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SOMMAIRE DES AUDITIONS

Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des séances tenues par la Commission.

Les réunions qui ont eu lieu à huis clos sont indiquées par un astérisque.

- * Audition de M. Henri VILLENEUVE, Mmes Monique DUMONT, Agnès SÉNESCHAL et Sabine JOLY, de l'Unité territoriale d'action sanitaire et sociale (UTASS) d'Outreau (Procès-verbal de la séance du 10 janvier 2006) 99

- * Audition de Mme Claire BEUGNET, de la Maison de la famille et de la solidarité (Conseil général du Pas-de-Calais) (Procès-verbal de la séance du 10 janvier 2006) 2525

- * Audition de M. Erik TAMION, ancien juge des enfants au tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer (Procès-verbal de la séance du 10 janvier 2006) 3737

- * Audition de M. Claude REGUET, ancien médecin du centre hospitalier de Boulogne-sur-Mer et de M. Jean-François LEMAITRE, médecin du centre hospitalier de Boulogne-sur-Mer (Procès-verbal de la séance du 11 janvier 2006) 5151

- * Audition de MM. Didier WALLET, capitaine de police et Daniel DELEDALLE, adjudant-chef retraité du commissariat central de Boulogne-sur-Mer (Procès-verbal de la séance du 11 janvier 2006) 5959

- * Audition de M. François-Xavier MASSON, commissaire au service régional de police judiciaire de Lille (Procès-verbal de la séance du 11 janvier 2006) 7777

- * Audition en visioconférence de M. Romuald MULLER, commissaire divisionnaire et ancien chef de la division criminelle au service régional de police judiciaire de Lille (Procès-verbal de la séance du 11 janvier 2006) 8989

- Audition de Mme Jeanine COUVELARD, M. Thierry DAUSQUE, Mme Karine DUCHOCHOIS, Mme Odile MARÉCAUX, M. Alain MARÉCAUX, M. Pierre MARTEL et M. Dominique WIEL (Procès-verbal de la séance du 18 janvier 2006) 9595

- Audition de M. David BRUNET, Mme Lydia CAZIN-MOURMAND, M. Christian GODARD, Mme Roselyne GODARD, MM. Daniel LEGRAND (père) et Daniel LEGRAND (fils) (Procès-verbal de la séance du 18 janvier 2006) 149149

- Audition de Maîtres Frank BERTON, avocat de M. Franck LAVIER et de Mme Odile MARÉCAUX, Hubert DELARUE, avocat de M. Alain MARÉCAUX, Antoine DEGUINES, avocat de M. Franck LAVIER, Aurélie DESWARTE, avocate de Mme Odile MARÉCAUX, Caroline MATRAT-MAENHOUT, avocate de M. Thierry DAUSQUE et Jean-Louis PELLETIER, avocat de M. Dominique WIEL (Procès-verbal de la séance du 19 janvier 2006) 181181

- Audition de Maîtres Emmanuelle OSMONT, avocate de Mme Karine DUCHOCHOIS, Hervé CORBANESI, avocat de M. Pierre MARTEL, Stéphane DHONTE, avocat de M. David BRUNET et Jean-Marie VIALA, avocat de M. Pierre MARTEL (Procès-verbal de la séance du 24 janvier 2006) 225225

- Audition de Maîtres Olivier RANGEON, avocat de M. Daniel LEGRAND (fils), Bénédicte HAGNÈRE, avocate de M. David BRUNET, Raphaël TACHON, avocat de M. Christian GODARD, Thierry NORMAND et Célia ROFIDAL, avocats du Conseil général du Pas-de-Calais (Procès-verbal de la séance du 25 janvier 2006) 273273

- Audition de Maîtres Thierry MAREMBERT, avocat de M. Thierry DAUSQUE, William JULIÉ, avocat de Mme Karine DUCHOCHOIS, Philippe LESCÈNE, avocat de Mme Sandrine LAVIER, Blandine LEJEUNE, avocate de M. Dominique WIEL (Procès-verbal de la séance du 26 janvier 2006) 309309

- Audition de Mme Sandrine LAVIER et M. Franck LAVIER (Procès-verbal de la séance du 31 janvier 2006) 339339

- Audition de Maîtres Éric DUPONT-MORETTI, avocat de Mme Roselyne GODARD et Julien DELARUE, avocat de M. Daniel LEGRAND (père) (Procès-verbal de la séance du 31 janvier 2006) 359359

- Audition de Maîtres Marie-France PÊTRE-RENAUD, avocate de l'association « Enfance et Partage », Anne MANNESSIER, avocate de l'association « Équipe d'action contre le proxénétisme », Vanina PADOVANI, avocate de l'association « Enfant bleu - Enfance maltraitée », Yves CRESPIN, président et avocat en première instance de l'association « Enfant bleu - Enfance maltraitée », Isabelle STEYER, avocate de l'association « La voix de l'enfant », Jacqueline LEDUC-NOVI, avocate de l'association « Enfance Majuscule », et Sylvie MOLUSSON-DAVID, avocate de l'association de défense de l'enfance et des parents séparés (ADEPS) (Procès-verbal de la séance du 1er février 2006) 393393

- Audition de Maître Pascale POUILLE-DELDICQUE, avocate de Mme Myriam BADAOUI (Procès-verbal de la séance du 1er février 2006) 425425

- Audition de Maîtres Bachira HAMANI-YEKKEN, avocate de Mlle Aurélie GRENON, Fabienne ROY-NANSION, avocate de M. David DELPLANQUE et Olivier DA SILVA, avocat de M. Thierry DELAY (Procès-verbal de la séance du 2 février 2006) 455455

- * Audition de Mme Murielle MOINE, greffier du juge d'instruction Fabrice BURGAUD (Procès-verbal de la séance du mardi 7 février 2006) 477477

- * Audition de Mme Nicole FRÉMY-WALCZAK, greffier du juge d'instruction Fabrice BURGAUD (Procès-verbal de la séance du 7 février 2006) 487487

- * Audition de M. Patrick DUVAL, greffier du juge d'instruction Fabrice BURGAUD (Procès-verbal de la séance du 7 février 2006) 495495

- * Audition de M. Philippe DEMAREST, greffier du juge d'instruction Fabrice BURGAUD (Procès-verbal de la séance du 7 février 2006) 505505

- Audition de M. Fabrice BURGAUD, ancien juge d'instruction près le tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer (Procès-verbal de la séance du 8 février 2006) () 515515

- * Audition de Mme Véronique CARRÉ, ancien substitut du procureur de la République près le tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer (Procès-verbal de la séance du 9 février 2006) 581581

- Audition de M. Gérald LESIGNE, procureur de la République près le tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer (Procès-verbal de la séance du 9 février 2006) 597597

- Audition, en visioconférence, de Mme Hélène SIGALA, Vice-Procureur près la cour d'appel de Saint-Denis de la Réunion, ancien juge des enfants au tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer (Procès-verbal de la séance du 21 février 2006) 629629

- Audition de M. Maurice MARLIÈRE, Premier Vice-Président du tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer, ancien juge des libertés et de la détention (Procès-verbal de la séance du 21 février 2006) 645645

- Audition de Mme Jocelyne RUBANTEL, Vice-Président du tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer, ancien juge des libertés et de la détention (Procès-verbal de la séance du 21 février 2006) 671671

- Audition de M. Didier BEAUVAIS, conseiller à la cour de cassation, ancien président de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai, de Mme Aude LEFEBVRE, conseillère à la cour d'appel de Lyon, ancien membre de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai, et de Mme Sabine MARIETTE, conseillère à la cour d'appel de Douai, membre de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai (Procès-verbal de la séance du 22 février 2006) 689689

- Audition de M. Claude TESTUT, conseiller à la cour d'appel de Fort-de-France, ancien membre de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai (par visioconférence), Mme Pascale FONTAINE, conseillère référendaire à la cour de cassation, ancien membre de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai et Mme Claire MONTPIED, conseillère à la cour d'appel de Douai, ancien membre de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai (Procès-verbal de la séance du 22 février 2006) 729729

- * Audition de M. Michel EMIRZÉ, psychologue, expert auprès de la cour d'appel de Douai, Mme Aude COUSAERT, psychologue, M. Serge RAYMOND, psychologue, expert auprès de la cour d'appel de Paris, et Mme Marie-Christine GRYSON-DEJEHANSART, expert psychologue (Procès-verbal de la séance du 23 février 2006) 761761

- Audition de Mme Brigitte BONNAFFÉ, psychologue, du docteur Jean-louis POURPOINT et du docteur Jérôme PRIZAC, experts ayant expertisé les adultes mis en examen lors de l'affaire Outreau (Procès-verbal de la séance du 23 février 2006) 781781

- * Audition de M. Yves JANNIER, avocat général près la cour d'assises de Paris (Procès-verbal de la séance du 28 février 2006) 797797

- * Audition de Mmes Brigitte ROUSSEL, Simone HANNECART, présidentes de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai, et Sylvie KARAS, conseillère à la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai, au moment de l'instruction (Procès-verbal de la séance du 28 février 2006) 817817

- Audition de M. Jean-Claude MONIER, président de la cour d'assises de première instance de Saint-Omer (Procès-verbal de la séance du 1er mars 2006) 841841

- Audition de Mme Odile MONDINEU-HEDERER, présidente de la cour d'assises de Paris (Procès-verbal de la séance du 1er mars 2006) 859859

- * Audition de M. Cyril LACOMBE, juge d'instruction au tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer (à partir de septembre 2002) (Procès-verbal de la séance du 2 mars 2006) 879879

- * Audition de Mmes Charlotte TRINELLE, Christine POUVELLE-CONDAMIN et Annie SANCTORUM, psychologues, et de MM. Alain LEULIET et Paul MESSERSCHMITT, psychiatres (Procès-verbal de la séance du 7 mars 2006) 909909

- Audition de M. Jean-Luc VIAUX, psychologue (Procès-verbal de la séance du 7 mars 2006) 935935

- Audition de M. Yves BOT, procureur général près la Cour d'appel de Paris (Procès-verbal du mercredi 8 mars 2006) 957957

- Audition de MM. Jean-Michel BRETONNIER, rédacteur en chef de La Voix du Nord, Laurent RENAULT et Éric DUSSART, journalistes à La Voix du Nord (Procès-verbal de la séance du 9 mars 2006) 987987

- Audition de M. François-Xavier MASSON, commissaire au Service régional de police judiciaire de Lille (Procès-verbal de la séance du 9 mars 2006) 10011001

- Audition de M. Jean-Amédée LATHOUD, procureur général près la cour d'appel de Versailles, ancien procureur général près la cour d'appel de Douai (Procès-verbal de la séance du 14 mars 2006) 10151015

- Audition de M. Michel CHICHE, ancien rédacteur en chef de FR3 Nord-Pas-de-Calais, M. Hervé ARDUIN, ancien journaliste à FR3 Nord-Pas-de-Calais, Mme Corinne PEHAU et M. Bernard SEITZ, journalistes à FR3 Nord-Pas-de-Calais et M. Georges HUERCANO-HIDALGO, journaliste à la Radio Télévision belge de la communauté française Wallonie-Bruxelles (RTBF) (Procès-verbal de la séance du 14 mars 2006) 10351035

- Audition de Mmes Florence AUBENAS, grand reporter à Libération, auteur du livre La Méprise, l'affaire d'Outreau, et Haydée SABERAN, journaliste à Libération, MM. Stéphane ALBOUY, ancien journaliste au Parisien, François VIGNOLLE, journaliste au Parisien, et Stéphane DURAND-SOUFFLAND, chroniqueur judiciaire au Figaro (Procès-verbal de la séance du mardi 14 mars 2006) 10571057

- Audition de M. Jean-Olivier VIOUT, procureur général près la cour d'appel de Lyon (Procès-verbal de la séance du 15 mars 2006) 10771077

- Audition de Maîtres Marc PANTALONI et Didier LEICK, avocats de la partie civile (Procès-verbal de la séance du 15 mars 2006) 11031103

- Table ronde intitulée : « Quel traitement rédactionnel pour les affaires de mœurs ? » réunissant : Mme Florence RAULT, avocate et co-auteur du livre La dictature de l'émotion, MM. Acacio PEREIRA, ancien chroniqueur judiciaire au Monde, Gilles MARINET, journaliste à France 2, Dominique VERDEILHAN, chroniqueur judiciaire à France 2, et Jean-Pierre BERTHET, ancien chroniqueur judiciaire à TF1, président d'honneur de l'association de la presse judiciaire (Procès-verbal de la séance du 15 mars 2006) 11161116

- Audition de M. Dominique BARELLA, président de l'Union syndicale des magistrats (USM), Mmes Catherine AYACHE et Sabine ORSEL, MM. Thomas BRIDE, Jean-Michel MALATRASI et Henry ODY, membres du même syndicat (Procès-verbal de la séance du 16 mars 2006) 11391139

- Audition de Mme Aïda CHOUK, présidente, M. Côme JACQMIN, secrétaire général, Mmes Délou BOUVIER, secrétaire générale adjointe, Agnès HERZOG, Hélène FRANCO et M. Eric ALT, vice-présidents du Syndicat de la magistrature (Procès-verbal de la séance du 16 mars 2006) 11671167

- Table ronde intitulée : « L'état de la réflexion sur la réforme de l'instruction » réunissant : Mme Michèle-Laure RASSAT et M. Jean PRADEL, professeurs émérites des facultés de droit, M. Didier GUÉRIN, président de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Versailles, M. Gilbert THIEL, premier juge d'instruction du tribunal de grande instance de Paris, et Me Daniel SOULEZ-LARIVIÈRE, avocat (Procès-verbal de la séance du 21 mars 2006) 11911191

- Audition de Mmes Sylvie VÉRAN, journaliste au Nouvel Observateur, Delphine SAUBABER, journaliste à L'Express, MM. Jean-Marie PONTAUT, rédacteur en chef du service investigations de L'Express, Gilles BALBASTRE, ancien journaliste au Monde diplomatique, et Jean-Michel DÉCUGIS, journaliste au Point (Procès-verbal de la séance du 21 mars 2006) 12231223

- Audition de Mme Naïma RUDLOFF, secrétaire générale du Syndicat national FO des magistrats (Procès-verbal de la séance du 22 mars 2006) 12451245

- Audition de Mme Marylise LEBRANCHU, députée du Finistère, ancienne garde des Sceaux (Procès-verbal de la séance du 22 mars 2006) 12611261

- Audition de M. Dominique PERBEN, ministre des transports, de l'équipement, du tourisme et de la mer, ancien garde des Sceaux (Procès-verbal de la séance du 22 mars 2006) 12751275

- Audition de MM. Olivier DAMIEN, secrétaire général adjoint du syndicat des commissaires et hauts fonctionnaires de la police nationale (SCHFPN) et Denis COLLAS, commissaire principal de la préfecture de police, direction de la police judiciaire (Procès-verbal de la séance du 22 mars 2006) 12911291

- Table ronde intitulée : « La réforme de l'instruction : l'avis des organisations professionnelles - le regard du droit comparé » réunissant : Mme Catherine VANDIER, membre du bureau de l'Union syndicale des magistrats, M. Christophe REGNARD, vice-président du conseil national de l'Union syndicale des magistrats, M. Luc FONTAINE, procureur-adjoint au tribunal de grande instance de Grenoble, Mme Geneviève GIUDICELLI-DELAGE, professeur à l'université Paris-I, Mme Délou BOUVIER, secrétaire générale adjointe du Syndicat de la magistrature, M. Ollivier JOULIN, membre du Syndicat de la magistrature, M. Claude CHOQUET, président de l'Association française des magistrats instructeurs, M. Frank NATALI, président de la Conférence des bâtonniers, M. Paul-Albert IWEINS, président du Conseil national des barreaux, M. Yves REPIQUET, bâtonnier de l'Ordre des avocats du barreau de Paris (Procès-verbal de la séance du 23 mars 2006) 13051305

- Audition de M. Michel DOBKINE, directeur de l'École nationale de la magistrature (Procès-verbal de la séance du 27 mars 2006, à l'École nationale de la magistrature à Bordeaux) 13351335

- Table ronde à l'École nationale de la magistrature (ENM), à Bordeaux, intitulée : « Comment améliorer la formation des auditeurs de justice et des magistrats ? » réunissant : M. Michel DOBKINE, directeur de l'École nationale de la magistrature, M. Michel ALLAIX, directeur adjoint, directeur de la formation initiale et des recrutements, M. Philippe VIGIER, chargé de formation dans les fonctions « application des peines », Mme Françoise ANDRO-COHEN, chargée de formation dans les fonctions « enfants », M. Francis JULLEMIER-MILLASSEAU, chargé de formation dans les fonctions « instance », M. Thierry PONS, chargé de formation dans les fonctions « instruction », Mme Isabelle RAYNAUD, chargée de formation dans les fonctions « parquet », Mme Véronique VENNETIER, chargée de formation dans les fonctions « siège civil », Mme Sylvie ACHARD-DALLES, chargée de formation dans le service de la formation continue des magistrats (Procès-verbal de la séance du 27 mars 2006) 13431343

- Audition de Mme Mireille DELMAS-MARTY, professeur au Collège de France et M. Pierre TRUCHE, président de la commission nationale de déontologie de la sécurité, Premier président honoraire de la Cour de cassation (Procès-verbal de la séance du 28 mars 2006) 13631363

- Audition de M. Jean-Marie DELARUE, conseiller d'État, président de la commission de suivi de la détention provisoire (Procès-verbal de la séance du 28 mars 2006) 13871387

- Audition d'une délégation de magistrats : Mmes Simone GABORIAU, présidente de chambre à la cour d'appel de Versailles, Françoise BARBIER-CHASSAING, vice-présidente du tribunal de grande instance de Créteil, Anne CARON-DÉGLISE, présidente du tribunal d'instance de Besançon, Dominique LEGRAND, présidente de chambre au tribunal de grande instance de Rennes, Vanessa LEPEU, juge d'instruction au tribunal de grande instance de Senlis, Fabienne NICOLAS, juge d'instruction au tribunal de grande instance de Nancy, Clarisse TARON, vice-procureur au tribunal de grande instance de Nancy, MM. Jean-Marie FAYOL-NOIRETERRE, magistrat honoraire, Gilles STRAEHLI, président de la chambre de l'instruction à la cour d'appel de Nancy (Procès-verbal de la séance du 29 mars 2006) 14051405

- Table ronde intitulée : « Faut-il réformer l'enquête policière ? » réunissant : M. Nicolas COMTE, secrétaire général du Syndicat général de la police (SGP), M. Jean-Yves BUGELLI, secrétaire général adjoint du syndicat Alliance, M. Laurent LACLAU-LACROUTS, secrétaire national adjoint du syndicat Alliance, M. Bruno BESCHIZZA, secrétaire général du syndicat Synergie officiers, M. Patrick MAUDUIT, conseiller technique du syndicat Synergie officiers, M. Jean-René DOCO, secrétaire national du Syndicat national des officiers de police (SNOP), Mme Chantal PONS-MESOUAKI, secrétaire nationale du SNOP, M. Nicolas BLOT, secrétaire général de l'Union syndicale des magistrats (USM), M. François THEVENOT, membre de l'USM, M. Gérard TCHOLAKIAN, membre du Conseil national des barreaux, M. Jacques MARTIN, président de la commission pénale de la Conférence des bâtonniers, Mme Agnès HERZOG, vice-présidente du Syndicat de la magistrature, M. David de PAS, membre du Syndicat de la magistrature (Procès-verbal de la séance du 29 mars 2006) 14311431

- Audition de M. André RIDE, président de la Conférence nationale des procureurs généraux (Procès-verbal de la séance du 4 avril 2006) 14611461

- Table ronde intitulée : « La responsabilité des magistrats » réunissant : Mme Dominique COMMARET, avocat général près la Cour de cassation, M. Serge GUINCHARD, recteur de l'académie de Rennes, professeur à l'université de Paris II, directeur honoraire de l'Institut d'études judiciaires Pierre-Raynaud et doyen honoraire de la faculté de droit de Lyon, M. Jean-Claude MAGENDIE, président du tribunal de grande instance de Paris, M. Daniel LUDET, avocat général près la cour d'appel de Paris, M. Bruno THOUZELLIER, secrétaire national de l'Union syndicale des magistrats, M. Michel LE POGAM, membre du bureau de l'Union syndicale des magistrats, M. Côme JACQMIN, secrétaire général du Syndicat de la magistrature, Mme Gracieuse LACOSTE, membre du Syndicat de la magistrature (Procès-verbal de la séance du 4 avril 2006) 14771477

- Audition de MM. Vincent DELMAS, président du COSAL, « Contre Ordre-Syndicat des avocats libres », Pierre CONIL, président du Syndicat des avocats de France et Alain GUIDI, président de la Fédération nationale des jeunes avocats (Procès-verbal de la séance du 4 avril 2006) 15111511

- Audition de M. Michel JEANNOUTOT, président de la Conférence nationale des premiers présidents des cours d'appel, premier président de la cour d'appel de Dijon, M. Alain NUÉE, premier président de la cour d'appel de Colmar et M. Bernard DAESCHLER, premier président de la cour d'appel de Reims (Procès-verbal de la séance du 5 avril 2006) 15271527

- Table ronde intitulée : « Quelle place pour les experts dans le procès pénal ? » réunissant :  Mme Colette DUFLOT, expert psychologue honoraire ; Mme Geneviève CÉDILE, expert-psychologue près la cour d'appel de Paris et les docteurs Paul BENSUSSAN, Bernard CORDIER et Roland COUTANCEAU, psychiatres-experts près la cour d'appel de Versailles (Procès-verbal de la séance du 5 avril 2006) 15411541

- Table ronde intitulée : « Le recueil de la parole de l'enfant et sa défense » réunissant : Mme Dominique FRÉMY, psychiatre, représentante du Centre d'accueil des victimes d'agressions sexuelles et de maltraitance (CAVASEM) de Besançon, Mme Nathalie BECACHE, vice-procureur, chef de section des mineurs du tribunal de grande instance de Paris, Mme Yvette BERTRAND, commissaire divisionnaire de la brigade de protection des mineurs de Paris, Mme Laurence GOTTSCHECK, avocate, M. Eric MARÉCHAL, conseiller à la cour d'appel d'Angers, président de la cour d'assises de Maine-et-Loire siégeant à Angers, lors du procès d'Angers en 2005 (Procès-verbal de la séance du 5 avril 2006) 15651565

- Audition de M. Dominique BAUDIS, président, et de M. Francis BECK, membre du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) (Procès-verbal de la séance du 6 avril 2006) 15871587

- Audition de M. Guy CANIVET, premier président de la Cour de cassation (Procès-verbal de la séance du 11 avril 2006) 16031603

- Audition de M. Jean-Louis NADAL, procureur général près la Cour de cassation (Procès-verbal de la séance du 11 avril 2006) 16251625

- Audition de Monsieur Pascal CLÉMENT, garde des Sceaux, ministre de la justice (Procès-verbal de la séance du 12 avril 2006) 16451645

* Audition de M. Henri VILLENEUVE,
Mmes Monique DUMONT, Agnès SÉNESCHAL et Sabine JOLY,
de l'Unité territoriale d'action sanitaire et sociale (UTASS) d'Outreau



(Procès-verbal de la séance du 10 janvier 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Mesdames, Monsieur, je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la Commission d'enquête sur cette douloureuse affaire. Cette commission, rappelons-le, n'a pas pour vocation de refaire le procès d'Outreau ni de se transformer en instance disciplinaire. Son objet est de tirer la leçon des dysfonctionnements de la justice pour formuler des propositions destinées à éviter le renouvellement de ces erreurs.

Au préalable, je souhaiterais rappeler vos obligations et vos droits.

Dans le cadre de la formule du huis clos qui a été retenue pour votre audition, celle-ci ne sera rendue publique qu'à l'issue des travaux de la Commission. Cependant, la Commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui en sera fait. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué. Les observations que vous pourriez présenter seront soumises à la Commission.

L'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires punit des peines prévues à l'article 226-13 du code pénal, soit un an d'emprisonnement et 15 000 euros d'amende, toute personne qui, dans un délai de trente ans, divulguera ou publiera une information relative aux travaux non publics d'une commission d'enquête, sauf si le rapport de la commission a fait état de cette information.

Je vous rappelle, par ailleurs, qu'en vertu du même article, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel.

Toutefois, en vertu de l'article 226-14, l'article 226-13 n'est pas applicable aux personnes informant les autorités de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Enfin, l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. Cependant pour la commodité de l'audition, vous pourrez citer nommément les enfants qui auront été victimes de ces actes, la commission les rendant anonymes dans son rapport.

Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(M. Henri Villeneuve, Mmes Monique Dumont, Agnès Séneschal et Sabine Joly prêtent successivement serment).

La Commission va procéder maintenant à votre audition qui fait l'objet d'un enregistrement.

Mesdames, Monsieur, vous avez la parole.

M. Henri VILLENEUVE : Je vais d'abord présenter rapidement le service dans lequel nous travaillons et nos rôles en tant que référents, avant de parler de la situation des enfants, avec un rappel de la chronologie des faits.

Le service socio-éducatif d'Outreau dépend du conseil général du Pas-de-Calais, comme c'est le cas dans tous les départements. Il a pour mission principale l'accompagnement éducatif des enfants confiés à l'Aide sociale à l'enfance (ASE). Il intervient, dans la majorité des situations, suite à une décision judiciaire du tribunal pour enfants, transmise par le responsable de secteur de l'Aide sociale à l'enfance, en l'occurrence Mme Claire Beugnet pour le secteur de Boulogne-sur-Mer. Le responsable de l'ASE est l'autorité administrative représentant le président du conseil général, à laquelle le service socio-éducatif transmet l'ensemble des écrits professionnels : rapports de situation, notes d'informations, signalements d'incidents ou de maltraitances.

Le service socio-éducatif de l'UTASS d'Outreau était composé, dans la période 1995-2001, d'un chef de service, qui assurait également l'encadrement des services socio-éducatifs des UTASS de Boulogne-sur-Mer et de Saint-Martin-Boulogne, et de cinq assistantes socio-éducatives, éducatrices et assistantes sociales, chargée chacune de l'accompagnement éducatif de quarante enfants confiés à l'ASE.

D'octobre 1998 à octobre 2001, j'ai assuré la fonction de chef du service socio-éducatif sur les UTASS de Boulogne, Outreau et Saint-Martin. Ces trois services étaient composés de quinze travailleurs sociaux, chargés de l'accompagnement éducatif de six cents enfants confiés. Mon rôle consistait à superviser le travail des équipes, soit au travers des réunions de service hebdomadaires, soit à la demande du référent ; à désigner les référents suite aux décisions de placement ; à proposer un lieu d'accueil ; à viser l'ensemble des écrits professionnels transmis pour compétence au responsable ASE. Je ne rencontrais pas les enfants et les familles.

Dès mon arrivée au service socio-éducatif d'Outreau, j'ai pris connaissance de la situation de Pierre Delay, qui était suivi par Mme Sabine Joly et placé chez une assistante maternelle. La situation était régulièrement évoquée au cours des réunions de service ; étaient abordés les relations difficiles de Pierre avec sa famille, les violences familiales et son comportement. Une mesure d'investigation et d'orientation éducative, puis une mesure d'action éducative en milieu ouvert ont été décidées par le juge des enfants en 1999.

Concernant Jean, Luc et Paul, j'ai été interpellé début 2000 par Mme Claire Beugnet pour exécuter le placement des trois enfants, décidé par le juge des enfants. J'ai désigné Mme Sabine Joly et Mme Monique Dumont comme référents, et nous avons proposé deux familles d'accueil. Le choix des familles d'accueil était fait en fonction des places disponibles sur le secteur, et en visant à ne pas séparer les enfants par la distance.

Très vite, les référents ont fait part de propos des enfants faisant état de violences au domicile. Des notes ont été transmises à Mme Claire Beugnet, pour information du juge des enfants. À la fin du mois de novembre 2000, les référents informés du comportement inadapté de Jean à l'école l'ont rencontré. Il leur a alors parlé de cassettes pornographiques et de scènes à caractère sexuel à la maison. Des notes ont été systématiquement transmises au responsable de l'ASE. Fin décembre 2000 et début 2001, différentes notes ont été transmises sans délai à Mme Claire Beugnet, reprenant les propos des enfants qui faisaient état de maltraitance.

Début 2001, nous avons appris qu'une enquête venait de commencer et que les enfants avaient été auditionnés. M. et Mme Delay ont été incarcérés en février 2001. Dès le mois de juin, Mme Claire Beugnet nous a transmis des ordonnances de placement provisoire du parquet, nous informant que ces placements étaient décidés du fait que des mineurs étaient cités dans l'enquête comme de possibles victimes. Chaque fois que les enfants ont évoqué des faits de maltraitance, nous avons transmis une note à Mme Claire Beugnet, comme le prévoit la loi de 1989 et en respectant nos procédures.

Mes collègues vont maintenant préciser le rôle qui a été le leur au cours de ces années 1995-2001.

Mme Sabine JOLY : Notre travail de réfèrent est d'élaborer avec l'enfant, ses parents, les lieux d'accueil - assistante maternelle ou établissement - un projet éducatif. Nous nous appuyons sur les motifs de placement repris dans l'ordonnance de placement. À partir de cela, nous essayons de travailler le lien parent-enfant, avec pour objectif, à chaque fois que cela est possible, le retour de l'enfant dans sa famille.

Pour cela, nous rencontrons les familles des enfants confiés au domicile ou au service, et les enfants sur leurs lieux d'accueil, chez leurs parents lors d'éventuels hébergements ou lors d'ateliers éducatifs. Nous rencontrons aussi les partenaires associés au suivi de l'enfant et de sa famille : éducation nationale, centre médico-psychologique, services éducatifs judiciaires...

J'ai été amenée à rencontrer Pierre et sa famille en septembre 1995. Cet enfant était placé en famille d'accueil par ordonnance du juge des enfants à la demande de ses parents, en raison de sentiments ambivalents de la maman, et de la violence du papa qui supportait mal cet enfant qui n'est pas biologiquement le sien.

Mes collègues du service social local suivent régulièrement la famille. Je ne m'occupe, pour ma part, que de la relation entre le Pierre et ses parents, reprenant par exemple ce qui s'est bien ou mal passé lors des hébergements. Je rends compte une fois par an, par un rapport de comportement adressé à Mme Claire Beugnet qui les transmet au juge des enfants, de l'évolution de l'enfant dans sa famille d'accueil, à l'école et dans ses contacts avec sa famille. Si des éléments importants surviennent avant l'échéance annuelle du rapport de comportement, j'en informe Mme Claire Beugnet qui les transmet à chaque fois au juge des enfants.

En mai 1996, la collègue assistante sociale de secteur nous informe qu'elle a transmis à Mme Claire Beugnet un signalement faisant état de la violence conjugale, de l'alcoolisation de M. Delay. Les parents apparaissent dépassés par la prise en charge des enfants. L'école maternelle est inquiète du comportement de Jean qui se met sans cesse en danger, agresse les autres et présente un retard massif des acquisitions. Je précise qu'à cette époque il n'y a aucun élément à connotation sexuelle dans ce que nous transmet l'école.

En mai 1998, notre collègue du service social local fait une demande de tutelle aux prestations familiales avec l'accord de M. et Mme Delay qui rencontrent de gros problèmes dans la gestion de leur budget. Entendus par le juge des enfants, ils évoquent des difficultés dans la prise en charge des enfants. Le juge des enfants met en place une mesure d'investigation et orientation éducative pour tenter de comprendre le fonctionnement familial. M. et Mme Delay coopèrent mal.

En décembre 1998, il y a un signalement de la collègue du service social local pour agression de Jean dans la cave ; Pierre est entendu à ce sujet. L'affaire sera classée sans suite.

En juin 1999, le travailleur social en charge de la mesure d'investigation et d'orientation éducative conclut à la nécessité de mettre en place pour les trois enfants qui grandissent au domicile de leurs parents une mesure éducative judiciaire.

En février 2000, nous sommes informés par notre responsable de service d'une mesure de placement judiciaire pour Jean, Luc et Paul, à la demande de la maman qui invoque la violence de M. Delay, qui met en danger les trois enfants.

Pour revenir sur ces années qui ont précédé le placement de Jean, Luc et Paul et les révélations qui ont suivi, nous pouvons dire que Pierre n'a jamais manifesté auparavant un quelconque comportement ou énoncé des propos pouvant nous faire penser qu'il était victime de sévices sexuels. C'était, certes, un enfant révolté, agressif envers lui-même et envers les autres enfants, en grande difficulté dans l'apprentissage de la lecture, en quête permanente de trouver sa place dans sa famille d'accueil. Nous pensions qu'il souffrait de sa relation douloureuse à sa famille, de sa situation d'enfant placé et de ses origines maghrébines. Nous lui avons permis de bénéficier d'un soutien psychologique dès son arrivée au placement pour tenter de comprendre son mal-être. Un travail étroit avec l'éducation nationale a été nécessaire pour qu'il puisse être soutenu avec ses difficultés dans le cadre scolaire.

On retrouve, autour de la prise en charge de M. et Mme Delay, également des intervenants très présents : service social local, service de tutelle, technicien d'intervention sociale et familiale (T.I.S.F), service de protection maternelle et infantile, mesure éducative judiciaire, centre médico-psychologique. Tous ces intervenants voyaient bien que les parents étaient dépassés par la prise en charge des enfants mais aucun élément de maltraitance physique et sexuel n'a jamais été relevé.

M. et Mme Delay nous sont, par contre, apparus à tous d'une extrême ambivalence, capables dans un temps très court de demander le placement des enfants puis leur retour immédiat.

Mme Monique DUMONT : Je ne connaissais pas la famille Delay avant d'être nommée référente de Jean et de Paul. Le placement est intervenu à la demande de Mme Delay. La famille était suivie à l'époque, suite à une mesure éducative judiciaire prise pour les trois garçons maintenus au domicile.

Mme Delay se plaignait de la violence et de l'alcoolisme de son mari. Le placement a eu lieu en urgence fin février 2000, et a été confirmé par une audience en avril 2000. Lors de cette audience, où le placement a été maintenu, les parents ont promis de faire des efforts. Il nous a été demandé de préparer le retour pour le mois de septembre, avec la mise en place d'hébergement maximum au domicile.

Les enfants rentraient perturbés de ces hébergements, ce qui a occasionné plusieurs notes. Les parents eux-mêmes reconnaissent parfois la difficulté d'accueillir tous les enfants ensemble. Il a été aménagé des sorties à tour de rôle. À l'audience de septembre, le service a demandé le maintien du placement, qu'a confirmé le juge des enfants.

Les premières révélations sont venues de Jean, qui a parlé dans un premier temps de ses parents, ce qui a occasionné la suspension des sorties et des hébergements, puis, petit à petit, il a évoqué d'autres adultes. À leur demande, les enfants sont venus au service. Lorsque Jean a évoqué ce qui s'est passé chez lui avec ses parents, il leur a été expliqué la démarche du service et les conséquences que cela entraînait lorsque nous étions avertis de certains événements.

Le plus souvent, les enfants se confient aux assistantes maternelles qui ont l'obligation de nous retransmettre le plus fidèlement possible les dires de l'enfant.

Pendant la période où les enfants ont été entendus par la brigade des mineurs ou le juge d'instruction, nous continuions à les rencontrer dans le cadre de notre travail, de notre suivi éducatif. Nous considérions la situation comme un suivi classique d'enfants accueillis dans le service. À aucun moment, nous ne nous autorisions à leur parler des révélations qu'ils avaient pu faire aux assistantes maternelles, mais ils savaient que nous étions au courant de ce qu'ils leur avaient dit.

Mme Agnès SÉNESCHAL : Je suis intervenue dans ce dossier entre décembre 2000 et novembre 2001. En décembre 2000, dans le cadre d'un placement provisoire à la demande de sa mère, un enfant de la cité nous a été confié. En février 2001, il a évoqué des attouchements sexuels commis par sa mère. Un signalement judiciaire a été transmis, qui a donné lieu à une ordonnance de placement. Cet enfant a ensuite mis en cause M. et Mme Delay.

Le 29 mai 2001, une décision de placement des quatre enfants Lavier a été prise suite à l'incarcération des parents ; la référence a été partagée entre Mme Sabine Joly et moi-même. Le placement s'est effectué en présence des grands-parents qui en avaient la charge. Ceux-ci ont pu faire la connaissance des quatre familles d'accueil, situées dans un périmètre géographique relativement proche, ce qui a facilité les rencontres entre frères et sœurs. Le lien a été maintenu entre les parents et les enfants par l'échange de courriers et de photos, la possibilité d'écrire à leurs parents étant toujours proposée à l'enfant et non imposée. Par ailleurs, un courrier régulier, au moins une fois par trimestre, donnant des nouvelles de l'enfant ainsi que ses bulletins scolaires était envoyé aux deux parents. Ce courrier était rédigé par nous-mêmes ou par les assistantes maternelles.

Le 12 juin de la même année, une décision judiciaire de placement de cinq autres enfants du voisinage, a été prise, et la référence confiée à Mme Vlamynck et à moi-même. Les parents n'ayant pas été inquiétés, des visites hebdomadaires médiatisées ont été organisées entre les parents et les cinq enfants à l'UTASS d'Outreau, en notre présence.

Le 14 novembre, une décision judiciaire de placement des trois enfants de la famille Marécaux a été prise suite à l'incarcération des deux parents, la référence étant partagée entre Mme Vlamynck et moi-même. Afin de maintenir les liens au sein de la fratrie, mais aussi avec la famille élargie, étaient organisées des visites au domicile de ces assistantes familiales, et éventuellement chez l'un ou l'autre des membres de la famille s'ils ne pouvaient pas se déplacer.

Le 19 novembre, une décision de prolongation de placement judiciaire concernant les autres frères Delay a été prise, et le suivi de la fratrie partagé entre Mme Joly et moi-même.

Tous ces enfants ont bénéficié d'un suivi que je qualifierai d'habituel, en portant attention à ce qu'ils pouvaient montrer de leur souffrance inhérente au placement et, pour certains, antérieure au placement. Certains ont fait référence à leur vécu antérieur, d'autres non. Tous ont fait l'objet d'un suivi psychologique. Certains sont toujours placés, et nous continuons à œuvrer pour les accompagner après un tel traumatisme.

M. le Président : Je vous remercie. Je donne maintenant la parole au Rapporteur, afin qu'il vous pose les premières questions.

M. Philippe HOUILLON, Rapporteur : J'ai d'abord quelques questions portant sur la période qui va de 1995 au 25 février 2000 et sur la période postérieure à cette date. Je vous demanderai, pour des raisons pratiques, d'être aussi concis que possible.

Entre 1995 et le 25 février 2000, plusieurs notes soit de la direction de la protection judiciaire de la jeunesse (DPJJ) du ministère de la justice, soit de la direction de l'enfance et de la famille du conseil général, ont signalé la situation particulièrement préoccupante des enfants Delay et la nécessité d'assurer le suivi de la famille Delay-Badaoui. Ces deux services communiquaient-ils entre eux ? L'UTASS d'Outreau a-t-elle eu communication des rapports de la DPJJ et du centre d'action éducative ?

M. Henri VILLENEUVE : Habituellement, nous ne recevons pas les notes de la direction de la DPJJ, mais nous pouvons en prendre connaissance. Il n'y a pas de travail systématique, c'est assez difficile de faire passer des notes d'un service à l'autre.

M. le Rapporteur : En général, mais dans ce cas particulier ?

Mme Sabine JOLY : Il y a eu une concertation avec la personne qui enquêtait au sein de la DPJJ, et qui nous a fait part de sa difficulté à rencontrer la famille. Elle a dû nous voir une fois au début, et une fois à la fin pour nous faire part des conclusions qu'elle allait demander au juge des enfants.

M. le Rapporteur : Pensez-vous que cette relation aurait dû être systématique ? Est-ce que cela vous aurait aidé si elle l'avait été ?

M. Henri VILLENEUVE : Absolument.

Mme Sabine JOLY : Nous sommes généralement invités, dans la mesure où les personnes qui enquêtent savent que nous connaissons la famille. Cela nous arrive très souvent, nous sommes souvent invités aux synthèses avant le rendu de la mesure d'investigation.

M. le Rapporteur : Mais ce n'est pas obligatoire ?

Mme Sabine JOLY : En tout cas, c'est très régulier.

M. le Rapporteur : Donc, au commencement, il y a eu des rencontres, et vous avez eu connaissance de certains des rapports en question, qui montraient des dysfonctionnements anciens ?

Toujours au cours de la même période, selon quelles modalités votre service socio-éducatif (SSE) suivait-il les enfants Delay ?

Mme Sabine JOLY : Pour ma part, je suivais Pierre, nous rencontrions les parents une fois ou plus par mois, soit après des événements particuliers, ou pour faire le point avant une audience chez le juge pour enfants. Mes collègues des services sociaux locaux allaient régulièrement dans la famille, qui avait des difficultés de tous ordres : avec les enfants, dans la gestion du budget, etc.

M. le Rapporteur : Tous les mois, donc ?

Mme Sabine JOLY : Au moins.

M. le Rapporteur : Rencontriez-vous seulement les enfants ? Ou seulement la mère ? Ou les deux parents ?

Mme Sabine JOLY : Le père, lui était très souvent présent, car il n'a jamais travaillé pendant la période où je suivais Pierre. Les jeunes enfants, non scolarisés, étaient souvent à la maison. Pour ceux qui allaient à l'école, ça dépendait du jour de la semaine. Mais très souvent, les enfants étaient présents.

M. le Rapporteur : Combien de temps durait l'entretien ? Quels étaient les sujets abordés ?

Mme Sabine JOLY : Pour ma part, je venais pour Pierre, à cause des difficultés relationnelles qu'il avait, notamment avec la maman qui avait avec lui une relation ambivalente, et avec M. Delay qui avait du mal à le supporter. Invariablement, étaient évoquées les difficultés pour la charge des autres enfants.

M. Henri VILLENEUVE : Le SSE suit les enfants dans le cadre d'un placement judiciaire. Mais pour la famille Delay, il y avait trois enfants à domicile, dont le plus petit avait moins de six mois, pour lesquels intervenaient tous les services sociaux de premier rang : la PMI, les services sociaux locaux, l'assistante sociale, des services de premier rang.

M. le Rapporteur : D'où ma question : y avait-il une concertation entre ces différents services ?

Mme Sabine JOLY : Oui. Les trois se trouvent au même endroit. Régulièrement, nos collègues nous informaient de la façon dont la situation évoluait.

M. le Rapporteur : J'ai une question complémentaire. Avant le 25 février 2000, vos services ont-ils ressenti un motif d'inquiétude pour la sécurité des trois enfants Delay qui étaient encore chez leurs parents ? À un moment ou à un autre, un placement d'autorité a-t-il été envisagé ?

Mme Sabine JOLY : Ce n'était pas à nous de le demander, mais en mai 1996, nous avions envoyé un signalement qui a été classé sans suite. La seule solution, dans ces conditions, était de continuer à suivre la famille, en mobilisant les partenaires du centre médico-psychologique.

M. le Rapporteur : Il y a donc eu des motifs d'inquiétude sérieux assez tôt ?

M. Henri VILLENEUVE : En 1998, il y a eu un signalement pour demander la mise sous tutelle des allocations familiales. Une mesure d'orientation éducative a été prise début 1999. Le juge a décidé une mesure d'action éducative en milieu ouvert, qui a été mise en place à la mi-1999.

M. le Rapporteur : Si je comprends bien, il y a eu des motifs d'inquiétude qui remontaient assez loin. Selon vous, ont-ils été pris normalement en compte ou pas ?

Mme Sabine JOLY : Dans la mesure où le signalement est classé sans suite, il faut bien qu'on s'en accommode et qu'on continue à travailler.

M. Henri VILLENEUVE : Avant 1999, compte tenu du comportement des parents, qui disaient « je ne veux plus de toi », puis « je veux de toi à nouveau », plus un peu de maltraitance, nous aurions souhaité une réaction plus rapide et plus ferme.

M. le Rapporteur : À ma connaissance, un classement sans suite, c'est plutôt pas de réaction du tout...

Vous avez reçu des informations, qui semblent nombreuses, des assistantes maternelles. Pouvez-vous nous dire quelles suites vous leur avez données ?

Mme Monique DUMONT : Dès les premiers dires de Jean, l'assistante maternelle nous a appelés. Nous avons reçu cet enfant et son frère Luc.

M. le Rapporteur : Quand était-ce, à peu près ?

Mme Monique DUMONT : Fin novembre 2000, quand ils allaient encore chez leurs parents en visite. Après ces premiers dires, nous avons fait une note à Mme Claire Beugnet, la responsable de secteur, qui l'a transmise, puisque Pierre était déjà placé, au juge des enfants et au procureur.

Puis, de temps en temps, l'assistante nous disait que l'un avait encore dit quelque chose, et son frère aussi. Nous écrivions le jour même à la responsable de secteur.

M. le Rapporteur : Le 25 mai, la responsable de secteur a écrit au chef du service du conseil général pour signaler des propos de l'assistante maternelle faisant état de la très forte peur qu'avaient les enfants de retourner le week-end au domicile de leurs parents, où ils étaient frappés. Et pourtant, le droit d'hébergement a été maintenu. Qui a pris cette décision contre vos préconisations ?

Mme Monique DUMONT : Le juge des enfants.

M. le Rapporteur: Selon vous, est-ce une décision habituelle ? Quand des enfants font état de leur peur de mauvais traitements ? Quand un service comme le vôtre recommande une réduction - mais non une suppression - du droit d'hébergement ?

Mme Monique DUMONT : On rencontrait régulièrement les parents. Ils disaient : ça va mieux, on se soigne. Nous avions des contacts avec le centre d'alcoologie, où on nous disait la même chose. Quand ça allait mal, Mme Myriam Badaoui nous appelait pour dire qu'elle préférait reporter, ne pas recevoir ses enfants ce week-end.

M. le Rapporteur : C'est ce qui explique ces décisions de maintien, malgré vos recommandations, du droit d'hébergement ?

Mme Monique DUMONT : Nous avions demandé le maintien du placement, à cause du climat de violence, mais avec retour les week-ends.

M. le Rapporteur : Malgré la crainte de mauvais traitements ? N'est-ce pas un peu contradictoire ?

Mme Monique DUMONT : À l'audience, les parents avaient demandé le droit de voir leurs enfants. Le juge des enfants avait maintenu le placement pour quelques mois, avec droit de visite et d'hébergement. Nous avions donc mis en place un hébergement maximum, et ils ont demandé qu'il soit réduit. Puis nous avons expliqué la situation au juge Tamion quand il est arrivé ; il a maintenu le placement, mais en demandant de ménager des visites et un hébergement afin de préparer le retour.

M. Henri VILLENEUVE : Quand on fait des notes précisant notre inquiétude au juge des enfants, il nous suit généralement. Là, il y avait dans son esprit l'idée de préparer le retour dans la famille.

M. le Rapporteur : Qui était le juge pour enfants avant M. Tamion ? Mme Ségala, je crois ?

J'ai d'autres questions sur Pierre, placé après 1995 : était-il suivi par vos services, et si oui, selon quelles modalités ? Comment était organisé et suivi le maintien des liens avec la famille ?

Mme Sabine JOLY : D'emblée, les enfants étaient en grande difficulté, de comportement surtout. Dans la première famille d'accueil, ça ne s'est pas bien passé. Il ne supportait pas sa situation d'enfant placé. Il aurait voulu prendre toute la place chez l'assistante maternelle, l'atmosphère était impossible. Il y a donc eu deux réorientations : d'abord dans un établissement, pendant moins d'un an, puis dans une autre famille d'accueil en août 1998. Mais, du fait de ses problèmes, qui se sont manifestés dans la famille d'accueil où il fallait être très présent - j'y allais à peu près une fois tous les quinze jours - tout un travail important fut effectué avec le centre médico-psychologique, où un psychologue le voyait une fois par semaine. Chez son assistante maternelle, la difficulté était qu'il était très agressif avec les autres enfants ; on a dû le déscolariser à temps partiel, ce qui est très rare, et trouver des aménagements avec l'école. Nous avons dû mobiliser beaucoup d'énergie pour que la famille d'accueil tienne le coup, et l'école aussi. Quant à la relation avec ses parents, il y a eu des périodes où il allait chez eux très régulièrement, d'autres où il ne voulait plus y aller. Quand c'était à la suite d'un week-end qui s'était mal passé, je faisais remonter l'information. Ses parents étaient d'ailleurs d'accord pour qu'il ne vienne pas.

M. Henri VILLENEUVE : Dans le travail en équipe éducative, nous abordions souvent la situation de Pierre, nous échafaudions des hypothèses. Comme le beau-père le traitait de « bougnoule » et tenait à son encontre des propos profondément racistes, c'était l'hypothèse que nous privilégiions. Nous nous appuyions sur le travail des psychologues des autres services, nous pensions surtout à des violences à ce niveau-là.

M. le Rapporteur : Le 30 novembre 2000, vos services ont à nouveau attiré l'attention du service de l'enfance et de la famille du conseil général sur le comportement particulier des enfants Delay à l'école et sur des propos inquiétants, rapportés par l'assistante maternelle, concernant des abus sexuels. Vous aviez écrit que le couple avait suspendu de son propre chef le droit d'hébergement et que tout nouveau rétablissement mettrait les enfants en danger. Quelles sont les consignes données aux assistantes maternelles en matière de recueil de la parole des enfants ? Pouvez-vous situer, aussi exactement que possible, la date de la prise de conscience d'abus sexuels sur les enfants Delay ?

Mme Sabine JOLY : Il y a eu une concertation avec les assistantes maternelles peu de temps après, fin novembre. Nous réunissons en effet régulièrement les assistantes ayant des enfants d'une même fratrie. Elles ont donné des éléments, l'une d'elles rapportait que l'institutrice de Jean disait qu'il s'était mis un crayon dans le derrière, et celle qui s'occupait de Luc indiquait que, pendant les courses, il se mettait les doigts dans le derrière aussi.

M. le Rapporteur : Étiez-vous en contact avec les enseignants ?

Mme Sabine JOLY : Oui, surtout quand il y avait des difficultés scolaires ou de comportement.

Mme Monique DUMONT : Nous avons dû aménager une scolarité particulière : deux demi-journées par semaine à l'école, une journée chez l'assistante maternelle, un suivi psychologique. Il était provocateur, insultant ; il répondait à l'institutrice.

M. Henri VILLENEUVE : La consigne donnée aux assistantes maternelles est de prendre note en temps réel des propos spontanés des enfants, et de ne pas les interroger, afin que leur parole reste spontanée.

M. le Rapporteur : Sans relancer, donc ?

M. Henri VILLENEUVE : Non, ou pas trop. Mais ça dépend des assistantes. Leur formation est un peu rapide.

M. le Rapporteur : Quel genre de formation reçoivent-elles ?

M. Henri VILLENEUVE : Une préparation à l'accueil est prévue par la loi, au début.

M. le Rapporteur : Pendant combien de temps ?

Mme Agnès SÉNESCHAL : Il y a cinq jours de formation avant de pouvoir accueillir des enfants. Puis une obligation de formation de 120 heures, étalées sur deux ans, avec possibilité de formation continue dans le cadre de groupes de parole.

M. le Rapporteur : Qui assure ces formations ?

Mme Agnès SÉNESCHAL : Des formatrices du service d'accueil des enfants du conseil général, avec des intervenants extérieurs.

M. Henri VILLENEUVE : La loi sur les assistants maternels et familiaux prévoit de doubler le temps de formation.

M. le Rapporteur : Aujourd'hui, vos services continuent-ils de suivre les quatre enfants Delay ? Et Léa et Estelle, deux des enfants du couple Lavier sont-elles, à votre connaissance, toujours placées ? Si oui, est-il vrai que ces deux filles ne souhaitent pas retourner chez leurs parents ?

Reste-t-il des enfants de l'affaire d'Outreau qui ne sont pas encore retournés chez eux ou qui font l'objet d'une mesure de retour progressif ? En d'autres termes, combien reste-t-il d'enfants placés, suivis par vos services ? Certains font-ils l'objet d'un suivi psychologique ?

M. Henri VILLENEUVE : Je peux répondre pour les quatre enfants Delay et deux filles Lavier. Je ne suis plus à Outreau, mais je reste à Boulogne-sur-Mer. Notre direction a demandé que les enfants soient suivis par d'autres référents. Depuis cet été, ces six enfants sont suivis par des travailleurs sociaux de mon service socio-éducatif. Sur les quatre enfants Delay, deux sont placés en établissement. Les deux autres sont chez des assistantes maternelles, mais on essaie de les réorienter, car les assistantes ont besoin d'un relais. Ceux qui sont placés ont un suivi psychologique, voire psychiatrique. Pour les deux autres, qui sont les plus jeunes, je ne sais. Ils sont en phase de réorientation.

Quant à Nadège et Clément Lavier, la mainlevée du placement a été prononcée par la cour d'appel de Paris, et ils sont repartis chez leurs parents. Léa est très demandeuse de retourner vivre avec sa mère et son beau-père, malgré le blocage qu'elle a manifesté pendant tout le procès. Elle revient chaque samedi, un droit d'hébergement a été mis en place. On s'oriente vers une mainlevée du placement. Quant à Estelle, elle souhaite toujours des visites dans un lieu neutre, et ne veut rencontrer sa mère qu'en présence d'un tiers. Mais je crois qu'on travaille à rétablir le lien.

Mme Agnès SÉNESCHAL : J'ai gardé le suivi d'un enfant du quartier, c'est tout. Il y a le cas des enfants Marécaux, qui font l'objet de mesures...

M. le Rapporteur : Ils ne sont pas placés ?

Mme Agnès SÉNESCHAL : L'un l'a été, mais il est maintenant majeur.

M. Bernard DEROSIER : Vous avez largement répondu, mais je voudrais vous faire préciser certaines choses. Vous avez évoqué les signalements, je vous ai entendu dire qu'ils avaient été classés sans suite, soit par le juge des enfants, soit par le Parquet. Nous ne sommes pas là pour faire le procès de qui que ce soit, mais, de votre point de vue de travailleurs sociaux, étiez-vous en accord avec ces décisions du juge ? Je sais que les relations sont parfois difficiles entre les deux institutions.

Deuxième question : à un certain moment du suivi, avez-vous eu le sentiment que d'autres personnes pouvaient être concernées ?

Enfin, pourquoi le Parquet est-il intervenu, contrairement au juge des enfants ? Qu'est-ce qui justifiait cette substitution ?

M. Henri VILLENEUVE : Sur le dernier point, quand un signalement est fait, il est envoyé directement au Parquet. S'il s'agit de faits de maltraitance graves, le Parquet peut prendre une décision dans un premier temps, et le juge des enfants reçoit l'enfant dans un deuxième temps. C'est ainsi que, suite à l'enquête conduite depuis le début 2000, les enfants ont été entendus, les parents Delay ont été entendus, ils ont cité certains faits, et le Parquet a pris une première décision.

M. Bernard DEROSIER : Mais ils n'ont pas été entendus en présence des travailleurs sociaux ? Vous ne les avez pas entendu citer d'autres personnes ?

M. Henri VILLENEUVE : Quand c'est le cas, nous transmettons à l'autorité, et le Parquet peut être amené à prendre une décision.

Mme Monique DUMONT : Dans les premières audiences, il a quand même été difficile d'obtenir le maintien du placement. Quand le juge Erik Tamion est arrivé, il a maintenu le placement à cause du climat de violence, et a fini par suspendre le droit d'hébergement.

M. Henri VILLENEUVE : Nous respections les décisions de justice, même si elles ne sont pas toujours celles que nous attendions. Mais cela dépend des personnes : il y en a, parmi nous, qui le vivent plus mal. La responsable de l'ASE, par contre, peut faire appel d'une décision du juge qui ne lui convient pas, mais c'est rare.

M. Jean-Yves HUGON : Vous avez très longtemps suivi le couple Delay. Quand la première mesure d'assistance a été prise au printemps 2001, puis une deuxième à l'automne 2002, quelles ont été vos réactions ? Avez-vous pu en faire état lors de l'enquête ?

Mme Sabine JOLY : Nous avons découvert l'affaire au fur et à mesure que les enfants ont parlé. Les personnes arrêtées correspondaient plus ou moins à celles qu'ils avaient citées dans leurs deux déclarations, que nous avions fait remonter. Il n'y a donc pas eu d'effet de surprise véritable, même si nous ne savions pas ce qu'en faisaient les services de police. Nous transmettions les éléments, sans porter de regard ni de jugement, et le plus précisément possible. Là s'arrête notre rôle : être à l'écoute des enfants.

Mme Agnès SÉNESCHAL : J'ignorais que les enfants étaient victimes et de qui. Je savais seulement les raisons de l'incarcération des parents.

M. Henri VILLENEUVE : À titre personnel, les gens étaient mal. Nous avions une collègue qui était venue en remplacement, et qui est partie au bout de deux mois. Elle avait du mal à comprendre.

M. le Président : À comprendre quoi ?

M. Henri VILLENEUVE : Que les placements soient devenus si fréquents. En temps normal, il y en a un certain nombre, mais pas à la chaîne comme là. Elle a très mal supporté d'avoir à aller chercher des enfants dans ces conditions. Habituellement, quand il y a placement, nous élaborons un projet éducatif avec les parents, nous prenons le temps d'organiser les choses avec eux. Mais là, c'était différent...

M. Jacques-Alain BÉNISTI : Je souhaite obtenir quelques clarifications. Vous avez dit que des faits de nature sexuelle étaient intervenus à partir de septembre 2000. Or, vous avez fait état d'un élément en décembre 1998, avec l'agression sexuelle sur Jean Delay, alors âgé de six ans.

M. le Rapporteur : Je crois même que c'est à l'été 1997, et que l'affaire a été classée sans suite plusieurs mois après.

Mme Sabine JOLY : D'après ce que je sais par des courriers de mes collègues, les parents ont parlé d'une agression sexuelle dont cet enfant racontait avoir été victime. Mes collègues disaient les avoir incités à porter plainte. Comme ils ne le faisaient pas, elles ont fait un signalement. Il y a eu une enquête de la brigade des mineurs, dont j'étais au courant parce que Pierre a été interrogé également, ses parents ayant dit qu'il était au courant et même présent. Il y a eu, en effet, classement sans suite. De sorte que chaque fois qu'il y a eu des rapports faisant état, par la suite, de perturbations de la sexualité des enfants, nous l'avons toujours relié à cet épisode.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : Il y avait donc quand même déjà quelque chose trois ans avant la découverte de déviances sexuelles en 2000. Je suis tout de même très étonné qu'aucun de ces deux enfants n'ait été suivi par un pédopsychiatre.

Mme Sabine JOLY : Pierre était suivi dans le service du docteur Lagneau, depuis son placement, non pas par le docteur Lagneau lui-même, mais par un psychologue de son service, avec des concertations régulières.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : Quand les parents Delay voulaient récupérer les enfants, puis qu'ils ne voulaient plus, et que, de nouveau, ils insistaient pour les avoir un week-end en particulier, n'aviez-vous pas de soupçons d'une utilisation des enfants à des fins de pornographie ou autres ?

Mme Sabine JOLY : Cela ne nous est jamais venu à l'idée. Qu'ils soient victimes de violences, oui, mais on ne pensait pas du tout à des choses pareilles.

M. le Président : Je crois savoir que dans l'appartement des Delay, où vous preniez le café, il y avait beaucoup de cassettes pornographiques ?

Mme Sabine JOLY : Je ne les ai jamais vues. Je n'ai pas fait attention. Il y avait bien des cassettes, mais je n'ai pas vu de quelle sorte de cassettes il s'agissait.

M. le Président : Il y en avait 163 !

Mme Sabine JOLY : C'est possible. Si je les avais vues, cela m'aurait tout de même interpellée...

M. Christophe CARESCHE : Je voudrais savoir à quel moment les déclarations des enfants ont commencé, pendant combien de temps vous avez, y compris durant l'enquête, transmis leurs déclarations ? Combien de notes avez-vous rédigées en tout ? Deux, trois, cinq, dix ? Et à quel rythme ? Vous a-t-on d'autre part demandé, au cours de cette période, de porter une attention particulière à tel ou tel élément ?

À votre avis, si les enfants n'ont longtemps pas dit ce qu'ils subissaient, était-ce à cause de la pression des parents ? Et inversement, le climat qui s'est développé à partir du début de l'instruction, et qui a fait que beaucoup de gens parlaient, y compris dans les cours d'écoles, a-t-il pu peser sur les déclarations des enfants ?

Mme Monique DUMONT : Nous avons dû faire sept ou huit notes, même de quelques lignes, dès que l'assistante maternelle nous signalait quelque chose.

Mme Sabine JOLY : Je pense qu'il y a eu pas mal de notes au départ, quand les enfants ont commencé à parler, puis moins parce qu'ensuite ils étaient entendus à la brigade des mineurs et nous parlaient moins, puis de nouveau davantage quand ils n'étaient plus entendus à la brigade. C'étaient de jeunes enfants, âgés de quatre ans à huit-neuf ans. On avait l'impression que lorsqu'ils croisaient des gens qu'ils croyaient reconnaître ou allaient dans des endroits qu'ils croyaient reconnaître, cela faisait réémerger quelque chose.

Mme Agnès SÉNESCHAL : Il y en a qui ont parlé quand ils ont su que certaines personnes étaient incarcérées. Ils ont parlé de menaces de mort. D'autres se sont contentés de parler à la brigade des mineurs.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : L'enquête a beaucoup été alimentée par des notes. Au fur et à mesure qu'elles étaient produites, cela déclenchait un processus d'investigation. Comment avez-vous fait face à cette situation ? Avez-vous évoqué les conséquences avec l'assistante maternelle ?

Et entre le placement en détention du couple Delay et la fin de la procédure d'instruction, y a-t-il eu des contacts entre les assistantes maternelles ou vous, et la police, le Parquet, le juge d'instruction, ou les experts ?

M. Henri VILLENEUVE : En effet, dès qu'un enfant apporte des éléments, il n'y a pas d'autre choix que de transmettre. C'est compréhensible, de la part de travailleurs sociaux. Il est vrai que la situation était exceptionnelle.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Il n'y a pas eu de débat avec l'assistante maternelle sur cette conséquence-là ?

Mme Sabine JOLY : Notre travail est de transmettre la parole de l'enfant. Après, cela ne nous concerne plus. Nous essayons de transmettre le plus fidèlement possible, quel que soit ce qu'il dit, sans essayer de dire ni de chercher si ça a du sens ou pas. Si nous ne le faisions pas, ce serait grave. Il est vrai que tout le monde avait conscience de la gravité de ce qui est transmis, que ce soit l'assistante maternelle ou nous.

M. Henri VILLENEUVE : Pour les contacts avec la police, la justice, les experts, le rôle du travailleur social est d'accompagner l'enfant à la brigade des mineurs, mais il n'assiste pas à l'audition.

Mme Agnès SÉNESCHAL : C'est généralement l'assistante maternelle qui est convoquée.

Mme Sabine JOLY : Il nous arrive d'accompagner les enfants, mais nous ne sommes jamais reçus avec eux.

M. Henri VILLENEUVE : Quant au juge et à l'expert, nous n'avons pas de contact avec eux.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Personne n'a de contact, donc ?

Mme Agnès SÉNESCHAL : Certains enfants ont choisi d'être accompagnés par moi et pas par l'assistante maternelle, sans doute pour ne pas être salis - c'est l'analyse que j'en fais - aux yeux de la famille d'accueil.

M. Georges COLOMBIER : Après les classements sans suite, avez-vous fait des rapports ? Ou au moins en avez-vous discuté avec vos responsables hiérarchiques ? Si oui, à quoi cela a-t-il abouti ? Avez-vous eu des échanges ? Reçu des conseils ? Des orientations ?

M. Henri VILLENEUVE : Nous avons eu des échanges très fréquents avec la responsable de l'ASE, Mme Claire Beugnet. Comme elle était la seule habilitée à faire appel du jugement, nous avons été amenés à en parler. On peut toujours faire part de sa déception, mais le seul acte positif qu'on puisse faire, c'est de faire appel.

M. Xavier de ROUX : En 1996-1998, on classe. À partir de 2000, les enfants parlent. Je souhaite vous poser une question plus précise : à qui les enfants parlaient-ils ? Qui recueillait leur parole ? Comment pouvait-elle être transmise et recueillie ?

Mme Monique DUMONT : Chez les enfants Delay, Jean a parlé surtout à l'assistante maternelle, quelquefois comme ça, au détour d'une phrase. Elle téléphonait ou passait me voir, on notait.

M. Xavier de ROUX : Vous notiez les paroles de l'assistante maternelle ?

Mme Monique DUMONT : Oui, les mots de cet enfant tels que l'assistante maternelle les transmettait.

M. Xavier de ROUX : C'est elle qui portait la parole de l'enfant ?

Mme Monique DUMONT : Sauf deux fois, où on les avait fait venir ensemble parce que ça commençait à aller mal. Ensuite, Pierre et Jean ont voulu nous parler, ils ont même fait des dessins.

M. Henri VILLENEUVE : Nous avons eu aussi la psychologue du service, qui, dans un cadre de rencontres de soutien psychologique ou de bilan, et à qui Pierre disait des choses. En général, quand les enfants placés déclarent des violences sexuelles graves, ils s'expriment plus volontiers quand ils se sentent en sécurité. C'est donc souvent l'assistante maternelle qui recueille leurs paroles.

Mme Arlette GROSSKOST : Il y avait quand même un climat de suspicion depuis longtemps. Quand les enfants revenaient le week-end dans leur famille, y avait-il des visites des travailleurs sociaux pendant ces week-ends ?

Mme Monique DUMONT : Non, pas pendant le week-end.

M. Henri VILLENEUVE : Les services sont fermés le week-end, en principe.

M. le Président : Mesdames, Monsieur, nous vous remercions.

* Audition de Mme Claire BEUGNET,
de la Maison de la famille et de la solidarité
(Conseil général du Pas-de-Calais)



(Procès-verbal de la séance du 10 janvier 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la Commission d'enquête.

Au préalable, je souhaite vous informer de vos droits et obligations.

Dans le cadre de la formule du huis clos qui a été retenue pour votre audition, celle-ci ne sera rendue publique qu'à l'issue des travaux de la Commission. Cependant, la Commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui en sera fait. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué et les observations que vous pourriez présenter seront soumises à la Commission.

L'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires punit de peines prévues à l'article 226-13 du code pénal, soit un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende toute personne qui, dans un délai de trente ans, divulguera ou publiera une information relative aux travaux non publics d'une commission d'enquête, sauf si le rapport de celle-ci a fait état de cette information.

Je vous rappelle qu'en vertu du même article, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel.

Toutefois, en application de l'article 226-14 du même code, l'article 226-13 n'est pas applicable aux personnes informant les autorités de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Enfin, l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. Cependant, pour la commodité de l'audition, vous pourrez citer nommément les enfants qui auraient été victimes de ces actes, la Commission les rendant anonymes dans son rapport.

Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je vais maintenant vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(Mme Claire Beugnet prête serment).

Mme Claire BEUGNET : Je suis responsable du service d'aide sociale à l'enfance sur le secteur de Boulogne-sur-Mer. La mission de l'ASE est double : apporter une aide aux familles en difficulté pour favoriser le maintien des mineurs à domicile ; protéger l'enfance en danger et prendre en charge les mineurs qui nous sont confiés par décision judiciaire.

Nous travaillons, notamment, avec le chef des services éducatifs que vous venez de rencontrer et avec les référents. En tant que responsable du service de l'ASE, mon rôle se situe dans un cadre légal. Je prends des décisions sur la base des évaluations écrites qui me sont transmises à la fois par les services de prévention, service social, service de PMI et par les services éducatifs dont vous avez rencontré quatre représentants.

J'ai effectivement été amenée à connaître, en tant que responsable de l'ASE, la famille Delay-Badaoui dès 1992, lorsque Pierre était encore le seul enfant au domicile. Déjà, à cette époque, Mme Delay faisait l'objet d'un suivi social local de l'UTASS d'Outreau, ainsi que du service de PMI.

De 1992 à 1995, l'action de nos services s'est située dans le cadre de la prévention. J'ai été amenée à prendre des décisions dans le cadre de l'ASE : par exemple, accorder des prises en charge de travailleuses familiales à domicile, d'aide ménagère ; décider des placements temporaires des enfants à la demande de la mère. Il s'agissait d'actions conduites avec l'adhésion de la famille.

À partir de 1995, le service social de l'unité d'Outreau m'a transmis une évaluation faisant état d'une notion de danger dans la prise en charge de ce garçon. Le problème était qu'il n'était pas le fils de M. Delay, bien qu'il l'ait reconnu en 1993. La relation de l'enfant avec M. Delay était très difficile. Ce dernier était dépressif, alcoolique, ne travaillait pas. Mme Delay ne savait pas se positionner. À la fois, elle voulait protéger son fils et elle prenait parti pour son mari. Cela l'avait amené à plusieurs reprises à nous demander l'accueil provisoire de son enfant.

Début 1995, ce dernier se trouvait dans une famille d'accueil. Le service social a été conduit à nous transmettre un rapport, dans lequel il était fait état d'un rejet - qui devenait manifeste - de l'enfant de la part de Mme Delay, ce qui entraînait, à notre sens, une situation de danger. Il n'y avait pas véritablement de collaboration de la part de Mme Delay, dans la mesure où elle ne mettait rien en œuvre pour favoriser le retour de l'enfant à domicile.

J'ai estimé que nous nous trouvions dans la situation de l'article 375 du code civil - notion de danger - ce qui m'a amenée à saisir l'autorité judiciaire. J'ai transmis un rapport au procureur de Boulogne-sur-Mer, rapport qui a donné lieu à la saisine du juge des enfants et une mesure de protection judiciaire, par le biais d'une ordonnance de placement, a été ordonnée par le juge des enfants en juin 1995.

L'action s'est poursuivie au sein de la famille. Je suis intervenue sur deux plans : toujours dans le cadre de la prévention, par le service social et le service de PMI pour les trois enfants présents à domicile, et dans le cadre de la protection, par le suivi de Pierre, en l'occurrence par Mme Joly, référente du service éducatif.

Concernant Pierre, à travers l'action de Mme Joly, j'ai été amenée à transmettre régulièrement au juge des enfants les rapports de situation pour les révisions annuelles. Concernant les trois autres enfants, j'ai été saisie à plusieurs reprises par le service social local d'Outreau d'éléments qui m'ont amenée à saisir à nouveau le Parquet. En 1996, notamment, m'a été transmis un rapport qui faisait état de grandes difficultés concernant Jean, difficultés signalées par l'école, et de l'apparente volonté de Mme Delay de collaborer avec nos services sans que celle-ci aille jusqu'au bout des actions qui lui étaient proposées
- notamment le suivi psychologique proposé pour Jean.

J'ai donc transmis au Parquet ce rapport, qui a fait l'objet d'un classement sans suite, motivé par la collaboration de la famille. Il est exact que celle-ci motive et permet notre action au sein des familles en difficulté. Sans la famille, nos services ne peuvent intervenir. Or, dans le rapport qui a été transmis par nos services, tous les éléments de la situation ont été présentés ; il n'apparaissait pas que la famille refusait de collaborer avec nous.

Ce qui nous semblait source de danger, ce n'était pas l'absence de collaboration de la famille, mais le fait que cette collaboration ne soit qu'apparente et ne permette pas de faire avancer la situation.

Le Parquet a estimé que, dans la mesure où la porte ne nous était pas fermée, où les parents acceptaient l'intervention de nos services et se rendaient à l'école quand il le fallait, que nous n'étions pas dans une situation de danger.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Le Parquet l'a-t-il dit, ou écrit ?

Mme Claire BEUGNET : Il l'a écrit. Quand je transmets un rapport en demandant des mesures de protection judiciaire au Parquet, j'ai systématiquement un retour écrit. Ce retour écrit était motivé par l'absence de danger, du fait de la collaboration de la famille. Cela se passait en 1996. Pour être honnête, si la décision du Parquet n'était pas ce que j'attendais, je pouvais la comprendre d'un strict point de vue de l'application de la loi et de l'article 375.

En juin 1998, nous avons également été amenés à transmettre un rapport dans lequel nous sollicitions la saisine du juge des enfants pour une mesure de tutelle aux prestations familiales, car Mme Delay faisait état de difficultés financières.

Fin 1998, le service social de l'UTASS d'Outreau me transmit un rapport dans lequel il était fait état d'une révélation de Jean, concernant une agression dans une cage d'immeuble. Je précise que cet élément nous avait été transmis par Mme Delay, à qui on avait conseillé de déposer plainte. Mais, dans ces cas-là, nous faisons de toutes façons un signalement à l'autorité judiciaire. Ce signalement a donné lieu à une enquête qui a été confiée à la Brigade des mineurs ; dans le cadre de cette enquête, Pierre a été entendu, mais courant 1999, une information du Parquet nous a appris que l'affaire avait été classée sans suite.

À partir de 1998-1999, le juge des enfants a reçu à plusieurs reprises la famille dans le cadre d'audiences : notamment une audience pour une tutelle aux prestations familiales, au cours de laquelle Madame Delay a fait état de difficultés avec ses enfants, ce qui a conduit le juge à ordonner une mesure d'investigation et d'orientation éducative, mesure confiée à un service de la justice. Cela pour préciser qu'à partir de 1998, un autre service que le nôtre est intervenu.

Cette intervention a donné lieu, en 1999, à une décision du juge des enfants ordonnant une mesure d'action éducative en milieu ouvert confiée à un service judiciaire. C'est donc dans le cadre de ce suivi des trois enfants restés à domicile sur la base d'une mesure judiciaire que j'ai été informée en février 2000 d'une décision de placement à la suite d'une crise de violence au sein de la famille. C'est ainsi que les trois autres enfants sont arrivés dans mes services.

M. le Rapporteur : Avez-vous eu des contacts avec la direction de la protection judiciaire de la jeunesse (DPJJ) qui, par ailleurs, s'est également occupée du couple Delay ?

Mme Claire BEUGNET : Dans les années 1998-1999, de par ma fonction, je n'avais pas directement de contacts avec la DPJJ. En revanche, il me semble que ces contacts ont existé entre les services éducatifs, c'est-à-dire ceux de la DPJJ et le service éducatif d'Outreau

Je n'interviens qu'à la demande des autres services. Il est rare qu'un service extérieur me saisisse, sauf pour me demander une intervention au titre de l'Aide sociale à l'enfance (ASE).

M. le Rapporteur : Le 13 avril 1995, vous avez transmis une première note, au nom et par délégation du conseil général, au procureur de la République de Boulogne-sur-mer. Cette note comporte un rapport social, où il est dit que Pierre, alors âgé de quatre ans, craint énormément M. Delay et qu'il souhaite lui-même son placement - dont il a déjà eu l'expérience. On y dit également que Jean, alors âgé de deux ans et demi, semble très perturbé. Pouvez-vous nous dire quelle a été la réaction du procureur de la République, à la suite de cette transmission ?

Mme Claire BEUGNET : Le Parquet m'a informé de la réception de mon rapport et du fait qu'il estimait effectivement qu'il y avait notion de danger. Il m'a informé que le juge des enfants était saisi.

J'ai été destinataire d'une convocation de Mme Sigala qui fixait une audience, au cours de laquelle M. et Mme Delay, les travailleurs sociaux qui avaient rédigé ce signalement et Pierre étaient présents. À la suite de cette audience, il a été décidé de transformer l'accueil provisoire en placement judiciaire.

M. le Rapporteur : Une deuxième note a été transmise le 6 mai 1996 par vous-même au procureur de la République de Boulogne-sur-mer. Vous y sollicitiez une mesure de protection judiciaire pour Jean, âgé de trois ans et demi : « Cet enfant, scolarisé en septembre 1995, a été signalé par l'école en raison de ses troubles de comportement importants. Mme Delay sollicite auprès de tous les intervenants le placement de cet enfant. » Et surtout, je cite la conclusion émanant des travailleurs sociaux signataires du rapport : « Nous pensons que la santé, la sécurité, le développement psychoaffectif de l'enfant risquent d'être gravement compromis et nous sollicitons pour lui une mesure de protection judiciaire. ».

Un classement sans suite du Parquet est ensuite intervenu le 9 mai, soit trois jours, sans compter les délais de transmission ! Vous nous avez dit que cette décision de classement sans suite était motivée par l'absence de danger du fait de la collaboration de la famille.

Selon vous, n'y a-t-il pas une contradiction flagrante entre les conclusions du rapport des travailleurs sociaux qui sont sous votre responsabilité et cette appréciation du Parquet ? Les mieux informés ne sont-ils pas les travailleurs sociaux ? Est-ce qu'à la suite de cette décision de classement, vous avez envisagé d'exercer une voie de recours quelconque ? Ne pas l'avoir fait ne revenait-il pas à décrédibiliser les conclusions des travailleurs sociaux ?

Mme Claire BEUGNET : Certes, les conclusions sont importantes...

M. le Rapporteur : Celles des travailleurs sociaux ne vous apparaissent-elles pas comme contradictoires avec celles du procureur de la République ?

Mme Claire BEUGNET : Si, tout à fait. Malgré tout, nous avons continué à intervenir au sein de la famille.

Le problème posé est celui de l'appréciation de la notion de danger. Pour nous, le danger semblait clair.

M. le Rapporteur : Relisons les conclusions : « La santé, la sécurité, le développement psychoaffectif de l'enfant risquent d'être gravement compromis. ». Ou elles ont du corps, ou elles n'en n'ont pas.

Mme Claire BEUGNET : Je partageais totalement les conclusions de ce rapport, et c'est bien pour cela que j'ai décidé de saisir le Parquet. Cela dit, je pouvais entendre que le Parquet aborde différemment la notion de danger, en estimant que la porte de la famille Delay-Badaoui ne nous était pas fermée et que nous pouvions intervenir.

Sachez que lorsque je transmets un signalement au Parquet, je ne le transmets qu'à lui. Je ne le transmets jamais au juge des enfants, dans la mesure où j'attends la décision du Parquet. Sauf dans certains cas particuliers. C'est ainsi que j'ai envoyé pour information au juge des enfants, afin qu'il se fasse une idée du fonctionnement familial global, une copie du rapport que j'avais transmis au Parquet.

M. le Rapporteur : Ainsi, la note du 6 mai 1996 a été transmise à Mme Sigala, en même temps qu'au Parquet ?

Mme Claire BEUGNET : Tout à fait. Il faut savoir également que l'audience pour révision de situation de Pierre devait avoir lieu en mai-juin 1996.

M. le Rapporteur : Le classement sans suite est intervenu très rapidement. Au cours de ces trois jours, avez-vous des contacts avec le Parquet ou des demandes d'information de sa part ? Car la motivation fondée sur l'absence de danger est contraire aux conclusions du rapport des travailleurs sociaux placés sous votre responsabilité. Comment pouvez-vous expliquer et accepter une telle décision ?

Mme Claire BEUGNET : En l'espèce, nos services et le Parquet ne se sont pas situés de la même façon.

M. le Rapporteur : Certes. Mais ou il y a danger, ou il n'y a pas danger. Et quand je lis que la sécurité et la santé de l'enfant risquent d'être gravement compromises...

Mme Claire BEUGNET : Ce n'est pas aussi simple. En tant que travailleurs sociaux, services de prévention, conseil général, ASE, nous avons notre appréciation du danger. Je peux solliciter le Parquet, mais c'est lui, qui, au final, a compétence pour décider.

M. le Rapporteur : Dans ce cas, quels sont les éléments d'appréciation dont le Parquet dispose pour prendre une décision de classement sans suite ? En a-t-il d'autres que les vôtres ? En l'occurrence, en a-t-il eu ?

Mme Claire BEUGNET : Pas en ce qui me concerne. Je transmets au Parquet, qui ne m'appelle pas avant de prendre une décision de classement sans suite. En revanche, en l'occurrence, il avait l'opportunité de se faire communiquer par le juge des enfants la procédure d'assistance éducative en cours pour Pierre. Très logiquement, au minimum, il a dû le faire.

M. le Rapporteur : J'en viens à une autre note, qui date du 23 décembre 1997, que vous avez transmise au juge des enfants, Mme Sigala, de Boulogne-sur-Mer : « M. et Mme Delay rencontrent tous deux des problèmes d'ordre psychiatrique qui les mettent en grande difficulté quand il s'agit d'assumer l'éducation de leurs enfants. L'équipe du CMP est très inquiète quant à l'évolution de Jean, âgé de cinq ans, et de Luc, âgé de quatre ans ». Comment le juge des enfants a-t-il réagi ?

Mme Claire BEUGNET : Je n'ai pas du tout le souvenir de cette note.

M. le Rapporteur : Cette note, que j'ai sous les yeux, a été transmise sous votre signature, par délégation du président du conseil général, au juge des enfants de Boulogne-sur-Mer, avec un rapport de situation.

Mme Claire BEUGNET : J'y suis : il s'agit du rapport de situation annuel en vue de l'audience pour Pierre qui était prévue en janvier 1998. Nous sommes bien là dans le cadre de l'information du juge des enfants.

M. le Rapporteur : Il y est question des trois enfants. Nous aimerions savoir quelle a été la réaction du juge des enfants s'agissant de ces enfants.

Mme Claire BEUGNET : Le juge des enfants avait une appréciation sensiblement différente de la nôtre, mais que je pouvais entendre.

M. le Rapporteur : Nous sommes d'accord : c'est lui qui décide.

Mme Claire BEUGNET : La particularité de cette situation tenait à la personnalité de Mme Delay. Dès qu'elle sentait qu'un service s'inquiétait pour ses enfants, elle adhérait systématiquement à toutes les propositions.

M. le Rapporteur : Ce qui était de nature à convaincre le juge.

Mme Claire BEUGNET : Ce genre de situation n'est pas simple. Lorsque les parents sont en opposition totale et refusent d'emblée toutes les propositions, on peut gérer plus facilement le problème.

On retrouvera cette situation chaque année, à tous les niveaux et dans tous les rapports.

M. le Rapporteur : Il y a eu des placements périodiques pour les enfants autres que Pierre. N'a-t-on pas envisagé leur placement définitif ? Avez-vous eu l'occasion de parler de tout cela avec le juge des enfants ?

Mme Claire BEUGNET : Oui. Au travers de la situation de Pierre, il nous est arrivé d'évoquer la situation des autres enfants. Notre service s'inquiétait de demandes régulières d'accueil provisoire les concernant. Mais à chaque fois que le juge rencontrait la famille Delay, on lui servait un propos très construit. Les parents semblaient conscients de leurs difficultés et s'engageaient. Ainsi, au moment où l'on aurait pu en arriver à une mesure de placement ou de protection judiciaire pour les trois enfants, la famille avait concrètement mis en place quelque chose. Mais cela ne durait pas ...

M. le Rapporteur : Le 2 décembre 1998, le chef du service social de l'UTASS d'Outreau, Mme Nevejans, vous a transmis un signalement judiciaire concernant les révélations faites par Mme Delay quant à des sévices sexuels sur Jean - qui auraient eu lieu à l'été 1997.

Selon une note qui était annexée, « les troubles du comportement et les propos de l'enfant laissent à penser que celui-ci et peut-être son frère auraient été victimes de sévices. Mme Delay dit aussi qu'elle aurait parlé de ces problèmes avec le juge Sigala lors d'une audience la semaine dernière. ».

Vous transmettez au Parquet en décembre 1998. Et comme vous l'avez indiqué de manière manuscrite, il y eut un classement sans suite.

Mme Claire BEUGNET : Après enquête. J'avais en effet transmis en décembre 1998 et je me souviens m'en être entretenue avec le juge des enfants. Mme Delay en avait fait état lors d'une audience avec les services de la protection judiciaire de la jeunesse ; elle s'était d'ailleurs engagée à porter plainte.

Parallèlement à cette note qui venait du service local d'Outreau, le service de DPJJ qui était chargé de la mesure d'investigation et d'orientation éducative, j'en suis quasiment certaine, avait transmis un rapport au Parquet faisant état des mêmes propos de Mme Delay.

Le Parquet m'informa qu'une enquête avait été confiée à la brigade des mineurs, qui a dû entendre l'enfant début 1999.

Au cours du premier semestre 1999, j'ai été informée du classement sans suite - mais je ne sais plus par quel biais.

M. le Rapporteur : Le 25 février 2000, une décision de placement est intervenue, Mme Delay ayant signalé une situation de grand danger en raison de la violence de M. Delay. On l'écoute. Une ordonnance de placement est rendue. Ne pensez-vous pas que les magistrats qui sont intervenus avaient déjà, depuis longtemps, les éléments pour décider ?

Mme Claire BEUGNET : Bien sûr, en tant que responsable d'un service de l'ASE. Dans ce cas-là, j'estime qu'une mesure de protection judiciaire pour les enfants aurait pu être prise avant. Mais, les mesures de protection judiciaire relèvent de la compétence de la magistrature.

M. le Rapporteur : Certes. Pouvez-vous nous dire quel est, à votre connaissance, le nombre d'enfants encore placés qui sont concernés par l'affaire d'Outreau ?

Mme Claire BEUGNET : À ce jour, les quatre enfants de la fratrie Delay-Badaoui, deux des filles des Lavier.

M. le Rapporteur : Est-il exact que ces deux fillettes refusent de rentrer chez elles ?

Mme Claire BEUGNET : Jusqu'à présent, il y avait un refus très marqué de leur part. L'une, qui a neuf ou dix ans, refuse d'être confrontée à son beau-père Franck Lavier, dont elle continue à dire très clairement qu'elle en a été victime.

Je précise également que les deux fillettes ne voulaient plus avoir de contact, même avec leur maman. À l'issue du procès, elles ont exprimé le même refus devant le juge des enfants, qui a donc été conduit à prolonger leur placement, tout en ordonnant une mesure d'investigation et d'orientation éducative. Cette mesure visait à aider les enfants à renouer des liens, autant que possible, au moins avec leur mère. En effet, M. Lavier n'est le père biologique d'aucune des deux.

La situation a évolué rapidement puisque Léa, qui a maintenant treize ans et demi, après une première rencontre médiatisée avec sa maman, a souhaité être hébergée au domicile de sa mère et de M. Lavier. Nous ne nous y sommes pas opposés. En revanche, si Estelle accepte de voir sa maman en visite médiatisée, elle refuse tout contact avec M. Lavier.

Nous avons encore, dans nos services, un enfant d'une autre famille qui avait mis en cause Dominique Wiel. Il a été confié à nos services parce que ses parents et sa famille élargie sont mis en cause dans une autre affaire, laquelle doit d'ailleurs faire prochainement l'objet d'un procès.

M. le Rapporteur : J'ai bien noté que suivant les cas, c'était le procureur de la République ou le juge des enfants qui décidait, à la suite des rapports transmis par les services sociaux. J'ai bien noté que, selon vous, les magistrats disposaient des éléments, bien avant que Mme Delay dise qu'il y avait danger.

Vous êtes-vous posé la question de savoir si vous alliez former un recours contre les décisions ou faire une autre saisine ?

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Monsieur le rapporteur, je me permets de vous signaler que le dispositif de recours n'existait pas à cette époque.

M. le Rapporteur : Pouvez-vous néanmoins nous dire, madame, l'attitude que vous adoptez lorsque vous êtes confrontée à ce type de situation ? Quelle est la marge de manœuvre possible lorsque vous estimez que la décision qui a été rendue ne correspond pas aux intérêts de l'enfant ? Plus généralement, sur les sujets qui nous occupent, quelle observation pourriez-vous faire à notre commission, qu'il s'agisse des enfants ou des parents ?

Mme Claire BEUGNET : Sauf à ressaisir régulièrement le Parquet, je n'ai pas d'autre recours. Nous pouvons en discuter, et c'est ce que nous avons fait à plusieurs reprises. Je ne suis pas sûre que les services de l'ASE puissent se constituer partie civile.

J'ai toujours la possibilité de rediscuter des situations avec le Parquet ou le juge des enfants. C'est ce qui se passe en cas de situation particulièrement complexe. Avant de prendre une décision, le Parquet ou le juge des enfants ne se base pas uniquement sur l'écrit et il m'en entretient.

En 1996, si j'avais eu une voie de recours par rapport au classement sans suite, je ne suis pas sûre que je l'aurais utilisée. En effet, la notion de danger n'est pas facile à établir. J'adhérais aux conclusions du rapport des travailleurs sociaux, mais je pouvais admettre qu'il était toujours possible d'accompagner cette famille.

Il serait trop facile de dire aujourd'hui : « pour moi la situation était claire et il était scandaleux que le Parquet classe ».

M. le Président : M. le rapporteur vous a suggéré de faire des propositions de modification. Mais vous pouvez nous faire part de vos réflexions par écrit.

Mme Claire BEUGNET : Effectivement, il y a un point qui me tient à cœur. Ayant été désignée comme administrateur ad hoc des enfants, j'ai été amenée à les accompagner. Et je suis préoccupée par la façon dont sont accueillis et entendus les enfants victimes en cour d'assises. Qu'il s'agisse de la cour d'assises de Saint-Omer ou de Paris, certains ont été obligés de venir cinq jours de suite, d'attendre des journées entières dans une salle pour qu'on leur dise le soir qu'ils reviendraient le lendemain. Je ne sais pas si c'est de la compétence de votre commission...

M. le Président : Si !

Mme Claire BEUGNET : Je trouve scandaleux que des enfants se soient trouvés enfermés pendant trois jours dans une pièce sans fenêtre, avec des sandwichs infâmes. Voilà le traitement qu'on leur a réservé !

M. le Rapporteur : Merci, madame. Il est important que vous l'ayez dit.

M. Xavier de ROUX : Lorsque vous parlez du juge des enfants, on a l'impression que vous le connaissez bien. Lorsque vous parlez du Parquet, on a l'impression que vous faites allusion à une institution un peu lointaine. Quelles sont vos relations avec le Parquet ?

Mme Claire BEUGNET : Quand je parle du Parquet, je vise évidemment le procureur, mais le plus souvent son substitut chargé des mineurs. Il s'agit le plus souvent de contacts écrits. Cela dit, lorsque je suis confrontée à une situation d'extrême urgence, je décroche mon téléphone pour en informer le substitut. Un écrit viendra ensuite confirmer mes propos.

Les contacts existent, mais ils sont moins fréquents et moins réguliers qu'avec le juge des enfants. Je ne transmets pas tous les jours des signalements au procureur, alors que je m'occupe avec les deux juges des enfants, avec lesquels je travaille, de 650 mineurs.

M. Thierry LAZARO : Certes, il peut y avoir différentes appréciations de la notion de danger et les relations avec les parents sont souvent ambivalentes. Mais j'ai cru comprendre qu'en cas de collaboration des parents, le Parquet classait systématiquement sans suite. Qu'en est-il ?

Mme Claire BEUGNET : La collaboration de la famille reste un élément déterminant, à la fois lorsque nous décidons d'un signalement à l'autorité judiciaire et lorsque l'autorité judiciaire est amenée à décider s'il y a ou non danger.

Tant que la famille collabore avec nos services, nous restons dans le cadre de la prévention et non de la protection judiciaire.

L'appréciation de la notion de danger peut varier d'un travailleur social à l'autre, d'un responsable de service à l'autre.

Si l'on se réfère à l'article 375 du code civil, à partir de quand la moralité d'un mineur est-elle mise en danger ? À partir de quand sa sécurité est-elle mise en danger ?

Il faut également tenir compte des populations auxquelles nous sommes confrontés. Dans un secteur en difficulté, avec tout un quartier de parents en difficulté, le seuil de tolérance n'est pas le même que dans un quartier sans problèmes.

M. Bernard DEROSIER : Tout à l'heure, notre rapporteur vous a interrogée sur le fait que, bien que vous ayez signalé le danger dans lequel se trouvaient les enfants, le juge ait décidé d'un classement sans suite. Il me semble que vous n'avez pas répondu aussi spontanément que vous auriez pu le faire en disant que la décision relève du juge.

Pouvez-vous me confirmer que, devant la décision du juge, vous êtes sans moyens et que vous n'avez que la possibilité de dialoguer avec lui ? Quel est d'ailleurs le climat relationnel qui existe dans le Pas-de-Calais, sachant qu'on y compte plusieurs TGI ? Y a-t-il des différences d'un TGI à l'autre et donc d'un tribunal pour enfants à l'autre ?

S'agissant de Mme Myriam Badaoui, avez-vous eu le sentiment d'avoir eu à faire à une manipulatrice ?

Mme Claire BEUGNET : Il est bien évident que la décision du Parquet et du juge des enfants s'impose à nous. Si je n'ai pas répondu avec la spontanéité que vous évoquiez, c'est parce que la réponse à la question que vous aviez posée me paraissait aller de soi.

Je crois savoir que le fonctionnement des tribunaux est identique d'un tribunal à l'autre, qu'il s'agisse du Parquet, des substituts du procureur ou des juges des enfants.

Enfin, il n'est pas évident de répondre à votre dernière question. J'ai moi-même reçu M. et Mme Delay à plusieurs reprises et je crois pouvoir dire que Mme Delay est réellement attachée à ses enfants, même si cet attachement est nocif à leur évolution. Il est difficile de déterminer si c'est une manipulatrice.

M. Léonce DEPREZ : Pouvez-nous indiquer le nombre de foyers dont vous vous occupez professionnellement ? Pouvez-vous vous investir dans chaque cas et dialoguer avec le juge et avec le procureur ?

Mme Claire BEUGNET : Le département du Pas-de-Calais compte une importante population en difficulté. Sur mon secteur, je suis responsable de 600 ou 650 enfants qui sont confiés à nos services. Mais tous ces enfants sont suivis par des référents. Chaque référent s'occupe d'une quarantaine d'enfants. Il ne faut pas non plus oublier l'assistante familiale qui accueille l'enfant et qui gère, à son niveau, certaines difficultés. Je n'interviens, quant à moi, que dans les situations qui posent un vrai problème. Même si cela peut représenter pour moi un travail important, j'estime pouvoir y accorder une attention suffisante.

M. Léonce DEPREZ : Avez-vous pu établir un dialogue avec le procureur de Boulogne-sur-Mer concernant ce cas qui a duré plusieurs années ?

Mme Claire BEUGNET : Non, mais je tiens à faire remarquer qu'il s'agissait, hélas, d'une situation classique de famille en difficulté, jusqu'à ce que les médias s'emparent de l'affaire en novembre 2001. Elle ne nécessitait donc pas de traitement particulier de notre part.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : À partir du moment où les parents Delay ont été placés en garde à vue jusqu'à la clôture de l'instruction, avez-vous eu à connaître des révélations des enfants ? Dans quelles conditions ? Avez-vous eu des contacts avec les services de police, les experts, le juge d'instruction pour en discuter ?

Mme Claire BEUGNET : De février 2001 jusqu'à l'ordonnance de renvoi devant la cour d'assises, au fur et à mesure des révélations des enfants, soit faites directement auprès des assistantes familiales, soit transmises par les référents, j'ai traité cette affaire comme n'importe quelle autre.

Mon rôle, face à un signalement de ce type, est de le transmettre au procureur, en l'occurrence au substitut des mineurs qui est mon interlocuteur au tribunal. Ensuite, cela relève de la compétence du Parquet.

Je savais qu'en transmettant ces écrits au Parquet, il y avait de fortes chances pour qu'ils soient ensuite eux-mêmes transmis au juge d'instruction. Mais en aucun cas je n'ai eu de contact avec ce dernier. Je n'en ai d'ailleurs jamais, quelle que soit l'affaire.

De la même manière, je ne suis pas intervenue directement dans l'enquête. C'est le Parquet qui a transmis aux services de police, lesquels se sont parfois adressés à moi pour savoir où tel enfant était placé, pour connaître l'adresse de telle assistante familiale, etc.

Que ce soit clair : quel que soit le dossier, les deux seuls interlocuteurs de l'ASE au tribunal sont le Parquet et le tribunal pour enfants.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Une dizaine de parents en détention ; une vingtaine d'enfants placés ou en situation d'accompagnement : est-ce que cela légitimait le même type de procédure ? Un an après le début de l'instruction, est-ce que votre appréhension de la situation pouvait être la même ?

Mme Claire BEUGNET : Je ne sais pas sur quel terrain vous souhaitez vous placer. S'il s'agit de la transmission des propos tenus par les enfants, même si ces propos avaient pu avoir pour conséquence, dans le cadre de l'enquête, l'incarcération de certaines personnes et le placement d'autres enfants, il est très clair qu'au regard de la loi, il n'est pas de la compétence d'un service d'aide sociale à l'enfance de déterminer si les révélations d'un enfant sont dignes d'être entendues ou transmises. C'est au Parquet, aux services enquêteurs, au juge d'apprécier si, oui ou non, ces propos doivent donner lieu à des actions ou être considérés comme nuls et non avenus.

Je ne suis pas non plus intervenue auprès des experts ; chacun son rôle.

M. Georges FENECH : Vous nous avez expliqué que vous aviez deux interlocuteurs, le substitut des mineurs et le juge des enfants. Confrontés à une situation qui met gravement en danger les enfants, vous faites un signalement. Le Parquet procède à un classement sans suite. Mais le juge des enfants doit déjà avoir ouvert un dossier. Qu'est-ce qui vous empêchait de saisir directement le juge des enfants en lui indiquant que la décision prise par le Parquet ne correspondait pas à vos attentes ? Le juge des enfants aurait sans doute pu alors prendre une décision de placement.

Mme Claire BEUGNET : Le juge des enfants a reçu, en copie pour information, le signalement de 1996. Peu de temps après, il y a eu l'audience concernant Pierre, au cours de laquelle nos services ont pu faire état des modalités de prise en charge des enfants.

Par ailleurs, nous disposons d'un texte très clair s'agissant de la saisine du juge des enfants : celui-ci ne peut être saisi que par le père, la mère ou le mineur lui-même.

M. Georges FENECH : Voilà une piste de réforme.

Mme Claire BEUGNET : De manière exceptionnelle, il arrive que les juges des enfants se saisissent d'office. Mais chaque juge apprécie ce texte à sa façon.

M. Georges FENECH : Ils peuvent donc se saisir d'office ?

Mme Claire BEUGNET : Oui.

M. Georges FENECH : Pourquoi ne vous adressez-vous pas directement au juge des enfants ?

Mme Claire BEUGNET : Dans l'état actuel de la loi, je ne peux adresser le signalement qu'au Parquet.

M. Georges FENECH : On peut peut-être trouver là un élément de réponse.

M. Marcel BONNOT : Nous vous avons écoutée avec attention, après avoir écouté les référents. Il semble que chacun d'entre vous, avec ses moyens, a rempli le rôle qui était le sien. Pourtant, il semble aussi que, sur ce dossier particulier, les dysfonctionnements aient été nombreux.

Pouvez-vous, très rapidement et avec objectivité, faire la critique de l'espace qui est le vôtre et suggérer des remèdes susceptibles de faire disparaître des cloisonnements et de rendre plus opérationnelles vos attributions ?

M. le Président : Nous avons déjà suggéré à Mme Beugnet de nous transmettre ses propositions éventuelles par écrit.

Mme Claire BEUGNET : On n'a pas attendu cette affaire pour se livrer à une autocritique. La loi sur les assistantes maternelles et familiales vise à assurer à celles-ci une meilleure formation ; elles sont en effet les premières à recueillir les paroles de l'enfant. Je pense qu'il faudra encore avancer dans ce sens.

Personnellement, je ne vois pas de cloisonnement. J'ai une conscience assez précise de mon rôle, de mes compétences, du cadre légal de mes interventions et je ne suis peut-être pas la mieux placée pour vous répondre à ce propos. Le système me paraît fonctionner.

M. le Président : Il fonctionne et il lui arrive de dysfonctionner.

Madame, je vous remercie.

* Audition de M. Erik TAMION,
ancien juge des enfants au tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer



(Procès-verbal de la séance du 10 janvier 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la Commission d'enquête.

Au préalable, je souhaite vous informer de vos droits et obligations.

Dans le cadre de la formule du huis clos qui a été retenue pour votre audition, celle-ci ne sera rendue publique qu'à l'issue des travaux de la Commission. Cependant, la Commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui en sera fait. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué et les observations que vous pourriez présenter seront soumises à la Commission.

L'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires punit de peines d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende toute personne qui, dans un délai de trente ans, divulguera ou publiera une information relative aux travaux non publics d'une commission d'enquête, sauf si le rapport de celle-ci a fait état de cette information.

Je vous rappelle qu'en vertu du même article, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel.

Toutefois, en application de l'article 226-14 du même code, l'article 226-13 n'est pas applicable aux personnes informant les autorités de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Enfin, l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. Cependant, pour la commodité de l'audition, vous pourrez citer nommément les enfants qui auraient été victimes de ces actes, la Commission les rendant anonymes dans son rapport.

Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je vais maintenant vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(M. Erik Tamion prête serment).

M. Erik TAMION : J'avais été invité à préparer un exposé préliminaire avant de répondre à vos questions. J'envisageais donc de vous livrer quelques éléments sur la protection judiciaire des mineurs, de la part du juge des enfants ; sur les rapports entre l'assistance éducative et la justice pénale, s'agissant des auteurs d'agressions sexuelles sur mineurs ; sur l'organisation du service du juge des enfants au tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer entre 1999 et 2004.

M. le Président : Nous sommes surtout intéressés par la troisième partie. Nous aimerions connaître comment cela se passait lorsque vous étiez juge des enfants à Boulogne.

M. Erik TAMION : Certains des mineurs concernés par cette affaire sont toujours suivis par le juge des enfants de Boulogne-sur-Mer. Par ailleurs, les dossiers d'assistance éducative ne sont pas communicables en dehors des parties à l'assistance éducative et leur consultation est très stricte. Tant et si bien que je pense ne pouvoir aborder de situations particulières que dans la mesure où elles ont été débattues publiquement lors du procès de Saint-Omer.

J'ai une mémoire limitée ou incertaine sur les dossiers d'assistance éducative qui ont pu avoir trait à cette affaire d'Outreau. Je suis intervenu sur ces dossiers entre septembre 2000, date à laquelle j'ai intégré le tribunal de grande instance, à la fin 2002 voire au début 2003, date à laquelle on a réorganisé le service des juges des enfants en raison de la création d'un troisième cabinet de juge des enfants.

Sachez que pendant cette période, un cabinet gérait en continu 600 à 700 dossiers. D'où le risque que ma mémoire soit incertaine. Pour autant, si vous avez des pièces relatives à la procédure d'instruction qui pourraient me concerner, je serai à même de les commenter.

M. le Président : Vous pourriez passer à la troisième partie de votre exposé.

M. Erik TAMION : Le principe est que le juge des enfants a une compétence territoriale sur le ressort du TGI où se trouve le domicile de l'un des parents ou du moins de la famille où le mineur a été confié, voire celui du mineur. Le ressort du TGI de Boulogne-sur-mer inclut la ville de Calais au nord et Berck au sud.

Au niveau du tribunal, soit les juges des enfants s'organisent par une répartition alphabétique du dossier, mais c'est peu pratiqué. À Boulogne, on a adopté une répartition géographique. Avant 1999, il y avait un cabinet A, qui existe toujours ...

M. le Président : Ne vous en tenez pas à la théorie. Nous aimerions savoir ce qui s'est passé concrètement pour le dossier d'Outreau.

M. Erik TAMION : Ce que je pourrais vous dire sur la compétence des juges des enfants est néanmoins intéressant. Pour ma part, j'ai été juge des enfants sur le cabinet A, celui de Calais, où était rattaché le dossier d'Outreau. Le cabinet A étant surchargé, mon prédécesseur, Mme Hélène Sigala, a obtenu du président que les nouveaux dossiers créés au titre de la ville d'Outreau soient rattachés au cabinet B. Ainsi, les anciens dossiers restaient au cabinet A. Ce fut le cas du premier dossier Delay. La situation a évolué en 2002, avec la création du troisième cabinet C, à Boulogne-sur-Mer.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Vous êtes arrivé en septembre 2000 et il est bien évident qu'un certain nombre de questions ont été traitées antérieurement par Mme Hélène Sigala.

Le 25 février 2000, Mme Hélène Sigala - actuellement en poste à la Réunion, et en congé - a rendu une ordonnance de placement des trois enfants Delay. On y constate que depuis 1992, le couple Delay-Badaoui et Mme Badaoui ont demandé périodiquement des mesures de placement pour Pierre comme pour Jean, Paul et Luc. Le juge des enfants avait mis en place, pour l'essentiel, des mesures éducatives visant à maintenir les enfants dans leur famille.

Entre 1995 et 2000, un certain nombre de notes émanant des services sociaux et de la Protection judiciaire de la jeunesse signalent, dans des termes parfaitement clairs, une situation très préoccupante.

Ma question sera générale : est-ce que c'est une habitude professionnelle, voire un objectif poursuivi par le juge des enfants que de maintenir les enfants dans la famille ? Mais où arrête-t-on le curseur ? Quelle est la politique suivie et sur le fondement de quels textes ?

M. Erik TAMION : Ce n'est pas une doctrine. Le code civil impose de privilégier la mesure d'assistance éducative en milieu ouvert, c'est-à-dire le maintien à domicile, par rapport à la mesure de placement. C'est un principe. Jusqu'où ? Tout dépend de l'acuité de la situation, des critères de danger, des services qui interviennent et de la sensibilité du juge. Il n'y a pas d'échelle.

Le danger est défini par quatre critères : lorsque les conditions de santé, de moralité, d'éducation et de sécurité sont gravement compromises. C'est au juge d'apprécier. D'ailleurs l'article 375 du code civil dispose bien que le juge « peut » prendre les mesures éducatives, etc. Ce n'est donc pas une obligation. Alors même qu'il y a un danger manifeste, parce que la mesure serait inopérante, il peut ne pas prendre de mesure éducative ; c'est ce qui arrive, par exemple, pour des mineurs de seize ou dix-sept ans.

L'objectif qui est, à mon sens, celui de l'ensemble des juges des enfants est de maintenir autant que faire se peut les enfants à la maison avec une mesure éducative.

M. le Rapporteur : Dans ce dossier, on trouve également des notes faisant état de violences répétées contre les enfants, notamment de la part de M. Thierry Delay, ce qui justifia en février 2000 leur placement. Je suppose qu'on privilégie aussi, en cas de placement, les droits de visite et d'hébergement et que l'appréciation de la situation est laissée au juge en fonction des éléments du dossier. En l'occurrence, le fait qu'une note fasse état de violences ne serait pas le seul élément d'appréciation.

M. Erik TAMION : Le placement a été décidé parce que le danger était plus important. Ensuite, les droits de visite et d'hébergement sont un outil permettant le maintien des liens et, à terme, la levée du placement. Le plus souvent, d'ailleurs, les placements se font avec l'adhésion des parents - et parfois à leur demande.

M. le Rapporteur : En revanche, le 21 décembre 2000, le droit de visite et d'hébergement est suspendu. Vous étiez alors en fonctions. C'est donc vous qui, concrètement, avez pris la décision.

M. Erik TAMION : J'avais décidé de maintenir ce droit de visite et d'hébergement, dans le cadre d'un jugement que j'avais rendu au mois de septembre en arrivant. Je me souviens que c'était ma toute première audience.

M. le Rapporteur : Qu'est-ce qui vous a amené à modifier cette décision ?

M. Erik TAMION : Les modifications du droit de visite et d'hébergement, que ce soit pour l'élargir ou le restreindre, se font le plus souvent à la demande du service gardien. Si c'est à la demande des parents, le service gardien est consulté pour avis.

En l'occurrence, c'est le service local de l'ASE qui m'avait adressé une demande de suspension du droit de visite et d'hébergement.

M. le Rapporteur : Aviez-vous pu prendre connaissance de l'intégralité du dossier ? Je pense aux dossiers de placement temporaires précédents, des notes des services sociaux ...

M. Erik TAMION : À partir du moment où un dossier d'assistance éducative est ouvert, il évolue jusqu'à ce qu'il soit fermé. Certains sont légers, d'autres sont plus volumineux. Le dossier Delay était en l'occurrence moyen.

M. le Rapporteur : Au moment de votre prise de fonctions, avez-vous pris connaissance de l'intégralité du dossier ?

M. Erik TAMION : Oui. Dans ces cas-là, on relit les précédentes décisions qui ont été rendues et les rapports, notamment les derniers.

M. le Rapporteur : Ce qui nous intéresse, c'est de connaître la méthode professionnelle d'appréciation, sur un plan général.

Si vous avez pris connaissance de l'intégralité du dossier, vous avez constaté que certains rapports étaient alarmants, mais que, pour autant, les liens avec les parents avaient été maintenus. Vous nous avez expliqué que le code civil entendait privilégier ces liens, dans la mesure du possible. Il reste qu'on peut penser qu'il y a, en l'occurrence, une contradiction entre les décisions prises et les rapports des services sociaux - par exemple celui établissant que la santé, la sécurité et le développement psychoaffectif d'un des enfants Delay risquait d'être gravement compromis et sollicitant pour lui une mesure de protection judiciaire.

M. Erik TAMION : Concrètement, c'est à l'audition de l'enfant, à l'audition des parents auxquelles il faut se rapporter. Vous n'avez cité qu'une conclusion, à partir de laquelle il n'est pas possible de dire, par exemple, qu'il faudrait un placement sans droit de visite et d'hébergement.

M. le Rapporteur : Vous avez probablement pris connaissance de l'ensemble de ces rapports, dont je n'en ai cité qu'un, au hasard. Cela dit, et malgré ces conclusions, où place-t-on le curseur ?

M. le Président : Qu'est-ce qui vous conduit à suspendre le droit de visite et d'hébergement des enfants en décembre 2000 ?

M. le Rapporteur : Ce changement de décision a effectivement été très rapide, entre septembre et décembre 2000.

M. Erik TAMION : Il se trouve qu'à ce moment-là, on m'en a fait la demande et qu'on m'a transmis des notes. Je n'ai pas décidé de suspendre le droit de visite spontanément, sans raison. Mon ordonnance de décembre était motivée.

Lorsque la motivation est fondée sur des faits répréhensibles, on s'efforce de l'édulcorer au maximum, de façon que cela ne nuise pas à une éventuelle enquête pénale ultérieure. Cela dit, il faut motiver l'ordonnance.

M. le Rapporteur : Ce n'est pas votre lecture du dossier, au moment de votre arrivée, qui vous a amené à modifier les mesures de droits de visite ? C'est parce que quelqu'un, probablement des services sociaux, du conseil général ou de la DPJJ, a appelé votre attention ?

M. Erik TAMION : Tout à fait.

M. le Rapporteur : Mais vous pouvez aussi vous saisir d'office ?

M. Erik TAMION : Oui, mais il faut des éléments pour le faire.

En septembre 2000, je renouvelle le placement des enfants Delay. La famille avait d'ailleurs, en quelque sorte, demandé la mainlevée du placement, alors que les services sociaux demandaient son maintien.

M. le Rapporteur : Vous avez maintenu le droit de visite et d'hébergement ?

M. Erik TAMION : En effet. Je l'ai maintenu avant de le suspendre, au vu des rapports qui me seront transmis.

M. le Rapporteur : Une fois que les parents Delay ont été emprisonnés, savez-vous si des rapports avec leurs enfants ont été maintenus ? Si oui, comment ?

M. Erik TAMION : Dans le cas Delay, je ne pense pas. La suspension du droit de visite et d'hébergement a dû être prolongée de manière définitive par une autre ordonnance.

M. le Rapporteur : Cela n'a pas duré longtemps, puisqu'ils ont été emprisonnés le 22 février 2001.

Ma question est générale : est-ce qu'après l'incarcération des époux Delay, c'est-à-dire très rapidement, des contacts ont été maintenus ?

M. Erik TAMION : Non, il n'y a pas eu de contacts. Il aurait fallu que le juge d'instruction, de son côté, accorde un permis de visite.

M. le Rapporteur : Quelles ont été les raisons du placement, pendant l'instruction, d'un nombre relativement important d'enfants d'autres familles ? Avez-vous été à l'origine de ces décisions ?

M. Erik TAMION : Quand j'ai été convoqué, je me suis rapproché du tribunal de Boulogne-sur-Mer et de sa vice-présidente actuelle, Mme Carlier, pour avoir un éclairage statistique : il y a donc eu huit familles concernées, ce qui correspondait à vingt-et-un enfants. Précisons que pour une famille, il n'y a pas eu de placement, mais une mesure d'assistance éducative en milieu ouvert ; pour une autre, c'était initialement un placement à tiers digne de confiance qui s'est transformé en placement ASE ; pour d'autres enfin, le placement s'est transformé en placement familial à l'autre parent.

M. le Rapporteur : Avez-vous été à l'origine de ces décisions ? Y avait-il un lien avec le juge d'instruction ?

M. Erik TAMION : Le juge des enfants, d'un point de vue procédural, peut être saisi par le Parquet, par la famille, par le mineur ou s'autosaisir. En l'occurrence, il n'y a eu aucune autosaisine. Cette dernière est d'ailleurs exceptionnelle. On l'utilise en pratique uniquement lorsqu'on suit déjà trois enfants d'une famille et qu'un quatrième vient à naître et que la problématique de la famille reste la même.

Dans ces dossiers, les saisines ont été effectuées par le Parquet. Il n'y a pas eu de placement d'office par le juge des enfants. Il s'agissait d'ordonnances de placement provisoire prises par le Parquet au moment où il saisissait le juge des enfants.

De mémoire, sans être capable de donner de noms et en me référant à d'autres affaires, les parents sont interpellés, placés en garde à vue. C'est alors que se pose, concrètement, le problème de la garde des enfants et qu'intervient l'ordonnance de placement provisoire du Parquet. Le procureur saisit dans la foulée le juge des enfants qui, désormais, depuis 2002, doit audiencer dans les quinze jours.

M. le Rapporteur : Très concrètement, le motif de votre décision était que les parents avaient été interpellés.

M. Erik TAMION : Oui, mais il est possible que d'autres personnes de la famille, des tiers dignes de confiance, accueillent l'enfant, ce qui dispense d'un placement ASE. C'est ce qui s'est passé pour les enfants de M. et Mme Marécaux.

Les parents ayant été interpellés, les enfants ont été placés aussitôt par le Parquet. J'ai été saisi, j'ai audiencé dans les quinze jours. Les grands-parents maternels avaient fait une demande de placement ; deux des sœurs de M. Alain Marécaux avaient également demandé la garde des enfants. Les trois enfants disaient bien se plaire dans leur famille d'accueil. J'ai maintenu leur placement. Les deux parents ont fait appel de la décision. La Cour d'appel, trois ou quatre mois après, a confié les trois enfants aux grands-parents maternels. Ces derniers ayant eu des problèmes avec l'un des trois, il a fallu le replacer dans la même famille d'accueil ...

M. le Rapporteur : Pendant toute cette période, avez-vous été en rapport avec le juge d'instruction ?

M. Erik TAMION : Pas directement ...

M. le Rapporteur : Lui avez-vous, ou non, parlé de l'affaire ? Vous êtes-vous concertés ?

M. le Président : Même informellement ?

M. EriK TAMION : On ne peut pas dire cela. Lorsque j'avais des éléments nouveaux qui intervenaient par rapport aux enfants que je suivais, je lui transmettais une pièce susceptible de l'intéresser par voie de « soit transmis » : par exemple, le jugement de placement des enfants Marécaux, ainsi que les notes d'audience...

M. le Rapporteur : Vous n'avez jamais été amené à parler de cette affaire avec lui ?

M. Erik TAMION : Probablement.

M. le Rapporteur : Je préférerais que vous me répondiez par oui ou par non.

M. Erik TAMION : Oui, mais je dois vous préciser le contexte : celui-ci est le même que lorsqu'un collègue juge aux affaires familiales qui doit rendre un jugement de divorce dans une affaire apprend que je suis saisi en même temps de cette affaire et me demande s'il peut regarder le dossier, s'il y a une enquête sociale qui pourrait l'éclairer. Dans ce cas-là, je lui transmets une pièce.

M. le Rapporteur : Puisque vous venez de répondre par l'affirmative, quelles ont été les questions abordées ?

M. Erik TAMION : Il s'agissait simplement d'échanges d'informations. De la même façon, nous pouvons discuter avec un collègue juge aux affaires familiales de ce qu'on peut penser du parent ou de l'enfant.

M. le Rapporteur : Et avec le Parquet ? Aviez-vous des rapports avec le procureur de la République sur ce dossier ?

M. Erik TAMION : Avec le procureur de la République, M. Gérald Lesigne, non. Il se préoccupait du dossier pénal. Le substitut des mineurs, Mme Véronique Carré, prenait les ordonnances de placement provisoire.

M. le Rapporteur : Ce n'était pas une question piège. Il existe tout de même un dialogue informel, soit dans le cadre des affaires familiales, soit dans le cadre de ce dossier en fonction des informations qui pouvaient s'échanger entre vous ?

M. Erik TAMION : Tout à fait.

M. le Président : Vous n'avez jamais fait part de votre étonnement au juge d'instruction devant cette cascade de mises en détention qui aboutissait, en ce qui vous concerne, à une cascade de placements d'enfants ?

M. Erik TAMION : Non, les placements avaient lieu au moment de la mise en examen ou de la mise en détention des parents. C'est ce que l'on rencontre dans d'autres dossiers.

M. le Rapporteur : Est-ce qu'après le placement, des liens ont été maintenus entre les enfants placés et leurs parents ? Si oui, sous quelle forme ?

M. Erik TAMION : Je ne peux pas vous répondre de façon précise. Cela dépend des cas. A priori, il n'y a pas d'obstacle ...

M. le Rapporteur : Certes, mais avez-vous été amené à intervenir pour maintenir des liens entre parents et enfants ? Je dis cela parce que, selon la presse, tel acquitté s'était plaint, par exemple, de ne pas avoir reçu les dessins de ses enfants.

M. Erik TAMION : Le droit de visite et d'hébergement permet un contact.

Le droit de correspondance, bien que cela ne soit jamais précisé dans les décisions, est toujours accordé. Dès lors que le juge des enfants ne le suspend pas, il est maintenu. De mémoire, je n'ai suspendu aucun droit de correspondance dans cette affaire, ni dans d'autres d'ailleurs, si ce n'est parce que les parents adressaient des propos délirants par écrit.

Après, comme pour la détention provisoire ou le contrôle judiciaire, encore faut-il que le juge d'instruction laisse circuler le courrier. Enfin, les services sociaux ne transmettent pas le courrier à l'enfant, comme cela, pour le lire.

M. le Rapporteur : Avez-vous suivi ce dossier, après le placement des enfants ?

M. Erik TAMION : Après que les dossiers que je gérais ont été transférés dans d'autres cabinets, non. En dehors bien sûr de l'intérêt qu'on peut y porter à travers les médias et les bruits du Palais.

D'abord, je n'en avais pas le temps, et puis, en tant que juge des enfants, ces situations d'enfants placés ressemblaient à beaucoup d'autres.

M. le Rapporteur : Quelles suggestions, quelles propositions de réforme seriez-vous en mesure de faire, s'agissant du rôle des enfants dans ce type d'affaires ? Si vous ne pouvez pas le faire ex abrupto, vous pouvez nous les transmettre.

M. Erik TAMION : Je comptais évoquer le lien entre l'assistance éducative et la justice pénale - pour les majeurs auteurs d'infractions.

Nous sommes dépendants de l'incarcération d'un parent ou d'un contrôle judiciaire. Dans ce type de situation, nous ne pouvons rien faire.

Nous sommes également dépendants d'un devoir de loyauté vis-à-vis de l'enquête pénale. On ne peut pas, par exemple, prendre des initiatives qui consisteraient à motiver un jugement qui aboutirait à livrer les confessions des enfants, alors même qu'elles n'auraient pas été exploitées par les enquêteurs. Cela nous amène à devoir retarder des audiences, lorsque l'enquête n'a pas débuté. Nous n'y pouvons pas grand-chose. C'est une question de temps et de chronologie des événements.

Maintenant, ce n'est pas parce qu'une procédure a donné lieu à un classement sans suite, à un acquittement, à une relaxe, que les faits, ou du moins la répercussion des faits que les enfants ont pu révéler ne peuvent plus continuer à être exploités par le juge des enfants. Ils peuvent continuer à avoir un retentissement psychologique sur les enfants.

À l'inverse, ce n'est pas parce qu'un parent a été condamné qu'il est privé de ses droits. Des efforts ont été fournis par exemple après coup pour rétablir, dans le cadre de l'assistance éducative, des droits de visite à un parent détenu à l'autre bout de la France parce que l'adolescente, en l'occurrence, allait très mal et qu'il était vital pour elle de renouer un lien qui avait été supprimé par la justice pénale.

Les choses sont un peu plus compliquées ici.

M. Jean-Yves HUGON : Vous avez été amené à auditionner les enfants Delay. Est-ce que la façon dont on auditionne les enfants en France et dont on exploite leur parole vous paraît satisfaisante ?

Toute cette affaire dépend de la parole de l'enfant. Les personnes qui ont été incarcérées l'ont été à la suite des déclarations des enfants. Notre rôle est d'essayer de comprendre et de proposer des modifications législatives pour que ce genre de dérapage ne se reproduise plus.

Vous êtes ici en tant que juge des enfants. Pouvez-vous prendre un certain recul et nous, dire, en tant que magistrat, votre avis sur cette affaire que vous avez vécue de manière privilégiée. À partir de quel moment a-t-elle dérapé ?

M. Erik TAMION : Les textes rendent obligatoires un certain nombre d'auditions, d'abord devant le juge des enfants. Ce dernier est tenu de les entendre, sauf les plus petits. Je ne vois rien à améliorer. Au sein des services de police, les textes prévoient des auditions sous vidéo. Cette pratique tend à se généraliser.

S'agissant du recueil de la parole de l'enfant, c'est plus une question de pratique, qui pourrait, le cas échéant, être améliorée.

M. le Président : Est-ce qu'on vous apprend suffisamment, à l'École de la magistrature, à recueillir la parole de l'enfant et à l'écouter ?

M. Erik TAMION : On l'apprend dans le cadre de l'École de la magistrature, dans la mesure où l'on choisit la fonction de juge des enfants. On doit suivre, notamment, avant le stage de préaffectation, une formation qui revient spécifiquement sur la fonction qu'on aura en sortie d'école.

M. le Rapporteur : Combien de temps dure-t-elle ?

M. Erik TAMION : Elle dure cinq semaines après le choix du poste. Ensuite, nous partons en stage dans la juridiction sur la fonction qu'on exercera, pendant quatre mois ou quatre mois et demi. Cette formation peut dépendre de la qualité du maître de stage. Et puis, nous nous formons essentiellement sur le terrain.

M. le Président : À partir de quand l'affaire a-t-elle dérapé ?

M. Erik TAMION : À mon niveau, je n'ai pas d'éléments qui me permettent de dire qu'à un certain moment on ait constaté un dérapage. Je n'interviens pas dans la sphère pénale.

Le juge des enfants, comme d'autres magistrats, n'a pas accès aux dossiers de l'instruction. À l'inverse, le juge d'instruction peut se faire communiquer les dossiers à sa demande.

Nos collègues pourraient nous laisser jeter un œil aux dossiers d'instruction. Mais là encore, c'est un problème de temps. Nous gérons nos dossiers en tant que juges des enfants, avec les questions que nous avons à résoudre : le danger, l'existence ou non d'un lien, etc.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Je souhaiterais que vous répondiez par rapport à l'affaire.

Vous ordonnez le placement d'enfants. À ce moment-là, avez-vous connaissance des éléments du dossier et des conditions dans lesquelles est organisé le placement ? Chez qui iront les enfants, dans quel rayon géographique ?

Avez-vous connaissance ensuite des conditions dans lesquelles s'exerce l'accompagnement des enfants des familles d'accueil ? Avez-vous été informé des déclarations faites par les enfants aux assistantes maternelles, jusqu'au moment où la responsable des services sociaux les a transmises au substitut ?

Une décision a abouti à placer, le même jour, plusieurs enfants habitant dans l'immeuble de la famille Delay. Les parents de ces enfants n'étaient pas incarcérés et l'ont appris dans la journée ou le soir. Qui est à l'origine de cette décision ? S'il s'agit de vous, quels sont les éléments que vous auriez pu connaître du dossier pénal et qui vous auraient amené à la prendre ?

M. Erik TAMION : Dès que les enfants sont placés, nous avons connaissance de l'endroit où ils sont accueillis. Même dans le cadre d'un placement provisoire ordonné par le procureur de la République et dont on est saisi dans les quinze jours, le service social, en vue de cette audience à délai rapproché, nous fournit un petit rapport où figure le nom de la famille à laquelle l'enfant est confié.

D'un point de vue légal, ni le procureur de la République ni le juge des enfants, dès lors qu'il confie l'enfant à l'ASE, n'a le pouvoir d'intervenir dans le choix des familles d'accueil. C'est une décision de l'administration qu'on ne pourrait, d'un point de vue juridique, contester devant le juge administratif. Cela dit, dans la pratique, si on considère qu'une famille d'accueil ne fait pas l'affaire, on appelle la référente pour essayer d'arranger la situation.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Est-ce que, dans cette affaire, vous avez eu connaissance au fur et à mesure des paroles transmises par les enfants aux assistantes maternelles ?

M. Erik TAMION : Quand les enfants font des révélations aux assistantes maternelles, soit ces révélations servent de support au service gardien pour faire une demande de suspension de droit de visite et d'hébergement, et auquel cas il me la communique ; soit ...

M. le Président : Monsieur le juge, vous êtes dans la théorie. M. Jean-Yves Le Bouillonnec voulait savoir comment cela s'était passé concrètement dans l'affaire d'Outreau.

M. Erik TAMION : Ma réponse sera la même. Soit j'ai pris la décision de suspension, et j'en ai donc été informé. Soit le service social en a informé le procureur, dans la mesure où l'on est dans le cadre de la dénonciation de faits pénaux et, une copie étant en général adressée pour information au juge des enfants, j'en ai également été informé.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Avez-vous eu connaissance des déclarations faites par les enfants à leurs assistantes maternelles ?

M. Erik TAMION : Oui. Celles que j'ai traitées et qui ont donné lieu à des prises de décisions de ma part, je les ai évidemment analysées. J'ai dû en voir passer d'autres pour information. Mais n'ayant pas de décision à prendre parce que le droit de visite et d'hébergement était suspendu...

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Devant l'abondance de la parole recueillie, il semblait impossible de ne pas s'interroger sur la réception de la parole des enfants par les assistantes maternelles.

M. Erik TAMION : Je ne partage pas entièrement votre avis. Il y a des moments où un enfant parle abondamment, et un autre où il ne parle pas. Il n'y a pas à s'en étonner ni à y voir quelque chose de suspect dans un sens comme dans l'autre. C'est une question de pratique.

Si on interroge les enfants sous vidéo, c'est parce qu'on veut éviter qu'ils soient traumatisés s'ils doivent répéter leurs propos. Or, c'est sans doute vrai dans la majorité des cas, mais pas dans tous.

M. Christophe CARESCHE : Nous avons un peu de mal à vous suivre. Vous décrivez toute cette affaire comme si elle était très banale. Or, il semblerait que votre collègue juge d'instruction ne la considérait pas comme telle. Il était sur la piste d'un réseau pédophile mettant en cause de nombreuses personnes et travaillait sur cette hypothèse. Le contexte local était très particulier. La presse s'était emparée de l'affaire.

Vous qui avez eu à connaître la famille à l'origine de cette affaire, vous semblez ne vous être intéressé qu'à son aspect procédural. Mais le simple fait d'avoir eu à placer du jour au lendemain une vingtaine d'enfants a dû vous mettre devant une situation exceptionnelle !

Je ressens un décalage entre ce que vous dites aujourd'hui et la façon dont cette affaire a explosé sur le plan judiciaire et médiatique. J'imagine que vous avez croisé le juge Fabrice Burgaud dans les couloirs et qu'il a pu vous poser des questions, même de manière informelle. J'imagine qu'il en a été de même avec le procureur. Vous vous parlez entre collègues.

M. Erik TAMION : Il ne faut pas se méprendre lorsque je dis que les choses étaient banales ou normales. Je me situe dans un cas où des parents auteurs ou réputés tels sont placés en détention, où leurs enfants sont placés parce qu'il n'y a pas d'autre possibilité de garde et que le juge des enfants doit prendre des mesures à leur égard. En l'occurrence, il n'y a pas eu de différence de traitement entre les dossiers rattachés à l'affaire d'Outreau et d'autres dossiers.

Qu'ensuite, au niveau du service du juge des enfants, le lien ait été fait entre le dossier Delay et Untel ou Untel, c'est évident.

Les placements se sont égrenés dans le temps. Les enfants Delay ont été placés avant 2000 et les autres placements ont eu lieu au fur et à mesure des incarcérations. Tout ne s'est pas fait en un jour.

M. Christophe CARESCHE : Est-ce que la thèse du réseau a été une hypothèse de travail adoptée d'emblée ? Compte tenu des éléments dont vous pouviez disposer alors, cela vous a-t-il troublé ? Vous êtes-vous interrogé à ce sujet ?

M. Erik TAMION : Un réseau avec de multiples auteurs ? Les pistes belges ou autres ? Non, absolument pas. Du côté du juge des enfants, cela n'était pas palpable.

M. Christophe CARESCHE : En avez-vous parlé à M. Burgaud à ce moment-là ?

M. Erik TAMION : Non, ce sont des éléments liés à l'instruction. En revanche, ce qui pouvait éveiller l'intérêt du juge des enfants, ce sont les déclarations d'enfants selon lesquels ils auraient été agressés avec Untel ou Untel. Du fait de son devoir de protection, le juge des enfants essaie naturellement de voir dans ses dossiers si, par rapport à des identités données, certaines personnes sont connues du tribunal pour enfants. Mais on se limitait à ce type de réflexes, sans songer à un réseau.

M. Bernard DEROSIER : Monsieur le juge, vous ne répondez pas à nos questions. Je ne vais pas vous parler de l'affaire d'Outreau, mais du juge des enfants que vous êtes et qui était en fonctions à Outreau.

Vous avez pris connaissance du dossier, concernant notamment les enfants Badaoui. Vous y avez découvert des rapports des services sociaux départementaux signalant la situation de danger dans laquelle se trouvaient ces enfants.

Est-ce que, d'une manière générale, concernant ces enfants, en tant que juge des enfants, vous tenez compte de l'avis autorisé des travailleurs sociaux, et dans quelles proportions ? Est-ce que vous restez dans la logique de votre intime conviction et sur des bases juridiques ?

Vous avez répondu à un de mes collègues que vous ne vous intéressiez pas à l'affaire, qui relevait de l'instruction. Pourtant, vous avez pris des mesures de placement pour un nombre impressionnant d'enfants. Trouvez-vous normal de ne pas vous y être intéressé ? En d'autres termes, vous n'avez pas éprouvé le besoin d'être entendu par le juge d'instruction. Si tel était le cas, pourquoi ?

M. Erik TAMION : En quelque sorte, c'est le Parquet qui faisait le lien sur l'information et sur les saisines. J'ai été saisi à partir de saisines du Parquet.

Quand je détenais des informations qui me semblaient importantes pour le juge d'instruction, je les lui transmettais par « soit transmis ». En cas de faits nouveaux, je les transmettais au Parquet dans la mesure où, comme toute autorité publique, j'ai l'obligation de dénoncer des faits délictueux ou criminels.

Pourquoi aller parler au juge d'instruction de telle ou telle chose ? Je n'avais rien à lui dire de plus que ce qu'il connaissait déjà, éventuellement par mes « soit transmis ». Il avait certainement plus d'éléments que moi, avec les auditions des services de police, etc.

M. Guy GEOFFROY : Vous nous avez montré tout à l'heure que vous étiez sensible aux rapports des services de l'ASE puisque, après avoir confirmé le placement des enfants Delay, vous avez ensuite pris, toujours sur rapport de l'ASE, une décision de suppression du droit de visite et d'hébergement. Or, il se trouve que dans cette affaire, bien avant que vous ne preniez vos fonctions, le procureur ou le substitut pour les mineurs avait été saisi par les services sociaux d'une demande de placement des mêmes enfants et que le procureur avait estimé qu'en l'absence de danger - selon ses analyses - il n'y avait pas lieu à ce placement, d'où un classement sans suite de la demande.

Compte tenu de l'intérêt que vous avez manifesté vis-à-vis des remarques de l'ASE lorsque vous étiez aux commandes du dossier, pensiez-vous que si vous aviez été saisi du double de la saisine du procureur, vous auriez pris l'initiative de vous saisir d'office de la demande de placement ? Pensez-vous, en votre âme et conscience, que, dans cette affaire, vous auriez pris vous-même, malgré la décision de classement du procureur, la décision de placement, qui a été finalement prise quatre ans plus tard ?

M. Erik TAMION : Je suis à nouveau embarrassé pour répondre et je ne voudrais pas que l'on en conclue que je ne veux pas répondre aux questions. J'entends réellement vous apporter le maximum d'éléments, mais je dois le faire honnêtement. En l'occurrence, je n'ai pas la mémoire des éléments de cette première procédure. Ce serait intellectuellement malhonnête et déloyal vis-à-vis de mes collègues.

Je peux dire néanmoins que si le juge des enfants n'a pas été saisi du dossier des enfants Delay et que le Parquet a classé sans suite ...

M. Guy GEOFFROY : Le juge des enfants a été saisi. Il a reçu le double de la saisine.

M. le Président : Cela concerne votre prédécesseur.

M. Erik TAMION : Je peux vous répondre de manière théorique.

M. le Rapporteur : Vous nous avez dit que vous aviez pris connaissance de l'intégralité du dossier.

M. Erik TAMION : Certes, j'en ai pris connaissance pour prendre des décisions de jugement ; mais aujourd'hui, je n'en ai pas le souvenir au point de répondre précisément à M. le député.

M. François CALVET : On a le sentiment d'un certain cloisonnement entre vous, le juge des enfants et votre collègue, le juge d'instruction. Or, d'après l'article 40 du code de procédure pénale, quand on a connaissance d'un crime ou d'un délit, on doit saisir le parquet. Monsieur le juge, dans cette affaire pourtant grave, avez-vous été empêché, pour des raisons juridiques ou déontologiques, de communiquer avec le juge d'instruction ? La séparation entre les deux fonctions est-elle tellement nette qu'elle puisse vous empêcher de faire éclater la vérité ?

M. Erik TAMION : Non, très honnêtement, si je détiens un élément d'information qui me semble précieux pour une procédure ouverte chez un collègue de l'instruction, je le lui communique.

M. François CALVET : Mais vous n'allez pas plus loin ? Les gens sont arrêtés, des enfants sont placés et il n'y a pas de contacts. Dans votre conception, le contact n'est-il pas possible ?

M. Erik TAMION : Si, il pourrait l'être. Simplement, il faut avoir le respect de la fonction de l'autre, qui a de lourdes décisions à prendre. Il est toujours délicat de s'immiscer auprès d'un collègue. S'agissant du juge aux affaires familiales, on peut lui donner les éléments, mais on se garde bien de lui dire qu'on accorderait tant de pension alimentaire, qu'on confierait plutôt l'enfant au père qu'à la mère, etc. Les concertations de couloir peuvent également constituer un risque.

M. le Président : Merci, monsieur le juge.

M. Erik TAMION : J'espère avoir répondu à vos questions.

Plusieurs commissaires : Pas vraiment !

M. Erik TAMION : J'en suis désolé.

M. Bernard DEROSIER : Nous n'avons aucune charge contre vous, monsieur le juge.

M. Erik TAMION : Si j'ai pu émettre des réserves, c'était parce que, sur certains dossiers, ma mémoire faisait défaut. Mais je vous remercie de m'avoir entendu.

* Audition de M. Claude REGUET, ancien médecin du centre hospitalier
de Boulogne-sur-Mer et de M. Jean-François LEMAITRE,
médecin du centre hospitalier de Boulogne-sur-Mer



(Procès-verbal de la séance du 11 janvier 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la Commission d'enquête.

Au préalable, je souhaite vous informer de vos droits et obligations.

Dans le cadre de la formule du huis clos qui a été retenue pour votre audition, celle-ci ne sera rendue publique qu'à l'issue des travaux de la Commission. Cependant, la Commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui en sera fait. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué et les observations que vous pourriez présenter seront soumises à la Commission.

L'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires punit de peines d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende toute personne qui, dans un délai de trente ans, divulguera ou publiera une information relative aux travaux non publics d'une commission d'enquête, sauf si le rapport de celle-ci a fait état de cette information.

Je vous rappelle qu'en vertu du même article, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel.

Toutefois, en application de l'article 226-14 du même code, l'article 226-13 n'est pas applicable aux personnes informant les autorités de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Enfin, l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. Cependant, pour la commodité de l'audition, vous pourrez citer nommément les enfants qui auraient été victimes de ces actes, la Commission les rendant anonymes dans son rapport.

Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je vais maintenant vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(MM. Claude Reguet et Jean-François Lemaître prêtent serment).

M. le Président : La Commission va maintenant procéder à votre audition, qui fera l'objet d'un enregistrement.

M. Philippe HOUILLON, Rapporteur : Les enfants Delay, en tout cas deux d'entre eux, ont été hospitalisés à de nombreuses reprises. Paul a été hospitalisé le 26 septembre 1996, le 16 février 1997, le 22 mars 1997, le 5 septembre 1997, le 15 novembre 1997, le 24 novembre 1997, le 27 novembre 1997, le 23 mai 1998 et le 6 décembre 1998. Pierre a été hospitalisé une fois en janvier 1999. Jean a été hospitalisé le 5 octobre 1993, le 2 puis du 12 au 15 décembre 1993 et du 1er au 4 mai 1994. Enfin, Luc a été hospitalisé du 4 au 11 août 1995, le 14 octobre 1995, du 5 au 12 décembre 1995, le 30 décembre 1995 et le 26 novembre 1996. Les affections présentées par ce dernier étaient une infection du prépuce avec ulcération du méat urétral, un traumatisme crânien avec perte de connaissance initiale, une inflammation de la bourse droite, une infection du testicule. Celles présentées par le plus jeune étaient des douleurs abdominales, des selles solides avec sang rouge, des diarrhées fébriles avec traces de sang et des diarrhées à plusieurs reprises.

N'existe-t-il pas un indicateur grâce auquel il aurait été possible de déceler quelque chose en rapprochant ces différentes hospitalisations, pour des motifs assez voisins, ou bien de telles affections font-elles partie de votre travail courant ?

M. Jean-François LEMAITRE : Suis-je soumis au secret professionnel ?

M. le Président : Je vous l'ai dit en préambule.

M. Jean-François LEMAITRE : Mais ce n'était pas très clair.

M. le Président : Dans le rapport, l'identité des enfants ne sera pas révélée.

M. Jean-François LEMAITRE : Je n'en disconviens pas, mais cela ne répond pas à ma question.

M. Claude REGUET : Je me méfie car j'ai déjà fait un mois de prison, à l'armée, à cause du secret médical.

M. le Rapporteur : Nous savons, par les procès-verbaux de police et par les documents que vous nous avez vous-mêmes transmis, que les quatre enfants Delay, et particulièrement deux d'entre eux, ont souvent été hospitalisés. Il ne s'agit pas d'entrer dans le fond du dossier médical mais de se demander si des recoupements sont effectués. J'imagine évidemment que vous auriez signalé en temps utile tout abus sexuel dont vous auriez été persuadé et ce n'est pas l'objet de ma question. Ce que nous voulons savoir, c'est s'il arrive un moment où, dans de tels cas, un voyant s'allume à l'attention des médecins. Si oui, comment ? Si non, pourquoi ?

M. Jean-François LEMAITRE : Je reprendrai les faits enfant par enfant.

Pierre a été hospitalisé une fois, alors qu'il était placé chez une assistante maternelle.

Jean a été hospitalisé quatre fois entre quatre et vingt mois, à la suite de problèmes infectieux banals que nous rencontrons fréquemment dans notre service ; ce nombre d'hospitalisations n'est pas excessif. Cela dit, à la deuxième hospitalisation, j'ai noté que les troubles signalés par les parents à l'entrée dans le service n'étaient pas évidents et le courrier de sortie a été adressé au médecin de la PMI, la protection maternelle et infantile, pour lui signaler cette hospitalisation un peu douteuse.

Luc a été hospitalisé beaucoup plus fréquemment. Prématuré, il a d'abord passé un certain temps dans l'unité des nouveau-nés puis a été hospitalisé en novembre 1994, janvier 1995 et février 1995 pour des problèmes infectieux. Nous avions alors estimé qu'il présentait des difficultés de développement et deux signalements avaient été faits à la PMI pour suggérer un accompagnement de cette famille. Je précise qu'une puéricultrice de PMI passe chaque semaine dans le service de pédiatrie et que nous lui signalons les problèmes.

M. Claude REGUET : Mais ces transmissions sont effectuées oralement.

M. Jean-François LEMAITRE : Je n'en ai donc pas retrouvé trace dans le dossier.

M. le Rapporteur : Vous avez cependant procédé à un signalement écrit.

M. Jean-François LEMAITRE : Oui, en mai 1995. Mais c'était un signalement aux services sociaux, pas un signalement judiciaire.

M. le Rapporteur : J'entends bien. Qu'y préconisiez-vous exactement ?

M. Jean-François LEMAITRE : Nous y faisions état de négligences dans le milieu familial et d'un retard de développement lié à de faibles sollicitations.

M. Claude REGUET : À l'issue d'une hospitalisation, lorsque des carences sont constatées sans toutefois que la situation soit suffisamment nette pour que nous formulions un signalement judiciaire, nous alertons les services sociaux, par l'intermédiaire du courrier de sortie, dont le double est adressé au médecin de PMI. Par ailleurs, une ou deux fois par semaine, une personne de la PMI vient dans le service et nous lui retransmettons les éléments oralement. C'est en général à cette occasion que nous obtenons le retour sur information.

M. Jean-François LEMAITRE : Les hospitalisations de Luc se poursuivent. J'en retiens une, en août 1995, pour des lésions touchant les organes génitaux mais qui peuvent être observées sans maltraitance sexuelle et n'ont donc pas suscité d'inquiétude particulière.

M. le Rapporteur : Malgré leur caractère répétitif ?

M. Jean-François LEMAITRE : Il s'agissait de sa première hospitalisation concernant les organes génitaux. Deux mois après, il a été hospitalisé pour un traumatisme crânien avec perte de connaissance initiale dû à une chute de canapé.

M. Claude REGUET : Il a été reçu par le service de chirurgie de l'enfant ou de traumatologie ; or, les dossiers ne sont pas forcément communiqués.

M. le Rapporteur : Ah bon ?

M. Jean-François LEMAITRE : Lorsqu'une personne est admise aux urgences, nous n'en avons pas toujours connaissance sur-le-champ. Toutefois, lorsque le dossier est ressorti pour une hospitalisation ultérieure, il contient tout l'historique. Quoi qu'il en soit, j'avais juste noté, dans les appréciations des infirmières : « Maman inquiète, repartie immédiatement mais téléphonera demain. » Puis, le lendemain : « Le papa a téléphoné. L'enfant va bien et est très gentil. » Les parents, même s'ils n'étaient pas très présents, donnaient l'impression de se préoccuper de leur enfant et celui-ci n'avait pas un comportement inquiétant. Les enfants victimes de maltraitances sont généralement déprimés ; en l'espèce, j'ai noté à plusieurs reprises, dans le dossier, que l'enfant était « mignon », « gentil », « communicant », et qu'il avait un « gros chagrin » lorsque ses parents le quittaient à la fin de leur visite, ce qui traduisait un attachement. En décembre 1995, à dix-huit mois, il a été hospitalisé pour une suspicion de torsion du testicule, affection classique en dehors de tout contexte de maltraitance.

M. le Rapporteur : Vous voulez dire que ce n'est pas forcément dû à une maltraitance.

M. Jean-François LEMAITRE : La torsion du testicule peut intervenir chez n'importe quel garçon ; elle n'est jamais liée à des actes de maltraitance. L'enfant est revenu quinze jours après pour une douleur, vraisemblablement post-chirurgicale. Il a de nouveau été hospitalisé, un an plus tard, après s'être coincé le troisième doigt dans une porte, puis, encore un an plus tard, pour un épisode infectieux, là aussi assez classique.

Les hospitalisations, prises séparément, ne nous permettaient pas de suspecter une maltraitance éventuelle. L'ensemble des hospitalisations traduit certes une situation inquiétante et c'est pourquoi nous avons contacté la PMI. Par contre, j'ai consulté tous mes collègues et leurs avis convergent : en faisant abstraction de tout ce qui s'est passé par la suite, ces éléments, quoique inquiétants, étaient insuffisants pour faire un signalement judiciaire. Si les enfants sont hospitalisés de façon répétée, c'est aussi parce que les parents ont besoin d'être sécurisés. Nous disposons de trois éléments d'appréciation : les lésions, le comportement de l'enfant et celui des parents. Or, notamment au niveau du siège, aucune lésion permettant de suspecter une maltraitance sexuelle n'était apparente. L'enfant n'était pas apeuré ni renfermé sur lui-même ; les infirmières faisaient les mêmes constatations dans les dossiers d'hospitalisation. Quant aux parents, ils se sont manifestés assez régulièrement et n'ont éveillé aucun soupçon.

M. Claude REGUET : La multiplication des hospitalisations constitue effectivement un indice mais, parmi une telle population, des hospitalisations successives de ce type sur plusieurs mois sont relativement fréquentes, pour répondre au besoin de sécurité des familles et aussi parfois à celui du médecin traitant. Les Delay, sur ce plan, ne se démarquaient pas de nombreuses familles du Boulonnais.

M. le Rapporteur : Au cas par cas, rien ne pouvait laisser penser, dans ces hospitalisations, à une situation anormale mais leur nombre pouvait être inquiétant, d'où votre signalement de mai 1995.

M. Claude REGUET : Le nombre des hospitalisations mais aussi les stimulations familiales.

M. le Rapporteur : Mais les hospitalisations ont continué à un rythme élevé après mai 1995. Cela ne vous a-t-il pas incité pas à effectuer un nouveau signalement auprès des services sociaux ?

M. Jean-François LEMAITRE : En toute honnêteté, j'ai des souvenirs extrêmement vagues, tout comme les infirmières anciennes dans le service ; cette famille, à l'époque, ne nous a pas particulièrement marqués. Mais les situations de ce type sont toujours évoquées lors de la transmission hebdomadaire à la puéricultrice de la PMI.

M. le Rapporteur : Votre signalement a donc été réitéré à plusieurs reprises après 1995 ?

M. Jean-François LEMAITRE : Oui.

M. Guy GEOFFROY : De manière générale, et plus particulièrement dans ce genre de cas, avez-vous un retour, de la part de votre confrère de la PMI, concernant l'interrogation dont vous lui avez fait part après l'hospitalisation ?

M. Jean-François LEMAITRE : La situation, depuis quelques années, a évolué. À l'époque, nous transmettions les informations mais nous manquions de réunions pour les mettre en commun. Désormais, une réunion se tient chaque semaine, dans l'unité des nouveau-nés, pour faire le point sur ces cas.

M. le Rapporteur : Est-ce dorénavant une pratique généralisée dans tous les hôpitaux ?

M. Jean-François LEMAITRE : Elle s'est probablement développée.

M. le Président : Mais il n'existe pas de circulaire ministérielle ?

M. Jean-François LEMAITRE : Non. J'ai mis cette pratique en place à Boulogne car je travaille également au CAMS, le centre d'action médico-sociale, dans lequel nous avons l'habitude de travailler de la sorte, et nous avons inclus le service de PMI.

M. Claude REGUET : Une circulaire confère à un établissement, généralement le centre hospitalier régional universitaire, un rôle pilote pour les enfants victimes, et nous nous sommes rendu compte que la pratique, à Boulogne, n'était pas très différente de celle des autres hôpitaux de la région.

M. Marcel BONNOT : Comment la PMI a-t-elle réagi aux signalements ?

M. Jean-François LEMAITRE : La réponse habituelle consiste à demander à une puéricultrice de se rendre chez les parents mais ceux-ci ont le pouvoir de lui refuser l'accès de leur domicile.

M. Bernard DEROSIER : La coordination régionale à l'initiative du CHR a-t-elle été mise en place à Boulogne et, si oui, quand ? S'agit-il bien de la coordination avec les magistrats ?

M. Claude REGUET : Non. Un texte du ministère de la santé dispose que chaque région doit disposer d'un centre de référence pour les maltraitances, chargé d'élaborer un corpus d'observation pour organiser la prise en charge dans les hôpitaux des enfants victimes de sévices, sur le modèle des réseaux de néonatalité ou d'oncologie ; l'expérience est en cours.

M. Jacques REMILLER : La PMI n'a donc pas bougé.

M. Jean-François LEMAITRE : Elle a certainement envoyé quelqu'un chez les parents, mais est-elle entrée dans le domicile ?

M. Jacques REMILLER : Il faudrait le vérifier et déterminer ce qu'elle a fait par la suite.

M. Jean-François LEMAITRE : La situation était connue de longue date mais la difficulté consiste à distinguer les situations inquiétantes à suivre des situations à signaler, ce qui requiert des éléments établissant la maltraitance ou le danger pour l'enfant.

M. Claude REGUET : La difficulté tient en effet au diagnostic. À l'époque où il y avait très peu de sévices sexuels mais énormément de cas de maltraitance, d'enfants battus, délaissés ou abandonnés, je me souviens que nous téléphonions directement au juge des enfants, qui dirigeait vers le procureur les parents à condamner et prenait directement en charge tous ceux qui présentaient une possibilité de rédemption ou en tout cas de réintégration familiale. Dès lors que les délits sexuels sont devenus courants et que la littérature pédiatrique sur la pédophilie s'est développée, il est devenu obligatoire de passer directement par le procureur, ce qui complique le signalement judiciaire car il faut disposer d'éléments de preuve concrets.

M. le Rapporteur : Fin janvier 2001, le gynécologue obstétricien du centre hospitalier de Boulogne, qui a examiné les quatre enfants Delay, est parvenu aux conclusions suivantes : « Aucune trace d'agression sexuelle n'est notée. On ne peut exclure que l'enfant ait été sodomisé par le passé, les faits datant de plus d'une année. ». D'un point de vue médical, quelle est la durée pendant laquelle quelque chose peut être constaté ?

M. Jean-François LEMAITRE : Personnellement, je l'ignore.

M. Claude REGUET : J'ai eu l'occasion, pendant mon internat, de voir une petite fille de trois mois qui avait été violée par son père, avec des dégâts frappants. Par contre, pour les enfants Delay, les sévices ou les sodomies n'étaient pas quotidiennes ou hebdomadaires et les stigmates, les cicatrices n'étaient pas forcément apparents. Le médecin peut toujours rechercher la présence d'ulcérations ou une béance plus importante du sphincter anal mais mon expérience en matière d'expertise judiciaire me conduit à dire que, dans la majorité des cas, aucun élément de diagnostic ne permet de conclure à des rapports sexuels récents. La phrase nègre-blanc du gynécologue est celle que nous employons tous pour signifier que rien n'est perceptible et qu'aucune conclusion ne peut en être tirée.

M. le Président : Lorsqu'un enfant présente un problème au testicule, procédez-vous systématiquement à un examen plus poussé ?

M. Claude REGUET : Nous le faisons même pour une rhinopharyngite.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Dans les rapports d'expertise, il y a une échelle des constats : les atteintes physiques certaines ; la suspicion d'atteintes physiques au vu de séquelles ; l'absence de symptômes, qui ne permet aucune supputation. Tous les médecins ont-ils des compétences médico-légales ? De quelle manière les praticiens exercent-ils dans les services d'urgence et pédiatriques ? Travaillent-ils en lien avec les services médico-légaux ? L'institut médico-légal est-il proche de Boulogne ?

M. Jean-François LEMAITRE : Le centre hospitalier de Boulogne dispose d'un médecin légiste.

M. Claude REGUET : Et l'institut médico-légal est situé à Lille.

M. Jean-François LEMAITRE : Nous avons établi un document pour l'accueil et la prise en charge des victimes de violences sexuelles, à disposition de tous les médecins de garde, dans lequel nous décrivons la procédure à suivre et les différents prélèvements à opérer. Mais le principal problème est toujours de suspecter les maltraitances lorsqu'elles existent.

M. Claude REGUET : Nous avons mis au point ces procédures parce que nous étions fréquemment sollicités pour ce genre d'expertises.

M. Jean-François LEMAITRE : Le but est en effet que n'importe quel interne de garde puisse procéder à une expertise fiable.

M. le Président : Je vous remercie.

* Audition de MM. Didier WALLET, capitaine de police
et Daniel DELEDALLE, adjudant-chef retraité du commissariat central de Boulogne-sur-Mer



(Procès-verbal de la séance du 11 janvier 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la Commission d'enquête.

Au préalable, je souhaite vous informer de vos droits et obligations.

Dans le cadre de la formule du huis clos qui a été retenue pour votre audition, celle-ci ne sera rendue publique qu'à l'issue des travaux de la Commission. Cependant, la Commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui en sera fait. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué et les observations que vous pourriez présenter seront soumises à la Commission.

L'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires punit de peines d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende toute personne qui, dans un délai de trente ans, divulguera ou publiera une information relative aux travaux non publics d'une commission d'enquête, sauf si le rapport de celle-ci a fait état de cette information.

Je vous rappelle qu'en vertu du même article, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel.

Toutefois, en application de l'article 226-14 du même code, l'article 226-13 n'est pas applicable aux personnes informant les autorités de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Enfin, l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. Cependant, pour la commodité de l'audition, vous pourrez citer nommément les enfants qui auraient été victimes de ces actes, la Commission les rendant anonymes dans son rapport.

Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je vais maintenant vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(MM. Didier Wallet et Daniel Deledalle prêtent serment).

M. le Président : La Commission va maintenant procéder à votre audition, qui fera l'objet d'un enregistrement.

M. Philippe HOUILLON, Rapporteur : Les auditions des quatre enfants Delay ont fait l'objet d'un enregistrement audiovisuel. Pour quelle raison les autres mineurs supposés victimes entendus par la suite n'ont-ils pas été auditionnés avec le même système ? Vous savez que l'article 706-52 du code de procédure pénale fait obligation de recueillir le consentement du mineur victime ou celui de son représentant légal si le mineur n'est pas en mesure de le donner. A-t-il donc été plus facile de recueillir l'accord des enfants Delay que celui des autres mineurs ? Pour quelles raisons les autres n'ont-ils pas été entendus avec ce système d'enregistrement audiovisuel ?

M. Didier WALLET : Le recueil des témoignages des enfants Delay avec des moyens audiovisuels a été possible car ils avaient fait l'objet d'une préparation. Par la suite, lorsque d'autres enfants sont arrivés, nous n'avions plus les mêmes moyens matériels, les auditions se faisaient dans un petit bureau et beaucoup d'entre eux avaient peur.

M. le Rapporteur : Vous aviez bien les moyens audiovisuels nécessaires ?

M. Didier WALLET : Oui, mais nous n'avions pas les moyens matériels nécessaires pour entendre confortablement les enfants.

M. le Rapporteur : Vous avez pourtant entendu les enfants Delay avec des moyens audiovisuels dans les mêmes locaux.

M. Didier WALLET : Tout à fait, mais, par la suite, les enfants n'étaient pas conditionnés pour être enregistrés.

M. le Rapporteur : La question leur a-t-elle été posée ?

M. Didier WALLET : Oui, mais ils ont refusé.

M. le Rapporteur : Ont-ils tous refusé ?

M. Didier WALLET : La majorité d'entre eux. Je n'ai pas insisté car il s'est avéré par la suite que les viols avaient été filmés par les Delay. Il apparaissait par conséquent inopportun, si j'ose dire, d'employer des moyens audiovisuels ; cette prudence est d'ailleurs préconisée dans la loi.

M. le Rapporteur : Quelques-uns ont tout de même accepté. Ceux-ci ont-ils été enregistrés ?

M. Didier WALLET : Tout à fait.

M. le Rapporteur : Des magistrats ou des experts ont-ils demandé à visionner les enregistrements des enfants Delay et des autres enfants ?

M. Didier WALLET : Je ne sais pas. Les cassettes ont été transmises au magistrat avec la procédure lors de l'enquête préliminaire.

M. le Rapporteur : Je rappelle que vous êtes intervenu dans le cadre de l'enquête préliminaire puis dans celui d'une commission rogatoire du juge Burgaud avant que le SRPJ, le service régional de police judiciaire, ne prenne le relais.

M. Didier WALLET : Mais je ne sais pas comment les cassettes ont été utilisées.

M. le Rapporteur : Vous avez procédé, les 20 et 21 février 2001, pendant leur garde à vue, à l'audition de M. Delay et de Mme Badaoui-Delay, au cours de laquelle ceux-ci ont nié tout abus sexuel. Néanmoins, immédiatement après, lors de la présentation au juge d'instruction, Mme Badaoui-Delay est devenue plus bavarde. Avez-vous une explication à propos de ce revirement soudain ?

M. Didier WALLET : Tout ce que je peux dire, c'est que Mme Delay a été victime d'un malaise pendant sa garde à vue et qu'elle a été transférée à l'hôpital de Boulogne-sur-Mer ; nous n'avons donc guère eu la possibilité de l'entendre, contrairement à son mari, qui a été interrogé à plusieurs reprises.

M. le Rapporteur : La garde à vue a tout de même duré quarante-huit heures.

M. Didier WALLET : Mais nous avons eu très peu de contacts avec elle à cause de son hospitalisation.

M. le Rapporteur : Les délais de garde à vue vous paraissent-ils adaptés à ce type d'affaires ?

M. Didier WALLET : Nous avons eu un problème d'effectifs et il a fallu gérer les auditions dans un délai très court ; j'étais le seul officier de police judiciaire de la brigade. Au cours de la perquisition, nous avons saisi des centaines de cassettes pornographiques...

M. le Rapporteur : Exactement 163.

M. Didier WALLET : ...et des cartons de godemichés et autres appareils à caractère sexuel qu'il a fallu par la suite mettre sous scellés.

M. le Rapporteur : Outre ce problème d'effectifs, quelles difficultés rencontrez-vous de manière récurrente dans ce type d'enquêtes ?

M. Didier WALLET : Cette affaire était hors normes par le nombre de personnes à entendre.

M. le Rapporteur : Au début de l'enquête préliminaire et au moment de la garde à vue, seule la famille Delay était impliquée.

M. Didier WALLET : Effectivement, et c'était parfaitement gérable.

M. le Rapporteur : Les seules difficultés, à ce stade, ont donc été les effectifs et l'hospitalisation de Mme Delay. N'est-ce pas ?

Nous en arrivons à la période postérieure à l'enquête préliminaire : à compter du 27 février 2001, le juge Burgaud confie une commission rogatoire au service qui avait déjà conduit l'enquête préliminaire. S'agit-il d'un procédé habituel ?

M. Didier WALLET : Tout à fait : le service d'origine continue son travail.

M. le Rapporteur : Quelles consignes avez-vous reçues du juge Burgaud dans le cadre de cette commission rogatoire ?

M. Didier WALLET : Il nous a chargés d'une part de poursuivre la localisation des auteurs éventuels et de les interpeller, et, d'autre part, de rechercher d'éventuels mineurs pour les auditionner.

M. le Rapporteur : Le 6 mars 2001, au cours d'une vaste opération de police, vous interpellez simultanément M. Couvelard, M. Delplanque, Mme Grenon, M. Dausque, Mme Fouquerolle, ainsi que M. et Mme Lavier. D'autres personnes ne seront interpellées que beaucoup plus tard, en novembre 2001. Comment expliquez-vous ce décalage entre les deux séries d'interpellations ?

M. Didier WALLET : À la fin de l'enquête préliminaire, les seuls noms que les petites victimes avaient donnés, hormis Jean-Marc, étaient ceux de Dausque et du couple Delplanque-Grenon.

M. le Rapporteur : Vous les avez donc interpellés sur instruction du juge et non de votre propre chef, à la suite de vos propres investigations.

M. Didier WALLET : Nous avons interpellé les personnes nommées.

M. le Rapporteur : Ma question est simple : ces personnes ont-elles été interpellées au regard de vos investigations ou bien sur instruction du juge ?

M. Didier WALLET : Oui.

M. le Rapporteur : C'est-à-dire ?

M. Didier WALLET : Nous avons identifié ces personnes à la fin de l'enquête préliminaire.

M. le Président : Les avez-vous identifiées vous-mêmes, ou est-ce le juge qui vous a demandé de les interpeller ?

M. Alain MARSAUD : Travailliez-vous dans le cadre d'une commission rogatoire générale ou bien le juge vous avait-il donné des noms de personnes à interpeller ?

M. le Rapporteur : Le juge vous a-t-il demandé d'interpeller ces personnes ou l'avez-vous fait de votre propre chef ?

M. Didier WALLET : C'est le juge qui me l'a demandé.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Nous ne pouvons aller plus loin tant que ce point n'est pas clair !

M. le Rapporteur : Rencontriez-vous le juge au fil de l'exercice de cette commission rogatoire ? Aviez-vous des entretiens de mise au point ? Receviez-vous des instructions verbales ?

M. Didier WALLET : Nous recevions des instructions verbales par téléphone et, par la suite, nous avons eu des entretiens avec le SRPJ.

M. le Rapporteur : D'accord mais, pendant cette phase de commission rogatoire confiée à vos services, quelle était la nature de vos relations avec le juge ?

M. Didier WALLET : D'autres noms d'adultes sont apparus au niveau du cabinet du juge.

M. le Rapporteur : C'est donc non pas à la suite de vos investigations mais sur demande expresse du juge, à raison d'indications obtenues dans le cadre de ses auditions, que vous avez procédé aux interpellations.

M. Didier WALLET : Oui. D'autres noms sont apparus de la sorte par la suite, notamment Brunet et Duchochois. Le juge nous transmettait les auditions auxquelles il avait procédé dans son cabinet et nous demandait de recueillir des photos afin de les présenter aux enfants.

M. le Rapporteur : Indépendamment des instructions du juge, j'imagine que vous meniez vos propres investigations et que celles-ci n'apportaient pas les mêmes résultats que les auditions du juge.

M. Didier WALLET : C'est cela.

M. le Rapporteur : Vous ne parveniez pas à la même conviction que le juge ? Je comprends bien ?

M. Didier WALLET : Tout à fait.

M. le Rapporteur : À quel rythme rencontriez-vous le juge d'instruction ? Comment travailliez-vous avec lui ?

M. Didier WALLET : Il y a eu quelques réunions de mise au point, à son cabinet, au cours desquelles il nous donnait ses instructions : les interpellations des personnes dont les noms aboutissaient au cours de son instruction.

M. le Rapporteur : Vous est-il arrivé d'exprimer des doutes devant lui ?

M. Didier WALLET : Non car, à ce stade de l'enquête, tout coïncidait.

M. le Rapporteur : Dès l'enquête préliminaire, au tout début de votre intervention, j'ai tout de même relevé que, dans une audition du 18 janvier 2001, un des enfants fait état de pénétrations sexuelles de la part de son père à Noël 1995 et d'une admission à l'hôpital à la suite de saignements ; or ni le rapport de synthèse ni les admissions de l'hôpital ne mentionnent d'hospitalisation à cette date. D'autres contradictions apparaissent ultérieurement. Le 19 janvier, cet enfant, puis, le 23 janvier, son frère, âgé de six ans, affirment que leur père abusait de leur demi-sœur, ce que celle-ci nie catégoriquement dans sa déposition ; l'expertise médicale démontrera la virginité de la jeune fille, âgée de quinze ans. Un observateur extérieur en conclut immédiatement que certains éléments ne collent pas. Le frère âgé de six ans mentionne un prénommé Jean-Marc qui lui faisait la même chose que son père ; lors de sa garde à vue, M. Delay déclare qu'il s'agit d'un handicapé et qu'il ne serait jamais venu chez lui ; Mme Badaoui confirme en disant qu'il est incapable de monter les escaliers jusqu'au cinquième étage ; Jean déclare pour sa part qu'il l'a violé dans une cave. Il sera ensuite établi que la personne en question a un handicap incompatible avec la faculté de commettre des agressions sexuelles. Cela ne vous a-t-il pas amené à vous poser des questions ? Un déclic s'est-il produit et, sinon, pourquoi ?

M. Didier WALLET : D'autres éléments se sont au contraire vérifiés.

M. le Rapporteur : Ne répondez pas à côté. Face à ces éléments précis - la virginité de la demi-sœur, le handicap d'une personne mise en cause -, quel a été votre réflexe professionnel ?

M. Didier WALLET : J'avais d'autres éléments...

M. le Rapporteur : Répondez à ma question, monsieur ! Ces éléments sont-ils passés inaperçus ?

M. Didier WALLET : Une quantité de choses se vérifiaient.

M. le Rapporteur : Mais qu'avez-vous fait de ces renseignements troublants ?

M. le Président : En avez-vous parlé au juge ?

M. Didier WALLET : Je ne me rappelle plus. C'est sans doute le juge qui a demandé un examen gynécologique de la jeune fille.

M. le Président : À ce moment, vous ne ressentez aucun doute sur la véracité des affirmations des enfants ? Vous ne faites part d'aucune interrogation auprès du juge Burgaud ?

M. Didier WALLET : Non.

M. le Rapporteur : Cela n'entraîne donc aucune réaction de votre part.

M. le Président : Vous n'avez rien à ajouter sur ce point ?

M. Didier WALLET : Non.

M. le Rapporteur : Le 6 mars 2001, seize mineurs sont auditionnés. Vous sont-ils désignés par le juge Burgaud ?

M. Didier WALLET : Il s'agissait des enfants susceptibles de...

M. le Rapporteur : Est-ce M. Burgaud qui vous demande de les auditionner ou le faites-vous de votre chef ?

M. Didier WALLET : La liste avait été établie avec l'approbation du juge.

M. le Rapporteur : Ma question est simple : qui l'a établie ? Vous ou lui ?

M. Daniel DELEDALLE : Il n'est pas envisageable qu'un policier prenne une initiative : il obéit aux ordres.

M. le Rapporteur : M. Wallet vient de déclarer que « la liste avait été établie avec l'approbation du juge ». Je cherche simplement à savoir qui l'a établie. La question est simple à comprendre.

M. Didier WALLET : Il n'est pas toujours simple de répondre à une question simple...

M. le Rapporteur : Vous savez ce que c'est !

M. Daniel DELEDALLE : Les faits sont anciens et le dossier était gigantesque.

M. le Rapporteur : Mais cela se passe au début de l'affaire et il n'est pas courant d'auditionner et de placer seize enfants d'un coup.

M. Daniel DELEDALLE : Lorsque vous travaillez sur un tel dossier, vous vivez avec, vous y pensez toute la journée.

M. le Rapporteur : Et pourtant, vous affirmez ne pas vous en souvenir ; c'est paradoxal.

M. Daniel DELEDALLE : Si vous nous aviez posé ces questions au moment des faits ou immédiatement après, nous aurions répondu avec sérénité.

M. le Rapporteur : Bref, vous viviez tous les jours avec cette affaire en tête, mais vous ne vous en souvenez pas...

M. Daniel DELEDALLE : Pour ma part, très honnêtement, non.

M. le Rapporteur : ...et c'est le juge qui décidait. Comprenez que notre seul objectif est de comprendre le mécanisme afin de proposer des réformes. Dans le cadre d'une commission rogatoire générale, des policiers sont chargés par un juge d'instruction de mener des travaux d'investigation. On a l'impression, en l'occurrence, que ce sont plutôt les auditions du juge qui alimentaient vos initiatives. Est-ce la réalité ?

M. Didier WALLET : Oui.

M. le Rapporteur : D'accord.

Et les auditions de ces seize enfants n'ont pas fait l'objet d'enregistrements audiovisuels ?

M. Didier WALLET : Pas pour tous.

M. le Rapporteur : Le 6 mars, profitez-vous de la garde à vue pour vraiment entendre les adultes appréhendés ? Le juge ne s'en chargera-t-il pas lui-même ?

M. Didier WALLET : Les adultes ont été entendus au commissariat par plusieurs collègues, séparément et en groupe. Le couple Delplanque-Grenon a avoué tandis que les autres ont toujours nié.

M. le Rapporteur : Quelles conclusions de synthèse avez-vous tiré de ces auditions et quel rapport, sous une forme ou sous une autre, en avez-vous fait au juge d'instruction, indépendamment des procès-verbaux ?

M. Didier WALLET : Ces personnes étaient les seules potentiellement auteurs des faits : le couple Delplanque-Grenon les a reconnus ; Jean-Marc Couvelard a tout de suite été examiné par un expert ; nous n'avions aucun élément contre le couple Lavier.

M. le Rapporteur : Alors pourquoi les avoir présentés au juge ?

M. Didier WALLET : Le juge l'a demandé.

M. le Rapporteur : Mais vous n'avez pas mis fin à leur garde à vue.

M. Didier WALLET : Non.

M. le Rapporteur : À ce moment, avez-vous dialogué avec le juge ? Vous nous dites tout de même que vous n'aviez « aucun élément contre le couple Lavier ».

M. Didier WALLET : Il a été remis en liberté.

M. le Rapporteur : Et Thierry Dausque ?

M. Didier WALLET : Thierry Dausque nie les faits mais il a été mis en cause par Pierre et Jean.

M. le Rapporteur : Quelles conclusions avez-vous tirées de tout cela ? Je ne veux pas formuler les réponses à votre place, mais vous semblez alors estimer qu'Aurélie Grenon et David Delplanque ont avoué et sont bien coupables tandis que les autres ne le sont pas.

M. Didier WALLET : David Delplanque et Aurélie Grenon eux-mêmes n'évoquent que les Delay et eux.

M. le Rapporteur : En faites-vous part au juge ?

M. Didier WALLET : Cela a été immédiatement transmis par procès-verbal.

M. le Rapporteur : Mais avez-vous dialogué avec lui ? À ce moment, tous les enfants sont placés, ce n'est pas rien !

M. Didier WALLET : Pour ma part, je m'occupais de l'audition des enfants, des victimes ; chaque adulte était entendu par un groupe du commissariat.

M. le Rapporteur : Vous nous conseillez donc de convoquer vos collègues qui les ont entendus ?

M. Didier WALLET : Ce n'est pas ce que j'ai dit.

M. le Rapporteur : Si vous n'êtes pas capable de nous répondre, nous pouvons effectivement auditionner certains de vos collègues. N'est-ce pas vous qui avez porté la synthèse au juge ?

M. Didier WALLET : J'ai rédigé un rapport de synthèse qui a été transmis au juge.

M. le Rapporteur : Avez-vous dialogué avec lui à ce moment-là ?

M. Didier WALLET : Je ne sais plus.

M. le Rapporteur : Essayez de vous souvenir. Cette affaire s'est tout de même soldée par vingt-cinq ans de prison.

M. Didier WALLET : Nous avons dialogué, mais je ne sais plus ce que nous nous sommes dit.

M. le Rapporteur : Quelle était la nature de vos relations avec le juge ? Vous donnait-il la marche à suivre ou lui faisiez-vous part de vos découvertes ? Si vous ne vous souvenez plus de rien, c'est tout de même embêtant.

M. Didier WALLET : Il nous donnait la marche à suivre.

M. le Rapporteur : Dans le cadre de cette commission rogatoire, aviez-vous moins de marges de manœuvre que dans d'autres ?

M. Didier WALLET : Oui. Les noms de beaucoup de personnes mises en cause sont apparus dans son cabinet et il m'a ensuite demandé de les interpeller.

M. le Rapporteur : C'est un peu l'inverse du processus habituel ?

M. Didier WALLET : Oui.

M. le Rapporteur : C'est clair. À partir du 7 mars, vous entendez une nouvelle fois les enfants Delay en utilisant la méthode des portraits, avec présentation de deux planches photographiques, la première constituée de photos des adultes auteurs potentiels, la seconde de photos d'enfants victimes potentielles. Pouvez-vous nous indiquer comment cette méthode a été appliquée ? Comment les adultes et les mineurs dont les photos ont été présentées ont-ils été choisis ? Aviez-vous inclus des portraits de personnes totalement extérieures à l'affaire ? Sinon, pourquoi ?

M. Didier WALLET : Le juge nous avait demandé de faire des clichés des adultes et des enfants et de présenter les planches de ces personnes.

M. le Rapporteur : Seulement de ces personnes ? Pourquoi ne pas avoir glissé les photos de personnes complètement extérieures à l'affaire ?

M. Didier WALLET : Le juge me l'a demandé.

M. le Rapporteur : Il est allé jusqu'à vous donner des instructions sur la façon de procéder aux interrogatoires ?

M. Didier WALLET : Pour les photos, oui.

M. le Rapporteur : Vous, dont c'est le métier, lui avez-vous suggéré une autre méthode ?

M. Didier WALLET : Non. Il me demandait de présenter ces photos-là.

M. le Rapporteur : Je ne vais pas répéter trois fois chacune de mes questions... Lui avez-vous, oui ou non, suggéré autre chose ?

M. Didier WALLET : Non.

M. le Rapporteur : C'est donc le juge qui vous imposait la méthode de travail.

Vous êtes policier depuis combien de temps ?

M. Didier WALLET : Vingt ans.

M. le Rapporteur : Vous avez donc une expérience professionnelle importante. En fonction de cette dernière, pouvez-vous nous dire si dans ce type de recherches, habituellement on ne fait pas figurer aussi les photos de personnes extérieures à l'affaire ?

M. Didier WALLET : Si, on fait un panel.

M. le Rapporteur : Là, le juge vous imposait de mettre uniquement ces photos-là et j'en tire donc logiquement la conclusion que vous étiez en dehors d'une pratique professionnelle normale.

M. Didier WALLET : Oui.

M. le Rapporteur : Comment l'expliquez-vous ?

M. Didier WALLET : ...

M. le Rapporteur : Cela ne vous a pas alerté ?

M. Didier WALLET : Non. J'avais des instructions, je les appliquais.

M. le Rapporteur : Les planches photographiques ont-elles été présentées à plusieurs reprises aux enfants ? Y a-t-il eu des variations ?

M. Didier WALLET : Nous les avons présentées lors des enquêtes préliminaires puis à nouveau à l'occasion de la première commission rogatoire, en y ajoutant celles des autres personnes interpellées entre-temps. Les enfants n'ont pas varié, ils ont mis en cause les mêmes : ses parents et Thierry Dausque pour Pierre, leurs parents, David Delplanque et Aurélie Grenon pour Jean et Luc. Lors de la commission rogatoire, Jean a indiqué Thierry Dausque et Pierre a ajouté les couples Delplanque-Grenon et Lavier.

M. le Rapporteur : Les photos ajoutées l'ont-elles été à votre initiative ou à celle du juge ?

M. Didier WALLET : En fait je me suis trompé : nous n'avions pas présenté les photos lors de l'enquête préliminaire au cours de laquelle nous n'avions procédé qu'à l'audition des enfants. C'est lors de la commission rogatoire que les photos leur ont été montrées et qu'ils ont désigné les mêmes auteurs potentiels en y ajoutant de nouvelles personnes.

M. le Rapporteur : Avez-vous eu parfois, avec la méthode des portraits, une impression d'incohérence dans les désignations effectuées par les enfants ?

M. Didier WALLET : Les photos ont été représentées aux enfants par la suite et ils ont globalement indiqué les mêmes personnes.

M. le Rapporteur : Y a-t-il des enregistrements audiovisuels de la présentation des planches photographiques ?

M. Didier WALLET : Non.

M. le Rapporteur : Pourquoi ?

M. Didier WALLET : Les enfants ne voulaient plus.

M. le Rapporteur : Vous nous avez dit tout à l'heure que les enfants voulaient bien.

M. Didier WALLET : Au début. Ensuite, les enfants Delay n'ont plus voulu être pris avec la caméra.

M. le Rapporteur : Vous nous avez déjà dit que parallèlement à vos investigations, le juge poursuivait son instruction et procédait à des auditions.

En mars 2001, vous avez mené des recherches sur de nouveaux mis en cause, parmi lesquels on trouvait la boulangère, au départ assez mal identifiée, ainsi qu'un certain Marc Douchain qui, apparemment, n'a jamais été interpellé. Avez-vous eu des doutes quant à la désignation de certains auteurs ?

M. Didier WALLET : Ce nom apparaît depuis le début de la procédure. En faisant des recherches lors de la commission rogatoire, nous n'avions pas trouvé Marc Douchain. Les enfants nous avaient indiqué une adresse à laquelle il était inconnu.

M. le Rapporteur : Et vous ne vous êtes pas posé de question particulière à ce propos...

Il y a eu ensuite, en avril 2001, de nouvelles mises en cause, avec de nouvelles interpellations : Karine Duchochois, David Brunet, Roselyne Godard - la boulangère dont nous parlions à l'instant -, son mari Christian Godard, François Mourmand, qui est décédé en prison. Quelles conclusions avez-vous tiré de leur interrogatoire ? Sur quelles bases certains ont-ils été laissés libres et d'autres présentés au juge Burgaud ?

Même si c'est sur instruction, il y a quand même là une intervention de votre part qu'il vous faut expliquer.

M. Didier WALLET : Ces gens-là sont apparus essentiellement lors des auditions que pouvait faire le juge dans son cabinet et il m'a demandé de les interpeller.

M. le Rapporteur : Mais vous n'étiez pas seulement la main du juge, vous aviez bien un sentiment personnel : c'est votre métier ! C'est sous votre responsabilité que l'audition des nouveaux interpellés a été effectuée : vous avez bien une idée, à partir des déclarations faites devant vous, puisque, à l'issue de la garde à vue, certains ont été laissés libres et pas d'autres. Ou est-ce simplement le juge qui vous l'a demandé ?

M. Didier WALLET : Oui.

M. le Rapporteur : Mais quel était votre sentiment personnel à l'issue de ces auditions ?

M. Didier WALLET : J'avais les auditions que le juge avait menées dans son cabinet.

M. le Rapporteur : Vous répétez toujours la même chose ! Nous avons bien compris que vous avez agi sur l'ordre permanent du juge Burgaud, mais vous les avez quand même entendus vous-même. Quel était votre sentiment à l'issue des auditions des personnes que je viens de citer ?

M. Didier WALLET : J'avais des questions à leur poser parce qu'ils avaient été mis en cause par les enfants.

M. le Rapporteur : Mais ils vous disaient qu'ils étaient innocents.

M. Didier WALLET : Oui, ils ont toujours nié.

M. le Rapporteur : Et cela ne vous interpellait pas ? Vous aviez quels éléments ?

M. Didier WALLET : Les auditions.

M. le Rapporteur : Notamment celles avec les planches photographiques dont vous nous avez dit tout à l'heure qu'il ne s'agissait pas d'une méthode habituelle. Cela ne vous a pas non plus interpellé ?

M. Didier WALLET : Ils étaient mis en cause par les enfants qui racontaient ce qu'ils leurs avaient fait subir. On était quand même dans une affaire d'agression sexuelle, de viol : ce n'était pas évident de faire parler les gens, d'autant que nous n'avions aucun élément matériel.

M. le Rapporteur : Expliquez-nous donc votre méthode de travail : vous agissiez de manière inhabituelle, avec des planches photographiques constituées en dehors des normes, non pas en fonction de vos propres découvertes mais sur instruction du juge, en ne disposant d'aucun élément matériel, en ayant en face de vous des gens qui niaient. Pour autant, vous aviez des convictions.

M. Didier WALLET : Oui, car nous avions aussi les déclarations des enfants.

M. le Rapporteur : Donc vous n'êtes pas allé chercher plus loin.

M. Didier WALLET : Chercher quoi ?

M. le Rapporteur : Ce que nous voudrions savoir, c'est comment vous travaillez. Avez-vous simplement été, sans chercher à comprendre, le bras armé du juge ? Auquel cas c'est votre activité professionnelle qui est en cause.

M. Didier WALLET : Nous avions quand même une enquête d'environnement.

M. le Rapporteur : Vous aviez mis les gens sur écoute, cela n'avait rien donné, mais vous ne vous étiez toujours pas posé de question ?

M. Didier WALLET : Si, mais, dès le début, Thierry Delay nous avait dit que le juge des enfants l'avait informé de notre arrivée.

M. le Rapporteur : Ça n'a rien à voir avec ma question ! Nous tirerons de tout cela les conclusions qui s'imposent...

M. Didier WALLET : Il est courant dans ce type d'affaires que les gens nient.

M. le Rapporteur : Et dans ce cas, il est aussi courant qu'on les mette systématiquement en détention...

M. Didier WALLET : Je ne peux pas vous répondre.

M. le Rapporteur : Je m'en doutais.

Le 28 mai 2001, notamment à la suite de révélations faites par Myriam Badaoui lors de son interrogatoire du 2 mai devant le juge d'instruction, Franck et Sandrine Lavier sont à nouveau placés en garde à vue, puis présentés au juge le 29 mai, mis en examen et en détention provisoire. Aviez-vous de nouveaux éléments ?

M. Didier WALLET : Nous avions les auditions des enfants Lavier, par nos services, à la suite de signalements des services sociaux concernant Léa et Estelle. Ces enfants mettaient en cause leurs parents.

M. le Président : Je reviens à la période 1997-1998. Hier, les services du conseil général du Pas-de-Calais nous ont dit qu'à plusieurs reprises des signalements qui avaient été faits ont donné lieu à des enquêtes que le procureur a classées sans suite. Est-ce vous qui aviez alors été chargé de ces enquêtes ?

M. Didier WALLET : Non, cela ne me rappelle rien.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Lorsque vous recevez la demande d'enquête du procureur de la république le 4 janvier, soupçonnez-vous déjà des attouchements ou des agressions sexuelles dans la famille Delay ?

M. Didier WALLET : Non. Mais il y avait déjà eu une procédure vis-à-vis de cette famille quelques années auparavant. Il y avait un grand nombre de dossiers d'agression sexuelle à Outreau, en particulier dans le quartier de la Tour du renard.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Le 20 février, vous interpellez le couple Delay-Badaoui, vous faites un rapport de synthèse et le couple vient devant le juge. Mais, jusque-là, il n'y avait pas de juge d'instruction. C'est donc le procureur de la République qui vous a donné des instructions. Lui avez-vous rendu compte des éléments que vous avez recueillis ?

M. Daniel DELEDALLE : C'est moi qui ai ouvert l'enquête. On m'a demandé de me présenter au parquet et on m'a remis une enquête classique, le substitut m'ayant toutefois immédiatement indiqué qu'il s'agissait sans doute d'une affaire lourde, appelée à se décanter par la suite. J'ai mené l'enquête de manière traditionnelle et j'ai rendu compte à ma hiérarchie.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Dans les pièces dont nous disposons, il n'y a aucune indication qu'il y ait eu autre chose qu'une suspicion d'attouchements des époux Delay à l'encontre des enfants et l'enquête a d'ailleurs été ouverte sur ce seul élément. Un mois et dix jours plus tard, ils sont déférés devant le juge qui ouvre une instruction pour « agression sexuelle aggravée, corruption de mineurs et proxénétisme aggravé ». Comment votre enquête préliminaire lui a-t-elle permis de parvenir à ces qualifications ?

M. Daniel DELEDALLE : Nous avons juste transmis l'enquête, c'est le parquet qui a qualifié l'infraction.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Le rapport de synthèse mentionnait-il d'autres personnes que celles qui ont été déférées ?

M. Didier WALLET : Le couple Delplanque-Grenon et Thierry Dausque étaient déjà identifiés.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : La commission rogatoire que vous avez reçue ensuite, sept jours après le début de l'instruction, était-elle générale ou visait-elle nommément certaines personnes désignées par le juge ?

M. Didier WALLET : Je ne m'en souviens pas.

M. Jean-Paul GARRAUD : Il semble qu'il y ait eu interrogatoire par le juge d'instruction, qui a décidé seul de l'interpellation d'un certain nombre de personnes mises en cause au cours de cet interrogatoire. C'est ainsi que les interpellations ont été déclenchées, sans aucun autre élément, en particulier matériel.

M. Didier WALLET : Tout à fait.

M. Jean-Paul GARRAUD : Vous êtes des policiers d'expérience. Pourtant, alors qu'il n'y a aucun élément matériel et que les personnes concernées par les vagues antérieures d'arrestations ne sont pas connues pour des faits délictueux, cela ne vous pose aucun problème et vous n'en parlez pas au juge.

M. Didier WALLET : On ne peut pas dire cela car pour chaque personne interpellée par la suite on a trouvé des faits délictueux : Léa et Estelle ont mis en cause le couple Lavier et c'est Pascal qui a mis en cause David Brunet.

M. Jean-Paul GARRAUD : Mais y avait-il des éléments matériels, c'est-à-dire autre chose que des déclarations d'enfants ?

M. Didier WALLET : Non.

M. Jean-Paul GARRAUD : Il suffit donc qu'un ou deux enfants mettent en cause M. X ou M. Y pour que ces derniers soient interpellés.

Par ailleurs, pouvez-vous nous indiquer pour quelles raisons vous avez été déchargé de l'enquête au profit du SRPJ de Lille ? En avez-vous été informés par le juge ?

M. Didier WALLET : Cela a été lié à la dimension que l'affaire a prise après ce qu'on a appelé le signalement des « notables ». Ne disposant même pas d'un véhicule au sein de la brigade, nos trois ou quatre fonctionnaires, appelés à suivre de nombreuses autres affaires, n'avaient plus la capacité matérielle de traiter ce dossier.

M. Thierry LAZARO : Si je comprends que la mémoire vous fasse défaut sur l'enquête préliminaire, on est passé très vite à une affaire hors normes dont on peut penser qu'elle a marqué la vie d'un enquêteur.

On a parlé tout à l'heure de Léa, dont on a la certitude qu'elle n'a pas été violée, ou de la personne handicapée, qui était dans l'impossibilité physique de commettre un viol, n'avez-vous donc eu aucun doute tout au long de cette affaire ? Ne vous êtes-vous pas dit, avec votre propre sensibilité, qu'il y avait peut-être d'autres réponses à apporter ? Même si vous êtes en sous-effectif, n'y avait-il vraiment personne à qui vous auriez pu vous confier ? Car on a vraiment l'impression que vous étiez en train de gérer le dossier seul dans votre coin et que votre seul chef direct était le juge, alors que ce n'est pas ainsi que les choses auraient dû se passer.

M. Didier WALLET : C'est bien le problème. Mais même si j'ai pu me poser des questions, toutes les personnes soupçonnées d'agressions et de viols ont été mises en cause à un moment ou un autre par leurs enfants ou par d'autres personnes. Ce n'est pas nous qui sommes allés chercher David Brunet : c'est la femme actuelle de son beau-père qui nous a signalé que Pascal le mettait en cause pour des attouchements. Et c'est le fils de cette personne qui a confirmé que Pascal simulait l'acte sexuel sur un poteau, mettait la main dans la culotte, demandait à son fils de lui sucer le sexe.

Je n'ai pas personnellement traité le dossier Legrand, mais nous nous étions déjà occupés d'une affaire d'agression sexuelle les concernant 1. Les Lavier étaient mis en cause par Léa et Estelle. Il y avait quand même de quoi se poser des questions.

M. Jacques REMILLER : Vous auriez déclaré devant la cour d'appel qu'à un moment donné vous aviez eu l'impression que le dossier ne tenait plus la route et que les enfants commençaient à raconter n'importe quoi. Pourquoi ne pas en avoir parlé au juge ?

Par ailleurs, vous avez dit tout à l'heure que c'était les enfants qui avaient décidé de ne pas se laisser filmer, alors que, lors de la même audience de la cour d'appel, vous avez déclaré qu'il n'y avait qu'une seule caméra, dont le son ne fonctionnait pas.

M. Didier WALLET : La presse m'a fait dire le contraire de ce que j'avais dit, c'est-à-dire que l'affaire tenait la route au début et que j'avais pu avoir des doutes ensuite, notamment en raison de la médiatisation. Ainsi, au cours des dernières auditions, Léa répétait manifestement ce qu'elle avait entendu à la télévision ou lu dans les journaux.

M. le Président : À quel moment avez-vous eu des doutes ?

M. Didier WALLET : Je n'avais jamais vu une affaire comme celle-là. L'histoire de Mme Badaoui est incroyable : elle a été vendue, violée, battue, envoyée en Algérie, enfermée. Elle a eu des enfants qu'elle n'a pas pu ramener en France. Elle a trouvé un mari alcoolique, qui la battait, qui allait la nuit dans les cimetières ramasser des ossements, qui allait dans la chambre des enfants. Il y a quand même de quoi se poser des questions...

M. Jacques REMILLER : Vous en êtes-vous ouvert au juge d'instruction ou les avez-vous gardées pour vous ?

M. Didier WALLET : Personne ne m'a jamais demandé ce que je pensais.

M. Jean-Yves HUGON : Trouvez-vous normal qu'un enquêteur doive obéir aux ordres d'un juge d'instruction ?

À la lumière des auditions que vous avez menées, pensez-vous qu'un enfant puisse travestir la vérité sans avoir l'impression de mentir ?

M. Didier WALLET : Il était de mon devoir d'obéir au juge d'instruction, c'est la loi.

M. Jean-Yves HUGON : Est-ce que la loi est bonne ?

M. Didier WALLET : Je ne peux pas répondre.

S'agissant des enfants, il est certain qu'il y a pu y avoir une pollution médiatique.

M. Marcel BONNOT : Vous êtes un spécialiste des enquêtes préliminaires et vous n'en étiez pas à votre première. Vous avez dit tout à l'heure que certains enfants n'avaient pas été préparés à l'enregistrement audiovisuel de leur audition, or vous n'ignorez pas que l'article 706-52 du code de procédure pénale vous exhorte à recourir à un enregistrement audiovisuel systématique, et que des circulaires ont veillé avant 2000 à ce qu'il n'y ait pas, à cet égard, de détournement de l'esprit de la loi du 17 juin 1998.

Nourrissez-vous aujourd'hui quelque regret de vous être affranchi de cette obligation, alors que la parole des enfants était importante et que les éléments apportés lors de l'enquête préliminaire ont été déterminants pour la suite de l'affaire ?

M. Didier WALLET : Je pense avoir fait honnêtement mon travail. J'ai toujours travaillé à charge et à décharge. Je rappelle en outre que, même si la loi y oblige, l'enregistrement ne peut se faire qu'avec l'accord de l'enfant et de son représentant légal.

M. Marcel BONNOT : Pas du tout ! Reprenez le code de procédure pénale et les circulaires : il est dit qu'il n'est pas acceptable de repousser trop fréquemment l'enregistrement audiovisuel au prétexte que l'enfant ou les parents s'y opposent.

M. Didier WALLET : La question a été posée, l'enfant n'a pas voulu. Je rappelle que nous étions quand même dans le cadre particulier d'un enfant indiquant dès le début qu'il avait été violé.

M. Jean-François CHOSSY : En vous écoutant, j'ai l'impression que c'est à partir de vos investigations qu'était apparue l'idée d'un réseau pédophile dans le secteur.

M. Didier WALLET : Je ne le pense pas.

M. le Président : Le juge Burgaud était persuadé de mettre la main sur un réseau pédophile s'étendant jusqu'en Belgique. Vous en a-t-il parlé ?

M. Didier WALLET : Oui.

M. le Président : Lui avez-vous dit que vous aviez la même impression ?

M. Didier WALLET : Je ne peux pas répondre puisque ce n'est pas moi, mais le SRPJ de Lille qui a traité cette partie du dossier.

M. le Rapporteur : Vous venez de dire que vous aviez travaillé à charge et à décharge. Qu'avez-vous fait exactement à décharge ?

M. Didier WALLET : À la suite des signalements des services sociaux, des enfants ont commencé à parler et à nous indiquer qu'ils avaient été violés par différents acteurs du dossier, en nous disant que d'autres enfants avaient aussi été victimes. Nous avons entendu la plupart de ces derniers, qui nous ont majoritairement dit qu'ils n'avaient jamais été violés ou agressés. Je pense donc avoir fait mon travail comme il le fallait.

M. Bernard DEROSIER : Si je vous suis, si cette affaire a abouti à l'acquittement de toutes les personnes que vous aviez interrogées et dont vous étiez convaincu qu'elles étaient coupables malgré leurs dénégations, c'est parce que vous n'aviez pas suffisamment de moyens.

M. Didier WALLET : Quatre personnes ont quand même été condamnées par la cour d'assises. Et ce n'est pas moi qui ai entendu la majorité de celles qui ont ensuite été acquittées.

M. Bernard DEROSIER : Vous nous avez dit également que vous vous étiez posé des questions, mais manifestement vous n'avez jamais essayé d'obtenir de réponse de votre hiérarchie, du juge d'instruction ou du procureur de la République. C'est bien cela ?

(M. Didier WALLET fait un signe d'acquiescement)

M. Bernard DEROSIER : Vous avez, par ailleurs, évoqué la parole crédible de l'enfant. J'aimerais savoir ce que vous, officier de police, mettez derrière cette notion sur laquelle les psychologues sont divisés. Avez-vous eu, à certains moments, le sentiment qu'il y avait des règlements de comptes entre enfants et parents ?

M. Didier WALLET : Non.

Jusqu'alors, dans les affaires que nous avions eues à traiter, les enfants étaient crédibles. Il est vrai que nous sommes là dans un dossier hors normes. Mais je ne suis pas expert en psychologie des enfants.

M. Étienne BLANC : De combien de dossiers criminels le commissariat de Boulogne-sur-Mer est-il saisi en enquête préliminaire et sur commission rogatoire ?

M. Didier WALLET : À l'époque, nous traitions continuellement des dossiers criminels. Je dirais qu'il nous arrivait chaque mois sept à huit signalements pour viols ou agressions sexuelles.

M. Léonce DEPREZ : Avez-vous eu, personnellement, au cours de toutes ces années, un entretien avec le procureur de la République de Boulogne ?

M. Didier WALLET : Non, j'étais tout seul, sans soutien ni de ma hiérarchie ni du parquet, seul avec mes pensées, avec mes dossiers, sans appui psychologique. Seul aussi parce que les trois autres fonctionnaires du commissariat ont pris leur préretraite, sans obtenir la moindre prime car le travail de notre brigade n'a jamais été reconnu. L'un d'entre eux a fait une dépression et a disparu. Je suis donc le dernier à bord du bateau et je fais ce que je peux.

M. le Rapporteur : Avez-vous revu le juge Burgaud depuis cette affaire ?

M. Didier WALLET : Non.

M. le Président : Messieurs, je vous remercie.

* Audition de M. François-Xavier MASSON,
commissaire au service régional de police judiciaire de Lille



(Procès-verbal de la séance du 11 janvier 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la Commission d'enquête.

Au préalable, je souhaite vous informer de vos droits et obligations.

Dans le cadre de la formule du huis clos qui a été retenue pour votre audition, celle-ci ne sera rendue publique qu'à l'issue des travaux de la Commission. Cependant, la Commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui en sera fait. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué et les observations que vous pourriez présenter seront soumises à la Commission.

L'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires punit de peines d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende toute personne qui, dans un délai de trente ans, divulguera ou publiera une information relative aux travaux non publics d'une commission d'enquête, sauf si le rapport de celle-ci a fait état de cette information.

Je vous rappelle qu'en vertu du même article, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel.

Toutefois, en application de l'article 226-14 du même code, l'article 226-13 n'est pas applicable aux personnes informant les autorités de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Enfin, l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. Cependant, pour la commodité de l'audition, vous pourrez citer nommément les enfants qui auraient été victimes de ces actes, la Commission les rendant anonymes dans son rapport.

Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je vais maintenant vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(M. François-Xavier Masson prête serment).

M. Philippe HOUILLON, Rapporteur : Vous êtes arrivé à la fin du processus, en tout cas à partir de fin juin 2001, après que le commissariat de police de Boulogne-sur-Mer était lui-même intervenu dans le cadre d'une enquête préliminaire puis d'une commission rogatoire. Vous avez été saisi d'une enquête préliminaire concernant de nouvelles personnes susceptibles d'être impliquées dans l'affaire, ainsi que d'une commission rogatoire générale qui vous avaient été confiées par le juge Burgaud.

Pouvez-vous en premier lieu nous indiquer pourquoi le commissariat de Boulogne a été dessaisi de l'affaire ?

M. François-Xavier MASSON : Il n'a pas tout à fait été dessaisi puisqu'il s'agissait d'une co-saisine. C'est-à-dire que le juge a décidé de confier la poursuite des investigations à deux services en parallèle : le commissariat de Boulogne-sur-Mer pour ce qui concernait les mineurs et le SRPJ de Lille pour la partie auteurs majeurs, puisqu'il s'était aperçu que l'affaire pouvait prendre une autre dimension. En effet, dans ses révélations, Mme Badaoui parlait d'un éventuel réseau belge et de la vente de cassettes. Aurélie Grenon faisait aussi état de menaces qu'elle avait reçues pour qu'elle se taise. Enfin, les assistantes maternelles citaient les propos d'enfants victimes impliquant d'autres personnes.

Tout cela a conduit le juge à confier une partie des investigations au service qu'il estimait le plus approprié, la police judiciaire ayant une compétence régionale, travaillant sur la criminalité organisée et ayant des liens avec les pays étrangers, en particulier avec la Belgique.

M. le Rapporteur : Est-ce parce que le juge pensait à ce moment de l'enquête qu'il y avait un réseau ?

M. François-Xavier MASSON : C'est en partie parce que, à partir du moment où on a parlé de commerce de cassettes, de voyages en Belgique, de « deuxième cercle des notables », il a eu le sentiment que l'affaire allait déborder le cadre strictement local et prendre de l'ampleur.

M. le Rapporteur : Avez-vous eu, au moment où vous êtes intervenu, des contacts avec le juge et avec vos collègues du commissariat de Boulogne-sur-Mer ?

M. François-Xavier MASSON : Oui. Nous nous sommes vus. C'est le juge qui nous a appelés en nous indiquant qu'il souhaitait que nous parlions d'une affaire engagée depuis plusieurs mois à Boulogne-sur-Mer et qui lui semblait prendre une autre dimension. Le premier contact a eu lieu dans son cabinet, en présence d'un représentant du commissariat, qui nous a exposé le début de l'affaire, que nous avions d'ailleurs déjà suivi dans les journaux.

M. le Rapporteur : Ensuite, vous avez été en rapport permanent avec le juge.

M. François-Xavier MASSON : Oui, d'autant que toutes les informations que nous recevions provenaient de son cabinet.

M. le Rapporteur : Votre méthode a donc été de travailler sur ses instructions plutôt que de mener vos propres recherches. Il semble qu'on ait mis un peu les choses à l'envers puisque, sur commission rogatoire, ce sont vos services qui produisent des éléments à partir des investigations que vous menez, alors qu'ici, d'après ce que nous ont dit vos collègues de Boulogne-sur-Mer, c'était plutôt le juge qui disait qui devait être interpellé. L'interpellation n'était donc pas le fruit de l'enquête mais répondait à une instruction du juge.

M. François-Xavier MASSON : C'est un peu cela. C'est aussi le système qui le veut. Les premières interpellations par le commissariat de Boulogne avaient eu lieu en février et plusieurs personnes avaient été mises en examen, dont Myriam Badaoui, Aurélie Grenon et David Delplanque, et je cite à dessein ces trois personnes car c'est sur la base de leurs accusations et de celles des enfants que nous avons ensuite travaillé.

À partir du moment où elles ont été mises en examen, les services de police ne pouvaient plus les entendre, seul le juge d'instruction en ayant la possibilité au cours de ses interrogatoires. Toute la difficulté de ce dossier tient au fait que les accusations provenaient exclusivement de ces trois personnes. Je serai même plus restrictif : les accusations sont venues des enfants, elles ont été corroborées par Myriam Badaoui et confirmées par Aurélie Grenon et David Delplanque. C'est là-dessus que nous nous sommes fondés et notre travail a donc été, dans un premier temps, d'identifier les gens qui avaient été cités, pour lesquels nous disposions souvent de prénoms.

M. le Rapporteur : C'est pour ces raisons que vous étiez « alimenté » par le juge d'instruction.

L'enquête préliminaire des 25 et 26 juin n'a apparemment consisté que dans l'audition de deux assistantes sociales, corédactrices du rapport adressé au procureur de la République faisant état de nouveaux propos émanant des enfants Delay et d'une des filles de Mme Lavier, Estelle, qui était alors placée. Ces propos évoquaient des sévices sexuels sur cette enfant et impliquaient de nouveaux adultes.

Pouvez-vous préciser quelles ont été vos conclusions au terme de cette enquête préliminaire ?

M. François-Xavier MASSON : Nous souhaitions rebondir assez rapidement sur cette enquête préliminaire et l'intégrer à la commission rogatoire générale, qui offrait un cadre mieux adapté et plus global, dans lequel la police judiciaire aime travailler car nos capacités d'investigation sont plus larges et vont jusqu'aux écoutes téléphoniques.

Cette enquête était intéressante car il était question de nouveaux propos d'Estelle et d'une liste sur laquelle les enfants Delay faisaient figurer de nouveaux noms. Nous pouvions donc progresser dans les identifications et nous assurer qu'on ne se trompait pas de personnes.

M. le Rapporteur : On en arrive ensuite à l'enquête sur commission rogatoire confiée à votre service à compter du 20 juin, qui aboutit à l'identification de nouveaux suspects : le chauffeur de taxi Pierre Martel, l'abbé Dominique Wiel, l'huissier Alain Marécaux et son épouse Odile et, un peu plus tard, les Legrand père et fils. Ces personnes sont interpellées, placées en garde à vue, présentées au juge Burgaud et mises en détention le 16 novembre.

Avez-vous procédé à leur audition pendant la garde à vue ?

M. François-Xavier MASSON : C'est bien nous qui avons eu à nous en occuper. Elles ont été retenues parce que nous avions non seulement les dénonciations des enfants, mais aussi celles de Myriam Badaoui, confirmées par les deux autres adultes. Nous pensions être à même de trouver chez eux des éléments susceptibles de faire avancer notre enquête.

Dans les affaires de pédophilie et de mœurs en général, nous avons très souvent des enfants qui dénoncent et des personnes interpellées qui nient. Les « pédophiles » ont souvent une structure mentale perverse mais bien faite, ils savent très bien ce qu'ils encourent et on ne s'attend pas à trouver des traces de leurs actes chez eux. En l'espèce, nous nous y attendions d'autant moins que nous intervenions six mois après les premières interpellations. Pour autant, nous ne pouvions pas faire l'impasse sur des investigations approfondies, notamment sur des perquisitions. En particulier le sex-shop situé rue des Religieuses Anglaises et le tenancier de Chez Louis, où Mme Badaoui nous disait qu'il y avait eu un commerce de cassettes, paraissaient des objectifs intéressants pour faire avancer l'enquête.

Nous avons procédé aux interpellations et aux perquisitions, ces dernières ont été négatives et les auditions n'ont rien apporté puisque les gens n'ont pas parlé et qu'ils ont eu des réactions diverses, certains paraissant abasourdis.

M. le Rapporteur : Vous n'avez donc pas obtenu d'éléments à charge au cours de ces gardes à vue.

M. François-Xavier MASSON : Nous n'avons rien obtenu du tout, en dehors de la revue pornographique chez l'huissier, pour laquelle nous avons eu une explication.

M. le Rapporteur : Quelles questions vous êtes-vous alors posées ? Il ne vous a sans doute pas semblé anormal de ne rien trouver six mois après et de vous heurter à des dénégations habituelles, mais vous venez nous dire que les personnes mises en cause ne s'étaient pas contentées de nier, que certaines avaient paru « abasourdies ».

M. François-Xavier MASSON : J'emploie ce mot avec quatre ans de recul. À l'époque, 48 heures de garde à vue, c'était un peu court pour se faire une idée. Le débat a toutefois été vif au sein de la brigade, puisque nous travaillons en groupe et confrontons nos opinions. Là, il n'y avait pas grand-chose à confronter. Les enquêteurs avaient des réactions diverses : certains considéraient que les personnes mises en cause avaient largement eu le temps de faire disparaître les preuves, d'autres pensaient qu'elles niaient avec une telle énergie que cela traduisait un vrai problème.

M. le Rapporteur : Avez-vous fait part de ces doutes au juge d'instruction ?

M. François-Xavier MASSON : Nous lui avons transmis les PV et nous lui avons dit que nous n'avions rien en l'état de nos investigations et qu'il fallait peut-être que nous procédions à d'autres vérifications.

M. le Rapporteur : Vous avez donc eu une discussion à ce propos. Que vous a-t-il répondu ?

M. François-Xavier MASSON : Je suis bien incapable de me souvenir de ses propos, mais, dans les faits, il a répondu par la détention provisoire.

M. le Rapporteur : Il n'a donc pas tenu compte de ce que vous lui disiez. Si vous ne vous en souvenez pas, le dossier lui s'en souvient...

M. François-Xavier MASSON : Nous n'avions pas établi de collusion entre les intéressés mais nous ignorions s'ils mentaient.

M. le Rapporteur : Dans le doute, on les a mis en prison, inversant ainsi le principe légal puisqu'il n'y avait pas d'élément matériel.

M. François-Xavier MASSON : Je pense que le contexte a joué : nous étions fin 2001, l'affaire Dutroux était encore présente dans les esprits, on avait sans doute peur de « louper » un coupable, on s'est dit « ils n'ont peut-être rien fait, mais ils ont peut-être fait quelque chose ; on les place donc en détention provisoire pour se donner un peu plus de temps pour vérifier. »

M. le Rapporteur : Cela tenait-il au risque médiatique ?

M. François-Xavier MASSON : Non, plutôt au risque de collusion entre ces personnes. Mais quand nous sommes intervenus, elles avaient eu largement le temps de se mettre d'accord sur leur version.

Par ailleurs, les enfants et Mme Badaoui dénonçaient d'autres personnes et notre travail a été non seulement de procéder aux vérifications sur les six personnes mises en détention, mais aussi de rechercher des éléments éventuels sur d'autres habitants d'Outreau.

M. le Rapporteur : J'observe à ce propos que d'autres personnes, comme le propriétaire du vidéo club, le papetier-quincaillier, le propriétaire du sex-shop, un médecin, une infirmière, le couple B., ont été mises en cause mais n'ont pas été mises en examen ni en détention. Pouvez-vous expliquer cette différence de traitement ?

M. François-Xavier MASSON : Quand nous avons pris le dossier, nous savions que nous avions peu de chances de trouver des éléments matériels. Mais nous ne nous contentions pas des dépositions des enfants et des déclarations de Mme Badaoui, nous voulions qu'elles soient corroborées par d'autres adultes. C'est sur cette base que les six personnes ont été interpellées le 14 novembre. Les autres avaient été citées soit uniquement par les enfants soit uniquement par Mme Badaoui, sans confirmation par Aurélie Grenon et David Delplanque.

M. le Rapporteur : Si ce n'est que vous n'avez pas interrogé ces deux derniers puisque seul le juge d'instruction en avait la capacité. Avez-vous eu connaissance des procès-verbaux des confrontations ? Avez-vous eu des réunions ou des conversations avec le juge ?

M. François-Xavier MASSON : Il n'y a pas eu de réunion, mais des conversations au cours desquelles le juge nous rapportait les confrontations.

M. le Rapporteur : Vous saviez comment les confrontations étaient organisées : Mme Badaoui était interrogée la première, Mme Grenon hésitait un peu et finissait par confirmer, puis M. Delplanque hésitait encore plus, on lui faisait les gros yeux et il finissait par dire « oui, c'est vrai », enfin le juge disait « pourquoi diraient-ils cela si ce n'est pas vrai ? ».

Si vous en avez eu connaissance, cela vous a-t-il semblé une méthode normale, sachant que les avocats avaient demandé des auditions séparées ?

M. François-Xavier MASSON : Je ne suis pas juge d'instruction, je ne conduis pas les auditions.

M. le Rapporteur : Le professionnalisme du SRPJ vous permet quand même d'avoir une opinion...

M. François-Xavier MASSON : Ce n'est pas ainsi que nous-mêmes organisons des confrontations. Mettre trois accusateurs face à une seule personne crée un certain déséquilibre, surtout quand on connaît la personnalité de la principale accusatrice, qui n'avait toutefois peut-être pas encore été totalement cernée à ce moment.

M. le Rapporteur : Cette pratique de confrontation ne vous paraît donc pas la meilleure.

M. François-Xavier MASSON : Non, surtout dans la mesure où elle a été systématisée.

M. le Rapporteur : En avez-vous fait l'observation au juge d'instruction ?

M. François-Xavier MASSON : Je ne crois pas. Nous en avions discuté entre nous, nous nous étions dits que nous n'aurions jamais fait comme cela, mais nous ne sommes pas intervenus directement pour lui dire qu'il faisait fausse route. En revanche, dans la mesure où nous recevions les comptes rendus des interrogatoires, nous demandions au juge d'être le plus précis possible afin que nous puissions les exploiter.

M. le Rapporteur : D'où, par exemple, les questions sur les habits.

Je reviens sur la mise en détention : est-il conforme à la pratique d'y procéder d'abord et d'opérer les vérifications ensuite ? Il y a quand même eu dans cette affaire, la cour d'assises d'appel de Paris le dit, 25 ans de prison infligés à tort.

M. François-Xavier MASSON : Il est difficile de répondre à cette question car cela dépend vraiment de la personnalité du juge.

M. le Rapporteur : Si je comprends bien, certains préfèrent respecter la loi, d'autres se fixent comme priorité d'empêcher la collusion et le renouvellement de l'infraction et mettent en prison à titre de précaution.

Puisque nous allons être amenés, au-delà de cette affaire, à faire des propositions, j'aimerais que vous nous disiez laquelle de ces positions vous paraît la meilleure.

M. François-Xavier MASSON : Telle que la question est formulée, la réponse tombe sous le sens : il faut privilégier le respect de la loi. Des outils existent : on peut très bien assortir une mise en examen d'un contrôle judiciaire strict, la détention pouvant intervenir si les personnes se rencontrent quand même.

M. le Rapporteur : Avant d'en venir aux Legrand, pouvez-vous répondre plus précisément à ma question sur les autres personnes mises en cause.

M. François-Xavier MASSON : J'avais commencé à vous parler de notre méthode de travail. Je me suis rapidement dit que, si nous continuions à écouter Myriam Badaoui, nous allions nous trouver avec la moitié la population d'Outreau accusée et l'autre moitié victime... Nous avons donc recherché d'autres éléments et au moins les déclarations d'autres adultes.

M. le Rapporteur : En avez-vous parlé avec le juge ?

M. François-Xavier MASSON : Oui. Prenons l'exemple du docteur, médecin de la famille, cité plusieurs fois, que le juge souhaitait voir assez rapidement interpellé. Faisant partie du voisinage, il a été entendu une première fois par le commissariat de Boulogne-sur-Mer, mais il était uniquement dénoncé par les enfants et par Mme Badaoui. Nous n'avons pas interrompu les investigations à son propos, mais il n'a pas fait partie de la première vague d'arrestations. Il n'a pas non plus fait partie de la deuxième vague qui est intervenue à un moment où nous n'avions plus rien et où nous n'avancions qu'au cas par cas. Il a été mis en garde à vue en même temps qu'un couple mis hors de cause. Le cheminement a donc été le même.

M. le Rapporteur : Mais pas les résultats ! C'est inquiétant car on se dit que c'est un peu la loterie... Et pourquoi Aurélie Grenon, qui, elle, avait reconnu les faits, a-t-elle été très vite mise en liberté ?

Nous représentons le peuple français et nous nous demandons ce qui se passe quand on tombe dans un tel système : passe-t-on à travers comme le docteur, est-on laissé en liberté même quand on est coupable comme Aurélie Grenon, est-on mis en détention immédiatement même quand on n'est pas coupable, comme un certain nombre d'autres personnes ? Manifestement, il n'y a pas de règle.

M. François-Xavier MASSON : Je ne peux pas vous répondre. En tant que policier, je ne décide pas de la mise en détention.

M. le Rapporteur : Le SRPJ a sûrement été bien plus en rapport avec le juge que ne l'ont été vos collègues de Boulogne-sur-Mer. Je souhaite comprendre ce qui a présidé à ses choix. Vous êtes-vous par exemple entretenus avec lui de la libération d'Aurélie Grenon ?

M. François-Xavier MASSON : Non ; cette libération est intervenue très vite et Aurélie Grenon ne faisait pas partie de nos objectifs. Nous n'intervenons bien sûr en rien dans ce qui se passe au sein du cabinet du juge d'instruction.

En revanche, quand nous avons procédé aux arrestations dans le « deuxième cercle des notables », nous avons insisté sur le risque qu'il y avait à continuer à aller chercher tous ceux qui étaient dénoncés.

M. le Rapporteur : Vous suiviez les instructions du juge, qui entendait les dénonciateurs et vous communiquait le nom des personnes à interpeller. Mais, à chaque fois, vous ne trouviez pas d'éléments matériels.

M. François-Xavier MASSON : Non.

M. le Rapporteur : Parlez-nous des Legrand.

M. François-Xavier MASSON : Ils sont arrivés dans le dossier à la suite de la fameuse lettre d'un des enfants Delay parlant d'un « Dany Legrand », vivant ou ayant des accointances en Belgique. C'est donc dans ce pays qu'ont été effectuées les premières vérifications et nous sommes tombés, avec la police de Mouscron, sur un Daniel Legrand apparaissant dans une affaire d'escroquerie aux chèques volés.

Le travail était le même que pour les Marécaux et les autres personnes dénoncées : travailler sur l'environnement, se procurer les photos, les inclure dans le dossier, les présenter une première fois aux enfants, obtenir confirmation, les montrer ensuite aux trois mêmes adultes.

Un enquêteur a averti le juge que nous avions trouvé deux Daniel Legrand, père et fils et lui a demandé comment Myriam Badaoui et Jean avaient décrit l'intéressé et ce que nous devions faire. Le juge a donc interrogé à nouveau Mme Badaoui et la réponse nous est revenue qu'un père et un fils étaient effectivement en cause. Nous en avons conclu que nous avions trouvé les bonnes personnes. Nous nous sommes procuré les photos qui ont permis de les reconnaître, mais nous ignorons comment elles ont été présentées dans le bureau du juge d'instruction. A-t-on posé l'album sur la table ou a-t-on désigné les Legrand en demandant si on les reconnaissait ?

M. le Rapporteur : Vous ne savez pas comment les choses se sont passées ?

M. François-Xavier MASSON : J'ai dans l'idée que les questions du juge étaient relativement orientées et qu'il désignait la personne à identifier.

M.  le Rapporteur : C'est-à-dire que le juge faisait les questions et les réponses ?

M. François-Xavier MASSON : Oui. C'était déjà criant au moment des confrontations, ça l'est devenu plus encore avec la révélation du « meurtre ».

C'est d'ailleurs à ce moment que je situe le basculement de l'affaire. Replaçons-nous dans le contexte assez lourd de l'époque : le dossier prenait des proportions importantes, six personnes n'avait rien dit lors de leur audition et avaient été mises en détention provisoire. Un mois plus tard, Daniel Legrand fils dit « j'y étais », ce qui accentue le trouble. Il s'en est expliqué ensuite par le fait qu'Aurélie Grenon, qui avait reconnu les faits, avait été libérée, alors que lui demeurait en prison tant qu'il niait.

Mais il est ainsi entré dans le jeu du trio Badaoui, Grenon, Delplanque et il a accrédité l'idée qu'on a avait peut-être raison d'écouter Myriam Badaoui.

M. le Rapporteur : À quel moment avez-vous appris que le juge avait fait les questions et les réponses à propos de Daniel Legrand ?

M. François-Xavier MASSON : Après son arrestation.

M. le Rapporteur : N'avez-vous pas eu envie d'aller trouver le juge et de lui rappeler qu'il convenait, quelle que soit la vérité, de faire usage des bonnes méthodes ?

M. François-Xavier MASSON : Je ne suis pas intervenu sur la conduite de ses interrogatoires. Nous lui avons juste demandé, pour nous aider dans l'enquête, de nous donner des faits précis.

Daniel Legrand fils s'est accusé de participer aux faits et, un mois plus tard, il a récidivé en envoyant une lettre au juge d'instruction et à la rédaction de France 3 pour déclarer qu'il avait été témoin du meurtre d'une petite fille belge de cinq-six ans, venue à une soirée chez les Delay avec un monsieur belge d'une cinquantaine d'années.

C'est le seul moment où nous pouvions récupérer la maîtrise du dossier : dans la mesure où des faits de meurtre avait été dénoncés, nous avons demandé au juge l'ouverture d'une enquête distincte par une commission rogatoire contre X. Cela nous aurait permis de récupérer Daniel Legrand fils et, surtout, Myriam Badaoui en garde à vue. Or, nous ne l'avions jamais entendue, nous ne disposions que des déclarations qu'elle faisait au juge. Nous aurions eu ainsi la possibilité de travailler comme nous savons le faire et de creuser les choses. Nous aurions aussi pu nous assurer que le dossier était solide ou décider de prendre des précautions supplémentaires : si le cadavre était retrouvé, l'affaire d'Outreau tenait la route.

Je ne me souviens plus si c'est le juge ou le Parquet qui a pris la décision, mais le choix a été fait de joindre les deux dossiers : par un réquisitoire supplétif, le meurtre a été inclus dans l'affaire de pédophilie. Cela nous a donc privés de la possibilité légale d'entendre Myriam Badaoui et Daniel Legrand fils et nous sommes restés dépendants de ce qui sortait du bureau du juge d'instruction.

Quand j'ai remis mon rapport, en juillet 2002, les deux seules certitudes que j'avais étaient que rien ne prouvait ni l'existence de la piste belge et d'un réseau international ni le meurtre.

M. le Rapporteur : Précisément, le rapport du SRPJ est signé du commissaire principal Muller, mais je pense que, conformément à l'usage, vous en êtes l'auteur.

M. François-Xavier MASSON : En effet.

M. le Rapporteur : Dans la conclusion, vous écrivez ceci : « Thierry Delay, principal mis en cause, au centre de toute l'organisation de ces pratiques funestes, a constamment prétexté des absences et des trous de mémoire pour éviter de s'expliquer. Or, lui seul, avec sa femme, détient sans doute l'exacte vérité du calvaire qui frappa d'abord ses propres enfants, mais aussi plus d'une vingtaine de petites victimes d'Outreau ».

Est-ce l'expression d'un doute ?

M. François-Xavier MASSON : Oui. En fait, j'étais dans l'impossibilité de conclure et, ce qui est rare dans un rapport de police, je n'ai même pas donné mon sentiment.

M. le Rapporteur : Qu'est-ce qui a, par exemple, amené à l'interpellation en février 2002 du mari de Mme Godard ?

M. François-Xavier MASSON : Comme à l'accoutumée, les déclarations intervenues dans le cabinet du juge d'instruction, qui nous a expressément demandé d'aller le chercher. Il n'y a rien de plus qu'au moment de l'interpellation du docteur Leclerc ou de Mme Marécaux.

M. le Rapporteur : À vous, qui, à la différence de plusieurs de ceux que nous avons entendus, nous apportez des réponses claires, je vais poser une question difficile : diriez-vous que ce qui s'est passé est essentiellement dû au fait que le juge d'instruction a travaillé en dépit du bon sens et des pratiques professionnelles habituelles ?

M. François-Xavier MASSON : Je pense qu'effectivement il a été pris dans une logique d'enquête. Le principal problème est qu'il n'avait pas de recul par rapport à ce qu'il vivait, qu'il était seul face à la personnalité de Myriam Badaoui et qu'il n'était pas aidé par son entourage, avec des experts qui se contentaient de confirmer.

M. le Rapporteur : Tout cela ne tient-il pas aussi au fait qu'il devait justifier le bien-fondé des mises en détention qui dataient de plusieurs mois ?

M. François-Xavier MASSON : Ça n'aurait pas été la première fois qu'on aurait relâché des gens après des vérifications effectuées par un service de police... L'affaire n'aurait vraisemblablement pas pris la même ampleur.

Là, il était tout seul.

M. le Rapporteur : Je comprendrais que vous ne souhaitiez pas répondre, mais ma question était plus précise : pensez-vous que cette affaire est due, en tout ou partie, aux pratiques professionnelles en dépit du bon sens du juge Burgaud ?

M. François-Xavier MASSON : Il est vrai qu'il y a eu un enchaînement et qu'il a sans doute cherché à conforter sa première analyse du dossier.

M. Jean-Paul GARRAUD : Lors des vagues d'arrestations, vous avez mis en garde à vue des personnes à la suite de ce que vous a indiqué le juge d'instruction, à partir des dénonciations intervenues lors des interrogatoires auxquels il avait procédé. Mais on ne peut pas mettre un individu en garde à vue s'il existe contre lui des indices graves et concordants ; il doit, dans ce cas, être entendu directement par le juge. J'en conclus que les dénonciations n'étaient pas considérées comme de tels indices.

M. François-Xavier MASSON : Ça se passe toujours comme ça. Vous faites référence à l'article 105 du code de procédure pénale, qui nous oblige, lorsque nous avons des aveux circonstanciés et des indices graves et concordants, à interrompre l'interrogatoire et à déférer la personne devant le juge d'instruction. On se situe donc avant cela : on ne sait pas si ce sont des indices graves et concordants, on sait simplement que ce sont des indices suffisamment graves, et que c'est à nous, services de police, de le vérifier. Il existe toute une jurisprudence sur ce point.

M. Jean-Paul GARRAUD : Les indices permettent la garde à vue, mais comme ensuite vous ne trouvez rien de plus, comment se fait-il, alors qu'il n'y a pas d'indices graves et concordants, qu'on aboutisse à une incarcération ? Il y a là une incohérence juridique.

M. François-Xavier MASSON : À la fin d'une garde à vue, nous avons recueilli des aveux dans le meilleur des cas, des témoignages. Ici, les intéressés niaient en bloc ce qui leur était reproché. Nous avons transmis les procès-verbaux au juge d'instruction, qui en a pris connaissance et qui a estimé que les gens avaient menti. C'est lui seul qui apprécie si la personne doit lui être déférée afin qu'il procède à son interrogatoire et qu'il décide s'il la met en examen. S'il décide en outre qu'elle doit être incarcérée, il appartient alors au juge des libertés et de la détention de se prononcer.

M. Jean-Paul GARRAUD : Dans la mesure où vos investigations n'ont rien donné, ce sont donc de simples déclarations lors d'un interrogatoire qui ont justifié une mise en détention.

M. François-Xavier MASSON : La valeur ajoutée de la police a donc été proche de zéro.

M. Jean-Paul GARRAUD : Ce n'est pas le juge d'instruction qui met en détention provisoire mais, en application de la loi du 15 juin 2000, le juge des libertés et de la détention.

M. Gilles COCQUEMPOT : Pensez-vous que la personnalité de Mme Badaoui et les avis de l'entourage du juge ont pu exercer une influence sur sa façon assez particulière de conduire les investigations ? Ne peut-on pas incriminer une formation insistant davantage sur la technique juridique que sur les aspects sociologiques et psychologiques ?

M. François-Xavier MASSON : Je ne sais pas comment l'École nationale de la magistrature apprend à conduire des interrogatoires.

Pour notre part, lors de la garde à vue, nous ne conduisons jamais un interrogatoire seuls, d'autant que le délai de 48 heures est bien court pour se forger une opinion et qu'il est donc utile de confronter les avis. Ce délai est très court aussi pour appréhender la personnalité de la personne interrogée et la psychologie joue un rôle très important. Je pense que l'interrogatoire chez le juge d'instruction est complètement différent, d'abord parce qu'il y a l'avocat et parce qu'il n'y a pas ce lien de proximité, presque d'intimité, que nous pouvons tisser avec les gardés à vue.

M. Léonce DEPREZ : Pendant votre intervention, dont vous nous avez dit clairement en quoi elle a consisté, avez-vous eu un entretien avec le procureur de la République ?

M. François-Xavier MASSON : Oui. Mon interlocuteur était le juge d'instruction, mais nous avons échangé nos impressions avec le procureur au moment où nous nous sommes mis à creuser dans les jardins ouvriers de la Tour du Renard : nous étions dubitatifs, nous nous demandions si nous allions trouver quelque chose et le procureur, le juge d'instruction et moi-même nous disions que si nous trouvions un cadavre, l'affaire d'Outreau serait vraiment solide.

Après cet épisode, l'intensité de notre activité sur cette affaire a été sensiblement réduite.

M. le Rapporteur : Mais il y avait quand même des gens incarcérés...

M. François-Xavier MASSON : Nous n'avions plus à intervenir à leur propos.

M. le Président : À la lumière de ce que vous avez vécu et de vos compétences, pensez-vous que des modifications législatives pourraient être utiles ? En particulier, ne serait-il pas bon de systématiser le colloque entre le procureur, le juge d'instruction, le SRPJ, voire l'avocat ? Si vous souhaitez répondre ultérieurement, vous pourrez nous transmettre vos réflexions par écrit.

M. Marcel BONNOT : J'ajouterai une autre question : quel regard portez-vous sur l'action du juge des libertés et de la détention ? Lui qui n'était pas dans le dossier jusque-là, a suivi le juge d'instruction sans état d'âme.

M. François-Xavier MASSON : Je suis tout à fait d'accord avec vous et je porte un regard extrêmement critique sur le rôle du juge des libertés et de la détention, dans cette affaire comme en général, car nous, policiers, avons le sentiment qu'il se contente d'enregistrer les décisions du juge d'instruction.

Des vagues de défèrements lui arrivent tard le soir, il a cinq minutes pour prendre connaissance d'un dossier, en s'entretenant rapidement avec son collègue du parquet. Au moment de la réforme, nous avons craint qu'elle n'alourdisse considérablement notre travail. Or, alors que le juge des libertés et de la détention a été institué pour garantir la présomption d'innocence et pour corriger d'éventuels excès du juge d'instruction, je n'ai pas du tout l'impression que c'est ce qui se passe.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : Dans le cours de l'affaire, il a été dit que certains parents indignes louaient leurs enfants à des commerçants du quartier pour effacer leurs ardoises. Avez-vous procédé à des vérifications ?

On a dit aussi que c'était les aveux des prévenus qui avaient provoqué une autre série d'interpellations.

M. François-Xavier MASSON : Nous avons vérifié dans les commerces que nous avons perquisitionnés, mais il n'y a pas eu d'enquête de voisinage systématique.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : On aurait pourtant pu montrer ainsi que certaines affirmations ne tenaient pas.

M. François-Xavier MASSON : On entre là dans cet ensemble de déclarations des enfants qui n'ont jamais été vérifiées. À chaque fois que des faits étaient dénoncés, nous n'arrivions pas à prouver leur réalité.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : La presse a joué un rôle dans la diffusion des rumeurs. Ne pensez-vous pas que c'est aussi sous la pression médiatique que le juge a été conduit à incarcérer certaines personnes ?

M. François-Xavier MASSON : Vous avez sans doute raison. J'irai même un peu plus loin en revenant sur le meurtre. Dès que j'ai appris par un journaliste, le 9 janvier, que la presse avait reçu une lettre de Daniel Legrand fils, ma direction a demandé expressément à la rédaction en chef de France 3 de ne pas diffuser l'information au motif que, dès lors qu'elle serait dans la presse, nous ne pourrions plus travailler avec la sérénité nécessaire... Le rédacteur en chef est passé outre et il a diffusé son scoop, ce qui nous a beaucoup gênés.

M. le Président : Je vous remercie pour la clarté de vos réponses.

* Audition en visioconférence de M. Romuald MULLER,
commissaire divisionnaire et ancien chef de la division criminelle
au service régional de police judiciaire de Lille



(Procès-verbal de la séance du 11 janvier 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la Commission d'enquête.

Au préalable, je souhaite vous informer de vos droits et obligations.

Dans le cadre de la formule du huis clos qui a été retenue pour votre audition, celle-ci ne sera rendue publique qu'à l'issue des travaux de la Commission. Cependant, la Commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui en sera fait. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué et les observations que vous pourriez présenter seront soumises à la Commission.

L'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires punit de peines d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende toute personne qui, dans un délai de trente ans, divulguera ou publiera une information relative aux travaux non publics d'une commission d'enquête, sauf si le rapport de celle-ci a fait état de cette information.

Je vous rappelle qu'en vertu du même article, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel.

Toutefois, en application de l'article 226-14 du même code, l'article 226-14 n'est pas applicable aux personnes informant les autorités de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Enfin, l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. Cependant, pour la commodité de l'audition, vous pourrez citer nommément les enfants qui auraient été victimes de ces actes, la Commission les rendant anonymes dans son rapport.

Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je vais maintenant vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(M. Romuald Muller prête serment).

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Pouvez-vous rappeler quelles étaient vos fonctions à l'époque de l'affaire ?

M. Romuald MULLER : J'étais alors responsable de la division criminelle du SRPJ de Lille et j'avais sous ma responsabilité plusieurs chefs de brigade dont François-Xavier Masson, commissaire principal, que vous venez d'entendre.

M. le Rapporteur : Vous avez été le signataire du PV de synthèse qui avait été, conformément à l'usage, rédigé par M. Masson. Nous avons noté que la conclusion de ce document exprimait certains doutes ou du moins ne faisait pas état de certitudes. Quel est votre avis ?

M. Romuald MULLER : Je partage l'avis de mon collègue et c'est assez naturel puisqu'il n'y avait pas d'éléments matériels venant corroborer de manière certaine les déclarations. Nous avions des dénonciations effectuées par des personnes elles-mêmes mises en cause, ce qui ne pouvait nous inciter qu'à une réserve d'autant plus grande que les accusations proférées par des adultes l'avaient été dans le cabinet du juge d'instruction et non lors de gardes à vue par nos services. Nous n'avons jamais eu de contacts directs avec les accusateurs principaux, Myriam Badaoui, Aurélie Grenon, David Delplanque.

M. le Rapporteur : Pouvez-vous nous dire comment se sont déroulés les échanges au sein de votre service sur cette affaire ? Y avez-vous participé ?

M. Romuald MULLER : Je n'étais pas présent à toutes les réunions, mais j'étais régulièrement informé par M. Masson, qui prenait conseil auprès de moi.

Ma ligne de conduite a été constante : comment faire tout reposer uniquement sur des dépositions que nous n'avions pas recueillies nous-mêmes et qui émanaient de personnes elles-mêmes mises en cause dans des affaires d'agression sexuelle ? Pour estimer qu'une personne devait être interpellée, il aurait fallu plusieurs déclarations concordantes, tant d'adultes que d'enfants. Avant de procéder à des interpellations, il était donc utile de savoir si les personnes avaient été mises en cause par plusieurs témoins et si elles avaient été reconnues.

Je rappelle que la police judiciaire est intervenue de façon un peu tardive, six mois après les débuts de l'enquête judiciaire en janvier 2001. Préalablement à notre intervention, il y avait déjà eu deux vagues d'interpellations dites « en cercles concentriques ». C'est quand il a présumé l'existence d'un troisième cercle, avec d'éventuelles ramifications internationales, que le juge d'instruction s'est tourné vers nous. À ce moment, notre mission ne consistait pas à évaluer le degré d'implication des personnes, mais à s'assurer qu'il y avait adéquation entre les noms cités et les personnes identifiées, à obtenir des photos récentes d'elles et à les fournir au magistrat instructeur et aux enquêteurs de Boulogne-sur-Mer afin qu'elles soient présentées aux adultes par le premier et aux enfants par les seconds. En effet, le commissariat de Boulogne avait conservé la partie de la procédure qui consistait à entendre les enfants.

M. le Rapporteur : Avez-vous eu des doutes à un moment donné, en tant que supérieur hiérarchique à qui M. Masson faisait rapport ?

M. Romuald MULLER : Nous avons toujours à cœur, dans ces affaires sensibles, d'éviter ce genre de dérapages en établissant une relation de collaboration avec le magistrat instructeur, même si celui-ci reste toujours le directeur du dossier et prend les décisions en fonction de son intime conviction.

M. le Rapporteur : En l'occurrence, ces discussions ont-elles eu lieu ?

M. Romuald MULLER : Elles ne relevaient pas de mon niveau mais de celui de François-Xavier Masson.

M. le Rapporteur : Lequel nous a répondu très clairement sur ce point.

M. Romuald MULLER : La discussion n'était pas aisée.

M. le Rapporteur : Mais encore ?

M. Romuald MULLER : Le magistrat instructeur ayant l'intégralité du dossier en sa possession, il avait forgé son intime conviction et notre avis, plus réservé quant aux suites à donner, n'était pas forcément le bienvenu.

M. le Rapporteur : Pas le bienvenu ?

M. Romuald MULLER : Je retire cette expression. Je dirai plutôt que notre avis n'était pas forcément pris en compte car notre position, plus en retrait, ne correspondait pas à son intime conviction.

M. Étienne BLANC : Vous intervenez six mois après la remise du dossier au commissariat de Boulogne. L'intervention du SRPJ, dans ces affaires, n'est-elle pas trop tardive ? N'y aurait-il pas intérêt à la rendre beaucoup plus rapide ? Il apparaît, en effet, que le commissariat n'était pas à la hauteur des enjeux et que les clarifications indispensables ne sont venues qu'une fois vos services saisis.

M. Romuald MULLER : Tout en partageant votre analyse, j'introduirai un bémol : l'analyse est toujours plus facile a posteriori. Le Nord-Pas-de-Calais est malheureusement une région où les agressions sexuelles sont nombreuses et où il est difficile de distinguer entre les affaires classiques et celles, sortant de l'ordinaire, qui méritent d'être confiées à des spécialistes. Au départ, rien ne pouvait laisser penser que cette affaire allait prendre les proportions qu'on lui connaît. Le commissariat traite nombre de dossiers d'agressions sexuelles et dispose, en outre, d'une brigade des mineurs habituée à entendre des enfants, contrairement à la police judiciaire. Sur le fond, je partage toutefois votre avis : le dossier aurait dû échoir plus tôt à la police judiciaire, ne serait-ce que pour l'externaliser.

M. Guy GEOFFROY : La décision de co-saisine, qui se justifie peut-être par la compétence et les moyens des commissariats, vous a néanmoins privés de la place que vous auriez pu tenir et de la vision globale qui vous a manqué pour peser davantage dans le sens du doute. Considérez-vous que le juge a choisi délibérément cette option de la co-saisine pour rester maître du dossier ou qu'il en a été la victime ?

M. Romuald MULLER : Il m'est difficile de répondre à sa place. Je pense très sincèrement que sa démarche intellectuelle n'a pas consisté à choisir la co-saisine pour rester maître du dossier. Nous n'étions pas spécialisés dans les auditions de mineurs, contrairement à la brigade de mineurs de Boulogne. L'audition d'un enfant est très particulière ; la police nationale dispense des stages spécifiques sur ce sujet mais ce n'est pas la vocation première de la police judiciaire. Limiter le nombre d'interlocuteurs favorise l'instauration d'un climat de confiance et de complicité entre les enquêteurs et l'enfant. Néanmoins, dans un dossier sensible, il importe d'éviter la multiplication des services intervenants et la co-saisine n'est pas la meilleure des formules.

M. Gilles COCQUEMPOT : Cette co-saisine s'est imposée lorsque l'affaire d'Outreau a été perçue comme dépassant les affaires de mœurs habituelles et susceptible de s'intégrer dans un vaste réseau français et international. Cela n'a-t-il pas incité la presse à chercher à rebondir après l'affaire d'Outreau et cela n'a-t-il pas contribué à biaiser les méthodes d'instruction ?

M. Romuald MULLER : La co-saisine, en juin, est effectivement due au fait qu'un volet international se dessine et que le cercle boulonnais est dépassé. Mais, lorsque nous avons été saisis, les noms des époux Marécaux, de M. Pierre Martel ou de M. Dominique Wiel figuraient dans le dossier, et notre travail, dans un premier temps, a consisté à bien identifier ces personnes, à nous assurer qu'il n'y avait pas d'erreur et à recueillir leurs photos pour les présenter aux enfants et aux adultes déjà mis en examen. Cependant, même si l'affaire Dutroux avait marqué les esprits et même si les médias en rajoutaient, je n'ai pas senti de la part du magistrat une volonté farouche de « se faire un réseau international ». Compte tenu de leur mise en cause par d'autres adultes et par les enfants, il était logique d'interpeller ces personnes.

Nous en arrivons à l'opération de novembre où nous interpellons les Daniel Legrand père et fils, M. Pierre Martel, M. Dominique Wiel et les époux Marécaux. Les perquisitions se révèlent toutes négatives mais, à ce stade d'une enquête, aucune conclusion ne peut en être tirée : ce n'est pas un élément à charge ou à décharge.

M. le Rapporteur : Pardonnez-moi mais il s'agit tout de même plutôt d'un élément à décharge.

M. Romuald MULLER : Ne rien trouver peut être considéré comme un élément à décharge si nous intervenons avec un effet de surprise, le lendemain matin d'une dénonciation. Mais, en l'occurrence, les faits sont dénoncés en janvier, médiatisés au plus haut point et les interpellations interviennent en novembre : cela n'a pas la même valeur. Dans la foulée, au cours des quarante-huit heures d'auditions, toutes ces personnes nient farouchement les faits mais le magistrat, en vertu de son intime conviction, prend la décision de les déférer, de les mettre en examen et de les écrouer. Pour notre part, nous ne sommes alors pas en mesure d'apprécier ; les éléments que nous livrons au magistrat ne sont pas primordiaux.

M. le Rapporteur : Comment appréciez-vous les méthodes de travail du magistrat instructeur, notamment la façon dont les confrontations ont été organisées ou l'absence de visages de personnes extérieures sur les planches photographiques ?

M. Romuald MULLER : Je n'ai pas connaissance de ces détails, mais je peux témoigner que nous nous sommes efforcés de calmer le jeu, notamment pour ce qui concerne le docteur Leclerc et les époux Lepers, que le magistrat instructeur avait la ferme intention de mettre en examen et d'écrouer et pour lesquels notre tentative de temporisation a porté ses fruits puisqu'ils n'ont finalement pas été inquiétés. Il n'en demeure pas moins que l'intime conviction du juge d'instruction était forgée.

Lors de l'instruction, nous avons eu une opportunité technique d'accéder à l'ensemble du dossier.

M. le Rapporteur : M. Masson nous l'a expliqué.

M. Romuald MULLER : Ce courrier, qui évoquait la mort d'un enfant, aurait tout à fait pu faire l'objet d'une ouverture d'information distincte, ce qui aurait permis d'extraire Mme Badaoui de la procédure et de la jauger. Notre proposition n'a malheureusement pas été acceptée ni par le juge d'instruction ni par le procureur de la République.

M. le Rapporteur : Avez-vous été en contact avec le procureur de la République à ce sujet ?

M. Romuald MULLER : Je ne garde pas le souvenir d'un contact direct. Je puis simplement affirmer que cette démarche a été accomplie et que le juge d'instruction et le procureur, dont l'accord conjoint était requis, ont eu la volonté commune de ne pas dissocier les faits.

M. le Président : Et pourquoi donc, selon vous ?

M. Romuald MULLER : Peut-être les magistrats souhaitaient-ils garder la main sur le dossier mais je ne voudrais pas trahir leur pensée. Ils seront à même de répondre eux-mêmes.

M. le Président : Nous l'espérons.

M. Romuald MULLER : En tout cas, cela constituait une très bonne opportunité.

M. le Rapporteur : Vous souhaitiez l'ouverture d'une information contre X disjointe. Alors pourquoi ne pas être intervenu auprès du procureur ? Aucune conversation ne s'est-elle établie pour faire valoir votre demande, tout à fait légitime ?

M. Romuald MULLER : Je ne sais plus si j'ai eu cette discussion avec le procureur, mais cela ne signifie pas qu'elle n'a pas eu lieu. En tout cas, je vous affirme que la démarche a été conduite par mes soins, tout à fait clairement - d'autant que nous avions procédé de la sorte avec succès quelques mois auparavant, dans une affaire d'homicide -, en direction du juge d'instruction, mais que celui-ci n'y était pas favorable.

M. le Président : Je vous remercie pour la clarté de votre témoignage.

Audition de Mme Jeanine COUVELARD, M. Thierry DAUSQUE, Mme Karine DUCHOCHOIS, Mme Odile MARÉCAUX,
M. Alain MARÉCAUX, M. Pierre MARTEL et M. Dominique WIEL



(Procès-verbal de la séance du 18 janvier 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Mesdames, messieurs, nous vous souhaitons la bienvenue et vous remercions d'avoir répondu à notre invitation. Nous allons recevoir les photographes et les journalistes de la presse audiovisuelle, qui souhaitent prendre des images, après quoi nous procéderons à votre audition en présence des membres de la presse écrite.

M. le Président : Mesdames, messieurs, nous nous retrouvons aujourd'hui pour une audition de nature un peu particulière. C'est sans doute la première fois que la représentation nationale reçoit officiellement et collectivement des acquittés dans une affaire judiciaire. L'Assemblée nationale, comme le chef de l'État, le Premier ministre et le garde des Sceaux, se devait de vous exprimer son émotion face au drame que vous avez vécu. Mais il lui incombe aussi d'en tirer des leçons pour éviter qu'un tel désastre ne se reproduise.

La commission d'enquête parlementaire a été en effet créée dans ce but, puisqu'elle doit formuler des propositions de réformes destinées à empêcher le renouvellement des erreurs dont vous avez été les victimes. Il faut noter qu'à ce jour, elle est la seule instance officielle à vous donner la parole publiquement après votre procès. La justice étant rendue au nom du peuple français, dont nous sommes les représentants, nous nous devions de vous entendre.

L'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Tout en ayant bien conscience du caractère un peu « décalé » de cette obligation par rapport à votre situation, je suis néanmoins tenu, de par la loi, de la faire respecter. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(Les personnes auditionnées prêtent successivement serment).

M. le Président : Je m'adresse maintenant aux représentants de la presse pour leur rappeler les termes de l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse. Cet article punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. Je vous invite donc à ne pas citer nommément les enfants qui ont été victimes de tels actes, et dont les noms ou prénoms pourraient être évoqués au cours de l'audition.

Mesdames, messieurs, la commission va procéder maintenant à votre audition, qui fait l'objet d'un enregistrement.

Pour permettre à chacun de s'exprimer, je vous inviterai à prendre la parole, dans l'ordre que vous souhaitez, puis, afin d'organiser au mieux nos débats, je vous suggérerai de suivre la chronologie de la procédure, depuis votre première interpellation jusqu'à votre procès et, pour certains d'entre vous, votre procès d'appel. Moi-même, le rapporteur et tous ceux de nos collègues qui le souhaiteront vous poserons ensuite des questions, en suivant les étapes de l'affaire.

Qui souhaite prendre la parole en premier ?

M. Pierre MARTEL : Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, je vous présente d'abord mes meilleurs vœux pour l'année 2006, et je vous remercie de bien vouloir m'entendre en public.

J'évoquerai d'abord l'instruction, puis la détention provisoire, et enfin les courriers que j'ai adressés à plusieurs personnes pour clamer mon innocence.

S'agissant de l'instruction, j'estime qu'elle a été menée uniquement à charge : pas de présomption d'innocence, mais certitude de culpabilité. Je n'ai rencontré le juge Burgaud qu'à quatre reprises : cinq minutes lors de ma garde à vue - il est venu pour la prolonger - ; dix minutes dans son bureau, le 16 novembre 2001, sans interrogatoire, pour me signifier que j'allais être incarcéré ; environ une heure au mois de décembre 2001, pour une audition de CV et une enquête de personnalité ; enfin, lors de la confrontation du 17 janvier 2002.

Dans mon esprit, une confrontation, c'était un débat entre une personne accusée et la personne qui l'accuse, destiné à rechercher la vérité. Ce n'est pas du tout ce que j'ai ressenti lors de cette séance. Lorsque je suis arrivé dans le bureau du juge Burgaud, il m'a d'abord signifié que s'il y avait le moindre problème, nous étions envoyés en prison. Il n'a pas donné plus de détails. J'ai su par la suite que c'était parce que Dominique Wiel avait chanté La Marseillaise la veille et qu'il ne voulait pas que cela se reproduise. Les quatre personnes qui m'accusaient étaient assises l'une à côté de l'autre. Le juge a d'abord donné la parole à Mme Badaoui. J'attendais cette confrontation avec impatience, parce que je me disais que, dès qu'elle me verrait, cette personne me disculperait : « Ce n'est pas M. Martel, vous vous êtes trompé de personne ». En fait, elle a débité tout son speech. J'étais abattu et stupéfait. Je regardais cette dame en train de raconter des horreurs. Elle s'est adressée au juge Burgaud : « M. Martel me regarde, et ça me gêne ». M. Burgaud m'a dit de regarder devant moi : « Vous êtes prié de laisser cette dame ». Les trois autres personnes entendaient ce qu'elle racontait. Il n'a pas été très difficile pour elles de raconter la même chose. Dans un premier temps, Aurélie Grenon est revenue sur ses accusations. Le juge Burgaud l'a fait sortir. Quand elle est rentrée dans le bureau, il l'a de nouveau interrogée pour lui faire dire que M. Pierre Martel faisait partie des personnes impliquées. Il lui a demandé pourquoi elle s'était rétractée dans un premier temps. Elle a répondu que c'était parce que je lui faisais peur.

C'est ensuite David Delplanque qui a été interrogé. Il est revenu sur ses accusations. Le juge lui a posé des questions dans le but qu'il revienne à sa première version. Mais il a maintenu ses rétractations.

Puis, Daniel Legrand, qui, dans un premier temps, m'accusait également, est revenu, définitivement, lui, sur ses accusations.

Au total, donc, deux des quatre personnes qui m'avaient accusé étaient revenues sur leurs accusations, tandis que les dires d'une troisième pouvaient faire naître des doutes. Dès ce moment, le juge aurait dû se poser des questions. Mais non, il s'est contenté de me renvoyer en prison. J'y suis resté deux ans et demi.

Trois jours après mon incarcération, M. Thierry Delay a envoyé une lettre au juge d'instruction pour lui signifier que sa femme était folle, qu'elle accusait des innocents. Cette lettre n'a pas été prise en compte. On n'en a jamais entendu parler, alors que le juge aurait dû, lorsqu'il l'a reçue, le convoquer pour lui poser des questions. Là encore, il n'est pas allé à la recherche de la vérité.

J'ai été présenté à deux reprises devant le juge des libertés. Lorsque j'ai crié mon innocence, il m'a dit : « Monsieur, nous n'allons jamais à l'encontre du juge d'instruction. » Il ne s'en souvient peut-être pas, mais moi, je m'en souviens. J'aurais pu lui dire : « Mais monsieur, à quoi vous servez ? ». Si un juge des libertés et de la détention ne va jamais à l'encontre du juge d'instruction, à quoi sert-il ?

Je n'ai jamais rencontré le juge Lacombe.

Manifestement, j'ai été mis sur écoute pendant au moins deux mois avant mon arrestation. Si j'avais eu une relation avec d'autres personnes arrêtées le même jour, et que je ne connaissais pas, une enquête sérieuse aurait pu permettre de le prouver. Or, si je connaissais certaines d'entre elles pour les avoir croisées dans la cité de la Tour du Renard, il y en a d'autres que je n'avais jamais vues, M. Alain Marécaux, par exemple. Si le juge avait fait une enquête sérieuse sur mes fréquentations, il aurait découvert ce fait.

J'ai été arrêté le 14 novembre 2001, à six heures du matin, sur la foi d'accusations. La perquisition n'a rien apporté. Alors qu'un réseau international de trafic de cassettes était censé exister, ni l'agenda sur lequel figurent mes rendez-vous ni ma comptabilité n'ont été saisis. Si l'on avait voulu faire une recherche visant à savoir si j'étais allé en Belgique et si j'avais touché de l'argent, cela aurait pourtant été la première chose à faire.

Pendant la garde à vue, j'ai un alibi qui prouve que je ne pouvais pas me trouver en Belgique à une certaine date, qui est d'ailleurs la seule date précise que contient le dossier : le juge ne le fait pas vérifier. C'est l'avocat qui en fait la demande le 6 mai 2002. Elle est acceptée le 2 juin : « demande utile à la manifestation de la vérité ». Le juge aurait dû faire les recherches immédiatement, et sans que l'avocat ait à le demander.

Vincent Martel, un enfant de 6 ans, est interrogé par le capitaine Wallet. Il déclare que la voiture de son père est un taxi, que l'un des enfants Delay y est déjà monté. Le 4 juillet précédent, un autre enfant Delay, âgé de 11 ans, avait reconnu le fils du taxi sur la photo 17, celle de Vincent Martel. Mon fils s'appelle Guillaume. Il avait 24 ans à l'époque. Mon homonyme, le père de Vincent, ne sera jamais inquiété. Il avait pourtant fait l'objet, en 1994, d'une procédure pour atteintes sexuelles, classée sans suite. Lorsque l'avocat dépose une demande d'acte à son sujet, le 5 février 2003, celle-ci est refusée car l'instruction est clôturée. Recherche-t-on la vérité ?

Le samedi 17 novembre 2001, Thierry Delay, comme je vous le disais à l'instant, écrit au juge : « J'ai su que d'autres personnes avaient été arrêtées, et je peux affirmer que ces personnes sont innocentes. Je sais que ma femme a tout inventé. ». Il ne sera pas convoqué pour s'expliquer ou pour être confronté à sa femme à ce sujet.

Lors de la confrontation, qui est collective malgré les demandes de confrontations individuelles, les rétractations n'ont aucun effet.

Les conclusions, le 25 mars 2002, de l'expertise psychiatrique, qui ne laissent aucun doute à mon sujet, ne sont absolument pas mises à ma décharge.

Les habitants de la Tour du Renard ne seront interrogés sur la présence éventuelle du taxi vide en bas de l'immeuble des Delay qu'à la suite d'une demande faite par mon avocat en mai 2002, et acceptée le 12 juin, sept mois après mon arrestation. Tous, sauf un, diront qu'ils ne l'ont jamais vu. En vain.

En ce qui concerne la Belgique, les recherches sont clôturées, côté belge, le 25 mai 2002. Les mensonges sont donc avérés. Mais le « réseau international » est toujours mis en avant après cette date pour motiver les rejets de mise en liberté.

Mes beaux-parents, qui me connaissent depuis trente ans, ne seront jamais entendus, ni par le juge, ni au commissariat.

Neuf mois après mon arrestation, le 7 août 2002, le juge Burgaud estime que l'information est terminée. Aucun élément concret n'a été apporté, et l'on me garde en prison. Malgré les invraisemblances, les déclarations farfelues et les mensonges.

Le 9 octobre, c'est le juge Lacombe qui déclare : « L'instruction est clôturée. Je n'entends pas procéder à des nouvelles auditions. » Il ne m'a jamais auditionné.

J'en viens à la détention. En prison, impossible de se défendre : on n'a pas le dossier. Je ne sais pas s'il est possible de demander d'y avoir accès. Toujours est-il que moi, je n'ai jamais vu mon dossier en prison. Je n'ai vu mes avocats que deux fois.

Les demandes de liberté provisoire, une trentaine au total, ont toutes été rejetées à Boulogne, comme en appel à Douai. Voici les dates : 21 janvier 2002, février, 13 mars, 11 avril, 21 juin, 26 août, septembre, 7 novembre, 9 décembre, 10 mars 2003, demandes auxquelles il faut ajouter les appels. Huit autres demandes ont été déposées directement à Douai après la clôture définitive de l'instruction : 28 avril 2003, 9 juillet, 27 août, 8 octobre, 28 novembre, 19 décembre, 21 janvier 2004 et 24 février 2004.

Lorsque j'allais à Douai, j'y allais en fourgon cellulaire. Ces moments ont été vraiment pénibles. Un fourgon cellulaire, c'est une armoire métallique, dans laquelle on vous met, menotté. Une heure et demie à l'aller, une heure et demie au retour. Arrivé à Douai, on vous met dans une geôle, sans fenêtre, ce qui n'empêche pas qu'on vous laisse les menottes. Alors que vous êtes innocent. Lorsque vous avez besoin d'aller aux toilettes, on vous y emmène, mais avec les menottes. On vous fait poireauter dans cette geôle deux heures, deux heures et demie, peut-être pour remuer un peu plus le couteau dans la plaie. On vient vous chercher, et on vous présente devant le président de la cour d'appel, qui vous demande ce que vous avez à dire. La première fois, vous criez votre innocence, vous êtes plein d'espoir. Vous vous dites que si le juge d'instruction n'a pas vu certaines choses, les magistrats qui exercent en appel vont les voir, ils sont là pour ça. Et puis, vous vous apercevez vite que non, ils ne sont pas là pour ça. Ils sont là pour déterminer si vous présentez toutes les garanties nécessaires pour une éventuelle mise en liberté, mais ils ne sont pas là pour aller au fond du dossier. Par conséquent, je ne pense pas qu'ils servent à grand-chose.

En cellule, mes codétenus me disaient : « Ce n'est pas possible ! Comment ce juge d'instruction peut-il croire à de telles sornettes ? ». J'ai eu la chance de tomber dans une petite maison d'arrêt où l'on ne m'a pas fait trop souffrir - je dis cela entre guillemets. J'y ai rencontré des gens formidables, en particulier M. Trinel, qui était le sous-directeur de la maison d'arrêt de Compiègne. À la veille de son départ - il avait été nommé directeur d'un autre établissement pénitentiaire -, il m'a fait venir dans son bureau. Il m'a fait comprendre que ce n'était pas parce qu'un juge d'instruction faisait mal son travail que je devais cesser de faire confiance à la justice. Il m'a dit d'attendre le procès. Le procès est une deuxième instruction. Si la vérité doit éclater, elle éclatera là. C'est ce qui s'est passé pour moi, et à Paris pour plusieurs autres accusés. Au moment de partir, sa poignée de main m'a fait ressentir quelque chose que je ne peux pas vous décrire. Ce sont des gens comme M. Trinel qui vous aident à vivre. Parce qu'en prison, on n'est plus rien. Là, j'étais redevenu quelqu'un. Heureusement que dans ces moments très durs, il y a des gens qui vous aident, et qui comprennent ce que d'autres ne comprennent pas.

Quelques remarques sur le sérieux du travail. Les ordonnances de rejet des 16 avril, 25 juin, 30 août 2002, sont des copiés-collés. Elles évoquent un « réseau de pédophiles international, organisant des séances au cours desquelles des cassettes vidéos pornographiques étaient réalisées », alors qu'il n'y aura aucune cassette, et que dès le 25 mai 2002, la piste belge est close. Il est aussi question, dans ces ordonnances de rejet, d'« investigations en cours, sur le plan de la personnalité, pour cerner le profil psychologique de l'intéressé », alors que le rapport des experts est signé du 25 mars 2002.

Les ordonnances de prolongation de détention du 7 novembre 2002, de rejet de demande de mise en liberté du 13 décembre 2002 et du 10 mars 2003 sont également des copiés-collés. Cette fois, plus de « réseau international », mais « des faits d'une extrême gravité, en raison de leur nature intrinsèque et de la durée de la commission ». Je suis accusé d'être allé chez les Delay à trois reprises en 1998 et à deux reprises en 2000, dont une fois le jour de la Fêtes des mères, date à laquelle j'ai pu prouver que je participais à une compétition de golf le matin et que l'après-midi, nous étions en repas de famille. On aurait dû s'interroger au moins sur cette date. Cela n'a pas été fait.

Deux pourvois en cassation ont également été déposés. Le premier, après le renvoi devant la cour d'assises du 1er juillet 2003, a été rejeté le 15 octobre. Le second, après le rejet d'une demande de mise en liberté du 24 février 2004, a été rejeté le 16 avril.

J'en viens aux courriers, signaux d'alarme autant qu'appels au secours d'une famille désespérée. Dix-huit courriers ont ainsi été adressés.

Cinq au juge Burgaud. Le 23 avril 2002, de ma femme : sans réponse. Le 30 avril 2002, de mon beau-père : sans réponse. Le 1er août 2002, de ma fille : sans réponse. Le 20 août 2002, demande de rendez-vous de ma femme : refusée. Le 28 août 2002, de ma femme : sans réponse.

Cinq au juge Lacombe. Le 30 septembre 2002, demande de rendez-vous de ma fille : refusée. Le 1er octobre 2002, demande de rendez-vous de ma femme : refusée. Le 15 octobre 2002, courrier de ma femme : sans réponse. Le 2 décembre 2002, courrier de ma fille : sans réponse. Le 3 janvier 2003 : même chose.

Un courrier à M. Beauvais, président de la chambre de l'instruction, le 19 juillet 2002 : sans réponse.

Un à Mme Marylise Lebranchu, garde des Sceaux, le 25 février 2002. Réponse le 2 avril : courrier transmis au directeur des affaires criminelles et des grâces. Resté sans suite.

Un à M. Dominique Perben, garde des Sceaux, le 16 mai 2002 : sans réponse.

Un à M. Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre, le 3 juillet 2003 : sans réponse.

Trois à M. Jacques Chirac. Le 13 avril 2003, d'une cliente. Réponse le 29 avril : courrier transmis au cabinet du garde des Sceaux. Le 3 juillet 2003, avec renvoi des cartes électorales de toute la famille, en signe de protestation. Réponse le 1er août, avec retour des cartes, mais sans mention des motifs de leur renvoi : lettre signée de Gérard Marchand, chef adjoint du cabinet. Le 27 août 2003, de ma femme. Réponse le 10 septembre : « Vos préoccupations sont signalées au garde des Sceaux ».

Un à Mme Chirac, de ma femme, le 27 août, pour s'assurer que le Président avait bien lu sa lettre. Réponse le 4 septembre : lettre bien enregistrée à la présidence.

À tous ces courriers s'ajoute mon envoi quotidien, je dis bien quotidien, de septembre 2003 à mai 2004, d'une lettre d'appel au secours au Président de la République.

Aucun de ces appels à l'aide n'a été entendu. Je sais bien qu'à l'époque, nous étions considérés comme des monstres, mais quatorze accusés qui crient leur innocence en prison, cela aurait dû interpeller au moins une personne parmi celles que nous avons essayé de toucher. Et je ne parle pas des médias, que nous avons essayé de contacter à maintes reprises. Par la suite, lors du procès de Saint-Omer, ils se sont aperçus qu'il y avait pas mal de choses anormales, mais lorsque nous avons eu besoin d'eux pour tenter d'interpeller quelqu'un, ils n'étaient pas là.

M. le Président : Merci beaucoup, monsieur Martel. Votre exposé était très émouvant, mais aussi très riche et très complet. Vous avez d'ailleurs répondu par anticipation à de nombreuses questions que le rapporteur et moi-même comptions vous poser.

M. Dominique WIEL : Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, je vous ai apporté un document de huit pages, qui a été très largement diffusé, et adressé à un certain nombre de députés. Il a été rédigé en 2002, au lendemain de mon arrestation. Il est l'œuvre du comité de soutien qui s'était constitué pour me soutenir, et qui, par la suite, après le procès de Saint-Omer, a soutenu les six innocents qui avaient été condamnés. Vous trouverez, dans la deuxième partie, les incohérences qui ont été relevées par les personnes du comité. Elles sont connues et archiconnues. Je n'y reviendrai pas.

Je voudrais, par contre, souligner quelques zones d'ombre sur lesquelles je continue de m'interroger. Car les deux procès n'ont pas permis de faire toute la lumière sur l'affaire.

M. Gérald Lesigne, qui était procureur à Boulogne-sur-Mer, et qui, par miracle, est devenu l'avocat général à Saint-Omer, n'a pas convoqué Henri Villeneuve à Saint-Omer. On peut se demander pourquoi. Henri Villeneuve est pourtant le responsable des assistantes sociales à Saint-Omer. Il a été convoqué à Paris.

M. le Président : Pourriez-vous être plus explicite ? Je précise que nous avons auditionné M. Henri Villeneuve la semaine dernière.

M. Dominique WIEL : En auditionnant M. Henri Villeneuve, vous n'avez auditionné que la moitié des responsables de l'UTASS, l'unité territoriale d'action sanitaire et sociale, de Boulogne. Mme Francine Névejans n'a été interrogée ni à Saint-Omer, ni à Paris, ni par vous-mêmes. On ne lui a jamais rien demandé, alors qu'elle est chef de service, comme M. Henri Villeneuve, et qu'elle est à l'origine des décisions de placement concernant trente enfants. Il est tout de même étrange que jamais n'aient été explicités ni l'organigramme de l'UTASS ni les responsabilités des uns et des autres.

S'agissant du juge Burgaud, contrairement à ce qui a été suggéré, il savait que Pierre mentait dès le début. Pierre, dès sa première audition, affirme que son beau-père a violé sa fille. Or, les gendarmes vont interroger celle-ci. Elle nie énergiquement. Les gendarmes lui demandent si elle accepte d'être examinée par un gynécologue. Elle accepte. Le gynécologue adresse un rapport à M. Burgaud, qui affirme qu'elle est bien vierge. Par conséquent, deux au moins des trois accusations de Pierre sont des mensonges : la fille n'a pas été violée, et Jean-Marc Couvelard n'est pas coupable, puisque tout le monde sait qu'il est incapable de monter tout seul au cinquième étage. Le juge Burgaud savait donc dès le départ que Pierre mentait. À moins qu'il n'ait pas lu le rapport du gynécologue. Vous trouverez tout cela en D 2, en D 1668, en D 70 et en D 20071, page 5.

Troisième anomalie, le juge refusera de se déplacer pour constater qu'il est impossible que trente personnes soient présentes en même temps dans la salle de séjour de Thierry et Myriam Delay. Et pourtant, ce n'est pas faute que les avocats le lui aient demandé. Par parenthèse, on peut parfois se demander à quoi servent les avocats s'ils ne peuvent pas obliger un juge à se déplacer pour faire un tel constat.

Quatrième anomalie, il est tout de même étrange que les gendarmes n'aient pas vérifié les déclarations de Myriam concernant son séjour en Algérie. Pourquoi ne sont-ils pas allés à Saint-Omer, à trente kilomètres de Boulogne-sur-Mer, pour vérifier qu'elle est bien arrivée à Saint-Omer à son retour d'Algérie ? Elle ne précise pas le lieu où elle est allée. Et c'est intentionnel de sa part. En fait, j'ai appris, moi qui n'ai pas les moyens dont disposent les gendarmes, qu'elle avait fait un séjour de six mois au foyer Anne-Frank à Saint-Omer. Plus fort encore, je sais qu'avant Saint-Omer, elle venait de Marseille, et non de Lyon. Je vous invite d'ailleurs à vous adresser au directeur de l'établissement que l'on appelle couramment la Draille, à Marseille. Il s'agit certainement d'un établissement financé par la région PACA. Comment se fait-il que les gendarmes n'aient pas été capables de vérifier ce point ? Dans mon cas, ils sont remontés cinquante ans en arrière, allant même jusqu'à retrouver un professeur qui m'a connu quand j'avais douze ans. Il y a bien eu là deux poids, deux mesures.

La cinquième anomalie concerne le fameux Dany Camporini. La présidente désignée à Paris a ordonné aux gendarmes d'identifier le fameux Dany « le grand ». Ils ont montré la photo de ce Dany à tous les habitants de l'immeuble de la Tour du Renard, mais pas à celui qui a désigné « Dany le grand ». Il y a là une volonté manifeste de ne pas savoir la vérité. Pourquoi ? Vous poserez la question aux gendarmes.

J'en viens à l'expertise psychologique. Celle qui me concerne se trouve à la cote 10760, celle de Thierry Dausque à la cote 10167, celle de Karine Duchochois à la cote 10219, celle de Roselyne Normand à la cote 10341, celle de François Mourmand à la cote 10384, celle de Franck Lavier à la cote 10395, celle de Sandrine Lavier à la cote 10426, celle de Daniel Legrand, fils, à la cote 10903, celle de David Brunet à la cote 11041. Lisons.

« L'examen psychologique de M. Lavier met en évidence un certain nombre de traits de personnalité habituellement rencontrés chez les abuseurs sexuels : l'immaturité psychoaffective, le fonctionnement égocentrique de l'affectivité, la défaillance du système défensif, et certaines difficultés dans la sexualité, mises en évidence par l'examen projectif. »

« Nous avons relevé chez M. Mourmand certains traits de personnalité habituellement rencontrés dans le profil psychologique des abuseurs sexuels : l'immaturité psychoaffective, le fonctionnement égocentrique de la personnalité, les difficultés de gestion des pulsions, et la difficulté de maîtrise des émotions. »

« L'examen de M. Brunet met en évidence certains des traits de personnalité que nous rencontrons chez les abuseurs sexuels : l'immaturité affective, le fonctionnement égocentrique de la personnalité, et certaines difficultés de relation avec ses pairs, facilement vécues comme intrusives. »

J'arrête là. Ce charabia parle de lui-même. Derrière un langage qui se veut scientifique, on cherche tout simplement à lire dans le marc de café.

J'ai à votre disposition la lettre que Myriam m'a écrite avant mon arrestation. La première des lettres est dans le dossier. Les autres ont été saisies par les gendarmes. Quand ils ont fouillé mon appartement, la première chose qu'ils ont faite, c'est d'aller chercher les lettres de Myriam. Ils les ont trouvées dans mon secrétaire, où se trouvaient des dossiers. Manifestement, ils savaient où étaient ces lettres. Ils n'ont pas mis trente secondes pour les trouver. J'ai toujours pensé que c'est d'une façon délibérée qu'ils ont voulu éviter que je puisse produire ces lettres devant le juge. Ils les ont emmenées et ne me les ont remises que lorsque je suis arrivé à la prison de Maubeuge, en sachant fort bien qu'elles seraient saisies lors de la fouille d'entrée. Je n'ai récupéré ces lettres qu'après être sorti de la prison de Fleury Mérogis.

Pour ce qui est de l'absurdité des accusations, je me contenterai de lire une partie du procès-verbal que vous trouverez en D61. Il s'agit des déclarations de deux des enfants Delay à leur assistante maternelle : « Ils m'ont déclaré tous deux hier, le 22 janvier 2001 au soir, que quand leur mère mangeait des frites, elle mettait du ketchup ou de la mayonnaise sur les frites, les mettait ensuite dans son nez, puis se les mettait dans son devant. Cela m'a semblé plausible, vu la sincérité apparente des enfants. » Vous comprendrez que l'on puisse se poser des questions sur l'état mental des personnes qui nous ont accusés.

Mme Karine DUCHOCHOIS : Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, j'ai été arrêtée en avril 2001 par les inspecteurs de Boulogne. Ma garde à vue a commencé par deux gifles, que j'ai reçues d'un inspecteur qui voulait que j'enlève mes baskets.

Je vivais à l'époque en région parisienne. On m'a mise en cellule à 6 heures du matin, sans me dire pourquoi. On m'a dit : « Tu restes là, on va chercher M. David Brunet et on revient ». Je me suis un peu énervée, les inspecteurs sont entrés dans la cellule, et l'un d'eux m'a giflée à deux reprises. C'est quelque chose qu'il n'avait pas le droit de faire.

Ensuite, on ramène M. David Brunet au commissariat. On le met sur un banc avec mon fils. Celui-ci pleure, se demande ce qui se passe. Un inspecteur qui passe dit carrément : « Il va la fermer, celui-là ? » Je suis en cellule, de l'autre côté. Mon fils a un écran juste en face de lui, où il me voit dans la cellule en train de tourner en rond. Il est traumatisé.

Nous partons pour Boulogne-sur-Mer en début d'après-midi. Nous sommes six dans une Peugeot 306 qui roule à 180 km/h sur autoroute. Je leur demande d'ailleurs de ralentir, parce qu'ils ont entre les mains ma vie et celle de mon fils. On me demande de « la fermer ».

Quelles sont les charges qui pèsent contre moi ? Pierre dit que j'ai violé ses frères, alors même que ceux-ci disent que non, que j'étais gentille, que je ne leur ai rien fait. Mais cela a suffi pour que le juge demande ma mise en détention provisoire. Finalement, je n'ai pas été incarcérée. J'en ignore la raison, et c'est une question que je me poserai toujours. C'est d'ailleurs pour cela que j'éprouve un certain sentiment de culpabilité par rapport aux autres acquittés. Le juge des libertés et de la détention a dit à M. Pierre Martel qu'il allait toujours dans le sens du juge d'instruction, mais cela ne s'est pas vérifié dans mon cas. Je ne sais pas pourquoi.

Le juge a demandé ma mise en détention provisoire à deux reprises. La deuxième fois, j'étais enceinte de cinq mois. À cette époque, j'étais partie vivre dans ma famille, dans le sud, parce que le père s'est suicidé, pour des raisons qui n'ont rien à voir avec l'affaire. Pourquoi le juge a-t-il demandé ma détention ? Parce que, ayant croisé par hasard, dans la rue, Aurélie Grenon, qui avait avoué et qui m'accusait, je lui avais demandé des explications, ce qui est une réaction tout à fait normale.

J'étais sous contrôle judiciaire. Interdiction d'aller dans la région de Boulogne. Interdiction d'entrer en contact avec mon fils. Obligation de me présenter au commissariat tous les quinze jours. Concrètement, cela voulait dire que j'étais condamnée à rester sur Paris, toute seule, sans mon fils, sans personne.

Une fois, le juge m'a convoquée pour une enquête de personnalité. J'étais enceinte de huit mois, avec des contractions. Je vivais alors à Marseille. Mon médecin me contre-indiquait le voyage. M. Burgaud m'a envoyée chez un spécialiste - un médecin légiste, je crois - pour vérifier si j'étais vraiment incapable de faire le trajet. Ce monsieur a décidé que j'en étais capable. J'ai donc dû faire le trajet en train, enceinte de huit mois, avec des contractions.

M. David Brunet et moi avons été arrêtés le même jour, le 4 avril 2001. J'ai été déféré devant le juge après les 48 heures de garde à vue, puis mise en examen. M. David Brunet, lui, a été relâché sans aucune poursuite. En février 2002, après sa deuxième demande de mise en détention, le juge me demande si je sais où se trouve David Brunet. Je ne le savais pas. À l'époque, nous étions séparés, il était parti sans laisser d'adresse, parce qu'il ne voulait pas que je prenne mon fils. J'avais, par contre, son numéro de téléphone, que j'ai communiqué au juge. Apparemment, il ne l'a pas appelé. Trois mois après, un membre de la famille de M. David Brunet me téléphone : « Je crois que David a été arrêté. On ne sait pas où est votre enfant. » Je me renseigne, et j'apprends que M. David Brunet est bien en détention, et que mon fils est resté chez sa compagne. Je ne connaissais pas du tout cette dame, avec qui il était depuis trois mois. Le juge a donc fait arrêter M. David Brunet en laissant mon fils dans la nature. Puisqu'il m'était interdit de le voir, j'ai contacté le frère de M. David Brunet pour qu'il aille chercher mon fils et le confie à mon père. Après quoi c'est moi qui ai dû prévenir M. Burgaud que mon fils était chez mon père et que je m'étais occupée de tout. En somme, j'avais fait son travail à sa place. On a d'ailleurs adressé un courrier à M. Burgaud, qui doit sans doute se trouver dans le dossier, en lui disant qu'il était inadmissible qu'il ait laissé mon fils dans la nature, lui qui était justement censé le protéger.

Après un certain temps, mon père, qui avait de gros problèmes financiers, n'a plus été en mesure de subvenir aux besoins de mon fils. Nous avons demandé des aides aux services sociaux, pour qu'il puisse garder mon fils chez lui. Tout a été refusé. Ils ont alors demandé le placement en famille d'accueil. Autrement dit, ils ont payé la famille d'accueil après avoir refusé de donner des aides à mon père pour que mon fils reste en famille. Du côté des services sociaux, je pense donc qu'il y a des choses à revoir. Tous les enfants des personnes acquittées ont été placés en famille d'accueil alors que des membres de leur propre famille auraient pu s'occuper d'eux, ce qui aurait fait un peu moins de dégâts sur les enfants. Parce que je rappelle quand même que dans toute cette affaire, on était censé agir pour protéger les enfants.

La confrontation s'est déroulée dans des conditions similaires à celle qu'a racontée M. Pierre Martel. Avant la confrontation, j'étais confiante. Puisque les trois personnes qui m'accusaient ne racontaient que des mensonges, je me disais qu'en les interrogeant séparément, les contradictions apparaîtraient et le juge se rendrait compte qu'il y a quelque chose qui ne va pas. Ce n'est pas comme cela que les choses se sont passées.

Déjà, quand j'arrive dans le couloir, je tombe sur David Delplanque, qui a la tête baissée, qui ne me regarde pas du tout, et qui, en réalité, sait très bien ce qu'il a fait. Ensuite, j'arrive dans le bureau et je vois toutes ces chaises. Je me dis : « Mince ! C'est une confrontation ou c'est une réunion ? » En fait, c'était une réunion. Il y avait, devant, les trois accusateurs, avec un policier et moi-même ; tous les avocats derrière ; et puis une rangée de policiers derrière. Et voilà, c'est ça, les confrontations de M. Burgaud.

Myriam Badaoui a pris la parole en premier, en racontant tous ses mensonges, et, en plus, en vous regardant et en vous disant des choses du genre : « Quand même ! Tu pourrais avouer ce que t'as fait. » Ensuite, Aurélie Grenon prend la parole, et répète ce que Badaoui vient de dire. Forcément, elle a tout entendu ! Ce n'est pas compliqué ! Ensuite, c'est le tour de David Delplanque, qui ne répond pas, au début, et qui dit, à un moment : « Elle n'a rien fait. Elle n'était pas là. » M. Burgaud le regarde : « Attendez, vous mentez, vous avez toujours dit qu'elle avait participé. » David Delplanque maintient : « Non, elle n'était pas là, elle n'a rien fait. » Et alors à ce moment-là, M. Burgaud il s'énerve, il s'emporte. Il se lève, il tape du poing sur la table : « Mais est-ce que vous vous rendez compte ? Si vous mentez, vous allez vous prendre une peine d'emprisonnement encore plus lourde. Qu'est-ce que c'est que ces histoires ? » Le fait que David Delplanque dise que je n'avais rien fait, ça l'a complètement mis hors de lui. Bon, moi, je ne suis pas juge, je n'ai pas fait d'études, mais enfin il me semble que quand une personne revient, comme ça, sur ses accusations, vous y allez gentiment : « Bon, eh bien alors expliquez-moi ». Alors que là, le juge s'est levé, il a tapé des deux poings sur son bureau. Les deux autres se sont levées et se sont mises à crier sur David Delplanque : « Espèce de menteur ! » Alors, lui, il était au milieu de tout le monde, et au bout d'un moment, il a regardé le juge, et il a dit : « Si, si. Elle était là. »

Avant cette confrontation, je me disais que le juge faisait son travail, que c'était normal, parce que les accusations étaient horribles, et qu'il allait finir par découvrir la vérité. Mais à partir de la confrontation, je me suis dit : « Il veut ma peau. Je ne sais pas ce que je lui ai fait, mais il veut ma peau. » Parce que sa réaction m'a vraiment sciée.

Pendant cette confrontation, Mme Badaoui a dit que j'étais venue deux fois chez elle, une fois en 1998, et une fois en novembre 1999. Quand elle dit ça, je regarde mon avocate et je suis toute contente. Parce que j'ai quitté le Nord en octobre 1999, et donc je n'ai pas pu être là en novembre 1999, comme le dit Mme Badaoui. Mon avocate me fait signe d'attendre et de laisser finir Mme Badaoui. Puis, elle prend la parole et dit à M. Burgaud : « Écoutez, là, il y a un problème. Parce que Mme Badaoui dit que Mlle Duchochois a fait des choses en novembre 1999, alors que ma cliente n'était plus là : elle est partie en octobre 1999. » Et là, le juge lui répond : « Ah non, non, je n'ai pas entendu ça. » Et il se tourne vers tout le monde, vers le greffe, vers l'avocate d'Aurélie Grenon : « Vous avez entendu novembre 1999, vous ? » Non, non, à part mon avocate et moi, personne n'avait entendu novembre 1999 ! Et là, on voit qu'il y a un problème avec le greffe. Parce que normalement, un greffier est censé marquer tout ce qui se dit dans le bureau. Or, là, le greffier regardait simplement M. Burgaud, et quand M. Burgaud lui disait de noter, il notait ce que M. Burgaud lui disait.

Donc, moi, je veux bien qu'on dise : « M. Burgaud n'était pas tout seul, il y avait d'autres responsables, c'est toute l'institution qui a dysfonctionné ». D'accord, mais M. Burgaud a vraiment des responsabilités. Il y a vraiment des choses qu'il a faites. Et quand j'entends dire qu'il ne s'excusera pas, je suis désolée, le premier qui aurait dû s'excuser, c'est lui. Il a fait de vraies erreurs, et j'espère que vous allez pouvoir le démontrer, et que ce sera reconnu. Et qu'on arrête de nous dire : « Vous voulez la tête de Burgaud, vous voulez la tête de Burgaud ». On ne veut pas la tête de Burgaud. On ne veut la tête de personne. On veut que les personnes qui ont brisé une partie de notre vie, même si ce sont des juges, assument leur part de responsabilité, et qu'elles soient sanctionnées si elles doivent l'être. Je suis désolée, ce n'est pas pour couper des têtes. S'il n'est pas le seul, que les autres soient sanctionnés eux aussi. Mais lui, il a fait de vraies erreurs, et il ne les reconnaît pas. Et ça, c'est vraiment quelque chose que nous, on n'accepte pas.

Mon fils, depuis sa première audition jusqu'au procès de Saint-Omer, dira toujours : « Ma mère ne m'a jamais rien fait. Elle était gentille, elle ne m'a jamais touché, elle ne m'a jamais fait quoi que ce soit. » Il m'écrit des courriers : « Maman, je t'aime très fort. Viens me chercher ! » Et j'ai demandé au juge... J'ai demandé au juge, à plusieurs reprises, de pouvoir voir mon fils ne serait-ce qu'une heure... Parce que je savais que ça pouvait se faire. En présence d'une assistance sociale, en présence de la police, en présence d'une caméra, en présence de ce que vous voulez, mais voir mon fils. Parce que pendant deux ans et demi, je n'ai eu que des courriers et des photos. C'est tout ce que j'ai eu de mon fils. Et tout a été refusé. Toutes les demandes qu'on a faites ont été refusées. Il n'a jamais voulu faire un geste envers nous, en quoi que ce soit. Il voulait qu'on lui dise qu'on était coupable, mais le reste, il s'en foutait. Donc, voilà un enfant qui dit depuis le début : « Ma mère ne m'a rien fait, elle était gentille », et il a refusé tout ce que j'ai demandé pour voir mon fils. Et... Enfin, au début, je ne voulais pas pleurer, mais là, c'est difficile. Parce qu'il faut que vous sachiez que, même si je ne peux pas dire que j'ai perdu un enfant, mon fils, aujourd'hui, ne veut pas vivre avec moi. Il m'en veut énormément, parce que je ne suis pas allée en prison et il ne comprend pas pourquoi je ne me suis pas occupée de lui. Entre-temps, j'ai eu un deuxième petit garçon. Il faut que vous sachiez que même un an et demi après avoir été acquittée, la vie n'est pas rose, même si on ne le montre pas.

M. le Président : Quel âge a-t-il ?

Mme Karine DUCHOCHOIS : Il a neuf ans.

J'en viens à l'expertise psychologique. J'ai vu deux psychiatres. Les psychiatres, quand même, ce sont des gens qui ont des diplômes. Ces expertises étaient tout à fait en ma faveur. Pour eux, il n'y avait aucune raison que j'aie fait des choses pareilles. Par contre, il y a eu l'expertise psychologique de M. Michel Emirzé qui disait que j'avais des traits d'abuseurs sexuels : immaturité affective et égocentricité. Maître Dupond-Moretti répondra d'ailleurs à cet expert que si l'égocentricité était un trait de caractère d'abuseur sexuel, tous les avocats seraient abuseurs sexuels. Cette expertise, donc, était en ma défaveur, et on a demandé une contre-expertise. Elle a été refusée. Quand il y avait quelque chose qui allait dans son sens, il ne voulait surtout pas que l'on puisse démontrer le contraire.

Pour ce qui est des réformes, je pense à l'audition de l'enfant. Quand on lit le procès-verbal des auditions des enfants, il est indiqué que l'enfant refuse d'être filmé. D'abord, est-il sûr qu'on le lui a demandé ? Je pense que tout enfant auditionné devrait être filmé, sans qu'on le lui demande. Dans mon cas, les deux frères de Pierre avaient dit, lors de leur audition, que je ne leur avais rien fait et que j'étais gentille. Un an et demi après, ils m'accusaient.

D'autre part, si on ne veut pas supprimer les juges d'instruction, pourquoi ne pas installer une caméra dans leurs bureaux et filmer les auditions ? Et pourquoi ne pas s'en servir au procès ? Si nous avions été filmés, jamais on n'en serait arrivé là.

Et à la limite, pourquoi ne pas nous filmer au commissariat, pendant la garde à vue ?

M. Pierre MARTEL : À partir du moment où les enfants sont filmés, il n'est plus nécessaire de les entendre par la suite. Lors du procès de la cour d'assises, il n'y a donc pas lieu de décider le huis clos. Une oreille neutre, qui n'est pas celle d'un juge ni d'un avocat, doit pouvoir porter un jugement sur ce qui se dit dans une cour d'assises. On l'a bien vu à Saint-Omer, deux avocats de deux parties différentes sont sortis de la salle et n'ont pas dit la même chose de ce qu'ils avaient entendu. On doit permettre au public et aux médias d'assister aux débats.

Mme Karine DUCHOCHOIS : Et surtout, puisqu'on dit que c'est une épreuve pour les enfants de témoigner en cour d'assises, cela leur éviterait cette épreuve supplémentaire. D'autant que le procès a souvent lieu deux, trois et parfois même plusieurs années après le début de l'affaire.

M. Pierre MARTEL : Lors de l'audition d'un enfant, il faut que la caméra soit neutre, discrète, qu'elle ne fasse pas partie de la pièce, afin que l'enfant puisse parler librement.

M. Thierry DAUSQUE : Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, moi, on est venu me chercher à six heures du matin. Je ne savais même pas pourquoi. J'ai demandé : « C'est pour quoi ? » Ils m'ont dit : « Tu verras là-bas, au commissariat. »

Je suis arrivé là-bas. On m'a pris en photo, on m'a pris les empreintes, on m'a mis dans une cellule. Ensuite, on m'a dit pourquoi on était venu me chercher. On m'a dit que j'avais violé des enfants. J'ai dit que ce n'était pas vrai, que je ne savais rien, que je n'aurais jamais fait ça. Ils m'ont fait redescendre dans la cellule en me disant : « Si tu ne veux pas parler, eh bien redescendons. » Ils m'ont laissé pendant une journée. Je suis remonté le lendemain. Ils n'ont même pas attendu que je mette mes baskets pour remonter en haut. Rien, comme ça, comme un chien. Là, j'ai toujours nié. J'ai dit que je n'avais rien fait. Après, ils m'ont dit que le juge voulait me voir. Alors, je suis parti à six heures du matin. J'ai attendu jusqu'à cinq heures du soir. J'ai été dans une cellule avec un accusateur. Et à cinq heures et demie, je partais.

M. le Président : Vous n'avez été entendu qu'une demi-heure par le juge ?

M. Thierry DAUSQUE : Oui. Et je suis rentré chez moi trente-huit mois après.

M. le Rapporteur : C'est vous qui avez passé le plus longtemps en prison.

M. le Président : Vous détenez en effet le triste record de la durée de détention.

M. Thierry DAUSQUE : Et je suis passé dans le bureau du juge tout seul, sans avocat. J'ai été un an et demi sans avocat.

M. le Président : Pourquoi étiez-vous sans avocat ?

M. Thierry DAUSQUE : À chaque fois, je recevais des lettres d'avocats. Mais quand j'étais extrait, ils n'étaient pas au courant. Alors, je n'étais pas défendu. J'ai passé les confrontations sans avocat.

M. le Président : Vous n'aviez pas un avocat d'office désigné par le tribunal ?

M. Thierry DAUSQUE : Quand j'allais être interrogé, ils n'étaient pas prévenus. Moi-même, quand j'allais être extrait, je le savais une demi-heure avant. Donc, je ne pouvais pas prévenir l'avocat.

M. le Rapporteur : L'avocat a dû être convoqué. Il doit l'être, à peine de nullité.

M. Thierry DAUSQUE : Même l'avocate que j'ai en ce moment, maître Matrat-Maenhout, quand j'ai été convoqué chez le juge des enfants, elle n'était pas prévenue.

M. Jacques REMILLER : Votre avocate était commise d'office ?

M. Thierry DAUSQUE : C'est une avocate qui a été conseillée à ma mère par l'avocat à qui elle a téléphoné.

M. le Président : Poursuivez, monsieur Dausque.

M. Thierry DAUSQUE : Dans le bureau du juge, je restais dix minutes, un quart d'heure. Après, il me disait : « Vous allez regagner vos quartiers ». Parce que je niais, et ça ne lui plaisait pas. Il fallait à tout prix que je lui dise que j'avais fait des choses que je n'avais pas faites. Et un jour, il m'a même dit, au moment où je sortais du bureau : « Vous avez intérêt à parler, parce que pour vous, c'est vingt ans. » Quand on n'a rien fait et qu'on entend ça...

M. Pierre MARTEL : Moi, il m'a dit : « J'ai trois ans pour instruire, vous aurez vingt ans pour réfléchir. »

M. Thierry DAUSQUE : À Saint-Omer, on m'a appelé à la barre. J'ai pu parler en tout six minutes. Et c'est à Paris qu'on m'a laissé parler.

En plus de ça, quand on est en prison, on vous annonce, quatre mois après, que votre gamin est placé. Alors là, on ne comprend pas. J'ai demandé au juge à pouvoir sortir pour voir mon enfant. Jamais de nouvelles, jamais rien. Il s'en foutait.

Pendant une confrontation, Mme Badaoui dit : « Il avait des baskets Fila bleues ». C'est elle qui les avait à ses pieds. Je les lui ai montrées. Il n'a pas voulu noter. Il a arrêté.

Pour ce qui est de mon gamin, il est encore placé. Je ne le vois que le dimanche.

Mme Karine DUCHOCHOIS : Moi, je l'ai récupéré six mois après mon acquittement à Saint-Omer. On m'a dit que c'est parce qu'il fallait le réhabituer. J'ai demandé si on ne se moquait pas de moi, parce quand ils me l'ont enlevé, ils n'ont pas dit qu'il fallait progressivement l'habituer à mon absence.

Mme Odile MARÉCAUX : Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, vous l'avez compris, nous sommes tous entrés dans une machine à broyer et nous en sommes sortis très difficilement. Nous avons tous plus ou moins vécu la même histoire.

J'ai été arrêtée le 14 novembre 2001. À la maison, nous avons eu droit aux honneurs : le juge Burgaud était là, avec le greffier, avec douze policiers, alors que d'autres ont simplement été convoqués par la police. Déjà, il y a là quelque chose de surprenant.

Quand j'ai vu tout ce monde, je me suis demandé ce qui m'arrivait. On ne me l'a pas dit tout de suite. On m'a simplement demandé de préparer mes enfants. Ensuite, on m'a dit, en présence des trois petits, que j'étais mise en examen pour attouchements sexuels sur enfant. Après quoi, on les a emmenés, sans même leur donner la possibilité de dire au revoir à leur père. Je leur ai dit : « Soyez gentils, partez au commissariat. Maman va s'expliquer. Elle viendra vous chercher dans la matinée. » Ma matinée a duré trois ans. Parce que mes enfants ont été placés. Ils ont passé trois mois en famille d'accueil. Il a fallu aller jusqu'en chambre des mineurs pour que mes parents aient la possibilité de s'en voir confier la garde. Il faut dire, en effet, que personne ne se souciait de savoir si la famille pouvait s'occuper de ces trois petits. Non, non, on les place, et on les interroge. Guy m'a raconté ce qui s'est passé au commissariat. Il avait treize ans à l'époque. Je suis plus à même de croire ce qu'il me dit que les petits, qui ont eu un peu plus de mal à vivre cette période. On les a incités à parler, alors même qu'ils n'avaient rien à me reprocher. À tel point que le verbe chatouiller qui a été prononcé par ma petite fille, qui avait six ans, a été mis entre guillemets dans les procès-verbaux d'audition. Tout ce qui était dit par les enfants était systématiquement déformé.

Ma garde à vue a duré deux jours, pendant lesquels j'ai été interrogée cinq fois. L'un des interrogatoires a duré deux heures. J'étais à l'époque sous traitement anti-dépressif. J'ai eu le temps de prendre mon dernier comprimé de Tranxène le matin de mon arrestation. Inutile de dire qu'il n'a pas fallu longtemps pour que les effets de l'arrêt du traitement se fassent sentir. J'avais des vertiges. J'ai demandé une chaise, qu'on m'a refusée. Je me suis assise par terre. L'inspecteur m'a dit : « Vous avez raison de vous asseoir par terre. Et encore, par terre, ce n'est pas assez bas pour vous. Vous n'êtes qu'une sale pédophile. » J'étais assise à côté d'une chaîne. Parce que dans les commissariats, il y a des chaînes. C'était bien, c'était sympathique. Surtout quand vous criez depuis le début que vous n'avez rien fait.

Après ces quarante-huit heures de garde à vue, je me suis retrouvée à Boulogne, pour comparaître devant le juge d'instruction. Je l'ai vu, quoi, cinq minutes, parce qu'il m'a simplement redit ce que les inspecteurs m'avaient dit pendant deux jours, à savoir que j'étais mise en examen pour attouchements sur mineur. J'ai ensuite rencontré le juge des libertés et de la détention. Je me suis dit que j'allais peut-être enfin pouvoir m'expliquer en face de quelqu'un qui allait m'écouter. On m'a en effet écoutée, M. Lesigne, qui était procureur à l'époque, se levant même pour faire son réquisitoire. Mais bon, je me suis bien retrouvée en maison d'arrêt. J'y suis restée sept mois. J'ai eu énormément de chance : je suis tombée sur une petite maison d'arrêt à Valenciennes. Je vous avouerai que je dois un immense merci au personnel pénitentiaire qui m'a entourée et aux détenues.

Je m'imaginais la détention comme quelque chose de très hard, avec un numéro dans le dos, avec un vêtement particulier. J'ai été présentée au chef de détention, qui m'a dit : « Vous savez, la maltraitance sur enfant est très mal vue en prison. Vous n'avez qu'à dire que vous êtes là pour vol. » Je lui ai répondu : « Je n'ai jamais menti de ma vie, je ne vais pas commencer aujourd'hui. Je dirai simplement que je suis là pour des faits que je n'ai pas commis. » Je suis retournée en cellule. Mes codétenues étaient à ce moment-là à l'extérieur. J'ai donc eu un petit moment pour « me poser » dans ces murs. Et quand elles sont arrivées, évidemment, la première question qu'elles m'ont posée a été : « Tu es là pour quoi ? » Je leur ai dit que j'étais là pour des faits que je n'avais pas commis. Elles m'ont dit : « Oh oui, elles disent toutes ça. » Au bout de quinze jours, j'ai réussi à leur faire comprendre ce que j'étais vraiment.

Je refusais de sortir de la cellule, tellement j'avais peur. Elles m'ont forcée à sortir, en me disant : « De toute façon, tu n'as pas ta place ici. Et avec nous, il ne t'arrivera rien. » Les surveillantes ont mis entre trois semaines et un mois, selon les personnes, pour se rendre compte que je n'avais rien à faire là. Elles m'ont énormément aidée et soutenue.

J'écrivais des lettres à ma famille, à toutes les personnes à qui je pouvais m'adresser, en leur disant que j'en avais marre, que j'avais la haine, qu'il était temps que ça s'arrête, que je me vengerai de tout ce qu'on a dit contre moi, que je me vengerai du juge pour ce qu'il faisait pendant les auditions. Et un jour, les surveillantes m'ont dit : « Arrêtez ! Tout va bien, la vie est belle. Arrêtez d'écrire que vous vous vengerez. » Je les ai écoutées. Et je suis sortie deux mois plus tard.

Pendant tous ces mois de détention, l'instruction se poursuivait. J'ai revu le juge Burgaud au mois de décembre, lors de la confrontation. Trois accusateurs assis l'un à côté de l'autre. Un gendarme au milieu. Moi, toute seule dans mon petit coin. Toute une rangée d'avocats derrière. M. Burgaud devant moi. Son greffier qui écoutait tout, qui ne notait rien. M. Burgaud notait, et ensuite il lui dictait.

Mme Badaoui a donné sa version. Aurélie Grenon l'a confirmée, en ajoutant quelques petits détails croustillants. David Delplanque a suivi les deux autres. La confrontation devait être pour moi la porte de sortie. Elle a été la porte de l'enfer.

Après la confrontation, j'ai subi le fameux interrogatoire de curriculum vitae. Il m'a été reproché d'avoir fait des études. Il m'a été reproché d'avoir travaillé pendant les vacances quand j'étais étudiante.

M. le Rapporteur : Reproché ? En quel sens ?

Mme Odile MARÉCAUX : Oui, par rapport aux autres, j'étais casse-pieds ! Pourquoi j'avais eu mon bac ? Pourquoi je n'étais pas comme les autres, sans travail, sans rien ?

M. le Rapporteur : Qui vous a reproché cela ?

Mme Odile MARÉCAUX : M. Burgaud. Il m'a reproché mon travail saisonnier. J'ai travaillé dans des centres aérés pendant dix ans. Au demeurant, il n'a même pas interrogé les responsables de ces centres, ni les familles des enfants qui y avaient été accueillis. Il n'a même pas cherché à savoir si, avec tous ces enfants que j'avais encadrés pendant dix ans, j'avais eu, ne serait-ce qu'une fois, un comportement déviant. Non, rien.

Dans le questionnaire de curriculum vitae, on me demandait de faire la liste des personnes qui pourraient être interrogées pour attester de mon bon état d'esprit. J'ai donné plus de soixante noms. Ça ne lui a pas plu : il m'a demandé de n'en citer qu'une dizaine. Quand j'ai vu le dossier avec mon avocat en préparant le procès de Saint-Omer, je me suis rendu compte que toutes les personnes avaient été interrogées. Mais les parents l'ont également été. Et les gendarmes leur disaient qu'ils en avaient marre, parce que les personnes interrogées disaient toutes la même chose sur moi, et que cela n'avait pas l'air de servir M. Burgaud.

L'entretien sur le curriculum vitae a eu lieu au mois de janvier. En avril, j'ai revu M. Burgaud pendant une heure, dont trois quarts d'heure environ ont été consacrés à la couleur de mes cheveux. Parce que c'est cela qui m'a renvoyé devant les assises : j'avais changé d'aspect physique. Qu'il déblatère sur la couleur de mes cheveux, cela m'a légèrement énervé. L'interrogatoire de mon coiffeur ne m'a pas aidé, celui de mes voisins non plus, parce que dans ces cas-là, les gens aiment briller. Super, j'ai rencontré Untel qui est accusé de pédophilie, je vais pouvoir mettre mon grain de sauce.

Quand nous sommes sortis, les gendarmes m'ont dit : « Mais attendez, il y a un problème, là. Il fait toute une histoire sur la couleur de vos cheveux ? Il n'y a que ça, dans le dossier ? »

M. le Rapporteur : Quels gendarmes, madame ? Peut-être devriez-vous expliquer les choses un plus en détail pour les membres de la commission, car le rapporteur connaît le dossier, mais tout le monde ne le connaît pas. Il y a une histoire de couleur de mèche de cheveux qui a eu des conséquences pour vous.

M. Michel HUNAULT : Il faut préciser que nous ne connaissons pas le dossier parce que seul le rapporteur y a eu accès.

M. le Président : On vous a reproché d'avoir voulu changer d'apparence pour éviter qu'on vous reconnaisse, c'est bien cela ?

Mme Odile MARÉCAUX : Oui. Et cette histoire, je l'ai comprise à Saint-Omer. Je m'étais toujours demandé comment Mme Badaoui, que je n'avais jamais vue, avait pu savoir qu'une fois dans ma vie, pendant l'espace de quinze jours, j'avais changé de couleur de cheveux et m'étais fait faire des mèches. Elle me reprochait des faits, ou plutôt un fait unique, remontant à novembre 1998. Or, j'ai fourni des photos montrant que je n'avais pas de mèches en 1997, ni en 1998, ni en 1999. J'ai porté des mèches en 1995. Or, la photo qui était dans le trombinoscope était celle de mon passeport, et datait de 1995.

Je n'ai toujours pas récupéré les photos que j'avais fournies. Elles sont toujours dans le dossier. Beaucoup d'autres choses y sont toujours, d'ailleurs. Des jouets d'enfant, par exemple. En effet, comme vous le savez, seuls les Marécaux possèdent des bateaux Playmobil. Il fallait à tout prix saisir le bateau Playmobil parce qu'un des enfants Delay l'avait reconnu.

Plus grave encore. L'enjeu majeur, dans cette affaire, était la protection de l'enfant. Or, les carnets de santé de mes enfants ont été saisis. Je ne les ai toujours pas récupérés. Pendant trois mois, mes enfants ont été placés. Ma fille avait un problème d'allergie. Les services n'étaient pas au courant. Heureusement que ma mère a récupéré les petits et qu'elle connaissait sa petite-fille. Mais elle n'a pas pu récupérer les documents joints au carnet de santé. On nous parle de protection de l'enfant : eh bien, j'aimerais récupérer les carnets de santé de mes petits pour les faire suivre à nouveau et avoir une idée d'où en étaient leurs vaccinations quand j'ai été arrêtée. C'est peut-être un détail pour vous, mais moi je suis infirmière, et c'est important.

Les enfants Delay m'ont accusée, oralement, sans avoir été entendus, et sans avoir été filmés, bien sûr. Le problème est qu'ils ne m'ont jamais reconnue sur photo. Quand le juge Burgaud est venu à la barre à Saint-Omer, il a dit qu'il n'avait arrêté ou mis en détention aucune des personnes qui n'avaient pas été reconnues sur photo : j'avais envie de me lever et de lui demander ce que je faisais là.

J'ai fait beaucoup de demandes de remise en liberté, qui ont été systématiquement rejetées, sans que j'aie eu un quelconque entretien avec le juge des libertés et de la détention. J'ai déposé une demande tous les mois, jusqu'au mois de mai. À partir du mois de mai, j'ai déposé une demande tous les jours. Parce que Me Berton, mon avocat, m'avait dit que nous avions fourni toutes les pièces. Une seule nous manquait, que j'avais l'espoir de récupérer. Le motif des rejets était toujours le même : risque de trouble à l'ordre public. J'ai alors indiqué une autre adresse de résidence en cas de remise en liberté : dans le Morbihan, chez ma petite sœur, qui était enceinte et qui a accepté de m'héberger. Le 12 juin 2002, j'ai eu l'autorisation de sortie.

La pièce manquante, c'était un certificat médical datant de janvier 1999, soit moins de six semaines après les faits qui m'étaient reprochés. À une époque donnée, Jean avait accusé un homme d'avoir abusé de lui-même et de ses frères. En fait, la mère avait désigné cet homme pour ne pas accuser son père. Les enfants avaient été examinés, et un certificat médical avait attesté que l'enfant ne présentait aucun signe susceptible de prouver qu'il avait subi une agression sexuelle. Cette pièce permettait de prouver que je n'avais jamais touché à ces enfants. C'était une pièce maîtresse, qui pouvait également servir aux autres accusés, parce que les faits qui nous étaient reprochés tournaient tous autour des mêmes dates.

J'en viens à nos chers et tendres experts psychologues. Les psychiatres avaient conclu que je n'avais pas de tendances pédophiles. L'expertise psychologique, elle, s'est appuyée sur des tests de Rorschach. Elle a démontré que j'avais des traits de personnalité rencontrés chez les agresseurs sexuels. Je peux vous dire qu'au vu de ces critères, nous sommes tous plus ou moins agresseurs sexuels. Contrairement à ce qu'a fait M. Burgaud, je pense que les arrestations, les détentions, les mises en examen ne devraient plus être fondées sur ces expertises qui nous font passer pour des gens ignobles parce que nous avons des traits de caractère que tout le monde présente : l'égocentrisme, une carence affective. Et bien sûr, quand on est en détention, ces caractères s'accentuent. Qu'on fasse une certaine place à ces expertises, pourquoi pas ? Et encore... Mais qu'on ne fonde pas des accusations sur elles.

M. Alain MARÉCAUX : Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, merci de nous entendre aujourd'hui. Merci de nous entendre en audition publique. Je crois que c'était utile. La justice est rendue au nom du peuple français. La commission d'enquête mènera ses travaux au nom du peuple français, dont vous êtes les représentants.

Je vais essayer de résumer, dans l'ordre chronologique, ce qui m'est arrivé il y a maintenant quatre ans.

Il y a quatre ans, j'étais officier ministériel, huissier de justice dans la petite commune de Samer. Il y a quatre ans que le juge Burgaud est entré dans ma vie. Aujourd'hui, je suis salarié, clerc d'étude, mon couple a explosé. J'ai pu vous remettre, monsieur le président, le livre que j'ai écrit après ma détention. Ce livre est en fait le journal que j'ai tenu dès les premiers jours de mon incarcération.

J'ai été arrêté le 14 novembre 2001, à six heures et demie du matin, aux cris de « Police ! Ouvrez ! » J'ai eu, moi, le privilège d'avoir le juge Burgaud qui est venu mener la perquisition à mon domicile, accompagné d'une douzaine de fonctionnaires de police. Ils ont envahi ma maison, ont investi les pièces. Si je n'avais pas su que ces gens étaient des policiers, j'aurais cru que j'avais affaire à une bande de voyous, mettant sans dessus dessous mes meubles, sans égard pour leur valeur, déplaçant les antiquités ou bibelots, qui pouvaient être cassés, visionnant nos cassettes vidéos. Je n'ai pas pu voir mes enfants, ou plutôt si, j'ai pu voir ma fille, qui avait réussi à s'arracher des bras d'un policier pour venir se réfugier dans les miens. On me l'a arrachée. Je ne reverrai mes enfants qu'en août 2004, près de trois ans après.

La perquisition se fait à mon domicile. Toutes les pièces sont investies. On va saisir des effets que l'on trouve bizarres, notamment des préservatifs. C'est fait avec une telle désinvolture que vous vous demandez où vous êtes. J'ai subi une lettre de cachet signée du juge Burgaud. Et voilà qu'on entre chez moi, qu'on viole mon intimité, qu'on m'arrache mes enfants. On me sépare de mon épouse. Je n'ai même plus le droit de lui parler. À un moment, j'entends Odile, dans la salle de séjour, faire une crise de larmes. Comme je veux aller la retrouver, un des flics me dit : « Ta gueule ! Sinon, tu es allongé par terre ! » Ce n'est qu'un exemple. Je pourrais vous en citer d'autres.

Après la perquisition de mon domicile, j'ai droit à celle de mon étude. J'étais huissier dans une commune de 3 000 habitants où j'étais notoirement connu. On fait sortir tout le monde. Et on cherche. Il faut à tout prix que j'aie des dossiers contre certains protagonistes de l'affaire. Manque de chance, j'ai eu un dossier en 1995 contre Thierry Delay. Et peut-être que cela a pesé.

Après les perquisitions arrive la garde à vue. Eh bien, je vous prie de croire qu'une garde à vue comme celle-là, je ne la souhaite à personne. J'étais enfermé dans une geôle. Qu'est-ce qu'une geôle ? C'est une pièce sans fenêtre, avec un banc de pierre, un néon blafard qui n'est jamais éteint, et deux couvertures malodorantes pour vous permettre d'avoir un peu de chaleur. Les conditions de détention sont effroyables. La garde à vue l'est tout autant.

Le policier qui m'interroge utilisera trois méthodes.

Première méthode : les injures. Je suis assis, menotté, accroché au sol. Je souffre d'un problème de dos. J'ai deux vertèbres qui se décollent. J'en fais part au policier qui m'interroge. J'ai même demandé, le lendemain, à être vu par un médecin, comme la loi m'y autorisait. La réponse du policier fut : « Tu commences à nous emmerder avec tes problèmes. Tu veux des médicaments, tu en auras. » Voilà la première méthode policière. C'est la violence, pour m'arracher des aveux. Je suis soumis à la question. Il faut qu'ils aient des aveux. Je suis coupable. Jamais il n'y a eu de présomption d'innocence dans ce dossier.

La deuxième méthode, c'est le deal. Le policier qui est devant moi me dit que l'avocat ne sert à rien, que le meilleur avocat, c'est lui, et que si je reconnais tous les faits, ma femme et mes enfants seront libérés dans l'instant qui suit. Je vous prie de croire que quand vous avez devant vous un flic qui vous propose cela, quand vous vous dites que vous êtes embarqué dans une histoire grotesque, qu'une machine s'est mise en route, vous vous demandez si vous ne pourriez pas sauver votre femme et vos enfants. Mais je n'ai pas plié. Et là, nouveau flot d'injures, parce que je refuse d'avouer.

La troisième méthode, c'est la méthode gentille. « Allez, avoue, et puis c'est tout. Ça va te faire du bien. » Bien sûr le vouvoiement n'est pas de mise, le « monsieur » disparaît du discours des policiers. C'est « Marécaux, tu... » pendant 48 heures.

Un exemple pourra vous donner une idée de la mentalité du policier qui est devant moi. À un moment, le mercredi 14 novembre, il me dit : « Marécaux, ça fait combien de temps que tu n'as pas fait l'amour à ta femme ? » Je lui réponds : « Lundi. » Le flic sort, il va interroger ma femme. Il revient, et il me fait : « Oui, d'accord, c'était lundi, mais il n'y a pas eu pénétration. » Je suis obligé de m'expliquer. Et je lui dis que ma femme était réglée. Et la réponse d'un des flics qui étaient là, c'est : « Pourtant, tu es un spécialiste de la sodomie. »

Après les 48 heures de garde à vue, j'arrive au palais de justice de Boulogne-sur-Mer. Je le connais bien, ce palais de justice : je suis huissier de justice à Boulogne-sur-Mer. Ce procureur de la République Lesigne que je connais bien - il est l'autorité de tutelle des huissiers de justice -, et à qui j'avais souhaité en décembre 2000 une bonne année 2001, je le rencontre au moment de cette réquisition auprès du juge Marlière, le juge des libertés. Il me salue encore avant d'entrer. Et ensuite, il fait la réquisition comme il a pu le faire pour tout le monde. Il était embêté. Il devait le faire, point. Il le faisait.

Après 48 heures de garde à vue, que je pensais n'être que 48 heures, et non pas 23 mois de détention provisoire, me voilà embarqué en maison d'arrêt, à Beauvais. L'ancien étudiant en criminologie que j'étais a vu ce qu'étaient les conditions de détention à dix dans une cellule de neuf. Une télévision qui marche 24 heures sur 24, car certains détenus inversent le jour et la nuit. Alors que je travaillais auparavant plus de 12 heures par jour, y compris, malheureusement, certains dimanches, je me retrouve à ne rien faire. Le choc des cultures est immense. Le choc est tel que très vite, je voudrai m'enfuir. Et comme toutes mes demandes de remise en liberté ont été rejetées, j'ai tenté à plusieurs reprises de mettre fin à mes jours.

Bien sûr, à la prison de Beauvais, les délinquants sexuels, ce sont des « pointeurs ». Les pointeurs n'ont pas droit à des activités, ni à des promenades. Ils restent en cellule 24 heures sur 24.

Pendant un mois, tous les jours, je me dis que je vais sortir dans l'heure qui suit. Parce que je me dis que ce n'est pas possible, qu'en France on ne peut pas enfermer les gens sans aucune preuve.

J'ai un interrogatoire avec le juge Burgaud. Je ne sais plus les questions qui m'ont été posées à ce moment-là. Je me souviens de ce juge arrogant, pour qui je n'étais rien.

J'ai mon premier parloir au bout de trois semaines, où je rencontre mes sœurs, qui viennent me dire : « Tu vas être libéré demain, ce n'est même pas une question de jours, c'est une question d'heures. Patiente. » Je les croyais. Ce ne pouvait être, en effet, qu'une question d'heures. Il n'y avait rien dans ce dossier. Comment pouvais-je être là ? Les personnes qui m'accusaient, je ne les connaissais pas.

Arrive le 18 décembre 2001 : la confrontation. Ah, cette confrontation tant espérée ! Je vais me retrouver devant mes accusateurs. Et là, on va pouvoir montrer qu'il n'y a rien. J'imaginais une confrontation avec chacun de mes accusateurs. Mais pas du tout. Je suis face à mes trois accusateurs en même temps. Comment cet interrogatoire se passe-t-il ? Nous sommes en première ligne : Myriam Badaoui, Aurélie Grenon, David Delplanque et Alain Marécaux. Derrière, les avocats. Et là, j'assiste aux déclarations rocambolesques de Myriam Badaoui.

Quelques exemples des incohérences de Mme Badaoui et des réactions du juge. Odile et moi étions, au début, accusés d'avoir violé les enfants de Myriam Badaoui et Thierry Delay à une dizaine de reprises. À présent, nous ne l'aurions fait qu'à deux reprises, en 1998 et en 2000. Soit dit en passant, à aucun moment le juge Burgaud n'a fait saisir mes agendas. Cela ne lui est pas venu à l'esprit. On demande à Myriam Badaoui comment elle a fait ma connaissance. Elle répond que je suis venu chez elle relever des meubles, c'est-à-dire procéder à un acte de saisie-vente. Elle précise que j'étais accompagné d'un inspecteur de police. Je me réjouis de ces déclarations, qui me disculpent d'emblée. En effet, si j'avais fait un acte de saisie-vente, il serait encore dans mon étude, puisqu'un huissier a obligation de conserver ses actes pendant trente ans. Pensez-vous que le juge les aurait saisis ? Pas du tout, cela ne l'intéressait pas. En outre, puisque j'étais censé avoir été accompagné d'un inspecteur de police, il suffisait de vérifier auprès du commissariat de police qui avait accompagné Alain Marécaux dans les années 1998-2000. A-t-on interrogé le commissariat de police ? Non. Je précise d'ailleurs que j'avais l'habitude de faire mes actes seuls, sans être accompagné de la force publique. Par ailleurs, si j'avais été accompagné d'un inspecteur de police, j'aurais dû verser une vacation au Trésor public, comme la loi m'y oblige. Je devrais donc en avoir des traces dans mes livres comptables. Pensez-vous que le juge aurait fait saisir mes livres comptables ? Non, cela ne l'intéressait pas, puisque cela l'aurait amené à découvrir un élément à décharge.

Autre chose, qui illustre le stéréotype de l'huissier de justice. Le juge Burgaud demande à Myriam Badaoui comment était habillé Alain Marécaux lors de cette saisie-vente. « Alain Marécaux était en costume et en cravate. » Or, j'étais un huissier atypique, ne portant jamais ni costume ni cravate. C'était ma façon de voir ma profession, qui était difficile. C'était ma façon de voir la justice, qui est pour moi, d'abord, une justice humaine. Je réagis sans attendre par l'intermédiaire de mon avocat, qui indique qu'Alain Marécaux n'était jamais en costume, et que beaucoup de personnes pourront en témoigner. On donne la parole à Aurélie Grenon : « Ah non, non, Alain Marécaux n'était pas en costume. » On redonne la parole à Myriam Badaoui : « Ah oui, je me suis trompée, il n'était pas en costume, il avait une veste et un pantalon dépareillés ».

C'était incroyable, ce à quoi j'assistais. Ils s'alignaient les uns sur les autres. Myriam Badaoui faisait des déclarations. Puis Aurélie Grenon en rajoutait un petit peu. Et David Delplanque : « Oui, amen. » Voilà comment s'est passée cette confrontation.

Bien sûr, ma vie se détruit. Je suis obligée de vendre mon étude en vitesse. Une étude que j'ai mis dix ans à construire, je la vends en une heure. Croyez-moi, les rapaces se sont manifestés pour acheter à vil prix une étude en pleine expansion.

Arrivent les fêtes de fin d'année. Je suis toujours en prison. Rien dans le dossier, et on me garde en prison ? Où est la présomption d'innocence ? La détention provisoire n'est-elle pas l'exception ? Mais non, elle est la règle. Les preuves doivent être apportées par qui ? C'est nous qui devons apporter la preuve que nous n'avons rien fait. Et croyez-moi, c'est difficile de prouver qu'on n'a rien fait.

J'entame une première grève de la faim, pour montrer ma désapprobation. Je tiendrai quinze jours. Car le 10 janvier 2002, jour de mon interrogatoire de CV, alors que je suis en geôle, on vient m'annoncer le décès de ma mère. Le 14 novembre 2001, lorsque j'ai été arrêté, ma mère avait cessé de s'alimenter. Elle avait cessé de parler, pleurant tous les jours son fils en prison. Et ce 10 janvier 2002, qui ai-je devant moi ? Celui que je qualifierai de meurtrier de ma mère : le juge Burgaud. C'est à cause de lui que maman est partie. Croyez-vous qu'à un moment, il m'aurait proposé de reporter mon interrogatoire de CV ? Pensez-vous qu'à un moment, il aurait un sentiment humain, une parole, un geste ? Non, rien. Il a l'outrecuidance de me demander, pendant cet interrogatoire : « Qu'est-ce qu'elle fait, votre mère ? ». Et lorsque je lui réponds : « Elle est morte, monsieur le juge », il me répond : « Oui, ça je sais, mais qu'est-ce qu'elle faisait avant ? » Vous vous rendez compte qui j'ai devant moi à ce moment-là ?

Le 14 janvier 2002, j'irai à l'enterrement de ma mère en fourgon cellulaire, menotté, entre deux gendarmes.

Je suis toujours en prison. Et là, je pars en psychiatrie. « Marécaux a des idées suicidaires, Marécaux ne va pas tenir le coup, internez-le. » Premier internement psychiatrique. Je me remets un petit peu, j'arrête ma grève de la faim. Et de nouveau, je retourne à la maison d'arrêt de Beauvais. Et je ne vous dis pas comment je suis. Je dors par terre. Et je retourne alors en psychiatrie, où je resterai pendant deux mois. Et là, je subis un nouvel interrogatoire.

Ah, cet interrogatoire, je peux m'en souvenir ! J'ai ce juge toujours aussi arrogant devant moi. Et là, des questions bêtes. Je suis coupable, parce que j'allais en Belgique ! Mes parents habitent à la frontière belge. Et il est de coutume, chez nous, d'aller acheter notre tabac et notre essence en Belgique. Et ce n'était pas bien. J'allais fréquemment en Belgique, et ça, c'était très grave. Deuxième chose, encore plus stupide : j'avais coupé ma barbe ! Le juge me posera trois fois la question. Une première fois : « Monsieur Marécaux, pourquoi vous avez coupé votre barbe ? » Je m'étonne de cette question. Je lui explique que jamais je n'ai coupé ma barbe, qu'il peut le demander à autant de témoins qu'il voudra. J'avais huit collaborateurs dans mon étude, et je rencontrais des gens tous les jours. Je le lui explique calmement. Deuxième question du juge Burgaud : « Monsieur Marécaux, pourquoi vous avez coupé votre barbe ? » Mon avocat, Me Delarue, se met un peu en colère : « Monsieur le juge, il vient de vous expliquer qu'il n'a jamais coupé sa barbe, qu'il n'a jamais changé de physionomie. Qu'est-ce que c'est que ces histoires ? Arrêtez un peu ! » Troisième question du juge Burgaud : « Mais j'ai une question à vous poser : pourquoi vous avez coupé votre barbe ? » Nous sommes en plein délire.

D'où vient le problème de la barbe ? Mon coiffeur est venu dire que, au cours de 2001, j'avais demandé à ce qu'il coupe mes cheveux deux millimètres plus courts. Deux millimètres ? Mais non : j'avais voulu changer d'apparence, pour qu'on ne me reconnaisse pas !

Ensuite, je suis transféré à la maison d'arrêt d'Amiens. Dans cette maison d'arrêt, il y a un service qui correspond à mon cas : un SMPR, un service médico-psychologique régional. Mais ce SMPR n'existe que sur le papier.

La maison d'arrêt d'Amiens est beaucoup plus importante que celle de Beauvais. Cinq cents détenus, des filets au niveau des étages. Là, que se passe-t-il ? Il se passe que je ne tiens pas le coup. Je subsiste grâce aux nombreux médicaments que m'apporte ce prétendu SMPR. J'ai des médicaments par une première infirmière du SMPR, un quart d'heure après par une autre infirmière. Je tiens uniquement grâce aux médicaments. Parce que je ne supporte pas cette situation. Ma famille part en miettes. Je ne sais pas où sont mes enfants. Je n'ai su qu'au bout d'un mois qu'ils avaient passé trois mois en familles d'accueil, dont bien sûr une famille d'accueil à Outreau.

Je prends des médicaments en surdose. Pour en finir avec la vie. Je suis alors transporté à l'hôpital général d'Amiens, en réanimation, puis dans un service psychiatrique, le centre Pinel, à Amiens. Je suis dans une chambre d'isolement : un lit cloué au sol, un pot de chambre, point. Je ne vois rien.

Retour à la maison d'arrêt. Et je prends mes habitudes de taulard, de personne qui va en prendre pour des années alors qu'elle n'a rien fait. Je commence à suivre des cours, à aller à la bibliothèque. Bien sûr, vous apprenez à vivre dans cette micro-société qu'est la maison d'arrêt, une société où la drogue est en vente libre. La cour est un no man's land, où les gardiens ne vont pas. Vous faites vos commandes, et le lendemain, les colis qu'on a commandés atterrissent derrière le mur. Ils montent ensuite par des yoyos, c'est-à-dire des boîtes de Ricoré qui pendent des cellules. On trouve tout ce qu'on veut, en prison. Des drogues dures, des drogues douces, des téléphones. Vous avez tout ce qu'il faut.

Voilà un an que je suis en maison d'arrêt d'Amiens, un an que je crie mon innocence sans être entendu, un an que mon avocat rédige des demandes de remise en liberté, toutes refusées - il y en aura vingt-cinq en tout -, un an qu'il demande d'autres confrontations, toutes refusées. Il demande un dépaysement du dossier. Refusé.

De nouveau arrivent des idées suicidaires. Le 1er juillet 2003, je décide de me pendre. Nous avons dans la cellule une potence : là où est attachée la télévision. Je prépare ma corde avec mes draps. Je n'ai pas le courage. Je n'y arrive pas. Je pleure. Je décide alors d'arrêter de m'alimenter. Cette seconde grève de la faim n'a pas pour but de protester de mon innocence, mais d'en finir avec la vie. Je veux tirer ma révérence. J'en ai marre. Marre d'être là, marre de ne pas être entendu. Je ne comprends pas ce qui m'arrive. On me transporte dans la même chambre d'isolement, et de là, je suis transféré dans une troisième maison d'arrêt.

Me voici à l'hôpital-prison de Fresnes. Je rencontre des gens humains, un service médical qui s'occupe de moi. Et je sens que je pars, que je me vide. Au bout d'un mois et demi, je n'ai plus l'usage de mes jambes. J'ai tenu 98 jours. Le jour où j'ai été libéré, presque tout mon corps était paralysé. J'étais attaché sur mon lit, avec dans ma main droite la commande de la télévision et dans ma main gauche la poire pour appeler l'infirmière.

Si je suis remis en liberté le 7 octobre 2003, après 23 mois de détention, ce n'est pas parce qu'enfin mon innocence était reconnue, mais pour des motifs médicaux. Le pronostic vital était engagé. Il y avait déjà eu un mort. Il n'en fallait pas un deuxième.

Je sors donc de l'hôpital-prison de Fresnes. Et alors que je demande à pouvoir aller chez mon père, on préfère me mettre en pension dans une famille, chez des neveux et nièces qui ont trois jeunes enfants : moi, le « pédophile », le membre d'un « réseau international », je me retrouve à m'occuper de deux enfants de deux ans et d'un enfant de cinq ans. Je reste là pendant plusieurs mois, sous contrôle judiciaire, avec interdiction de sortir du département de la Haute-Saône et obligation d'aller régulièrement signer les registres de la gendarmerie, jusqu'au procès de Saint-Omer.

Entre-temps, à la sortie de Fresnes, j'étais resté un mois et demi à l'hôpital du Kremlin-Bicêtre. J'ai réussi à récupérer l'usage de mes jambes, ainsi que le goût et l'odorat.

Arrive le procès de Saint-Omer. Et là, j'en apprends, des choses ! Comment étais-je arrivé dans ce dossier ? J'habite Samer, les atrocités ont eu lieu à Outreau. Pourquoi ma femme et moi sommes-nous mis en cause ? L'explication est simple. Le petit Jean était alors un copain de l'un de nos enfants. Voilà comment notre nom a été donné par Jean. L'assistante maternelle, sa nounou à l'époque déclare : oui, Marécaux, son prénom, c'est Alain, il est huissier de justice, et sa femme, c'est Odile, elle est infirmière, et il habite Wirwignes. Et voilà comment notre nom est apparu dans ce dossier : par les mots d'une assistante maternelle.

Quand on voit Mme Badaoui revenir sur ses déclarations, on comprend mieux ce qui se passe. Je suis désolé que vous ne comptiez pas entendre Mme Badaoui. S'il vous plaît, faites-le, ne serait-ce que pour qu'elle vous explique les rapports qu'elle entretenait avec le juge Burgaud. Cette femme, qui a attendu tant d'années pour pouvoir exister, existe dans les yeux d'un magistrat, lequel devait être fasciné par cette femme. Cette histoire rocambolesque, ce n'est pas le couple Myriam Badaoui-Thierry Delay, c'est le couple Myriam Badaoui-Fabrice Burgaud. Ce sont eux qui ont inventé cette histoire.

Je suis condamné à Saint-Omer. Eh oui, il fallait s'accrocher aux branches. On ne pouvait pas en acquitter 13 - le quatorzième était décédé. C'est ainsi qu'on m'a condamné pour attouchements sur mon fils.

Là-dessus, nouvelle tentative de suicide. Nouvelle hospitalisation. Nouvel internement psychiatrique. J'ai essayé de revivre.

Enfin, Paris. L'appel. J'espère qu'enfin la justice va passer. Et là, j'ai rencontré des magistrats de qualité, j'ai même envie de dire : des magistrats, point. La justice, enfin, m'a été rendue. Il aura fallu attendre quatre ans. Que s'est-il passé avec les magistrats de Boulogne-sur-Mer et de Douai ? J'espère que l'on fera la lumière sur ce point.

Autre chose : un de mes enfants a eu des soucis, ce qui m'a conduit à être entendu par des magistrats de Bretagne, où habitent actuellement mon épouse et deux de nos enfants. Le président de la cour d'appel de Rennes connaissait mieux le dossier d'Outreau que tous les magistrats que j'ai rencontrés à Douai ! C'était incroyable. Je suis allé voir ce juge à la fin de l'audience et je l'ai remercié pour avoir rendu la justice.

Après l'acquittement, que me reste-t-il ? Un boulot de salarié, et trois enfants détruits, cassés. Guy avait 13 ans et demi lorsque ma femme et moi avons été arrêtés. On lui dit : tes parents sont des criminels, des pédophiles, ils vont en prendre pour 20 ans. Guy, aujourd'hui, est prédélinquant. Il doit prochainement passer devant le juge des enfants pour violences. Cet enfant est déscolarisé. Il avait un an d'avance, il devait entrer en seconde, se destinait à la filière scientifique. Quand on m'en a confié la garde, il était déscolarisé depuis l'âge de 14 ans. La scolarité n'est pas obligatoire jusqu'à 16 ans, en France ? Je le pensais. Mais pas du tout. Le président du conseil général du Pas-de-Calais, qui m'a enlevé mes enfants le 14 novembre 2001, qu'a-t-il fait pour Guy ? Rien, sinon qu'il l'a détruit, qu'il l'a cassé, qu'il l'a bousillé. Et en février 2005, on me le rend : bon, on vous l'a cassé, on vous l'a détruit, maintenant on vous le rend, on n'en a plus besoin, démerdez-vous ! J'ai beau avoir demandé une mesure d'AEMO, aide éducative en milieu ouvert, je ne sais que faire. Quand je lui dis que s'il fait des bêtises, il va aller en prison, il me répond : « Mais papa, tu n'as rien fait et tu es allé en prison ». De foyer en foyer, on ne lui a pas appris à respecter les règles, mais la loi du plus fort. Voilà où il en est.

Et Marc, qui avait été confié à la garde de sa mère, a aussi pété les plombs. À un moment, il a été placé en famille d'accueil. Actuellement, il est de nouveau avec sa mère. Une mesure d'AEMO a également été demandée.

Et ma petite fille ? Je crois que c'est elle qui a le moins souffert. Mais cette enfant est déstabilisée.

Me voilà aujourd'hui au fond du trou. Mon couple est détruit. Mes enfants sont cassés. Comment voulez-vous que je les remette dans le bon chemin ?

Je vous remercie de m'avoir écouté.

Mme Jeanine COUVELARD : Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, je ne suis pas directement concernée. Je n'ai pas été mise en garde à vue.

Mon fils Jean-Marc a aujourd'hui 47 ans. Il a été victime d'une hydrocéphalie à la naissance, dont les séquelles sont irréversibles. Il n'a pas de handicap physique particulier, mais son handicap mental est tel qu'il n'a pas d'équilibre. La sexualité n'a jamais existé pour lui. Depuis 1975, il est en semi-internat dans un établissement qui accueille les personnes handicapées. Le reste du temps, il vit avec moi.

Le 6 mars 2001, quatre policiers, dont le capitaine Wallet, frappent à ma porte : « Madame, ouvrez ! Police ! » Je dois vous dire que j'ai eu très peur. J'ai pensé que l'un de mes enfants avait eu un accident de voiture. J'ai descendu les escaliers quatre à quatre, et j'ai ouvert la porte aux policiers. Quand ils m'ont dit qu'ils voulaient voir Jean-Marc, franchement, j'étais rassurée. Ils m'ont demandé de l'appeler, sur un ton assez autoritaire, mais poli. Ils m'ont dit qu'ils l'emmenaient en garde à vue. Je leur ai dit « Vous plaisantez ? Vous vous trompez de maison ! » Ils m'ont dit : « Appelez-le, nous l'emmenons en garde à vue. » J'étais sidérée. Je rouspétais un peu. Ils m'ont menacée de perquisitionner chez moi. Je leur ai dit : « Je vous préviens, je vis seule avec mon fils, si vous perquisitionnez chez moi, vous rangerez tout comme c'était, parce que sinon, je fais faire un constat d'huissier et je dépose une plainte. » Quand j'ai dit ça, ils étaient quand même interloqués. « Madame, appelez votre fils ! » Je vais en bas de l'escalier, et je crie : « Jean-Marc, descends ! Il y a la police. Je vais t'habiller, on va aller au commissariat. » Je reviens dans la salle de séjour. Le capitaine me dit : « Pourquoi ? Il ne s'habille pas tout seul ? » Je lui dis que non. Jean-Marc ne sait pas s'habiller tout seul, ni se déshabiller, ni se raser, je lui fais tous les actes quotidiens de la vie, depuis toujours. Quand Jean-Marc est descendu, le capitaine de police était vraiment interloqué. Mais il m'a dit : « Je dois l'emmener, madame. J'agis sur commission rogatoire du procureur de la République. » Je lui dis : « Si vous le voulez bien, je vais vous accompagner. » Il m'a répondu : « Je ne demande pas mieux. » Nous allons donc au commissariat.

Je ne savais toujours pas, à ce moment-là, ce qu'ils reprochaient à Jean-Marc. Je pensais que c'était une histoire de drogue. Parce que mon gamin adore fumer. Et si quelqu'un lui avait donné une cigarette de drogue, à coup sûr il l'aurait fumée.

Quand nous sommes arrivés au commissariat, nous sommes entrés par-derrière. Nous avons longé un long couloir pour rejoindre le bureau du capitaine. En passant, j'ai vu dans une grande salle - il était sept heures du matin - une quarantaine d'enfants de moins de 14 ans. Je ne sais pas si c'est une chose coutumière dans la police. Tout ce que je peux vous dire, c'est que moi, j'étais extrêmement choquée. Parce que je suis née en 1936, et quand j'étais petite fille, c'était la Gestapo qui faisait ça sur des petits enfants. Et là, nous étions en 2001, en France, en temps de paix. Dans le pays des droits de l'homme, 40 enfants en garde à vue ? Quel que soit le milieu dont ces petits enfants sont issus, il y a quand même d'autres moyens que de les emmener en garde à vue. J'ai dit au capitaine de police : « Mais qu'est-ce que c'est que ce bazar ? Qu'est-ce que ça veut dire ? » Il m'a dit : « Vous savez, madame, c'est une histoire très grave. » J'ai donc continué d'avancer, et quand nous sommes entrés dans son bureau, je lui ai dit : « Bon, écoutez, maintenant il faut être sérieux. Je vous ai accompagnés gentiment. Vous allez me dire ce que vous reprochez à mon fils. » Il m'a dit : « Voilà, madame, c'est une histoire de pédophilie. » J'ai beau savoir ce que c'est que la pédophilie, il m'a fallu au moins trois minutes pour arriver à réaliser. Il m'a dit : « C'est extrêmement difficile d'interroger les petits enfants. Donc, nous demandons qui ils connaissent, et ce que les personnes qu'ils connaissent leur ont fait. » Et pour ce qui concerne Jean-Marc, l'enfant a dit : « Jean-Marc nous mettait des baguettes de pain dans le derrière. Mais comme elles étaient trop grosses, il en a fait fabriquer des plus petites. » Le capitaine a continué : « De toute évidence, madame, ce n'est pas lui, c'est impossible. C'est quelqu'un d'autre. » Il aurait dû ajouter : « Ou peut-être l'enfant dit-il des bêtises. » Parce que ça aussi, ça peut arriver. Sacraliser la parole de l'enfant, c'est une erreur. Parce que nous sommes tous des menteurs, tout compte fait. Qui d'entre nous, ici présents, peut dire que quand nous étions petits, nous n'avons pas menti à papa et maman, pour des choses bénignes ? Pourquoi n'a-t-on jamais émis l'hypothèse que l'enfant pouvait dire des bêtises ? Les enfants sont comme ça.

J'ai fait ma déposition dans le commissariat, et j'ai attendu avec Jean-Marc toute la matinée dans le hall d'entrée, jusqu'à onze heures et demie. Je voyais des parents d'enfants en garde à vue venir à l'accueil, inquiets, pour essayer de récupérer leurs enfants, et repartir la tête basse. Moi, je me disais : « Ce n'est pas possible, c'est une histoire de fous, une histoire de malades mentaux ! »

On m'a autorisée à partir. J'ai cru que j'aurais une convocation du juge Burgaud. Trois mois après, dans les premiers jours de juin, j'ai eu une convocation pour aller passer un examen psychiatrique à Roubaix. Je ne comprenais pas pourquoi je n'avais pas été convoquée par le juge d'instruction. Je me suis donc permis de téléphoner à M. Burgaud pour lui demander pourquoi il m'envoyait à Roubaix. Après, j'ai su que le docteur Balthazard, à Roubaix, était le médecin psychiatre de la cour d'appel de Douai. Mais quand j'ai reçu la convocation, je ne le savais pas. Donc, j'ai téléphoné à M. Burgaud, et je lui ai demandé de me recevoir, parce que je savais que s'il avait vu Jean-Marc entrer dans son bureau, il se serait forcément posé des questions. Son handicap est tellement grand que ce n'était pas possible. Je voulais aussi lui demander de faire une enquête dans l'établissement que Jean-Marc fréquente. Parce que vous savez bien que les établissements qui accueillent des personnes handicapées en France sont très bien structurés. Il y a la direction, il y a des éducateurs spécialisés, il y a des médecins, et il y a le psychiatre. Les responsables de cet établissement connaissent Jean-Marc de A à Z depuis trente ans. Ils étaient capables de répondre à M. Burgaud aussi bien que moi. M. Burgaud m'a répondu : « Madame, vous irez à Roubaix, parce que si vous n'y allez pas, je ferai emmener votre fils par la police. » Et il a raccroché. Par la suite, je n'ai jamais eu l'ombre d'une convocation. Je n'ai pas du tout été informée de ce qui était reproché à Jean-Marc. J'ai été convoquée pour le procès en cour d'assises à Saint-Omer.

Entre-temps, il y a eu la fouille dans le jardin. C'était absolument insensé et ridicule. Les jardins se trouvent au milieu des immeubles. Ils avaient demandé aux voisins de fermer leurs volets, de fermer leurs doubles rideaux, pour ne pas voir les cadavres qu'on allait sortir. Ils avaient entouré les jardins de grands rideaux de plastique verts. Il y avait les tracto-pelles qui creusaient. Il y avait les journalistes avec leurs caméras, prêts à filmer le corps qu'on allait déterrer. Il y avait l'hélicoptère de la gendarmerie qui tournait autour des jardins. Je vous assure, heureusement que le ridicule ne tue pas. Parce que ce jour-là, ils seraient tous tombés comme des mouches.

Et il faut quand même savoir que pendant ce temps-là, à 300 mètres à vol d'oiseau, il y avait moi et mon garçon, le prétendu violeur de la Tour du Renard, le prétendu pédophile, mais que tous les magistrats de Boulogne laissaient soigneusement de côté, de peur de devoir regarder la vérité en face. C'est aussi cela, le procès d'Outreau. Et j'ai appris, lors du procès de Saint-Omer, par les avocats de la défense, que Jean-Marc était accusé de viol, de fellation, de sodomie, alors que Jean-Marc, si on le pousse comme ça, il tombe par terre. C'est absolument scandaleux. Et il ne faut pas venir me dire que l'affaire d'Outreau est une erreur judiciaire. C'est une affaire voulue par le juge Burgaud. Parce qu'il n'a pas fait son travail. Une erreur judiciaire, cela peut arriver, parce qu'un magistrat, c'est un homme, et donc il peut se tromper. Mais M. Burgaud ne s'est pas trompé : il a écouté Myriam Badaoui, point barre.

M. le Président : Merci, madame Couvelard.

La séance est suspendue pour quelques minutes.

(La séance, suspendue à douze heures vingt, est reprise à douze heures trente-cinq).

M. le Président : La séance est reprise.

Ce que nous avons entendu ce matin a été d'une intensité dramatique très forte, bouleversant et poignant à certains moments. Dans ce tableau très noir, j'ai décelé un rayon de lumière, je veux parler du personnel pénitentiaire. Plusieurs d'entre vous ont souligné la qualité de son travail. Je connais, comme beaucoup de mes collègues ici présents, le milieu pénitentiaire, notamment pour avoir appartenu à la commission d'enquête sur les prisons en 2000. Je continue d'ailleurs à visiter régulièrement des prisons. Je sais que les personnels pénitentiaires déploient de gros efforts pour effectuer leur travail avec le plus d'humanité possible, dans des conditions très difficiles.

Vos témoignages ont été tellement riches que vous avez répondu par anticipation à bien des questions que je souhaitais vous poser. Je m'arrêterai sur un point particulier, celui de la mise en détention. Avez-vous eu le sentiment - mais je crois hélas connaître la réponse d'avance - d'être suffisamment entendus par le juge des libertés et de la détention et par la chambre de l'instruction ? Avez-vous eu le sentiment que les magistrats en question connaissaient suffisamment le dossier, qu'ils avaient eu le temps de l'étudier ? Avez-vous eu le temps de vous exprimer, vous et vos avocats respectifs ?

M. Pierre MARTEL : Au moment où j'ai rencontré le juge des libertés et de la détention, je ne pense pas qu'il connaissait le dossier. Les choses se sont passées très vite. Je suis entré dans son bureau, mon avocat lui a parlé une dizaine de minutes. Je me suis exprimé aussi. Le procureur a fait son réquisitoire. Et le juge m'a dit : « Monsieur, nous n'allons jamais à l'encontre du juge d'instruction, et je vous signifie votre incarcération. » J'ai ressenti avec ce monsieur ce que j'avais ressenti avec le juge Burgaud, à savoir un sentiment d'impuissance totale. J'étais innocent, je le criais, mais on ne voulait pas m'entendre, on ne voulait pas approfondir les choses. On n'en avait certainement pas le temps. Quoi qu'il en soit, j'ai eu le sentiment que la décision était prise d'avance.

En garde à vue, j'ai été interrogé par un policier de la PJ de Lille, très correct. À la fin de ma garde à vue, il m'a dit : « Maintenant, monsieur Martel, c'est fini, c'est le moment de dire la vérité. » Je lui ai dit : « Je vous regarde droit dans les yeux, et je vous jure sur la tête de mes enfants que jamais je n'ai touché à un cheveu d'un enfant, quel qu'il soit. » De là, je suis parti au tribunal de Boulogne. Les journalistes étaient là. Les gendarmes m'ont protégé pour que je ne sois pas filmé. Le commissaire est arrivé un moment après, et il a demandé aux gendarmes s'ils avaient protégé mon visage. Et il leur a dit : « Enlevez les menottes à M. Martel, je me porte garant pour lui. » Donc, je pense que ce commissaire s'était fait une opinion. Il n'a pas dit qu'il se portait garant pour moi en me croyant coupable de ce dont on m'accusait. De là, j'ai été présenté au juge Burgaud, qui m'a reçu cinq minutes, qui m'a ensuite envoyé chez le juge des libertés et de la détention, chez qui je suis resté également cinq minutes. Et je suis reparti avec deux policiers à Compiègne. Quand nous sommes sortis du bureau, les policiers m'ont dit : « Vous savez, il y a plein de journalistes dehors qui attendent. Notre voiture est de l'autre côté de la place. On va faire comme si on était des gens quelconques, on va traverser la foule sans menottes, après quoi on monte dans la voiture et on part. » Et cela s'est fait comme ça. Et de Boulogne à Compiègne, je suis resté sans menottes, à l'arrière du véhicule, les portes non fermées. Est-ce qu'on aurait transporté comme cela un coupable, qui aurait pu se sauver ? Apparemment, ils me faisaient confiance.

Quand je suis arrivé en cellule - une cellule de 22 mètres carrés, où il y avait cinq détenus, tous fumeurs, alors que je ne l'étais pas -, je n'ai pas voulu mentir. Je n'ai jamais menti. J'étais innocent, j'avais ma conscience pour moi. J'ai mis les papiers sur la table et j'ai dit aux détenus : « Voilà ce dont je suis accusé. Lisez. Et quand vous aurez lu, je vous expliquerai ma version des choses. » Je leur ai expliqué. Un gars m'a dit : « Va prendre ta douche, et on s'occupe de ton lit. » Et effectivement, ils m'ont fait mon lit. Mais par les juges, j'ai eu l'impression de ne pas être entendu.

Mme Odile MARÉCAUX : J'ai quelques anecdotes, qui en disent long sur la connaissance du dossier qu'avaient les magistrats de la chambre de l'instruction.

Après qu'une de mes demandes de remise en liberté a été refusée, j'étais à la cour d'appel de Douai. J'étais avec deux femmes. L'une était détenue dans la même maison d'arrêt que moi. L'autre était Roselyne Godard. Nous nous sommes donc retrouvées dans la même cellule. Je me suis rendue compte qu'elle était dans le même dossier que moi parce qu'elle a raconté son histoire à la codétenue qui était avec moi. Je suis allée aux toilettes, et j'ai ensuite demandé au gardien à ne pas retourner dans cette cellule, parce que je ne voulais pas de contact avec une personne qui était dans la même affaire que moi.

La deuxième anecdote concerne l'avocat général lors de l'une de mes multiples comparutions. Le président Beauvais était en train de faire la lecture du dossier. J'avais la sensation qu'il le connaissait. Pendant tout le temps où le président l'a exposé et où mon avocat a plaidé, l'avocat général a dessiné. Quand il a eu la parole, il a dit qu'il n'avait strictement rien à ajouter par rapport à ce qu'avait dit le président.

Pour ce qui est du juge des libertés et de la détention, il a constamment refusé me recevoir et a toujours rendu ses ordonnances de refus de remise en liberté sans m'avoir vue. Je n'ai jamais pu m'expliquer. Je finissais par me demander à quoi il servait sinon à signer des ordonnances de refus. Il n'a jamais reçu personne. À part de la paperasse, que fait-il ?

M. Alain MARÉCAUX : À Boulogne, la décision était prise avant qu'on n'entre dans son bureau. Mon avocat, Hubert Delarue, m'avait dit : « Écoute, Alain, ta femme a été mise en détention provisoire : tu suis ». Effectivement, quand je suis entré dans le bureau du JLD, je savais que la décision était déjà prise. La seule question qui se posait était de savoir dans quelle maison d'arrêt je devais aller. Mon avocat a demandé que je me rapproche le plus possible de son cabinet, situé à Amiens. C'est pour cela que j'ai été placé en détention dans la maison d'arrêt de Beauvais, alors qu'initialement, je crois qu'on avait prévu Maubeuge.

Concernant la chambre de l'instruction, j'ai toujours eu l'impression d'avoir eu devant moi une chambre des évêques, qui écoutait la plaidoirie de l'avocat avant de confirmer le refus de remise en liberté.

Un jour, en chambre de l'instruction, l'avocate générale, qui ne connaissait rien du dossier, a bafouillé deux ou trois mots en regardant ses chaussures, et je suis resté incarcéré.

Mme Odile MARÉCAUX : Un exemple qui montre qu'il n'y avait manifestement pas de coordination entre les services. Je suis allée en audience de remise en liberté le 12 juin 2002, jour où j'ai obtenu cette remise en liberté. Quand je suis retournée à la maison d'arrêt, on m'a annoncé que j'avais une nouvelle audience en cour d'appel de Douai le 19 juin.

M. Dominique WIEL : Après le procès de Saint-Omer, j'ai été incarcéré de nouveau à Longuenesse. J'ai aussitôt déposé une demande de remise en liberté, qui a été examinée par la cour d'appel de Douai. Mon avocat savait que je serais libéré avant même que nous allions à Douai. Lorsque je suis arrivé à Douai, le président, qui était habituellement Didier Beauvais, avait été remplacé par quelqu'un d'autre. C'est à cela que l'avocat avait deviné que je serais libéré.

M. le Rapporteur : Vos témoignages ont été particulièrement complets, et confirment les conclusions, provisoires, auxquelles je suis parvenu à la lecture du dossier. Ils sont d'autant plus significatifs qu'ils interviennent aujourd'hui, où le juge Burgaud déclare, par ailleurs, qu'il ne s'excusera pas et qu'il a fait son travail comme il devait le faire. Je ne suis pas sûr de partager cette opinion, et il faudra bien, un jour ou l'autre, en tirer les conséquences.

Vous avez répondu à beaucoup des questions que je comptais vous poser. Je ne vous en poserai donc que quelques-unes. La première, qui s'adresse à vous tous, est de savoir quel a été le rôle du juge Lacombe, qui, sauf erreur de ma part, est intervenu dans le dossier de septembre 2002 jusqu'à l'ordonnance de mise en accusation de mars 2003. Avez-vous eu l'occasion de le rencontrer ? Certains d'entre vous ont-ils été entendus ? S'est-il passé quelque chose ou rien du tout ?

M. Alain MARÉCAUX : Je n'ai jamais rencontré Cyril Lacombe. Mon sentiment est que ce n'est pas lui qui a rédigé l'ordonnance nous renvoyant devant les assises, que c'est Fabrice Burgaud qui l'a rédigée et qu'il n'a fait qu'apposer sa signature.

M. le Rapporteur : Qu'est-ce qui vous permet de dire cela ?

M. Alain MARÉCAUX : Il ne peut pas connaître le dossier. Vu ce qui est écrit dans l'ordonnance de mise en accusation, je ne peux pas imaginer que cette personne ait pu signer un tel document sans nous avoir entendus au moins une fois ! Ce n'est pas possible ! Quand un dossier est vide, on ne voit pas comment on peut envoyer des gens devant une cour d'assises, même si le prédécesseur dit qu'il y a des déclarations. Quand on prend la responsabilité d'envoyer des gens aux assises pour y être jugés, on les entend au moins une fois.

M. Dominique WIEL : De toute façon, matériellement, il ne lui était pas possible de rédiger cette ordonnance de 150 pages, puisqu'il n'y a eu que huit jours entre le départ de M. Burgaud et sa signature.

M. le Rapporteur : Pour parler clairement, vous voulez dire que M. Lacombe n'a été que signataire de l'ordonnance et qu'il ne l'a pas rédigée ? Est-ce cela que vous voulez dire ?

M. Dominique WIEL : Je trouve même que c'est très habile de la part de M. Burgaud.

M. le Rapporteur : Il dit, d'ailleurs, que ce n'est pas lui qui a signé l'ordonnance en question, ce qui est matériellement vrai.

Mme Odile MARÉCAUX : Le dossier était clos lorsque le juge Lacombe a pris le relais de M. Burgaud. En fait, il n'a jamais rien entrepris pour le dossier.

M. Pierre MARTEL : Le juge Lacombe écrit ceci le 10 octobre 2002 : « Je vous indique que l'instruction de ce dossier est clôturée, et que je n'entends pas procéder à de nouvelles auditions. Je vous prie d'agréer, monsieur, l'expression de mes salutations distinguées. »

De plus, il a répondu de manière tout aussi brève à une lettre que ma famille lui avait envoyée. Elle disait en substance : je vous indique que je n'ai pas l'intention de vous entendre.

M. le Rapporteur : J'ai une dernière question. Madame Couvelard, si j'ai bien compris, vous avez au moins à une reprise demandé expressément au juge d'instruction de rencontrer votre fils ?

Mme Jeanine COUVELARD : Exactement.

M. le Rapporteur : Cette demande a-t-elle été prise en considération ou pas ?

Mme Jeanine COUVELARD : Je n'ai jamais été reçue par M. Burgaud. Quand j'ai reçu, dans la première semaine de juin, la convocation pour me rendre à l'examen psychiatrique, j'ai d'abord téléphoné aux tutelles, parce que Jean-Marc est sous tutelle depuis 25 ans. Mais le secrétariat des tutelles m'a répondu que leurs compétences s'arrêtaient à la tutelle aux biens.

M. le Rapporteur : Est-ce que M. Burgaud a rencontré, à un moment ou un autre, votre fils ?

Mme Jeanine COUVELARD : Jamais. Je lui ai téléphoné pour lui demander de me recevoir. Je lui ai dit : « Je voudrais que vous voyiez Jean-Marc, que vous fassiez une enquête sur Jean-Marc. » Je lui ai même dit : « Je sais que vous n'êtes pas médecin, mais ce n'est pas nécessaire. Quand vous verrez mon fils entrer dans votre bureau, vous aurez compris. » Il m'a répondu, textuellement : « Madame, vous irez à Roubaix, parce si vous n'y allez pas, je ferai emmener votre fils par la police. » Et il a raccroché. Et je n'ai jamais eu aucune convocation. Jamais. Et je savais très peu de choses des accusations qui portaient sur lui. J'ai appris l'ensemble des accusations par les avocats de la défense, le 28 mai 2004, au procès de Saint-Omer. Il y en avait cinq pages.

M. le Rapporteur : Votre fils a bénéficié d'une ordonnance de non-lieu en raison de son handicap, ce qui n'est pas réellement une déclaration d'innocence. Votre fils a-t-il été innocenté à un moment ou à un autre, et si non, auriez-vous souhaité que ce fût le cas ?

Mme Jeanine COUVELARD : Bien sûr. J'ai cru, par le procès de Saint-Omer, que le juge Burgaud avait prononcé un non-lieu sur les faits qui étaient reprochés à Jean-Marc. En vérité, je n'y connais rien en justice. Je n'ai jamais eu affaire à la justice de ma vie. Quand je suis allée témoigner à Paris, l'avocat général m'a dit, ainsi que les avocats de la défense, qu'il n'avait pas prononcé un non-lieu parce qu'il n'en avait pas le droit.

Ce que je sais, c'est que les accusations étaient dans le dossier, qu'elles y resteront, que je n'ai pas eu la possibilité de prouver à la justice l'innocence de mon garçon, et que ce dossier, vous le savez bien, va faire jurisprudence, qu'il y aura toujours des bonnes âmes pour dire : « Ah, un handicapé, on ne sait pas trop... » Et cela me déplaît fortement. J'aimerais bien, s'il vous plaît, que Jean-Marc soit innocenté. Enfin, je crois que l'avocat général et la présidente, à Paris, m'ont compris, et ils se sont tous les deux très bien comportés.

M. Michel HUNAULT : Monsieur le président, avant de poser ma question, je voudrais saluer le courage et la dignité des victimes, et surtout les remercier de la volonté qu'ils ont exprimée que leurs témoignages soient publics.

Mesdames, messieurs, cette affaire d'Outreau va au-delà de votre région. On peut se demander si ce n'est pas une affaire d'État. Vous nous avez raconté vos gardes à vue, ainsi que vos mises en détention provisoire, qui vont à l'encontre des textes, puisque ceux-ci prévoient que la présomption d'innocence doit être la règle. Vous avez décrit les conditions de votre détention. Mais vous avez aussi, dépassant votre cas personnel, fait des suggestions.

Je voudrais revenir sur la garde à vue. Avez-vous senti que votre incarcération ou votre liberté étaient fonction de vos déclarations pendant la garde à vue ?

M. Alain MARÉCAUX : Je sais que pendant ma garde à vue, il fallait à tout prix que j'avoue. Il y a eu, je l'ai dit tout à l'heure, trois méthodes : la méthode violente, le deal et la méthode gentille. Mais tout cela ne tendait qu'à un but : me faire avouer.

À un certain moment, le policier que j'avais devant moi se met tout d'un coup en colère, il vocifère, tape du poing sur la table, et il arrive vers moi. Je protège mon visage, je lui demande : « Vous allez me frapper ? », et je ferme les yeux. Il me fait : « Pourquoi ? Tu en veux une ? » Quand j'ouvre les yeux, sans avoir été frappé, il était assis à son bureau, et je le faisais beaucoup rire.

M. Pierre MARTEL : À un moment donné, il m'avait semblé reconnaître Daniel Legrand fils. Il m'avait semblé qu'il était, un jour, monté dans mon taxi comme client. Je le signale de bonne foi. Je suis confronté avec ce jeune homme, qui disait ne jamais être monté dans mon taxi. Je pensais l'avoir vu dans le rétroviseur, ce qui aurait impliqué qu'il soit monté avec une autre personne, car quand je transporte une personne seule, elle monte devant. Le policier me dit : « Vous l'avez transporté ou pas ? » Je lui réponds : « Je pense. » Il me dit : « Monsieur, ici, on ne pense pas, c'est oui ou c'est non. » Je dis : « Oui. » Il me dit : « Il n'était donc pas seul, puisque vous l'avez vu dans votre rétroviseur. Il aurait pu être avec Mme Badaoui et Mme Fouquerolle ? » Je dis : « Oui, éventuellement. » « Ici, on ne dit pas "je pense". C'est oui ou c'est non. » De bonne foi, je réponds : « Oui, peut-être. » Et mes paroles ont été retranscrites de telle manière que j'étais censé avoir dit « Oui » là où je disais : « Oui, peut-être ». Je ne trouve pas cela normal.

M. le Rapporteur : Vous avez signé le PV ou pas ?

M. Pierre MARTEL : Oui. Vous savez, à la fin, vous n'avez pratiquement pas mangé, vous n'avez pratiquement pas dormi. Vous êtes sale. Vous n'avez qu'une hâte, c'est de signer et partir.

Mme Karine DUCHOCHOIS : Moi, j'ai eu droit à la gifle. Et j'ai aussi subi la manipulation dans le but de me faire avouer. D'abord par la force et les cris. Ensuite, l'inspecteur me disait : « Allez, autant avouer, ça ira mieux. » Et il parlait d'Aurélie Grenon, qui, elle, avait avoué et était libre.

M. le Rapporteur : Les policiers ont évoqué Aurélie Grenon en disant : « Elle a avoué et elle est sortie. » ? On vous a dit cela expressément ?

Mme Karine DUCHOCHOIS : Oui. Pour essayer d'avoir des aveux, il m'a dit : « Allez, ça ira mieux quand tu auras avoué » ; « Regarde, les autres, elles ont avoué. » ; « Aurélie Grenon, elle est dehors. »

M. le Rapporteur : C'était au commissariat de police de Boulogne-sur-Mer ?

Mme Karine DUCHOCHOIS : Oui. Les coups, c'était au commissariat de Longjumeau, où j'habitais à l'époque. Et ensuite, l'interrogatoire, c'était à Boulogne.

Mme Odile MARÉCAUX : Il y a aussi la façon dont on est traité. Il fallait s'allonger sur un gros bloc de béton. J'avais eu la chance d'avoir une avocate à la maison quand nous avons été mis en examen, et elle m'avait dit : « Si tu pars en détention, prends le gros manteau, parce que tu vas avoir froid. » J'ai bien fait de prendre un très gros manteau, parce que les couvertures sont dans un tel état de saleté que vous n'avez franchement pas envie de chercher du réconfort là-dedans. Les lumières sont constamment allumées, la caméra toujours en marche. Quand on va aux toilettes, on est systématiquement accompagné, et la porte ne doit pas être fermée. On ne peut pas se laver. Enfin, je crois que les animaux sont mieux traités à la SPA que nous ne l'avons été en garde à vue. On est vraiment moins que rien.

Un inspecteur, qui voulait à tout prix des aveux, me criait : « Avouez-le, que vous n'êtes qu'une sale pédophile, avouez, avouez ! » J'ai répondu : « Jamais ! » Et je l'ai répété de plus en plus fort au fur et à mesure qu'il haussait le ton, jusqu'à hurler, à un certain moment. Ils exercent de telles pressions que nous devons nous aussi nous décharger par un moyen ou par un autre. Les conditions en garde à vue sont vraiment inhumaines.

Mme Élisabeth GUIGOU : Je vous remercie à mon tour d'avoir demandé une audition publique. Nous apprenons beaucoup en vous entendant et la communauté nationale apprendra beaucoup de ce que vous acceptez de revivre en nous racontant votre cauchemar.

On vérifie, à travers cette audition, que la loi a été bafouée. Et même si vous aviez été coupables, rien ne justifie que vous ayez été traités comme vous l'avez été.

Avez-vous vu votre avocat dès le début de la garde à vue, comme le prévoit la loi du 15 juin 2000 sur la présomption d'innocence ?

Deuxièmement, la loi prévoit que l'on vous lise vos droits. Cela a-t-il été le cas ?

S'agissant de la détention provisoire, avez-vous eu la visite de magistrats en prison ?

À un moment donné, est-ce que l'un des enfants auditionnés a été filmé, ou pas du tout ? Et avez-vous des indications sur les conditions de recueil de la parole des enfants ? Car la loi de juin 1998 rend obligatoire l'enregistrement de l'audition des enfants.

Mme Karine DUCHOCHOIS : Lors du procès de Saint-Omer, nous avons visionné une cassette de l'audition de l'un des enfants Delay. Il était interrogé par l'un des inspecteurs de Boulogne, dans un petit bureau blanc, ou gris, avec un bureau en fer. Le gamin était assis sur une chaise, avec une feuille et trois crayons devant lui, et répondait par oui par non aux questions de l'inspecteur. Le gamin était apeuré.

Pour ce qui est de la présence des avocats, j'ai vu mon avocate au tribunal, lorsque j'ai été déférée devant le juge. Avant que je sois présentée au juge, nous avons pu nous entretenir durant dix minutes. Pendant la garde à vue, je ne l'ai pas vue.

M. Dominique WIEL : Moi, j'ai demandé dès le début de la garde à vue à avoir un avocat. Ils ont mis beaucoup de temps à en trouver un. Deux avocats ont refusé, l'un parce qu'il était partie civile, l'autre sans donner de motif. Il faut dire qu'il était 7 heures du matin. Je suppose qu'on l'avait sorti du lit.

Comme je n'ai pas voulu parler avant de voir un avocat, ils m'ont proposé l'avocate qui était présente au commissariat, et qui était de permanence. Je l'ai vue durant cinq minutes. Ensuite, pendant la journée, mon frère, ayant appris que j'étais au commissariat, m'a envoyé un avocat.

Dans les procès-verbaux, il est mentionné, et dans un sens manifestement négatif, que j'avais exigé de voir un avocat. Cela me sera reproché. Si j'ai bonne mémoire, la phrase exacte était : « Et de plus, il s'est permis d'exercer son droit d'être entendu par un avocat. » C'est une formule pour le moins curieuse !

M. Alain MARÉCAUX : Quand Fabrice Burgaud est venu perquisitionner chez nous, je lui ai demandé sa carte professionnelle. Il me l'a jetée avec désinvolture sur la table de la cuisine. J'ai appelé une avocate à Boulogne, qui nous a conseillé un autre avocat. L'avocat que j'avais choisi, je ne l'ai jamais vu en garde à vue. Celui qui est venu lors de la garde à vue ne connaissait pas le dossier. L'avocat est là pour nous rassurer, rien de plus. « Où sont mes enfants ? » Il ne savait pas. « Qu'y a-t-il dans le dossier ? » Il ne savait pas. « Qu'est-ce qui se passe avec ma femme ? » Il ne savait pas.

Aucun magistrat n'est venu me voir en détention provisoire.

M. Pierre MARTEL : Dans un premier temps, je ne voulais pas d'avocat. J'étais innocent, et je pensais sortir de là très rapidement. Au bout de 24 heures, l'inspecteur m'a dit : « Vous savez, c'est une affaire très grave, il vous faut un avocat. » C'est alors que ma femme a téléphoné pour me faire assister.

À quoi sert un avocat en garde à vue ? À rien, sinon à vous dire : « Monsieur Martel, ne vous inquiétez pas, il n'y a rien dans le dossier. Surtout, n'avouez jamais quelque chose que vous n'avez pas fait. Avez-vous besoin d'un médicament, d'un médecin ? » Voilà. L'avocat ne vous assiste pas. Il n'est pas là pour vous aider à répondre aux questions. Il n'est là que pour vous donner quelques conseils, et c'est tout. Cela a duré cinq minutes, et cela m'a coûté 10 000 francs.

M. le Rapporteur : La loi actuelle ne permet pas à l'avocat de prendre connaissance du dossier. On peut déduire de ce que vous dites, les uns et les autres, que selon vous il serait utile qu'il puisse le faire au moment de la garde à vue ?

M. Pierre MARTEL : Absolument.

D'autre part, j'ai là le procès-verbal de l'audition d'un enfant de 6 ans, X, interrogé par le capitaine Wallet.

« L'enfant déclare : « Je ne veux pas être filmé par une caméra. »

« Question : « X, tu vis avec Maman ? »

« Réponse : « Oui. »

« Question : « Est-ce que tu vois souvent ton papa ? »

« Réponse : « Oui, il vient nous chercher à l'école en voiture. »

« Question : « Que fait Papa comme métier ? »

« Réponse : « Il fait des bêtises. »

« Question : « Qu'est-ce qu'il fait, comme bêtises ? »

« Réponse : « Il renverse son café. »

« Question : « Il est gentil avec toi ? »

« Réponse : « Oui. »

« Question : « Ton papa t'a déjà emmené dans sa voiture ? »

« Réponse : « Oui. »

« Question : « Est-ce qu'il y avait aussi d'autres enfants avec toi ? »

« Réponse : « Oui, A, B, C, et c'est tout. »

« Question : « Où alliez-vous, avec Papa ? »

« Réponse : « Au football. »

« Question : « Tu es déjà allé avec des messieurs et des madames avec Papa ? »

« Réponse : « Oui. Il y avait aussi un chien. »

« Question : « C'est quoi la voiture de Papa ? »

« Réponse : « Un taxi. »

Je vous rappelle que ce monsieur est un homonyme. Il s'appelle Martel. Lui n'a pas été entendu. Le juge Burgaud avait déjà un Martel. Il ne cherchait donc pas à connaître ce second Martel, qui habitait la Tour du Renard.

« Question : « Papa a-t-il déjà fait du bobo ? »

« Réponse : « Non. »

« Question : « Tu peux dire s'il t'a déjà fait des vilaines choses ? »

« Réponse : « Non. »

« Question : « Est-ce que ton papa t'a déjà touché ton culot ? »

« Réponse : « Non. »

« Question : « Connais-tu Y ? »

« Réponse affirmative de la tête.

« Question : « Est-ce que tu connais Z ? »

« Réponse : « Oui. »

« Lorsque je lui présente les planches photographiques de personnes adultes nos 1 à 35, X déclare : « Je ne connais aucune personne. » Présentons à X une planche photographique représentant les enfants Delay. X déclare : « Je ne connais personne. » Présentons quatre planches photographiques d'enfants numérotées de 1 à 23, X déclare : « Je ne connais personne. »

« Mettons fin à l'entretien à neuf heures dix, l'enfant ne prêtant plus attention. »

Voilà le genre de questions que l'on pose à un enfant de 6 ans, dans un bureau, alors que l'on entend les cris d'une vingtaine d'enfants qui attendent leur tour. Je pense que ce travail est mal fait.

M. Alain MARÉCAUX : Il me semble que la loi de 1998 prévoit que l'enfant peut refuser d'être filmé. Je pense qu'il faudrait aller plus loin, et filmer l'enfant sans le lui proposer. La caméra devrait être prête avant l'audition, et celle-ci devrait être filmée sans que l'enfant en soit conscient.

D'autre part, il faut savoir que lorsqu'une réponse ne plaît pas à un policier, elle n'apparaît pas forcément dans le PV. L'enregistrement des auditions permettrait d'éviter cela.

Enfin, l'enregistrement permettrait d'éviter à l'enfant d'être auditionné à plusieurs reprises, ce qui est encore plus important quand il a vécu un calvaire traumatisant.

M. le Rapporteur : Les enfants ont par ailleurs attendu leur audition pendant de très longues heures.

M. Alain MARÉCAUX : Oui. Parfois, l'enfant attendait toute la journée, pour être finalement convoqué à nouveau le lendemain.

Mme Odile MARÉCAUX : Il me semble aussi que l'audition de l'enfant devrait se faire dans des conditions telles que sa parole soit pour ainsi dire spontanée. Il faudrait les accueillir dans une pièce chaleureuse, où ils seraient accompagnés d'une femme ou d'un homme. Dans un hôpital du sud de la France accueillant des enfants qui ont subi des maltraitances, un service a été mis en place, parallèlement au service de pédiatrie, qui est chargé du recueil de la parole des enfants. Une caméra cachée permettrait de voir l'enfant.

Pour ce qui est de la lecture des droits, on nous a lu nos droits à la maison, et on nous a autorisés à passer un coup de téléphone, un seul.

Pendant deux jours, nous ne savions pas où étaient nos enfants. Nos familles ne savaient pas non plus où nous étions. C'est l'avocat qui a prévenu nos familles. C'est un peu léger de ce côté-là aussi.

Mme Élisabeth GUIGOU : S'agissant de l'audition des enfants, plusieurs expériences ont été menées à l'issue de la loi de 1998, dans plusieurs villes de France, pour entendre les enfants en milieu hospitalier, les faire entendre par un officier de police judiciaire. C'est notamment le cas à Béziers. Le rapport Viout donne la liste des lieux dans lesquels c'est aujourd'hui possible. Il me semble que notre commission devrait essayer d'approfondir ce sujet. Quand des pédopsychiatres écoutent des enfants, ils sont capables d'interpréter beaucoup de choses.

Mme Odile MARÉCAUX : Je pense qu'il est important de mettre en confiance l'enfant, dans un lieu neutre, où il peut jouer par exemple. Cela lui permettrait de s'exprimer plus facilement que l'enfant de l'audition duquel M. Martel vient de lire le procès-verbal. Dans de telles conditions, je me demande si les enfants, dans cette affaire, ont compris toutes les questions qui leur étaient posées, vu le bagage de certains.

M. le Président : C'est un problème sur lequel nous devons beaucoup travailler, en effet.

M. Jean-Paul GARRAUD : Nous sommes tous édifiés par le calvaire que vous avez subi, que vous avez raconté avec beaucoup de courage et de dignité.

Je souhaite poser deux questions précises, ainsi qu'une troisième, un peu plus générale.

Combien de fois avez-vous rencontré le juge d'instruction pour parler du fond du dossier, des faits ? Je ne parle pas des interrogatoires de curriculum vitae, je ne parle pas des enquêtes de personnalité, je ne parle pas des notifications d'expertise. Je parle des faits eux-mêmes. Combien de fois avez-vous rencontré le juge d'instruction pour en parler ?

Mme Karine DUCHOCHOIS : Pour ce qui me concerne, une fois : après mon arrestation, lorsque j'ai été déférée devant lui. Ensuite, il m'a fait revenir pour le problème que j'avais eu avec Aurélie Grenon. Ensuite, il y a eu la confrontation, puis l'enquête de personnalité.

M. Pierre MARTEL : Moi, c'était uniquement lors de la confrontation. Mes accusateurs ont parlé de l'affaire, mais cela n'a pas été plus loin. Je n'ai jamais parlé du fond du dossier avec le juge d'instruction. À aucun moment il ne m'a fait venir pour en parler seul à seul.

M. Alain MARÉCAUX : Je pense avoir été entendu au moins une fois seul, assisté de mon avocat, pour parler du fond du dossier. Les questions portaient notamment sur les raisons de mes déplacements en Belgique, sur les raisons pour lesquelles j'avais coupé mes cheveux.

M. Dominique WIEL : Pour ma part, j'ai parlé du fond du dossier avec le juge à deux reprises, ainsi que lors de la confrontation.

M. Jean-Paul GARRAUD : D'autre part, quelle était la technique de retranscription de vos déclarations ? Et les avocats ont-ils exercé un contrôle sur les comptes rendus de vos auditions ?

M. Pierre MARTEL : Lors de la confrontation, le juge Burgaud avait un papier. Il prenait des notes. Le greffier ne notait pas. Lorsque le juge en avait terminé avec une personne, il s'adressait au greffier : « Greffier, veuillez noter. » Le greffier retranscrivait ce que le juge voulait bien retranscrire. Certaines phrases n'apparaissaient pas dans ce qu'il dictait au greffier.

D'autre part, mon avocat - mais il faut dire qu'en plus, j'ai eu des problèmes avec mes avocats - n'a pas réagi, et la personnalité du juge y est sans doute pour quelque chose. À un moment où quelque chose d'important avait été dit, je me suis tourné vers mon avocat, pour lui dire : « C'est le moment d'intervenir ». Non, monsieur Martel, on ne peut plus, c'est terminé. On ne peut pas déranger le juge, il va se mettre en colère. Il ne m'a pas dit cela, mais je l'ai ressenti.

Je ne parle pas de Me Corbanesi, qui est arrivé très tard dans le dossier.

Mme Karine DUCHOCHOIS : Lors de la confrontation, le comportement du juge avait tellement énervé mon avocate qu'elle est sortie du bureau. Au moment où elle est rentrée, j'avais signé la première feuille. Je crois d'ailleurs que, dans le dossier, il y a une feuille qui est signée, mais pas les autres. Elle m'a dit : « Stop ! Vous arrêtez là, vous ne signez pas. On n'est pas d'accord avec ce qui s'est passé. Vous ne signez pas la confrontation. » Et le juge Burgaud s'est énervé. Il a eu une altercation avec mon avocate, parce qu'elle m'empêchait de signer. Il lui a dit qu'elle n'avait pas le droit, que j'étais en train de signer, qu'il fallait me laisser signer. Et je n'ai pas signé les autres feuilles. Heureusement.

Mme Odile MARÉCAUX : J'ai vu deux fois M. Burgaud : la première fois en confrontation, la seconde fois où il a déblatéré pendant un quart d'heure sur la couleur de mes cheveux et consacré un autre quart d'heure au fond du dossier. C'était à un moment où il était occupé par sa thèse sur la « piste belge ». Il attachait beaucoup d'importance au fait que nous avions de la famille qui vivait à proximité de la Belgique. J'ai refusé, au départ, de signer le procès-verbal, parce qu'il indiquait que des membres de ma famille habitaient « en Belgique » - c'était très important à ses yeux - alors que j'insistais sur le fait qu'ils étaient « frontaliers ». Cela a été tout un poème pour qu'il accepte de dire au greffier de rédiger la phrase autrement. J'ai paraphé les pages et signé la dernière, et il m'a fait toute une histoire pour que j'appose une signature complète sur chaque page.

À chaque fois, il notait ce que nous disions, et il dictait ensuite au greffier. Si le greffier n'écrivait pas exactement ce qu'il voulait, il lui faisait corriger.

M. Jean-Paul GARRAUD : Plus généralement, avez-vous le sentiment que le contexte médiatique qui entourait cette affaire - il y avait notamment eu l'affaire Dutroux en Belgique - a pu influencer les personnes chargées de l'enquête, qu'il s'agisse des policiers ou des magistrats ?

Mme Odile MARÉCAUX : Ce contexte a certainement eu une influence. Par exemple, lors de l'une de ses auditions, Alain [Marécaux] a dit que nous avions pour habitude d'aller au temple protestant le dimanche matin. Dans le procès-verbal, il est indiqué, non pas que nous allions « au temple », mais que nous allions « à Etample », en Belgique.

La médiatisation de l'affaire a certainement eu énormément d'impact. L'affaire Dutroux était encore dans tous les esprits. Nous étions coupables. Il y avait un réseau en Belgique. Il n'est venu à l'idée de personne d'aller vérifier l'hypothèse contraire. Il y avait une « affaire Dutroux » en Belgique, il fallait une « affaire d'Outreau » en France. Quand j'allais signer à la gendarmerie de Vannes, je me rendais compte qu'ils confondaient les dossiers. Au moment où le procès Dutroux s'est ouvert, l'un d'eux m'a dit : « Mais vous n'êtes pas partie, vous ? » Non, mon procès n'est pas ouvert. « Ah ! Je pensais que c'était le même. »

M. Alain MARÉCAUX : La méthode de transcription était la suivante. Le juge nous interrogeait, et le greffier attendait ses instructions pour taper les réponses dictées par lui. Quand le PV était fait, je le relisais, mon avocat le lisait, et je signais.

Bizarrement, à chaque fois que j'ai vu le juge Burgaud, il n'était jamais assisté par le même greffier. Je ne sais pas ce qui s'est passé. Je me souviens qu'il n'était pas tendre avec le personnel du greffe. Il était hautain avec nous, et je crois qu'il devait l'être aussi avec ses greffiers.

M. Dominique WIEL : Lorsque j'ai été interrogé en présence du greffier, celui-ci a retranscrit ma déposition, et après qu'il a lancé l'impression, nous avons passé une demi-heure à corriger les fautes. Quand je suis rentré à la maison d'arrêt, j'étais beaucoup plus scandalisé par le fait que le greffier faisait des fautes que par l'accusation qui pesait sur moi. J'en ai parlé à l'un de mes beaux-frères, qui s'est renseigné et qui a appris que le greffier faisait des fautes volontairement.

M. le Rapporteur : Pourquoi ?

M. Dominique WIEL : Sans doute parce qu'il devait y avoir une incompatibilité d'humeur entre le greffier et le juge. C'est là que j'ai appris qu'il en était à son troisième greffier.

M. le Rapporteur : Il y en a eu quatre dans l'affaire d'Outreau.

Mme Karine DUCHOCHOIS : Je voulais justement vous demander si vous avez prévu d'entendre ces greffiers. Je pense que ce serait intéressant.

M. le Président : Leur audition est prévue, madame.

Mme Karine DUCHOCHOIS : Je me souviens d'un greffier - il était barbu, avec des cheveux gris - qui nous regardait d'un air qui voulait dire : « Mes pauvres, je vous comprends ! ». Il devait se prendre la tête avec M. Burgaud.

M. Pierre MARTEL : Je pense que le contexte de l'époque a influencé cette affaire, c'est certain. Mais très vite, la police belge a reconnu qu'il ne s'était rien passé en Belgique. Le juge aurait pu, à ce moment-là, faire un retour en arrière et se demander s'il n'avait pas fait fausse route. Il ne l'a pas fait. Or, nous avons toujours été incarcérés pour notre supposée participation à un réseau pédophile international. Ce motif n'a jamais disparu, alors même qu'il était avéré que le réseau belge n'existait pas.

M. le Président : Dix collègues souhaitent encore intervenir. Je leur demande d'observer une discipline stricte, en ne posant qu'une seule question. D'une part, nous ne devons pas abuser du temps des personnes auditionnées. D'autre part, le début de l'audition suivante est prévu à 16 h 15.

M. François VANNSON : Je voudrais à mon tour saluer la grande qualité des témoignages que nous avons entendus.

Je suis frappé par l'incapacité de vos avocats à se faire entendre et à faire valoir vos droits. Je souhaiterais d'abord que vous nous apportiez des précisions sur vos difficultés à trouver un avocat. Après que vous en avez trouvé un, avez-vous des faits marquants à nous rapporter, qui montreraient que son action aurait été contrecarrée ?

M. Pierre MARTEL : Mon premier avocat a fait signer à mon épouse un chèque de 400 000 francs pour une éventuelle remise en liberté. Au départ, il voulait 800 000 francs. Ma femme a réuni 400 000 francs et lui a remis un chèque, qu'il s'est empressé d'encaisser. Quand la banque lui a téléphoné, elle lui a dit que normalement, le chèque à l'avocat devrait être déposé avec un numéro de séquestre. Plainte a été déposée. L'avocat a été arrêté. Mais il a eu l'intelligence de se faire interner dans un établissement psychiatrique, de sorte que sa responsabilité a été atténuée.

M. le Rapporteur : Avez-vous récupéré les fonds ?

M. Pierre MARTEL : J'ai récupéré 390 000 francs, puisque je lui devais tout de même la somme de 10 000 francs.

Le bâtonnier de Lille, peu après Noël, m'a annoncé que je n'avais plus d'avocat, et qu'il prenait le relais, en attendant que je puisse être assisté par un autre avocat. Il m'a proposé MCorbanesi.

Vous imaginez quelle était ma situation : j'étais accusé de pédophilie ; innocent, j'étais en prison ; ma femme venait me voir deux fois par semaine, ce qui l'a conduite à faire 135 000 kilomètres en deux ans et demi ; et mon premier avocat qui me soutire de l'argent. C'était épouvantable.

M. Alain MARÉCAUX : Odile [Marécaux] et moi avons eu la chance d'avoir des avocats de qualité dès le début du dossier. Frank Berton et Hubert Delarue ont tous deux travaillé pour que la vérité éclate dès le premier jour de détention. Mais ils n'ont jamais été entendus. Ils ont demandé des confrontations au juge Burgaud, qui les a refusées. Ils ont fait une demande de dépaysement parce qu'ils voyaient que l'affaire prenait une ampleur telle que le parquet de Boulogne n'était pas à même de la gérer. La demande a été rejetée. À un moment, on a proposé au juge Burgaud de lui adjoindre un deuxième juge d'instruction. Il a refusé.

Nos avocats ont fait leur travail. Si on leur avait donné leur place dans cette affaire, jamais elle n'aurait débouché sur un tel fiasco judiciaire, et elle se serait terminée très rapidement. Odile et moi avons été mis sur écoute téléphonique pendant six mois. Cela encore, je veux bien le comprendre. Qu'il y ait une perquisition à notre domicile, je veux bien le comprendre aussi. Mais de là à ce qu'on nous jette en prison à l'issue de la garde à vue ! Il était flagrant dès le début qu'on n'aurait pas dû en arriver là. Les avocats l'avaient vu tout de suite. J'entends encore mon avocat me dire : « Alain, il n'y a rien dans le dossier. Je ne sais pas ce que tu fais là. Tu vas sortir. Attends. » Nous avons attendu, attendu, et nous ne sommes jamais sortis. Nous avons attendu Saint-Omer ou Paris pour être lavés.

M. le Rapporteur : Savez-vous si vos avocats ont pu avoir des entretiens, éventuellement informels, et indépendamment du juge d'instruction, avec le procureur de la République, M. Lesigne, étant donné qu'il n'y avait rien dans le dossier ?

M. Alain MARÉCAUX : Je ne sais pas du tout si mon avocat a eu des entretiens avec Gérald Lesigne. Je sais qu'à un certain moment, il était venu me voir, à la maison d'arrêt, suite à l'enquête sur une petite fille qui était censée avoir été tuée, et dont on avait recherché le cadavre dans les jardins ouvriers de la cité de la Tour du Renard. Hubert Delarue m'avait dit : « Mon pauvre Alain, on va fouiller ton jardin. » On n'avait rien trouvé, donc on allait chercher chez l'huissier !

Mme Odile MARÉCAUX : Mon avocat a mis plus de six mois pour obtenir copie des pièces du dossier qui me concernaient. À chaque demande, le refus était motivé par des excuses complètement bidons - par exemple, il n'y avait pas assez de feuilles pour faire des photocopies. L'impossibilité d'obtenir les pièces du dossier a été l'un des arguments mis en avant par la défense pour demander le dépaysement de l'affaire. Mais il n'y a rien eu à faire. Le certificat médical dont je vous parlais tout à l'heure, cela a été tout un poème pour l'obtenir. Les avocats ont fait leur travail, mais on ne leur a pas donné les moyens d'assurer correctement notre défense.

M. Alain MARÉCAUX : En effet, mon avocat m'a dit : « Alain, on n'arrive pas à avoir les pièces du dossier. » Il a fallu beaucoup de temps avant qu'il puisse obtenir les pièces du dossier, lire le compte rendu des auditions et savoir ce qui s'était passé.

Mme Odile MARÉCAUX : Étant donné la distance géographique qui nous séparait du cabinet de Me Berton, c'est l'une de ses collaboratrices qui venait me voir en maison d'arrêt. Cette jeune femme allait toutes les semaines à Boulogne pour obtenir des pièces. Un jour, elle s'est fait carrément jeter comme une malpropre par M. Burgaud. Il n'avait pas le temps. Un autre jour, elle avait besoin d'une pièce immédiatement. Mais, parce qu'il ne l'avait pas signée, il était hors de question qu'elle lui soit fournie.

M. Dominique WIEL : J'ai moi-même demandé à avoir une copie du dossier. Je ne l'ai jamais eue. J'ai eu simplement des extraits, ceux où les enfants me nommaient. Mais l'ensemble du dossier, je ne l'ai eu qu'après le procès de Paris.

Tout à fait au début, on m'a dit que le juge voulait bien que l'on consulte des pièces du dossier, mais que personne, ni le juge, ni les avocats, ne voulait faire des photocopies. On était dans une situation ubuesque. Pour finir, le juge a dit aux avocats qu'ils ne pouvaient consulter le dossier qu'entre midi et deux. J'ai compris par la suite que le problème était que personne ne voulait payer les photocopies. Il faut dire qu'il aurait fallu en faire 40 000.

S'agissant de l'avocat, durant mes deux ans d'incarcération, je me suis toujours demandé à quoi servait un avocat. Il y a dans notre système quelque chose qui ne tourne pas rond. L'avocat ne sert à rien. Dans le cas du juge Burgaud, l'avocat ne sert à rien, puisqu'il n'a jamais accédé à une demande d'un seul avocat. Dans notre système, il n'y a rien, mais alors absolument rien, qui puisse endiguer le pouvoir d'un juge d'instruction. Notre système, c'est le pouvoir absolu du juge d'instruction. Ce pouvoir absolu n'a rien de républicain. C'est un pouvoir monarchique. Je souhaite que votre assemblée y réfléchisse. On me répondra qu'au Royaume-Uni ou aux États-Unis, ce n'est pas mieux. Peut-être, mais en tout cas, le système français, c'est le pouvoir absolu d'un juge sur les citoyens. Quand il vous jette en prison, personne ne peut l'en empêcher. Si on a affaire à un fou, eh bien... Je ne vous fais pas de dessin.

M. le Rapporteur : Vous n'avez vu aucun autre magistrat que le juge Burgaud ?

M. Dominique WIEL : Non.

Mme Jeanine COUVELARD : Tout ce qui vient d'être dit est vrai. Dès 2001, je savais, parce que je les connaissais, que la moitié des personnes accusées étaient innocentes. Il faut quand même savoir que tous les médias, jusqu'à l'ouverture du procès à Saint-Omer, croyaient dur comme fer à la culpabilité de tout le monde. Quand le juge Burgaud a refusé de me recevoir, j'ai demandé des entrevues à des avocats pour tenter d'avoir accès au dossier, parce que je me doutais bien qu'il ne contenait pas seulement ce que le capitaine de police m'avait dit. Les avocats n'ont fait aucun effort. Les trois que j'ai vus m'ont répondu : « Madame, un avocat ne peut pas avoir accès au dossier s'il n'y a pas inculpation. » C'est peut-être vrai. Mais on peut bien faire des choses en cachette avec les avocats des gens qui étaient en prison. Ils auraient pu m'aider.

De toute manière, on ne peut pas en vouloir aux avocats. Moi, je ne leur en veux pas. À cette époque, personne ne se doutait d'un tel fiasco. Et les avocats croyaient-ils vraiment à l'innocence de toutes ces personnes ? Ce n'était pas possible d'y croire. C'était tellement invraisemblable. J'ai vu des médecins. Tous, sans exception, m'ont dit : « Madame Couvelard, ne vous heurtez pas à ces gens-là ! » Et ces gens-là, ce sont les magistrats. Ce n'est quand même pas normal. Si les magistrats sont là pour punir les coupables, ils sont aussi là pour aider un peu les Français. J'aurais beaucoup apprécié de recevoir des conseils de la part des tutelles. J'ai toujours eu avec le juge des tutelles des entrevues courtoises. Mais j'aurais pu avoir ne serait-ce qu'un ou deux conseils. On aurait pu me dire comment je devais faire pour arriver à défendre mon fils. Ces conseils, je ne les ai pas eus.

Mme Odile MARÉCAUX : Je ne sais pas si votre commission peut œuvrer en ce sens-là, mais je pense que la personne mise en détention provisoire devrait pouvoir avoir accès à son dossier. J'ai été en détention sept mois, et c'est parce que j'ai été libérée que j'ai pu préparer le procès de Saint-Omer. Je me mettais à la place de ceux qui étaient en détention, et je me demandais comment ils pouvaient arriver à se défendre sans avoir les pièces de ce dossier complètement fou. Il y a une inégalité entre ceux qui sont en détention et ceux qui sont en liberté. Ce n'est pas normal, car tous sont présumés innocents. Les textes devraient prévoir la possibilité pour la personne mise en détention d'avoir accès aux pièces de son dossier.

M. le Président : C'est une piste envisageable, en effet. Depuis ce matin, en vous écoutant, nous sommes en train de toucher du doigt, d'une manière dramatique, toutes les questions que nous nous posons depuis des années en matière de réforme de notre procédure pénale. C'est un cas pratique dont nous nous serions bien passé, et surtout vous. Mais je pense que notre commission d'enquête mesure ce matin toute l'importance du travail qui est devant elle pour améliorer, réformer la procédure pénale française, du rôle du juge d'instruction jusqu'à la fonction de gardien des libertés que doit avoir le juge. Car ce que vous avez dit, madame Couvelard, rejoint l'idée que le juge a pour fonction de protéger la liberté de chacun.

M. Jean-Yves HUGON : M. Thierry Dausque nous a dit tout à l'heure que pendant dix-huit mois, il n'avait pas eu d'avocat. Il serait intéressant qu'il nous en parle.

M. Thierry DAUSQUE : Mon avocate est arrivée un an et demi après. Elle a eu du mal à prendre connaissance de tout le dossier. À Saint-Omer, elle m'a défendu, mais pas comme à Paris. C'est à Paris qu'elle avait eu le temps d'étudier tout le dossier.

M. Jean-Yves HUGON : J'ai voulu être membre de cette commission d'enquête pour représenter les Français qui ne connaissent pas le monde judiciaire. Je voudrais revenir sur trois dysfonctionnements.

Le premier concerne la manière dont vous avez été traités immédiatement après votre arrestation. Dans la façon dont on forme les policiers, met-on l'accent sur ce point ? Dès votre arrestation, vous avez été traités comme des criminels.

Le deuxième point concerne le traitement des enfants. Plusieurs d'entre vous ont souligné que leurs enfants n'ont pas été placés dans leurs familles. Vos parents auraient pu s'en occuper.

M. Thierry DAUSQUE : C'est ce que j'avais demandé.

M. Jean-Yves HUGON : Oui, et ne pourrait-on pas demander à ce que les enfants des personnes arrêtées soient confiés à des personnes qui les connaissent déjà et peuvent les entourer de leur affection ? Cela éviterait de leur infliger un deuxième traumatisme.

Troisièmement, plusieurs d'entre vous ont évoqué les confrontations collectives. Cette pratique est-elle légale ?

Pour terminer, je voudrais vous dire toute mon émotion de vous avoir rencontrés et de vous avoir entendus.

M. le Rapporteur : Les auditions collectives sont légales. Mais dans le contexte de ce dossier, il s'agit, d'une manière avérée, d'une pratique professionnelle inacceptable.

M. Jean-Yves HUGON : Il semble bien, en effet, que des auditions individuelles auraient peut-être tout changé.

Mme Odile MARÉCAUX : Nous les avons demandées. Elles ont toujours été refusées.

M. le Rapporteur : Des confrontations séparées permettent bien évidemment de faire apparaître beaucoup plus facilement les différences entre les versions des uns et des autres, alors que le schéma de confrontation qui a été décrit ce matin, et que je confirme, est que Mme Myriam Badaoui était entendue, après quoi Aurélie Grenon hésitait mais confirmait, et David Delplanque hésitait encore plus mais finissait aussi par confirmer. À partir de là, on disait à la personne accusée : « Pourquoi diable ces personnes vous accuseraient-elles si ce qu'elles disent n'était pas vrai ? Donc, vous êtes coupable. » Voilà comment les choses se passaient. Et il n'a pas été répondu favorablement aux demandes de confrontations séparées. De même, les planches photographiques ne comportaient pas les photographies de personnes qui, de toute évidence, n'avaient rien à voir avec l'affaire.

Cela étant, la confrontation à plusieurs, ce n'est pas illégal pour l'instant. Il arrive d'ailleurs, dans certaines affaires, qu'elle soit nécessaire.

M. Jean-Yves HUGON : Il y a donc trois pistes que nous pourrons explorer : que les policiers ne traitent pas d'emblée les personnes qui viennent d'être arrêtées comme des criminels ; se poser la question de savoir quelles sont les personnes les mieux placées pour se voir confier la garde des enfants ; revoir éventuellement les conditions dans lesquelles ces confrontations collectives peuvent être autorisées.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Je voulais demander à M. Thierry Dausque, M. Alain Marécaux et M. Dominique Wiel comment ils ont compris ce qui s'est passé au procès de Saint-Omer. Qu'est-ce qui, dans la tenue de l'audience, les a choqués et a pu leur faire penser qu'on ne les avait pas écoutés et entendus ? Comment comprennent-ils leur condamnation ? Je ne parle pas de l'intime conviction des jurés, mais de la manière dont le procès s'est déroulé.

M. Dominique WIEL : Les jurés ont dû répondre à 1 551 questions. De mon point de vue, c'était une façon pour le président de manipuler les jurés.

S'agissant des audiences elles-mêmes, il m'a semblé que les audiences des assises sont un grand théâtre. Ce qui est important, c'est ce que l'on fait ressortir. Il faut se représenter une grande scène de théâtre sur laquelle on peut braquer plusieurs projecteurs les uns après les autres. En fait, on n'a jamais vu l'ensemble. Il y a des choses qu'on n'a jamais sues. Par exemple, on n'a jamais su, comme je l'ai dit tout à l'heure, quel était l'organigramme des services sociaux. Pourquoi ? Parce qu'on n'a pas allumé le projecteur qu'il fallait. La question est de savoir si on l'a fait exprès ou pas. Je pense que cela a été fait exprès.

On nous dit que le procès en assises est un puits de vérité. Vous savez, j'en suis revenu. Ce n'est pas vrai du tout. En fait, on fait apparaître une certaine vérité.

M. Pierre MARTEL : Pour aller dans le même sens que M. Dominique Wiel, bien avant l'acquittement, une avocate de la partie civile m'a dit qu'il ne fallait pas que je m'en fasse, que j'allais être acquitté, et que ce ne serait pas le cas de certains autres. Par conséquent, je me demande si c'est vraiment sérieux, ce genre de procès.

M. Alain MARÉCAUX : Je veux encore croire que la cour d'assises n'est pas un théâtre, mais le lieu où la justice peut être rendue. J'en ai eu la preuve à Paris. Mais je crois que le président d'une cour d'assises a un rôle important. À Saint-Omer, à chaque fois qu'un avocat voulait expliquer quelque chose, le président Monier disait : « Avançons, avançons ! » À Paris, au contraire, la présidente nous a toujours écoutés, ne nous a jamais interrompus, et a voulu comprendre. La présidente et le représentant du parquet ont été de vrais professionnels, sont allés au fond des choses, ont posé les bonnes questions. À Saint-Omer, j'ai appris comment Odile et moi étions arrivés dans le dossier : nos enfants étaient scolarisés dans la même école que le petit Jean. J'ai également appris que la nounou du petit Jean a donné nos noms en pâture. J'ai appris que Myriam Badaoui nous a reconnus sur photos parce que le juge Burgaud lui avait indiqué que ces photos étaient les nôtres. J'ai appris qu'à un certain moment, mon nom apparaît sous ma photo. J'ai appris que quand le juge Burgaud lui demande si un huissier est impliqué dans l'affaire, Myriam Badaoui lui donne des noms et que c'est le juge qui lui dit : « Non, c'est Marécaux. » Après quoi, Myriam Badaoui confirme que c'est moi. Car elle a envie de plaire à ce juge. Je n'en démords pas, il y a une histoire idyllique entre Myriam Badaoui et Fabrice Burgaud. Elle a été constamment dans le sens du juge.

À Saint-Omer, on ne pouvait pas en acquitter treize. Il fallait bien en condamner quelques-uns.

Mme Karine DUCHOCHOIS : Je voudrais ajouter que certaines personnes représentant des associations qui défendent les enfants se sont comportées d'une manière contestable. Je pense en particulier à l'avocate qui représentait l'association L'Enfant bleu. Elle a été odieuse avec nous, alors qu'elle ne connaissait pas le dossier. Elle ne savait du dossier que ce qu'on lui en avait dit. Et elle était là à Saint-Omer pour plaider, pour « défendre les enfants », pour défendre aussi son travail. C'était hallucinant. Dans sa plaidoirie, elle disait : « Ils sont tous coupables, il faut tous les condamner. » Alors que c'est une dame qui n'avait jamais ouvert le dossier.

M. le Président : Je vous indique que nous allons entendre toutes ces associations de protection de l'enfance, de la même façon, monsieur Marécaux, que nous allons entendre les magistrats de la cour d'assises de Saint-Omer et de la cour d'appel de Paris.

Est-ce que les représentants des autres associations se comportaient de la même façon ?

Mme Karine DUCHOCHOIS : Non, pas toutes. Je me souviens surtout de l'avocate représentant l'Enfant bleu. Elle a même insulté MDupont-Moretti en plein tribunal.

M. Alain MARÉCAUX : Je me rappelle d'une avocate dont la plaidoirie commençait par : « Tous coupables ! » Une autre, celle dont vient de parler Karine Duchochois, MLeduc-Novi, s'était permis de dire, en pleine audience, « Ta gueule ! » à MDupont-Moretti, et de faire le V de la victoire. Quand on est accusé de choses horribles, on se passerait bien de tels comportements.

M. Dominique WIEL : Dans le cadre d'une telle affaire, il me semble qu'on pourrait admettre que toutes les associations de France ne sont pas obligées de venir prendre parti contre les accusés. Il n'est tout de même pas normal que des associations de Toulouse ou de Paris viennent à Saint-Omer uniquement pour ramasser du fric. Parce que, soyons réalistes, c'est bien de cela qu'il s'agit. Elles disent elles-mêmes qu'elles font vivre les avocats. Je l'ai trouvé sur le site d'une association qui se vante d'avoir 50 avocats à son service. Pour faire vivre ces avocats, il faut de l'argent. Cet argent, on va le chercher dans les tribunaux. J'estime que l'on devrait limiter la possibilité donnée aux associations de se porter partie civile. Il faudrait au moins imposer que ces associations aient leur siège dans le ressort de la juridiction devant laquelle elles se portent partie civile.

M. Thierry DAUSQUE : À Saint-Omer, on ne m'a laissé parler que pendant six minutes. On m'a demandé : « Comment expliquez-vous qu'on vous accuse ? » Mais on ne sait pas comment l'expliquer.

M. Guy GEOFFROY : C'est l'inversion de la charge de la preuve !

M. le Président : M. Dominique Wiel a parlé d'une situation ubuesque. Je dirais plutôt qu'elle était kafkaïenne !

M. Jacques REMILLER : M'adressant aux acquittés, je veux leur exprimer mon émotion et ma reconnaissance.

Vous avez évoqué le rôle des avocats et des policiers, en précisant, me semble-t-il, qu'il s'agissait plus des policiers de Boulogne que de ceux du SRPJ de Lille.

Monsieur Marécaux, vous avez parlé du couple Delay-Badaoui, et, au sens figuré, j'imagine, du couple Fabrice Burgaud-Myriam Badaoui. Pourriez-vous préciser votre point de vue ? En particulier, y avait-il selon vous une complicité entre le juge Burgaud et Mme Badaoui, et qui était complice de qui ? Est-ce dans ce couple que se trouve le cœur de cette affaire, de ce dysfonctionnement judiciaire aux conséquences dramatiques ?

M. Alain MARÉCAUX : J'ai été interrogé, pour ma part, par les policiers du SRPJ de Lille.

Concernant cette relation entre Myriam Badaoui et Fabrice Burgaud, Mme Badaoui a bien dit à Paris qu'elle voulait bien prendre sa part de responsabilité, mais que le juge devait aussi prendre la sienne. Il faudrait également lire les courriers qu'elle adressait au juge, où elle lui dit en substance : « Vous me promettez la liberté, et je suis toujours en prison. Jusqu'à quand il faudra que je mente ? » Au-delà de sa monstruosité, je crois que Myriam Badaoui a dû, à un certain moment, fasciner ce jeune magistrat.

D'un certain point de vue, cette affaire permettait à Myriam Badaoui d'exister : on lui donnait de l'importance. Tout ce qu'elle disait était retenu par le juge. Il suffisait qu'elle cite le nom d'une personne pour qu'on la mette en prison. Et elle avait envie de faire plaisir à ce juge, lequel avait envie d'entendre certaines choses, qu'il a entendues. Ce faisant, on montait un réseau qui n'a jamais existé. J'ai dû attendre la confrontation pour voir Myriam Badaoui pour la première fois, et j'ai dû attendre le procès de Saint-Omer pour connaître les autres personnes qui étaient censées faire partie de ce réseau. Daniel Legrand père, le « chef du réseau », avait « des sex-shops à Ostende ». Et ce Daniel Legrand, « propriétaire d'immeubles en Belgique », n'avait même pas été capable de garder sa maison dans la région de Boulogne-sur-Mer. Tous ces éléments auraient dû susciter quelques doutes.

Autre chose, on avait pris des photos dans la salle de jeux des enfants. Les enfants Delay les reconnaissent comme étant ceux de mes enfants. Une perquisition est ordonnée à mon domicile. On vient saisir les jouets, et la police scientifique est sur place. Elle conclut que ces jouets ne portent pas les empreintes des enfants Delay. Mais ce n'est pas grave ! C'était un élément à décharge. On n'en tient donc pas compte.

Le dossier continuait à se dégonfler, mais la charge de la preuve nous incombait, de sorte que nous avons été maintenus en détention provisoire. Nous avions beau crier notre innocence, nos avocats avaient beau être présents, on ne nous écoutait pas, pas plus à Boulogne-sur-Mer qu'à Douai. Cette chambre de l'instruction était une chambre des évêques, une chambre d'enregistrement. Ses magistrats ont toujours couvert l'instruction du juge Burgaud. Son travail était pourtant très contestable. Il n'était pas nécessaire d'être juriste pour se rendre compte, à la lecture du dossier, qu'il ne reposait sur rien. Il fallait un peu de bon sens. Et je crois que si Fabrice Burgaud avait eu un soupçon de bon sens, on n'en serait pas là.

M. Jacques REMILLER : Voulez-vous dire par là qu'il a uniquement écouté Mme Badaoui ?

M. Alain MARÉCAUX : Il a essentiellement écouté Myriam Badaoui. Bien sûr !

M. Jacques FLOCH : Depuis le début de l'affaire, quel était le comportement des médias à votre égard ? Certains ont écrit un certain nombre de choses. D'après vous, qui les informait ?

M. Alain MARÉCAUX : Ma famille m'a protégé dès le départ. Je n'étais donc pas vraiment informé de tout ce qui se disait. Mais je crois que la première source des médias devait être le parquet de Boulogne-sur-Mer.

M. Jacques FLOCH : Cela veut dire que vous ne pouviez pas obtenir des pièces, mais que les médias, eux, avaient connaissance de leur contenu ?

M. Alain MARÉCAUX : Non, je crois qu'on a dit aux médias ce qu'on voulait bien leur dire.

Mme Jeanine COUVELARD : Moi qui n'étais pas en détention, je n'ai jamais eu aucun contact avec aucun média. Quand je suis allée au procès de Saint-Omer et que j'ai appris ce qui était reproché à mon fils, j'ai répondu à un certain nombre de journalistes. Chacun se bat avec ses armes. C'est pourquoi j'ai parlé à partir de ce moment-là.

M. Pierre MARTEL : Dernièrement, un journaliste m'a avoué avoir reçu une lettre de Thierry Normand, avocat d'une partie civile, après que son journal a publié un article qui était un peu plus en notre faveur, quelques mois après le début de l'affaire. MNormand lui aurait écrit qu'on ne mettait pas de gens en prison si l'on n'avait pas de preuves solides. Où étaient ces preuves ? Je pense qu'il y a eu manipulation des médias.

M. Léonce DEPREZ : Je voudrais tout d'abord vous dire combien nous sommes bouleversés par vos témoignages.

Un aspect n'a pas été évoqué, je veux parler des relations humaines avec la police. Vous ne pouviez pas ne pas avoir de relations humaines avec les responsables de la police. Avez-vous eu le sentiment qu'ils vous interrogeaient avec l'honnêteté intellectuelle nécessaire, ou avez-vous eu le sentiment que votre calvaire commençait déjà au commissariat de police ?

D'autre part, quand vous étiez dans le bureau du juge d'instruction, avez-vous ressenti le drame que constitue la solitude du juge, c'est-à-dire le fait qu'ils ne soient pas deux à vous interroger ?

M. Alain MARÉCAUX : Je crois que l'humanité est ce qui a le plus fait défaut dans ce dossier.

S'il y avait eu deux juges Burgaud, cela n'aurait pas changé grand-chose.

M. Léonce DEPREZ : Je veux parler de deux juges différents.

M. Alain MARÉCAUX : Avec deux juges ayant les mêmes œillères, le résultat aurait été le même.

L'humanité, je ne l'ai jamais rencontrée chez les forces de police. J'ai subi un interrogatoire musclé. Même si je n'ai pas fait l'objet de violences physiques, je crois avoir fait l'objet de violences psychiques.

L'humanité, je l'ai rencontrée chez le personnel pénitentiaire, surtout chez les intervenants extérieurs. La prison est la négation de l'être humain. Heureusement que, de l'extérieur, peuvent venir des personnels enseignants, par exemple. Les membres des aumôneries m'ont également apporté un peu de chaleur humaine.

J'ai également rencontré de l'humanité chez les gendarmes. Il était visible, même s'ils étaient tenus à un devoir de réserve, qu'ils ne croyaient pas à cette affaire. Devant certaines questions qui m'étaient posées, j'avais le sentiment qu'ils avaient un peu honte de ce qui se passait. Je me souviens qu'un jour, lors d'un déplacement, voyant mon désarroi, ils se sont arrêtés sur une aire d'autoroute, m'ont enlevé les menottes et m'ont dit : « Viens, on te paie un café. » Vous savez, retrouver cette humanité ne serait-ce que cinq minutes, cela fait énormément de bien.

Après le décès de maman, lorsque je suis revenu à la maison d'arrêt, j'ai demandé à être mis en isolement. On m'a répondu : « Hors de question ! Il n'y a pas de place. » Je suis donc rentré dans ma cellule où se faisait entendre cette télévision criarde. J'ai fait le deuil de ma mère très longtemps après. Je ne sais pas, à vrai dire, si je parviens encore aujourd'hui à le faire.

M. Pierre MARTEL : La police judiciaire a été très correcte avec moi. Mes 48 heures de garde à vue se sont bien passées. Par contre, lorsque je suis arrivé devant le juge Burgaud, j'ai eu l'impression qu'il était le bon Dieu. Il avait droit de vie et de mort sur moi. Je n'étais plus rien devant lui. Au bout de deux ans de détention, je me disais qu'il était en train de faire de moi un coupable. J'avais le sentiment qu'il montait cette affaire de toutes pièces. Tout le monde se taisait devant lui, tout le monde semblait être à sa botte. Devant le juge, les policiers ou les gendarmes ne se mettaient pas au garde-à-vous, mais presque. C'est quand même incroyable qu'une seule personne puisse avoir autant de pouvoir !

Mme Karine DUCHOCHOIS : J'ajoute que j'ai ressenti de sa part énormément de mépris. Dès qu'on arrivait, on sentait dans son regard un mépris total.

Mme Odile MARÉCAUX : J'ai été frappée par la différence de comportement entre la gendarmerie et la police. Auparavant, j'avais le sentiment que les policiers et les gendarmes, pour lesquels j'ai toujours eu beaucoup de respect, avaient le même objectif : le respect de la loi et le respect de l'humain. Je ne faisais pas la différence entre ces deux corps. Maintenant, je la fais. Au commissariat, j'étais considérée par la police comme coupable. Je pouvais dire ce que je voulais, rien n'y faisait. Par contre, j'ai eu le sentiment que les gendarmes tentaient d'aller au fond des choses. Lorsque j'étais sous contrôle judiciaire et que j'allais pointer à la gendarmerie, les gendarmes essayaient de me montrer de la compassion, et même de voir comment je pouvais améliorer ma situation.

M. Alain MARÉCAUX : On nous apprend, quand on fait des études de droit, que celui qui a du pouvoir a toujours tendance à en abuser. Cela n'a jamais été aussi vrai qu'avec le juge Burgaud.

M. Thierry LAZARO : Vous avez évoqué, monsieur Marécaux, le couple Burgaud-Badaoui. On peut effectivement se poser des questions. Peut-on affirmer que des promesses ont été faites à Mme Badaoui ? Je voudrais savoir, monsieur le rapporteur, si les lettres que celle-ci a écrites au juge Burgaud sont versées au dossier, et si elles font apparaître clairement qu'un marché aurait été proposé à Mme Badaoui : « Enfoncez les autres, et je vous libérerai. ».

M. Dominique WIEL : Les lettres de Mme Badaoui au juge sont dans le dossier.

M. le Rapporteur : Je le confirme.

M. Thierry LAZARO : Dans le document que vous nous avez remis, monsieur Wiel, il est indiqué que Mme Badaoui, dans ses lettres, « évoque des promesses que le juge lui a faites et qui n'ont pas été suivies d'effet. » La question est de savoir de quelle nature étaient ses promesses.

M. Dominique WIEL : Par exemple, elle lui demande que ses enfants aient la possibilité de venir la voir. On lui répond en substance « C'est possible, si... »

Elle lui demande comment il se fait qu'elle ne soit pas encore libre, et il lui fait comprendre que si elle donne des noms, peut-être que...

Mme Karine DUCHOCHOIS : Dans ces lettres, elle dit à chaque fois : « Monsieur le juge, vous me promettez ceci, mais vous êtes un menteur. » Il faut vraiment lire ces lettres, parce qu'elles donnent tous les éléments du drame.

M. le Président : Ces lettres ont été publiées dans divers livres qui ont paru sur cette affaire.

M. Guy GEOFFROY : Je voudrais à mon tour vous dire l'émotion et le respect que m'inspirent à la fois votre courage, votre dignité et la clarté de vos exposés et de vos réponses.

S'agissant de l'interrogatoire des enfants, j'ai la conviction naissante que l'une des clés de cette lamentable affaire est le morcellement des enquêtes. J'ai interrogé la semaine dernière des policiers sur ce qu'ils pensaient de la co-saisine du commissariat de Boulogne et du SRPJ. Je précise que cette co-saisine correspondait à la nécessité de faire appel au SRPJ dans le cadre de la piste belge. Par contre, nous avons appris que le SRPJ ne disposait pas, d'après ses propres dires, de la compétence en matière d'interrogatoire des enfants qu'avait le commissariat de Boulogne-sur-Mer, et plus précisément le capitaine que nous avons entendu. Le fait que les divers interrogatoires soient menés par un seul et même service ne serait-il pas de nature à permettre aux enquêteurs de mieux s'imprégner de l'affaire, et peut-être à éviter qu'un tel engrenage fatal ne se produise ?

M. Pierre MARTEL : Je dirais que tout dépend du juge d'instruction. J'ai été entendu par la PJ de Lille, et un policier avait dit devant les gendarmes : « Enlevez les menottes à M. Martel, je me porte garant pour lui. » Ce monsieur s'était donc fait une opinion sur moi, et cette opinion a bien dû apparaître quelque part dans son rapport. Visiblement, le juge d'instruction n'a pas tenu compte de ce rapport.

Un jour, un ami policier est venu manger à la maison. Il m'a dit : « De toute manière, les rapports que nous faisons n'ont aucun poids si le juge n'a pas envie de les prendre en considération. » Je lui ai dit : « Mais alors, à quoi vous servez ? » J'ai le sentiment que j'ai été interrogé par un policier de la PJ de Lille pour rien. La prochaine fois, si cela se reproduit, je ne parlerai pas au policier, j'attendrai d'être interrogé par le juge d'instruction.

M. Dominique WIEL : S'agissant des interrogatoires des enfants, il y a des choses qui m'ont paru aberrantes. Par exemple, comment se fait-il que le capitaine Wallet ait été chargé d'interroger des enfants de six ans ? Quand on voit, dans la cassette, ce pauvre capitaine essayer de se mettre à la portée d'un enfant de six ans, c'est vraiment un désastre. Mais il n'y est pour rien. Il n'a pas été formé. La première chose que je me suis demandée, c'est pourquoi des associations dont l'objet est de défendre les enfants ne protestent pas contre le fait que ce soit des gendarmes qui soient chargés d'entendre pour la première fois des enfants. N'y a-t-il pas à l'extérieur des commissariats des gens capables d'entendre les enfants ? Si c'est une question de droit, que l'on donne le titre de gendarme à des directrices d'école maternelle, elles feront l'affaire.

De même, j'ai trouvé aberrant de faire venir des enfants devant une cour aussi impressionnante que la cour d'assises. Le président de la cour essayait bien, en commençant, de se mettre à leur portée : « Tu es en quelle classe ? » Mais il finissait par leur parler comme il se serait adressé à des adultes.

Une personne travaillant dans un hôpital pour enfants de Paris où sont accueillis des enfants ayant été abusés m'a dit : « Mais c'est évident que les enfants ne disaient pas la vérité ! » Son expérience est que les enfants qui sont abusés chez eux ne parlent pas. Le seul fait que les enfants Delay ne cessaient de parler de ce truc-là était le signe qu'ils ne disaient pas la vérité. Une professionnelle, en une heure, avait compris qu'ils ne disaient pas la vérité. Mais c'était une professionnelle.

Mme Karine DUCHOCHOIS : Une bonne solution serait de mettre en place un service dans chaque hôpital, où l'on emmènerait les enfants lorsqu'éclate une affaire comme celle-là. Pour les enfants, se retrouver au commissariat, devant des policiers, c'est impressionnant. Il serait bon de les tenir à l'écart des commissariats et des tribunaux.

M. Alain MARÉCAUX : Je pense que le SRPJ n'a pas procédé à l'audition d'enfants. Ceux-ci n'ont été entendus qu'au commissariat de Boulogne-sur-Mer. Lorsqu'on a demandé au capitaine Wallet - je ne sais plus si c'était au procès de Saint-Omer ou à Paris - s'il avait reçu une formation, il a répondu que oui. Mais il a aussi précisé qu'il n'avait pas procédé à toutes les auditions des enfants, que certaines d'entre elles ont été conduites par ses collègues. Quelle formation ces collègues avaient-ils reçue ? Aucune, a-t-il dit, en ajoutant qu'il les avait formés « sur le tas ».

M. Georges FENECH : Je souhaiterais poser une question à l'une des victimes, Karine Duchochois. Car les personnes que nous auditionnons ce matin, monsieur le président, sont bien des victimes et non des « acquittés ». Elles sont les victimes du système judiciaire français. Vous connaissez ma position sur ce point, qui est publique. Ces personnes ont fortement éclairé notre commission, notamment ceux qui ne connaissent pas le système judiciaire de l'intérieur. Nous avons tous compris que notre système était barbare, archaïque, qu'il repose sur des violences physiques, psychiques, morales, sur la religion de l'aveu, de la détention. Ma position est publique : je considère que le système inquisitoire a vécu. Et je souhaite, quand ce sera le moment, faire partager ma détermination à tous les membres de notre commission. C'est une nécessité que notre pays, le dernier au monde à avoir ce système, l'abandonne.

Pour poser utilement ma question à Karine Duchochois, j'ai besoin d'une précision du rapporteur, puisque nous n'avons pas, et c'est normal, accès au dossier. Que je sache, l'enfant de Karine Duchochois n'a jamais été une victime dans cette affaire. Les faits qu'on lui reproche ne concernent pas son enfant.

M. le Rapporteur : Non.

M. Georges FENECH : Bien. Par conséquent, il y a quelque chose que je ne comprends pas. On a privé cette mère de son enfant pendant deux ans et demi, dans le cadre d'un contrôle judiciaire. Comment le juge a-t-il pu motiver cette décision, puisqu'il ne lui était pas reproché des attentats sexuels sur son enfant ? D'autre part, Karine Duchochois a-t-elle fait des demandes de mainlevée de ce contrôle judiciaire ? A-t-elle fait appel devant la chambre de l'instruction de cette interdiction de rencontrer son enfant ? Il y a là quelque chose qui m'échappe. Nous ne sommes plus, en effet, dans l'affaire d'Outreau. Nous sommes dans un cas très singulier, celui d'une mère et de son fils à qui l'on interdit de se rencontrer, cette interdiction n'ayant rien à voir avec les faits. Comment a-t-on pu prendre une telle décision ? Pourquoi est-elle restée intangible pendant deux ans et demi ?

Mme Karine DUCHOCHOIS : Au départ, mes trois accusateurs disaient que je participais à leurs ébats avec mon fils, et que je le violais lui aussi. J'étais poursuivie, au total, pour faits de viols sur sept enfants : mon fils, trois enfants Delay, et les enfants de leur voisin.

Après un mois d'instruction, pendant lequel il m'était interdit de voir mon fils, on a retiré les accusations concernant mon fils. Je n'ai été renvoyée devant la cour d'assises que pour des faits de viols sur trois enfants Delay. À partir du moment où je n'étais plus poursuivie pour avoir abusé de mon fils, j'ai demandé une demande de modification du contrôle judiciaire. Cette demande a été rejetée. Le motif était que j'aurais pu influencer mon fils en ce qui concerne les déclarations qu'il faisait sur son père.

M. le Rapporteur : Nous serons prochainement amenés à entendre le juge Burgaud. Cela fait partie des questions qui pourront lui être posées.

M. le Président : Nous entendrons également les magistrats de la chambre de l'instruction.

Mme Karine DUCHOCHOIS : L'audition de M. Burgaud sera-t-elle publique ? Je vous avoue franchement que j'aimerais être là. J'aimerais l'avoir face à moi, être présente et entendre ce qu'il a à dire, sans perturber l'audition en quoi que ce soit, juste en écoutant.

M. le Président : Madame Duchochois, le rapporteur et moi-même avions anticipé votre demande. Nous en avons parlé hier. Je pense que mes collègues seront d'accord pour vous donner satisfaction. Les séances publiques de la commission ne sont ouvertes qu'à la presse accréditée et spécialisée, mais l'article 40, alinéa 5, de notre règlement permet à chaque commission d'enquête d'être « maîtresse de ses travaux ». Par conséquent, compte tenu du contexte de cette affaire, le rapporteur et moi-même demandons à nos collègues de donner satisfaction à la demande que vous exprimez au nom de l'ensemble des acquittés victimes, et de décider d'ores et déjà de vous permettre d'assister - mais seulement d'assister, bien sûr - à l'audition des magistrats auxquels vous avez eu affaire.

M. François CALVET : En entendant vos témoignages, je suis abasourdi, peiné et ému. Et je vous remercie d'avoir eu le courage d'être venus jusqu'ici. On a le sentiment que vous vous êtes heurtés à un mur sans humanité, à un homme qui s'est appuyé sur un système et qui a mis en mouvement une machine à broyer des personnes.

Je voulais vous demander si vous aviez le sentiment que la présence d'un second juge d'instruction aurait changé les choses, mais cela rejoint la question de mon collègue Deprez.

D'autre part, j'ai le sentiment que vous n'avez toujours pas compris ce qui s'est passé. Peut-on vivre sans comprendre ? N'avez-vous pas envie de revoir le juge et d'obtenir une explication ?

M. Dominique WIEL : Personnellement, je pense avoir compris ce qui s'est passé. Je pense même que je l'ai compris tout de suite, parce que je vivais sur le même palier que Myriam et Thierry. À mon point de vue, Pierre avait une raison pour vouloir ne pas retourner chez lui. C'est ce qui a déclenché cette affaire. Il avait été placé à l'âge de deux ans. Or, quand on a enlevé les trois autres enfants à Thierry, celui-ci ne l'a pas accepté. Il a fait appel à un avocat pour contester la décision du juge des enfants. C'est ce qui a déclenché chez Pierre la volonté de ne pas retourner chez lui. Il a paniqué, parce qu'autour de lui, des adultes ont fait des réflexions du genre : « Vous vous rendez compte, il a pris un avocat, il va récupérer ses enfants. » C'est le véritable motif pour lequel Pierre va mentir, pour obtenir de ne pas retourner chez lui. Il sait, car c'est un vieux routier des familles d'accueil et des maisons d'enfants, que le fait de dire : « Mon père m'a violé » aura pour conséquence, d'une part, que son père ira en prison, et, d'autre part, que lui-même aura toutes les chances de ne pas retourner chez lui. Cela, le juge Burgaud ne pouvait pas le deviner. Mais moi je le sais, parce que quelques mois auparavant, Thierry m'avait dit qu'il avait pris un avocat. Je savais donc que Pierre avait un motif pour mentir.

Dans le dossier, l'assistante maternelle qui parle de Pierre dit elle-même : « Et il se souciait de l'effet de ses paroles. » Autrement dit, il se souciait de savoir si on allait mettre Thierry en prison.

Pierre sait qu'il ment. Les assistantes maternelles ne le savent pas. Il va y avoir un quiproquo entre elles et les enfants. Jean est au courant de ce que Pierre va dire. Et quand Jean se rend compte des effets de ses paroles - à un moment, le juge lui dit : « C'est à cause de tes paroles que tes parents sont en prison » -, il se produit un phénomène que Paul Bensussan a analysé dans son livre, La dictature de l'émotion : Jean, pour sauver ses parents, va essayer de faire en sorte que tous les adultes soient punis. C'est un phénomène classique, qui n'a rien d'extraordinaire. M. Cyrulnik le décrit lui aussi. L'incompréhension est venue du fait que l'on ne savait pas lire les paroles des enfants. Forcément, c'étaient des aides maternelles. Elles n'avaient pas fait de très grandes études.

Ensuite, un phénomène d'hystérie collective va se transmettre des uns aux autres, des aides maternelles aux assistances sociales et au juge. Puis la rencontre de Myriam et du juge produit une explosion. Vous connaissez la suite.

C'est mon interprétation. Je n'oblige personne à penser la même chose que moi.

M. Alain MARÉCAUX : Je rejoins un peu ce que vient de dire Dominique. Le procès d'Outreau est un procès d'inceste mal géré, à partir duquel est né un phénomène d'hystérie collective.

Les conséquences pour moi continuent de se faire sentir. J'ai toujours un peu d'appréhension avec les enfants. Il y a eu des conséquences pour ma famille. J'ai dans ma famille un officier de police qui ne comprend pas comment on a pu en arriver là. J'ai des sœurs enseignantes. Elles ne voient plus leur métier de la même façon. Dernièrement, ma sœur aînée m'a raconté qu'une petite fille est tombée dans la cour de récréation de son école, s'est écorchée le genou et a arraché son collant. Elle est venue se plaindre auprès de son institutrice, ma sœur. Le rôle de celle-ci aurait été de la choyer. Ma sœur a refusé. Elle a demandé à cette petite fille d'enlever elle-même son collant. Ce n'est qu'ensuite qu'elle l'a soignée.

Mme Odile MARÉCAUX : Nous n'oublierons jamais. Avoir des réponses à nos questions, c'est la chose que nous attendons. Il reste des zones d'ombre. Je ne sais pas si la commission permettra de répondre à toutes les questions que nous avons en tête. Mais de toute façon, rien ne s'effacera. Sans compter les souffrances de nos enfants.

Je voulais ajouter que si l'on parle de la détention et de l'instruction, on ne parle pas de « l'après ». Quand je suis sortie de la maison d'arrêt, je me suis retrouvée sur le trottoir avec mes sacs. Heureusement que mes parents sont venus me chercher en voiture. J'avais de l'argent sur moi, mais les cabines téléphoniques fonctionnent à carte. Je n'avais pas de carte sur moi. Si je n'avais pas eu ma famille, je me serais retrouvée devant la maison d'arrêt avec tous mes plastiques, et j'aurais attendu que ça se passe.

On ne nous propose rien pour nous soutenir psychologiquement. En maison d'arrêt, on a des médicaments. À longueur de journée, on est suivi par un psychiatre. Sorti de maison d'arrêt, on n'a plus rien. Après l'acquittement de Saint-Omer non plus, je n'ai eu aucun conseil. On ne m'a pas indiqué où je pouvais m'adresser pour aider mes enfants, pour m'aider moi-même. J'ai longtemps refusé la prise en charge psychologique. J'ai fini par l'accepter en septembre dernier, parce que ma psychiatre me disait : « On n'avance pas, il faut faire quelque chose. Faites une psychothérapie. » Moi, les psychologues, ce n'était même pas la peine de m'en parler. Elle a pris rendez-vous pour moi. Mais si je n'avais pas eu le soutien de ma sœur, de mes parents, qui m'ont poussée à reprendre contact avec la vie de tous les jours, à aller dans les magasins, à faire du sport, je n'aurais pas pu m'en sortir. En maison d'arrêt, on est coupé du monde, on ne regarde plus l'heure, on ne fait pas la différence entre l'après-midi et le matin. Dehors, on n'est rien. Je me souvenais que c'était l'heure de manger parce que je voyais ma sœur faire à manger. On n'a pas de suivi. On nous dit : « Vous êtes acquitté, on vous libère, reprenez votre vie. » Eh bien non, on ne peut pas la reprendre. J'ai eu d'autant plus de difficulté que j'avais de jeunes enfants à ma charge, et qu'on ne m'indiquait pas quel soutien je pouvais avoir. L'action éducative en milieu ouvert (AEMO) a été mise en route un an après le retour des enfants. Cela faisait plusieurs années que je ne les avais pas eus avec moi. La reprise des contacts avec eux a certes été progressive dans le cadre de la modification de mon contrôle judiciaire - la dernière modification du contrôle avait permis qu'ils viennent en vacances avec moi - mais du jour au lendemain, fin août, début septembre, j'ai récupéré le petit dont je n'avais pas eu la charge depuis trois ans. « Voilà, on vous rend vos enfants. Vous n'avez plus rien à dire, vous les avez assez réclamés, on vous les rend. » C'est comme ça que l'ai pris. Heureusement que j'ai été aidée. Mais à la limite, j'ai soigné mes enfants avant de me soigner moi-même. C'est pour cela qu'il y a eu un déséquilibre : ils arrivaient à évoluer, et moi, je restais sur place.

Je pense donc qu'il faut mettre en place des dispositifs qui permettent de venir en aide aux personnes qui sortent de détention provisoire ou qui viennent d'être acquittées.

M. Guy LENGAGNE : Je voudrais, à mon tour, exprimer toute ma sympathie aux victimes, ou aux personnes innocentées, comme on voudra. Pour comprendre comment la justice a pu si mal fonctionner, les témoignages que nous avons entendus ce matin sont extrêmement importants.

Il reste deux problèmes. Le premier, qui vous touche, est de savoir comment on peut vous aider, non pas à oublier, car vous n'oublierez jamais ce qui vous est arrivé, mais à retrouver toute la place qui était la vôtre, qui doit être la vôtre.

Le second problème est de savoir comment donner d'Outreau et de ses habitants une image qui ne soit pas celle, dramatique, épouvantable, qu'ont donnée certains médias. Ce sont des gens droits et fiers. Il serait bon de montrer que notre région vaut plus que l'image qu'on en a donnée.

M. Pierre MARTEL : Je pense que vous avez commencé à nous redonner espoir. Nous comptons beaucoup sur cette commission.

Quant à l'image du Boulonnais, pour ma part, je suis retourné à Outreau pour reprendre mon métier de taxi. Dominique Wiel retourne aussi à Outreau, ou à côté. Parce qu'on y est bien, parce que j'y ai travaillé pendant trente ans et que ma vie est là-bas. C'est une belle région, que j'aime. Il n'y a pas de raison d'aller habiter ailleurs. Outreau continuera après cette affaire, mais il faut que des décisions soient prises, et que cette commission réponde à toutes les questions.

M. le Président : C'est aussi notre volonté. Mesdames, messieurs, je vous remercie d'être venus jusqu'à nous. Votre audition a été poignante, je le répète, et surtout très utile. Je pense que mes collègues seront d'accord avec moi pour dire que nous avons tiré le plus grand profit de tout ce que nous avons entendu ce matin. Cela nous a éclairés sur bien des points, depuis le recueil de la parole de l'enfant jusqu'aux difficultés que rencontrent les personnes après leur incarcération, en passant par l'instruction, la garde à vue, la mise en détention, et tous les autres sujets que nous avons évoqués avec vous.

Notre mission est immense. Nous avons beaucoup d'humilité devant la tâche qui nous attend. Mais nous allons essayer de formuler des propositions de réforme pour que ce drame épouvantable que vous avez vécu serve au moins à quelque chose. Grâce au travail des parlementaires, après qu'ils vous ont entendus, des réformes doivent empêcher que cela se reproduise. Merci encore à vous tous.

Audition de M. David BRUNET, Mme Lydia CAZIN-MOURMAND,
M. Christian GODARD, Mme Roselyne GODARD, MM. Daniel LEGRAND (père)
et Daniel LEGRAND (fils)



(Procès-verbal de la séance du 18 janvier 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Mesdames, messieurs, nous vous souhaitons la bienvenue et vous remercions d'avoir répondu à notre invitation. Nous allons recevoir les photographes et les journalistes de la presse audiovisuelle, qui souhaitent prendre des images, après quoi nous procéderons à votre audition en présence des membres de la presse écrite.

Nous avons entendu ce matin des témoignages d'une rare densité, profondément émouvants et qui seront très utiles au travail de la commission d'enquête parlementaire. Nous nous retrouvons cet après-midi pour une seconde audition. C'est sans doute la première fois que la représentation nationale reçoit officiellement et collectivement des acquittés dans une affaire judiciaire. L'Assemblée nationale, comme le chef de l'État, le Premier ministre et le garde des Sceaux, se devait de vous exprimer son émotion face au drame que vous avez vécu. Mais il lui incombe aussi d'en tirer des leçons pour éviter qu'un tel désastre ne se reproduise.

La commission d'enquête parlementaire a été en effet créée dans ce but, puisqu'elle doit formuler des propositions de réformes destinées à empêcher le renouvellement des erreurs dont vous avez été les victimes. Il faut noter qu'à ce jour, elle est la seule instance officielle à vous donner la parole publiquement après votre procès. La justice étant rendue au nom du peuple français, dont nous sommes les représentants, nous nous devions de vous entendre.

L'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Tout en ayant bien conscience du caractère un peu « décalé » de cette obligation par rapport à votre situation, je suis néanmoins tenu de par la loi de la faire respecter. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(Les personnes auditionnées prêtent successivement serment).

M. le Président : Je m'adresse maintenant aux représentants de la presse pour leur rappeler les termes de l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse. Cet article punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. Je vous invite donc à ne pas citer nommément les enfants qui ont été victimes de tels actes, et dont les noms ou prénoms pourraient être évoqués au cours de l'audition.

Mesdames, messieurs, la commission va procéder maintenant à votre audition, qui fait l'objet d'un enregistrement.

Pour permettre à chacun de s'exprimer, je vous inviterai à prendre la parole, dans l'ordre que vous souhaitez, puis, afin d'organiser au mieux nos débats, je vous suggérerai de suivre la chronologie de la procédure, depuis votre première interpellation jusqu'à votre procès et, pour certains d'entre vous, votre procès d'appel. Moi-même, le rapporteur et tous ceux de nos collègues qui le souhaiteront vous poserons ensuite des questions, en suivant les étapes de l'affaire.

Qui souhaite prendre la parole en premier ?

M. David BRUNET : Mesdames et messieurs, bonjour, et merci de nous accueillir. Je n'ai pas l'habitude de m'exprimer avec la haine, avec la colère, avec la rage, je vais essayer de me contrôler un peu.

En 2001, lors de ma première arrestation, j'étais gardien d'immeuble à Antony. Ils sont venus vers 8 heures du matin, trois inspecteurs de police de Boulogne, plus un policier d'Antony. Ils sont entrés dans le hall de l'immeuble où j'étais en train de travailler et m'ont demandé : « C'est bien vous, David Brunet ? » Ils m'ont demandé de rentrer chez moi, et sans me montrer de papiers ni quoi que ce soit, ils ont fouillé chez moi, ils ont retourné les cassettes vidéo, les bouquins, même le fauteuil clic-clac où je dormais, bref, ils ont foutu le « bordel » à la maison. J'ai demandé pour quelle raison. Ils n'ont pas voulu me le dire, ils ont seulement répondu : « Vous verrez bien par la suite. » Ils m'ont demandé d'habiller mon fils, âgé de trois ans, trois ans et demi, qui dormait encore, et je n'ai pas pu faire autrement que de les suivre. J'ai été emmené au commissariat d'Antony, j'ai été placé dans un box pas très propre, même dégueulasse, mon fils était avec moi, il pleurait, il me demandait ce qui se passait, pourquoi on était là. Il y avait un inspecteur qui a dit : « Qui c'est, ce morveux qui gueule ? » J'ai répondu : « C'est pas un morveux, c'est mon fils, et il gueule pas, il t'emmerde ! » Je sais que ça ne se fait pas, mais je suis un père qui défend son fils.

On est ensuite allés au commissariat de Longjumeau, j'étais assis sur un banc, avec mon fils qui voyait sur un écran sa mère dans une cellule en garde à vue. Elle était bien énervée, bien excitée, elle criait mon nom et celui de mon fils, elle me demandait de l'aider, je ne pouvais rien faire, je ne savais même pas pourquoi on était arrêtés.

On nous a emmenés dans une 306 grise jusqu'au commissariat de Boulogne-sur-Mer. On se posait l'un à l'autre la question : « Mais qu'est-ce que tu as fait ? » Et on se répondait qu'on n'avait rien fait, ni Karine ni moi, mais on nous disait de nous taire, d'arrêter de parler. Arrivés à Boulogne, on nous a placés tout de suite en garde à vue, chacun dans une cellule, mon fils a été emmené chez le père de Karine. J'ai été auditionné le premier, ils m'ont demandé mon prénom, j'ai demandé ce qui se passait, pourquoi on m'avait arrêté. On m'a demandé si je connaissais Aurélie Grenon et Myriam Badaoui. J'ai dit que oui, c'étaient mes anciens voisins, j'habitais sur le même palier. « Eh bien, ils vous accusent d'avoir abusé de votre propre fils. » À ce moment-là, dans ma tête, tout s'est chamboulé. « C'est quoi, ce délire ? Qu'est-ce que vous voulez dire ? » On m'accusait d'avoir violé mon fils, de l'avoir caressé, sodomisé... J'ai eu la chair de poule, j'ai eu des sueurs froides, parce que j'étais un père respectueux, Karine Duchochois peut vous dire que j'étais prêt à tout faire pour mon fils. Je me suis énervé, tout ce qui était sur le bureau a volé, j'ai demandé les noms des policiers, et j'ai dit que j'allais à TF1 et à M6 en sortant. Je suis redescendu en garde à vue, puis on m'a fait remonter et j'ai dit qu'ils fassent examiner mon fils à l'hôpital. On m'a répondu que c'était prévu. Comme j'étais encore énervé, ils m'ont fait redescendre en garde à vue. Le lendemain matin, je suis remonté et ils m'ont dit que le bilan de mon fils était négatif, qu'il n'avait pas subi de violences sexuelles, que ce soit corporelles ou physiques. Ils m'ont dit : « Vous reprenez votre fils et vous repartez à Paris. » J'ai protesté : on m'avait emmené comme ça de Paris, en m'accusant de n'importe quoi, et il fallait que je me démerde tout seul pour rentrer. J'ai quand même passé une journée dans ma famille, qui était stressée, qui se demandait ce qui se passait. Le lendemain, Karine Duchochois et moi, nous sommes repartis sur Paris. Mon patron m'a demandé ce qui se passait. Je n'avais rien à me reprocher, je lui ai expliqué, et il m'a dit : « Si on vous a relâché, c'est que vous n'avez rien fait, j'ai confiance en vous, vous pouvez rester à travailler. » Mais quand vous travaillez dans une tour de 17 étages, avec 196 locataires ou propriétaires, avec des clans, il y a forcément des gens qui parlent sur vous, qui posent des questions, vous travaillez mal... Alors comme entre-temps j'ai rencontré une jeune fille, je suis parti habiter avec elle à Valenciennes, avec le consentement de sa mère parce qu'elle était mineure.

Et un jour, à Valenciennes, ils sont venus me chercher à 7 heures et demie du matin, ils étaient six à la porte, plus trois dehors, ils m'ont emmené au SRPJ de Lille. Rien à dire sur eux, ils ont été sympathiques, ils ne m'ont pas agressé ni mal parlé comme ceux de Boulogne. Une fois arrivés, un des inspecteurs qui étaient venus m'arrêter a dit au téléphone : « c'est bon, on l'a, c'est une personne très calme, il ne bouge pas, il n'y a pas de problème. » Ensuite, il me semble - je ne sais plus exactement, j'ai un trou de mémoire, mais je crois qu'on est allé directement au tribunal de Boulogne-sur-Mer pour voir le juge. Le juge m'a dit ce qu'on me reprochait, au sujet de mon fils, alors qu'il y avait la preuve, depuis l'autre fois, que c'était faux. Il m'a demandé ce que j'en pensais. Je lui ai dit : « C'est n'importe quoi, il ne faut pas les écouter, c'est complètement faux, c'est débile, ce sont des menteurs. » Ensuite j'ai changé de pièce, je me suis trouvé devant le procureur, M. Gérald Lesigne, qui m'a dit qu'il n'avait pas d'autre solution que de me mettre en détention provisoire. Je n'avais jamais entendu l'expression, mais j'ai quand même compris que ça voulait dire la prison. J'ai dit : « Non, ne me faites surtout pas ça, ce n'est pas possible. » Et, tout de suite, ils m'ont fait mettre debout, les menottes dans le dos, ils m'ont embarqué, j'ai passé l'après-midi à Longuenesse, et le soir j'ai été transféré au centre pénitentiaire de Maubeuge.

Dans la semaine qui a suivi, je suis redescendu à Boulogne chez le juge pour une confrontation avec Myriam Badaoui, Aurélie Grenon et David Delplanque. Le juge a lu leurs dépositions, sans leur poser d'autres questions, il m'a regardé, il leur a demandé ce qu'ils en pensaient, ils ont juste répondu : « Oui. » Ça voulait dire qu'ils confirmaient leurs dépositions. Alors il s'est tourné vers moi et m'a demandé ce que j'avais à dire. Je lui ai dit que c'étaient des mensonges, que c'était n'importe quoi, mais il s'en foutait complètement. Je suis reparti directement à Maubeuge, où j'ai passé 743 jours. J'ai remué ciel et terre pour avoir des nouvelles de mon fils parce que je n'en avais pas. J'ai écrit à Outreau, personne n'a donné de nouvelles. Des gens à Paris ont réussi à communiquer avec Outreau et à avoir des nouvelles, des photos, mais je n'avais pas le droit d'écrire directement à la famille d'accueil.

J'ai donc passé 743 jours là-dedans. Au début, ça a été à peu près calme, sauf un détenu qui était avec moi en cellule et qui m'a balancé, mais ça n'a pas fait trop de bruit. Et puis, comme toute la journée en cellule, c'est long, je me suis inscrit aux ateliers Valeo pour travailler, passer les heures et ne pas trop penser à mes problèmes, à mon fils, même si, bien sûr, je n'arrivais pas à l'oublier. Au bout de quelques semaines, un surveillant qui s'appelait Stéphane et qui surveillait les détenus à l'atelier a tapé mon nom sur l'ordinateur et a vu que j'étais dans l'affaire d'Outreau, mais les accusations n'étaient pas écrites. Il s'est mis dans le box et il m'a pointé du doigt : « Vous voyez, celui-là, avec la casquette grise, il a pointé » - c'est comme ça qu'on dit en prison - dix-sept enfants plus son fils. À partir de là, ça a été la catastrophe, les insultes à la fenêtre : « sale bâtard, si tu sors en promenade, on va te faire la peau », on m'a traité de fils de pute, on m'a dit que mon père, mort depuis quatorze ans, se faisait bouffer par les vers et qu'il avait dû me « pointer » quand j'étais jeune. Il y avait même un type, un « auxi », qui crachait dans ma nourriture. Pendant un moment, je n'ai pas mangé, mais comme je ne recevais pas trop de mandats, j'étais bien obligé de retirer la bave et de manger le reste. On me criait des insultes derrière la porte, on tambourinait et on me disait : « Quand tu ressortiras dans vingt ou trente ans, tu vas pouvoir l'enculer à nouveau. » C'est des mots qui restent dans la tête, qui blessent, ça a été une misère totale.

Je ne peux pas dire que j'oublie, on ne peut pas l'oublier, mais j'ai récupéré mon passé de moi-même, ce n'est pas la justice qui me l'a rendu. Mon fils est rentré le 6 décembre 2004, il vit avec moi 24 heures sur 24, je dois bientôt avoir sa garde officielle. Si j'arrive à sourire, c'est grâce à ça et parce que j'ai récupéré la petite amie que j'avais avant la prison, je vis, mais je me couche avec l'affaire dans la tête et je me relève avec l'affaire dans la tête. J'évite d'en parler trop avec ma petite amie et avec mon fils. S'il a des questions à me poser, il me les posera plus tard. Je vis très mal, je vis quotidiennement le stress, l'angoisse, la peur, heureusement qu'il y a ma petite amie là pour me donner beaucoup de courage et de force, me faire rire de temps en temps, mais j'ai beaucoup de haine.

M. le Président : Merci de votre témoignage. Qui souhaite s'exprimer maintenant ? Monsieur Godard ?

M. Christian GODARD : Bonjour mesdames et messieurs.

Le 14 avril, quand ma femme a été arrêtée, on m'a convoqué au commissariat de Boulogne pour m'entendre sur ce que ma femme faisait, sur son travail. J'ai été entendu par trois inspecteurs, dont le capitaine Wallet, qui m'a dit : « On vous entend, mais avec ce qu'on a dans le dossier, on a assez de preuves pour envoyer votre femme en prison. » Le soir même, je suis rentré chez moi, et là, j'ai découvert l'état de la maison. Je ne sais pas comment ils ont fouillé, mais comme pour quelqu'un qui cache de la drogue ou qui fait partie d'un réseau de prostitution, de trafic de cassettes, ils avaient retourné toute la maison, il a fallu ranger.

Ma femme a été incarcérée à Amiens, je suis allée la voir tous les mercredis. On m'a arrêté le 19 février 2002, presque un an après. Trois inspecteurs, dont un qui était de Coquelle. Tout s'est bien passé, rien à dire, un des inspecteurs, qui est même venu témoigner à Saint-Omer, m'a tout de suite dit : « Je pense que vous serez mis sous contrôle judiciaire quand vous serez présenté au juge, je ne pense pas qu'il va vous incarcérer, et je ne crois plus à cette histoire de grosse affaire d'Outreau. » Ils m'ont fait signer le procès-verbal, ça s'est très bien passé, et j'ai été amené le 20 février au juge d'instruction. Je vous dis tout de suite une chose : ça ne sert à rien de dépenser de l'argent pour prendre un avocat. Le juge d'instruction pose ses questions, et il attend que vous répondiez dans son sens. Chaque fois que l'avocat voulait parler, il lui disait : « Maître, vous n'avez pas la parole, vous l'aurez quand je vous la donnerai. » On donne trop de pouvoirs au juge d'instruction. Si on prend un avocat, c'est pour pouvoir se défendre, pour qu'il dise au juge, quand il pose une question : « Non, ça ne s'est pas passé comme ça. » Ce jour-là, par exemple, j'ai dit que j'avais amené trois ou quatre fois du pain à Outreau pour approvisionner le camion de ma femme qui était commerçante ambulante. Il a écrit que je venais régulièrement à Outreau, l'avocat a dû se battre pour faire rectifier le PV.

Je suis passé devant le juge des libertés, celui qui m'a incarcéré. Pas besoin de dire que Burgaud était déjà venu le voir pour lui dire de me mettre en détention provisoire... Il m'a dit : « On se revoit dans cinq mois. » J'ai été incarcéré à Loos, la prison la plus pourrie et la plus vieille de France. Au premier étage, il y a tous les violeurs, les « pointeurs ». J'ai été d'abord à la prison des arrivants, et le lendemain j'ai été transféré dans une cellule, avec un gars qui attendait son jugement. Le chef du premier étage m'avait dit : « Ne dis rien de l'affaire dans laquelle tu es, ne dis même pas ton nom. » Je ne connaissais rien à la prison, quand on arrive on ne connaît rien, mais il y a une hiérarchie en prison. Le gars m'a dit : « Comment tu t'appelles ? » Je lui ai répondu : « Ça ne te regarde pas, tu peux m'appeler Christian. » Il a regardé derrière la porte, il a vu mon nom, Godard Christian, et comme il avait lu dans la Voix du Nord qu'on avait arrêté le mari de la boulangère... Ça va très vite, en prison, on a vite fait de connaître les combines, les magouilles. Celui qui entre en prison, il peut en ressortir blanchi, acquitté, mais il ne peut pas en ressortir vierge. C'est quelque chose qu'on vit, mais on ne peut pas en parler. J'ai fait 83 jours seulement, mais d'autres ont vécu ça beaucoup plus longtemps.

Je vais parler du juge d'instruction. J'ai été confronté le 14 mars 2002 avec Mme Badaoui, Aurélie Grenon, David Delplanque et le fils Daniel Legrand. Le juge d'instruction a commencé à poser ses questions, Mme Badaoui disait : « oui, oui, » et Mlle Grenon pareil. Mais David Delplanque est revenu sur ses accusations, il a dit qu'il ne me connaissait pas, qu'il ne m'avait jamais vu, que ce n'était pas moi le mari de la boulangère. Le juge d'instruction s'est mis en colère, il lui a dit qu'il ne savait plus ce qu'il disait, mais l'autre a maintenu qu'il ne me connaissait pas. Daniel Legrand aussi est revenu sur ses accusations. Et mon avocat n'a pas une seule fois eu le droit d'interrompre le juge d'instruction. Quand le juge d'instruction a parlé du tatouage, parce que j'avais un tatouage, et aussi un kyste graisseux, il a demandé à Mme Badaoui si j'avais un signe distinctif sur l'avant-bras gauche, alors qu'il n'aurait pas dû préciser où. Mme Badaoui a répondu qu'elle n'avait pas bien vu, Aurélie Grenon non plus, ils n'ont pas pu dire ce que j'avais. Mais il a fallu que l'avocat se batte pour faire rectifier certaines phrases où ils avaient mal noté les choses. Pour moi, le juge a trop de pouvoir.

Je ne veux pas revenir sur les 83 jours à Loos. C'est quelque chose qu'on vit, mais dont on ne parle pas. Les combines, je pourrais vous en raconter, Je pourrais vous montrer comment on peut se défendre avec une brochette à viande, une lame de rasoir, une fourchette...

Je vais aussi vous parler de ma fille. Le juge a mis beaucoup de monde en prison, il a placé les enfants, mais il ne s'est pas occupé de ma fille de dix-sept ans et demi, qui était à l'école à Saint-Omer. Elle a appris du jour au lendemain par la radio que son père était incarcéré et qu'il n'y aurait personne à la maison le week-end. Le juge n'a même pas prévenu une assistante sociale. On est allé interroger ma fille à son école, à Notre-Dame-de-Sion. Alors qu'il y a beaucoup de Godard dans toute la France et que là-bas on ne savait pas que c'étaient ses parents qui étaient incarcérés, le juge a envoyé trois inspecteurs pour l'interroger, pendant le cours de mathématiques !

Le juge des libertés, c'est le seul à qui je n'en veux pas, parce qu'il a tenu sa promesse. Il m'avait dit : « On se revoit dans cinq mois », et il m'a fait sortir au bout de 83 jours, presque trois mois, le 13 mai 2002. Le procureur de la République, Gérald Lesigne, a fait appel pour me renvoyer en prison, et il a fallu repartir une journée à Douai avec mon avocat. Vous savez combien ça coûte, une journée d'avocat, pour un ouvrier ? 9 500 francs. Le juge a demandé : « Qu'est-ce que vous faites ? Vous restez pour attendre la décision ? » L'avocat a dit : « Non, je rentre pour travailler, et mon client aussi, il reprend son travail. » Et à la fin du dossier, le procureur Lesigne a demandé un non-lieu pour moi. Vous trouvez ça normal, six mois après avoir demandé ma réincarcération ? Des demandes de mise en liberté, quand j'étais à Loos, j'en faisais une tous les jours. Ce n'était pas pour sortir, c'était pour les emmerder, pour qu'ils regardent mon dossier. À Douai, ça ne durait pas longtemps : deux heures en geôle, ensuite le président vous reçoit, mais vous avez beau amener des photos et des témoignages, il ne s'occupe pas trop de vous, il vous dit : « Vous allez recevoir la décision ». Mais aucune décision de sortie n'a été prise par la chambre de Douai.

Je vais aussi vous parler de mes parents. Ils avaient un voisin avec qui ils ne s'entendaient pas. Après mon arrestation, ça a été l'enfer pour eux, ils ne pouvaient plus sortir. À mon acquittement, à Saint-Omer, j'ai pu faire intervenir l'avocat, il en a même parlé à la Chancellerie. Du jour au lendemain, mes parents n'ont plus entendu les voisins. Les voisins ont été convoqués au commissariat de Bergues, et mes parents n'ont plus été harcelés. Je ne parle pas des amis qui vous laissent tomber parce qu'ils se disent que si on vous a mis en prison, c'est que vous avez fait quelque chose.

Le 13 mai 2002, le parquet de Douai a confirmé ma remise en liberté, avec contrôle judiciaire. Le contrôle judiciaire, c'est bien, parce que j'étais libre, mais tant que je n'ai pas été acquitté à Saint-Omer, je n'ai jamais défait mes sacs une seule fois. C'est très bien, le contrôle judiciaire, impeccable, j'y allais le plus tôt possible, j'y allais à six heures, parce que si vous y allez à huit heures moins le quart juste avant d'aller travailler, et qu'on dit : « Laissez passer M. Godard, il vient signer pour l'affaire d'Outreau », essayez donc de ressortir après ! C'est pire que si on disait : « C'est un pédophile. » On est déjà coupable avant d'être jugé. J'en veux aux juges, j'en veux aussi au chef de poste du commissariat de Boulogne-sur-Mer, j'en veux au capitaine Wallet.

Je ne vais pas revenir sur les deux non-lieux, le deuxième prononcé par le juge d'instruction Cyril Lacombe. Je suis le seul de l'affaire à en avoir eu deux, avec Mme Marécaux qui en a eu un du procureur. Quand vous passez devant le procureur en deux minutes trente pour être renvoyé aux assises, c'est bien, pour la Justice !

Je vais vous parler du procès de Saint-Omer, où j'étais, sans me vanter, l'une des personnes les plus transparentes. Quand je suis arrivé, personne ne me connaissait, on m'a demandé si je venais pour assister à l'audience, on ne savait pas que j'étais le mari de la boulangère ni comment je m'appelais. Le président Monier, un homme très charmant, un bon président, m'a dit que j'étais transparent, que tout était clair, et la première fois qu'il m'a entendu, il m'a posé plus de questions sur ma femme que sur moi. La deuxième fois, il m'a demandé : « Qu'est-ce que vous faites là, monsieur Godard ? » J'ai répondu : « Ce n'est pas à moi de le dire, c'est à vous de me le dire. » Je n'en veux pas au président Monier.

C'est bien que le président de la République nous ait écrit. Je lui avais écrit après mon acquittement, j'étais l'un des seuls à avoir reçu un courrier d'un attaché. Le ministre aussi, je suis content qu'il nous ait reçus, que le président se soit excusé, que le ministre nous ait compris, qu'il nous ait laissés parler. Mais les excuses du juge Burgaud, je n'en veux pas, car moi, je n'ai pas de mort sur ma conscience. Le quatorzième, ce n'est pas moi qui l'ai fait mourir, c'est lui. Je ne vais pas rabâcher, mais moi, quand je me lève, je peux me regarder dans la glace. Quand je suis arrivé à Saint-Omer, je suis arrivé la tête haute, et quand je suis sorti, je suis sorti la tête haute. Et quand le juge dit qu'il a bien fait son travail, qu'il n'a rien à se reprocher, je ne suis pas d'accord. Moi, je suis venu ici sans avocat, et lui, il est obligé de venir avec un avocat. Je vous remercie de m'avoir écouté.

M. le Président : Merci de votre témoignage. Je donne maintenant la parole à Mme Cazin-Mourmand, dont le frère, François Mourmand, est décédé en prison, comme vient d'y faire allusion M. Christian Godard.

Mme Lydia CAZIN-MOURMAND : C'est lui qui devrait être là à ma place s'il n'y avait pas eu des fautes commises.  En avril, on est venu chercher mon frère à 6 heures du matin. On m'a téléphoné, on m'a dit qu'il était parti au commissariat. Quand je suis descendue au commissariat, j'ai été bien reçue par les gendarmes, qui nous connaissaient, parce qu'avant, on vivait en caravane, d'ailleurs M. Lengagne connaît bien notre famille. Nous, les Gitans, on protège les enfants. On est peut-être des voleurs de poules, mais on ne touche jamais aux enfants. Quand les policiers sont venus, ils ont fait asseoir mon frère sur son lit, ils ont visionné toutes les cassettes vidéo, ils n'ont rien trouvé. Il leur a demandé : « Pourquoi vous faites ça ? » Ils ont répondu : « On te le dira quand tu seras en bas. » Je leur ai demandé : « Pourquoi on a emmené mon frère ? » On m'a répondu : « Il y a eu de graves accusations, de viols sur enfants ». « Et vous le croyez ? » L'inspecteur, je me souviens plus de son nom, m'a dit : « Non. » Mon frère était connu par la justice, il volait des voitures pour s'amuser, comme tous les jeunes, mais ils ne le croyaient pas capable de ça.

Ils l'ont emmené à Douai, à la maison d'arrêt. Au début, ça allait, mais quand la télé a montré sa photo, j'ai téléphoné moi-même aux journalistes pour leur dire d'arrêter, mais ils n'ont pas arrêté. Après, ils ont fait un boulot bien, mais ce que je leur reproche, c'est de toujours parler des treize acquittés, sans dire où est le quatorzième. Et au début, vis-à-vis du regard des gens, c'était dur à encaisser quand on disait : « la sœur du pédophile ». Quand on a arrêté mon frère, mon père a fait un infarctus, il a été hospitalisé trois fois. Après, j'allais voir mon frère en détention, parce que j'adorais mon frère. Quand j'arrivais au parloir, ça se passait très bien, mais de jour en jour il changeait, il prenait du poids. J'ai écrit au juge Burgaud, au médecin de la prison, j'ai écrit énormément partout. Je ne sais pas très bien lire et écrire, je n'ai pas été à l'école régulièrement, mais je me suis débrouillée toute seule. Je n'ai pas eu de réponse. Pendant dix-sept mois, je l'ai vu une fois par semaine au parloir. Je ne pleurais pas devant lui, je faisais ma fière. Il m'a dit qu'on l'accusait de viols, mais j'ai vu les rapports des experts, et si vous les lisez, vous verrez bien qu'aucun des enfants ne parle de mon frère. Sauf un seul, pour dire : « C'est malheureux que François se soit suicidé en prison, car lui ne nous a rien fait, il était gentil. »

Il n'a jamais vu de psychiatre, et on lui a donné neuf fois la dose maximum, parce qu'il se battait en prison pour prouver son innocence. Le juge n'a jamais voulu l'entendre. Après le jour où il y a eu la confrontation, il m'a raconté qu'il avait dit au juge Burgaud : « Je peux vous prouver mon innocence. » « Comment ? » « J'ai un tatouage sur le sexe. » Mon frère est plein de tatouages, tout le monde en a, mais la Badaoui - je ne l'appelle pas madame, après tout le mal qu'elle nous a fait -, quand le juge lui a demandé si elle était au courant, elle a dit : « Oui, c'est un papillon. » Mais ce n'était pas un papillon, c'était le nom de sa femme. C'est mon frère lui-même qui a fait faire les tests ADN, qui a demandé à faire faire des mensurations de son sexe. Il a souffert en prison, vous ne pouvez pas savoir, et ce qu'il a vécu pendant 17 mois, je l'ai vécu avec lui.

Le juge Burgaud, je ne veux pas de ses excuses, il a la mort de mon frère sur la conscience, et il n'est pas le seul. Mon frère a écrit au juge, au procureur pour demander des confrontations, il les a toujours refusées. On m'a fait faire quatre fois des demandes de permis de visite pour les enfants, je n'ai jamais reçu les papiers. Mes enfants ont vu leur oncle, qu'ils adoraient pour la dernière fois en avril. Mais le plus dur pour nous, c'est quand il est décédé le dimanche 9 juin, à 7 heures du matin. Le directeur de la prison a téléphoné à mon père à 8 heures et demie : « Ici la maison d'arrêt de Douai, votre fils est mort ». Vous imaginez la réaction qu'on a quand on vous appelle pour vous dire que votre fils est mort. Quand mon père m'a téléphoné pour me le dire, je n'y ai pas cru, j'ai téléphoné moi-même au directeur de la prison, je lui ai demandé si c'était vrai et il m'a dit : « Oui, madame, votre frère est mort. » Normalement, on ne fait pas ça par téléphone, on doit vous envoyer deux gendarmes.

Le dimanche, j'ai voulu aller voir mon frère à la morgue. On me l'a refusé. Le lundi, on avait rendez-vous à deux heures avec le directeur de la prison, je suis partie le matin à l'hôpital Dechy où mon frère est décédé. On nous a jetés de la morgue comme des chiens, pas le droit d'entrer, ordre du procureur, il faut une autorisation. J'ai attendu l'autorisation. Pour ça, le directeur de la prison a été sympa, il a téléphoné au juge pour avoir l'autorisation. Je n'avais pas le droit de toucher mon frère, je l'ai fait quand même pour voir si on ne l'avait pas tué. Car ce n'était pas une mort naturelle, ce n'était pas un suicide, il faut que les journalistes arrêtent de dire que c'était un suicide : on lui a donné neuf fois la dose sans qu'il ait jamais été vu par un psychiatre. Si la France n'est pas capable, quatre ans après, de faire la lumière sur les causes de la mort de mon frère, je ne suis pas d'accord. Mon frère est mort le 9 juin 2002. Le dimanche, ma mère ne le savait pas. Le lundi, je n'ai pas pu le lui cacher. Elle venait d'apprendre qu'elle avait un cancer à la gorge. Je ne savais pas comment le lui dire, parce que je me disais qu'elle allait se laisser mourir. J'étais à table avec elle, je lui ai demandé si elle avait des nouvelles de François. Elle m'a répondu : « Oui, il m'a écrit. » Je pleurais, elle m'a dit : « Qu'est-ce qu'il y a ? » Je lui ai répondu : « Il est mort. » Elle s'est laissée mourir, elle est morte le 23 juin 2003, avec la photo de mon frère.

J'ai ici un texte que j'ai rédigé, que je vais essayer de vous lire :

« Nous tenons à souligner que nous avons ressenti comme une insulte supplémentaire faite à mon frère François Mourmand que, malgré notre demande en ce sens, notre audition n'ait pas été publique » - le texte a été écrit avant que vous décidiez qu'elle le serait. « Il nous paraissait important que l'enfer qu'on lui a fait vivre et qui lui a coûté la vie soit publiquement exposé, c'était la moindre des choses qu'on lui devait.

« François a été injustement incarcéré, dans le plus total mépris puisqu'on n'a jamais fait droit à aucune de ses demandes tendant à prouver son innocence, mais en plus, dans un but de tranquillité, sans qu'il y ait aucune raison médicale à cela, on lui a fait ingérer de fortes doses de tranquillisants, antidépresseurs, sans même prendre l'avis d'un médecin spécialiste psychiatre, et cela malgré les nombreux SOS que nous avons lancés, voyant que François prenait du poids dans des proportions incroyables et que son état général déclinait.

« Comme François, nous avons été traités comme quantité négligeable tant par l'administration pénitentiaire que judiciaire, avec la condescendance, la suffisance des gens qui se considèrent au-dessus des lois tout simplement parce que leur fonction les met à l'abri de toute sanction, oubliant qu'ils sont rémunérés par ceux-là mêmes qu'ils méprisent, et qu'ils leur doivent un service en contrepartie de leur salaire. La conception que ces personnes ont du service public est des plus limitées, le citoyen n'est à leurs yeux qu'un intrus illettré qui n'a ni leur compétence ni leur expérience, et qui n'a pas à intervenir dans leurs affaires. Ils sont tellement supérieurs que l'on voit aujourd'hui le résultat.

« Le juge Burgaud qui voulait faire carrière aurait dû penser qu'à cet effet il vaudrait mieux que les individus qui étaient sous sa responsabilité restent en vie, mais la haute opinion que ces gens ont d'eux-mêmes les conduit à une totale surdité, ils ont la science infuse et n'ont donc pas à prendre en considération ce qui leur est signalé. Aujourd'hui encore, il semble n'avoir pas pris conscience de sa responsabilité, qu'il nous dise alors qui, à son avis, est responsable, car il y a forcément des responsables, puisque mon frère n'est plus là. Pour nous il l'est, ainsi que tous les magistrats qui ont eu à connaître ce dossier, et concernant mon frère il faut y ajouter le personnel et le directeur de la prison ainsi que les médecins.

« Lorsqu'on s'attribue un pouvoir de décision qui ne saurait souffrir aucune contradiction, on assume en contrepartie les responsabilités qui y sont liées. François était vraisemblablement aux yeux de ces gens une quantité négligeable, mais lui, en tout cas, il a toujours assumé ses actes. C'est vrai qu'il avait fait de la prison, mais pour des broutilles. Il était incapable de toucher un enfant.

« Ce qu'on lui a fait vivre de son vivant n'était sans doute pas encore suffisant : lors de son décès, on n'a pas craint de tenter de faire croire qu'il s'agissait d'un suicide, évoquant que des cicatrices anciennes laissaient à penser qu'il avait déjà tenté de se suicider - ce qui est inexact, ses cicatrices relèvent des suites d'un accident, de plus les expertises médicales sont claires. La dose de médicaments retrouvée dans le corps par l'institut médico-légal sont des doses normales : l'absorption de la veille n'est pas la cause du décès. La mort semble due à un surdosage par accumulation dans le temps, à une incompatibilité entre les différents médicaments, à l'addition de leurs effets secondaires. Nous souhaitons que cela soit clairement établi. La posture dans laquelle il a été retrouvé, assis la tête entre les mains, soulève encore bien des questions, auxquelles, quatre ans après, on n'a pas encore daigné nous répondre. En effet, là encore, l'indélicatesse, le mépris ont été de rigueur, en quatre ans, à aucun moment on n'a considéré nous devoir des explications sur la mort de François, espérant sans doute qu'on renoncerait. Il a fallu que, grâce à l'aide d'associations, je relance les choses à l'occasion de l'appel d'Outreau pour qu'on consente à se souvenir que nous existions.

« Mais l'innommable a été commis lorsqu'ont été laissés à notre charge les frais d'enterrement, que l'on ne s'empresse d'ailleurs pas de nous rembourser aujourd'hui, pas plus que l'on ne s'empresse, malgré l'engagement du président de la République, de nous octroyer une indemnisation qui nous permettrait de penser qu'on reconnaît l'innocence de François et son statut de victime. Ce n'est pas l'argent que représente une indemnisation qui nous importe le plus, mais ce qu'elle représente aux yeux de la société. Une réparation financière établira que mon frère a été injustement accusé et que la vie lui a été injustement retirée.

« On entend sans cesse parler de l'indemnisation des treize acquittés d'Outreau, certains l'ont déjà été, et c'est un nouvel affront tant pour François que pour nous, car cela laisse à penser aux gens que son innocence à lui n'est toujours pas reconnue puisque nous ne sommes pas indemnisés, d'autant qu'on nous a refusé un non-lieu sous prétexte que l'action publique était éteinte de par sa mort. Ce qui, là encore, est impensable, car si la loi ne permet pas de reconnaître l'innocence de quelqu'un à cause de l'extinction de l'action publique, cette même loi n'autorise pas non plus autrui à priver quelqu'un du droit de vivre. Or, mon frère est bien mort !

« La loi n'a pas à être appliquée à sens unique. Elle a été transgressée de par la mort de François, aucune raison qu'on ne l'applique pas pour reconnaître son innocence, d'autant que celle-ci a été clairement établie par M. Delay, époux de Mme Badaoui, à plusieurs reprises. »

« Une instruction a été ouverte, elle doit être close.

« Il est à savoir que François laisse des orphelins, que ceux qui portent son nom doivent le voir lavé de tout soupçon, et que par ailleurs, leur père n'étant plus là pour les assumer, ils doivent obtenir une indemnisation pour avoir accès à l'éducation qui leur revient.

« François avait déposé une plainte pour dénonciation calomnieuse. Il serait souhaitable qu'elle soit instruite, car nous entendons prendre le relais. Il ne peut que sembler inconcevable que quelqu'un qui est décédé dans des circonstances mystérieuses alors qu'il était sous la responsabilité pleine et entière de l'État ne se voie pas reconnaître spontanément ses droits, que l'on tente même de s'en dédouaner. Quatre ans sont passés sans que rien ne soit entrepris !

« Propositions pour éviter dans l'avenir tout renouvellement des dysfonctionnements de l'affaire d'Outreau :

« Nous avons été sollicités dans le sens d'informer la commission afin que ce fiasco judiciaire ne se reproduise pas, nous ne sommes donc pas là pour pratiquer la langue de bois, car ce que nous n'avons pas réussi à faire pour François, nous espérons réussir à le faire pour d'autres. Nous sommes très sceptiques sur ce qui ressortira de cette commission, car s'il y avait une réelle volonté d'éviter de nouveaux drames, on commencerait par se pencher sur les dysfonctionnements qui existent actuellement.

« À l'occasion de l'appel d'Outreau, nous avons, au sein de l'association qui nous a soutenus, rencontré bon nombre de cas semblables à celui de mon frère. Il n'y a aucune preuve, mais ils rencontrent le même mépris, la même suffisance. Ce qui nous attriste au plus haut point, car cela prouve qu'il n'a été tiré aucune leçon de la mort de François. Certains en sont à six ans d'instruction, des non-lieux ont été rendus, mais on persiste, on se demande comment cela est possible, à les poursuivre. Que l'on ne nous dise surtout pas que nous ne sommes pas en position d'en juger, que nous n'avons pas les connaissances pour cela, je vous rappelle que l'on a déjà donné dans ce registre !

« La première urgence est donc d'assainir le terrain en réglant ces cas, parce que cela nous tient à cœur car, nous nous sommes renseignés, il semblerait que cela relève du garde des Sceaux de par l'article 620 du code de procédure pénale. Malheureusement, bien que des demandes aient été effectuées, aucune réponse n'a été apportée. La commission peut sans doute alerter le ministre sur la non-application de cet article par ses services.

« Il y a nécessité de réformer les professions parajudiciaires. Concernant les experts, M. Viaux nous a donné une idée de cette nécessité.

« Concernant les avocats, celle de François nous a démontré qu'il était urgent de faire quelque chose. Notre famille a de la chance dans son malheur, car maître Dupont-Moretti est une exception. Mais nous en avons parlé avec d'autres victimes du système judiciaire, l'accent est constamment mis sur les problèmes rencontrés avec les avocats qui ont trop de liberté d'action sans contrôle véritable, sans que le client ait son mot à dire, et des honoraires exorbitants sans avoir à s'en expliquer.

« Il y a urgence aussi à enseigner l'humilité dans les facs de droit, à l'école de la magistrature et à l'école pénitentiaire, sans omettre de rappeler que le justiciable finance l'institution judiciaire et doit, à ce titre, être traité avec quelques égards. Que par ailleurs personne n'ayant la science infuse, tout signalement de dysfonctionnement doit être pris au sérieux et examiné. »

M. le Président : Je rappelle que l'article 620 du code de procédure pénale s'énonce ainsi : « Lorsque, sur l'ordre formel à lui donné par le ministre de la justice, le procureur général près la Cour de cassation dénonce à la chambre criminelle des actes judiciaires, arrêts ou jugements contraires à la loi, ces actes, arrêts ou jugements peuvent être annulés. »

M. Daniel LEGRAND (père) : Le 14 novembre 2001, j'ai été arrêté brutalement à mon travail, devant tous mes collègues. J'ai cru qu'on m'accusait de vol, mais on m'a répondu : « Non, de pire. ». Après, on m'a conduit à mon fils, menotté. On nous a amenés à Calais et j'ai été séparé de mon fils. Nous avons tous les deux été placés en garde à vue. Trois fois, on m'a dit : «  Dites-le qu'on vous appelle Dany ». Et trois fois, j'ai dit que ce n'était pas vrai. Après, on m'a dit qu'on m'accusait de viol, et aussi d'avoir des maisons en Belgique. Je n'y comprenais rien, je planais complètement.

On m'a dit que la garde à vue pouvait durer quarante-huit heures ou soixante-seize heures. Mais je n'avais rien à dire ! Pourtant, on m'a dit : « Si vous avez quelque chose à dire, dites-le, le juge en tiendra compte, ou inventez ». On a cité des noms ; je n'en connaissais aucun.

Même devant le juge, j'ai tout nié, mais il n'en a pas tenu compte. Et quand le juge des libertés m'a dit qu'il allait m'incarcérer, je lui ai dit : « Vous incarcérez un innocent ». Il m'a répondu : « L'innocent, il n'est pas prêt de sortir. » Je suis resté incarcéré deux mois à Amiens, puis j'ai été transféré à Fresnes, ce qui m'a fait souffrir encore plus car ma femme, sans assez de ressources, ne pouvait pas venir. J'ai demandé au juge de pouvoir travailler mais je n'ai pas eu de réponse. Ma femme n'a plus eu que le RMI ; elle a bien connu les Restos du cœur ! Moi, en prison, j'ai été tabassé, insulté et même brûlé à l'eau de Javel dans les douches. Alors j'ai demandé mon transfert et après, pendant vingt-quatre mois, je ne suis pas sorti de ma cellule sauf pour aller à la douche, ou chez le dentiste s'il le fallait.

Le juge ne voulait rien comprendre. Il y a eu une seule confrontation entre moi et les trois personnes qui m'accusaient mais pendant les auditions ma parole ne comptait pas. J'ai montré que j'avais eu un doigt amputé en 1973 et que j'avais un énorme kyste à l'oreille. On en a donné des photos très agrandies au juge Burgaud, mais il s'en fichait totalement. Il avait la tête dans les mains et ne voulait rien savoir. Pour moi, le juge a mal fait son travail. Dès la garde à vue, on ne m'a pas écouté. On m'avait demandé mes fiches de paye, je les ai données sur quatre ans, elles auraient dû lui servir ! Si l'enquête avait été faite convenablement, il aurait dû voir que rien ne tenait. Le juge avait pourtant convoqué mon patron, qui lui a dit que je n'étais jamais absent, et il a aussi interrogé mes collègues de travail.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Vos horaires de travail ont été vérifiés ?

M. Daniel LEGRAND (père) : Je ne sais pas. Je pensais qu'il allait le faire. Je lui ai bien dit que tous les jours je mangeais à la gamelle, dans le camion, avec mes camarades, et qu'on ne se quittait pas.

M. le Rapporteur : A-t-on recherché des titres de propriété de maisons qui vous auraient appartenu en Belgique ?

M. Daniel LEGRAND (père) : Je ne sais pas. Je croyais qu'il allait vérifier que j'avais ni sex-shop, ni maison en Belgique. Il notait, il notait, il n'était bon qu'à noter.

M. le Président : Avez-vous fait des demandes de remise en liberté ?

M. Daniel LEGRAND (père) : Oui, mais sans espoir. À Douai, je criais avec acharnement mon innocence, mais on refusait de m'entendre. J'ai dit : « Vous vous rendez compte que je vais me retrouver aux assises avec des gens que je ne connais pas ? » Une femme m'a répondu : « Vous ferez connaissance là-bas ».

M. le Rapporteur : C'était un magistrat ?

M. Daniel LEGRAND (père) : Oui, c'était la magistrate qui posait les questions.

M. le Président : Je vous remercie.

M. Daniel LEGRAND (fils) : Le cauchemar a commencé le 14 novembre 2001. On est venu me réveiller à 8 heures 5. Des policiers sont entrés, sans gêne, sans frapper à la porte, et ils m'ont passé les menottes. J'ai demandé à mon père : « Qu'est-ce qui se passe ? ». Il m'a répondu : « Je ne sais pas ». Après, les enquêteurs nous ont interdit de nous parler. Ils nous ont emmenés en garde à vue. J'avais cru entendre que c'était pour vol, mais ils m'ont dit que ce n'était pas ça, mais pour viol, et viol sur mineurs de quinze ans. Je suis tombé de haut.

Quand j'étais en garde à vue, un policier du commissariat est venu vers moi et m'a mis une grande gifle. Pendant la garde à vue, j'ai vu une avocate, je lui ai dit que j'étais innocent, mais elle ne me croyait pas, et quand je lui ai dit que j'avais été giflé, ça a été terminé ! J'ai été interrogé longuement. C'était un peu tendu, mais c'était beaucoup plus tendu pour mon père parce qu'on le considérait comme le chef du réseau. Pour moi, ça c'est plutôt bien passé, mais ils voulaient me faire avouer ce que je n'avais pas commis. Seul un policier avait plus de recul. Mais ils se sont acharnés sur mon père, en répétant : « Mais dis-le que tu t'appelles Dany ! ». En fait, ils sont arrivés à nous par une affaire de chèques en bois que j'avais faits en Belgique. Ça les a mis sur ma piste, mais ils nous ont confondus avec un nommé Dany et parce qu'un des enfants avait parlé de quelqu'un en l'appelant : « Daniel, le grand ». Ils ont confondu « Daniel, le grand » et nous, les deux Daniel Legrand. Les enquêteurs ont commis une grosse faute, parce qu'ils auraient dû se concentrer sur quelqu'un appelé « Dany ». C'est comme ça qu'on a brisé deux vies. Les enquêteurs mettaient la pression sur mon père. À moi, ils disaient : « Avoue, ça fera plaisir au juge ». Mais j'ai continué à nier.

Quand j'ai vu le juge pour la première fois, il m'a fait voir la photo d'une ferme et il m'a demandé si je confirmais que je niais ce dont on m'accusait. Je trouve que dix minutes, c'est rapide pour envoyer les gens en prison. Comme je niais toujours, on m'a dit : « On va vers quatre ans d'enquête et vingt ans de prison ». Puis la porte s'est ouverte derrière moi et Burgaud m'a dit : « Réfléchissez bien ; la chambre de l'instruction a libéré une jeune fille parce qu'elle a parlé ». En fait, il me proposait une sorte de deal.

M. le Rapporteur : Y avait-il un avocat ?

M. Daniel LEGRAND (fils) : Non, mais il y avait un policier du SRPJ à côté de moi. À ce moment-là, j'ai vu mon père sortir tout blanc et décomposé du bureau du juge d'instruction. Il est passé devant moi et il m'a serré la main, lourdement, d'une manière que je n'oublierai jamais. Quand le juge des libertés m'a parlé de mise en détention, le procureur m'a dit : « Cachez votre mandat de dépôt ». Sur le moment, je n'ai pas compris pourquoi. Le juge des libertés m'a redemandé si j'avais quelque chose à dire, et j'ai répondu que j'étais innocent. Alors, il s'est tourné vers la greffière et lui a dit : « À Loos ».

M. le Rapporteur : Combien de temps cela a-t-il duré ?

M. Daniel LEGRAND (fils) : Cinq minutes.

M. le Rapporteur : Il n'y avait pas d'avocat ?

M. Daniel LEGRAND (fils) : Si, il y avait une avocate, mais sa parole comptait pour du beurre. J'en ai changé ensuite.

Après, mon incarcération a commencé. Dès les premières semaines à Loos, il y a eu la rumeur et au bout d'un mois et demi, j'entendais des insultes en rafale au travers de ma porte, tellement d'insultes que ça me faisait reculer jusqu'au fond de ma cellule, jusqu'à ce que le mur m'arrête. Il y avait des crachats aussi et des humiliations sans arrêt, à longueur de journée. Il fallait supporter tout ça. C'était la déprime. Et puis, au début, la presse était contre nous, elle nous salissait, elle suivait la justice.

Après un mois, le juge m'a convoqué pour une confrontation avec mes accusateurs, Badaoui, Grenon et Delplanque. À ce moment-là j'ai pensé : « Bon, à Noël je serai à la maison ». Mais, arrivé dans le bureau du juge, il dit à mes accusateurs de s'asseoir devant lui et à moi de m'asseoir dans un coin. Je me sentais inférieur, et eux faisaient bloc, à trois. Il leur a demandé s'ils confirmaient leurs accusations. Ils l'ont fait. Je n'ai rien compris,  et je ne comprends toujours pas aujourd'hui. Le juge m'a demandé ce que j'avais à dire. J'ai dit que je ne les connaissais pas, que c'étaient des menteurs et des mythomanes. Mais j'avais trois personnes contre moi, je ne faisais pas le poids. Le juge avait un sourire que je ne sais pas décrire, et il n'arrêtait pas de leur demander : « Qu'est-ce qu'il a fait ? Qu'est-ce qu'il a fait ? ». Et puis, dans la salle d'attente, je vois Grenon qui s'est accusée elle-même et qui m'a accusé de choses que, moi, je n'ai pas faites, et je vois qu'elle est libre. C'est le monde à l'envers.

Rentré à la prison, j'ai commencé à cogiter sur tout ça et, le lendemain, j'ai décidé de mentir en me disant que peut-être, en allant dans le sens du juge, qui était celui de ces accusateurs effroyablement déterminés, je pourrais sortir de prison et ne plus subir ces insultes insupportables. Ça m'a beaucoup travaillé et j'ai décidé de passer aux aveux en accusant des gens et en m'accusant moi-même de choses terribles que j'ai inventées ou que j'avais lues dans les journaux. Et, là, quand j'allais dans le sens du juge, il me chouchoutait, me demandait : « Monsieur Legrand, vous avez mangé ? Monsieur Legrand, ça va bien en prison ? » Tout ça, parce que j'allais dans son sens.

Le lendemain, j'ai fait une demande de mise en liberté, pensant être relâché comme la demoiselle. Mais, dix à quinze jours après, j'ai eu un refus. Je me suis remis à cogiter, en pensant à mon père en prison, à ma mère dans la détresse et à moi, accusé de choses que je n'avais pas faites. Et alors j'ai inventé quelque chose de pire : un meurtre. Je l'ai même écrit à la presse. J'ai pensé que je devais faire quelque chose pour faire craquer mon accusatrice principale, Mme Badaoui. Je pensais qu'elle allait s'effondrer mais elle a confirmé ses accusations.

M. le Rapporteur : Donc, vous avez inventé le meurtre d'un enfant ?

M. Daniel LEGRAND (fils) : Oui, parce que je n'en pouvais plus. Soit je réagissais, soit je mettais fin à mes jours.

M. le Rapporteur : Avez-vous imaginé ça tout seul ? Avez-vous averti votre avocat de vos intentions ?

M. Daniel LEGRAND (fils) : Non, je ne l'ai pas prévenu et il a été choqué quand il a appris mon délire. Mais après, Badaoui a accusé son propre mari pour confirmer mes fausses accusations ! Par ma faute, des jardins ont été retournés. Je voyais à la télévision toutes les fouilles que le juge autorisait et je pensais : « Vas-y, cherche ! Tu me fais galérer dans mon trou à rats, tu vas galérer aussi ! ».

Mon petit frère de quinze ans n'est plus allé à l'école jusqu'au moment où mon père et moi sommes sortis de prison, alors qu'il avait une bonne scolarité. Maintenant, il a repris une formation, mais ce n'est pas normal.

Après, j'ai déprimé, car la menace de la perpétuité planait au-dessus de ma tête. J'ai pensé que j'avais joué avec la justice, que j'avais perdu, que j'assumerais et que, s'il fallait attendre, j'attendrais. J'ai attendu trente mois et, au procès, j'ai dit que j'avais tout inventé, que rien n'était vrai. Malgré ça, à Saint-Omer, on a quand même voulu m'accuser d'agressions sexuelles que je n'ai pas commises, par rancœur peut-être. Mais si on ne m'avait pas arrêté, je n'aurais pas réagi comme ça, et si on m'avait écouté, non plus. Tout ce qu'on me disait, c'était : « Reste dans ton coin ».

J'ai fait plus de cent demandes de remise en liberté à la chambre de l'instruction. Mais, à chaque fois, c'était réglé en deux minutes. On me mettait des menottes, on me raccompagnait en cellule et on me parlait comme à une bête quand je criais mon innocence. Parfois, on me disait que j'aurais une réponse dans l'après-midi et elle n'arrivait que dix à quinze jours plus tard. C'était du baratin ; on se foutait de moi.

J'ai fait dix mois d'isolement, c'est-à-dire un tiers de mon temps en prison. L'isolement, c'est la prison dans la prison, avec seulement une télévision.

M. le Président : Pourquoi cet isolement ? Pour vous protéger ?

M. Daniel LEGRAND (fils) : Oui. Mais quand ma mère venait me voir au parloir, j'avais les nerfs à vif et une tête de fou. Quand j'étais à l'isolement, j'ai fait pas mal de demandes de remise en liberté, mais elles ont toutes été refusées. Je peux le comprendre, après que j'ai menti. Mais quand même, faire attendre deux heures dans une geôle devant la chambre de l'instruction pour être entendu deux minutes, ce n'est pas très correct.

M. le Président : Je vous remercie.

Mme Roselyne GODARD : Je vais lire, cela me sera plus facile. Tout d'abord, permettez-moi de vous avouer qu'aujourd'hui mes pensées vont vers ma fille. Elle se trouve loin d'ici, à quelque 8 000 km, là où elle est partie pour tenter de penser qu'il est encore permis de rêver. Son message d'hier était : « Maman, je crois que là où je suis, j'ai trouvé le paradis ». Croyez-le, je suis profondément touchée que mon unique enfant puisse enfin retrouver des moments de sérénité. Cela fait presque cinq années qu'elle vit un cauchemar, qu'elle ne croit plus que ce monde puisse à nouveau tourner rond.

J'avais pour ma part l'espoir de pouvoir lui dire un jour : « Tu vois, cela s'est passé ainsi. Chacun de ceux qui sont à l'origine de cette catastrophe qui a bouleversé toute notre vie a expliqué comment il a pu en arriver là ». J'ai perdu cet espoir. Vous avez décidé que cette commission siègerait toujours à huis clos, puis que le huis clos serait décidé au cas par cas. Je ne comprends pas votre décision. Je ne crois pas que les débats seront plus sereins parce qu'ils auront lieu à huis clos. J'ai assisté aux deux procès de cour d'assises. Toutes les audiences à huis clos ont généré des situations non admissibles. Après chaque audience, les différentes parties se précipitaient vers les médias et chacun s'exprimait, expliquait ce qu'il avait entendu. Malheureusement, les versions n'étaient pas les mêmes, et la vérité ne sortait pas de la bouche de ces rapporteurs. C'est pourquoi je ne crois pas qu'une commission qui se réunit à huis clos puisse livrer la vérité que nous, mis en cause à tort, nous attendons depuis trop longtemps, et que tout citoyen est en droit d'attendre.

C'est pourquoi je ne souhaitais pas me présenter devant vous. J'ai le sentiment de perdre mon temps et de vous faire perdre le vôtre. La convocation que j'ai reçue vendredi dernier sous pli recommandé, m'indiquant que j'étais passible de deux ans d'emprisonnement et de 7 500 € d'amende, fait que je me présente aujourd'hui, mais contrainte et forcée par ce qui est, m'a-t-on dit, une maladresse mais que j'ai vécu comme une menace et comme un harcèlement. Après la justice et la presse, ce sont les élus qui ne veulent pas me laisser en paix, ni ma famille. Quand cela va-t-il s'arrêter ? Nous pourrons sans doute tourner la page lorsque nous serons certains, nous les innocents d'Outreau, que ce que nous avons vécu n'arrivera plus à d'autres. Pour ce motif, je vous demande, au nom de tous les citoyens français, que les débats soient rendus publics, pour que chacun, où qu'il soit et quel qu'il soit, puisse comprendre ce qui s'est passé dans cette dramatique affaire. Sans doute cela n'est pas suffisant, mais si au moins chacun peut entendre, cela permettra peut-être que ceux qui ont la charge de rendre la justice prennent conscience que l'on ne joue pas avec la vie d'êtres humains.

Je pense bien sûr, comme vous tous, au juge d'instruction, mais il n'est pas le seul responsable de cette erreur. Toute une chaîne est à l'origine de cette catastrophe judiciaire et il faut installer des garde-fous pour que pareille erreur ne survienne plus, car il y a trop souvent des « mini Outreau ». Nous, mis en cause dans l'affaire d'Outreau, nous avons eu la chance d'être quatorze à crier notre innocence et, ensemble, nous avons pu nous faire entendre. Mais imaginez une seule personne face à des accusations aussi atroces : ses chances de se faire entendre sont quasiment nulles, et des innocents meurent en prison tous les jours. Bien sûr, il n'y a pas que des innocents dans les geôles de la République, mais il y en a, puisqu'on a dénombré plus de 500 acquittements en 2003 pour des personnes détenues, et 3 000 erreurs judiciaires ont été reconnues cette même année. Mais 500 personnes détenues acquittées et 3 000 erreurs judiciaires, ce sont aussi 3 500 familles dont la vie a basculé.

Je n'ai rien à ajouter si ce n'est que je comprends que chacun de ceux qui ont contribué à bâtir cette dramatique affaire se soient laissés emportés par l'horreur des accusations. Chacun a perdu sa clairvoyance et il est normal, en tant que mère, que père, que citoyens responsables, de réagir comme ils l'ont fait. Avec le recul, chacun a sans doute pu analyser ce qui s'est passé, comment ils ont pu se transformer en juges et bourreaux. Peut-être chacun a-t-il des propositions à faire pour qu'ensemble nous parvenions à ce que l'on ne puisse plus dire : « Cela n'arrive pas qu'aux autres ». Merci de votre écoute.

M. le Président : Je vous remercie. Nous avons entendu votre position sur le huis clos. S'agissant de la convocation qui vous a été adressée, je vous ai rassurée par téléphone en vous expliquant que ce libellé obligé est prévu par les textes et que nous ne pouvons y déroger mais que notre intention n'était évidemment pas de vous faire quérir par la force publique. Vous avez raison d'être venue, car vous aviez des choses à nous dire, et vos propos contribueront à nous permettre d'améliorer ce qui doit l'être. 

M. le Rapporteur : Vos auditions répondent aux questions que nous voulions vous poser et confirment celles de ce matin. Aussi, j'ai une seule question à poser, qui s'adresse à Mme Lydia Cazin-Mourmand. Je sais qu'une instruction judiciaire est en cours sur les circonstances de la mort de votre frère et il ne m'est donc pas possible de vous interroger à ce sujet. Mais il est mort le 9 juin 2002, et nous sommes en janvier 2006. Pourriez-vous seulement nous dire si vous avez des indications sur la date prévisible de clôture de cette enquête ?

Mme Lydia CAZIN-MOURMAND : J'ai reçu un courrier du juge de Douai me donnant un rendez-vous le 27 janvier à 17 h 30 à propos de la recherche sur la cause du décès de mon frère. Il pesait 50 kg quand il est entré en prison, 130 kg quand il est mort et rien ne m'enlèvera de la tête l'image que j'ai gardée de lui à la morgue. Maître Dupond-Moretti est chargé de cette affaire. J'attends, mais j'en ai marre. Je n'ai pas fait mon deuil, ni mon père. Il est artisan, il a perdu des clients, mais la justice s'en fout. Ce que je souhaite de votre part c'est que le dossier de mon frère soit vite terminé, qu'on n'attende pas encore un an.

M. le Rapporteur : La commission d'enquête parlementaire ne peut intervenir dans le cadre d'une procédure judiciaire en cours. Mais ai-je bien compris que, depuis le 9 juin 2002, il ne s'est rien passé ?

Mme Lydia CAZIN-MOURMAND : J'ai eu un rapport disant qu'il était mort par intoxication médicamenteuse à la maison d'arrêt. On lui a donné neuf fois la dose de médicament qu'il aurait dû recevoir !

M. le Rapporteur : Je souhaite que cette procédure aille vite, mais nous ne pouvons intervenir.

M. Bernard DEROSIER : Monsieur David Brunet, vous nous avez dit que la perquisition chez vous s'est faite sans mandat. Quelle suite avez-vous donné à cela ?

M. Daniel Legrand fils, vous nous avez dit avoir été frappé par un policier à Calais ; quelle suite avez-vous donné à ce geste ?

Mme Roselyne Godard, vous avez dit que, dans cette affaire, « toute une chaîne » de personnes est concernée ; lesquelles ?

M. Christian Godard, vous avez estimé que cela ne sert à rien d'avoir un avocat. Pourquoi ? Est-ce parce que le juge d'instruction ne tient pas compte de ce qu'il dit ou parce que vous considérez que l'avocat n'a pas tout à fait rempli sa mission, qui est de vous défendre ? D'autre part, qu'est-il advenu de votre fille, dont vous nous avez dit qu'elle était âgée de 17 ans et demi au moment de votre incarcération ? A-t-elle jamais été placée ? Ce matin, il nous a été dit que le placement des enfants avait eu lieu dans de mauvaises conditions avec les services sociaux. Or, ils avaient été décidés par le juge. Qu'en est-il pour votre fille ?

M. Georges FENECH : J'appelle l'attention sur le fait que la perquisition se faisant dans le cadre d'une commission rogatoire, le mandat n'est pas nécessaire.

M. David BRUNET : Alors, les policiers peuvent venir chez moi comme ça, sans papier ?

Mme Roselyne GODARD : La responsabilité de l'affaire commence au début de la chaîne quand les services sociaux outrepassent leurs fonctions. À Saint-Omer, plusieurs nourrices des familles d'accueil nous ont expliqué que des assistantes maternelles ont interrogé les enfants de manière répétitive pour savoir s'ils avaient été victimes de tel ou de tel autre. Les enfants, se voyant au centre de l'intérêt des adultes, ont pu avoir envie d'en rajouter pour continuer de jouer les petites vedettes.

Ensuite, il y a eu les assistantes sociales qui ont émis des accusations ; après le verdict rendu à Saint-Omer, on en a entendu qui disaient : « Il y a des acquittés coupables » ! Elles se sont transformées en juges et elles ont continué à nourrir les enfants de leurs convictions. À cause d'elles, les enfants n'ont pu retrouver un langage clair et cohérent.

Il y a aussi les inspecteurs de police, et ce capitaine Wallet qui a inventé la boulangère d'Outreau. J'étais commerçante ambulante, je vendais de la confiserie, je n'ai jamais été boulangère, personne ne m'avait jamais appelé comme ça, mais on ne me connaît plus que sous ce vocable. On n'en serait pas là si les inspecteurs de police n'avaient pas agi comme ils l'ont fait. Ils ont lancé des accusations farfelues. Ainsi, j'étais censée avoir inséré des baguettes de pain dans l'anus des enfants pour les manger ensuite. Pendant trois ans, j'ai essayé de comprendre comment de telles accusations étaient possibles.

M. le Rapporteur : Il faut préciser que chaque enfant, à chacune de ses déclarations, a donné une version différente de cet épisode...

Mme Roselyne GODARD : ...sans que cela fasse sursauter les enquêteurs, ces enquêteurs dont les questions induisaient les réponses, comme nos avocats l'ont démontré devant la cour à Saint-Omer et à Paris. De plus, la loi de 1998 prévoit que l'audition des enfants doit être enregistrée. Cela n'a pas été fait, faute de moyens, paraît-il. Mais si les moyens manquaient, c'est la faute du capitaine Wallet, qui aurait dû les demander. Il ne l'a pas fait ; c'est une faute professionnelle et il devrait être puni, tout comme le juge Burgaud, car si l'enregistrement des auditions des enfants avait eu lieu, ça aurait été tout autre chose. Imaginez qu'une enfant de huit ans a été entendue seize fois ! Cette enfant, dont on a dit qu'elle avait été violée trois fois de diverses manières mais qui est vierge, aura bien du mal à se reconstruire.

La faute est aussi celle de tous les magistrats de la chambre de l'instruction. Si, en 2002, après m'avoir fait attendre trois heures, quatre heures, parfois cinq heures dans une geôle fermée, on avait consenti à m'entendre pendant deux minutes, les choses auraient été différentes. Ce n'est que le 13 août 2002 que des magistrats m'ont questionnée.

M. le Président : Vous avez le sentiment que la chambre de l'instruction ne vous a pas entendue. Comment expliquez-vous que, le 13 août 2002, les choses se sont passées différemment ?

Mme Roselyne GODARD : J'ai eu beaucoup de chance : c'était des magistrats vacataires, et non les juges habituels. Pour la première fois, j'ai eu le sentiment d'être entendue, et ils ont prononcé ma mise en liberté. Elle m'a été annoncée à 19 h 30 à la maison d'arrêt, et je n'ai pas voulu sortir à cette heure-là. J'ai donc voulu rester jusqu'au lendemain et, pour cela, on m'a fait demander à bénéficier de ce droit... Après quoi, j'ai encore dû attendre ma sortie, le lendemain, dans un placard à balai d'un mètre sur deux. Mais je n'épiloguerai pas sur ce que l'on vit en prison, car c'est inracontable. J'espère que cela changera.

Les responsables, ce sont aussi tous ceux qui ont divulgué des pièces du dossier, ce qui a fait que la rumeur est devenue « l'affaire ».

M. le Président : Vous parlez des informations diffusées dans la presse ?

Mme Roselyne GODARD : Le 14 août 2002, la presse a annoncé ma libération alors que, comme je vous l'ai dit, j'étais encore dans les geôles de la République. Il y a des informateurs, des gens qui monnayent leurs informations. Lorsque j'ai été reçue par M. Pascal Clément et par M. Dominique de Villepin, je leur ai expliqué que les informations qui sont transmises aux détenus passent par les surveillants, qui ont donc accès à toutes les pièces de dossiers théoriquement secrets. C'est pourquoi, comme mes compagnons d'infortune, accusée comme eux de toutes les monstruosités, j'ai subi des humiliations anormales, alors que les prévenus sont présumés innocents. Il n'est pas normal que de simples surveillants convoquent les détenus pour leur remettre les pièces qui les concernent, non sans avoir pris le temps de les consulter et d'informer les autres détenus de leur contenu, ce qui conduit à des humiliations à outrance. J'ai d'ailleurs porté plainte à ce sujet contre la direction de l'établissement pénitentiaire.

M. le Rapporteur : De quelles pièces parlez-vous ? Par qui sont-elles transmises ?

Mme Roselyne GODARD : Je parle des ordonnances de renvoi. Avec ce système, j'ai eu connaissance du détail des examens psychiatriques de Daniel Legrand et de David Brunet, que je ne connaissais pas, et je ne doute pas qu'ils ont eu connaissance des miens. Ce n'est pas normal.

Au départ, les choses se sont emballées car les medias ne faisaient entendre que le son de cloche du Parquet. À Saint-Omer, j'ai vu mon image et celle de mon ex-conjoint, à demi masquées, défiler à la télévision. Que pouvait penser ma fille ? C'est meurtrier. Les médias nous traitaient comme des monstres. Bien sûr, leur attitude a changé par la suite, mais il faut leur interdire de divulguer des photos et des noms. Avant d'être condamné, on doit pouvoir s'exprimer. Le tribunal est fait pour cela mais, pour ce qui nous concerne, nous étions condamnés d'avance.

Les experts ont aussi leur part de responsabilités. Comment ne pas se rappeler qu'au cours du débat à la cour d'assises de Paris on a entendu un expert expliquer que « quand on paie une expertise au tarif d'une femme de ménage, on a une expertise de femme de ménage » ? Combien d'enfants cet homme a-t-il entendus au cours de sa carrière ? Combien de femmes et d'hommes innocents a-t-il envoyé en prison ? Les comptes rendus d'expertises étayent les arguments du juge d'instruction, et il est difficile d'aller contre quand l'expert psychiatre dit : « Ces hommes et ces femmes ont les traits des abuseurs sexuels. » Les experts doivent avoir une formation. J'ai entendu dire, sans savoir si c'est vrai, qu'on peut devenir expert auprès des tribunaux sur simple demande. Mais j'ai aussi entendu un de ces experts expliquer que lorsqu'un enfant dessine une maison avec un toit rouge, c'est qu'il a été abusé... Je n'ai pas été abusée, mais si je dessine une maison, je la dessine avec un toit rouge, car c'est ainsi qu'elles sont dans ma région ! Les experts ont un pouvoir abusif, ils doivent être remis à leur place, mais ils doivent aussi avoir une formation correcte.

Voilà pour la chaîne des responsabilités telle que je la vois, mais j'ai peut-être oublié des gens sur cette longue liste.

M. le Président : Et le procès aux assises ?

Mme Roselyne GODARD : Je n'ai assisté qu'à la dernière journée du procès à Paris, mais j'ai pu constater la différence avec Saint-Omer. Je ne peux pas expliquer pourquoi. Peut-être avant tout parce que le président, à Saint-Omer, ne savait pas se faire respecter. Mme Badaoui perturbait les audiences avec ses cris et ses jérémiades, et le président Monier n'a jamais su faire respecter le calme pour que nous nous fassions entendre. Il la menaçait, mais ne mettait jamais ses menaces à exécution. Ce n'est pas logique. Si chacun avait pu s'exprimer à égalité de temps, ça aurait été bien. Le président Monier a dit à mon ex-époux : « Vous êtes transparent ». Son audition a duré trois minutes, la mienne trente-quatre, pour les mêmes accusations, sur les mêmes enfants !

M. Christian GODARD : À quoi sert d'avoir un avocat ? Il est nécessaire, évidemment, mais si le juge d'instruction dicte le PV et que l'avocat n'a pas le temps de le faire rectifier, c'est fini. Maître Tachon a dû se battre avec le juge Burgaud pour faire modifier quelques lignes. Ce n'est pas normal.

Quant à ma fille, qui était dans une école privée à Saint-Omer, c'est moi qui m'en occupais quand ma femme était incarcérée. J'étais avec elle le week-end. Quand j'ai été incarcéré un mercredi, on ne s'est pas occupé de savoir comment elle allait se loger, à dix-sept ans et demi, ni de savoir si elle allait bien dans sa tête. Comment voulez-vous oublier cela et n'en vouloir à personne ? Moi, je sais à qui j'en veux. Le juge Burgaud va venir. Demandez-lui les analyses de la baignoire, il va vous répondre...

M. le Président : Pouvez-vous préciser ?

M. Christian GODARD : Quand Mme Badaoui a été arrêtée, elle a dit que des cassettes avaient été brûlées dans la baignoire. Pourquoi ne pas avoir fait analyser si la baignoire était en résine, en ferraille, s'il y avait des résidus de plastique ? Ce n'est pas ça, la justice. Quand je suis passé en justice pour la première fois, j'étais partie civile pour un coup de couteau, avec un juge d'instruction qui instruisait vraiment à charge et à décharge. Là, non. C'était toujours dans le même sens, pour m'enfoncer.

M. le Président : Vous aviez donc eu affaire à un juge d'instruction, précédemment, qui faisait bien son travail.

M. Christian GODARD : Quand il me convoquait, il cherchait à vérifier ma version et celle de l'autre, pour savoir qui avait attaqué et qui s'était défendu. C'était à Saint-Omer en 1987. C'est ça, le travail d'un juge d'instruction, pas de sortir un PV et de dire à l'avocat de signer, content ou pas.

M. le Rapporteur : Revenons à ce que vous disiez tout à l'heure sur les divergences dans les déclarations de chaque enfant. Avez-vous, directement ou par l'intermédiaire d'un avocat, demandé des confrontations avec les enfants ? Quelle réponse avez-vous obtenue ?

Mme Roselyne GODARD : Ma première réaction, quand on m'a signifié ma garde à vue, a été de demander une confrontation avec mes accusateurs.

M. le Rapporteur : Enfants ou adultes ?

Mme Roselyne GODARD : Les deux, enfants et adultes. J'ai renouvelé ma demande le 12 avril 2001, quand j'ai été présentée pour la première fois au juge d'instruction. Il m'a répondu : « C'est mon instruction, je ferai ces confrontations quand je le déciderai. » Je n'ai jamais été confrontée aux enfants, mais aux trois adultes qui m'accusaient, près d'un an après. Pendant un an, je n'ai pas pu me défendre. Et quand il y a eu la confrontation, les trois accusateurs étaient côte à côte, je pense qu'on vous a dit la même chose ce matin, même si ceux qui sont passés ce matin ne sont pas entrés dans le dossier au même moment. J'avais au départ une jeune avocate, j'en ai changé parce que je pensais qu'elle ne faisait pas son travail. Maître Dupond-Moretti, ensuite, a dû batailler pour obtenir le dossier. D'octobre à mars ! J'ai dû écrire au président de la République, et à Mme Lebranchu qui était garde des Sceaux, pour leur dire que ce n'était pas normal. Pendant un an, j'avais beau crier tout ce que je voulais, mais je n'avais pas le dossier.

M. Bernard DEROSIER : Et pour la gifle du policier, quelles suites y a-t-il eu ?

M. Daniel LEGRAND (fils) : Je n'ai pas donné suite. On ne m'avait déjà pas cru pour l'affaire d'Outreau, je pensais qu'on ne me croirait pas non plus. Je l'ai gardé pour moi.

Mme Lydia CAZIN-MOURMAND : Au sujet des confrontations, j'ai une lettre de mon frère au juge. Il a été incarcéré en avril, il a écrit le 17 octobre pour redemander une confrontation afin de prouver son innocence, il a écrit au juge qu'il avait brisé sa vie et mis un innocent en prison. Mais le juge n'a pas tenu compte de sa lettre. Mon frère a porté plainte, je voudrais que la plainte aille jusqu'au bout. Mais comment faire ?

M. Georges FENECH : Madame Godard, pouvez-vous nous faire part des conditions du déroulement de votre garde à vue ? C'est important pour notre commission d'enquête. Avez-vous eu droit à un avocat ? À un médecin ? Quelles étaient les méthodes d'interrogatoire ? On parle d'instruction « à charge et à décharge », mais cela s'applique aussi au procureur et à la police. Lors des interrogatoires, avez-vous eu le sentiment que vous étiez écoutée ? Y a-t-il eu des actes d'instruction susceptibles d'aller à décharge ?

Mme Roselyne GODARD : S'agissant de la garde à vue, il est incompréhensible qu'on puisse faire subir un tel traitement à des êtres humains. J'ai séjourné dans une geôle indigne de l'humanité. Il y avait des excréments dans les coins, du sang sur les murs, une odeur d'urine, la saleté, les courants d'air. On m'a ôté mes verres, ma montre, mes sous-vêtements, alors que j'étais présumée innocente - mais ça, on l'avait oublié dès le commissariat !

J'ai été convoquée par téléphone pour une audition, et un jour de mars, on a sonné à la porte, violemment. Je préparais mes commandes de confiserie, je pensais que c'étaient des camelots, comme d'habitude, et je les ai apostrophés, mais ils se sont présentés comme venant de la part du juge. Quinze jours avant, nous avions reçu un courrier des services sociaux qui s'occupaient des auteurs d'une agression qui avait valu à mon mari deux ans d'arrêt de travail. Je leur ai dit que mon mari ne voulait plus entendre parler de cette histoire. Ils ont été violents, ils ont voulu voir mon mari. J'ai dit : « Non, il se repose, vous outrepassez vos droits. » Je les ai pris un peu de haut, c'est sans doute ce qui me vaut d'être devant vous. Ils m'ont dit : « Nous venons pour l'affaire Delay. » Je leur ai dit : « Il ne les connaît pas, lui. » Je les ai comme clients, j'ai nourri quelquefois leurs enfants qui n'avaient rien à manger. À aucun moment, je n'avais pensé que les parents pouvaient être coupables de monstruosités. Quand les policiers ont compris, ils nous ont remis des convocations, qu'ils ont annulées le lendemain. J'ai donné nos numéros de téléphone, fixe et portable. Ils ont rappelé quinze jours après. C'était ma plus grosse période de l'année. Ils ont dit : ce ne sera pas long, une demi-heure, trois quarts d'heure. J'y suis allée, je ne suis jamais rentrée chez moi. Ils m'ont dit que j'étais un monstre, ils m'ont accusée de viols sur enfants, ils m'ont dit qu'ils avaient tous les éléments pour nous mettre en prison pour vingt ans et m'ont parlé d'un certain Marc. Les enfants avaient déclaré que j'étais mariée à Marc Douchan et que nous avions six enfants ensemble ! Il n'a jamais été entendu par la police, alors qu'il a été cité plusieurs fois et qu'il avait un frère qui résidait à côté. Moi, je n'étais jamais citée par les enfants, j'étais mise en cause par l'inspecteur, sans doute parce que je l'avais mal reçu. J'étais devenue « la boulangère », je l'ai compris à Saint-Omer, quand j'ai vu que les policiers avaient interrogé les enfants en leur demandant : « Est-ce que la boulangère t'a fait mal ? Qu'est-ce qu'elle t'a fait, la boulangère ? »

En garde à vue, ils m'ont dit : « Avouez, et ce soir vous êtes chez vous. » J'ai répondu : « Je ne l'ai pas fait. Vous me croyez donc sénile au point de croire que vous allez me libérer après avoir avoué des choses horribles ? »

Quant aux avocats, j'estimais ne pas en avoir besoin, puisque je n'avais rien à me reprocher. Fin juin, après avoir réfléchi, j'en ai demandé un. Je pensais qu'il y avait un avocat à chaque interrogatoire, et qu'à chaque fois qu'il y avait quelque chose d'irrégulier dans l'interrogatoire, il le disait. J'ai eu un avocat commis d'office, il s'était occupé de Thierry Dausque et connaissait le dossier. Il m'a dit : « Ne vous inquiétez pas, il n'y a rien dans le dossier, vous allez passer trois jours à Loos et vous serez dehors. » Mais j'y suis restée trois ans, deux mois et vingt et un jours.

M. le Président : Je vous remercie de votre témoignage. Je donne maintenant la parole à ceux de nos collègues qui souhaitent poser des questions.

M. Michel HUNAULT : Je veux saluer votre courage et votre dignité. Les autres personnes ont sans doute des choses à dire sur la garde à vue. Il est important d'identifier les dysfonctionnements pour qu'ils n'arrivent plus, notamment à des gens qui sont seuls pour se défendre, qui ne sont pas quatorze et qui ne sont pas entendus à l'Assemblée nationale.

Monsieur Daniel Legrand fils, si j'ai bien compris, votre raisonnement était : « Je crie mon innocence, et comme ça ne marche pas, je m'accuse d'un meurtre ». Mais quand votre accusatrice a corroboré vos propos, quelle a été votre réaction ?

M. Daniel LEGRAND (fils) : Je ne m'y attendais pas. Elle a accusé son ex-mari d'un crime horrible.

M. David BRUNET : Je veux signaler qu'à la suite de ma première arrestation en 2001, j'ai reçu une amende, je leur dois 6 000 F pour insultes à un policier. Je ne me suis jamais présenté au tribunal parce que j'étais à Valenciennes, mais ce que je peux dire, c'est que leur amende, ils peuvent se la coller où ils veulent, elle ne sera jamais payée. Et s'ils viennent me la réclamer, je la leur déchire sous le pif !

M. Guy GEOFFROY : Monsieur Daniel Legrand fils, nous avons bien compris l'enchaînement que vous avez suivi pour tenter de sortir de l'engrenage : vous vous êtes senti trahi par le juge, qui vous laissait croire que vous seriez libéré si vous avouiez, et vous avez inventé un meurtre pour faire craquer Mme Badaoui. Mais très vite il est apparu que les fouilles ne donnaient rien, et la piste du réseau qui aurait des ramifications en Belgique s'est révélée ne mener nulle part. Or, j'ai cru comprendre que c'est seulement aux assises que vous avez montré que votre mensonge ne tenait pas debout. Pourquoi n'avez-vous pas expliqué avant pourquoi vous aviez menti à ce point ?

M. Daniel LEGRAND (fils) : Je me suis rétracté deux mois après avoir inventé le meurtre. Mais il fallait encore que j'explique pourquoi j'avais inventé cette histoire.

M. Christian GODARD : Daniel Legrand est revenu sur ses aveux le 7 mars. J'ai été entendu avec lui. Mais quand le juge ne veut pas vous écouter, il n'y a rien à faire.

M. Xavier de ROUX : Nous avons tous compris que l'instruction avait été menée à charge, c'est le moins que l'on puisse dire. Mais il semble aussi qu'il ait été très difficile pour les avocats d'accéder au dossier. Lors de la première comparution, quelles étaient les accusations précises, claires, qu'on vous a données ? À ce moment-là, votre avocat a-t-il eu accès au dossier ? A-t-il pu vous dire ce qu'on vous reprochait ?

Mme Roselyne GODARD : Le juge d'instruction m'a dit : « Les quatre enfants Delay vous accusent. Comment l'expliquez-vous ? » Par la suite, à Saint-Omer, l'avocat a pu dire que c'était faux, qu'aucun enfant ne m'accusait. Mais sur le moment, encore aurait-il fallu qu'on laisse à l'avocat le temps de consulter le dossier.

M. Xavier de ROUX : Quand on vous a notifié votre mise en examen, que vous a dit le juge d'instruction ? Et quand l'avocat a pu accéder enfin au dossier, a-t-il pu s'entretenir avec vous sur les charges qui vous étaient notifiées ?

Mme Roselyne GODARD : J'ai eu une deuxième avocate commise d'office, qui m'a dit avoir consulté mon dossier, et qui m'a dit qu'elle pensait que ce serait long parce qu'il y avait eu l'affaire Dutroux, et qu'en plus les deux jeunes filles assassinées au Portel résidaient dans cette même tour. Elle m'a dit : « Vous irez certainement en détention, et ce sera long. » Et cela a été long, comme vous pouvez le constater.

M. Daniel LEGRAND (père) : Mon avocat a eu un moment pour voir le dossier, il a fait une plaidoirie devant le juge des libertés, mais ça n'a servi à rien.

M. Xavier de ROUX : Est-ce qu'on vous a dit qu'il y avait des accusations des enfants ?

M. Daniel LEGRAND (père) : Non, les enfants accusaient « Dany ». Mais eux, ils ont transformé un « Dany » en deux Daniel.

M. Georges COLOMBIER : Je ne suis pas juriste, mais je dois dire ce que j'ai entendu ce matin et depuis tout à l'heure me fait honte.

M. Christian Godard, avez-vous envisagé de porter plainte ? Et avez-vous bien dit que, selon vous, le juge avait tué François Mourmand ?

M. Christian GODARD : Mon avocat m'a déconseillé de porter plainte contre le juge. Quant à François, on ne sait pas ce qui s'est passé dans sa tête. On dit toujours, en prison, que la mort, c'est la liberté. Pour moi, c'est la faute du juge : on ne laisse pas quelqu'un six mois en prison sans l'entendre. Pour moi, le juge a du sang sur les mains.

Mme Lydia CAZIN-MOURMAND : Quand j'allais voir mon frère en prison, je voyais qu'il grossissait beaucoup, qu'il était très bouffi. Je ne comprends pas que le juge ne l'ait pas vu quand il l'a fait venir pour la confrontation, car au début il ne pesait que 50 ou 51 kilos. Il a été hospitalisé deux fois pour un problème cardiaque, et de retour à Douai, on lui a continué son traitement. Ce n'est pas normal.

M. Georges COLOMBIER : Je sais bien qu'il y a la séparation des pouvoirs, mais je souhaite vraiment que la lumière soit faite le plus vite possible sur cet aspect.

M. Jean-François CHOSSY : Je suis effaré qu'on ait pu broyer des vies de cette façon-là, sur la base d'un dossier aussi incohérent. Je suis interloqué qu'on ait fait de M. Daniel Legrand père une « tête de réseau international », alors qu'il est décrit par tout le monde comme un homme modeste, un travailleur, acharné à construire une vie confortable pour sa famille. Je voudrais savoir si les accusations étaient fondées sur les seuls dires du trio infernal, ou aussi sur des éléments ou des indices trouvés par la police ou le juge d'instruction.

M. le Président : Des indices inventés, éventuellement ?

M. Daniel LEGRAND (père) : Oui, les enquêteurs belges m'accusaient de ça, ils n'en démordaient pas.

M. le Président : Ce sex-shop en Belgique ?

M. Daniel LEGRAND (père) : La dernière fois que j'ai été en Belgique, c'était il y a trente ans, mais ils ne tenaient pas compte de ce que je disais. Je leur disais : « Je ne sais pas de quoi vous parlez, je n'ai ni maisons ni fermes en Belgique ».

M. Jean-François CHOSSY : Pour vous attribuer un patrimoine comme celui-là, il fallait au moins quelques éléments matériels. Or, il semble que ç'ait été seulement fondé sur des rumeurs.

M. le Président : Même les écoutes téléphoniques n'ont rien donné.

M. le Rapporteur : Sur plusieurs mois !

M. Léonce DEPREZ : Monsieur Daniel Legrand fils, vous avez expliqué n'avoir pas cessé de dire devant le juge Burgaud que vous étiez innocent, et que le juge vous a répondu : « Réfléchissez bien, si vous avouez, vous serez relâché ». Est-ce bien cela ? Et est-ce le juge Burgaud qui vous a dit : « On va vers quatre ans d'enquête et vingt ans de prison » ?

M. Christian Godard, vous nous avez dit avoir souffert de l'absence de dialogue et de ne pas être entendu par le Parquet lorsque vous demandiez à être remis en liberté. Après quelques mois, le juge des libertés a fait preuve de compréhension et accepté votre demande, mais le procureur de Boulogne a fait appel de sa décision, sans doute pour couvrir le juge d'instruction. Votre avocat est-il intervenu ? Avez-vous eu des explications sur les raisons de l'appel formé par le procureur ?

M. Christian GODARD : C'est mon avocat qui a fait la demande de mise en liberté au juge des libertés, puisqu'il n'y avait pas de preuve contre moi. Il l'a croisé au Palais, lui a dit qu'il allait faire cette demande et le juge des libertés lui a répondu qu'elle serait acceptée. Mon avocat a ensuite croisé le procureur Lesigne, qui lui a dit que si la remise en liberté était prononcée, il ne ferait pas appel.

Je suis sorti le 13 mai 2002. Le procureur a fait appel trois jours plus tard.

M. Léonce DEPREZ : Avez-vous eu une explication sur les motivations de cet appel ?

M. Christian GODARD : Mon avocat ne me l'a pas vraiment dit, mais le Procureur voulait suivre le juge d'instruction.

M. Daniel LEGRAND (fils) : C'est à la fin de ma garde à vue qu'il m'a dit : « On est parti pour quatre ans d'enquête, et vingt ans de prison » et qu'il a fait allusion à Aurélie Grenon, qui avait été relâchée parce qu'elle avait parlé.

M. Léonce DEPREZ : Qui a dit cela ?

M. Daniel LEGRAND (fils) : Le juge lui-même.

M. Jean-Yves HUGON : M. Daniel Legrand fils, j'ai été impressionné par la manière dont vous avez décrit comment l'on peut passer de l'état d'innocent à celui de coupable potentiel. Mme Roselyne Godard, vous êtes venue en doutant, mais j'espère que vous repartirez convaincue que nous irons jusqu'au bout pour aider la justice à travailler dans les meilleures conditions. M. David Brunet, vous nous avez dit : « Je me couche avec l'affaire d'Outreau dans la tête et je me lève avec l'affaire d'Outreau dans la tête ». Qu'est-ce qui pourrait vous apaiser ?

M. David BRUNET : Que tous ceux qui nous ont fait du mal, que tous ceux qui m'ont séparé de mon fils, de ma petite amie et de ma liberté, soient sanctionnés. Je ne demande pas qu'ils aillent en prison, car ils ont peut-être des enfants qui ont besoin de leurs parents, mais je demande qu'ils soient sanctionnés, même s'ils sont juges ou procureurs, pour qu'une leçon en soit tirée et que cela ne se reproduise pas. Je ne veux pas des excuses de Burgaud, car c'est un incompétent et un bon à rien, mais je veux des sanctions. Ils savent qu'ils ont commis des erreurs en nous incarcérant mais ils ne veulent pas les reconnaître. Y aura-t-il des sanctions ?

M. le Président : La commission d'enquête parlementaire n'est ni un tribunal, ni une instance disciplinaire. Nous sommes chargés de décortiquer l'affaire, de vous entendre et d'entendre tous les protagonistes afin de formuler une proposition de réforme. Pour ce qui est des sanctions disciplinaires, elles sont du ressort du Conseil supérieur de la magistrature, devant lequel les magistrats seront éventuellement déférés. Parallèlement, une enquête de l'inspection générale des services judiciaires a été ouverte.

M. David BRUNET : Ces juges sont des dangers pour la justice. Ils ne doivent plus être dans un tribunal.

M. le Président : Le déroulement de la carrière des juges dépend du ministère de la justice et les sanctions du Conseil supérieur de la magistrature. Notre commission se penchera sur la responsabilité des magistrats en général, et nous envisagerons des réformes. Mais les suites de l'affaire d'Outreau ne relèvent pas de notre compétence.

M. le Rapporteur : Je confirme le rôle de notre commission. Mais la mission qui nous a été assignée ne nous empêchera pas de porter des appréciations sur un comportement professionnel, appréciations qui peuvent avoir des conséquences.

M. David BRUNET : Ce serait trop facile qu'ils rentrent chez eux sans être sanctionnés !

Mme Élisabeth GUIGOU : Nous allons nous interroger sur la responsabilité des magistrats et voir si elle a été convenablement appliquée. Comme cela a été dit, cette question relève de la compétence du Conseil supérieur de la magistrature. Une réforme constitutionnelle visant à modifier la composition de cette instance a été votée par l'Assemblée nationale et le Sénat. Pour qu'elle entre en vigueur, le Congrès aurait dû être convoqué par le Président de la République, ce qui n'a pas été fait. C'était une des voies à explorer, mais rien n'empêchera la commission d'enquête de se pencher sur les réformes à faire pour que le principe de la responsabilité des magistrats soit appliqué. Nous aurons un débat à ce sujet car si, à l'acte de juger, le recours est l'appel ou la cassation, quand il y a des dysfonctionnements manifestes, quand la loi n'est pas respectée par ceux qui sont chargés de l'appliquer, il y a peut-être des moyens d'améliorer le fonctionnement du Conseil supérieur de la magistrature. Nous porterons un jugement sur les dysfonctionnements qui sont apparus, et nous proposerons au garde des Sceaux les réformes qui nous paraissent devoir être faites. J'espère que ce sera l'occasion d'un débat approfondi, débat qui a été laissé en jachère depuis cinq ans.

M. le Président : Notre rapport sera publié en juin, et le Conseil supérieur de la magistrature pourra s'en servir.

M. David BRUNET : Pourrons-nous avoir les comptes rendus de vos auditions ?

M. le Président : Lorsque le rapport sera publié ; les comptes rendus de toutes les auditions y seront annexés.

M. David BRUNET : Y compris celle du juge Burgaud ?

M. le Président : Oui.

Mme Roselyne GODARD : Aujourd'hui, les auditions sont publiques et elles sont médiatisées. Ne peuvent-elles se poursuivre sur ce modèle ? La sérénité ne manque pas aujourd'hui. Par le biais de la Chaîne parlementaire, chacun entendrait ce qui se dit. Ce serait un compromis entre la sérénité souhaitée par la commission d'enquête et la décision qu'elle a prise d'autoriser les auditions publiques au cas par cas. Ce serait une bonne manière de répondre à la demande que nous avons exprimée.

M. le Président : La commission d'enquête prendra collectivement une décision à ce sujet. Beaucoup d'auditions seront publiques. Je partage votre sentiment sur la sérénité des travaux que nous menons depuis ce matin sous l'œil des caméras et je pense que cela sera pris en compte pour les prochaines auditions.

M. Jacques FLOCH : Depuis ce matin, nous entendons dire que toute une chaîne de décideurs a fait régner une sorte de terreur judiciaire en menant les débats dans un seul sens : un juge qui ne veut rien entendre, un juge qui instruit à charge, un juge qui menace, un juge qui méprise les défenses... Les personnes que nous avons entendues ce matin nous ont dit elles aussi que, dès le début, l'instruction a été faite à charge, et que toute la chaîne de responsabilité travaillait à faire de vous des coupables. Mais je n'ai pas entendu dire qu'un de vos avocats ait formé un recours en suspicion légitime. Cela a-t-il été fait ? Sinon, pourquoi ?

Mme Roselyne GODARD : Des demandes de délocalisation du dossier ont été faites mais elles ont été refusées. Des demandes de confrontations individuelles ont été faites mais elles ont été refusées, le juge disant : « J'instruis comme je veux ». Des contre-expertises ont été demandées mais elles ont été refusées, et par le magistrat instructeur et par la chambre de l'instruction.

M. Jacques FLOCH : Si une requête en suspicion légitime a été déposée et que la responsabilité a été prise de continuer à confier le dossier au juge Burgaud, cette responsabilité est énorme.

M. le Rapporteur : Je ne pense pas que la demande de délocalisation ait été fondée sur une requête en suspicion légitime.

Mme Roselyne GODARD : Certains avocats sont arrivés tardivement dans la procédure.

M. le Président : Je dois vous faire savoir que les époux Lavier ne sont pas là aujourd'hui parce que c'est le jour de visite à leur fille. Ils seront entendus la semaine prochaine.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : M. Christian Godard, vous avez déclaré que l'un des enquêteurs vous avait dit ne plus croire en l'affaire. Qui était-ce ? Quand vous l'a-t-il dit ? Votre avocat l'a-t-il signalé au juge ? Mme Roselyne Godard, avez-vous une idée de l'identité de celui ou de ceux qui ont divulgué tout ou partie du dossier à la presse ? Avez-vous engagé une action contre la presse qui, au début, vous accusait de tout et de n'importe quoi ?

M. Christian GODARD : C'est un lieutenant ou un capitaine de Coquelles qui, à l'issue de ma garde à vue, deux heures avant de m'emmener dans le bureau du juge d'instruction, m'a dit : « Je crois en votre innocence, c'est trop gros, je ne crois plus à l'affaire ». Il est venu témoigner à Saint-Omer, et il l'avait dit aux Belges par téléphone.

Mme Roselyne GODARD : Je ne peux faire que des suppositions puisque j'ai été incarcérée seize mois puis interdite de résidence dans le Pas-de-Calais, où réside ma mère, mais aussi dans le Nord, où était ma fille. Pourquoi interdite de résidence dans le Nord ? Je l'ignore.

M. Christian GODARD : Les seuls qui avaient accès au dossier sont le juge d'instruction, le procureur, les avocats de la partie civile et les avocats de la défense. Je peux citer des noms d'avocats qui, peut-être, voulaient se grandir. Quand j'ai été remis en liberté, seul mon avocat le savait. Pourquoi l'information est-elle parue le lendemain dans la presse ? Elle a été dévoilée par des avocats, pas par le juge !

M. Thierry LAZARO : Il me semble que l'on n'a pas répondu à la question de M. David Brunet : « Les policiers peuvent venir chez moi comme ça, sans papier ? ». La commission rogatoire lui a-t-elle été présentée ? Si elle ne l'a pas été, cela entache-t-il la procédure ? S'agissant de la responsabilité et de la déontologie de la presse, il a été dit qu'au début elle était contre vous. Étant donné l'hypermédiatisation, quelle part faut-il accorder au rôle de la presse dans les décisions du juge et même dans celles des policiers enquêteurs ?

M. David BRUNET : Quand les policiers sont venus chez moi en 2001, ils m'ont seulement demandé de rentrer chez moi et ils se sont mis à fouiller sans me présenter aucun papier.

M. le Président : Vous ne leur en avez pas demandé ?

M. David BRUNET : Je n'avais pas l'habitude de la justice.

Mme Roselyne GODARD : L'affaire a été médiatisée fin novembre 2001 ; j'étais incarcérée depuis avril 2001. Je ne pense pas que la médiatisation ait influencé les juges. De multiples demandes de remise en liberté avaient reçu des réponses négatives avant cela.

M. Christian GODARD : Je suis sorti de prison le 13 mai et, le lendemain, la presse titrait : « On a laissé sortir un pédophile ». Trois jours plus tard, le procureur faisait appel de la décision du juge des libertés. La presse a influencé certains journaux.

Mme Lydia CAZIN-MOURMAND : Quand mon frère est décédé, nous avons fait paraître une annonce dans le journal local. Ce jour-là, au dos de la rubrique nécrologique, le journal a publié un article titré : « François Mourmand, accusé de pédophilie, s'est suicidé en prison ». Cela nous a fait beaucoup de mal. Nous sommes une famille très nombreuse, et beaucoup de ceux qui auraient dû être présents aux obsèques ne sont pas venus.

M. le Président : Était-il écrit qu'il s'était suicidé ou qu'il se serait suicidé ?

Mme Lydia CAZIN-MOURMAND : La presse disait : « Il s'est suicidé en prison, ce qui montre sa culpabilité. »

M. le Rapporteur : Il nous serait utile d'avoir une copie de cet article.

M. François CALVET : Vous avez fait état de dysfonctionnements lors des auditions devant le juge. Aussi, j'aimerais des précisions sur la manière dont les procès-verbaux d'audition étaient rédigés. Est-ce le greffier qui écrivait ? Est-ce le juge qui résumait à partir des notes qu'il avait prises ? Aviez-vous le droit de relire les procès-verbaux avant de les signer ?

Mme Roselyne GODARD : Je suppose que nous avons tous eu le même traitement. Le juge Burgaud posait les questions qu'il avait écrites sur un papier, notait la réponse synthétisée, ordonnait à son greffier de la transcrire et nous demandait de signer en fin d'audience. Quand j'ai observé que ce qui était écrit n'était pas ce que j'avais dit, le juge a répondu : « Si, si. Monsieur le greffier, vous avez entendu cela». Mais, à ma grande surprise, tout ce que j'avais dit pendant l'audition n'était pas retranscrit.

On devrait filmer toutes les audiences, où qu'elles aient lieu. On serait plus proche de la vérité, car quelqu'un de fragile peut passer des aveux sous la pression alors qu'il est innocent. Si toutes les audiences étaient filmées, ce serait autre chose.

M. Etienne BLANC : Je voudrais poser une question à M. Daniel Legrand fils. La procédure d'instruction débute par un interrogatoire de première comparution. Vous nous dites que le juge vous a dit que, si vous reconnaissiez les faits, l'affaire allait s'arranger. Une jeune fille a reconnu les faits et elle est sortie. Et il vous a même dit : « Réfléchissez bien. » Or, l'article 144 du code de procédure pénale fixe un certain nombre de conditions au placement en détention provisoire, qui écartent normalement la possibilité de faire pression sur la personne en cause. C'était donc une monstruosité juridique. Ce qui m'étonne, c'est que vous aviez un avocat, présent jusqu'au bout à l'interrogatoire, et dont le rôle était de vérifier que le procès-verbal transcrive bien la réalité des propos et que le code de procédure pénale était respecté. Ma question est simple : quand le juge dit ça à trois reprises, quelle a été la réaction de votre avocat ? Il arrive que l'on soit un peu « limite » sur les critères de mise en détention provisoire, mais quand le juge dit ouvertement une chose pareille, si c'est avéré, il y a nullité du procès-verbal, ce qui fragilise toute la procédure. Pourquoi votre avocat n'a-t-il pas réagi ? Qu'a-t-il fait ?

M. Daniel LEGRAND (fils) : Mon avocate a été choquée quand il a dit : « Quatre mois d'enquête et vingt ans de prison », mais elle n'a rien fait. Du coup, après, j'ai changé d'avocat.

M. Etienne BLANC : Voilà une bonne réponse à ma question.

Mme Roselyne GODARD : Le juge Burgaud a fait le même genre de réflexion, à la première comparution : « Avouez, vous me faites perdre mon temps ». Il a prétendu dans la presse qu'il n'avait jamais dit ça. Je lui ai rappelé le contraire à Saint-Omer. Quant aux avocats, il y a avocat et avocat. Il y a de jeunes avocats fraîchement sortis des écoles, qui n'ont pas forcément la présence d'esprit qu'il faut face au juge. Je pense que Burgaud leur faisait peur. Ma première avocate, quand je l'ai interrogée sur les chances d'une demande de remise en liberté, m'a dit : « Je crois que ce n'est pas le moment, il n'est pas prêt à l'accorder. » C'est comme ça que ça se passe.

M. Christian GODARD : Encore faut-il pouvoir prendre la parole. Quand je suis entré dans le bureau du juge, je ne savais pas si je devais dire « Bonjour, monsieur le juge », ou seulement « Bonjour, monsieur ». Quand je l'ai salué, il n'a pas levé le nez de ses papiers. Mais quand Mme Badaoui est entrée, il s'est levé et lui a serré la main. Qu'est-ce qu'on peut penser quand on voit une telle différence de traitement ? On se dit qu'on ne s'en sortira pas.

M. le Président : C'est une question, M. Blanc, qu'il faudra poser aux avocats.

M. Marcel BONNOT : Une observation générale sur la responsabilité des magistrats. Tout à l'heure, il a été rappelé que nous ne sommes pas une chambre disciplinaire, et Mme Elisabeth Guigou a ajouté qu'une réforme avait été entreprise, mais qu'elle n'avait pas abouti tout à fait. Nous attendions beaucoup de vos témoignages pour nourrir nos propositions sur la responsabilité des magistrats. Il faut savoir qu'un avocat, contrairement à un magistrat, doit répondre devant son Ordre s'il fait une faute, tant au pénal qu'au civil. Tandis que quand un magistrat commet une faute, c'est l'État qui paie, même s'il y a des actions récursoires possibles.

Sur le plan procédural, le mot dysfonctionnement est un doux euphémisme. Quand vous avez été mis en examen par le juge d'instruction, il vous a dit : « J'ai l'intention de demander la détention provisoire, je vais appeler le procureur, le juge des libertés, votre avocat s'exprimera, il y aura un débat contradictoire. » Ce débat a bien eu lieu, mais avez-vous eu le sentiment que le juge des libertés ait eu le temps de prendre connaissance du dossier, c'est-à-dire qu'il ait pleinement rempli son rôle, ou bien pensez-vous qu'il y a eu un simulacre de débat contradictoire, que la décision était prise à l'avance ?

M. Christian GODARD : Je crois que c'était déjà réglé. Notre incarcération était déjà décidée avant le passage devant le juge des libertés. Les deux ne devraient pas appartenir au même tribunal, où les juges et les procureurs se connaissent. Je n'en veux pas au juge des libertés, mais je crois que la décision était prise.

Mme Roselyne GODARD : Je crois que le juge des libertés, c'est joli sur le papier, mais que dans la réalité il ne sert à rien. Je crois d'ailleurs qu'un député, ici présent, l'a dit. Mettez-vous à la place d'un juge d'instruction qui a son collègue juge des libertés, ils vont manger ensemble à midi, ils parlent de leurs clients, ils ne vont pas se fâcher entre copains. Les choses se sont passées comme elles devaient se passer. C'est comme avec le procureur : ils travaillent dans les mêmes locaux, même s'ils ne sont pas dans la même confrérie.

M. le Président : Il y a le siège et le parquet, en effet. Si je vous comprends bien, le juge des libertés et de la détention pourrait être utile si l'application était différente ?

Mme Roselyne GODARD : Oui. C'est comme la loi de 1998 sur l'enregistrement des enfants. Si c'est bien appliqué, ça peut être intéressant. Mais quand on sait qu'il n'y avait qu'une seule caméra au commissariat de Boulogne, et qu'on a entendu quarante enfants à la suite le 6 mars, alignés à attendre dans les bureaux pendant toute la journée, avec une seule caméra qui en plus, je crois, n'a pas fonctionné ce jour-là... Et le représentant de la brigade des mineurs qui a entendu les enfants à l'UTASS a pris la caméra et a dit que les enfants ne voulaient pas être filmés...

Mme Lydia CAZIN-MOURMAND : Mon frère n'a pas été acquitté, mais est-ce qu'on ne pourrait pas recourir à l'article 629 du code de procédure pénale ? Tout le monde peut mourir en prison...

Mme Arlette GROSSKOST : Pendant toute la procédure, avez-vous senti à un moment que les choses allaient peut-être basculer dans le bon sens, et si oui, à quel moment ? Quand avez-vous eu à nouveau confiance dans la justice, et pourquoi ?

Accessoirement, que pensez-vous des associations qui se sont constituées partie civile pour la défense des enfants, notamment devant la cour d'assises ?

M. Christian GODARD : Je l'ai senti à Douai, le jour où nous avons été renvoyés à dix-sept devant les assises. C'était la première fois que tous les avocats étaient réunis, que tous les dossiers étaient mis ensemble, et ils ont vu que ça ne tenait pas, que ça ne correspondait pas. Ce qui a changé aussi, c'est que les journalistes, qui n'étaient jamais entrés dans la salle, cette fois sont entrés. Et quand ils ont entendu toute l'audience, ils ont vu que ça ne tenait pas. Un avocat a dit au président : « vous avez du sable dans les mains, ça ne tiendra pas ».

Mme Roselyne GODARD : Moi, j'ai eu ce sentiment le jour où les deux Daniel Legrand, le couple Marécaux, Dominique Wiel et Pierre Martel ont été incarcérés. De ma prison, j'ai vu que ça prenait une autre tournure, que c'était médiatisé, que ça allait peut-être s'effondrer. Je me suis dit : ils ont trouvé les vrais coupables. Mais les journalistes ont continué à faire défiler ma photo, ça n'a pas changé...

M. Christian GODARD : C'est à Douai, à l'audience de renvoi, que ça a changé chez les avocats et chez les journalistes. Jamais il n'y avait rien eu dans la presse pour nous défendre. Il y avait deux enfants qui m'accusaient, et à Douai, j'ai été renvoyé pour la totalité des neuf enfants. Et c'était la même chose pour les autres aussi. Ce n'est pas normal.

Mme Roselyne GODARD : Pour ce qui est des associations parties civiles, j'ai subi les attaques d'une avocate d'une association, qui n'a pas été présente au procès en appel, Me Jacqueline Leduc-Novi, qui a lancé des accusations farfelues à mon encontre. J'ai eu l'impression qu'elle tenait le rôle d'accusateur aux côtés du parquet, qu'elle cherchait tous les éléments, en en inventant au besoin. Elle ne connaissait pas le dossier, ainsi que les avocats de la défense ont pu le montrer à plusieurs reprises. Nous n'avons pas pu nous faire entendre à Saint-Omer à cause de la place prise par ces avocats.

M. Georges COLOMBIER : Les entendrons-nous ?

M. le Président : Oui, nous entendrons les associations parties civiles et leurs avocats.

M. Guy LENGAGNE : Lorsque vous évoquez la pression médiatique, il y avait aussi la pression populaire. Je le dis avec recul : compte tenu de ce que disait la presse, vous étiez tous coupables aux yeux de la population. Je crois que la délocalisation aurait été une mesure saine, car tout le monde - avocats, policiers - était soumis à une pression considérable.

Le rôle de notre commission d'enquête est que vous redressiez davantage encore la tête, mais si l'on pouvait aussi donner de notre région une meilleure image que les caricatures qui en ont été faites à la télévision...

J'observe également que si tout cela s'était produit quelques années plus tôt, vous ne seriez pas là devant nous, car il n'y avait pas d'appel possible en cour d'assises. Mais un jour, le Gouvernement et le Parlement se sont mis d'accord pour l'instituer. C'est notre vote qui l'a permis.

Quant au frère de Lydia, dont je connais la famille, ce qui lui est arrivé est tragique. Il faudra trouver un moyen de l'innocenter aussi. Votre avocat, Madame, vous a-t-il indiqué des pistes pour l'innocenter à titre posthume, indépendamment de la plainte qu'il avait déposée ?

Mme Lydia CAZIN-MOURMAND : J'ai changé d'avocat, car mon ancienne avocate n'a rien fait en quatre ans, sauf m'envoyer sa facture de 1 500 euros. Heureusement, à Paris, j'ai parlé à maître Dupond-Moretti, je lui ai expliqué l'affaire, je lui ai dit que je n'avais pas d'argent pour le payer, mais il m'a dit qu'il voulait bien s'occuper de mon affaire, c'est à lui qu'il faut demander ce qu'il a l'intention de faire.

M. le Président : Nous le lui demanderons. Je pense qu'il est difficile, en l'état actuel du droit, de prononcer un non lieu en faveur d'une personne décédée. Mais la loi peut être modifiée.

J'ai, pour ma part, une dernière question. Pensez-vous avoir été victimes d'une faille du système judiciaire ou d'un problème humain - victimes de magistrats, de policiers, de journalistes qui se sont trompés ou qui sont allés bien au-delà des pouvoirs que leur donne la loi ?

Mme Roselyne GODARD : À mon sens, des deux. Il y a eu défaillance de nos institutions, car la justice n'est pas seule en cause, et défaillance des hommes qui ont porté des accusations horribles. Mais j'ai moi-même contribué à la rumeur en disant : « Il faut punir » quand j'ai appris que les époux Delay étaient incarcérés, Un changement de comportement général est nécessaire, et chacun doit comprendre que ce n'est pas parce qu'il y a une rumeur qu'elle est vraie, mais il faut aussi poser des garde-fous pour éviter que les institutions commettent des erreurs.

M. François VANNSON : Nous avons aujourd'hui évalué les faits qui ont contribué à ce désastre judiciaire. Il serait maintenant utile d'évaluer leurs conséquences. Qu'a-t-il été fait en matière de réparation ? Qu'attendez-vous ?

M. David BRUNET : Ce qui nous a été donné, ça ne passera pas. Mais ce n'est pas l'argent qui peut faire oublier. Ce que je voudrais, c'est qu'on me redonne ma vie d'avant le 16 mai 2002. Je voudrais être, comme ce matin-là, dans les bras de ma petite amie, à côté de mon fils, et continuer à vivre normalement, sans avoir ça dans la tête tous les jours, sans en entendre parler tous les jours à la télévision. Mais ça, c'est impossible.

Mme Lydia CAZIN-MOURMAND : Pendant toute son hospitalisation, avant de mourir, ma mère avait à côté d'elle la photo de son fils, et l'argent ne redonnera pas la vie à mon frère. Je n'ai rien reçu à ce jour, mais une réparation m'aiderait à dire au peuple français que mon frère était innocent et à aider ses enfants. Actuellement, on ne nous a rien donné.

Mme Roselyne GODARD : Les acquittés du premier procès en appel ont chacun reçu une somme différente en réparation du préjudice, et une clause du protocole que nous avons signé nous interdit d'en divulguer le montant. Mais il n'y a aucune réparation possible pour ce qui nous a été fait. Il faut prendre ce que l'on nous donne et vivre avec l'espoir de se reconstruire.

M. le Président : Nous voulons tirer le plus grand profit de ce que, tous, vous nous avez dit. Votre présence nous a été utile. Je sais que vous suivrez nos travaux. Vous constaterez en juin que notre rapport s'inspirera de ces neuf heures d'auditions. Demain encore, et au cours des prochaines semaines, de nombreuses autres auditions auront lieu et nous travaillerons assidûment pour que de ce mal puisse sortir un bien. Comme l'a demandé M. Alain Marécaux, nous étudions la possibilité d'entendre les quatre personnes condamnées qui n'ont pas fait appel. Ces auditions apporteraient aussi d'utiles éclaircissements, car ces personnes ont vécu des choses qui n'ont pas été portées à la connaissance de tous. L'audition de leurs avocats est déjà prévue.

M. Guy LENGAGNE : L'audition des condamnés est légalement possible.

M. le Président : Mesdames, Messieurs, je vous remercie.

Audition de Maîtres Frank BERTON, avocat de M. Franck LAVIER
et de Mme Odile MARÉCAUX,
Hubert DELARUE, avocat de M. Alain MARÉCAUX,
Antoine DEGUINES, avocat de M. Franck LAVIER,
Aurélie DESWARTE, avocate de Mme Odile MARÉCAUX,
Caroline MATRAT-MAENHOUT, avocate de M. Thierry DAUSQUE
et Jean-Louis PELLETIER, avocat de M. Dominique WIEL



(Procès-verbal de la séance du 19 janvier 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Mesdames, messieurs, nous vous souhaitons la bienvenue et vous remercions d'avoir répondu à notre invitation. Nous allons recevoir les photographes et les journalistes de la presse audiovisuelle, qui souhaitent prendre des images, après quoi nous procéderons à votre audition en présence des membres de la presse écrite.

Mesdames, messieurs, chers Maîtres, je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête.

Je souhaite vous informer au préalable de vos droits et de vos obligations.

En vertu de l'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel et de l'article 226-14 du même code qui autorise la révélation du secret en cas de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Cette même ordonnance exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous demander de lever la main droite et de dire : « je le jure »

(Les personnes auditionnées prêtent successivement serment).

M. le Président : Je m'adresse maintenant aux représentants de la presse pour leur rappeler les termes de l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse. Cet article punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. Je vous invite donc à ne pas citer nommément les enfants qui ont été victimes de tels actes, et dont les noms ou prénoms pourraient être évoqués au cours de l'audition.

La commission va procéder maintenant à votre audition qui fait l'objet d'un enregistrement.

Pour permettre à chacun de s'exprimer, je vais vous inviter à faire une présentation liminaire. Dans la mesure où nous n'avons pas entendu M. et Mme Lavier hier - ils seront entendus ultérieurement -, je vous suggère de commencer par MFrank Berton. Nous entendrons ensuite MHubert Delarue, avocat de M. Alain Marécaux, puis, par ordre alphabétique, MAntoine Deguines, MAurélie Deswarte, MCaroline Matrat-Maenhout et Me Jean-Louis Pelletier.

Je vous invite à préciser, d'une part, de qui vous étiez le défenseur, et d'autre part, à partir de quelle date vous êtes entré dans l'affaire d'Outreau.

Maître Berton, vous avez la parole.

Me Frank BERTON : Je suis intervenu dans l'affaire d'Outreau dès le 16 novembre 2001, à la suite de l'interpellation de Mme Odile Marécaux. Je suis ensuite intervenu, après l'acquittement de celle-ci, pour le compte de M. Franck Lavier, dans le cadre du procès en appel devant la cour d'assises de Paris. Je suis donc intervenu dès le départ, à partir de l'interpellation de ceux que la presse a appelé « les notables ».

Je me propose de rappeler un certain nombre de faits relatifs à l'affaire, puis, dans un second temps, de vous soumettre quelques propositions ainsi que les réflexions personnelles que ce dossier m'a inspirées.

Je n'ai pas assisté à la garde à vue de Mme Odile Marécaux, mais à sa première comparution devant le juge Burgaud. Je précise d'emblée que je ne suis pas là pour faire le procès de ce magistrat. Le ministère de la justice a d'ores et déjà reconnu un dysfonctionnement et une faute lourde de l'institution judiciaire, notamment en envisageant une indemnisation importante pour les acquittés de Saint-Omer puis pour ceux de Paris.

L'essentiel est ici, pour moi, de vous démontrer la paralysie qui a été la nôtre durant cette instruction, les refus systématiques qui nous ont été opposés, et la difficulté d'exercer notre profession.

Lors de la première comparution de Mme Odile Marécaux, le magistrat a mis immédiatement à ma disposition le dossier pénal, comme il est d'usage. Une partie du dossier était relativement volumineuse, puisque les premières interpellations, comme vous le savez, remontaient à février 2001. Mme Marécaux était bouleversée. Elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Mon travail a d'abord consisté à examiner les charges qui pesaient sur elle. On nous indiquait qu'elle était une membre active d'un réseau de pédophilie structuré, qu'elle s'était livrée à des actes odieux sur des enfants, alors que, je le rappelle, elle était infirmière, ce qui n'est tout de même pas une précision sans importance. Dès le départ, j'ai attiré l'attention du magistrat qu'elle n'était accusée par aucun enfant. J'entends dire que les personnes qui ont été placées en garde à vue puis mises en détention l'avaient été parce qu'elles étaient mises en cause par l'accusatrice folle qu'était Mme Myriam Badaoui et par deux de ses enfants, ces mises en cause étant relayées par Aurélie Grenon et David Delplanque. Le cas de Mme Marécaux démontre le contraire. Les deux enfants Delay qui sont le plus intervenus ont dit ne pas connaître la personne figurant sur la photo 26, celle de Mme Marécaux.

C'est là un argument important. Dès le départ, j'ai la conviction que cette femme est innocente. D'abord parce qu'elle me le dit, mais ce n'est pas suffisant. Mais aussi parce qu'elle n'est pas accusée par les enfants. Elle n'est accusée qu'au regard d'un compte rendu de l'aide sociale à l'enfance datant de juin 2001. Cette note du mois de juin met en cause - c'est la cote D 456 du dossier - le couple Marécaux. On saura par la suite que les informations contenues dans cette note, qui seront transmises au procureur de Boulogne-sur-Mer, émanent des assistantes maternelles et non pas directement des enfants. On peut lire par exemple ceci : « Jean parle aussi d'un autre couple de Samer, M. et Mme Marécaux. Madame s'appellerait Odile. Ils ont une maison à Wirwignes, mais Monsieur serait huissier. Son cabinet serait à Samer. Le couple a trois enfants. Jean ne connaît pas l'aîné mais les deux plus jeunes, Guy et Marc. »

Nous savons depuis le départ que cet enfant, comme il le dira notamment lorsqu'il sera entendu par les services de police, ne connaît pas Mme Marécaux. Il ne peut pas davantage savoir que le couple a une maison à Wirwignes, que M. Marécaux a un cabinet d'huissier à Samer. Autrement dit, un certain nombre d'informations sont données par les « tatas », les assistantes maternelles, et sont consignées comme étant le recueil de la parole de l'enfant.

À partir de cette note du mois de juin 2001, M. et Mme Marécaux, mais aussi toute une série de personnes, vont faire l'objet d'une attention particulière. Parmi eux se trouvent ceux que Me Delarue appellera les « innocents chanceux », qui ne se sont pas retrouvés devant les assises. Le couple Marécaux, lui, n'échappera pas à une mise en examen.

Mme Marécaux sera détenue jusqu'en juin 2002. Elle fera au total seize demandes de mise en liberté, presque toutes accompagnées d'un mémoire en appel devant la chambre de l'instruction reprenant l'évolution régulière du dossier, cette évolution étant rythmée par les auditions quasi quotidiennes du juge d'instruction. Celui-ci travaille en effet énormément, ce qui compliquera d'ailleurs notre accès au dossier. Les demandes de mise en liberté sont toutes refusées, en première instance, par le seul et même juge des libertés et de la détention, M. Marlière. Toutes les ordonnances de refus de mise en liberté sont un copié-collé de la première. On nous dit et on nous répète - et je vous demande de réfléchir à ces motivations standards qui nous sont opposées - que la sévérité de la peine encourue et le système de défense adopté par Mme Marécaux sont de nature à craindre qu'elle tente de se soustraire à l'action de la justice. Or, quel est le système de défense de Mme Marécaux ? Il consiste à dire qu'elle est innocente des faits qui lui étaient reprochés. On sait qu'un certain nombre de personnes ont reconnu les faits, avec l'obsession délirante d'obtenir coûte que coûte leur mise en liberté. En fait, cela n'a pas changé grand-chose. Quoi qu'il en soit, il lui est fait reproche, pendant toute cette période, par les ordonnances de refus du JLD, d'un système de défense très particulier adopté par la personne qui sollicite sa mise en liberté.

Vous savez que l'instruction d'Outreau s'achèvera à l'été 2002. Vous savez aussi que du rapport de synthèse des services de police belges, daté du 19 février 2002, il ressort qu'il n'y a pas de faits susceptibles de s'être déroulés dans une ferme, que les recherches effectuées dans l'ensemble des sex-shops situés à Ostende ou ailleurs sur le territoire belge sont restées infructueuses. Ce rapport de synthèse fait mention d'une conversation avec un officier de police judiciaire du SRPJ, lequel a dit à son homologue belge que rien ne tient dans cette affaire, que rien n'est sérieux, que les enfants racontent n'importe quoi. La police, donc, n'apporte aucun crédit aux accusations qui ont été portées concernant des faits commis en Belgique.

Pour revenir au juge des libertés et de la détention, alors que le rapport de synthèse est connu dès le mois de février 2002, une ordonnance de refus de mise en liberté datant du 11 juin 2002 indique : « Enfin, tant par leur durée et leur ampleur que par la mise à jour d'un réseau pédophile structuré, n'hésitant pas à ajouter aux agissements sordides de ses membres des pratiques zoophiles et de la prostitution enfantine, les faits ont causé à l'ordre public un trouble d'une telle intensité, encore aggravée par la médiatisation excessive, qu'il convient de maintenir Mme Marécaux en maison d'arrêt. » Autrement dit, le 11 juin 2002, le juge des libertés et de la détention, forcément informé de l'évolution du dossier, continue à maintenir cette femme en détention au mépris d'une information capitale : il n'y a pas de réseau pédophile structuré, pas de faits de zoophilie, pas d'agissements dans une ferme en Belgique.

Je rappelle d'ailleurs que, de manière assez curieuse, au procès de Saint-Omer, les officiers de police judiciaire seront cités par la défense et non par l'accusation.

Le deuxième rapport de synthèse, de près de 45 pages, résume toute la commission rogatoire menée à partir de la recherche du prétendu cadavre de la petite fille belge. Son auteur dit qu'il doute, et qu'il s'abstient de conclure sur une éventuelle participation de quiconque aux faits pour lesquels il instruit. Cela explique que l'accusation n'ait pas cité la police judiciaire au procès de Saint-Omer.

Mme Marécaux fait l'objet d'un mandat de dépôt criminel, c'est-à-dire que sa détention provisoire peut atteindre la durée d'un an. Elle ne reverra pas son juge des libertés et de la détention pendant une année, ce qui est un véritable scandale. Il me semble qu'il faudrait envisager une réforme sur ce point. Ne pas voir, pendant un an, celui qui vous a placé en détention provisoire, au simple motif qu'il s'agit d'un mandat de dépôt criminel, c'est inadmissible.

J'en viens à la chambre de l'instruction. Elle a confirmé chaque refus de demande de mise en liberté. Les motivations qu'elle avance sont un copié-collé de celles du juge des libertés et de la détention. On fait référence au système de défense qu'elle a adopté. Comme si le fait que quelqu'un crie son innocence justifiait qu'on le prive de liberté !

À lire l'ensemble des arrêts, on s'aperçoit également que la chambre de l'instruction ne tient pas compte non plus de l'évolution de l'enquête.

Un mot sur Franck Lavier, qui sera condamné à Saint-Omer à six années d'emprisonnement. Après ce procès, il est placé sous contrôle judiciaire. Ce contrôle judiciaire avait la particularité - et je considère qu'il s'agit là d'acharnement - qu'il lui interdisait de rencontrer son épouse jusqu'à la tenue du procès d'appel, au motif qu'ils pourraient se concerter et organiser leur défense. Je présente devant la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris deux demandes visant à obtenir la mainlevée de cette interdiction grotesque, puisqu'au procès de Saint-Omer, il a passé un mois aux côtés de son épouse. Ils arriveront le matin main dans la main, repartiront le soir main dans la main. Et une fois condamnés, j'allais dire que l'institution reprend le dessus et décide que ceux qui sont mari et femme ne peuvent pas se rencontrer. Par deux fois, la chambre de l'instruction de Paris va m'opposer un refus, nonobstant les réquisitions de M. Bilger, l'avocat général, qui a mis en avant le caractère grotesque de cette interdiction. Je vais introduire deux pourvois en cassation. Ces deux pourvois seront rejetés.

S'agissant de la chambre de l'instruction de Douai, seuls certains magistrats ont eu à connaître de cette affaire. J'entends dire ici ou là que 56 ou 58 magistrats ont eu à connaître du dossier. Bien sûr, mais il est évident que certains n'avaient pas un accès régulier au dossier.

Me Hubert Delarue et moi-même avons, dès le 4 février 2002, présenté une requête en délocalisation au parquet général de Douai. Le premier motif de cette requête est que, dès le mois de février 2002, nous constatons qu'il nous est impossible d'obtenir le dossier auprès du tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Pourriez-vous préciser ce point ? Il a beaucoup été question hier des difficultés rencontrées pour obtenir les copies.

Me Frank BERTON : Il a été impossible, pendant de nombreux mois, d'obtenir des copies du dossier pénal, nonobstant les demandes qui étaient présentées par écrit au juge d'instruction. Nous avons obtenu une copie, à la fin du mois de janvier 2002, de parties du dossier. D'autres demandes de copie ont été émaillées d'incidents. Nous avons obtenu, de manière définitive, une copie du dossier, à raison de l'intervention du parquet général de Douai suite à notre requête, à la fin du mois d'avril ou au début du mois de mai 2002.

Le climat délétère de Boulogne nous conduit à demander, en février 2002, un dépaysement de ce dossier. À Boulogne, les accusations vont bon train, toute une série de personnes sont suspectées d'appartenir à ce prétendu réseau de pédophilie. Nous avons, nous, la conviction que l'instruction est menée totalement à charge. Nous sommes reçus très rapidement par le procureur général de Boulogne-sur-Mer. Il nous explique qu'il va demander à quelqu'un de faire des copies du dossier, et qu'il n'y aura pas dépaysement. Il nous l'écrit. Une lettre du parquet général nous dit que personne ne remet en cause la compétence des magistrats chargés de ce dossier. L'avenir montrera qu'au contraire, il y avait lieu de le faire. Lors de l'entretien, nous proposons qu'un deuxième juge d'instruction soit nommé. Cette demande a été rejetée.

Nous sommes donc condamnés à subir cette instruction telle qu'elle est menée.

On s'aperçoit dès le départ que Myriam Badaoui a déjà reconnu, en juillet ou en août 2001, avoir déjà menti dans le cadre d'une procédure pénale, en accusant à tort un homme qui promenait son chien d'avoir violé l'un de ses enfants. Dès le mois de décembre 2001, je demande au juge d'instruction d'annexer au dossier cette procédure, qui permet de démontrer que cette femme est une menteuse, une manipulatrice, et qu'elle peut procéder à ses manipulations en complicité avec ses enfants.

Après de nombreuses relances, le juge d'instruction va annexer au dossier la procédure en question, qui comprend l'audition de Mme Badaoui et celle de ses enfants. En lisant dans le détail cette procédure, on s'aperçoit que l'un de ses enfants, le principal accusateur, aurait été expertisé le 6 janvier 1999 par l'expert M. Dickès, qui est expert auprès de la cour d'appel de Douai. Je rappelle que les faits reprochés à mon client sont des faits de viols sur enfant datant de novembre 1998. Or, je constate que, curieusement, ce rapport d'expertise n'est pas joint à l'ensemble de la procédure. Je n'aurai de cesse de demander ce rapport d'expertise, qui peut constituer un élément matériel. J'ai adressé une quinzaine de lettres en ce sens. Jamais cet élément matériel ne sera recherché. Seul le juge Lacombe, à force de pressions de la défense, retrouvera cette expertise et la versera au dossier en mars 2003. Bien évidemment, cette expertise du 6 janvier 1999 montre que cet enfant n'a été victime d'aucun sévice sexuel. Si j'étais magistrat instructeur, je me serais inquiété de savoir si on avait ou non une trace matérielle d'une agression sexuelle subie par cet enfant.

Les experts qui seront désignés en 2001 ont expertisé les enfants et disent qu'ils n'ont constaté aucune trace, parce que les faits sont trop anciens. Mais le 6 janvier 1999, il avait été démontré que cet enfant n'avait pas subi d'agression sexuelle.

Nous n'avons eu de cesse de présenter des demandes d'acte, dans tous les sens. On nous parlait d'un réseau de pédophilie structuré : il nous est apparu nécessaire d'aller en rechercher des traces dans les comptes bancaires de M. Thierry Delay et Mme Myriam Badaoui. Aucune recherche n'a été faite.

On a parlé de faits impliquant de nombreuses personnes rassemblées dans la salle de séjour de l'appartement de M. Thierry Delay et Mme Myriam Badaoui, les enfants étant placés au milieu de la pièce et étant choisis par les participants. Nous avons demandé que soit vérifiée, par un transport sur les lieux, la possibilité matérielle que dix, douze, quatorze personnes puissent se réunir dans cet « appartement de la honte », comme avait titré Détective. Cela n'a pas été fait.

Nous avons sollicité contre-expertise sur contre-expertise après les expertises psychologiques qui ont été menées. Cela n'a jamais été accepté, ni par le juge d'instruction ni par la chambre de l'instruction, en raison du pouvoir de filtre exorbitant que détient le président de celle-ci. Une observation sur ce point : le président de la chambre de l'instruction décide de la saisir ou de ne pas la saisir de nos appels. Quand nous faisons appel de la décision de refus d'une contre-expertise, il dispose, dans notre code de procédure pénale, et c'est une hérésie, d'un pouvoir de filtre. Non, ce n'est pas utile à la manifestation de la vérité, donc je ne dérange même pas la chambre de l'instruction pour qu'elle statue !

Ce filtre exorbitant conduit le juge d'instruction à être renforcé dans sa conviction qu'il mène relativement bien son instruction. De sorte que finalement, seuls deux hommes décident du sort des demandes d'actes que nous présentons. Bien souvent, il n'y a pas eu de collégialité : la chambre de l'instruction n'a même pas eu à connaître de nos demandes.

Je dépose une plainte pour violation du secret professionnel à l'égard de la presse. J'apprends en effet que dans un journal local aurait filtré l'information selon laquelle on rechercherait non seulement le corps d'une petite fille mais également celui d'un bébé. Je m'aperçois que cette information n'est contenue que dans un rapport d'assistante sociale, dont le juge ne dispose pas encore. Autrement dit, les assistantes sociales communiquent à la presse les révélations avancées par les enfants. La plainte que je dépose aurait dû amener, à tout le moins, à ce qu'on interroge l'assistante sociale sur ses rapports avec les médias. Cela n'a pas été fait. Cette plainte sera classée sans suite.

Un mot sur le « meurtre ». Le dossier devient de plus en plus sordide à partir de janvier 2002. Non seulement ces gens odieux abusent des enfants, mais en plus, ils les tuent ! Daniel Legrand fils, au bout de son désespoir, avait eu, en effet, cette idée géniale d'inventer un meurtre pour sortir de prison quand il a vu Aurélie Grenon, qui, elle, s'accuse de choses terribles, et qui a passé six mois en détention provisoire, sortir comme si elle avait été poursuivie pour un simple vol.

Le dossier de meurtre sera disjoint du dossier criminel qui nous intéresse. Pour quelle raison ? J'ai la conviction que le magistrat instructeur sait, en février ou en mars 2002, après les résultats des recherches qui ont été menées dans le cadre de la commission rogatoire, qu'il n'y a pas eu de meurtre. Parce que la police belge a cherché partout. Parce qu'il n'y a pas de petite Zaya, comme le disait Myriam Badaoui. Parce qu'il n'y a pas de possibilité d'établir quoi que ce soit. Et parce que Daniel Legrand fils va dire : « J'ai menti. »

M. le Rapporteur : Pour être précis, et sauf erreur de ma part, les deux dossiers n'ont pas été disjoints tout de suite.

Me Frank BERTON : En effet, le dossier concernant le meurtre a été disjoint le 19 avril 2002. Cette affaire est d'ailleurs toujours en cours. Un certain nombre de personnes sont toujours mis en examen pour ce meurtre qui n'existe pas. On n'a jamais clôturé cette procédure.

La décision de disjoindre les dossiers est importante. En effet, le dossier de meurtre correspond à la révélation d'un mensonge. On décide de disjoindre pour ne pas alourdir la procédure.

À la fin de l'instruction, M. Gérald Lesigne, procureur de la République, requiert un non-lieu pour Mme Marécaux. Ce réquisitoire de non-lieu date du 6 mars 2003. Sept jours après, un magistrat instructeur que nous n'avons jamais vu, qui n'a procédé à aucun acte, à ceci près qu'il a versé au dossier l'expertise Dickès, ce que nous n'avions de cesse de réclamer, va décider, contre les réquisitions du procureur de Boulogne-sur-Mer, de renvoyer Mme Marécaux devant la cour d'assises. Comment peut-on décider, quand on n'a pas instruit un dossier, d'aller contre les réquisitions de celui qui accuse ? Cette décision totalement incompréhensible a été vécue par Mme Marécaux comme une déchirure. Nous faisons appel de cette ordonnance de renvoi. Un débat public a lieu devant la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai. C'est la défense qui avait demandé que ce débat soit public, parce qu'il était nécessaire d'attirer l'attention sur ce dysfonctionnement de l'institution judiciaire. Ce n'était d'ailleurs pas la première fois que nous tentions d'alerter la presse, qu'il n'a pas été facile, au départ, de convaincre, parce que les avocats de la partie civile avaient imposé, à coups de conférences de presse, l'idée que « les enfants ne mentent pas ». En appel, le parquet général de Douai ne suit pas le procureur de Boulogne-sur-Mer. L'avocat général, à Douai, est un magistrat qui requiert pour la première fois dans l'affaire d'Outreau. Certes, il a peut-être pris connaissance du dossier, mais il requiert pour la première fois dans cette affaire. Il demande le renvoi de Mme Marécaux devant la cour d'assises. Pire, alors que le juge d'instruction estime qu'elle doit être renvoyée pour des actes commis sur deux des enfants Delay, la cour d'appel de Douai décidera le renvoi pour des actes commis sur les quatre enfants Delay. Ni Pierre ni Paul n'ont accusé cette femme. Ils disent même qu'elle n'a rien fait.

Lorsque, au procès de Saint-Omer, l'on interrogera M. Burgaud sur le fait de savoir s'il a eu une relation, au moment où il a quitté son poste à l'été 2002, avec son successeur, il répondra en substance : « Non, je suis un technicien. Je n'ai pas appelé mon successeur pour discuter du sort de ces gens, ni éventuellement d'une clôture du dossier. » Dont acte, mais c'est tout de même assez effrayant.

À la Tour du Renard, c'est l'immeuble Les Merles qui intéresse notre dossier. Mais cette cité a la particularité, selon l'institution judiciaire, de comporter un nombre de pédophiles incroyable. C'est ainsi que dans un autre immeuble, Les Mésanges, on procède à l'interpellation de six personnes, à la suite d'accusations lancées par Mme Badaoui, selon qui ces six personnes se livrent à des actes de pédophilie sur ses enfants. Ce dossier ne sera pas joint à celui qui sera jugé quelques semaines plus tard devant la cour d'assises de Saint-Omer. Je me demande pourquoi, puisqu'il s'agit d'un « réseau », avec les mêmes auteurs et les mêmes victimes, pour certaines d'entre elles. Pourquoi n'a-t-on pas joint le dossier des Danger à celui qui nous préoccupe ? Peut-être parce que cela aurait mis en évidence l'absurdité des accusations.

Cette précision me paraît importante, parce que je pense que cette absence de jonction des deux dossiers me semble volontaire.

Lorsque je reprends la défense des intérêts de Franck Lavier, je m'aperçois que ce garçon est incarcéré alors que ses filles ne l'ont jamais mis en cause. Il est interpellé au mois de juin 2001. Le couple Lavier a quatre enfants : Léa, que Sandrine Lavier a eue d'un premier lit ; Estelle, qu'elle a eue d'un deuxième lit ; et Nadège et Clément, qu'ils ont eus ensemble. Pendant des mois, ces enfants vont être interrogés par les services de police. On va essayer de leur faire dire qu'ils ont été abusés par Franck et Sandrine Lavier. Je voudrais porter à votre connaissance certains dysfonctionnements. Le 11 février 2002 - c'est la cote D 1399 -, X fait une révélation, ou une prétendue révélation, au conseil général du Pas-de-Calais : « Nous avons reçu, à sa demande, X. X veut nous expliquer ce qu'elle a vécu au domicile de ses parents. » Elle raconte qu'elle aurait été victime d'une triple pénétration, sans ambiguïté : deux hommes devant, un homme derrière. Dans le cadre de la recherche de la manifestation de la vérité, le juge d'instruction avait déjà, en 2001, fait interpeller le couple Lavier et fait expertiser X par un médecin légiste, qui avait conclu que cette jeune fille était vierge. Cela n'a pas empêché Franck Lavier d'être renvoyé pour viol, en raison des déclarations de cette enfant. Celle-ci est contaminée par la médiatisation de l'affaire. Les enfants du couple Lavier sont placés en familles d'accueil. L'une est d'ailleurs placée dans une famille qui habite en face de celle qui accueille l'un des enfants Delay. On nous dira qu'il s'agit d'un hasard. Comme s'il n'y avait pas assez de familles d'accueil dans le département du Pas-de-Calais.

À partir du 11 février 2002, la petite X va se livrer à un délire incroyable. Elle dit qu'elle a assisté au meurtre de la petite fille. Elle dit que le docteur d'Outreau la violait toutes les semaines dans son cabinet médical, etc.

Nous apprendrons, à la cour d'assises de Paris, que la première note rendant compte des prétendues révélations de X a été rédigée par une stagiaire du conseil général. Elle est signée par Mme Joly, assistante sociale. Celle-ci nous apprend que c'est une stagiaire qui a recueilli la parole de l'enfant. Lorsqu'on lui demande pourquoi elle a signé cette note de sa main, elle répond que c'est pour des raisons de service. Quand on lui demande pourquoi elle ne l'a pas dit plus tôt, elle répond que c'est parce qu'on ne lui a pas posé la question.

On va s'apercevoir que les enfants écrivent beaucoup. Ils écrivent à leurs « tatas », et leurs « tatas » envoient ces correspondances au juge pour enfants. Celui-ci, très légitimement, communique au juge d'instruction ces lettres, dont on peut penser qu'elles sont utiles à la manifestation de la vérité.

Lorsqu'on récupérera la copie du dossier du juge pour enfants, on s'apercevra qu'un certain nombre de lettres n'ont pas été annexées au dossier criminel. « Le docteur Untel, d'Outreau, me viole constamment dans son cabinet médical » ; « J'ai assisté à la mort de la petite fille » ; etc. Ces révélations sont finalement identiques à celles de deux des enfants Delay, et permettent de démontrer que cette fille est contaminée par ce qui se dit dans les médias, puisque, je le répète, elles datent de février 2002, à une époque où la télévision a diffusé, entre autres, des images des fouilles menées en janvier pour retrouver le cadavre.

Pourquoi ces lettres ne sont-elles pas versées au dossier ? Parce qu'elles montrent une contamination entre les enfants, dans une ambiance marquée par l'influence des médias. Le parquet général de Paris prend la connaissance de ces lettres en s'étonnant qu'elles ne soient pas au dossier criminel. Il y en a cinq.

Le 15 février 2002, X est entendue par les policiers. À cette époque, on est un peu plus prudent qu'on ne l'a été auparavant, et l'on décide qu'un expert psychologue assistera à l'audition de cette enfant. Je rappelle qu'un examen du 28 juin 2001 a établi qu'elle était vierge. Le 15 février 2002, elle raconte sa triple pénétration. L'expert dit que cette fille est totalement crédible, qu'il n'y a pas de raison de ne pas la croire et qu'elle est sincère.

Le 5 mars 2002, le même expert assiste à la seconde audition de cette enfant de 8 ans. C'est là qu'elle raconte qu'elle a assisté au « meurtre » de la petite Zaya. L'expert dit qu'elle a une crédibilité toute relative et affirme que, selon lui, elle raconte tout et n'importe quoi.

On n'a aucunement tenu compte de cette discordance entre des expertises menées à moins de trois semaines d'intervalle.

Thierry Delay, le personnage central de ce dossier, puisque c'est lui qui a commencé à abuser les enfants, va écrire au juge : « J'ai su que d'autres personnes avaient été arrêtées. Et je peux vous affirmer que ces personnes sont innocentes. » Si j'étais juge d'instruction, il me semble que je jugerais intéressant d'entendre ce que Thierry Delay a à me dire. S'il me dit que ces personnes sont innocentes, c'est qu'il a sans doute des raisons, dont peut-être la volonté de reconnaître sa propre implication dans le dossier. Non, il ne sera pas convoqué suite à cette lettre, et on ne cherche pas à savoir pourquoi il pense que ces personnes sont innocentes.

On sait que le policier Wallet a été le principal policier à avoir recueilli la parole des enfants. Lorsqu'on l'interrogera sur le nombre d'auditions auxquelles il a participé, il sera incapable de répondre. Il dira : « des centaines ». Le capitaine Wallet n'a pas de matériel. Il a une caméra qui ne fonctionne pas. Il se déplace dans les familles d'accueil pour entendre les enfants. Et il interroge de manière assez particulière. Je voudrais vous en donner une illustration. Le 8 octobre 2001, il interroge par exemple une enfant, née en 1996.

Question : « Est-ce que Papa te faisait du bobo ? »

Réponse : « Oui. »

Question : « Pourquoi il te faisait du bobo ? »

Réponse : « Parce que. »

Question : « Il faisait du bobo, oui, Papa ? »

Réponse : Là l'enfant met sa main sur son sexe et son derrière : « Il me mordait à mes doigts. »

Vous savez que tout cela n'est pas filmé. Dans cette affaire, seules deux ou trois auditions ont été filmées, au mépris des textes applicables à l'époque.

Question : « Que faisait-il encore ? »

Réponse : « Il m'a craqué ma culotte. »

Question : « Y a-t-il d'autres monsieurs qui te faisaient bobo ? Des madames ? »

Réponse : « Des monsieurs, pas des madames. »

Question : « Tu connais la maman de Y ? Allais-tu chez elle ? »

Réponse : « Non. »

Question : « Que faisaient les monsieurs comme bobos ? »

Réponse : « Ils ont mis leurs doigts dans mes oreilles. »

Question : « Est-ce que Papa t'a fait du mal à ton culot ? »

Réponse : Signe affirmatif de la tête.

Lorsqu'on demandera à M. Wallet ce qu'est « un culot », et si une enfant de cinq ans est en mesure de comprendre une telle question, il répondra : « Écoutez, bien évidemment. Tout le monde sait ce qu'est un culot. »

Je tourne la page :

Question : « Est-ce que d'autres monsieurs t'ont fait du mal à ton culot ? »

Réponse : Signe affirmatif de la tête.

Question : « Tu les connais, ces monsieurs ? »

Réponse : Signe affirmatif de la tête.

Voilà l'audition qui va sceller le sort de son père. Votre fille vous accuse puisqu'elle a fait un signe de la tête quand on lui a demandé si son papa lui a fait du mal à son culot.

Comme si ce n'était pas suffisant, le juge d'instruction va convoquer cette enfant le 22 mai 2002.

« 22 mai 2002, devant nous, Fabrice Burgaud, juge d'instruction à Boulogne-sur-Mer, a comparu la partie civile, Mlle X, en présence de Mme Philippot Nadine, assistante maternelle. »

Mme Philippot est l'assistance maternelle de X depuis le départ. Elle dira qu'elle fait partie de la famille, à tel point qu'une rumeur persistante voudra que si Franck et Sandrine Lavier sont condamnés et déchus de leurs droits, Mme Philippot engagera une procédure d'adoption. Elle fait tellement partie de la famille, depuis tellement longtemps qu'elle s'est attachée à cette enfant.

« Mentionnons expressément que l'avocat de la partie civile est absent. »

On va donc entendre une enfant de 5 ans en dehors de la présence de son avocat.

« Après avoir rappelé à la partie civile les faits mentionnés dans sa plainte, elle a déclaré ce qui suit.

« Mentions : Donnons connaissance à la partie civile des dispositions de l'article 706-52 du code de procédure pénale, préconisons l'enregistrement vidéo de l'audition. Dans la mesure où les viols et agressions sexuelles que dénonce la victime ont été filmés à l'aide d'une caméra vidéo, l'enregistrement vidéo de la partie civile aura pour effet d'accroître son traumatisme, déjà très important, la présente audition ne fera pas l'objet d'un enregistrement vidéo ».

Le juge demande à l'enfant si quelqu'un lui a fait du mal. Il lui présente l'album photo. Elle reconnaît treize personnes comme étant ses agresseurs.

Le procès-verbal de l'interrogatoire fait trois pages.

Puis, le juge d'instruction clôture l'audition :

« Nous avisons la partie civile, en application des dispositions de l'article 89-1 du code de procédure pénale, de son droit de formuler une demande d'acte ou de présenter une requête en annulation sur le fondement de l'article 81, neuvième alinéa, 82-1, 156, premier alinéa, 173, troisième alinéa, durant le déroulement de l'information, au plus tard le vingtième jour de l'envoi de l'avis de l'article 175.

Nous avisons également la partie civile, en application des dispositions de l'article 175, qu'elle peut demander la clôture de la procédure dans le délai de douze à dix-huit mois. »

Comment imaginer recueillir un tel interrogatoire, en dehors de la présence de son avocat, sur une enfant de cinq ans, surtout quand on sait que cet interrogatoire va sceller le sort d'un homme ? Procède-t-on en bon père de famille, travaille-t-on régulièrement et en toute conscience quand on entend une enfant de cinq ans en dehors de la présence de son avocat ?

J'ai été long, monsieur le président. Mais il fallait entrer dans le détail pour vous montrer l'impossibilité où nous avons été, à tous les stades de la procédure d'instruction, d'intervenir utilement, dans le cadre de la défense de ceux qui nous avaient fait confiance, pour essayer de faire comprendre au juge d'instruction, au juge des libertés et de la détention, au président et aux membres de la chambre de l'instruction, que tout cela allait vers un dérapage annoncé.

Pourquoi ce qui vous paraît aujourd'hui évident n'a-t-il pas paru évident, hier, à ces professionnels ? Soit parce qu'ils n'ont pas voulu être attentifs à ce qui pouvait être dit, soit parce qu'on voulait établir une vérité judiciaire.

Un dernier fait. Le conseil général du Pas-de-Calais avait écrit au juge d'instruction en lui disant qu'il ne fallait pas désigner Mme Gryson-Dejehansart comme expert-psychologue des 17 enfants prétendument victimes. Pourquoi ? Parce que Mme Gryson-Dejehansart travaille quotidiennement avec le conseil général, parce qu'elle a la qualité de victimologue à côté de celle d'expert-psychologue. Que fait M. Burgaud ? Il désigne Mme Gryson-Dejehansart, celle qui travaille régulièrement avec le conseil général, partie civile. À Saint-Omer, nous soulevons la partialité de cet expert qui ne prendra même pas le temps de taper à la machine ses rapports manuscrits.

J'en viens aux pistes de réflexion sur les réformes possibles.

Il me semble que le juge d'instruction a fait son temps. La plupart de ce que l'on appelle les erreurs judiciaires sont des erreurs de l'instruction. On instruit essentiellement à charge. On méprise la présomption d'innocence. Celui qui est mis en détention est l'objet d'une présomption de culpabilité, surtout dans ce genre d'affaire. La plupart du temps, les demandes d'actes de la défense nous sont refusées. Certes, bon nombre de magistrats travaillent dans le souci du dialogue, de l'échange, et sont attachés à nous reconnaître des droits qu'on ne nous reconnaît pas dans d'autres cabinets d'instruction. Mais le dérapage annoncé d'Outreau était annoncé parce que l'instruction était conduite de manière aveugle, et elle l'est très souvent.

Peut-être est-il trop tôt pour supprimer le juge d'instruction. Peut-être faudra-t-il d'autres Outreau. Peut-être faudra-t-il d'autres affaires portées à la connaissance du public.

Si vous ne vous dirigez pas vers cette piste de réflexion, quelles autres pistes pourraient être explorées ? Le filtre du président de la chambre de l'instruction est quelque chose de terrible. Il a tout pouvoir.

Par ailleurs, je pense que l'on devrait réintroduire dans le serment des magistrats le devoir d'humanité. Car il ne saurait y avoir de justice sans humanité. On ne peut être « technicien » de l'institution judiciaire avec sa page divisée en deux colonnes, l'une à charge, l'autre à décharge, celle-là étant plus remplie que celle-ci.

Si vous décidiez de ne pas supprimer le juge d'instruction, je vous demanderais d'encadrer très sérieusement cette institution obsolète et très dangereuse.

M. le Président : Merci, Maître. Une piste de réflexion possible serait en effet l'adoption d'un code de déontologie où figurerait le devoir d'humanité. Sur le juge d'instruction, le débat fait rage entre tous les spécialistes de la procédure pénale comme entre les députés. Il y a des instructions qui se passent très bien et qui sont menées à charge et à décharge. Je vous rappelle l'affaire du viol et du meurtre de la petite Caroline Dickinson, ou encore celle du bagagiste de Roissy. Il faut se poser la question de savoir si le système actuel est vicié à l'origine ou s'il dysfonctionne parce que certains magistrats ne sont pas à même de remplir leur rôle, faute de moyens ou de temps, parce que le JLD ne joue pas le rôle qui pourrait être le sien, parce que la chambre de l'instruction n'est pas assez souvent saisie de façon collégiale. Mais je ne vais pas engager le débat dès maintenant.

La parole est à MDelarue. Je précise que nous prendrons tout le temps d'écouter tous les avocats. MBerton a parlé plus d'une heure. Cet après-midi, nous ne pourrons pas siéger. D'abord parce que nous ne l'avions pas prévu. Ensuite, parce que M. le rapporteur inaugure dans la ville dont il est maire, Pontoise, la nouvelle cité judiciaire, en présence du ministre de la justice. Si nous n'avons pas fini de vous entendre aux alentours de 13 h 30, nous vous convoquerons pour une nouvelle audition.

Me Hubert DELARUE : Monsieur le président, je rappelle que dans l'affaire Dickinson, s'il n'y avait pas eu de test ADN, le cheminot que l'on avait arrêté au bord de la route et qui, en garde à vue, devant les gendarmes, avait passé six pages d'aveux complets et circonstanciés, serait encore aujourd'hui en prison. Et si la peine de mort existait encore dans ce pays, il est vraisemblable que cet homme l'eût subie. Ce n'est donc pas grâce au juge d'instruction directement que cette erreur judiciaire a été évitée, mais aux progrès de la science. À cet égard, vous savez combien la police et la justice scientifiques de notre pays sont en retard par rapport à nos voisins européens, et notamment anglo-saxons.

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les députés, bravo pour avoir levé le secret. Le secret est terrible, qu'il s'agisse du secret de l'enquête préliminaire, de l'instruction, de la chambre de l'instruction, ou du huis clos en cour d'assises.

S'agissant du huis clos, lorsque vous modifierez la loi, ne confondez pas, s'il vous plaît, les victimes et les parties civiles. Car la partie civile ne devient victime que lorsque celui qui est poursuivi devient condamné. Actuellement, la loi prévoit que les jurés doivent prêter le serment de ne pas trahir les intérêts de l'accusé, de ne pas trahir les intérêts de la société et de ne pas trahir les intérêts de la victime. Pardon, les mots ont un sens. Le code de procédure pénale confond régulièrement les victimes et les parties civiles. Dans la mesure où ce n'est que quand l'accusé est déclaré coupable que la partie civile devient victime, c'est très symptomatique du peu de considération que l'on a dans notre pays pour la présomption d'innocence, dont un magistrat, Daniel Stilinovic, disait qu'elle n'était rien d'autre qu'un abus de langage.

Il faut dire aux juges que la présomption d'innocence impose l'emploi du conditionnel. Toutes les décisions de refus de remise en liberté dont vient de parler Me Berton sont à l'indicatif. Tous ces copiés-collés du juge des libertés et de la détention - que nous appelons parfois par moquerie, peut-être par excès, le juge de la détention - et de la chambre de l'instruction sont à l'indicatif. Ces gens sont coupables avant même d'être jugés.

Vous savez qu'ils ont fait, dans l'ensemble, 25 années de prison. Le travers de notre pays est que l'on est condamné avant d'être jugé. Tant mieux quand la justice ne s'est pas trompée. Mais quand elle s'est trompée, les conséquences sont graves.

Outreau n'est pas un cas isolé. Un membre de votre commission a écrit qu'il y en avait eu 52 en 2003. Six mois avant le procès de Saint-Omer pour l'affaire d'Outreau, je plaide à la cour d'assises de Saint-Omer, avec MÉric Dupont-Moretti, pour un homme qui hurle son innocence depuis des mois et des années. Il a quatre ans de prison derrière lui, sa femme deux ans et demi. Ils sont acquittés en une demi-heure, après que le procureur ait déclaré : « Ce dossier est infernal, insupportable. J'abandonne même l'accusation. »

Les rapports finissent souvent dans les tiroirs. Ce fut le cas, malheureusement, de celui de Mme Mireille Delmas-Marty. Il faudrait l'en ressortir, non pas pour copier les Anglo-saxons, mais pour inventer un système accusatoire à la française. Déjà à Strasbourg, la Cour européenne des droits de l'homme, qui rappelle assez régulièrement à l'ordre notre pays, a adopté un système accusatoire.

S'agissant de la garde à vue, vous avez entendu M. Marécaux. Il n'est pas question de filmer les gardes à vue. Bien sûr, certaines se déroulent normalement, mais il arrive aussi que la personne gardée à vue se fasse insulter et frapper. Il serait stupide de faire le procès de la police et de la justice en général, mais M. Marécaux vous a dit la vérité, et ce qui lui est arrivé n'arrive pas qu'à lui.

Ce qui se passe dans le cabinet du juge d'instruction est aussi secret.

Et pour lever de secret de l'audience de la chambre de l'instruction, je peux vous dire que c'est dur. En parlant de la chambre de l'instruction, est-il convenable que l'avocat n'ait le droit de formuler, selon l'article 199 du code de procédure pénale, que des « observations sommaires » ? Comment défendre un homme, comment expliquer que la justice est en train de se tromper quand on vous rappelle que vous ne devez faire que des « observations sommaires » ?

Comme le « pouvoir discrétionnaire » dont est investi le président en vertu de l'article 310 du code de procédure pénale, les « observations sommaires » renvoient à une justice qui peut être parfois sommaire et discrétionnaire. Ce n'est pas la justice de la République.

Outreau se termine par deux miracles, un petit miracle à Saint-Omer et un grand miracle à Paris. Mais le huis clos, qui a le droit de l'ordonner, et sans partage ? La partie civile, que vous appelez improprement la victime. Le procès de Saint-Omer aurait peut-être pris une tournure tout à fait différente s'il s'était déroulé à huis clos. Et il suffisait pour cela que l'une des parties civiles l'exige ! Vous devez interdire cela. Vous devez faire en sorte que le huis clos exige l'accord des parties.

La défense n'a peut-être pas été parfaite. Mais dès le mois de janvier 2002, alors qu'Alain Marécaux est détenu depuis le 16 novembre 2001, nous sollicitons le dessaisissement du juge et la délocalisation du dossier. Pourquoi ? Parce que, à la simple lecture du dossier, tout citoyen, juriste ou pas juriste, aurait dit : « Mais ce n'est pas possible ! C'est fou ! C'est ubuesque ! Cette affaire ne tient pas debout ! C'est un conte pour enfants dérangés ! » En un mois et demi, nous en sommes arrivés à cette conclusion malgré toutes les difficultés que nous avons rencontrées pour obtenir les pièces du dossier. Je produis devant la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai des mémoires dans lesquels je reprends par le menu les invraisemblances de cette affaire. M. Marécaux est mis en cause par un enfant, celui que l'avocat général appellera à Saint-Omer « l'enfant fou ». On lui montre les photos, et cet enfant dit : « Je reconnais la photo n° 14. Je ne sais pas qui c'est. C'est M. Marécaux. » Et la photo n° 14 n'est même pas celle de M. Alain Marécaux, qui correspond à la photo n° 25 ! Il ne sait même pas qui c'est, mais cela ne l'empêchera pas de donner son nom, son adresse, sa fonction. Et c'est sur le seul fondement de ce témoignage couvert par Mme Myriam Badaoui que le juge a croisé la parole d'un enfant fou avec celle d'une mythomane. C'est tout ! Outreau, ce n'est que cela ! Il n'y a aucun élément objectif, il n'y a aucun témoignage, il n'y a aucun ADN, il n'y a aucune empreinte. Il n'y a rien. Le juge a fait preuve d'un manque de discernement qu'il partage avec un certain nombre d'autres personnes. Mais le chef d'orchestre, c'est lui, même si les musiciens n'ont pas été meilleurs.

Les accusations sont incohérentes. Il n'y a pas d'égalité des personnes mises en cause. Ce gamin va mettre en cause, au total, 180 personnes. Parmi elles, des policiers qu'il reconnaît au commissariat, des ménagères qui font leurs courses au supermarché. Sa nounou refuse de l'emmener au supermarché parce qu'il reconnaît tout le monde. À chaque fois qu'il y va, il reconnaît quatre autres personnes. J'ai demandé qu'on rassemble les photos de tous ceux qu'il mettait en cause, dont des chirurgiens de l'hôpital de Boulogne-sur-Mer, et 3 huissiers de Boulogne-sur-Mer. Cela aurait permis de faire exploser le dossier. Çà, c'est l'égalité des citoyens devant la loi. Car je rappelle que deux autres huissiers étaient mis en cause bien plus gravement qu'Alain Marécaux. Je demande leur audition. Il faudra attendre la fin de la procédure pour qu'ils soient entendus. Ils disent que c'est idiot, qu'ils n'ont rien fait. Très bien, au revoir, Maître. Pourquoi M. Marécaux est-il en prison et pas les autres ? Tant mieux pour les autres, tant mieux pour les innocents chanceux, mais pourquoi certains accusés sont-ils, eux, en prison ?

Des pressions ont été exercées, notamment sur le maillon faible de cette affaire, le compagnon d'Aurélie Grenon. Lors d'une audition incroyable, cet homme dit qu'il ne connaît pas M. Marécaux :

« - Vous connaissez ces hommes, n'est-ce pas ? »

« - Non, je ne les connais pas. »

« - Mais enfin, vous les connaissez ! »

« - Non, je ne les connais pas. »

« - Ils ont fait pression sur vous ? Ils vous ont menacé ? »

« - Ils ne peuvent pas m'avoir menacé, je ne les connais pas, je ne sais pas qui ils sont. »

On passe à autre chose. Et on y revient, cinq fois, six fois. Et de guerre lasse : « Eh oui, je les connais. Je ne devais pas dire leur nom. Mais maintenant que vous me le dites... »

Le juge d'instruction est-il à 100 % coupable ? Peut-il être arbitre de ses propres certitudes ? On lui demande d'être à la fois un enquêteur et un juge.

Le juge d'instruction refuse certains actes. Pourquoi ? Parce qu'ils vont contre sa conviction. Ils sont donc inutiles. Est-ce conscient ou inconscient ? Je n'en sais rien, je ne suis pas dans sa tête. Mais toujours est-il qu'il refuse ces actes parce qu'ils ne vont pas dans le sens du dossier. Et le sens du dossier, c'est que toutes les personnes accusées sont des crapules. Nous nous sommes fait injurier et cracher dessus. Les avocats d'Outreau étaient des hommes et des femmes infréquentables. On s'étonne que nous n'ayons pas tenté d'alerter la presse ? Mais la presse était aux abonnés absents !

Notre système judiciaire est marqué par le poids du secret, mais aussi par le poids de l'aveu. Car enfin, tout ce dossier repose sur la parole. Et la parole, comme l'a très bien écrit le docteur Paul Bensussan, n'est qu'un dire. Mais dans notre système, la parole devient une preuve : « Il a dit que vous étiez coupable ! » Et quand c'est un enfant qui l'a dit, n'en parlons pas : au pays de l'enfant-roi, la parole de l'enfant est hypersacralisée. Oser dire que l'enfant, comme l'adulte, peut mentir, c'est un crime de lèse-majesté. Celui de mes confrères qui l'a osé à Saint-Omer a suscité une réprobation générale. Cette société, à bien des égards, devient singulière, et le mot est faible.

Je ne veux pas faire le procès du juge d'instruction. Il ne doit pas être l'arbre qui cache la forêt. Les responsabilités sont partagées, et notamment par ce dernier juge que nous n'avons jamais vu, et qui, tout de même, a signé l'ordonnance de mise en accusation. Cela dit, les courriers échangés entre Myriam Badaoui et son juge sont quelque chose d'extraordinaire : « On m'a promis ma provisoire. » « Vous promettez la liberté provisoire si on parle. » « Mais je vous ai tout dit ! » « Vous faites parler les gens en leur faisant des promesses qui ne sont pas tenues. » « Je sais ce que vous voulez, monsieur le juge, c'est me faire dire des mensonges. »

La dimension psychologique qui se noue entre cette femme et cet homme est quelque chose sur quoi repose le procès d'Outreau. Pourquoi cette femme couvre-t-elle les dires de son fils ? Parce que quand elle était petite, on la prenait pour une menteuse. Elle a dit : « Je ne veux pas qu'on pense que mes enfants sont menteurs. » Donc, tout ce qu'ils disent est vrai. On peut comprendre la relation de la mère aux fils. Mais la relation entre cette femme et ce juge, c'est autre chose. Quelles promesses ont été faites ?

Elle dit également, en juin 2001 - c'est la cote D 46 - : « J'ai dit la vérité. Vous cherchez que je mente. Je suis tombée dans votre piège. » Mais quel piège a-t-il tendu ? Que s'est-il passé dans le secret du cabinet du juge ? Qu'a-t-on fait miroiter à cette femme ? Qu'est-ce qui a alimenté cette logorrhée infernale dans laquelle elle va se répandre ?

À un moment, le juge va partir. Et il va se rendre compte que quelque chose ne va pas dans cette affaire. C'est l'une de ses dernières déclarations, après que Mme Badaoui a mis en cause encore d'autres personnes. Là, il se fâche un peu. Et je crois, mais vous le vérifierez, que son départ est plus ou moins concomitant de cette fâcherie. À ce moment, il s'est rendu compte qu'il ne pouvait plus arrêter ce train fou. À vrai dire, il le pouvait : en remettant ces hommes et ces femmes en liberté.

Ce qui ne va pas, c'est cette détention provisoire. D'abord, il y a la culture des hommes. Beaucoup de nos magistrats, même les plus jeunes, n'ont pas beaucoup d'égards pour la présomption d'innocence. En outre, dans notre système, celui qui se dit coupable et celui qui se dit innocent sont traités à la même enseigne. Cela ne renforce pas la présomption d'innocence. Car on pourrait imaginer que celui qui se dit coupable jouisse d'une présomption d'innocence différente de celui qui hurle son innocence et que l'on n'entend pas.

Autre élément  : le rapport du SRPJ de Lille, qui tombe le 15 juillet 2002. L'auteur de ce rapport écrit ceci : « La règle fut de ne jamais exclure la possibilité que ce qui avait été dénoncé avait effectivement eu lieu. Mais son corollaire était cependant de pouvoir étayer ces accusations, en sachant qu'il s'agissait bien souvent de confronter deux discours incompatibles : un enfant et sa mère qui dévoilent, un suspect qui nie. Toutes les recherches entreprises ne permettent pas de confirmer cette hypothèse ou d'envisager l'existence d'un réseau. Il semblerait que la réalité ait été beaucoup plus simple et beaucoup plus sordide. » Le juge a ce rapport bien avant le 15 juillet, tout le monde le sait, parce qu'il est en relation permanente avec le SRPJ de Lille. À ce moment-là, la justice commet une faute grave, lourde. Elle aurait dû remettre en liberté ceux qui criaient leur innocence.

Il faut absolument sortir de cette pratique qui pervertit le système, et qui consiste, d'abord, à incarcérer dans des conditions qui sont parfois douteuses, et ensuite à considérer que, quand l'instruction est finie, les éléments objectifs ont été rassemblés. Il ne faut pas que l'on juge avant les juges. Or, aujourd'hui, c'est ce qui se passe dans un nombre considérable d'affaires.

Outreau, c'est aussi tout un ensemble de dysfonctionnements. Les services sociaux se sont lourdement trompés. On se rend compte qu'aucune des instructions du responsable de l'ASE n'était respectée, notamment en ce qui concerne les relations entre les assistantes sociales et les familles d'accueil. Aucun contrôle n'a été exercé par le conseil général.

L'instruction s'est déroulée dans des conditions caractérisées par l'absence de moyens. Notre justice est indigente. Elle devrait au moins se hisser au niveau moyen de ce qui se fait en Europe. Nous ne demandons pas plus. Les juges travaillent dans des conditions déplorables, de même que nous avons travaillé dans des conditions infernales. On ne pouvait pas obtenir ce dossier parce qu'il n'y avait pas de photocopieuses, ou parce que la photocopieuse était en panne. Mais où sommes-nous ? Dans une république bananière ? Il s'agit de savoir, mesdames, messieurs les députés, quels moyens vous souhaitez donner à notre justice.

La question de la formation se pose également. M. Wallet est un homme charmant, adorable, mais il n'a aucune formation pour recueillir la parole de l'enfant. Il demande au fils d'Alain Marécaux s'il peut arriver à son papa, en jouant, de lui toucher le sexe. « En jouant ? Peut-être. » Et voilà, il a touché le sexe de son enfant ! Au bout de deux ans et demi, cet enfant dira qu'il avait des problèmes relationnels avec son père, qu'il pensait qu'il ne l'aimait pas, et que c'est pour cela qu'il a menti. Mais à l'origine, les questions n'étaient pas posées comme elles auraient dû l'être. À cet égard, je vous renvoie au livre du docteur Paul Bensussan, La dictature de l'émotion.

Dans le cabinet du juge, la méthodologie était celle des confrontations groupées. Les refus d'actes sont multiples. Le juge d'instruction est emporté par la conviction qui est la sienne.

Et que dire de la chambre de l'instruction ? Normalement, elle est l'autorité de contrôle. La sécurité du train n'a pas fonctionné. Il y a sans doute un problème d'organisation, de même qu'un problème de mentalités.

Il faut revenir aux fondamentaux. À s'écarter ainsi des grands principes qui sont les siens, la justice prend des risques incroyables. S'agissant de la présomption d'innocence, la loi ne changera pas tout, et notamment pas les mentalités. Mais il faut mener une véritable réflexion. La charge de la preuve appartient en principe au ministère public. Mais ce n'est plus vrai depuis bien longtemps. Quand nous mettons en avant ce principe dans nos plaidoiries, nous suscitons des haussements d'épaules : nous datons. Alain Marécaux devait faire la preuve de son innocence, en étant sommé d'expliquer pourquoi on l'accusait. Il n'en savait rien, donc il était coupable.

Le doute doit profiter à celui que l'on poursuit. Et dans ce dossier, le doute est à la première page.

M. Burgaud nous dit qu'il n'y est pour rien. Au fond, il ne s'est rien passé. Il n'a pas d'excuses à présenter, il est victime d'une injustice. Il va venir vous expliquer tout cela. Peut-être serez-vous convaincus.

Le système, nous dit-on, est excellent. Oui, il marche très bien, il est parfait ! Pourquoi le changer ? On pourrait évoquer l'affaire Chalabi, ce qui rappellerait des souvenirs à certains, ainsi que toute une série d'autres affaires qui ne sont pas médiatisées.

Que faut-il faire ? Le rapport Delmas-Marty a engagé la réflexion en 1990. Il faudrait peut-être passer du juge d'instruction au juge de l'instruction. Aujourd'hui, le juge d'instruction doit être à la fois un enquêteur et un juge. Or, c'est impossible. Plus exactement, c'est possible quand l'affaire est simple et ne pose pas de problèmes. Mais dès que l'affaire est compliquée, et surtout si elle est médiatisée, le rôle du juge d'instruction devient impossible à tenir.

En outre, il ne me semble pas bon qu'un même magistrat puisse passer du parquet au siège et inversement au cours de sa carrière. L'accusateur doit être au même rang que celui qui défend. Le juge doit être juge. Pour l'enquête, il y a la police et le parquet. Pour la défense, il y a les avocats de la défense. Pour les parties civiles, il y a des avocats.

On me parle de la co-saisine. Mais la chambre de l'instruction comprend trois magistrats : cela n'empêche rien. Et deux juges, un M. Burgaud et un autre M. Burgaud, cela ne change rien.

Le parquet doit s'autonomiser. C'est à l'État qu'il appartient de définir la politique pénale, mais le parquet doit pouvoir librement décider de poursuivre ou de ne pas poursuivre. La désignation des magistrats membres du parquet doit également être plus autonome.

Aujourd'hui, le réquisitoire et les ordonnances de renvoi devant le tribunal correctionnel ou la cour d'assises, c'est un copié-collé. Neuf fois sur dix, c'est exactement la même chose. Il n'y a donc pas de différence, en réalité, entre la position du parquet et celle du magistrat instructeur. Et les avocats sont les seuls à exprimer un désaccord. Il y a donc un déséquilibre institutionnel.

Quel rôle pourrait avoir le juge de l'instruction ? Il serait l'arbitre entre les uns et les autres, à équidistance entre l'accusation et la défense. Il ne serait pas impliqué dans l'affaire mais l'observerait.

En Belgique, un magistrat est chargé d'observer le déroulement de l'affaire. Il interroge le juge d'instruction, le procureur et l'avocat. Si les personnes détenues ne déposent pas constamment des demandes de mise en liberté, c'est parce qu'un contrôle régulier est exercé.

Le juge de l'instruction, regardant le dossier à distance, aurait peut-être eu le recul que n'avait pas M. Burgaud, et aurait dit : « attention, on est en train de faire une grosse bêtise. »

Finalement, dans l'affaire d'Outreau, on a évité la grosse bêtise, au dernier moment, et avec des dégâts considérables. Mais le juge d'instruction, qui a commis un certain nombre de fautes, aura raison de vous dire qu'il a été couvert par toute sa hiérarchie : la chambre de l'instruction l'a couvert, le juge des libertés et de la détention a mis les gens en prison, personne ne l'a critiqué. C'est donc que ce n'est pas simplement la faute du soldat Burgaud. C'est l'ensemble du système qui dysfonctionne. À vouloir désigner cet homme comme bouc émissaire, on risque de se tromper de cible, et un nouvel Outreau risque de se produire.

Je discutais hier avec M. Dominique Barella, président de l'Union syndicale des magistrats. Avant la guerre, les avocats et les magistrats sortaient du même sérail. Ils se connaissaient, s'appréciaient, se respectaient.

M. le Rapporteur : Les magistrats étaient même stagiaires pendant trois ans.

Me Hubert DELARUE : Tout à fait. Les avocats ne sont pas des « auxiliaires de justice », mais des acteurs de la justice, comme le sont les magistrats. Leur tâche est différente de la nôtre, mais il faut que nous travaillions ensemble. Aujourd'hui, nos relations sont difficiles, comme l'a montré ce dossier, comme le montrent bien d'autres.

Il nous faut tirer les leçons à un niveau institutionnel. Nous pourrions, avec vous, avec d'autres, nous engager dans des états généraux de la justice.

Le projet de Mme Delmas-Marty était excellent. Il gardait notre spécificité, notre culture, notre histoire, en les adaptant à un monde judiciaire qui devient de plus en plus teinté d'accusatoire. Progressivement, nous quittons le terrain du secret, du non contradictoire et nous allons vers l'oralité, vers le contradictoire, et vers la publicité.

Le juge d'instruction aura bientôt deux cents ans. Son ancêtre est né il y a presque quatre siècles. Je sais que nous avons la meilleure justice, la meilleure administration, la meilleure économie. Je sais que nous sommes exceptionnels et parfaits, tout le monde le dit. Mais je pense que vous devez tirer institutionnellement toutes les conséquences de ce désastre, sans s'arrêter au chef d'orchestre et aux musiciens qui ont si mal interprété la partition.

M. le Président : Merci, maître Delarue, de ce que vous avez dit avec passion. Contrairement à ce que vous pensez, je suis d'accord avec vous s'agissant de l'inquisitoire et l'accusatoire : dans de nombreux pays, les procédures sont en train de se mâtiner l'une l'autre. Vous nous suggérez de nombreuses réformes et vous avez anticipé, ainsi que Maître Berton, plusieurs des questions que nous avions préparées. Je remarque cependant qu'on avait déjà engagé des réformes du Parquet il y a quelques années. Celles-ci ne sont pas allées jusqu'au bout de la procédure parlementaire, pour des raisons sur lesquelles je ne souhaite pas revenir. Mais ce qu'avait écrit Mme Delmas-Marty a été repris en partie.

À vous écouter, nous mesurons l'importance de la tâche qui nous attend et de l'attente que nous suscitons, dans les milieux judiciaires, chez les avocats, chez les magistrats et dans la société française.

Me Antoine DEGUINES : Je suis intervenu au cours du procès de Saint-Omer alors que l'un de nos confrères, chargé qu'il était de la défense de Franck Lavier, avait été hospitalisé. La question qui se posait alors était de savoir si le procès pouvait être interrompu ou au moins disjoint s'agissant du seul Franck Lavier. Étant le bâtonnier de Boulogne-sur-Mer, c'est à ce titre que je me suis commis d'office, sans rien connaître du dossier, si ce n'est par ce que j'avais pu en lire dans la presse ou en entendre dans les couloirs du Palais de justice. J'ai accompli cette tâche comme j'ai pu et je n'ai donc eu connaissance des problèmes que posaient cette procédure et le travail du juge Burgaud qu'à l'occasion de cette intervention un peu tardive.

En tant qu'avocat du barreau de Boulogne-sur-Mer et de bâtonnier, j'ai bien entendu connu M. Burgaud, un homme courtois et ouvert, qui n'hésitait pas à recevoir les avocats pour parler. Mais très vite, nous nous sommes aperçus que s'il était accessible, il semblait ne pas écouter ni prendre en compte ce que les avocats lui disaient.

Je l'ai connu à l'occasion de trois autres affaires qu'il a menées dans ce cabinet. Ces affaires se sont terminées par deux relaxes, dont l'une a été confirmée par la Cour d'appel de Douai, et la troisième par une ordonnance de non-lieu, prononcée du bout de la plume par son successeur. C'est vous dire ...

M. le Rapporteur : Dans ces trois affaires, y avait-il eu ou non mise en détention ?

Me Antoine DEGUINES : Il n'y en avait pas eu. La matière ne le permettait pas, s'agissant notamment d'une personne morale mise en examen. Cela étant, vous imaginez que même une personne morale peut subir des dommages collatéraux du fait d'une mise en examen qui est intervenue par trois fois dans trois affaires différentes, relayées par la presse qui l'avait sans doute présentée comme une future condamnée.

La personnalité du juge Burgaud semble assez attachante, courtoise, voire agréable. Pourtant, au cours ces trois affaires, il s'était trop souvent trompé, même si la liberté des personnes n'était pas en jeu. Il refusait systématiquement d'accéder aux demandes des avocats.

Dans une affaire très technique sur le plan médical, que ni les avocats ni les juges ne pouvaient résoudre sans l'appui d'experts, il a systématiquement refusé que des contre-expertises soient ordonnées. On s'est finalement rendu compte que le premier expert qu'il a excipé, à la demande de la défense, devant le tribunal correctionnel, avait reconnu qu'il s'était trompé, ce que le juge Burgaud semble ne pas vouloir faire.

J'ai été très choqué de lire dans la presse qu'il se présentait désormais comme une victime à laquelle on n'accordait pas le droit de la présomption d'innocence. Alors qu'il n'a pas été encore placé en détention provisoire. Il ne faudrait pas inverser les rôles.

Je crois savoir que votre commission d'enquête a deux missions essentielles : permettre aux citoyens de comprendre ce qui a pu se passer lors de ce procès d'Outreau pour qu'il dysfonctionne à ce point ; et déboucher sur des propositions de réforme de la loi.

Les législateurs que vous êtes ont voté depuis quelques années des lois de plus en plus répressives, qui sont attentatoires aux droits de la défense. Lorsque j'entends dire que le remède au procès d'Outreau et à ses dysfonctionnements serait d'accroître les droits de la défense, ce n'est pourtant pas ce que vous faites depuis quelques années. Je citerai la loi « Perben » dont l'objectif était de pouvoir placer en détention dans des conditions qui ont valu à la profession de s'émouvoir, ce qui a abouti à créer une suspicion à l'encontre des avocats. Cela ne peut que rentrer dans l'esprit des magistrats.

Lorsque je disais que M. Burgaud n'écoutait pas les avocats, c'est peut-être parce qu'on ne le lui avait pas enseigné à l'École nationale de la magistrature. La presse lui apprenant que le législateur prend certaines libertés avec les droits de la défense, il s'est peut-être dit que ce que lui proposaient les avocats n'avait pas d'intérêt.

On parle de supprimer le juge d'instruction. Je ne sais pas où est la solution. Mais si cela devait être envisagé, il faudrait renforcer les droits de la défense et les moyens qui permettent leur exercice plein et entier.

Dans de très nombreuses affaires, comme dans celle qui nous préoccupe aujourd'hui, de nombreux accusés étaient en droit de bénéficier de l'aide juridictionnelle. Leurs avocats percevaient ou devaient percevoir une indemnité pour leur travail de défense. Si nous devions nous engager dans une voie qui restreindrait le pouvoir du juge d'instruction et qui accroîtrait les droits de la défense, il ne faudrait pas en rester au plan des principes. Il faudrait qu'au plan matériel, ces droits puissent s'exercer pleinement.

Je me permettrai de retracer des différentes étapes de la procédure.

La création du juge des libertés et de la détention permet d'instituer un contrôle à côté du juge d'instruction. Mais, en fait, ce juge des libertés et de la détention n'a pas les moyens de connaître vraiment la procédure. Lorsque le juge d'instruction lui en parle, il le fait déjà avec l'orientation qui est la sienne. Et lorsque le dossier devient de plus en plus volumineux, le juge des libertés n'en n'a pas une parfaite connaissance.

Au final, la décision qui sera prise, non plus par le juge d'instruction, mais par le juge des libertés, aura pour conséquence de déresponsabiliser le juge d'instruction et de le conforter dans l'idée qu'il ne se trompe pas lorsqu'il pense qu'il faut maintenir les personnes en détention.

Je n'accablerai personne nommément. Mais je tiens à dire que, quel que soit le type d'affaires, son importance et sa gravité, lorsque nous intervenons devant la chambre de l'instruction, les décisions prises par un juge d'instruction et que nous sommes venus critiquer, sont confirmées à 95, 96 ou 97 %. Lorsque parfois, une décision contraire est rendue par la chambre de l'instruction, elle n'est pas plus motivée que cela. Les magistrats sont pourtant capables de motiver leur décision. Mais il faut dire que les conditions matérielles de fonctionnement sont insupportables.

La chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai audience un nombre considérable d'affaires. Chacun sait que ses arrêts sont rédigés avant même que l'affaire soit examinée. Au point que lorsque les magistrats prennent une décision contraire, ce qui est développé dans l'arrêt ne correspond pas à la décision finalement rendue.

S'ils rédigent les arrêts à l'avance, c'est parce qu'ils n'ont pas le temps matériel de statuer et de rédiger un arrêt complet une fois que l'audience est levée.

M. le Président : C'est tout de même grave.

Me Antoine DEGUINES : Cela dit, l'arrêt est rédigé dans ses motifs, mais la décision ne figure pas au bas de l'arrêt. On pourrait imaginer deux versions, mais le travail serait rendu encore plus difficile et compliqué.

Venons-en à la presse. Heureusement qu'elle a été présente lors des procès d'assises qui se sont déroulés à Saint-Omer et à Paris. Mais il serait bon qu'elle s'interroge sur les responsabilités qui ont pu être les siennes. Certains journaux régionaux, au début de l'affaire, titraient et s'interrogeaient sur les crimes particulièrement odieux et graves qui avaient été commis. Elle a sans doute contribué à contaminer les services sociaux, et par voie de conséquence, la parole des enfants.

Je crois avoir lu tout récemment que certains journalistes n'avaient d'informations que par les policiers et le Parquet. Or, le travail d'investigation d'un journaliste ne doit pas se limiter à cela. Ils pouvaient s'adresser aux avocats pour avoir un écho différent de l'affaire.

Voilà les pistes que j'ouvre et que je pense que ce procès devrait permettre d'approfondir. Je suis évidemment à la disposition de votre commission pour répondre aux questions que vous souhaiteriez me poser.

Me Aurélie DESWARTE : Je suis la collaboratrice de Maître Berton. J'ai eu à connaître de ce dossier dans le cadre d'un contrat de collaboration et je l'ai assisté dans la défense de Mme Marécaux. J'avais très peu d'expérience à l'époque, dans la mesure où j'avais débuté en janvier 2002. Je voudrais revenir sur trois points, qui m'ont semblé importants.

D'abord, nous avons eu des difficultés à accéder à la procédure. Nous n'avons pas disposé immédiatement de la copie de la procédure. Ensuite, nous ne l'avons eue qu'en quatre temps.

La première copie qu'on ait pu emmener au cabinet, en janvier 2002, était partielle - de la cote D 300 à la cote D 800. Ainsi, nous n'avions pas la première partie de la procédure, alors que nous avions besoin de comprendre comment Mme Marécaux avait été parachutée dans ce dossier et comment ce dossier avait été monté. Il a fallu attendre le 8 mars 2002 pour récupérer cette première partie.

Il nous a fallu faire des déplacements réguliers, dans la mesure où nous avions choisi de faire un certain nombre de demandes d'actes afin d'éclaircir certains points. Nous avions besoin de connaître les dernières évolutions du dossier, d'autant que les interrogatoires étaient assez nombreux. J'ai donc fait des allers et retours entre Lille et Boulogne-sur-Mer, soit 300 km, tous les quinze jours ou trois semaines.

On peut comprendre qu'on n'ait pas toujours des copies intégrales à disposition, surtout en cas de dossiers aussi volumineux. Mais on ne peut pas comprendre que, lorsqu'on prévient de son arrivée, on n'ait pas d'accès direct à l'original de la procédure.

Quand le magistrat construit son dossier, il y a la procédure originale, qui comprend les procès-verbaux signés par les protagonistes, et il y a plusieurs copies : une pour la chambre de l'instruction, une qui est mise à la disposition des avocats.

La copie mise à la disposition des avocats n'était pas régulièrement mise à jour. Nous ne pouvions avoir accès à l'original que lorsque le magistrat instructeur était dans son cabinet. C'est ainsi que Me Tery, un autre collaborateur de Me Berton, qui avait profité d'un déplacement à Boulogne-sur-Mer pour venir prendre connaissance de l'évolution du dossier, s'était entendu répondre : « désolé, j'ai pour instruction de ne pas communiquer le dossier lorsque le magistrat instructeur n'est pas là ». Me Tery s'en était offusqué par courrier.

Généralement, lorsqu'ils savent que l'on exerce loin de l'endroit où le dossier est instruit, les magistrats instructeurs facilitent notre accès à la procédure.

M. le Rapporteur : S'agissant de la copie, les problèmes de retard sont-ils liés, selon vous, à un manque matériel de moyens ou à une mauvaise volonté quelconque ?

Me Aurélie DESWARTE : Il s'agissait de problèmes purement matériels.

M. le Rapporteur : Ce qui explique que les services du greffe ne faisaient pas la copie.

S'agissant du dossier lui-même, vous venez de nous expliquer les difficultés de consultation que vous aviez rencontrées, même en prévenant d'avance de votre passage.

Me Aurélie DESWARTE : Il m'est arrivé de venir deux jours de suite pour prendre connaissance des modifications du dossier, à la suite de plusieurs commissions rogatoires. Comme nous passions prochainement devant la chambre de l'instruction et que nous nous attendions, cette fois encore, à constater des incohérences dans le dossier, j'avais besoin d'avoir une connaissance complète des nouvelles pièces.

Le deuxième jour, le greffier du juge d'instruction m'a apporté ma copie de procédure, en me précisant que je pouvais l'emmener au cabinet ; le magistrat était d'ailleurs présent. Alors que je consultais le dossier original dans le couloir, le greffier m'a demandé de rendre cette copie. Comme je ne comprenais pas, je suis allée voir le magistrat instructeur qui m'a déclaré que ce n'était pas ma copie et qu'il avait autre chose à régler.

J'ai ensuite demandé à consulter la suite du dossier original, après que le dernier acte ait eu lieu. Alors qu'il ne me restait plus que 20 cotes à lire, le greffier m'a fait comprendre qu'il souhaitait partir et que je devais également partir. Le magistrat s'étant engagé à ce que je puisse accéder au procès-verbal de confrontation qui avait eu lieu cet après-midi-là, je me suis rendue dans son cabinet. Il m'a dit qu'il avait autre chose à faire, qu'il travaillait, que le greffe était fermé et que si je ne partais pas, il me ferait jeter dehors manu militari.

M. le Rapporteur : Avez-vous fait une démarche auprès du bâtonnier local pour de tels propos ? Si oui, comment a-t-il réagi ?

Par ailleurs, il me semble que ce problème de dossier s'est posé à tout le monde. Y a-t-il eu une démarche collective de la part des avocats pour mettre les choses au point avec le juge d'instruction ?

Me Aurélie DESWARTE : J'ai prévenu Maître Berton. J'ai réagi face au juge d'instruction. Nous avons prévenu le Premier président de la Cour d'appel et le Parquet général. Quelque temps après, une copie nous a été donnée.

Mais ce n'était pas le seul problème. J'ai assisté Mme Marécaux dans le cadre d'un interrogatoire qui a eu lieu le 2 avril 2002. Il se trouve qu'il est très important, pour un magistrat instructeur, de faire acter sa lecture du dossier au travers des questions posées au mis en examen. Il en est de même pour la défense, au travers des questions posées par les avocats ou les parties civiles.

La première question posée à Mme Marécaux était de savoir si elle était allée en Belgique, dans la mesure où une partie des faits s'y déroulaient. Mme Marécaux répondit qu'elle n'était pas allée en Belgique, mais que, lorsqu'elle se rendait au domicile de ses beaux-parents, elle longeait la frontière puisqu'ils vivent dans une commune frontalière. Il y a eu un problème de retranscription de sa réponse. En effet, il avait noté qu'elle était passée par la Belgique et moi, j'avais entendu qu'elle avait longé la frontière.

Le magistrat refusa de prendre la page de son greffier, qui est le garant du bon déroulement de l'acte. Dans un premier temps et après tergiversations, il m'indiqua qu'il avait modifié le procès-verbal dans le sens de ce qu'avait dit Mme Marécaux. D'autres questions furent posées et on se rendit compte, à la fin de l'acte, que cette modification n'avait pas été prise en compte. J'ai dû insister lourdement, demander que mes observations soient actées au procès-verbal et le menacer, à défaut, de faire des conclusions, pour que cette modification soit effective.

Lors de ce même interrogatoire, M. Burgaud a posé, à deux reprises, à Mme Marécaux une question en contradiction avec les procès-verbaux contenus dans le dossier. Je le lui ai signalé immédiatement, lui proposant de sortir les pièces et de procéder à leur lecture. Il me répondait que c'était sa question ; je lui répondais que c'était mon observation et qu'elle devrait être actée au procès-verbal.

Voilà comment se déroulaient les actes dans le cabinet de M. le juge d'instruction.

Je précise qu'on ne pouvait pas avoir accès au magistrat instructeur, qui était enfermé à clé dans son bureau quand je venais consulter le dossier. Il n'y avait aucun moyen de lui faire part de quoi que ce soit.

M. le Rapporteur : Concrètement, comment cela se passait-il ?

Me Aurélie DESWARTE : Les actes avaient lieu dans le bureau de son greffier. Le bureau du greffier était accessible, pas celui du magistrat instructeur, qui s'enfermait à clé.

La troisième et dernière difficulté que je souhaitais mettre en exergue tenait au fait qu'il existait deux dossiers parallèles, qui ont été instruits par deux magistrats distincts.

Il se trouve que quelques jours avant l'interpellation de la deuxième vague dite « des notables » le 14 novembre 2001, M. Burgaud avait réentendu Mme Badaoui, et que la personne qui était déférée dans le cabinet de cet autre magistrat instructeur a rencontré Mme Badaoui et l'a embrassée devant les deux magistrats. Elles habitaient deux tours du même quartier.

Ce petit événement anodin n'a pas été du tout traité de la même façon dans les deux dossiers - ce qui est incompréhensible.

Dans le dossier d'instruction ouvert chez l'autre magistrat, ce dernier note : « Nous avons été saisis par M. le procureur de la République de Boulogne-sur-Mer de l'ouverture d'informations pour des faits de viols aggravés à l'encontre d'un certain nombre de personnes. Au moment où nous allions recevoir telle personne pour la mettre en examen, nous nous sommes rendus compte qu'elle embrassait quelqu'un qui était convoqué dans le cabinet de M. Burgaud. Nous allons voir de qui il s'agit et demander les procès-verbaux pour essayer de comprendre... »

Dans le dossier d'instruction ouvert chez M. Burgaud, il n'y a aucun acte dans la cote fond qui permette de relater cet épisode. Nous en avons eu connaissance au moment où nous avons enfin eu accès à la cote forme, où figuraient les « soit transmis » d'un magistrat à l'autre. Auparavant, nous n'avions pas connaissance de cet incident, et nous pensions qu'il n'y avait qu'un seul dossier.

Quelque temps avant le passage en cour d'assises, quand on a eu réellement la copie intégrale de cette procédure, nous avons découvert qu'il existait un autre dossier. Pourtant, à cette époque, le magistrat instructeur recherchait un réseau pédophile. Pourquoi ce réseau pédophile n'aurait-il pas sévi dans l'autre tour ?

Tels sont les trois points que je voulais vous soumettre. Modestement, je ne ferai pas de proposition. Comme je vous l'ai indiqué, je venais juste de débuter.

M. le Président : Et vous êtes trop jeune pour nous dire si les pratiques que vous dénoncez sont fréquentes. Maître Pelletier, qui a plus d'expérience, pourra sans doute nous en parler.

M. le Rapporteur : Est-ce que c'est essentiellement vous qui assistiez aux instructions ?

Me Aurélie DESWARTE : En fait, je n'ai assisté qu'à deux actes d'instruction : l'interrogatoire du 2 avril 2002 et l'interrogatoire de curriculum.

Me Hubert DELARUE : Je voudrais préciser que, dans la demande de délocalisation et de dessaisissement que nous avons adressée Me Berton et moi-même, le 8 février 2002, au procureur général de la cour d'appel de Douai, nous avions évoqué, entre autres, la difficulté inhérente à la communication des pièces de procédure : depuis le 16 novembre, nous ne disposions toujours pas de l'intégralité des pièces de procédure, malgré des demandes au greffe du magistrat instructeur, au procureur de la République. Nous avons également écrit au Premier président et au Procureur général.

M. le Rapporteur : Il n'y a pas eu de démarche collective très énergique ?

Me Hubert DELARUE : Mon confrère intervenait pour Odile Marécaux et moi pour Alain Marécaux, et nous étions assez souvent en contact. Lui étant à Lille et moi à Amiens, c'était très compliqué.

Me Caroline MATRAT-MAENHOUT : J'ai eu l'honneur d'intervenir pour Thierry Dausque.

Mon confrère Berton vous a parlé d'humanité. L'avocat général, à Paris, nous a parlé d'humanité. Or il a fallu attendre le procès en appel de la cour d'assises de Paris pour qu'il soit question d'humanité dans ce dossier, en tout cas s'agissant de Thierry Dausque.

Sans vouloir tomber dans la caricature, je considère que Thierry Dausque est l'illustration de la justice des pauvres. J'ai été désignée dans ce dossier en qualité d'avocat commis d'office en février 2002. Mon client était mis en examen, placé en détention depuis mars 2001. Durant un an, il a été seul, complètement seul : sans avocat, sans famille parce que l'avocat sert de courroie de transmission entre le détenu et sa famille. La famille ne comprend pas forcément ce qui se passe, comment s'y prendre pour obtenir les permis de visite et faire les démarches. La famille Dausque est précisément une famille modeste, qui s'est trouvée totalement dépourvue face au placement en détention de Thierry.

J'ai été désignée en février 2002, après que l'intégralité des actes qui serviront de base au travail de la cour d'assises de Saint-Omer et de Paris aient été réalisés s'agissant de Thierry Dausque. J'aurai beau batailler, du haut de mes deux ans de barreau, pour obtenir une nouvelle confrontation, elle ne m'a pas été accordée.

J'avais deux ans de barreau, autant dire que je n'avais que mon énergie à offrir à Thierry Dausque. Il a fallu que j'attende la cour d'assises de Paris pour qu'il soit entendu et que je sois entendue.

Mon bâtonnier vous a parlé de ses rencontres avec M. Burgaud. Mais lorsqu'on n'a que deux ans de barreau, on est reçu avec beaucoup moins d'égards par un magistrat, même s'il n'a que deux ou trois ans de plus que vous.

Je visite Thierry Dausque à la maison d'arrêt de Béthune. Depuis un an, il est tout seul, sans famille. Il subit le mépris, les crachats et autres difficultés. Il est méfiant, mais il est en attente de quelqu'un qui l'aide. Il va me parler d'une confrontation particulièrement traumatisante, avec Mme Badaoui et son avocat, Aurélie Grenon et son avocat, David Delplanque et son avocat, le magistrat et son greffier... et lui, tout seul.

Mon confrère vous a parlé, il y a quelques instants, de cette petite fille qu'on avait entendue sans avocat, à laquelle on avait notifié un certain nombre de dispositions du code de procédure pénale. Que pensez-vous que puisse faire Thierry Dausque, qui ne connaît rien du monde de la justice, qui est inhibé, qui a les plus grandes difficultés à s'exprimer en public, face à des accusateurs, leurs avocats, un magistrat dont on a décrit la personnalité et son greffier ? Il a été totalement déstabilisé. Ne croyez-vous pas que cet acte n'aurait jamais dû avoir lieu, dans la mesure où Thierry Dausque n'avait pas d'avocat, depuis plus d'un an ?

M. le Président : Pourquoi n'en avait-il pas ? Monsieur le bâtonnier, est-ce un dysfonctionnement du Barreau ?

Me Antoine DEGUINES : Ce n'est pas dû à un dysfonctionnement du Barreau, mais au fait qu'il n'avait pas souhaité d'avocat.

Me Caroline MATRAT-MAENHOUT : Ce n'est pas tout à fait exact. Thierry Dausque s'est vu, comme c'est habituellement le cas, désigner des avocats commis d'office. Mais nos confrères ne peuvent pas forcément toujours assumer la charge que représente une défense au titre de la commission d'office.

Me Antoine DEGUINES : Il n'y a donc pas eu de dysfonctionnement de la part du barreau de Boulogne-sur-Mer, qui a mis à la disposition de M. Dausque, dans la mesure où il en avait fait la demande à l'époque, un avocat.

M. le Rapporteur : Il y a donc eu des demandes d'avocat d'office, qui ont été honorées par l'ordre. Mais l'avocat désigné d'office n'y serait pas allé par manque de temps.

Me Antoine DEGUINES : Je ne peux pas vous répondre sur ce point.

M. le Rapporteur : C'est tout de même un dysfonctionnement. Sauf erreur de ma part, les instances ordinales sont là aussi pour voir comment cela se passe.

Me Antoine DEGUINES : Encore faut-il que la personne qui a bénéficié des services d'un avocat commis d'office qui ne l'assiste pas le signale. Les services de l'Ordre ne peuvent pas suivre l'ensemble des dossiers.

M. le Rapporteur : Vous étiez vous-même sur le dossier ?

Me Antoine DEGUINES : Non, pas à l'époque. Je suis intervenu pour la première fois devant la cour d'assises.

M. le Rapporteur : Il faudrait peut-être vérifier ce qui s'est passé.

Me Caroline MATRAT-MAENHOUT : Maître Tachon a été désigné dans le cadre de la permanence pour l'interrogatoire de première comparution. Un deuxième avocat a été désigné au titre de la commission d'office. Il a quitté le barreau, après avoir été longtemps absent pour congé de maternité.

Thierry Dausque a toujours souhaité avoir un avocat à ses côtés. Il aurait dû en avoir un le jour de cette confrontation organisée avec plusieurs accusateurs. Or il était seul ce jour-là.

Quoi qu'il en soit, le magistrat instructeur avait pleinement connaissance du souhait de Thierry Dausque d'être assisté. Néanmoins il a organisé cette confrontation ce jour-là.

J'interviens en février 2002, un mois après cet interrogatoire. Je dépose une demande d'acte visant à ce qu'une nouvelle confrontation soit organisée. Je ne vais même pas jusqu'à demander une nouvelle confrontation de M. Dausque à chacun de ses accusateurs. Je demande simplement qu'on refasse l'acte. Cela ne m'est pas accordé.

On parle de mépris, on parle de défaut d'humanité. Mais ce défaut d'humanité, je l'ai retrouvé à la cour d'assises de Saint-Omer. Non seulement Thierry Dausque n'a pas eu d'avocat pendant un an, mais il n'intéressait visiblement pas la presse. D'une certaine façon, c'est celui qui n'a jamais intéressé personne jusqu'à la cour d'assises de Paris.

Il n'avait pas d'avocat. Il n'a pratiquement pas d'ami. Sa famille est des plus restreintes. Au point qu'au moment de déposer devant la Cour d'assises de Saint-Omer, je n'avais trouvé que trois personnes pour parler en bien de lui. La presse était intéressée par certains profils comme celui de l'huissier, ou de la boulangère ou le prêtre. Mais pas par Thierry Dausque.

Lorsque la maman se présente à la barre, avec son amour pour son fils et ses difficultés d'expression, on lui demande ce qu'elle a à dire sur lui. Elle qui ne l'a pas vu depuis qu'il a été incarcéré répond : «  Il est innocent ». On lui rétorquera : « Ce n'est pas ce qu'on vous demande ». Peut-être que le juge d'instruction a manqué d'humanité, peut-être que le juge des libertés en a manqué, mais les juges qui siégeaient à la cour d'assises de Saint-Omer en ont manqué aussi.

Je vais m'adresser à ceux qui connaissent notre littoral, dont je suis l'ardent défenseur et qu'on a sali et stigmatisé. Les gens d'Outreau ne sont pas tous des pédophiles. Mais Thierry Dausque a été caricaturé à loisir. Il s'est heurté à des gens qui ne sortaient pas de leur bureau et qui ne connaissaient pas ceux du Nord avec leur générosité, leur façon de parler et leurs difficultés.

Pour eux, Thierry Dausque n'était qu'un chômeur connu pour ses excès de boisson, et donc quelqu'un qui avait forcément violé des enfants. Cette image est restée collée à lui, que ce soit devant le juge d'instruction ou devant la cour d'assises de Saint-Omer. J'ai eu l'impression qu'il ne parlait pas la même langue que ceux qui l'écoutaient et qui ne comprenaient pas ses mots d'argot.

Il est temps que cette magistrature atterrisse et qu'elle se mette à la portée des gens. En tant qu'avocats, nous sommes en contact quotidien avec les personnes en difficulté et leurs particularités. Il me semble que ce jeune juge dont j'ignore le parcours, ne connaissait pas les difficultés et les particularités de la région dans laquelle il était installé.

Le président qui présidait la cour d'assises de Saint-Omer connaît certainement les particularités des gens du Nord puisqu'il a siégé régulièrement dans cette cour d'assises du Nord-Pas-de-Calais. Mais il m'est apparu comme un théoricien, et non comme quelqu'un qui avait le souci des gens.

Le jour où j'ai passé le grand oral pour intégrer le centre de formation des avocats, Maître Dupont-Moretti faisait partie du jury et j'aurais voulu qu'il soit là aujourd'hui pour m'entendre. Une de ses questions portait sur les qualités que devait avoir un avocat, et il attendait qu'on lui réponde qu'il fallait qu'il porte de l'intérêt aux gens et qu'on les aime. Tout à l'heure on a évoqué une formation commune magistrats-avocats. Eh bien, une telle question devrait toujours être posée, parce que si l'on n'aime pas les gens, on ne peut être ni juge ni avocat.

J'ai beaucoup à dire sur Thierry Dausque, sur ce qu'il a vécu et sur le mépris constant qu'on lui a opposé.

Je voudrais insister sur le fait que pour la première fois, à Paris, on a été concret. Pour la première fois, la présidente, qui, justement instruisait les débats avec beaucoup d'intérêt pour les gens, a posé des questions très précises sur le déroulement de leur vie. Mon confrère Berton parlait de la demande de transfert sur les lieux qu'on n'avait pas satisfaite. Car il fallait aller à la Tour du Renard, s'inquiéter du quotidien des gens, pour constater que dans ce microcosme se concentraient les jalousies et les rancœurs à l'origine du désastre que constitue aujourd'hui cette affaire.

Il a fallu attendre Paris pour qu'on se pose des questions, pour qu'on se mette à la portée des gens. Porter de l'intérêt aux gens et à leur quotidien est une exigence qui pourrait inspirer une réforme.

Le point suivant que je voudrais aborder concerne les services sociaux. Tous ces gens ont été privés de leurs enfants à un moment ou à un autre. Il ne faut pas critiquer de manière générale ce qui est fait dans l'intérêt des enfants et dans le souci de leur protection. Reste que dans cette affaire, les assistances sociales n'ont pas fait correctement leur travail.

Dans ce dossier, l'enfant qui était le principal accusateur a établi des listes. Ces listes ont servi de base aux poursuites. Thierry Dausque va figurer, ou du moins l'a-t-on cru, sur l'une de ses premières listes.

À Paris, on a découvert que sur cette liste, il était marqué : « le mari de Monique, Thierry », mais que ce n'était pas l'enfant qui avait porté ce prénom de Thierry. On a interrogé l'assistante maternelle qui a répondu que ce devait être l'enfant. L'enfant a fait remarquer que ce n'était pas son écriture. La référente, qui est la supérieure de l'assistante maternelle, a dit que ce devait être l'assistante maternelle...

Ces listes, qui ont servi de base à l'accusation, ne correspondaient pas aux propos de l'enfant, mais aux ragots des assistantes maternelles. Car ces listes avaient été « enrichies ». C'est ainsi que, dans la liste de l'enfant principal accusateur, « le mari de Monique » est devenu « le mari de Monique, Thierry », sous la plume de l'assistante maternelle et « l'ex-mari de Monique, Thierry Dausque », sous la plume de la référente. Et voilà comment M. Thierry Dausque s'est retrouvé, dans cette affaire, accusé et contraint de se défendre avec les moyens qu'il avait.

Enfin, et c'est mon dernier point, après Saint-Omer, Thierry Dausque a été condamné. Étant libre, il a souhaité renouer des liens avec son fils. Il ignorait qu'un droit de visite lui avait été maintenu durant toute la procédure et durant toute sa détention. Et pour cause : on le prévenait des audiences d'assistance éducative à midi, au moment où il quittait la maison d'arrêt. Quant à moi, son conseil, connu dans le cadre du dossier d'instruction, je n'ai été avisée des audiences d'assistance éducative qu'après coup. Et ce n'est pas faute de m'être signalée au juge des enfants. Je n'ai donc jamais assisté à l'une de ces audiences.

J'interviens pour Thierry Dausque au lendemain de la décision de Saint-Omer pour que soit rétabli, ou du moins rendu effectif son droit de visite. On ne lui a accordé qu'un droit de visite médiatisé en indiquant que l'enfant avait peur et qu'il en voulait à son père de ne pas lui avoir demandé pardon ! Rendez-vous compte : Thierry Dausque n'a jamais été poursuivi pour quoi que ce soit à l'égard de son fils ou des enfants de sa concubine. Mais on a maintenu dans l'esprit de cet enfant que son père devait lui demander pardon.

Jusqu'à Paris, Thierry Dausque ne verra son fils qu'une heure par mois, en droit médiatisé. Lorsque nous demanderons une extension de ce droit, on nous le refusera en disant que l'enfant était réticent, et on nous accordera deux fois une demi-heure. On a reproché à Thierry Dausque de ne pas être suffisamment loquace, de ne pas être le père qu'il fallait.

Finalement, au sortir du procès de Paris, alors que nous avions demandé une extension du droit de visite, on nous a répondu que l'enfant était réticent et que, même si le père était innocent, du temps s'était écoulé et qu'il fallait permettre à l'enfant d'être en confiance.

Un avocat doit exercer son métier avec humanité, avec intérêt pour la personne que vous défendez mais aussi dans le souci de l'intérêt de l'enfant. Dans le souci de l'intérêt de l'enfant, on a fait le choix de la progression. Mais il faut comprendre quel a été le préjudice de cet homme, privé depuis 2001 de son enfant et qui, aujourd'hui, doit se soumettre à cette lente procédure et à ce nouvel apprentissage de sa fonction de père.

On attend de lui qu'il soit un père selon une certaine caricature, et on poursuit cette caricature à son encontre.

Voilà ce que je voulais vous dire de Thierry Dausque, avec ses difficultés, sa souffrance. Voilà ce que je voulais vous dire de la justice des pauvres au quotidien. On m'a reproché d'avoir usé de la distinction qu'on a faite entre les notables et les autres. Certes, la boulangère n'est pas une notable, l'huissier n'était pas un notable au regard de ce qu'il a pu connaître comme expérience personnelle, en tout cas comme enfance. Mais quoi qu'il en soit, Thierry Dausque était au bas de l'échelle et il subit toutes les humiliations et tous les mépris.

M. le Président : Merci beaucoup. Je retiens que le fonctionnement du système judiciaire est en cause, ce que personne ne conteste. Notre commission a été créée pour savoir ce qui s'était passé. Je crois, monsieur le bâtonnier, que l'organisation des commissions d'office, dans votre barreau comme dans d'autres, doit aussi être revue. Car il y a eu un dysfonctionnement.

Me Antoine DEGUINES : Sûrement pas au barreau de Boulogne-sur-Mer, je m'en porte garant. De toute façon, je ne pense pas que nous soyons en train de faire le procès de l'organisation de ce barreau.

On pourrait reprocher au juge d'instruction de ne pas s'être rendu compte que M. Dausque avait des difficultés à s'exprimer et demander immédiatement au bâtonnier de lui fournir un avocat...

M. le Rapporteur : Et de s'y substituer éventuellement...

Me Antoine DEGUINES : ...ce que j'ai fait devant la Cour d'assises de Saint-Omer pour Franck Lavier.

M. le Président : Je ne faisais pas le procès du barreau de Boulogne-sur-Mer, ni de la profession d'avocat, à laquelle j'appartiens. Tout le monde peut, de temps à autre, se poser des questions sur son propre fonctionnement. Ce qui ne m'empêche pas de penser que j'exerce le plus beau métier du monde.

Me Jean-Louis PELLETIER : Je pense exactement comme vous. Le cri de douleur et d'émotion que nous venons d'entendre montre que nous exerçons une très belle profession.

Je serai rapide car tout a été dit, et bien dit. Et puis, on n'a pas tellement envie, quand on est avocat, de tirer sur un cortège d'ambulances.

J'étais l'avocat de Dominique Wiel. C'est un bien grand mot d'ailleurs, car je n'ai pas plaidé. Je ne suis pas allé jusqu'au bout de ma mission. L'avocat général avait rempli notre rôle et le procureur général lui-même s'était associé à l'effort qui venait d'être fait en faveur de nos clients : nous nous sommes donc tus et je pense que ce silence a été assez bien perçu.

Je n'étais pas à l'instruction, je n'étais pas au premier procès, je n'ai pas vécu ce que mes confrères ont vécu, je n'ai pas souffert avec eux, ce qui est peut-être un inconvénient. Mais au début de l'été, lorsque Dominique Wiel m'a confié son dossier, j'ai consulté toutes les procédures. Eh bien, moi qui suis avocat depuis une quarantaine d'années, j'ai été effaré par ce que je découvrais, procès-verbal après procès-verbal !

Au cours de ma carrière, j'ai souvent eu l'impression de toucher le fond. J'ai eu souvent l'impression que certaines instructions, même dans des affaires gravissimes, avaient été superbement menées. Mais là, je me demandais si ce que je lisais était possible.

Au tiers de ma lecture, j'ai été aveuglé par cette vérité : tout au long de la chaîne pénale, rien n'avait fonctionné normalement ! Cette affaire, cette instruction est une véritable caricature. S'il y avait à démontrer aux jeunes avocats et aux jeunes magistrats tout ce qu'il ne faut pas faire, on prendrait le procès d'Outreau, cote après cote, de la garde à vue à la Cour de cassation ! Certes, l'épilogue a été fantastique. Mais cela nous montre que la justice n'est rien d'autre que ce qu'en font les hommes ou les femmes.

On va vouloir changer certaines choses. Mais comment ? Déjà, entre avocats, quelle que soit la profondeur de nos liens, nous ne sommes pas d'accord. L'essentiel, c'est le dossier, c'est le juge, et c'est de savoir ce qu'on pourra changer pour que cela ne se reproduise pas. On a en effet bien envie de dire : plus jamais ça !

La première chose serait de changer les mentalités. C'est grâce à votre collègue, M. Jacques Floch que, dans le code de procédure pénale, il a été inscrit que la présomption d'innocence devait être considérée comme une vérité de base. Seulement, ce n'est qu'un écrit. Les professionnels savent très bien que, neuf fois sur dix, nos clients n'en bénéficient pas, et que c'est à eux qu'il incombe de prouver leur innocence. Avant que cette preuve soit administrée, ils vont rencontrer toutes les barrières que des juges d'instruction - et pas seulement eux - vont leur opposer.

J'ai dit que rien n'avait fonctionné normalement, tout au long de la chaîne pénale. Il faut y inclure les experts. J'ai été consterné par celui qui n'acceptait pas d'être critiqué à Paris et qui avait déclaré à la presse : « Tant qu'on nous paiera comme des femmes de ménage, nous ferons des rapports de femmes de ménage ». C'est faramineux ! Pourtant, ce sont ces rapports qui ont assis le travail du juge d'instruction, qui ont forgé l'opinion de la chambre de l'instruction - si tant est qu'elle en ait eu besoin.

À chaque étape, on touche le fond ! Je peux le dire, moi qui pratique depuis plus de quarante ans les tribunaux. Les chambres de l'instruction aussi, d'ailleurs. Quel miracle, lorsqu'on tombe sur une chambre de l'instruction « qui fait son boulot », qui sait remettre quelqu'un en liberté sans que ce soit considéré comme un sacrilège et qui n'a pas peur de faire baisser les statistiques ! À Paris, peu ou prou, en se consultant, les avocats ont calculé un taux de remise en liberté qui n'atteint pas 10 % annuels. Or, il n'y a tout de même pas 90 % de coupables dans des dossiers où les gens sont présumés innocents ! Quelque chose ne fonctionne pas. Ce sont surtout les mentalités qu'il faudrait réformer. Reste à savoir comment.

On pourrait les modifier à la source et faire en sorte que la présomption d'innocence devienne le credo des jeunes magistrats en cours de formation. Il appartient à l'accusation d'apporter la preuve de la culpabilité de quelqu'un. Ces jeunes magistrats devraient avoir la religion du doute.

Je suis obligé, depuis de nombreuses années, de répéter devant les cours d'assises aux jurés ce que personne ne leur dit jamais, à savoir que le doute est inscrit dans la loi et que, s'ils doutent, ils ne sont pas obligés de répondre « non » à une question. Il leur suffit de mettre un bulletin blanc ou que le bulletin soit nul et que, dans ces conditions, il sera considéré comme étant favorable à l'accusé. Le doute n'est donc pas qu'une vérité qu'on rabâche, c'est une vérité judiciaire.

Que faire ? La semaine prochaine, je plaide à Saintes un dossier très difficile. Mais le juge d'instruction de la Rochelle est quelqu'un de remarquable. Non pas qu'il ait fait des cadeaux à mon client, mais parce qu'il instruit à charge et à décharge. Il ne s'est jamais départi de la moindre objectivité. Il n'a jamais eu un mot désagréable à l'encontre de mon client. Il instruit comme beaucoup de magistrats devraient instruire.

En revanche, du côté de M. Burgaud, là aussi, on touche le fond. Hier matin, au seuil de vos débats, il a déclaré qu'il ne s'excuserait pas. On ne le lui demande pas de s'excuser, mais de se regarder de temps en temps devant la glace. Quand on en est à ce point de catastrophe, on reste discret ! Cela dit, je n'ai pas de leçon à donner.

Que faire ? Il y a à peu près trois semaines, dans son discours de rentrée, M. le Premier président s'est interrogé sur les possibilités de remédier à l'institution du juge d'instruction. Il n'y a pas à s'étonner car cette interrogation est dans l'air du temps. Mais il s'est référé à M. Robert Badinter et a rappelé qu'il y a plus de vingt ans, celui-ci avait exprimé l'idée d'instituer une sorte de chambre de l'instruction au premier niveau. Selon le Premier président, c'était une idée généreuse et intéressante, mais qui avait été abandonnée parce que cela aurait coûté trop cher.

Si cela en vaut la peine, on peut néanmoins tenter l'expérience. Ensuite, ce qui coûte cher, c'est ce qui se passe au niveau de la chambre de l'instruction et de la cour d'appel. Admettez qu'on institue une collégialité au niveau du tribunal, que l'instruction soit assurée par trois juges, dirigés par un magistrat chevronné. La création d'un premier juge d'instruction ou un super-juge d'instruction ayant rang de conseiller à la cour serait d'ailleurs, sans doute, de nature à revaloriser l'institution. Son expérience pourrait profiter aux jeunes magistrats qui feraient partie de ce collège. Les décisions importantes seraient prises sous forme collégiale. Je pense que c'est une piste que l'on pourrait suivre.

La chambre de l'instruction ? C'est catastrophique ! Si vous ne manquiez pas de temps, occupés que vous êtes à faire des lois qui ne nous conviennent pas toujours, vous viendriez un matin à huit heures et demi à la porte de l'une des chambres de l'instruction de la cour d'appel de Paris. Vous y trouveriez une foule hétéroclite, composée d'avocats, de clients libres ou de parents de clients auxquels on n'a pas dit qu'il leur était inutile de se déplacer car ils ne seraient pas reçus. La salle d'audience de la chambre de l'instruction est une espèce de sanctuaire où seuls les avocats peuvent pénétrer. Pour autant, ils n'y pénètrent qu'avec beaucoup de précautions et pour peu de temps - maître, contentez-vous d'une explication sommaire, etc.

Vous seriez effaré. Les magistrats ne commencent pas à huit heures trente, mais à neuf heures et quart. Ils ne terminent pas à midi mais à quatorze heures. Si le client est détenu, on le fait sortir de la trappe, on le regarde, on lui dit qu'il n'a rien à dire, que son avocat s'est exprimé, et on le fait ramener.

Voilà ce qui se passe sur le terrain ! De la chambre de l'instruction, du magistrat instructeur, on passe à l'audience.

Au tribunal correctionnel, on pourrait instituer une procédure semi-accusatoire. Lorsque Mme Mireille Delmas-Marty avait rédigé son rapport, certains présidents, notamment à la vingt-troisième chambre à Paris, ont tenté l'expérience : le procureur exposait ses moyens, la défense argumentait, le prévenu disait ce qu'il avait à dire ; il y avait un certain équilibre.

En Corse, j'ai connu un président d'assises, maintenant président de chambre à la cour d'appel de Versailles, qui était parvenu à instituer au cours de l'audience un mode presque accusatoire, et cela fonctionnait bien.

Les institutions sont ce qu'elles sont, mais je pense qu'il ne faudrait peut-être pas grand-chose pour qu'elles fonctionnent mieux. On changerait le juge d'instruction par ce que vous voudrez parce que, de toutes façons, on ne le conservera pas ainsi ; on mettrait la chambre de l'instruction face à ses responsabilités ; on supprimerait le diktat qui fait que, dans un certain nombre de matières, le président de la chambre de l'instruction n'a pas à nous entendre, pas plus que les conseillers.

Je remarque qu'il se passe à peu près la même chose à la Cour de cassation, lorsque l'examen immédiat du pourvoi est rejeté, parfois sur des problèmes cruciaux de nullité présentée par la chambre de l'instruction. Or, cette dernière n'est pas souveraine. Il serait bon que la Cour de cassation se prononce tout de suite. Pourquoi ajourner ? Cela signifie que tout le travail que nous avons fait n'a servi à rien. Ce moyen de nullité, qui pourrait faire vaciller toute une procédure, on ne pourra pas le reprendre. Le procès, l'instruction continuera, le tribunal jugera, la cour d'appel jugera, et lorsque nous arriverons devant la Cour de cassation, elle fera comme souvent : elle ne cassera rien !

Il faut donc changer les mentalités. La notion de présomption d'innocence doit s'ancrer dans les esprits. Les jeunes avocats doivent le savoir. Les jeunes magistrats doivent se le voir enseigner d'une façon constante. Peut-être qu'à partir de là, les rapports entre les hommes s'équilibreront et la justice marchera un peu moins mal.

Franchement, Outreau est une caricature ! M. le Rapporteur, qui connaît le dossier, ne peut pas ne pas faire la même constatation que moi. Ce qui est insupportable, c'est cette morgue, c'est ce qu'on refuse à cette jeune avocate merveilleuse qui ne fait rien d'autre que son métier, c'est ce magistrat qui se barricade dans un bunker... Mais la justice n'est pas faite pour être rendue dans un lieu clos. Elle est faite pour que les citoyens sachent comment les choses se font et se défont.

Merci de m'avoir écouté, moi qui exerce cette profession depuis plusieurs dizaines d'années.

M. le Rapporteur : J'ai bien compris qu'Outreau était une caricature, qu'on était allé jusqu'au bout du bout de l'invraisemblable.

Me Jean-Louis PELLETIER : On ne peut pas faire pire !

M. le Rapporteur : Mais doit-on comprendre que cela se passe souvent ainsi au quotidien, de la garde à vue à la décision, sans qu'on en arrive pour autant à ces extrémités ?

Me Jean-Louis PELLETIER : Cela ne se passe pas toujours ainsi. Il conviendrait tout de même qu'en garde à vue, nous soyons autre chose que des pantins. Que nous allions visiter les gens, d'accord. Mais qu'on ait le dossier, ce serait la moindre des choses. Et puis, ce qui se passe dans les chambres de l'instruction est très préoccupant. Il y a là une réforme à faire.

Me Hubert DELARUE : Regardez simplement le nombre et le montant des indemnités pour détention abusive - indemnités qui sont, grâce à Dieu, de plus en plus conséquentes. J'ai évoqué tout à l'heure le dossier Sirina. L'un de vos collègues qui siège à la commission, sur la base des statistiques 2003, dit qu'il y a un mini-Outreau par semaine ! Je vis, moi aussi, ce qu'a dit notre confrère Pelletier à propos de la chambre de l'instruction.

En Belgique, il y a aussi un juge d'instruction. Mais on lui demande tous les mois, devant un juge des libertés, de s'expliquer en présence du procureur. C'est une piste qui pourrait être creusée.

Quoi qu'il en soit, il y a d'autres Outreau, et ils coûtent cher. Il faut d'ailleurs qu'ils coûtent de plus en plus cher car on ne réparera jamais les préjudices qui ont été occasionnés -je pense notamment à Alain Marécaux.

Je dirai un mot des experts, sur lesquels vous avez légiféré il y a quelques années.

Les experts figurent sur une liste établie par l'accusation, c'est-à-dire par le procureur général. Le juge d'instruction les choisit ensuite sur cette liste. C'est ainsi que, parfois, l'expert est dans l'œil du juge.

Des juges amis nous ont dit très simplement qu'ils choisissaient plutôt tel expert compte tenu des rapports qu'il leur faisait. Nous l'avons vu dans l'affaire d'Outreau, où les experts qui avaient été désignés étaient des experts militants. Or le poids de l'expertise dans un procès est considérable, que ce soit au niveau correctionnel ou criminel.

Il me semble que M. Michel Sapin, alors Ministre délégué à la Justice, avait prévu que les parties pourraient désigner des experts qui ne figurent pas forcément sur la liste établie par le procureur général. C'était déjà aller dans le sens de l'accusatoire. Cela permettait aux parties de s'adresser à des experts plus indépendants. En effet, un expert qui ne satisfait pas le juge n'est plus désigné et un expert qui ne satisfait pas le procureur général ne figure plus sur la liste. Il y a là un déséquilibre qu'il conviendrait si possible de corriger.

Me Frank BERTON : Nous pensons bien sûr qu'avec le procès d'Outreau, on a passé l'excès. Mais il n'y a pas que les avocats qui le pensent. L'une des conseillères de la cour d'appel et de la chambre d'instruction de la cour d'appel de Douai, dans une tribune au Monde, a indiqué : « j'ai conscience que je rends mal la justice tous les jours. » Mais cela m'inquiète : comment peut-on avoir conscience, quand on est magistrat, d'exercer très mal son métier au quotidien, par défaut de moyens ou plus généralement en raison des défauts de l'institution judiciaire ? Et elle n'est pas la seule, puisque d'autres magistrats qui, au surplus, ont eu à connaître de ce dossier, l'ont dit et écrit.

Me Hubert DELARUE : Le fait d'être dans une bulle, de ne pas avoir de relations avec les autres acteurs du monde judiciaire, isole. Changer les mentalités est sans doute ce qu'il y a de plus difficile et de compliqué.

Ce qu'il y a d'incroyable dans cette affaire, c'est qu'elle cristallise tous les dysfonctionnements : de l'enquête préliminaire aux enquêteurs sociaux, au juge d'instruction, à la chambre de l'instruction et à la Cour de cassation. Il ne faut pas oublier qu'on est allé jusqu'à la chambre criminelle de la Cour de cassation, en passant par les experts. Mais j'ai peur que cela ne recommence.

Votre rôle est de lutter contre la délinquance et le crime organisé. Mais je voudrais vous dire que ce n'est pas en réduisant nos droits et les droits de la défense, comme c'est le cas depuis un certain nombre d'années, que vous y parviendrez mieux. C'est en donnant davantage de moyens au juge et à la police pour qu'ils fassent leur métier. C'est en augmentant nos droits pour que la justice soit plus démocratique. Certes, cela coûte beaucoup moins cher de réduire les droits des avocats que de donner des moyens à la police, à la justice, au Parquet, en hommes et en matériels...

M. le Rapporteur : Pensez-vous que, dans l'affaire qui nous préoccupe, ce soit une affaire de moyens ?

Me Hubert DELARUE : Pour une part. Au début de cette affaire, c'est bien une question de moyens qui a justifié la délocalisation et le dessaisissement. Par ailleurs, si les droits de la défense étaient différents de ce qu'ils sont aujourd'hui, peut-être aurions-nous eu davantage de capacité à nous faire entendre. Je pense aux demandes que nous avons présentées au juge d'instruction M. Burgaud et à M. Lacombe, sur lequel nous n'avons rien dit mais qui a refusé beaucoup de choses.

M. le Rapporteur : Nous l'entendrons.

Me Hubert DELARUE : Sept ou huit demandes d'actes importants ont été repoussées. Je remarque que le juge Lacombe est très masqué et que nous ne le connaissons pas.

M. le Rapporteur : Maître Pelletier, est-ce une question de moyens, de principes, d'hommes ou de culture ? Pensez-vous, comme l'écrit Maître Berton dans le Nouvel Observateur ce matin, que si toutes les instances de contrôle ont failli, c'est malgré tout le juge qui est à l'initiative ?

Me Jean-Louis PELLETIER : C'est d'abord une question d'hommes, même si, plus la justice aura de moyens, mieux cela vaudra. Je peux faire référence à l'affaire de la tuerie d'Auriol, qui était au moins aussi complexe et peut-être plus grave que celle qui nous intéresse. Cette affaire a été instruite à Marseille par une seule juge d'instruction. Son instruction était parfaite. Lorsqu'elle décernait une commission rogatoire, cette commission était exécutée, l'enquête rentrait, et immédiatement après, elle confrontait les protagonistes. À l'audience, le travail du président était déjà bien préparé et il n'y avait rien à dire sur le fonctionnement de l'instruction.

M. Alain MARSAUD : Dans cette affaire, beaucoup d'innocents ont été détenus !

Me Jean-Louis PELLETIER : Et sans doute y a-t-il beaucoup de coupables qui ne sont pas apparus. L'un d'eux a d'ailleurs fait une prestation piteuse à l'audience.

Me Frank BERTON : Il y a bien évidemment une question d'hommes et un problème de dysfonctionnement. La situation budgétaire du tribunal de Boulogne-sur-Mer n'est peut-être pas innocente dans ce fiasco. Mais j'ai oublié de vous dire que Franck Lavier avait été renvoyé devant la cour d'assises du Pas-de-Calais pour avoir violé son enfant qui n'était pas né !

M. le Rapporteur : Nous le savons bien. C'est une ordonnance signée par le juge Lacombe.

Me Frank BERTON : Il aurait suffi de regarder la date de naissance de l'enfant. Vous pouvez donc mettre tous les budgets que vous voudrez, si l'on manque de discernement, la justice sera mal engagée.

Me Antoine DEGUINES : Il y a eu un problème d'hommes, mais aussi un problème d'organes juridictionnels. Je pense au juge d'instruction tel qu'il fonctionne actuellement, à la chambre de l'instruction, au juge des libertés et de la détention qui devient un alibi pour le juge d'instruction.

M. le Rapporteur : Je voudrais qu'on aborde la question de la retranscription, par le greffier, des déclarations des différentes personnes entendues. Le public croit souvent que le greffier prend mot pour mot ces déclarations. Or, dans la pratique, le juge d'instruction interroge quelqu'un, question par question. Il écrit au fur et à mesure et ensuite il dicte au greffier une synthèse plus ou moins complète de ce qui a été entendu.

Est-ce que cela se passait ainsi ? Y avait-il des difficultés pour obtenir une retranscription fidèle ? Car c'est ce qu'on nous a dit hier.

Me Frank BERTON : Maître Aurélie Deswarte vous a apporté un témoignage sur les difficultés de retranscription d'un interrogatoire auquel elle a assisté. Je voudrais souligner le courage des greffiers successifs du juge Burgaud.

M. le Rapporteur : Expliquez-vous sur ce « courage »...

Me Frank BERTON : Pour en avoir été témoin, il me semble qu'il leur était difficile de remplir leur office en toute tranquillité et liberté. Les départs successifs des greffiers ne sont pas sans relation avec la manière dont le juge d'instruction les traitait. Mais vous leur poserez la question. D'ailleurs, c'était surtout avec eux que nous avions des contacts, dans la mesure où le juge d'instruction était « bunkerisé » dans son bureau.

Quoi qu'il en soit, nous avons été témoins d'une difficulté de retranscription dans un procès-verbal.

M. le Rapporteur : Vous confirmez tous cette pratique qui consiste à redicter ? Il n'y a pas d'enregistrement des propos ?

MFrank BERTON : Le greffier n'a pas de réelle liberté. Il est dépendant de son juge d'instruction, des rapports qu'il entretient avec lui. Sans vouloir être péjoratif, il a plus un rôle de secrétaire du juge d'instruction.

Me Antoine DEGUINES : En principe, ce n'est pas sa fonction puisqu'il est là comme le garant de ce qui a été dit. Mais qu'il joue le rôle du secrétaire du juge n'est pas particulier au cabinet du juge Burgaud.

M. le Rapporteur : Est-ce que certains d'entre vous étaient présents lorsque des planches photographiques ont été présentées ?

Me Hubert DELARUE : Non.

Me Frank BERTON : On ne nous a jamais présenté ces planches photographiques. En revanche, nous avons demandé de les élargir, dans la mesure où de nombreuses personnes avaient été mises en cause. Ces photos avaient été présentées aux enfants, pas aux intéressés. Cela nous a toujours été refusé.

Me Jean-Louis PELLETIER : C'est une pratique des plus courantes, qui consiste à noter au fur et à mesure et à retranscrire ensuite. Mais ce n'est pas toujours le cas. Certains juges d'instruction le font par membre de phrase ou morceau d'idée. Au pôle financier de Paris, j'ai rencontré une juge d'instruction dont j'avais apprécié la méthode : elle posait une question, on développait le sujet, elle prenait des notes. Et elle mettait à la disposition de l'avocat son ordinateur avec celui du greffier. On était ainsi à même de contrôler que ce qui était retranscrit l'était parfaitement.

M. le Rapporteur : C'est assez rare.

Me Jean-Louis PELLETIER : En effet, mais cela n'alourdissait pas du tout la marche de l'instruction tout en permettant un regard complet de la retranscription des propos.

M. le Président : Est-ce que l'idée d'un enregistrement est simple, ou simpliste ?

Me Jean-Louis PELLETIER : Elle est simple. L'appareillage est plus que réduit. On le fait pour les mineurs, il n'y a pas de raison de ne pas le faire, à condition que tout le monde soit d'accord.

M. Jean-Yves HUGON : Maître Matrat-Maenhout, j'ai été très sensible à la fin de votre intervention. Vous avez souligné un besoin d'humanité. Mais quand on fait de la politique aussi, il faut aimer les gens.

J'aimerais aborder un point sur lequel personne n'est revenu. Je ne connais pas le monde judiciaire, mais j'ai été choqué par la façon dont le juge organisait les rencontres contradictoires. Les accusés de l'époque étaient confrontés à trois contradicteurs à la fois. Il me semble que c'est légal.

Me Jean-Louis PELLETIER : C'est possible, mais ce n'est pas la loi.

M. Jean-Yves HUGON : Est-ce qu'il ne serait pas possible d'envisager que l'avocat ait le droit de demander au juge que la confrontation soit individuelle ?

Me Hubert DELARUE : Cela a été fait.

M. Jean-Yves HUGON : D'après ce qu'on a dit hier, cela s'est avéré capital. Si l'accusé de l'époque avait été confronté à ses accusateurs séparément, les propos n'auraient pas été les mêmes et les conséquences non plus.

Me Hubert DELARUE : Surtout que lorsque le juge d'instruction fait un acte, il n'a pas l'obligation de vous dire lequel il va faire et comment il va l'organiser. Peut-être aurions-nous dû refuser d'emblée cette mesure de confrontation collective.

En tout cas, nous avons vu qu'elle tournait à la pantalonnade. Il était extraordinaire de voir comment, au fur et à mesure de la confrontation, les points de vue se rapprochaient pour n'en faire plus qu'un, les uns et les autres revenant sur ce qu'ils avaient dit auparavant.

Le juge avait commencé à faire parler Mme Badaoui. C'est elle qui gérait l'attelage et qui donnait le la. Ensuite, les uns et les autres sont arrivés à se caler, cahin-caha, sur ses propos. Frank Berton en a donné l'exemple s'agissant, par exemple, de tenues vestimentaires.

Nous avions constaté que M. Delplanque, qui était le maillon faible de la procédure, après avoir mis en cause - sous la pression, j'en suis convaincu - un certain nombre de personnes, comme Dominique Wiel ou Pierre Martel, s'était rétracté. Nous avions donc demandé la réorganisation de confrontations séparées. Or cela nous a été refusé par le juge d'instruction. Comme bien souvent, la cour d'appel a confirmé cette décision.

M. Jean-Yves HUGON : Pensez-vous qu'il y ait eu une liste de personnes ?

Me Hubert DELARUE : Tout à fait. Il y avait déjà eu beaucoup de choses très éclairantes. Mais la confrontation qui a été diligentée en ce qui concerne Mme Marécaux en fin d'année aurait immédiatement montré qu'aucun des trois, qui étaient tous d'accord pour l'accuser, ne disait la même chose.

Je pense que le fait d'organiser une confrontation globale et de commencer par Mme Badaoui n'était pas neutre. Cela pose la question de l'objectivité du juge d'instruction par rapport à son dossier.

M. Jacques FLOCH : Ce qu'on a entendu hier de la part des acquittés, c'est qu'ils n'avaient pas été bien défendus depuis le début, qu'ils avaient rencontré des difficultés à avoir accès à leurs avocats, voire à en obtenir un. Au fur et à mesure, on s'est aperçu de malfaçons permanentes, qui se sont retrouvées dans les dossiers. Je m'étonne donc de l'absence de procédure de suspicion légitime. Je sais qu'une telle procédure n'aboutit pratiquement jamais. Mais les magistrats en ont horreur. La simple menace peut au moins permettre d'obtenir certaines corrections. Pourquoi vous êtes-vous abstenus d'aller jusque-là ?

Me Frank BERTON : D'abord parce que, juridiquement, ce n'était pas possible. Nous ne rentrions pas dans les cadres.

Il se trouve que j'en ai déposé une il y a un an, parce qu'un juge d'instruction, un procureur de la République et un témoin à charge déjeunaient ensemble, après que le témoin à charge de mon client avait été entendu dans la matinée. Ils étaient donc ensemble, à la terrasse d'un restaurant, en face de la cour d'appel de Douai ! J'ai estimé qu'il y avait mélange des genres. Or, la Cour de cassation a estimé qu'il n'y avait pas de suspicion légitime. Peut-être aurait-il fallu qu'ils couchent ensemble ?

Nous n'avons eu de cesse de demander, de redemander, de rencontrer le procureur général, d'écrire au président de la chambre de l'instruction dont le rôle est codifié pour contrôler le juge d'instruction, non seulement sur le contentieux de la détention, mais également sur le déroulement de l'instruction ! Pensez-vous qu'on ait été écoutés ?

M. Alain MARSAUD : On ne vous a jamais reçus ?

Me Hubert DELARUE : Nous avons été reçus, Frank Berton et moi, par le Procureur général. Mais nous n'étions que de vilains avocats voulant faire échapper d'abominables tortionnaires à leur juste sort !

Il nous a écoutés évoquer toutes nos difficultés et nous lui avons dit qu'il fallait absolument quitter Boulogne. Quelque temps après, il a envoyé un courrier, selon lequel les demandes de reprographies présentées par les avocats allaient être satisfaites dans les meilleurs délais ; selon lequel le juge d'instruction avait diligenté de nombreux actes précédemment et selon lequel une commission rogatoire était en cours au SRPJ. Il indiquait également dans ce courrier qu'il appartenait aux parties de demander expressément au juge d'effectuer les actes nécessaires à la manifestation de la vérité et d'exercer le cas échéant des recours utiles devant la chambre de l'instruction. Et il précisait :

...« En ce qui concerne le climat judiciaire et malsain prévalant à Boulogne-sur-Mer, les violations du secret de l'instruction dénoncées par les mis en examen ne sont pas imputables aux magistrats ni aux fonctionnaires de la juridiction, qui sont restés sereins et respectueux de leurs obligations de discrétion.

« Les magistrats et fonctionnaires ne sont pas à l'origine du climat malsain et de suspicion qui règne à Boulogne-sur-Mer. Personne ne met en cause leur impartialité et leur compétence.

« Par ces motifs, il ne m'apparaît pas que soit utile, pour une bonne administration de la justice que cette affaire soit renvoyée à une juridiction différente de celle de Boulogne-sur-Mer. »

C'est signé du procureur général.

M. Jacques FLOCH : Est-ce qu'on l'entendra ?

M. le Président : Oui. On entendra M. Gérald Lesigne.

Me Frank BERTON : Je précise qu'il s'agissait d'une correspondance du 15 février 2002, que nous pouvons remettre à la commission.

M. Marcel BONNOT : Nous nous interrogeons sur les remèdes éventuels à apporter à l'institution judiciaire et à son fonctionnement.

Depuis le début du mois de janvier, les députés assistent, soit comme élus, soit éventuellement comme avocats, aux audiences solennelles de rentrée. Nous entendons les chefs de cour, les chefs de juridiction et les magistrats les plus avertis nous mettre en garde : « il faut faire très attention et ne pas toucher à l'institution que représente le juge d'instruction, au risque de compliquer notre justice et d'aller vers des maux supplémentaires ».

Les mêmes magistrats nous disent en quelque sorte : « Touche pas à ma responsabilité ! On risque de toucher à la démocratie, dont la justice est le pivot. Si l'indépendance de la magistrature était mise en cause, la démocratie tout entière en serait affectée. »

Je suis moi-même avocat. Maître Pelletier ne s'en souviendra pas, mais il y a près de trente-cinq ans, nous nous sommes trouvés à Besançon dans la même cour d'assises et dans la même affaire. À l'époque, nous avions des cheveux plus foncés...

Toujours est-il que cette question de la responsabilité du magistrat, nous l'abordons d'une manière presque politiquement correcte, et encore à peine. Or, les avocats que nous sommes, engageons notre responsabilité et avons à essuyer les foudres éventuelles de l'Ordre. Nous risquons des sanctions qui peuvent aller jusqu'à la radiation à vie. Nous engageons notre responsabilité pénale et civile. En revanche, la responsabilité des magistrats semble s'arrêter au Conseil supérieur de la magistrature.

J'aimerais connaître votre sentiment sur une éventuelle réforme de la responsabilité des magistrats.

M. Christophe CARESCHE : Je voudrais faire remarquer à Maître Pelletier que la collégialité a été adoptée par l'Assemblée nationale à la fin des années 1985-1986, mais qu'elle n'a pas été reprise par la suite. Il y a donc eu plusieurs étapes de réforme de la procédure pénale, avec certains allers et retours sur lesquels il faudra se pencher.

Au-delà, vous avez tous mis en cause, parfois très nettement, la responsabilité du magistrat dans cette affaire. Pensez-vous qu'il faille mettre en place un dispositif permettant précisément de mettre en cause la responsabilité d'un magistrat pour ses actes juridictionnels ?

Me Hubert DELARUE : Je vous rejoins tout à fait. Nous sommes tous responsables : le chirurgien qui opère, l'avocat, le géomètre, etc. Je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas la même chose pour les magistrats, dans la mesure où l'on s'entoure d'un certain nombre de garanties, afin de garantir leur indépendance - notamment celle des magistrats du siège.

Au motif qu'il faut garantir et préserver leur indépendance, certains considèrent qu'on ne pourrait pas aborder le problème de leur responsabilité. Cela qui ne va pas, évidemment.

Je pense également que, dès lors qu'on est susceptible de voir engager sa responsabilité personnelle, on est plus circonspect dans ses décisions.

Enfin, il est tout à fait dommage que toute réforme du système judiciaire se cristallise aujourd'hui autour du juge d'instruction. On considère que si l'on touche au juge d'instruction, c'est tout l'édifice qui va vaciller. Ce n'est d'ailleurs pas tout à fait faux car aujourd'hui le juge d'instruction est la pierre angulaire de l'édifice en question. De fait, il conditionne beaucoup de choses autour de lui. C'est le chef d'orchestre de nombreux musiciens. L'idée est bien que celui qui connaît vraiment le dossier et qui maîtrise la procédure, c'est le juge d'instruction. À partir du moment où il prend de très nombreuses décisions, on ne voit pas pourquoi on irait les combattre.

Voilà pourquoi il est difficile de mettre en cause le statut du juge d'instruction, en sa qualité d'enquêteur et de juge. Sans oublier, sans doute, un peu de corporatisme...

M. le Rapporteur : Sachant que les juges d'instruction ne connaissent que 7 % des affaires pénales de ce pays.

Me Hubert DELARUE : Mais les plus graves et les plus importantes.

Me Jean-Louis PELLETIER : Le problème est de définir le critère de responsabilité. Sur ce point, votre commission a un rôle très important à jouer.

Des rouages n'ont pas fonctionné. Mais ce n'étaient pas que des rouages institutionnels : des hommes, non seulement n'ont pas fait ce qu'on attendait d'eux, mais ont fait le contraire. À partir de là, c'est leur responsabilité personnelle qui serait en jeu.

Comme l'a dit Maître Delarue, le champ du droit de la responsabilité s'étend aujourd'hui à l'infini. Il ne serait pas bon que le magistrat soit placé au-dessus des lois. Mais encore faut-il que, pour qu'il tombe sous le coup de la loi, le critère de la responsabilité soit bien établi. On doit pouvoir y arriver. En fait, la responsabilité du juge est énorme, et inadmissible.

M. le Président : Vous parlez de sa responsabilité professionnelle ? Mais elle peut être engagée devant le Conseil supérieur de la magistrature.

Me Jean-Louis PELLETIER : L'État aussi serait déclaré responsable. On peut envisager aussi l'action récursoire de l'État.

M. Marcel BONNOT : Elle existe, même si elle n'est que rarement appliquée.

M. le Président : La marge est très étroite.

Me Frank BERTON : Pour ma part, je milite pour la suppression du juge d'instruction. De quoi parlons-nous, si ce n'est du dysfonctionnement de l'instruction ? Si on supprime le juge d'instruction, le problème de sa responsabilité sera réglé !

Aujourd'hui, le Conseil supérieur de la magistrature peut être saisi. Mais il ne l'est jamais, sauf si l'on en réforme les modalités de saisine et si on en élargit la saisine - par exemple au justiciable, ou à celui qui a souffert personnellement d'une affaire.

On ne pourra pas continuer pendant des années à considérer que le juge d'instruction est irresponsable des dégâts et du mal qu'il produit. Je pense que si on envisage de conserver l'institution de l'instruction, sa responsabilité sera déjà acquise.

M. Georges FENECH : Hier, nous avons eu l'occasion d'entendre des témoignages sur les conditions du déroulement des gardes à vue. Nous avons été particulièrement choqués. M. Alain Marécaux nous a parlé de menaces physiques, Mme Karine Duchochois nous a parlé de gifles. D'une manière générale, les conditions du déroulement de la garde à vue étaient déplorables.

Seriez-vous favorables à ce que les droits de la défense s'exercent dès le début de la garde à vue ? Dans l'affaire Patrick Dils, tout s'est noué lors d'une déclaration pendant la garde à vue. Y seriez-vous favorables, avec accès au dossier et assistance à toutes les auditions ?

Me Jean-Louis PELLETIER : C'est presque un rêve. Nous sommes des défenseurs, nous avons vocation à défendre les gens dès le début, et avec tous les moyens qui pourraient être mis à notre disposition.

Aujourd'hui la garde à vue est une pantalonnade. Nous sommes des visiteurs de gardés à vue, avec, en outre, l'obligation de ne rien dire à personne de ce que nous venons de voir et de ce que nous venons d'entendre. Nous n'avons même pas le droit de dire à la famille que nous avons rendu visite au fils, au frère, etc. Au sens de la loi, nous n'avons même pas le droit de dire comment va la personne en question et ce qui lui est reproché.

M. Georges FENECH : Comment expliquez-vous cela ?

Me Jean-Louis PELLETIER : C'est vous qui avez fait la loi !

Me Hubert DELARUE : Une circulaire récente de la Chancellerie est venue durcir le principe, ce qui a valu quelques poursuites à certains avocats.

Me Jean-Louis PELLETIER : C'est une instrumentation que l'on doit faire auprès de nos collaborateurs. Cela paraît absolument invraisemblable de ne pas pouvoir dire à une mère si son fils va bien.

Me Hubert DELARUE : Pourquoi ne sommes-nous que des alibis, à la différence de ce qui se passe dans d'autres systèmes judiciaires ?

Ce qui conditionne notre système, c'est le secret et la parole. Quand certaines procédures démarrent, on n'a pas d'éléments matériels scientifiques, qui permettent de solidifier ces procédures.

La parole est donc importante, et il ne faut pas que celle-ci, du point de vue de l'accusation ou de celui qui poursuit, puisse être polluée de l'extérieur. C'est la raison pour laquelle il faut chasser tout intervenant extérieur. Voilà pourquoi, pendant ce temps terrible de la garde à vue, pendant 24 heures voire davantage, une personne va se retrouver seule, et dans des conditions scandaleuses.

Je suis heureux de pouvoir vous le dire. Les gardes à vue ne se passent pas toujours convenablement. Lorsque je plaide cela devant les magistrats, on me rit au nez : « nous connaissons cette antienne, les aveux extorqués, les mauvais traitements, vous n'aviez pas d'autre argument à nous présenter » ?

Quand j'ai vu M. Alain Marécaux en larmes et M. Pierre Martel, ils m'ont rappelé les conditions humiliantes, dégradantes et honteuses dans lesquelles s'était déroulée leur garde à vue.

Sans compter les conditions matérielles des gardes à vue : à Amiens au commissariat, il y a trois geôles de 3,50 mètres sur 1,20 mètre. Il est indigne de garder des gens dans des espaces de cette nature !

Il me semble que la peur de nous faire accéder dans le cadre de l'enquête préliminaire et de nous donner les moyens d'être aux côtés de l'homme qui est accusé et de l'assister est liée au système dans lequel nous vivons, où le secret et la parole gardent une place prépondérante, au détriment d'éléments matériels objectifs.

Me Jean-Louis PELLETIER : Vous avez supprimé le droit au silence, qui était inscrit dans la loi jusqu'il y a peu de temps. Cela avait été une avancée de le faire figurer parmi les droits communiqués au gardé à vue. Or cela n'existe plus.

M. le Président : L'avocat est encore trop souvent considéré comme un intrus dans la procédure d'instruction. Il faut se souvenir que, il y a un siècle, l'avocat n'était même pas admis dans le cabinet du juge d'instruction. Il a fallu attendre la loi du 15 juin 2000 pour qu'il ait accès à la garde à vue. Maintenant, il va falloir s'engager vers la présence de l'avocat tout au long de la garde à vue.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : Au fil des auditions, nous nous sommes rendu compte qu'Outreau, c'est vraiment Zola, un siècle plus tard. Sauf qu'on n'a pas un Dreyfus, mais qu'on en a treize.

Je ferai une réflexion à propos de la défense. On peut dire qu'heureusement, au cours de la procédure, il y a eu M. Alain Marécaux et son épouse. S'ils n'avaient pas été là, il n'y aurait pas eu des avocats comme Maître Delarue ou Maître Berton, qui ont décidé de s'unir à partir de mai 2004 pour articuler une défense commune. Que se serait-il passé, sinon, puisque les autres mis en examen n'avaient droit qu'à l'aide judiciaire et aux jeunes avocats ?

Cela va dans le sens de ce que disait Maître Matrat-Maenhout à propos de la défense des pauvres. On ne disposait pas de la première partie du dossier ! On n'avait pas accès à l'original de la procédure ! On refusait de nouvelles confrontations à son client qui avait subi seul, et sans avocat, une confrontation avec sept personnes !

On a découvert qu'au cours de l'instruction, on prenait certains éléments et qu'on en rejetait d'autres. C'est-à-dire qu'on choisissait ce qu'on voulait.

On a découvert également qu'à Boulogne-sur-Mer, les juges d'instruction sont très jeunes, et que le doyen des juges doit avoir trente-trois ans. C'est un dysfonctionnement que les parlementaires devront prendre en compte.

Dans nos départements, comme le mien, le Val-de-Marne, en cas de problèmes, les avocats rendent compte au bâtonnier qui réagit immédiatement en téléphonant au Procureur, le « patron » du tribunal, pour appeler son attention et pour qu'il intervienne.

Nous sommes plusieurs à nous dire que quelque chose n'allait pas. Pour ne s'apercevoir que des avocats n'intervenaient qu'un an après que les intéressés aient été enfermés, il fallait qu'il y ait un dysfonctionnement, non du juge, mais du barreau.

Me Antoine DEGUINES : Je ne suis pas du tout d'accord en ce qui concerne les éventuels dysfonctionnements du barreau. On est en train de déplacer le problème.

Me Jean-Louis PELLETIER : Il y a au moins une juge, à Paris, dont le comportement est bizarre. Tout le monde le sait. J'ai été au Conseil de l'Ordre pendant trois ans ; je m'occupais de la commission pénale et j'étais en contact avec les plus hauts magistrats. Or elle est toujours là.

Ayant eu une altercation verbale avec un avocat qui faisait son métier et qui avait dit qu'il allait chercher le bâtonnier ou un membre du Conseil de l'Ordre, elle lui a répondu d'aller chercher qui il voulait et ordonné au garde de mettre dehors le bâtonnier ou toute autre personne qui se présenterait !

Je ne veux pas insister, mais la réalité est là. Il y a de sacrées barrières à franchir : avancement, grade, inamovibilité de la fonction, etc. C'est un vrai parcours du combattant.

M. Thierry  LAZARO : On s'est aperçu qu'on ne tenait pas compte de l'évolution du dossier, et que les éléments à décharge étaient mis de côté. Est-ce courant, ou est-ce particulier à ce dossier ?

Me Frank BERTON : Ce n'est pas spécifique. Les copiés-collés sous les ordonnances de rejet de mise en liberté sont très fréquents. Les copiés-collés où on ne tient pas compte de l'évolution du dossier et qu'on retrouve pour même motivation dans les arrêts de la chambre de l'instruction sont légion. En revanche, le fait de ne pas verser au débat des lettres qui seraient essentielles, d'attendre deux ans pour verser le rapport d'expertise qui dit que ce garçon n'a jamais été victime d'agressions sexuelles ou de viol, c'est moins courant.

M. le Président : Mesdames, messieurs les avocats, merci et bon retour dans vos barreaux respectifs. Merci, mes chers collègues.

Audition de Maîtres Emmanuelle OSMONT, avocate de Mme Karine DUCHOCHOIS,
Hervé CORBANESI, avocat de M. Pierre MARTEL, Stéphane DHONTE, avocat de M. David BRUNET et Jean-Marie VIALA, avocat de M. Pierre MARTEL



(Procès-verbal de la séance du 24 janvier 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Mes chers collègues, je vous fais distribuer une dépêche de l'AFP dont M. le rapporteur et moi-même avons été informés : Alain Marécaux a tenté de mettre fin à ses jours. Il est hors de danger. Nous lui adresserons nos vœux de rétablissement et nous lui exprimerons la sympathie de toute la commission.

Les propos de M. Marécaux sur son audition par la commission d'enquête sont un encouragement à poursuivre notre travail.

Nous allons écouter aujourd'hui les avocats des acquittés : Me Stéphane Dhonte, avocat de M. David Brunet ; Mes Hervé Corbanesi et Jean-Marie Viala, avocats de M. Pierre Martel ; MEmmanuelle Osmont, avocate de Mlle Karine Duchochois.

Maîtres, je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête.

L'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires punit de peines d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende toute personne qui, dans un délai de trente ans, divulguera ou publiera une information relative aux travaux non publics d'une commission d'enquête, sauf si le rapport de celle-ci a fait état de cette information.

Je vous rappelle qu'en vertu du même article, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel.

Toutefois, en application de l'article 226-14 du même code, l'article 226-14 n'est pas applicable aux personnes informant les autorités de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Je m'adresse maintenant aux représentants de la presse pour leur rappeler les termes de l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse. L'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle.

Je vous invite donc à ne pas citer nommément les enfants qui ont été victimes de tels actes, et dont les noms ou prénoms pourraient être évoqués au cours de l'audition.

Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je vais maintenant vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vais donc vous demander tout à tour de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(Les personnes auditionnées prêtent successivement serment).

Maîtres, la commission va maintenant procéder à vos auditions, qui font l'objet d'un enregistrement.

Pour permettre à chacun de s'exprimer, je vais vous inviter à faire une présentation liminaire. Me Emmanuelle Osmont, avocat de Mlle Karine Duchochois ayant souhaité parler en premier en raison de contraintes horaires, je vais lui donner la parole.

Me Emmanuelle OSMONT : J'ai défendu les intérêts de Mlle Karine Duchochois, au cours de l'instruction. Je ne suis pas intervenue lors de l'audience devant la Cour d'assises car j'étais en arrêt de maladie.

Avant de commencer, je voudrais vous faire part d'incidents qui se sont déroulés la semaine dernière, au tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer. J'ai fait l'objet de menaces de la part d'un magistrat ainsi que de confrères proches de celui-ci, qui sont membres du Conseil de l'Ordre.

Ce comportement est parfaitement indigne. Je n'ai jamais cédé à la tyrannie, qu'elle vienne des juges ou des clients. Je n'ai jamais cédé à des menaces. Je tiens à dire en public que ce n'est pas aujourd'hui que cela va commencer.

Là où commencent les menaces et la tyrannie s'arrête la démocratie. Chacun a le droit de s'exprimer, et c'est bien ce que j'ai l'intention de faire aujourd'hui et en toute liberté.

Ce qui se passe est grave. Il est absolument inadmissible qu'un magistrat assisté de confrères puisse faire pression de la sorte sur des avocats qui n'ont fait que leur métier.

M. le Président : C'est effectivement très grave si les faits sont avérés. Ces pressions étaient-elles en relation directe avec votre déposition d'aujourd'hui ?

M. Xavier de ROUX : Des pressions de quel ordre ?

Me Emmanuelle OSMONT : J'ai fait l'objet d'insultes de la part d'un magistrat qui m'a prise à partie dans le bureau des avocats et qui m'a dit : « Alors, petit Calimero, on a perdu sa coquille ? » d'un air extrêmement menaçant. C'est parfaitement indigne de la part d'un magistrat.

J'ai également été prise à partie par un avocat membre du Conseil de l'Ordre, qui m'a poursuivie dans les couloirs en m'indiquant : « Tu n'as jamais connu de difficultés dans ta vie professionnelle, eh bien tu vas voir ce que c'est, et c'est pas près de s'arrêter ! » Je trouve ce comportement odieux. Je ne céderai en aucune façon à quelque menace que ce soit et d'où qu'elle vienne.

M. le Président : Avez-vous déjà saisi le bâtonnier de votre ordre professionnel ?

Me Emmanuelle OSMONT : Pas encore, mais je vais le faire.

M. Xavier de ROUX : Monsieur le président, ce sont des faits très graves. Je souhaite que nous allions jusqu'au bout des explications et que vous demandiez quels sont les noms du magistrat et de l'avocat auteurs de ces menaces. Nous devons en être totalement informés. Nous faisons la vérité. Faisons-là complètement.

Me Emmanuelle OSMONT : Je souhaite en parler à mon bâtonnier auparavant.

M. le Président : Maître Osmont, vous devez comprendre que les faits que vous rapportez sont graves. S'ils sont avérés et que le bâtonnier en est informé, la commission d'enquête parlementaire ne pourra pas rester passive. J'en parlais à l'instant avec M. le rapporteur. Nous pourrions même envisager de convoquer ceux qui auraient fait pression sur vous.

Me Emmanuelle OSMONT : En tout cas, c'est une prise à partie. Il serait dans l'ordre des choses que j'en informe auparavant mon bâtonnier.

M. Jacques FLOCH : Il faut préciser à Me Osmont qu'elle est devant une commission parlementaire et que nous avons le droit, compte tenu des propos dont elle vient de faire état, de connaître le nom, le titre et les qualités de ceux qui l'ont insultée et ont fait pression sur elle.

Les pressions qui sont faites sur elle sont faites sur la commission. C'est vous que l'on veut intimider, mais c'est nous que l'on veut impressionner. C'est scandaleux et inadmissible.

M. le Président : Je vous propose, mes chers collègues, qu'on en reste là sur cet incident pour aujourd'hui. M. le rapporteur et moi-même resterons en relation avec MOsmont, qui en parlera à son bâtonnier en lui demandant de prendre contact avec nous. J'informerai la commission de la suite de cette affaire.

Me Emmanuelle OSMONT : Je suis intervenue le 4 avril 2001. J'étais avocat de permanence pénale, commis d'office. Je me suis présentée à la permanence pénale et le juge d'instruction m'a confié le dossier. Je suis ensuite passée dans le bureau destiné aux entretiens entre les avocats et leurs clients. C'est la première fois que je suis entrée en contact avec Karine Duchochois.

Elle était complètement affolée, elle pleurait, elle criait, elle hurlait qu'elle était innocente, elle demandait ce qu'elle faisait là. J'avais du mal à la calmer. Je l'ai fait asseoir et je lui ai expliqué le déroulement de la procédure. J'ai été surprise d'emblée par le fait qu'elle n'avait pas du tout le profil psychologique des gens qu'on peut rencontrer dans ce type de dossiers. C'était une jeune femme, ce qui est très rare, elle s'exprimait bien.

Je l'ai entendue. J'ai relevé plusieurs contradictions entre les déclarations des enfants et entre les déclarations des enfants et celles des adultes. Je lui ai dit que j'allais soulever ces points devant le magistrat instructeur, Au bout de quelques instants, nous sommes entrées dans le bureau de celui-ci.

L'audition s'est déroulée dans de bonnes conditions. J'ai développé mes arguments et le magistrat instructeur a demandé son placement en détention. Nous sommes sorties et nous avons attendu la convocation chez le juge des libertés et de la détention. Pendant une heure, j'ai pu faire plus amplement connaissance avec ma cliente.

Nous sommes passées devant le JLD. Le parquet a sollicité le placement en détention de Karine Duchochois et la confirmation de la mesure demandée par le juge d'instruction. J'ai soulevé les mêmes éléments. Le juge des libertés a paru extrêmement embarrassé. Il a eu un temps d'hésitation et il a annoncé qu'il plaçait ma cliente sous contrôle judiciaire. Ce fut un grand soulagement.

J'ai étudié le dossier qui, dans un premier temps, n'était pas très épais puisque ma cliente faisait partie de la deuxième vague d'accusations. Nous avons sollicité des contre-expertises, notamment à la suite du rapport d'expertise psychologique, et des demandes de modification du contrôle judiciaire car elle ne pouvait en aucun cas avoir de contacts avec son fils. Nous avons fait systématiquement appel des refus d'actes opposés par le magistrat instructeur. L'ensemble de ses décisions ont été confirmées par la chambre de l'instruction.

Je voudrais vous faire part d'un incident qui m'a semblé majeur et qui est intervenu lors d'une confrontation devant le magistrat instructeur, un an plus tard. Ma cliente était convoquée, ainsi que Myriam Badaoui, David Delplanque et Aurélie Grenon. Les avocats et l'escorte étaient présents.

Quand je suis arrivée, David Delplanque était assis juste en face de Karine Duchochois sur un des bancs qui se trouvent devant le cabinet du juge d'instruction. Il était mal à l'aise, baissait la tête et ma cliente le regardait droit dans les yeux.

Dans le bureau du magistrat instructeur, la confrontation a eu lieu. Le magistrat a commencé à poser des questions. Il a demandé à David Delplanque si, lors des orgies collectives, Karine Duchochois était présente. À ce moment, il a baissé la tête à nouveau et lui indique qu'elle n'était pas là au moment où les faits se sont déroulés.

Le magistrat instructeur a eu alors une réaction à mon avis totalement inadaptée. Il s'est levé et d'un ton très agressif et menaçant, et a dit à David Delplanque que, s'il ne disait pas la vérité, il risquait une peine d'emprisonnement plus ferme. Ensuite il lui a reposé la question et David Delplanque a répondu que oui, elle était présente. À ce moment-là, j'ai fait un incident. Je suis intervenue en disant que l'attitude du magistrat instructeur avait finalement induit la réponse de David Delplanque.

La confrontation s'est poursuivie jusqu'au moment où l'on a demandé à Mme Badaoui à quel moment les faits s'étaient produits. Elle répond qu'ils s'étaient produits en novembre et décembre 1999, et qu'elle en était sûre - elle le dira à deux reprises. Je note attentivement cette réponse. Ma cliente me regarde, complice, car nous savions toutes les deux qu'elle avait quitté la Tour du Renard en octobre 1999. C'était pour nous un argument clé.

Les auditions se poursuivent. Tout à la fin, le magistrat instructeur dicte au greffier le contenu de la confrontation. Or, il omet complètement le revirement de David Delplanque, se contentant d'indiquer que ma cliente était présente au moment des faits. Je refais un incident, en disant que toutes les personnes qui étaient là avaient forcément entendu. Le magistrat instructeur ne veut pas acter, et je dois insister pour qu'il le fasse. Il fait acter simplement que les faits s'étaient produits en 1999, ce qui, pour mon dossier, n'avait plus aucun intérêt. Je fais un nouvel incident, indiquant au magistrat que Mme Badaoui avait précisé à deux reprises que les faits s'étaient déroulés en novembre et décembre 1999. Il me répond qu'il n'avait pas du tout entendu cela. Les bras m'en tombent. Ma cliente confirme qu'elle l'avait entendu en même temps que moi, je lui montre mes notes. Le magistrat interroge les avocats qui étaient présents, lesquels répondent que non. Il interroge les escortes, qui répondent qu'elles n'ont rien entendu. Il interroge son greffier, qui répond qu'il n'a pas fait attention à ce qui se passait.

Je me retrouve dans une situation dramatique pour la cliente : au moins un des deux éléments essentiels pour sa défense venait de s'écrouler. Je n'avais aucun moyen, à ce moment-là, de prouver mes déclarations.

Ma cliente doit alors signer le procès-verbal de confrontation. Elle se lève et se dirige vers le magistrat instructeur. Je la retiens, de manière un peu vive, car j'étais très en colère et je lui dis de ne pas signer. Le magistrat instructeur la regarde et lui dit fermement de signer le procès-verbal. Je hurle à Karine Duchochois de ne pas signer « ce torchon » !

Elle est prise entre le juge d'instruction et son avocat. Elle hésite. Heureusement, elle ne signe pas. Si elle avait signé, c'eût été dramatique, car elle aurait confirmé ce qui s'était passé pendant la confrontation.

Je suis sortie du bureau du juge d'instruction en claquant la porte. J'étais dans un état de colère indescriptible. Ma première réaction a été de me diriger vers le bureau du juge des libertés et de la détention, qui avait placé ma cliente sous contrôle judiciaire. Je lui raconte ce qui s'était passé. Avant même d'essayer de comprendre, il répondit qu'entre la parole d'un juge d'instruction et d'un avocat, il n'y a pas photo ! Je suis sortie du bureau du juge des libertés en claquant la porte.

Après ces incidents, j'ai adressé un courrier au magistrat instructeur pour lui préciser ma version de la confrontation et lui indiquer que des éléments importants n'avaient pas été pris en compte. Il me répond.

Pour confirmer, je lui envoie un second courrier. Il m'avait accusé d'avoir fait pression sur ma cliente, ce à quoi j'avais répondu que je faisais mon métier et qu'il était de mon devoir de l'empêcher de signer si je l'estimais nécessaire.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Avez-vous évoqué ces incidents auprès du bâtonnier de votre ordre ?

Me Emmanuelle OSMONT : Je ne l'ai pas fait. Je n'en voyais pas l'intérêt car il s'agissait d'incidents relatifs au dossier. Ce qui m'importait, c'est qu'ils soient actés au dossier. J'en ai fait part dans mon mémoire devant la chambre de l'instruction lors de l'appel de l'ordonnance de renvoi et je les ai exposés devant le président de la chambre de l'instruction lors de l'audience qui avait suivi l'appel de l'ordonnance de renvoi.

À ce moment du dossier, j'avais l'impression de me heurter à un mur. Tout le monde restait sur sa position. À la suite de la confrontation que j'ai évoquée, il me semblait que quelque chose d'anormal se passait. Dans les couloirs, le magistrat instructeur m'avait plus ou moins traitée de menteuse. On m'accusait de la même chose que ma cliente. J'étais alors intimement persuadée que ma cliente disait la vérité.

Je tente d'en discuter avec des confères. Je tente d'en discuter avec le JLD, mais il n'y avait plus de dialogue. Le magistrat instructeur était fermé à tout dialogue. J'avais l'impression que ma position n'intéressait personne.

Je fais appel de l'ordonnance de renvoi, ma cliente étant renvoyée devant la Cour d'assises. Je rédige mon mémoire. La veille de l'audience, je vais à Douai pour vérifier que mon mémoire était bien arrivé ; en effet, si un mémoire arrive moins de 24 heures avant l'audience, il est considéré comme nul. Pour la première fois, j'ai l'impression d'être écoutée.

Le président de la chambre de l'instruction me fait entrer dans son bureau. Il me demande quelle est ma position sur ce dossier. J'essaie de lui expliquer que Myriam Badaoui se fait justice elle-même. Elle utilise le magistrat instructeur pour régler des comptes à l'égard de personnes de son entourage avec lesquelles elle est en discordance, avec des personnes qui ont une morale un peu plus élevée qu'elle, ou qui ont un peu plus d'argent qu'elle. On a donné à cette femme un pouvoir disproportionné, dont elle a usé et abusé. Le président de la chambre de l'instruction m'écoute avec intérêt et me dit : « si c'est ça, c'est grave. »

Le lendemain, les avocats plaident. C'est la première fois que je plaide avec des avocats lillois. Je me rends compte alors que d'autres confrères se trouvent dans la même situation que moi, ont connu les mêmes incidents et se sont heurtés au même mur. Il aura fallu attendre l'ordonnance de renvoi, c'est-à-dire la fin de l'instruction, pour être au moins écouté !

Pourtant, à l'issue de cette audience, ma cliente est renvoyée devant la cour d'assises. C'était en 2003.

Suite à ce renvoi, ma cliente décide de faire appel à un autre avocat. Je lui écris, dans un courrier recommandé, que je ne peux pas intervenir en parallèle devant la cour d'assises et que, la confiance n'étant plus là, ce n'était pas la peine que je continue à assurer sa défense. Elle insiste. Je lui réponds que je viendrai au moins évoquer certains incidents devant la cour d'assises. Mais je suis enceinte et j'ai des problèmes de santé. Je manque de perdre ma petite fille, je suis hospitalisée deux fois et mon médecin m'interdit de me lever. Je reste alitée pendant cinq mois, et je ne peux donc pas assister au procès. Entre-temps, j'avais reçu l'avocat qui allait intervenir devant la cour d'assises pour lui remettre l'intégralité des éléments à plaider.

Je voudrais vous faire part de ce qui s'est passé et vous livrer mon sentiment personnel.

Il est temps maintenant de recadrer les débats, qui se sont un peu égarés. Ce n'est pas seulement un problème d'organisation de l'institution judiciaire. Je me suis heurtée à des erreurs humaines, à un manque d'écoute et, surtout, à un manque de vérification des déclarations, à un manque d'attention du magistrat instructeur. Celui-ci semblait écarter délibérément tout élément à décharge. C'est ce qui s'est passé lors de la confrontation avec ma cliente. Or, c'est particulièrement grave.

Le seul contre-pouvoir qui existe au stade de la réunion des éléments de l'enquête par le magistrat instructeur, à savoir la parole de l'avocat, qui est un auxiliaire de justice, n'est pas respecté. L'avocat n'est même pas écouté. Le Parquet statue finalement sur un dossier qui est monté par le juge d'instruction, avec ses éléments de l'enquête. La chambre de l'instruction ne refait pas l'enquête. Elle statue sur les éléments du dossier dont elle dispose. Les éléments supplémentaires qu'on pourrait apporter à décharge au dossier ne sont pas pris en considération.

Ce qui a manqué dans mon cas, c'est la vérification des déclarations des uns et des autres dans le bureau même du magistrat instructeur. Si le juge d'instruction, délibérément, n'acte pas et que les autres magistrats, avant d'avoir vérifié ce que j'ai pu dire, écartent la parole de l'avocat, qui est un auxiliaire de justice, le système judiciaire ne peut plus fonctionner de façon équilibrée.

Il me semble que dans d'autres dossiers, notamment l'affaire d'Angers, le système peut fonctionner parfaitement. À mon sens, ce n'est pas du tout le système du juge d'instruction qu'il faut remettre en cause, c'est la possibilité, pour un juge d'instruction, d'écarter quasi systématiquement tous les contre-pouvoirs, au premier desquels les éléments qui sont soulevés par la défense.

Vers quel type de réflexion s'engager ? J'avais pensé qu'on pourrait placer une caméra dans le bureau du juge d'instruction, afin de filmer certaines auditions et certaines confrontations-clés. Dans mon cas, s'il y avait eu une caméra, le magistrat instructeur aurait hésité à écarter certains éléments parce qu'il savait qu'on aurait pu les vérifier. Les magistrats auxquels j'en avais parlé auraient été dans l'obligation de m'écouter, à tout le moins de vérifier ce qui s'était dit. Il peut arriver qu'on se trompe ou qu'on n'entende pas. Une caméra pourrait remédier à ce type de difficultés. Elle aurait apporté les éléments à décharge qui ont manqué à ce dossier.

Un autre problème me paraît important à soulever : nous sommes dans une toute petite ville, un petit barreau, un petit tribunal, un monde judiciaire clos où les avocats et les magistrats se voient régulièrement au sein du Palais et à l'extérieur. Des liens se créent naturellement entre les différents acteurs du système judiciaire. Tout le monde se tient. Ce sont parfois des avocats qu'on n'écoute pas, dont on écarte la parole sans se donner le mal de vérifier leurs déclarations. Ce sont aussi des liens entre magistrats et entre magistrats et avocats, qui influent sur leur façon de traiter le dossier. Ils finissent par s'influencer les uns les autres, par se convaincre.

Pour éviter de telles dérives, qui me semblent plus importantes dans les petites juridictions, les postes à responsabilité devraient être régulièrement pourvus d'acteurs différents. Dans le secteur de la banque et dans toutes les grandes entreprises, les postes à responsabilité font l'objet de mutation tous les trois ou quatre ans pour éviter une connivence avec les clients. C'est le cas dans certaines administrations. La justice gagnerait à ce que ce principe soit appliqué également à la magistrature.

En conclusion, ce n'est pas le juge d'instruction qu'il faut supprimer. Ce sont les contre-pouvoirs qu'il faut renforcer et les dérives propres aux petites juridictions qu'il faut absolument réduire.

Supprimer le juge d'instruction ne résoudrait absolument rien. Dans d'autres pays comme les États-Unis, on se rend bien compte que le système de procédure accusatoire est finalement beaucoup plus injuste que le système français et provoque des erreurs judiciaires encore plus manifestes que chez nous.

Comme les acquittés l'ont dit et répété au cours de tous ces débats, nous n'avons été ni écoutés ni entendus. Comment un juge, s'il n'écoute pas, peut-il découvrir la vérité ? L'affaire d'Outreau nous a clairement montré qu'il ne le peut pas.

Les clés de la réussite de la justice sont la modération et l'équilibre des pouvoirs. Or, on passe d'un extrême à l'autre sans arrêt : tantôt trop de pouvoir aux magistrats, tantôt trop de pouvoir à la presse, tantôt trop de pouvoir à d'autres acteurs judiciaires. J'espère sincèrement que vous serez à même de nous apporter cette modération qui est le seul gage d'une justice digne dans un État démocratique.

M. le Président : Karine Duchochois a été placée sous un contrôle judiciaire très strict. Elle n'avait pas le droit de voir son enfant. Or, l'enfant ne déposait en rien contre elle et disait au contraire qu'elle était très gentille. Avez-vous essayé de faire assouplir ce contrôle judiciaire ? Si on vous l'a refusé, pourquoi ?

Me Emmanuelle OSMONT : Il me semble que dans un premier temps le contrôle judiciaire ne prévoyait pas l'interdiction d'entrer en contact avec son fils. C'est dans un second temps seulement qu'est intervenue cette interdiction, liée à des accusations portées contre Karine Duchochois par les enfants Delay, accusations relayées par des adultes et relatives à des viols commis sur son propre fils.

J'ai effectivement demandé au magistrat instructeur de modifier les modalités de ce contrôle judiciaire. Suite à son refus, nous avons fait appel. Nous avons été entendues par le président de la chambre de l'instruction, qui a confirmé.

M. le Président : Karine Duchochois n'a pas été détenue, elle n'est pas allée en détention provisoire. C'est donc que son dossier était peu consistant. Comment expliquez-vous qu'elle ait été renvoyée aux assises ? Ou comment expliquez-vous qu'elle ne soit pas allée en détention provisoire ?

Me Emmanuelle OSMONT : Je ne comprends pas comment des magistrats qui ont eu un doute à son sujet n'ont pas eu de doute au sujet des autres. Et je ne peux pas répondre à vos questions.

M. le Président : Votre non-réponse est une réponse en soi.

M. le Rapporteur : Maître, je voudrais vous remercier pour la clarté de votre exposé et vous féliciter pour votre courage, qui fait honneur à la profession.

Selon vous, c'est l'erreur humaine, dans certains cas délibérée, qui serait à l'origine de ces dysfonctionnements. Mais qu'est-ce qui fait que la chaîne pénale qui entoure le juge d'instruction, plus précisément le procureur de la République, le juge des libertés, la chambre de l'instruction, n'ait pas joué son rôle dans cette affaire ? Une certaine connivence, dont vous parliez tout à l'heure ? Ou est-ce autre chose ? Quel est votre point de vue ?

Me Emmanuelle OSMONT : Il est difficile pour moi de répondre à cette question. Je ne suis intervenue que pour une personne, dans des circonstances particulières. Mais il est exact qu'à l'issue des auditions devant la chambre de l'instruction, lorsque j'ai pris connaissance de ses décisions, j'ai été très déçue et je n'ai pas compris.

Ces décisions étaient motivées par le fait que les enfants continuaient à porter des accusations, tout comme les adultes. Mais je suis incapable de vous dire la raison pour laquelle les magistrats n'ont pas davantage douté. C'est à eux qu'il faut poser la question. J'ai soulevé tous les arguments que j'ai pu, j'ai apporté le maximum d'éléments, mais ils ont été écartés.

M. le Rapporteur : Les contre-pouvoirs dont vous parliez à l'instant sont aussi représentés par les autres instances juridictionnelles qui interviennent dans une même affaire - juge des libertés, etc.

Me Emmanuelle OSMONT : Ils ont fonctionné en partie puisque, dans un premier temps, ma cliente a été placée sous contrôle judiciaire alors que le juge d'instruction voulait la placer en détention.

M. le Rapporteur : Votre cliente a été présentée au juge d'instruction en première comparution. Le magistrat instructeur a demandé sa mise en détention, et vous nous avez expliqué que le juge des libertés n'avait pas suivi cette demande et l'avait placée sous contrôle judiciaire.

Ensuite elle a été entendue dans le cadre d'une confrontation. Avez-vous demandé une confrontation séparée ou non ? À l'issue de cette confrontation, est-ce que le magistrat instructeur a envisagé ou non de solliciter à nouveau son placement en détention ?

Me Emmanuelle OSMONT : Je ne me suis pas retrouvée dans la même situation que mes confrères, lorsque tous les accusés ne faisaient que répéter ce que disait Mme Badaoui. David Delplanque, justement, n'a pas répété la même chose. Le magistrat instructeur a fini par l'acter, mais j'ai été très choquée par le fait qu'il ne l'avait pas pris en considération dans un premier temps. Je n'ai pas eu à demander une nouvelle confrontation séparée, puisqu'il a été acté que David Delplanque avait adopté une position différente.

M. le Rapporteur : À l'issue de cette confrontation, le magistrat instructeur n'a pas demandé sa mise en détention ?

Me Emmanuelle OSMONT : Non. Il a demandé un nouveau placement en détention à la suite de nouvelles accusations portées à l'encontre de ma cliente un an après le début des faits par des enfants qui, dans un premier temps, l'avaient mise hors de cause. Mais le juge des libertés a confirmé le placement sous contrôle judiciaire malgré cette deuxième demande. C'est bien que le juge des libertés avait un doute à son sujet.

M. Jean-Yves HUGON : Je voudrais vous poser une question sur les contradictions relevées entre les déclarations des enfants entre eux d'un côté, les déclarations des enfants et celles des adultes de l'autre. Pourriez-vous nous donner un exemple précis ?

MEmmanuelle OSMONT : Cela remonte à cinq ans... Deux des enfants Delay mettaient en cause ma cliente et un troisième ne la mettait pas en cause. Un des enfants disait que le petit, qui ne la mettait pas en cause, avait tout de même été violé par elle. Voilà une contradiction majeure.

Par ailleurs, un des adultes indiquait également que le petit avait été violé par ma cliente, alors que le petit lui-même ne la dénonçait pas.

Mme Élisabeth GUIGOU : Je voudrais d'abord vous remercier pour votre courage, pour la précision de votre intervention et pour les pistes de réflexion que vous nous avez soumises. Nous avons en effet besoin des propositions de tous les acteurs de ce dossier.

Avez-vous été convoquée pendant la garde à vue de Karine Duchochois ? À quel moment précis êtes-vous entrée pour la première fois en contact avec votre cliente ? La loi du 15 juin 2000 sur la présomption d'innocence fait obligation de la présence de l'avocat dès le début de la garde à vue.

Est-ce que l'audition des enfants Delay a été enregistrée par vidéo comme la loi de 1998 le prévoit s'agissant des enfants victimes d'abus sexuels ?

Est-ce que l'enfant de Karine Duchochois a été auditionné, et sous quelle forme ?

Me Emmanuelle OSMONT : Le système d'organisation des permanences au barreau de Boulogne-sur-Mer est le suivant : il y a un avocat de permanence pour les gardes à vue sur Boulogne-sur-Mer, un avocat de permanence pour les gardes à vue sur Calais, un avocat pour les permanences pénales, un avocat pour les comparutions immédiates et un avocat pour les permanences « étrangers ». Un tableau est établi en début d'année pour six mois. Il est renouvelable.

La personne qui intervient en garde à vue n'intervient pas pour les permanences pénales. Pour ma part, j'étais de permanence pénale et je devais intervenir devant le juge d'instruction et, éventuellement, pour les personnes désirant un avocat devant le tribunal et n'en ayant pas.

Je ne suis pas intervenue pendant la garde à vue de Karine Duchochois. Je n'ai donc pas pu l'assister pendant cette période.

Mme Élisabeth GUIGOU : Vous a-t-elle parlé de sa garde à vue ?

Me Emmanuelle OSMONT : Peut-être, mais je n'en ai pas le souvenir.

Mme Élisabeth GUIGOU : Est-ce que vous avez connaissance de la façon dont les enfants Delay ont été auditionnés ? Est-ce que leurs déclarations ont été enregistrées ?

Me Emmanuelle OSMONT : Il me semble que les enfants avaient refusé d'être filmés.

Mme Élisabeth GUIGOU : Ce n'est pas une raison. La loi de 1998 dispose que l'enregistrement vidéo est un élément de la procédure pénale. Ce n'est pas aux enfants de décider. C'est obligatoire.

Me Emmanuelle OSMONT : Il me semble que les enfants ont la possibilité de l'écarter.

M. le Rapporteur : Je vous le confirme. Il faut l'avis conforme des enfants.

Mme Élisabeth GUIGOU : Je demande qu'on vérifie ce point, qui est très important.

M. le Rapporteur : Le premier alinéa de l'article 706-52 du code de procédure pénale dispose : « Au cours de l'enquête et de l'information, l'audition du mineur victime de l'une des infractions mentionnées à l'article 706-47 fait, avec son consentement ou, s'il n'est pas en état de le donner, celui de son représentant légal, l'objet d'un enregistrement audiovisuel. » Donc, le consentement est une des conditions légales de l'enregistrement audiovisuel de l'enfant.

Mme Élisabeth GUIGOU : Est-ce que la question a été posée à l'enfant ?

Me Emmanuelle OSMONT : Il me semble que c'est dans le procès-verbal.

Mme Élisabeth GUIGOU : Les enfants ont-ils refusé ? Ou est-ce leur représentant légal ?

Me Hervé CORBANESI : Spontanément, la partie civile : « je ne veux pas être filmé car je n'aime pas beaucoup être filmé » : cote D 929. On parle ici de Pierre, qui avait quatorze ans au moment des auditions.

Je voudrais évoquer une autre difficulté. Boulogne-sur-Mer était une zone pilote pour l'enregistrement des enfants. Mais le jour de cette fameuse audition, il n'y avait qu'un seul matériel d'enregistrement pour tout le monde, et il ne fonctionnait pas !

Mme Élisabeth GUIGOU : Et l'enfant Duchochois ?

Me Emmanuelle OSMONT : Cet enfant avait été entendu effectivement par les services de police et il me semble qu'il avait également refusé d'être enregistré sous vidéo. Il avait été entendu par la brigade des mineurs.

M. Xavier de ROUX : Quel âge avait-il ?

Me Emmanuelle OSMONT : Six ans.

Mme Élisabeth GUIGOU : C'est évidemment une disposition qu'il faudra réétudier.

Quelles étaient les dispositions du premier et du deuxième contrôles judiciaires de Karine Duchochois par rapport à son fils ?

Me Emmanuelle OSMONT : Il me semble que pour le premier elle avait l'interdiction de se rendre dans la région Nord-Pas-de-Calais, ce qui me posait un problème puisque c'est là que se trouvait mon cabinet. J'ai dû faire des allers et retours entre mon cabinet et Chilly-Mazarin, là où elle habitait pour prendre contact avec elle et essayer de savoir ce qui se passait dans la Tour du Renard, dont elle connaissait la mentalité. Elle avait l'obligation de signer régulièrement au commissariat de police. Elle avait l'interdiction d'entrer en contact avec d'autres personnes mises en examen dans ce dossier. Mais il se peut que je confonde entre les deux placements sous contrôle judiciaire ; il faudra vérifier.

Mme Élisabeth GUIGOU : Karine Duchochois nous a beaucoup parlé de cette situation en nous expliquant à quel point cela avait pu avoir des conséquences sur les relations avec son fils, qui ne comprenait pas pourquoi elle n'était pas allée en prison et pourquoi elle ne devrait plus le voir.

Monsieur le président, la question du placement des enfants est importante.

Nous avons entendu à huis clos les services sociaux, mais il faudra que nous y revenions au cours de nos auditions. Que fait-on lorsque quelqu'un qui n'est pas placé en détention, dont on estime qu'il faut protéger les enfants ? Qui peut intervenir ? Qui peut aider le parent ? Je pense que ce sera un élément très important de notre enquête, même s'il est un peu en dehors des procédures judiciaires. Car il faut bien voir les dégâts qu'une telle situation provoque dans la vie des intéressés, notamment celle des Marécaux.

M. le Président : Les acquittés ont beaucoup parlé de cet aspect et ils ont en ont effectivement beaucoup souffert.

M. le Rapporteur : J'en prends note pour l'inclure dans la proposition de rapport.

M. Guy GEOFFROY : Maître, je voudrais revenir sur l'entretien informel que vous avez eu avec le président lorsque vous êtes allée vérifier auprès de la chambre de l'instruction que votre mémoire était bien arrivé. Vous lui avez indiqué que, selon vous, on avait donné à Mme Badaoui un pouvoir exorbitant. Vous avez dit que c'était le premier intervenant de ce procès qui vous avait donné le sentiment de vous écouter, et qu'il avait déclaré : « si c'est ça, c'est grave. »

Le lendemain, lorsque le débat a eu lieu devant la chambre de l'instruction, avez-vous eu le sentiment que le président, qui avait été à votre écoute, avait regardé personnellement et de manière approfondie votre mémoire ?

Avez-vous eu le sentiment qu'il ait émis des doutes, qui n'ont malheureusement pas été pris en compte par la chambre de l'instruction et qui n'ont pas permis d'éviter le renvoi en Assises ?

Me Emmanuelle OSMONT : Mon sentiment, très personnel, était que lorsque je lui avais expliqué les incidents qui m'avaient opposée au juge d'instruction, il prenait en considération ce que je lui disais, ce qui m'avait d'ailleurs fait du bien.

À la chambre de l'instruction, nous avons appris du Parquet qu'un des enfants victime dénoncé par les adultes, n'était pas né au moment des faits ? C'était hallucinant !

Lorsque nous sommes sortis, nous nous sommes aperçus que tous les mémoires se recoupaient et que, sans s'être concertés, on arrivait aux mêmes conclusions. Nous pouvions espérer au moins des investigations et des mesures complémentaires. Eh non ! Mais je suis incapable de vous expliquer pourquoi.

M. Jacques FLOCH : Maître Osmont a dit qu'elle n'avait pas d'information particulière concernant la garde à vue de Karine Duchochois. Pourtant cette dernière nous a appris qu'elle avait été giflée lors de cette garde à vue.

Me Emmanuelle OSMONT : Je n'en ai pas le souvenir. Elle était en larmes, elle hurlait et j'avais beaucoup de mal à la calmer. Pendant mon premier entretien, j'ai tenté de lui expliquer ce qui n'allait pas dans le dossier et la façon dont la procédure allait se dérouler.

Elle m'en a peut-être parlé, mais j'étais tellement concentrée sur les contradictions que je devais soulever devant le magistrat instructeur que je ne l'ai pas relevé.

M. Georges FENECH : J'avais également posé à Karine Duchochois une question sur l'interdiction qu'elle avait de rencontrer son enfant.

Vous nous avez expliqué, maître, que dans un premier temps le placement sous contrôle judiciaire ne prévoyait pas l'interdiction, pour Karine Duchochois, de rencontrer son propre fils.

Me Emmanuelle OSMONT : Il me semble.

M. Georges FENECH : Vous nous dites ensuite qu'elle a été mise en cause par les Delay-Badaoui pour divers agissements, notamment sur son fils. On peut comprendre la logique du juge d'instruction qui, à ce moment-là, rajoute au contrôle judiciaire l'interdiction de rencontrer son fils. Mais Karine Duchochois nous a dit que les époux Delay s'étaient rétractés s'agissant des accusations portant sur son propre fils. Or, au moment de l'arrêt de l'ordonnance de renvoi devant la cour d'assises, le juge d'instruction a maintenu l'interdiction de rencontrer son fils. Là, je ne comprends plus. Pourriez-vous nous éclairer ?

Me Emmanuelle OSMONT : Il me semble que Myriam Badaoui ne s'est pas rétractée. En tout cas, je n'en ai pas le souvenir.

M. Georges FENECH : C'est en tout cas ce que nous a dit votre cliente.

Me Emmanuelle OSMONT : Peut-être le jour de l'audience ? Il me semble que pendant l'instruction ce n'était pas le cas.

M. Gilles COCQUEMPOT : Vous avez dit que tous les acteurs du système judiciaire se connaissent dans cette petite juridiction et vous avez insisté sur le refus du magistrat instructeur d'écouter les avocats et sa volonté d'écarter tout élément à décharge. En même temps vous nous avez fait part des hésitations du juge des libertés et de la détention. D'où le sentiment d'un certain flottement.

Au moment où s'est passé ce que vous nous racontez, quel était le contexte ? Comment la presse présentait-elle l'ensemble des accusés, Est-ce que dans le quartier de la Tour du Renard et dans la ville de Boulogne-sur-Mer on n'avait pas l'impression que la presse exerçait une pression sur tous les acteurs du système judiciaire, en particulier sur le juge d'instruction qui se trouvait ainsi conforté dans son intime conviction ?

Vous avez dit que, devant la chambre de l'instruction de la cour d'appel, tous les avocats avaient confronté leur analyse et leur point de vue. Dans ce type d'affaires, plutôt que d'instruire chacun son dossier dans son coin et d'attendre, ne pensez-vous pas qu'il vaudrait mieux que, très en amont, les défenseurs puissent confronter leur point de vue et former une sorte de pool réactif face à la puissance de l'instruction ?

Me Emmanuelle OSMONT : Quand je suis intervenue, le dossier n'avait pas l'importance qu'il a prise par la suite. Étaient mis en cause Myriam Badaoui, Thierry Delay, David Delplanque, Aurélie Grenon et ma cliente. La presse ne s'était pas emparée du dossier. C'est à l'issue de la confrontation dont je vous ai parlé qu'en sortant du bureau du JLD, j'ai dû couvrir la tête de ma cliente. À partir de là, il a fallu la protéger contre la presse et se couvrir systématiquement la tête en sortant des palais de justice.

Je suis tout à fait d'accord avec vous : ce qui nous a manqué énormément dès le début de la procédure, c'est un dialogue et une écoute. Si nous avions pu discuter autour d'une table, si les différents acteurs avaient pu évoquer leur point de vue, les choses n'en seraient peut-être pas arrivées là.

M. le Rapporteur : Vous êtes-vous associée à la demande de Me Berton relative à un dépaysement de l'affaire ?

Me Emmanuelle OSMONT : Je n'en ai pas eu connaissance.

M. Jacques FLOCH : Pas de recours en suspicion légitime ?

Me Emmanuelle OSMONT : Non plus.

M. le Président : Vous parliez d'une concertation qui a fait défaut entre avocats. Rien ne vous empêchait de nouer ce dialogue. Les textes ne l'interdisent pas.

Me Emmanuelle OSMONT : Non, bien sûr. Mais déjà, certains avocats avaient leur cabinet à Lille. S'il y avait eu une réunion avec les magistrats et s'ils avaient eu l'obligation de nous écouter, peut-être n'en serions-nous pas arrivés là.

Tout doit finalement se faire de façon informelle. Il n'existe pas de règle, il n'y a pas de moment où les magistrats sont obligés de nous écouter.

M. Jacques REMILLER : Au début de votre exposé, vous avez dit qu' « on avait donné un pouvoir à cette femme », parlant de Mme Badaoui. Pourriez-vous préciser votre pensée ?

Me Emmanuelle OSMONT : Il faut se replacer dans le contexte de l'époque. La Tour du Renard est habitée par des gens qui n'ont pas de travail, qui n'ont donc aucune activité de la journée. Leur niveau culturel est relativement faible, pour la plupart. Ils passent leur temps les uns chez les autres à boire du café, à jouer aux cartes, et à médire les uns sur les autres. On est copain avec la voisine, on est jaloux du voisin d'en face. On ment les uns sur les autres.

Les enfants sont élevés dans ce contexte très particulier. Dès deux ou trois ans, ils ont une notion du bien et du mal très différente de celle que nos propres enfants peuvent avoir. Leur notion du vrai et du faux l'est également.

M. Jacques REMILLER : « On » ne désigne donc pas le juge Burgaud ? Ou le désigne-t-il, dans votre esprit ?

Me Emmanuelle OSMONT : Oui. Il y a une fascination évidente du juge Burgaud pour cette femme. Un rapport s'est noué entre eux. Cette femme a manipulé le juge d'instruction. Ce n'est pas parce que ce sont des gens qui ont des QI bas qu'ils ne sont pas intelligents.

M. Jacques REMILLER : Dès le début, elle a vu que lorsqu'elle citait un nom, la personne allait en prison. Elle a trouvé cela formidable et elle a fait partir en prison tous ceux qu'elle n'aimait pas. Et cela n'en finissait plus.

M. le Président : J'ai l'impression, maître Viala, que vous n'êtes pas tout à fait d'accord ?

Me Jean-Marie VIALA : Ce n'est pas un désaccord profond, c'est plutôt une question de nuance. Je pense que de nombreux mis en examen tentent de manipuler le juge d'instruction. Le devoir du juge d'instruction est de ne pas être manipulable.

Il est exact que Mme Badaoui a écrit certaines lettres desquelles il ressortait qu'elle avait eu le sentiment d'avoir passé un marché qui lui permettrait, éventuellement, de recouvrer la liberté provisoire. Qui a manipulé l'autre ? Je ne le sais pas.

Ma consœur a raison de parler de manipulation, même si je ne pense pas qu'elle vienne uniquement de Mme Badaoui.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : Je voudrais revenir sur la confrontation, ou plutôt sur l'occultation de cette confrontation. À un moment donné, le juge d'instruction a demandé à votre cliente : « Lors des orgies, étiez-vous présente ? ».

Me Emmanuelle OSMONT : Il a posé cette question à David Delplanque.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : David Delplanque dit que non. Le juge n'en tiendra pas compte et dira qu'en fait, jamais David Delplanque n'a dit non.

Me Emmanuelle OSMONT : Il a fini par l'acter. Mais, pour cela, j'ai dû insister.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : Est-ce qu'il acte le fait qu'il ait dit ensuite à David Delplanque qu'il risquait une peine plus forte s'il mentait ?

Me Emmanuelle OSMONT : Évidemment non, il ne l'a pas acté.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : L'occultation est là.

M. Léonce DEPREZ : Ne vous êtes-vous pas demandé si les autres avocats qui se retrouvaient dans le bureau du juge ne considéraient pas, eux aussi, que c'était le juge qui, finalement, dictait les réponses au greffier ? N'avez-vous pas pensé converser avec vos confrères pour savoir s'ils avaient eu la même réaction que vous ? C'était le moment clé.

Me Emmanuelle OSMONT : Je ne sais pas s'ils sont de bonne foi. Mais le magistrat instructeur leur a tout de même demandé s'ils avaient entendu la même chose que moi. Ils ont tous répondu non. Est-ce qu'ils n'avaient pas fait attention ? C'étaient les avocats de Myriam Badaoui, Thierry Delay, David Delplanque et Aurélie Grenon. Nos intérêts ne sont pas les mêmes.

M. Léonce DEPREZ : On a l'impression d'un terrible cloisonnement. S'il n'y avait pas eu ce cloisonnement, il y aurait eu révélation de cette formidable erreur.

Me Emmanuelle OSMONT : Je me suis sentie très seule pendant toute la durée de cette confrontation.

M. Xavier de ROUX : Je voudrais revenir sur les conditions d'enregistrement de la parole des enfants. Saviez-vous comment le témoignage des enfants était enregistré, comment et dans quelles conditions leur refus d'être enregistrés par vidéo avait été acté ?

Me Emmanuelle OSMONT : Non, je ne le savais pas.

M. Xavier de ROUX : Saviez-vous que le matériel d'enregistrement du tribunal était en panne ?

Me Emmanuelle OSMONT : Non, je ne le savais pas.

M. Georges COLOMBIER : Dans l'attitude du JLD, j'ai perçu un certain changement. Il n'avait pas mis votre cliente en détention, mais sous contrôle judiciaire. Mais lorsque vous êtes venue le voir dans son bureau après la confrontation, il vous a dit assez sèchement qu'entre la parole d'un juge et celle d'un avocat, il n'y avait « pas photo ». Comment expliquez-vous ce changement d'attitude ?

Me Emmanuelle OSMONT : Il faudrait lui poser la question, mais c'était particulièrement choquant. D'une certaine manière, il m'a dit que ma parole ne valait rien ! Quel intérêt aurais-je eu à dire que j'avais entendu ceci plutôt que cela ? Pour protéger à tout prix ma cliente ? Que pense-t-on de la parole de l'avocat ? Les avocats mentiraient sans arrêt ? Ils sont auxiliaires de justice, au même titre que les magistrats, pour découvrir la vérité.

Finalement, on m'a dit que je mentais, au même titre que ma cliente qu'on accuse, avant même d'être allé vérifier mes propos ! Je n'ai pas été entendue. Les éléments à décharge n'ont pas été pris en considération. C'est tout de même le métier du juge d'écouter et de voir s'ils valent la peine d'être retenus.

Dans ces conditions, comment voulez-vous que la vérité apparaisse ?

M. Georges FENECH : Nos travaux sont retransmis en direct sur la chaîne parlementaire. Certains acquittés, peut-être tous, suivent actuellement ces auditions. À la suite de ma question, Karine Duchochois m'a fait appeler pour fournir un élément supplémentaire. Il se trouve en effet que Karine Duchochois avait bénéficié d'une ordonnance partielle de non-lieu. La justice avait donc reconnu à ce stade qu'elle n'avait commis aucun fait sur son fils. Pourtant, cette ordonnance de non-lieu s'est accompagnée d'un contrôle judiciaire de maintien de l'interdiction qui lui est faite de rencontrer son fils.

Pouvez-vous nous donner votre sentiment ? N'avez-vous pas interjeté appel de cette décision ?

Me Emmanuelle OSMONT : Nous sommes passées devant la chambre de l'instruction. Karine Duchochois a d'ailleurs eu à cette occasion une réaction particulièrement touchante. Le président lui ayant exposé les faits qui lui étaient reprochés, elle se met en colère et déclare : « il y a une seule chose qu'on peut me reprocher, c'est de ne pas m'être bien occupée de mon fils. Mais c'est la seule chose : je n'ai jamais commis ces actes de pédophilie sur mon fils ». Quand quelqu'un nie, il ne dit pas qu'on peut lui reprocher quelque chose.

M. Georges FENECH : Ce n'est pas la question. Il n'y a plus de faits, puisqu'il y a non-lieu. Comment justifier ce contrôle judiciaire ? Comment se fait-il que l'avocate que vous êtes ne soumette pas le problème ?

Me Emmanuelle OSMONT : Je l'ai soulevé. La décision est en effet incompréhensible. Nous sommes tous d'accord. Mais c'est le dernier degré de juridiction.

M. le Président : Ce sont des questions à poser ultérieurement aux magistrats.

M. Guy GEOFFROY : Vous avez largement évoqué les conditions dans lesquelles s'était déroulée la confrontation et les différents incidents qui l'ont émaillée ainsi que le refus, sur votre conseil, de Karine Duchochois de signer le procès-verbal.

Pouvez-vous nous dire combien il y a eu d'auditions ? Selon vos termes, la première se serait passée normalement. Les procès-verbaux des autres auditions ont-ils posé des difficultés et y a-t-il eu d'autres refus de signature ?

Me Emmanuelle OSMONT : Il me semble qu'il y a eu quatre auditions en tout et pour tout, et que Karine Duchochois n'a refusé de signer le procès-verbal qu'à l'occasion de cette confrontation.

M. Etienne BLANC : Lorsque l'on prend connaissance des déclarations des enfants, on a un sentiment de confusion. On a l'impression de leurs paroles ont été interprétées, soit par les policiers qui les entendent, soit par les personnes qui les ont accueillies.

Est-ce qu'au cours de la procédure, vous avez imaginé de demander de nouvelles auditions ? Avez-vous imaginé, par exemple, les faire entendre par des magistrats un peu plus expérimentés ?

Me Emmanuelle OSMONT : J'en avais discuté avec ma cliente, mais nous n'avons pas fait ces demandes d'acte.

M. le Rapporteur : Maître Osmont, je voudrais vous rappeler de bien vouloir me communiquer, d'ici à la fin de cette semaine, le nom et les coordonnées du magistrat et de l'avocat dont vous avez parlé tout à l'heure, quand vous aurez eu le temps d'en parler à votre bâtonnier. Je vous remercie et je vais donner la parole aux avocats de M. Pierre Martel, MHervé Corbanesi et Me Jean-Marie Viala.

Me Jean-Marie VIALA : Comme notre consœur, j'ai une déclaration liminaire à vous faire.

Je me suis demandé, au moment où cette affaire est ressortie, s'il s'agissait d'un lynchage de M. Burgaud, s'il était question de refaire le procès d'Outreau, comme on a un peu tous tendance à vouloir le faire. Je parle de la presse, pas de la commission...

J'ai apprécié que ma consœur rappelle que nous sommes des auxiliaires de justice. Mais ces auxiliaires de justice sont avocats et je trouve gênant qu'elle ait déclaré, alors qu'elle vient de rentrer au Barreau, que sa parole ne vaut rien. Que des avocats comme moi, qui ai déjà une longue carrière, le disent, c'est par modestie. Mais que ce soient de très jeunes confrères, c'est très grave.

L'avocat n'a aucun pouvoir. On a demandé à ma jeune collègue : « avez-vous fait des demandes d'acte ? Avez-vous fait appel ? Êtes-vous allée devant la chambre de l'instruction ? Avez-vous discuté avec le juge des libertés ? Avez-vous tenté d'avoir à faire à un autre magistrat ? » Mais quelles que soient les demandes que l'on fasse, si le magistrat a décidé de ne pas les entendre, elles ne seront pas entendues.

Le problème d'Outreau nous permet d'être là aujourd'hui, de vous expliquer, avec le courage qui a été celui de ma consœur. Il nous permet de mettre en pleine clarté les problèmes des avocats.

Cela dit, je ne suis pas venu pour dire du mal des magistrats. On n'a pas à faire peur aux citoyens français en leur disant : « attention, dès que vous êtes devant un magistrat, vous courez un grand danger ! » Car, la plupart du temps, les magistrats font excellemment bien leur métier.

Un journaliste m'a demandé si j'allais devant votre commission pour demander la tête de M. Burgaud. Or, ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Ce dont il s'agit, c'est d'un dysfonctionnement général de la justice qui ne se pratique pas qu'à Outreau, qui ne se pratique pas qu'à Boulogne-sur-Mer. Au point que lorsque la chambre de l'instruction est saisie d'une de nos demandes qui a été refusée par le juge d'instruction ou d'une mise en détention par le juge des libertés, nous avons l'impression d'aller à Canossa. Nous savons déjà qu'en étant convoqués à neuf heures trente nous passerons peut-être à treize ou quatorze heures et que la chambre de l'instruction ne sera qu'un guichet d'enregistrement des décisions du juge des libertés ou du juge d'instruction.

L'avocat n'a aucun pouvoir. Il faut arrêter de parler de cela. Mme Élisabeth Guigou a posé une question très importante sur la garde à vue. C'est un no man's land, avec une absence totale de droits de la défense. Certes, une loi a prévu un jour que l'avocat pouvait intervenir au bout d'une heure. Certains se sont posé la question de savoir si c'était à la quarante-cinquième minute, à la cinquante-huitième, voire à la soixantième. Mais si l'avocat peut intervenir, il n'a pas accès au dossier. Il demande à son client s'il va bien, s'il a mangé, s'il a bu, s'il a vu un médecin, etc. Ensuite, il repart. Il peut revenir à la vingt-et-unième heure, sans pour autant avoir accès au dossier. Et il ne sait toujours pas, sauf par quelque indiscrétion du client totalement apeuré, de quoi il s'agit. Voilà ce qu'est aujourd'hui la garde à vue, contrairement à ce que beaucoup de Français ont cru.

Une vraie réforme est à faire. Il n'est pas question de ressembler au droit anglo-saxon ou à quelque droit italien. C'est nous, les Français, qui avons le génie du droit en général. C'est nous qui l'avons transmis dans le monde entier.

Aujourd'hui, monsieur le président, vous représentez l'Assemblée nationale. Je peux vous dire que nous souffrons d'un déficit de démocratie absolument épouvantable. Nous sommes aujourd'hui dans une société de judiciarisation totale, qui n'est pas prise en compte avec les éléments nouveaux auxquels nous devons faire face les uns et les autres, magistrats et avocats compris.

L'antagonisme qu'il pourrait y avoir entre avocats et magistrats est inadmissible. Il conviendrait, demain matin, que le juge d'instruction - je préférerais d'ailleurs qu'on parle de juge de l'instruction - s'il est maintenu, ou le magistrat du Parquet qui pourrait le remplacer s'il était supprimé, ait au moins une mission claire qui soit celle d'instruire à charge et que l'avocat, en face de lui, ait les pouvoirs d'instruire de son côté à décharge.

Si les organes de régulation avaient fait leur travail, l'affaire d'Outreau n'aurait jamais eu lieu. Un magistrat instructeur quel qu'il soit, peut, à neuf heures du matin, être tout à fait bien et à neuf heures dix, être devenu fou. Personne ne peut le gérer. En revanche, en matière de justice, il existe des organes de régulation qui peuvent y veiller : le Parquet, le procureur de la République, le juge des libertés et, surtout, la chambre de l'instruction. À une époque où l'on manque cruellement de moyens et de magistrats, je remarque que cette chambre de l'instruction qu'on dit ne pas savoir faire son travail, compte trois hauts magistrats ! Cette affaire d'Outreau n'aurait donc pas eu lieu, quel que soit le juge d'instruction saisi au départ.

Je reste à votre entière disposition pour répondre à toutes questions. Dans le métier d'avocat que j'exerce avec passion, j'estime que l'humanisme doit intervenir à 100 %. Mais pas seulement chez les avocats, qui ne sont pas tous les menteurs, des avocats marron, ni des avocats retors et qui ne devraient pas avoir l'obligation de l'être, pas plus qu'ils ne devraient avoir de connivence avec certains magistrats pour pouvoir obtenir satisfaction. La loi est là, elle devrait tout simplement s'appliquer pour les uns comme pour les autres.

Me Hervé CORBANESI : Nous irons jusqu'au bout des choses, sans retenue, sans pudeur, pour que plus jamais un tel drame ne se reproduise. Nous avons été tellement bouleversés par ce que nous avons vu la semaine dernière : les auditions des innocents martyrisés, où l'on a pu percevoir, grâce au prisme médiatique, le rictus de la douleur. Ce rictus avait un nom, un visage. Pourtant, nous devons tous, les uns et les autres, prendre de la distance aujourd'hui par rapport à l'émotion pour autopsier le monstre tentaculaire que représentent ces quinze tomes de procédure, pour comprendre comment un homme, Pierre Martel en l'espèce, parfaitement socialisé, qui n'a jamais eu maille à partir avec l'institution judiciaire, a pu se retrouver pris dans cette folie et cet emballement, et réfléchir bien sûr à quelques pistes.

Je n'étais pas l'avocat « historique » de Pierre Martel. Ce n'est pas moi qui suis intervenu depuis le début de la procédure qui, pour ce qui le concerne, a débuté le 14 novembre 2001. Il faisait partie du second cercle des interpellés, des « notables ». Je ne suis intervenu qu'à compter du mois d'avril 2002, soit six mois après son interpellation.

Il a expliqué avec courage quelles avaient été ses difficultés, alors que ses avocats se succédaient : le premier était venu le voir en garde à vue ; le deuxième a eu de graves problèmes d'ordre psychologique, voire psychiatriques et lui a extorqué la somme de 400 000 francs. C'est sur la saisine du bâtonnier de Lille, comme le veut la loi en cas de vacance, que je suis intervenu.

Mon premier geste fut d'aller dans le bureau du magistrat instructeur, fort de la lettre de désignation de mon client, pour prendre un permis de communiquer.

Je suis allé voir immédiatement Pierre Martel à Compiègne sans avoir même vu le dossier pénal, pour avoir un premier contact avec lui, discuter calmement, lui dire que je commençais à avoir les premiers éléments du bâtonnier, lui certifier que malgré les difficultés qu'il avait pu avoir avec l'institution judiciaire, nous mettrions tout en œuvre pour le sortir de là.

Je suis retourné à Boulogne-sur-Mer pour avoir accès à ces quinze tomes de procédure. J'ai regardé quels éléments militaient en faveur de mon client et j'ai été bouleversé de voir qu'il y avait eu de graves loupés.

En avril 2002, tous les actes-clés de la procédure concernant Pierre Martel avaient été faits. À sa demande, il avait été entendu dès l'interrogatoire de première comparution. Il avait voulu répondre spontanément aux questions du juge d'instruction alors qu'il avait le droit de garder le silence ou de faire quelques déclarations spontanées.

Il y eut ensuite l'interrogatoire de curriculum vitae, au terme duquel on lui demanda sa vie, son œuvre, son parcours professionnel, familial, ses hobbies, etc. Puis, le 17 janvier 2002, la confrontation, faite sur le même moule que les autres, selon le même modus operandi.

Enfin eut lieu le 16 avril 2002 son audition au fond, dans le bureau du juge Burgaud, à laquelle j'ai pu assister.

J'ai passé beaucoup de temps à Boulogne-sur-Mer car il nous était impossible d'avoir une copie du dossier, qui occupait quinze tomes. Dès le 6 mai 2002, j'ai adressé une demande d'acte au magistrat instructeur parce qu'il y avait des choses qui n'allaient pas dans le dossier.

Je vous rappelle que mon client était mis en cause principalement par Mme Badaoui pour avoir commis trois faits en 1998 et deux faits en 2000. Ces faits auraient été commis soient en Belgique soit au domicile des Delay. Je fais donc une demande d'acte : est-ce que les riverains de la Tour du Renard ont pu voir au bas de cette tour maudite le taxi de Pierre Martel stagnant, vide d'occupation ?

Dès sa garde à vue, dans le cadre de sa deuxième audition, Pierre Martel dira : « J'ai ma conscience pour moi, je n'ai même pas besoin d'avocat pour me défendre car je n'ai rien commis. Oui, je suis innocent et, s'il y a une justice en France, mon innocence sera prouvée. Je compte d'ailleurs sur vous pour cela. » Il s'adressait alors à l'inspecteur de police qui l'auditionnera à cinq reprises durant sa garde à vue.

Dans le cadre de sa troisième audition, on va lui lâcher une date : celle de la fête des mères. Il va préciser qu'à cette époque de l'année, il fait des compétitions de golf tous les dimanche matin sans exception : « Je pratique le golf à Hardelot, et ce depuis au moins cinq ans. Généralement, l'après-midi de la fête des mères, nous recevons à la maison, etc. » Le 6 mai 2002, soit six mois après la garde à vue, alors que le juge d'instruction ne peut pas ignorer cet alibi, je leur demande de vérifier si, oui ou non, Pierre Martel se trouvait à une compétition de golf à Hardelot, le jour de la fête des mères.

Dans le cadre de la même demande d'actes, comme les déclarations étaient aussi folles et contradictoires les unes que les autres, j'ai demandé de vérifier certains points relatifs à la présence, au lieu ou à la date où Pierre Martel se serait livré aux faits reprochés.

Le juge a fait partiellement droit à cette demande. Il a accepté de se faire communiquer et d'envoyer sur commission rogatoire des inspecteurs de police au golf club d'Hardelot, le 10 juin 2002. Par le canal de la famille de mon client, j'avais pu obtenir un listing des compétitions de l'année 2000. Il en ressortait qu'effectivement, le jour de la fête des mères, Pierre Martel se trouvait là-bas. Le juge l'a fait vérifier.

M. le Rapporteur : Car il était accusé, ce même jour, d'avoir emmené des enfants en Belgique.

Me Hervé CORBANESI : Le seul lieu et la seule date d'infraction donnés par Mme Badaoui ont donc été démentis. Je rappelle que c'était la garde à vue qui avait fourni cet élément, le 14 novembre 2001, aux services de police. Lorsque mon client avait été déféré au magistrat instructeur, on ne pouvait pas ignorer cet élément. Or, il aura fallu six mois et la demande de l'avocat de la défense pour qu'il soit vérifié.

Sur le fait qu'il ne montait pas dans les étages, une commission rogatoire va également être mise en place et ordonnée par le magistrat instructeur. Ce sera édifiant : unanimement, on dira que lorsque Pierre Martel arrivait à la Tour du Renard, en général en klaxonnant, il ne montait pas dans les étages. Tout au plus aidait-il les gens à sortir les courses du coffre du taxi pour les déposer dans le hall de l'immeuble des riverains de la Tour du Renard.

Pourquoi Pierre Martel entre-t-il dans le dossier ? Personne n'avait de permis de conduire ou de voiture. Le magistrat instructeur avait adopté la thèse d'un réseau international. C'est ce qui lui a permis d'appuyer la culpabilité de mon client. Il fallait bien que quelqu'un achemine les enfants. J'ai donc demandé - le 6 mai 2002 - au magistrat de vérifier si effectivement, dans des fermes isolées proches de Bellewaerde, des gens avaient pu voir des allées et venues, des choses suspectes, comme des enfants hurlants. On me l'a refusé. Il faut dire que déjà, le magistrat instructeur avait lancé une commission rogatoire au début de l'année 2002, laquelle sera jointe au dossier le 25 mai 2002. Ses conclusions furent plus que circonspectes : des enquêteurs belges et du SRPJ de Lille avaient dit qu'il n'y avait rien en Belgique.

Le magistrat instructeur refusa d'entendre les enfants à nouveau, en arguant principalement que le fait d'être à nouveau entendus pourrait raviver leur traumatisme. J'avais d'ailleurs demandé, dans le cadre de ma demande d'actes, que les avocats de la défense soient présents, dans la mesure où des dispositions nouvelles de la loi le permettaient.

Je me dis malgré tout que le dossier avance, que nous avons un alibi daté, celui de la fête des mères 2000, qu'il était impossible matériellement d'avoir commis quelque forfait dans la Tour du Renard. Nous partons à l'assaut du contentieux de la détention et nous sollicitons régulièrement des demandes de mises en liberté - j'en ai compté à peu près une trentaine. Cela devint désespérant : à chaque fois, on nous renvoyait au fait que Pierre Martel était impliqué dans un grave réseau pédophile international, qu'il était un des principaux protagonistes du dossier, on nous renvoyait au regard qu'il portait sur les faits qui lui étaient reprochés et au système de défense qu'il avait adopté. Lorsque vous êtes innocent et que vous le dites officiellement dans une enceinte judiciaire, c'est une circonstance aggravante, compte tenu du regard porté sur les faits reprochés ! C'est terrible à admettre.

Les enfants Delay font des déclarations plus contradictoires les unes que les autres : ils indiquent qu'ils sont allés en Belgique une fois, ou deux fois, ou qu'ils n'y sont pas allés mais que c'est le petit frère qui l'a dit, etc.

Tout le monde aurait dû être alerté par le cas de la petite X, à cause de laquelle Pierre Martel a été envoyé aux assises. La petite fille a été entendue très rapidement au cours de la procédure, courant 2001. Pendant plusieurs mois, elle n'a jamais mis en cause Pierre Martel. Elle avait été interrogée par le capitaine de police Wallet.

Le 5 mars 2002 à seize heures, elle est entendue pour la quatrième ou cinquième fois au commissariat de Boulogne-sur-Mer, toujours par le capitaine Wallet. Ce jour-là, un expert psychologique assiste à l'audition de cette enfant, qui raconte : « Deux hommes ont mis leur devant dans mon devant, tandis que le troisième mettait son devant dans mon derrière, et cela en même temps. » Cette enfant de sept ans décrit une triple pénétration.

Jusque-là, Pierre Martel n'a jamais été mis en cause par cette enfant au cours de la procédure. Mais ce jour-là, elle indique que le taxi Martel lui a fait des choses : « il s'appelait Marcel, il avait une voiture de taxi. Le taxi Marcel nous a rentré son devant dans mon devant, il me l'a fait à moi, à mes sœurs ».

Ces pénétrations sont formellement démenties par les expertises gynécologiques. Cet élément objectif vide de sens de telles déclarations. Pire encore, le jour où elle fait ses premières déclarations mettant en cause mon client, l'expert vient dire qu'il faut accorder une crédibilité toute relative aux dires de l'enfant : « Aujourd'hui, son discours manque d'authenticité par rapport à ses premières déclarations. Aujourd'hui, il faut prendre du recul et reparler avec elle, par la suite, de façon critique et précise, car elle a besoin de vivre le contact avec la réalité. Elle ne peut pas, sur le plan psychologique, rester dans un discours qui, par bien des aspects, apparaît affabulatoire. La description est marquée par la fantaisie, sous-tendue par le désir de plaire » - le rapport qu'elle pouvait entretenir avec le capitaine Wallet - « plus que par le principe de réalité. »

Cette enfant fait des déclarations qui sont formellement démenties par les expertises gynécologiques et médicales. Nous savons dans quel état d'esprit elle les fait. Et malgré cela, Pierre Martel sera envoyé devant la cour d'assises de Saint-Omer pour répondre des faits de viol aggravé sur cette enfant !

À partir de là, on peut s'interroger. C'est à désespérer de tout ! Dans le cadre du contentieux de la détention, tous ces éléments sont consignés sur papier. On ne peut pas dire qu'ils ont été mentionnés pour la première fois le jour des assises. Ils ont été développés contradictoirement et publiquement devant la chambre de l'instruction lorsque nous avons interjeté appel de l'ordonnance de mise en accusation du juge d'instruction. Nous avions sollicité, pour la première fois, que la chambre de l'instruction statue, non pas à huis clos comme c'est la règle habituellement, mais en audience publique. Nous pensions, à tout le moins, que sur des éléments aussi lourds, aussi sérieux, solides, étayés, une réflexion un peu plus approfondie aurait pu avoir lieu et que le non-lieu s'imposait.

La sœur de cette enfant, va mettre en cause mon client devant le juge d'instruction pour la première fois alors qu'elle est entendue sans avocat. En toute fin d'audition, on va lui poser trois questions :

Q. - « Est-ce que les grands t'ont emmenée loin en voiture pour te faire du mal ? »

R. - « Le taxi Martel, on était en Belgique, on a été dans une maison. »

Q. - « Comment sais-tu que c'était en Belgique ? »

R. - « Je ne sais plus. »

Q. - « Tu ne te souviens plus de ce qui s'est passé dans la maison ?

R. - « On buvait, on a mangé. Après je ne m'en souviens plus. »

(Mention du juge d'instruction : constatant que l'enfant se disperse, nous mettons fin à l'audition.)

Cette enfant, qui n'a jamais un instant parlé de mon client, est entendue ce jour-là sans avocat. Elle fait des déclarations plus que ténues, auxquelles on doit mettre fin parce qu'elle se disperse. Cela suffira pour renvoyer mon client devant la cour d'assises pour des exactions commises sur sa personne. C'était la plus petite, elle avait cinq ans.

Comment mon client est-il entré dans ce dossier ? C'est le clou du spectacle. Comme vous l'avez déjà entendu à plusieurs reprises, les assistantes maternelles ont troqué un temps leur habit d'assistantes maternelles pour une panoplie de shérif enquêteur. C'est ce que la presse a appelé la « tata connection ».

Ces assistantes maternelles, relayées par la hiérarchie, elle-même relayée par le Parquet de Boulogne-sur-Mer, ont ainsi été amenées à dire des invraisemblances totales.

Le 31 mai 2001, une assistante socio-éducative, qui suit un enfant prénommé Vincent, note que celui-ci paraît très déprimé, se coupant des autres enfants, refusant la relation avec certains adultes, notamment le psychomotricien. Parallèlement, les deux aînés lui font part du fait que Vincent était le fils du meilleur ami de papa et qu'il venait très souvent chez eux. Intéressant !

Le mercredi 30 mai, à l'occasion du vingtième anniversaire de Karine Duchochois, à Outreau, ils repèrent un taxi. Ils se cachent dans la voiture, complètement paniqués : c'est M. Martel, lui aussi venait à la maison ! Et elle conclut sa note : M. Martel serait chauffeur de taxi.

Cinq jours plus tard, le Conseil général adresse une note au parquet de Boulogne-sur-Mer, d'où il ressort que « les enfants reconnaissaient récemment que M. Martel serait le père de Vincent, en indiquant que celui-ci venait au domicile et faisait la même chose que papa. » Pierre Martel est déjà dans l'engrenage.

Le 3 juillet - c'est la fameuse liste rédigée par les assistantes maternelles - cela devient : « Taxi Martel, enfant Vincent. » Et cerise sur le gâteau : Pierre, qui est entendu le lendemain, le 4 juillet : « Je reconnais, sur la planche photographique... le fils du taxi, en la photo du numéro 17, à savoir Vincent ». Sauf que Pierre Martel n'a jamais eu d'enfant s'appelant Vincent et qui avait six ans. Il a deux enfants ayant respectivement 29 et 24 ans.

Je procède donc à quelques investigations sur le père géniteur de Vincent. J'apprends que ce monsieur a été poursuivi en 1994 à Equien, pour agression sexuelle, qui a fait l'objet d'un classement sans suite. Je ne dis pas un instant qu'il aurait dû être inquiété dans le cadre de cette procédure. Je dis que ce loupé fondamental des mois de mai et juin et juillet va perdurer. En effet, le 14 novembre 2001, lorsqu'on va interpeller Pierre Martel à six heures du matin pour l'arracher à son foyer, le juge d'instruction va décider d'entendre ce jour-là aussi Vincent.

J'ai l'impression qu'on est parti « bille en tête » sur une erreur, laquelle a été relayée par les enfants qui reconnaissent sur la photographie un gamin de l'école, tout en faisant un amalgame avec le patronyme Martel. On ne s'en rend même pas compte et le jour de l'interpellation de Pierre Martel, le 14 novembre, on va interroger Vincent. Or, les réponses que va fournir ce dernier sont tout aussi incroyables que les questions qu'on va lui poser :

Q. - « Qu'est-ce qu'il fait comme métier ton papa ? »

R - « Il fait des bêtises. »

Q - « Ton papa, il a une voiture ? »

R - « Oui. »

Q - « Qu'est-ce qu'il a comme voiture ? Il a un taxi ? »

Cela va amener le magistrat instructeur, quand il va entendre Pierre Martel, dans le cadre de son interrogatoire de première comparution, à lui poser une question simple : « Monsieur, comment expliquez-vous que vous soyez mis en cause de manière circonstanciée ? Comment expliquez-vous les déclarations constantes et très précises de Mme Delay, déclarations qui sont confirmées par les déclarations très précises des victimes, vérifications effectuées auprès des services de police ? » Aujourd'hui, cette question prend une connotation tout à fait particulière, au regard de l'explication que je vous donne de la façon dont Pierre Martel entre dans le dossier.

Je crois que le juge d'instruction a très vite eu des certitudes, qu'ensuite le procureur de la République de Boulogne-sur-Mer comme le juge ont entendu habiller ces certitudes par n'importe quel élément auquel on pouvait se raccrocher.

Je suis parfaitement d'accord avec mon collègue Viala qui disait que nous n'avions pas à faire le procès de l'instruction. Cette commission n'est pas une chasse aux sorcières. Il ne s'agit pas de faire tomber des têtes mais d'essayer de comprendre et de décortiquer ce cataclysme. Car tout cela aurait pu arriver à n'importe lequel d'entre nous.

Des investigations sont poussées sur la famille Martel avant leur interpellation. Des écoutes téléphoniques sont mises en place. Elles ne donneront rien. On va éplucher leurs comptes bancaires, pour savoir s'il tirait quelques subsides des horreurs dont on pouvait l'affubler. Rien du tout.

Vous connaissez le rôle des experts qui, souvent, dans cette procédure, ont rendu des rapports qui étaient de véritables préjugements. On y parlait de « crédibilité », ce qui devenait « véracité » sous la plume des magistrats.

Quoi qu'il en soit, les deux experts se sont accordés, après leur examen médico-psychologique et psychiatrique, pour dire que Pierre Martel ne présentait pas les traits habituellement retrouvés chez les adultes qui abusent des enfants.

On s'est demandé par quelle alchimie répressive on a pu se retrouver dans un tel drame humain. Plutôt que d'accabler un homme, il faut replacer tout cela dans un contexte d'une succession invraisemblable d'erreurs. À tous les stades, à tous les étages, la fusée judiciaire a dysfonctionné.

La façon dont la parole des enfants a été recueillie par les assistantes maternelles, leurs notes, les erreurs de plume. Je crois savoir également que plusieurs d'entre elles ont eu la garde de ces enfants alors que c'était leur premier agrément. Or, il s'agissait de cas lourds.

On parle des innocents acquittés, on parle des victimes. Mais il ne faut tout de même pas oublier qu'il y a d'autres victimes, au premier rang desquelles se trouvent les enfants, qui ont subi des choses abominables. Ces enfants, dont on a voulu sacraliser la parole, étaient avant tout de très graves victimes. On ne s'en est pas rendu compte. On a parlé d'enfants fous. Mais on aurait pu parler de gamins totalement insécurisés qui ont vécu pendant tant d'années dans la violence, dans la pornographie, dans la déshérence sociale la plus totale.

Comment accorder tant de crédit à la parole d'enfants aussi bouleversés, aussi atrocement mutilés dans leur chair ? Quand on vit de telles choses, on se construit de faux souvenirs, qui vous permettent d'éluder la réalité. Le fait de relater de faux souvenirs, ce n'est pas mentir, c'est simplement retranscrire ce qu'on s'est créé pour se protéger. Or, on ne l'a pas vu. On a pris pour argent comptant des déclarations délirantes de gamins victimes de sévices.

La façon de recueillir la parole des enfants demande certainement beaucoup plus de circonspection. Lors de la garde à vue, il est certain que l'avocat n'a qu'un rôle d'alibi. Vous lever à trois heures du matin pour aller demander à quelqu'un s'il est bien traité, le consigner dans un petit document qui sera remis au permanent qui le remettra demain à l'ordre pour qu'il fasse son chemin jusqu'au dossier pénal, ce n'est pas satisfaisant. D'autant plus que l'on sait que cet endroit est un no man's land juridique, que parfois des aveux peuvent être extorqués comme l'attestent certaines affaires récentes, à commencer par l'affaire Dickinson.

S'agissant de l'instruction, si nous continuons sur le même chemin, nous courrons à la catastrophe. Je pense que l'institution même du juge d'instruction est défunte, avec ce dossier. Faut-il aller jusqu'à sa suppression ? Je ne le crois pas. Nous n'y sommes pas prêts intellectuellement et culturellement. Une solution médiane serait l'instauration d'un véritable juge de l'instruction. Aujourd'hui on demande au magistrat instructeur d'être complètement schizophrène : on lui demande d'enquêter, de contrôler son travail, d'instruire à charge, d'instruire à décharge, de contrôler les enquêtes judiciaires, etc. Cela n'a aucun sens.

Pour moi, un juge d'instruction serait au-dessus de la mêlée, il aurait en face de lui deux intervenants : le parquet qui accuserait, et la défense qui défendrait avec des droits accrus. Sinon, on se heurtera exactement aux mêmes difficultés.

Les avocats peuvent avoir des difficultés à faire acter des choses qu'ils ont vues ou entendues et qu'ils ne sortent pas de leur manche : par exemple, le comportement d'un juge qui ne se retrouve pas forcément au procès-verbal.

Le 17 janvier 2002, Pierre Martel subit ces fameuses confrontations collectives. Pour une fois, cela ne se passe pas très bien : Mme Badaoui déverse son flot d'accusations contre mon client. Mais Aurélie Grenon dit : « ce n'est pas vrai, ce n'est pas lui ». Aux dires de mon client, le juge serait entré dans une colère noire, il aurait suspendu cette mesure d'instruction pour qu'elle puisse se calmer et boire un petit café ou un verre d'eau. Il l'aurait fait rentrer quelques instants plus tard pour reprendre le cours normal des choses, à savoir le petit train-train de l'accusation, qui amènera Pierre Martel jusqu'à ces trente mois d'incarcération provisoire.

S'il y avait eu une caméra ou un greffier pour authentifier tout ce qui se passe dans le cabinet d'instruction, tout cela ne serait pas arrivé.

M. le Président : Vous avez suggéré des réformes pour améliorer le système au niveau de l'instruction. Mais au niveau de la garde à vue, vous n'avez esquissé aucune amélioration.

Me Hervé CORBANESI : Si : l'accès au dossier.

M. le Président : La présence de l'avocat tout au long de la garde à vue ?

Me Hervé CORBANESI : Et à chaque audition !

Me Jean-Marie VIALA : Il y a quelque chose de terrible dans la question que vous posez. Il faut recadrer les choses. J'ai parlé de la judiciarisation de la société française. Je pense que c'est le problème principal qui se pose actuellement. Tout le monde peut se retrouver dans cette situation demain matin, pour une affaire aussi malheureuse que celle-ci, tout comme un simple commerçant peut se retrouver devant un juge d'instruction. On ne parle même plus d'assignation, d'ailleurs. Aujourd'hui, on parle de plainte. Tout le monde porte plainte, même devant le tribunal civil. Il y en a même qui parlent de « plainte pénale » !

S'agissant de la garde à vue, il faut que les Français comprennent que la loi à laquelle on leur a fait croire n'existe pas : l'avocat n'existe pas pendant la garde à vue. Nous ne pouvons rien faire pour notre client. Si notre client nous faisait une confidence, que nous étions au courant de quelque chose et qu'en sortant nous téléphonions au papa, à la maman ou à l'épouse, nous serions mis en détention provisoire, comme cela s'est produit récemment.

Je ne suis pas certain que les magistrats soient les premiers à refuser notre intervention. Ce qui se passe, c'est qu'on croit à notre garde à vue, du fait de notre culture de l'aveu. Mme Élisabeth Guigou doit le savoir, la plupart des gardes à vue se passent de façon bizarre. L'article 105 du code pénal est constamment violé, on fait prêter serment à des gens qui sont accrochés au radiateur avec des menottes, etc. C'est n'importe quoi.

M. le Président : Que suggérez-vous ?

Me Jean-Marie VIALA : Qu'on soit là !

M. le Président : Pour gérer l'interrogatoire ?

Me Jean-Marie VIALA : Absolument. L'avocat n'est pas cette espèce de bonhomme qui est complice de celui qui a commis les actes. C'est un auxiliaire de justice - je dirais même qu'il est un auxiliaire de justesse.

Il faudrait que nous soyons là dès la première heure. Cela ne plaira pas à beaucoup de gens. Moi qui vous parlais de déficit de démocratie, j'appelle votre attention : le politique doit se saisir de ce problème. Même si les droits de la défense sont bien écrits dans nos codes, ils ne sont pas appliqués dans les faits.

M. le Rapporteur : Ma question s'adresse à vous quatre. Sauf erreur de ma part, un deuxième juge d'instruction est intervenu en septembre 2002. Sachant que l'ordonnance de renvoi est datée du 13 mars 2003, quelques mois se déroulent sous la houlette du juge Lacombe, puisque c'est de lui qu'il s'agit. Que s'est-il passé pendant cette période ? C'est tout de même lui qui a signé cette ordonnance.

Me Hervé CORBANESI : Il n'y a eu aucun contact avec ce magistrat instructeur...

M. le Rapporteur : Est-ce que des avocats ont pris l'initiative de le rencontrer ? Sinon, pourquoi ? Pendant ces quelques mois, un certain nombre de personnes demeuraient en détention.

Me Hervé CORBANESI : Dès le 6 mai 2002, j'ai rédigé cette demande d'actes, qui a été pour partie suivie d'effet et qui comportait de très nombreux éléments à décharge. Par ailleurs, le contentieux de la détention n'est pas suivi par le juge d'instruction mais par le juge des libertés et de la détention, sous contrôle de la chambre de l'instruction.

Me Jean-Marie VIALA : À quoi se rapporte votre question ?

M. le Rapporteur : Vous avez tous exprimé, comme les autres avocats que nous avons déjà entendus, des interrogations. Maître Osmont a parlé d'un mur. Un nouveau magistrat instructeur arrive dans le dossier. La démarche naturelle n'est-elle pas d'aller le rencontrer pour lui faire part de vos doutes et lui demander d'examiner le dossier ?

Me Jean-Marie VIALA : Croyez-vous qu'il va nous recevoir ?

M. le Rapporteur : Est-ce que cela a été tenté ?

Me Jean-Marie VIALA : Mais c'est tenté constamment.

M. le Rapporteur : Ce n'est pas une mise en cause.

Me Hervé CORBANESI : Des démarches ont été faites, qui ont été actées dans le temps par les mémoires qui ont été déposés. Vous pourrez voir le nombre de mémoires qui ont été déposés postérieurement à septembre 2002, décortiquant toutes les difficultés du dossier. Cela aurait dû alerter le magistrat instructeur, qui était en charge de ce dossier pénal.

Me Jean-Marie VIALA : C'est une question très humaine que vous venez de poser, monsieur le rapporteur. Il est vrai qu'un avocat devrait pouvoir appeler un juge d'instruction pour s'entretenir avec lui. Or, pour cela, il lui faut déjà passer le contrôle du greffier, bien gêné de vous dire que le magistrat n'est pas là et qu'il ne peut pas vous répondre. Quand vous êtes devant le mur d'un magistrat qui ne veut pas vous répondre, vous ne pouvez faire que ce que Maître Corbanesi vient de dire, à savoir faire des actes pour avoir des réponses par écrit. Sinon, vous n'auriez pas de traces.

Rassurez-vous : tous les magistrats instructeurs ne sont pas comme cela. Mais lorsque vous tombez sur l'un d'eux, vous n'avez aucun autre moyen que de faire un acte officiel.

M. le Rapporteur : Des démarches physiques ont donc été tentées par vous-même et vos confrères auprès de M. Lacombe, lesquelles n'ont pas abouti, pour quelque raison que ce soit.

Me Jean-Marie VIALA : Maître Corbanesi, qui est entré avant moi dans ce dossier, a eu la « chance » d'avoir à faire à ce magistrat instructeur. Pour ma part, je suis arrivé « avec le bagage fini ».

M. le Rapporteur : On a l'impression que cette affaire a vécu jusqu'au départ du juge Burgaud et qu'après, plus rien ne se passe, même si des demandes d'actes ont été faites devant le JLD ou la chambre de l'instruction. Le dossier semble alors figé.

Me Hervé CORBANESI : En novembre 2002, si ma mémoire est bonne, nous sommes allés plaider le renouvellement annuel du mandat de dépôt criminel devant le JLD. Je crois me souvenir que j'ai fait une démarche spéciale auprès du nouveau magistrat instructeur pour m'entretenir des difficultés de ce dossier, et que je n'ai pas pu le rencontrer. Nous savions, par ailleurs, que plus aucun acte ne serait fait, que le dossier était considéré comme terminé et qu'il serait renvoyé au parquet de Boulogne-sur-Mer pour que le réquisitoire définitif soit rédigé. Il s'est enfin passé très peu de temps entre la transmission, par le parquet de Boulogne-sur-Mer, et la signature de l'ordonnance par le nouveau juge d'instruction.

M. le Rapporteur : Sept jours. Sauf que M. Lacombe était chargé du dossier.

M. Guy GEOFFROY : Vous n'étiez pas auprès de votre client au moment de la confrontation.

Me Hervé CORBANESI : En janvier 2002.

M. Guy GEOFFROY : Vous avez relaté tous les dysfonctionnements du dossier. Vous avez dû avoir entre les mains le procès-verbal de cette confrontation. Votre consœur disait tout à l'heure qu'elle n'avait pas jugé nécessaire de solliciter une autre confrontation ou une confrontation sous une autre forme. On a compris qu'elle avait réussi à faire acter dans le procès-verbal qu'il y avait, au moins pendant un temps, des déclarations différentes de la part des différents accusateurs.

À la lecture du procès-verbal de cette confrontation, compte tenu de tous les éléments qui vous sont apparus aller dans le même sens et vous ont inquiété, avez-vous demandé une nouvelle confrontation ? Êtes-vous allé jusqu'à demander une confrontation séparée, plus conforme à la pratique habituelle ? Si oui, sous quelle forme vous a-t-on répondu ? Avez-vous redemandé, à d'autres occasions, une nouvelle confrontation ?

Me Hervé CORBANESI : En effet, je n'étais pas encore l'avocat de Pierre Martel le 17 janvier 2002 lorsque cette confrontation a eu lieu. Celui-ci m'a expliqué comment elle s'était déroulée : Aurélie Grenon l'a mis hors de cause ; le juge a interrompu la confrontation ; elle est sortie et lorsqu'elle est rentrée, comme par miracle, le train-train de l'accusation a pu reprendre normalement et elle a accusé à nouveau mon client.

J'ai sollicité, comme tout le monde, une confrontation individuelle. Il m'a été répondu, comme à tout le monde, que cet acte n'était pas utile à la manifestation de la vérité, dans la mesure où, dans le cadre de la première confrontation, les choses avaient été clairement dites.

Lorsqu'une telle réponse est faite dans le cadre d'une ordonnance, il ne sert à rien de refaire une demande. On répond alors qu'on a déjà traité de la question à l'occasion de la même demande d'acte, qu'une demande ayant le même objet aura le même suivi.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : L'audition de l'enfant, où elle décrit une triple pénétration, sera démentie par les experts. Lors de cette audition, vous avez dit qu'un pédopsychiatre était présent. Est-il intervenu lors de l'audition ? Sinon a-t-il fait un rapport établissant que l'enfant ment ?

Me Hervé CORBANESI : C'est exactement cela. La première fois où elle met en cause Pierre Martel, alors qu'elle a déjà été entendue à six ou sept reprises, cet expert est présent au commissariat de Boulogne-sur-Mer. Il va donc rédiger un rapport d'expertise psychologique, établissant qu'elle apparaît affabulatrice dans ses déclarations.

Cet expert a suivi cette enfant dans le temps, il l'a entendu s'exprimer devant les services de police lors des précédentes déclarations. Le jour où elle a mis en cause Pierre Martel, il a tiré la sonnette d'alarme !

M. Jacques-Alain BÉNISTI : Monsieur le président, a-t-on prévu de faire venir cet expert ?

M. le Président : Nous avons en effet prévu d'entendre les experts, en tout cas le plus grand nombre de ceux qui sont concernés par l'affaire.

M. Georges COLOMBIER : On a parlé de l'instauration d'un véritable juge de l'instruction. Quelle différence y aurait-il avec le juge d'instruction ?

Maître Viala a dit qu'un véritable juge de l'instruction devrait instruire à charge. J'aimerais avoir des précisions.

Me Jean-Marie VIALA : Un juge de l'instruction sortirait de cette schizophrénie. Il instruirait à charge. Qu'il s'appelle juge d'instruction ou parquet, cela m'est égal. À ce moment, nous, les avocats, pourrions, avec des pouvoirs accrus, venir apporter la contradiction.

M. Léonce DEPREZ : Actuellement, le parquet existe, le procureur existe. Je connais très bien le tribunal de Boulogne-sur-Mer, qui est en effet très restreint et où l'on se croise à longueur de journée. Les avocats ont conscience de la fonction que le parquet représente. Les avocats que vous êtes n'ont-ils pas eu de conversation, d'entretien, n'avez-vous pas exprimé de doutes au procureur de la République qui a vécu ces quatre années ?

Je suis perplexe. Vous reconnaissez que c'est le parquet qui doit mener l'enquête, l'avocat qui doit ensuite défendre et le juge qui doit enfin juger. En attendant qu'on adopte cette réforme de bon sens, que pensez-vous de la tâche du procureur ?

Me Hervé CORBANESI : J'ai bien sûr pu m'entretenir avec lui. Il venait plaider en personne les débats contradictoires inhérents à toute décision préalable de détention. J'ai pu l'entretenir de la folie de cette procédure et de toutes ces invraisemblances. Mais c'est finalement le parquet de Boulogne-sur-Mer qui a été à l'initiative de cette procédure depuis 2001. Il a suivi le dossier de A à Z.

Me Jean-Marie VIALA : Ce même procureur était président de la cour d'assises pour requérir. On pouvait s'attendre à ses réponses.

À l'origine, 57 personnes ont été dénoncées par les enfants. Je m'interroge sur les critères de choix qui ont fait que 17 personnes seulement se sont trouvées dans les conditions dont on parle aujourd'hui.

M. le Rapporteur : Nous entendrons le procureur Gérald Lesigne lors d'une prochaine audition.

M. Georges FENECH : Les avocats auditionnés par notre commission nous ont fait part d'un certain nombre de réflexions d'ordre général sur l'évolution souhaitable du système judiciaire. Deux au moins nous ont clairement dit qu'ils étaient favorables à un juge de l'instruction qui ne serait pas impliqué dans l'enquête, mais qui serait chargé d'évaluer l'enquête et de décider ensuite, éventuellement, d'un renvoi.

Des voix de plus en plus nombreuses s'expriment en ce sens. Le syndicat des commissaires et des hauts fonctionnaires de la police nationale prône ce système. Le juge Renaud Van Ruymbeke s'est exprimé récemment dans le journal Le Monde pour dénoncer l'aberration de notre système. On peut aussi citer le bâtonnier de Paris et bien d'autres qui appellent à cette réforme radicale.

Puisque le Gouvernement, sous l'impulsion de Dominique Perben, avait saisi la commission Viout qui n'était pas chargée de réfléchir à un changement de système, je voudrais cependant avoir votre sentiment sur deux de ses propositions-phares : la cosaisine obligatoire des juges d'instruction et la publicité du débat sur la détention au bout de six mois devant la chambre de l'instruction.

Croyez-vous que ces deux mesures permettraient d'éviter à l'avenir ce genre de dysfonctionnements ?

Me Hervé CORBANESI : Très sincèrement non, si on reste dans le système actuel, qui souffre d'une véritable schizophrénie. La fonction du juge d'instruction est d'enquêter, de contrôler un minimum, de lancer des commissions rogatoires, d'instruire à charge et à décharge. Il a plusieurs casquettes. Ce que dit M. Van Ruymbeke est totalement impensable : au lieu d'avoir un juge d'instruction, on en aurait deux, l'un à charge, l'autre à décharge. Cela n'a aucun sens. Et si les magistrats n'ont pas les compétences requises, on aboutira à une double catastrophe.

La seconde proposition phare, à savoir la publicité des débats tous les six mois devant la chambre de l'instruction, me semble insultante pour les magistrats. Cela veut dire que lorsqu'il y a huis clos, on travaille mal. Et puis, pourquoi attendre six mois pour rendre une justice sereine sur quelque chose d'excessivement important, à savoir la liberté d'un homme ?

Si on en reste à ces deux propositions sans modifier le fonctionnement même de l'instruction, on n'ira nulle part.

Me Jean-Marie VIALA : Je suis entièrement d'accord. N'oublions pas que, selon la loi, la détention est l'exception. Officialiser la manière dont cette détention se passe prouve qu'en fait elle est appliquée constamment comme moyen de pression.

La commission Viout a proposé la cosaisine. Permettez-moi de rappeler ce que j'ai dit tout à l'heure : la chambre de l'instruction est déjà composée de trois magistrats. Je pense que cela devrait suffire.

Si une réforme doit intervenir, elle doit passer par la création d'un magistrat de l'instruction et l'accroissement des pouvoirs des avocats. Il y aurait toujours une chambre de l'instruction, qui devrait faire son travail de façon beaucoup plus concrète.

M. le Président : Georges Fenech disait que des voix prestigieuses s'élevaient pour demander la suppression du juge d'instruction. Je lui indique que des voix aussi nombreuses et aussi prestigieuses s'élèvent pour le maintenir.

M. Georges FENECH : À nous de faire la part des choses.

M. Jean-Yves HUGON : Avec les travaux de cette commission d'enquête, s'est ouverte la boîte de Pandore. Il y a dans ma circonscription une centrale et une maison d'arrêt. Il ne se passe pas une journée sans qu'il y ait un Outreau ! Les quatorze victimes ont eu la chance d'avoir été nombreuses. S'il n'y avait eu qu'une personne acquittée, il n'y aurait pas eu cette commission d'enquête.

Votre confrère Maître Hubert Delarue, que nous avons entendu la semaine dernière, nous a remis un petit mémorandum, dont je vais citer un très bref extrait :

« En amont, les services sociaux ont très gravement dysfonctionné, notamment dans la relation assistantes sociales-familles d'accueil. Le contrôle du conseil général du Pas-de-Calais a été inexistant. »

Pourriez-vous nous donner quelques précisions à ce propos ?

Me Hervé CORBANESI : Nous nous sommes rendu compte que les assistantes maternelles qui ont eu ces enfants en placement n'avaient pas une grande expérience. Pour certaines d'entre elles, c'était leur premier placement depuis leur agrément. Il leur arrivait de s'appeler pour dire : « rends-toi compte, le petit X vient de me dire cela, et toi ? Je vais voir... » On dit qu'elles ont troqué leur habit d'assistante maternelle au profit d'une panoplie de shérif, et c'est tout à fait ce qui s'est passé. Ce fut relayé par la hiérarchie, qui l'a elle-même relayé, comme le veulent les textes, au parquet de Boulogne-sur-Mer.

Voilà comment Pierre Martel est entré dans cette procédure.

M. François CALVET : On a beaucoup parlé des droits de la défense. Les avocats ont dit leur désir d'être présents dès les premières auditions en garde à vue.

Comment expliquez-vous que personne ne se soit inquiété que Thierry Dausque n'ait pas eu d'avocat pendant très longtemps. Avez-vous assisté à des confrontations où vous étiez présents et où vous vous êtes aperçus qu'il n'avait pas d'avocat ? Vous en êtes-vous émus, en avez-vous parlé au bâtonnier ou à quelqu'un ?

Me Hervé CORBANESI : S'agissant de Thierry Dausque, j'ai appris tout comme vous qu'il n'avait pas eu d'avocat pendant tout un temps. Chaque ordre a un bâtonnier qui gère les rapports disciplinaires concernant les avocats et les suivis des dossiers dans le cadre des commissions d'office. Je ne sais pas du tout ce qui s'est passé à Boulogne-sur-Mer, mais j'ai été moi aussi très étonné que ce jeune homme soit resté quatorze mois sans l'assistance d'un avocat. Étonné et choqué aussi que le magistrat instructeur n'en ait pas été ému plus que cela, notamment à l'occasion des confrontations, et n'ait pas alerté au moins le bâtonnier de l'ordre des avocats de Boulogne-sur-Mer, et ne lui ait pas demandé de lui désigner un autre avocat commis d'office.

Par ailleurs, nous n'avons jamais été confrontés à Thierry Dausque. Nous n'avons donc pas pu nous rendre compte un instant qu'il n'avait pas d'avocat.

Me Jean-Marie VIALA : Toute personne peut refuser l'assistance d'un avocat en matière pénale. Nous ne savons pas comment les choses se sont passées. Reste que le juge d'instruction aurait tout de même pu s'interroger sur l'absence d'un avocat, dans une affaire criminelle de cette importance.

M. François CALVET : C'est Thierry Dausque qui a passé le plus de temps en détention provisoire.

M. Jacques REMILLER : Selon vous, quel rôle a joué le deuxième magistrat instructeur, le juge Lacombe, dans la rédaction de l'ordonnance de renvoi. L'a-t-il rédigée lui-même, après certaines vérifications ? Ou n'a-t-il fait qu'avaliser le dossier qui lui a été laissé par le précédent juge d'instruction en se contentant d'apposer son sceau ?

Me Hervé CORBANESI : Je n'ai aucune certitude en la matière. Cela dit, je ne crois pas qu'on ait laissé un instant ce magistrat succéder au juge Burgaud sans l'épauler. Ou alors, ce serait très dur à entendre pour l'institution judiciaire.

Entre la transmission du réquisitoire définitif et la signature de l'ordonnance de renvoi, je remarque que le délai n'est que de sept jours.

M. Xavier de ROUX : On parle beaucoup de juge de l'instruction, de rétablir un certain équilibre. Mais ne faudrait-il pas changer une culture, celle de l'aveu et de l'intime conviction, qui sont liées à la détention provisoire ? En effet, celle-ci est un des moyens classiques pour obtenir l'aveu.

Me Jean-Marie VIALA : Je crois que c'est bien le fond du problème. Il faut un changement de mentalité et de culture.Une remise en cause intellectuelle s'impose.

Nous sommes dans une politique inquisitoire, où nous recherchons l'aveu. Tout est basé sur le fait qu'à partir du moment où quelqu'un dépose plainte contre vous, vous devenez un vrai coupable, ce qui va à l'encontre de la présomption d'innocence pourtant inscrite dans la loi. Les magistrats détestent qu'on le leur fasse remarquer. La presse écrit d'ailleurs très vite, en première page des journaux, des titres du genre : l'escroc a été mis en examen hier après être sorti du cabinet du juge d'instruction.

Auparavant on parlait d'inculpés. On a parlé ensuite de mis en examen. On a même décidé d'aller plus loin et de parler, pour certains, de témoins assistés. Reste que pour le public, pour la presse, pour tout le monde, dès qu'on est mis en examen, on est coupable. Si vous rajoutez à cela l'adage populaire selon lequel « il n'y a pas de fumée sans feu », même ceux qui bénéficient d'un non-lieu continuent à être considérés comme coupables. Il faut rappeler d'ailleurs que le non-lieu n'est pas une preuve d'innocence.

Votre commission devra absolument lutter contre ce phénomène. On dit que le droit pénal est le plus rigoriste qu'il soit. Or, ce débat a prouvé que l'application stricte de la loi, on en fait ce qu'on veut, quand on en a envie. Malheureusement ce peut être au détriment d'innocents. Les avocats disent d'ailleurs souvent que la chose la plus difficile qu'ils aient à faire, c'est de défendre un innocent !

Mme Arlette GROSSKOST : On nous a parlé d'une succession de greffiers auprès du juge d'instruction. Pourriez-vous le confirmer ? J'aimerais connaître votre impression sur la façon dont ces greffiers ont accompagné ces auditions.

Quelle est, selon vous, la relation procureur-magistrat d'instruction ?

Ce dossier a été très signalé auprès de la Chancellerie. Qu'est-il devenu ?

Me Hervé CORBANESI : Quatre greffiers se sont succédé dans le cabinet du juge Burgaud. Je n'ai pas eu beaucoup de rapports avec ce dernier, n'étant entré dans la procédure qu'en avril 2002.

Lorsque j'ai pu enfin avoir la copie du dossier pénal, soit quinze tomes, le greffier m'a dit : « maître, je suis vraiment désolé mais je ne peux pas vous aider à porter les dossiers dans votre véhicule. M. le juge nous interdit d'aider les avocats à charger les coffres de leurs voitures parce qu'on est des greffiers et non de simples secrétaires. »

Je crois savoir que les rapports entre le juge et ses greffiers étaient assez houleux.

Me Jean-Marie VIALA : Maître Berton nous a rapporté une anecdote. Sa collaboratrice s'est levée au moment des Assises pour témoigner du fait que le juge d'instruction l'avait carrément fichue à la porte de son cabinet.

Me Emmanuelle OSMONT : Dans ce dossier et dans d'autres, j'ai vu quels pouvaient être les rapports entre les magistrats instructeurs et les greffiers. M. Duval, notamment, qui était greffier, a beaucoup souffert de la relation avec M. Burgaud. C'était au point que les avocats du barreau de Boulogne-sur-Mer ont hésité à porter plainte devant le conseil des prud'hommes pour harcèlement moral. Les greffiers subissent de lourdes pressions. Ils ont un travail énorme. Ils sont très dévoués. Ils ont rencontré de nombreuses difficultés dans ce dossier.

M. Jean-Paul GARRAUD : La procédure pénale qui a été appliquée dans cette affaire résultait de la loi du 15 juin 2000 censée renforcer la présomption d'innocence et les droits des victimes. Une des dispositions phare de cette loi était d'avoir ôté le contentieux de la détention provisoire au juge d'instruction, pour le confier à un autre juge, celui des libertés et de la détention. Le problème ne viendrait-il pas du JLD, plutôt que du juge d'instruction ?

Comment un seul juge peut-il arriver à apprécier les cas de détention provisoire, dans des délais très courts, sans connaître les dossiers - parfois très lourds et très volumineux - qu'il n'a pas suivis ?

Vous parlez du juge de l'instruction. Pensez-vous qu'il faille redonner le contentieux de la détention provisoire à ce juge de l'instruction ?

Je comprends bien qu'il y ait pu avoir des erreurs humaines, mais le système lui-même n'a-t-il pas dérapé ?

Me Hervé CORBANESI : Pourquoi ne pas confier à ce magistrat le contrôle de l'instruction, entre l'accusation naturelle qui est le parquet, sur l'indépendance duquel il faudra réfléchir, et la défense à laquelle il faudra donner davantage de pouvoirs ?

Il est vrai que la loi du 15 juin 2000 était censée renforcer la présomption d'innocence et qu'on peut s'interroger sur le JLD. Après tout, la détention est l'exception et le principe reste la liberté.

Quand on lit sous la plume d'un JLD : « Attendu que les faits d'abus sexuels commis au préjudice de jeunes enfants qui sont reprochés à Pierre Martel s'inscrivent dans un contexte de pédophilie international », on s'aperçoit qu'il n'utilise pas le conditionnel et qu'il fait une affirmation.

Quand on lit que : « La sévérité de la peine encourue et le système de défense adopté par Pierre Martel sont de nature à faire craindre qu'il ne tente de se soustraire à l'action de la justice. », on a l'impression de marcher sur la tête !

On part d'un constat de culpabilité et d'un système de défense propre à tout innocent, qui est de dire qu'on est innocent.

Me Jean-Marie VIALA : Un juge d'instruction ne renvoie pas tout le monde devant le juge des libertés. Que peut donc penser le JLD lorsque le juge d'instruction lui renvoie quelqu'un ? Qu'il voulait le laisser partir ? Je ne veux pas faire d'humour, mais il y a là une perversion.

Il m'arrive de sortir à trois heures du matin du pôle financier. Nous sommes nombreux, comme avocats, à attendre de passer devant le juge des libertés qui arrive du Palais de Justice de Paris vers 23 h 30-minuit. Tout le monde est fatigué. Il ne faut pas lui en vouloir s'il regarde la note du juge d'instruction qui lui a envoyé le dossier.

M. Bernard DEROSIER : Vous avez évoqué tout à l'heure les interpellations que vous aviez adressées au procureur Lesigne. Mais il ne vous a pas répondu, vous expliquant que c'était lui qui avait pris, dès le départ, la décision de mener cette opération judiciaire. Vous avez ajouté qu'il était devenu président de la cour d'assises.

M. le Rapporteur : Non, avocat général devant la cour d'assises.

M. Bernard DEROSIER : C'eût été un motif de suspicion légitime.

M. François VANNSON : Ma question s'adresse à Maître Viala. Vous avez souhaité une réforme accordant des pouvoirs accrus aux avocats. Ne pensez-vous pas qu'il existera toujours un déséquilibre entre vous, avocats, auxiliaires de justice et un magistrat, qui instruira toujours à charge ?

Me Jean-Marie VIALA : J'ai la faiblesse d'être un utopiste concret. Je crois que le métier que nous faisons, avocats comme magistrats, est fabuleux : c'est un métier régulateur d'une société. J'ai la faiblesse de penser qu'à la suite de cette commission d'enquête, nous trouverons les moyens de travailler vraiment, plutôt que de répondre à l'emporte-pièce aux problèmes qu'on vous a mis devant les yeux.

Si une commission devait se réunir pour étudier une réforme, il faudrait qu'elle fasse appel à des avocats comme ma consœur, à des magistrats qui ont une autre façon de voir les choses. C'est alors que la mentalité à laquelle faisait appel M. Xavier de Roux aura changé ou pourra changer.

Si on donne du pouvoir aux avocats, ils en auront aussi l'obligation. On ne peut pas donner des pouvoirs à quelqu'un sans que cela ne lui crée des devoirs.

M. François VANNSON : Concrètement ?

Me Jean-Marie VIALA : J'ai entendu dire que si nous arrivions demain à une procédure accusatoire, il y aurait des différences entre une justice de riches et une justice de pauvres. Encore qu'on pourrait s'interroger aujourd'hui sur le choix de certains avocats qui, par leur notoriété, sont plus chers que ceux qui sont désignés d'office.

Les avocats n'ont pas le droit d'entendre les témoins. Ils n'ont pas le droit d'investigation, ils ne peuvent pas faire d'enquête. Ils sont à la merci de l'autorisation d'un juge d'instruction préalablement à toutes leurs demandes. Aujourd'hui, ils n'ont pas le pouvoir d'orienter l'instruction. C'est à cela qu'il faut qu'on réfléchisse.

Les magistrats ne doivent pas en avoir peur. Sinon, cela voudrait dire qu'ils considèrent que la corporation des avocats est une corporation de voyous. Il faudrait alors qu'ils nous le disent officiellement et qu'ils l'écrivent.

M. le Président : Maître Dhonte, vous étiez l'avocat de David Brunet. Je vous donne enfin la parole.

Me Stéphane DHONTE : Je viens bien volontiers témoigner, étant entendu que je ne suis le juge de personne, ni le procureur de personne.

Cette affaire d'Outreau recèle tous les dysfonctionnements ordinaires d'une justice ordinaire. C'est ce que nous rencontrons au quotidien dans notre métier.

Je vais vous parler du dossier de celui que j'ai eu l'honneur de défendre, David Brunet, et de ce qu'on pourrait faire pour changer les choses.

J'ai été désigné par la commission d'office trois semaines avant que débute le procès de Saint-Omer. J'ai immédiatement pris connaissance du dossier. Mon premier étonnement a été de m'apercevoir que cet homme, qui croupissait dans une prison depuis deux ans, avait été entendu en tout et pour tout trois fois par le juge d'instruction ! Je m'explique : il existe, le concernant, un procès-verbal de première comparution, un procès-verbal de confrontation collective et un procès-verbal de CV. Ce qui signifie qu'il a été interrogé une fois, face à son juge, sur les faits pour lesquels il va être renvoyé à la cour d'assises. C'est du moins ce que je croyais. Parce que lorsque j'ai lu le procès-verbal, je me suis aperçu que David Brunet n'avait même pas eu la chance de s'expliquer sur l'ensemble des faits pour lesquels il était renvoyé devant la cour d'assises. Aussi incroyable que cela puisse paraître, il n'a pas eu l'occasion de s'expliquer sur les viols d'enfants dont on l'accusait. Le juge d'instruction ne lui posera aucune question sur son fils. On n'a même pas tenté de recueillir sa parole.

Le juge d'instruction n'a posé qu'une seule question concernant un seul enfant :

« Luc vous reconnaît sur une photographie de votre visage comme l'un de ses agresseurs. Quelles sont vos explications ? »

Le fait qu'à cette question David Brunet réponde qu'il n'en sait rien, qu'il le reconnaît peut-être comme voisin, est suffisant en soi. Mais lorsqu'on reprend le dossier, on s'aperçoit, à la cote D 284, que cet enfant Delay est interrogé le 27 mars 2001 par les services de police. On présente à cette occasion une planche photographique avec quatre photos numérotées de 9 à 12 à l'enfant Delay. Il répond : « je ne connais pas la photo numéro 9, je ne connais pas ce monsieur. », David Brunet étant la photo numéro 9. On se dit que si le juge d'instruction a posé une telle question, c'est qu'il y a nécessairement une autre accusation dans le dossier.

On va remettre devant l'enfant Delay une photographie de David Brunet. À la question : « parle-moi de David », il répond : « David, il faisait des manières avec sa femme Aurélie ». Or David Brunet n'a jamais eu pour femme Aurélie. David Delplanque avait pour femme Aurélie.

Cette question en forme d'accusation posée à David Brunet l'a été le jour où il voyait un juge pour la première fois de sa vie. C'est la parole du magistrat mais, derrière cela, c'est la parole de l'institution judiciaire qui est posée. La chambre de l'instruction va reprendre la question du juge. Elle va même aller encore plus loin. On lit dans l'ordonnance de renvoi que David Brunet « est impliqué de manière circonstanciée dans des faits de viols et d'agressions sexuelles sur un enfant Delay. » C'est la cote D 283 qui est visée.

On peut imaginer que, dans cette cote D 283, on va trouver l'accusation de Jean contre mon client. David Brunet est la photo numéro 9. Jean dit : « je connais la personne portant le numéro 9, il s'agit de David. »

Q. - « Est-ce que David, photo numéro 9, t'a déjà fait de vilaines choses ? »

R. - « Non, c'est n'importe quoi. »

Les bras m'en tombent ! Mon client n'aurait jamais dû être renvoyé devant la cour d'assises de Saint-Omer rien que pour ces deux enfants-là. Il suffisait de lire la cote précisée dans l'acte de renvoi pour voir que cela n'allait pas. Or, cela a été contrôlé par la chambre de l'instruction, par la Cour de cassation. Et personne n'a pris la peine de lire cette cote.

C'est là un des scandales du dossier d'Outreau. Il suffisait simplement de lire le dossier. Les autres enfants, notamment les autres frères Delay, sont venus le confirmer.

Une fois que j'ai pris connaissance du dossier, je suis allé voir mon client. Ce fut un grand moment pour moi. J'ai rencontré un homme complètement détruit, qui n'avait pas vu d'avocat en détention, depuis ces deux ans, qui ne connaissait absolument rien à son dossier. On ne lui avait même pas fait part des accusations qu'on portait sur lui. Il ne me demandait qu'une seule chose : « qu'est-ce que mon fils est devenu ? » Cela faisait deux ans qu'il était au secret. Il ne savait pas ce qu'il était advenu de son fils. Pas un courrier, pas une lettre. Et moi, son pauvre avocat commis d'office, je ne pouvais pas lui répondre. Je ne savais rien parce qu'il n'y a rien sur son fils dans le dossier. Depuis juin 2002, il n'y a rien, pas un rapport des services sociaux.

Voilà comment cet homme est tombé dans mes bras. Nous nous sommes dit que nous irions tous les deux au procès. Inutile d'essayer de travailler avec lui sur son dossier, puisqu'il ne savait rien des accusations. C'était peut-être la meilleure des défenses devant la cour d'assises.

Arrive l'audience. Il a été aisé, facile de faire ce que n'a jamais fait ni le juge d'instruction, ni la chambre de l'instruction, à savoir de mettre en porte-à-faux, en discrédit Mme Badaoui.

À la cote D 335 du dossier, Mme Badaoui raconte au juge d'instruction un grand nombre de faits et elle indique qu'un nombre considérable de personnes venaient chez elle. Elle précise que, parmi ces personnes, il y avait des Anglais, ce que le juge d'instruction note scrupuleusement. Pensez-vous un seul instant que cela lui pose question ? Non. Il passe à autre chose.

Devant la cour d'assises de Saint-Omer, je me suis adressé à Mme Badaoui : « vous avez déclaré un jour que des Anglais venaient chez vous ». Elle répond qu'elle ne s'en souvient pas. Je lui relis sa déposition devant le juge d'instruction et elle dit : « Ah oui, c'est vrai, il y avait des dizaines d'Anglais qui venaient chez moi. » J'interviens alors : « Expliquez-moi comment les Anglais, partant en car de Douvres, arrivent à Calais, arrivent Tour du Renard, montent quatre à quatre jusqu'au cinquième étage de votre appartement pour violer vos enfants. » Mme Badaoui, qui n'était plus crédible, a répondu : « Vous savez, ce n'est pas toujours moi qui ouvre la porte de l'habitation. »

Il suffisait d'un peu de sens critique, d'un peu de bon sens, en tout cas d'avoir envie de porter la contradiction à celle qui servait la soupe de l'accusation pour faire dégonfler ce dossier et qu'on revienne à la réalité des faits.

S'agissant de mon client, je n'ai pas beaucoup de mérite. En une matinée, quasiment, son acquittement a été obtenu.

La justice, le 2 juin 2004, a organisé une confrontation entre son fils et lui-même. C'était le lendemain de son neuvième anniversaire. Quand il est arrivé devant la cour d'assises, David Brunet ne m'a dit qu'une chose : « qu'est-ce qu'il a grandi ! »

Il n'avait pas eu de photos, pas de lettres, il ne savait rien.

Le président de la cour d'assises, avec énormément de tact, a posé une dizaine de questions à l'enfant Brunet, qui n'a jamais fait que confirmer ce qu'il avait dit dans sa première déposition aux services de police et devant le juge pour enfants : « Papa n'a jamais fait de bêtises. Je n'ai jamais vu de films où des gens tout nus faisaient des manières. Papa n'a jamais fait de manières avec moi. Je ne l'ai jamais vu faire de manières ni de bisous à une dame. »

L'émotion a étreint toute la cour d'assises lorsque cet homme, David Brunet, et cette femme, Karine Duchochois, ont été autorisés à dire quelques mots à leur enfant. David Brunet a dit : « comment vas-tu mon fils ? » et il s'est effondré. Karine Duchochois s'est levée et a dit des mots d'une douceur extrême d'une mère à son fils.

À ce moment, nous avons tous pris conscience du désastre qu'avait été cette affaire. Le président a suspendu l'audience. J'ai pu voir cet enfant, non pas embrasser ses parents, mais planter ses ongles dans leur dos parce qu'il ne voulait plus être séparé d'eux.

Et pourtant, l'enfant est reparti en famille d'accueil, David Brunet et Karine Duchochois sont revenus sur le banc des accusés.

Par la suite, j'ai dit à Mme Badaoui : « c'est simple, ou c'est vous qui mentez, ou ce sont vos enfants. Vos enfants n'accusent pas David Brunet. Vous l'accusez. Qui dit la vérité ? » Et elle a dit : « c'est moi qui mens. »

J'ai eu à faire à un expert « extraordinaire », Mme Gryson-Dejehansart, laquelle a dit que Pascal, qu'elle avait expertisé - on ne sait pas quand ni combien de temps - avait été abusé sexuellement par son père. Elle avait constaté que l'enfant ne lui parlait pas, qu'il s'était mis sous la table et qu'il avait refusé de faire des dessins : donc il avait été abusé sexuellement ! C'est vertigineux. Elle ne s'est pas demandé si cet enfant n'avait pas peur d'elle, elle ne s'est pas dit que, peut-être, il n'avait pas envie de parler ce jour-là, et elle ne s'est pas demandé s'il ne fallait pas reporter cette audition. Quand elle est venue devant la cour d'assises, elle ne parlait pas des enfants qu'elle avait expertisés, elle parlait de « ses » enfants, alors que les parents étaient derrière elle !

Devant la partialité de cet expert, nous avons obtenu une deuxième expertise. Le deuxième expert est venu nous dire que cet enfant ne souffrait d'aucun syndrome incestueux, mais qu'il souffrait d'un sentiment « abandonnique » fort. On le comprend : le 14 mai 2002, il a vu son père partir en lui disant qu'il serait de retour dans deux heures. Deux ans après, il n'avait plus de nouvelles de lui ! À la cour d'assises, l'un était reparti en famille d'accueil, l'autre était resté sur le banc des accusés. Comment voulez-vous que cet enfant n'ait pas souffert de sentiment « abandonnique » ?

C'est dans ces conditions que David Brunet a été acquitté à deux heures du matin le 2 juillet 2004. Un peu plus tard dans la nuit, je lui ai dit au revoir. Il m'a dit : « je repars, je ne sais pas où, parce que je n'ai plus de maison. Je voudrais bien retrouver mon fils, mais je ne sais pas comment. » Il n'y a pas de cellule psychologique pour les acquittés. Vous sortez, c'est terminé. Mais pour eux, dans leur tête, ce n'est pas fini. Vous ne pouvez pas en sortir indemne.

Naïvement, je saisis le juge pour enfants d'une demande de levée immédiate du placement de cet enfant. J'entre en toute confiance dans son bureau. Or, il me dit d'emblée : « ici ce n'est pas l'affaire d'Outreau, je ne veux rien savoir de ce qui s'est passé à la cour d'assises ». L'audience a duré trois heures, car je lui ai répondu : « je viens pour ne vous parler que de cela. » On a fini par m'expliquer, ce qui n'est pas totalement faux, que cet enfant n'avait pas vu son père depuis deux ans et demi, qu'il n'avait plus de liens avec lui et qu'on ne pouvait le lui rendre comme ça.

Nous avons accepté le principe des visites, lesquelles ont été rapidement élargies. Quatre mois après, l'enfant était chez son père. Le rapport de l'ASE est extraordinaire à ce sujet : « Avons constaté tout de même que ce père gâtait un peu trop cet enfant. » !

Les acquittés ont été indemnisés. Je ne connais pas le sort des autres enfants. J'ai fait une demande amiable pour l'enfant Brunet. Pour le moment, je n'ai pas de réponse. Pour l'heure, il n'a eu aucune indemnisation.

Que faut-il pour faire changer tout cela ? Il faut faire progresser les droits de la défense. Monsieur le président, je vous ai entendu hier dans une émission de télévision, et je pense la même chose : si ce dossier avait eu lieu en 1999 et pas en 2004 ou 2005, il n'y aurait eu que sept acquittés et non pas treize plus un dans nos cœurs. Tout simplement parce qu'il n'était pas possible de faire appel des décisions des cours d'assises. C'est parce que le Parlement a fait progresser les droits de la défense que vous avez évité pour partie un autre désastre judiciaire.

Au rang des priorités, il y a d'abord le recueil de la parole de l'enfant. Dans cette affaire, vous avez eu à faire à des enfants victimes, très lourdement victimes, soit du fait de leurs parents, soit du fait de la justice. Celle-ci n'a pas été à la hauteur. Si je pense que la parole de l'enfant ne doit pas être sacrée, je pense que l'enfant, lui, est sacré.

Voilà comment se passait une audition : un policier au milieu d'une table, un enfant à l'autre bout de la table. Le policier avait une feuille blanche et disait : « M. Machin, il t'a fait quelque chose ? Mme Michu, elle t'a fait quelque chose ? »

Un pédopsychiatre nous a dit que c'était tout ce qu'il ne fallait pas faire ; un enfant ne s'interroge pas, il s'écoute. Des professionnels sont là pour disséquer, discerner l'imaginaire du réel. C'est la priorité des priorités.

Je souhaite, comme mes confrères, que nous n'ayons plus un strapontin en garde à vue, mais un véritable fauteuil et que nous puissions assister nos clients. Le problème de la garde à vue, c'est l'aveu. Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas, à l'instar de ce qui se fait dans les pays anglo-saxons, interdire de déposer contre soi. Il n'y a plus d'aveux sauf si, assisté d'un avocat, on souhaite effectivement faire une déclaration. Mais par principe, il n'y a pas d'obligation de déposer contre soi.

On peut imaginer aussi que l'ensemble des auditions de garde à vue soit filmé. On a parlé du bureau du juge d'instruction. Commençons par le commissariat.

Le droit de préparer sa défense est également un élément important. L'accès au dossier est un droit élémentaire. Je n'ai pas encore compris comment tous les acteurs d'une instruction, notamment les experts, avaient toujours eu copie du dossier et pas les avocats.

Dans le système allemand, le juge d'instruction, dès qu'il reçoit une pièce, la diffuse à toutes les parties, avocat compris. Vous êtes ainsi constamment au courant du dossier.

Ce n'est pas un problème de reprographie. C'est un problème d'exercice des droits de la défense.

Il faudrait également que le justiciable ait la possibilité d'avoir accès à son dossier. Il faut préciser que lorsqu'on envoie un dossier en maison d'arrêt, avec l'autorisation du juge, il n'y a pas de salle réservée pour le consulter. Or, l'intéressé ne va pas ouvrir un dossier de pédophilie dans sa cellule. Il faut donc lui aménager une possibilité de prendre connaissance de son dossier et des accusations qu'on porte contre lui.

Lorsque vous êtes convoqué devant le juge d'instruction, vous ne savez pas pourquoi. Vous êtes convoqué pour tout interrogatoire, toute confrontation. C'est-à-dire que, sauf si le juge vous l'a dit, vous n'êtes pas en mesure de préparer la défense de votre client. Or, il n'y a qu'une défense bien préparée qui permette effectivement un débat contradictoire.

En matière pénale, nous sommes soumis à des délais de procédure. Nous avons dix jours pour faire appel d'ordonnances. Le formalisme est très poussé : il faut aller voir le greffier et faire une déclaration au greffe. Si j'envoie une lettre simple, cela ne vaut rien. Sans compter que le délai ne commence pas au moment où je reçois l'acte du juge, mais au moment où il a été rédigé.

En matière civile, en cas d'ordonnance de référé, pour un simple problème de fenêtres mal posées, j'ai quinze jours pour faire appel, à compter de la signification de l'ordonnance. Je n'arrive toujours pas à comprendre que, lorsqu'il s'agit de la liberté des personnes, l'on soit enfermé dans ce délai de dix jours avec obligation de me rendre au tribunal et de trouver un greffier.

Le parallélisme des formes devrait s'appliquer aux actes que s'envoient magistrats et avocats.

On a beaucoup débattu de la place du juge d'instruction. Il faut peut-être revenir au rapport Delmas-Marty. En tout cas, son statut d'enquêteur et de juge pose des difficultés. Lorsque l'enquêteur a pris le pas sur le juge, le juge ne peut plus juger parce qu'il n'a plus de recul. C'est cela qu'il faut réformer.

S'agissant de la détention provisoire et du JLD, je suis effaré. Tous mes clients qui ont déclaré n'avoir rien fait sont venus devant un juge des libertés et de la détention et lui ont dit qu'ils étaient innocents. Dans toutes les ordonnances, il est alors indiqué : « compte tenu que M. nie les faits... » Je n'ai jamais lu : « attendu que M. se déclare innocent... » Cela signifie que les faits sont vrais et que mon client a bien tort de les nier. Le jour où l'on modifiera cela, c'est qu'il y aura eu une révolution des esprits.

C'est un cercle vicieux : « compte tenu que M. nie les faits », il y a des risques de pression sur les témoins et les victimes. Et donc M. va en détention. À l'inverse, « compte tenu qu'Aurélie Grenon avoue les faits de viols sur mineurs », il y a lieu de la remettre en liberté parce qu'il n'y a plus de risques de pression.

Aujourd'hui, quand vous déclarez à un juge : « je veux me défendre, je suis innocent », c'est la case « prison ». Mais si j'avoue les faits, même les plus abjects, je reste en liberté. Je vous demande de réfléchir pour que ce cercle vicieux devienne un cercle vertueux. Qu'on ne dise plus aux gens que parce qu'ils se défendent, ils vont aller en prison.

Dernier point : la chambre de l'instruction. Maître Berton et Maître Delarue vous l'ont dit, c'est insupportable.

Je n'ai qu'une seule chose à vous dire, mesdames, messieurs les députés : vous êtes aujourd'hui ce que nous avons été hier, c'est-à-dire les dépositaires de la souffrance de ces hommes et de ces femmes, ainsi que de leurs enfants. Il vous appartient de donner un sens à cette souffrance. Sinon, tout cela n'aura servi à rien.

M. le Président : Merci beaucoup, maître, de ce que vous avez dit et de la façon dont vous l'avez dit.

M. Jean-Paul GARRAUD : Vous nous avez indiqué au début de votre intervention que vous aviez été désigné avocat commis d'office trois semaines avant le procès de Saint-Omer, alors que votre client était en détention provisoire depuis pratiquement deux ans. Avant vous, y avait-il un avocat ?

Me Stéphane DHONTE : Oui.

M. Jean-Paul GARRAUD : Pour quelle raison en a-t-il changé juste avant le procès ?

Me Stéphane DHONTE : Cette avocate, Maître Hagnère, était dans l'incapacité de suivre six semaines d'audience ; elle l'avait d'ailleurs signalé. David Brunet se trouvant sans avocat, le bâtonnier de Lille m'a commis d'office.

M. Jean-Paul GARRAUD : Comment se fait-il que, dans un procès, quelqu'un reste deux ans en détention provisoire et qu'il ne soit entendu qu'une seule fois au fond ? Vous avez tout de même la possibilité de demander des actes d'instruction, des commissions rogatoires. Est-ce que cela a été fait par son avocat ?

Me Stéphane DHONTE : Je ne suis le juge de personne. On posera la question à Maître Hagnère. Mais dans le dossier, je n'ai pas vu de demande d'actes.

M. le Rapporteur : N'a-t-il pas eu de visites à la maison d'arrêt ?

Me Stéphane DHONTE : David Brunet m'a dit que c'était la première fois qu'un avocat venait le voir.

M. le Président : Elle sera auditionnée demain.

M. Georges FENECH : Après avoir entendu Maître Dhonte et ses confrères et consœurs, je reprendrai une suggestion que j'avais faite au début : je ne vois pas comment nous pourrions nous dispenser d'auditionner Myriam Badaoui, celle par qui le malheur est arrivé.

C'est un vœu qui me semble partagé par de nombreux membres de la commission. Au départ, vous avez écarté les condamnés. Si nous n'entendions pas Myriam Badaoui, nous passerions à côté de beaucoup de choses.

M. le Rapporteur : Cela concerne l'organisation des travaux de la commission. Nous verrons.

M. Georges FENECH : Le bureau en décidera, mais je crois qu'à ce stade il était important de faire part de mon sentiment.

M. le Président : Nous allons y réfléchir. Nous ne pouvons le décider à chaud. Nous verrons entre nous, lors d'une de nos réunions à huis clos, lorsque nous faisons le point sur nos travaux.

M. Georges COLOMBIER : Je me rappelle ce que David Brunet nous a dit le 18 janvier dernier, à savoir qu'il se couche avec l'affaire dans la tête, et qu'il se réveille avec. Et il a ajouté : « il faut que ceux qui ont fait du mal soient sanctionnés. » Avez-vous une opinion, puisque vous étiez son avocat ?

Me Stéphane DHONTE : David Brunet ne se remet pas de ce dossier. Comment voulez-vous, après tout ce désastre, en sortir indemne ? Psychologiquement, il est atteint. Il appartiendra à des instances d'examiner si ce que nous disons les uns et les autres constitue des fautes graves. On peut effectivement se poser la question.

M. Jean-François CHOSSY : Depuis le début de ces auditions, on a pu constater qu'il y avait trois étages de dysfonctionnements : l'interpellation, qui est toujours brutale et déstabilisante ; l'instruction, complètement déroutante ; la détention, dégradante. Vous nous parlez, les uns et les autres, de faire progresser les droits de la défense. Mais que pouvez-vous faire, quand et comment intervenir pour qu'à chaque fois le client soit soutenu ?

Me Stéphane DHONTE : Un avocat ne peut utilement intervenir que s'il a le dossier. Il doit donc l'avoir tout de suite. Avoir automatiquement les pièces de la procédure au fur et à mesure qu'elles arrivent changerait considérablement les choses.

Il faut aussi que l'avocat puisse avoir le temps pour voir son client étudier le dossier, faire appel des décisions.

Il faut enfin qu'il puisse être présent et porter une contradiction soit en garde à vue, soit lorsqu'on interroge un témoin capital. Je pense à l'épisode des Anglais.

À partir du moment où vous reliez ces trois éléments, l'avocat et le justiciable ont la possibilité de se défendre utilement à chaque phase de la procédure.

M. Jean-Yves HUGON : Lorsque nous avons auditionné les acquittés, Alain Marécaux nous a dit que cette affaire n'était pas l'histoire du couple Delay, mais l'histoire de Myriam Badaoui et du juge Burgaud. Nous avons parlé de cette relation. Nous avons eu connaissance de quelques courriers édifiants entre ces deux personnes. En avez-vous eu connaissance assez tôt et est-ce que vous avez pu porter ces pièces au dossier et les présenter lors des procès ?

Me Hervé CORBANESI : Elles ont été automatiquement annexées au dossier. Vous pensez certainement à une correspondance de Myriam Badaoui où elle sous-entend qu'elle a été flouée, qu'on lui avait promis monts et merveilles et que, finalement, son sort carcéral restait entier.

M. Jean-Yves HUGON : Elle écrit au juge : « je suis tombée dans votre piège, vous m'avez obligée à mentir... »

Ces pièces n'ont-elles pas constitué, à un moment donné, un élément à décharge ?

Me Jean-Marie VIALA : À la cour d'assises, certainement.

M. Etienne BLANC : On s'aperçoit que la défense a accompagné l'instruction de façon très précise et que, chaque fois qu'il y avait un acte d'instruction à demander, cela a été fait. On a l'impression que si un certain nombre d'actes d'instruction avaient été accomplis, le cours des choses aurait été changé : par exemple, une nouvelle audition des enfants mineurs, de nouvelles confrontations pour tenter de remettre le dossier sur les rails, etc. Alain Marécaux faisait remarquer que si on avait saisi sa comptabilité, son agenda, ce ne se serait pas passé comme cela.

Êtes-vous satisfait des conditions dans lesquelles un juge d'instruction vous répond quand vous lui demandez d'accomplir un acte d'instruction et qu'il refuse. ? Quand on lit sa réponse, la motivation paraît quelque peu elliptique : ce n'est pas utile à la manifestation de la vérité.

Si vous n'êtes pas satisfait, vous vous adressez à la chambre de l'instruction. Vous présentez un mémoire écrit, argumenté et une rétrospective pour resituer votre demande dans son contexte. Or, selon vos dires et ceux de vos confrères, on a l'impression que la chambre de l'instruction est une chambre d'enregistrement qui confirme les décisions du juge d'instruction. Êtes-vous satisfait de la motivation de la chambre de l'instruction ? Vous paraît-elle suffisante ?

Ne pensez-vous pas qu'une motivation beaucoup plus complète, à la fois par le juge d'instruction et la chambre de l'instruction garantirait un bien meilleur examen du dossier par les magistrats en charge de prendre les décisions ?

Me Hervé CORBANESI : C'est tout à fait clair. On ne peut jamais se satisfaire d'une frustration.

S'agissant de la chambre de l'instruction, on a évoqué ce fameux filtre du président, qui peut d'emblée refuser d'audiencer, et donc de soumettre à la collégialité tel ou tel problème inhérent à une demande d'acte faite par la défense.

Les demandes de confrontation individuelle sollicitées par l'intégralité de la défense se sont ainsi soldées par des fins de non-recevoir.

Me Jean-Marie VIALA : Ce que vient de dire Maître Corbanesi est important. Cette réponse est insusceptible de recours. On ne peut pas demander son annulation si le président de la chambre de l'instruction dit qu'il n'y a pas lieu de présenter le dossier devant la chambre de l'instruction.

Si l'arrêt de la chambre de l'instruction ne vous convient pas, vous aurez à passer un deuxième filtre, celui de la Cour de cassation. Celle-ci va vous dire que cela ne mérite pas d'être étudié immédiatement, qu'on le verra plus tard, notamment au moment du fond. Ces points sont techniques, mais ils viennent à l'encontre des droits de la défense.

Me Stéphane DHONTE : On a souvent l'impression que c'est parce que la demande est présentée par la défense qu'elle est rejetée. Il m'est arrivé de ne pas déposer une demande d'acte à laquelle je tenais absolument et de m'adresser au procureur de la République. C'est lui qui s'est adressé ensuite au juge d'instruction, qui l'a acceptée. Il s'agissait d'une autre affaire.

M. Léonce DEPREZ : Nous sommes presque autant bouleversés que lors des précédentes rencontres. Vous avez assez remarquablement défini votre fonction. Je suis frappé par la qualité de l'intervention de la « chaîne avocate ». On comprend mieux maintenant pourquoi l'un des innocents nous a déclaré très sincèrement : « on se demande à quoi sert un avocat. » On se rend compte maintenant pourquoi vos interventions ne peuvent pas être suivies d'effet.

Ne pensez-vous pas que les problèmes viennent du fait que les juges n'ont pas été confrontés à l'expérience de la vie pendant au moins cinq ans ? Avant de juger, il faut quand même connaître la vie autrement qu'à l'école et qu'à travers des textes et des procédures ? Ne pourrait-on pas attendre cinq ans que ces jeunes magistrats, qui méprisent la fonction des avocats, aient une expérience suffisante de la vie avant de remplir la noble fonction de juge d'instruction, dont on pourrait séparer la fonction d'enquêteur de la fonction de juge ?

Me Hervé CORBANESI : J'ai beaucoup réfléchi à ces problèmes d'immaturité, notamment au regard des faits dont il s'agit ici. Il s'agit ici des faits les plus abominables qu'il soit : viols aggravés, répétés, actes de pédophilie sévère, zoophilie. Tout cela nous renvoie à une sorte de fantasme collectif. Il ne manquait rien dans ce dossier : les scènes d'horreur dépeintes par les enfants, les notables, l'artisan, le taxi pour convoyer, le prêtre. L'immaturité d'un homme n'a peut-être pas pu y résister.

Me Jean-Marie VIALA : Il y a des pays où la formation des avocats et des magistrats a un fond commun. Il serait peut-être intéressant d'envisager qu'avocats et magistrats commencent, déjà à l'école, à ne pas être divisés

Si on continue à ne pas vouloir comprendre, on en arrivera à ce que les avocats se mettent à dire : « tous les magistrats sont comme ça ! » Or, nous avons l'impression que les magistrats se disent : « tous les avocats sont comme ça ! »

J'ai récemment participé à une émission de télévision assez intéressante. Un syndicaliste magistrat déclarait qu'il n'était pas contre le fait que l'on fasse passer une expertise psychologique aux futurs magistrats. Je veux bien, si ce n'est que lorsque l'on voit ce que peuvent donner les expertises psychologiques en cour d'assises, on peut s'interroger.

La leçon de vie qu'on pourrait donner, ce serait que les élèves soient au départ « dans le même panier » et qu'un jour, l'un et l'autre choisissent.

Il faut savoir aussi que beaucoup d'avocats sont considérés comme gagnant beaucoup d'argent. Je peux vous dire que les avocats commis d'office qui sont là ne sont pas devenus milliardaires grâce à cette affaire. De toutes façons, il n'y a pas que des affaires d'Outreau. Quand des enfants vous choisissent comme avocat, vous ne pouvez pas leur réclamer d'honoraires et il est de l'honneur de notre profession de les défendre.

Le monde des avocats connaît aujourd'hui une grave paupérisation. De nombreux confrères ne gagnent pas leur vie, pas même le SMIC. Ils font tout de même leur travail, ils sont aux audiences, aux commissions d'office. De la même manière, les magistrats débutants, lorsqu'ils sont nommés à Paris, ne peuvent pas y habiter. Leur salaire les oblige à habiter à 60 ou 70 kilomètres.

On a beaucoup parlé des victimes, des coupables et des droits de la défense. Les parties civiles ont aussi le droit à la défense. Je pense notamment aux enfants. Maître Corbanesi y a fait allusion. À aucun moment, ni à Saint-Omer, ni à Paris, il n'a été question de mettre en doute la parole de l'enfant telle qu'elle nous avait retransmise, parce que ces enfants étaient des victimes. Il se trouve que, par ailleurs, je préside aux destinées d'une association qui s'occupe d'enfants. J'ai été ulcéré de constater qu'on a été obligés, parce que l'instruction n'a pas été faite conformément à la loi, de faire venir des enfants qui faisaient peut-être déjà le deuil de ce qui leur était arrivé, dans un entourage familial nouveau, un peu plus tendre que celui d'une cour d'assises, où ils ont été à nouveau interrogés. Les enfants ont inventé des histoires parce qu'ils vivent mal. Ils étaient de toutes façons des victimes. Or, j'ai parfois l'impression qu'on l'a un peu oublié.

Me Stéphane DHONTE : La question est : quel juge à quelle place ? Je ne comprends pas pourquoi il n'y a pas de directeur des ressources humaines au ministère de la justice. J'ai vu des magistrats très compétents en chambre commerciale en matière de liquidation des entreprises se trouver du jour au lendemain à présider un tribunal correctionnel. On ne peut pas être bon partout. Il faudrait un jour rationaliser la façon dont les magistrats sont désignés à tel ou tel poste. Certains n'aiment pas le poste de juge aux affaires familiales, d'autres n'ont pas à faire de l'instruction financière s'ils ne savent pas lire une comptabilité.

M. le Président : L'acquitté auquel vous faisiez allusion tout à l'heure était Christian Godard. Pour être précis, il ne se demandait pas à quoi servait un avocat, il a déclaré : « un avocat ne sert à rien. »

M. Guy GEOFFROY : Maître Dhonte, chacun a noté avec quel tact vous évoquiez la situation passée, présente et à venir des enfants, notamment celle de l'enfant du couple Brunet-Duchochois.

Lors de l'audience que vous avez sollicitée auprès du juge pour enfants, et qui a duré trois heures, votre argumentation était de dire : mon client était innocent, tout comme la mère de l'enfant. Si cet enfant avait été placé, c'est parce que ses deux parents étaient suspectés. Puisqu'ils sont innocents, le placement n'a plus de raison d'être. On peut tout à fait comprendre votre logique. Le juge vous a dit qu'on ne redonnait pas instantanément à ses parents un enfant qui a souffert de malheurs successifs au travers de toute cette affaire.

Avez-vous noté une évolution dans le jugement qu'a pu porter le juge pour enfants sur votre démarche ? Avez-vous l'impression qu'il a progressivement admis que votre logique intellectuelle allait plus loin et qu'il y avait, au-delà, une logique humaine ?

Je m'adresse maintenant aux quatre avocats présents : vous avez plaidé en faveur de la profession d'avocat et des droits de la défense. Comment avez-vous jugé le rôle et le comportement des avocats qui ont participé au procès en tant que partie civile ? Ils représentaient des associations de défense des enfants. On nous a dit qu'ils étaient venus avec des discours généraux et de nature « idéologique » plutôt qu'avec une connaissance, même minimale, du dossier de l'affaire pour laquelle ils s'étaient déplacés.

Me Stéphane DHONTE : S'agissant de l'audience devant le juge pour enfants, il faut bien comprendre que le juge pour enfants n'avait pas changé de dossier. C'était toujours le même que celui qu'elle avait avant la cour d'assises. De sorte qu'elle avait toujours l'expertise de Mme Gryson-Dejehansart, qu'elle avait toujours les mêmes procès-verbaux et qu'elle n'avait jamais elle-même porté un regard critique sur son dossier et son évolution. Mais un avocat sert à dire : « madame, il y a une difficulté ». Il doit lui expliquer, pied à pied, que les choses ont évolué.

David Brunet était logique. Il disait : « en cinq minutes on a pris mon enfant, je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas me le rendre en cinq minutes. »

Je n'ai pas fait appel de la décision dans la mesure où nous avions décidé que les plages d'horaires de visite de David Brunet seraient très larges. Très vite d'ailleurs, il n'y eut plus de tiers. Je pense également que le juge n'avait pas forcément tort, il fallait aussi qu'ils refassent connaissance l'un avec l'autre.

Ce qui m'a paru dommageable, c'est que ce juge n'ait pas pris en considération l'évolution de ce dossier. Il le reprenait le dossier tel qu'il avait été ouvert deux ans auparavant.

À propos des associations de parties civiles, Maître Dupond-Moretti disait : les avocats de ces associations n'ont pas de clients. Et dans l'affaire d'Outreau, ils n'avaient plus de dossier. Si, en plus, vous n'avez pas pris connaissance du dossier, cela pose des difficultés. Pour le reste, je les laisserai s'expliquer devant vous et vous exposer leur position.

Me Jean-Marie VIALA : Lorsqu'il y a un problème d'enfant, de nombreux juges peuvent être désignés : un juge aux affaires familiales, un juge pour enfant, un juge d'instruction et un juge des tutelles. Or, on peut se demander quelles communications il y a entre eux.

La loi française est basée sur l'intérêt de l'enfant. Mais quatre personnes font comme le juge d'instruction : elles prennent leurs décisions, que vous soyez content ou pas.

Vous avez posé une question relative aux avocats des associations. Je vais simplement vous parler de Maître Normand et de Maître Crespin. Ils ont été formidables lors du procès d'assises de Saint-Omer. J'ai rendu hommage à Maître Normand qui a été un des premiers à se rendre compte des dysfonctionnements et à comprendre. Maître Crespin m'a dit : « si cela se passe comme cela dans des affaires de justice pour enfants, je ne suis pas certain de rester avocats d'associations qui s'occupent d'enfants. »

Maître Dhonte a parlé avec une sincérité absolue. Il n'est ni le procureur ni l'avocat des personnes concernées. Il faut savoir qu'il y a des avocats magnifiques, et c'est la majorité. Il y a des magistrats magnifiques, et c'est la majorité. Il est question aujourd'hui, non pas de juger des hommes, il est question de juger un système qui permet à certains hommes de faire n'importe quoi.

Me Hervé CORBANESI : J'ai le sentiment qu'il y a eu des interventions militantes et partisanes, mais vous entendrez les avocats en question. Il faut élever un peu le débat, au-delà des frictions qui ont eu lieu à l'audience entre des hommes et des femmes qui débattent pour un idéal qui est celui de la justice.

J'ai le sentiment aussi d'un véritable rendez-vous historique, par le biais de votre commission, entre le justiciable et l'institution judiciaire. Il ne faut pas le manquer. Après que les citoyens se soient désintéressés de la chose publique et politique, si demain le justiciable perd confiance et se désintéresse de l'institution, ce serait dramatique.

M. le Président. Maître Normand, auquel vous faisiez allusion, sera auditionné demain par notre commission d'enquête, en tant qu'avocat du conseil général du Pas-de-Calais.

Je vous remercie.

Audition de Maîtres Olivier RANGEON,
avocat de M. Daniel LEGRAND (fils),
Bénédicte HAGNÈRE, avocate de M. David BRUNET,
Raphaël TACHON, avocat de M. Christian GODARD,
Thierry NORMAND et Célia ROFIDAL, avocats du Conseil général du Pas-de-Calais



(Procès-verbal de la séance du 25 janvier 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la Commission d'enquête. Au préalable, je souhaite vous informer de vos droits et obligations.

En vertu de l'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal, réprimant la violation du secret professionnel, et de l'article 226-14 du même code, qui autorise la révélation du secret en cas de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Cette même ordonnance exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(Les personnes auditionnées prêtent successivement serment).

M. le Président : Je m'adresse maintenant aux représentants de la presse pour leur rappeler les termes de l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse. Celui-ci punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. Je vous invite donc à ne pas citer nommément les enfants qui ont été victimes de tels actes, et dont les noms ou prénoms pourraient être évoqués au cours de l'audition.

La Commission va maintenant procéder à votre audition collective, qui fera l'objet d'un enregistrement. Je vais donner la parole à Me Normand, qui souhaite prononcer une intervention liminaire.

Me Thierry NORMAND : J'interviendrai dans un premier temps, si vous le permettez, en qualité de bâtonnier de l'ordre des avocats du barreau de Boulogne-sur-Mer. Certains propos tenus lors de votre audition d'hier m'ont consterné. Ils laissent entendre qu'un avocat de mon barreau, de concert avec un magistrat, aurait tenté d'exercer des pressions sur un autre avocat appelé à témoigner devant votre commission. Si ces faits étaient avérés, ils constitueraient une faute gravissime. J'ai donc pris la décision de diligenter séance tenante une enquête ordinale.

J'ai téléphoné à Me Emmanuelle Osmont dès hier soir et j'ai reçu de sa part des explications légèrement différentes de celles qu'elle avait données devant votre commission. Je lui ai demandé les noms de l'avocat et du magistrat susceptibles d'être concernés par ces accusations. J'ai ensuite recueilli la déposition de Me Isabelle Trunecek - je peux révéler son nom car elle a fait un communiqué de presse indiquant sa position -, laquelle m'a certifié, sur son serment d'avocat, que les propos tenus hier ne comportaient rien d'exact. Tenu, comme vous, par le respect de la présomption d'innocence, je ne puis évidemment porter de jugement sur la responsabilité de l'une ou de l'autre. J'ajoute que la représentation nationale doit être complètement informée de la réalité et que, si l'une de mes deux consœurs a menti, elle sera poursuivie sur le plan disciplinaire. En ce qui concerne le magistrat, je n'ai évidemment pas à porter d'appréciation car son cas ne relève évidemment pas de mon autorité. En l'état, rien ne permet d'établir la réalité d'une pression de quelque nature que ce soit sur un témoin susceptible de déposer devant la Commission d'enquête.

Par ailleurs, une autre de mes consœurs, Me Frédérique Jacquart, a entendu avec consternation une personne, sans doute égarée par la douleur et la souffrance, laisser entendre qu'elle avait reçu une somme de 8 000 euros pour assurer la défense d'un accusé, depuis lors décédé en prison. Me Jacquart m'a, elle aussi, certifié sur son serment d'avocat qu'elle n'avait pas touché un centime et n'avait du reste rien demandé. Il est tout à fait désolant que, devant la représentation nationale et deux ou trois millions de téléspectateurs, un avocat intègre puisse être ainsi mis en cause.

M. le Président : Sur le premier point, nous vous demandons de tenir la commission informée des délibérations du conseil de l'Ordre, sous réserve du secret de ses délibérations.

Me Thierry NORMAND : Je proposerai à mes deux consoeurs de faire une déposition écrite qui vous sera transmise. Nous voulons absolument dissiper le malentendu et aller au fond des choses.

J'interviens maintenant en qualité d'avocat du conseil général du Pas-de-Calais, tâche dans laquelle j'ai été secondé par Me Célia Rofidal six mois après le début de mon intervention. J'ai assisté dix des dix-sept enfants concernés par le dossier dit « d'Outreau ». Je suis initialement intervenu à la demande du conseil général sur une simple lettre qui nous signalait l'ouverture d'une information au bureau de M. Burgaud, concernant les époux Delay-Badaoui et leurs voisins M. David Delplanque et Mlle Aurélie Grenon. Notre première initiative, dans ce cas-là, est d'adresser au juge d'instruction une lettre de constitution de partie civile et de demander une copie de procès-verbaux ; au départ, nous ne recevons pas les enfants.

Le conseil général m'a informé, en mai 2001, si je me souviens bien, de la mise en examen d'autres personnes au cabinet de M. Burgaud. J'ai alors été chargé des intérêts des deux enfants de Mme Aurélie Grenon et de M. David Delplanque. J'ai, là encore, adressé au magistrat instructeur la lettre de constitution de partie civile lui rappelant la nécessité voire l'urgence de délivrer la copie des procès-verbaux. La consultation d'un dossier dans le bureau du juge d'instruction est en effet techniquement très difficile, a fortiori dans une affaire où s'empilent autant de documents.

Puis les époux Lavier ont été mis en cause pour des agressions sexuelles présumées au préjudice de leurs deux enfants et de celui d'une fille de Sandrine Legrand, épouse Lavier. Là encore, j'ai adressé au magistrat instructeur la lettre de constitution de partie civile. À ce stade de la procédure, je n'ai pas connaissance des dossiers des personnes mises en cause ; cette affaire, à mon cabinet, est considérée comme ordinaire, pardonnez-moi le mot, dans la mesure où elle ne se distingue pas des cinquante à soixante autres du même genre alors en cours.

La situation prend évidemment une autre ampleur lorsque nous sommes informés, par des bruits de couloir, de déclarations d'adultes mettant en cause des personnes qui détiennent une certaine position sociale : je suis stupéfait d'entendre que Me Alain Marécaux, que je connaissais et que j'estimais, est mis en cause de façon très précise tant par Mme Myriam Badaoui que par M. David Delplanque et Mme Aurélie Grenon, ainsi que, de façon très insidieuse et indirecte, par M. Thierry Delay.

Fin août ou début septembre, en accord avec le conseil général, je demande au juge de me communiquer quelques pièces du dossier - les procès-verbaux de première audition des mis en examen et les procès-verbaux de police -, afin de me faire une idée sur le sérieux des accusations portées notamment contre MM. Alain Marécaux, Dominique Wiel et Pierre Martel. Je prends connaissance de ces pièces début septembre 2001, dans un bureau attenant à celui du juge.

Je souhaite donner à votre commission non pas le sentiment que j'ai du dossier aujourd'hui, avec tout ce que nous savons, mais ce que j'ai ressenti en tant qu'avocat lorsque j'ai pris connaissance des procès-verbaux, suivi l'audition et participé au procès de Saint-Omer. J'arrête en quelque sorte mon compteur au 2 juillet 2004, date de l'arrêt de la cour d'assises de Saint-Omer, n'étant intervenu ultérieurement que pour l'indemnisation des victimes - car, malgré certaines allégations malveillantes et blessantes colportées par la presse selon lesquelles la partie civile aurait négligé l'intérêt financier des enfants - ceux-ci ont tous perçu l'indemnisation correspondant à leur préjudice, à l'exception d'une seule, dont le dossier doit être examiné demain matin par la commission d'indemnisation, et le conseil général est détenteur des fonds, qui seront remis aux intéressés à leur majorité.

En septembre 2001, je découvre donc un dossier horrible. Tous les professionnels ont le sentiment qu'ils sont confrontés à une affaire hors normes. Nous sommes sous le coup de l'émotion, ce qui explique, lorsqu'interviennent les premiers médias locaux comme la Voix du Nord, que nous puissions tenir des propos sévères sur certaines personnes qui se révéleront finalement innocentes. En trente-cinq ans de pratique professionnelle, avec cinq cents dossiers d'assises derrière moi, quatre cents en défense et cent en partie civile, je n'avais jamais vu une affaire pareille et je n'avais jamais ressenti une émotion comparable, hormis en début de carrière, lorsque j'avais défendu une personne passible de la peine de mort. Ce dossier prend des proportions gigantesques et, en novembre 2001, se produit l'arrestation de ceux que l'on appelle alors « les notables » et ce que certains qualifieront de « rafle » des enfants, mot malheureux, qui s'explique néanmoins d'un point de vue psychologique.

Le conseil général et moi-même n'avons alors pris aucune décision quant au recueil de la parole de l'enfant. Nous considérons que c'est l'affaire des services de police car le code de procédure pénale ne prévoit pas que les avocats entendent les enfants à ce stade. Les enfants seront entendus dans les conditions de bricolage que vous connaissez. M. Burgaud auditionne aussi les adultes mis en examen et procède à des confrontations, auxquelles les parties civiles ne participent absolument pas. Les seules informations que nous obtenons sont donc du fait de mes confrères de la défense, à l'époque tout autant révulsés que moi par ce qu'ils avaient lu et entendu. Aujourd'hui, lorsque je vois certaines personnes que j'ai considérées comme coupables, j'en suis malade, mais M. Burgaud reçoit des accusations et des aveux inattaquables sur le plan technique, en la forme.

Se pose alors pour nous le problème d'entendre enfin les enfants dans la perspective de leur audition par le magistrat instructeur. Je vais entendre, le 4 décembre 2001, les quatre enfants Delay. Je découvre des enfants à la fois volubiles et prostrés : ils étaient certes capables de formuler des récits mais nous ressentions une souffrance profonde et je n'ai éprouvé aucun doute quant à leur qualité de victimes et aux abus majeurs, gravissimes, qu'ils avaient subis.

Ces enfants seront interrogés en ma présence par M. Fabrice Burgaud, le 13 décembre, selon les règles du code de procédure pénale : je n'ai, à aucun moment, le sentiment qu'il cherche à obtenir des informations confortant son dossier d'accusation. Je pense que, pour ce qui concerne l'audition des enfants, il a instruit à charge et à décharge et qu'il a recueilli leur parole à l'état brut - leurs déclarations sont du reste assez conformes à celles qu'ils avaient déjà faites aux services de police, notamment au capitaine Wallet. Je sors de ces auditions avec quatre gamins cassés. Ensuite, le magistrat va laisser le dossier quelques semaines en attente et les enfants seront placés en familles d'accueil. Celles-ci aussi font l'objet d'injustices, car les catastrophes seraient encore pires si elles n'étaient pas là. Les déclarations des enfants ont peut-être été marquées par de l'enthousiasme, des maladresses ou du chantage, mais les familles d'accueil donnent de l'amour aux enfants, les recadrent dans un milieu qui leur permet de se reconstituer, et s'efforcent de les tenir le plus à l'écart possible de la procédure judiciaire.

En janvier, un événement incendie l'affaire, qui se transforme en tragédie nationale. M. Daniel Legrand fils, de la maison d'arrêt de Loos, prend l'initiative d'écrire à différentes personnes une lettre terrible révélant qu'il aurait assisté à l'assassinat d'un enfant. Imaginez, dans le climat de l'époque, avec le syndrome Dutroux, quels peuvent être les sentiments du procureur de la République de Boulogne-sur-Mer et du juge d'instruction - peut-être un peu jeune mais sincère, je pense, dans son analyse du dossier. D'autant que, par un malheureux concours de circonstances, France 3 Lille reçoit le courrier vingt-quatre heures avant le cabinet du juge, ce qui provoque un déchaînement médiatique absolu. Pourtant, normalement, les lettres qui sortent de la maison d'arrêt sont censurées, vérifiées, à l'exception de celles adressées au conseil. Or, Me Rangeon la recevra lui aussi avec vingt-quatre heures de retard par rapport à France 3. J'aimerais savoir comment cette lettre a pu sortir de la maison d'arrêt de Loos.

Mme Badaoui entend cette information du fond de sa cellule, j'en ai la conviction absolue. Le magistrat instructeur la convoque immédiatement et c'est peut-être là qu'il va commettre une erreur de jeunesse. Je conserve mon estime à ce juge. Pas plus que vous je n'ai envie de participer à un peloton d'exécution, mais, si j'avais été à sa place, au lieu de lire ab initio la lettre à Mme Badaoui, je l'aurais laissée parler ; elle aurait été incapable de dire quoi que ce soit de convaincant et la preuve aurait été faite qu'il n'y avait heureusement pas eu de meurtre. Mme Badaoui, que vous entendrez peut-être, personne extraordinaire au sens étymologique du mot, va immédiatement s'emparer de l'occasion. M. Daniel Legrand fils a déclaré avoir voulu « faire galérer le juge » comme le juge le faisait galérer ; j'en prends acte mais je reste tout de même très étonné du contenu de sa lettre.

Quoi qu'il en soit, Mme Badaoui corrobore le récit et ajoute même un ou deux petits détails diaboliques qui vont à l'encontre du contenu de la lettre pour faire plus vrai, concernant notamment la description des vêtements de la victime. Dans la foulée, en mars, les enfants sont aussi entendus et l'un d'entre eux, que je n'ai à aucun moment averti des questions qui lui seraient posées, va faire un récit approximativement voisin de celui de sa mère. Par quel mystère ? Je crois pouvoir rattacher ce récit à des ragots qui circulaient à l'époque dans la région d'Outreau ainsi qu'à l'appétence de Thierry Delay pour les objets rituels d'obsèques et les corps. Pour acheter le silence de ses enfants, il est possible que cet homme ait menacé ses enfants et n'ait pas hésité à décrire la manière dont il s'y prendrait. Peut-être le garçon a-t-il mélangé dans son imaginaire ce qu'il avait entendu de son père et ce qui avait pu réellement se passer ; mais nous restons là dans le domaine de l'hypothèse.

Le dossier devient alors complètement incontrôlable, je parle sous le contrôle des députés de notre région. La France entière voit en direct, en ouverture du journal télévisé, l'excavatrice qui creuse pour trouver le corps de l'enfant et tout le monde s'attend à ce que le corps soit découvert. La situation des mis en examen devient complètement insoluble. Ils vont évidemment toujours clamer leur innocence mais, en janvier ou février 2002, quel juge de la détention et des libertés aurait eu le courage, je dirai même l'insolence, de les remettre en liberté ? Le tollé aurait été aussi grand que celui qui a suivi la découverte définitive de leur innocence. Cet événement capital fait donc basculer le dossier.

Par la suite, d'autres enfants ont été entendus, mais le magistrat instructeur a choisi de limiter ces auditions pour leur éviter un supplice. Je crois avoir assisté à sept auditions d'enfants sur huit. Je regrette d'avoir manqué la huitième ; j'étais pris par d'autres obligations professionnelles. Mon excellent confrère Me Frank Berton s'est dit un peu choqué par la manière dont elle s'est déroulée et les non juristes se sont peut-être étonnés que les droits de la partie civile soient notifiés à une petite fille de cinq ans, mais c'est la loi qui le prévoit. En tout cas, ces auditions ont été menées conformément au code de procédure pénale, le magistrat instructeur n'a posé aucune question piégée et, selon moi, à ce moment-là, il a rempli sa mission et moi la mienne.

Me Célia ROFIDAL : J'ai été mandatée par le conseil général beaucoup plus tard, à compter de février 2002, pour assurer la défense de sept mineurs concernés par des ordonnances successives du juge d'instruction désignant le président du conseil général administrateur ad hoc.

Marc Marécaux avait été entendu le 14 novembre 2001 à la suite de l'interpellation de ses parents et avait à cette occasion révélé avoir été lui-même, au domicile familial, l'objet d'attouchements à caractère sexuel de la part de son père. Le juge a nommé le conseil général administrateur ad hoc mais l'ordonnance a été frappée d'appel, dans un contexte assez dramatique puisque l'enfant était confié à ses grands-parents. La désignation du président du conseil général a finalement été confirmée et il a été possible d'organiser l'audition de cet enfant en mai 2002.

En avril, le président du conseil général a été désigné administrateur ad hoc pour assurer la défense des intérêts de trois autres enfants, puis, un mois plus tard, d'un autre enfant. Ces enfants avaient été entendus en septembre 2001 et avaient alors révélé avoir été victimes de viols horribles de la part notamment de Thierry Delay et de Myriam Badaoui. Un enfant avait également fait état d'un viol qu'il imputait à Dominique Wiel. Une fois l'administrateur ad hoc désigné, les auditions des enfants par le juge d'instruction ont pu avoir lieu, en avril et mai 2002. Je confirme que ces auditions se sont déroulées de façon régulière.

Elles étaient difficiles car les enfants avaient des personnalités différentes, étaient très jeunes - de six à neuf ans, âges auxquels les repères chronologiques et la capacité à raconter des faits traumatisants sont limités - et avaient vécu des ruptures, des violences, des tentatives de suicide dans leur entourage ou des mesures de placement ; certains d'entre eux éprouvaient beaucoup de difficultés à s'exprimer. Un enfant a décrit les faits de viols et de violences dont il avait été victime de la part des époux Delay. Un autre, par contre, n'a pu s'exprimer et a commencé par pleurer pendant un temps relativement long sans qu'il soit possible d'entamer le moindre dialogue. Un autre encore, dans le cadre de l'enquête préliminaire, avait indiqué avoir été victime d'un viol commis de façon isolée au domicile de Dominique Wiel ; il était terrorisé à l'idée d'être emmené au palais de justice, à tel point qu'il refusait tout contact, tout dialogue, même avec moi, qu'il s'accrochait à sa mère, qu'il a fallu le traîner dans le cabinet du juge, qu'il ne cessait de pleurer et était totalement incapable de faire une quelconque déclaration. La plupart du temps, les enfants ne parlent pas spontanément, de sorte que le juge d'instruction est obligé de poser les questions, de la façon la plus ouverte possible. Les déclarations, généralement succinctes et ténues, requièrent un travail de décryptage pour comprendre ce qui s'est passé.

Par la suite, ces enfants ont témoigné devant la cour d'assises de Saint-Omer. À cette époque, Myriam Badaoui, Aurélie Grenon et David Delplanque accusent d'autres personnes, qui seront ultérieurement innocentées, d'avoir commis des viols. La presse diffuse en boucle des reportages avec des interviews et des images. On parle d'un réseau pédophile du côté de la Belgique et du meurtre d'une petite fille. La diffusion de telles informations, auxquelles les enfants ne peuvent échapper, influe évidemment sur leur parole et peut la brouiller. C'est ainsi qu'ils finissent par évoquer des faits qui auraient pu se produire à l'occasion de déplacements en Belgique alors qu'ils n'en avaient jamais parlé auparavant. Nous avons essayé de préserver les enfants de tout ce qui se véhiculait mais, à ce stade, l'analyse de la parole de l'enfant devient encore plus compliquée : plus la révélation est éloignée des faits, plus il est difficile de recueillir des informations solides.

Devant la cour d'assises, la tension était extrêmement forte, eu égard aux enjeux dramatiques, et le débat judiciaire a tout de même permis de faire émerger beaucoup de choses. Il a fallu protéger les enfants, organiser leur arrivée par une porte dérobée, se battre pour préserver leur vie privée - leurs noms ont été diffusés malgré les dispositions en vigueur. Ils ont attendu des journées entières et rien n'était prévu pour atténuer la tension. Guy Marécaux, notamment, n'avait pas vu son père depuis trois ans, ce père qu'il mettait en cause et devant lequel il était appelé à témoigner. Ces moments sont extrêmement durs à soutenir pour des enfants et nous disposons de moyens relativement réduits.

Je ne ferai autre aucun commentaire puisque ma mission s'est arrêtée lorsque la cour d'assises de Saint-Omer a rendu son arrêt.

M. Philippe HOUILLON, Rapporteur : Vos indications concernant le déroulement de la procédure nous sont particulièrement utiles, puisqu'elles apportent un éclairage nouveau sur les faits.

Vous avez évoqué des déclarations convergentes entre Mme Badaoui et l'un de ses fils, et ce n'est pas un cas isolé dans cette affaire. Pensez-vous que des rencontres ou des discussions puissent expliquer ce phénomène, ou est-il le pur fruit du hasard ?

Me Thierry NORMAND : Il est très difficile de déterminer ce qui a pu se passer et qui colle au récit de l'autre. Il est certain qu'aucun contact physique n'a été possible entre Mme Badaoui, détenue à Loos, et ses enfants, placés dans des familles d'accueil différentes du Boulonnais. Par où peut passer la contamination d'une information ? Je n'ai pas la réponse, à moins que ces récits ne correspondent à une certaine vérité, ce qui irait à l'encontre du fait jugé, tout au moins pour certaines personnes.

M. le Rapporteur : Le 11 janvier 2002, vous assistez à l'interrogatoire de Jean, postérieur de quarante-huit heures à celui de Mme Badaoui. Vous affirmez que le juge d'instruction a eu connaissance de la lettre postérieurement à son envoi.

Me Thierry NORMAND : Je le crois et je l'espère. Les lettres sont parvenues à Boulogne le lendemain de leur arrivée à Lille, la poste étant apparemment plus rapide dans cette seconde ville.

M. le Rapporteur : Cet enfant fait état, ce 11 janvier 2002, du meurtre d'un bébé et de son enterrement dans un jardin. Or M. Daniel Legrand fils évoquait une fillette de six ou sept ans. Cette contradiction a-t-elle été relevée ?

Me Thierry NORMAND : Cette contradiction doit évidemment être relevée par l'enquêteur, pas par la partie civile. Les récits des enfants contenaient dès le départ des contradictions, comme ceux de toutes les petites victimes. L'erreur consiste à projeter sa psychologie d'adulte dans celle de l'enfant et à utiliser ses propres mots pour se mettre à la place de l'enfant, dont le récit est fantasmagorique. Il est d'ailleurs assez pénible d'entendre des dépêches réductrices selon lesquelles les enfants auraient menti. Non, certains d'entre eux ont donné des informations inexactes mais, à aucun moment de l'instruction, sauf peut-être pour un ou deux enfants sur un fait bien particulier, il n'a été établi que les enfants avaient conscience de dire au juge des choses inexactes.

M. le Rapporteur : Votre appréciation est utile et pertinente, mais vous ne répondez pas à ma question. Je la répète : en présence de deux déclarations différentes, quelle a été la réaction du juge d'instruction et du procureur de la République ?

Me Thierry NORMAND : Il est inutile d'ajouter de précisions supplémentaires : la divergence, dans un tel cas, est acquise ; ce sont le juge et le procureur de la République qui devront vous faire part des conclusions qu'ils en ont tirées. Je crois me souvenir que, dans les conversations de couloir du palais de justice de Boulogne, il était question de plusieurs enfants et que le magistrat instructeur était censé avoir connaissance de ces informations. En réalité, l'important est de recueillir une parole authentique.

Il est notamment reproché au magistrat d'avoir construit un dossier à charge. S'agissant des mis en examen, mes confrères ont effectivement rendu compte de faits extrêmement troublants ; s'ils sont vrais, le magistrat devra s'en expliquer. En revanche, ma consœur et moi-même avons toujours eu pour règle absolue de ne jamais influencer les enfants : j'ai toujours dit aux petites victimes - je le leur ai encore répété lorsque je les ai rencontrées pendant une après-midi, quinze jours avant l'audience de cour d'assises - qu'ils devaient dire ce qui s'était réellement passé et rien d'autre ; c'est la seule directive que je leur ai donnée. Si j'avais bâti un récit en fonction de ce que je savais du dossier, l'enfant y aurait immédiatement collé, comme il aurait collé au récit d'un autre adulte, de son père, de sa mère ou de son frère.

M. le Rapporteur : Votre barreau était-il saisi par une grande émotion, notamment après les annonces de France 3 ?

Me Thierry NORMAND : C'est une litote. Et cette émotion était dangereuse pour tout le monde.

M. le Rapporteur : La demande de délocalisation était-elle opportune ?

Me Thierry NORMAND : Une de mes consœurs, hier, a déclaré que le tribunal de Boulogne était petit, de même que son barreau. Notre tribunal de grande instance est tout de même le cinquantième de France sur 183, avec trois chambres, trois juges d'instruction et 82 avocats - à l'époque de l'affaire, il devait y en avoir 75 ou 76. Cependant, sans vouloir nous défausser, nous ne pouvions pas rester lucides dans la mesure où nous étions submergés par l'émotion et le flot d'information, et la délocalisation nous aurait permis de prendre un certain recul. Mais n'oublions pas que l'affaire avait pris une dimension nationale ; qu'elle fût jugée en première instance à Arras, Béthune, Douai ou Versailles plutôt qu'à Saint-Omer, qu'elle fût instruite à cent cinquante kilomètres de Boulogne, l'impact médiatique eût été identique et l'émotion n'eût pas été grandement réduite. Cela dit, à l'avenir, pour tenir compte de cette tragédie, il vaudra effectivement mieux organiser certains procès à deux cents ou trois cents kilomètres de la ville des accusés.

M. le Rapporteur : Alors que Mme Godard et son mari étaient placés en détention provisoire, il semblerait qu'aucune autorité judiciaire ou administrative ne se soit occupée de leur fille, alors mineure, âgée de dix-sept ans et demi. De même, Guy Marécaux, alors âgé de treize ans et demi, placé à la suite de l'incarcération de ses parents, aurait très rapidement été déscolarisé, alors qu'il était auparavant excellent élève, sans qu'aucune autorité judiciaire ou administrative ne s'en soit non plus préoccupée. Humainement, comment s'est passée la « rafle » dont vous avez parlé ?

Me Thierry NORMAND : Sur la manière d'aller chercher les enfants, il y a beaucoup à dire mais, à ce moment, le président du conseil général n'a pas encore été désigné administrateur ad hoc puisqu'il faut commencer par les entendre pour savoir s'ils sont victimes. Venir les chercher tôt le matin et les arracher à leurs parents n'est pas un bon procédé car cela ne les prépare pas à donner les bonnes réponses. Nous ne cessons de dénoncer cette culture policière du résultat : interroger très vite et très tôt pour essayer d'obtenir à chaud le maximum de renseignements et éventuellement souligner les contradictions est très légitime avec des adultes mais il faudrait peut-être procéder autrement avec des enfants.

Me Célia ROFIDAL : La désignation du président du conseil général comme administrateur ad hoc pour assurer la défense des intérêts d'un mineur intervient généralement après l'enquête préliminaire, c'est-à-dire bien après l'audition de cet enfant, lorsque le juge d'instruction s'est assuré qu'il était victime. L'enfant est alors conduit à l'audition, par ses propres parents s'il est victime d'une tierce personne ou éventuellement par une assistante sociale réquisitionnée par le procureur de la République. C'est ce dernier qui ordonne l'audition de l'enfant, saisit le juge des enfants et détient le pouvoir de prendre une ordonnance de placement immédiat.

M. le Rapporteur : Merci pour ces commentaires mais je vous ai posé deux questions très précises concernant les enfants Marécaux et Godard. Disposez-vous d'informations à ce propos ?

Me Thierry NORMAND : Nous recevions du magistrat instructeur la notification des ordonnances désignant l'administrateur ad hoc de tel ou tel mineur. C'est à lui, dans un tel dossier, de vérifier que des victimes sont mineures et en opposition d'intérêts avec leurs parents, lesquels, en vertu du code civil, ont en principe vocation à les représenter légalement. Il convient d'agir au plus vite pour qu'un avocat puisse intervenir car nous ne pouvons le faire que si l'administrateur est désigné et nous mandate à cet effet. Pour une jeune fille de dix-sept ans et demi, la situation est limite et il faudra poser la question à M. le juge Burgaud mais, légalement, c'était bien entendu nécessaire.

Me Raphaël TACHON : Lorsque j'ai rencontré mon client Christian Godard pour la première fois, le 20 février 2002, son premier souci a été pour sa fille. J'ai pris contact avec sa famille, et c'est son parrain qui s'est occupé d'elle : elle a été prise en charge par la famille.

M. Xavier de ROUX : Dans cette affaire, l'intime conviction semble l'emporter sur le doute raisonné ; le recueil de la preuve est au cœur du problème. La loi impose des formes pour recueillir la parole des enfants et la police, avez-vous dit, est animée par une sorte d'obligation de résultat.

Me Thierry NORMAND : Pour les majeurs.

M. Xavier de ROUX : Qu'avez-vous appris sur la façon dont a été recueillie et filmée la parole des enfants ?

Me Thierry NORMAND : Les moyens techniques étaient apparemment en panne. Très peu de mineurs acceptent l'idée d'être filmés et enregistrés. Ils ont un réflexe de repli sur soi, recherchent la protection de leur père ou de leur mère, qui, malheureusement, dans ce genre d'affaires, font défaut, et se réfugient dans les bras de la référente. Le discours judiciaire, même bien expliqué, est incompréhensible pour un enfant de six ou dix ans. Par contre, lorsque la victime a quinze ou seize ans, son besoin de s'exprimer est certainement beaucoup plus grand et elle comprend mieux. Je me souviens de l'audition d'une fille de Mme Legrand : je n'ai pas eu le même sentiment d'authenticité qu'à l'écoute des enfants Delay et je me dis rétrospectivement que le visionnage de l'enregistrement serait utile pour examiner les attitudes, les gestes de l'enfant et la façon dont il s'adresse à l'adulte, cherchant éventuellement son approbation. Mais le danger est de créer des enfants comédiens.

M. Xavier de ROUX : Pour qu'il soit possible de se fonder sur la parole de l'enfant, il faut revenir à des règles plus strictes de constitution de preuves. Lorsqu'un procès-verbal de police indique que l'enfant a consenti à ne pas être filmé, alors que les moyens audiovisuels n'étaient pas disponibles, et a répondu à des interrogations du juge exactement dans les mêmes termes qu'un adulte, cela ne vous inspire aucun doute ?

Me Thierry NORMAND : La profession d'avocat est assez schizophrénique et mal comprise de l'opinion publique : d'un côté, il défend les intérêts de mineurs et cherche à faire reconnaître leur statut de victime, et, de l'autre, il a son opinion personnelle, intime, sur la réalité des traumatismes vécus par ces mineurs et la sincérité de leurs propos. Vous vous placez là dans la logique de la preuve. Le système français, à cet égard, pourrait être transformé dans le sens anglo-saxon.

M. Xavier de ROUX : Ma question, simple et claire, concerne la nature de la preuve dans notre droit. Ne revenons pas au procès d'Outreau. Pouvez-vous opposer l'intime conviction française au système de preuve matérielle anglo-saxon ?

Me Thierry NORMAND : Pour le peu que j'en connaisse, le système anglo-saxon repose effectivement sur des notions plus objectives que le nôtre, qui procède de l'idée issue de la Révolution française selon laquelle le peuple détient la vérité ou tout du moins la faculté de la comprendre. N'oublions pas que la procédure d'assises est un acquis de la Révolution. Cette affaire est une tragédie mais la parole a finalement emporté la conviction. C'est dire si le problème est complexe.

M. Jacques REMILLER : Vous avez affirmé que le magistrat instructeur avait instruit à charge et à décharge - ce n'est évidemment pas l'avis des acquittés ni celui de leurs avocats - et que les enfants, tout en faisant état de faits inexacts, ne mentaient pas, qu'ils étaient comédiens.

Mais pourquoi le juge instructeur n'a-t-il pas donné le même crédit aux paroles des enfants et à celles des acquittés ? Et pourquoi a-t-il donné le même sentiment d'écoute à l'égard de Mme Badaoui ? Pourriez-vous nous parler davantage du rôle de Mme Badaoui dans ce dossier ?

Me Thierry NORMAND : Hormis des entretiens informels sur l'évolution du dossier, je n'ai pas eu de contacts directs avec M. Burgaud. Sa particularité, qui tient sans doute à son éducation et à l'enseignement dispensé à l'École nationale de la magistrature, est de se couper du monde des avocats, dans l'idée louable de ne pas être influencé. Lorsque je témoigne qu'il a instruit à charge et à décharge, cela concerne uniquement mes clients. S'il n'a pas confronté les enfants et les mis en examen, c'est parce qu'il a suivi les experts : ceux-ci ont en effet conclu que ce n'était plus possible car cela raviverait les souffrances des petits et serait catastrophique pour leur reconstruction.

M. Jacques REMILLER : Le juge vous l'a-t-il dit ?

Me Thierry NORMAND : Cela ressort du dossier : la défense a formulé des demandes d'actes pour provoquer des confrontations ; celles-ci ont été rejetées par le magistrat et les rejets ont été confirmés par la chambre de l'instruction. Il n'en demeure pas moins que le magistrat, en ma présence, a laissé les enfants s'exprimer comme ils le voulaient.

M. Jean-Yves HUGON : Lorsque nous avons auditionné Daniel Legrand fils, il nous a expliqué très clairement les raisons qui l'avaient poussé à formuler de faux aveux.

Je vais faire appel à votre mémoire. Vous souvenez-vous d'un seul élément à décharge avancé par le juge Burgaud lors des auditions des enfants ? Et quel est le moment où, selon vous, l'enquête a basculé en faveur de l'innocence des personnes mises en cause ?

Voici un très bref extrait d'un mémoire de Me Delarue : « En amont, les services sociaux ont très gravement dysfonctionné, et notamment dans la relation assistantes sociales-familles d'accueil. Le contrôle du conseil général du Pas-de-Calais a été inexistant. » Quelle est votre réaction ?

Me Thierry NORMAND : Il ne m'appartient pas de porter un jugement sur le fonctionnement du conseil général.

Le juge d'instruction a-t-il posé une question susceptible d'innocenter telle ou telle personne ? La preuve qu'il a aussi instruit à décharge, c'est qu'il a laissé les enfants dire très exactement ce qu'ils voulaient. Si les questions avaient été fermées, il aurait instruit à charge.

M. le Rapporteur : Pouvez-vous nous dire quelques mots sur les planches photographiques ?

Me Thierry NORMAND : J'ai souvenir que ces albums ont été présentés correctement aux enfants et qu'il a enregistré leurs réponses.

M. le Rapporteur : Étiez-vous présent ?

Me Thierry NORMAND : Absolument : un certain nombre d'albums photographiques ont été présentés, avec des lieux, des maisons, des chambres.

M. le Rapporteur : Et des visages ?

Me Thierry NORMAND : Sur cet album des services de police, les visages étaient d'une imperfection assez effarante : il s'agissait, si je me souviens bien, de photographies en noir et blanc techniquement insuffisantes pour identifier qui que ce soit avec certitude. Mais n'oublions pas que la plupart des enfants citent toujours les mêmes noms.

Me Raphaël TACHON : La planche photographique présentant des personnes citées par les enfants mais qui ne seront jamais mises en examen est soumise très tardivement, en juin 2002. La première planche, pour sa part, ne comporte que les dix-huit.

Me Thierry NORMAND : Les enfants donnaient des noms, avec certitude s'agissant de leurs parents ou de leurs proches, avec plus d'incertitude s'agissant des autres personnes. Lorsqu'une personne n'était pas identifiée, je crois me souvenir que c'était mentionné au procès-verbal. Le juge, en ma présence tout au moins, n'a pas cherché à désigner telle ou telle personne comme ayant participé aux faits. C'est en ce sens que je parle d'instruction à charge et à décharge. Je répète que j'ai amené les enfants à l'état brut de décoffrage, en leur demandant de dire ce qu'ils avaient à dire et rien d'autre.

J'ai commencé à douter le 4 mai 2004. J'étais alors intimement persuadé - je rappelle que l'intime conviction est la clé de notre système - de la culpabilité d'une douzaine de personnes et je ressentais des doutes pour les autres. Mais je m'aperçois très vite que l'aspect physique des accusés ne colle pas. Avant le procès, Me Rofidal et moi-même ne les connaissions pas en chair et en os, hormis M. Alain Marécaux, pour lequel nous avions à la fois des doutes profonds et une très grande angoisse concernant son fils. Quand nous voyons ces gens entrer, notamment M. Pierre Martel, nous avons tous eu le sentiment que nous nous sommes trompés. Vous me rétorquerez qu'il est absurde de juger les gens sur la mine mais certaines attitudes ne mentent pas.

M. le Rapporteur : De qui parlez-vous quand vous dites « nous » ?

Me Thierry NORMAND : Des trois cents intervenants judiciaires ! Lorsque le dossier est renvoyé devant la cour d'assises de Saint-Omer, 95 à 99 % de la magistrature française est persuadée de la culpabilité de la quasi-totalité des mis en examen. L'affaire est suivie jusqu'au plus haut niveau de l'État, chacun doit assumer ses responsabilités. Un huissier est officier ministériel et par conséquent détenteur de l'autorité publique. De ce fait, lorsqu'il est mis en examen, le procureur en avise immédiatement le procureur général, lequel prévient immédiatement la Chancellerie. Celle-ci n'a pas à formuler d'opinion mais, compte tenu de la dimension du dossier, il est clair que l'affaire était connue au plus haut niveau de l'État.

M. le Président : Au ministère de la justice ?

Me Thierry NORMAND : Je suppose que le plus haut niveau de l'État se préoccupe du sort des Français et s'informe du sort d'un huissier de justice qui clame son innocence.

M. Jean-Paul GARRAUD : Le contexte médiatique de l'affaire était certes particulier mais votre expérience fait de vous un homme de dossiers. Lors de l'ordonnance de renvoi, quand vous avez lu les pièces définitives et constaté que plusieurs éléments ne tenaient pas - la piste du réseau pédophile belge, le meurtre d'un enfant -, qu'il n'y avait aucun élément matériel et que les déclarations étaient contradictoires, cela a dû vous interpeller. En tant qu'avocat de la partie civile, ce n'est bien sûr pas à vous de requérir une peine mais vous intervenez pour l'intérêt des enfants, en soutien de l'accusation. Devant la cour d'assises de Saint-Omer, vous avez plaidé et des innocents ont été condamnés, je le rappelle. Je crois savoir qu'une association de parties civiles s'était désistée. En ce qui vous concerne, étiez-vous sûr de vous ?

Me Thierry NORMAND : Quel est le rôle exact de la partie civile dans le procès pénal ? Elle est là non pas pour mener l'enquête ni pour requérir mais pour défendre les enfants. L'ordonnance rendue par M. Lacombe, successeur de M. Burgaud, a été très légitimement frappée d'appel par les avocats de la défense mais acceptée par les parties civiles car elle reconnaissait l'ensemble de ses clients dans leur statut de victimes. Vous me paraissez bien exigeant vis-à-vis de la partie civile. La chambre d'instruction de Douai elle-même, saisie de l'ensemble du dossier, en particulier de tous les mémoires remarquables des défenseurs, a rendu un arrêt très motivé de 110 ou 120 pages. Si le dossier était vide, ces magistrats sont complètement fous !

M. Jean-Paul GARRAUD : Des innocents ont tout de même été condamnés, n'est-ce pas ? Les membres de la commission n'ont pas accès à l'ensemble du dossier mais ils ont eu notamment connaissance du réquisitoire définitif du procureur de la République, acte d'accusation majeur, qui devrait contenir tous les éléments à charge. Ne serait-ce qu'à la lecture de ce document, j'ai été personnellement frappé de la légèreté, pour ne pas dire plus, des charges pesant sur un certain nombre d'accusés. En tant que partie civile, lorsque vous avez plaidé en soutien à l'accusation, aviez-vous toujours les mêmes certitudes ?

Me Thierry NORMAND : Un avocat n'a aucune certitude, ni dans un sens ni dans l'autre, et il doit peut-être en être de même pour un juge. À Saint-Omer, il est arrivé un moment où nous nous sommes rendu compte que nous faisions fausse route sur certaines personnes. Vous considérez que tout était simple au moment du renvoi de la chambre d'instruction. Vous avez parfaitement le droit d'éprouver ce sentiment mais peut-être êtes-vous influencé par le fait que vous connaissez la réponse. En cour d'assises, nous sommes tout d'abord confrontés à un acte d'accusation monstrueux aux yeux de la presse. Plusieurs personnes n'ont pas le physique ou l'aspect de coupables ; toutefois, en cours de procédure, pendant dix jours, des adultes maintiennent leurs dépositions et donnent des précisions. Celles-ci seront finalement insuffisantes pour emporter la conviction de la culpabilité mais c'est le procès qui le déterminera : lorsque nous arrivons à Saint-Omer. 95 % de la salle ignore comment le procès se terminera.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : Vous connaissiez les conditions dans lesquelles les enfants avaient été auditionnés par les enquêteurs, conditions à propos desquelles vous avez parlé tout à l'heure de « bricolage ». L'affaire a été extrêmement marquante dans votre carrière. Pourtant, vous n'avez pas répondu à la convocation du juge Burgaud pour l'audition d'une enfant Lavier. Sans doute deviez-vous traiter une affaire encore plus importante, mais n'aviez-vous pas la possibilité de faire reporter cette audition cruciale ?

Le déferlement médiatique a-t-il influé sur votre comportement de partie civile à un moment précis de la procédure ?

Pensez-vous par ailleurs qu'il ait influé sur le comportement du juge Burgaud ?

Me Thierry NORMAND : Vous suggérez que le magistrat aurait modifié son comportement en mon absence, ce qui serait regrettable. Mais vous lui poserez directement la question. Permettez-moi de raconter ce qu'est la vie d'un avocat. Nous courons d'une juridiction à l'autre et avons de multiples obligations : en 2001, je dois avoir plaidé quatre cents dossiers. Ce jour-là, je ne jouais pas au tennis. J'aurais pu demander le report, certes, mais je ne me souviens pas si, à ce moment précis, le report aurait été nécessaire ou pas.

Ne soyons pas hypocrites : l'avocat est généralement un extraverti, il aime le procès, le combat et n'est pas insensible à la médiatisation ; il aime être sur la place publique. Si j'ai amende honorable à faire, c'est peut-être au sujet d'un ou deux propos un peu excessifs que j'ai tenus, sous le coup de l'émotion, au début de l'affaire. Je les regrette aujourd'hui mais je pense que je ne pouvais pas ne pas les tenir à l'époque, tant j'étais écœuré.

Quant à M. Burgaud, il est à l'opposé du juge médiatique : durant toute la procédure, il n'a jamais cherché à se mettre en valeur, tout au moins publiquement. Il faut savoir ce qui lui est reproché : soit il est complètement fermé, soit il est un peu exhibitionniste ; le bon magistrat est peut-être celui qui se situe entre les deux.

M. Christian PHILIP : Vous nous dites, Monsieur le bâtonnier, que la place de la partie civile est limitée, mais, compte tenu de votre expérience personnelle comme de cette expérience particulière, y a-t-il une compétence que vous auriez aimé avoir, et qui vous aurait permis de modifier, avant le procès, votre vision de l'affaire, de demander des actes complémentaires qui auraient permis de faire la lumière plus vite ?

Me Thierry NORMAND : Dans le système judiciaire anglo-saxon, les victimes et les parties civiles ne sont pas au procès pénal, mais seulement au civil. En France, elles sont comme rajoutées, elles interviennent au dernier moment, et ont des droits limités, comme celui de demander l'audition de telle ou telle personne. Quel pouvoir supplémentaire leur donner ? Ce serait, je le crains, un pouvoir terriblement angoissant : celui de faire incarcérer un innocent, celui de faire libérer un innocent en faisant incarcérer un autre innocent ? La question s'est posée à Saint-Omer, car nous avons rencontré le président de la cour d'assises dans son bureau, compte tenu des multiples incidents de procédure et retournements de situation, et nous nous sommes demandé si nous devions retirer notre constitution de partie civile contre certaines personnes. En effet, j'avais acquis la certitude que M. Pierre Martel, en particulier, était innocent. Mais retirer notre constitution de partie civile aurait été une décision terrible : en faisant nous-mêmes le tri, en tant qu'avocats des enfants, entre les innocents et les coupables, nous aurions pris une responsabilité considérable, car les jurés nous auraient suivis. Si nous avions choisi trois, quatre, cinq personnes seulement, toutes les autres auraient été condamnées. La partie civile aurait exercé une sorte de pouvoir magique. Nous avons donc pris la décision de ne pas faire de choix.

M. le Président : Et en appel ?

Me Thierry NORMAND : La réponse est simple : le 2 juillet 2004, j'ai décidé avec mes confrères de ne pas aller à Paris.

M. Bernard DEROSIER : Vous avez dit que les enfants avaient été entendus dans des conditions inacceptables. Je pense que vous parliez des enfants Delay ?

Me Thierry NORMAND : J'ai parlé de « bricolage »

M. Bernard DEROSIER : Votre consœur, Me Rofidal, nous dit que les auditions des enfants ont été un moment difficile, et un de nos collègues a évoqué aussi le problème de l'enregistrement. Est-ce qu'à un certain moment, vous avez souligné, en tant qu'avocat, que l'absence d'enregistrement était une anomalie ?

Autre question : Me Rofidal nous dit que, lorsque le président du conseil général a été désigné comme administrateur ad hoc pour le plus jeune fils Marécaux, il y a eu appel. Qui a fait appel, sachant que l'enfant pouvait être accueilli, disiez-vous, par ses grands-parents ?

Vous avez dit, par ailleurs, que les experts préconisaient de ne pas faire de confrontations avec les mineurs, à cause des risques de déstructuration de leur personnalité. Que pensez-vous des experts qui sont intervenus dans cette affaire, en général ?

Enfin, les services sociaux départementaux sont parfois mis en accusation, soit par des avocats, soit par des magistrats. Avez-vous, en tant qu'avocats du département partie civile, un avis à ce sujet, sans juger, bien sûr, du fonctionnement des services sociaux ?

Me Célia ROFIDAL : Il faut faire une distinction. L'audition des enfants doit effectivement faire l'objet d'un enregistrement vidéo, mais la loi prévoit aussi que cet enregistrement, que ce soit par la police ou par le juge d'instruction, est subordonné au consentement du mineur, s'il a capacité pour le donner, ou de son représentant légal ou éventuellement de l'administrateur ad hoc. À ce stade de la procédure, c'est-à-dire au stade de l'enquête préliminaire, il n'y avait pas d'administrateur ad hoc. Les mineurs ont été entendus au commissariat, et l'on peut comprendre que leur réponse soit souvent « non », surtout quand les faits dont ils ont été victimes ont été filmés en vidéo, comme cela avait été le cas chez les époux Delay.

Le problème du consentement est difficile à résoudre quand il n'y a pas de capacité dûment constatée et qu'il n'y a pas non plus de représentant légal. Il faut, soit s'adresser à l'administrateur ad hoc, soit se passer du consentement de l'enfant ou de son représentant légal. Comme, dans la majorité des situations, les enfants vont répondre « non », mieux vaudrait que l'enregistrement soit systématique, sans qu'il y ait besoin de demander le consentement de qui que ce soit, et que, dans la mesure du possible, l'enfant ne voie pas qu'il est filmé, ce qui rendrait sa parole plus spontanée.

M. le Président : Nous avons longuement abordé cette question hier, et ce que nous avons entendu allait dans ce sens aussi.

Me Thierry NORMAND : Les experts, dans ce dossier, ont été un désastre absolu. Nous avons été confrontés à des avis catégoriques, péremptoires, sur lesquels tout le monde s'est appuyé. Je me souviens que M. Burgaud, alors qu'il était sur le point de terminer son dossier, attendait les expertises, comme pour avoir la certitude qu'il ne se trompait pas : il m'a dit, de façon informelle, qu'il avait désigné le meilleur des experts possible, spécialiste de l'enfance, M. Viaux, expert près la Cour de cassation, et qu'il comptait beaucoup sur cette expertise pour être sûr de la véracité de l'ensemble, je dis bien de l'ensemble des récits des enfants.

Aux assises, on doute toujours un peu, on doute même beaucoup sur certaines personnes, mais les experts, eux, n'ont jamais aucun doute : selon eux, les enfants disent toujours la vérité, tout est vérifié, recoupé, il n'y a aucun problème. Or, à Saint-Omer, et ça nous a grandement déstabilisés, les expertises ont volé en éclats. Un expert nous a dit : « je ne vais quand même pas passer une demi-heure devant vous sur chaque enfant, j'ai dix consultations à mon cabinet cet après-midi ». Voilà un expert liquéfié dans l'instant devant nous ! Quant à M. Jean-Luc Viaux, j'ai entendu par hasard sa phrase sidérante à la télévision. Ce doit être le psychologue de France qui manque le plus de psychologie ! Vous poserez la question à M. Burgaud : quand le juge est certain de s'adresser à des experts compétents et que leur avis est net et sans ambiguïté, il a tendance à leur faire confiance. Si j'avais été magistrat, je leur aurais fait sans doute confiance.

Me Célia ROFIDAL : Je voudrais apporter une précision en réponse à la dernière question de M. Bernard Derosier. C'est le président du conseil général qui est désigné administrateur ad hoc pour assurer la défense des intérêts des enfants, mais lorsque, dans le cadre d'une enquête préliminaire, les enfants sont auditionnés, et qu'il y a nécessité de les placer, ce n'est pas lui, ce sont les services territoriaux de la direction de l'enfance et de la famille qui sont missionnés pour suivre les enfants placés, et ils ne dépendent pas, à ce titre, du président du conseil général en qualité qu'administrateur ad hoc. Ce ne sont ni les mêmes fonctions ni le même contexte.

M. Bernard DEROSIER : Votre réponse ne me satisfait pas.

Mme Arlette GROSSKOST : Hier, j'ai posé une série de questions à vos confrères, auxquelles il n'a pas été répondu intégralement, dont une sur le rôle de la Chancellerie lorsqu'un dossier lui est « signalé ».

D'autre part, puisque nous avons soulevé beaucoup de dysfonctionnements dans la chaîne pénale, je voudrais en revenir à l'affaire de la lettre qu'a réussi à faire sortir de prison ce jeune homme, Daniel Legrand fils, que nous avons entendu. Selon vous, y a-t-il eu des complicités pour que cette lettre parvienne à France 3 ? Et si oui, à quel niveau ?

Enfin, vous avez interrogé, en tant qu'avocats des parties civiles, les assistantes sociales. Les « bruits de couloir » dont parlait M. le bâtonnier tout à l'heure concernaient-ils aussi les services sociaux, les assistantes maternelles par exemple ?

Me Thierry NORMAND : Faire sortir une correspondance de maison d'arrêt est assez facile. Y a-t-il eu des complicités ? Si nous avions la preuve que quelqu'un a fait délibérément sortir une lettre, il serait intéressant de savoir pourquoi. M. Daniel Legrand fils sait parfaitement à qui il a remis la lettre. Peut-être son conseil pourrait-il vous répondre...

Sur le rôle des assistantes maternelles, nous les recevons quand les enfants sont déjà placés, parfois bien avant que l'affaire éclate. C'était tous, excepté Guy Marécaux, des enfants en situation précaire. Recueillir leur parole est très délicat, car les personnes référentes, qui ont les enfants chez elles tous les jours et les considèrent presque comme les leurs, ont tendance à les croire et à avoir, donc, une version partiale des choses. Les interroger ne fait guère avancer l'enquête.

M. Thierry LAZARO : Vous avez rencontré les enfants Delay dès le départ ?

Me Thierry NORMAND : Oui, début décembre 2001, avant leur audition par le magistrat, et quelques mois après la mise en examen des parents.

M. Thierry LAZARO : Vous nous avez dit qu'ils étaient « à la fois volubiles et prostrés », et en avoir retiré la conviction qu'il y avait chez eux une grande souffrance. Mais vous êtes le conseil de dix enfants sur dix-sept, et vous nous avez dit aussi que vous n'aviez pas la même conviction sur tous les cas. Y a-t-il des différences entre les enfants Delay et les autres ?

Une chose m'a troublé : à propos de la convergence des propos des enfants Delay et de Myriam Badaoui, vous avez dit que cela correspondait peut-être à « une certaine vérité ». Je n'ai pas très bien saisi.

Me Thierry NORMAND : Sans doute me suis-je mal exprimé. Quand je dis « prostrés et volubiles », cela peut paraître contradictoire, mais ils étaient capables d'évoquer leur souffrance, même s'ils se repliaient sur eux-mêmes quand ils évoquaient leurs parents - parce qu'ils continuaient de les aimer. La souffrance des enfants Delay était une certitude absolue.

S'agissant des autres enfants, je rappelle que l'arrêt de Saint-Omer, que l'on peut certes critiquer sous certains aspects, et qui a été réformé pour un certain nombre de personnes, n'a rien changé en ce qui concerne la culpabilité de Thierry Delay, d'Aurélie Grenon, de Myriam Badaoui et de David Delplanque : ces quatre personnes ont été définitivement condamnées pour abus sexuels, viols, corruption de mineurs et, pour certaines d'entre elles, proxénétisme aggravé sur l'ensemble des dix enfants que je représentais, et qui ont ainsi été reconnus victimes par une décision de justice définitive au nom du peuple français.

Il faut prendre en compte la décision de la justice française dans son ensemble. La décision de la cour d'appel de Paris est respectée par tous, mais la décision de la cour d'assises de Saint-Omer ne mérite pas le mépris, elle a été rendue au nom du peuple français, et quatre personnes condamnées par elle, dont deux au moins qui y auraient peut-être eu intérêt, n'ont pas fait appel. La vérité judiciaire, je parle de vérité judiciaire car il n'y a jamais de vérité absolue, consacre ces dix enfants comme d'authentiques victimes. Je considère donc que j'ai fait mon travail d'avocat des parties civiles, et c'est très important pour moi.

M. Jacques FLOCH : Vous avez bien expliqué la façon dont on doit entendre les enfants, et je comprends bien votre distinguo entre sincérité et véracité. Les enfants peuvent faire des déclarations qui sont contraires à la vérité sans être mensongères. J'aimerais que vous développiez votre point de vue sur ce sujet.

Je voudrais savoir, d'autre part, combien d'enfants, parmi ceux dont vous aviez la charge, ont refusé la vidéo.

Enfin, vous avez dit que les planches photographiques sur lesquelles les enfants ont reconnu leurs bourreaux étaient d'une qualité technique très mauvaise et qu'il était difficile d'y reconnaître les gens. Pourquoi n'avez-vous pas mis ces planches en cause à ce moment-là ?

Me Thierry NORMAND : Il aurait été possible de faire des planches de meilleure qualité, mais cela aurait supposé de faire revenir les enfants, pour la troisième ou la quatrième fois, avec cet effet pervers que, plus les photos auraient été affinées, plus la réponse des enfants aurait été accusatrice.

N'ont été entendus par le juge que six enfants. Il a été décidé de ne pas entendre les autres parce qu'il y avait un procès-verbal de police, et qu'au demeurant l'audition des enfants n'est pas la panacée. Il faut les confronter à des preuves matérielles ; or celles-ci étaient absentes, mis à part quelques objets ayant servi au domicile des Delay-Badaoui.

M. Jacques FLOCH : Votre réponse sur les planches photographiques ne m'a pas convaincu, car un avocat ne se contente pas d'une qualité si mauvaise.

Me Thierry NORMAND : La partie civile n'est pas un co-enquêteur. Dès lors que les enfants sont d'authentiques victimes et qu'elles font référence à des personnes, il appartient à la justice de faire les vérifications. Sinon, nous sommes dans la procédure américaine.

M. Jacques FLOCH : Mais n'était-il pas possible de faire porter le doute sur la qualité des photos ?

Me Thierry NORMAND : Peut-être faudrait-il faire des photos des gens au moment où ils sont incarcérés. Mais dans le cas de Me Alain Marécaux, il y avait un témoignage très lourd de son coiffeur, un témoignage qui fait frémir. Le coiffeur est venu trouver les autorités pour leur dire : Me Alain Marécaux a peur d'être identifié par les enfants, il m'a demandé de lui faire une tête différente. Quand un magistrat ou un avocat de la partie civile lit un témoignage de ce genre, c'est un élément fortement « à charge ». Et le même coiffeur, devant la cour d'assises, a dit que c'était lui-même qui avait proposé à Me Alain Marécaux de changer de coiffure ! Dans ces conditions, les photos...

Mme Elisabeth GUIGOU : Je voudrais revenir sur l'audition des enfants, car c'est un point très important. Ces enfants que vous avez défendus sont des victimes, et ils le resteront toute leur vie. Quand a été désigné pour la première fois un administrateur ad hoc pour les représenter ?

Me Thierry NORMAND : Je voudrais revenir sur la chronologie de l'affaire, car c'est une affaire à tiroirs, et c'est ce qui la rend compliquée. Au départ, c'était un dossier d'inceste impliquant quatre personnes. M. Burgaud a désigné assez vite un administrateur ad hoc, Mme Claire Beugnet, que vous avez d'ailleurs entendue, et qui m'a écrit au bout de quatre ou cinq jours seulement pour me demander de représenter les enfants. J'ai donc pu rentrer assez vite dans le dossier, et j'ai pu assister aux auditions des enfants par le juge. Ce qui aurait été choquant, c'est que les enfants soient entendus par le juge sans être assistés ; cela aurait constitué un vice de forme. Je suis donc intervenu à partir de fin août, début septembre 2001. Était-ce trop tard ? C'est difficile à dire. Si j'étais allé au commissariat de Boulogne, se serait-on rendu compte qu'un des enfants se trompait sur telle ou telle personne, et aurait-on dit stop ?

Mme Elisabeth GUIGOU : Quand avez-vous été désigné administrateur ad hoc ? Au stade de l'enquête, ou de l'instruction ?

Me Thierry NORMAND : Au stade de l'instruction, naturellement, car telle est la pratique judiciaire. Parmi les 26 enfants qui ont été conduits au commissariat de Boulogne, certains n'ont pas été mes clients. Tous ont été entendus alors à l'insu des avocats de la partie civile, il n'y a même pas eu de débat contradictoire, puisqu'il s'agit d'un acte de police.

Peut-être faudrait-il changer cela, faire désigner un administrateur ad hoc dès qu'une information est ouverte, mais le problème est que, d'une part, il y a des dossiers dans lesquels les parents ne reconnaissent pas que leurs enfants sont victimes d'abus sexuels - ce qui peut se comprendre car c'est psychologiquement très difficile - et que, d'autre part, il y en a beaucoup d'autres, heureusement, où les parents sont aptes à gérer eux-mêmes les choses.

Mme Elisabeth GUIGOU : L'article 706-52 du code de procédure pénale dispose : « Au cours de l'enquête et de l'information, l'audition d'un mineur victime de l'une des infractions mentionnées à l'article 706-47 fait, avec son consentement ou, s'il n'est pas en état de le donner, celui de son représentant légal, l'objet d'un enregistrement audiovisuel. ». Si je comprends bien, vous n'avez pas été désigné administrateur ad hoc au stade de l'enquête de police, mais seulement au stade de l'instruction ?

Me Thierry NORMAND : Effectivement, et la raison en est très simple : le parquet fait procéder par la police ou la gendarmerie à un certain nombre de vérifications après l'enquête préliminaire. C'est un préalable nécessaire.

Mme Elisabeth GUIGOU : Nous sommes en train de chercher les moyens d'améliorer la loi. Ce que je puis vous dire, c'est que l'intention du législateur était que les enfants puissent être enregistrés dès la première audition par les services de police, afin qu'ils n'aient pas à répéter ensuite ce qui a causé leur traumatisme. Il avait même été prévu, dans certaines expérimentations que les enquêteurs - dès avant le stade de l'instruction, donc - procèdent à cette audition dans un service hospitalier, avec un pédopsychiatre.

Si je comprends bien, l'avocat de l'administrateur ad hoc, vous en l'occurrence, a été désigné au stade de l'information. Mais l'administrateur ad hoc, lui, a bien été désigné en amont ?

Me Célia ROFIDAL : Oui, il peut être désigné en amont, et donc assister l'enfant, donner son consentement pour l'enregistrement de l'audition. En revanche, l'intervention de l'avocat ne se conçoit que dans le cadre d'une procédure judiciaire, pas dans celui de l'enquête préliminaire.

Mme Elisabeth GUIGOU : Savez-vous si, au stade de l'enquête, l'administrateur ad hoc a demandé l'enregistrement audiovisuel des enfants ?

Me Célia ROFIDAL : Cet enregistrement prévu par la loi. Mais la plupart du temps, il y a un manque cruel de moyens dans les commissariats et les gendarmeries. Parfois, plusieurs commissariats se partagent un même magnétoscope, qui voyage d'un endroit à l'autre, et il arrive aussi que les matériels soient hors d'usage...

Mme Elisabeth GUIGOU : Nous savons tout cela, mais n'a-t-on justement pas tendance, sachant que les matériels feront défaut, à ne même plus poser la question de l'enregistrement ?

Me Célia ROFIDAL : Je me souviens que, devant la cour d'assises, un seul enregistrement a pu être produit, qui de surcroît était inaudible.

Mme Elisabeth GUIGOU : Avez-vous demandé que soient enregistrées les auditions des enfants que vous défendiez ?

Me Célia ROFIDAL : Ce que je sais, c'est que, quand le magistrat a posé la question du consentement, les enfants ont refusé. L'un deux, par exemple, pleurait, s'accrochait à sa mère. Ce n'était pas possible.

Mme Elisabeth GUIGOU : C'est donc perçu comme très traumatisant par les enfants ?

Me Célia ROFIDAL : Les conditions dans lesquelles les enfants étaient entendus étaient très difficiles. Ils ont très clairement refusé l'enregistrement, et cela pouvait se comprendre.

Mme Elisabeth GUIGOU : Et ceux que vous représentiez, monsieur le bâtonnier ?

Me Thierry NORMAND : Ils ont refusé aussi. Leur discours était très terre à terre : « Je ne veux pas qu'on m'enregistre. » C'était aussi simple que cela.

Mme Elisabeth GUIGOU : À partir de quand avez-vous eu le sentiment que l'affaire devenait nationale ?

Me Thierry NORMAND : Je l'ai dit tout à l'heure : lorsque la lettre est sortie de la maison d'arrêt de Loos, en janvier 2002. À Boulogne, c'était la panique absolue, on craignait qu'il n'y ait d'autres enfants en plus de la fillette belge, on a envoyé en catastrophe une excavatrice creuser en direct devant les caméras de télévision. L'ambiance était terrible.

Mme Elisabeth GUIGOU : Vous avez parlé d'implication des plus hautes autorités de l'État.

Me Thierry NORMAND : Non, je n'ai pas parlé d'implication. J'ai dit que, dans la mesure où était en cause un huissier de justice, officier ministériel dépositaire de l'autorité publique, la Chancellerie était nécessairement informée. L'éblouissante défense de Me Delarue n'a pas manqué de faire remonter le sort de son client au plus haut niveau de l'État. Peut-être des décisions auraient-elles pu alors être prises, mais elles ne l'ont pas été.

Mme Elisabeth GUIGOU : Faites-vous une différence entre information et intervention ?

Me Thierry NORMAND : C'est une sémantique redoutable : l'information peut se faire de différentes façons, l'intervention est plus lourde de conséquences.

Mme Elisabeth GUIGOU : Je pose la question parce qu'il est évident que la Chancellerie était informée, sans qu'on doive en déduire qu'il y ait eu intervention. Mais je tenais cependant à faire préciser ce point.

Me Thierry NORMAND : Reste que, quand une personne est informée, il est légitime qu'elle intervienne dans le but de rechercher la vérité, surtout si elle acquiert la conviction que des innocents sont incarcérés. Le garde des Sceaux peut parfaitement demander au Parquet de requérir dans tel ou tel sens...

M. le Rapporteur : Concrètement, le procureur va saisir la chambre locale pour faire désigner un administrateur provisoire, et la direction des affaires civiles et du sceau en sera informée, comme elle est informée chaque fois qu'un huissier de justice fait l'objet de mesures disciplinaires sur le territoire national, étant donné qu'un huissier est un officier ministériel. Cela ne veut pas dire pour autant que l'attention des plus hautes autorités de l'État soit attirée. Il y a d'abord une procédure d'administration provisoire, puis une procédure de cession d'étude. C'est quelque chose qui est d'ordre administratif, indépendamment de l'attention que l'on peut porter au dossier lui-même en haut lieu.

Me Thierry NORMAND : Vous avez tout à fait raison, et si je me focalise sur cette question d'officier ministériel, c'est parce que mon père l'était. Mais hormis ce cas précis, les autres intervenants de l'affaire ont énormément écrit...

M. le Président : Nous avons bien compris. Il y a la situation de Me Alain Marécaux, et il y a l'affaire d'Outreau, suivie par le ministère de la justice. Nous entendrons les gardes des Sceaux successifs et la direction des affaires criminelles, afin de savoir comment elle était suivie.

Mme Elisabeth GUIGOU : Dernière question : avez-vous une idée de qui a pu informer les médias au début de l'affaire ? Qui est à l'origine des premiers articles sur le « réseau pédophile» qui aurait été démantelé ? Ce n'est tout de même pas une invention de la presse ?

Me Thierry NORMAND : Je n'ai pas d'éléments particuliers. À titre personnel, j'ai fait une intervention faisant état de mon profond dégoût à la lecture du dossier, mais je n'ai divulgué aucune information à la presse. J'assume cet écœurement, je le regrette un peu dans la mesure où il a pu être mal interprété par certaines personnes. Mais je n'ai donné, naturellement, aucune information à la presse. J'ai d'ailleurs ici une lettre du greffier en chef du TGI de Boulogne, en date du 8 mars 2002 dans laquelle il est écrit que : « La copie du dossier est à la disposition de l'ensemble des conseils ». Cela signifie que le dossier n'était pas disponible avant, alors que l'affaire a commencé en février 2001 ! Pendant un an, donc, la défense n'a pas pu exercer son contrôle sur le dossier. Cela dit, les avocats parlent, nous avons tous beaucoup parlé, mais nous l'avons fait en conscience, compte tenu de ce que nous pensions de la situation du dossier à l'époque.

M. Léonce DEPREZ : Avant les assises, tout était fondé sur la parole des enfants. Mais non seulement l'absence de preuves aurait pu aboutir à ce que les personnes mises en examen n'aillent pas aux assises, mais il y a eu la preuve que Mme Badaoui avait menti, qu'il n'y avait pas eu de meurtre d'enfant, ce qui aurait dû faire s'effondrer l'accusation. Pourquoi a-t-on continué l'instruction comme si de rien n'était ? Comment se fait-il que des gens soient allés aux assises alors qu'il n'y avait aucune preuve ?

Me Thierry NORMAND : Vous traduisez le sentiment général : peut-être un choix plus logique aurait-il dû être fait à ce moment-là. Mais il fallait bien traiter un dossier où treize enfants étaient victimes d'abus sexuels.

Dans le cas de David Delplanque, je me souviens très bien d'avoir été étonné, devant la cour d'assises du Pas-de-Calais, par les six pages du PV de son audition, car il ne me semblait pas capable, compte tenu de son vocabulaire limité, de s'exprimer sur six pages, en faisant un récit aussi dense, aussi constant, entrecoupé de très rares questions. J'ai posé la question, qui me paraissait importante car David Delplanque était un personnage clé, qui a longtemps maintenu des accusations accablantes contre d'autres personnes. De deux choses l'une : ou bien le récit avait été construit par le juge à l'insu de David Delplanque, en remplissant une sorte de réquisitoire et en mettant dans le PV ce qu'il voulait mettre, ce qui aurait été un procédé inqualifiable, ou bien c'était vraiment l'expression de la parole de David Delplanque, et cela posait la question de la façon dont cette parole avait été retranscrite. Je lui ai demandé : « C'est vous qui avez dit tout ça ? », et il m'a répondu : « Oui, c'est ce que j'ai dit au juge ». Comment, pourtant, quelqu'un qui a si peu de maniement des concepts a-t-il pu faire une déposition de six pages et confirmer que c'était bien lui qui avait dit tout cela ?

M. Léonce DEPREZ : David Delplanque et Myriam Badaoui avaient partie liée, le mensonge de l'un entraînant le mensonge de l'autre.

Me Thierry NORMAND : Il a été interrogé seul, mais il a confirmé les dires de Mme Badaoui lorsqu'ils ont été confrontés.

M. le Président : Nous allons maintenant passer à l'audition de Me Hagnère, avocate de David Brunet.

Me Bénédicte HAGNÈRE : J'ai eu à connaître de l'affaire en mai 2002. Le secrétaire du Conseil de l'Ordre m'a téléphoné pour que j'assiste David Brunet devant le juge d'instruction le lendemain de son arrestation. Pourquoi ne suis-je intervenue qu'au stade de l'instruction ? Parce que j'ai dit d'emblée que je ne pourrais suivre le dossier jusqu'aux assises, pour des raisons à la fois personnelles et professionnelles. Ma qualité de membre du conseil de l'Ordre m'obligeait toutefois à intervenir, mais lorsque le renvoi a été ordonné. Me Dhonte, du barreau de Lille, est intervenu pour plaider.

Quand mon client comparaît le vendredi matin, j'ai très vite le sentiment que M. Burgaud a un a priori contre lui parce qu'il a déménagé assez soudainement en région parisienne, ce qu'il interprète comme une fuite, comme s'il était coupable de quelque chose. En mai 2002, donc, j'étais le conseil du dernier arrêté, le dossier était volumineux, il y avait un grand battage médiatique. Ce n'était pas facile, car c'était la fin de l'instruction, et j'avais à la fois l'impression que David Brunet était la cinquième roue de la charrette et que, quoi qu'il dise, il n'y avait pas grand-chose à faire, étant donné les accusations des autres personnes et l'a priori défavorable à cause du déménagement. J'ai donc eu un sentiment d'impuissance, le sentiment que tout était déjà joué. Je dis cela parce que David Brunet s'est un peu braqué par la suite, contre les avocats, les juges, le système judiciaire dans son ensemble, et estimait, après l'ordonnance de renvoi, ne plus avoir besoin d'avocat et pouvoir assumer seul sa défense.

Je considère en mon âme et conscience avoir fait tout ce qui était possible. Les confrontations nécessaires ont eu lieu. David Brunet a peut-être été victime, dans ce dossier, de tout ce qu'il y avait déjà avant lui. Je regrette qu'il ait fait ces mois de détention pour être finalement acquitté, et qu'il y ait eu autant de temps entre le renvoi et la comparution devant la cour d'assises. S'il y a une réforme à faire, c'est dans ce domaine.

M. le Rapporteur : Êtes-vous allée lui rendre visite à la maison d'arrêt ?

Me Bénédicte HAGNÈRE : Non. Je l'ai rencontré avant la confrontation et avant les auditions, mais il ne souhaitait pas être assisté.

Il a réagi très violemment lors de son arrestation, ce que je peux comprendre. Il a considéré qu'il n'avait pas besoin d'être défendu. J'ai une lettre de lui en ce sens.

M. le Rapporteur : Avez-vous pu prendre connaissance du dossier ?

Me Bénédicte HAGNÈRE : Oui.

M. le Président : Maître Tachon, vous étiez avocat de Christian Godard ?

Me Raphaël TACHON : Oui. Je voudrais dire, avant toute chose, que les propos menaçants prêtés à mon associée sont formellement contestés. L'instance ordinale est saisie, je n'en dirai donc pas plus, sinon que tout cela est aberrant et grotesque : nous sommes les avocats d'une personne acquittée, nous n'avons aucun juge à protéger. Nous verrons bien les suites qui seront données à cette affaire, et entamerons, le cas échéant, une procédure judiciaire.

Je suis intervenu brièvement en mars 2001 pour Thierry Dausque, que j'ai assisté, étant de permanence, pour son interrogatoire de première comparution, ainsi que devant le juge des libertés et de la détention, qui l'a placé en détention provisoire. Mais je n'ai pas été désigné comme avocat commis d'office, et ne l'ai donc plus assisté par la suite.

Je suis entré dans le dossier le 20 février 2002, en assistant Christian Godard lors de sa première comparution, puis devant le juge des libertés et de la détention, qui l'a placé en détention provisoire. Là, tant le procureur-adjoint, M. Bonnefoy, que le JLD disaient que les charges ne paraissaient pas très fortes, mais qu'il fallait procéder à des vérifications, notamment un tapissage auprès des enfants. Je cite leurs propos de mémoire : « Si les enfants ne vous mettent pas plus en cause que cela, vous ne resterez pas cinq mois en détention provisoire. » Mon client en a fait près de trois mois.

Il y a eu des difficultés dans la consultation du dossier, car il n'y avait pas de photocopies. Tous les jours, donc, je venais consulter l'original lorsque le juge n'en avait pas besoin lui-même, je prenais des notes pendant une heure ou deux, un travail de bénédictin, une trentaine d'heures au total, sur les 2 400 premières cotes, pour être prêt pour la confrontation du 7 mars. Ce n'est que le 8 mars qu'une copie complète a été disponible. Treize mois après le début de l'affaire, il n'y avait toujours pas de copie papier du dossier ! C'est, je pense, un problème structurel.

La confrontation du 7 mars a été une confrontation groupée de M. Christian Godard avec Mme Myriam Badaoui, Mme Aurélie Grenon et M. David Delplanque. J'avais écrit le 27 février 2002 au juge pour demander une confrontation individuelle, et fait une demande d'acte en ce sens le ler mars. Dès lors que c'était refusé, que fallait-il faire ? Agir comme l'avocat de Dominique Wiel, qui s'en va quand celui-ci se met à chanter la Marseillaise, au risque que M. Burgaud continue quand même et refuse ensuite une demande de nouvelle confrontation au motif que celle-ci a déjà eu lieu ? Je suis donc resté, et j'ai posé toutes les questions que j'ai souhaité. Si je n'avais pas pu les poser, j'aurais fait un incident. D'ailleurs, en lisant le PV, vous pouvez constater qu'il n'y a, sur trois ou quatre pages, pratiquement que mes questions. M. Burgaud a montré son agacement, mais j'ai continué, et mes questions sont toutes au procès-verbal. Ensuite, il y a eu le tapissage.

M. le Président : Qu'est-ce qu'un tapissage ?

Me Raphaël TACHON : C'est-à-dire que le juge a montré les photos sur papier, au nombre de six, aux enfants Delay. Je n'ai pas été convié, je ne sais même pas où ça s'est passé. Pierre a reconnu Christian Godard, et a dit qu'il n'avait rien fait. Le second l'a reconnu aussi, mais a dit qu'il avait « fait des choses » et a dit qu'il avait une tache rouge sur la cuisse avec une bouche noire au milieu, tache qui s'est révélée ne pas exister.

M. Jacques FLOCH : La qualité des photos était-elle bonne ?

Me Raphaël TACHON : Je n'y étais pas. L'exemplaire que j'ai eu était une photocopie de photos en noir et blanc.

Après le tapissage, j'ai demandé la mise en liberté de mon client le 3 mai 2002, avec un mémoire où j'expliquais que le dossier n'était pas solide. Je ne sais pas si beaucoup de mémoires ont été déposés à ce stade. Souvent, on fait la demande au juge des libertés et de la détention, et le mémoire devant la chambre de l'instruction seulement. Le 13 mai 2002, le juge des libertés et de la détention a remis Christian Godard en liberté. Il y a eu appel du ministère public. Nous sommes allés tous les deux devant la chambre de l'instruction, et sommes repartis sans attendre le délibéré. Les magistrats étaient un peu surpris, mais comme mon client était libre, il voulait pouvoir dire au revoir à ses enfants au cas où la décision serait réformée. Cela n'a pas été le cas : le 11 juin, la mise en liberté a été confirmée. Christian Godard a été le premier remis en liberté, et longtemps le seul homme libre du dossier.

Je considère donc avoir fait mon travail. Je n'ai pas fait d'autres demandes d'actes ensuite, parce que mon client n'était pas mis en cause par les enfants, et parce que j'estimais que les accusations étaient contradictoires et ne tenaient pas, David Delplanque et Daniel Legrand fils l'ayant mis hors de cause.

J'ai fait une demande de non-lieu, jugée irrecevable par M. Burgaud, qui estimait qu'il s'agissait d'une demande d'acte, ce que je conteste, et surtout que je ne pouvais le saisir en demande d'indemnisation, alors que les textes le prévoient pourtant. C'est, en ce qui concerne mon client, la seule violation de la loi commise par M. Burgaud. Pour le reste, il a appliqué les textes, et lorsqu'il dit, dans une interview très maladroite, qu'il a fait son travail honnêtement, je pense que c'est vrai : il n'a pas violé le code de procédure pénale. Pour autant, l'a-t-il bien fait ? Non. A-t-il instruit à charge et à décharge ? Non. À charge, oui ; à décharge, non.

Pour en terminer avec la procédure, il y a eu une première réquisition de non-lieu en décembre 2002, la chambre de l'instruction de Boulogne a demandé l'intégration de pièces supplémentaires, puis il y a eu une deuxième réquisition de non-lieu pour M. Christian Godard et Mme Odile Marécaux, et M. Cyril Lacombe, qui avait remplacé M. Burgaud, a fait une ordonnance de renvoi, avec un non-lieu et un seul, pour Christian Godard. Quelques jours avant le 4 juin 2003, jour du renvoi, j'ai reçu non pas le réquisitoire entier du parquet, mais trois pages concernant Christian Godard, où il y avait pas moins de six erreurs, reprochant des faits non établis ou n'existant pas, faisant état de mises en cause par David Delplanque, par Daniel Legrand fils et par les enfants, ce qui était faux. Dans son réquisitoire, l'avocat général, qui était M. Muller si je ne m'abuse, a consacré deux minutes quarante secondes au cas de Christian Godard, sur une heure vingt, pour demander son renvoi devant les assises. J'ai trouvé que c'était bien peu, surtout quand on commet six erreurs sur une seule page, pour demander le renvoi devant les assises de quelqu'un qui y risque vingt ans...

C'était un jour important, car c'était comme une répétition générale des assises, et c'était aussi la première fois que les avocats ont eu une vision complète du dossier. Je connaissais le dossier de Christian Godard, mais j'avais aussi des convictions sur d'autres accusés, ne serait-ce que pour des raisons de simple bon sens : ainsi Me Alain Marécaux, qu'on accusait d'être venu chez les Delay non pas régulièrement, mais une fois en 1998, deux fois en 1999, deux fois ou trois fois en 2000, sans même pouvoir dire si c'était l'hiver ou l'été. Peut-on imaginer qu'un huissier de justice aille chez des gens, dans le ressort où il exerce, et dise : « Bonjour, je viens violer vos enfants », alors qu'il aurait eu, si jamais il avait eu de telles pulsions - ce qui n'était pas le cas -, les moyens d'aller les assouvir, à l'étranger, ou même en Thaïlande ? Mais cette question, la chambre de l'instruction ne se l'est pas posée.

Le 4 juin, donc, j'ai entendu les avocats plaider, j'ai découvert les lacunes du dossier, et j'ai compris qu'il n'y avait pas seulement un ou deux innocents, mais davantage, dont notamment Pierre Martel. Son avocat a plaidé qu'un dénommé Silvère Martel, qui faisait le taxi au noir à Outreau, qui avait un enfant de huit ans du nom de Vincent, et qui était inquiété dans une autre affaire d'agression sexuelle, n'était pas mis en examen, alors que les enfants mettaient en cause un M. Martel ayant un fils Vincent de huit ans... Quant à Mme Odile Marécaux, elle a produit un certificat médical de janvier 2001 si je me souviens bien, montrant que son fils est indemne de toute agression sexuelle, alors que son père était accusé de faits antérieurs. J'étais convaincu aussi que les charges contre Daniel Legrand fils ne tenaient pas. Ce jour-là, donc, j'ai découvert un dossier un peu bancal, pour ne pas dire plus.

La chambre de l'instruction a décidé de renvoyer tout le monde ; je pense que vous entendrez ces magistrats. L'organisation de la justice est pyramidale : M. Burgaud est au-dessous de la chambre de l'instruction, qui valide l'arrêt de renvoi le ler juillet 2003, laquelle est au-dessous de la Cour de cassation. Celle-ci, certes, ne juge qu'en droit, mais pourquoi la chambre de l'instruction, composée de trois magistrats expérimentés et qui a eu le dossier entre les mains, n'a-t-elle rien vu ?

Dans l'ordonnance de renvoi, il était écrit, par exemple, que Christian Godard était mis en cause « de manière précise » par Mme Badaoui, alors que celle-ci disait simplement qu'il venait de temps en temps, qu'il prenait un godemiché et violait les enfants : je ne crois pas que cela réponde à la définition du mot « précis ». Il était également écrit qu'il était mis en cause par David Delplanque, alors que celui-ci s'était rétracté et avait même dit le 7 mars 2002 qu'il ne connaissait pas Christian Godard, que ce n'était « pas cet homme qui venait avec la boulangère ». Il est écrit aussi que Pierre Delay l'a mis en cause formellement, alors qu'il ne cite pas son nom et ne l'identifie pas. C'est intéressant, car il y a dans la procédure une pièce qui établit que cet enfant est capable de mentir et de se concerter avec son frère : ce sont les cotes D 1935, D 1926, D 1933 et D 1929. Celui-ci, âgé de cinq ans et demi à l'époque, a dit aux policiers avoir été agressé dans la cave : « Mon frère est parti jouer avec un copain, puis le monsieur m'a fait des manières dans la cave ». À la question : « Pourquoi l'as-tu suivi dans la cave ? », il a répondu : « Parce que mon frère me l'a dit ». Quant à Pierre, il dit ceci : « Je n'ai pas vu de monsieur, j'ai seulement vu l'ombre du monsieur qui mettait sa main sur la bouche de mon frère. » Pourquoi est-ce que je rappelle tout cela ? Parce qu'il me semble qu'il y avait des précautions à prendre pour vérifier les éléments du dossier, et que ces précautions n'ont pas été prises.

Un reproche que je peux faire à M. Burgaud, ce sont les confrontations groupées, car elles reposaient sur sa conviction générale que tout le monde était coupable. Peut-être était-il dépassé par l'horreur du dossier, mais si on ne peut pas faire la part des choses, si on n'entend que sa compassion pour les victimes, on manque de recul. Et ce recul a manqué aussi à la Chambre de l'instruction, qui a été une chambre de confirmation à 90 ou 95 % du dossier et qui a une responsabilité importante dans ce fiasco. Je ne sais pas ce qu'on enseigne à l'ENM, mais j'ai le sentiment que le justiciable qu'on présente à un juge est déjà présumé coupable. Je dis toujours à mes étudiants de troisième année de droit que la présomption d'innocence est un principe à valeur constitutionnel, inscrit dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, mais qu'elle n'est pas reconnue en pratique. Aujourd'hui encore, on met les gens en détention provisoire pour faire pression sur eux. J'ai eu une relaxe, il y a quatre mois, dans une affaire de stupéfiants, d'un client qui avait été mis en détention parce qu'il ne voulait pas dire qu'il savait ce que son fils faisait. Comment indemniser, après ? Avec 1 500 euros par mois ? Ce n'est pas lourd... Et des choses comme ça, on en voit tous les jours.

Y a-t-il un manque de doute, dû peut-être à l'enseignement dispensé ? Il me semble que l'enseignement de toute profession devrait inclure le doute.

Ai-je des idées de réforme ? Il faudrait enregistrer toutes les auditions en garde à vue, enfants comme adultes. Ce que vous avez entendu dans la bouche des treize innocents, c'est ce qui se passe tous les jours, et dont on ne parle jamais dans les débats judiciaires, car nous ne sommes pas présents à la garde à vue pour faire état des pressions des policiers pendant cette période.

M. Xavier de Roux a évoqué tout à l'heure les conditions du recueil de la parole des enfants. À Boulogne, seul le capitaine Wallet a été formé à cela, et il n'y a qu'une seule caméra, qui n'a jamais été emportée quand il y a eu audition à l'extérieur. Quelle est la valeur d'un PV fait par un policier qui écrit : « L'enfant n'a pas voulu », alors qu'il n'a même pas apporté la caméra ?

Pour être juge d'instruction, il faut une mentalité de juge du siège, et non la mentalité du parquetier que l'on veut être ou que l'on a été. Je rappelle que M. Burgaud, après Boulogne, a été nommé au parquet. La question n'est pas celle de l'âge : il y a des juges de cinquante ans qui instruisent seulement à charge. Peut-être faudrait-il plutôt que quelqu'un qui choisit d'être juge d'instruction ne puisse pas aller ensuite au parquet, peut-être faudrait-il séparer davantage siège et parquet.

Les experts sont aussi un sacré fiasco. L'intime conviction, dont a parlé M. Xavier de Roux, doit être fondée, dit le code de procédure pénale, sur des preuves, qui n'existent guère en matière de viol sur enfants, notamment avec sodomie, car il n'y a plus de traces passé deux mois. En l'absence de preuves, il y a expertise, et c'est l'expert qui décide à la place du juge. M. Jean-Luc Viaux a fait une déclaration extraordinaire à la cour d'assises : il a dit qu'il n'avait pas certifié que tout ce que les enfants avaient dit était vrai, mais seulement ce qu'ils avaient dit « devant lui ». Or, les enfants n'ont accusé devant lui que trois personnes, et non pas vingt ! Je crois que l'expert ne devrait pas avoir connaissance des PV au moment de son expertise.

Co-saisine, collégialité ? La co-saisine ne changerait pas grand-chose s'il y avait deux juges Burgaud. Et la collégialité, nous l'avons à la chambre de l'instruction.

J'en viens au rôle actuel du JLD, qui est assez limité, car c'est sur la base de ce qu'a fait le juge d'instruction qu'il décide de mettre ou non en liberté. En 2001, c'était la première année de fonctionnement du JLD. Il n'a pas pu travailler bien, il devrait être déchargé de toute autre activité, quitte à ce que lui soient confiées d'autres prérogatives, comme l'examen des demandes d'actes.

Dès lors qu'on a des déclarations d'enfants et d'adultes, on a un dossier papier qui comporte des déclarations d'enfants victimes, des expertises, des accusations d'adultes contre d'autres, et qui a l'apparence de la solidité. L'avocat général Yves Jannier, à Paris, a très bien opposé l'apparence de vérité et la vérité révélée. Mais où cette vérité s'est-elle révélée ? À la cour d'assises. Quand Mme Couvelard a le juge d'instruction au téléphone, lui dit que son fils est incapable d'avoir commis quoi que ce soit parce qu'il ne sait même pas ce que c'est que le sexe, et que le juge lui raccroche au nez, ce n'est pas dans le dossier. De même, ce n'est pas l'un des enfants Delay qui a dit que Me Alain Marécaux était huissier, qu'il avait une étude à Samer et une maison à Wirwignes : c'est l'assistante maternelle qui l'a ajouté. Ici, le dossier papier n'est pas la réalité.

Sur un plan sémantique, on peut s'étonner au passage qu'on parle de « la » détention et « des » libertés. Le JLD devrait être, à mon avis, le juge de « la » détention et de « la » liberté.

Faut-il, comme le proposent certains, supprimer le juge d'instruction ? Mais pour mettre quoi à la place ? Le modèle américain n'est pas idéal. Il y a des progrès à faire ; je n'ai pas la science infuse, et j'attendrai avec impatience vos propositions.

M. le Président : Je vous remercie. Avant de donner la parole à Me Rangeon, je voudrais vous poser une question sur Thierry Dausque. Il semble qu'il soit resté longtemps sans avocat...

Me Raphaël TACHON : Je l'ai assisté, comme je l'ai dit, pour sa première comparution, puis c'est Me Corinne Gauthier qui a été désignée, après quoi elle a été enceinte et a quitté le barreau de Boulogne, et Me Caroline Matrat lui a succédé. Je ne saurais plus vous dire à quelles dates.

M. le Président : Il est resté très longtemps sans avocat, seul au fond de sa cellule. L'avez-vous su ?

Me Raphaël TACHON : Non. Je l'ai assisté au tout début, puis le bâtonnier a désigné quelqu'un d'autre.

M. le Président : Vous ne vous êtes pas inquiété pour lui ?

Me Raphaël TACHON : À ce moment-là, j'avais perdu M. Thierry Dausque de vue, et je ne pouvais pas savoir s'il n'allait pas y avoir un conflit d'intérêts entre mon client et lui. C'est malheureux de le dire, mais M. Thierry Dausque n'était pas mon client.

Me Thierry NORMAND : Je ferai vérifier dès demain auprès du conseil de l'Ordre les dates de désignation, afin de voir s'il y a eu carence de quelque nature que ce soit, ce que je ne pense pas, car je crois que l'ensemble de mes confrères a rempli sa mission dans ce contexte difficile, même s'il y a pu y avoir une défaillance sur un ou deux cas.

M. le Président : Je vous remercie de bien vouloir nous apporter toutes clarifications nécessaires.

Maître Rangeon, vous avez été l'avocat de M. Daniel Legrand fils.

Me Olivier RANGEON : Je suis intervenu après la première comparution et le placement en détention de Daniel Legrand fils, car l'avocat commis d'office n'avait pas souhaité continuer à défendre ses intérêts. J'ai rencontré sa sœur et sa mère le 21 novembre 2001, cinq jours après son incarcération. Je lui ai écrit le 22 pour lui dire que je les avais vues et que je prenais la suite de Me Colin. Je lui ai demandé, compte tenu des investigations devant être effectuées, de ne pas relever appel, car cela paraîtrait provocant, mais de le faire et de demander sa remise en liberté une fois les vérifications faites. J'avais rencontré deux personnes effondrées, qui ne comprenaient pas ce qui se passait et avaient de très forts doutes sur la participation du père et du fils. J'ai demandé au juge d'instruction un permis de communiquer, que j'ai obtenu quinze jours après. Entre-temps, il y a eu la confrontation, où Daniel Legrand fils niait tout et a été vivement agressé par Mme Badaoui qui le sommait de « dire la vérité ». Puis il est convoqué, quelques semaines plus tard, pour un interrogatoire de personnalité. À la suite des questions du juge sur sa vie, son parcours, sa personnalité, il dit spontanément qu'il a quelque chose à dire, se met à avouer, de façon précise, des agressions sexuelles, des viols, et désigne quelques personnes sur trombinoscopes, tant des victimes mineures que des personnes mises en examen. En tant que conseil, j'ai été à la fois surpris et désemparé par ces aveux dont il ne m'avait évidemment pas révélé précédemment la teneur. La veille, le juge d'instruction avait reçu une lettre de Daniel Legrand fils, qui disait avoir su que « la fille » qui l'accusait avait été relâchée et annonçait qu'il allait faire, lui aussi, une déclaration. Voilà les conditions dans lesquelles mon client a passé des aveux.

Et puis, il y a la fameuse lettre de janvier 2002, dont j'ai été informé par France 3 le mardi matin 8 janvier 2002. On m'a lu une lettre où il parle du meurtre d'une petite fille belge auquel il aurait assisté chez les Delay à Outreau. Le journaliste m'a demandé quelle était ma réaction, et je me suis évidemment refusé à toute déclaration.

M. le Rapporteur : Avez-vous été informé avant ou après la diffusion ?

Me Olivier RANGEON : Avant. Je me suis précipité chez le juge d'instruction, que j'ai eu du mal à rencontrer. Comme il n'était pas au courant, je lui ai fait part de l'entretien que j'avais eu avec France 3. Il m'a fait asseoir, a téléphoné à France 3, a essayé en vain d'avoir un journaliste, et m'a dit qu'il allait convoquer Daniel Legrand fils le lendemain pour l'entendre sur ses révélations.

Le lendemain, 9 janvier, je reçois une nouvelle lettre, par laquelle il m'annonce qu'il a fait un nouveau courrier au juge sur la mort d'une fillette belge de cinq à six ans, chez les Delay, en 1999. Il m'écrit notamment : « Je ne pouvais plus garder ce drame en moi... Je ne pouvais rien dire suite aux menaces qui m'avaient été faites... J'ai fait parvenir un courrier aux médias... Je leur ai communiqué votre nom... Vous avez, en mon nom, entière liberté pour vous exprimer à la presse... Plus rien ne sera caché à la justice ni à la presse... J'espère vous voir très vite ». Je l'ai vu très vite, en effet, car il a été convoqué très peu de temps après chez le juge d'instruction. J'étais évidemment surpris par la démarche de mon client, qui ne m'avait pas informé de ses aveux devant le juge d'instruction. Celui-ci l'a entendu longuement, puis il y a eu l'audition de Mme Badaoui, à qui le juge a lu, dès le début, la lettre de Daniel Legrand fils, puis est venu le déferlement médiatique de janvier 2002.

De nombreuses confrontations étaient prévues dans le cabinet du juge d'instruction, ce dont j'avais informé mon client par lettre le 28 décembre, de sorte que, pour le juge d'instruction, son courrier était destiné à faire diversion, puisque les confrontations des 15, 16, 17 et 18 janvier devaient permettre éventuellement aux personnes qui niaient toujours les faits de démontrer qu'elles n'avaient rien à faire dans le dossier.

Je crois qu'à cette époque, Daniel Legrand fils est complètement perdu. Il est totalement isolé, et ne comprend pas que des personnes coupables de faits très graves soient en liberté, alors que lui-même, qui conteste toute implication dans ce dossier, est derrière les barreaux. Il pense que cette lettre très grave lui vaudra une remise en liberté, qu'il n'aura pas. Le dossier fera l'objet d'une information distincte, pour meurtre, mais jamais il n'aura même le statut de témoin assisté, ce qui, s'agissant d'un homicide, est curieux. Le lendemain du jour où j'ai reçu le courrier, quarante journalistes ont tenté de me voir à mon cabinet. J'ai revu Daniel Legrand fils plusieurs fois, le magistrat instructeur m'a dit qu'il allait faire changer mon client de maison d'arrêt compte tenu de son attitude coopérative, et il s'est en effet retrouvé à la maison d'arrêt de Longuenesse. Il m'a dit, parallèlement, qu'il allait placer Dominique Wiel à Fresnes et Thierry Delay à la Santé, ajoutant : « Ils vont en baver, ils vont changer d'attitude. »

M. le Président : A-t-il vraiment employé ces termes-là ?

Me Olivier RANGEON : Oui, cela m'a même beaucoup surpris. Je ne m'attendais pas à ce changement de maison d'arrêt. Les conditions de détention à Longuenesse sont beaucoup plus favorables qu'à Loos. Alors Daniel Legrand a eu le sentiment d'être écouté par le juge, et il est vrai que le regard du juge d'instruction a changé, y compris sur moi, qui étais désormais presque reçu comme un avocat de partie civile. Il me faisait part de certains éléments du dossier. Le rythme des confrontations a été très intense, dans les conditions que l'on sait, en janvier 2002. Le 19 février, le juge d'instruction pose une question sur les conditions dans lesquelles le courrier est parvenu à France 3. Réponse figurant au procès-verbal : « En fait, le courrier passait par le parloir avec un type qui était libérable peu de temps après », pour éviter la censure du courrier. Toujours dans le même interrogatoire, Daniel Legrand fils « perd complètement les pédales », dit tout et son contraire en réponse à des questions répétées. À un moment, il me demande de faire le point du dossier, je sollicite une interruption pour m'entretenir avec mon client. Et je vois mon client, le plus jeune de tous les mis en examen, s'effondrer en larmes et me dire : « J'ai tout inventé, je n'ai rien fait, je n'ai assisté à rien, je ne connais même pas ces gens ». Nous revenons dans le bureau, l'audition reprend, et Daniel Legrand fils dit au juge d'instruction : « Je n'ai rien fait, je ne connaissais pas les gens que j'ai reconnus sur ces photocopies de mauvaise qualité. » Le juge se braque, lui dit que ses rétractations ne sont pas sincères : « Vous avez reconnu formellement sur photographies M. Pierre Martel et M. Dominique Wiel. Vous avez déclaré qu'ils avaient participé aux faits de viols chez M. et Mme Delay... Quelles sont vos explications ? »

Que répond Daniel Legrand fils ? « J'ai dit ça pour coincer Myriam. En fait, je ne la connais pas non plus. Je m'aperçois qu'elle va mettre des innocents en prison pour rejeter sa responsabilité sur eux. »

Question : « Comment pouvez-vous savoir que Pierre Martel et Dominique Wiel sont innocents ? ».

Réponse : « Parce qu'ils clament leur innocence. Ils sont aussi innocents que moi. En fait, moi aussi je suis innocent. Je n'ai jamais rien fait. Je ne connais personne dans le dossier. »

Le juge essaie alors de le coincer : « Comment pouvez-vous soutenir aujourd'hui, après avoir reconnu une nouvelle fois les faits, qu'il ne s'est rien passé, alors que vous avez fait, devant le magistrat instructeur, des aveux particulièrement circonstanciés, que vous avez confirmés par un écrit de la maison d'arrêt de Loos le 19 décembre 2001, en donnant certaines précisions qui n'apparaissent pas dans le dossier ? Je ne comprends pas. N'adoptez-vous pas une rétractation dans vos déclarations, une attitude de dénégation en vous apercevant que vous avez mis en cause votre père ? »

Réponse de Daniel Legrand fils : « Mon père est aussi innocent que moi. Je me suis dit qu'en faisant des aveux, tôt ou tard, on se serait aperçu que je n'y suis pour rien. »

Question : « Quelles sortes de pressions subissez-vous en maison d'arrêt ? »

Réponse : « J'en ai beaucoup à Loos. J'ai eu beaucoup de menaces. On m'a dit qu'on allait m'égorger et j'ai reçu plein d'insultes. »

Question : « Qui vous écrit en maison d'arrêt ? » Réponse : « Mon père, ma mère, ma soeur, mon frère. » Question : « Que vous écrit votre père ? »

Réponse : « Il m'écrit qu'ils vont retrouver les vrais coupables, qu'on ne va pas payer pour eux, ni moi ni mon père. »

Question : « N'avez-vous pas peur aujourd'hui des représailles si vous continuez à parler ? »

Réponse : « Je n'en sais rien. »

Question : « Pour quelles raisons auriez-vous reconnu des faits que vous n'aviez pas commis, étant précisé que, lorsque vous avez reconnu les faits, vous n'étiez pas acculé de questions ; puisque vous étiez convoqué pour un interrogatoire de curriculum vitae et que vous avez souhaité, deux jours après votre confrontation avec Aurélie Grenon, Myriam Delay et David Delplanque, vous expliquer sur les faits qui vous étaient reprochés ? »

Réponse : « J'avais trop de pression. »

Cette pression, c'est celle de la détention. Ce jeune homme de vingt ans ne comprend pas, à ce moment que des gens ayant reconnu des faits très graves soient en liberté, quand lui, qui n'a rien fait est en prison.

Question : « Pour quelles raisons auriez-vous confirmé les faits au juge d'instruction du fond de votre cellule s'ils n'étaient pas vrais, alors que vous n'étiez nullement obligé puisque vous n'étiez pas interrogé ? ».

Réponse : « J'ai paniqué avec toutes ces accusations. C'est la vérité. »

Question : « Pensez-vous réellement que la version que vous donnez soit crédible ? »

Réponse : « Oui. »

J'ai rencontré Daniel Legrand fils à de nombreuses reprises en maison d'arrêt, et son discours a toujours été le même : il a paniqué sous le poids de toutes ses accusations, et n'a jamais rien eu à faire dans ce dossier. Il m'a fait une liste de questions à poser à Mme Badaoui aux prochaines confrontations, afin de la coincer, et m'a fait remettre par sa mère des photos de lui qui prouvaient qu'il n'avait pas la même apparence physique que lors de son interrogatoire. Je les ai fait parvenir au juge d'instruction pour faire naître des doutes sur les déclarations de Mme Badaoui. Elles ont été jointes au dossier d'instruction.

En vérité, mon client était complètement perdu. J'ai ses lettres sous ses yeux, dont une de décembre 2002, par laquelle il m'écrit qu'il a étudié les rapports psychologiques et psychiatriques le concernant, dont il a reçu copie en maison d'arrêt, et m'adresse leurs conclusions pour que je les recopie sur mon ordinateur. Qu'indiquent ces rapports ? Si je reprends la dernière page du rapport, à la suite de l'examen médical effectué à la maison d'arrêt de Longuenesse concernant sa virginité, « il est bien démontré que M. Legrand Daniel fils, après avoir effectué les tests médicaux, est vierge ». Voilà à quoi en est réduit ce jeune homme, au fond de sa cellule à la maison d'arrêt de Longuenesse ! Toute sa position sera celle-là : il est complètement effondré par l'accusation, par son arrestation au petit matin et par celle de son père, on lui pose des questions auxquelles il ne peut répondre, face à des gens qui l'accusent et qu'il ne connaît pas. Cette situation est dramatique, car c'est à compter de cette lettre de janvier 2002 que le dossier s'est emballé, que le juge est devenu plus nerveux, que les confrontations sont menées à un rythme terrible. Le juge l'écoutait, mais il ne prenait aucune mesure particulière de clémence, ses nombreuses demandes de mise en liberté ont toutes été rejetées, ainsi que tous les appels qu'il a interjetés. À chaque fois, il a voulu aller devant la chambre de l'instruction pour crier son innocence. À chaque fois, sa demande a été rejetée.

M. le Rapporteur : Il a dit aussi qu'il espérait qu'en accusant les Delay d'un crime, Mme Badaoui allait nier. Malheureusement, elle a confirmé, et sa stratégie est tombée à l'eau.

Me Olivier RANGEON : À travers le cas de Daniel Legrand fils, on voit qu'il y a une influence très forte de la presse. Je recevais de nombreux appels téléphoniques, mais j'ai toujours refusé de parler. On ne pouvait pas sortir du palais de justice sans que des caméras vous poursuivent dans la rue, pour tenter d'obtenir des déclarations. J'ai toujours refusé de m'exprimer, compte tenu du secret de l'instruction et des contradictions dans les faits reprochés à mon client. Daniel Legrand fils espérait aussi que la médiatisation ferait éclater la vérité. Mais ses aveux et ses lettres ont pesé très lourd dans la décision de la chambre de l'instruction et dans celle de la cour d'assises de Saint-Omer - je ne suis pas allé au procès de Paris.

À Saint-Omer, les débats ont été intenses, ouverts, mais j'ai senti le poids des experts, qui étaient tous catégoriques. Pour les juges qui les écoutaient, les enfants étaient crédibles, et entendre dire que les adultes présentaient les traits caractéristiques des abuseurs sexuels a sans doute été très important pour le juge d'instruction et pour la cour d'assises.

Les conclusions ont été notifiées très tard aux conseils. J'ai demandé, compte tenu des rétractations, de nouvelles expertises psychologiques et psychiatriques, et je les ai obtenues, mais les conclusions n'ont pas été différentes : « Daniel Legrand fils présente les traits caractéristiques des abuseurs sexuels ».

Mes éléments de critique portent aussi sur la chambre de l'instruction. Devant le nombre des demandes de mise en liberté, elle aurait pu se dire qu'il y avait manifestement un problème, mais jamais cela n'a été le cas.

Quant au placement en détention provisoire, on venait de décider qu'il serait prononcé par une formation collégiale quand je suis entré au barreau en 1993. Cette formation collégiale a été un échec, et on en est revenu très vite. La loi du 15 juin 2000 a institué le juge des libertés et de la détention, qui est certes un magistrat différent du juge d'instruction, avec un autre regard mais compte tenu de la surcharge de travail, des conditions dans lesquelles il est amené à rendre ses décisions, à des heures parfois tardives, le résultat n'est pas satisfaisant. Quant au contrôle qu'est censée effectuer la chambre de l'instruction, ex-chambre d'accusation, il n'existe pas. Elle n'est qu'une chambre d'enregistrement.

Il faut aussi se poser la question des conditions de la détention provisoire. Nos prisons sont déshonorantes, déshumanisées, il faut regarder les expériences étrangères. J'ai visité un client à Amsterdam, les conditions y sont très différentes, le régime est plus souple, les détenus peuvent rencontrer leurs compagnes dans des pièces, peuvent faire la cuisine, ont une certaine liberté à l'intérieur de la maison d'arrêt. Ne pourrait-on réfléchir à une amélioration des conditions de détention ? Certains détenus, bien sûr, sont coupables, mais d'autres subissent une longue détention pour rien. Outreau n'est pas un cas isolé.

Telle est l'expérience dont je peux faire part.

M. le Rapporteur : Les auditions de cet après-midi ont le mérite de nous donner un éclairage nouveau. Les magistrats seront entendus plus tard.

Je voudrais que l'on parle de la disjonction des deux procédures, qui n'a pas été faite tout de suite. Il y a eu un réquisitoire supplétif, puis des recherches, dont on a constaté - et pour cause - qu'elles étaient infructueuses, puis il y a eu l'ordonnance de disjonction, de sorte que le dossier n'a pas été renvoyé aux assises avec l'autre. Quelles réflexions cela vous inspire-t-il ?

D'autre part, le juge d'instruction qui a remplacé M. Burgaud en septembre 2002 a rendu une ordonnance de renvoi le 13 mars 2003, une semaine après le réquisitoire définitif du 6 mars. Pendant ces six mois, où des gens sont restés incarcérés, avez-vous eu des contacts avec le juge Lacombe ? Si non, pourquoi ?

Enfin, que vous inspire la lecture du procès-verbal de garde à vue de Daniel Legrand fils, sachant qu'il semblait tout à fait abasourdi par l'accusation, qu'il a été entendu deux fois à quelques heures d'intervalle et que, la deuxième fois, on retrouve dans le PV le même processus que dans les confrontations ?

Me Olivier RANGEON : Sur la disjonction, je n'ai que de brèves observations à faire, puisque mon client n'a jamais été mis en examen ni même entendu comme témoin assisté dans cette deuxième affaire. Sans doute s'agissait-il de ne pas allonger encore une instruction déjà fort longue.

Nous avons pu, mes confrères et moi, rencontrer le juge Lacombe, mais je crois que son sentiment était identique à celui du juge Burgaud sur les demandes d'actes. Pour lui, l'essentiel des mesures d'instruction avaient été faites par son prédécesseur, et il n'entendait pas en faire d'autres.

M. le Rapporteur : Pourquoi, s'il n'y a pas eu de diligence, six mois se sont-ils écoulés ? Les avocats ne s'en sont-ils pas émus ? S'ils ne s'en sont pas émus, pourquoi ? Quelles sont les conséquences que vous, avocats, en avez tirées ?

Me Raphaël TACHON : Nous avions des stratégies différentes. Christian Godard était libre. À la limite, plus les choses traînaient, mieux cela valait pour lui, car on ne laisse pas, dans ce type de dossier, un coupable en liberté.

D'un point de vue juridique, je suis beaucoup plus sévère : la disjonction est faite parce que, si le meurtre n'existait plus, le dossier était fragilisé. C'est fait dans le cadre d'une instruction à charge.

M. le Rapporteur : Vous voulez dire que c'est fait exprès ?

Me Raphaël TACHON : Forcément.

Quant au rôle du juge Lacombe, il est très mineur. Les premières réquisitions du parquet datent de décembre 2002, et la chambre de l'instruction a ensuite obligé, sur demande de Me Berton, je crois, le juge d'instruction à intégrer des pièces supplémentaires, peut-être le fameux certificat médical de janvier 2001, dans le dossier.

Me Thierry NORMAND : Il est évident qu'il y a là un grave dysfonctionnement, que le deuxième dossier aurait dû être clôturé rapidement par un non-lieu, tant il était absurde. Nous, parties civiles, n'avons maintenu à aucun moment cette thèse absurde du meurtre d'une petite fille. Mais nous ne pouvons faire de demandes d'actes dans un dossier où nous ne sommes pas partie civile - et pour cause, puisqu'il s'agissait du meurtre de quelqu'un qui n'a jamais existé. Il est regrettable que le dossier n'ait pas été évacué.

La disjonction a-t-elle été faite pour ne pas affaiblir le dossier principal ? C'est une question qu'il faudrait poser au magistrat en cause.

En ce qui concerne M. Lacombe, le délai de six mois est effectivement très dur pour ceux qui sont en prison, on a eu tendance à l'oublier un peu. J'aimerais quand même savoir qui a rédigé l'ordonnance de renvoi, car on ne l'a jamais su. Est-ce M. Burgaud, alors qu'il n'était plus en charge ?

M. le Rapporteur : Nous leur poserons la question.

Me Thierry NORMAND : Ou est-ce M. Lacombe, endossant d'une certaine façon l'intégralité du travail de son prédécesseur ?

M. le Rapporteur : En tout cas, c'est lui qui est signataire.

Me Thierry NORMAND : Bien sûr, car c'est lui qui valide les charges, qui décide que les charges sont suffisantes pour renvoyer devant la juridiction de jugement. À chacun sa responsabilité.

Me Raphaël TACHON : Je crois que c'était en grande partie un copié-collé du réquisitoire, sauf pour Mme Odile Marécaux, pour qui le parquet avait demandé un non-lieu.

M. le Président : Les membres de la commission ont les deux documents à leur disposition, et ont pu s'en rendre compte.

M. Jean-Yves HUGON : Je ne suis pas un spécialiste du monde judiciaire, j'ai un regard candide, non aiguisé. Il m'apparaît que l'expertise est, de plus en plus, mise en avant. Je ne mets pas en cause la compétence ni la conscience professionnelle des experts, mais le fait qu'un expert soit mandaté par l'instruction a-t-il des conséquences sur le contenu de son rapport ? Si la défense avait mandaté le même expert, le résultat aurait-il pu être différent ?

Me Raphaël TACHON : C'est prêter une pensée perverse au juge d'instruction que de supposer qu'il choisit un expert qui ira dans son sens. Si nous choisissons le même expert, il fera la même expertise. Il y a aussi la question du coût. Si nous demandons une contre-expertise, il faut passer par le juge d'instruction. J'ai actuellement un client - libre - accusé de viol, et dont l'expert dit : « Il passe son temps à nier pour des faits dont il est coupable. » Je dis, moi, que ce n'est pas à l'expert de dire s'il est coupable ou non. Je demande une contre-expertise. Le juge me la refuse, la chambre de l'instruction aussi, au motif que, de toute façon, l'expertise ne lie pas le tribunal...

Me Bénédicte HAGNÈRE : Peut-être faudrait-il délocaliser les expertises pour ne pas recourir seulement à des experts connus du magistrat ? Ou même délocaliser le dossier lui-même, quand les gens sont connus sur place, comme l'étaient Dominique Wiel et Alain Marécaux. Il faut une neutralité plus grande, éventuellement en nommant un juge d'instruction extérieur à la juridiction. Il faut se replacer dans le contexte de l'époque : on ne pouvait pas aller dans une maison de la presse sans voir les gros titres des journaux quotidiens qui parlaient de l'affaire ; nous étions noyés sous l'information.

Me Thierry NORMAND : L'expert a une importance exagérée dans le procès pénal. Qu'attend le juge d'instruction ? Que l'expert, d'une certaine façon, valide son enquête. Et c'est ce qui s'est passé. Quand M. Jean-Luc Viaux a déposé ses rapports, au demeurant très discutables et qui ont été très discutés, on a bien vu qu'ils allaient dans le sens de la thèse du magistrat. Il y a quelque chose d'un peu pervers dans le dialogue du juge et de l'expert.

M. Étienne BLANC : Je suis effaré d'apprendre qu'un des accusés est resté quatorze mois sans avocat. N'y a-t-il pas une disposition législative qui impose la visite d'un avocat chaque trimestre dans les maisons d'arrêt pour s'assurer que les accusés sont visités régulièrement ? Car on peut imaginer qu'un acte demandé par le conseil puisse changer la situation de son client ou celle de ses co-accusés. Ne pourrait-on envisager une telle disposition ?

Me Thierry NORMAND : Si, mais l'avocat est une profession libérale, régie par une déontologie. Sa présence est obligatoire devant certaines juridictions, dont les cours d'assises, ainsi que dans le cas de mineurs, mais elle ne l'est pas dans l'absolu, non plus qu'au niveau de l'instruction. Il y a toujours un avocat, désigné ou choisi, mais il y a des moments où il y a carence.

S'il est vrai que Thierry Dausque est resté, ainsi que vous me l'apprenez, quatorze mois sans avocat, il faut en connaître la cause. Cela peut tenir à la volonté de ne pas être assisté : « Je n'ai pas besoin d'avocat, je suis innocent. » Mais si un avocat a été demandé, qu'est-ce qui explique que la demande ne soit pas arrivée sur le bureau du bâtonnier ? Les volontaires, je le précise, n'auraient pas manqué, compte tenu de la passion qui entourait ce dossier et de l'intérêt que nous y portions. Je vais faire vérifier ce qui s'est passé. Sur un plan plus général, il faudrait soumettre la suggestion de M. Étienne Blanc à la conférence des bâtonniers, par exemple, pour voir sous quelle forme lui donner suite.

M. le Rapporteur : C'est déjà prévu par la déontologie. Le fait d'être commis d'office et de ne pas accomplir sa mission peut faire l'objet de poursuites disciplinaires. Mais encore faut-il que le bâtonnier, que le conseil de l'Ordre le sachent.

Me Thierry NORMAND : Il faut d'abord que le détenu écrive pour dire qu'il n'a pas vu son avocat, et cela peut poser problème.

M. le Rapporteur : Cela provoque généralement un changement de désignation d'office, le bâtonnier estimant que le lien de confiance entre l'avocat et son client est rompu.

Me Thierry NORMAND : C'est vrai. Mais il faut savoir aussi qu'il y a des accusés qui voudraient voir leur avocat tous les jours...

Par ailleurs, les magistrats ont aussi l'obligation de vérifier les conditions de détention.

M. Étienne BLANC : Ce que je demande, c'est une obligation d'alerte, car malgré toutes les règles ordinales existantes, quelqu'un est resté quatorze mois sans pouvoir parler de son dossier à un avocat.

Me Thierry NORMAND : Comment faire le signalement ?

M. Étienne BLANC : Il faudrait qu'il y ait une veille organisée. Thierry Dausque était visiblement quelqu'un qui avait besoin d'être assisté par la puissance publique pour faire valoir son droit à un avocat.

M. le Président : Vous étiez sorti tout à l'heure quand j'avais évoqué ce point avec M. le bâtonnier. Mais je partage totalement votre préoccupation : il faut un filet de sécurité pour éviter que quelqu'un croupisse en prison sans avocat, car je ne crois pas que Thierry Dausque ait jamais refusé un avocat, même s'il n'était pas capable de formuler lui-même la demande.

M. Étienne BLANC : J'ai une deuxième question. Vous semblez tous d'accord pour dire qu'il faut enregistrer systématiquement les enfants, sans demander leur consentement. Mais je suis frappé de voir que deux points n'ont jamais été réglés par le législateur : le lieu de l'audition, car on peut comprendre qu'un commissariat ne soit pas très épanouissant pour l'enfant ; la présence éventuelle d'un tiers, afin que l'enfant ne soit pas seul face au policier ou au juge. Les avocats que vous êtes ont-ils des pistes à signaler ?

Me Thierry NORMAND : Quel professionnel verriez-vous ?

M. Étienne BLANC : Un psychiatre, un pédopsychiatre, une assistante ad hoc, un psychologue ?

Me Célia ROFIDAL : Il y a deux arguments contradictoires. Le premier est qu'un enfant ne peut parler que s'il est en confiance, ce qui ne sera pas le cas dans un commissariat de police, surtout si ses parents sont les agresseurs présumés et qu'ils sont dans le couloir d'à côté. Le second consiste à dire que, plus le lieu est solennel, moins l'enfant sera enclin à raconter des choses fantasques. Le code de procédure pénale prévoit que l'enfant peut être entendu en présence d'un psychologue ou d'un médecin spécialiste des enfants. Mais ce n'est jamais appliqué, malgré nos demandes, car il n'y a jamais de professionnel disponible.

Me Raphaël TACHON : C'est arrivé une fois.

Me Thierry NORMAND : Une enfant a été entendue par M. Leprêtre, psychologue, qui a déposé devant la cour d'assises et a fait la part de ce qu'il considérait comme crédible et de ce qu'il considérait comme des affabulations.

M. Jean-François CHOSSY : Je ne suis pas juriste non plus, et c'est peut-être pour cela, d'ailleurs, que je suis là. J'ai une question à poser à Me Tachon : pourquoi votre client, Christian Godard, a-t-il été renvoyé devant les assises malgré le non-lieu qu'il avait obtenu après deux mois et demi de détention provisoire ? Qu'est-ce qui le justifie ? Y a-t-il eu harcèlement procédural ? Accumulation d'erreurs ?

Me Raphaël TACHON : Le non-lieu n'était pas définitif. Certains mis en examen ont fait appel, le parquet a fait appel pour tous, et la chambre de l'instruction a estimé qu'il y avait suffisamment d'éléments pour justifier le renvoi. Cela dit, on peut discuter des motifs du renvoi... On a dit, par exemple, que la tache rouge sur la cuisse pouvait n'être que temporaire, mais croit-on que mon client ait pu se maquiller la cuisse exprès ? Les magistrats se sont dit : on n'a pas de doutes, on renvoie les gens, aux assises de faire le tri.

M. Léonce DEPREZ : Le Rapporteur a posé la question essentielle : pourquoi disjoindre les deux dossiers, alors que le second prouvait le mensonge et les machinations de l'accusatrice, et aurait dû au moins induire un doute, voire faire s'effondrer le dossier principal ?

Me Thierry NORMAND : Nous sommes bien d'accord : il y a eu une faute majeure. Cette faute n'avait pas d'incidence pour les parties que je représentais, mais mes confrères ont mis le doigt sur cette absurdité. Je ne suis cependant pas sûr que cela aurait totalement décrédibilisé Mme Badaoui. Il y avait seulement impossibilité de prouver le meurtre, mais les recherches auraient pu continuer. Reste que, techniquement, c'est une faute.

M. Guy LENGAGNE : Qui prend la responsabilité de disjoindre ?

Me Thierry NORMAND : Le binôme juge d'instruction-procureur.

M. le Président : Nous avons prévu de les entendre tous les deux.

Me Raphaël TACHON : Je crois même que la décision n'est pas susceptible d'appel, qu'on ne peut donc pas s'y opposer.

Me Thierry NORMAND : En effet, c'est une mesure administrative.

M. le Président : Mesdames, Messieurs, je vous remercie.

Audition de Maîtres Thierry MAREMBERT,
avocat de M. Thierry DAUSQUE,
William JULIÉ, avocat de Mme Karine DUCHOCHOIS,
Philippe LESCÈNE, avocat de Mme Sandrine LAVIER,
Blandine LEJEUNE, avocate de M. Dominique WIEL



(Procès-verbal de la séance du 26 janvier 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président. Je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la Commission d'enquête.

Au préalable, je souhaite vous informer de vos droits et obligations.

En vertu de l'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel et de l'article 226-14 du même code, qui autorise la révélation du secret en cas de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Cette même ordonnance exige de personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(Les personnes auditionnées prêtent successivement serment).

M. le Président : Je m'adresse maintenant aux représentants de la presse pour leur rappeler les termes de l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse. Celui-ci punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. Je vous invite donc à ne pas citer nommément les enfants qui ont été victimes de ces actes.

La Commission va maintenant procéder à votre audition collective, qui fera l'objet d'un enregistrement. Pour permettre à chacun de s'exprimer, je vous invite à faire une présentation liminaire de l'affaire d'Outreau telle que vous l'avez vécue.

Me Thierry MAREMBERT : Ma position dans la procédure est en retrait par rapport à mes collègues ici présents puisque je ne suis intervenu qu'après l'instruction et le premier procès d'assises de Saint-Omer, lorsque M. Thierry Dausque a fait appel.

M. le Président : La Commission est assez troublée par le cas de votre client. L'un des points qui me posent le plus problème, c'est que M. Thierry Dausque soit resté aussi longtemps en prison sans avocat. Quelle est l'explication de ce dysfonctionnement majeur de la justice et plus précisément du barreau ? Comment avez-vous été sollicité ? Qui vous a demandé d'intervenir en défense de M. Thierry Dausque et à quel moment ?

Me Thierry MAREMBERT : Ma consœur Caroline Matrat, que vous avez entendue, est mieux placée que moi pour vous expliquer ce qui s'est passé dans cette première phase. Je ne connais que ce que j'ai appris en examinant l'intégralité du dossier. Ce qui m'a le plus frappé, ce n'est pas le fait que M. Thierry Dausque ait été privé d'avocat mais que, pendant une partie de l'instruction, des personnes dépourvues de moyens financiers aient été défendues par des avocats commis d'office présents pendant une demi-heure d'interrogatoire puis quittant leur client parce qu'ils avaient une autre affaire à plaider et revenant deux heures plus tard. Pour ma part, lorsque j'ai récupéré la défense de M. Thierry Dausque, je l'ai fait gracieusement mais sérieusement : j'ai commencé par mettre en fiches l'intégralité du dossier d'instruction, ce qui représente 150 pages de notes et un mois de travail. Notre système d'aide juridictionnelle ne permettait de toute évidence pas aux avocats commis d'office d'assurer correctement la défense de personnes aussi démunies que M. Thierrry Dausque.

À Saint-Omer, M. Thierry Dausque a été acquitté pour les faits criminels mais condamné pour des faits d'agressions sexuelles, relevant du correctionnel. Son avocate a eu l'humilité de souhaiter s'associer un second avocat pour le procès d'assises de Paris et j'ai été sollicité. Le devoir citoyen et le serment d'avocat font qu'il aurait été indécent de se dérober à la défense d'une personne comme M. Thierry Dausque pris dans les mailles d'une telle affaire.

L'affaire dite « d'Outreau » me paraît véritablement relever d'une commission parlementaire. Je ne suis pas avocat de cour d'assises mais pénaliste du droit des affaires à Paris ; je plaide donc le plus souvent devant des tribunaux correctionnels. Les instructions que je suis se déroulent généralement au pôle financier du boulevard des Italiens à Paris, c'est-à-dire dans le cadre d'une justice réputée non pas démunie mais matériellement confortable pour les avocats comme pour les juges d'instruction et les parquetiers. Or, en lisant le dossier puis en assistant à la quasi-intégralité des débats devant la cour d'assises de Paris, j'ai été frappé de retrouver exactement les mêmes problèmes, les mêmes carences, les mêmes travers, les mêmes dérives que ceux auxquels je suis quotidiennement confronté au pôle financier, sur de grandes affaires nationales, voire internationales. Au-delà de la recherche de responsabilités individuelles, qui, me semble-t-il, ne relève pas exactement de votre Commission, l'affaire d'Outreau contient vraiment de quoi nourrir un débat sur l'architecture du système pénal français dans son ensemble. L'affaire d'Outreau n'est pas isolée et la grande chance des acquittés, c'est qu'ils étaient treize innocents.

M. le Président : Je vous remercie pour vos encouragements.

Me William JULIÉ : J'interviens pour Karine Duchochois à mi-chemin, alors que l'instruction est déjà close et que la jeune femme sait qu'elle est renvoyée devant la première cour d'assises, à Saint-Omer. L'ordonnance de renvoi a été rendue ainsi que l'arrêt de la chambre de l'instruction le confirmant. Elle est déjà assistée par une avocate du barreau de Boulogne-sur-Mer mais s'inquiète car elle a l'impression que la configuration du procès qui s'annonce ne lui garantit pas un acquittement. Elle se présente donc à mon cabinet, à Paris en clamant son innocence. Je n'ai pas, à l'époque, une connaissance très précise des détails de l'affaire mais j'ai été bombardé, comme tous les Français, par les images et les commentaires horribles du journal télévisé.

Quand quelqu'un proclame son innocence, je suis comme un juge, un ami, un proche, un semblable : je m'interroge pour savoir si c'est vrai ou faux. Pour me faire une idée, j'écoute ma cliente et lui pose de questions pendant une heure ou une heure et demie. Par ailleurs, je prends connaissance de la procédure et du dossier. Je n'ai pas participé à l'instruction mais j'ai des remarques précises à formuler sur des épisodes du procès d'assises concernant le juge d'instruction et les experts.

Quoi qu'il en soit, en ouvrant le dossier, voici ma première impression : il est absolument évident que cette jeune femme n'a rien fait. Au sortir de dizaines d'heures d'analyse et de cheminement, je me retrouve avec une synthèse de contradictions entre les dépositions. Karine Duchochois était accusée par des enfants et quelques adultes, notamment deux de ceux qui ont reconnu les faits et ont été condamnés. Si, demain matin, une première personne m'accuse d'avoir commis quelque chose et si un deuxième témoin corrobore ses dires devant le juge, même si je suis avocat, si je parle bien et si j'ai les moyens de me défendre, je serai dans une situation extrêmement périlleuse d'un point de vue pénal car il y aura deux paroles contre la mienne. Je devrai alors apporter des éléments objectifs pour démontrer que ces témoins mentent : la preuve sera à ma charge, contrairement à ce que prévoient les textes. Tous les praticiens le savent, devant une cour d'assises, un acquittement ne s'obtient pas sans apporter la preuve absolue de l'inexactitude des accusations.

Lorsqu'un avocat, après quelques heures, quelques semaines voire quelques années, est convaincu de l'innocence de son client, il se sent animé par une force très puissante car il se dit qu'il est peut-être face à une erreur de jugement ou d'instruction. La situation n'est pas extrêmement fréquente mais pas extraordinaire non plus. Je crois, par exemple, également à l'innocence d'une personne que je défends, incarcérée depuis un an pour des faits similaires.

En l'espèce, au bout d'un mois ou un mois et demi, j'étais en mesure de dire à Karine Duchochois que le dossier m'offrait des arguments de défense objectifs dont je n'avais pas à rougir et que je disposais de cartes solides pour aller vers l'acquittement. Le procès a pris une orientation telle que je n'ai pas eu à bagarrer mais les contradictions que j'avais relevées ont fait mouche. Aurélie Grenon prétendait que ma cliente avait participé à des scènes échangistes avec les quatre adultes Grenon-Delplanque et Delay-Badaoui, à qui s'étaient ultérieurement joints les enfants de ces derniers, et David Delplanque corroborait plus ou moins ces allégations. Elles contenaient néanmoins une contradiction qui était mal ressortie de l'instruction et que j'ai mise en évidence pendant l'audience en cour d'assises, me servant de cette nouvelle carte pour provoquer un effet de surprise : Karine Duchochois, par le passé, s'était violemment opposée à Aurélie Grenon parce que celle-ci avait fait du pied sous la table à David Brunet ; le détail paraissait bénin mais il était étonnant qu'une jeune femme ait eu une telle réaction quelques semaines avant de s'adonner à l'échangisme. Aurélie Grenon, à qui j'ai posé la question, a confirmé que cet incident avait eu lieu, ce qui nous a permis d'avancer vers la manifestation de la vérité. De même, un enfant affirmait que Karine Duchochois, à l'occasion d'une séance, avait abusé d'un de ses frères alors que celui-ci ne confirmait pas. Par ailleurs, les descriptions des scènes d'abus divergeaient ou correspondaient à des dates différentes.

Il est très rare, en cour d'assises, de se retrouver dans une situation aussi exacerbée, avec des éléments tout noirs ou tout blancs ; il existe généralement au moins un résidu de preuves contradictoires. Malheureusement, dans ce cas d'espèce, les choses ont été davantage orientées pour voir le contre que le pour. Face aux contradictions, on nous répond que le témoignage, contrairement aux preuves scientifiques, est par définition imparfait ou encore que les traumatismes et l'âge des enfants expliquent les difficultés qu'ils éprouvent à se souvenir - la fragilité de la parole humaine est grande et plus encore celle des enfants. Il y a toujours, dans un dossier, un faisceau d'éléments, qui vont dans le même sens ou pas, et, à la sortie, tout dépend de l'intime conviction des jurés de la cour d'assises. J'avoue, à cet égard, que je préfère plaider devant la cour d'assises que devant le tribunal correctionnel car les intervenants ont le temps ; ils ne restent pas à la surface des choses mais vont jusqu'au bout. Les parties s'opposent, toutes deux perverties par une direction de travail, mais c'est le sens de la juridiction de fond, la dialectique de la justice : elle doit trancher.

En arrivant à Saint-Omer, je considérais, pour ma part, que c'était un bon dossier pour aller vers l'acquittement mais je n'étais pas pour autant en confiance. Dans un très bon article publié récemment dans Le Monde diplomatique, intitulé « Délation, compassion, mépris social », Gilles Balbastre revient sur la façon dont l'affaire a été traitée dans la presse. Dans un premier temps, on se sent presque porté par l'intérêt de la presse et on y prête attention, puis, après réflexion, cela devient insupportable. Les journaux télévisés et les quotidiens ont changé de position en cours de procès et leurs échos étaient beaucoup plus favorables que ma propre impression d'audience quant à la perspective d'acquittement pour ma cliente. Je crois au demeurant qu'aucun avocat ne fanfaronnait car nous étions tous tenaillés par la peur de ne pas être entendus, au moins sur une partie des faits incriminés, en dépit des contradictions et des invraisemblances. Or, le revirement médiatique était complet et plusieurs acquittements sont annoncés avec certitude.

Pour ma part, je gardais en tête des déclarations effarantes diffusées au journal télévisé ou publiées dans Le Figaro, sans aucune précaution, si ce n'est parfois l'emploi du conditionnel, leurre absolu pour se protéger d'éventuelles poursuites. Voici quelques-uns de ces déclarations, de ces débordements faramineux. Journal de vingt heures du 15 novembre 2001 sur France 2 : « Les quatre enfants ont d'abord été violés par leur père puis par des proches. Certains sont des commerçants du quartier. Les parents s'acquittaient ainsi de leurs dettes. » Journal de treize heures du 12 janvier 2002 sur TF1, un avocat - nombre d'entre nous aiment passer à la télévision - affirme : « Il y a véritablement une séance très courte mais très poignante entre le moment où la petite fille est agressée, le moment où elle refuse, le moment où on la force, le moment où elle refuse encore, où on la force encore, et puis le moment où arrivent les coups, des coups de pied, etc. Et puis la petite fille commence à saigner de la bouche. Et puis, et puis elle finit par mourir. » Le lendemain, à vingt heures, on change de chaîne et on passe sur France 2 : « Vous imaginez deux hommes en train d'agresser et de violer une petite fille de cinq ans, qui crie, qui se démène, qui pleure, qui est blessée, gravement blessée, qui est battue, finalement battue à mort. C'est quelque chose d'effroyable, ça. »

M. le Président. Qui a tenu ces propos ? Un avocat ou un journaliste ?

M. Philippe HOUILLON, Rapporteur : Un avocat.

M. Bernard DEROSIER : Il doit être radié !

Me William JULIÉ : Je me réfère à l'article du Monde diplomatique. D'un point de vue déontologique, je ne voudrais pas nuire à un collègue en l'accusant de tenir des propos que je n'ai pas vérifiés moi-même.

M. le Président : Nous savons de qui il s'agit.

Me William JULIÉ : Mais nous sommes tous dans la même situation. La presse doit réfléchir, et je suis prêt à le faire moi-même, sur le traitement des affaires judiciaires dans les médias et sur l'information que les Français ont envie de consommer.

Deux affaires récentes sont tout autant révélatrices : celles du bagagiste de Roissy et de la prétendue agression antisémite dans le RER. Au sujet de la première, le 30 décembre 2002, le journal de TF1 débute en tonnant : « Une information qui donne froid dans le dos ». « L'inquiétant arsenal du bagagiste de Roissy », titre Le Figaro du lendemain. Au sujet de la seconde, Europe 1 évoque « une agression particulièrement sauvage ».

En janvier 2002, 9 millions de téléspectateurs regardent sur TF1 la maison d'Alain Marécaux, qui est incarcéré, et, en mai 2004, des dizaines de caméras viennent recueillir ses paroles bouleversantes à la sortie de la cour d'assises de Saint-Omer : « J'ai tout perdu, on m'a volé mes enfants, on a tué ma mère. » Je trouve cela dégoûtant, insupportable, obscène. Comme tous mes confrères, à la sortie des audiences, j'ai eu affaire aux caméras et aux questions des journalistes, ce qui, pour un jeune avocat, est difficile. C'est surtout éminemment dangereux car nous vivons cela comme un honneur, personne ici ne viendra me dire le contraire.

Il est arrivé un moment où j'ai été submergé sans m'en rendre compte par l'impression que toute la presse et toute la France étaient avec moi, dans mon dos, et m'aidaient à obtenir l'acquittement. Je rends hommage à la presse, qui a été plus clairvoyante que moi, peut-être grâce aux échos des couloirs de la cour d'assises, même si les jurés ne sont pas autorisés à s'exprimer : elle a senti que certains accusés allaient vers l'acquittement. Entre confrères, nous échangions et nous savions qu'il existait deux groupes : ceux qui risquaient vraiment la condamnation et ceux qui avaient une chance plus ou moins grande d'être acquittés. J'avais de la chance : ma cliente était sympathique, elle avait fait une bonne impression le premier jour, et son dossier était peut-être le moins mauvais au plan pénal parce qu'elle n'avait jamais été incarcérée. Le chauffeur de taxi n'était pas trop mal placé non plus. Le cas de la boulangère était plus litigieux. Voilà comment les choses se passent, et ce retournement soulève des questions.

M. le Président : Je rappelle que, la semaine dernière, nous n'avons pu entendre le couple Lavier parce que l'audition était organisée le jour où ils pouvaient rendre visite à leur enfant. Nous les recevrons donc la semaine prochaine.

Me Philippe LESCÈNE : Nous sommes toujours en train de batailler, avec Sandrine Lavier, pour essayer de récupérer ses quatre enfants, qui lui ont été pris et ont été placés le 28 mai 2001, jour de son incarcération et de celle de son mari. Elle a définitivement récupéré Nadège et Clément le 2 décembre, au lendemain de son acquittement par la cour d'assises d'appel de Paris, alors que nous le demandions depuis sa délibération, en mai 2004. Léa a été récupérée définitivement le week-end dernier. Quant à Estelle, sa maman commence à la revoir régulièrement mais le juge n'a toujours pas autorisé son retour définitif dans sa famille.

M. Jacques FLOCH : Pour quelles raisons ?

Me Philippe LESCÈNE : Léa et Estelle ont impliqué leurs parents. Pendant près d'un an, jusque fin janvier ou début février, devant le juge d'instruction, les services sociaux et le juge des enfants, les quatre petits ne cessent de dire que leur mère ne leur a rien fait et que leur père ne leur a rien fait d'un point de vue sexuel, même si des violences physiques ont été exercées. Puis, lorsqu'il est question de ce meurtre de petite fille et que l'explosion médiatique se produit, Léa commence à accuser, de même qu'Estelle, et elles affirment craindre leurs parents. Le juge des enfants, malgré l'acquittement obtenu à Saint-Omer sur toutes les infractions criminelles, s'opposera à la restitution des enfants et la cour d'appel confirmera. Sandrine Lavier a eu le droit de voir Léa une fois par mois puis deux fois par mois pendant une heure ; au moment du procès devant la cour d'assises d'appel, Léa demande pendant quelques jours à ne plus voir la mère avant de la réclamer de nouveau.

Sandrine Lavier est extrêmement jeune ; elle a eu ses enfants à seize, dix-neuf, vingt et vingt-deux ans. Pendant trois ans, elle répète inlassablement qu'elle n'a rien fait, qu'elle connaît ses enfants et sait que ceux-ci le lui auraient dit si quoi que ce soit s'était passé. Or, elle est accusée non seulement d'avoir violé les enfants d'à-côté dans les conditions les plus affreuses mais également les siens dans les mêmes conditions. Après deux mois d'audience à Saint-Omer, l'avocat général, qui est aussi le procureur de la République de Boulogne - ce qui pose un problème -, finit par admettre publiquement qu'il s'est trompé mais demande sa condamnation pour corruption de mineurs car les enfants avaient parlé d'exhibitionnisme à la maison. Elle est condamnée à trois ans d'emprisonnement avec sursis, avant d'être acquittée par la cour d'assises de Paris.

Sandrine Lavier est incarcérée à Rouen à la fin du mois d'août. Son avocat de Boulogne-sur-Mer ne lui rendra jamais visite en détention, elle ne le connaît pas, il ne l'a pas assistée lors de son interrogatoire du 16 août 2001. Ses codétenues de la maison d'arrêt la mettent en contact avec moi et j'accepte de la défendre. Première difficulté, j'exerce à Rouen et l'instruction est menée à Boulogne. Deuxième difficulté, le dossier, extrêmement volumineux, est mis à disposition des avocats fin avril ou début mai 2002 ; j'adresse au juge Burgaud dix ou quinze courriers, de plus en plus pressants, pour obtenir copie de certaines pièces et je n'aurai satisfaction qu'en août 2002. Le juge ayant voulu que les personnes mises en cause soient incarcérées dans des maisons d'arrêts différentes, certaines se retrouvent à Fresnes ou à Rouen et il est difficile à leurs avocats d'accéder au dossier. Lorsqu'un avocat demande une pièce, il faut attendre que le juge donne son accord et la transmette au service de la photocopie, ce qui prend un certain temps. Il est anormal que le juge ait en permanence à sa disposition l'intégralité du dossier et qu'il n'en soit pas de même pour les avocats. Le législateur doit changer la donne. Il est monstrueux que les informations, en 2006, nous soient données au compte-gouttes, surtout au regard des moyens de reprographie informatique disponibles.

Les deux audiences de la cour d'assises ont permis de révéler l'innocence de toutes ces personnes. Tout ce qui a été fait à l'audience aurait pu l'être auparavant, d'autant que c'est précisément ce nous n'avions cessé de demander durant l'instruction. Les avocats ont la possibilité de formuler des demandes d'actes pour réorienter l'instruction, demandes que le juge peut accepter ou refuser. Or, les actes qu'il aurait fallu mener avaient été demandés. Certains disent que la responsabilité de cette affaire incombe à Burgaud, Burgaud, Burgaud. Je prétends, pour ma part, qu'elle incombe à la loi, la loi, la loi : changeons la loi et des situations de ce genre ne se reproduiront pas. Car aucune des décisions du juge Burgaud, aucun de ses refus n'était contraire à la loi. Dans la plupart des autres dossiers, nous essuyons des refus presque systématiquement et je ne me souviens pas que la chambre de l'instruction ait jamais examiné un seul appel car le président de la chambre de l'instruction exerce préalablement un filtre et considère en toutes circonstances qu'« il n'y a pas lieu de saisir la chambre de l'instruction », point final.

M. le Rapporteur : Estimez-vous qu'il conviendrait de réduire la latitude laissée aux magistrats ?

Me Philippe LESCÈNE : Il est gênant que tout ce qui a été accompli en audience publique ait été demandé et refusé durant l'instruction. Il faut modifier la loi de façon que des contrôles soient exercés et que les demandes d'actes ne soient pas systématiquement rejetées. Le choix de la stratégie législative n'est cependant pas simple car il n'est pas non plus envisageable d'imposer au juge d'accéder à toutes les demandes des avocats.

J'ai l'avantage de travailler sur ce dossier depuis le début, c'est-à-dire depuis août 2001. Sandrine Lavier est incarcérée parce que Pierre l'accuse d'avoir fait des choses au troisième, quand bien même les trois autres frères nient les faits. Elle est donc libérée en mars 2001 mais de nouveau placée en garde à vue le 28 mai, lorsque la mère des enfants reprend les accusations. Elle formule alors une demande d'acte mais sous une forme impropre, par courrier simple, réclamant une confrontation avec les quatre enfants de la voisine. Mes demandes d'actes porteront pour l'essentiel autour de ces contradictions. En cour d'assises, à Saint-Omer, Pierre concédera ne connaître Sandrine Lavier qu'à peine et ses frères confirmeront que cette dernière ne leur a rien fait. À l'issue de cette confrontation, elle sera libérée - ce sera d'ailleurs la seule.

Je vous communiquerai les dix demandes d'actes que j'ai formulées, chacune d'entre elles comportant trois à cinq sous-demandes. Certaines de mes requêtes sont récurrentes, comme les confrontations individuelles avec les trois accusateurs principaux, Myriam Badaoui, David Delplanque et Aurélie Grenon ; elles me sont toujours refusées mais je reviens à la charge.

Lorsque les enfants de Sandrine Lavier la mettent en cause, je demande une enquête, une expertise pour déterminer dans quelles conditions ces enfants accèdent aux informations publiées dans la presse. Devant la cour d'assises de Paris, l'assistante maternelle de Léa prétend que celle-ci n'a jamais rien entendu à la radio et à la télé alors que, dans ses rapports, elle écrivait le contraire : « l'enfant vient d'entendre à la radio que et nous déclare que », ou encore : « l'enfant vient d'entendre à la télé que et nous déclare que ». Elle confesse également que l'enfant a vu un numéro de Détective qui traînait sur la table et dont le titre était : « L'immeuble de la honte », avec la photo de Franck et Sandrine Lavier ainsi légendée : « Les pédophiles d'Outreau ». Comment voulez-vous que la pensée de cette enfant ne soit pas totalement polluée ? Mais, lorsque je demandais au juge des investigations pour le démontrer ou des expertises médicales, elles étaient évidemment refusées.

Sandrine Lavier, censée violer tout le monde à longueur de journée, envoyait Léa chez ses parents lorsqu'il fallait lui mettre de la pommade pour soigner des infections urinaires. Je demande par conséquent au juge d'interroger les grands-parents ; il accepte mais ne le fera jamais.

En revanche, lorsque je sollicite de visionner les enregistrements des enfants Delay et Lavier, le juge me donne son accord, je me rends à Boulogne et je découvre alors que les enfants Lavier n'ont jamais été auditionnés : j'ai été autorisé à voir un enregistrement qui n'a pas été fait, ce que le juge lui-même ignore. Dans quelle mesure une personne peut-elle maîtriser un dossier aussi monstrueux, qui se traduit par un édifice aussi monumental ? Les vingt-deux ou vingt-cinq enfants ont été entendus le 6 mars 2001 à six heures et demie du matin et, alors que le juge avait demandé qu'ils soient tous enregistrés, seuls deux ou trois l'ont été, parce que la police ne disposait que d'une vieille caméra - je vous laisse imaginer les conditions dans lesquelles les enfants ont été poussés à renoncer à être filmés. Enfin, le procès-verbal de l'audition de Nadège, âgée de six ans, qui comparaît sans son avocat, débute ainsi : « Donnons connaissance à Nadège des dispositions de l'article du code de procédure pénale selon lequel elle a le droit d'être entendue avec enregistrement ». Ce à quoi elle répond : « Je renonce à me prévaloir de ces dispositions. »

Arrive la notification de l'article 175. Je redemande alors au juge, pour la troisième ou quatrième fois, une expertise de Sandrine Lavier et des enfants. À chaque fois, le juge me répond que je suis hors délai, que j'avais dix jours pour formuler une demande de contre-expertise, alors que je n'avais pas les rapports mais uniquement leur dernière page. Je demande non pas une contre-expertise mais une nouvelle expertise car un expert psychologue a noté que Sandrine Lavier était une bonne mère et n'était pas perverse, même si elle présentait deux ou trois signes habituels chez les abuseurs sexuels, notamment l'égocentrisme, que l'on retrouve chez la plupart d'entre nous, ce qui ne fait pas pour autant de nous des agresseurs sexuels. Je demande aussi une expertise de Léa car l'analyse de Mme Marie-Christine Gryson-Dejehansart, en particulier, a été catastrophique. Dans tous les cas, j'essuie des refus.

Dix-sept personnes sont mises en examen - ou plutôt seize, l'une d'elle étant morte en prison - mais trente ou quarante ont été mises en cause, notamment le docteur Leclerc - le médecin traitant de la famille - ou les Lepers. Je dis au juge que je ne comprends pas pourquoi certains sont là et pas d'autres : si ma cliente avait été mise en cause après Leclerc ou les Lepers, c'est peut-être ces derniers qui seraient à sa place. Je demande, par conséquent, des confrontations de chacun de ceux qui ne sont pas mis en examen avec les trois accusateurs, Myriam Badaoui, Aurélie Grenon et David Delplanque : s'ils les innocentent, il faudra s'interroger sur les raisons qui les avaient poussés à les accuser ; s'ils les accusent de nouveau, il faudra tous les mettre en examen. Mais le juge me répond que cela ne présente aucun intérêt pour la manifestation de la vérité.

Si les confrontations avec les enfants avaient eu lieu, Sandrine Lavier serait vraisemblablement sortie de prison très rapidement ; si les expertises avaient été refaites, elle serait apparue différemment dans le dossier. C'est en effet sur l'apparence qu'elle restera en détention pendant trois ans : tant le procureur de la République de Boulogne-sur-Mer que le juge des libertés et de la détention et le juge d'instruction s'appuient d'abord sur le rapport d'expertise pour la maintenir en détention. Le deuxième critère retenu contre elle est son refus de reconnaître les faits, c'est monstrueux ! Aurélie Grenon, qui a avoué, sort de prison le 14 août 2001, tandis que les autres, parce qu'ils contestent, vont rester en détention, c'est écrit noir sur blanc dans toutes les décisions. La détention provisoire est un moyen de pression. Songez que, le 16 août, jour où Sandrine Lavier est entendue par le juge d'instruction, celui-ci, alors qu'elle s'apprête à signer, lui dit les mots suivants : « Réfléchissez, Aurélie Grenon est sur la plage en ce moment, elle est libre. » Le juge, à l'audience, a contesté avoir tenu ces propos ; vous vous forgerez votre opinion en entendant Sandrine Lavier mais je ne crois pas un instant qu'elle soit susceptible de raconter des choses inexactes sur cette affaire.

À chaque demande de remise en liberté, le procureur de la République, jusqu'à ce qu'il soit dessaisi par l'ordonnance de mise en accusation, prend des réquisitoires identiques : « L'intéressée persiste, malgré le caractère précis des charges réunies à son encontre, à contester sa culpabilité. Les victimes sont jeunes et donc influençables. La détention est, par ailleurs, nécessaire pour prévenir le renouvellement de l'infraction, garantir son maintien à disposition de la justice. La personnalité de la mise en examen la prédispose à réitérer les actes qui lui sont imputés. » Cette mention sur la personnalité de Sandrine Lavier est identique avant même qu'une expertise ait été diligentée puis, plus tard, malgré les rapports psychiatriques et psychologiques, toutes deux excellentes, hormis les deux réserves que j'ai évoquées tout à l'heure. Le juge des libertés et de la détention entérinera toutes ces décisions. Sandrine Lavier saisira dix fois la chambre de l'instruction, huit fois pour des demandes de remise en liberté et deux fois pour des demandes d'actes. Les motivations rendues seront toujours les mêmes pendant les trois années d'incarcération : « Compte tenu de la façon dont Sandrine Lavier appréhende les faits, qu'elle nie avec force, il est à craindre que, si elle était mise en liberté, elle ne soit tentée d'exercer des pressions sur les enfants et les personnes qui l'ont mise en cause », sans oublier les allusions à la personnalité de ma cliente.

L'article 199 du code de procédure pénale dispose que, devant une chambre de l'instruction, les avocats procèdent par voie d'observations : ils ne plaident pas. Alors que nous allons devant les juges de la cour d'appel pour parler de mise en liberté, ce qui est fondamental, nous sommes très rapidement interrompus : « Vous ne devez faire que des observations, cela suffit ! Vous ne nous intéressez pas, nous savons ! » Cette disposition est symbolique quant au rôle de la défense en matière pénale.

Quelques éléments du dossier sont vraiment farfelus.

Le dernier enfant de Sandrine Lavier est né en août 2000. On a frôlé le ridicule puisqu'elle a été mise en examen pour des viols sur son fils qui n'était pas encore né ! L'ordonnance de mise en accusation prononce heureusement un non-lieu pour ces faits dramatiques. Quelqu'un s'en est tout de même aperçu...

Léa, après avoir dit, pendant un an, que rien ne s'était passé, évoque devant la police puis devant le juge d'instruction des faits précis de viols dont elle aurait été victime, avec « deux messieurs par-devant et un troisième par-derrière en même temps ». Une expertise a beau montrer que l'enfant n'a pas été déflorée, ni le policier ni le juge d'instruction ne poseront une seule question. L'enfant a donc été entretenue pendant un ou deux ans dans cette idée, à tel point que, en mars 2002, elle s'emparera également de l'histoire de la petite fille assassinée pour dire qu'elle y était, ce que personne n'avait révélé auparavant. À Saint-Omer, elle déclarera qu'elle n'a pas été violée et ne dira rien sur le meurtre de la petite fille mais, à Paris, elle affirmera qu'elle a été violée et qu'elle a assisté à l'enterrement de la petite fille. Lorsque je lui réponds qu'elle sait que c'est faux, elle s'effondre, se met à pleurer et tourne le dos à sa mère, incapable de l'affronter. Dans les jours qui suivent, elle appelle sa mère pour la rencontrer. Elle habite de nouveau avec ses parents depuis vendredi. Il est aujourd'hui certain qu'elle n'a été violée ni par ses parents ni par les Delay. Or, ceux-ci ont été condamnés pour ces faits. C'est une monstruosité de plus : non seulement cette enfant, aujourd'hui âgée de treize ans, a accusé ses parents, mais, d'un point de vue judiciaire, elle est considérée à tort comme une victime.

L'avocat général, procureur de la République de Boulogne-sur-Mer, m'a beaucoup ému car je l'ai senti empreint d'états d'âme extraordinaires : d'abord persuadé qu'il n'avait affaire qu'à des coupables, il s'est progressivement effondré. Mais il a tout de même requis plusieurs condamnations, en particulier à l'encontre de Sandrine Lavier, pour exhibitionnisme familial, ces demandes étant renforcées par le fait qu'il reconnaissait s'être trompé sur les autres. Comme je le lui ai dit : il était juge et partie, il défendait son procès, il n'avait pas le recul nécessaire. La loi permet, sauf en appel, qu'un magistrat du parquet vienne requérir à l'audience et c'est de plus en plus souvent le cas. Quelle erreur !

Faut-il supprimer le juge d'instruction alors que 95 % des affaires se résument à une enquête du parquet et de la police, sans aucune intervention d'avocat, ou que des décisions sont prises à partir de la parole de l'enfant et de l'expertise de crédibilité, qui équivalent à une condamnation ? Supprimer le juge d'instruction pour créer un parquet surpuissant serait catastrophique. Supprimer le juge d'instruction pour donner des pouvoirs équivalents au parquet et à la défense, je suis d'accord. Le juge d'instruction ne conduirait plus l'enquête mais la surveillerait, avec possibilité d'appel sur ses décisions. Cela passe par la réforme de tout le système judiciaire et notamment de l'aide légale, avec une présence de l'avocat dès la garde à vue. Si le juge Burgaud, avec raison, demande la présence de son avocat pour venir témoigner devant vous, imaginez comme c'est nécessaire lorsque l'on se retrouve devant des policiers. Mais les conséquences financières d'une mise à disposition d'avocats du début à la fin de la procédure seraient énormes.

En attendant, je crois à la collégialité. En matière pénale, nous passons peu à peu de la collégialité au juge unique. Plusieurs juges doivent pouvoir confronter leurs avis. J'ai compris depuis longtemps qu'il est impossible d'instruire à charge et à décharge : comment imaginer qu'un seul et même individu puisse se convaincre qu'une personne est innocente et coupable ? Les chambres de l'instruction sont certes composées de trois magistrats mais il y a d'autres problèmes, à commencer par un problème de culture : la plupart du temps, elles sont solidaires vis-à-vis de leurs juges d'instruction et les couvrent. En outre, la chambre de l'instruction de Rouen ne siège qu'une fois par semaine, avec un volume de dossiers considérable.

Le rapport Viout préconisait aussi que l'ensemble des éléments à charge et à décharge soient examinés publiquement, tous les trois mois ou tous les six mois, ce qui permettrait de rediscuter de demandes d'actes et éventuellement de les faire admettre.

Enfin, les droits de la défense sont essentiels. Finalement, si le résultat a été équitable, c'est parce que la défense, qui a effectué un travail monumental, a pu s'exprimer totalement lors des audiences des cours d'assises de Saint-Omer et de Paris : la défense doit pouvoir exercer pleinement ses fonctions.

Me Blandine LEJEUNE : Dominique Wiel a été mis en examen le 14 novembre 2001 et placé en détention à l'issue de sa garde à vue, le 16 novembre. Je n'interviens pour ma part qu'en mai ou juin 2002 et je n'aurai le redoutable privilège de croiser le juge Burgaud qu'une seule fois, dans le cadre d'une mise en examen supplétive pour un enfant supplémentaire, à la suite d'accusations en cascade.

Au procès de Saint-Omer, dès le lendemain des rétractations de Myriam Badaoui, tous les avocats ont demandé la mise en liberté des innocents et M. l'avocat général Gérald Lesigne a requis dans ce sens mais, contre toute attente, seule Sandrine Lavier a été libérée, sans que la cour motive ses décisions ; nous sommes donc restés sur un sentiment d'amertume et d'incompréhension. Dans la semaine suivante, toujours durant le procès, nous avons déposé une nouvelle demande, avec des réquisitions contraires de M. Gérald Lesigne, qui a cette fois-ci demandé un maintien en détention, et, alors que nous n'espérions plus, ils ont tout de même été remis en liberté.

Ce fut un grand soulagement compte tenu du traitement qu'ils avaient dû subir les jours précédents : ils arrivaient tôt le matin, passaient par les geôles, assistaient à toute l'audience, redescendaient dans les geôles à chaque suspension de séance, repartaient en maison d'arrêt pour déjeuner et revenaient en passant par les geôles. Dominique Wiel, alors âgé de soixante-six ans, était épuisé et la fatigue s'accumulait de jour en jour sur son visage. J'ajoute qu'ils subissaient tous les jours une fouille à corps humiliante, ensemble, dans une même cellule, avant de retourner en maison d'arrêt, si jamais leur avocat leur avait glissé une lame de rasoir ou un morceau de shit. Je me souviens que Franck Lavier en était désolé pour Dominique Wiel, doyen des accusés, pour lequel ses compagnons ressentaient un immense respect. Le soulagement a été grand aussi pour la défense car il devenait beaucoup plus facile de travailler avec nos clients pour préparer les interrogatoires.

Remis en liberté, Dominique Wiel est condamné le 2 juillet 2004 à une peine de sept ans d'emprisonnement et remis en détention puisqu'une ordonnance de prise de corps est exercée à son encontre. La presse a beaucoup commenté cet arrêt de la cour d'assises de Saint-Omer en ce qu'il était ininterprétable et incompréhensible, avec sa charrette d'acquittés et sa charrette de condamnés, alors que les accusations contre les seconds étaient tout aussi grotesques que celles contre les premiers. Dominique Wiel a immédiatement interjeté l'appel et déposé une demande de remise en liberté, évoquée devant la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai le 20 juillet 2004 : aberration judiciaire, cet homme, qui avait sollicité par 112 fois sa remise en liberté et se l'était vue refuser par 112 fois, est libéré par la même chambre de l'instruction, certes différemment composée, alors qu'il a été condamné - même s'il est appelant et reste par conséquent présumé innocent. Il est placé sous contrôle judiciaire, avec interdiction de se rendre à Outreau, sa ville de cœur, où il s'est d'ailleurs réinstallé aujourd'hui.

Cet homme, auquel étaient reprochés des viols avec actes de torture et de barbarie sur deux enfants, des viols sur six enfants et des atteintes sexuelles sur six enfants, est donc condamné pour le viol de trois enfants et des atteintes sexuelles sur deux enfants. Par quel procédé la cour d'assises de Saint-Omer a-t-elle retenu sur le tamis certaines accusations et pas d'autres ? Encore une fois, sa décision était ininterprétable.

J'ai eu la désagréable sensation, pour ne pas dire la certitude, de défendre un présumé coupable, à trois titres.

D'abord, il est prêtre, fonction centrale dans un réseau de pédophiles puisqu'il vit par définition seul et qu'il a renoncé à toute forme de sexualité, ce qui, chez un homme normalement constitué, conduirait forcément à être sujet à des déviances sexuelles, orientées en règle générale vers les enfants. Nous avons beaucoup souffert de cette image. L'Église, légitimement ou pas - ce n'est pas à moi d'en juger -, est restée muette. La seule fois où l'évêque d'Arras a tenté, anonymement, en toute discrétion, d'assister au procès de Saint-Omer pour se faire sa propre opinion, il a été gentiment éconduit par le procureur de la République, en compagnie d'une partie du comité de soutien de Dominique Wiel, qui prenait trop de place dans la salle. Il a d'ailleurs écrit au procureur de la République pour lui faire savoir combien il était choqué de n'avoir pu assister à une audience publique.

Ensuite, Dominique Wiel a l'outrecuidance de recevoir des enfants chez lui, jamais seuls, toujours en groupe, pour faire des jeux de société. C'est son combat de tous les jours auprès des indigents d'Outreau. Le « jeu de bidet » dont parle un enfant perdra toute connotation sexuelle lorsqu'il expliquera à la présidente de la cour d'assises de Paris qu'il s'agit d'un jeu de société : les petits chevaux.

M. Guy LENGAGNE : En patois, un bidet est un cheval.

Me Blandine LEJEUNE : Dominique Wiel reçoit donc des enfants, il leur prête une table de ping-pong, répare leurs vélos, joue au football avec eux au pied de la Tour du Renard. Il aura très souvent à s'expliquer sur ce comportement, notamment devant la cour d'assises de Saint-Omer. Sauf que Dominique Wiel a toujours été d'une rigueur intellectuelle et morale exemplaire : je n'ai jamais vu une pareille enquête de personnalité. Jusqu'à plus de soixante ans, il est décrit comme extrêmement rigoureux, n'ayant jamais eu le moindre geste ambigu envers qui que ce soit. Cet homme, au cours de sa longue carrière, a fait le catéchisme, a animé des groupes de vacances d'adolescents, a aidé des adolescents à s'insérer dans la vie sociale et a accueilli chez lui un jeune homme en rupture sociale qui a fait de lui le parrain de son enfant, mais voilà que, passé soixante ans, par je ne sais quel processus génétiquement modifié, il va « péter les câbles » et devenir pédophile, s'adonner à des orgies chez les Badaoui. Je rappelle qu'il lui est non seulement reproché d'avoir violé de nombreux enfants mais aussi d'avoir eu des relations sexuelles avec Myriam Badaoui, Aurélie Grenon et même Thierry Delay, ou encore d'avoir tenu le berger allemand afin de violer les enfants.

Malgré cette aberration, le doute n'effleure pas un seul instant le juge d'instruction, M. Burgaud, ni le juge des libertés et de la détention. Car le juge d'instruction, s'il ne place pas en détention, peut remettre une personne en liberté à tout instant - Boulogne est une petite juridiction et, si le JLD ne suivait pas les demandes du juge d'instruction dans une telle affaire, cela provoquerait un tollé. Le juge d'instruction passe le plus clair de son temps sur l'affaire, il est en relation avec les officiers de police et les experts, il dispose des comptes rendus de commission rogatoire, le dossier se dégonfle, l'enquête en Belgique ne donne rien, les cassettes vidéos ne sont pas retrouvées, pas plus que la ferme, les animaux, le corps de la fillette ni l'enregistrement vidéo de son assassinat par Dominique Wiel. Tous ces éléments devraient ébranler le juge d'instruction, qui est seul, avec le procureur de la République, à avoir connaissance de l'ensemble du dossier. Il aurait pu remettre en liberté Dominique Wiel à chaque instant et ne l'a pas fait.

Voici comment sont rejetées les demandes de mise en liberté : « Attendu que des preuves matérielles ont déjà été détruites. » Puisque les preuves n'ont pas été trouvées, on en déduit qu'elles ont été détruites et certainement pas qu'elles n'ont jamais existé. « Que l'information se poursuit et que de nombreuses autres interpellations restent à effectuer. » Outreau peut trembler : le juge Burgaud, tel David Vincent pourchassant les envahisseurs, traque les pédophiles, et une assistance maternelle a témoigné qu'elle n'osait plus aller faire ses courses car les enfants Delay pointaient du doigt tout le monde. « Que la sévérité de la peine encourue et le système de défense adopté par l'intéressé font craindre qu'il ne soit tenté de se soustraire à l'action de la justice. » Cette phrase, que l'on retrouve dans toutes les ordonnances de rejet de mise en liberté et dans tous les arrêts de la chambre de l'instruction, est kafkaïenne : au lieu d'insister autant sur votre innocence, essayez plutôt de faire bonne impression sur vos juges en reconnaissant les faits. Cette logique devrait être proscrite car nous en avons vu les effets pervers : le juge Burgaud a libéré Aurélie Grenon parce qu'elle allait dans sons sens et Daniel Legrand fils a inventé n'importe quoi pour sortir de prison. Que je sache, l'article 144 du code de procédure pénale, relatif aux motifs justifiant le placement et au maintien en détention, ne fait nullement référence au système de défense.

Nous avons souvent eu l'étrange impression, s'agissant de pédophilie, que la parole des enfants était sacralisée et que la présomption de culpabilité était encore plus forte : la vérité sort toujours de la bouche des enfants. Or, certains d'entre eux se sont rétractés devant la cour d'assises de Paris. Voici un exemple des questions posées par le juge d'instruction : « Tu as déclaré que tu étais allé chez M. et Mme Delay et que des adultes t'avaient fait des manières. Pourrais-tu nous rappeler ce qui s'est passé ? » En commençant par confronter l'enfant à sa déclaration précédente, on l'empêche de se rétracter. Un expert que nous avons fait citer, M. Paul Bensussan, a expliqué qu'il aurait suffi de lui demander simplement : « Que s'est-il passé ? » pour ne pas induire la réponse et vérifier la concordance des déclarations. J'invite le juge Burgaud à suivre une formation sur le recueil de la parole des enfants. Il est peut-être plus facile de confondre les adultes ; avec Myriam Badaoui et Aurélie Grenon, compte tenu des contradictions, cela aurait été très facile, mais on a au contraire voulu les maintenir dans leurs mensonges.

Dans l'ouvrage Psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent, il est expliqué : « Le mensonge utilitaire. Il consiste à mentir pour en retirer un avantage ou en retirer un désagrément. Cette conduite en soi, tout à fait banale, est nécessairement tentée à un moment ou un autre par l'enfant. C'est le comportement de l'entourage à cette occasion qui détermine, semble-t-il, la répétition ou l'abandon de cette conduite par l'enfant. Trois types de difficultés peuvent ensemble favoriser la répétition du mensonge. D'une part, la crédulité excessive des parents ne favorise pas la prise de conscience de l'enjeu relationnel et social qui existe autour du fait de dire la vérité. Deuxièmement, une dramatisation et une rigidité excessive ne permettent pas à l'enfant l'aveu de son mensonge et l'autocritique d'une faute de toute façon impardonnable. C'est alors l'escalade du mensonge successif, chaque nouveau mensonge servant à éviter l'aveu du mensonge précédent. » C'est exactement ce qui s'est passé dans le procès d'Outreau.

Nous avons été stupéfaits d'apprendre que les enfants n'avaient pratiquement jamais été filmés. L'article 706-52 du code de procédure pénale fixe pourtant comme règle l'enregistrement, son absence n'étant requise que si l'enfant n'est pas d'accord. Il existe aussi une possibilité d'enregistrement sonore. Le juge d'instruction, dans les procès-verbaux d'audition des enfants, notait systématiquement : « Dans la mesure où les viols et agressions sexuelles que dénonce la victime ont été filmés à l'aide d'une caméra vidéo, l'enregistrement vidéo de la partie civile aurait pour effet d'accroître son traumatisme. Afin de ne pas accroître encore le traumatisme de la victime, la présente audition ne fera pas l'objet d'un enregistrement vidéo. » Ce n'est donc pas l'enfant mais le juge qui a décidé, selon son interprétation. Cette phrase est d'autant plus scandaleuse qu'elle n'est même pas formulée au conditionnel alors que les personnes incriminées sont présumées innocentes et contestent les faits. Des enregistrements, même sonores, auraient peut-être permis d'éviter des interrogatoires à répétition ; c'est l'esprit de la loi.

Les expertises ont donné une piètre image des experts. La psychologie humaine, contrairement à la balistique ou à la génétique, n'est pas une science certaine et ne saurait être réduite à des termes péremptoires. Elle doit être pratiquée avec discernement car elle est soumise au mystère, au dit et au non-dit. Entre parenthèses, je ne connais pas de femme de ménage payée quinze euros de l'heure... Il faut dire que nous n'avons pas de chance. Une première experte, Mme Marie-Christine Gryson-Dejehansart, dessaisie devant la cour d'assises de Saint-Omer, était la chouchoute du juge d'instruction - il aurait fallu s'en apercevoir plus tôt - parce que sa qualité de militante de défense de la cause des enfants violés accréditait ses conclusions. Cette militante, le jour même de son témoignage en audience, distribue des cartes d'invitation de son association, dont l'un des mécènes n'est autre que le conseil général, partie civile au procès. Quel scandale ! Un expert doit faire montre d'une neutralité absolue. Je m'étonne qu'un expert puisse également être militant ou recevoir les enfants concernés en thérapie. Ses conclusions comportaient des erreurs de prénoms et elle a même reconnu avoir procédé à des copiés-collés, fautes d'orthographe incluses, pour celles concernant les quatre enfants Delay. C'est pourtant sur cette base que des hommes et de femmes ont été maintenus en détention. « Il va de soi, dans ce contexte, que la crédibilité de l'enfant est totale. » Le poids de ces mots, dans un tel dossier, est considérable. En définitive, l'expert s'assied dans le fauteuil du juge et c'est lui qui apporte les preuves.

Il faut, par ailleurs, s'interroger sur la désignation des experts et les rapports qu'ils entretiennent avec les juges d'instruction. Il est tout à fait courant que les juges d'instruction décrochent leur téléphone pour poser des questions aux experts. Quelle est leur liberté de parole ? Comment sont-ils désignés ? Sont-ils parfaitement neutres ? Quels comptes doivent-ils rendre au parquet général ? Toutes les intrications du dossier doivent être mises à plat pour enfin mener une réflexion sur ces dysfonctionnements que nous dénonçons depuis si longtemps. En vingt ans, le crédit accordé aux expertises psychologiques a évolué : il y a vingt ans, on demandait un éclairage sur la personnalité de la victime, son préjudice et sa crédibilité ; ce n'était jamais un élément de preuve de la culpabilité. Il faut mettre un coup d'arrêt aux dérives des experts, qui sont allés trop loin, y compris dans leurs déclarations à la presse.

Le principe de respect de la présomption d'innocence est tout de même inscrit aux frontons de la République, à travers un article de la Déclaration des droits de l'homme et des citoyens : tout homme est « présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable ». Lorsque Mme Odile Marécaux demande une confrontation avec deux des enfants Delay, voici comment M. Burgaud motive son rejet : « Attendu que les deux enfants ont été examinés par Mme Gryson-Dejehansart, experte psychologue près la cour d'appel de Douai, qui mentionne dans son rapport qu'ils vivent dans la crainte de leurs agresseurs, qu'ils ont été très fortement traumatisés par ce qu'ils ont vécu et qu'une confrontation avec leurs agresseurs ne ferait qu'accroître très significativement leurs traumatismes déjà très importants, que les enfants sont aujourd'hui encore très jeunes et qu'il ressort par ailleurs des investigations qu'ils ont été violemment frappés par des adultes lors des viols lorsqu'ils ne voulaient pas faire ce qu'exigeaient d'eux les hommes et les femmes présents, qu'ils ont notamment été frappés à coups de bâtons ou de ceintures, que les coups reçus par les enfants ont parfois conduit à une intervention médicale, qu'après la commission des faits, alors qu'ils étaient placés en famille d'accueil, un enfant a été menacé par Mme Marécaux pour qu'il se taise et revienne sur ses déclarations, que les deux enfants ont eu peur de leurs agresseurs, notamment de Mme Odile Marécaux, [...] que cette confrontation n'est pas indispensable à la manifestation de la vérité, qu'elle ne ferait qu'accroître le traumatisme des enfants et la crainte qu'ils ont de leurs agresseurs. » Le terme « agresseurs » est employé cinq fois, pour des personnes mises en examen, présumées innocentes, et l'ordonnance ne contient pas un seul conditionnel. Les mots ont un sens, ils ont un poids et font mal aux innocents qui se débattent. Le juge d'instruction doit être le premier à respecter la présomption d'innocence ; il serait temps, je crois, de réprimer le fait de porter atteinte à la présomption d'innocence. Les principes sont bien beaux mais la loi ne prévoit actuellement aucune sanction civile ou pénale. Cela pourrait aussi amener certains journalistes à davantage de prudence.

Étant intervenue en fin d'instruction, je n'ai eu le temps de formuler que deux demandes d'actes. Ma demande de confrontations individuelles des enfants avec Dominique Wiel m'a été refusée au motif qu'elle avait déjà été effectuée par mon prédécesseur et déjà rejetée. J'ai, par ailleurs, demandé un déplacement chez M. et Mme Delay, où des partouzes impliquant une vingtaine d'adultes et une dizaine d'enfants étaient censées s'être passées. L'exiguïté de l'appartement me semblait en effet rendre cette scène matériellement impossible. La réponse vaut son pesant d'or : « Qu'outre la lourdeur de cet acte et son absence d'intérêt compte tenu des éléments déjà versés au dossier, il convient de souligner que la juridiction chargée de juger les faits pourra se transporter si elle le jugeait véritablement indispensable au stade du jugement. » C'est trop lourd pour moi, M. Burgaud, juge d'instruction, alors que la cour d'assises le fasse et se rende dans cette petite cage d'escalier avec les jurés et tout le public !

M. Jacques FLOCH : En tout cas, il est déjà clair que l'affaire ira en cours d'assises !

Me Blandine LEJEUNE : Tout à fait : encore une violation du principe de présomption d'innocence.

J'ai dit tout à l'heure qu'il aurait été très facile de confondre Myriam Badaoui. Elle avait notamment envoyé à Dominique Wiel, avant qu'il soit mis en examen, des courriers enflammés dans lesquels elle lui faisait part de sa profonde amitié et lui demandait de ne pas la laisser tomber et de ne pas la juger. Mais jamais le juge ne la mettra devant ses contradictions.

M. le Rapporteur : Ces lettres ont-elles été portées à la connaissance du juge d'instruction ?

Me Blandine LEJEUNE : Immédiatement : elles ont été versées au débat par mon prédécesseur mais une seule question sera posée à Mme Myriam Badaoui sur ce point et elle répondra que c'était convenu pour dissiper les soupçons sur Dominique Wiel. Il ne faut pas être grand clerc pour se rendre compte que l'instruction marche sur la tête mais cela ne sera fait à aucun moment. Bien au contraire, à chaque interrogatoire, avant même que Myriam Badaoui ne parle, on lui rafraîchit la mémoire en lui relisant ses déclarations précédentes, en prétendant que cela ressort de l'enquête - ce qui est absolument faux - et en lui demandant de confirmer, ce qu'elle s'empresse de faire.

L'interview du juge Burgaud dans L'Express est particulièrement choquante ; mais, s'il refuse de s'excuser, c'est aussi parce qu'il pense qu'il a fait son travail conformément à ce qu'il a appris. Il a posé des questions fermées, il a fait des mentions suggestives, il a systématiquement enfermé les enfants et les accusateurs dans leurs mensonges. Ne convient-il pas de s'interroger sur la formation des magistrats ? Quelle est la place de l'avocat de la défense ? Nous avons manifesté contre les lois Perben, qui ont considérablement rogné les droits de la défense. Si le juge de la chambre de l'instruction, le juge d'instruction et le juge des libertés et de la détention avaient suivi les avocats de la défense dans leurs demandes, nous n'en serions pas là aujourd'hui ; nous aurions été des auxiliaires de justice qui auraient empêché le fiasco judiciaire dont vous êtes saisis.

Je ne suis pas particulièrement favorable, en ce qui me concerne, à la suppression du juge d'instruction parce que le système français, étranger à la culture anglo-saxonne, n'est pas prêt. Aux États-Unis, les avocats conduisent leurs propres investigations et reçoivent une formation à cet effet, ce qui n'est pas le cas en France. L'argument selon lequel cela conduirait à une justice de riches me semble aussi percutant : les pauvres, qui n'ont pas les moyens de se payer des avocats, des experts et d'aller à la pêche aux témoins, se retrouvent parfois condamnés à mort à l'issue d'un procès bâclé.

Tous les juges ne sont pas aussi bardés de certitudes que le juge Burgaud ; certains cultivent encore le doute. L'article 82-1 du code de procédure pénale nous autorise à formuler des demandes d'actes afin de vérifier tel ou tel point. Il suffirait de disposer que celles-ci ne peuvent être refusées qu'à titre exceptionnel pour remettre un peu la défense à sa place. Une avocate qui avait demandé à la famille d'un client, accusé de viol, de vérifier son alibi, s'est retrouvée mise en examen et est passée devant une juridiction correctionnelle pour violation du secret de l'instruction ! Par les temps qui courent, il ne fait pas bon être avocat pénaliste. Il incombe également à votre Commission de rappeler quels sont nos droits et de veiller à ce que la loi soit respectée.

Je trouve aberrant que l'on nomme un jeune, frais émoulu de l'École nationale de la magistrature, aux fonctions de juge instructeur, celui que Napoléon qualifiait d'« homme le plus puissant de France », celui qui détient les pouvoirs les plus coercitifs et décide seul de briser une vie ou d'accorder une chance. C'est un poste auquel doivent être désignés des hommes et des femmes d'expérience. Un jeune qui sort de l'École n'est pas nommé président de cour d'assises ou de tribunal correctionnel. Nous nous heurtons souvent à des difficultés de dialogue avec les jeunes magistrats parce que la formation qu'ils ont reçue n'est pas technique mais idéologique.

Je suis davantage favorable à la collégialité mais pas « à la sauce » de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai, avec un conseiller rapporteur qui lit le dossier et les deux autres magistrats qui font tapisserie.

La publicité des débats est aussi un moyen de garantir les droits de la défense. J'ai pour ma part demandé la publicité des débats devant le juge des libertés et de la détention, comme le code de procédure pénale l'autorise, mais un refus m'a été opposé au motif que cela aurait occasionné un trouble à l'ordre public. Il s'agissait seulement d'ouvrir la porte pour laisser la famille de Dominique Wiel entendre le débat.

Le sujet de réforme essentiel est la responsabilité des juges, je n'en démords pas. Il est ahurissant et inexplicable que des hommes et des femmes détenant le pouvoir régalien de juger leurs concitoyens soient irresponsables. Le médecin, le plombier ou l'avocat qui commet une erreur dans son travail en est responsable. Mais celui qui le met en face de ses responsabilités est irresponsable. C'est politiquement et philosophiquement incompréhensible. La République des juges a fait son temps. Je suis très heureuse de parler devant les élus du peuple, qui sont là pour rappeler que le pouvoir judiciaire est indépendant mais a aussi des comptes à rendre au pouvoir législatif et au pouvoir exécutif.

M. le Rapporteur : Nombre de questions que j'envisageais de poser ont obtenu réponse à travers vos différents exposés.

Vous estimez, Maître Lescène, que le juge d'instruction n'a rien commis d'illégal. L'article 81 du code de procédure pénale dispose : « Le juge d'instruction procède, conformément à la loi, à tous les actes d'information qu'il juge utiles à la manifestation de la vérité. Il instruit à charge et à décharge. » Le magistrat instructeur, dans ce dossier, a-t-il respecté la loi ?

Me Philippe LESCÈNE : Je crois avoir démontré qu'il n'y a pas eu d'instruction à décharge mais le code de procédure pénale autorisait le juge d'instruction à refuser toutes nos demandes d'actes ! À partir de quel point le juge d'instruction est-il fautif ? J'ai compris depuis longtemps qu'il est impossible de demander à quelqu'un d'instruire à charge et à décharge. Est-il anormal que le juge, qui est un individu, ait, dans un premier temps, un sentiment sur le dossier qu'il instruit ? N'oublions pas que l'affaire part des quatre enfants Delay, qui sont de véritables victimes, qui ont subi les pires atrocités. Il est humainement compréhensible que le juge d'instruction ait été envahi d'une bouffée d'émotion ; il aurait dû dépasser cela mais l'avait-il appris à l'École nationale de la magistrature ?

M. le Rapporteur : Je voulais tout de même rappeler que la législation contient d'ores et déjà des instructions légales.

Me Thierry MAREMBERT : Nous tous, avocats de la défense, avons le sentiment que la présomption d'innocence n'a pas été respectée et que l'instruction à décharge a été inexistante. Les principes fondateurs de la procédure pénale ont par conséquent été bafoués, négligés. Néanmoins, le juge Burgaud n'est pas un monstre, sa manière de procéder n'était pas exceptionnelle.

M. le Rapporteur : Cela se passe-t-il toujours ainsi ?

Me Thierry MAREMBERT : Je n'irai pas jusque-là, n'exagérons pas.

Me William JULIÉ : Dans 70 % des cas.

Me Thierry MAREMBERT : Une modification de l'architecture du système s'impose car bon nombre de magistrats exercent des pressions inadmissibles sur les mis en examen ou les accusés et, ce faisant, ne respectent pas les principes fondateurs de la République et des droits de l'homme. L'instruction à charge et à décharge est en effet psychologiquement impossible. Quelques magistrats instructeurs, véritables surhommes, parviennent à juger tout en enquêtant - c'est le cas de Renaud Van Ruymbeke, ce qui ne l'empêche pas de préconiser la suppression du juge d'instruction. Toutefois, le système repose sur des juges comme M. Burgaud, qui n'est pas monstrueux mais très moyen voire médiocre.

M. le Rapporteur : Pourquoi Mme Sandrine Lavier n'était-elle pas assistée à l'occasion de son interrogatoire de première comparution ?

Me Philippe LESCÈNE : L'avocat était absent.

M. le Rapporteur : Une circulaire d'application de la loi du 20 décembre 2000 relative à la présomption d'innocence, publiée par la direction des affaires criminelles, dispose : « La modification essentielle apportée à l'interrogatoire de première comparution réside dans le fait que ce n'est qu'après avoir entendu la personne et son avocat que le juge d'instruction décide s'il met ou non la personne en examen. » Cette circulaire parfaitement claire n'a pas été respectée, pour des raisons que j'ignore. J'imagine que l'avocat de Mme Sandrine Lavier avait été convié à participer à l'audition. Disposez-vous d'informations sur ce point, étant entendu que, à l'époque, vous ne participez pas encore à la défense ?

Me Philippe LESCÈNE : J'ai la décision sous les yeux. « La personne déclare : "Je demande la présence d'un avocat commis d'office". Me X, avocat de permanence titulaire, informé par les moyens d'un appel téléphonique, est absent. Me Y, avocat de permanence suppléant, ne peut se déplacer. » Sandrine Lavier accepte alors d'effectuer des déclarations spontanées et proteste de son innocence. Dans l'esprit de la loi, la présence de l'avocat, à cet instant, est effectivement fondamentale. Que s'est-il passé au barreau de Boulogne ? Je l'ignore.

M. le Rapporteur : D'autres accusés sont aussi restés sans défense pendant un certain temps.

Me Blandine LEJEUNE : Il est scandaleux que le juge procède à l'interrogatoire de première comparution, redoutablement important, sans présence d'un avocat. Il existe, au barreau de Lille et ailleurs, un système de coordination pénale très efficace, avec des avocats de permanence, qui, la veille des présentations, en fonction des besoins, appellent des avocats en renfort. À Lille, jamais un tel acte n'aurait lieu sans avocat, quitte à attendre jusqu'à minuit.

M. le Rapporteur : Il semblerait donc qu'il y ait un problème d'organisation au barreau de Boulogne.

Me Philippe LESCÈNE : Ne faut-il pas envisager l'obligation de la présence d'un avocat ?

M. le Rapporteur : L'obligation, si elle ne figure pas dans le code de procédure pénale, est déjà prescrite dans une circulaire.

Cette question s'adresse aux deux avocats qui ont pris le dossier en cours de route. En l'abordant, l'importance des dysfonctionnements vous est-elle apparue tout de suite, ou ne l'avez-vous pas décelée ?

Me Thierry MAREMBERT : Arrivant après l'arrêt de la première cour d'assises de Saint-Omer, au terme duquel des acquittements ont été prononcés, je me pose nécessairement des questions. Mais Thierry Dausque, quoiqu'acquitté des faits criminels, est condamné pour plusieurs agressions sexuelles. J'ouvre donc le dossier avec un esprit neutre et dubitatif. À sa lecture intégrale, je n'ai pas immédiatement le sentiment d'un dysfonctionnement exceptionnel ni la certitude que tout le monde est innocent, mais je suis frappé par l'absence d'instruction à décharge : les éléments de doute n'ont à aucun moment paru frapper ni les policiers ni le magistrat instructeur.

L'affaire commence à l'automne 2000 pour ce qui concerne les services sociaux et, sur le plan judiciaire, en janvier 2001. Il se trouve que, deux ans auparavant, en octobre 1999, une enquête préliminaire a déjà été conduite pour les mêmes motifs, les parents Delay et leurs enfants Pierre et Jean ayant accusé un voisin de sévices sexuels. Les enfants sont réentendus début 2001 à ce sujet et avouent avoir menti pour cacher que les violences étaient commises par leur père. Lorsque la nouvelle affaire éclate, à aucun moment le policier ni le juge d'instruction, saisi quelques jours plus tard, ne se demandent si les enfants ne mentent pas une seconde fois. De surcroît, Pierre, qui met en cause Thierry Dausque, prétend qu'un gamin de cinq ans en a violé un de trois ans et accuse un autre voisin, handicapé, qui sera placé en garde à vue, avant qu'il apparaisse évident que, pour des raisons physiques, matérielles, il était dans l'impossibilité de commettre les actes incriminés. Pourtant, les policiers et le magistrat instructeur, loin de la prudence la plus élémentaire face à ces mensonges, concluent à l'irresponsabilité pénale et, de façon mal intentionnée, occultent l'élément à décharge.

Me William JULIÉ : Vivre une instruction d'un ou deux ans permet aux idées de s'incarner : l'avocat croit beaucoup plus fortement à ce qu'il défend et fait davantage confiance à son jugement. Sinon, il faut faire l'effort qu'aurait dû faire le magistrat pour comprendre comment se construit le dossier et l'on s'aperçoit que l'édifice a été bâti avec tous les éléments à charge, c'est-à-dire, en ce qui concerne Sandrine Lavier, à partir des déclarations de quatre adultes et de trois enfants, plus un à moitié, ce dernier mettant en cause son mari, ce qui rejaillit sur elle.

M. le Rapporteur : Nous cherchons surtout à déterminer si l'instruction aurait pu se passer selon le même modus operandi avec n'importe quel magistrat.

Me William JULIÉ : La réponse est oui, sauf que, la pédophilie étant devenue un sujet très médiatique, on voulait du pédophile, pardonnez-moi l'expression, et que la presse s'est emparée de cette volonté. Mais, sur le plan de la procédure pénale, il s'agit d'un dossier comme un autre, même s'il est exceptionnel de par le nombre de personnes mises en cause. C'est un problème de fond, un problème général.

M. le Rapporteur : Votre analyse tend à valider les propos du président du tribunal de grande instance de Versailles qui paraissent aujourd'hui dans un hebdomadaire sous le titre : « Nous sommes tous des juges Burgaud. »

Me William JULIÉ : C'est partout pareil en France, et je remercie les 30 % de juges qui me laissent faire mon travail honnêtement sans me faire entendre que je suis un empêcheur de tourner en rond et un complice des criminels. Il fallait seulement accomplir un effort de réflexion approfondi, détaillé, rigoureux, mesuré, sérieux, responsable, en laissant une place au doute, pour se rendre compte que quelque chose, dans ce dossier, ne collait pas ; cela se voyait gros comme un nez au milieu de la figure.

M. le Rapporteur : D'autres juges l'auraient-ils fait ?

Me William JULIÉ : Le problème aurait été rigoureusement identique avec de nombreux magistrats.

Me Philippe LESCÈNE : Je suis en désaccord avec mon confrère ; nombre de juges d'instruction auraient accédé à certaines de nos demandes, j'en ai la conviction.

Me William JULIÉ : C'est vrai.

Me Philippe LESCÈNE : Il n'en demeure pas moins que des dossiers moins importants, avec moins de personnes, moins médiatisés, moins graves, sont soumis aux mêmes dysfonctionnements. Mais gardons-nous de diaboliser les juges et la justice, qui n'en ont pas besoin par les temps qui courent.

M. le Rapporteur : J'approuve cette dernière remarque.

En septembre 2002, un nouveau juge d'instruction, M. Lacombe, est nommé sur le dossier et l'ordonnance de renvoi ne sera rendue que le 13 mars 2003. Ainsi, pendant quelque six mois, il ne se passe à peu près rien alors que vos clients sont en détention provisoire. Comment réagissez-vous ? Rencontrez-vous ce juge ?

Me Philippe LESCÈNE : Avocat à Rouen, j'apprendrai l'arrivée du juge Lacombe avec beaucoup de retard ; nous ne sommes jamais informés de ces changements. Je fais amende honorable : ignorant que le juge a changé, je cesse mes demandes. Quoi qu'il en soit, sauf erreur de ma part, le juge Lacombe n'a produit aucun acte d'instruction ; tout le monde, y compris le procureur de la République de Boulogne-sur-Mer, considérait que le dossier était clos, et les juges se sont contentés de se passer les consignes. J'ignore qui a rédigé l'ordonnance de mise en accusation...

M. Alain MARSAUD : Le greffier !

Me Philippe LESCÈNE : C'est soit l'œuvre du greffier, soit un copié-collé du réquisitoire avec quelques petites nuances, soit le résultat d'un travail entre M. Burgaud et M. Lacombe, par téléphone.

M. le Rapporteur : La situation de Mme Gryson-Dejehansart a-t-elle été signalée au magistrat instructeur, à la chambre de l'instruction ou lors des audiences ?

Me Blandine LEJEUNE : Je crois me souvenir que mon confrère Frank Berton a sollicité une contre-expertise après avoir signalé que Mme Gryson-Dejehansart avait en charge la psychothérapie de certains enfants victimes.

M. le Rapporteur : C'est une énormité.

Me Blandine LEJEUNE : Absolument. Il apparaît par surcroît que l'expert en question reçoit des fonds du conseil général. Je rappelle que, dans l'affaire Dutroux, un magistrat a été dessaisi après avoir dîné avec un avocat des victimes. Un procès pénal est grave ; il faut se montrer très rigoureux quant au respect du principe de séparation entre le juge, l'expert et la partie civile car toute forme d'ambiguïté jette le discrédit sur l'instruction en son entier.

Me Philippe LESCÈNE : Tant Me Berton que moi-même avons demandé des contre-expertises. Mais les liens entre Mme Gryson-Dejehansart et le conseil général ont été mis en évidence après l'ordonnance de mise en accusation, c'est-à-dire à un moment où il était fort difficile de la contester sur ce point. Si nous l'avions su, la demande de révocation aurait pu être présentée très simplement.

M. le Rapporteur : Je vérifierai ce point crucial.

M. Xavier de ROUX : Dans cette affaire, tout repose sur des dénonciations non étayées d'éléments matériels, puis sur la parole d'enfants qui n'ont pas été enregistrés, en toute illégalité. Je serai provocateur : mais que fait la défense ? Si elle ne fait rien, est-elle défaillante ou est-ce le système de l'instruction qui l'empêche d'être efficace ?

Me William JULIÉ : C'est l'instruction qui empêche la défense de travailler.

M. Xavier de ROUX : Dans cette affaire, ou en général ? La défense est-elle désarmée par la procédure pénale ?

Me William JULIÉ : Oui ! Je ne diabolise pas, certains magistrats sont exceptionnels et je leur renouvelle mes remerciements. Il n'en reste pas moins que des dispositions permettent au juge d'instruction d'indiquer à l'avocat qu'il est indésirable, que ses requêtes ne sont pas intéressantes et de demander à la chambre de l'instruction de le confirmer. En attendant, des personnes innocentes sont emprisonnées et cela nous révolte. Nous nous tournons vers le juge d'instruction, puis vers le JLD et la chambre de l'instruction mais, s'ils ne nous entendent pas, il ne nous reste plus qu'à nous pourvoir en cassation et nous obtenons une réponse environ deux ans plus tard.

Me Philippe LESCÈNE : La défense aurait-elle pu utiliser des dispositions du code de procédure pénale qu'elle a négligées ? Je ne le pense pas.

M. le Président : Sauf peut-être la requête en suspicion légitime ?

Me Philippe LESCÈNE : La défense, à Saint-Omer, est très rapidement devenue collective. Si cette stratégie avait vu le jour au niveau de l'instruction, si les avocats avaient organisé des conférences de presse plus tôt, s'ils avaient invité leurs clients à faire des grèves de la faim systématiques, peut-être seraient-ils parvenus à quelque chose, mais cela n'a rien à voir avec le code de procédure pénale. J'ajoute que cette défense collective aurait été compliquée à mettre en œuvre car les avocats, provenant de barreaux différents, n'ont pu se souder qu'à Saint-Omer.

M. Xavier de ROUX : Certains accusateurs se seraient rétractés au cours même de l'instruction et le juge serait intervenu pour les faire réitérer leurs dénonciations. La défense a-t-elle laissé faire le juge ? A-t-elle cédé tout de suite ?

Me Philippe LESCÈNE : Je ne puis répondre à votre question car je n'y étais pas : lors de la confrontation à laquelle j'ai assisté, aucune rétractation n'a été prononcée.

Me William JULIÉ : Je crois me souvenir - il faudrait que l'intéressée confirme - que ma consœur Osmont m'a signalé un incident très grave survenu avec le juge d'instruction : il avait poussé Aurélie Grenon à ne plus modifier ses déclarations et Me Osmont a déposé une note désapprouvant ce comportement, note qui a été cotée au dossier.

Me Blandine LEJEUNE : Voici comment est rédigé le procès-verbal de la confrontation de Dominique Wiel, assisté par mon prédécesseur : « Dominique Wiel : J'exige que les confrontations se fassent séparément. La confrontation n'aura pas lieu et je ne me tairai pas. » « Me Stéphane Wable : Je ne poserai pas de questions. » C'est une défense de rupture, qui se justifie ainsi : Mme Myriam Badaoui est la chef d'orchestre des mensonges, les autres se calent sur elle et le juge d'instruction lui rappelle systématiquement ce qu'elle a dit auparavant au cas où elle aurait oublié quelque chose. Je poursuis. « Mention : Dominique Wiel menace tout le monde, prend à partie le juge, se lève, indiquant qu'il n'y aura pas de confrontation, qu'il perturbera sans cesse la confrontation. » « Mention : Mme Delay se tient la tête et pleure. Elle est à genoux dans le cabinet, pleurant et se tenant la tête. Mme Delay tremble. » « Mention : Sommes obligés, compte tenu de l'attitude agressive de Dominique Wiel, tant à l'égard du juge et des co-mis en examen, de faire intervenir les escortes présentes, de faire maîtriser Dominique Wiel, de le faire menotter car Dominique Wiel n'obtempère à aucune des injonctions du juge. Refuse de s'asseoir et commence à partir du cabinet en hurlant. Mlle Aurélie Grenon pleure et tremble de tout son corps. » « Il faudra que Mme Delay crie plus fort que moi pour répondre aux questions », dit Dominique Wiel. « Dominique Wiel hurle la Marseillaise. Après quelques instants, Dominique Wiel se tait. »

Si l'avocat pénaliste adopte une défense de rupture, le juge d'instruction, omnipotent, fait en sorte que le mis en examen en subisse toutes les conséquences en se permettant de faire des mentions subjectives. « Mlle Aurélie Grenon pleure. » Mais elle pleurait aussi, devant la cour d'assises de Paris, lorsque l'avocat général de Paris la mettait face à ses contradictions, et cela ne faisait pas l'objet d'une mention. Dominique Wiel n'a jamais été violent mais c'est un homme de combat, qui lutte contre le système judiciaire ; c'est un homme qui ne se met jamais à genoux, sauf devant Dieu. À Saint-Omer, il sera questionné à de multiples reprises sur ces mentions subjectives, absolument pas contradictoires, qu'il n'a pas signées. Peut-être serait-il temps d'interdire les mentions subjectives car je ne vois pas pourquoi une même personne serait juge et partie. Peut-être serait-il temps, comme à l'Assemblée nationale, que les greffiers soient de vrais greffiers, neutres, assermentés, qui notent tout ce qu'ils entendent, jusqu'aux fautes de français, sans obéir à la dictée des juges d'instruction.

Il est un peu facile de mettre en cause le rôle de la défense car celle-ci, dès qu'elle montre les dents, subit des mesures de rétorsion immédiates. L'avocat pénaliste a beaucoup de mal à mesurer la limite à ne pas franchir. À Paris, le fait que Dominique Wiel ait chanté la Marseillaise a été qualifié d'« acte de bravoure » par l'avocat général alors que le même comportement avait été vilipendé à Saint-Omer ; les personnes n'ont pas le même discernement. Avec certains juges d'instruction, nous pouvons travailler, mais M. Burgaud n'en faisait pas partie.

M. le Président : Je précise que le compte rendu des débats, à l'Assemblée nationale, est établi par des secrétaires et des rédacteurs de débats, qui, fort heureusement, corrigent aussi nos fautes de français...

Me Thierry MAREMBERT : Il est extrêmement difficile de faire acter au procès-verbal d'un interrogatoire ce qui s'y est dit. Le procès-verbal est une pure fiction : il ne rend compte ni des énervements fréquents du juge d'instruction, ni des propos réellement tenus par le mis en examen. Même si ce n'est pas le cœur du débat, une réforme élémentaire consisterait à ce que les greffiers, personnels assermentés, établissent la sténographie de ce qui se dit dans le cabinet d'instruction. La même mesure pourrait être prise pour les débats devant les tribunaux correctionnels, dont les minutes, actuellement, sont d'une indigence rare.

Deuxièmement, la défaillance de la chambre de l'instruction est peut-être plus frappante encore que celle du magistrat instructeur. Saisie à de multiples reprises, elle a tout avalisé. C'est pourtant un organe collégial formé de personnes expérimentées. Lorsque l'esprit de l'institution n'est pas le bon, je ne crois pas que la collégialité règle les problèmes. À la chambre de l'instruction, le conseiller rapporteur suit une affaire et les deux autres magistrats signent.

Il faudrait qu'à la chambre de l'instruction on ne se contente plus de formuler des observations mais on puisse plaider vraiment. Contrairement à ce que prévoit la loi, les chambres de l'instruction, à de rares exceptions près, ne sont pas de vraies juridictions d'appel des magistrats instructeurs ; elles exercent une sorte de contrôle restreint ou de contrôle manifeste de l'erreur d'appréciation. Pourquoi ? Parce qu'elles ont le sentiment que les faits ont déjà été jugés, à charge et à décharge. Je suis catégoriquement favorable à la suppression du mélange des genres entre les fonctions d'enquête et les fonctions juridictionnelles, ce qui permettrait un contrôle plus féroce. Quand le tribunal correctionnel écoute l'avocat général, il prête attention à ses conclusions mais ne les suit pas forcément. La chambre de l'instruction n'a pas la même distance vis-à-vis du magistrat instructeur car elle considère que la chose est jugée.

Le vice principal de la procédure est la double casquette du magistrat instructeur. Sa suppression constituerait une révolution majeure mais l'Allemagne et l'Italie l'ont fait respectivement en 1974 et en 1970. Ce ne sont pas des pays exotiques, le système y est plus accusatoire que le nôtre et ne fonctionne pas mal.

M. le Président : J'indique à la Commission que vos confrères ne sont pas forcément sur cette ligne.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : Nous assistons à une pièce de théâtre diabolique ; certains ont le beau rôle, d'autres le mauvais mais une multitude d'acteurs ont failli. Je salue les propos de Me Julié : il est à l'honneur des avocats de tout mettre sur la table pour que le législateur puisse faire quelque chose. Me Normand a fait un début de mea culpa : il a reconnu s'être emporté ; de fait, sa déclaration à la presse s'est avérée extrêmement importante pour la suite des événements. Les débordements ont atteint de telles proportions qu'ils ont influencé le juge mais également les enfants, qui ont repris les propos des journaux et de la télévision. Le juge a interdit que les enfants aient des contacts directs avec leurs parents pour empêcher toute coalition, mais certains de vos confrères ont failli et la presse s'est évidemment régalée. Il nous appartiendra donc de dresser des garde-fous vis-à-vis de la presse.

M. Christophe CARESCHE : Nous ne vous laisserons pas faire !

M. Jacques-Alain BÉNISTI : Nous devons tout nous dire si nous voulons régler les dysfonctionnements.

Nous avons compris l'équation formelle décrite par Me Lescène : faits relatés par un enfant plus expertise plus deux témoins égalent condamnation. Pourrions-nous proposer un autre schéma ?

M. le Président : Parmi les quelques pistes que vous avez esquissées, laquelle vous paraît la plus urgente ?

Me Philippe LESCÈNE : Je donnerai trois pistes. Premièrement, une réflexion s'impose au sujet du recueil de la parole de l'enfant et de la formation de ceux qui en sont chargés. J'ai évolué et je suis maintenant favorable à l'enregistrement vidéo, qui permet non seulement d'entendre l'enfant mais aussi de voir son comportement, sa gestuelle - il ne s'agit toutefois pas d'interdire les confrontations. Deuxièmement, il faut en finir avec la notion de crédibilité, à tel point ancrée dans l'esprit des experts que l'un d'eux s'est prononcé sur la crédibilité d'une personne alors que la question ne lui était même pas posée. Troisièmement, il faut cesser d'inverser la logique : en théorie, ce n'est pas à la défense d'apporter la preuve de l'innocence mais au juge d'instruction d'apporter la preuve de la culpabilité.

Me William JULIÉ : La question des aveux en garde à vue ne sera pas réglée tant que la présence de l'avocat ne sera pas instituée de façon réelle et sérieuse, afin d'éviter que des aveux ne soient extorqués ou obtenus dans des conditions inéquitables. Le mouvement va alternativement dans les deux sens et une nouvelle commission d'enquête sera éventuellement créée quand un coupable aura été libéré à tort et récidivera. Celle qui avait été créée après la parution de l'ouvrage de Mme Vasseur sur les prisons françaises n'a rien donné : jamais le nombre de détenus n'a été plus élevé qu'aujourd'hui.

Les refus d'actes par le juge d'instruction - à supposer que le juge d'instruction soit maintenu - doivent être susceptibles d'appel.

Le procès en cours d'assises commence par la lecture intégrale de l'ordonnance de renvoi, énumération des éléments à charge, ce qui met d'emblée les jurés dans des conditions de réflexion particulières.

M. le Président : Les syndicats de policiers, que nous entendrons, n'ont pas la même approche que les avocats concernant la garde à vue. Ils ont eu du mal à accepter la présence de l'avocat dès la première heure ; ils estimeront peut-être que cette présence durant toute la garde à vue les empêcherait de faire leur travail.

M. Jacques FLOCH : Vous reprochez au législateur de ne pas avoir été assez ferme. Mais le code de procédure pénale est censé s'adresser à des personnes intelligentes et raisonnables. Or, la présence d'un avocat lors de l'audition faisait partie des intentions du législateur exprimées lors de l'examen de la loi de 2000 et nous avions pensé qu'une circulaire suffisait. Il semble que les utilisateurs du code de procédure pénale ne soient pas suffisamment intelligents et raisonnables pour l'avoir compris.

De même, d'après la loi, le juge peut refuser des actes en cas de demandes abusives mais il est raisonnable et sage qu'il ne le fasse pas systématiquement.

Vous nous demandez donc de rendre ces dispositions obligatoires.

Me Philippe LESCÈNE : N'ayant pas lu les comptes rendus des débats parlementaires, j'ignorais que vous vous étiez prononcés en faveur de la présence de l'avocat. Malheureusement, si l'avocat est absent, l'audition n'est pas frappée de nullité et aucune sanction n'est appliquée, contrairement à ce qui est prévu pour la CRPC.

M. le Président : Je précise que la CRPC est la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, autrement dit le « plaider coupable ».

Me Philippe LESCÈNE : Lors de la première audition, l'intéressé peut renoncer à la présence d'un avocat mais il est seul, ce qui pose problème.

M. Jacques FLOCH : Le juge ne devrait pas accepter de procéder à l'audition sans avocat.

Me Philippe LESCÈNE : Je pense qu'il faut rendre obligatoire la présence de l'avocat.

M. le Président : N'anticipons pas, mes chers collègues.

M. le Rapporteur : Contentons-nous de poser des questions ; nous n'en sommes pas encore au stade des propositions.

M. Jacques FLOCH : Je demande aux avocats s'ils sont favorables à l'introduction d'obligations de ce genre dans la loi.

Me Philippe LESCÈNE : J'y suis totalement favorable. Dans cette affaire, là où les avocats ont pu exercer pleinement leur profession, la vérité s'est révélée. Je préconise donc la présence obligatoire de l'avocat à un maximum de moments et d'interventions judiciaires, notamment lors de l'interrogatoire de première comparution, c'est-à-dire de la mise en examen, et même lors des actes. Cela aurait des conséquences importantes : la profession d'avocat devrait s'organiser et le législateur devrait réformer l'aide légale.

Me Blandine LEJEUNE : Il faut tout de même savoir que rares sont les juges qui mènent à bien un interrogatoire de première comparution sans avocat, ne serait-ce que pour éviter d'être ultérieurement l'objet de griefs. Ils ne s'arrêtent généralement pas à deux coups de téléphone : ils appellent le bâtonnier et remuent ciel et terre, ce que n'a pas fait le juge Burgaud ; c'est un problème de déontologie personnelle. De même, il arrive que le président d'une juridiction de fond reporte une audience si l'un des prévenus demande à être défendu par un avocat. Les parties civiles s'inclinent car les droits de la défense sont fondamentaux.

M. Thierry LAZARO : Dans une société marquée par la déresponsabilisation rampante, le juge se doit lui aussi d'être responsable et d'effectuer un effort d'écoute et de discernement. En l'occurrence, il est évident que l'appartement aurait dû être visité et que des confrontations isolées auraient dû être organisées, pour éviter les phénomènes de meute. Pouvez-vous quantifier le taux de demandes d'actes rejetées ? Que préconisez-vous pour ce genre d'affaires, dans lesquelles certains avocats sont éloignés du lieu de l'instruction ?

Me Philippe LESCÈNE : Soyons honnêtes : les avocats ont pour stratégie de formuler certaines demandes d'actes en espérant que celles-ci seront refusées, de façon à se prévaloir ultérieurement d'entorses au droit de la défense. Mais il est difficile de quantifier. Certaines demandes d'actes sont très recevables et systématiquement admises par certains juges. En revanche, lorsque j'ai fait appel contre des refus, le président a toujours estimé que cela ne valait même pas la peine d'être examiné par la chambre de l'instruction.

M. Christophe CARESCHE : L'audition de ce matin a permis de réfléchir aux responsabilités : un homme a-t-il failli dans sa fonction ou le problème est-il systémique ? L'un des acquis de la Commission sera d'avoir installé le débat dans sa globalité et dans sa complexité. J'ignore quels seront les prolongements ; tout dépendra du Gouvernement, qui a l'initiative de la loi.

C'est notre régime de procédure pénale qui a permis au juge d'écarter des éléments à décharge, en dépit des améliorations apportées par le législateur, au travers notamment de la loi sur la présomption d'innocence de 2000, car ces dispositions ont été appliquées a minima et n'ont pas été intériorisées par le système. Nous sommes dès lors tentés d'avancer sur le terrain d'évolutions assez profondes du code de procédure pénale.

Me Philippe LESCÈNE : Si le juge d'instruction est supprimé et si tous ses pouvoirs sont transmis au parquet, ce sera une catastrophe. En revanche, je serais tout à fait favorable à l'institution d'un juge de l'instruction si les pouvoirs étaient rééquilibrés entre l'accusation et la défense - il faudrait emprunter ce qu'il y a de mieux dans le système inquisitoire et dans le système accusatoire. Je suis cependant très pessimiste car cela requerrait une refonte totale du code de procédure pénale ainsi que des crédits financiers considérables pour l'aide légale.

S'agissant de la responsabilité du juge Burgaud, il a appliqué le code de procédure pénale mais il a fauté en instruisant uniquement à charge.

M. Georges FENECH : Je n'ai pas entendu une seule critique à l'endroit de la cour d'assises ; vous vous félicitez au contraire de la possibilité de faire appel qui existe depuis 2000. Toutes les attaques se sont donc concentrées sur la phase préparatoire du procès. Au demeurant, il n'y a pas eu d'erreur judiciaire puisque tout le monde a été acquitté ; la justice est donc sauve. Et, pourtant, ces préjugements et ces précondamnations, inhérents à notre système, créent un malaise. N'avez-vous pas le sentiment que l'un des problèmes de la justice est cette césure entre la phase préparatoire et l'audience de jugement ? Le secret de l'instruction ne favorise-t-il pas ces comportements ? Ne seriez-vous pas favorable à la publicité de l'instruction ? Pourquoi des décisions éminemment juridictionnelles comme la mise en examen ou la mise en détention sont-elles prises entre quatre murs, en cachette de l'opinion publique ?

Vous vous plaignez de l'insuffisance de votre rôle, vous voulez être présents lors de toutes les auditions, vous voulez avoir un droit de regard sur la rédaction des procès-verbaux, vous n'êtes pas présents lors des perquisitions, des transports sur les lieux, des expertises, c'est-à-dire, en définitive, à aucun moment de l'enquête préalable au procès. Si l'enquête était menée par un parquet rénové, placé sous l'autorité directe du procureur général près la cour de cassation, avec un rééquilibrage vis-à-vis de la défense, l'avocat ne retrouverait-il pas toute sa place ? Trouvez-vous normal que, géographiquement, dans les salles d'audience, vous vous retrouviez plus bas que le procureur de la République et l'avocat général, en signe de faiblesse par rapport à l'accusation ? La collégialité de l'instruction bouleverserait-elle vraiment notre système au point d'empêcher d'autres Outreau ?

Me Philippe LESCÈNE : Là où l'avocat est présent et peut exercer pleinement ses fonctions, les risques d'erreur judiciaire sont moindres. D'autre part, les cours d'assises de Saint-Omer et de Paris ont excellemment fonctionné, ce qui n'est pas le cas de toutes. Actuellement, le déséquilibre est total puisque l'accusation est menée à la fois par le président et le procureur mais, à Saint-Omer et à Paris, les choses se sont passées différemment.

Nous demandons un débat régulier au niveau de la chambre de l'instruction pour réexaminer les preuves.

La plupart des personnes mises en examen reconnaissent les faits. La publicité de la mise en examen, dans ces cas-là, n'est pas forcément nécessaire ; il faudrait donc qu'elle reste à l'initiative de la défense, en fonction de la situation.

À propos de l'indépendance du parquet, je ne me prononcerai pas car il s'agit d'un problème avant tout politique - il est tout à fait légitime que le pouvoir politique souhaite être en mesure d'orienter la politique pénale. En tout cas, l'équilibre entre la défense et l'accusation est essentiel. L'accusation ne doit plus être menée par le juge d'instruction mais par le parquet, à condition que la défense dispose de pouvoirs équivalents.

Me Blandine LEJEUNE : Je suis entièrement favorable à la publicité de l'instruction, comme aux États-Unis. Si cela n'avait pas été le cas, l'affaire du Watergate n'aurait jamais eu lieu. La publicité des débats, à tous les stades, garantit une procédure contradictoire et démocratique. Avec certains juges d'instruction, les incidents sont innombrables ; avec d'autres, nous entretenons des rapports courtois et nous dialoguons. Ceux qui se comportent en despotes changent d'attitude et deviennent tout miel dès lors qu'ils sont mutés dans une juridiction publique.

Je peux comprendre que la présence de l'avocat pendant toute la garde à vue gêne les policiers. Lorsqu'il avait été question de filmer la garde à vue, le tollé avait été général. Pourquoi ? Parce que, pour eux, il est préférable que certaines choses soient cachées : le regard extérieur garantit un comportement différent et le respect minimum des droits de l'homme.

Je suis peut-être jacobine mais mes convictions politiques et philosophiques me font incliner vers l'indépendance du parquet par rapport au pouvoir politique.

Me William JULIÉ : Nous avons souvent le sentiment de ne pas avancer : ce n'est pas la mauvaise qualité du dialogue avec le juge d'instruction que nous déplorons mais l'absence de dialogue : nos arguments ne sont pas considérés comme susceptibles de faire avancer le dossier. Je suis heureux de passer devant la chambre de l'instruction car je peux m'exprimer : même si ce n'est que par observations, même si l'on ne m'écoute pas jusqu'au bout et même si la décision me donnera tort, c'est déjà un petit espace de liberté.

En garde à vue, des personnes font des aveux sur lesquels elles reviendront. Chaque zone où règne le secret, comme la prison - ces cinq dernières années, nous avons vu ce qu'ont été les incarcérations - est insupportable. Il arrive fréquemment que les personnes placées en garde à vue, au commissariat, soient très mal traitées et mal considérées. Il est normal que les techniques policières servent à faire avancer les enquêtes mais la question du secret se pose pour les auxiliaires de justice. Des choses hallucinantes ont été découvertes sur ce qui se passait dans les commissions de discipline des prisons, à Fleury-Mérogis et ailleurs. La présence d'intervenants extérieurs en garde à vue ne peut être qu'un plus, et je n'accuse personne.

M. Gilles COCQUEMPOT : Mes questions seront celles du candide, du simple citoyen.

Me Normand, hier, a affirmé que les auditions des enfants avaient été parfaitement conformes au code de procédure pénale, à charge et à décharge. En revanche, pour les adultes, nous n'avons cessé d'entendre que l'instruction avait été menée uniquement à charge. Mais je n'ai pas entendu parler d'un quelconque défaut de procédure et d'une demande de nullité. Le juge Burgaud n'est-il pas de ceux qui considèrent la justice comme une technique et cherchent avant tout à éviter les annulations de procédure ? À l'École nationale de la magistrature, les futurs magistrats reçoivent-ils une formation en psychologie ? Apprennent-ils ce qui peut être demandé à un expert ?

Pourquoi ne pas imaginer que l'instructeur et la défense puissent poser conjointement leurs questions aux experts ?

J'ai cru comprendre que tous les tribunaux ne disposaient pas d'un dispositif de coordination pénale. Peut-être faudrait-il que nous y pensions.

Me Matrat a parlé de justice à deux vitesses, l'une pour les riches et l'autre pour les pauvres, avec des avocats commis d'office, souvent jeunes et dépourvus de fermeté face à l'attitude du juge d'instruction, prompt à leur rabattre le caquet. Pour éviter ce phénomène, une défense collective associant avocats confirmés et jeunes avocats commis d'office ne devrait-elle pas être obligatoire ?

Me Philippe LESCÈNE : Mon collègue Me Normand est un excellent garçon mais j'ignore ce que signifie auditionner une victime à charge et à décharge : c'est n'importe quoi. Et, en admettant que cela ait une signification, ce serait faux : quand une enfant prétend qu'elle a été violée, le juge Burgaud sait que ce n'est pas vrai mais ne lui pose aucune question.

À Saint-Omer, M. Burgaud nous a répété comme un leitmotiv qu'il était « un technicien du droit », dépourvu d'état d'âme. Mon appréciation personnelle est, au contraire, qu'il s'est laissé envahir par ses sentiments au point de se laisser envahir aussi par la technique du droit. Cela pose en effet la question de la formation. Les juges ont horreur d'être censurés, de risquer la cassation ou l'appel - rassurez-vous, la réformation par la chambre de l'instruction ne se produit jamais ou presque. L'École nationale de la magistrature délivre une formation de très haute qualité mais la culture du doute n'y est pas suffisamment pratiquée.

Me William JULIÉ : Plus tôt la défense sera associée aux demandes d'investigations du juge d'instruction, moins nous perdrons de temps à demander des contre-expertises. Cette réforme est tout à fait envisageable.

Me Blandine LEJEUNE : Le barreau de Lille est très fier de sa coordination pénale. Les coordinateurs sont des avocats ayant le plus souvent deux à cinq ans de barreau, désignés par une commission du conseil de l'Ordre en fonction de leur motivation et de leur connaissance de la procédure pénale. Ils sont chargés d'organiser le système de permanence pénale, dès la veille des auditions, en fonction des placements en garde à vue. Si les avocats de Boulogne-sur-Mer ont failli, ils devront aussi rendre des comptes, tout comme les magistrats responsables.

À Lille, les avocats qui acceptent d'être désignés au titre de la commission d'office font leur travail sérieusement ; ils ne sauraient se contenter de toucher leur indemnité et négliger d'assister les mis en examen dans les actes les plus importants de la procédure. Du reste, si le justiciable n'est pas satisfait, il peut se plaindre auprès du bâtonnier.

Me Thierry MAREMBERT : Le fonctionnement de la commission d'office est certainement lié à la carte judiciaire, serpent de mer bien connu des parlementaires - qui perdent leur enthousiasme dès qu'ils retournent dans leurs circonscriptions. Nous savons tous que certains barreaux sont trop petits, à l'instar de certains tribunaux. Malheureusement, autant je crois que vous pourrez réformer en profondeur le code de procédure pénale, autant je suis circonspect sur votre capacité à revoir la carte judiciaire.

Enfin, les difficultés de l'avocat commis d'office ne tiennent pas uniquement à sa jeunesse et à son inexpérience mais aussi au temps dont il dispose et à sa rémunération.

Me Philippe LESCÈNE : Tous les avocats commis d'office sont payés par l'aide juridictionnelle et nous l'acceptons. À Rouen, une permanence et des formations obligatoires sont organisées pour la défense pénale des personnes démunies. L'article 91 de la loi sur l'aide juridictionnelle prévoit la signature de protocoles entre les barreaux et la Chancellerie pour assurer cette défense de qualité. La Chancellerie est censée verser aux barreaux signataires une subvention supplémentaire qui doit servir à la formation des avocats ; un grand nombre de barreaux ont signé mais ils attendent toujours la subvention de l'État.

M. le Rapporteur : Le 4 janvier 2002, Daniel Legrand fils écrit à France 3 pour révéler la mort d'une fillette dans des circonstances inouïes. Le procureur de la République prend un réquisitoire supplétif, ce qui signifie qu'il n'estime pas nécessaire d'ouvrir une information séparée : le même juge d'instruction pourra instruire également sur cet élément nouveau. Les investigations qui s'ensuivent n'ayant pas abouti pas à la découverte du corps, le juge Burgaud, le 19 avril 2002, prend une ordonnance de disjonction, en conséquence de quoi la cour d'assises n'aura pas à se prononcer sur la question. Quelle est votre appréciation sur cette stratégie ? Est-elle habituelle ?

Me Blandine LEJEUNE : C'est un scandale. Je pense, pour avoir lu tous les procès-verbaux de l'instruction, que le juge Burgaud lui-même n'est pas tout à fait convaincu du meurtre de la fillette. Avant même qu'il ait pu entendre Daniel Legrand fils, l'affaire sort dans la presse et Mme Myriam Badaoui confirme. Le juge ne peut plus faire autrement que de procéder à des investigations et les enfants ajoutent des détails accablants. Cette affaire rocambolesque constitue un magnifique élément à décharge puisque l'instruction à charge ne donne rien. Si elle n'avait pas été disjointe, nous aurions disposé d'un argument de poids. Mais, à Saint-Omer, lorsque nous évoquions le prétendu meurtre, on nous rétorquait que l'affaire était toujours en cours ; certains faisaient mine d'y croire encore, à commencer par M. Gérald Lesigne, avocat général. Cette disjonction était vraiment destinée à mettre à l'écart une partie du dossier qui aurait fait s'écrouler un pan entier de l'accusation. L'ineptie est telle que Thierry Delay est toujours mis en examen pour ce meurtre ; le non-lieu n'a pas été prononcé.

Me William JULIÉ : C'est une pratique de bandit, et je pèse mes mots. Cela rejette les avocats en dehors de la procédure et cela prive la cour d'assises d'une information cruciale, sauf si le président fait bien son métier et use de son pouvoir discrétionnaire pour poser des questions. Ce fut une dissimulation réfléchie, décidée d'un commun accord entre l'instruction et le parquet pour faire tenir le dossier ; si ce n'avait pas été le cas, l'ensemble de l'affaire explosait.

M. le Rapporteur : Cela participerait d'une action volontaire, réfléchie, organisée et stratégique ?

Me William JULIÉ : Je maintiens mes propos.

Me Blandine LEJEUNE : Le meurtre ne faisait plus l'objet de la moindre investigation. Si l'affaire n'avait pas été disjointe, devant la cour d'assises de Saint-Omer, elle aurait discrédité les enfants et les adultes accusateurs, et un non-lieu pour le meurtre aurait ouvert un boulevard pour la défense. Mais on nous répondait systématiquement que l'affaire était disjointe.

Me Thierry MAREMBERT : Quelle hypocrisie légale ! L'ordonnance de disjonction est motivée comme si elle favorisait nos clients, pour ne pas retarder le procès de ces pauvres personnes emprisonnées. Elle procède d'une volonté machiavélique de nuire à nos clients, avec une violation complète non seulement de la lettre des textes mais aussi de l'esprit de l'instruction à charge et à décharge.

M. le Président : Je vous remercie pour vos témoignages.

Audition de Mme Sandrine LAVIER et M. Franck LAVIER


(Procès-verbal de la séance du 31 janvier 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Monsieur et madame Lavier, vous n'aviez pas pu être présents lors de l'audition de vos co-acquittés le 18 janvier dernier. Comme je l'avais déclaré ce jour-là, la commission d'enquête est la seule instance officielle à vous donner la parole après votre procès. La justice étant rendue au nom du peuple français, et comme nous sommes ses représentants, nous nous devions de vous entendre.

Je vous rappelle que cette commission d'enquête parlementaire a été créée pour éviter qu'un tel désastre judiciaire ne puisse se reproduire. Dans ce but, elle doit formuler des propositions de réforme destinées à empêcher le renouvellement de telles erreurs.

L'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Tout en ayant conscience du caractère un peu « décalé » de cette obligation face à votre situation, comme je le soulignais déjà le 18 janvier, j'y suis néanmoins tenu de par la loi.

Veuillez lever la main droite et dire « je le jure ».

(M. Franck et Mme Sandrine Lavier prêtent serment).

Je m'adresse maintenant aux représentants de la presse pour leur rappeler les termes de l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse. Celui-ci punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime, d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. Je vous inviterai donc à ne pas citer nommément les enfants qui ont été victimes de ces actes et dont les noms pourraient être prononcés lors de l'audition.

Monsieur et madame Lavier, la commission va procéder à votre audition qui fait l'objet d'un enregistrement. Je vais vous demander de prendre la parole pour nous expliquer l'affaire d'Outreau, nous raconter ce que vous avez vécu. Ensuite, nous procéderons par questions et réponses.

M. Franck LAVIER : Nous avons été arrêtés le 6 mars 2001, mis en garde à vue et interrogés. À la suite de cette garde à vue, nous avons été relâchés. Quelques mois plus tard, le 27 mai, nous avons été à nouveau mis en garde à vue, déférés au Parquet et incarcérés : je me suis retrouvé à Dunkerque, dans un dortoir de vingt-huit détenus. J'ai fait une dépression nerveuse et une tentative de suicide. J'ai été transféré à Loos, au secrétariat médical psychiatrique régional. J'y suis resté un mois. J'ai été retransféré à Dunkerque, où j'ai fini ma peine une semaine avant le premier procès à Saint-Omer.

Il y a eu le premier procès, avec un interrogatoire avec les policiers.

M. le Président : Pouvez-vous nous donner des détails ?

M. Franck LAVIER : Il y a d'abord un interrogatoire de l'inspecteur Wallet. La première fois, c'était normal. La deuxième fois, il forçait un peu les choses. Pour lui, on avait quelque chose à faire dans l'affaire. Il n'avait pas de doute. Bientôt il faisait passer ma femme pour ce que vous voulez, et moi pareil. Sa dernière phrase a été : « Dites-moi tout et vous pourrez rentrer chez vous. »

Ensuite nous avons été déférés. Avant, nous étions passés devant le juge d'instruction ; cela n'a pas duré longtemps : cinq minutes.

Nous sommes passés devant le JLD, le juge Marlière. Nous lui avons dit que nous n'avions rien à voir là-dedans et qu'on ne comprenait pas. Mais cela n'a rien changé du tout. Nous avons été transférés en maison d'arrêt.

Il y a eu l'interrogatoire de CV chez le juge. Ensuite l'instruction a commencé.

Dans un premier temps, Myriam Badaoui m'accusait. Son fils Pierre m'accusait aussi et disait que j'avais violé ses frères, mais je ne lui avais rien fait. Les enfants disaient clairement qu'ils n'avaient rien subi de moi et que jamais je ne ferais cela. Je ne comprenais pas pourquoi je restais incarcéré.

Quelques mois plus tard, ma belle-fille Léa a fait des déclarations un peu extravagantes. D'autres accusations portaient sur mes propres enfants : mon fils Clément, que j'aurais violé en 1998, ainsi que ma fille. Il y avait aussi la Belgique, les actes de barbarie, la zoophilie. À peu près la totale !

M. le Président : Par qui étaient portées les accusations contre vos propres enfants ?

M. Franck LAVIER : Par Myriam Badaoui : un viol sur mon fils né en 2000, en 1998. Pareil pour ma fille, Nadège. Mais là, j'ai été acquitté à Saint-Omer : les accusations portaient sur la fin de 1998 alors qu'elle est née en 1999.

L'instruction s'est terminée. J'ai eu plusieurs avocats. En fait, au début, personne ne voulait prendre mon affaire.

M. le Président : Pouvez-vous expliquer là-dessus ?

M. Franck LAVIER : Avec un truc aussi monstrueux...

M. le Président : Vous voulez dire que les avocats ont refusé ?

M. Franck LAVIER : Au début, j'avais comme avocat Maître Wable. Il m'a dit clairement qu'il ne pouvait pas s'occuper de mon dossier.

M. Xavier de ROUX. Un avocat commis d'office ?

M. Franck LAVIER : Oui. Le bâtonnier de Boulogne-sur-Mer était Maître Deguines. Si aucun avocat ne veut prendre le dossier, il est obligé de le prendre. Il a essayé de me trouver un avocat, mais ce sont mes parents qui ont fini par trouver Maître Boulanger.

M. le Président : C'est un avocat qui a été choisi librement par vos parents ? Parce qu'il était difficile qu'un avocat s'occupe de votre dossier dans le cadre d'une commission d'office ?

M. Franck LAVIER : Oui. Vu mon dossier, cela faisait beaucoup de travail pour un avocat commis d'office. Mais il est tombé malade pendant le procès de Saint-Omer. Le bâtonnier de Boulogne, Maître Deguines, est venu me défendre. J'ai été condamné à six ans pour le viol de Léa, pour agressions sexuelles sur notre fille Estelle et sur Jean et Luc.

La condamnation pour viol de Léa prononcée à Saint-Omer était basée sur une déclaration selon laquelle j'avais mis « mon devant dans son devant... » avec un rapport d'expertise médicale selon lequel elle était vierge.

Ensuite, bien sûr, il y a eu Paris et j'ai été acquitté.

M. le Rapporteur : Il faut savoir que vous étiez tous deux renvoyés pour des atteintes sexuelles sur quatre enfants sur une période déterminée, alors que l'un n'était pas encore né dans la période en question.

M. Franck LAVIER : Deux. Certaines accusations concernant Nadège portaient sur la période fin 1998-début 1999 et elle est née en septembre 1999. Cela ne collait pas. Je ne comprends pas comment ce travail n'a pas été fait. Je sais bien que le dossier est immense, que cela prend du temps, mais autant bien faire les choses.

M. le Président : Votre avocat avait-il soulevé ces éléments ?

M. Franck LAVIER : Non. Seulement Maître Berton, par la suite. Moi, je ne connaissais rien de mon dossier, à part quelques fragments. C'est plus tard, grâce à Maître Berton, que j'ai pu l'étudier de A à Z.

M. le Rapporteur : Matériellement, vous aviez eu une copie du dossier ?

M. Franck LAVIER : Oui, après le procès de Saint-Omer.

M. le Rapporteur : On a mis à votre disposition une copie complète du dossier ?

M. Franck LAVIER : Nous avons été acquittés mais nous avons encore du mal au niveau de l'UTASS et du juge des enfants à récupérer nos enfants. Actuellement, Estelle est encore en famille d'accueil.

M. le Rapporteur : Expliquez-nous. Quels arguments vous donne-t-on ?

M. Franck LAVIER : Ils sont partis du principe que Myriam Badaoui et Thierry Delay ont été condamnés pour viol et agression sexuelle sur Léa et Estelle. De ce fait-là, on les voit encore en tant que victimes.

M. le Rapporteur : Vous exercez des droits de visite ?

M. Franck LAVIER : Pas moi, il n'y a que ma femme qui a un droit de visite médiatisé, de deux heures le mercredi.

M. le Rapporteur : C'est pour cela que vous n'êtes pas venu le 18 janvier ?

M. Franck LAVIER : On a tellement peu de temps avec eux.

Mme Sandrine LAVIER : Lors de l'arrestation du 28 mai 2001, les policiers ont débarqué à la maison à six heures du matin. Ils étaient six ou sept. Ils nous ont réveillés en tambourinant dans la porte. Mon mari est allé voir. Ils sont rentrés comme des furies dans l'appartement en nous disant de nous habiller et de les suivre au commissariat. Dans un premier temps, je leur en ai demandé la raison, mais ils n'ont pas voulu me répondre. Ils étaient accompagnés de l'inspecteur Wallet.

Mes enfants dormaient encore, je suis allée les réveiller. Je n'ai pas pu les habiller, j'ai dû les emmener en pyjama, avec un blouson, sans avoir le temps de les faire déjeuner. Ils m'ont emmenée, mes enfants et moi, dans un fourgon au commissariat. Mon mari est resté à l'appartement pour les perquisitions.

Au commissariat, je me suis retrouvée dans une pièce avec une femme policière. J'avais Nadège, âgée de vingt mois, dans les bras. Clément, âgé de neuf mois, était dans sa coque. Léa et Estelle avaient huit ans et quatre ans et demi. Je suis restée un quart d'heure, vingt minutes. Un policier est arrivé. J'ai commencé à embrasser Léa et Estelle en leur disant de ne pas s'inquiéter, j'ai embrassé Nadège qui était dans mes bras, je l'ai tendue à la femme policière. Mais elle était en sanglots et s'est mise à hurler. Je vais pour embrasser mon petit Clément qui se trouvait dans sa coque, mais je n'ai pas eu le temps car un policier m'a attrapée par mon blouson et m'a tirée dans le couloir pour m'emmener en geôle.

Une fois en geôle, on m'a fait retirer mes chaussures, mon blouson, j'ai dû suivre une femme policière pour faire une fouille à corps. J'ai vidé toutes mes poches. Ensuite, ils m'ont enfermée en geôle, pieds nus.

Peu de temps après, j'ai vu mon mari arriver au commissariat, menotté. On lui a fait la même chose.

Nous avons été auditionnés par l'inspecteur Wallet. Au début, il insistait pas mal pour qu'on reconnaisse les viols dont on était accusés. Il tapait du poing sur son bureau à longueur de temps.

M. le Rapporteur : À ce moment-là, est-ce qu'on vous avait dit ce qu'on vous reprochait ?

Mme Sandrine LAVIER : On nous l'a dit une fois arrivés au commissariat. J'ai été accusée par Myriam Badaoui et par son fils Pierre d'avoir caressé ses trois autres frères, mais pas lui. Ses frères disaient tout le contraire, ils disaient que je ne leur avais rien fait. Il fallait absolument qu'on avoue ces choses-là.

Une fois déférés au Parquet, nous sommes passés devant le juge Burgaud. Cela n'a pas duré plus de cinq ou dix minutes. Il nous a annoncé qu'il demandait notre mise en détention. Ensuite nous sommes allés voir le JLD, M. Marlière. J'étais face à lui et à côté il y avait le procureur de Boulogne-sur-Mer, M. Lesigne. M. Lesigne m'a dit : « Reconnaissez les faits, plus vite vous les reconnaîtrez et plus vite vous sortirez. »

M. le Rapporteur : Pendant l'audience ?

Mme Sandrine LAVIER : Avant la première mise en détention. M. Lesigne était dans le bureau du JLD. J'ai dit que je ne pouvais reconnaître ces choses horribles, que je ne pourrais pas faire de telles choses, surtout en tant que mère de famille. Ensuite j'ai signé la mise en détention.

M. le Rapporteur : À ce moment-là, étiez-vous assistée d'un avocat ?

Mme Sandrine LAVIER : Non, j'étais seule. Quand nous sommes arrivés au tribunal, j'ai demandé s'il y avait un avocat sur place et on m'a dit qu'il n'y en avait plus de disponible dans les lieux.

M. le Rapporteur : Et en garde à vue ?

Mme Sandrine LAVIER : Je n'en ai pas eu non plus.

M. le Rapporteur : Qui vous a répondu qu'il n'y en avait plus de disponible ?

Mme Sandrine LAVIER : Le greffier du tribunal de Boulogne, le greffier du juge d'instruction.

M. le Rapporteur : Lors de votre interrogatoire de première comparution ?

Mme Sandrine LAVIER : Oui.

M. le Rapporteur : Vous n'aviez pas d'avocat. Vous en avez demandé un ?

Mme Sandrine LAVIER : Oui. Il n'y en avait qu'un de libre à ce moment-là et il était parti avec mon mari.

M. le Président : Et on ne vous a pas demandé de reporter à un moment ultérieur, le temps d'organiser l'assistance d'un avocat ?

Mme Sandrine LAVIER : Non, on m'a fait passer sans avocat.

J'ai été incarcérée à la maison d'arrêt de Loos, dans un premier temps. Mais mon accusatrice Myriam Badaoui s'y trouvant aussi, j'ai été transférée à la maison d'arrêt de Rouen le 6 juin 2001. J'ai demandé pourquoi j'étais aussi loin, toute ma famille vivant dans le Pas-de-Calais. On n'a pas voulu me répondre, sauf que si je n'étais pas contente, je pouvais écrire au bâtonnier de Boulogne. C'est ce que j'ai fait, mais je n'ai pas eu non plus de réponse.

M. le Président : On vous a dit d'écrire au bâtonnier ?

Mme Sandrine LAVIER : Oui, pour demander le rapprochement de la famille.

Au début, à la maison d'arrêt, c'était assez dur. J'étais dans une cellule de quatre, mais cela n'a pas duré, on m'a changée de cellule. Seulement, quand on rentre en maison d'arrêt avec de telles accusations, ce sont les insultes, les crachats. On est très mal vu. Je ne sortais pas en promenade, par peur. C'est un monde très violent. Mais au fil du temps, quand les filles ont appris à me connaître, elles se sont aperçues que je n'avais rien à voir avec tout cela.

Je ne leur ai jamais caché de quoi j'étais accusée, je leur ai fait lire mes papiers. Les filles ont tout de suite compris. On peut dire, en gros, que la détention s'est bien passée. J'ai travaillé pour m'occuper.

Un mois et demi après mon arrivée à Rouen, j'ai reçu des papiers de placement de la DDASS. On m'annonçait que mes quatre enfants étaient tous placés, tous séparés dans des familles d'accueil différentes. Je me suis opposée tout de suite à ce placement. J'ai demandé à ce que mes enfants restent dans ma famille, mais je n'ai jamais eu de réponse à mes courriers.

J'ai été très mal pendant six ou sept mois. J'ai été sous antidépresseurs. Je m'angoissais en raison de ce placement. Mais je me suis battue pour mes enfants et j'ai remonté la pente. Aujourd'hui, j'en suis fière.

La première audition avec le juge Burgaud était l'audition de curriculum vitae. Il n'y avait pas trop de souci. Ensuite il y a eu les faits. Quand j'étais à Rouen, j'avais un avocat commis d'office, Maître Chaumetou, de Boulogne-sur-Mer. Or, il n'est jamais venu me voir. Je n'ai jamais vu le dossier. Il m'a écrit une ou deux fois au tout début pour me dire qu'il ne pouvait pas se déplacer. Je me suis donc renseignée sur les démarches à faire, et le chef des détentions m'a indiqué Maître Lescène, de Rouen. Je lui ai écrit immédiatement pour lui demander s'il était d'accord pour prendre ma défense. Il a accepté tout de suite.

M. le Président : Parlez-moi des confrontations avec le juge d'instruction.

Mme Sandrine LAVIER : La confrontation s'est très mal passée. Nous avions demandé des confrontations séparées avec chaque accusateur, Myriam Badaoui, David Delplanque et Aurélie Grenon, ce qui a été refusé par le juge d'instruction.

Dans le bureau, il y avait le juge devant, puis Myriam Badaoui en premier, David Delplanque et Aurélie Grenon. J'étais assise à côté de Myriam Badaoui. L'avocat était derrière. Le juge questionnait d'abord Myriam Badaoui, ensuite c'était David Delplanque et Aurélie Grenon. Il n'était pas facile de se défendre contre trois accusateurs qui répétaient la même chose. C'étaient des menaces. Mme Badaoui s'est effondrée en larmes devant le juge. C'était tout un cinéma.

M. le Président : Est-ce que le greffier prenait en note ce que déclaraient les uns et les autres ?

Mme Sandrine LAVIER : Non. J'ai pris connaissance des pièces un moment après. J'ai relu toutes les auditions et tout ce qui s'est passé pendant la confrontation. Tout n'a pas été noté.

M. Franck LAVIER : C'est écrit grossièrement. On ne note pas certains détails. Pendant ma confrontation, Myriam Badaoui disait « trois fois », David Delplanque disait « deux fois », Aurélie Grenon disait « une fois ». Sur le rapport, on retrouve « trois fois ».

On signe le papier très peu de temps après. Ou on ne le signe pas, cela ne change pas grand-chose.

M. le Président : Vous l'avez signé ?

M. Franck LAVIER : On sentait qu'on n'avait pas le choix. Pendant toute l'instruction, on sentait qu'on était coupable avant d'être jugé - que ce soit le juge Burgaud ou tout ce qu'il y avait autour. On était 100 % coupables avant d'avoir passé Saint-Omer. De ce fait-là qu'on signe ou pas un interrogatoire, cela ne changeait rien.

Mme Sandrine LAVIER : Que ce soit les policiers ou que ce soit dans la tête du juge Burgaud ou du procureur de Boulogne-sur-Mer, on était à 100 % coupables. Ils n'hésitaient pas à nous le faire comprendre.

M. le Rapporteur : Après le juge Burgaud, il y a eu le juge Lacombe. Est-ce qu'il y a eu des actes d'instruction ?

Mme Sandrine LAVIER : Non, on ne l'a jamais rencontré.

M. le Rapporteur : Pourtant, le juge Lacombe a formulé une demande de prolongation de votre détention. Elle est justifiée en raison des nécessités de l'instruction. Or, à ma connaissance, après septembre 2002, il n'y a pas eu d'acte d'instruction.

Mme Sandrine LAVIER : Non, je n'ai jamais rencontré M. Cyril Lacombe.

M. le Rapporteur : C'est une des motivations de la demande de prolongation de votre détention. Avez-vous eu connaissance de cela, et est-ce que vous en avez parlé ?

Une autre justification de la prolongation de votre détention était le trouble à l'ordre public « encore accentué par la médiatisation excessive de cette affaire, que seule une mesure de détention est à même d'atténuer. »

Pensez-vous que la médiatisation de l'affaire a eu des conséquences ? Lorsque vous avez fait plaider sur cette demande par le JLD est-ce que cette question a été abordée ?

Mme Sandrine LAVIER : Pas du tout. C'étaient les mêmes motifs qui étaient avancés à chaque fois.

M. Franck LAVIER : C'est même un peu ridicule. Au début, la médiatisation a beaucoup joué. Chacun a joué sa partie. Mais de là à priver quelqu'un de sa liberté en raison de la médiatisation ...

M. le Rapporteur : C'est aussi justifié en partie par le trouble à l'ordre public, avec cette précision qui figure dans la demande : « encore accentué par la médiatisation excessive... ».

M. Xavier de ROUX : Combien avez-vous fait de demandes de mise en liberté ?

M. Franck LAVIER : Je n'en ai pas fait beaucoup, parce que mon avocat a dit qu'il s'occupait de tout.

Mme Sandrine LAVIER : Je ne peux pas vous dire, mais je sais que je me suis déplacée plus d'une fois à la chambre de l'instruction de Douai.

M. le Président : Comment cela se passait-il ?

Mme Sandrine LAVIER : Cela se passait toujours pareil. Quand j'étais sans avocat, je ne restais pas plus de deux ou trois minutes dans le bureau. On me demandait les motifs de ma demande de mise en liberté.

M. le Rapporteur : Est-ce que vous disiez clairement : « Je suis innocente » ?

Mme Sandrine LAVIER : Oui, à chaque fois. J'avais écrit plus d'une fois au juge Burgaud. À chaque fois, je restais deux ou trois minutes dans le bureau, on me disait de quoi j'étais accusée, ce que disait telle personne à mon sujet. On me demandait les motifs de ma demande et on me disait que j'allais recevoir la réponse en maison d'arrêt.

M. le Président : En était-il de même pour vous, monsieur Lavier ?

M. Franck LAVIER : Non, la seule fois où je suis passé à Douai, c'était avec Maître Berton. Sur les soixante détenus qui sont passés là, j'étais le seul à sortir en mandat de dépôt avec un contrôle judiciaire.

Mme Elisabeth GUIGOU : Je voudrais revenir sur les conditions de la garde à vue et sur votre première audition devant le tribunal. À aucun moment de la garde à vue, vous n'avez eu d'avocat ? Ni l'un ni l'autre ?

M. Franck LAVIER et Mme Sandrine LAVIER : Non.

Mme Élisabeth GUIGOU : Lorsque vous êtes arrivés au tribunal, à quel moment le procureur est arrivé ? Il était déjà dans le bureau du JLD ?

M. Franck LAVIER : Tout était prêt.

Mme Élisabeth GUIGOU : Vous n'aviez toujours pas d'avocat ?

Mme Sandrine LAVIER : Non, je suis passée seule.

Mme Élisabeth GUIGOU : Quand avez-vous eu, l'un et l'autre, un avocat pour la première fois ?

Mme Sandrine LAVIER : La seule fois où j'ai vu mon avocat commis d'office, c'était lors d'un des premiers interrogatoires du juge Burgaud. Il s'agissait de Maître Chaumetou, et j'ai dû le voir dix minutes. Il m'a dit de ne pas m'inquiéter, que cela se terminerait très vite, le bla-bla-bla...

M. Franck LAVIER : J'ai vu Maître Wable avec le juge Burgaud, mais quand je suis passé avec le JLD, j'étais tout seul. Je crois que j'ai toujours été tout seul, sauf quand ma famille a trouvé Maître Boulanger, qui a commencé à intervenir.

Mme Élisabeth GUIGOU : Quand avez-vous pris connaissance de l'ensemble de votre dossier ?

M. Franck LAVIER : Après le procès de Saint-Omer.

Mme Sandrine LAVIER : J'ai vu quelques pièces quand j'ai rencontré mon avocat en maison d'arrêt. Et je l'ai vu entièrement à Saint-Omer pendant le procès.

Mme Élisabeth GUIGOU : Qu'est-ce qu'on vous notifiait comme charges ? Est-ce qu'on vous parlait seulement des accusations qui étaient portées contre vous par Mme Badaoui ? Est-ce qu'on évoquait d'autres éléments matériels, ou d'expertise ?

M. Franck LAVIER : Non.

Mme Sandrine LAVIER : C'était toujours argumenté par M. Burgaud : « Des investigations il ressort que... » Il disait qu'il avait des preuves matérielles, alors qu'il n'en avait pas.

Mme Élisabeth GUIGOU : On ne vous a jamais détaillé les preuves matérielles ?

M. Franck LAVIER : Non, et aujourd'hui, toujours pas.

Mme Élisabeth GUIGOU : Est-ce que vos avocats les ont demandées ?

Mme Sandrine LAVIER : Il y a eu plusieurs demandes de faites, y compris de visionner les auditions des enfants. Tout n'a pas été accordé. La plupart des demandes d'actes ont toujours été refusées par le juge Burgaud.

M. Franck LAVIER : Même les avocats avaient du mal à avoir les pièces du dossier.

Mme Sandrine LAVIER : Ils les ont eues longtemps après.

M. Jean-Yves HUGON : Madame, vous avez dit qu'au cours de votre détention, vos codétenues s'étaient assez rapidement rendu compte que vous n'étiez pas coupables. Comment est-ce possible, alors que les personnes qui menaient l'enquête ont mis tant de temps à s'en rendre compte ?

Mme Sandrine LAVIER : C'est à se demander.

M. Jean-Yves HUGON : Vous avez eu malheureusement beaucoup de temps pour penser et repenser à tout cela. Avez-vous essayé de comprendre comment les enfants avaient été amenés à vous accuser de faits aussi graves ?

Savez-vous ce qui a fait que vous n'avez pas pu, pendant l'enquête, prouver votre innocence ? Qu'est-ce qui aurait dû se passer ?

Mme Sandrine LAVIER : On ne nous a jamais écoutés. On a eu beau dire que nous étions innocents, on parlait à un mur.

M. Jean-Yves HUGON : Qui était le mur ?

Mme Sandrine LAVIER : Les enquêteurs, le juge Burgaud, le procureur, le juge des enfants, le JLD, la chambre d'appel de Douai, tous.

M. Jean-Yves HUGON : Si vous aviez pu être confrontés individuellement à vos accusateurs, pensez-vous que cela aurait pu changer quelque chose ?

Mme Sandrine LAVIER : Sûrement.

M. le Rapporteur : Avez-vous fait des demandes de confrontations séparées ?

Mme Sandrine LAVIER : Oui, plusieurs fois, mais elles ont été refusées à chaque fois.

M. Franck LAVIER : Le fait de prouver notre innocence, c'est un peu comme vous dire : il y a du vent mais vous ne le voyez pas. Là, c'est pareil : on est innocent, mais on ne peut pas vous le prouver. Le vent existe, mais on ne le voit pas.

Dans ce dossier, il n'y a pas de preuve matérielle, il n'y a rien du tout. Il n'y a que des paroles d'enfants contre des paroles d'adultes, avec une parole d'enfants qui varie ; et une parole d'adultes qui varie.

On se rattache à l'expertise psychologique ou psychiatrique. Il est un peu trop facile de condamner des gens uniquement sur cette base.

La plupart des dossiers que j'ai vus quand j'étais incarcéré étaient pratiquement copie conforme du mien. Certaines personnes ont été condamnées à douze ou treize ans ou dix-huit ans. S'il y avait eu un huis clos à Saint-Omer, on serait peut-être tous ressortis avec vingt ans.

Mme Sandrine LAVIER : Il n'y a jamais eu de présomption d'innocence. Cela a toujours été la présomption de culpabilité.

M. Franck LAVIER : Depuis l'ouverture de l'instruction on était les bêtes noires de la société et de la pénitence. On était en prison dans la prison. Au début, nous étions vingt-huit dans la cellule. Je peux vous dire qu'il y a de vraies bagarres...

M. Xavier de ROUX : vingt-huit ?

M. Franck LAVIER : Oui, ce sont des dortoirs. Suite à mon transfert au CNPR, je suis passé dans une cellule de seize. Mais quand ça dégénère, ça dégénère. Toute la cellule se bagarre. Qu'est-ce que vous voulez faire, à un contre dix ? En plus, quand on a des accusations de pédophilie, ça devient l'enfer.

M. le Président : Vous avez déclaré dans la presse que, pour faire pression sur vous, on vous refusait même des vêtements de rechange.

Mme Sandrine LAVIER : C'était quand j'ai eu mon transfert judiciaire avant le procès de Saint-Omer. J'étais de nouveau à Loos. Quand je suis arrivée, je me suis retrouvée dans une cellule où il y avait déjà trois filles, qui étaient là pour stupéfiants. On m'a déchiré tous mes vêtements, on m'a fait vivre l'enfer pendant quatre ou cinq jours, on a volé mon alliance, on a déchiré les photos de mes enfants, mon courrier.

M. Jacques REMILLER : « On », c'est qui ? Vos codétenues ?

Mme Sandrine LAVIER : Oui. C'est le procureur, quand j'en ai parlé à la barre de Saint-Omer, qui a téléphoné à la maison d'arrêt pour qu'on me change immédiatement de cellule.

M. François VANNSON : J'ai noté que, lors de votre première comparution avec l'ensemble de vos accusateurs, Mme Badaoui s'était effondrée en larmes. D'après vous, est-ce que parce qu'elle ressentait du remords en raison des accusations qu'elle formulait, ou parce que les événements qu'elle évoquait étaient douloureux pour elle ? Face à cette situation, quelle a été l'attitude du juge Burgaud ?

Mme Sandrine LAVIER : Mme Badaoui s'est levée, elle s'est tournée vers moi, elle s'est mise à pleurer, à jouer la comédie, elle a montré son poing et elle a dit : « Dis au juge tout ce que tu as fait. » C'était le cinéma total. Elle a demandé un mouchoir à son avocat. Le juge Burgaud lui a dit tout doucement : « Asseyez-vous, madame Badaoui. »

M. Jacques REMILLER : Monsieur Lavier, quel a été le rôle du juge des enfants dans l'étude de votre dossier ?

Monsieur et madame, vous étiez voisins du couple Delay-Badaoui. Quelles étaient vos relations avant l'affaire ? Y a-t-il eu un événement qui aurait fait que Mme Badaoui vous accuse ensuite à tort ?

M. Franck LAVIER : Je n'ai pas été en rapport avec le juge des enfants. C'est mon avocat qui a demandé une copie complète du dossier des enfants. C'est là qu'on s'est aperçu que certaines pièces n'étaient pas rattachées à l'instruction. Nous avons notamment trouvé des déclarations de ma fille, où elle parlait d'un des meurtres. Or, ce n'était pas dans le dossier d'instruction. Je ne sais pas si c'est le juge Burgaud, ou quelqu'un d'autre, qui n'a pas voulu le mettre dans le dossier.

Les rapports qu'on avait avec Myriam Badaoui et Thierry Delay, c'était « bonjour bonsoir ». De temps en temps, nous buvions un café ensemble. C'est vrai qu'ils n'avaient pas beaucoup d'argent et qu'ils faisaient beaucoup de porte à porte pour du café ou des bricoles de dépannage, voire de l'argent. Nous les dépannions. Je crois bien que le seul point en commun dans l'affaire d'Outreau, c'est qu'on a tous rendu service à Myriam Badaoui. Mais le retour, c'était pas ça...

M. Jacques REMILLER : D'après vous, c'est la raison pour laquelle elle vous a accusés à tort ? Vous étiez en relation et vous lui rendiez service. Y a-t-il eu un autre événement ?

M. Franck LAVIER : Au début, quand j'étais avec Sandrine, je ne travaillais pas. Mais j'avais un petit monde à nourrir, donc j'ai trouvé du travail. Après on n'avait plus de problèmes financiers, on vivait correctement, comme une famille normale. Eux, ils ne s'en sortaient pas et ils avaient pas mal de problèmes, notamment financiers.

M. Michel HUNAULT : Quand on entend M. et Mme Lavier, on ressent la même émotion que le 18 janvier. On voit bien qu'il y a eu plusieurs dysfonctionnements. La commission va entendre la semaine prochaine le juge Burgaud. On a cru qu'il était la seule cause de tous les dysfonctionnements dans cette affaire.

Je reprendrai la question de Mme Guigou concernant la garde à vue. Vous êtes emmenés à six heures du matin, sans avoir le temps d'habiller les enfants, vous êtes séparés, humiliés. Vous avez dit que le procureur de la République vous avait déclaré : « Reconnaissez les faits, vous ressortirez plus vite. » Le juge demande la prolongation de la détention pour les besoins de l'instruction, mais ne vous écoute pas. J'y vois un certain nombre de dysfonctionnements qui dépassent largement la responsabilité d'une seule personne.

Nous sommes plusieurs à plaider depuis un certain temps pour qu'il y ait un contrôle des gardes à vue. D'emblée vous n'avez pas eu d'avocat. Je voudrais qu'on revienne sur ces conditions de garde à vue. Est-ce qu'on a pris des sanctions du fait de ces comportements ?

J'ai cru comprendre que le garde des Sceaux serait entendu par la commission. Un jour il faudra se pencher sur les conditions de garde à vue. Monsieur le président, les premières heures de garde à vue sont très importantes. C'est à ce moment que des policiers procèdent à des interrogatoires. Ces premières heures sont capitales pour la suite parce que, sous la pression, on vous fait souvent signer des dépositions contraires à la réalité.

M. Franck LAVIER : Je voudrais rajouter quelque chose s'agissant des conditions de garde à vue. Les murs sont souillés de merde, d'éclats de sang. On est pieds nus. Il y a juste des WC à la turque, parfois sans papier, ce qui est gênant. Tout est fait pour que tout citoyen rentrant dans un commissariat de police soit humilié. On vous fait mettre à poil, à quatre pattes. Même quelqu'un de fort craque. On martèle les mêmes questions, il y a un policier qui fait le gentil, il y en a un qui fait le dur. Au bout de sept ou dix heures de garde à vue, on en a marre.

Pendant la seconde garde à vue, on m'a interrogé dix minutes, et on m'a remis en geôle. On m'a ressorti, on m'a réinterrogé une demi-heure, on m'a ressorti, on m'a réinterrogé vingt minutes, on m'a remis en geôle, etc. Cela fait plus tourner la tête qu'avancer l'enquête.

Mme Sandrine LAVIER : C'est à peu près la même chose que mon mari. Ma cellule était très sale. En pleine nuit, un inspecteur est venu tambouriner à ma porte, il m'a réveillée, fait lever et fouillée. Cela aurait dû être une femme inspecteur. Ma couverture était sale, j'en ai demandé une propre, je lui ai tendu la sale et il me l'a jetée à la figure. Il n'a pas voulu m'en donner une propre.

M. Georges COLOMBIER : À propos de Mme Badaoui, vous avez parlé de cinéma. Qu'entendez-vous par là ?

Mme Sandrine LAVIER : Mme Badaoui, devant le juge, faisait la comédie, certainement pour qu'il la croie. Elle faisait tout son possible.

M. Georges COLOMBIER : Maître Lescène nous a dit l'autre jour : « Avouez, vous serez libre, contestez, vous resterez en prison ». Est-ce votre impression ?

Mme Sandrine LAVIER : J'ai entendu ce genre de phrase de la part du juge d'instruction, le jour où Aurélie Grenon était sortie de prison. Elle avait reconnu plusieurs faits. Elle a été libérée sous contrôle judiciaire après cinq mois de prison.

Le juge m'a convoquée après sa sortie pour un interrogatoire, depuis Rouen. Nous étions au mois d'août, il faisait chaud et il a dit : « vous voyez, en ce moment, Mlle Grenon doit être sur la plage en train de se faire bronzer. Vous feriez mieux d'avouer que d'être entre quatre murs. Sachez de toutes façons que vous n'êtes pas près de revoir vos enfants. »

M. le Rapporteur : Il y avait un avocat.

Mme Sandrine LAVIER : Non, j'étais seule ce jour-là.

M. le Rapporteur : Quelle a été votre réponse ?

Mme Sandrine LAVIER : Je lui ai dit que jamais je n'avouerais car j'étais innocente.

M. Jean-François CHOSSY : Dans ces épreuves dégradantes que vous avez eu à connaître, il y a trois étapes : l'interpellation avec la garde à vue, l'instruction et la détention. Après coup, quelle épreuve vous a-t-elle semblé la plus dure à vivre ?

Mme Sandrine LAVIER : En priorité, l'arrestation et qu'on m'ait arraché mes enfants. En deuxième, l'instruction.

M. Jean-François CHOSSY : Durant l'instruction, vous n'avez pas été entendue ?

Mme Sandrine LAVIER : Non, à aucun moment.

M. le Rapporteur : Monsieur Lavier, vous faites l'objet d'accusations concernant Léa. Un examen médical est effectué assez tôt, en septembre 2001 et on s'aperçoit de contradictions. Cet examen médical est un élément objectif. Comment cela n'a-t-il pas pu être exploité pour votre défense ?

M. Franck LAVIER : Je n'ai pas compris que le juge Burgaud continue de questionner Léa dans cette direction. Déjà, moi, en tant qu'adulte et connaissant l'acte sexuel, je m'imaginais mal une telle scène. Mon avocat disait que ce n'était pas possible puisque l'expertise médicale disait qu'elle était vierge. À Saint-Omer, le juge est même venu dire qu'un seul rapport sexuel aurait suffi à la tuer : déchirement, hémorragie interne. Et elle est toujours vivante, heureusement.

M. Xavier de ROUX : Il y avait d'un côté les affirmations de l'enfant et de l'autre des preuves objectives qui démontraient que ses affirmations n'étaient pas fondées. Est-ce par votre avocat que vous avez eu connaissance des interrogatoires de l'enfant ?

M. Franck LAVIER : Je n'en ai eu aucun, je ne savais pas les questions qu'on lui posait. S'agissant de l'audition avec le juge Burgaud, je n'en ai eu qu'une petite partie. J'avais un récapitulatif de toutes les questions qui avaient été posées aux enfants.

M. Xavier de ROUX : Vous ne saviez pas comment sa parole était recueillie ?

M. Franck LAVIER : Non.

M. Xavier de ROUX : Je crois que l'enfant est allée plus loin dans ses accusations : elle a parlé de meurtres dont elle aurait été témoin. L'avocat a-t-il demandé des mesures complémentaires d'expertise, des confrontations ?

M. Franck LAVIER : Je n'ai pas appris tout de suite la déclaration de meurtre. Je l'ai su à Saint-Omer, pendant le procès. Le rapport d'expertise disait que l'enfant n'était pas crédible. Mais quand elle déclarait une double pénétration vaginale et une pénétration anale, on disait qu'elle était crédible ! Et j'ai commencé à me poser des questions sur la nature humaine.

On dit que les enfants victimes aussi bien que les accusés n'ont pas le droit de se rencontrer. J'ai appris par ma fille qu'ils étaient allés au Futuroscope et que pendant trois jours ils ont pratiquement tous dormi dans la même chambre, aussi bien les enfants Delay que ma fille. Elle ne m'a pas précisé la date et je ne peux pas vous dire si c'était avant le procès de Saint-Omer, mais il est sûr que c'était avant le procès de Paris.

M. Xavier de ROUX : Léa a vu les enfants Delay pendant votre incarcération ?

M. Franck LAVIER : Oui. Il y avait des activités à l'UTASS d'Outreau.

M. Xavier de ROUX : Malgré les instructions judiciaires, ils continuaient à se voir ?

M. Franck LAVIER : Cela va même plus loin. On se battait contre quelque chose qu'on ne voyait pas. Notre fille Estelle était placée et, en face, il y avait un enfant Delay. Ils n'allaient pas à la même école, mais les assistantes maternelles se rencontraient devant les écoles, qui n'étaient pas loin. Ils se parlaient. Pendant les activités, on mettait tous les gosses ensemble.

M. Xavier de ROUX : Ils étaient en contact permanent ?

M. Franck LAVIER : Pas permanent, mais fréquent.

M. Xavier de ROUX : Pouvez-vous nous rappeler l'âge de votre belle-fille ?

M. Franck LAVIER : Huit ans.

M. François CALVET : Madame, vous avez dit que vous avez refusé le placement de vos enfants quand vous avez reçu les papiers de la DDASS. Avez-vous eu des nouvelles ? Est-ce que l'institution vous a tenu au courant de ce qu'ils devenaient ?

Mme Sandrine LAVIER : J'ai eu des nouvelles à partir de septembre 2001 par les référentes des enfants. Deux d'entre elles faisaient partie de l'UTASS d'Outreau. Elles s'appelaient Mme Joly et Mme Séneschal. J'ai vu le juge des enfants en novembre 2001 et je devais avoir des nouvelles tous les mois, avec photos, bulletins scolaires, etc. Par les référentes, j'en ai eu tous les trois, quatre, cinq ou six mois.

M. Franck LAVIER : C'était : « Votre fils s'éveille, il commence à faire ses premiers pas. » C'était plus administratif qu'humain. On ajoute une ou deux photos pour faire joli. Quand on se présente chez le juge pour enfants, on vous donne des nouvelles. Ce n'était pas assez.

Ils m'ont pris mon fils quand il avait neuf mois. On le récupère alors qu'il a cinq ans, il va avoir six ans. On n'a pas suivi son évolution, on n'a aucun souvenir, on n'a rien. Sauf trois phrases tous les trois, quatre, cinq ou six mois. Et cela pour chacun des enfants.

M. François CALVET : Pendant la détention, vous avez évoqué des bagarres, des violences entre détenus. Avez-vous subi des sévices de la part des autres détenus ?

M. Franck LAVIER : Je viens d'un quartier chaud de Boulogne-sur-Mer - « Transition ». De ce fait-là, je ne suis pas sujet à me laisser faire. C'est vrai que je me suis battu. Il m'arrivait parfois d'avoir le dessus et parfois de ne pas l'avoir. Mais je n'ai pas subi de sévices sexuels.

M. Léonce DEPREZ : Vous avez dit que lorsque vous étiez devant le juge Burgaud, vous aviez l'impression d'être devant un mur. Vous avez dit aussi que vous avez rencontré le procureur dans le bureau du juge. C'est la première fois que nous entendons évoquer la présence du procureur de la République lors d'un face à face avec les accusés. Le procureur de la République est une personnalité. N'avez-vous pas saisi cette occasion pour crier votre innocence ?

M. Franck LAVIER : Monsieur, on l'a hurlée pendant trois ans et demi !

M. Léonce DEPREZ : Je n'arrive pas à comprendre. Le juge avait son opinion. Le procureur, normalement, est au-dessus. N'avez-vous pas eu l'occasion de dire vraiment ce qu'il en était : votre révolte, la privation de vos enfants, cette injustice ?

Mme Sandrine LAVIER : Oh si ! Je le lui ai dit face à face, clairement et plusieurs fois. Mais rien n'y a fait. Le procureur de la République avait exactement la même opinion que le juge Burgaud ou le JLD.

M. Franck LAVIER : Au début, quand nous sommes passés devant le JLD, il a clairement dit qu'il avait rencontré le juge d'instruction et qu'il était favorable à sa demande.

M. le Rapporteur : Avant que vous vous exprimiez ?

M. Franck LAVIER : Nous sommes passés devant le juge Burgaud. Nous avons dit clairement que nous n'avions rien à voir là-dedans, que c'était immoral, immonde, etc. Ensuite nous sommes passés devant le JLD. Il m'a dit qu'il avait déjà vu avec le juge d'instruction et qu'il était favorable à sa requête.

M. Léonce DEPREZ : Devant le juge Burgaud et devant le procureur, vos avocats ne sont-ils pas intervenus ?

M. Franck LAVIER : Il n'y avait pas le procureur, il n'y avait que le juge Burgaud.

M. Léonce DEPREZ : Quand vous êtes intervenus et qu'il y avait le procureur à côté du juge, vous n'aviez pas un avocat qui aurait pu aussi s'adresser au procureur ?

M. Franck LAVIER : Le juge d'instruction n'était pas dans le bureau. Nous sommes passés devant le juge d'instruction et ensuite devant le JLD.

M. Léonce DEPREZ : Lors de la rencontre entre le juge et le procureur, dont vous êtes le seul à avoir signalé la présence, il n'y avait pas d'avocats à vos côtés pour s'adresser au procureur ?

M. Franck LAVIER : Non, nous avons parlé chacun notre tour. J'ai parlé le dernier. J'ai bien expliqué, clairement, que j'étais innocent, que je n'avais rien à voir là-dedans. Mais j'avais beau marteler mes mots, cela n'a rien changé.

M. le Rapporteur : Est-ce que l'affirmation selon laquelle le JLD était d'accord avec le juge d'instruction a été faite avant que vous vous exprimiez ?

M. Franck LAVIER : Oui.

M. Patrick BRAOUEZEC : À aucun moment vous n'avez eu le sentiment d'être considérés comme innocents ? À partir du moment où vous étiez en garde à vue, vous étiez considérés comme coupables ?

M. Franck LAVIER : Il n'y a pas de doute : nous étions coupables à 100 %.

M. Patrick BRAOUEZEC : On voit déjà bien certains dysfonctionnements : les conditions de garde à vue, la non-présence d'avocats, la non-acceptation de la confrontation que vous aviez demandée, la non-connaissance du dossier. Avez-vous réfléchi à d'autres éléments qui auraient pu vous permettre de montrer que vous étiez innocents ?

M. Franck LAVIER : Les avocats ont demandé toute une panoplie d'actes et rien n'a été fait.

M. Patrick BRAOUEZEC : Vous estimez que vos avocats ont fait leur travail mais que leur travail n'a pas été pris en considération ?

M. Franck LAVIER : Si on demandait blanc, on nous répondait noir.

M. Patrick BRAOUEZEC : Monsieur Lavier, vous avez dit que vous avez sans doute côtoyé dans votre cellule des gens qui étaient dans la même situation que vous. Tout à l'heure, Mme Lavier nous avait dit que certaines codétenues avaient tout de suite vu qu'elle était innocente. Leur regard était pertinent. Monsieur Lavier, pensez-vous que, dans votre cellule, vous avez vu des gens innocents ?

M. Franck LAVIER : Il y avait des détenus qui avaient les mêmes accusations, avec des pénétrations par devant, dont les supposées victimes étaient vierges, et qui ont été condamnés. Il y en avait un qui avait été condamné à dix-huit ans de prison pour le viol d'une femme qui était tombée enceinte. Pourtant, à la suite d'un test de paternité, on s'était aperçu qu'il n'était pas le père.

Il y a un truc qui ne va pas, et ça ne s'arrête pas qu'à nous.

M. Patrick BRAOUEZEC : Pouvez-vous porter une appréciation sur le rôle des médias dans cette affaire ?

M. Franck LAVIER : Ils prennent l'information comme elle vient, ils ne la traitent pas, ils ne cherchent pas à gratter. Ils l'ont fait après. Mieux vaut tard que jamais.

Des informations sortent du Parquet, du commissariat. Tant que la communication ne sera pas bien faite, tant que ce ne sera pas clairement dit, on se retrouvera avec des désastres médiatiques, judiciaires ou politiques.

Parfois il y a les petits qui payent. Et c'est toujours comme ça.

Mme Arlette GROSSKOST : Madame, la séparation d'avec vos enfants a été un déchirement. Excusez-moi, mais était-ce la première fois que vos enfants avaient été mis en famille d'accueil ?

Mme Sandrine LAVIER : C'était la première fois que j'étais séparée d'eux.

Mme Arlette GROSSKOST : Vous n'aviez jamais eu de contacts avec les services sociaux ?

Mme Sandrine LAVIER : Non.

Mme Arlette GROSSKOST : On vous a séparée de vos enfants du jour au lendemain. On les a placés en famille d'accueil du jour au lendemain, quel que soit leur âge respectif. Vous avez demandé que la fratrie soit placée chez un de vos parents. Cela vous a été refusé. Quel motif vous a-t-on opposé ? Qu'aimeriez-vous qu'on puisse changer, au niveau des services sociaux ?

Mme Sandrine LAVIER : Vis-à-vis de notre famille, les services sociaux ont une grande part de responsabilité. Ils ont coupé au maximum le lien familial entre nous et nos enfants. Ils ont empêché tout contact écrit.

Au début j'écrivais une lettre par jour à chacun de mes enfants. En novembre 2001, je suis passée pour la première fois devant le juge des enfants. Il y avait les référentes, Mme Joly et Mme Séneschal que je rencontrais pour la première fois. Elles m'ont demandé de ne plus écrire autant à mes enfants, car cela faisait beaucoup trop pour eux. Elles m'ont demandé d'écrire de moins en moins, ce que j'ai fait. Je suis passée à une lettre par semaine. En trois ans de détention, cela aurait dû leur en faire pas mal.

Léa se trouve aujourd'hui en hébergement long à mon domicile, car elle a demandé à revenir vivre avec sa famille. Je lui ai demandé si au début de son placement elle recevait bien mes courriers, ainsi que ceux de mon mari. Elle m'a répondu que l'assistante maternelle ne lui remettait pas les courriers ; celle-ci l'empêchait de les lire.

Que ce soit les assistantes sociales ou les assistantes maternelles, elles ont une grande part de responsabilité. Elles ont également coupé les liens familiaux avec les grands-parents, en les empêchant de voir leurs petits-enfants. Et entre frères et sœurs, ils ne se voyaient qu'une fois par mois.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Lors des premières assises, malgré les avocats, les juges, les policiers, les experts, vous avez été condamnés. Comment se fait-il, selon vous, qu'on n'ait pas tenu compte de votre parole ?

M. Franck LAVIER : Je suis d'un quartier populaire, avec ses mots, son langage. On n'a que nous. Ce qui a manqué, c'est peut-être que mes parents aient l'argent pour payer un avocat qui travaille bien le dossier. Il a manqué un Français qui parle bien, qui s'exprime correctement, qui ne parle pas patois, qui sache se contrôler.

J'ai été relâché le 27 mai, en plein milieu d'audience. J'avais de l'agressivité contre la civilisation, qu'il a fallu que je gère. J'ai eu à gérer le procès, le contact avec la famille. J'ai eu à parler, à discuter ; en prison, tout ce que vous dites se retourne contre vous. Pour ma part, je n'étais pas en phase avec un procès et cela s'est retourné contre moi.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : On vous a posé des questions ?

M. Franck LAVIER : La première fois dix minutes, la deuxième fois peut-être une demi-heure.

Mme Sandrine LAVIER : Saint-Omer n'avait rien à voir avec Paris. À Paris, il y avait beaucoup plus d'humanité, alors qu'à Saint-Omer, c'étaient des questions-réponses sans chercher aucun détail. À Paris, c'était plus détaillé, la présidente cherchait vraiment à comprendre, on était plus à l'aise, on arrivait mieux à s'exprimer.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Avez-vous vérifié, par l'intermédiaire de vos avocats, si vous figuriez sur le fichier des personnes suspectées ou ayant fait l'objet de mises en cause pour agressions sexuelles ? Avez-vous fait la demande pour ne plus y figurer ?

Mme Sandrine LAVIER : On a fait la demande directement à Paris et on attend.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : L'acquittement n'a pas d'effet sur le maintien de la personne mise en cause sur ce fichier. Même lorsqu'on est acquitté, il faut demander à ne plus y figurer.

M. Guy LENGAGNE : Il y a deux mois jour pour jour, vous avez été déclarés non coupables. Mais vos épreuves ne sont pas terminées, dans la mesure où vous n'avez pas récupéré vos enfants. Pour quelles raisons ? Quelles démarches avez-vous entreprises ?

Mme Sandrine LAVIER : Je me bats depuis quatre ans et demi et je continue à me battre pour mes enfants.

Léa a fait la demande elle-même de revenir définitivement vivre avec nous. La juge Sophie Carlier lui a répondu que c'était trop rapide. Elle a donc refusé la levée du placement, elle a seulement accepté un hébergement long, avec un suivi d'orientation éducative avec des psys - suivi qu'elle a aussi imposé aux deux petits. J'en ai plus que marre des suivis psychologiques, des services sociaux, des éducateurs et tout ce qui s'ensuit ! Nous aimerions bien reprendre une vie de famille tranquille. Ce truc est mis en place pour six mois. J'ai prévenu mon avocat que je ne respecterai pas ce suivi éducatif, car mes enfants eux-mêmes ne veulent pas. Je ne me rendrai donc pas aux convocations.

Estelle est encore placée en famille d'accueil, depuis 2001. J'ai demandé à la récupérer. La juge refuse de me la rendre. Je ne la vois que deux heures tous les mercredis. Le motif ? C'est qu'elle est toujours considérée comme une présumée victime.

Mme Badaoui a reconnu à Paris, à la cour d'assises, que mes enfants n'avaient rien subi de leur part, et que c'était des mensonges. Mais comme ils ont été condamnés en première instance pour viols avec agressions sexuelles sur Léa et Estelle, et la juge les considère toujours comme des présumées victimes.

M. Georges COLOMBIER : Il n'est pas normal qu'ils ne puissent pas récupérer leurs enfants alors qu'ils sont acquittés. C'est révoltant.

M. Alain MARSAUD : Que peut faire la commission d'enquête parlementaire face à cette situation à la Kafka ? Une adresse au garde des Sceaux ? Le juge des enfants est indépendant. Mais quelle démarche pourrions-nous faire ?

M. Jacques REMILLER : Je partage ce qui vient d'être dit. N'existe-t-il pas une procédure d'appel au tribunal contre la décision du juge des enfants ?

Mme Sandrine LAVIER : Nous avons fait appel de la décision rendue au mois de décembre par la juge Carlier, qui a ordonné à nouveau le placement de Léa et Estelle, pour un an. Cela nous renvoie à fin 2006. Et cela avec un suivi psychologique, une thérapie de groupe. Nous passons le 7 mars à la chambre d'appel de Douai.

M. Franck LAVIER : Avant Outreau, nous étions une famille normale, maintenant nous nous retrouvons avec cinquante référents, juges des enfants, etc. On ne comprend pas. C'est comme un puzzle dont on a battu les pièces et qu'on ne peut pas reconstruire. Je suis désolé : le 29 mai 2001, on nous a pris nos enfants, on nous a séparés du jour au lendemain. Je ne vois pas pourquoi, eux, de leur côté, prendraient leur temps pour nous rendre nos enfants.

M. le Président : Je crois que nous allons en rester là. Je vous propose, mes chers collègues, que nous débattions de la question à huis clos l'une de nos prochaines réunions. J'ai bien entendu les interpellations de certains membres de la commission sur les pouvoirs, à mon avis très hypothétiques, que nous aurions d'intervenir dans ce dossier judiciaire en cours. Cela dit, nous allons envisager tous les moyens de sensibiliser les autorités compétentes à cette situation.

Monsieur et madame Lavier, la commission, unanime, vous souhaite de retrouver le plus vite possible vos enfants. Je vous remercie.

Audition de Maîtres Éric DUPONT-MORETTI,
avocat de Mme Roselyne GODARD
et Julien DELARUE,
avocat de M. Daniel LEGRAND (père)



(Procès-verbal de la séance du 31 janvier 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Nous allons maintenant entendre Me Éric Dupond-Moretti, qui a été l'avocat de Mme Roselyne Godard, et MJulien Delarue, qui a été l'avocat de M. Daniel Legrand père.

Maîtres, Je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la Commission d'enquête. Au préalable, je souhaite vous informer de vos droits et obligations.

En vertu de l'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal, réprimant la violation du secret professionnel et de l'article 226-14 du même code, qui autorise la révélation du secret en cas de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Cette même ordonnance exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

(Maître Éric Dupond-Moretti et Maître Julien Delarue prêtent serment).

M. le Président : Je m'adresse maintenant aux représentants de la presse pour leur rappeler les termes de l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse. Celui-ci punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. Je vous inviterai donc à ne pas citer nommément les enfants qui ont été victimes de ces actes.

Je vous propose de nous exposer l'affaire d'Outreau telle que vous l'avez vécue et que vous la vivez encore. Puis nous procéderons aux questions.

Me Julien DELARUE : Comme vous l'avez rappelé, je suis intervenu dans le cadre de cette procédure, pour soutenir les intérêts de M. Legrand père en première instance, puis pour soutenir les intérêts de M. Legrand fils, avec Maître Dupond-Moretti, en appel.

Je suis intervenu tardivement, après le premier avocat de Daniel Legrand père, alors que la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai, confirmant l'ordonnance de mise en accusation rendue par le juge d'instruction, M. Lacombe, avait renvoyé M. Daniel Legrand père devant la cour d'assises de Saint-Omer.

J'ai rencontré pour la première fois cet homme dans les geôles de la chambre de l'instruction de Douai. Pour le rencontrer et m'entretenir avec lui de son dossier, nous profitions de la possibilité qu'il avait de déposer une demande de mise en liberté. En effet, il était alors détenu à Fresnes.

Je garderai longtemps l'image de cet homme, derrière les grilles de ce parloir, qu'on décrivait dans les médias comme étant l'un des chefs de ce réseau de pédophilie gérant de sex-shop à Boulogne-sur-Mer et propriétaire de deux maisons en Belgique flamande. J'ai constaté très vite, sans avoir besoin de discuter avec lui des éléments de son dossier, qu'il y avait un véritable décalage entre l'image qu'on donnait de lui et ce que je voyais.

Nous déposons de nombreuses demandes de mise en liberté qui, toutes, seront rejetées malgré des efforts redoublés devant la chambre de l'instruction.

Vous avez déjà rencontré Daniel Legrand père et fils, et j'imagine que vous avez pu mesurer l'ampleur de ce désastre et constaté que la machine judiciaire peut se transformer en machine à broyer les gens.

Leur situation est emblématique. À la différence de l'ensemble des autres acquittés, ils n'avaient rien à voir avec la Tour du Renard. Ils habitaient à plus de 15 kilomètres. Ils ne connaissaient ni les Delay, ni même leur entourage. Certains, comme Pierre Martel, M. et Mme Franck Lavier, avaient été mis en cause parce qu'ils vivaient à proximité des enfants. Or, ce n'était absolument pas le cas de Daniel Legrand père et fils.

Ma première grande surprise, quand j'ai lu le dossier, fut provoquée par l'interrogatoire de Mme Myriam Badaoui par le juge d'instruction M. Fabrice Burgaud, alors qu'elle n'était pas assistée de son avocat, le 27 août 2001 - cote D 548, page 2. Lors de cet interrogatoire, cette femme va dénoncer l'existence d'un réseau. Elle évoque la boulangère, le taxi Martel et dit : « Il y avait un Dany, qui en réalité s'appelle Daniel Legrand. C'est lui le gérant du sex-shop et le chef du réseau. Il a un fils qui s'appelle également Daniel Legrand. Il est propriétaire de maisons en Belgique dans lesquelles des viols sont perpétrés. »

On se demande comment cette femme a pu mettre en cause, d'une manière qui semble spontanée, Daniel Legrand père et fils, en précisant justement qu'ils portaient le même nom. Il y a beaucoup de Legrand dans le Pas-de-Calais. Mais deux Daniel, cela semblait prouver qu'elle connaissait ces deux hommes.

Un des enfants de Myriam Badaoui, en juin 2001 évoquera devant l'une de ses assistantes maternelles une personne qui s'appelle Dany. Il ne va pas l'écrire, il va le dire. L'assistante maternelle va recopier les propos de l'enfant en indiquant « Dany le grand qui habite en Belgique, il nous fait des manières avec le taxi Martel, etc. » Ce document va être remis aux services de police, qui vont le rédiger ainsi : « Dany Legrand », le grand devenant un nom de famille. On n'a pas de certitude, mais on part de cette hypothèse.

Le 20 juin 2001, par commission rogatoire, le juge d'instruction demande de rechercher un Dany Legrand, qui habiterait en Belgique. La seule investigation qui est faite consiste en un coup de fil passé par les policiers français à l'attention des policiers belges de Mouscron, qui est le commissariat gérant les relations entre la France et la Belgique s'agissant des délits frontaliers. Les policiers belges répondent qu'ils n'ont pas de Dany Legrand habitant en Belgique, mais qu'ils ont eu à connaître du cas d'un jeune garçon qui s'appelle Daniel Legrand et qui a été attrapé ici pour des chèques en bois. Son père s'appelle aussi Daniel Legrand. On tombe donc sur le père parce qu'on a identifié le fils pour des chèques en bois.

Il est mentionné au bas du procès-verbal que le juge d'instruction a été informé par voie téléphonique de ces éléments. Nous sommes le 23 août 2001.

Le 27 août 2001, Myriam Badaoui donne le nom de Daniel Legrand père et de Daniel Legrand fils. Ce qui était initialement dans la bouche de l'un de ses enfants « Dany Legrand ou le grand » dont on ne savait pas si c'était un nom de famille ou un adjectif qualificatif, devient Dany Legrand. Et Myriam Badaoui scelle le sort de ces hommes.

Concernant le juge d'instruction, dont il n'est pas question ici de faire le procès, je garde la conviction que maladroitement, mais pas sciemment, il a donné ces éléments d'information à Mme Badaoui ; il n'y a pas d'autre explication possible.

Si, par la suite on avait pu étayer les déclarations de cette femme en démontrant qu'elle les connaissait, qu'elle les côtoyait, les choses eussent été fort différentes. Mais tout ce qu'elle va donner pour décrire ces deux hommes ne correspond en rien avec la réalité de leur vie. Elle va parler d'un gérant de sex-shop, ce n'est pas vrai ; d'une maison en Belgique, ce n'est pas vrai et on a vérifié ; qu'il était chef de réseau et qu'il était tout le temps avec eux. Or, il a travaillé pendant trente ans auprès de la même société, et il a d'ailleurs toutes les médailles du travail.

Le juge d'instruction se trouve alors prisonnier des explications qu'a données cette femme, manifestement induites par une erreur qu'il a commise, et on ne va jamais revenir en arrière.

Lorsqu'il constate que la Belgique, cela ne marche pas, le sex-shop non plus, que M. Daniel Legrand ne peut pas correspondre à la description qu'en a donnée Mme Badaoui, il ne posera plus une seule question ni sur le sex-shop, ni sur la Belgique, ni sur le réseau.

Au lieu de dire à Mme Badaoui : nous avons fait des vérifications et il se trouve que ce que vous nous avez expliqué est faux, dites-moi pourquoi vous avez menti, il éludera les questions qui dérangent. C'est ce qu'il aurait fait s'il avait instruit à décharge. S'il l'avait fait, peut-être que cette procédure aurait connu un sort différent. M. Daniel Legrand fils sera incarcéré lui aussi. Vous connaissez les explications qu'il fournira alors au juge d'instruction pour sortir de prison.

Je suis un jeune avocat, je suis dans ma septième année d'exercice et cette affaire m'a beaucoup ému à la fois sur le plan humain et sur le plan professionnel. Elle m'a amené à avoir un regard accru sur la manière dont fonctionne notre procédure, sur le manque d'humanité dont elle est empreinte.

La garde à vue, de manière générale, exerce une pression psychologique puissante. On s'aperçoit à quel point les gardes à vue subies par les acquittés d'Outreau ont été violentes. Daniel Legrand fils recevra une gifle en plein visage, au moment où il pense qu'on va venir l'interroger. Les policiers mentiront à Daniel Legrand père lors de sa garde à vue. Ils lui diront : « Vous avez l'air de dire que toutes les personnes - David Delplanque, Aurélie Grenon, Mme Badaoui dont je vous ai parlé hier - se trompent. Comment pouvez-vous expliquer que ces personnes parlent d'un Daniel Legrand, qui a un fils du même nom et du même prénom, et qu'une des personnes précise qu'un nommé Daniel Legrand a eu des problèmes avec la justice belge ? » En réalité, personne n'a jamais dit cela. Ce mensonge patent aurait pu être lourd de conséquences.

Il faudrait que votre commission réfléchisse et envisage de changer cela. Historiquement, la garde à vue était le temps relativement court durant lequel le suspect était sous la surveillance des gardes avant d'être entendu par le juge. Ensuite elle s'est considérablement étendue : 24 heures, 48 heures, 96 heures. On pense que la garde à vue est le moment où l'on va pouvoir recueillir la vérité. L'avocat peut intervenir à la première heure, mais il n'a pas accès à la procédure, sauf si un OPJ le met au courant de ce qui est reproché à son client. Il ne voit ce dernier que vingt minutes et ne peut que lui rappeler ses droits, savoir s'il va bien et faire une fiche d'observation. C'est totalement insuffisant.

C'est le procureur de la République qui peut contrôler le bon déroulement d'une garde à vue. Mais comment éviter les dérapages qui vous ont été contés : Alain Marécaux accroché à une chaise et au sol, Daniel Legrand fils qui reçoit une gifle, etc. ? Je me demande s'il ne convient pas que l'avocat puisse intervenir de manière bien plus évidente.

Parallèlement, on vous a rappelé les conditions de garde à vue. Moi qui suis régulièrement de permanence, je m'entretiens avec une personne qui se trouve derrière une vitre si sale qu'on voit à peine à travers. Les intéressés dorment dans des cages, sur du ciment. On mélange tout le monde. Le climat de tension est intenable. Les locaux de garde à vue dans les commissariats sont à des lustres de l'idée qu'on peut se faire raisonnablement d'une société démocratique. Le contrôle actuel est absolument insuffisant.

Faut-il utiliser une vidéo ? Je ne pense pas qu'elle puisse tout résoudre, mais le fait de filmer des auditions permettrait en tout cas d'éviter la maltraitance et de procéder à un contrôle. Les avocats pourraient être présents dès ces auditions et s'assurer que la personne est entendue dans des bonnes conditions. Le dossier d'Outreau est significatif sur ce point ; les problèmes ne sont toujours pas résolus.

Des collègues plus expérimentés que moi ont eu à connaître de certaines réformes concernant le juge d'instruction. Certaines ont avorté, comme celle instituant la collégialité de l'instruction. Quelles réformes conviendrait-il d'entreprendre ?

On a parlé de la jeunesse du juge d'instruction. Je pense que c'est un élément à évoquer. Je me suis moi-même interrogé sur ce que j'aurais fait si j'avais été à la place de cet homme, débordé par l'émotion, avec des faits extrêmement lourds à gérer et devant instruire à charge et à décharge.

Le juge d'instruction n'est pas le seul responsable, mais il est au cœur de l'instruction, qu'il dirige en collaboration avec le Parquet, lequel a été dramatiquement absent dans cette affaire. M. Gérald Lesigne était à la cour d'assises : c'est la première fois qu'il voyait M. Pierre Martel, qui était en détention depuis trente mois, et il a commencé alors à comprendre qu'il y avait un certain nombre de difficultés.

Vous aurez donc prioritairement à vous pencher sur le rôle du juge d'instruction qui doit être à la fois juge, c'est-à-dire équitable, impartial, et enquêteur qui poursuit une vérité et peut en être prisonnier. La conviction de M. Fabrice Burgaud, relayée par les convictions des autres magistrats, a conduit en partie à la catastrophe que nous connaissons.

Venons-en au rôle des avocats. Maître Éric Dupond-Moretti et moi-même avons fait des demandes d'actes, notamment de confrontations séparées. Elles ont toutes été rejetées. Ces rejets sont le signe très clair, sur le plan de la procédure, de la conviction du juge d'instruction et de la chambre de l'instruction, qui va suivre ce dernier. Le président de la chambre de l'instruction ira même jusqu'à refuser de la saisir.

Des confrontations séparées auraient permis de mettre en lumière beaucoup de choses. M. David Delplanque va essayer à plusieurs reprises de parler, de dire la vérité. Il lui était difficile de revenir sur ses mensonges. Si nous avions été en face de chacun, si nous avions pu poser des questions à chacun, nous aurions pu mettre en lumière des discordances flagrantes. Cela aurait évité que chacun, lors des auditions, n'équilibre son propos sur celui de l'autre.

Le culte de l'aveu est au détriment des preuves. M. Daniel Legrand père a été décrit comme gérant de sex-shop, propriétaire de maisons en Belgique et chef de réseau. On n'a jamais saisi aucune de ses fiches de paie où l'on voit qu'il fait l'objet de plusieurs saisies-arrêt sur salaire ; on peut y vérifier son emploi du temps et constater qu'il n'a pas d'absences injustifiées. Je ne disconviens pas qu'en matière de crime sexuel ou d'agressions sexuelles la recherche de la preuve soit très délicate. Mais, dans une logique d'instruction à décharge, on doit rechercher ce qui permettrait d'innocenter les personnes mises en cause.

On va démontrer que Mme Badaoui a menti. Mais plutôt que de la mettre face à ses mensonges, pour parvenir à la manifestation de la vérité, on va les écarter. Ses mensonges n'apparaissent plus.

Prenons l'interrogatoire récapitulatif de Mme Badaoui. M. Burgaud va lui poser à chaque fois la même question, en disant : « Il ressort des investigations que... » En réalité, il ne ressort rien des investigations, il ressort exclusivement de la parole de Mme Badaoui que... Cela conforte Mme Badaoui dans ses accusations. Cet interrogatoire récapitulatif est un véritable réquisitoire, qui supprime tout espoir.

Le juge d'instruction est pris entre les fonctions de juge et d'enquêteur. S'il est animé d'une conviction mensongère, si aucun garde-fou ne fonctionne, et c'est ce qui s'est passé en l'espèce, tout dérape. Le dossier n'est plus fondé que sur cette conviction. L'impartialité disparaît, le souci d'équité aussi. L'ensemble des demandes d'actes sont rejetées puisqu'on considère que ces gens sont déjà coupables.

Sans doute faudra-t-il envisager sérieusement que le juge d'instruction soit séparé de l'enquête, dont le procureur serait intégralement chargé. On laisserait le parquet assumer sa fonction originelle qui consiste à enquêter, à poursuivre les éléments à charge. Les avocats seraient toujours autorisés à solliciter des demandes d'actes. Le juge arbitrerait les éléments fournis par l'accusation et par la défense.

Selon la loi, le recours à la détention provisoire doit être exceptionnel. Or, c'est devenu le principe. La loi parle d'une durée raisonnable, s'étant alignée sur ce point sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Or, tout est fait pour la prolonger, notamment par le jeu des ordonnances de prise de corps, d'un an et de deux fois six mois jusqu'à la durée du procès.

La détention peut être un moyen de pression. Aurélie Grenon est libérée assez rapidement. Elle a l'âge de Daniel Legrand fils. Elle s'accuse et elle l'accuse. D'où les explications et les aveux totalement faux du jeune homme qui va se dire que le fait d'avoir reconnu les faits a permis à Aurélie Grenon de bénéficier de la clémence du juge. Ce jeune homme de dix-neuf ans, qui ne verra sa mère qu'après sept ou huit mois de détention, totalement seul, sans rien dire à son avocat, avouera dans l'espoir d'obtenir la liberté. Il a d'ailleurs déposé une demande de mise en liberté deux jours après avoir envoyé sa lettre d'aveux au juge d'instruction. Comme il ne sort pas, il va tenter autre chose et prétendra, dans une lettre, avoir assisté au meurtre d'une petite fille. De ce fait, l'instruction prendra une dimension totalement folle.

Au centre, il y a la problématique de la détention provisoire et de la présomption d'innocence rappelée depuis 2000 par l'article préliminaire du code de procédure pénale. Car les critères qui permettent de placer quelqu'un en prison sont nombreux. Ils sont tels que, si on considère quelqu'un comme coupable lorsqu'il arrive dans le bureau du juge d'instruction, il sera bien en peine, même s'il est bien défendu, de recouvrer la liberté à l'issue de sa mise en examen.

Parmi les critères retenus dans l'affaire d'Outreau, il y avait : « le regard qu'il porte sur les faits qu'il nie. » Il nie, donc il ment ! Cette interprétation est caractéristique de l'état d'esprit d'alors. Cela explique en partie le comportement de Daniel Legrand fils qui se dit : « Je suis en détention en partie parce que je nie ; si je reconnais les faits, aussi farfelus soient-ils, j'obtiendrai ma remise en liberté. »

Il y avait aussi, parmi ces critères, le « trouble à l'ordre public », qui permet en tout état de cause de garder quelqu'un en prison. Car le magistrat peut avoir une appréciation très subjective de ce que peut être le trouble causé à l'ordre public. Dans une affaire de cette nature, ce fut un moyen incontournable de maintenir les gens en prison.

L'institution du JLD répondait à de bons sentiments : elle visait à enlever au juge d'instruction sa capacité de placer les gens en prison, afin qu'il se consacre exclusivement à l'enquête. Or cela ne change rien. Il n'y a pas davantage de remises en liberté sous contrôle judiciaire. Le plus souvent, l'ordonnance de saisine du juge d'instruction sera l'ordonnance de placement en détention, par le biais d'un simple copié-collé.

Cette procédure est parfaitement hypocrite. On a beau avoir un avocat, la décision est prise. L'appréciation que le magistrat portera sur le fond du dossier prendra le pas sur le reste. L'avocat ne sera qu'un avocat alibi et la décision du JLD ne viendra que relayer l'ordonnance de saisine.

Cela dit, les réformes ne serviront à rien si on ne donne pas à la justice les moyens de préserver la liberté. Le juge d'instruction peut se dire que la personne concernée n'ayant pas de garantie de représentation, il sera plus simple de la placer en détention provisoire. Mais quand on fait le cumul du coût de la détention et des indemnisations des personnes acquittées, relaxées ou ayant fait l'objet d'un non-lieu, on peut se demander si cela ne vaudrait pas la peine d'utiliser ces fonds pour financer intelligemment des suivis de contrôle judiciaire. En cas de contrôle judiciaire, quand la personne vient à l'audience, il arrive souvent que le tribunal ne dispose pas du rapport du rapporteur du contrôle judiciaire.

Avec des fonds supplémentaires, on pourrait s'assurer que la personne a trouvé une formation ou un travail, qu'elle suit un traitement psychologique ou médical, et qu'elle remplit ses obligations. Je pense qu'on pourrait étendre l'utilisation du bracelet électronique qui commence à bien fonctionner, et qui est régulièrement sollicitée. Le bracelet électronique préserve la liberté sous condition et évite des souffrances inutiles.

Si la détention s'impose, qu'elle reste humaine et digne. Lydia Mourmand, la sœur de François Mourmand, a attendu six mois un permis de visite. Daniel Legrand père, qui habite Wimereux, a été envoyé à Fresnes, à 400 kilomètres de chez lui. On n'a jamais compris pourquoi. Son épouse, qui s'était retrouvée sans le sou, n'a pu rencontrer son mari pour la première fois que grâce aux journalistes de la télévision belge qui enquêtaient sur l'affaire.

Je fréquente de nombreuses maisons d'arrêt. Les détenus sont entassés, les cellules sont dans un état de délabrement épouvantable. J'en veux pour preuve les photos du corps de François Mourmand dans sa cellule. Il faut signaler le sort qui est réservé aux « pointeurs » et qui amène les gens à ne pas sortir parce qu'on leur jette des pierres, qu'on leur donne des coups de cutter, qu'on leur urine dessus, etc. Il faudrait enfin se pencher sur les traitements médicamenteux dispensés en prison. Je pense aux anxiolytiques et aux antidépresseurs. Comme il y a accoutumance, on augmente les doses. François Mourmand en est mort.

Comment pourrait-on restaurer l'équilibre entre les parties dans le cadre de la procédure pénale ?

J'ai évoqué la présence de l'avocat pendant la garde à vue et je pense qu'il serait bon de réformer notre loi dans ce domaine.

Un véritable progrès a eu lieu au cours de l'instruction, dans la mesure où les avocats ont maintenant gratuitement accès aux copies du dossier. Malheureusement, les moyens mis à la disposition des tribunaux pour faire ces copies et les leur remettre dans des délais raisonnables sont insuffisants. Il m'a fallu attendre plus de sept mois pour obtenir la copie intégrale du dossier de la procédure ! C'est ahurissant. Il faudrait donc renforcer ces moyens.

La procédure est contradictoire. Les avocats doivent pouvoir connaître le déroulement de l'instruction, et ce de façon immédiate. Le Parquet en a une copie qui lui est immédiatement délivrée. Il n'y a pas de raison pour que l'avocat ne puisse en avoir très rapidement une, dans des délais bien plus raisonnables qu'actuellement.

M. le Président : Je vous remercie. Je passe la parole à Maître Éric Dupond-Moretti, qui était l'avocat de Mme Roselyne Godard.

Me Éric DUPOND-MORETTI : Si je devais résumer mon intervention en une phrase, je vous dirais trois choses : notre institution n'a pas la culture du doute ; les droits de la défense sont manifestement insuffisants ; nous n'avons pas, dans notre pays, de procès équitable au sens de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Le fil conducteur de ce cataclysme, c'est l'émotion légitimement suscitée par les enfants victimes. Aujourd'hui, une autre émotion s'est manifestée, notamment depuis l'audition des acquittés. Cette émotion me fait craindre des dérives très graves. La première serait que vous considériez que l'affaire d'Outreau est une affaire unique, une sorte d'objet judiciaire non identifié et qu'elle ne ressemble pas aux autres affaires. Or, en 2003, 500 personnes détenues ont bénéficié d'un non-lieu. Même si vous considérez que sur ces 500 personnes, il y avait 250 coupables, il reste 250 innocents... soit un Outreau par semaine !

Des signaux d'alarme avaient été tirés. Je pense à l'affaire Chalabi, qui est au terrorisme ce qu'Outreau est au droit commun. Évidemment, les Français ne se sont pas reconnus dans les victimes de Chalabi comme ils se reconnaissent aujourd'hui dans les victimes d'Outreau. J'affirme devant votre commission et sous la foi du serment que j'ai prêté, que je connais cinquante juges Burgaud. Les conditions de garde à vue et d'instruction qui vous ont été décrites sont les conditions ordinaires de notre justice ordinaire.

J'ai défendu en décembre, avant l'ouverture du procès d'Outreau, avec Maître Hubert Delarue, un couple qui a été acquitté. C'était le même dossier. Nous disions alors que c'était le galop d'essai d'Outreau. Le juge d'instruction s'est aussi mal comporté que le juge Burgaud. Je suis sûr qu'il poursuivra une très brillante carrière. Mais personne ne le sait et personne ne s'est arrêté sur cette affaire.

Le risque majeur est qu'on considère Outreau comme un cas unique et que l'autopsie de ce dossier n'amène pas de réforme susceptible de modifier la procédure judiciaire telle que nous la connaissons.

Le deuxième risque est qu'on considère que le juge Burgaud est responsable de tout. Jusqu'à l'ouverture du procès de Paris, et même jusqu'à sa clôture, il a été soutenu par toute sa hiérarchie. Il a été applaudi devant une commission du Sénat. Il a touché la prime de 10 %. On racontait, avant l'ouverture du procès de Paris, que certains acquittés de première instance devraient aller à Notre-Dame mettre un cierge. Et vous avez entendu qu'on n'a toujours pas rendu aux Lavier leurs enfants, parce qu'on considère peut-être encore qu'il n'y a pas de fumée sans feu.

Il y a eu, dans ce dossier, soixante magistrats, et aucun n'a tiré la sonnette d'alarme. Quand on regarde l'acte final d'accusation et les pièces du dossier, on se demande comment les secondes ont pu donner naissance au premier. On reproche en réalité au juge Burgaud de ne pas s'être comporté comme le juge du siège qu'il est, alors que sa fonction lui impose de se comporter exclusivement comme un procureur.

L'institution aujourd'hui est heureuse de l'avoir parce qu'il porte le nom du malheur et que cela permet à beaucoup de ne se poser aucune question. Je rappelle tout de même que lorsqu'il apparaît devant le juge de Saint-Omer, il est accompagné de Mme Caillebotte, magistrat du Parquet de Paris chargée de la communication. Tout le monde sait qu'il a été « coaché » pour préparer son système de défense, et ce à la demande des plus hautes autorités judiciaires. Il est un peu facile aujourd'hui de lui faire porter le poids de la responsabilité d'un système.

C'est l'institution qui est en cause. Elle a d'autant moins d'excuses que soixante magistrats ont vu ce dossier et que personne, ni à la chambre de l'instruction, ni au Parquet général, ni à Boulogne-sur-Mer, n'a tiré la sonnette d'alarme alors que des avocats avaient soulevé par écrit, oralement, au travers de demandes d'actes, de demandes de remise en liberté, toutes les difficultés du dossier.

L'institution est d'autant plus coupable à mes yeux que nous vivons en France et que les principes existent. La présomption d'innocence est un principe constitutionnel. Que le juge d'instruction instruit à charge et à décharge, que la détention est l'exception : c'est écrit en toutes lettres dans notre droit positif.

La formation universitaire des juges et des magistrats les amène à connaître certains grands principes, aux rangs desquels le doute, le fait que le droit peut se distinguer de la morale et que la procédure est sœur jumelle de la liberté.

Quand notre institution se comporte comme elle se comporte, le moins que l'on puisse dire est qu'elle ne respecte pas nos principes.

Notre institution n'a pas la culture du doute. La justice a besoin de convictions et de certitudes. Elle n'a pas non plus la culture des droits de l'homme. Toutes les avancées en matière de droits de l'homme, dans notre pays, ont été obtenues sous les coups de boutoir de la Cour de Strasbourg. Je pense, tout récemment, à l'interdiction pour les juges d'instruction de mettre sous écoutes les parloirs en prison ; à la législation sur les écoutes téléphoniques ; et à certaines autres avancées sur la détention raisonnable.

L'avocat n'est pas le bienvenu dans la procédure pénale française. Il est un intrus. Il y a d'abord des raisons humaines à cela : l'avocat, c'est celui qui vient vous apporter la contradiction qui, par nature, est insupportable. Le grand juge est celui accepte d'entendre autre chose que sa propre conviction.

C'est la première fois, mesdames et messieurs, que vous avez la possibilité de plonger au cœur d'une affaire judiciaire. D'abord parce que ce n'est pas dans les usages. Ensuite parce que c'est un délit. Je vous rappelle les dispositions de l'article 434-25 du code pénal qui fait interdiction de jeter le discrédit sur une décision de justice, ce que nous sommes tous en train de faire.

Depuis vingt ans, quarante réformes de la procédure pénale se sont succédé. La procédure pénale n'est ni de gauche ni de droite. J'avais naïvement cru que le consensus nécessaire entre les droits de la défense d'un côté et du Parquet de l'autre avait pu être trouvé lorsque le Parlement avait voté la loi Guigou - que M. Devedjian avait souhaité appeler la « loi Chirac », tout en précisant qu'on n'était pas allé assez loin.

On peut renforcer à la fois les droits de la police et du parquet tout en renforçant parallèlement les droits de la défense. Les uns ne peuvent pas en permanence être opposés aux autres. Par exemple, on peut décider d'allonger le délai de garde à vue ; mais que l'on permette à l'avocat et à la défense de venir en garde à vue. On peut décider d'allonger les horaires pendant lesquels on peut pratiquer une perquisition ; mais que l'on permette à la défense d'assister à la perquisition. On ne peut pas à la fois pleurer sur les gens d'Outreau et ajouter tous les jours une page nouvelle au code pénal.

Qu'a-t-on fait ces derniers mois ?

En matière de terrorisme, on a étendu la durée de la garde à vue. Vous vous souvenez sans doute des déclarations du garde des Sceaux sur la présence indésirée et indésirable de l'avocat.

On a permis des comparutions immédiates en matière correctionnelle, où l'on peut juger en un quart d'heure des gens qui encourent vingt ans d'emprisonnement ; certains de ceux-là, d'ailleurs, auraient pu être envoyés en correctionnelle, non pour des faits de nature criminelle, mais pour des faits de nature délictueuse.

On a échafaudé toute une législation sur le témoin anonyme, ce qui interdit naturellement la confrontation.

On a prévu une peine plancher lors de la dernière loi sur la récidive. Et le juge, s'il n'envisage pas de placer en détention, doit spécialement motiver sa décision : c'est le monde à l'envers !

On a instauré le plaider-coupable. C'est un recul considérable des droits de la défense. Je ne veux pas faire l'apologie du mensonge, mais tant que les mis en examen pourront mentir, la charge de la preuve reviendra au parquet.

Vous avez permis le maintien en détention du mis en examen sur simple appel du procureur. Comme si le simple appel de l'avocat permettait, de facto, la mise en liberté.

Enfin, on a supprimé le droit au silence. Quand on pleure ici sur les conditions de la garde à vue, on peut regretter que certains de ces hommes ou de ces femmes n'aient pas pu en bénéficier.

Quelles réformes pourrait-on envisager, partant du dossier d'Outreau ?

La garde à vue est encore la même aujourd'hui que dans les années cinquante. Je vous ai amené un extrait d'un livre du commissaire Lambert, professeur à l'école de police :

« Il faut bien reconnaître qu'il existe un degré inférieur de torture qui ne tombe pas sous le coup de la loi, qui ne vicie même pas la procédure et qui aide grandement l'officier de police dans son interrogatoire du criminel. N'est-ce pas une forme de torture que l'interrogatoire qui se prolonge des heures et des heures et où des policiers se relayent jusque dans la nuit pour profiter de l'épuisement intellectuel de l'adversaire, finalement acculé au vertige mental dont procède l'aveu ? Torture licite pourtant, car le code n'a nullement fixé la durée des interrogatoires. C'est au criminel d'abréger lui-même sa torture morale en disant au plus tôt la vérité... Torture encore, et même torture physique, pourtant nullement prohibée que d'avoir à demeurer assis sur une chaise un jour entier, puis une nuit, et davantage encore... Torture aussi et torture physique que la faim de l'interrogé, que les circonstances empêchent de se satisfaire comme à l'accoutumée, son sommeil que nous lui refusons, son besoin de fumer que nous méconnaissons : toutes tortures licites, toutes facteurs d'aveu. »

C'était en 1950. Rien n'a changé.

Depuis un peu plus de vingt ans que je fais ce métier, j'ai entendu des gens, parfois malhonnêtes, parfois honnêtes, se plaindre des conditions de garde à vue. Cela dit, je ne parle pas des violences physiques qui, je pense, ont régressé. Je me souviens d'une femme à qui on avait ôté les sous-vêtements. Lorsque je l'ai dénoncé en audience publique, le ministère public m'a répondu, sans rire, que c'était pour éviter qu'elle ne se suicide. On dit régulièrement à des parents : le placement à la DDASS est tout proche. Tout cela n'existerait pas si l'avocat était présent.

C'est lors de la garde à vue que se scelle le procès pénal. Quand des aveux ont été obtenus en garde à vue, on ne peut plus s'en sortir. À moins que, comme dans l'affaire de la petite Dickinson, un examen d'ADN permette de sauver celui qui, en quatorze pages, a avoué un crime qu'il n'a pas commis.

La Cour de cassation a décidé que la juridiction de jugement n'avait pas à vérifier si la garde à vue a été bien décidée pour les nécessités de l'enquête. Une note est jointe à cet arrêt de 2005. Le professeur de droit Philippe Comte y explique que la position de la haute juridiction est inadmissible. En effet, le judiciaire se refuse le contrôle de la garde à vue ; il en laisse le soin à l'officier de police judiciaire. Aucun avocat n'intervient, sauf à la première heure et sans connaître le dossier.

Je vous suggère d'envisager que les interrogatoires soient filmés. Il faudra évidemment ne pas oublier de voter les crédits de la caméra. Dans le cadre de l'affaire d'Outreau, on a fait dire à des petits garçons et à des petites filles de quatre ans qu'ils ne souhaitaient pas être filmés. Le problème, c'est qu'on n'avait pas la caméra.

Ce qui compte parfois, c'est la façon dont les procès-verbaux sont rédigés. Voici un extrait d'un dialogue imaginaire écrit par Thierry Lévy dans L'éloge de la barbarie judiciaire, qu'il vient de publier. Vous comprendrez à quel point la présence de l'avocat est indispensable.

Le policier s'adresse au gardé à vue et lui demande : « alors, elle ment cette femme ? » Réponse : « je n'ai pas dit qu'elle mentait, j'ai dit que je n'avais pas fait ce qu'elle me reproche. » Le policier : « pourtant, c'est une mère de famille, elle n'a pas l'air d'être folle. » Réponse : « je ne sais pas si elle est folle, je dis que je n'ai rien fait. » Le policier : « mais vous la connaissez au moins ? » Réponse : « non, je ne la connais pas. » Le policier : « c'est curieux, on vous a vu avec elle. » Réponse : « c'est impossible. » Le policier : « ce n'est pas impossible du tout, des tas de gens vous ont vu avec elle. » Réponse : « on nous a peut-être vus monter ou descendre le même escalier. » Le policier : « donc vous la connaissez. »

Cela se transformera dans le procès-verbal en : « je reconnais avoir menti. » Le type proteste qu'il n'a pas menti. Le policier : « On en est à je ne sais combien plus d'heures et, sous la fatigue, vous accréditez donc l'idée que vous avez menti. Et si vous mentez, c'est que vous avez quelque chose à cacher. Et quand vous direz que vous êtes innocent, puisque vous avez menti, vous n'êtes plus recevable. »

Est-ce qu'on peut accepter cela dans la France de 2006, le pays des droits de l'homme ? Est-ce qu'on peut accepter une procédure essentielle comme la garde à vue sans contrôle de l'avocat ?

Outreau est aussi la démonstration de ce qu'il est impératif d'envisager une mesure qui a été proposée il y a quelques années par les premiers présidents des cours d'appel, à savoir la séparation du siège et du parquet. Est-ce qu'on se rend compte que c'est le juge d'instruction, le juge du siège, arbitre qui rend l'ordonnance de mise en accusation ? Quel paradoxe qu'un juge du siège soit l'accusateur ! Si ce n'est pas lui, c'est la chambre de l'instruction, qui rend un arrêt de mise en accusation.

Dans un système bien conçu, c'est le procureur qui accuse. Le juge du siège n'a pas à accuser. Il est à équidistance entre les parties, l'accusateur d'une part et l'avocat d'autre part. M. Burgaud et M. Lesigne, c'est exactement le même attelage. C'est parce qu'il y a dans notre système judiciaire une confusion permanente des genres que M. Lesigne ne contrôle pas le travail de M. Burgaud.

Cette formule qui est la nôtre est incontestablement contraire au procès équitable de la Convention européenne de sauvegarde. Je voudrais vous donner quelques exemples de ce que l'absence de séparation des tâches d'accusateur et des tâches de juge peut générer.

Éric de Montgolfier racontait il y a peu sur le plateau de France 3 qu'il avait eu dans sa carrière, à plusieurs reprises, à rejeter des demandes qui lui avaient été faites par des magistrats et qui tendaient à antidater des réquisitoires. Il faut se sentir en famille pour oser de telles demandes !

À Lille, il y a un étage avec trois substituts, le reste de l'étage étant occupé par des juges d'instruction. Il y a entre eux l'épaisseur d'une feuille de papier à cigarette. Quand vous percevez les difficultés que nous avons eues à franchir la porte de M. Burgaud, ou à franchir d'autres portes, dans d'autres palais de justice, vous comprenez que le juge d'instruction n'est pas à équidistance entre l'accusateur qu'il est lui-même devenu et l'avocat.

Je suis favorable à des carrières différentes, à des robes différentes, à une formation différente et à l'impossibilité de devenir magistrat du siège pendant quinze ans, après avoir été magistrat du parquet pendant dix ans.

Il y a une dizaine d'années, je me suis retrouvé devant la chambre de l'instruction, qui s'appelait alors la chambre d'accusation. Le président n'était autre que l'ancien procureur adjoint du TGI de Lille. Cet homme était passé du parquet au siège. D'accusateur, il était passé juge du siège. J'ai demandé à ce qu'il se déporte. Il refuse. Nous formons un pourvoi en cassation. Cette dernière le rejette, considérant que tout allait bien dans le meilleur des mondes.

Une jeune magistrate, substitut dans une juridiction donnée, sous les ordres d'un procureur, change de juridiction et devient procureur devant cette nouvelle juridiction. Elle devient juge du siège. Elle a été cinq ans sous ses ordres. Ce nouveau magistrat du siège aura-t-il suffisamment de distance par rapport à celui qui, pendant cinq ans, aura été son chef ?

À Douai, d'anciens magistrats du parquet sont devenus juges du siège devant la cour. Pendant des années, ils ont été les accusateurs. Ils sont aujourd'hui les juges du siège, avec une proximité humaine et une alchimie à laquelle les avocats sont totalement étrangers. Nous ressentons d'ailleurs au quotidien que nous sommes les intrus dans une espèce d'institution extrêmement corporatiste.

Venons-en au juge d'instruction. M. Lacombe a envoyé devant la juridiction criminelle des gens qui clamaient leur innocence, alors qu'il n'avait jamais entendu le son de leur voix. Les peines encourues étaient très lourdes. C'est une nouvelle démonstration du corporatisme forcené : je ne déjuge pas mon collègue, parce que c'est mon collègue, parce que vis avec lui, parce que l'institution n'est pas suffisamment ouverte, parce que les avocats n'y ont pas leur place.

Aujourd'hui, le juge d'instruction est celui qui délivre des commissions rogatoires. C'est-à-dire qu'il délègue ses pouvoirs à la police. Finalement, on donne à la police des armes, notamment les écoutes téléphoniques, qui lui sont interdites par destination. L'une des dispositions essentielles était l'article 105 du code de procédure pénale qui interdit aux policiers d'entendre, dans le cadre d'une commission rogatoire, des gens sur qui pèsent des indices graves et concordants de culpabilité. Or, il a été vidé de son sens par la chambre criminelle de la Cour de cassation et vous ne trouverez aucune atteinte à l'article 105. De sorte que quelqu'un qui est soupçonné et contre lequel il existe des indices graves et concordants de culpabilité peut être placé en garde à vue et entendu par les officiers de police judiciaire, sans qu'aucun avocat n'intervienne, alors qu'il devrait être mis en examen pour que l'avocat intervienne immédiatement, prenne connaissance du dossier et élabore avec lui une défense digne de ce nom.

Autre problème : le greffier du juge d'instruction. Le greffier est un officier public qui est là pour contrôler la retranscription. Vous avez, dans le dossier d'Outreau, le fameux « le temple », qui devient « Étaples » Mais vous avez d'autres exemples. Le greffier est devenu en réalité le secrétaire du juge d'instruction. Je n'ai jamais vu, en vingt ans d'exercice professionnel, un greffier dire au juge : « Monsieur le juge, ce n'est pas ce qui a été dit. »

Dans le code de procédure pénale, la liberté d'intervention de l'avocat dans l'interrogatoire du juge d'instruction n'existe pas. Le juge peut refuser de poser une question que l'avocat souhaite. L'avocat peut seulement prendre deux mots de conclusion écrite pour que la question soit annexée.

Dans la pratique quotidienne, le juge d'instruction est le frère jumeau du procureur et le cousin du policier, et la défense n'a rien à faire là. Je suis favorable à une suppression du juge d'instruction. Mais, dans cette hypothèse, que fait-on du parquet ? Est-ce qu'on lui conserve un lien de dépendance avec l'autorité politique, en particulier avec le Gouvernement ? À ce propos, le garde des Sceaux a dit que cela coûterait beaucoup plus cher et que, s'agissant des avocats, on aboutirait à une justice à deux vitesses. D'abord, c'est déjà le cas, même si on ne doit pas s'en satisfaire. Ensuite, je ne souhaite pas, dans un système accusatoire à la française, que l'avocat devienne une espèce de Perry Mason et se charge lui-même de l'enquête. Ce serait un non-sens. Il faut que l'enquête soit une prérogative de la puissance publique.

On aurait un procureur qui accuse, un avocat qui défend et demande un certain nombre d'actes, ces actes étant effectués par la puissance publique avec le contrôle d'un magistrat du siège qui serait à équidistance avec toutes les parties.

M. Jorda, qui est un très grand magistrat, a dit qu'il avait découvert la présomption d'innocence à cinquante-cinq ans, quand il avait quitté la France pour assurer des fonctions internationales. Il a remarqué que dans notre système la présomption d'innocence n'existait pas.

De fait, que reproche-t-on à M. Burgaud ? D'avoir placé des gens en détention. Reconnaissez qu'il y avait aussi le JLD - qu'on devrait d'ailleurs appeler le JD. Or, à partir du moment où vous avez placé un homme en détention, vous n'avez de cesse de vous démontrer à vous-même que vous ne vous êtes pas trompé. Mme Delmas-Marty l'avait dit il y a vingt ans : « on ne peut pas à la fois accuser un homme et faire en sorte d'instruire à décharge ». C'est en cela que les droits de la défense sont insupportables : ils peuvent en effet amener les avocats à dire au juge qu'il a fait fausse route. Le grand juge est celui qui accepte cette contradiction. Pour cela, il faut des qualités humaines exceptionnelles.

Notre système est totalement bâtard, dans la mesure où le magistrat instructeur n'est plus un juge du siège. Si j'ai dit que c'était lui qui rendait l'ordonnance de mise en accusation, c'est parce que c'est la réalité.

Dans un système où le procureur accuse, le juge du siège prend un certain nombre de décisions et contrôle le travail du procureur. Il permet la réalisation d'un certain nombre d'actes.

Dans l'affaire d'Outreau, pratiquement tous les actes qui ont été sollicités ont été refusés. On se rend compte qu'il est difficile à un être humain, même s'il est juge d'instruction, de faire marche arrière. Si les confrontations avaient été conduites correctement, le dossier aurait pu se fissurer. La façon dont elles ont été conduites démontre à l'évidence que l'on savait que l'organisation de ces confrontations n'aboutirait à rien, en tout cas pas à une thèse susceptible de fissurer l'accusation. C'est bien pourquoi il les a conduites de cette façon. Il a forcément entendu les avocats demander des confrontations séparées. Il a forcément vu les demandes d'actes correspondantes. La chambre de l'instruction les avait d'ailleurs promis. Elles n'ont pas eu lieu. C'est donc bien la démonstration qu'il s'agit d'un choix délibéré. De la même façon, certaines pièces n'ont pas été versées au dossier.

Cela peut sembler effrayant, mais ce dossier ressemble à bien d'autres dossiers. C'est une réalité dont nous devons avoir tous conscience. Le mal est fait, dans l'affaire d'Outreau, même si la cour d'assises a acquitté ceux qui avaient été embarqués dans la barque de l'accusation lors du premier procès.

Mes Hubert Delarue et Frank Berton vous ont parlé des copiés-collés de la chambre de l'instruction. Savez-vous ce qu'un avocat a découvert au greffe de la chambre de l'instruction de Paris, alors qu'il venait consulter un dossier ? Un arrêt de renvoi devant la cour d'assises avant même que l'audience ait lieu ! L'affaire a été étouffée. On a dit que c'était de la faute du greffier, âpre à la tâche et tellement consciencieux. Sauf que la décision était tamponnée « certifiée conforme » et que, dans le corporatisme judiciaire ambiant, les suites n'ont pas été celles qu'on aurait pu imaginer.

Devant la chambre de l'instruction, nous sommes tenus à des observations sommaires. Pas le procureur. C'est-à-dire que le président de la chambre de l'instruction peut vous interrompre à tout moment, d'autant que la définition du terme « sommaire » est très subjective.

Le filtre présidentiel est aussi l'illustration de ce que notre procès n'est pas équitable. Vous faites une demande d'acte, qui est refusée. Les textes ne prévoient pas que vous alliez devant le président pour lui expliquer pourquoi vous avez fait appel. Le président dispose donc en réalité de l'ordonnance de refus, voire d'un mot du procureur général qui requiert le rejet de la demande d'acte. Il décide alors seul. C'est ainsi que, dans l'affaire d'Outreau, de très nombreuses demandes d'actes ont été filtrées et n'ont jamais été examinées par la collégialité. Reste que cela n'aurait sans doute pas changé le cours des choses. En effet, en matière pénale, lorsqu'il y a collégialité, c'est le rapporteur qui fait l'arrêt. Tout le monde le sait, mais personne ne le dit jamais.

Je ne peux pas croire que les soixante magistrats qui ont eu à toucher ce dossier l'aient lu. Ou alors c'est à désespérer de tout. La première fois que j'ai vu la boulangère, j'ai immédiatement eu le sentiment que cette femme était totalement innocente. Il a suffi de l'entendre.

Dans notre code de procédure pénale figure une disposition incroyable, qui interdit le dépôt d'une requête en nullité après un délai de six mois depuis la mise en examen. Cela signifie que Thierry Dausque, qui n'a pas eu d'avocat pendant dix-huit mois, ne pouvait plus soulever de nullité six mois après sa mise en examen, même si la procédure qui le concernait était nulle. C'est une disposition de confort.

Les dispositions qui annulent des procédures sont de plus en plus rares. On rappelle aux étudiants de première et deuxième année que la procédure est sœur jumelle de la liberté. La difficulté, c'est qu'il n'y a plus de procédure dans notre pays. On est en droit de se demander si les magistrats qui sont garants de la liberté individuelle ne sont pas parfois garants d'une certaine forme d'ordre social. Je vous communiquerai une décision récente, qui a été très sévèrement commentée par un professeur agrégé de droit. Celui-ci explique qu'aujourd'hui la procédure, dans notre pays, consiste d'abord à sauver les procédures. Quand j'oublie de signer un appel, c'est une irrecevabilité. Quand un magistrat instructeur oublie de signer un acte, c'est une erreur matérielle.

La « loi Guigou » avait évoqué la nécessité, pour les juges, de changer de poste, parce que les fonctions judiciaires usent. Mais je connais de nombreuses chambres de l'instruction où les magistrats sont en poste depuis dix, voire quinze ans. C'est inadmissible.

La chambre de l'instruction de Douai n'est ni meilleure ni plus mauvaise que les autres chambres de l'instruction, qui fonctionnent toutes, ou presque toutes, sur le même modèle. Entre avocats, nous les appelons les chambres des évêques, puisque ce sont des chambres de confirmation. Il suffit de voir quel est le taux de censure de ces chambres pour savoir si elles servent à quelque chose. Si ce taux est infinitésimal, c'est qu'elles n'opèrent pas de contrôle. Or, c'est le cas.

Dans l'affaire d'Outreau, la première cour d'assises a rendu un verdict conforme à la lettre et à l'esprit du procureur Lesigne, devenu pour la circonstance procureur général. On aurait d'ailleurs dû permettre à un autre magistrat du parquet ou du parquet général de soutenir l'accusation. J'ai la conviction que si le procureur Lesigne avait requis la condamnation de la boulangère, elle aurait été condamnée. J'ai la conviction que s'il avait requis l'acquittement de Daniel Legrand fils, il aurait été acquitté.

Savez-vous qu'on commence un procès d'assises par la lecture de l'acte d'accusation ? J'attends le jour où l'on lira aussi les conclusions des avocats de la défense. J'attends le jour où le procureur de la République se lèvera pour dire ce qu'il a dans sa besace de procureur, où l'avocat dira pourquoi il conteste les accusations portées contre son client. Et j'attends le jour où le président de la cour d'assises sera totalement impartial.

Un grand président de cour d'assises est d'abord quelqu'un qui acquitte, même un coupable de temps en temps. En effet, quand on acquitte un coupable, les innocents peuvent être rassérénés. Lors des études de droit, on apprend qu'il vaut mieux acquitter cent coupables que de condamner un innocent. Le problème, c'est qu'on a tellement peur d'acquitter un coupable et qu'on est tellement plus proche de la répression que de la liberté individuelle que le doute n'est pas non plus au rendez-vous de la cour d'assises.

Un grand président est celui qui, du début à la fin, ne permet à aucune des parties de savoir ce qu'il pense. Je tiens à dire que la présidente de la cour d'assises de Paris a mené ces débats d'une façon exceptionnelle, et que le président de la cour d'assises de Saint-Omer a permis à la défense d'exprimer tout ce qu'elle voulait exprimer.

La difficulté, c'est que certains accusés n'ont pas été défendus. Je pense que les avocats doivent balayer devant leur porte. On a la justice qu'on mérite. Et nous avons les juges que nous méritons. Certes, il n'a pas beaucoup de place dans notre législation pour les droits de la défense. Mais certains acquittés ont rapporté que, pendant quelque temps, ils n'avaient pas été défendus du tout.

Je souhaite que les débats de cour d'assises soient enregistrés. Un président habile peut faire basculer un procès par une mimique, qui n'est même pas susceptible de donner lieu à un « donné acte ». Dans la façon de poser une question, le président peut stigmatiser le peu d'intérêt qu'elle présente à ses yeux. N'oublions pas qu'il est le seul à connaître le dossier et qu'il est la référence du jury populaire.

Je pense que c'est le président qui fait le verdict. Cela ne signifie pas que la souveraineté populaire soit toujours un alibi. Je connais des présidents qui respectent parfaitement la règle. Cela signifie que le système actuel permet au président qui le souhaite de faire ce qu'il a envie de faire.

Si nous disposions d'une filmographie, non pas destinée à être diffusée sur les médias, mais destinée à un contrôle interne, nous aurions fait un grand pas. Nous pourrions alors choisir entre les présidents qui se présentent avec beaucoup d'impartialité et ceux qui n'ont pas la qualité requise pour assurer la présidence d'une telle juridiction.

Dans leur serment, les jurés promettent de ne trahir ni les intérêts de la société, ni ceux de l'accusé, ni ceux des victimes. Il faudrait changer cela : à ce stade, on ne peut pas parler de victime, mais de partie civile. Elle ne deviendra victime que si la culpabilité de l'accusé est consacrée. Le chemin qui sépare la partie civile de la victime est le même que celui qui sépare l'accusé du condamné. C'est par ces petits dérapages qu'on se rend compte que notre procédure n'est pas équitable.

Nous vivons une période marquée par la psychologie et la psychiatrie. Maintenant, quand on se coince un doigt dans une porte, il faut avoir recours immédiatement à la cellule psychologique d'urgence ! On n'accepte plus la mort, on n'accepte plus la difficulté, on n'accepte plus la souffrance. Même dans les talk shows télévisés, le psychologue et le psychiatre surveillent.

Les psychologues et les psychiatres ont pris la place de beaucoup de juges. Pendant des années, on a méprisé la parole des enfants. Ensuite, on l'a sacralisée. Comme on est parfois en présence de gens qui nient farouchement leur culpabilité et protestent de leur innocence, on demande au psychiatre de dire si la victime est crédible. Quand cette expertise de crédibilité est conforme à l'accusation, le verdict est fait.

Ils ont pris la place des juges parce que les juges leur ont laissé cette place. C'est tellement confortable ! Il est beaucoup plus difficile de douter, parce qu'on prend alors le risque d'acquitter un coupable. Or, l'essence de nos règles est de prendre ce risque pour éviter que de véritables innocents soient broyés comme ils l'ont été.

Au début, personne ne savait qu'ils étaient innocents. Ils ont été considérés comme des coupables. S'ils n'ont pas bénéficié des règles essentielles, c'est qu'on a considéré que leur culpabilité était tellement avérée qu'il fallait aller jusqu'au bout. Jusqu'au bout de l'absurde ! Et si on avait pris le risque de libérer quelques coupables ? On sait aujourd'hui qu'ils sont innocents.

À l'exception de quelques uns que vous entendrez sans doute, les psychologues et les psychiatres ont tous été dans le sens du vent. Les acquittés que vous avez vus ici avaient tous, à une époque, des profils de pédophile et les enfants étaient tous des victimes. Et puis, il y eut cette première fêlure lors du procès de Saint-Omer : Myriam Badaoui revient sur ses accusations, les enfants reviennent sur les leurs. On désigne de nouveaux experts. Là, par enchantement, on n'a plus les mêmes personnalités ! Ceux qui avaient des traits de pédophiles étaient redevenus des gens normaux, des gens présumés innocents, des gens dont on pressentait qu'ils étaient innocents.

On ne peut pas ne pas se poser la question de l'existence d'un lien de subordination entre les experts et l'institution. Il faudra réfléchir à la façon dont ils sont nommés, dont ils sont payés. Il faudra se demander si la défense doit avoir un droit de regard sur la désignation d'un expert.

La commission Viout a tiré un certain nombre d'enseignements des expertises. Certains experts, qui ont montré toute l'étendue de leur incompétence et de leur charlatanisme, étaient dénoncés depuis vingt ans par certains avocats. Cela n'a rien changé. Je pense en particulier à une femme expert, dont je ne citerai pas le nom, qui n'a jamais rédigé un rapport d'expertise psychologique au conditionnel. La présomption d'innocence n'existe pas, lorsqu'on écrit que la petite Marie a été victime des agissements qu'elle dénonce : c'est une signature de culpabilité. Cela a duré des années.

Les travaux parlementaires sur la psychiatrie, notamment la psychiatrie judiciaire, ont été relégués aux oubliettes. Une enquête parlementaire au Sénat a produit un rapport où certains ont relevé les difficultés que rencontrent les vrais psychiatres pour faire leur travail.

Certains psychiatres, comme M. Pourpoint, ont été très prudents. Un psychologue avait dit à propos des mis en examen qu'ils avaient le profil de pédophiles. M. Pourpoint a dit que ce n'était pas le cas. Dans les arrêts, il est indiqué que ces personnes ont le profil de la pédophilie, parce que le psychologue X l'a dit. Mais on oublie de dire que M. Pourpoint avait dit le contraire. Car on avait fait obstinément le choix de ne rappeler que les conclusions du psychologue qui était défavorable aux accusés.

J'ai dénoncé tout à l'heure le corporatisme forcené de la justice. La justice a toutes les qualités d'une administration, mais elle en a aussi tous les défauts. Il faut d'abord éclater l'École nationale de la magistrature. Les procureurs et les magistrats du siège font leurs armes ensemble, dans cette école où il n'y a pas un seul avocat. Je suis pour un tronc commun, pour que les avocats sachent ce qu'est le travail des magistrats, et pour que les magistrats sachent ce qu'est le travail des avocats. Si on emmenait dans les cabinets d'instruction les futurs juges d'instruction, ils se rendraient compte des difficultés qui sont les nôtres pour pénétrer des lieux qu'ils vont occuper eux-mêmes dans un avenir proche.

Le corporatisme se manifeste dès l'ENM. Quand on a commencé à mettre en cause les méthodes du juge Burgaud, une pétition en est partie : tout cela était de la faute des avocats, qui étaient arrogants !

Je vous ai ramené la grille de notation des magistrats, dont je vais vous lire quelques rubriques : intérêt et participation au fonctionnement général de la juridiction ; actualisation et perfectionnement des connaissances et des méthodes ; intérêt porté au greffe et au secrétariat et relations avec les fonctionnaires ; relations professionnelles avec les magistrats ; capacité à conduire une action et à animer un service ou une juridiction ; capacité à exercer l'autorité ; capacité à gérer, etc. Or, la justice n'est pas faite pour les juges : elle est faite pour les justiciables. Et la relation juge-justiciable, la capacité à se remettre en cause, la capacité à ouvrir sa porte aux avocats ?

En réalité, la hiérarchie juge les jeunes et les jeunes vont ressembler à la hiérarchie. Et aucune tête ne dépasse. Certains magistrats le dénoncent pourtant : on aboutit à un encastement, dans lequel la contradiction a beaucoup de mal à circuler.

Ce qu'on ne dit jamais, c'est qu'il y a deux types de magistrats pénalistes : ceux qui font leur travail par vocation, par passion, qui le font bien ; et ceux qu'on envoie au pénal parce qu'ils ne sont pas capables de rédiger une décision commerciale ou civile. Tous les praticiens, tous les avocats le savent. Il existe des assesseurs à vie, auxquels on ne confie pas la rédaction d'une décision civile. Dans la magistrature, la chambre civile est la chambre noble.

Sur le plan de la procédure, quand vous oubliez d'écrire en lettres le montant de la caution, elle est annulée. Quand vous arrivez avec une reconnaissance de dettes, s'il manque une virgule, vous ne franchissez pas ce cap infranchissable de la procédure.

Il y a 28 % de cassation en matière civile et commerciale et moins de 4 % en matière pénale. Cela signifie, soit que les magistrats qui sont au pénal sont six fois meilleurs que ceux qui sont au civil, soit que, dans notre pays, on se moque six fois plus des règles qui garantissent la liberté individuelle.

J'ai apporté un certain nombre de décisions. Vous constaterez que les notes des professeurs agrégés qui commentent ces décisions sont d'une dureté incroyable avec la liberté que la chambre criminelle de la Cour de cassation prend avec la règle. L'exemple vient d'en haut.

Le juge n'a pas grand-chose à craindre, en tout cas pas une réforme de ses actes pour des motifs de forme dans la mesure où le taux de cassation est pratiquement nul. Je suggère d'ailleurs que de hautes personnalités, comme cela se fait, intègrent la haute juridiction : personnalités de l'enseignement, du barreau. On demanderait à Henri Leclerc de siéger à la chambre criminelle de la Cour de cassation que ce ne serait pas une hérésie.

Notre institution ne se sanctionne pas, et ne se sanctionne jamais - même si M. Barella dit partout qu'il y a dix ou quinze comparutions de magistrats devant le Conseil supérieur de la magistrature.

Première décision : un magistrat qui s'occupe de mineurs commet un acte de nature sexuelle sur une jeune fille. Selon le CSM, il « porte gravement atteinte à l'image de la justice » et on lui inflige l'abaissement d'un échelon. C'est une décision du 26 mars 1999.

Deuxième décision : Un magistrat est ivre. Il a un accident de la circulation. Il y a un blessé grave. Il prend la fuite. Il refuse de se soumettre aux vérifications lorsqu'il est appréhendé par les gendarmes en arguant de sa qualité de président de chambre de la cour d'appel. À l'audience publique du 16 juillet 2003, il est déplacé d'office.

Troisième décision : un arrêt de la cour d'appel de Nancy, qui fera l'objet d'une note universitaire et qui concernait un faux reproché à un juge d'instruction par antidate d'une ordonnance. « L'arrêt, dont les motifs ne peuvent convaincre, en rappelle d'autres, tout aussi difficiles à justifier. Semblables décisions mettent en cause l'équilibre des pouvoirs et l'État de droit » : voilà ce qu'on lit dans cette note. Il s'agit donc d'un faux, voire d'un faux en écriture publique. Vous verrez quelles sont les motivations qui ont été retenues pour permettre au magistrat d'échapper à sa responsabilité pénale. C'est une des illustrations multiples du corporatisme qui ne permet pas à l'institution de respirer et de se poser les vraies questions.

On me dit que ce n'est pas vrai, qu'il n'y a pas de corporatisme. Que l'on m'explique alors pourquoi les soixante ou soixante-quatre magistrats ont tous été dans la même direction, pourquoi personne parmi eux n'a arrêté la machine. Parce que personne ne contrôle personne. Parce que ce n'est pas dans les usages. Parce qu'on a été élevé ensemble, parce qu'on a grandi ensemble, parce qu'on est ensemble et entre soi.

Je souhaite que toutes les réformes de la procédure pénale associent les avocats. À la Chancellerie, la plupart des directeurs de cabinet sont des magistrats. On consulte les syndicats de magistrats, mais ils sont là aussi pour des revendications catégorielles. Lorsque j'ai débuté, j'ai fait six mois de prud'hommes. Quand un type de la CGT défendait un type qui avait tapé dans la caisse, il disait que c'était normal. Il faisait son boulot de syndicaliste.

Les avocats devraient, je le répète, être associés en amont aux réformes de la procédure pénale. Or, ce n'est jamais le cas. On consulte un peu le bâtonnier de Paris, mais quand la réforme est déjà dans les starting-blocks.

À la Chancellerie, ce sont surtout des magistrats qui font des propositions pour modifier la loi. Je pense à celle qui interdit, après six mois de mise en examen, de soulever une nullité. Si ce n'est pas une décision de confort !

Dans notre législation, il était impossible de placer en détention quelqu'un qui encourait une peine inférieure à trois ans On ne pouvait donc pas placer un voleur en détention. On a alors vu se multiplier les circonstances aggravantes. C'est-à-dire que les juges n'ont plus retenu le vol qui interdisait le placement en détention, mais le vol commis en bande organisée. D'où la surmultiplication des infractions simples qui sont devenues aggravées au seul motif que l'on voulait placer en détention. Cela illustre que l'institution n'a pas la culture du doute, des droits de l'homme et des droits de la défense. Si vous voulez limiter dans ce pays le nombre des détentions provisoires, il faut créer des seuils infranchissables.

Toute la philosophie de notre procédure pénale repose sur le fait que la liberté est la règle et la détention l'exception. Or, tout démontre que c'est l'inverse qui se passe au quotidien. J'entends les syndicats dire qu'on veut de plus en plus de répression. Reste que je n'ai jamais vu de garde des Sceaux signer un mandat de dépôt. Quand les seuils ont été votés, on les a contournés.

Il faut « virer » une fois pour toutes de notre législation cette notion d'ordre public, qui permet de placer en détention. Par essence, toute infraction génère un trouble à l'ordre public. Il faut remplacer cette notion par la notion de dangerosité sociale tirée du droit anglo-saxon. Cela interdit de remettre le terroriste en liberté, parce qu'il est socialement dangereux ; cela permet de remettre en liberté celui qui a tué sa femme parce qu'on sait qu'il ne va pas récidiver. Mais cela ne signifie pas pour autant que le compte est bon. L'intéressé sera jugé et on fixera une peine qui pourra être dix fois supérieure à la période de détention provisoire qui lui a été infligée.

Voilà, mesdames et messieurs, ce que m'inspire le dossier d'Outreau.

Toute cette émotion ne doit pas être vaine. Je suis inquiet parce que toutes les lois qui ont été votées récemment vont dans le sens du renforcement des pouvoirs de la police et du parquet, au détriment de la défense.

Après toute l'émotion suscitée à la suite de la publication de l'ouvrage du docteur Vasseur, rien n'a été fait pour nos prisons. J'espère que, cette fois, cette commission permettra un certain nombre de modifications, qui sont essentielles. Si vous ne le faites pas maintenant, vous ne le ferez jamais.

M. le Président : Merci, maître. Nous avons bien conscience de l'attente que cette commission d'enquête parlementaire est en train de susciter. Nous ferons en sorte de ne pas décevoir cette attente.

M. le Rapporteur : La commission sera attentive aux suites qui seront données aux conclusions de ce rapport, compte tenu du débat national qu'elle a permis d'instaurer et de l'attente qu'elle a suscitée.

Selon vous, maître Delarue, la seule explication de l'intervention des Legrand dans la procédure était la révélation que le magistrat instructeur en aurait faite à Mme Badaoui, involontairement. Vous avez dit que des vérifications avaient été faites, lesquelles n'étaient pas compatibles avec les déclarations de cette dernière. Vous avez ajouté qu'ensuite on n'avait plus reparlé des sujets en question, parce qu'on ne voulait pas revenir en arrière.

Selon vous, maître Dupond-Moretti, les confrontations séparées que vous aviez demandées et que la chambre de l'instruction vous avait promises, n'ont pas eu lieu parce que cela ne servait pas suffisamment l'accusation.

Je m'interroge, pour ma part, sur la disjonction. Quand Daniel Legrand fils révèle le meurtre imaginaire de cette fillette, l'information est instruite dans le cadre d'un réquisitoire supplétif du procureur de la République. On fait des vérifications qui n'aboutissent pas. En avril 2002, un peu avant le remplacement de M. Burgaud par M. Lacombe, on sépare le dossier.

Cela répond-il à une logique visant à éviter que le doute n'aboutisse ?

Me Julien DELARUE : Pourquoi les choses n'ont-elles pas évolué ? On a disjoint le dossier en avril 2002, à un moment où l'on commençait à penser que Daniel Legrand fils avait raconté n'importe quoi. Des recherches avaient été lancées par voie de commission rogatoire en Belgique. On avait entrepris des recherches sur les terrains se trouvant autour de la Tour du Renard.

J'ai évoqué dans la note que je vous ai remis la question du kyste. J'y ai indiqué que je trouvais déplorable que l'innocence de Daniel Legrand père ait été signée par ce kyste à l'oreille qu'il avait en 1998 et que personne n'avait vu. Or c'était un des éléments les plus criants indiquant qu'il avait été accusé à tort.

J'ai dit également que le juge d'instruction avait été « emmuré » dans sa conviction. Il était prisonnier de sa conviction.

M. le Rapporteur : Qu'entendez-vous par là ?

Me Julien DELARUE : Il ne peut pas revenir en arrière. Car cela reviendrait à admettre qu'il a fort maladroitement donné le nom de Daniel Legrand père et fils à Myriam Badaoui.

Une question posée par le juge d'instruction à Myriam Badaoui concerne le réseau et occupe deux lignes dans le procès-verbal. La réponse en comporte trente-huit. On relève que cette réponse est amendée d'un certain nombre de questions qui n'apparaissent pas dans le procès-verbal. Cela amène à s'interroger sur le rôle et l'indépendance du greffier. Des questions continuent visiblement à être posées par le juge d'instruction pendant que Myriam Badaoui répond.

Pourquoi est-il dans cette logique-là ? Il y a la dictature de l'émotion. Il y a le fait qu'il n'est pas animé par la culture du doute.

M. le Rapporteur : Mais il n'y a pas que le juge d'instruction, il y a aussi toute la chaîne pénale. Est-ce dû au corporatisme dont parlait Maître Dupond-Moretti ? Au fait que les dossiers n'avaient pas été regardés ?

Me Julien DELARUE : À la chambre de l'instruction, c'est tout à fait symptomatique : lorsque vous passez sur le contentieux de la détention provisoire, si vous déposez une demande de mise en liberté, la personne étant passée quinze jours auparavant, l'avocat général vient dire que la chambre de l'instruction connaît parfaitement le dossier, qu'elle a eu à en connaître pour l'un des coaccusés et qu'elle a répondu négativement la semaine dernière. C'est donc un rejet. Voilà à quoi se limitent les réquisitions du parquet général.

Des mémoires ont été adressés par certains avocats à la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai. Je ne peux que penser qu'ils n'ont pas été lus, ou que s'ils ont été lus, on a tout fait pour écarter les éléments qui permettaient de penser qu'on faisait fausse route.

Le juge d'instruction dit : « Il ressort de la procédure qu'il y aurait eu des faits en 1996 » concernant Daniel Legrand père. Il interroge Mme Badaoui : « À la fin de l'année 1998, après l'opération du kyste à l'oreille de Daniel Legrand père, qui a eu lieu le 6 octobre 1998, est-ce exact ? » Mme Badaoui répond : « Oui ». Il demande : « Saviez-vous à l'époque pour quelle raison M. Daniel Legrand père n'était pas venu chez vous en 1997 jusqu'à la fin de l'année 1998 ? Mme Badaoui répond : « Non ». Le juge : « Saviez-vous que c'était pour des problèmes de santé, en particulier pour un kyste à l'oreille ? » Mme Badaoui : « Non, je ne le savais pas. »

Myriam Badaoui a toujours dit que Daniel Legrand était venu en 1996, 1997, 1998, 1999 et 2000. En posant ces questions, le juge d'instruction élimine une année par prévention. Ce qui est totalement absurde, car on imagine bien qu'un kyste à l'oreille n'apparaît pas comme par magie en 1998.

Vous vous demandez pourquoi on a persisté. Vraisemblablement parce qu'à un moment, on n'a pas voulu accepter qu'on s'était trompé. M. Burgaud a dit à L'Express qu'il n'avait pas mené cette procédure à son terme, qu'il en avait laissé le soin à l'un de mes collègues. Mais, quand il part, M. Burgaud connaît ces difficultés, qu'il a tenté maladroitement de gommer.

Oui, il était animé d'une conviction. Non, il ne veut pas admettre qu'il s'est trompé. Oui, il est suivi, sans doute dans un souci de corporatisme, par la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai. On a parlé d'une surcharge de travail de la chambre de l'instruction. C'est sans doute vrai ; d'ailleurs, il y a aujourd'hui à Douai deux chambres de l'instruction. N'oubliez pas non plus qu'à l'époque on était convaincu que le juge Burgaud ne se trompait pas.

S'agissant de Daniel Legrand père et Daniel Legrand fils, si le juge Burgaud avait reconnu qu'il s'était trompé, cela aurait voulu dire qu'il avait donné leur nom à Mme Badaoui. Sinon, comment les aurait-elle donnés ?

Il aurait pu dire : Mme Badaoui, il ressort des investigations menées jusqu'à présent que nous n'avons pas identifié de Dany Legrand en Belgique. En revanche, les policiers ont mis en exergue le fait qu'il y a un Daniel Legrand père et un Daniel Legrand fils. Si elle les avait accablés à ce moment-là, comme elle l'a fait comme pour toutes les personnes qu'elle a accusées, le juge d'instruction aurait été couvert. Mais il ne l'a pas fait.

On a emmené deux enfants de Myriam Badaoui dans la campagne belge et ils ont pointé du doigt des maisons. On les montre à Mme Badaoui qui dit : ils ont raison, c'est cette maison-là, c'est cette maison-là. On a été entendre les pauvres gens qui habitaient dans ces fermes, on a fait toutes les vérifications sur les plaques d'immatriculation.

L'interrogatoire de première comparution de Daniel Legrand père est symptomatique de l'état d'esprit du juge d'instruction : « Mme Delay déclare qu'avec son mari vous êtes l'organisateur du réseau de pédophilie, que vous avez loué des bâtiments en Belgique, bâtiments que les enquêteurs ont réussi à localiser. Comment expliquez-vous ces accusations ? »

Cet homme vient de passer quarante-huit heures en garde à vue. C'est la première fois qu'il rencontre de sa vie un juge d'instruction. Il est accablé des plus ignobles accusations qu'il soit. Cette question est la première de l'interrogatoire de première comparution. La formulation « que les enquêteurs ont réussi à localiser » permet de donner crédit aux affirmations de Mme Badaoui.

À l'époque, Daniel Legrand père n'a pas les moyens de s'acheter une maison. Or on lui prête deux propriétés en Belgique.

Et ce sera comme cela durant toute l'instruction. Alors, oui, le juge d'instruction est dominé par son émotion, par ses convictions. Et il n'est pas épaulé.

M. le Rapporteur : Quand les vérifications ont été faites, on a bien vu que Daniel Legrand père n'était pas propriétaire de maisons en Belgique, qu'il n'en avait pas loué, etc. Comment peut-on ne pas se poser de questions ?

Me Julien DELARUE : Elles ne sont pas posées.

M. le Rapporteur : Comment est-il possible que la chaîne pénale ne regarde pas le dossier, à la suite de cela ?

Me Julien DELARUE : Peut-être l'a-t-elle regardé. En tout cas, elle ne l'a pas examiné, elle ne l'a pas précisément étudié.

Il est vrai que c'était compliqué. Ce dossier faisait quinze tomes et était nourri de rebondissements. Peut-être peut-on déplorer un certain manque de travail, de compétence ou d'intérêt pour la présomption d'innocence. On ne s'est pas dit que cette femme était en train de mener cette instruction et que le juge d'instruction était perdu dans son dossier. Les magistrats d'expérience qui sont ceux de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai et qui ont normalement une obligation de contrôle et de vérification du travail du juge d'instruction, sont manifestement passés à côté de leur tâche.

M. le Rapporteur : Nous avons déjà évoqué le fait que M. Burgaud a été remplacé par M. Lacombe sur une période d'environ six mois. Tous nos interlocuteurs nous ont dit que pendant six mois, il ne s'était rien passé de significatif dans cette instruction jusqu'à ce que, le 13 mars 2003, M. Lacombe rende une ordonnance de renvoi. Les avocats se sont-ils manifestés ? Pourquoi cette instruction est-elle restée figée durant six mois, ce qui signifie pour certains six mois de détention supplémentaire, sans que le dossier n'évolue ?

Me Julien DELARUE : Des demandes d'actes ont été adressées à M. Lacombe. Elles seront rejetées. Maître Berton avait sollicité que soit versé à la procédure un rapport médical concernant l'un des enfants Delay. Il l'a obtenu de la chambre de l'instruction, mais il semble que ce soit la seule chose que celle-ci ait autorisée. Je sais que Daniel Legrand père et fils ont continué à déposer des demandes de mise en liberté, mais on peut légitimement penser qu'une fois l'interrogatoire récapitulatif fait par le juge d'instruction, celui qui a pris sa place a considéré que l'instruction était clôturée.

M. le Rapporteur : Si elle est clôturée, pourquoi n'a-t-on pas eu plus rapidement le réquisitoire définitif et l'ordonnance de renvoi ? Je comprends que le juge qui a succédé à M. Burgaud ait pu considéré que c'était terminé. Mais pourquoi est-ce que cela dure encore six mois ?

Me Julien DELARUE : Peut-être parce qu'il y a quinze tomes de dossiers et que le juge d'instruction qui prend la place du juge Burgaud en prend connaissance avant de rendre une ordonnance de renvoi.

Me Éric DUPOND-MORETTI : Parce que la loi le permet et qu'ils sont tous pédophiles et coupables, et qu'il n'y a aucune raison qu'on se presse !

M. le Rapporteur : Avez-vous des éléments complémentaires à apporter ?

Me Éric DUPOND-MORETTI : Pourquoi ce corporatisme ? Je ne sais pas. Je suppose que vous entendrez tout le monde. J'ai entendu dire hier : « responsable moralement, mais pas disciplinairement ». L'incompétence d'une personne, de deux personnes, pourquoi pas ? Il y a de mauvais magistrats, de mauvais avocats, de mauvais parlementaires, de mauvais policiers. Dont acte. Mais soixante ! C'est là que j'affirme que le problème est fonctionnel et qu'il y a quelque chose qui ne marche pas. Les magistrats de chez moi ne sont pas pires que les magistrats du Sud, ou de Paris, ou de Rennes, ou d'ailleurs. Si on s'en tient aux discours syndicaux, on n'arrivera à rien.

Comment, parmi soixante magistrats, personne n'a rien vu et n'a pas même levé le petit doigt ? On s'est aperçu, dans l'affaire Roman, qu'un magistrat, qui s'appelait Bonnet, avait dit que la thèse de la culpabilité ne tenait pas. S'il n'y avait pas eu, dans toute la chaîne pénale, cette étincelle, Roman aurait été condamné. Or, cette affaire ressemble à toutes les affaires pénales que nous connaissons.

Il n'est pas possible d'accréditer l'idée qu'il y a soixante incompétents. Il y a soixante personnes qui font leur métier avec cœur, mais qui sont dans un tel système que les principes sont aujourd'hui évanescents.

Dans l'évolution de la magistrature, il y a deux choses à prendre en compte : d'abord, les juges ont acquis leur indépendance de très haute lutte ; ensuite et en même temps, il y a eu une espèce de déliquescence de la règle de droit au profit de la morale ambiante.

Dans ces affaires, pendant des années, la parole des gamins ne valait pas grand-chose. Puis on l'a sacralisée. Et tout ce qui a été commis l'a été avec une sorte de bonne conscience. On traquait le crime et le criminel. La boulangère a été acquittée parce qu'on a requis son acquittement en première instance. Si on avait requis sa condamnation, elle aurait été condamnée, comme d'autres, et on ne sait pas pourquoi la cour d'assises en a jugé ainsi. Le seul constat objectif que nous pouvons faire, c'est que c'est conforme, à la virgule près, à ce que voulait le procureur.

Jusqu'au bout, l'accusation a eu raison, et personne n'en a l'explication. Sauf que ce qui semble énorme aujourd'hui, nous l'avions dit. Certains d'entre nous plus fort que d'autres. Car il existe aussi des dysfonctionnements parmi les avocats. Il y en a qui ne sont pas allés voir leur client.

Reste que les avocats ont fait un vrai travail. Ils ont dit, ils ont écrit sans que personne ne le prenne en considération. Il faut bien en tirer la conclusion qu'aujourd'hui, dans notre pays, les droits de la défense sont inexistants. Il faut donc que vous les renforciez.

Cela n'implique pas de mener une politique laxiste : on peut concomitamment renforcer la police, le parquet et la défense. Voilà le message que nous voudrions faire passer. Il sera conforme au témoignage des avocats pénalistes et de beaucoup de magistrats comme M. Portelli.

Nous devons réfléchir tous ensemble aux dysfonctionnements majeurs. Pourquoi des principes essentiels ne sont-ils pas respectés ? Il y a un déficit majeur en matière de droits de la défense. On me demande encore comment un avocat peut défendre un coupable ! Dans la plus vieille démocratie du monde, on se pose encore la question. Mais on ne peut pas à la fois pleurer sur les gens d'Outreau et vouloir de la sécurité tous azimuts !

Je suis favorable à la suppression de l'ENM. Je pense, moi aussi, qu'il faut renforcer de vrais principes. Un bon magistrat doit être capable d'acquitter le coupable.

M. François VANNSON : Maître Dupond-Moretti, dans le cadre de vos propositions de réforme de l'institution judiciaire, y a-t-il une différence fondamentale entre le magistrat du siège que vous proposez, impartial et équidistant du procureur et de l'avocat, et le juge de l'instruction proposé par votre confrère Delarue dans le cadre de ses propositions ?

Me Éric DUPOND-MORETTI : Je ne crois pas qu'il y ait divergence. On vous a suggéré deux appellations différentes. Cela dit, je n'ai pas de solution « clés en main ». Comment envisager l'indépendance du parquet ? Quel rôle attribuer à ce magistrat du siège qui contrôle ? Doit-il avoir un rôle de coenquêteur, ou demander au procureur d'exécuter les actes d'enquête ?

Il faut évidemment un système accusatoire à la française. Pas question de se transporter aux États-Unis, d'où on importe déjà bien trop de choses, comme le plaider-coupable. Ce qui est sûr, c'est qu'aujourd'hui, le juge d'instruction n'est pas un juge du siège, c'est un procureur. Il se place davantage du côté de l'accusation que de la défense.

M. Jean-François CHOSSY : Pourquoi Thierry Delay, actuellement en détention comme Myriam Badaoui, Aurélie Grenon et David Delplanque, n'était-il pas dans le groupe des accusateurs dans le cabinet du juge d'instruction pendant les confrontations groupées ? Est-ce parce qu'il aurait pu y amener un souffle de contradiction ? Doit-on obliger tous ceux qui sont concernés à participer aux confrontations ?

Me Éric DUPOND-MORETTI : S'il ne faisait pas partie du groupe des accusateurs, c'est parce qu'il n'accusait pas.

M. Jean-François CHOSSY : Il avait des choses à dire...

Me Éric DUPOND-MORETTI : Peut-être, mais il n'était pas accusateur.

On vous a expliqué comment se passaient les confrontations. Je me souviens de la confrontation avec la boulangère, le premier acte auquel j'ai assisté.

Le juge commence à rappeler à Mme Badaoui ce qu'elle a dit, ce qui est déjà incroyable puisque le but de la confrontation est d'essayer de faire apparaître une autre vérité. Mme Badaoui confirme. En l'occurrence, elle dit qu'elle avait vu la boulangère. Le juge lui indique qu'elle a dit une fois, alors qu'Aurélie Grenon avait dit deux fois. Elles se mettent donc d'accord pour deux fois. Le troisième accusateur, qui ne disait rien, confirme ce que les deux autres ont indiqué. Le juge d'instruction se retourne alors vers la boulangère et lui demande ce qu'elle a à dire. Et la boulangère répond : rien, je suis innocente.

De telles confrontations se déroulent très fréquemment dans d'autres procès. En général, la confrontation est demandée par le mis en examen. On lit d'abord à l'accusateur ses dépositions et on demande si elles sont confirmées. C'est un non-sens, dans la mesure où met l'accusateur dans une disposition d'esprit telle qu'il va vraisemblablement confirmer, puisqu'il l'a déjà dit.

M. Guy LENGAGNE : Maître Dupond-Moretti a évoqué à plusieurs reprises le corporatisme des magistrats. Je pense que toute corporation suscite du corporatisme.

Une enquête a été diligentée par le garde des Sceaux. On peut s'apercevoir demain que tel magistrat a commis une faute, que tel autre n'a pas répondu à ce qu'on pouvait attendre de lui. In fine, le CSM et le conseil de l'Ordre auront à se prononcer et éventuellement à sanctionner. N'est-ce pas là la forme suprême du corporatisme ? Est-il possible de sortir de ce corporatisme, au moment où il s'agira de juger les erreurs qui ont été commises ?

Me Éric DUPOND-MORETTI : Il y a quelques personnalités extérieures au sein du CSM. Nous souhaiterions qu'il y en ait davantage. Les avocats sont effectivement jugés par les leurs en première instance. Mais, contrairement à ce que j'entends un peu partout, il n'y a plus que des magistrats pour nous juger en appel.

M. Guy LENGAGNE : Vous avez évoqué l'interdiction de porter un discrédit sur une décision de justice, ce qui peut nous poser problème. Nous n'avons pas non plus à nous immiscer dans le procès. Il reste que j'ai retenu de l'audition des Lavier que le procès n'était pas terminé. Comment faire en sorte que ce qui leur arrive encore aujourd'hui ne se produise plus ? Bien qu'innocentés, ils sont encore séparés de leurs enfants.

Me Éric DUPOND-MORETTI : Je pense que leurs avocats, Philippe Lescène et Frank Berton, se battent encore pour régler cette question. Maintenant, il s'agit d'une décision judiciaire dans laquelle vous ne pouvez pas vous immiscer en raison des règles de séparation des pouvoirs. Peut-être que le garde des Sceaux, que vous pourriez interpeller, pourrait requérir de M. Gérald Lesigne qu'il prenne des conclusions écrites. Mais je ne peux pas vous en dire plus. En tous cas, vous ne pouvez pas devenir juges de cette affaire, qui est en cours.

Je n'ai pas d'explications. Peut-être certains considèrent-ils encore que ces gens n'ont pas eu assez de mal et que, d'une certaine façon, ils seraient coupables et qu'il serait dangereux de leur rendre leurs gosses ? Je n'ose l'imaginer.

M. Gilles COCQUEMPOT : J'ai du mal à envisager que soixante-quatre magistrats ne puissent pas constater les erreurs de l'instruction à charge. Je ferai un raisonnement par l'absurde : ne s'est-on pas rendu compte, effectivement, qu'il y avait un dysfonctionnement très grave et que la meilleure façon de s'en sortir était finalement d'aller en cour d'assises pour être désavoué par un jury populaire ? Après tout, c'est à ce moment-là que vous avez eu l'occasion et la possibilité de faire votre travail de défense. Vous avez d'ailleurs fait remarquer qu'à Saint-Omer, les décisions de condamnation ou d'acquittement correspondaient, à la virgule près, à ce que semblait vouloir le procureur.

Me Éric DUPOND-MORETTI : Monsieur, comment pourrais-je connaître les sombres idées qui auraient obscurci l'esprit de certains magistrats ? Ce que je sais, c'est que, traditionnellement, la chambre de l'instruction, dans les affaires tangentes, renvoie aux assises en disant : la souveraineté populaire appréciera.

M. Thierry LAZARO : Vous avez utilisé des mots très forts s'agissant des experts. Vous avez demandé qu'on prenne davantage en compte les demandes de contre-expertise. Mais s'il y a des charlatans d'un côté, il pourrait y en avoir de l'autre. Quel serait l'expert idéal, selon vous ? Avec quelles qualités ?

Me Éric DUPOND-MORETTI : C'est comme le bon parlementaire ou le bon avocat : c'est quelqu'un qui connaît bien sa matière, qui est compétent, impartial, intelligent, indépendant, toutes qualités qu'on peut prêter à un bon professionnel.

Le terme de charlatan peut choquer. Mais prenez l'histoire de la musaraigne à grosse queue. Comment a-t-on pu penser que ce « machin »-là était susceptible de constituer un élément à charge ?

Cette dame est venue raconter à la cour d'assises que le gamin avait dessiné une musaraigne et elle précise : « À grosse queue, madame. Comprenez que selon que la queue est moyenne ou petite, les conclusions sont différentes ». La tension était très forte jusque-là. Un juré a réprimé son rire, s'est excusé, et c'est parti ...

Lorsqu'on relit le rapport d'expertise, on ne peut qu'en sourire. Mais plus de soixante magistrats l'ont lu ou sont censés l'avoir lu. Il y a des années que cette femme expert exerce. Combien de personnes a-t-elle envoyées en prison ?

Mme Arlette GROSSKOST : Vous parliez de la dictature de l'émotion, qui a été alimentée par des sources diverses. Pour autant, dans ce climat de suspicion permanente, pourquoi n'avez-vous pas demandé le dépaysement du dossier ?

Me Julien DELARUE : Cela a été demandé en février 2002 par Maître Hubert Delarue et Maître Frank Berton, auxquels nous nous sommes associés. Cette demande, particulièrement bien motivée, a été adressée à M. le procureur général de Douai. Elle portait sur les problématiques de contamination de la parole de l'enfant, sur les problématiques de médiatisation qui devenait très importante, de rumeurs qui commençaient à courir à Outreau. Chacun redoutait qu'au petit matin les gendarmes viennent le chercher.

Le procureur général a répondu, moins d'une semaine après, que tout allait bien sous le soleil de Boulogne-sur-Mer. Alors même que la question n'était pas évoquée, il a précisé que la compétence des magistrats n'était pas en cause.

M. Étienne BLANC : Maître Dupond-Moretti, vous avez très bien décrit le déséquilibre existant entre l'accusation et la défense. En revanche, nous ne vous avons pas entendu à propos des parties civiles. Ne pensez-vous pas que le nombre des parties civiles, notamment devant la cour d'assises, a accru ce déséquilibre ? Dans certains pays, on travaille sur cette piste : la victime est présente, mais elle ne pèse pas autant sur le procès pénal. Qu'en pensez-vous ?

Me Éric DUPOND-MORETTI : Les associations ont joué un rôle extrêmement important et positif dans ce qu'on appelle la révélation du crime. Depuis qu'elles militent sur le terrain, de nombreuses affaires ont été révélées, qui ne l'auraient pas été sans leur intervention.

Dans le procès pénal, je trouve scandaleux que toutes les associations puissent se constituer partie civile : des personnes parlent d'enfants qu'elles n'ont jamais rencontrés. « L'enfant bleu », je ne sais pas qui c'est. L'enfant Delay, je sais qui c'est.

S'est ainsi présentée l'« Association de défense de l'enfance et des parents séparés ». Je disais à mes confrères pendant le procès que si les Delay se remettaient en ménage, elle serait de facto irrecevable... On ne l'avait pas vue de toute l'audience. Le dernier jour, une avocate est venue, s'est mise à pleurer et a plaidé : « Ils sont tous coupables ».

Ces gens sont venus à l'audience comme des militants. Personnellement, je n'aime pas les porte-drapeaux. Je pense qu'il faut défendre les hommes, mais pas les causes. Je suis favorable à ce qu'on restreigne le champ d'intervention des parties civiles.

Il existe tout un processus pour que l'enfant soit représenté par un avocat. Mais alors, un avocat qui le connaît, qui l'a vu, qui lui a parlé, qui a avec lui une relation d'avocat à client.

Je remarque que ces associations sont surtout présentes dans les affaires médiatiques.

Il ne faut pas tout mélanger. L'audience n'est pas le dernier salon où l'on cause : la liberté des gens est en jeu !

Je me souviens d'un gamin qu'on interroge et qui hésite. On entend alors l'avocate de la partie civile qui souffle : « Lavier ». Elle sussure à l'oreille de cet enfant qu'elle ne connaît pas le nom d'un de ceux qui sont présents et qui se dit innocent !

Il y a eu trop de parties civiles dans cette affaire.

M. le Président : Nous auditionnerons demain après-midi plusieurs avocats de parties civiles.

M. Étienne BLANC : Nous avons été frappés d'entendre dans votre propos les termes de « copié-collé » et de chambre d'enregistrement. Ne croyez-vous pas qu'une des réponses aux difficultés qu'ont les avocats de la défense à obtenir des décisions précises, des motivations précises serait de modifier le code de procédure pénale ? On pourrait imposer aux juges d'instruction de motiver plus précisément leurs ordonnances de refus de mise en liberté ou de refus d'accomplir certains actes. Il en serait de même à la chambre de l'instruction en cas d'appel. La juridiction aurait ainsi à démontrer que le dossier a bien examiné, ouvert, décortiqué et qu'on a pris en compte les conclusions de la défense.

Me Éric DUPOND-MORETTI : « Attendu que les premiers juges ont fait une exacte appréciation des faits de la cause » est une motivation. Si vous déférez l'arrêt correspondant à la censure de la haute juridiction qu'est la chambre criminelle, on vous dira : « Attendu que les juges du second degré ont souverainement apprécié les faits de la cause ». D'ailleurs, dans toutes les questions techniques difficiles de procédure, quand on veut sauver la procédure, on dit que les premiers juges « ont fait une exacte appréciation des faits de la cause ».

Comment allez-vous imposer aux magistrats qu'ils motivent davantage ? C'est déjà dans le code. Encore une fois, c'est une question de mentalité. Certains magistrats, chaque fois qu'ils ont à rédiger une décision, prennent la peine de vous dire pourquoi vous êtes condamné ou pourquoi vous êtes relaxé.

J'attire votre attention sur le fait que, pour la hiérarchie, un bon magistrat est celui qui rend beaucoup de décisions. Lors des audiences de rentrée solennelle, vous n'entendez que le nombre de décisions rendues et comment on a géré le stock des affaires. Mais jamais on ne vous parle de la qualité des décisions rendues.

J'avais suggéré à Mme Lebranchu qu'on envoie dans les juridictions des missi dominici. Il existe des magistrats qui vous réconcilient avec la justice de votre pays : ils sont corrects, courtois, impartiaux. Il en existe d'autres qui traitent très mal la justice. Ceux-là, tout le monde les connaît. Il faudrait qu'on sache ce qui se passe au quotidien.

Certains magistrats font merveilleusement leur travail. Ils sont capables de rendre une décision contraire à celle qui avait eu leur préférence, ils sont capables d'entendre l'autre. Certains magistrats se considèrent presque comme outragés si la personne qui a fait appel leur répond que l'appel est un droit.

M. Guy GEOFFROY : Lors de son audition, Daniel Legrand fils a dit en substance : comme je ne réussissais pas à faire valoir mon innocence, j'ai décidé de les faire craquer. Je vais donc inventer quelque chose que personne n'oserait inventer. Or, il s'est aperçu avec stupéfaction et accablement qu'on embrayait immédiatement sur ce qu'il avait dit. Et Mme Badaoui le confirme. L'affaire s'emballe.

Comment cela a-t-il été ressenti par l'ensemble des défenseurs ? Ceux qui avaient provoqué l'emballement pouvaient provoquer la fin brutale de cette escalade et le retour sur terre de l'ensemble des participants à cette épopée. Comment vous êtes-vous battus, les uns et les autres, pour faire admettre que c'était le Daniel Legrand fils qui avait menti qui avait raison ?

Me Éric DUPOND-MORETTI : Ni Me Julien Delarue ni moi-même n'étions son avocat.

Me Julien DELARUE : Au moment où il adresse cette lettre au juge d'instruction et où il en envoie une autre à France 3, il se rapproche d'un surveillant de la maison d'arrêt. Il va lui dire que tout ce qu'il a raconté à propos de cette petite fille est faux. Ce surveillant fera un rapport qu'il adressera à la directrice de la maison d'arrêt de Loos. Ce rapport aurait dû se retrouver très rapidement en cote procédure. La directrice de la maison d'arrêt a affirmé plus tard qu'elle avait envoyé ce rapport au juge d'instruction. Or, il n'y en a pas trace. M. Burgaud s'en expliquera. Peut-être était-ce une erreur de greffier. Mais cette lettre était un élément à décharge qui aurait dû lui permettre de réinterroger Daniel Legrand fils.

Cette lettre n'apparaîtra que bien plus tard, dans des conditions très différentes, dans la procédure, et n'aura aucun impact sur l'état d'esprit du juge d'instruction.

N'ayant pas été l'avocat de Daniel Legrand fils à l'époque, je ne peux émettre que des hypothèses. Mais ce qui est sûr, c'est que ce garçon avait désigné des enfants, allant jusqu'à proposer au juge d'instruction de les lui indiquer sur des photos. Il avait désigné des enfants alors qu'aucun ne le mettait en cause. Il avait désigné des adultes dont certains seront acquittés par la suite, mais dont certains se trouvaient sur le trombinoscope parce qu'à un moment les enfants Delay les avaient désignés : le boucher du coin, le pâtissier de la rue, etc. Or, le juge d'instruction n'a jamais confronté Daniel Legrand fils à ces gens.

Ces aveux confortent le magistrat instructeur dans l'idée que Daniel Legrand fils est coupable. Pour autant, il ne prendra pas le soin de le confronter avec les personnes qu'il avait désignées.

Me Éric DUPOND-MORETTI : Quand ce gamin fait ses confidences au gardien de prison, ce dernier est tellement bouleversé qu'il adresse effectivement une lettre à la directrice de l'établissement. Celle-ci transmet ce document au juge d'instruction. Mais ce document n'est pas versé au dossier. On le sait parce qu'il va revenir au dossier par d'autres voies : quand la police enquêtera sur la violation du secret de l'instruction et la lettre que Daniel Legrand fils a adressée à France 3, elle rencontrera la directrice qui lui remettra un rapport avec, en annexe, le témoignage du gardien de prison qui, avec une grande humanité, a compris que le môme s'était accusé pour faire craquer le système et pour obtenir sa mise en liberté. C'est tellement vrai que, concomitamment à ces déclarations, il a fait une demande de mise en liberté, convaincu qu'il est qu'il passera Noël chez lui.

Comme vous l'avez dit, la machine s'emballe. Mais c'est aussi la première fissure du dossier. Le juge d'instruction ne considère ces déclarations que comme élément à charge. Myriam Badaoui va raconter qu'une gamine est morte, à laquelle on donnera un prénom, qu'on habillera, etc. Mais, alors qu'on est en train de creuser partout, les Belges déclarent que cette histoire ne résiste à rien.

Un policier m'avait dit, à propos du juge d'instruction : « s'il continue, il va nous faire creuser jusqu'au métro de Lille. » La police se rendait compte qu'il y avait une fissure. La police judiciaire le sentait. Les journalistes vont s'intéresser à ces fouilles qui n'aboutissent jamais. Seulement cette fissure ne sera jamais considérée comme telle ; ce sera un emballement et un renforcement de l'accusation.

M. Marcel BONNOT : Je vous ai écouté de manière attentive, sinon religieuse. Vous avez mis en exergue le dysfonctionnement de l'institution judiciaire, dysfonctionnement qui commence dès la garde à vue. Celui qui passe le seuil d'un commissariat de police ou d'une gendarmerie voit sa dignité broyée. Le déficit de la défense apparaît dès ce moment-là. Il perdure tout au long de l'instruction : le juge d'instruction semble s'être assis sur des principes fondamentaux ; la chambre de l'instruction se transforme en chambre de l'illusion ; le JLD surfe avec ses critères passe-partout.

Vous avez dit en préliminaire que ce n'était pas tant le juge Burgaud qui porte la culpabilité de cette affaire, c'est l'institution tout entière. On se rend compte que notre système pénal est une véritable pétaudière. Vous nous proposez certains remèdes sur lesquels nous devrons nous arrêter.

Le juge Burgaud continue à s'enfermer dans la tour de ses certitudes. Comment justifier une telle posture après toutes ces révélations ?

Lorsqu'un avocat se présente devant le juge d'instruction ou le JLD, il lui arrive de croiser un journaliste, avec le procès-verbal de l'enquête préliminaire sous le bras, avant même qu'il ait pu lui-même en appréhender une petite partie. Un tel privilège peut choquer.

Dans cette affaire, est-ce que le pouvoir ou l'influence des médias a contribué aux dérives que nous déplorons ?

M. le Président : Cette deuxième question a déjà été posée, mon cher collègue, avant que vous ne nous rejoigniez.

Me Éric DUPOND-MORETTI : Il reste à M. Burgaud une liberté, celle de se défendre comme il l'entend. Nous n'allons pas nous comporter en procureurs de M. Burgaud, comme il a pu se comporter avec l'autisme que nous connaissons à l'égard de certains accusés.

Pour lui, sur le plan humain, ce doit être très difficile. On attend de lui une espèce de confidence expiatoire à dimension nationale. Mais si je me comporte mal, ce n'est pas à vous que je le dirai.

Je n'ai aucune compassion pour ce qui lui arrive. Pour autant, je ne pense pas qu'il faille exiger de lui plus qu'il ne peut donner. J'ajoute qu'il a été soutenu par sa hiérarchie jusqu'au premier procès, et bien après encore.

Si le juge Burgaud est sanctionné, toutes les questions qui ont été évoquées sur le fonctionnement de notre procédure ne seront pas résolues pour autant. Vous donnerez raison à tous ceux qui, dans la magistrature, veulent que la faute soit cantonnée à M. Burgaud pour qu'on n'examine pas tous les dysfonctionnements institutionnels.

M. Burgaud a une famille. Comme les accusés. Mais arrêtons-là les parallèles. Il doit lui être humainement difficile de s'ouvrir en deux devant nous. J'espère que personne ne l'exigera de lui.

Je l'ai entendu devant les premiers juges. Ce jeune homme est un technicien et un technocrate, et quand les choses sont passées des généralités au particulier, il s'est évidemment noyé, car des reproches peuvent légitimement lui être adressés.

Je sais que les acquittés attendent d'être confrontés à lui pour la deuxième fois après Saint-Omer. Mais je suis choqué à l'idée qu'on s'acharne contre lui. Ou alors, qu'on mette sa tête sur une pique et qu'on déclare qu'il a tout fait. Seulement, c'est beaucoup plus complexe.

Je vous ai dit que Me Hubert Delarue et moi avions plaidé pour un homme et pour une femme qui ont été acquittés, et que dans cette affaire le juge d'instruction s'était comporté de la même façon que M. Burgaud. Cela s'est passé dans l'anonymat le plus total et l'on peut penser que ce magistrat fera une très belle carrière.

Le grand principe de notre procédure pénale est la non-rétroactivité des situations. On ne peut pas inventer une sanction alors qu'elle n'existe pas. On ne peut pas non plus en concevoir une pour M. Burgaud.

Les médias ont été, à l'origine, alimentés par les accusateurs, parties civiles comprises. J'ai entendu par bribes l'intervention du bâtonnier Normand qui disait qu'il était encore troublé par les aveux de Daniel Legrand fils. Il aurait mieux fait de s'abstenir, d'abord parce qu'il y a maintenant une décision qui a autorité de la chose jugée et que ses aveux ne correspondaient à rien, comme ce fut démontré.

La presse est à l'image de notre justice et de toute notre société. Elle va vers ce que l'on attend d'elle. Et il y a eu cet emballement.

Cela dit, heureusement qu'elle était là. On peut toujours dire que c'est trop tard. Mais si cette affaire s'était déroulée à huis clos, je ne suis pas du tout certain que nous serions ici aujourd'hui.

Je pense que ceux que j'ai vu travailler ont suivi ce dossier de A à Z. Ils ont tout de même permis qu'on examine le dossier d'Outreau comme on l'examine. Si cette affaire passionne les Français et si on peut en tirer quelque chose, c'est aussi grâce aux médias.

Ce ne sont pas les médias qui ont placé ces gens-là en détention. Ce ne sont pas eux qui les en ont sortis. Ils ont été unilatéralement alimentés, au début, et contradictoirement alimentés, ensuite. Quand le contradictoire a pris la place qu'il méritait, les articles de presse ont évidemment changé de tonalité.

M. Léonce DEPREZ : Les députés ne se réunissent pas ici pour obtenir la tête de l'un ou de l'autre. Ils visent les réformes structurelles qui s'imposent.

Des responsables ayant une certaine expérience humaine auraient eu des réflexes de bon sens, des réactions plus intelligentes face à toutes ces questions. Ne doit-on pas soulever le problème structurel de la formation de ce jeune juriste, très bon technicien peut-être mais sans expérience ? Ce manque d'expérience ne serait-il pas, en partie, à l'origine de ce drame ?

Cinq années de contact professionnel, juridique ou autre auraient sans doute permis d'éviter ce drame. Son expérience humaine était insuffisante. N'est-ce pas dû au principe même de cette formation qui permet, dès la fin de l'enseignement, de nommer de jeunes juges à des postes qui demandent justement beaucoup de recul et d'expérience humaine ?

Par ailleurs, cette jeunesse n'est pas compensée par l'expérience des autres. Car la hiérarchie couvre, en raison du corporatisme exacerbé que nous avons tous remarqué.

L'insuffisance de formation dispensée à l'ENM n'est pas non plus compensée par ceux qui ont des responsabilités et ont vécu des drames de toute nature. D'où l'impossibilité, pour ceux qui ont de l'expérience, de corriger l'inexpérience de ces juges d'instruction.

Ne pensez-vous pas qu'en tant que députés, nous devrons viser des réformes structurelles ?

Me Éric DUPOND-MORETTI : Je ne peux qu'être d'accord avec vous, puisque c'est ce que j'ai dit.

M. Léonce DEPREZ : Certes, mais cela ne doit-il pas aboutir à ce que nous demandions au moins cinq années de formation et de stages ? Sinon, nous risquons d'autres affaires d'Outreau.

Me Éric DUPOND-MORETTI : Il y a de vieux magistrats qui ne sont pas bons et de jeunes magistrats qui sont excellents. Mais ce qui est insupportable au quotidien, c'est que nous avons l'impression qu'on se défie des avocats, qui représentent la contradiction. Le gamin qui sort de l'ENM et qui accepte l'idée d'être contredit est un bon juge. Celui qui a d'emblée dans l'idée que l'avocat est un complice qui a touché de l'argent sale pour faire triompher le crime ne peut pas être un bon magistrat.

Je suis pour la suppression de l'ENM. Le parquet et le siège devraient déjà commencer à vivre ensemble. Je suis favorable à l'institution de troncs communs, pour que les magistrats apprennent ce que nous faisons et constatent nos difficultés.

Je suis enfin d'accord avec vous : il faut des réformes structurelles, menées en profondeur.

M. le Président : Merci beaucoup.

Audition de Maîtres Marie-France PÊTRE-RENAUD, avocate de l'association « Enfance et Partage »,
Anne MANNESSIER, avocate de l'association
« Équipe d'action contre le proxénétisme »,
Vanina PADOVANI, avocate de l'association « Enfant bleu - Enfance maltraitée »,
Yves CRESPIN, président et avocat en première instance de l'association
« Enfant bleu - Enfance maltraitée »,
Isabelle STEYER, avocate de l'association « La voix de l'enfant »,
Jacqueline LEDUC-NOVI, avocate de l'association « Enfance Majuscule »,
et Sylvie MOLUSSON-DAVID, avocate de l'association de défense de l'enfance
et des parents séparés (ADEPS)



(Procès-verbal de la séance du 1er février 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Mes chers collègues, Mesdames, Messieurs, nous vous souhaitons la bienvenue et vous remercions d'avoir répondu à notre invitation. Nous allons recevoir les photographes et les journalistes de la presse audiovisuelle, qui souhaitent prendre des images, après quoi nous procéderons à votre audition en présence des membres de la presse écrite.

M. le Président : La séance est ouverte.

Nous recevons aujourd'hui MMarie-France Pêtre-Renaud, avocate de l'association Enfance et Partage, MJacqueline Leduc-Novi, avocate de l'association Enfance majuscule, qui nous rejoindra dans un instant, MAnne Mannessier, avocate de l'association Équipe d'action contre le proxénétisme, MVanina Padovani, avocate de l'association Enfant bleu-Enfance maltraitée, MYves Crespin président de la même association, qui fut son avocat en première instance, MSylvie Molusson-David, avocate de l'Association de défense de l'enfance et des parents séparés, l'ADEPS, et MIsabelle Steyer, avocate de l'association La Voix de l'Enfant.

Maîtres, je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête.

Avant de procéder à votre audition, je souhaite vous informer au préalable de vos droits et de vos obligations.

En vertu de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des commissions d'enquête parlementaires, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel et de l'article 226-14 du même code, qui autorise la révélation du secret en cas de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Cette même ordonnance exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(Les personnes auditionnées prêtent successivement serment, à l'exception de Me Jacqueline LEDUC-NOVI, encore absente).

M. le Président : Je m'adresse maintenant aux représentants de la presse pour leur rappeler les termes de l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Cet article punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. Je vous invite donc à ne pas citer nommément les enfants qui ont été victimes de tels actes, et dont les noms ou prénoms pourraient être cités au cours de l'audition.

La commission va procéder maintenant à votre audition qui fait l'objet d'un enregistrement. Je vais vous donner la parole tour à tour, après quoi les membres de la commission vous poseront des questions.

Maître Pêtre-Renaud, vous avez la parole.

Me Marie-France PÊTRE-RENAUD : Le dossier d'Outreau a eu un gros impact sur les associations. Je représentais, au procès de Saint-Omer comme à celui de Paris, l'association Enfance et Partage. Nous sommes dans le collimateur de la défense. Nous sommes extrêmement critiqués, comme si mon association avait la responsabilité des désordres qui ont eu lieu. Il faut rappeler que le rôle des associations, dans ce genre de procès, est de défendre l'intérêt de l'enfant en général, aux côtés des avocats défendant les enfants victimes des actes qui sont reprochés aux accusés. Je déplore que les associations n'aient pas plus de relations avec ces avocats et les enfants qu'ils représentent. On nous a reproché d'être des « associations sans enfants ». Mais nous effectuons dans l'ombre, un travail de fourmi, notamment auprès des différents ministères et auprès du législateur.

Une association comme Enfance et Partage n'a pas vocation à sacraliser la parole de l'enfant. Elle souhaite que la justice soit faite, mais elle n'est pas la justice. Elle apporte sa contribution pour que la parole de l'enfant soit entendue, mais pas dans n'importe quelles conditions, ni à partir du postulat que l'enfant a toujours raison. Minimiser le rôle des associations, voire prétendre qu'elles n'ont pas lieu d'être, c'est tenir un discours que je qualifie de passéiste. Dans le cadre de la défense des droits des enfants comme dans d'autres domaines, le rôle des associations est important.

Me Anne MANNESSIER : J'ai été convoquée devant votre commission pour témoigner de ce qu'avait été pour moi le déroulement de ce procès. Je dois dire d'emblée que l'association dont je suis l'avocate ne s'est pas constituée partie civile au procès de Saint-Omer ni à celui de Paris. Mon association s'est constituée partie civile lors de l'instruction, en janvier 2002. Il était nécessaire de le faire pour avoir accès au dossier et pour vérifier si les faits dénoncés correspondent à l'objet social de l'association.

L'association Équipe d'action contre le proxénétisme, reconnue d'utilité publique, a pour mission de lutter contre le proxénétisme et de développer des actions en faveur de ses victimes. Nous nous sommes constitués partie civile parce que des faits de proxénétisme importants avaient été dénoncés. Nous avons donc eu accès au dossier, de même que nous avons été informés de l'évolution de l'affaire. Au terme de l'instruction, il est apparu que les faits de proxénétisme étaient marginaux par rapport à l'ensemble des faits dénoncés. C'est la raison pour laquelle notre association ne s'est pas constituée partie civile à l'audience. Le président de notre association a d'ailleurs adressé au président de la cour d'assises de Saint-Omer un courrier pour le lui expliquer.

Me Vanina PADOVANI : Nous sommes extrêmement émus d'être aujourd'hui devant vous, dans des conditions certes sereines, mais tout de même impressionnantes, pour évoquer un procès qui marquera toute notre vie professionnelle.

Je représente les intérêts de l'association Enfant bleu-Enfance maltraitée. Vous le savez, les avocats d'associations défendent un intérêt collectif, la lutte contre la maltraitance des enfants, tant physique que morale. En 2004, on a constaté une augmentation de la maltraitance de 7 % ; 30 % des affaires criminelles sont liées à la maltraitance. Aller dire que les associations de protection de l'enfance contre la maltraitance viennent dans les procès pour se faire de l'argent sur la misère des enfants et pour se faire de la publicité, c'est susciter dans l'opinion publique un sentiment d'écœurement. Cela est d'autant plus mal venu que c'est faux.

Un de mes confrères vous a dit hier soir que nous ne nous rendions que dans les procès médiatiques. Un exemple : j'ai plaidé à la cour d'assises de Paris dans une affaire concernant un bébé de quatre mois qui avait été fracassé par sa mère. Personne n'était à l'audience ce jour-là. Le père ne s'était pas constitué partie civile. J'étais la seule personne venue parler de cet enfant qui n'était plus. La mère a été condamnée. Lorsqu'elle est partie, le père s'est tourné vers moi et m'a insultée. Voilà le genre de procès que nous assumons.

Nous serions, certains l'ont dit, des porte-drapeaux, des militants. Nous sommes avant tout des avocats convaincus, et lorsque nous plaidons une cause, peu importe qu'elle soit médiatique ou pas.

La presse a fait de l'affaire d'Outreau un événement médiatique : on s'attendait à l'un des plus grands procès de pédophilie de l'époque, en parallèle de l'affaire Dutroux. La presse titrait : « Ils sont tous coupables », « C'est épouvantable ». Puis, à Saint-Omer, au fil des audiences, l'affaire a changé d'aspect. Personne ici ne pouvait prévoir ce qui allait se passer.

Nous sommes ici pour faire le bilan. Le bilan, c'est que treize personnes ont été acquittées. Cette affaire pose deux problèmes. Le premier est celui du recueil de la parole de l'enfant. C'est le problème principal. Le second, qui a longuement été évoqué par les avocats de la défense, et qui n'est pas l'objet de notre intervention, est celui de l'instruction et de notre système inquisitoire.

En tant qu'avocate d'Enfant bleu, je suis sereine. Je suis sereine car, malgré tout ce qu'on a pu dire, la justice est passée. Les derniers doutes qui pouvaient subsister ont été levés devant la cour d'assises de Paris.

Malgré ma sérénité, je suis en colère, Monsieur le Président, parce que la loi du 17 juin 1998 a été bafouée.

Je ne suis pas seulement sereine et en colère, je suis aussi inquiète. J'ai peur que votre commission n'aboutisse pas à des solutions. Mais ne m'en veuillez pas, c'est ma nature, je suis angoissée.

S'agissant du recueil de la parole de l'enfant, il est essentiel qu'il soit bien fait, et depuis le départ. Un enfant victime, ce n'est pas une victime comme une autre. Lorsque la parole d'un enfant de cinq ans est perdue, vous ne la retrouverez jamais plus. Il ne faut pas se poser la mauvaise question, celle de savoir si un enfant ment ou ne ment pas. L'adulte intervient dans la parole de l'enfant, surtout lors de l'enquête. Il est là pour l'aider, non pour induire ses propos. Et c'est là que le bât peut blesser. Des adultes qui, armés de toute la bonne volonté du monde, ne sont pas formés, vont induire la parole de l'enfant.

N'oublions pas que dans cette affaire d'Outreau, on est confronté à un contexte particulier, un contexte général de maltraitance physique et morale. Certains enfants sont frappés, d'autres sont insultés. Tout cela, on ne vous l'a pas dit. Il ne s'agit pas de familles banales, mais de familles où il y a de la violence.

M. le Président : Pardon de vous interrompre, Maître. Vous voulez parler des enfants de la famille Delay-Badaoui ?

Me Vanina PADOVANI : Je parle en général, Monsieur le Président. Je parle du contexte. D'autres enfants que ceux de la famille Delay-Badaoui recevaient des coups.

M. Jacques REMILLER : Lesquels ?

Me Vanina PADOVANI : Les enfants Lavier, par exemple, qui disent : « Ma tête a heurté le meuble », « Je suis tombée par terre ». Il y avait de la violence physique, de la violence verbale, des insultes. C'est dans le dossier d'Outreau.

Le 6 mars 2001, vingt-quatre enfants sont emmenés dans les locaux du commissariat de Boulogne-sur-Mer pour y être entendus. Sur ces vingt-quatre enfants, douze ont été déclarés victimes, définitivement, à Saint-Omer. Ils ont été violés ou agressés sexuellement par quatre personnes : le couple Delay-Badaoui, David Delplanque et Aurélie Grenon. C'est incontestable, dans ce dossier, il y a douze victimes.

La loi de 1998 permettait de procéder à des enregistrements visuels ou sonores de l'audition des enfants. Encore fallait-il que la question soit posée. La question n'a pas été posée. Et c'est ainsi que deux enregistrements pratiquement inaudibles ont été produits devant la cour d'assises de Saint-Omer, avec des questions fermées. Or, les spécialistes savent que les enfants ont souvent tendance à répondre aux questions qu'on leur pose, même s'ils ne les ont pas comprises. C'est particulièrement grave. C'est ce qui s'est souvent passé au cours de l'enquête. J'ajoute, et c'est absolument ahurissant, que des procès-verbaux d'audition ont été signés par des enfants de cinq ans, de six ans, qui ne savaient pas lire. Je ne suis pas en train de dire du mal des policiers. Je dis qu'ils n'étaient pas formés. Ils ont fait ce qu'ils ont pu.

Le juge d'instruction reprend les déclarations des enfants contenues dans les procès-verbaux de police. Mais il pouvait faire ce que n'a pas fait la police. Il pouvait demander que les enfants soient enregistrés visuellement. On nous a dit qu'on ne pouvait pas les filmer, que c'eût été prendre le risque de les traumatiser, parce qu'ils avaient subi des actes de nature sexuelle qui avaient été filmés. Le juge d'instruction a donc décidé de ne pas les filmer.

Cela étant, il aurait peut-être dû procéder à des enregistrements sonores. En cela, à mon sens, il a fait une erreur, mais il est toujours facile, après coup, de remarquer les erreurs.

Certains disent qu'on n'avait pas les moyens. Mais quand on a décidé de rechercher un cadavre, ou deux, on a trouvé les moyens nécessaires pour creuser. Qu'on ne vienne pas me dire qu'il n'était pas possible de louer des webcams ou des magnétophones pendant une journée. C'est à la portée de toutes les bourses, même du ministère de la justice. En juin 2005 s'est tenu à Nanterre le procès Lefort. L'une des victimes était incarcérée, pour d'autres raisons, au Sénégal, au Cap-Vert. Sur décision de la présidente de la cour d'assises, elle a été entendue par vidéoconférence. Lorsque la justice veut se donner les moyens, elle se les donne. Le fait que le juge Burgaud n'ait pas enregistré ces enfants restera l'un des grands mystères de ces affaires.

M. Xavier de ROUX : Mais vous étiez déjà partie civile.

Me Vanina PADOVANI : Non, nous ne nous étions pas constitués partie civile à l'instruction. Nous étions partie civile à la cour d'assises de Saint-Omer.

M. Xavier de ROUX : Mais vous aviez examiné le dossier. La façon dont la parole des enfants avait été recueillie ne vous avait donc pas échappé. Et vous avez maintenu votre constitution de partie civile ? Vous ne vous êtes pas posé de questions particulières ?

Me Vanina PADOVANI : Monsieur le député, tout le monde se pose des questions. On vous a exposé longuement, l'autre jour, les raisons pour lesquelles l'intime conviction d'un avocat et la défense des intérêts de son client sont deux choses différentes. Nous n'avons pas à avoir des états d'âme. Lorsque nous sommes dans un dossier, nous devons aller jusqu'au bout. Cela ne veut pas dire que nous allons travailler contre les accusés. Nous avons notre rôle à jouer, à notre place. Nous n'accusons personne, nous faisons notre travail.

J'en viens aux auditions des enfants lors des procès de Saint-Omer et de Paris. Les enfants qui ont été entendus devaient être préservés, dans le cadre de la loi du 17 juin 1998 et, pour ce qui est du procès de Paris, de la circulaire du 2 mai 2005.

Les enfants n'ont pas tous été auditionnés dans les conditions prévues par la loi. À Paris, lorsque la présidente de la cour a voulu, à la demande de la défense, entendre l'audition de Léa devant la cour de Saint-Omer, la cassette qui a été diffusée était celle d'un téléfilm allemand. Cette cassette avait pourtant été mise sous scellés. L'audition de cette petite fille n'a jamais été retrouvée.

Au Royaume-Uni et au Canada, les enfants sont auditionnés dans des salles de vidéoconférence, en dehors de la salle d'audience. C'est une bonne chose, car les cours d'assises sont particulièrement impressionnantes. Même des adultes mentent parfois, et sont complètement déstabilisés. Et l'on voudrait que des enfants de quinze ans, de dix ans, de cinq ans aient la force que les adultes, parfois, n'ont pas !

Je suis choquée. Alors que la France a signé et ratifié la Convention internationale des droits de l'enfant adoptée par les Nations unies le 20 novembre 1989, on impose encore aujourd'hui à des petits de se présenter, comme des grands, devant des cours d'assises. Si s'opposer à cela, c'est agir comme des porte-drapeaux, comme des militants, eh bien oui, nous militons et continuerons à militer pour que cela ne se produise plus. Nous devons préserver les enfants en les tenant à l'écart de ces arènes qui sont tellement impressionnantes.

À Saint-Omer, les enfants ont été traités en direct par des avocats de la défense de « sale menteur ». C'était inacceptable ! On ne se comporte pas comme cela avec des enfants qui sont déjà traumatisés. Ils arrivent devant une cour d'assises et on leur dit, droit dans les yeux : « Je ne te crois pas. Tu es un sale menteur ! »

Le procès de Paris a eu lieu plus de quatre ans après les premières auditions des enfants. Comment veut-on que le recueil de la parole de l'enfant se fasse dans la sérénité et dans d'excellentes conditions ? C'est impossible. Tous les spécialistes de l'enfance vous le diront, la parole de l'enfant doit être enregistrée immédiatement. Elle doit être analysée au moment des révélations, et non pas quatre ans après.

Il faut savoir que dans plus de 95 % des affaires de maltraitance, d'agressions sexuelles, de viols sur enfants, il n'y a pas d'aveux, pas d'indices matériels, pas d'éléments médico-judiciaires. On vous a dit qu'à Outreau, il n'y avait pas de preuves. On ne vous a pas dit que dans presque toutes les affaires, il n'y a pas de preuves. Il y a la parole des enfants contre celle des adultes. Et vous savez combien les adultes sont habiles et peuvent adapter leur discours. Un enfant n'adapte pas son discours. Il peut être manipulé, ses propos peuvent être induits, mais ce n'est pas de sa faute. Je le répète, on ne peut pas dire qu'un enfant, délibérément, mente. Si l'enfant traduit une vérité qui n'est pas conforme à celle que l'adulte veut entendre, c'est parce que l'adulte n'a pas su interroger l'enfant comme il le fallait. Quelques années plus tard, la parole de l'enfant est émiettée. Et l'oubli joue son rôle. Devant la cour d'assises de Paris, les enfants Delay, dont on ne peut pas contester qu'ils aient été violés, ne se rappelaient plus. Quand on leur posait des questions sur les sévices, ces pauvres gosses répondaient : « Je ne me souviens plus. Je ne sais plus. Laissez-moi tranquille. » Et après cela on viendra nous dire que ces enfants ne se rappellent plus parce qu'ils ont tellement menti qu'ils ne savent plus où ils en sont ! Ce n'est pas acceptable.

Nous nous sommes retrouvés dans une situation extrêmement désagréable. Le malaise était terrible. Nous pouvons monter au créneau pour défendre les valeurs que nous défendons lorsque nous pouvons, dans un débat contradictoire, nous appuyer sur ce qui est une vraie parole d'enfant. Lorsque vous avez assisté en direct à ce désastre, vous ne pouvez pas être bien. Vous vous dites : « Quel désastre ! » Quel désastre pour les accusés qui ont été acquittés, et quel désastre pour ces gosses, qui vont porter cela toute leur vie !

Devant la cour d'assises de Paris, beaucoup ont dit que le huis clos était inacceptable. Certains ont même dit qu'avec le huis clos, tout le monde aurait été condamné. Voilà l'image du huis clos que l'on présente à l'opinion publique. Le huis clos a été demandé à Paris pour préserver ces enfants. Ils ont été entendus à huis clos. Il y avait des divergences au sein des associations sur ce point. Mais nous étions tous d'accord pour que les enfants ne soient pas auditionnés à nouveau. Parce qu'ils l'avaient déjà été dans des conditions très douloureuses devant la cour d'assises de Saint-Omer. Si les avocats de la défense, à Paris, se sont tenus, c'est peut-être parce que le climat de la cour d'assises était plus serein et que Mme la présidente n'aurait pas accepté certains propos. C'est la raison pour laquelle il y avait plus de décence. Il n'empêche que nous avions demandé, en vertu des articles 706-52 et suivants du code de procédure pénale, qui y ont été introduits par la loi du 17 juin 1998, et de la circulaire du 2 mai 2005, que l'audition de ces enfants soit évitée au profit du visionnage des cassettes. Nous avons demandé le bris des scellés nos 1 à 7. Cela nous a été refusé. En fait, nous comprenions que ces enfants puissent être entendus à nouveau, parce que des accusés se disaient innocents et devaient donc être confrontés aux enfants. En revanche, ce que nous n'avons pas compris, c'est qu'on nous ait refusé le visionnage des cassettes, qui aurait permis de faire une comparaison. Lorsque des enfants se rétractent, je crois qu'il est important de visionner à nouveau les premières auditions, pour comparer, pour voir ce qui se passe.

Une réflexion concernant la formation des magistrats. Le président de la cour d'assises de Saint-Omer et la présidente de celle de Paris étaient particulièrement doux, et n'ont pas heurté les enfants. Cela n'a pas été le cas de tous les magistrats. À huis clos, l'avocat général a demandé à Jean s'il n'avait pas aussi été violé par un Martien. Je trouve que c'est extrêmement maladroit. On ne pose pas de telles questions, surtout quand on soutient l'accusation, que l'on questionne un enfant quatre ans après les faits, et que l'on voudrait que cet enfant fasse la part des choses alors qu'on a une robe rouge, qu'on est en hauteur, qu'on est particulièrement impressionnant, et qu'en plus, on donne le sentiment de se moquer de lui. Je vous le dis franchement, ce n'est pas bien.

L'affaire d'Outreau, je l'ai dit, est le télescopage de deux problèmes. Le second est celui du système inquisitoire. Je n'en parlerai pas ici. On en a débattu longuement et talentueusement. Mes confrères en ont parlé. La seule réflexion que je peux vous livrer, c'est que les Britanniques et les Allemands veulent aujourd'hui revenir au juge d'instruction. C'est un sujet particulièrement délicat, sur lequel je ne m'étendrai pas plus.

S'agissant du recueil de la parole de l'enfant, je ne voudrais pas que l'on tire de l'affaire d'Outreau de mauvaises conclusions. Cela fait vingt ans que nous nous battons. Au procès d'Outreau, nous étions à la croisée des chemins. Le procès d'Angers, qui s'est tenu un peu plus tard, s'est très bien déroulé. Je ne voudrais pas qu'on se pose les mauvaises questions, et que l'on conclue que les enfants mentent, qu'il ne faut pas tenir compte de leur parole. Surtout, nous ne voudrions pas que les abuseurs sexuels nous disent : « C'est comme à Outreau. Les enfants racontent n'importe quoi. Je suis innocent. » Il faut se donner les moyens d'exploiter la parole de l'enfant de manière construite et intelligente. Il faut arrêter de se gargariser de mots. Il faut appliquer les lois, tout simplement. Mme Guigou a parlé l'autre jour de la loi du 17 juin 1998. Il faut la renforcer, peut-être même en enregistrant les enfants systématiquement, sans leur demander s'ils y consentent, afin de les protéger. Il faut absolument pouvoir disposer d'un enregistrement, audiovisuel ou sonore, qui nous permette de travailler depuis le début. Parce que ce n'est pas des années et des années après que l'on va pouvoir récupérer une parole perdue.

M. le Président : Je vais vous demander de conclure, Maître. Vos confrères et consœurs doivent s'exprimer, après quoi nous allons vous poser des questions. L'audition suivante est prévue à 17 h 30. Il nous reste deux heures.

Me Vanina PADOVANI : J'ai pratiquement terminé, Monsieur le Président.

Au procès de Saint-Omer, la parole des enfants a été recueillie. On nous a dit que l'instruction n'avait pas été contradictoire. On nous a dit par contre, et nous en sommes d'accord, que le procès de Saint-Omer l'avait été, et avait permis de faire sortir une vérité. À ce moment-là, nous, associations, avons porté cette parole devant la cour d'assises de Saint-Omer. Les jurés ont entendu la même parole. Il y a eu des acquittements et des condamnations. On vous a dit hier soir que s'il y a eu des condamnations, c'est parce que le procureur Lesigne avait aussi été l'avocat général. Cela n'engage que le confrère qui vous l'a dit. Des jurés, libres d'esprit, ont rendu un verdict.

Avant Saint-Omer, la presse disait « Ils sont tous coupables. » Après Saint-Omer, elle disait : « Ils sont tous innocents. » Nous avons alors assisté à un matraquage médiatique, et la vérité, la vérité médiatique, s'est imposée. Ce matraquage a pris la forme d'ouvrages, dont La Méprise, dans lesquels des journalistes nous disaient quelle était la bonne lecture du dossier et nous expliquaient que les six appelants étaient innocents. La question n'était plus de savoir quelles leçons il fallait tirer de ce dossier, mais comment aboutir à un acquittement général.

Des enfants se sont rétractés. Je ne conteste pas ces rétractations, mais les conditions de ces rétractations. Ces enfants sont venus trois jours de suite dans la salle des témoins. Ils sont restés huit heures d'affilée et ont déposé au bout de trois jours. Est-ce que les conditions du recueil de la parole de l'enfant devant la cour d'assises de Paris étaient meilleures qu'auparavant ? Je ne le crois pas. Simplement, il y a eu des rétractations. Dont acte. Des personnes ont été innocentées. Le docteur Paul Bensussan, cité par la défense, s'est exprimé sur ces rétractations en disant qu'il n'était pas évident de savoir à quel moment les enfants disaient la vérité.

Je conclus, Monsieur le Président, sur le rôle des associations. Cinq associations étaient partie civile à Saint-Omer. Deux avocats représentaient les dix-sept enfants. Nous étions donc sept en tout. Nous étions également sept devant la cour d'assises de Paris, et il y avait neuf enfants. On nous dit que nous étions trop nombreux. Hier soir, on vous a dit qu'il y avait quinze associations. Ce n'est pas vrai. Nous étions toujours moins nombreux que les enfants, ce qui veut dire que chaque enfant n'avait pas son avocat. Nous sommes là pour renforcer des équipes d'avocats d'enfants. Défendre dix-sept enfants en même temps, ce n'est pas évident.

Nous avons assisté à quelque chose d'insolite, la venue de M. le procureur général qui est venu nous expliquer, avant le verdict de la cour d'assises de Paris, qu'avant, ce n'était pas la justice, et qu'il ne fallait pas que cela se reproduise. Devons-nous être inquiets quand le chef du parquet, qui n'a pas pris part aux débats, vient nous dire ce qu'est la justice ? Je comprends parfaitement le discours qu'il a tenu. C'était un discours humain. Mais ne s'est-il pas trompé de rôle ? Était-ce le lieu ? Était-ce le moment ? Juste avant que le verdict soit rendu ? Juste avant que les jurés ne partent délibérer ? Cette intervention était destinée aux jurés, mais aussi à la presse. Quelques minutes après, se tient une conférence de presse dans le palais de justice. Dans ce procès d'Outreau, tout le monde a été déstabilisé, tout le monde a été marri. Il reste que du point de vue des institutions, il est un peu insolite que celui qui est l'accusateur public rende la justice. La seule personne qui aurait pu s'exprimer, c'était peut-être la présidente, après le verdict.

Dans cette affaire, treize personnes ont été acquittées. Je m'incline devant le verdict. Nous n'oublions pas ce monsieur mort en détention. Il reste que douze enfants ont été considérés comme victimes. Personne ne leur a présenté des excuses. Il faudrait se demander comment ils vont supporter, dans l'avenir, ce qu'ils ont vécu.

Me Yves CRESPIN : Je suis depuis juillet 2005 le président de l'association Enfant bleu. J'ai été l'avocat de cette association au cours du procès d'Outreau, mais aussi au cours du procès d'Angers. Mais avant d'en venir à l'essentiel de mon propos, je voudrais livrer à votre réflexion une citation, qui émane d'un auteur pour lequel je n'ai pas une grande estime puisqu'il s'agit de moi-même. À l'occasion du procès d'Outreau, il me semble que j'avais touché du doigt une grande défaillance de notre système, que vous apercevez aujourd'hui. J'avais terminé ma plaidoirie devant la cour d'assises de Saint-Omer, en m'adressant aux jurés et aux avocats de la défense, et en disant ceci : « Pour en finir avec le bricolage judiciaire, pour que notre société ait vraiment un système de protection des enfants digne de ses ambitions et de ses moyens, pour que nous soyons en mesure de dire, enfin, que nous respectons l'enfant, il va falloir, après que vous ayez jugé, effacer nos divergences, rassembler nos convictions, échanger nos idées, travailler tous ensemble pour qu'il n'y ait plus de nouveaux procès d'Outreau. »

Je pense que la création de votre commission a exaucé ce vœu. On ne saurait sous-estimer l'impact qu'elle a sur tout le système judiciaire, sur tous les justiciables. Votre commission permet une remontée des informations qui est extrêmement importante, car il faut que vous sachiez ce que vos lois mettent en place. Je pense que vous avez découvert, parfois avec effarement, ce qu'étaient dans la réalité la garde à vue, la pratique du juge d'instruction, les conditions d'audition des enfants, la pratique des experts et les méthodes de jugement dans les juridictions. Ce procès d'Outreau va permettre d'effectuer une sorte d'audit du système judiciaire.

J'ai été pendant douze ans l'avocat de l'association Enfant bleu-Enfance maltraitée. Je ne le suis plus parce que j'en suis devenu le président et qu'il me paraissait impossible, sur le plan éthique, de cumuler ces deux fonctions. Mais je poursuis évidemment les mêmes objectifs, en étant armé des mêmes convictions.

Il serait bon que vous puissiez effectuer un audit du traitement judiciaire des affaires de maltraitance des enfants et du système de protection de l'enfance. Beaucoup de personnes sont sensibilisées à ce problème. J'ai, pour ma part, signé l'appel des Cent pour le renouveau de la protection de l'enfance. J'ai été sollicité par le ministre de la famille pour donner mon avis sur le système de protection de l'enfance. En tant que président de l'association, mais également au regard de l'expérience que j'ai acquise dans les affaires de maltraitance des enfants, je me suis permis de dire un certain nombre de choses, dont j'espère qu'elles seront relayées. C'est aussi cela, le rôle d'une association de défense des enfants maltraités. Au demeurant, notre objectif principal n'est pas la défense des enfants maltraités mais la lutte contre la maltraitance des enfants. Dans ce but, nous prenons en charge, tous les jours, les enfants maltraités. Nous les recevons en vue de les prendre en charge sur le plan thérapeutique, pour assurer un accompagnement social des familles dévastées. Nous avons aussi un rôle en matière judiciaire. La loi que vous avez adoptée permet aux associations de défense des enfants maltraités d'intervenir sur le terrain judiciaire. C'est ce que nous faisons. Mais dans le cas de l'affaire d'Outreau, je précise que nous ne sommes intervenus que dans la phase du jugement. C'est la pratique que nous avons instaurée au sein de l'association Enfant bleu que de ne jamais intervenir au stade de l'instruction. Ce n'est pas notre rôle, nous ne sommes pas des accusateurs, nous ne sommes pas des procureurs. Chacun son travail. Au cours de la phase d'instruction, il appartient à l'accusation de présenter au juge d'instruction un certain nombre d'éléments, il appartient au juge d'instruction de procéder à une enquête, il appartient aux victimes de faire des déclarations. Les associations n'ont pas de rôle à jouer à ce stade. En revanche, au stade du débat contradictoire, il est important que les associations soient présentes pour soutenir les avocats des enfants, pour soutenir les enfants, mais également pour essayer de faire passer un certain nombre de messages, auprès du public présent aux audiences, auprès des magistrats, et auprès de la presse. Car il ne faut pas nier que l'écho médiatique que nous pouvons rencontrer est important, non pas évidemment pour l'association, mais pour faire passer notre message au sujet de la défense des enfants, de leur protection. C'est notre premier souci. Ce que nous venons faire, dans le débat contradictoire, c'est essentiellement cela : faire passer des messages, dans le seul objectif d'obtenir une amélioration du système de protection des enfants.

Il nous a été reproché de déséquilibrer les débats. C'est beaucoup d'honneur qu'on nous fait là. MDupond-Moretti, dont j'apprécie l'intelligence, me semble avoir vis-à-vis des associations un regard particulièrement obtus. Il faut savoir que lors du procès d'Outreau, qui a duré neuf semaines et demie, il y avait cinq avocats d'associations parties civiles, aux côtés de deux avocats d'enfants, dont chacun était chargé de représenter huit ou neuf enfants. En face, la défense était représentée par dix-sept avocats, tous aussi talentueux les uns que les autres. Nous avons plaidé pendant deux heures vingt. La défense a plaidé pendant quatre jours et demi.

Il se trouve que je suis le seul avocat à avoir participé au procès d'Outreau et au procès d'Angers, qui a été beaucoup moins médiatisé. À Outreau, il y avait dix-sept accusés et seize enfants présumés victimes. À Angers, il y avait soixante-six accusés et quarante-six enfants présumés victimes. Dans les deux dossiers, nous avions affaire à des familles en grande difficulté. En ce qui concerne Outreau, je parle bien évidemment de la famille Delay. À Angers, vingt-trois familles étaient concernées, dont vingt-et-une avaient été signalées aux services sociaux et à la justice.

Dans ces deux dossiers, on constate le même temps de latence avant que la justice réagisse. À Outreau, la famille Delay faisait l'objet d'un suivi social, et le juge des enfants a recueilli les révélations des enfants en novembre 2000. Ce n'est qu'en février 2001 que le procureur de la République de Boulogne-sur-Mer ouvre une information. À Angers, la famille des principaux accusés était suivie depuis 1999 par les services sociaux. Le juge des enfants avait en charge ce dossier. Ce n'est qu'au début de l'année 2001 que la machine judiciaire va se mettre en route, à partir d'autres révélations, qui entraînent l'ouverture d'une information.

Dans les deux cas, donc, la justice a un degré de réactivité voisin du degré zéro. Mais enfin, elle s'est tout de même mise en route.

S'agissant de l'instruction, à Outreau, il y a un juge, jeune. À Angers, il y en a deux, tous deux aussi jeunes, d'ailleurs. La magistrate chargée de l'affaire, consciente de l'importance du dossier, avait demandé le concours d'un deuxième magistrat.

En ce qui concerne les auditions des enfants, on sait comment se sont passées celles d'Outreau. Deux d'entre elles ont été visionnées durant le procès de Saint-Omer. Ce fut une vraie catastrophe. C'était affligeant. Mais ne croyez pas que les auditions aient été mieux conduites à Angers. Elles étaient menées dans les locaux du commissariat de police, par des policiers. Le visionnage des auditions a montré les carences de ceux-ci.

Une différence fondamentale sépare les deux dossiers. Dans le cadre du procès d'Outreau, le juge Burgaud n'a pas vu un seul enfant. À Angers, tous les enfants ont été vus par le juge d'instruction.

M. Xavier de ROUX : Si, le juge Burgaud a vu les enfants.

Me Yves CRESPIN : Je ne crois pas. Je crois qu'il n'en a vu qu'un ou deux, pas plus.

M. le Président : Même s'il n'en a vu qu'un ou deux, ce n'est pas aucun.

Me Yves CRESPIN : Vous faites bien de me corriger. Je peux me tromper.

Toujours est-il qu'il n'a vu que très peu d'enfants, alors qu'à Angers, le juge d'instruction a vu tous les enfants, et toutes ces auditions ont été enregistrées.

Mais surtout, me semble-t-il, il a manqué à M. Burgaud une démarche de mouvement vers l'enfant.

Vous allez recevoir M. Burgaud. Permettez-moi de vous livrer un sentiment personnel. Il a fait un travail très important. Je suis persuadé qu'il crut le faire en toute conscience. Lorsqu'il a été interrogé devant la cour d'assises de Saint-Omer, il nous a montré toute sa technicité, qui était incontestable. Mais il lui a manqué quelque chose, qui est un supplément d'âme, un supplément d'humanité pour aller vers les autres, aussi bien les enfants que les adultes. Et ça, cela ne s'apprend pas à l'ENM.

Les deux dossiers présentaient à peu près les mêmes caractéristiques, avec des expertises faites dans la précipitation. Les experts, submergés de travail, vont voir les enfants une fois, exceptionnellement plusieurs fois. Leurs rapports sont presque des copiés-collés. J'y reviendrai.

À Angers, de nombreux adultes ont été mis en détention provisoire. Mais visiblement, l'objectif du juge d'instruction d'Angers n'était pas de faire pression sur les adultes pour lesquels elle demandait un mandat de dépôt. Il y avait eu un tel trouble à l'ordre public à Angers qu'il était inconcevable, en l'état de notre législation, que la détention provisoire ne soit pas décidée. Mais cette détention provisoire a duré beaucoup moins longtemps que celle subie par les accusés de Saint-Omer.

En ce qui concerne le jugement, lors des audiences de la cour d'assises de Saint-Omer, il a été procédé, systématiquement, à l'audition des enfants. Cela fut un véritable calvaire pour eux. Ils ont été également entendus, pour ceux qui étaient concernés par les faits reprochés aux accusés, à la cour d'assises de Paris.

Nous avons essayé d'obtenir que ces enfants ne soient pas entendus. Et à tout le moins, en ce qui me concerne, j'ai essayé d'obtenir que les auditions des enfants qui étaient demandées devant la cour d'assises de Saint-Omer fassent l'objet d'un enregistrement audiovisuel. En effet, je prévoyais qu'il serait fait appel du verdict, et je voulais éviter que se répète, devant la cour d'appel, ce calvaire qui vous a déjà été décrit. Cela n'a pas été fait, ou partiellement.

M. Xavier de ROUX : Qui l'a refusé ?

Me Yves CRESPIN : Il se trouve que le procès de Saint-Omer a commencé en mai 2004. Dès le début des audiences, j'ai demandé que les auditions des enfants, si elles devaient avoir lieu, soient enregistrées. Cela m'a été refusé par la cour. Et surtout, j'ai reçu une volée de bois vert de la part de la défense, qui a crié au scandale parce que j'osais faire une telle demande, qui n'avait évidemment qu'un seul but, à savoir ménager la sensibilité des enfants. Il se trouve qu'en mai 2004, nous n'étions pas encore au fait de toutes les lois, et notamment de la loi du 9 mars 2004, dite loi Perben II. Cette loi un peu fourre-tout, excusez-moi ce terme, avait introduit dans l'article 308 du code de procédure pénale une disposition qui avait échappé à beaucoup de monde, moi le premier, et qui donnait très expressément au président de la cour d'assises le pouvoir d'ordonner l'enregistrement audiovisuel des auditions de la victime ou de la partie civile. Auparavant, cet article ne prévoyait que l'enregistrement sonore. Je ne l'ai su que quelques jours après ma demande.

M. Xavier de ROUX : Et la cour l'ignorait ?

Me Yves CRESPIN : La cour l'ignorait. Mais tout le monde l'ignorait, il faut bien le dire. Cette loi n'avait été promulguée que deux mois plus tôt. Nous n'avons pas été suffisamment attentifs. Mais une semaine après ma demande, j'ai excipé de la possibilité que cet article 308 donnait au président d'ordonner cet enregistrement. Il l'a fait. Mais malheureusement, la cour d'assises de Paris n'a pas utilisé ces auditions enregistrées. Nous avions demandé qu'elles soient visionnées. Elle l'a refusé, en préférant faire venir les enfants dans les conditions que l'on sait.

Autre grande différence entre Saint-Omer et Angers : à Saint-Omer, nous avions, et ce n'est pas une critique, un président très consciencieux mais un peu laxiste, visiblement débordé par l'importance du procès. Il avait un seul souci, tenir son audience, tenir son programme. « Avançons ! » était son expression favorite. À Angers, le président, très bien secondé par son premier assesseur, qui connaissait le dossier aussi bien que lui, tenait son audience. Ce que je dis de l'attitude du président de la cour d'assises de Saint-Omer n'est pas une critique, parce qu'elle a permis à la défense de prendre une place considérable, une place qu'elle n'aurait certainement pas eue devant une cour présidée par d'autres magistrats. Mais après tout, tant mieux pour la défense. C'est cela qui fait la valeur du débat contradictoire, qui permet à tous de s'exprimer, et notamment aux avocats de la défense de faire pleinement valoir leurs arguments. À Saint-Omer, cela ne leur a pas permis d'obtenir le résultat qu'ils attendaient. Mais peu importe, ils ont pu s'exprimer, et le débat contradictoire a eu lieu, auquel nous avons participé.

La dernière différence entre le procès de Saint-Omer et celui d'Angers concerne la médiatisation. Il ne faut pas cacher l'importance et le poids de la presse. Il est évident qu'à Saint-Omer, elle s'est emparée de cette affaire, s'est particulièrement intéressée au dossier, et a pris fait et cause pour ceux qui lui paraissaient innocents. Le procès d'Angers fut beaucoup moins médiatisé, alors que, comme je vous l'ai dit, il était beaucoup plus important par le nombre d'accusés, et surtout par le nombre de victimes.

Malgré toutes ces différences, il y a toujours dans ces procès des petites victimes, et c'est ce qui nous importe en premier lieu. Mais cette comparaison fait apparaître que la différence entre la catastrophe judiciaire de Saint-Omer et ce qui s'est passé à Angers est la façon dont ces dossiers sont traités par les hommes. Je ne suis pas avocat pénaliste, je ne suis pas intervenu dans l'instruction du procès de Saint-Omer, pas plus que dans celle du procès d'Angers, mais il me semble évident que dans ces instructions, qui durent plusieurs mois, voire des années, qui mettent en cause un grand nombre de personnes et concernent un grand nombre de victimes ou de présumées victimes, il manque toujours quelque chose pour que la vérité se fasse, à savoir une sorte de débat contradictoire en cours d'instruction. Le juge d'instruction est, dans notre système, aussi bien enquêteur que juge, c'est-à-dire qu'il est presque juge et partie. Il me semble que le débat contradictoire manque. Je ne veux pas parler du débat contradictoire portant sur la détention ou sur la liberté, mais du débat sur le fond du procès. Un échange d'idées devrait avoir lieu, soit devant la chambre de l'instruction, soit devant le juge d'instruction, qui inviterait les parties à présenter leurs moyens. Il me semble que ce serait un grand progrès. Le débat n'est pas entre le système inquisitoire et le système accusatoire, car au bout du compte, il y a toujours une partie civile, une défense et un juge. Je pense que nous sommes en mesure d'améliorer notre système.

Le procès d'Outreau, qui est une catastrophe judiciaire, mais qui est surtout, à mon sens, une catastrophe humaine, aurait pu être évité. Cela me semble évident.

M. Jacques REMILLER : Le procès ou l'affaire ?

Me Yves CRESPIN : Pour moi, c'est la même chose. À partir du moment où l'affaire débute, il est évident qu'elle aboutira à un procès. Devant la cour d'assises de Saint-Omer, même si les seuls accusés avaient été Thierry Delay, Myriam Badaoui, Aurélie Grenon et David Delplanque, il y aurait eu procès, et nous aurions été parties civiles. Mais ce procès aurait été tout autre, l'affaire aurait été différente.

L'affaire aurait été différente si l'on avait utilisé les bons outils, ceux qu'aurait fourni un recueil de la parole de l'enfant auquel il aurait été procédé dans de bonnes conditions. Qu'on ne nous dise pas que ce n'était pas possible !

J'étais l'avocat de l'association Enfant bleu. J'ai également plaidé pour La Voix de l'Enfant. La commission n'ignore pas qu'il existe en France, et depuis plusieurs années, des unités d'accueil des enfants victimes. Il en existe onze, qui ont été créées à l'initiative de La Voix de l'Enfant, en liaison avec les ministères de la justice et de la santé. Ils permettent de recueillir, dès les révélations, la parole de l'enfant dans un autre cadre que ce cadre sinistre qu'était le commissariat de Boulogne-sur-Mer, ou celui d'Angers. Ces unités d'accueil ont été créées en milieu hospitalier et permettent un recueil de la parole de l'enfant de manière pluridisciplinaire, avec des spécialistes de l'enfant, des personnels du milieu hospitalier, de l'assistanat social, de la police ou de la gendarmerie, tous ces personnels étant formés pour recueillir la parole des enfants maltraités.

On vous l'a dit, l'enfant n'est pas une victime comme les autres. C'est un discours que nous ne cesserons de marteler. On ne peut pas accepter qu'un enfant soit amené à témoigner devant une cour d'assises ou faire sa déclaration devant un policier et étant séparé de celui-ci par une table, et dans une pièce qui ressemble à celle où sont entendues les personnes mises en cause. C'est inacceptable. Ce n'est pas digne de notre pays.

L'expérience de ces unités d'accueil a été validée par tous ceux qui y travaillent. Ils sont en mesure de valider la parole de l'enfant, ou de l'infirmer, ou d'appeler à une certaine attention dans l'utilisation de cette parole. Ils peuvent également évaluer très vite le conflit parental et mettre en perspective la parole de l'enfant. Car, nous le savons, ces affaires de maltraitance concernent, à 80 %, le milieu familial.

Dans toutes ces unités d'accueil, toutes les auditions des enfants sont enregistrées.

Il y a là un outil important, qui n'a pas été utilisé. Je ne dis pas que c'est une solution miracle. Mais c'est au moins une solution sur laquelle il faut se pencher.

Qu'on ne nous parle pas de questions de coût. La représentante de La Voix de l'Enfant que vous entendrez vous donnera des précisions sur ces unités d'accueil, qui sont parfaitement gérables par les budgets des conseils généraux.

Cela étant, la question des moyens financiers est une question majeure. On ne peut pas l'écarter. Le budget de la justice est en France l'un des plus faibles de l'Union européenne. C'est inacceptable pour un pays qui se veut un modèle en matière de démocratie et d'État de droit.

M. le Président : Maître, je suis obligé de vous demander d'accélérer un peu, parce que nous avons encore trois personnes à auditionner. Mes collègues sont nombreux à souhaiter poser une question, et la prochaine audition est à 17 h 30. Il nous reste une heure vingt.

Me Yves CRESPIN : J'ai été trop long, monsieur le président, et je vous prie de m'en excuser.

Je voulais parler de la nécessaire réforme de l'expertise, mais d'autres vous en ont déjà parlé, et je crois que vous allez entendre des experts. Il me paraît évident que les procédures d'expertise doivent être révisées. Les moyens de ces experts doivent également être réformés. Et surtout, il faudra introduire dans l'expertise le principe du contradictoire.

Je voudrais impérativement répondre à deux slogans qui nous sont constamment lancés à la figure par un certain nombre de personnes qui semblent gênées par notre présence au cours des procès.

La « sacralisation de la parole de l'enfant » ! Mais qui sacralise la parole de l'enfant, si ce n'est ceux qui se réjouissent de voir les enfants se rétracter au cours d'un procès particulièrement douloureux, et qui vont se répandre en disant : « Vous voyez, les enfants se sont rétractés, il n'y a plus de procès » ? Nous, nous essayons de promouvoir la parole de l'enfant, nous essayons de faire en sorte qu'elle soit un moyen de preuve comme les autres, pas plus important que les autres, mais aussi important.

Autre slogan : la France n'a pas la culture du doute, et quand un enfant parle, on le croit systématiquement. C'est faux ! Ce n'est pas la réalité judiciaire que nous vivons, nous les avocats spécialisés en cette matière. Ce que nous constatons, c'est bien au contraire un doute systématique à l'égard de la parole de l'enfant, un doute qui s'exerce au détriment de celui-ci. Après tout, le doute est une bonne chose, mais il nécessite précisément que cette parole de l'enfant soit validée autrement, accueillie autrement, expertisée autrement. Tant que nous n'aurons pas changé nos méthodes, nous continuerons à faire du bricolage juridique.

Je voudrais, enfin, répondre à quelques critiques qui nous sont adressées s'agissant de notre présence aux procès. Nous ne cherchons pas systématiquement la publicité. Bien sûr, nous utilisons l'écho médiatique pour faire passer nos messages. Mais MDupond-Moretti utilise également l'écho médiatique de ses propos pour essayer de mettre à bas le système inquisitorial que nous connaissons. D'autres le font. Nous le faisons tous, ne soyons pas hypocrites. Si la presse pouvait relayer les propos que j'ai tenus à Angers et à Saint-Omer pour dire que notre système de protection de l'enfance est inadapté, je m'en réjouirais, parce que cela nous permettrait de faire avancer le débat. Si la presse relayait les propos que je tiens aujourd'hui devant votre commission, tant mieux. Si nous recherchons une publicité, c'est celle-là. Mais, comme vous l'a dit ma consœur Vanina Padovani, nous sommes, tous les jours ou presque, devant des cours d'assises sans rameuter le ban et l'arrière-ban de la presse. Nous sommes très souvent seuls, parce que nous intervenons dans des affaires où les enfants ont été victimes de leurs parents et que ceux-ci ne se portent pas parties civiles contre eux-mêmes. Ces enfants, parfois décédés, n'ont aucun représentant pour porter leur parole et leur souvenir. Ce sont les associations qui vont prendre en charge ce devoir de mémoire et rappeler notre société à ses devoirs.

Nous ne cherchons pas la publicité, nous ne cherchons pas non plus l'argent. Compte tenu des difficultés que nous rencontrons, nous aurions plutôt tendance à ne plus vouloir nous constituer parties civiles. En 2004, les constitutions de partie civile nous ont rapporté 14 000 euros. Le coût des avocats qui sont intervenus dans le cadre des différents procès auxquels nous avons participé la même année a été de 61 000 euros. Nous sommes tous des bénévoles, et n'avons qu'un seul but : la défense des enfants. Nous voulons faire en sorte que la France se dote d'un véritable système de protection de l'enfance. C'est le travail auquel je m'astreins à présent, en ayant quitté les prétoires.

Me Sylvie MOLUSSON-DAVID : L'association que je représente n'a pas l'impact médiatique des grandes associations parisiennes. C'est une petite association de province, créée il y a une vingtaine d'années, qui s'est d'abord battue pour défendre les enfants en cas de séparation des parents. Par extension, nous nous sommes occupés de tous les enfants maltraités.

J'ai été constituée partie civile dès le début de l'instruction, mais je n'ai pas été convoquée lors de cette instruction. Je partage l'avis de MCrespin : nous n'avons pas à intervenir dans la phase d'instruction. Je ne connaissais donc pas le dossier avant d'avoir reçu les CD-ROM, avant l'audience de Saint-Omer.

Il est vrai que je n'ai pas été présente pendant les neuf semaines et demie qu'a duré le procès de Saint-Omer, comme un avocat de la défense me l'a fait remarquer. Je n'avais pas perçu dès la première instance, je ne pouvais même pas imaginer, que treize des dix-sept accusés pouvaient être innocents. Après plus de trente ans de barreau, on n'imagine pas une telle chose, qui semblait parfaitement inimaginable.

Ce qui m'a profondément choquée à Saint-Omer, c'est la façon dont les enfants ont été entendus. On sait maintenant, grâce au procès de Paris, comment la parole de l'enfant a été recueillie au début, par les assistants sociaux qui ont fait des rapports sans avoir entendu les enfants, par des assistantes maternelles qui ont ajouté des noms aux listes de présumés coupables. À Saint-Omer, un enfant, qui avait alors 13 ans, et un autre, qui avait alors 10 ans, ont été entendus pendant trois heures et demie, et pas seulement du fait du président, mais aussi des avocats de la défense, qui ont véritablement charcuté ces enfants de questions. Et je dois dire que l'un d'eux a véritablement perdu les pédales. Il a inventé n'importe quoi, en faisant des déclarations qui frisaient la démence. C'est pourquoi je partage évidemment ce qu'ont dit mes prédécesseurs sur l'échec total de ce dossier quant au recueil de la parole de l'enfant. On vous a dit qu'il y avait des structures pour recueillir la parole de l'enfant.

On a essayé de diffuser des cassettes qui avaient été enregistrées au commissariat, ce qui nous a permis de constater les conditions dans lesquelles les policiers ont pu interroger les enfants - je dis bien interroger les enfants, et non pas les entendre - et les conditions absolument déplorables dans lesquelles leur parole a été recueillie.

À Paris, un expert a expliqué comment il fallait écouter les enfants. Il ne faut pas les interroger, il ne faut pas leur poser des questions fermées. Il faut les laisser parler. Dans ce dossier, c'est le premier énorme échec.

À Paris, des enfants se sont rétractés. L'ambiance était complètement différente. Je ne reviendrai pas sur le rôle de la presse, qui a été extrêmement important dans cette affaire. Cette histoire d'une enfant belge qui aurait été tuée n'a été évoquée par les enfants qu'après qu'ils en ont entendu parler à la télévision. Cette histoire a été médiatisée avant même que l'on entende les enfants, qui ont confirmé ce point. Et l'on sait qu'à Paris encore, une enfant a repris cette histoire comme si elle en avait été témoin. Là encore, c'est un point très important. Pourquoi cette ouverture de l'instruction à la presse, alors que précisément, il faudrait protéger les enfants et les laisser en dehors de tout ce qui peut être dit sur un procès qui les concerne ? La parole de l'enfant a été malmenée. Après, on vous dit qu'il y a des enfants menteurs. Il n'y a pas d'enfants menteurs. Il y a simplement des adultes qui n'ont pas su entendre et écouter l'enfant. C'est le combat que nous menons depuis vingt ans.

Nous ne voulons pas qu'à cause de cette affaire, ce combat se retrouve dans une impasse, et qu'on nous dise qu'on ne plus croire la parole de l'enfant. J'exerce à Tours. Après les acquittements de Saint-Omer, deux violeurs d'enfant ont été mis en liberté. Souvent, lorsqu'un garçon a été sodomisé, on n'a aucun élément matériel, aucun élément médico-légal. On a la parole de l'enfant et la parole de l'adulte. En général, il n'y a pas non plus de témoin. À Paris, je crois que c'est l'avocat général qui a dit en substance : « Il n'y a pas d'enfant qui ouvre son calepin pour relater l'agression qu'il vient de subir exactement comme elle a eu lieu. » L'enfant oublie, a envie d'oublier.

Dans cette affaire, des enfants ont été auditionnés à cinq, six, sept, huit, neuf, dix reprises. C'est un scandale. Et il faut que vous sachiez qu'un enfant, âgé de 15 ans lors du procès de Paris, a fait une tentative de suicide un mois avant sa convocation devant la cour d'assises, pour éviter d'être entendu à nouveau. Un expert avait recueilli sa parole à cette époque, et s'était dit opposé à une nouvelle audition de cet enfant par la cour d'assises de Paris. Cette audition n'a d'ailleurs rien apporté. Certaines auditions ont apporté quelque chose, notamment celles des enfants qui ont disculpé Dominique Wiel. Mais celle de cet enfant n'a rien apporté. On n'a fait qu'aggraver la souffrance des enfants Delay, qui sont véritablement détruits par ce qu'ils ont vécu.

Des adultes ont été victimes du système, mais tous les enfants ont été victimes. On vous a dit qu'il y a douze enfants dont le traumatisme est avéré. Il faut savoir que tous les enfants sont traumatisés. Ceux qui n'ont pas été victimes de maltraitance ont été arrachés à leurs parents par la police, le matin, alors qu'ils étaient en pyjama, et ils n'ont jamais revu leurs parents. On leur a expliqué, dans les familles d'accueil, ce qui se passait.

Je ne sais pas si le système sera meilleur si c'est un substitut qui fait le travail du juge d'instruction. On a créé le juge des libertés et de la détention. Or, que fait-il ? Il entérine ce que lui propose le juge d'instruction, à savoir la mise en détention. D'ailleurs, si on convoque le JLD, c'est déjà qu'on a l'intention de mettre en détention.

Lors de l'instruction, il y a ou il devrait y avoir un débat contradictoire. Lors de la mise en examen, l'avocat est présent. Lors de la mise en détention, il y a un débat contradictoire. Et à quoi aboutit-on ? La chambre de l'instruction est une chambre des confirmations, puisqu'elle confirme 90 % des décisions dont il est fait appel devant elle. On ne peut donc pas dire que le magistrat instructeur porte l'entière responsabilité des erreurs.

La chambre de l'instruction, formée de trois magistrats de la cour, devrait prendre le temps de fouiller un dossier au lieu de reprendre les motifs du JLD qui a mis en détention ou ceux de l'ordonnance du juge d'instruction refusant une confrontation ou une contre-expertise.

Ce n'est donc pas une question de système. C'est une question de mentalité, de formation, et d'humanité. Lorsque le juge d'instruction, le procureur, ou même la chambre de l'instruction, auront pris la précaution de prendre le temps d'entendre les gens, nous aurons peut-être des décisions plus humaines. C'est une question de temps, c'est peut-être aussi une question de budget. Il convient d'augmenter le nombre de magistrats. La défaillance n'est pas due au système lui-même, mais à son fonctionnement.

Enfin, il importe avant tout que l'on ne régresse pas dans la perception et l'écoute de la parole de l'enfant. Si notre combat de vingt ans se trouvait aujourd'hui dans une impasse, ce serait lamentable pour tous nos enfants, car nous savons que la maltraitance physique et sexuelle est en augmentation.

Je vous citerai l'exemple d'une affaire dans laquelle j'ai dû intervenir pour une association et où j'étais la seule partie civile. Le père et la mère étaient renvoyés devant le tribunal correctionnel pour défaut d'alimentation et mauvais traitements. Tous leurs enfants étaient à l'hôpital pour avoir été profondément maltraités. La mère attendait son dixième enfant. Le père et la mère ont été relaxés parce qu'on ne savait pas lequel des deux pouvait être coupable. J'étais la seule, avec le ministère public, à me lamenter d'une telle situation. Je les aurais condamnés tous les deux, conjointement et solidairement, comme on dit en matière civile. Malheureusement, notre association n'a pas suffi à inverser le cours des choses. La mesure de relaxe nous a tous rendus malades. Nous avons un rôle à jouer. Comme l'a dit ma consœur, dans certains dossiers, nous sommes les seules parties civiles parce que la famille ne se constitue pas. Les grands-parents ne s'étaient pas constitués dans cette affaire. Tout le monde se moquait de cette fratrie.

Le fait que les associations aient été autorisées à se porter partie civile a été un progrès important. Il ne faut pas régresser dans le recueil de la parole de l'enfant.

Me Isabelle STEYER : Je suis intervenue pour l'association La Voix de l'Enfant devant la cour d'appel de Paris.

Nous nous sommes d'abord constitués devant le juge d'instruction de Boulogne-sur-Mer. Pour des questions de logistique, c'est l'une de mes consœurs qui a assisté l'association.

Obtenir la copie d'un dossier de 24 tomes a été difficile. Nous avons obtenu les CD-ROM après le renvoi devant la cour d'assises.

Ma consœur Padovani a eu raison de dire que les parties civiles ont été, elles aussi, maltraitées. Dans ce dossier, nous avons assisté à des mouvements de balancier, du « Tous coupables » au « Tous innocents ». À la cour d'assises de Paris, nous étions dans le « Tous innocents ». Les interrogations que l'on pouvait avoir sur ce dossier n'avaient presque plus de place.

Quelles sont mes interrogations ? La situation devant laquelle nous sommes est exceptionnelle de par sa complexité. Je traite depuis quinze ans ce type de dossiers. Je suis avocate de La Voix de l'Enfant depuis dix ans. J'assiste tous les jours des enfants, en tant que partie civile, devant des cours d'assises ou des tribunaux correctionnels. La façon dont est né ce dossier, dans une famille psychologiquement complexe, est un cas d'école, à la fois pour les psychiatres, pour les juges des enfants et pour les juges d'instruction.

L'administration de la preuve est d'autant plus difficile que la législation allonge constamment les délais de prescription. Une loi récente a porté à vingt ans après la majorité le délai pendant lequel il est possible aux victimes de porter plainte pour des faits de viols commis par personne ayant autorité. Si la preuve est difficile à apporter alors que les faits viennent d'être commis, qu'allons nous dire aux femmes de trente-sept ans et demi qui viennent nous voir pour déposer plainte ?

Dans cette affaire, un huitième du dossier était constitué d'un dossier d'assistance éducative, c'est-à-dire du dossier construit pour les différents juges des enfants qui se sont succédé pour la protection des enfants Delay-Badaoui. Tout le monde a échoué. L'aide sociale à l'enfance a été saisie dès l'époque de la petite enfance de Pierre des enfants. À partir de là, les services de protection de l'enfance ont été amenés à connaître des trois autres garçons. Les enfants ont beau dénoncer des violences, présenter des symptômes d'agression sexuelle, personne n'est intervenu. L'aide sociale à l'enfance n'a pas, pendant plusieurs années, été interrogée par des clignotants qui auraient dû alerter les assistantes sociales et toute l'équipe éducative. Je pense notamment au fait que les assistances sociales ont demandé à M. Delay et Mme Badaoui de regarder un peu moins les cassettes pornographiques en famille.

Il est indiqué que M. Delay a été poursuivi pour des faits de violation de sépulture, emportant au domicile conjugal entre 60 et 80 têtes de morts. Cela en faisait un dossier exceptionnel. Lorsque les enfants disaient qu'il y avait des têtes de morts chez eux, cela paraissait tellement exceptionnel que personne ne les croyait. Et pourtant, une instruction était conduite par un juge d'instruction de Boulogne-sur-Mer. Aucune interconnexion, semble-t-il, n'a été faite entre cette instruction et la protection des enfants Delay-Badaoui.

Deux ans avant la saisine du juge d'instruction par le parquet, un enfant dit qu'il a été victime d'un viol par un monsieur qui est dans la cité. Il a été entendu, conformément à la loi de 1998, dans le cadre d'une audition qui a été plutôt bien faite, avec des mots d'enfant. Mais la loi de 1998 ne fait pas intervenir un protocole de l'audition de l'enfant. L'enfant est entendu en présence de ses parents, qui sont les auteurs des faits de viol. Comment le policier doit-il intervenir dans ce cas ? Il interroge parfaitement bien l'enfant, il le filme parfaitement bien, il ne pose pas de questions inductives, mais le père et la mère, les auteurs du viol, sont à ses côtés. Mais lorsque cet enfant, âgé de 6 ans, a l'idée géniale de dire que c'est un tiers qui a commis les faits, la plainte de cet enfant est classée sans suite. Elle est sans suite pour le parquet, mais aussi pour l'aide sociale à l'enfance. Comme l'enfant a dit que c'était un tiers, cela n'intéresse personne. Si j'étais à la place du parquet, je m'interrogerais sur l'identité de ce pédophile.

Si la loi de 1998 a prévu que les enfants pouvaient être entendus en présence d'un psychologue, ce n'est pas un hasard. Derrière ce que disent les enfants, il y a peut-être quelque chose à découvrir. Or, personne ne s'est interrogé, ni le parquet, ni le juge des enfants, ni l'aide sociale à l'enfance. On a été dans le déni, ce qui, me direz-vous, est un grand classique dans ce type de dossiers lorsque finalement, personne n'y comprend rien.

Outre la question de la preuve en matière pénale, il faut être attentif à d'autres enjeux. Un enfant comprend bien que s'il parle, il va être placé, qu'il va peut-être être séparé de ses frères et sœurs - ce qui fut le cas dans cette affaire, où toutes les fratries ont été disloquées - et que papa et maman vont aller en prison. Lorsqu'il est entendu au cours d'une audition devant le juge des enfants en ayant compris cela, il se rétracte. On oublie cet enjeu-là, qui est constant.

Il y a deux vérités : la vérité pénale, qui a besoin de la preuve, et la vérité affective. Qui va juger de ces deux vérités ? Personne. Dans ce dossier, le juge d'instruction et le juge des enfants ne sont peut-être pas totalement unis. Un exemple : les enfants Badaoui-Delay vont être placés. Les enfants reçoivent une convocation auprès du juge des enfants pour être interrogés sur des faits d'abus sexuels. S'il y avait encore quelques cassettes qui traînaient, il est bien évident qu'elles ont disparu. La perquisition n'a lieu qu'un mois ou deux plus tard.

Dans ce type de dossiers, il faut un travail en commun. Le parquet des mineurs doit travailler avec le juge des enfants et le juge d'instruction.

L'autre grand problème est celui de la représentation de l'enfant. Il n'est pas représenté par ses parents, puisque ceux-ci se retrouvent dans le box, mais par un administrateur ad hoc. Qui est l'administrateur ad hoc ? C'est le conseil général. Qui est le conseil général ? C'est celui qui n'a pas fait les signalements dans un premier temps, puis qui a fait beaucoup de signalements dans un second temps. L'avocat du conseil général, c'est l'avocat du conseil général ou c'est l'avocat de l'enfant ? C'est un problème. L'avocat de l'enfant doit être neutre, par rapport au père, par rapport à la mère, par rapport à la personne qui est dans le box, et qu'il connaît peut-être. Tous les avocats de Boulogne connaissaient Maître Alain Marécaux. Pour pouvoir représenter ces enfants, on doit être intellectuellement autonome, économiquement indépendant.

Il faut aussi être formé. Quand on a vingt-six ans et que l'on sort de l'école du barreau ou de l'ENM, il n'est pas évident de poser des questions à un enfant de 6 ans qui a été victime de viols. On peut toujours mal faire, l'induire en erreur, le traumatiser, l'impressionner. Comment faire ? Cette question vaut pour tous les intervenants, du début à la fin de l'affaire. Le président de la cour d'assises de Saint-Omer et la présidente de celle de Paris ont également été confrontés à ce problème.

Il n'y a pas de formation psychologique. Il n'y a pas non plus de logistique pour accompagner ces enfants. Quand un enfant de six ans est interrogé, il voit papa et maman qui attendent devant la même porte, dans le même couloir : un petit regard, et c'est terminé. On ne peut pas mettre en cause ses parents, c'est extrêmement difficile.

Devant la cour d'assises de Paris, ces enfants se sont levés à six heures du matin à Boulogne ou dans la région, ont pris le train pour Paris, ont attendu toute la journée, n'ont pas été entendus, sont repartis le soir en train, se sont levés le lendemain à six heures du matin pour reprendre le même train pour Paris, ont attendu toute la journée et ont enfin été interrogés à sept heures du soir.

Je n'étais pas à Saint-Omer, mais j'ai cru comprendre qu'ils étaient protégés dans le box des accusés. C'est à ne rien y comprendre.

À Paris, je n'ai pas vu d'arrêt indemnisant ces enfants, ce qui me semble poser question. La Commission d'indemnisation des victimes d'infractions (CIVI) a peut-être été saisie par la suite, mais nous n'avons pas d'arrêt.

Me Jacqueline LEDUC-NOVI : La CIVI a été saisie.

Me Yves CRESPIN : L'indemnisation est intervenue.

Me Isabelle STEYER : J'ajoute que le rôle de la presse pose problème. Si la télévision ou les journaux parlent de l'affaire et publient un certain nombre d'éléments du dossier, cela permet à la défense d'en tirer argument : les enfants disent ceci parce qu'ils l'ont vu à la télévision, ou ailleurs. Cela pose l'éternel problème de l'autonomie de la parole de l'enfant. D'ailleurs, dans ce dossier, un non-lieu a été joint en supplément d'information, qui est motivé par le fait que l'affaire a été extrêmement médiatisée et que l'on ne peut donc valider la parole de l'enfant.

M. le Président : Maître Leduc-Novi, vous n'étiez pas présente au début de l'audition. Je vais donc vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. »

(Me Jacqueline Leduc-Novi prête serment.)

Me Jacqueline LEDUC-NOVI : Je vous prie d'accepter mes excuses pour mon retard, dû à des problèmes de circulation.

Je vis et j'exerce à Lille. L'appareil judiciaire du Nord est traumatisé par ce qui se passe à l'heure actuelle. L'image médiatique ne correspond pas au ressenti profond des personnes qui ont travaillé dans ce dossier. Je tenais à le dire. Notamment, l'image médiatique de ce procès est en complet décalage avec la vérité judiciaire, puisque, il faut le dire, le redire et le marteler, douze enfants ont été reconnus victimes de viol, de sévices sexuels, de corruption de mineur, ou de prostitution. Cela n'apparaît pas dans la presse. C'est la raison pour laquelle nous sommes, les uns et les autres, assez bavards devant vous. Nous vous prions de nous en excuser, mais c'est l'une des rares fois où nous pouvons enfin prendre la parole et les défendre, ces pauvres enfants, qui sont un peu comme l'Arlésienne, puisqu'on parle tout le temps d'eux mais on ne les voit jamais.

Le premier des dysfonctionnements sur lesquels je souhaite insister concerne les copies de la procédure pénale. Les avocats des parties civiles n'ont pas été mieux traités que ceux de la défense. J'ai été mandatée dans ce dossier en décembre 2001. Je n'ai eu de cesse de réclamer la procédure pénale. Ce n'est qu'en mai 2003 que le greffe m'a indiqué que je pouvais me procurer la procédure pénale. Je précise tout de même que dans l'intervalle, je me suis rendue à la chambre de l'instruction de Douai, où j'ai pu prendre connaissance du dossier. C'est un sérieux problème. Cette procédure n'a été délivrée quasiment à personne.

Je m'en étonne. En juin 2000, j'ai obtenu la condamnation de l'État français pour dysfonctionnement de la juridiction d'instruction de Boulogne-sur-Mer. Il ne s'agissait pas de M. Burgaud. Je crois qu'on lui en met assez comme ça sur le dos. Je rassure tout le monde, et lui en premier. Il n'est absolument pas concerné par cette affaire. Mais j'ai obtenu la condamnation de l'État français, ce qui n'est pas rien. On m'avait dit que la juridiction de Boulogne-sur-Mer était « signalée ». Cela veut dire qu'à la Chancellerie, on suivait particulièrement cette juridiction. Quelques mois après, l'affaire d'Outreau allait commencer, avec tous les aléas de l'instruction que l'on connaît.

M. Philippe HOUILLON, Rapporteur : Quelle était la cause du dysfonction-nement que vous avez faite valoir à l'époque ?

Me Jacqueline LEDUC-NOVI : Déni de justice. Des juges d'instruction étaient restés à peu près dix ans sans faire pratiquement aucun acte d'instruction.

M. le Rapporteur : Dans une affaire dite entre parties ayant fait l'objet d'un réquisitoire introductif du procureur de la République ?

Me Jacqueline LEDUC-NOVI : Dans une affaire financière où j'étais constituée partie civile.

M. le Rapporteur : Sur plainte avec constitution de partie civile ?

Me Jacqueline LEDUC-NOVI : Sur plainte avec constitution de partie civile. Et d'ailleurs, on pourrait dire beaucoup de choses sur les plaintes avec constitution de partie civile.

M. le Rapporteur : C'est bien pour cela que je vous pose la question.

Me Jacqueline LEDUC-NOVI : J'ouvre une parenthèse. Dans nos manuels, on nous fait croire que les plaintes avec constitution de partie civile déclenchent les actions publiques. Dans la réalité, nous avons énormément de mal à faire en sorte que ce soit bien le cas. Je ferme la parenthèse.

M. Jacques REMILLER : Qui vous a dit que la juridiction était « signalée » ?

Me Jacqueline LEDUC-NOVI : Des magistrats.

M. Jacques REMILLER : Quels magistrats ?

Me Jacqueline LEDUC-NOVI : Ça, je ne peux pas le dire.

M. Jacques REMILLER : Pourquoi donc ?

Me Jacqueline LEDUC-NOVI : Je ne peux pas le dire.

M. le Président : Poursuivez, Maître.

Me Jacqueline LEDUC-NOVI : Les quatre enfants Delay étaient suivis pratiquement depuis leur naissance, comme l'a dit ma consœur. C'est un scandale. Il a fallu attendre février 2000, c'est-à-dire la date de placement des enfants, pour se rendre compte qu'ils étaient violés.

M. Jacques FLOCH : Quelles actions avez-vous menées ?

Me Jacqueline LEDUC-NOVI : Attendez, laissez-moi finir.

M. le Président : N'interrompez pas MLeduc-Novi. Nous l'écoutons, et nous poserons des questions dans le temps qui nous restera.

Me Jacqueline LEDUC-NOVI : Le premier dysfonctionnement est donc celui de l'assistance éducative.

Deuxièmement, en février 2000, les enfants sont placés chez des assistantes maternelles. Et peu à peu, ils racontent les sévices dont ils sont l'objet. Ils racontent qu'ils sont violés, que leurs parents boivent beaucoup, qu'ils invitent des gens chez eux, qu'ils ont des ébats sexuels devant eux, qu'on les force à participer, qu'on leur met du gel dans l'anus, qu'on leur introduit des objets en plastique, des sexes en plastique. Ils donnent des détails très précis qui font que, quand on prend connaissance de ce dossier, je vous le dis comme je le sens, on y croit. On se dit : oui, effectivement, il se passe quelque chose de très grave.

Malgré le placement en février 2000, le juge des enfants ne suspend pas tous les droits de visite et d'hébergement des parents. Il ne le fait qu'en décembre. Cela veut dire que pendant des mois et des mois, ces enfants vont parler à leurs assistantes maternelles, tout en leur disant qu'ils ont très peur de parler, parce qu'à chaque retour dans leur famille, cela se passe très mal.

Aujourd'hui, on fait le procès des assistantes maternelles. C'est un peu facile. Je voudrais que tous ceux qui émettent des jugements viennent sur le terrain et voient un peu comme cela se passe. Moi, je les soutiens, ces assistantes maternelles. Ce sont des braves femmes, et je crois qu'elles ont été sincèrement bouleversées parce qu'elles entendaient.

Elles ont donc signalé les faits. Et ce n'est qu'en janvier 2001, rendez-vous compte, en janvier 2001, que le procureur ordonne une enquête préliminaire. Elle va durer un mois. Il faut que vous sachiez, c'est un autre dysfonctionnement, que jusqu'à la saisine du juge d'instruction en février 2001, cette enquête préliminaire est essentiellement conduite par un policier. Ils sont deux quand ça va bien, et trois les jours de fête, si je puis m'exprimer ainsi. Et ce alors qu'il y a de plus en plus d'enfants qui parlent, alors que les enfants disent qu'il n'y a pas que leurs parents, qu'il y a d'autres personnes qui viennent, et que les policiers sont en train de rechercher les autres suspects.

On fait le procès du juge d'instruction. Je ne suis pas son avocat, et j'ai suffisamment prouvé, en faisant condamner l'État français, à quel point je pouvais me méfier de la juridiction. Mais je trouve profondément injuste cette espèce de lynchage médiatique dont fait l'objet ce juge, qui, lorsqu'il a été saisi, en février 2001, avançait en terrain complètement miné. Miné, pourquoi ? Parce que durant l'enquête préliminaire, il aurait fallu mettre l'immeuble de la Tour du Renard sous surveillance, il aurait fallu procéder à des écoutes téléphoniques, il aurait fallu faire des filatures. Et cela n'a pas été fait. Et pourquoi ? Parce qu'on manque de moyens, parce qu'il n'y a pas suffisamment de policiers. Il a fallu attendre mai 2001 pour que le SRPJ débarque dans ce dossier.

M. le Rapporteur : Je signale que le SRPJ de Lille « débarque », pour reprendre votre expression, à la date que vous avez dite, sur commission rogatoire du juge d'instruction qui, précédemment, avait saisi le commissariat de Boulogne, et qui a maintenu la co-saisine à partir de cette date. Je voulais juste préciser la réalité chronologique des faits.

Me Jacqueline LEDUC-NOVI : C'est exactement ce que je viens de dire. Le procureur a saisi les services de police en janvier 2001 pour une enquête préliminaire. Dès février, il a saisi le juge d'instruction, qui a ordonné une commission rogatoire et a demandé au SRPJ d'intervenir en mai 2001.

M. le Rapporteur : Il a d'abord donné commission rogatoire au commissariat de police. Ultérieurement, il donne commission rogatoire, sans dessaisir le commissariat de police de Boulogne-sur-Mer, au SRPJ de Lille.

Me Jacqueline LEDUC-NOVI : Oui. Mais ce que je veux vous dire, sans me noyer dans les détails, c'est qu'on attend des mois et des mois avant de faire les premières écoutes téléphoniques, par exemple.

En mai 2004, quand s'ouvre le procès de Saint-Omer, il n'y avait quasiment pas de preuve matérielle. Vous savez tous que pour qu'une enquête de police ait des chances d'aboutir, les investigations doivent être menées dans les premiers temps, et pas après. Après, les gens s'organisent, ils savent qu'il y a une enquête, ils s'évaporent dans la nature, et c'est fini.

Il faut donc être très prudent. Ce dossier était extraordinairement complexe. Je ne suis pas d'accord pour faire aujourd'hui le procès d'un homme. Je dis que ni les policiers, ni le juge d'instruction, n'avaient les moyens de travailler. Tant que des budgets sérieux ne seront pas votés, il y aura d'autres Outreau.

En mai 2004, nous savions que nous aurions très peu de preuves matérielles, nous savions que ce serait très dur, parce que pratiquement tout reposait sur les épaules des enfants. En outre, certains accusés avaient avoué mais se sont rétractés par la suite. C'était donc parole contre parole.

J'ai vu un spectacle insoutenable. Vous savez tous que la procédure, aux assises, est orale. En conséquence, il faut que les victimes viennent s'exprimer devant la cour. Vous savez tous également que le président a accès au dossier, mais pas les jurés ni les assesseurs. Donc, les enfants devaient venir témoigner. Les alliés naturels de ces enfants n'étaient pas là. Les policiers, le bras armé de l'accusation, n'étaient pas là. Dans tous les procès d'assises, ils sont là.

M. le Rapporteur : Comment expliquez-vous, effectivement, que le commissaire du SRPJ n'était pas là ? Vous avez raison, en principe, dans tous les procès d'assises, celui qui a rédigé le PV de synthèse vient déposer.

Me Jacqueline LEDUC-NOVI : Oui, toujours.

M. le Rapporteur : Qui le cite, en général ?

Me Jacqueline LEDUC-NOVI : Le parquet.

M. le Rapporteur : Et pourquoi le parquet ne l'a-t-il pas cité ?

Me Jacqueline LEDUC-NOVI : Nous avons demandé à ce que les policiers viennent déposer, aussi bien ceux du SRPJ que ceux du commissariat de Boulogne-sur-Mer. Le commissariat de Boulogne-sur-Mer est venu déposer bien après dans les débats, pas au début. Le SRPJ n'est pas venu. Que s'est-il passé ? C'est la question que je pose.

M. Xavier de ROUX : Connaissez-vous le rapport de synthèse du SRPJ de Lille ?

Me Jacqueline LEDUC-NOVI : Oui.

M. Xavier de ROUX : Généralement, qui fait citer la police ?

Me Jacqueline LEDUC-NOVI : Le parquet. Et le parquet ne l'a pas fait.

Autre anomalie, le conseil général, administrateur ad hoc, n'avait désigné que deux avocats. Or, devant nous, nous avions une armée : dix-sept prévenus avaient chacun leur avocat. C'était parole contre parole, je vous le rappelle. Heureusement que les avocats des associations étaient présents. Quand je vois que l'on ose faire un procès aux associations, les bras m'en tombent. Heureusement que nous étions là ! Parce que moi, je les ai vus, ces enfants, qui étaient tout petits, et dont certains étaient complètement terrifiés. Ils étaient sur une petite estrade et devaient parler dans un micro, face à la salle dans laquelle se trouvaient leurs parents, avec leurs avocats. J'ai demandé à ce que les parents sortent, comme les textes le permettent, tout en laissant leurs avocats dans la salle. Cela a été refusé. Ces enfants, c'est tellement facile de s'en moquer ! C'est tellement facile qu'ils se sont contredits, qu'ils se sont rétractés ! Mais il faut voir les conditions dans lesquelles ils ont été auditionnés. C'est purement et simplement scandaleux. Comment voulez-vous que des enfants puissent mettre en accusation leurs parents, avec le degré de culpabilité que cela suppose, et la peur ? Lorsqu'ils se sont retrouvés à la cour d'assises, la plupart d'entre eux étaient tétanisés. Il y a un petit que j'ai dû consoler. Il était en larmes parce que son frère, qui venait de passer avant lui, s'était fait traiter de sale menteur. Il faut voir aussi ce qu'on a vécu. Cela a vraiment été très dur pour les enfants. C'était une foire d'empoigne, disons les choses telles qu'elles sont. Il faut essayer de se replacer dans le contexte de l'époque et voir ce qui s'est passé, jour après jour. Je pense que ces enfants n'ont pas eu la défense qu'ils méritaient.

Enfin, un mot sur la presse. Après le procès de Saint-Omer, on a assisté à ce que l'on peut presque qualifier de campagne de presse. Les accusés étaient invités sur les plateaux d'émissions extrêmement prestigieuses. Dans certaines émissions, il n'y avait aucun débat contradictoire. La parole était donnée aux accusés, ce que je trouve normal. Mais comment se fait-il que ces journalistes n'aient pas invité au moins des représentants des enfants ? Il me semble que c'était la moindre des choses.

Quand les enfants sont arrivés à la cour d'assises de Paris, ils étaient quasiment précédés par l'opinion publique, qui disait d'eux qu'ils étaient des menteurs. Et voilà. Le procès d'Outreau, c'est un fiasco judiciaire, pour les acquittés, c'est sûr, mais également pour les enfants.

M. le Président : Merci. MPêtre-Renaud m'a demandé la parole pour quelques minutes.

Mme Marie-France PÊTRE-RENAUD : Je serai très brève, Monsieur le Président.

Je ne vais pas vous parler d'Outreau, mais de l'avenir. Je viens moi aussi du Nord. Avoir une loi, c'est bien. Pouvoir l'appliquer, c'est mieux. Chez nous, dans quelques tribunaux, on ne peut pas enregistrer la parole des enfants parce que personne ne sait se servir du caméscope.

Outreau, c'est sûrement un fiasco. Mais j'ai peur que cette affaire entraîne une régression des droits des enfants. Je peux vous dire qu'on cite maintenant Outreau à toutes les sauces. Il y a dix jours, j'ai plaidé dans une affaire d'accident de la circulation. Mon confrère, mécontent de ce que je disais, me cite Outreau. Je ne vois pas ce que cela venait faire là. Il s'agissait simplement de dire que les déclarations ne valent rien. En l'occurrence, c'étaient les déclarations d'un majeur.

Il nous faut, dès le départ, avoir les moyens d'enregistrer les enfants. Des policiers doivent être formés à cela. Car ce n'est pas évident d'interroger les enfants.

Nos amis belges, dans cette affaire sensible qu'est la catastrophe de Ghislenghien, ont mobilisé cinquante policiers, qui se sont consacrés exclusivement à ce dossier. Les juges d'instruction doivent avoir à leur disposition des policiers qui mènent l'enquête très rapidement. On ne peut pas faire avancer le dossier en faisant traîner l'enquête, parce que les preuves s'en vont.

Il faut aussi qu'il y ait un travail d'équipe entre le parquet et le juge des enfants.

Moi non plus, je ne fais pas le procès du juge d'instruction. Peut-être faudrait-il deux juges d'instruction. Peut-être faudrait-il une coordination, parce que nous, avocats des enfants, ne sommes pas toujours au courant.

Je pense aussi que le conseil général ne devrait pas être l'unique représentant des enfants à problème, des enfants placés.

Vous faites les lois, mais il faudrait aussi de temps en temps, excusez-moi de vous dire cela, venir sur le terrain pour voir la pauvreté des gardes à vue.

Je suis contre le JLD, qui est seul, qui est toujours le même, qui voit souvent les mêmes personnes. Il faudrait peut-être introduire la collégialité. Je sais que c'est lourd. Il faut des magistrats. Mais en Belgique, tous les mois, nos amis belges réexaminent la détention en chambre du conseil. Tous les mois, le juge d'instruction doit s'expliquer devant un magistrat du siège sur les raisons pour lesquelles ils souhaitent que telle personne reste en détention, en présence du procureur du Roi. Les détentions sont moins longues que chez nous.

On parle de la présomption d'innocence. Mais il faut que vous sachiez qu'elle n'est pas vraiment appliquée. Et je modère mes mots. On met les gens en prison, et on cherche les preuves ensuite.

Les enfants d'Outreau ont été victimes de maltraitance à cause de ce procès, et je voudrais que cela n'ait plus jamais lieu.

M. le Président : Beaucoup de collègues souhaitent poser des questions. Tous ne pourront pas le faire. Ceux qui n'auront pas pu poser leur question seront évidemment prioritaires lors de la prochaine audition.

M. Geoffroy a la parole, sachant que le rapporteur passe son tour.

M. Guy GEOFFROY : Je viens de noter, à 17 h 08, que l'on vient de prononcer la formule « présomption d'innocence ». Depuis le début de l'audition, à 14 h 45, nous ne l'avions pas entendue.

J'ai entendu à plusieurs reprises des choses qui m'incitent à vous donner raison, Maître Leduc-Novi, lorsque vous dites qu'il fallait être très prudent dans ce dossier. J'ajouterai à cet imparfait un présent, et, pourquoi pas, un futur.

J'ai noté au passage quelques formules : « Quand on prend connaissance de ce dossier, on y croit » ; « Je n'avais pas imaginé que treize des dix-sept acquittés étaient innocents » « Nous n'avons pas à avoir des états d'âme. Lorsque nous sommes dans un dossier, nous devons aller jusqu'au bout. »

Cela me conduit à une question générale et à une question particulière. La question générale : qu'avez-vous dit lors de vos deux heures et demie de plaidoirie ? Qu'avez-vous demandé ? La question particulière : est-il vrai que l'un d'entre vous a dit, de façon précise : « Ils sont tous coupables » ?

Me Sylvie MOLUSSON-DAVID : À Saint-Omer, je n'ai pas imaginé, en effet, que treize des dix-sept acquittés pouvaient être innocents. La cour d'assises de Saint-Omer a, au demeurant, condamné dix personnes, dont six ont été ensuite acquittées. Les jurés étaient pourtant, pendant neuf semaines et demie, continuellement à l'audience. Cela dit, j'assume les propos que j'ai tenus. Lorsque j'ai plaidé, j'ai dit, en effet : « On ne peut pas imaginer que ce soit par hasard qu'il y ait aujourd'hui dix-sept accusés dans la salle. » Et c'est vrai qu'après trente ans de barreau, je n'imaginais pas cela. Et j'en suis encore toute retournée, parce que nous avons du mal, nous, praticiens de la justice, à accepter un tel échec.

Me Yves CRESPIN : Monsieur le député a relevé certains propos. Je pense qu'il a aussi relevé celui que j'ai tenu quand j'ai dit que nous n'étions ni des procureurs, ni des accusateurs. Nous avons un rôle à jouer dans le débat contradictoire. Pour ma part, après dix jours d'audience, et après que Mme Badaoui soit revenue sur ses accusations, j'ai demandé le renvoi de ce procès, en indiquant qu'il fallait reprendre toute l'instruction, faire un supplément d'information et faire revenir devant la cour d'assises ceux contre lesquels il y avait des indices concordants. Cela n'a pas été fait : nous sommes allés jusqu'au bout de la catastrophe.

M. Georges FENECH : Il a été en partie répondu à la question que je voulais poser. MCrespin a évoqué les unités de recueil de la parole des enfants victimes. Il a précisé qu'il y en avait actuellement onze en France. La généralisation de ces expériences pilotes est proposée par la commission Viout. Dans votre esprit, Maître, cela signifie-t-il que les brigades de préservation sociale ne donnent pas entièrement satisfaction ? Plus concrètement, comment se passent les auditions ? Quels sont les spécialistes qui composent ces unités ? Quels sont les avantages de généraliser un tel système ?

Me Yves CRESPIN : Martine Brousse, la directrice de La Voix de l'Enfant, que vous auditionnerez, vous donnera toutes les précisions sur le fonctionnement de ces unités. L'association Enfant bleu, en collaboration avec La Voix de l'Enfant, a également créé une unité d'accueil au sein du CHU de Caen. Le principe premier est de recevoir l'enfant, dès les révélations, dans un milieu hospitalier. Il est examiné par des médecins, des psychologues, des assistants sociaux. Et dans le cadre de ce milieu hospitalier, les brigades chargées des enquêtes, ou de l'assistance sociale, vont venir voir l'enfant.

C'est une expérience pilote qui dure depuis dix ans. Il faut quand même, à un moment donné, valider ce type d'expérience. Soit elle ne vaut rien, soit elle vaut quelque chose et doit être généralisée. C'est ce que nous demandons depuis de nombreuses années.

M. Jean-Paul GARRAUD : Maître Crespin et Maître Padovani, vous avez critiqué les conditions d'audition des enfants au cours de l'instruction. Vous avez également indiqué qu'il était fort dommage que le juge d'instruction n'ait pas enregistré les auditions des enfants. Quant à vous, Maître Molusson-David, vous avez jugé que la chambre de l'instruction était une chambre de confirmation. Mais vous avez dit, par ailleurs, que vous ne souhaitiez pas intervenir au stade de l'instruction. Comment pouvez-vous à la fois critiquer l'instruction en vous privant vous-mêmes de participer à l'instruction du dossier ? Car, en tant qu'avocats, vous ne pouvez pas demander des actes d'instruction. Il y a là un paradoxe.

Me Sylvie MOLUSSON-DAVID : Nous n'étions pas avocats des enfants. Nous étions avocats d'une association. Quand je suis avocat de l'enfant, j'interviens au stade de l'instruction pour être constamment avec lui. D'ailleurs, je crois savoir que certaines auditions d'enfant auraient été faites par M. Burgaud sans avocat. Il est très important que l'enfant ait son propre conseil lors d'une audition. Cela me paraît le minimum. En tant qu'avocat d'une association, je n'ai jamais été évoquée à aucun acte d'instruction. Lorsque j'ai voulu examiner le dossier, j'ai téléphoné au greffier, qui m'en a dissuadé en me disant qu'il me faudrait à peu près huit jours sur place pour avoir une chance de prendre connaissance d'une partie du dossier.

Me Yves CRESPIN : Nous avons la possibilité de demander des actes, mais nous ne participons pas réellement à l'instruction. Nous ne sommes pas convoqués aux auditions des enfants, ni à celles des accusés, ni aux confrontations. Notre seule possibilité, en qualité de parties civiles, c'est de demander des actes. Lorsque nous sommes à l'origine de l'action publique, il me paraît légitime de le faire. Mais lorsque la procédure a été enclenchée par la saisine du juge d'instruction par le ministère public, nous considérons que ce n'est pas notre rôle d'intervenir. Nous intervenons au stade du jugement. Libre à nous, ensuite, de constater d'éventuels dysfonctionnements.

Me Isabelle STEYER : La confrontation d'un enfant avec ses parents est un acte extrêmement complexe. Il faut être à côté de son client et savoir exactement ce qu'il en pense. Il faut qu'il puisse ensuite être accompagné psychologiquement pour essayer de survivre à cet acte. Certains juges d'instruction nous demandent dans quelles conditions nous souhaitons que la confrontation ait lieu. La place de l'enfant dans le cabinet est importante. Certains enfants ne souhaitent pas voir leur parent, souhaitent parler en premier et avoir leur parent derrière eux. D'autres enfants préfèrent que le parent soit devant, en étant derrière lui, avec le risque de voir le parent se retourner. Cet acte est extrêmement traumatique. Je ne m'autoriserais pas à demander cet acte pour quelqu'un qui n'est pas mon client. Si la demande en est faite par lui, je peux l'appuyer, comme je peux faire appel d'un refus éventuel, mais je ne le demanderais pas.

M. Christophe CARESCHE : Je souhaite tout d'abord rendre hommage au travail que vous faîtes, qui est essentiel, notamment quand des enfants se retrouvent seuls dans une procédure judiciaire.

D'autre part, votre audition apporte un angle de vue qui relativise ce qu'on a entendu jusqu'à présent. Le sentiment qu'on a eu, c'est que la parole de l'enfant avait été non seulement entendue, mais même sacralisée, en devenant l'élément d'accusation essentiel qui avait conduit à la mise en cause d'un certain nombre de personnes, dans des conditions extrêmement contestables. On a eu le sentiment que les enfants ont peut-être été trop entendus, et que tout ce qui allait dans le sens de l'accusation avait été privilégié, du moins au stade de l'instruction. Lorsqu'on lit l'ordonnance de renvoi devant la cour d'assises, on constate que les enfants se contredisent beaucoup entre eux. On constate que les propos qu'ils tiennent à différentes dates se contredisent également.

Vous nous dites qu'on ne pouvait pas imaginer que treize personnes renvoyées devant la cour d'assises puissent être innocentes. Mais il suffit tout de même de lire cette ordonnance pour comprendre qu'un certain nombre de questions pouvaient se poser. Tout en respectant l'enfant et sa parole, n'avez-vous pas eu le sentiment qu'il était permis d'émettre certains doutes ?

Me Vanina PADOVANI : Bien sûr qu'il y avait des doutes. Mais l'intérêt du débat devant la cour d'assises de Saint-Omer était d'être un débat contradictoire. Et cela, même les avocats de la défense l'ont dit. S'il n'y avait pas eu auparavant, disent-ils, un certain débat contradictoire, le débat contradictoire se faisait devant la cour d'assises. À ce moment-là, chacun était là pour la manifestation de la vérité. Chacun posait des questions pour que les enfants puissent s'exprimer d'une façon vivante. Les avocats de la défense ne s'en sont pas privés, puisque certains enfants se sont faits traiter de « sale menteur ». La synthèse de cette cour d'assises a abouti à des acquittements et à des condamnations. Hier soir, MDupond-Moretti vous a dit que s'il y avait eu des condamnations, c'est bien parce que M. Lesigne, procureur de la République, avait le rôle d'avocat général. Cela n'engage que lui. Il ne pense pas au jury, le jury populaire. Vox populi, vox dei. Vous êtes bien placés pour le savoir. D'une certaine façon, c'est une offense au jury populaire. Parce que le débat contradictoire a eu lieu. Un verdict a été rendu. Nous, nous sommes inclinés. Et à l'issue du procès en appel, nous nous sommes inclinés aussi. Certains nous disaient : « pourquoi êtes-vous toujours là » ? Dans les couloirs, à Paris, certains journalistes nous disaient : « Mais qu'est-ce que vous faites encore là, vous ? Pourquoi vous êtes toujours là ? Ils se sont rétractés, il n'y a plus rien à dire. Partez ! Vous êtes encore là ? Mais vous vous accrochez ! » C'est vraiment avoir une méconnaissance totale du rôle de la partie civile. Chacun doit réfléchir au rôle qu'il doit avoir dans le procès pénal, et non pas faire de l'improvisation pénale. Les uns écrivent un bouquin en disant : « Moi, j'ai lu le dossier. Moi, j'ai compris. » D'autres disent : « Mais attendez, il n'y a pas besoin d'être avocat, il n'y a pas besoin d'être juge. » Si demain, on n'a plus besoin de juges ni d'avocats, qui rendra la justice ? Cela peut-être aussi la foire d'empoigne. Il n'y a rien de pire que les impressions, les rumeurs et les racontars. Il faut garder une raison saine, et se dire que le débat contradictoire permet la manifestation de la vérité. Un certain nombre de professeurs de droit disent qu'il n'y a pas eu d'erreur judiciaire. Il y a eu un débat contradictoire à l'issue duquel a été prononcé un verdict, et ce en première instance comme en appel. Nous n'avons strictement rien à dire. La justice est passée.

Maintenant, évidemment, il y a le problème de la détention provisoire.

M. le Président : Accessoirement, oui ! J'allais vous le dire !

Plusieurs membres de la commission : En effet !

M. Xavier de ROUX : Ah bon ? Vous pensez que c'est un problème ? On ne va pas s'embêter avec ça !

M. Léonce DEPREZ : C'est un petit problème qui ne nous a pas échappé, voyez-vous ! Et il ne devrait pas non plus échapper à l'avocat que vous êtes !

Me Vanina PADOVANI : Attendez, attendez. Ce n'est pas la peine de vous énerver. Je n'y suis pour rien, moi.

J'ai prêté serment en 1984. À l'époque, j'ai fait mon rapport de stage sur la détention provisoire. C'était il y a vingt-deux ans. Qu'est-ce qui a changé depuis ? Manifestement, nous nous heurtons toujours aux mêmes difficultés.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : Ma question s'adresse à MCrespin. Vous avez dit, Maître, que la loi du 9 mars 2004 était une loi fourre-tout. Certains d'entre nous sont maires de villes importantes. Nous vivons au quotidien les problèmes concernant la maltraitance des enfants. Dans le cadre de la discussion des lois dites Perben I et Perben II, nous avons tenté de rechercher un certain nombre d'outils permettant de faciliter l'élucidation de ces affaires. Nous avons notamment instauré l'anonymat des témoins, qui n'est hélas pas suffisamment utilisé, même si nous savons que quelque 3 000 affaires de maltraitance d'enfants ont été découvertes grâce cette loi qui protège le témoin. Le problème, c'est souvent que le voisin entend la petite fille des voisins hurler tous les soirs parce qu'elle est violée par son père, mais ne dit rien parce qu'il a peur des représailles. La loi, en garantissant l'anonymat des témoins, les protège ainsi contre des représailles.

Me Yves CRESPIN : On pourrait compléter en rappelant la loi que vous avez adoptée en vue de protéger les médecins qui effectuent des signalements.

M. le Président : On pourrait compléter en disant beaucoup de choses, mais ce n'est pas le lieu de le faire.

M. Jacques REMILLER : Maître Padovani, vous avez dit que des enfants avaient subi des coups et des insultes. Vous avez précisé de quels enfants il s'agissait. Or, nous avons entendu hier Franck et Sandrine Lavier, qui nous ont dit que, jusqu'à ce que la police les interpelle, leurs enfants n'avaient jamais connu les services sociaux. « Avant, nous étions une famille normale », nous ont-ils dit. Pourriez-vous préciser. Ces coups, ces insultes, voire ces blessures, étaient-ils connus des services sociaux ? Comment en avez-vous eu connaissance ? Et est-ce la raison pour laquelle deux de leurs enfants ne sont toujours pas revenus vers le couple Lavier ?

Me Vanina PADOVANI : Vous avez parfaitement raison. Je n'ai pas parlé de signalement. C'est au cours de l'instruction du dossier, que les enfants ont fait des déclarations. Les coups n'ont pas été contestés. Simplement, il a été dit que c'était accidentel. Les enfants n'avaient pas les mêmes versions.

Deuxièmement, ces versions ont été répétées par les enfants devant les experts, psychiatriques et psychologiques.

Il y avait donc un contexte de maltraitance.

Bien évidemment, M. et Mme Lavier ont le droit de dire ce qu'ils veulent. Ils ont parfaitement le droit de venir devant vous, et ailleurs, et de dire qu'ils étaient une famille normale. Je n'ai pas à porter de jugement sur ces gens-là en tant que particuliers. Moi, je regarde le dossier, objectivement. Je maintiens qu'il y avait un contexte de maltraitance physique et morale.

Me Isabelle STEYER : L'institutrice des enfants Badaoui-Delay, des enfants Lavier et d'autres, est venue devant la cour d'assises de Paris. Elle a indiqué qu'au moins la moitié de ces familles auraient nécessité un suivi de l'aide sociale et un signalement au juge des enfants, mais qu'il y en avait tellement qu'on était de toute façon dans l'incapacité de faire quelque chose. Elle a indiqué notamment, s'agissant de ces enfants-là, qu'on ne venait pas les chercher à la sortie de l'école, qu'ils restaient en attendant qu'on vienne les chercher, qu'il y avait un problème d'absentéisme, comme beaucoup d'autres enfants, comme la moitié des enfants de cette cité.

Me Yves CRESPIN : Rappelons quand même que, dans le contexte de ce dossier tel qu'il arrive à la cour d'assises de Saint-Omer, il y a la parole des enfants, il y a quatre accusés qui reconnaissent les faits et mettent en cause d'autres personnes, et il y a des expertises qui viennent quasiment toutes dire que les enfants présentent des traumatismes correspondant à des agressions sexuelles. Il y a donc une vraisemblance apparente, qui est démolie par la défense et par le débat contradictoire. Au total, treize accusés seront innocentés après avoir passé trois ans en détention provisoire. On en revient au problème principal de ce dossier.

M. Patrick BRAOUEZEC : Deux des questions que je voulais poser l'ont déjà été, même si les réponses n'ont pas été satisfaisantes à mes yeux.

Ici, il n'y a pas de procès de qui que ce soit, et notamment pas des associations que vous représentez. Je dirai même que, ayant été instituteur pendant vingt ans en Seine-Saint-Denis, j'ai eu à plusieurs reprises l'occasion d'apprécier le rôle de vos associations. L'appel des Cent que vous avez évoqué, Monsieur Crespin, j'y souscris.

Néanmoins, vous comprendrez que nous sommes en train de rechercher les moyens de remédier à des dysfonctionnements qui ont porté préjudice à des personnes, et même à des familles, et dont il n'est pas certain que tous s'en remettront. Il ne s'agit pas de revenir en arrière par rapport aux acquis de la loi de 1998 et de la reconnaissance de la parole de l'enfant. Il s'agit de savoir comment mieux la prendre en considération, et en sachant qu'elle est fluctuante. Vous comprendrez aussi qu'on ne peut pas admettre que des gens aient pu passer entre deux et trois ans en prison alors qu'ils étaient innocents.

Ma question est double. Maître Padovani a dit qu'il y avait eu un débat contradictoire à Saint-Omer. Ne pensez-vous pas qu'un débat contradictoire serait nécessaire avant les assises, afin de permettre une confrontation où la parole de l'enfant soit respectée, avant le procès et avant d'en arriver à des mises en détention ?

Maître Padovani a dit qu'on était passé du « tous coupables » au « tous innocents ». Quatre personnes ont tout de même été condamnées. À quel moment ce basculement s'est-il produit, et quelles en sont les raisons ?

Me Vanina PADOVANI : Je répondrai à la première question. Ce n'est pas moi qui ai dit : « Tous coupables ! » C'est la presse. Avant le procès de Saint-Omer, on lit partout que c'est une affaire de pédophilie extrêmement grave et que tous les accusés sont coupables. Mme Badaoui se rétracte de façon spectaculaire. Et là, le procès bascule. La presse s'adapte immédiatement : tous des menteurs, Myriam Badaoui, David Delplanque, Aurélie Grenon, Thierry Delay, qui n'a jamais parlé, et qui aurait mieux fait de parler. Parce que lui, on n'en parle pas, mais pendant trois ans et demi, il n'a jamais rien dit. Ensuite, il a reconnu les faits commis sur ses enfants, mais pas sur les autres. Trois ans et demi après. Drôle de type, aussi, quand même ! Il a attendu les assises pour dire cela, et ensuite, il est arrivé triomphant à la cour d'assises de Paris venant nous dire : « Derrière, les six, ils sont innocents » Mais qui il est, ce violeur, pour nous dire comment on doit rendre la justice ?

Donc, c'est la presse qui a dit : « Tous coupables ! » Le procès de Saint-Omer a basculé. À partir de là, un matraquage commence à l'issue du procès. Certains sont acquittés, d'autres condamnés. Je rappelle d'ailleurs que certaines condamnations sont allées au-delà des réquisitions. Quand on nous dit que les réquisitions sont la cause des condamnations, il faudrait qu'on nous explique pourquoi...

M. le Rapporteur : Excusez-moi de vous interrompre. Y a-t-il identité, comme on nous l'a dit, des personnes condamnées avec les réquisitions du procureur ?

Me Vanina PADOVANI : Bien sûr. Et il est d'autant plus étonnant que pour certaines de ces personnes, on soit allé au-delà des réquisitions. C'est un mystère.

À l'issue du procès de Saint-Omer, les condamnés sont considérés comme innocents, sauf les quatre condamnés définitifs, qui sont des violeurs. Il n'aurait plus manqué ça, qu'on les dise innocents. Ce n'est pas possible, ils n'ont pas fait appel. Ils purgent donc leur peine. Ils sont quand même venus nous dire à la cour d'assises de Paris qu'ils avaient été condamnés pour des viols qu'ils n'avaient pas commis. David Delplanque, par exemple, dit qu'il a été condamné pour des viols sur ses enfants, et regrette de ne pas pouvoir les voir. Je lui ai dit : « Monsieur Delplanque, dans l'intérêt de vos enfants, vous auriez quand même pu faire appel. » Il répond : « Moi, la justice, je ne veux plus en entendre parler. »

C'est une perversion intellectuelle assez exceptionnelle. Voilà des gens qui vous disent : « On purge des peines pour des viols qu'on n'a pas commis. Et vous devez nous croire. Certains enfants seraient des victimes, mais ce n'est pas vrai. On a été condamnés, on ne sait pas pourquoi. » C'est un peu compliqué à suivre.

Je parlais de matraquage médiatique. Je n'invente pas. Un mois avant le procès de Paris, des livres sont sortis : Les innocents, La méprise.

Me Yves CRESPIN : Pour répondre à M. Braouezec, je ne pense pas que l'on puisse situer très exactement le basculement du procès de Saint-Omer. En revanche, on peut l'expliquer. Il est évident, à mes yeux, que ce qui a fait basculer l'opinion publique, c'est la force de conviction de la défense. La défense, à Saint-Omer, s'unit et arrive, avec une force de conviction impressionnante, à faire basculer le procès. Et cela jusqu'au moment où Mme Badaoui revient sur ses déclarations.

Pour ce qui est de votre première question, monsieur le député, j'ai dit en effet qu'il serait souhaitable d'instaurer durant l'instruction un débat contradictoire sur le fond.

M. Georges COLOMBIER : Maître Padovani, vous avez dit qu'il ne fallait pas oublier les enfants. Je suis tout à fait d'accord avec vous, ayant présidé pendant plus de dix ans un office départemental de la prévention de l'enfance maltraitée, en Isère, en partenariat avec les élus, l'éducation nationale, les médecins, la justice, la police, les gendarmes, et les services du conseil général.

Mais je m'empresse d'ajouter qu'il faut prendre garde d'accuser à tort tel ou tel parent, telle ou telle famille. Vous avez dit, Maître Pêtre-Renaud, qu'il fallait défendre la parole de l'enfant, mais pas n'importe quelle parole. Que s'est-il vraiment passé sur ce sujet dans l'affaire d'Outreau ?

Maître Padovani, vous dites qu'il faut travailler en conscience. Je me demande si, dans l'affaire d'Outreau, tout le monde a véritablement travaillé en conscience.

Vous avez également dit que le contexte n'était pas banal, et pas seulement en ce qui concerne la famille Delay-Badaoui. Vous avez cité la famille Lavier, par exemple. Cette affirmation me semble grave, soit qu'elle soit fondée, soit qu'elle ne le soit pas.

Vous avez également dit qu'on ne devait pas dire à un enfant ; « Tu es un sale menteur. » Je suis d'accord avec vous. Mais qui disait cela ? Était-ce un accusé qui a été acquitté ? Si c'était le cas, essayons aussi de nous mettre à la place de ces accusés acquittés qui n'ont pas vécu que des bons moments en prison.

Me Vanina PADOVANI : En ce qui concerne le climat dont j'ai parlé tout à l'heure, je pense que vous n'avez pas eu accès au dossier. J'ai déjà répondu à cette question sur le climat de violence, d'insulte qui existait dans cette famille.

« Sale menteur ! », ce ne sont pas des accusés qui l'ont dit. Je ne me permettrais pas de mettre en question la parole d'un accusé. Je suis trop attentive. J'ai prêté serment. Je suis avocat. En revanche, ce que je ne peux pas accepter, c'est que des avocats qui portent la même robe que moi puissent traiter des enfants de cette façon-là.

M. le Président : Mesdames, Messieurs, je vous remercie.

Audition de Maître Pascale POUILLE-DELDICQUE,
avocate de Mme Myriam BADAOUI



(Procès-verbal de la séance du 1er février 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : La séance est ouverte.

Nous recevons aujourd'hui Me Pascale Pouille-Deldicque, avocate de Mme Myriam Badaoui.

Maître, je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête.

Avant de procéder à votre audition, je souhaite vous informer de vos droits et de vos obligations.

En vertu de l'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des commissions d'enquête parlementaires, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel et de l'article 226-14 du même code, qui autorise la révélation du secret en cas de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Cette même ordonnance exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(Me Pascale Pouille-Deldicque prête serment).

M. le Président : Je m'adresse maintenant aux représentants de la presse pour leur rappeler les termes de l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse. Cet article punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. Je vous invite donc à ne pas citer nommément les enfants qui ont été victimes de tels actes, et dont les noms ou prénoms pourraient être évoqués au cours de l'audition.

La commission va procéder maintenant à votre audition qui fait l'objet d'un enregistrement. Je vais vous donner la parole, après quoi les membres de la commission vous poseront des questions.

Maître, vous avez la parole.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Je voudrais d'abord souligner, à l'attention des victimes de ce dossier, que bien évidemment, je ne suis pas insensible à leur malheur. Mais je crois qu'il est impératif, si vous souhaitez que cette commission soit efficace, de parler de ce qui s'est passé aux assises de Saint-Omer. Ce n'est pas en simplifiant ce dossier, et en le résumant à l'accointance qui aurait pu exister entre un juge d'instruction, M. Burgaud, et une femme, Mme Badaoui, que la commission pourra avancer. Je pense également que ce ne serait pas rendre service à votre commission que d'entretenir l'idée que Myriam Badaoui serait le chef d'orchestre des mensonges qui auraient pu être proférés dans ce dossier.

Ce qui m'interpelle, c'est l'ampleur qu'a pu prendre ce dossier. On parle de dysfonctionnements, mais à mes yeux, dans le dossier d'Outreau, il n'y a rien d'exceptionnel, malheureusement. Les dysfonctionnements que l'on a pu constater, on peut les constater dans bon nombre de dossiers, des petits dossiers, où il n'y a qu'un accusé, dont on ne va pas parler, par exemple un ouvrier auquel la presse ne va pas s'intéresser, parce que c'est moins vendeur.

Le dysfonctionnement, il est quotidien. Il y a des dossiers actuellement en cours et dont on pourra dire, malheureusement, qu'ils sont des Outreau.

Ce qui a fait l'énormité du dossier d'Outreau, c'est la presse, ce sont les médias. Si n'étaient pas apparus, à un certain moment, ceux que la presse a nommé « les notables » - une boulangère, un chauffeur de taxi qui avait le malheur de jouer au golf - ce dossier n'aurait peut-être pas pris cette ampleur.

Je voudrais rappeler quelques dates. En 1997, des assistantes sociales se rendent compte qu'il y a, chez deux enfants du couple Delay-Badaoui, des problèmes de nature sexuelle. Ces deux enfants se mettent des crayons dans le derrière devant d'autres enfants.

En février 2000, l'ensemble des enfants du couple sont placés. Pierre avait été placé bien longtemps auparavant, six ans auparavant.

En février 2001, la police interpelle M. Delay et Mme Badaoui.

En octobre 2001, il y a six nouvelles arrestations.

Un an se sera donc écoulé entre le placement de tous les enfants et l'interpellation de M. Delay et Mme Badaoui. On ne peut pas dire qu'il y ait eu précipitation.

À cette époque-là, les présumés innocents sont condamnés par la presse. Celle-ci va même aller jusqu'à dire qu'elle couvrira toute l'affaire et qu'elle parlera de tout. Je voudrais souligner, à cet égard, et cela concerne tous les dossiers, pas seulement celui d'Outreau, que l'on viole le secret de l'instruction. Quand vous êtes mis en examen, que vous êtes arrêté, que votre nom est publié dans la presse, le mal est fait. Il est trop tard. C'est irréversible. Quelle que soit la décision que prendra, plus tard, la cour d'assises, dans l'esprit du public, il y aura toujours : « Il n'y a pas de fumée sans feu. » Il faut prendre conscience que la justice ne se rend pas dans la rue, mais à la barre. Quand on publie des articles tels ceux qui ont été publiés, on porte un préjudice considérable aux personnes mises en examen. Leur famille est montrée du doigt, leurs enfants sont montrés du doigt, alors qu'elles ne sont pas encore jugées.

Dans un second temps, on fait de ces personnes des victimes. C'est le revirement de la presse. C'est habilement fait, parce que, au moment où ces personnes deviennent des victimes, on va prendre comme bouc émissaire Myriam Badaoui. Elle va être la cinglée, la folle, celle par qui tous les maux arrivent, le chef d'orchestre des mensonges. On ne parle plus que de Myriam Badaoui, l'accusatrice Myriam Badaoui. Il y a une responsable dans ce dossier - parce qu'à l'époque, on ne parle pas du juge Burgaud - c'est Myriam Badaoui. Cela va rester dans les esprits jusqu'à l'ouverture du procès de Saint-Omer.

Je pense que les magistrats et les jurés sont des hommes comme tout le monde. Quand vous ouvrez votre poste de télévision, quand vous écoutez la radio, quand vous lisez la presse, et que tous les jours, on vous dit que ce dossier repose sur les déclarations d'une cinglée, vous ne pouvez pas ne pas avoir un a priori au moment de l'audience.

Je ne suis pas médecin. Je ne sais pas si cette femme est crédible ou pas. Ce que je sais, c'est que les expertises qui figuraient dans ce dossier ont dit qu'elle était crédible. Dieu sait si nous avons essayé de savoir si Myriam Badaoui disait la vérité. Même le président de la chambre de l'instruction est allé à la maison d'arrêt pour savoir si elle disait la vérité, si elle ne subissait pas de contrainte de son juge d'instruction, si son avocat ne l'incitait pas à régler des comptes avec tel ou tel. Tout le monde a essayé de savoir si elle disait la vérité. En 2004, encore, avant le début des audiences, le président de la cour d'assises a mandaté une psychologue pour procéder à un nouvel examen en maison d'arrêt.

Mais voyez-vous, si vous vous en tenez à Myriam Badaoui, vous restez dans l'erreur. Parce que ce dossier commence, je l'ai toujours dit, et à une époque où ce n'était pas aller dans le sens du vent que de le dire, avec les déclarations des enfants. Or, ceux-ci sont placés en 2000. Le couple Delay est arrêté en 2001. Il n'y a pas de concertation entre eux. Le dossier commence par les déclarations des enfants et par le fait que les assistantes maternelles aient été alertées.

Ce n'est pas Myriam Badaoui qui a dit que Karine Duchochois était responsable de certains actes. Il faut le connaître le dossier, sans en rester à ce qui se dit. C'est Aurélie Grenon qui a parlé de Karine Duchochois, et non pas Myriam Badaoui.

On dit que les experts n'ont pas fait leur travail. Je crois qu'ils ont essayé de faire ce qu'ils pouvaient faire. On a parlé de Mme Gryson-Dejehansart. Je ne suis pas son conseil. Mais ce que je peux vous dire c'est qu'elle n'a pas été la seule à procéder à des expertises. Il y a un expert dont on n'a pas parlé, ou dont je ne pense pas qu'on ait parlé : M. Émile Leprêtre. Il fera l'expertise d'une petite fille, qui n'est pas une enfant du couple Delay-Badaoui, et il dira qu'on relève des « signes séquellaires », « des perturbations d'agression sexuelle », qu'elle est « totalement crédible » dans ce qu'elle rapporte, que « l'analyse de ses propos est vérifiée de façon clinique ». Ça, ce n'est pas Mme Gryson-Dejehansart, c'est un autre expert. Il est complexe, ce dossier. Il ne se résume pas à un juge, une cinglée et Mme Gryson-Dejehansart. C'est beaucoup plus complexe que cela.

J'ai cru comprendre que dans l'opinion publique, le verdict d'acquittement constituait la preuve d'une mauvaise qualité du dossier, et donc de la responsabilité de ceux qui ont participé à son élaboration, au premier rang desquels, bien sûr, le juge d'instruction. Je pense, là encore, que si votre commission partait sur cette base, elle ferait fausse route.

Pour comprendre ce dossier et le verdict qui a été rendu, il faut savoir ce que c'est qu'une cour d'assises. Une cour d'assises, ce n'est pas un théâtre, mais tout y est permis. Quand on arrive à Saint-Omer, le 5 mai 2004, il y a dix-sept personnes, dont six femmes, qui sont accusées, cent trente témoins, dix-huit enfants qui ont subi des séquelles entre 3 et 12 ans. On a très vite compris, avec l'ambiance médiatique qui régnait, qu'il allait y avoir quelque chose d'extrêmement pesant.

Je pensais que ma tâche était relativement simple, parce que Myriam Badaoui avait reconnu les faits. Ma démarche était en fait de chercher la vérité. Car il y avait des personnes qui criaient leur innocence, et aucun avocat ne va aux assises pour que des innocents soient condamnés.

Lorsque j'ai posé une simple question à l'un des témoins au sujet d'une accusée, le conseil de celle-ci a été heurté par le fait que j'aie pu poser cette question, et m'a dit : « Enfin ! Ce n'est pas une conduite pour un avocat de la défense ! Vous êtes auxiliaire du ministère public ! Ce n'est pas pensable ! » J'ai compris que ce conseil avait raison. Il y a une chose qui m'avait échappé. En tant qu'avocat de la défense, je défendais une accusée qui se reconnaissait coupable. Mais en posant cette question, je mettais en difficulté les autres avocats de la défense. Et à partir de ce moment-là, parce que je suis avocat et que j'étais avocat de la défense, j'ai fait le choix de la discrétion, je n'ai plus posé une seule question aux personnes qui criaient leur innocence. J'en ai posé à ceux qui reconnaissaient leur culpabilité, plus aux autres.

Aux assises, tout est possible. Le président a commencé à lire les procès-verbaux des auditions de certaines personnes. Des avocats lui en ont fait grief, et le président a cessé de lire des procès-verbaux. C'était le rôle de la défense. Aux assises, les débats doivent être oraux. Il n'empêche que l'on peut lire des procès-verbaux tant que ce ne sont pas des faux. La Cour de cassation l'a confirmé, il n'y a pas de difficulté sur ce point. Mais à partir du moment où on ne lisait plus les procès-verbaux, un seul homme connnaissait le dossier : le président. Les jurés ne le connaissaient pas. Ils étaient soûlés par la lecture de l'arrêt de renvoi, qui était longue. Ils n'y sont pas habitués.

Les enfants voyaient devant eux dix-sept avocats en robe noire. C'est impressionnant. Ces petits enfants, parce qu'on leur montrait leurs contradictions, n'arrivaient pas à aller plus loin dans leurs déclarations.

Voilà l'ambiance. Et la presse, tous les jours, relatait le procès, avec des communications de certains avocats de la défense qui allaient dans le sens de l'innocence, de l'erreur judiciaire.

Myriam Badaoui, que l'on a traitée de menteuse, a servi à la défense. L'erreur, c'était Myriam Badaoui. C'eût été trop simple, ou trop difficile, de dire que tous les enfants avaient menti. C'est plus simple quand on a affaire à une accusatrice seule, que l'on fait passer pour une cinglée. Myriam Badaoui a été lapidée aux assises de Saint-Omer. C'est contre cela que je me suis battue.

Et quand Myriam Badaoui, qui vient d'entendre ses enfants et qui a vu qu'ils étaient en difficulté, déclare qu'elle a menti, là, on la croit. Le lendemain, le garde des Sceaux fait une intervention, le porte-parole du Gouvernement fait une intervention. Là, j'ai eu le sentiment très net que le dossier d'Outreau n'appartenait plus à Saint-Omer.

Le procès a suivi son cours. L'avocat général a fait ses réquisitions en essayant de faire ce qu'il pouvait. Il a requis des acquittements ; des accusés ont été acquittés.

Lorsque je suis arrivée à Saint-Omer, on parlait de ce que l'on connaissait, c'est-à-dire le dossier. Puis, le dossier a été évacué de la salle d'audience. Quand on parle d'erreur judiciaire, il faut savoir de quoi on parle.

Le sentiment que j'en ai aujourd'hui, c'est que je trouve sincèrement regrettable que l'on essaie de faire le procès d'un homme. Le juge d'instruction n'a fait qu'appliquer la loi. Il est peut-être critiquable sur certains points. Vous allez sans doute me poser des questions. J'y répondrai bien volontiers. Je partage l'avis de mes confrères de la défense sur le fait que l'on doit améliorer cette instruction. Mais dans ce dossier, je n'ai pas le sentiment que quelqu'un ait failli à sa tâche.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Nous avons bien compris qu'il s'agit d'une affaire complexe. Et nous ne la réduisons pas, nous avons eu maintes occasions de le dire, à la responsabilité du juge d'instruction ou de Mme Badaoui. Cela dit, devant le drame judiciaire que vous connaissez, notre préoccupation est de mettre en place la réforme législative nécessaire pour éviter que les choses ne se reproduisent et améliorer les conditions de notre procédure pénale.

L'un des acquittés nous a dit en substance : « le couple clé, dans cette affaire, ce n'est pas le couple Mme Badaoui-M. Delay, c'est le couple Mme Badaoui-M. Burgaud ». D'autres ont dit que l'on ne savait pas, finalement, si c'est Myriam Badaoui qui utilisait le juge d'instruction ou si c'est le juge d'instruction qui utilisait Mme Badaoui. Certains ont parlé de fascination.

En outre, Mme Badaoui a écrit des lettres au juge d'instruction. Elle écrit notamment, en substance : je fais ce que vous me demandez, je dis des choses, j'en dis toujours plus, et malgré ce qu'on m'a promis, je ne suis pas libérée.

Que pensez-vous des déclarations qui nous ont été faites, et, accessoirement, de ces lettres, dont j'imagine que vous avez eu connaissance quand elles sont parvenues dans le dossier ? Elles ont dû provoquer des réactions de votre part. Peut-être même avez-vous été amenée à demander quelques explications ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Sur la séduction éventuelle entre M. Burgaud et...

M. le Rapporteur : Ce n'est pas le mot que j'ai employé.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Disons, sur le couple...

M. le Rapporteur : N'employons pas le mot couple. Il y avait, disons, un tandem qui semblait fonctionner.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : La parole est libre. Si certains ont ressenti cela, pourquoi pas ? Je suis saisie par Mme Badaoui par un courrier qu'elle m'a adressé le 24 juillet 2001. J'ai l'autorisation de l'avocat auquel je succède au mois d'août ou de septembre 2001. À partir du moment où j'interviens au soutien des intérêts de Mme Badaoui, elle ne fera plus aucune demande de mise en liberté. Lorsque je rencontre cette femme, je lui tiens un discours clair : « Vous avez reconnu les faits, à un ou deux près ; ce n'est pas la peine de déposer des demandes de mise en liberté, parce que, de toute façon, nous ne les obtiendrons pas ; et la détention provisoire que vous êtes en train de faire viendra en déduction de la peine que vous aurez au principal. » Par conséquent, il ne peut pas y avoir de chantage ou d'invitation à donner tel ou tel nom en vue de plaire au juge d'instruction, du moins pas à partir du moment où j'interviens dans le dossier, c'est-à-dire en septembre 2001, avant la seconde vague d'arrestations. Elle est prévenue. Je n'entrerai pas dans ce jeu-là. Nous ne déposons pas de demandes de mise en liberté. Si elle en a déposé une, elle l'a fait seule. Je ne suis pas allée devant la chambre de l'instruction. Je lui ai dit que ce n'était pas la peine de se battre sur ce terrain-là. Il n'y a donc pas de chantage pour obtenir une mise en liberté, ni une réduction de peine. Je me souviens qu'un jour, elle m'a déclaré avoir donné un nom par erreur. J'en ai parlé au juge d'instruction, et il n'a pas poursuivi sur ce point.

Pour le reste, j'étais présente à chaque acte d'instruction concernant Mme Badaoui devant le juge Burgaud. Je n'ai pas eu le sentiment qu'il y ait eu une quelconque séduction de l'un sur l'autre, ni une invitation à la dénonciation. Le discours que j'ai tenu à Mme Badaoui a toujours été net : je souhaite qu'il n'y ait pas d'innocent en détention, et même si vous vous êtes trompée sur un nom, ce n'est pas grave, dites-le, je m'en arrangerai dans tous les cas. J'ai toujours tenu le même discours.

C'est d'ailleurs pour cela qu'aux assises, le jour où elle fait sa déclaration, je lui donne immédiatement le micro. Je n'essaie pas de la raisonner, cela ne sert à rien. Elle dit qu'ils sont tous innocents ? Ils sont tous innocents. Même s'il n'y avait eu qu'un seul innocent, imaginez qu'elle retourne en détention et qu'elle décède dans la nuit. Jamais je n'aurais pris sur moi de courir le risque que cette révélation ne soit pas faite directement à la cour d'assises.

J'espère que ma réponse vous convient. C'est la seule que je puisse vous donner, c'est celle que j'ai vécue. Il n'y a pas eu de chantage pour obtenir une quelconque dénonciation, du moins pas à partir du moment où j'arrive dans le dossier.

M. le Rapporteur : Je n'ai pas du tout employé le mot de chantage. Il y a un certain nombre de lettres, antérieures à votre arrivée dans le dossier. Vous avez dû en prendre connaissance. Ces lettres sont claires. Par exemple, au mois de mai 2001, elle écrit : « Vous faites parler les gens en leur promettant des promesses qui ne sont pas tenues » ; « J'ai eu confiance, mais vous promettez la sortie provisoire si on parle » ; « Vous me demandez des noms que je serais incapable de vous dire. Je suis malade » ; « Que voulez-vous de plus ? » ; « J'en ai marre. Vous voulez me faire dire des choses que je n'ai pas faites » ; « Je sais ce que vous voulez, c'est de me faire dire des mensonges ». Ces lettres peuvent interpeller. Je n'ai jamais dit que le juge d'instruction avait fait un quelconque chantage. Simplement, je m'interroge sur ce qui ressemble à une sorte de tandem, ainsi que sur ces lettres.

Pensez-vous qu'elle a cru, puisqu'elle l'écrit, que plus elle disait des choses, plus elle avait de chances de sortir ? Ces lettres, antérieures à votre arrivée dans le dossier, sont tout de même récurrentes, et elles sont claires.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Tout à fait. Ces lettres sont intéressantes, parce que, si on les lit bien, elle n'est pas d'accord pour donner des noms qu'elle n'a pas donnés auparavant. « Vous n'aurez pas d'autres noms, parce que je ne suis pas une menteuse ». Voilà comment on peut interpréter ces lettres.

M. le Rapporteur : Vous connaissez sans doute ces lettres mieux que moi, mais ce n'est pas exactement ce qu'elle dit.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Maintenant, si Myriam Badaoui a donné des noms pour faire plaisir au juge d'instruction, parce qu'il lui aurait promis une mise en liberté,...

M. le Rapporteur : La question est : a-t-elle pu croire cela ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Partons du postulat qu'elle ait pu le croire.

M. le Rapporteur : Et si oui, pourquoi ? Qu'est-ce qui peut la conduire à croire cela ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Elle aurait pu croire cela parce qu'Aurélie Grenon était dehors. Maintenant, si le juge d'instruction avait fait entrevoir à Mme Badaoui, si elle donnait tel ou tel nom, la possibilité d'être mise en liberté, lorsqu'elle s'est rendu compte qu'elle restait en détention, et lorsque j'arrive dans le dossier, compte tenu du discours que je lui tiens, vous croyez qu'elle ne serait pas revenue sur ses déclarations ?

M. le Rapporteur : Je ne sais pas. C'est la question que je vous pose.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : C'est ma réponse.

M. le Rapporteur : Bien.

D'autre part, vous avez assisté à un certain nombre de confrontations, toutes construites sur le même mode. Elles réunissaient Myriam Badaoui, Aurélie Grenon, David Delplanque, et une quatrième personne mise en cause. En général, Myriam Badaoui confirmait ses accusations visant cette quatrième personne, en étant suivie, plus timidement, par Aurélie Grenon, et encore plus timidement par David Delplanque. Parfois, David Delplanque parlait avant Aurélie Grenon. La personne mise en cause niait la réalité de ces accusations, après quoi le juge d'instruction lui disait en substance : Mais enfin, pourquoi toutes ces personnes, ainsi que les enfants, par ailleurs, diraient toutes ces choses-là si ce n'était pas vrai ? 

Ces confrontations se passaient-elles de cette manière ? Sur le plan des pratiques professionnelles, pensez-vous que c'est la méthode de confrontation la plus à même de parvenir à la manifestation de la vérité ? Par ailleurs, certains de vos confrères avaient demandé que les confrontations soient organisées de manière séparée. Apparemment, elles n'ont pas été organisées.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Je comprends que mes confrères aient pu demander ces confrontations séparées. Les confrontations à plusieurs, malheureusement, nous y sommes habitués. Je ne pense pas qu'elles soient souhaitables car un mis en examen peut être influencé par un autre mis en examen.

Mais il est arrivé, au cours de l'instruction, qu'un mis en examen ne soit pas d'accord avec les déclarations d'un autre mis en examen assis à côté de lui, et revienne sur ses déclarations.

M. le Rapporteur : Cela a pu arriver, mais ce cas de figure est resté marginal.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Forcément, puisque Myriam Badaoui, Aurélie Grenon et David Delplanque étaient d'accord pour dénoncer la quatrième personne.

M. le Rapporteur : Selon vous, à partir de ce dossier, mais aussi, de manière plus générale, à raison de votre expérience professionnelle, qu'est-ce qui empêche, dans le cadre de la recherche de la vérité, qui est a priori la fonction de l'instruction, d'accéder à la demande de confrontations séparées lorsqu'elle est formulée par des gens qui, par ailleurs, clament leur innocence ? Pourquoi ne le fait-on pas ? Y a-t-il une raison quelconque, issue des pratiques professionnelles, qui justifierait qu'on ne le fasse pas, alors qu'a priori, on peut penser qu'elles permettraient de mettre en évidence d'éventuelles divergences entre les propos des uns et des autres, et à partir de là, de se poser des questions ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Je suis d'accord avec vous. Mais cette question, il faut la poser aux juges d'instruction.

M. le Rapporteur : Nous la lui poserons, naturellement.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Pas seulement à M. Burgaud. Aux autres, aussi.

M. le Rapporteur : Bien sûr. Encore une fois, nous ne nous focalisons pas du tout sur le juge d'instruction. Sans passer non plus d'un extrême à l'autre, il a tout de même conduit l'instruction. Il n'est pas question de se focaliser sur le juge d'instruction, mais il n'est pas non plus question de l'oublier totalement.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Tout à fait, mais il est important de poser votre question à l'ensemble des juges d'instruction.

M. le Rapporteur : Bien sûr.

Vous parliez tout à l'heure d'Aurélie Grenon, qui - et l'on peut penser que c'est curieux - a été libérée après avoir reconnu des faits graves. Comment expliquez-vous cela ? D'après le vécu que vous avez du dossier, est-ce que vous y voyez une justification quelconque ? Je précise, pour être tout à fait précis, que cette libération a été décidée par le juge des libertés et de la détention.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Le juge des libertés et de la détention est indépendant. Il faut lui poser la question. Si, par contre, le juge des libertés et de la détention répond à une attente du juge d'instruction, il est fort possible que dans ce cas-là, comme dans d'autres dossiers, en ayant les premiers aveux d'un mis en examen, il puisse penser qu'il y en aura d'autres.

M. le Rapporteur : On arrive à une nouvelle phase du dossier. Il y a, d'une part, la piste belge, qui s'est révélée une fausse piste. Il y a, d'autre part, la stratégie imaginée par Daniel Legrand fils, qui nous a expliqué qu'il avait constaté qu'Aurélie Grenon, ayant reconnu les faits, était libre. Il s'est dit qu'en s'accusant lui aussi, il pourrait obtenir le même résultat. Voyant qu'il était maintenu en détention, il a inventé le meurtre d'une fillette, pensant qu'il allait confondre Myriam Badaoui. Celle-ci a en réalité confirmé ce « meurtre ».

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Tout à fait.

M. le Rapporteur : Des recherches importantes ont été menées, qui se sont révélées infructueuses.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Myriam Badaoui a conforté les déclarations de Daniel Legrand fils. Mais c'est vrai qu'elle a toujours dit qu'elle ne savait pas où était le corps. Lorsqu'on a commencé les recherches, on ne savait pas où se trouvait le corps de cette petite fille. On pouvait sonder la terre entière.

M. le Rapporteur : Oui, mais Mme Badaoui a reconnu que cela était exact, qu'il y avait eu un meurtre.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Oui, elle l'a reconnu.

M. le Rapporteur : Par ailleurs, l'un de vos confrères, avocat de Daniel Legrand père, nous a dit hier que ce dernier ne connaissait pas Mme Badaoui, et que malgré cela, elle avait donné le nom des Legrand. Selon lui, cela ne peut être qu'à la suite d'une maladresse du juge d'instruction que ce nom aurait été communiqué à Mme Badaoui, qui l'a confirmé ensuite. Le juge d'instruction est informé qu'il existe en Belgique un Daniel Legrand ou un « Dany le grand ». Puis, trois jours après, il convoque Mme Badaoui pour l'interroger à ce sujet. Et normalement, selon votre confrère, Mme Badaoui ne pouvait pas donner le nom des Legrand, parce qu'elle ne les connaissait pas. Avez-vous une explication à cet épisode ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Non. Je pense qu'elle a dû donner le nom des Legrand avant qu'il n'arrive au dossier. Je ne sais pas dans quel contexte elle a dû donner le nom des Legrand.

M. le Rapporteur : Non, c'était après son entrée dans le dossier.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : À tout le moins, ce nom va être donné également par David Delplanque, par Aurélie Grenon, et, bien avant les déclarations de Myriam Badaoui, par les enfants.

M. le Rapporteur : Vous êtes arrivée dans le dossier à quelle époque ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : En septembre 2001.

M. le Rapporteur : Quoi qu'il en soit, les recherches du cadavre sont effectuées, et se révèlent infructueuses. Cela ne pose de question à personne ? Le meurtre d'une fillette, c'est quand même important.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Oui, mais il y a eu disjonction.

Vous savez, je ne comprends pas, à la limite, comment on ait pu organiser des recherches. On vous dit qu'une fillette est morte, on ne vous dit pas où est le corps, et vous commencez à creuser. Je n'ai pas compris ces recherches. On ne savait pas où était le corps de l'enfant. On pouvait creuser dans Outreau, dans Boulogne,...

M. le Rapporteur : L'annonce du meurtre d'une fillette donne lieu, dans un premier temps, à un réquisitoire supplétif. C'est-à-dire que c'est dans le même dossier d'information que cette affaire est traitée. Puis, les recherches sont menées, qui s'avèrent infructueuses. Puis, une ordonnance de disjonction est signée. C'est une décision administrative, non susceptible de recours. Le dossier n'est donc pas renvoyé aux assises en incluant cette affaire dans l'affaire.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Il n'y a pas non plus d'ordonnance de non-lieu.

M. le Rapporteur : Le dossier est disjoint, c'est-à-dire que devant la cour d'assises de Saint-Omer, cet aspect-là de l'affaire n'est pas présent. Comment expliquez-vous cette disjonction ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Ou bien l'on reproche à un juge d'instruction de laisser tomber certaines pistes, ou bien on lui demande de poursuivre l'intégralité des pistes. Je crois que dans le dossier Dutroux, on a reproché au magistrat de ne pas avoir suivi des petites pistes, qui auraient pu conduire plus vite à la découverte de cette personne. Ici, le juge d'instruction a peut-être jugé utile de faire différemment.

M. le Rapporteur : Oui, ça, sûrement ! S'il a rendu une ordonnance, c'est qu'il a jugé utile de la rendre. Ça, c'est certain !

Vous êtes avocat au barreau de Boulogne ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Oui, Boulogne-sur-Mer.

M. le Rapporteur : Boulogne-sur-Mer, naturellement.

Donc, l'ordonnance de disjonction s'explique par le fait que celui qui l'a rendue a estimé utile de la rendre. Certes.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Je n'ai pas une boule de cristal. Je ne peux parler que de ce que je connais.

M. le Rapporteur : Nous avons entendu d'autres déclarations relatives à la retranscription des déclarations faites à l'occasion de telle ou telle audition. Notamment, l'une de vos consœurs nous a dit qu'à l'occasion d'une confrontation avec Karine Duchochois, le 27 février 2002, Mme Badaoui avait précisé que les faits de viols éventuellement commis par Karine Duchochois avaient eu lieu en novembre et décembre 1999. Malgré un incident qui aurait été fait, le procès-verbal a simplement indiqué que Mme Badaoui situait ces faits en 1999. Ce point était très important pour Karine Duchochois, car elle avait quitté la région en octobre 1999. Vous souvenez-vous de cet incident ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Je me souviens de ce qu'a dit ma consœur à l'audience de la cour d'assises de Saint-Omer. Elle nous a fait grief de ne pas avoir entendu ce qu'avait dit Karine Duchochois.

M. le Rapporteur : Non, Mme Badaoui.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Ce qu'avaient dit Mme Badaoui et Karine Duchochois sur ce point.

M. le Rapporteur : Non, c'est Mme Badaoui, et non Karine Duchochois, qui déclare, selon votre consœur, que les faits reprochés à Karine Duchochois avaient eu lieu en novembre et décembre 1999. Dans le PV, cela devient « 1999 ».

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Bon. Ce qui prouve bien que je n'ai rien entendu, puisque je n'arrive pas à retranscrire ce que Mme Badaoui a dit. Je n'étais pas, je crois, la seule avocate présente. Nous étions plusieurs. Est-ce que d'autres avocats ont entendu ce qu'a dit Mme Badaoui et qui suspectent le juge d'instruction de n'avoir pas voulu retranscrire ce qu'elle aurait dit ?

M. le Rapporteur : Votre consœur, pour être tout à fait complets, nous a dit que personne n'avait entendu « novembre et décembre 1999 », pas plus les greffiers que les autres avocats, ce qui l'a médusée.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Dont acte. Nous n'avions aucun intérêt à ne pas entendre quelque chose qui aurait été dit. Nous avons essayé d'être le plus consciencieux possible au cours de l'instruction. Si les personnes présentes à cette confrontation disent qu'elles n'ont rien entendu, c'est qu'elles n'ont rien entendu. Il n'y a pas eu de concertation entre nous pour dire que nous n'avions rien entendu.

M. le Rapporteur : Et donc, Karine Duchochois refusera de signer le PV.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : C'est possible. Mais cela ne veut pas dire pour autant que nous ayons été de mauvaise foi et que nous ayons dit ne pas avoir entendu quelque chose que nous aurions entendu.

M. le Rapporteur : Je ne parle pas de mauvaise foi. On nous a dit cela au cours d'une audition précédente. Je vous demande ce qu'il en est, et j'ai bien noté votre réponse, à savoir que personne n'a entendu « octobre et novembre 1999 », ce qui explique que cela n'ait pas été retranscrit.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Voilà.

M. le Rapporteur : Voilà.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Si, personnellement, je l'avais entendu, j'aurais dit que je l'avais entendu. Lorsque Myriam Badaoui me dit quelque chose, c'est dit. Lorsqu'elle me dit : « Ils sont tous innocents », je lui donne le micro, je n'attends pas une seconde pour que l'information passe. Si j'ai dit que je n'ai rien entendu, c'est que je n'ai rien entendu. Je n'ai aucun intérêt à ce que Karine Duchochois soit renvoyée devant la cour d'assises. Je ne la connais pas, cette femme, pas plus que les autres. Je n'ai aucun intérêt.

M. le Rapporteur : Je n'ai pas non plus dit que vous aviez un intérêt personnel quelconque.

Dernière question, contrairement à ce qui nous a été dit tout à l'heure, lors de la précédente audition, M. Thierry Delay écrit le 17 novembre 2001 au juge d'instruction : « J'ai su que d'autres personnes avaient été arrêtées, et peux vous affirmer que ces personnes sont innocentes. Par ailleurs, ma femme a tout inventé et imaginé. Je ne vois pas dans quel intérêt elle avait à faire cela. » Est-ce que, à ce moment-là, on s'est interrogé ? A-t-on essayé de demander à Mme Badaoui si elle avait tout inventé, et si oui, pourquoi ? S'est-on posé des questions à la réception de la lettre de M. Thierry Delay ? J'imagine que vous avez dû avoir eu connaissance de cette lettre, et en parler à votre cliente. Le juge d'instruction s'est-il posé une question à la réception de cette lettre ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Cette question, vous pourrez la poser directement au juge d'instruction. Je n'en sais rien.

Ce que je sais, c'est que quand cette lettre est apparue au dossier, j'ai demandé à Myriam Badaoui si, malgré les déclarations de son époux et celles d'autres personnes, elle disait vrai. Et je lui ai dit qu'on n'était pas là pour que des innocents soient incarcérés.

M. le Rapporteur : Bien sûr que nous pourrons poser un certain nombre de questions au magistrat instructeur. Mais c'est à vous que je pose cette question, pour savoir si vous avez une réponse.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Je ne suis pas dans la tête du juge d'instruction. Vous me demandez si le juge d'instruction, quand il reçoit cette lettre, se pose des questions. Comment voulez-vous que je vous réponde ? Je ne suis pas le juge d'instruction.

Par contre, ce que je peux vous dire, c'est que sans cesse, je demandais à Myriam Badaoui si ce qu'elle disait était vrai, et je lui disais qu'elle pouvait à tout moment revenir sur ses déclarations. Cela a été mon discours de 2001 jusqu'à la cour d'assises.

M. le Président : Et en l'occurrence, vous lui avez demandé ce qu'elle pensait de cette lettre de son mari ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Tout à fait.

M. le Président : Et que vous a-t-elle répondu ? Qu'elle maintenait ses déclarations ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Mais non. Myriam Badaoui m'a dit ne jamais avoir menti. Quand elle est devant le juge d'instruction, elle dit que ce qu'elle dit est vrai, qu'elle n'en rajoute pas.

M. le Président : La lettre qu'a citée M. le rapporteur date du 17 novembre 2001, soit au lendemain de la mise en examen et du placement en détention provisoire de MM. Pierre Martel, Dominique Wiel, Alain Marécaux, Daniel Legrand père, Daniel Legrand fils et Mme Odile Marécaux. Mme Badaoui vous a dit : « Je maintiens ». Et vous n'avez pas été effleurée par le doute, vous, personnellement ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Il est normal que l'on soit interpellé par le doute. Mais il n'y avait pas que les déclarations de Myriam Badaoui. Vous voulez que je reprenne les cotes, avec l'ensemble des déclarations des enfants ?

M. le Président : On ne parle pas des enfants, ici. On parle du mari de Myriam Badaoui.

M. le Rapporteur : Reprenons les cotes. Comment expliquez-vous que M. Daniel Legrand fils, par exemple, quand il s'accuse du faux meurtre de la fillette, parle d'une fillette de cinq ou six ans, et que les enfants, interrogés, disent : « Oui, il y a eu un bébé » ? Se pose-t-on des questions ? Se dit-on : « Tiens, est-ce un bébé ou est-ce une fillette ? »

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : À moins d'être des brutes, je pense qu'on se pose nécessairement des questions. Maintenant, est-ce que vous, aujourd'hui, vous détenez la vérité ? Vous n'en savez rien. On ne peut pas le savoir. Donc, forcément, on se pose des questions.

M. le Rapporteur : Nous ne sommes pas là pour refaire l'affaire Outreau. Ce qui m'intéresse, ce sont les mécanismes professionnels mis en œuvre. Est-ce que ce sont les mécanismes normaux, ou non ? Et si non, pourquoi ? Et que peut-on faire pour y remédier ? Voilà notre débat.

Par ailleurs, pour vous poser une dernière question, ce qui vous permettra de répondre en même temps, comment explique-t-on que d'autres personnes - le médecin, l'infirmière, d'autres encore - aient été mis en cause très exactement dans les mêmes conditions que ceux qui ont été placés en détention provisoire, et que l'on ait arrêté d'arrêter ? Pourquoi ? Évidemment, vous pouvez me répondre qu'il faut le demander au juge d'instruction. Mais avez-vous, vous, une approche de la question ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Au vu des déclarations des uns et des autres, les mêmes noms ne reviennent pas toujours. Peut-être que le juge d'instruction a jugé qu'il n'y avait pas suffisamment d'éléments concordants pour mettre en examen certaines personnes dont les noms ont été donnés. Peut-être. Je ne suis pas juge d'instruction, j'essaie de vous donner une réponse.

M. Jean-Yves HUGON : Nous sommes ici les représentants de la nation. Nos électeurs se posent beaucoup de questions, et une essentiellement : comment éviter que cela se reproduise, parce que ce qui est arrivé à ces personnes pourrait aussi nous arriver à nous ? Voilà ce qu'on nous dit.

J'ai l'impression que, devant nous, vous continuez à défendre Myriam Badaoui. Mais nous ne refaisons pas le procès ! Nous voudrions que vous nous aidiez à mieux comprendre et à faire avancer les choses. Je vais vous poser quatre questions. Rassurez-vous, monsieur le président, trois d'entre elles sont très courtes. Vous pouvez, Maître, si vous le voulez bien y répondre par oui ou par non.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : C'est comme chez le juge d'instruction, alors ? On doit répondre par oui ou par non ?

M. Jean-Yves HUGON : Vous pouvez le faire si vous le voulez. Vous êtes devant la représentation nationale, vous avez juré de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Première question : avez-vous eu connaissance de la part de Mme Badaoui du fait que le juge Burgaud lui ait demandé de mentir ? Oui ou non ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Non.

M. Jean-Yves HUGON : Deuxième question : pendant les auditions contradictoires, avez-vous eu l'impression que ce qui était dit était correctement noté par les greffiers ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Oui.

M. Jean-Yves HUGON : Troisième question : avez-vous demandé au juge d'instruction, pour Myriam Badaoui, une audition contradictoire séparée ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Non.

M. Jean-Yves HUGON : Je pourrais vous demander pourquoi vous ne l'avez pas fait, mais bon. Quatrième question,...

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Vous voulez que je vous le dise ?

M. Jean-Yves HUGON : ...pourriez-vous, pour nous aider à avancer, nous indiquer un dysfonctionnement, dans cette affaire, qui pourrait être éliminé par une disposition législative ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Votre question est édifiante. Je vais vous expliquer pourquoi. Je viens ici pour essayer d'aider cette commission à trouver une explication sur ce qu'on appelle les dysfonctionnements. Je ne suis pas venue ici pour défendre Myriam Badaoui. Je le sais. Au demeurant, je ne suis plus son avocate, puisque j'ai appris il y a moins d'une heure qu'un confrère dit être son avocat. Donc, ce n'est plus moi.

Si je vous parle de Myriam Badaoui, c'est parce que si vous pensez que ce dossier, c'est uniquement Myriam Badaoui, ce qui s'est passé pourra se reproduire, et cette commission n'aura servi à rien.

Oui, il y a des dysfonctionnements auxquels vous pourriez remédier.

M. Jean-Yves HUGON : Un seul me suffit. Le plus important pour vous.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Ils sont tous importants. Et ils font partie d'un système. Vous devrez donc tous les étudier.

Mais si je ne devais en mentionner qu'un, ce serait le juge des libertés. C'est un mythe. Cela n'existe pas ailleurs que dans la loi. Vous savez comment fonctionne un juge des libertés ? Il est en même temps JAF, il est en correctionnelle, il est un peu partout, là où on le demande, là où on le requiert. Et puis, quand on a besoin de lui, on lui passe un petit coup de fil. Le juge des libertés arrive. Qu'est-ce qu'il a comme connaissance du dossier ? On en revient toujours à la même chose, le juge des libertés, c'est le juge d'instruction. On lui fait un petit résumé du dossier, en lui disant ce qu'on souhaite.

Et puis, il y a le parquet, toujours aussi convaincu de la nécessité de ces placements en détention provisoire, toujours pour les mêmes raisons. On connaît la litanie : l'ordre public, le risque de réitération de l'infraction, bref, on les connaît par cœur. Et c'est de l'automatisme.

M. Jean-Yves HUGON : Alors, que faut-il changer ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Le juge des libertés.

M. Jean-Yves HUGON : Pour le remplacer par quoi ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Pas par le Saint-Esprit ! Par un juge, mais un juge qui connaît le dossier. Il faut donner aux juges les moyens de faire correctement leur travail. Un juge des libertés, c'est bien, mais il faut qu'il puisse travailler. Donc il ne doit pas être saisi à 20 heures, parce que nous avons tous les mêmes priorités quand arrive 20 heures. Il doit avoir la possibilité d'examiner le dossier, d'écouter les réquisitions, et de prendre ses décisions en toute liberté. Aujourd'hui, le juge des libertés qui ne suit pas les demandes du juge d'instruction va passer pour un dissident.

La chambre de l'instruction, c'est une horreur. Ils sont trois. Ce n'est pas la collégialité qui réglera le problème. Quand ils sont trois, il n'y en a qu'un qui connaît le dossier. Parce qu'ils n'ont pas le temps d'étudier le dossier. Les deux autres s'en remettent donc à celui qui fait le rapport. Et si celui-ci n'a pas l'objectivité requise, on passe à côté.

Et puis, à la chambre de l'instruction, comme devant le juge des libertés, qu'on arrête de nous demander de plaider sur les garanties de représentation du mis en examen. On s'en fiche des garanties de représentation. En réalité on nous répond toujours : attention, il est mis en examen pour ça, ça et ça. On rend une ordonnance en examinant le fond, et on nous demande uniquement quelques observations sur la forme et sur les garanties de représentation.

M. le Président : Les « observations sommaires ». C'est l'expression consacrée.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Mais attendez, ici, je dois répondre par oui ou par non. C'est pire que les observations sommaires.

M. Jacques FLOCH : Maître, notre commission n'a pas pour objet de refaire les deux procès. Il y a eu des dysfonctionnements. Certains nous ont dit, et vous l'avez dit aussi, que le dossier a été « bien conduit ». Si le dossier a été bien conduit, je ne sais pas ce que nous faisons ici : il n'y a pas eu de dysfonctionnements.

Certains nous ont dit, et vous l'avez dit aussi, que la loi avait été appliquée. Mais en droit pénal, contrairement au droit commercial, on dit : « le juge peut ». Le législateur fait appel à l'intelligence de ceux qui ont à appliquer la loi pénale. Si vous estimez que les lois que nous avons adoptées sont insuffisamment strictes et n'encadrent pas assez, on ne dira plus : « le juge peut », on dira : « le juge doit ».

On a parlé tout à l'heure des mises en examen, mais aussi des incarcérations préventives, qui font fi de la présomption d'innocence. Je précise que la loi tendant à renforcer la présomption d'innocence énonçait également des règles que devaient respecter la défense et l'accusation.

On se trouve devant un vrai problème, que l'on retrouve dans toutes les cours de taille plus modeste que les grandes cours. Il est facile à un avocat parisien ou d'un barreau important, de nous faire la leçon en disant : il faut ceci, il faut cela. Mais à Boulogne-sur-Mer, dont le barreau compte environ soixante-dix avocats, vous connaissez les magistrats et les magistrats vous connaissent. Vous ne pouvez pas avoir de conflits. Pourquoi n'a-t-il pas été demandé avec insistance - et il faudra demander aux différents gardes des Sceaux qui se sont succédé pourquoi la Chancellerie ne l'a pas fait - la délocalisation de cette affaire, à partir du moment où la pression médiatique, la pression de l'opinion publique allait à l'encontre d'une bonne justice ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Elle est longue, votre question.

Les députés qui se sont penchés sur la loi tendant à renforcer la présomption d'innocence ont tenté de bien faire en instituant le juge des libertés. L'idée était bonne. Le problème, c'est de concrétiser cette idée, de lui donner la possibilité de faire son travail correctement. Lorsque vous faites les lois, vous n'êtes pas forcément dans les tribunaux, vous ne savez pas forcément quelle est la charge de travail qui pèse sur tel ou tel magistrat. Maintenant vous en êtes informés, et je pense que les choses peuvent changer.

D'autre part, vous avez parlé de petits barreaux.

M. Jacques FLOCH : Non. Il y a des barreaux de taille restreinte.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Je crois qu'il y a des gens intelligents dans des barreaux de taille restreinte comme dans des grands barreaux. Ce qui est important, ce n'est pas la taille du barreau, c'est la conscience professionnelle de l'avocat et du magistrat. Ce n'est pas une question de taille. Vous avez des gens intelligents, des gens compétents et des gens qui s'affrontent.

M. Jacques FLOCH : Je comprends très bien ce que vous dites. Mais je n'ai pas dit cela, madame.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Vous pouvez reformuler votre question ?

M. le Président : Nous avons tous compris la question de M. Floch, et nous avons tous compris que votre réponse était... difficile.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : C'est un problème de recrutement, de compétence, de conscience professionnelle qui se pose dans les petits barreaux, dans les barreaux de taille moyenne et dans les grands barreaux.

Cela dit, sachez que ce n'est pas parce qu'on est à Boulogne-sur-Mer qu'on ne dit pas à un magistrat ce qu'on a envie de lui dire.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : Vous avez dit, à un moment donné, quelque chose d'extrêmement important. Vous avez dit que le président de la chambre de l'instruction était allé voir Mme Badaoui dans sa cellule pour lui demander si elle subissait une pression du juge Burgaud. C'est ce que vous avez dit.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Oui.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : Cela veut dont dire qu'il y avait le début du commencement, ou le soupçon d'une pression que pouvait exercer le juge à l'égard des personnes mises en cause.

Deuxième question, vous avez dit qu'à un moment donné du procès de Saint-Omer, vous n'avez plus posé une seule question à ceux qui clamaient leur innocence. N'est-ce pas ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Tout à fait.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : Donc, dans votre intime conviction, vous vous disiez que les différentes personnes qu'avait accusées Mme Badaoui étaient innocentes ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Ce n'est pas tout à fait ça, monsieur le député. Ce que j'ai dit, c'est que, à partir du moment où j'ai pris conscience, à la suite de l'intervention de l'un des avocats de la défense, que les questions que je posais - et dont le seul but était la recherche de la vérité - aux témoins cités par les personnes qui criaient leur innocence pouvaient les mettre en difficulté, j'ai cessé de leur poser des questions. Je n'étais pas là pour contrecarrer le travail de mes confrères.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : Mais vous saviez qu'un certain nombre de personnes étaient accusées à tort. Vous allez me dire que ce n'était pas votre rôle d'intervenir. Vous parliez à l'instant de conscience professionnelle. Si vous avez dit à plusieurs reprises à Mme Badaoui qu'elle pouvait à tout moment revenir sur ses déclarations, c'est bien que vous vous doutiez, à un moment donné, qu'elle mentait, avec toutes les conséquences qui s'ensuivaient. Quelle était votre intime conviction ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Le problème n'est pas de connaître l'intime conviction que j'ai de ce dossier. J'étais l'avocat de Mme Badaoui, qui se disait coupable. Mon unique but était de la défendre. En ce qui concerne le dossier, il fallait être bien malin pour savoir qu'on obtiendrait en cour d'assises autant d'acquittements.

Les experts qui se sont penchés sur le cas de Mme Badaoui ont tous dit qu'elle était crédible. Les enfants Delay mettent en cause les personnes qui ont comparu devant la cour d'assises. Franck Lavier est mis en accusation par sa propre fille. Dominique Wiel est mis en accusation par Myriam Badaoui, David Delplanque, Daniel Legrand et d'autres. David Brunet est mis en accusation par plusieurs personnes. Les experts disent que les enfants sont crédibles. Tout cela est dans le dossier. Ce dossier n'est pas un fantôme, il existe. Et vous me demandez aujourd'hui si je savais que Myriam Badaoui avait menti ! Vous vous rendez compte ? Si j'avais eu le sentiment, à un moment donné, qu'il y avait un flop dans le dossier, j'en aurais parlé à Myriam Badaoui, je m'en serais peut-être ouverte au juge d'instruction, mais avouez que, quand on arrive à Saint-Omer avec ce dossier-là, on ne peut pas se douter de ce que va être le verdict de la cour d'assises.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Maître, plusieurs membres de cette commission ont rappelé qu'ils étaient les élus de la nation. C'est une manière de marquer la force d'une commission d'enquête. Les membres de cette commission n'oublient pas que vous représentez aussi la défense, un des droits fondamentaux de nos concitoyens, y compris Mme Badaoui, et que par ailleurs, vous avez la lourde responsabilité du secret professionnel, qui fait aussi partie des droits fondamentaux de nos concitoyens, et que seule votre conscience en connaît la limite. Maître, cette responsabilité vous honore, comme elle honore tous les avocats. Je suis persuadé que notre commission la respecte autant que j'y suis attaché.

Je voulais vous poser trois questions.

La première est la suivante : à un moment donné, avez-vous appréhendé l'idée que l'exigence d'une délocalisation se posait, compte tenu de l'énorme pression dans laquelle l'ensemble du dossier se trouvait enfermé ? La question a-t-elle été évoquée ? Était-ce pour vous une manière de mieux avancer dans l'instruction ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Je n'ai pas été très informée de l'idée de délocalisation. Pourquoi pas ?

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Cela a été demandé. Cela ne vous est pas apparu nécessaire ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Non. Encore une fois, la manière dont l'instruction se déroulait ne dérangeait pas la défense de Mme Badaoui. Je n'ai donc pas eu à me poser cette question-là.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Deuxième question : comment appréciez-vous les conditions dans lesquelles a été recueillie la parole des enfants, y compris celle des enfants de votre cliente, qui ne pouvait pas vous laisser indifférente ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Je n'étais pas saisie du dossier à ce moment-là, mais je pense qu'il serait bon de filmer systématiquement les enfants. Ils ont parfois tendance à en rajouter, c'est vrai. Mais la façon dont un enfant dit ce qu'il a à dire est importante. On a besoin de le voir pour suivre la façon dont sa parole a évolué. Et bien sûr, elle doit être recueillie par des professionnels.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Dernière question : beaucoup d'avocats ont déploré l'impossibilité où ils se trouvaient d'obtenir du juge des réponses à leurs questions, à leurs demandes d'investigations supplémentaires, et une prise en compte des éléments à décharge. Avez-vous senti cela, y compris dans la défense de Mme Badaoui ? D'autre part, pensez-vous que cet aspect de l'instruction doit être amélioré ? Faut-il songer à rendre plus contraignantes les sollicitations de la défense dans le processus d'instruction ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Le fait que les demandes soient rejetées presque systématiquement par les juges d'instruction, ce n'est pas nouveau. Ce n'est propre au dossier dit d'Outreau. Pour la défense de Myriam Badaoui, cela ne m'a pas gêné, puisque nous n'avons pas demandé d'actes. Mais mes confrères ont eu des difficultés pour obtenir copie du dossier. J'étais à Boulogne-sur-Mer, je n'ai pas eu de difficulté pour consulter ce dossier, puisque mon cabinet se trouve près du tribunal. Mais je peux comprendre que mes confrères soient embarrassés de devoir assister à une instruction sans avoir la copie du dossier. Il n'est pas rare, même dans d'autres dossiers, que nous n'ayons pas la copie du dossier dans les délais. Il y a des problèmes de maintenance. Nous sommes parfois amenés à faire nous-mêmes nos propres photocopies. Ce n'est pas normal. Quand un avocat demande la copie d'un dossier avant un acte d'instruction, il faudrait que, si cette demande est faite dans des délais raisonnables, il ne puisse pas être procédé à un autre acte d'instruction tant qu'il n'aura pas été fait droit à cette demande. Il est idiot de nous faire assister à un acte d'instruction si nous n'avons pas eu la possibilité d'avoir accès aux procès-verbaux du dossier. Il est également important que nous disposions des copies de ces procès-verbaux pour pouvoir en discuter avec notre client. Il ne suffit pas d'aller les consulter.

M. Jean-Paul GARRAUD : Vous avez évoqué un sujet important, celui de la médiatisation, exceptionnelle, de cette affaire. Pensez-vous qu'elle a pu influencer les déclarations de votre cliente, pendant l'instruction, pendant le procès de Saint-Omer et après celui-ci ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Je ne pense pas. Je ne suis pas dans sa tête, mais je n'ai pas ce sentiment. Quand je parlais des médias, ce n'était pas à cela que je pensais.

M. Jean-Paul GARRAUD : Elle était insensible, a priori, au contexte de cette affaire ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Non. Myriam Badaoui, c'est la première fois qu'on s'intéressait à elle. Les médias, elle n'était pas insensible au fait d'être l'objet de l'attention des photographes et des cameramen. Mais je ne pense pas que cela ait influé sur ses déclarations. Mais encore une fois, c'est le sentiment que j'en ai.

M. Alain MARSAUD : Maître, à la cour d'assises de Paris, on va nous expliquer que Mme Badaoui est une grande mythomane. Le procureur général va faire les déclarations que l'on connaît, et demander des acquittements. Malgré tout cela, le jury va délibérer pendant un nombre d'heures considérable. Comment l'expliquez-vous ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Je n'étais pas à Paris, parce que Myriam Badaoui n'a pas interjeté appel. Elle n'avait pas de raison de le faire.

Qui l'a traitée de mythomane ?

M. Alain MARSAUD : Les avocats de différentes parties. Et cela n'a pas été dit une seule fois. On a même dit : l'affaire d'Outreau, c'est une mythomane, un enfant fou et un juge.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Et un juge qui sympathise avec une cinglée, oui.

Mythomane ? Je n'en sais rien. Vous n'êtes pas expert, je ne suis pas expert. Il y a des experts, des médecins, qui font consciencieusement leur travail. Elle a été examinée je ne sais combien de fois, et personne n'a dit qu'elle était mythomane. Si on en fait une mythomane pour le bien de la défense, soit. Mais moi, je n'ai pas de mythomane dans le dossier, du moins d'après ce qui ressort des expertises.

L'autre aspect de votre question,...

M. Alain MARSAUD : C'est la durée du délibéré. Le procureur général dit qu'ils sont innocents. Mme Badaoui dit qu'ils sont innocents. Et le jury donne l'impression d'hésiter. Ces heures de délibéré peuvent le laisser penser.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : À Saint-Omer, 1 551 questions ont été posées au jury. Il devait y en avoir un peu moins à Paris, mais il fallait tout de même répondre aux questions.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Mais je pense que votre question, monsieur Marsaud, contient elle-même sa réponse. Il est évident que si les choses sont simples, on répond aisément aux questions. Si elles sont un peu plus compliquées, on prend un peu plus de temps. C'est donc que ce dossier n'est pas une évidence. Si les jurés ont délibéré longuement, c'est peut-être que, effectivement, il y avait des questions à se poser et qu'il n'était peut-être pas si simple de trouver une solution.

M. Georges FENECH : Maître, vous n'êtes pas expert, vous n'êtes pas médecin. Soit. Vous étiez quand même l'avocat de celle par qui le malheur est arrivé.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Ah non ! Je ne suis pas d'accord !

M. Georges FENECH : C'est mon sentiment.

En vous écoutant, j'éprouve un profond malaise devant votre détachement par rapport à ce dossier. Je rappelle que treize personnes innocentes ont fait des années de prison.

Il me semble que vous avez éludé une question que vous a posée M. le rapporteur, et qui nous taraude depuis le début. On a le sentiment qu'il aurait peut-être suffi qu'une confrontation isolée avec chacun des accusateurs pour démonter l'accusation. Or, quand on vous pose la question, vous ne répondez pas. Ou plutôt, vous dites : c'est comme ça, à l'instruction, on fait des confrontations collectives. Mais vous êtes l'avocat de Mme Badaoui. Vous devez épouser sa défense, mais il y a quand même des limites. À un moment ou à un autre, n'avez-vous pas essayé, pour la manifestation de la vérité, de discuter avec le juge d'instruction ? Avez-vous eu des apartés avec lui, comme cela se fait entre avocats et magistrats, en dehors de la présence du client ? N'avez-vous pas suggéré au juge qu'il serait opportun que votre cliente soit confrontée individuellement avec chacune des personnes qu'elle accusait, et que des confrontations individuelles aient lieu entre David Delplanque et chacune de ces personnes, et entre Aurélie Grenon et chacune de ces personnes ? C'est cela qui me gêne. Vous faites preuve d'un certain détachement, et vous ne répondez pas à la question du rapporteur. Vous êtes une technicienne de la défense, quoi. J'ai le sentiment que pour vous, puisque tout se passe conformément au code de procédure pénale, vous n'avez plus rien à dire. Vous aviez des doutes. Vous n'en avez pas fait part au juge, en tête-à-tête ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Ce qui est extraordinaire, c'est que j'ai l'impression de me retrouver sur le banc de l'accusation. Vous êtes dur. Vous estimez que je vous parle avec détachement. Vous n'étiez pas à Saint-Omer, vous n'avez pas vécu ce que j'ai vécu. J'ai été mise à l'écart de tout le monde sur les bancs de la défense, uniquement parce qu'on me prenait pour un auxiliaire de justice, uniquement parce que j'essayais de trouver la vérité.

Et puisque vous voulez des précisions, je vais vous en donner une. Au moment où la fille de Mme Godard témoigne devant la cour d'assises, elle dit que sa mère ne connaissait pas Myriam Badaoui. Il faut savoir que Myriam Badaoui a intégralement expliqué comment était la chambre de la fille de Mme Godard. Je pose à ce témoin une question simple : vous pensez que votre mère se permet de montrer votre chambre à n'importe qui, à une personne qu'elle ne connaît pas ? Et là, je me fais traiter de salope par un avocat de la défense. Ce n'est pas grave, je m'en suis remise rapidement. Au demeurant, il a du talent.

En parlant de détachement, vous tirez à vue, et vous ne pesez pas vos mots. Myriam Badaoui, il a fallu la supporter pendant deux ans et demi, ce que j'ai fait.

Vous me reprochez de ne pas avoir essayé de dialoguer avec le juge d'instruction. Non mais, attendez !

M. Georges FENECH : Ce n'est pas un reproche, c'est une question.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Je le ressens comme un reproche. Je ne suis pas sourde. Et les autres membres de la commission l'ont ressenti comme tel.

Je n'avais pas pour mission de demander des actes qui ne s'inscrivaient pas dans le cadre de l'assistance de Mme Badaoui.

M. Christophe CARESCHE : C'est évident.

M. Georges FENECH : Non, ce n'est pas évident.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Pourquoi ne demandez-vous pas aux avocats de la défense pourquoi ils n'ont pas déposé une requête en suspicion légitime ? C'est cela, la question qu'il faut poser. Pourquoi reprochez-vous à l'avocat de Myriam Badaoui, qui, elle, reconnaissait sa culpabilité, de ne pas avoir plus dialogué avec le juge d'instruction ?

M. Georges FENECH : Donc, vous n'avez jamais eu de dialogue en aparté avec le juge d'instruction ? Auriez-vous l'amabilité, pour une fois aujourd'hui, de répondre précisément à une question que l'on vous pose ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Eh bien, allez-y. Posez une question simple.

M. Georges FENECH : Ma question est précise. Rien, dans le code de procédure pénale, n'interdit à l'avocat, même s'il est l'avocat de quelqu'un qui s'accuse, d'avoir une discussion en aparté avec le juge pour essayer de comprendre ce qui se passe. Avez-vous eu une discussion avec M. Burgaud en dehors de son cabinet d'instruction ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : J'ai eu plusieurs discussions avec M. Burgaud.

M. Georges FENECH : Eh bien voilà, vous voyez comme il est simple de répondre simplement !

Et au cours de ces conversations, de quoi avez-vous parlé ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Du dossier, monsieur. De quoi voulez-vous que je lui parle ?

M. Georges FENECH : Lui avez-vous fait part d'un doute, sur la manière dont les confrontations se déroulent ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Mais le juge d'instruction mène ses confrontations comme il l'entend ! Si les avocats de la défense ne sont pas d'accord...

M. Georges FENECH : Eh bien voilà ! Vous ne lui avez donc pas fait part de votre sentiment qu'il aurait été utile de confronter votre client avec...

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Mais pourquoi...

M. Georges FENECH : Pour la manifestation de la vérité. Parce que treize personnes étaient en prison.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Mais attendez, monsieur, ce n'est pas possible ! J'assiste mon client, je n'assiste pas les autres clients ! On m'aurait suspecté de vouloir travailler à la place de mes autres confrères.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Bien sûr.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Je ne suis pas là pour assurer la défense de leurs clients. Si je suis désignée pour prendre la défense des autres mis en examen, je prendrai la défense des autres mis en examen.

M. Georges FENECH : Je souhaiterais, monsieur le président, poser une autre question.

Vous avez dit tout à l'heure que le président de la chambre de l'instruction était allé voir votre client en maison d'arrêt. Cela a-t-il fait l'objet d'un acte de procédure ? A-t-il rendu une ordonnance de transport ? Vous a-t-il avisée de ce déplacement ? Et quelle était la finalité de déplacement ? Figure-t-il dans le dossier de l'instruction ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Non.

M. Georges FENECH : Sur quel fondement juridique le président de la chambre de l'instruction peut-il rencontrer un mis en examen en dehors de la présence de son conseil ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Vous lui poserez la question.

M. Georges FENECH : Écoutez !

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Mais attendez, je ne suis pas président de la chambre de l'instruction, je ne m'appelle pas M. Beauvais.

M. Georges FENECH : Cela ne vous a pas choquée ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Non, parce que je n'ai rien à cacher. Je ne suis pas là en train de dicter les déclarations de Myriam Badaoui.

M. Georges FENECH : Je vous parle du point de vue des droits de la défense. Est-il normal qu'un magistrat qui est chargé, en appel, de l'instruction rencontre votre client en dehors de votre présence ? Cela ne vous a pas surprise ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Je vous ai dit que si le président de la chambre de l'instruction s'était déplacé, c'était dans l'unique but, sans doute, d'essayer de trouver la vérité. Votre question est contradictoire.

M. Georges FENECH : Ma question est précise, et une fois de plus, vous n'y répondez pas. Est-il normal qu'un magistrat rencontre votre client en dehors de votre présence ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Le président de la chambre de l'instruction a quand même la possibilité de vérifier le travail de ses magistrats.

Moi, ça ne me gêne pas, puisque je suis là pour la manifestation de la vérité.

M. Georges FENECH : Vous ne répondez pas à mes questions.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Je ne vous donne pas les réponses que vous souhaitez entendre. Cela ne veut pas dire que je ne réponds pas à vos questions.

M. Georges FENECH : Donc, pour vous, il n'y a pas de difficulté dans le fait qu'un président de la chambre de l'instruction aille rencontrer en prison votre client en dehors de votre présence ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Je vous ai répondu. Cela ne me dérange pas, puisque je n'ai rien à cacher.

M. Léonce DEPREZ : Vous avez dit que le dysfonctionnement d'Outreau n'a rien d'exceptionnel, qu'il est quotidien. C'est bien plus grave encore que ce que nous pensions. C'est une raison de plus pour en tirer des conclusions sans tarder en proposant des réformes.

S'agissant d'Outreau, vous avez demandé à votre cliente de dire la vérité. Il me semble que votre cliente, se sentant coupable, et comme encouragée par vous-même à se dire coupable, étant intelligente, comme vous le laissez penser, a entrepris de noyer sa culpabilité dans un réseau de pédophiles à l'image d'un autre réseau qui avait été révélé en Belgique quelques années plus tôt. Tout n'est-il pas parti de là ? Et n'y a-t-il pas eu une jonction entre ce dessein de votre cliente et l'oreille que lui a prêtée un juge qui manquait d'expérience et qui a pu entrevoir la possibilité de se trouver à la tête d'une affaire qui allait devenir une affaire nationale ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Elles sont longues, vos questions !

Je n'ai jamais encouragé Myriam Badaoui à dire qu'elle était coupable. Elle se disait coupable elle-même. La seule chose à laquelle je l'ai encouragée, c'est à ne pas multiplier les actes inutiles. Déposer des demandes de mise en liberté, interjeter appel devant la chambre de l'instruction, cela était en effet inutile. Mais un avocat qui se respecte n'encourage pas son client à des reconnaissances de culpabilité.

Aurait-elle pu inventer l'histoire du réseau de pédophiles pour « noyer » sa culpabilité ? D'abord, c'est la presse qui parle pour la première fois de ce réseau, et non pas Myriam Badaoui. Ensuite, ce n'est pas parce que vous serez reconnu coupable parmi trois, dix ou vingt autres coupables que votre peine sera réduite en proportion. Je ne crois pas qu'elle ait pu donner des noms pour diminuer sa responsabilité.

Je précise que lors du procès de Saint-Omer, j'ai posé plusieurs fois la question à David Delplanque de savoir si, à un moment ou à un autre, il y avait eu une concertation entre Myriam Badaoui, Aurélie Grenon et lui-même pour essayer de minimiser leur responsabilité. Il a soutenu devant la cour d'assises qu'il n'y avait jamais eu de concertation entre eux.

M. Gilles COCQUEMPOT : De manière générale, lorsqu'une demande est formulée par la défense, les différents magistrats - juge d'instruction, procureur de la République, juge des libertés et de la détention, juge des enfants - peuvent-ils se concerter, échanger leurs points de vue dans le cadre d'un débat contradictoire, ou est-ce que l'on suit assez facilement les desiderata du juge d'instruction en matière de mise en détention et de mise en liberté. En clair, est-il le chef d'orchestre ?

Pensez-vous que, dans le contexte d'une instruction, il est plus facile de défendre une personne qui se déclare coupable qu'une personne qui se dit innocente ? Pas plus tard que tout à l'heure, l'une de vos consœurs nous parlait d'accusés « présumés coupables » plutôt que d'accusés présumés innocents. En cours d'instruction, la présomption d'innocence est-elle un a priori, ou y a-t-il un doute permanent conduisant à estimer que les personnes mises en cause sont plus coupables qu'innocentes ?

Plusieurs de vos confrères ont abordé le problème de la séparation des fonctions entre les magistrats du parquet et ceux du siège et ont suggéré de rendre impossible, au cours d'une carrière, le passage de l'un à l'autre. Qu'en pensez-vous ?

Enfin, pensez-vous qu'il serait bon que la formation des magistrats et des avocats comporte un tronc commun, afin que ceux qui auront à juger puissent être plus conscients qu'ils ne le sont peut-être aujourd'hui de l'importance des droits de la défense ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Je ne dirai pas que le juge d'instruction est un chef d'orchestre. C'est plutôt une partie qui se joue à trois, entre le juge d'instruction, le juge des libertés et de la détention, et le parquet. Le parquet requiert la détention, le juge des libertés et de la détention connaît du dossier ce qu'il peut en connaître au vu des pièces qu'il est en mesure d'étudier, et une seule personne connaît le dossier : le juge d'instruction. Voilà la réponse.

M. Gilles COCQUEMPOT : Et quand des enfants sont en cause ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Cela ne change rien. Lorsque le juge des libertés et de la détention est saisi, c'est toujours sur une ordonnance du juge d'instruction, et les réquisitions du parquet sont toujours motivées de la même façon. On connaît la litanie : l'ordre public, le risque de réitération de l'infraction, etc. Cette partie qui se joue à trois pourrait se jouer seul, avec un magistrat compétent auquel on aurait donné le temps d'examiner le dossier.

Sur la question de savoir s'il est plus aisé de défendre une personne qui se dit coupable qu'innocente, je dirai que la défense, celle d'un coupable ou d'un innocent, n'est jamais simple. Des innocents peuvent être coupables. Des coupables peuvent obtenir un superbe résultat en cour d'assises, par une magie quelle qu'elle soit, en étant parfois loin de la vérité. L'un de mes confrères a un excellent livre sur le sujet, qui fait quasiment l'apologie du mensonge. En cour d'assises, on n'est jamais sûr du résultat.

Je ne crois pas qu'une meilleure formation des magistrats les rendrait plus sensibles à l'importance des droits de la défense. Ce n'est pas parce que vous aurez fait un stage dans un cabinet d'avocat que vous deviendrez humain ou serez à l'écoute des autres. La question essentielle est celle du recrutement, pas de la formation.

M. Patrick BRAOUEZEC : Je tiens d'abord à aller dans le sens des propos de Jean-Yves Le Bouillonnec. Je suis assez gêné, parce que j'ai le sentiment que l'on vous demande parfois de jouer un rôle qui n'est pas le vôtre. Je voudrais rappeler que nous avons aujourd'hui une connaissance globale de l'affaire a posteriori. Nous avons le recul nécessaire. Et nous ne mettons pas suffisamment à la place de ceux qui, comme vous, ont participé à l'instruction sans avoir les éléments qui se sont révélés aux assises.

Ma question est simple. Vous avez dit que vous avez défendu votre cliente en ne la prenant pas pour une mythomane, ni pour une folle. Vous l'avez respectée, comme vous avez respecté les autres accusés en ne jouant pas un rôle qui n'était pas le vôtre. Vous avez eu le réflexe de lui donner la parole au moment où elle a proclamé que tout le monde était innocent. Comment comprenez-vous cette volte-face ? En avez-vous parlé avec elle ensuite ? L'a-t-elle justifié, et si oui, comment ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Myriam Badaoui ne s'en est jamais justifiée.

Cette intervention, elle l'a faite spontanément. Je tenais absolument à ce qu'elle la fasse elle-même. Elle s'est tournée vers les accusés et s'est adressée à eux : « Toi, tu es innocent » ; « Toi, tu es innocent, j'aurais voulu t'avoir comme père », etc. Elle n'a pas donné d'explication.

M. Patrick BRAOUEZEC : Vous n'en avez pas discuté après coup ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Non. Ces déclarations ont été faites après que ses enfants ont été entendus. Elle a vu que ses enfants étaient en difficulté. Il y avait des contradictions dans leurs propos. Le rôle des avocats de la défense était de mettre le doigt sur ces déclarations.

Ce que je vais vous dire va peut-être vous choquer, mais Myriam Badaoui est avant tout une mère, qui a été elle-même martyrisée quand elle était jeune. Je crois qu'elle avait réellement à cœur le souhait que ses enfants ne soient pas traités de menteurs, que les responsables soient punis, parce que les responsables des violences qu'elle avait subies n'avaient pas été condamnés. Je pense qu'elle a eu le courage de reconnaître sa culpabilité et de vouloir empêcher que ses enfants vivent l'enfer. Et lorsqu'elle a vu que ses enfants étaient en difficulté, je pense qu'elle a souhaité que cela s'arrête.

Le lundi suivant, lorsqu'elle se rendra compte qu'elle a trahi la confiance de ses enfants - puisque si ces personnes étaient innocentes, c'est qu'ils avaient menti eux aussi -, elle reviendra sur ses déclarations. Et l'on croira Myriam Badaoui quand elle dit : « Ils sont tous innocents », on ne la croira pas quand elle dit : « Ils sont tous coupables. »

Mais Myriam Badaoui n'a pas essayé de conforter la parole de ses enfants pour être en bons termes avec eux. Elle était durement malmenée par ses propres enfants.

Chaque coup qu'elle a pris, je l'ai pris. C'est donc vraiment méconnaître le rôle d'un avocat de la défense que de me reprocher mon « détachement ». On l'a traitée de monstre, mais c'est quand même elle qui a demandé le placement de ses enfants. Si, comme son mari, elle avait continué à ne rien dire, les enfants seraient encore en souffrance.

M. Jacques REMILLER : Maître, vous sentez bien que depuis plus d'une heure, c'est la même question qui vous est posée, sereinement ou pas. J'ai beaucoup de respect pour votre personne, pour votre fonction et pour votre présence. Mais je ne suis ni magistrat, ni avocat. Je suis membre de la commission, et je cherche à comprendre.

Cette question que nous vous posons encore et toujours, je vais la formuler différemment. Vous avez dit à Myriam Badaoui : « Si vous voulez revenir sur vos déclarations, vous le pouvez. » À ce moment, n'avez-vous pas eu le sentiment du doute ? N'avez-vous pas eu le sentiment qu'elle mentait ? L'avez-vous incitée à dire la vérité ? Aux assises, vous lui avez tendu le micro, et elle a dit : « Ils sont tous innocents. » Pourquoi a-t-elle attendu le procès pour le dire, alors qu'elle avait bien connaissance, durant l'instruction, des dégâts irréparables qui étaient commis ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Est-ce que le doute ne m'a pas effleuré ? J'ai forcément douté. Quelqu'un qui a une conscience doute. Maintenant, il y avait un faisceau de déclarations, toujours confortées par les expertises, je le répète.

J'ai discuté avec Myriam Badaoui. Mais à partir du moment où ses déclarations restent les mêmes, où les médecins la disent crédible, où les autres maintiennent leurs déclarations, je ne suis pas là pour statuer sur le cas des personnes mises en examen. C'est le rôle de la cour d'assises. Je ne suis pas juge.

M. Jacques REMILLER : Mais pendant ce temps, des innocents étaient en prison.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse, monsieur ? Dites-le moi. Concrètement. Vous êtes à ma place : qu'est-ce que vous faites ?

M. le Président : Il est important de rappeler, au moment où nous approchons de la fin de cette audition, que Me Pouille-Deldicque était l'avocat de Myriam Badaoui.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Je crois que les avocats de la défense ont contacté la presse pour essayer de faire passer un message. Moi, je suis l'avocat de Myriam Badaoui. Je ne suis pas à la place du juge d'instruction. Je ne suis pas à la place du procureur.

Cela dit, je suis juriste. Je suis donc relativement carrée dans mes raisonnements. Par conséquent, si l'on place en détention pour tel et tel motif, j'aimerais bien que lorsqu'on requiert un acquittement, on le requière aussi sur telle ou telle base. Qu'une personne ait une tête sympathique n'est pas une raison pour l'acquitter. Cette tête sympathique qu'elle a 2004, elle l'avait aussi en 2001.

Mme Arlette GROSSKOST : J'insiste sur le fait que MPouille-Deldicque est seule, ce soir. D'habitude, nous entendons plusieurs avocats lors d'une même audition, de sorte que la pression est partagée.

Je voudrais revenir sur les pratiques professionnelles du juge Burgaud. Il semble que la présentation des planches photographiques ait été orientée. Confirmez-vous que ses pratiques étaient presque uniquement à charge ? Y avait-il des pratiques à décharge ?

D'autre part, que pensez-vous de la manière dont a été respecté le secret de l'instruction dans cette affaire ?

M. le Président : Je vous indique, madame Grosskost, que si MPouille-Deldicque est seule ce soir, c'est parce qu'elle ne pouvait pas venir demain, lorsque nous entendrons les autres avocats des personnes condamnées.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : J'ai eu plus souvent l'occasion de constater que les juges d'instruction instruisent à charge qu'à décharge. On a l'impression - mais ce n'est qu'une impression - que le juge d'instruction suit l'intime conviction qu'il a. En fait, l'instruction devrait être à charge et à décharge. Mais là encore, c'est une question d'hommes.

Mme Arlette GROSSKOST : Y avait-il des questions à se poser qui auraient pu aller dans le sens de la découverte d'éléments à décharge ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Ces questions, c'était plutôt aux avocats des personnes innocentes qu'il revenait de les poser. J'étais l'avocat de Myriam Badaoui. Si j'avais posé des questions qui concernaient les autres mis en examen, je serais intervenue en lieu et place des autres avocats de la défense, et cela ne se fait pas.

Le secret de l'instruction doit être sacré. Alors que nous étions en pleine instruction, on nous parlait déjà dans la presse d'un réseau de pédophiles. Des noms sont donnés. Ce n'est pas normal. Où est la fuite ? Je n'en sais rien. Mais dès lors que l'on parle du chauffeur de taxi, de l'huissier, de la boulangère, le mal est fait. Ces personnes ont été fortement secouées par la presse, pour être ensuite fortement aidées par cette même presse. Le problème, c'est que la justice se fait dans la rue. La justice requiert un minimum de sérénité.

M. François CALVET : Durant les confrontations, les personnes finalement acquittées étaient accusées par Myriam Badaoui et Aurélie Grenon. Est-il arrivé que David Delplanque les mette hors de cause et que le juge d'instruction fasse pression sur lui pour qu'il les accuse ? Je pense en particulier aux deux confrontations avec Karine Duchochois et Thierry Dausque.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : J'ai souvenir d'une confrontation avec Daniel Legrand père, où David Delplanque a dit ne pas connaître cette personne. La question lui a été posée plusieurs fois, mais pas dans le sens : « C'est oui ou c'est non, ne mentez pas, vous n'avez qu'une réponse à donner. »

Lors d'une autre confrontation, Aurélie Grenon donnait sur la lingerie de Mme Odile Marécaux des éléments précis, que Myriam Badaoui n'avait pas donnés.

Ce n'est pas parce que Mme Badaoui avait la parole en premier que David Delplanque et Aurélie Grenon confortaient nécessairement ses déclarations. À l'inverse, ils pouvaient donner des éléments que Myriam Badaoui n'avait pas donnés.

M. François CALVET : Jamais le juge ne s'est levé en tapant du poing sur la table pour que David Delplanque revienne sur une déclaration mettant hors de cause une personne mise en examen ?

M. le Président : La question de M. Calvet est inspirée par ce que nous ont dit les personnes acquittées.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Si les acquittés le disent... Il arrive à tout juge d'instruction de mettre une pression lorsqu'il n'a pas la réponse qu'il souhaiterait.

M. François CALVET : Avez-vous assisté à ce que je viens de décrire ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Sincèrement, je ne m'en souviens pas. Je ne dis pas que ce n'est pas arrivé. Je ne m'en souviens pas.

M. Christophe CARESCHE : Je voudrais revenir à la visite du président de la chambre de l'instruction à votre cliente. Cette affaire a quand même une certaine importance. Pouvez-vous nous dire à quel moment elle a eu lieu, et ce que votre cliente vous en a dit ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Un acte d'instruction se déroule le 19 février 2002, à 14 heures. Devant le juge d'instruction, Myriam Badaoui indique qu'elle a reçu la visite, le vendredi 15 février 2002, dans l'après-midi, d'un homme qui lui a posé un certain nombre de questions. Ces questions portaient sur l'attitude du magistrat, éventuellement les relations qu'elles pouvaient avoir avec moi. Cet homme était un homme qu'elle ne connaissait pas, qui portait un imperméable. Il avait une cinquantaine d'années, les cheveux un peu gris, 1m70. Elle s'est interrogée sur le point de savoir qui était cette personne.

M. le Rapporteur : Il s'agissait bien du président Beauvais ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Oui.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : C'est un acte qui n'est pas compatible avec les règles de procédure. Aucun magistrat ne peut s'entretenir avec quelqu'un qui est accusé s'il n'a pas invité l'avocat à être présent.

Comment analysez-vous cet acte, par rapport au déroulement de la procédure ? La suspicion, s'il y en avait une, portait-elle sur les déclarations de Mme Badaoui ou sur les conditions dans lesquelles se déroulait l'instruction ?

Je suis par ailleurs étonné qu'un magistrat ait posé une question sur les relations entre une personne détenue et son avocate.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Je n'assistais pas à cet entretien, dont je ne sais que ce que m'a relaté Myriam Badaoui. J'ai posé au juge d'instruction la question de savoir si elle avait reçu en détention la visite de quelqu'un. Renseignement pris auprès de la maison d'arrêt, il s'est avéré que c'était le président de la chambre de l'instruction qui s'était entretenu, dans le bureau du directeur, avec Myriam Badaoui.

Est-ce que cela me dérange, en tant qu'avocat de la défense ? Encore une fois, je n'ai eu de cesse que de chercher la vérité. J'ai ma conscience pour moi. Le fait que l'on puisse interroger Myriam Badaoui ne me dérangeait pas.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Ma question portait sur la nature de cet entretien.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Je n'y étais pas. Je me garderai bien d'un donner acte.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Il n'y a pas eu de procès-verbal ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Non.

M. le Rapporteur : Cela vous paraît-il juridiquement normal, ou pas ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : C'est un peu léger.

M. le Rapporteur : Est-ce autorisé ou pas, sur le plan strictement juridique ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Le président de la chambre de l'instruction a la possibilité de vérifier si les actes faits par les magistrats sont régulièrement faits. Peut-être que les questions de M. Beauvais se sont bornées à vérifier ce point. Je ne sais pas, je n'y étais pas.

M. Thierry LAZARO : La transcription par les greffiers des propos tenus dans le cabinet du juge d'instruction ne vous pose visiblement pas problème en tant qu'avocat de Myriam Badaoui. Ce n'est pas le cas des acquittés, ni de bon nombre de conseils, qui auraient souhaité une transcription beaucoup plus précise. On a même entendu dire que les greffiers étaient devenus, au fil du temps, de simples secrétaires.

Cette commission a aussi pour but de faire des propositions visant à améliorer les choses dans l'avenir. Certains ont suggéré une transcription mot à mot. D'autres ont évoqué un enregistrement. Quel est votre sentiment ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Dans tous les cabinets d'instruction, c'est le juge qui dicte. Nous n'avons pas à dicter au greffier. Celui-ci attend que le juge lui dicte ce qu'il a à retranscrire.

En ce qui concerne les reproches faits par les personnes acquittées, je ne partage pas leur avis. J'ai encore en tête un exemple extrêmement précis. À un moment donné, le juge d'instruction fait relire le procès-verbal, dans son intégralité, à M. Pierre Martel. Il s'était trompé sur la couleur du pull qu'il portait en général lorsqu'il jouait au golf. M. Pierre Martel a souhaité rectifier l'erreur, ce que le juge a fait, alors que ce détail n'avait pas véritablement d'importance. Si on avait quelque chose à faire acter, c'était acté. Lorsque les avocats disaient qu'ils n'étaient pas d'accord pour que les confrontations se fassent à plusieurs, cela était acté. Je n'ai pas le sentiment que le magistrat se soit opposé à une demande, dès lors qu'elle n'était pas contraire à ce qui avait été dit. Je n'ai pas ressenti de la part du juge la volonté de ne pas retranscrire les propos qui étaient tenus par les personnes concernées.

M. Guy LENGAGNE : Vos réponses ont montré une pugnacité dont je tiens à vous féliciter. Les Boulonnais sont des gens qui se battent, et je ne dis pas cela par chauvinisme.

Est-ce vous qui avez suggéré à votre cliente de ne pas faire appel du jugement de la cour d'assises de Saint-Omer ?

Comment en êtes-vous arrivée à devenir l'avocate de Myriam Badaoui ?

Enfin, pendant des mois, des personnes acquittées n'ont pas eu d'avocat. Cela me choque beaucoup. M. François Mourmand n'a pas eu d'avocat pendant dix-huit mois. Comment expliquez-vous cela.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Je ne sais pas pourquoi Myriam Badaoui m'a choisie. Je pense qu'elle a choisi la meilleure !

M. Jacques REMILLER : Elle a tout de même été condamnée.

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Oui, à quinze ans. Sans vouloir me vanter, je rappelle qu'elle avait commis des actes graves, qu'elle a fait l'objet d'une lapidation médiatique, que l'avocat général a requis dix-huit ans, c'est-à-dire la même peine que pour son mari, lequel avait pourtant nié les faits alors qu'elle avait fait en sorte que ses enfants cessent de subir des sévices en demandant leur placement dès 2000.

J'ai été saisie par courrier, monsieur le député. Je ne la connaissais pas, et je pense qu'elle ne me connaissait pas. Elle m'a écrit le 24 juillet 2001, me demandant de l'assister. J'ai donc décidé de l'assister, sans même connaître le dossier.

Vous avez dit que certaines personnes n'avaient pas eu d'avocat. Est-ce qu'elles n'ont pas eu d'avocat ou est-ce qu'elles n'ont pas vu leur avocat ? Ce n'est pas la même chose. Normalement, il y a toujours un avocat qui est désigné.

S'agissant de l'appel, j'ai estimé que le verdict de la cour d'assises de Saint-Omer était pour ma cliente un bon résultat. Étant donné le lynchage médiatique dont elle était l'objet, il n'y avait pas lieu de faire appel d'un verdict qui était descendu en dessous des réquisitions.

M. Léonce DEPREZ : Les Français ont été bouleversés par toutes ces années que des personnes innocentes ont passé en prison. Or, tout est venu des déclarations de Mme Badaoui tendant à faire croire à l'existence d'un réseau de pédophiles. Quand elle a reconnu avoir menti, l'accusation s'est effondrée. Êtes-vous d'accord sur ce point ?

Me Pascale POUILLE-DELDICQUE : Je crains de ne pas m'être fait comprendre. On ne peut pas simplifier ce dossier en imputant les mises en détention aux déclarations de Myriam Badaoui. Le dossier est beaucoup plus complexe. Il y a toutes les déclarations des enfants, il y a les confirmations de ces déclarations par les quatre personnes qui ont été reconnues coupables, il y a les déclarations des experts, qui nous ont dit que ces personnes étaient crédibles. Le dossier est un amalgame de tous ces éléments.

D'ailleurs, monsieur le député, lorsque Mme Badaoui, à Saint-Omer, dit que ceux qui criaient leur innocence sont tous innocents, le jury ne les acquitte pas tous. C'est donc bien que le dossier se fondait sur autre chose que les déclarations de Myriam Badaoui.

M. le Président : Merci, Maître.

Audition de Maîtres Bachira HAMANI-YEKKEN, avocate de Mlle Aurélie GRENON,
Fabienne ROY-NANSION, avocate de M. David DELPLANQUE
et Olivier DA SILVA, avocat de M. Thierry DELAY



(Procès-verbal de la séance du 2 février 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête. Au préalable, je souhaite vous informer de vos droits et obligations.

En vertu de l'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal, réprimant la violation du secret professionnel, et de l'article 226-14 du même code, qui autorise la révélation du secret en cas de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Cette même ordonnance exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(MBachira Hamani-Yekken, Me Olivier Da Silva et MFabienne Roy-Nansion prêtent serment).

M. le Président : Je m'adresse maintenant aux représentants de la presse pour leur rappeler les termes de l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse. Celui-ci punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. Je vous invite donc à ne pas citer nommément les enfants qui ont été victimes de ces actes.

La Commission va maintenant procéder à votre audition collective, qui fera l'objet d'un enregistrement.

Me Bachira HAMANI-YEKKEN : Je vous remercie de m'avoir invitée. Avant de vous faire part de ma réflexion, je voudrais dire quelques mots préliminaires, en veillant à rester aussi synthétique que possible. Comme vous le savez, d'autres affaires ont défrayé la chronique dans le passé, et analysées a posteriori. Il est fondamental d'éviter de juger avec la connaissance du moment une situation antérieure de quelques années. Mais il faut tirer les leçons du passé pour éviter que les erreurs se reproduisent. C'est ainsi que, dans l'aéronautique, un accident est rarement dû à une défaillance de l'appareil, mais plutôt à une accumulation de fautes humaines dans des circonstances particulières. L'erreur est humaine, nul n'est parfait. Il faudrait que les institutions, l'appareil puisse détecter, pallier les défaillances humaines.

Que s'est-il passé à partir de janvier 2001 ? Trois personnes qui n'ont pas pu se concerter ont réussi à emballer un système, depuis les enfants et les assistantes maternelles jusqu'aux experts et à l'institution judiciaire. Seul le procès à Saint-Omer a réussi à mettre au grand jour tous les dysfonctionnements.

J'ai été en charge de la défense d'Aurélie Grenon, je suis intervenue à partir de mai-juin 2001, succédant à un confrère. Mlle Grenon a été placée en garde à vue, ainsi que David Delplanque, le 6 mars 2001, trois mois après les Delay. Elle a très vite reconnu tous les faits, dès le 7 mars. Elle n'a pas pu se concerter avec les Delay ni avec David Delplanque, ses premières déclarations n'étant pas tout à fait concordantes. Elles se sont rapprochées au fil des auditions. Dès ma saisine en juin 2001, mon système de défense était tracé. C'était une jeune fille de vingt et un ans à l'époque, qui avait arrêté ses études primaires et quitté le domicile familial à dix-huit ans pour vivre à la Tour du Renard en juin 1998 avec David Delplanque, de sept ans son aîné. Les faits qui lui étaient reprochés remontent à l'automne 1998, et se sont déroulés de septembre à décembre 1998. Le couple fréquentait les Delay, qui étaient leurs voisins de palier.

De juin 2001 jusqu'au 17 août 2002, date du premier avis de clôture du dossier par le juge Burgaud, j'ai assisté à deux des quatre auditions individuelles, plus une vingtaine de confrontations, au cours desquelles la crédibilité de ma cliente n'a fait aucun doute chez quiconque, puisqu'elle a mis en cause certaines personnes et en a disculpé d'autres. Une première demande de mise en liberté provisoire a été rejetée, la seconde a été reçue le 6 août 2001 par le juge des libertés et de la détention, et ma cliente a été libérée le 14 août. La chambre de l'instruction a confirmé cette décision en appel. Mon avis personnel d'aujourd'hui est que les éléments qui ont joué en sa faveur étaient sans doute qu'elle devait quitter Outreau pour vivre chez ses parents, qu'elle disposait d'une promesse d'embauche, qu'elle n'a pas varié dans ses déclarations, et que l'expert psychiatrique l'a décrite comme une personnalité non violente, consciente de la gravité des faits, et n'ayant pas besoin de mesures de rééducation, de sauvegarde ni de protection.

C'est seulement à Saint-Omer qu'Aurélie Grenon a fini par disculper treize personnes.

S'agissant des propositions que j'aurais à faire, j'ai entendu certains de mes confrères parler du système anglais, du système allemand, du système espagnol, mais si les procédures françaises ont été adoptées par d'autres pays, c'est bien qu'elles ne sont pas mauvaises, même si on peut encore les améliorer. Je m'associe aux nombreuses pistes sur le juge de l'instruction qui remplacerait le juge d'instruction, ainsi que sur le renforcement des droits de la défense en garde à vue, où l'avocat devrait être présent.

J'insisterai seulement sur deux points. Le premier est l'obligation de formation pour tous les intervenants dans le domaine de la prise en charge sociale des familles en difficulté : médecins traitants, services sociaux... Le nombre des assistantes sociales est insuffisant, celui des médecins traitants en province aussi. Le second concerne les expertises, qui doivent prendre le temps nécessaire. Hier, j'ai assisté un monsieur qui m'a dit avoir été vu par un expert pendant cinq minutes seulement : ce n'est pas suffisant ! Les médecins organisent quelquefois des colloques pour parler de leurs patients, parfois même des « colloques des morts » quand quelque chose n'a pas bien fonctionné. Pourquoi n'y aurait-il pas, pour les affaires lourdes, un « colloque des vivants » entre le barreau, le siège, le parquet ? Les concertations bilatérales n'ont pas la vertu d'un dialogue multilatéral. Or, les cours d'assises sont submergées de procès de cette nature, et c'est pourquoi je vous demande humblement de prendre des initiatives pour améliorer les choses. Je vous remercie de votre attention.

M. le Président : Je vous remercie. Je donne maintenant la parole à MRoy-Nansion.

Me Fabienne ROY-NANSION : J'ai été le conseil de David Delplanque. J'ai assuré sa défense du 8 mars 2001, date de sa mise en examen et de son placement en détention provisoire, jusqu'au 2 juillet 2004, jour de sa condamnation à Saint-Omer. Je précise que j'ai été choisie par lui, et non pas désignée d'office. Pour autant, je suis intervenue au titre de la commission d'office, rémunérée par l'aide juridictionnelle.

Je rappelle que David Delplanque a été condamné à six ans de prison ferme pour viols multiples sur des mineurs - trois des quatre enfants Delay -, atteintes sexuelles sur mineurs et corruption de mineurs. Il n'a pas fait appel, a purgé sa peine et a été libéré en juillet 2005. Il a été, vous le savez, l'un des accusateurs des treize personnes aujourd'hui innocentées par les cours d'assises de Saint-Omer et de Paris. Il l'est resté pendant toute l'accusation, mais a été le premier, à Saint-Omer, quelques jours seulement après le début du procès, à se lever pour dire : « J'ai menti, nous n'étions que quatre, tous les autres sont innocents. »

Je souhaite, comme beaucoup de mes confrères, faire quelques observations et donner un modeste avis. J'ai bien compris que votre mission est technique, qu'il s'agit d'autopsier le défunt dossier d'Outreau, de dire de quels maux il a souffert, et de proposer des remèdes pour que plus jamais une telle catastrophe ne se reproduise. C'est une mission ardue, délicate, qui nécessite une totale clairvoyance et une parfaite sérénité. Je veux dire combien j'ai été choquée, souvent bouleversée, aussi agacée parfois, par certains propos de ceux qui sont venus témoigner. J'ai eu le sentiment que certains en font une sorte de tribune, pour régler des comptes, corporatistes, parfois même personnels. Je pense notamment à Me Emmanuelle Osmont. Une enquête ordinale est en cours, je suis membre du conseil de l'Ordre de Boulogne-sur-Mer, et le bâtonnier Normand est préoccupé par cet événement, qui est beaucoup plus qu'un incident. J'ai aussi entendu que certains venaient vous dire que des accusés avaient souffert de l'absence d'avocat, je pense notamment à Thierry Dausque. C'est évidemment quelque chose qui m'a bouleversée en tant qu'avocate et en tant que membre du conseil de l'Ordre : comment le barreau a-t-il pu dysfonctionner ainsi ? Je me suis émue aussi parce que je savais que l'avocat initial de Thierry Dausque, Me Corinne Gauthier, aujourd'hui au barreau d'Evreux après avoir été au barreau de Boulogne jusqu'en décembre 2001, a démontré sa valeur professionnelle et son attachement aux valeurs de notre profession. J'ai posé la question, j'ai ici des éléments bien concrets, qui démontrent qu'il n'y a eu ni rupture ni déshérence dans la défense de Thiery Dausque. Le bâtonnier Normand vous les transmettra d'une façon officielle.

Thierry Dausque a été entendu le 8 mars 2001, en même temps que David Delplanque, et assisté par Me Tachon, qui était avocat de permanence ce jour-là. Il a été interrogé le 29 mars par M. Burgaud, alors que MTachon était absent. Je précise qu'il s'agissait d'un interrogatoire de curriculum vitae, et non d'un interrogatoire sur les faits. En mai 2001, Me Gauthier a été désignée. M. Thierry Dausque a été interrogé le 9 octobre 2001, assisté de Me Djurdjevic, remplaçant Me Gauthier qui avait mis au monde sa fille le 4 octobre.

Il est vrai que le 7 janvier 2002, Thierry Dausque a été confronté aux autres accusés sans être assisté. Pourquoi Me Gauthier n'était-elle pas là ? Parce que le barreau d'Evreux avait voté la grève générale dans le cadre d'un mouvement national. Le 16 janvier 2002, Me Gauthier a transmis tout le dossier à Me Caroline Matrat-Maenhout, qui a poursuivi sa défense avec succès et brio. Je cherche encore où sont les douze, quatorze, seize mois pendant lesquels j'ai entendu dire que Thierry Dausque serait resté sans avocat...

Je ne veux tenir ici aucun discours corporatiste, mais je suis un peu effrayée, car j'ai peur, tout à coup, que le débat manque - non pas de votre fait, bien sûr - d'une certaine sérénité. Je ne voudrais pas que la commission se laisse emporter par ce mouvement que nous connaissons hélas depuis le début. C'est pourquoi je me permets de vous adresser une prière : gardez votre clairvoyance, conservez votre sérénité, il y a danger que la commission s'éloigne de sa noble mission.

Je suis venue vous dire, bien humblement, bien modestement, ce que j'ai vécu dans cette affaire d'Outreau, et peut-être vous donner quelques pistes. Pourquoi cette débâcle judiciaire ? Il est extrêmement difficile de répondre. Paradoxalement, ce l'est encore plus pour quelqu'un qui l'a traversé, car dans l'œil du cyclone on ne voit rien.

Des fautes ont-elles été commises ? Je ne sais pas. Très honnêtement, je ne le sais pas. Ce que je sais, c'est que, si c'est le cas, elles doivent être sanctionnées, quel que soit leur auteur. Il y a eu aussi quelques lynchages qui m'ont un peu choquée. Je suis avocat depuis dix-sept ans, j'ai prêté serment devant la cour d'appel de Douai le 14 décembre 1988, et ce jour-là, je suis entrée en religion. Une religion difficile, faite de dévouement, d'abnégation, de respect de l'autre, parce que pour défendre, il faut aimer. Je rencontre tous les jours, chez l'immense majorité de mes confrères, ces vertus, mais les avocats n'en ont pas le monopole : tous les jours aussi, je rencontre des magistrats qui sont aussi dans cette religion.

Des erreurs ont-elles été commises ? Oui, sinon il n'y a pas d'explication à cette catastrophe. Mon sentiment est que l'erreur commune est de s'être laissé emporter par l'excès. Nous avons tous été emportés par les émotions. Tous ceux qui ont approché le dossier, les assistantes maternelles, les policiers, les magistrats, les jurés - dont on ne parle pas - sont les rescapés de la tornade noire qui s'est abattue sur Outreau, et nous n'en sommes pas sortis totalement indemnes. On ne peut certes pas comparer les dommages qu'ils ont subis et ceux, irréparables, qu'ont subis les treize acquittés. Mais nous avons tous été dans une bourrasque où nous n'avons pas vu grand-chose.

Je ne vais pas me faire une amie en parlant de la défense de Me Pascale Pouille-Deldicque, mais je ne suis pas venue ici pour me faire des amis... Une seule personne avait compris que l'on pouvait manipuler, et elle nous a tous manipulés : cette femme, Mme Badaoui, qu'on présente comme ayant un QI de moineau, a davantage que l'intelligence telle que nous pouvons la concevoir, c'est-à-dire la faculté de construire et d'extrapoler. Elle est comme le fauve dans la jungle, qui a l'instinct, et d'instinct, elle savait qu'elle pouvait nous manipuler. Comment a-t-elle fait ? Tout simplement en nous jetant à la figure les choses les plus atroces. Vous avez vu le dossier. Des dossiers de pédophilie, j'en ai vu quelques-uns, je ne suis pas particulièrement impressionnable. Mais les choses qui ont été relatées à l'époque étaient particulièrement insoutenables, et Mme Badaoui nous a livré des scènes ignobles, avec des adultes, des enfants, des animaux, des meurtres, qu'elle nous décrivait par le menu, toute une crasse qui nous a collé à la peau. Elle avait bien compris que, pour faire monter l'horreur d'un cran, il fallait mettre beaucoup de monde dans le coup, et si possible des gens respectables : un officier ministériel, un prêtre, quelques commerçants... Et là, les choses sont devenues totalement incontrôlables. Pourquoi ?

Je vais parler du rôle de la presse, et je ne vais pas me faire d'amis non plus. Tant qu'il y avait seulement quelques misérables pédophiles dans une HLM pourrie, cela n'intéressait que quelques journalistes locaux, mais quand un huissier, un prêtre, une commerçante ont été mis en cause, les médias se sont déchaînés. Nous avons été sous une pression médiatique permanente, constante, sans commune mesure. J'ai le souvenir des confrontations qui ont eu lieu, en masse, en décembre 2001, en janvier et février 2002, je ne pouvais pas sortir de mon cabinet, en face du palais de justice de Boulogne, ni décrocher mon téléphone. J'en étais à me faire apporter des sandwiches à mon cabinet par mon mari. C'est là que le dossier a dérapé, et les choses sont allées crescendo.

Lors d'un interrogatoire, j'ai dû quitter le bureau du juge d'instruction. Je n'étais pas souffrante, mais j'ai eu une syncope quand Mme Badaoui, avec une précision diabolique, nous a relaté une scène orgiaque avec des bergers allemands qui violaient des enfants, puis le meurtre d'une petite fille dans son pyjama rose, qui tenait son lapin en peluche à la main. J'ai dû quitter la pièce.

Cela a continué à Saint-Omer. En deux mois de procès, j'ai vécu plus d'émotions qu'en quarante ans de vie - et pourtant je n'ai pas eu une vie pauvre, je vous l'assure. Nous étions dans un tourbillon infernal, nous pleurions tous ensemble avec les enfants, avec les accusés, une heure plus tard nous nous fâchions parce qu'un incident nous opposait, puis nous étions effondrés à chaque retournement de Mme Badaoui, nous nous congratulions, on entourait les accusés. Je souhaite que la Commission comprenne bien dans quelles conditions nous étions. C'était très difficile, dans cet excès, de faire un travail serein. C'est l'absence de sérénité qui a tué la justice dans le dossier d'Outreau.

Après cette dictature de l'émotion, que faire maintenant ? Comment faire pour qu'une telle débâcle ne se reproduise pas ? Y a-t-il quelque chose à changer ? Mon excellent confrère, Me Pelletier, vous a dit que les choses n'étaient pas évidentes, car tout le monde n'est pas d'accord, et de fait on trouve toujours des arguments pour et contre. Je ne suis pas venue avec une solution clé en mains. Mon brillantissime confrère Me Dupond-Moretti a fait des propositions de réformes. Je ne suis pas une pénaliste, et je ne m'aventurerai pas sur ce terrain, ni ne redirai ce que d'autres ont dit avec plus de brio que moi.

Un système accusatoire, à l'anglo-saxonne ? Je n'y crois pas. Il n'est pas adapté à notre culture, et il est très dangereux, car c'est l'illustration d'une justice de riches. Il y aura ceux qui pourront s'offrir les services des plus brillants avocats, experts, enquêteurs, et il y aura les autres.

Faut-il mettre, au-dessus du juge d'instruction, un juge de l'instruction ? Supprimer la chambre de l'instruction ? Rendre collégial le juge des libertés et de la détention ? Je ne sais pas.

Faut-il renforcer les pouvoirs des avocats ? Oui, certainement. Ce n'est pas un avocat qui dira le contraire. Nous avons souvent de grands moments de solitude, quand nous sommes le pot de terre contre le pot de fer de la justice, quand nous avons le sentiment de ne pas être écoutés, de ne servir à rien. C'est extrêmement traumatisant, et c'est malheureusement notre pain quotidien.

Mais avant de céder à l'habitude bien française de faire la révolution dès que quelque chose ne va plus, ne faut-il pas s'interroger sur ce qui ne va pas ?

D'abord, il faut faire évoluer les mentalités. Je rencontre chaque jour des magistrats consciencieux, humains, mais encore trop souvent, notamment chez les jeunes magistrats, une défiance vis-à-vis de l'avocat. Bien souvent, l'avocat est celui qui embête le monde, qui va tendre des chausse-trapes, tenter de persuader le juge de toutes les façons. Nous souffrons de cette relation : il faut absolument que s'instaure une relation limpide, une relation de confiance, entre magistrats et avocats. Il faut que l'avocat, d'auxiliaire de justice, devienne un acteur de justice, le lien entre le justiciable, qui ignore tout de la machine judiciaire, et le juge qui va engager sa liberté, et même sa vie. Nous portons la parole, nous sommes un porteur de parole, et c'est très difficile, surtout quand il y a quelqu'un qui, a priori, va la considérer comme suspecte.

Comment rénover cette mentalité ? En changeant la formation ? En faisant exploser l'École nationale de la magistrature ? Je crois que la formation des avocats et des magistrats est bonne. Mais les élèves avocats, dans le Centre de formation professionnelle des avocats, font un mois de stage en juridiction, tandis que les auditeurs de justice passent un mois et demi en cabinet d'avocat. Je trouve cela insuffisant : sans aller jusqu'à un tronc commun, il faudrait des stages plus longs. J'ai gardé un très bon souvenir de mon stage d'un mois, j'ai appris beaucoup de choses, mais qu'est-ce que j'ai fait ? J'ai regardé, j'ai écouté, mais je n'ai jamais rédigé un jugement, ni construit un réquisitoire, ni donné mon avis en correctionnelle. J'ai reçu en stage, à mon cabinet, un auditeur de justice l'an dernier, je me suis attachée à le faire participer totalement. Il a reçu des clients en ma présence, a rédigé des conclusions, a même plaidé.

Il est très important que nous puissions nous rencontrer, avoir une expérience commune pour mieux se comprendre et se respecter.

Cela passe aussi par la culture du doute. Nous avons devant nous des gens pétris de certitudes, qui considèrent que douter, c'est faiblir. Au contraire, douter, c'est poser des questions et chercher des réponses. Je me souviens de l'audition du juge Burgaud à Saint-Omer. L'avocat général s'est levé, a posé trois questions, je me souviens d'une seule, qui m'a frappée : « Pensez-vous que le doute a sa place à l'instruction ? » Réponse : « Non, le doute est l'affaire de la juridiction du fond. » Je ne suis pas d'accord. Pour faire avancer les choses, il faut absolument que les jeunes magistrats doutent. Je parle des jeunes magistrats, mais il y en a beaucoup de remarquables, nous sommes souvent très bien reçus par eux. Il y a à Boulogne un jeune magistrat qui est très bien, et même un doyen qui est très ouvert et avec qui on peut discuter « off ».

Il faut aussi donner à la justice, bien sûr, les moyens matériels, les moyens de fonctionnement dont elle manque cruellement. La justice est le parent pauvre de notre Etat. Or, on est en train de mettre en place la LOLF, qui alloue une enveloppe globale aux juridictions. Je ne suis pas d'accord avec cette invention, car, si j'ai bien compris, cela va diviser par deux les budgets des juridictions.

M. Christophe CARESCHE : Non, ce n'est pas à cause de la LOLF !

M. le Président : Nous ne sommes pas là pour parler de la LOLF, notre tâche est assez lourde comme cela...

Me Fabienne ROY-NANSION : Pour en revenir au dossier, je puis dire que j'ai souffert, en tant qu'avocat, des moyens ridicules de la justice.

Il faut aussi former les assistantes maternelles, qui sont pétries de bonnes intentions, qui font bien leur métier, mais qui ne sont pas formées à accueillir des enfants qui ont subi des sévices sexuels. Il faut aussi former les policiers de la brigade des mineurs. L'un d'eux nous a dit : « On se forme sur le tas ». C'est grave !

Les bureaux des juges d'instruction ne sont même pas dotés de caméscopes qui fonctionnent. J'ai assisté trois mineurs qui dénonçaient des faits d'atteintes sexuelles. J'ai demandé s'ils seraient filmés. Le juge m'a dit : « J'ai un caméscope, je ne sais pas comment il fonctionne, mais je sais qu'il n'est pas compatible avec mon système informatique ». L'enregistrement est pourtant un outil précieux, qui aurait peut-être évité le désastre que nous avons connu.

On manque de magistrats. On parle du juge des libertés et de la détention, comme s'il n'avait que cette seule casquette sur la tête, en oubliant qu'il est JLD à 9 heures, juge des affaires familiales à 10 heures, puis qu'il siège en correctionnelle à 13 h 30, et aux comparutions immédiates en fin d'après-midi...

Quant à la chambre de l'instruction, c'est une chambre des évêques, une chambre de confirmation. On attend dans le couloir, puis on passe devant des magistrats qui ont vu trente dossiers en trois ou quatre heures et qui sont énervés.

On manque aussi de greffiers. Un samedi après-midi, j'ai été appelée à 13 heures pour assister une personne interpellée. Le magistrat m'a dit : « Je prends votre client en premier. » J'ai pensé que nous allions passer tout de suite après chez le JLD, mais non : il y avait un seul greffier de permanence, et il fallait qu'il termine les actes chez le juge d'instruction pour aller dans le bureau du JLD. Comme, en outre, il n'était pas le greffier habituel du JLD, il n'était pas familier de son ordinateur, et il arrive quelquefois, en pareil cas, qu'un greffier appuie sur la mauvaise touche et que tout soit effacé !

Voilà ce que nous vivons en tant qu'avocats.

M. le Président : Je vous reprends sur un point : notre travail n'est pas technique, il est politique, au sens le plus noble du terme. Nous parlons des problèmes qui se posent dans la cité, et qui appellent des réponses et des propositions de réformes. Celles-ci peuvent être techniques, mais notre travail est bel et bien politique.

Me Olivier DA SILVA : Je suis intervenu après la première comparution quand Thierry Delay a fait une demande de désignation d'un avocat auprès du bâtonnier. Je l'ai assisté pendant toute l'instruction et pendant le procès de Saint-Omer, jusqu'au verdict rendu le 2 juillet 2004. Je n'ai pas de revendications à présenter à la commission. Je peux seulement parler des auditions dans lesquelles je suis intervenu, et qui ont été normales à mon sens, car il y avait beaucoup de dossiers de ce genre à Boulogne. C'est ensuite que l'affaire a pris une dimension de plus en plus importante.

Thierry Delay n'a pas varié dans ses positions : il contestait les faits à caractère sexuel, tels que corruption de mineurs ou viols. C'est au début de l'audience des assises qu'il a reconnu une partie des faits sur ses propres enfants, tout en contestant les faits sur les autres enfants ainsi que les actes de torture et de barbarie - dont il a été acquitté à Saint-Omer, ainsi que de quelques viols sur enfants.

M. le Président : Vous n'avez pas d'autre appréciation à formuler sur le déroulement de l'instruction ?

Me Olivier DA SILVA : De mon point de vue, elle s'est déroulée normalement. J'assistais à chaque interrogatoire ou confrontation. Le ton était normal, les règles de procédure étaient respectées. Je n'ai rien à contester du point de vue de la défense de M. Delay.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Dans le riche exposé de Me Roy-Nansion, il y a un éclairage intéressant, expliquant les choses par la « dictature de l'émotion ». J'ai une question générale, s'adressant à chacun de vous - j'indique, maître Da Silva, que vous n'êtes plus avocat, mais magistrat, et siégez en correctionnelle. Tous vos confrères ont dit, ou presque, que ce à quoi ils ont assisté dans ce dossier se produisait tous les jours, dans d'autres dossiers ? Partagez-vous le même sentiment, ou non ?

Me Olivier DA SILVA : Il y avait beaucoup de dossiers de ce genre à Boulogne...

M. le Rapporteur : Je ne parle pas de la nature des dossiers, mais du modus operandi, depuis la garde à vue jusqu'à l'audience, des rapports avec le juge d'instruction, du fonctionnement de la justice au quotidien.

Me Bachira HAMANI-YEKKEN : Oui, c'est comme ça au quotidien. De ce point de vue, c'était un dossier comme les autres.

Me Fabienne ROY-NANSION : Des mini-Outreau, il n'y en a peut-être pas tous les jours, mais il y en a beaucoup : des gens mis en détention provisoire et qui sont acquittés ensuite, ça arrive. Le problème, c'est la détention provisoire. Il faut travailler sur les délais, sur le contrôle régulier de la détention provisoire. Si on parle d'Outreau, c'est pour les mêmes raisons qui font qu'on parle du crash d'un Boeing : à cause du grand nombre de personnes qui se trouvent à l'intérieur. Quand une cour d'assises acquitte, c'est le signe que le système fonctionne finalement, mais avant, il y a la détention provisoire. La présomption d'innocence n'existe pas, les gens sont broyés par la machine judiciaire.

M. le Rapporteur : Sur les confrontations dites collectives, avez-vous perçu - car le schéma était toujours le même - des hésitations chez Aurélie Grenon et David Delplanque ? Qu'est-ce qui peut expliquer que, dès lors que certaines personnes clament leur innocence, il n'y ait pas de confrontations séparées ? Qu'est-ce qui s'y oppose dans la recherche de la vérité ?

Me Fabienne ROY-NANSION : Les confrontations ont effectivement eu lieu telles qu'on vous l'a décrit, toujours dans le même ordre : Myriam Badaoui, puis Aurélie Grenon, puis David Delplanque. Etait-ce une bonne idée ? Je ne le crois pas. Je m'en étais ouvert à M. Burgaud. Un soir, avec maître Rangeon, nous sommes allés le voir, pour lui demander s'il n'y aurait pas une autre méthode, consistant à les entendre séparément, en posant des questions plus ouvertes ?

M. le Rapporteur : Certains ont dit que les réponses étaient suggérées, que les questions comportaient la réponse ?

Me Fabienne ROY-NANSION : Suggérées par qui ?

M. le Rapporteur : Par le juge.

M. Bernard DEROSIER : Que vous a-t-il répondu ?

Me Fabienne ROY-NANSION : Il nous écoutait, car il était courtois, mais il ne nous entendait pas forcément. Il nous a dit : « Ce n'est pas sot, mais ce n'est pas mon avis. » Que faire ? Nous n'avions pas d'autre solution. Même ceux qui se battaient pour leur innocence le lui ont demandé en vain.

Me Bachira HAMANI-YEKKEN : Il y a eu trois confrontations individuelles de Mme Badaoui, respectivement avec Thierry Delay, David Delplanque et Aurélie Grenon.

M. le Rapporteur : Mais pas avec les treize autres ?

Me Bachira HAMANI-YEKKEN : Pour la confrontation avec Thierry Delay, celui-ci a refusé d'être extrait de la maison d'arrêt, et Mme Badaoui s'est retrouvée seule avec le juge.

Me Fabienne ROY-NANSION : Il y a eu une confrontation avec Daniel Legrand fils après la fameuse lettre avec sa révélation et ses aveux. Nous étions tous les quatre dans le bureau du juge, avec un cinquième ou un sixième parmi ceux qui ont été innocentés par la suite.

M. le Rapporteur : Ma question s'adresse peut-être plus précisément à maître Da Silva. Thierry Delay a écrit au juge d'instruction pour lui dire : « Ce que dit ma femme n'est pas vrai. »

Me Olivier DA SILVA : Quand on a intégré dans l'affaire le « cercle des notables », c'est-à-dire l'huissier, le prêtre et le chauffeur de taxi, le dossier a pris une ampleur médiatique, et plus encore après la révélation du prétendu meurtre.

M. le Rapporteur : Qu'est-ce qui s'est passé après la lettre de Thierry Delay ?

Me Olivier DA SILVA : Il l'a écrite quand je lui ai donné connaissance de l'évolution du dossier, qu'il avait vu aussi à la télévision. Sans que je le conseille en ce sens, il a écrit au juge d'instruction.

M. le Rapporteur : Mais que se passe-t-il après ? Le juge d'instruction reçoit cette lettre. Les avocats des autres parties en ont connaissance. Est-ce qu'on interroge Thierry Delay ? Qu'est-ce qu'on lui demande ? Y a-t-il une confrontation ? On est quand même encore très loin du procès. Comment expliquez-vous cela ?

Me Olivier DA SILVA : Thierry Delay niait totalement les faits, il disait ne se souvenir de rien. Les avocats disaient : « comment donner crédit à quelqu'un qui dit ne se souvenir de rien ? »

M. le Rapporteur : Il ne s'est donc rien passé ?

Me Olivier DA SILVA : Cela n'a pas bouleversé le cours du dossier.

M. le Rapporteur : Cela n'aurait-il pas dû appeler des réactions de la part du juge et des autres acteurs du dossier ?

Me Olivier DA SILVA : Les personnes qui se disaient innocentes avaient leurs conseils, elles n'ont jamais cessé de se battre. La lettre n'a pas été détruite, elle a été versée au dossier, et tout le monde l'a invoquée aux assises.

M. le Rapporteur : Mais cela n'a interpellé personne ?

Me Olivier DA SILVA : Les avocats, sans doute.

M. le Rapporteur : Quand Daniel Legrand fils écrit à France 3, le procureur décide d'agir par réquisitoire supplétif, c'est-à-dire dans le cadre du même dossier qui fait l'objet de l'information en cours. On procède à des recherches, qui se révèlent négatives, et finalement le juge d'instruction, en avril 2002, peu avant son départ, rend une ordonnance de disjonction. Ce dossier désormais disjoint, qui d'ailleurs est toujours en cours car il n'y a pas eu de non-lieu, ne vient donc pas aux assises. Est-ce que joindre, puis disjoindre, constitue une démarche normale ? Les avocats ont-ils dit quelque chose, à défaut de pouvoir former un recours contre la disjonction ?

Me Olivier DA SILVA : On a expliqué que les recherches seraient encore longues, qu'il ne fallait pas retarder l'examen du dossier principal.

M. le Rapporteur : Y a-t-il eu des recherches après ?

Me Olivier DA SILVA : J'ai fait une demande de non-lieu sur le deuxième dossier. Le juge Lacombe l'a rejetée, j'ai fait un recours devant la chambre de l'instruction, qui a confirmé le rejet parce que les investigations n'étaient pas terminées.

M. Christophe CARESCHE : Donc, ça continue ?

M. le Rapporteur : Cela fait tout de même quatre ans. Si je comprends bien, on n'a pas fait de non-lieu parce que les investigations se poursuivaient, mais en fait il n'y a pas eu d'investigations postérieures ?

Me Olivier DA SILVA : Je ne suis plus avocat, je ne peux pas vous dire.

Me Bachira HAMANI-YEKKEN : Aurélie Grenon n'était pas dans ce dossier.

M. le Rapporteur : Aurélie Grenon, aux assises, a déclaré que, quand on n'allait pas dans le sens du juge d'instruction, il se mettait en colère. Est-ce vrai ?

Me Bachira HAMANI-YEKKEN : Il m'est très difficile de vous répondre. Aurélie Grenon a reconnu les faits et n'a jamais varié dans ses déclarations. Mais il est vrai que l'audience était houleuse.

M. le Rapporteur : Mais aux assises, elle relatait des événements qui se seraient passés pendant l'instruction, et qui concernaient les autres, et non pas elle ?

Me Bachira HAMANI-YEKKEN : Je n'en ai pas le souvenir.

M. le Rapporteur : De même, aux assises, Mme Badaoui a déclaré qu'il fallait que le juge « assume certaines choses aussi », et a demandé comment elle aurait su le nom des Legrand s'il ne lui avait pas donné - un de vos confrères nous a d'ailleurs donné sa version.

Me Olivier DA SILVA : Mme Badaoui a dit tant de choses qu'il faut leur accorder la plus grande prudence.

M. le Rapporteur : C'est pourquoi j'ai employé le conditionnel, vous l'aurez observé.

Sur la retranscription des propos, certains de vos confrères ont dit qu'il y avait eu tel ou tel incident à telle ou telle occasion, que ce qui était dicté au greffier n'était pas toujours ce qui avait été dit. Est-ce votre sentiment ?

Me Bachira HAMANI-YEKKEN : Le juge dictait au greffier ce qui devait être acté. On pouvait faire rectifier un mot, une expression, une déclaration. C'était un dossier comme un autre. Il a pu y avoir des réactions houleuses des avocats, cela nous arrive d'en avoir, mais toujours dans l'intérêt de nos clients.

Me Olivier DA SILVA : Je n'ai pas assisté à de telles scènes quand Thierry Delay a été interrogé. Il répondait ou ne répondait pas aux questions du juge, mais ses propos ont été fidèlement retranscrits. Comme avocat, j'aurais déposé des conclusions si cela n'avait pas été le cas, car j'aurais trouvé cela inadmissible.

Me Fabienne ROY-NANSION : Je n'ai pas eu non plus à faire rectifier quoi que ce soit.

Mais il faudrait parler des méthodes des juges d'instruction en général, et pas seulement de celles de M. Burgaud : poser des questions, faire acter les réponses, sans retranscription spontanée du débat. Il y a un jeune magistrat à Boulogne, qui a deux écrans, et qui retranscrit intégralement. On ne dit pas suffisamment que, quand nous travaillons un dossier, nous le faisons à partir de déclarations retranscrites, et que nous nous demandons parfois comment les gens que nous avons en face de nous ont pu employer des mots aussi choisis. C'est parce que c'est le juge d'instruction qui a rédigé, qui a peut-être réinterprété la pensée. La spontanéité n'existe pas dans les procès-verbaux. Peut-être faudrait-il filmer les interrogatoires, en tout cas les retranscrire tels qu'ils sont, même si c'est du patois ou si ce n'est pas du bon français. Mais en l'espèce, je n'ai pas eu à faire rectifier quoi que ce soit.

M. le Rapporteur : Et lors des confrontations ?

Me Fabienne ROY-NANSION : Non plus.

M. le Rapporteur : Mais certains de vos confrères, si.

Me Fabienne ROY-NANSION : Oui, un en particulier, mais je n'étais pas là ce jour-là.

Me Olivier DA SILVA : Tous les mis en examen n'ont pas été confrontés les uns aux autres. Il y en avait qui ne se connaissaient absolument pas.

M. Guy GEOFFROY : Vous avez dit, maître Roy-Nansion, que les confrontations collectives n'étaient pas une bonne méthode, et que vous vous en étiez ouverte au juge. Nous avons eu des récits de certaines confrontations, qui ont conduit deux personnes mises en examen soit à montrer certaines incertitudes ou fragilités, soit carrément à se rétracter. On nous a décrit la réaction du juge, se levant, tapant du poing, intimant à ces personnes l'ordre de dire la vérité. Cela s'est-il réellement passé comme on nous l'a dit ? Compte tenu de l'importance revêtue par la présence, sur le PV, des déclarations conjointes de trois des quatre futurs condamnés, tant pour le renvoi que pour le premier procès aux assises, pensez-vous que le cours des choses aurait pu changer si le juge d'instruction avait procédé comme vous le lui aviez demandé ?

Je crois que, sans interdire au juge de procéder à des confrontations collectives, il faudrait rendre plus automatique la tenue de confrontations d'une autre nature, comme celles que vous avez demandées.

Mon autre question porte sur la mise en liberté provisoire d'Aurélie Grenon. Vous avez avancé, maître Hamani-Yekken, des explications intéressantes, mais on nous a dit aussi que la détention provisoire semblait être le cheval de Troie de la détention préventive, qu'elle était utilisée comme un moyen de pression plutôt que comme la réponse normale aux nécessités de l'instruction. Y avait-il une stratégie du juge, qui aurait consisté à remettre en liberté ceux qui avaient avoué, de façon à appâter les autres, et que traduiraient des formules comme « Si vous avouez, vous serez libre, et si vous n'avouez pas, vous irez en prison, ou vous encourrez une peine plus lourde », ou « Quatre ans d'enquête, vingt ans de détention », à l'encontre de ceux qui, parce qu'ils étaient innocents, refusaient d'avouer ?

Me Bachira HAMANI-YEKKEN : La décision n'a pas été rendue par le juge d'instruction, mais par le juge des libertés et de la détention.

M. Guy GEOFFROY : Mais le juge d'instruction avait fait une demande...

Me Bachira HAMANI-YEKKEN : Je ne sais pas quelle a été sa position, mais le JLD a libéré ma cliente le 14 août 2001. Je ne crois pas qu'il y ait eu de pressions. Je crois sincèrement que c'était eu égard à son jeune âge, dix-huit ans au moment des faits, ainsi qu'aux expertises qui avaient été rendues. Depuis sa sortie de la maison d'arrêt, d'ailleurs, elle a travaillé et respecté ses obligations, sans commettre de nouvelle infraction.

Me Olivier DA SILVA : La détention provisoire a-t-elle été utilisée comme un moyen de pression dans ce dossier ? Pas à ma connaissance. Quand des personnes sont assistées d'un avocat, un juge d'instruction ne peut pas se permettre de leur dire : « Tant que vous n'avouerez pas, vous resterez en détention provisoire ». Il faudrait peut-être interroger l'avocat de la personne mise en examen et à qui le juge aurait tenu de tels propos.

Me Fabienne ROY-NANSION : Il y a les textes, mais dans la pratique, c'est bel et bien un moyen de pression. Les critères du parquet sont la tarte à la crème. « Trouble à l'ordre public ? » Il y en a toujours un, de même qu'il y a le plus souvent un défaut de garanties de représentation. Que l'avocat peut-il répondre à cela ? Même si, bien sûr, le juge ne va pas dire tout de go : « Va réfléchir au fond d'un cachot, et tu reviendras me dire des choses », il ne faut pas se voiler la face. Je ne dis pas pour autant que le juge ait fait un appât d'Aurélie Grenon...

M. le Rapporteur : Nous avons bien compris que vous ne dites pas cela. Ce n'est d'ailleurs pas le juge d'instruction qui l'a libérée, mais le JLD, contre l'avis du juge d'instruction.

Me Fabienne ROY-NANSION : Le parquet a fait appel, et la chambre de l'instruction a confirmé la remise en liberté.

M. Georges FENECH : Je suis très intéressé par les explications de Mme Roy-Nansion, qui a humanisé, contrairement à ce qui s'est passé hier, le décor. Elle a notamment rappelé cette réponse du juge d'instruction pendant le procès aux assises : « Le doute n'a pas sa place à l'instruction. » C'est assez éclairant.

Mais vous, maître, ce doute, vous l'avez manifestement eu, puisque vous avez tenté - en vain - un dialogue off avec le magistrat, notamment pour lui suggérer des confrontations séparées, et que la réponse a été « non ». J'en déduis que vous aviez senti que la façon dont l'instruction se déroulait pouvait occulter une part de vérité, une part de doute sur les accusations reprises par votre client, qui étaient en partie à l'origine de l'extension du dossier. Or, on a le sentiment que vous avez quelque peu capitulé après ces fins de non-recevoir, que vous vous êtes contentée d'un vœu et que vous vous êtes inclinée. Pourquoi, étant donné que le doute s'était installé chez vous, que votre client pouvait être sous l'influence de Mme Badaoui, n'avez-vous pas insisté par un courrier écrit, n'avez-vous pas déposé une demande d'acte au greffe, pour provoquer une ordonnance susceptible d'appel ?

Me Fabienne ROY-NANSION : L'avocat porte la parole de son client. Il n'a pas un devoir de vérité, mais il n'est pas sot et n'a pas les yeux fermés. Bien sûr, j'ai eu des doutes sur les déclarations de David Delplanque, je l'ai vu hésiter, puis affirmer, puis se rétracter, et je comprenais, comme tous ceux qui étaient là qu'il suivait le mouvement. Ai-je pour autant « capitulé » ? De brillants avocats comme Me Berton ou Me Dupond-Moretti se sont heurtés au même obstacle. Me Stéphane Wable, qui assistait Dominique Wiel au début, a refusé la confrontation collective et quitté le bureau du juge d'instruction, mais la confrontation a continué quand même.

Je partais de la défense de David Delplanque, mais cela ne m'empêchait pas de rechercher la vérité. Ce désastre aujourd'hui me bouleverse autant que vous, mais de nombreux confrères demandaient en vain des confrontations individuelles et faisaient en vain des demandes d'actes, y compris devant la Cour de cassation. Que vouliez-vous faire de plus ? La seule chose à faire était d'aller voir un soir le magistrat, parce que j'ai un peu plus de bouteille que lui, pour essayer de le convaincre. Mais il m'a dit : « Peut-être, mais je ne suis pas de votre avis, et c'est moi qui mène l'instruction »...

Je ne suis pas restée les bras croisés à écouter David Delplanque revenir sur ses explications. Je vous demande de me croire : une fois, j'ai pris David Delplanque entre quatre z'yeux et je lui ai dit : « Mais enfin, qu'est-ce que vous faites ? Je ne comprends plus ! S'ils sont coupables, dites-le, mais s'ils sont innocents, je vous en supplie, dites-le aussi ! » Il faut connaître son Delplanque pour comprendre ses réponses. C'est un grand échalas d'un mètre quatre-vingt-quinze, large d'épaules, mais fermé comme une huître. Les yeux sur ses chaussures, il me disait : « Je vous l'ai dit, il y était ». Quand je me fâchais, il m'envoyait balader : « Puisque je vous le dis, qu'il y était, enfin, foutez-moi la paix ». Tout cela pour vous dire que je ne suis pas restée inerte.

M. Georges FENECH : Pourquoi le juge d'instruction était-il opposé aux confrontations séparées ?

Me Fabienne ROY-NANSION : Parce qu'il était pétri de certitudes. Dans un excès d'émotion, peut-être était-il blessé par toutes ces choses que nous apprenions. Il était droit dans ses bottes, il pensait détenir la vérité, la bonne méthode. C'est dû à l'insuffisance de doute et à l'excès de tout le reste.

M. le Rapporteur : Avez-vous tenté un dialogue avec le procureur ?

Me Fabienne ROY-NANSION : Il m'arrivait de croiser M. Lesigne et de lui parler du dossier, mais pas de la méthode du juge d'instruction. Des recours ont été introduits par des confrères, j'ai fait une tentative avec Me Rangeon, mais peut-être les choses ne se sont-elles pas passées comme elles l'auraient dû.

M. le Président : D'où la suggestion de votre consœur sur le colloque entre parquet, instruction, avocats et parties civiles, à l'instar de ce qui se fait après les interventions chirurgicales qui se sont mal terminées...

Me Bachira HAMANI-YEKKEN : Pourquoi ne pas l'autoriser légalement ?

M. le Rapporteur : Ce n'est pas interdit. Il y en a qui le font.

Me Bachira HAMANI-YEKKEN : Ce que je souhaite, c'est que ce soit systématique. Quand on va voir le juge d'instruction, il ne faut pas que ce soit suspect.

Me Fabienne ROY-NANSION : C'est à nouveau le problème du manque de dialogue. Comme on ne se parle pas, on ne peut pas se comprendre.

M. Jean-François CHOSSY : Lors de la confrontation, quelle était l'influence de Mme Badaoui sur Aurélie Grenon et David Delplanque ? Voulait-elle diluer sa responsabilité, ou donner du crédit à ses accusations ?

Une chose me contrarie : Thierry Delay ne faisait pas partie des accusateurs, mais était un acteur reconnu des faits. Pouvait-il être obligé d'assister aux confrontations ? Cela aurait peut-être déstabilisé les accusateurs.

Me Olivier DA SILVA : Thierry Delay a été confronté à son épouse, à David Delplanque et à Aurélie Grenon, mais pas aux autres, qu'il a découverts, comme moi, devant la cour d'assises. Mme Badaoui, et je rejoins là Me Roy-Nansion, donnait une foule de détails ahurissants, sidérants, avec aplomb et certitude. Le pire était toujours à venir, nous atteignions des sommets dans l'horreur. Quand on analyse les déclarations, on voit bien qu'elle ne dit jamais la même chose d'une fois sur l'autre, mais on le voit seulement a posteriori. Par exemple, je me souviens qu'elle elle donnait la couleur du pyjama de la petite fille censément assassinée, alors qu'un enfant en donnait une autre. Mais on ne s'en apercevait qu'après que cela ne collait pas.

M. Jean-François CHOSSY : Mais a-t-elle influencé les déclarations des autres pendant les confrontations ?

Me Olivier DA SILVA : Oui, sauf Thierry Delay. Mais c'est parce qu'il considérait que sa femme était folle.

Me Bachira HAMANI-YEKKEN : Nous avons tous une pensée sincère pour François Mourmand. Mme Badaoui l'avait mis en cause, mais pas Aurélie Grenon, qui a toujours dit et maintenu, pendant toute l'instruction, qu'elle ne l'avait jamais rencontré.

Me Fabienne ROY-NANSION : Il ne faut pas non plus diaboliser Mme Badaoui, elle n'est pas la seule responsable. C'est une question qui me hante, et qui me hantera toujours : comment David Delplanque a-t-il pu accuser à tort tous ces gens et être une des pièces de la machine à broyer ? Qu'il ait suivi Mme Badaoui semble évident, mais la vérité de ce qu'a commis David Delplanque, ce sont ses déclarations lors de sa garde à vue, le 7 mars 2001 : « Je vais dire la vérité : on s'est fait piéger, elle a proposé un jour de faire ça à quatre, on pensait qu'elle plaisantait, on l'a fait, et puis les enfants sont arrivés, et comme des imbéciles, on est tombés dans le piège. » Et Mme Badaoui disait : « Ne vous inquiétez pas, vous n'êtes pas les seuls, il y a plein d'autres adultes qui font ça. » Je me demande si David Delplanque, qui est quand même un suiveur, n'a pas pris ça pour argent comptant.

M. Christian PHILIP : Vous avez dit avoir connu des mini-Outreau. Même si les choses sont différentes, comment peut-on, dans un métier comme le vôtre, éviter de se poser certaines questions sur les déclarations de tel ou tel accusé ? De quels instruments aimeriez-vous disposer pour amener le système judiciaire à répondre à ce genre de question ? De « colloques » comme ceux que proposait MHamani-Yekken, et qui, contrairement à ce qui se passe en médecine, ne seraient pas post mortem ? Comment faire pour arrêter un dysfonctionnement en cours ?

Me Fabienne ROY-NANSION : Il est difficile de répondre. Arrêter le cours des choses est ce dont nous rêvons tous. Les outils à inventer doivent opérer dès le stade de la détention provisoire, car dans le cadre du débat de fond, nous les avons déjà.

Notre procédure pénale est riche parce qu'elle est à la fois écrite - il y a un dossier sur lequel s'appuyer - et verbale - l'oralité des débats est très importante. Mais dans le cadre d'une information, nous sommes le plus souvent sur de l'écrit, et de l'écrit seulement. L'un d'entre vous a dit qu'il était extraordinaire de constater qu'il avait fallu attendre le procès de Saint-Omer pour que les avocats de la défense se rencontrent. C'est tout le problème du saucissonnage du dossier, qu'il faut rassembler devant la juridiction du fond. Il faudrait imposer, dès le placement en détention provisoire, de faire entendre la voix de la défense. De quelle façon ? Je n'ai pas de réponse clés en mains.

Me Olivier DA SILVA : Il y a déjà, dans le code de procédure pénale, beaucoup d'instruments : demandes d'actes, recours contre des ordonnances de refus d'actes. Dans une affaire où éclate l'innocence des gens, on ne se rend compte qu'a posteriori, hélas, des défaillances, mais il faudrait déjà utiliser pleinement les instruments existants. Reste que l'instrument infaillible n'existe pas, surtout quand les accusés, comme notamment dans les affaires de stupéfiants, s'accusent les uns les autres, et mentent pour assurer leur survie. Je me disais : mon client, au moins, n'accuse personne. Mais il y a des gens qui, pour s'en sortir, n'hésitent pas à accuser sans vergogne des innocents, et c'est malheureusement ce qui s'est passé dans ce dossier.

Me Bachira HAMANI-YEKKEN : L'avocat devrait être présent à tous les interrogatoires de police, et avoir accès aux pièces du dossier dès la garde à vue.

M. Jacques FLOCH : C'est à la demande des policiers que ce choix n'a pas été fait lorsque la loi a été écrite.

Me Fabienne ROY-NANSION : Parce que nous sommes suspects.

Me Bachira HAMANI-YEKKEN : Je pense aussi que le secret de l'instruction doit être levé, et que l'avocat doit avoir accès au dossier dès les premiers instants. Car même si nous sommes là, nous ne connaissons pas les faits reprochés.

M. Jacques FLOCH : Merci d'avoir fait part de vos impressions, un peu contradictoires avec ce que nous avons vécu jusqu'à présent. Tout à l'heure, M. Da Silva disait : « L'instruction s'est déroulée normalement ». Sur la forme ou sur le fond ? Si j'entends Mme Roy-Nansion, c'est peut-être vrai sur la forme, mais sur le fond ce fut une catastrophe, un désastre. J'aimerais que vous précisiez votre pensée sur le sujet, car nous sommes chargés de voir ce qui n'a pas fonctionné. Comme vous nous dites qu'il y a cinquante Outreau par an, nous avons du pain sur la planche... La présence de l'avocat dès la première heure de garde à vue avec accès au dossier, c'est quelque chose qui ne se décide pas par un simple claquement de doigts...

Me Olivier DA SILVA : Sans doute me suis-je mal fait comprendre : j'ai parlé en tant qu'avocat de Thierry Delay. Les interrogatoires se passaient conformément au code de procédure pénale, les questions n'étaient pas posées sur un ton vindicatif ni menaçant. Qu'il y ait eu une catastrophe sur le fond, chacun s'en est rendu compte devant les assises. Rien qu'à voir les accusés à la barre, ça sautait aux yeux.

M. Jacques FLOCH : Mais pas avant les assises ?

Me Olivier DA SILVA : Pendant l'instruction, on fait des demandes d'actes pour les gens dont on est l'avocat, pas pour les autres. Et les autres avaient leurs avocats, souvent de très bons avocats.

S'agissant de la lettre de Thierry Delay au juge d'instruction, elle a été jointe au dossier, tout le monde a su l'utiliser, mais Thierry Delay niait les faits et disait qu'il ne se souvenait plus, ce qui donnait moins de poids à ses propos. Quand il a fini, devant la cour d'assises, par reconnaître les faits pour lui-même tout en innocentant les autres, sa parole a eu plus de poids.

M. Xavier de ROUX : Notre but est d'examiner si la responsabilité de l'échec se trouve dans la procédure pénale telle qu'elle est ou dans la façon dont elle a été mise en œuvre. Le système de preuves était le suivant : les aveux de quatre accusés, plus la parole des enfants. Il y avait peu de faits matériels. Les confrontations étaient donc essentielles. Nous savons que le juge d'instruction a refusé les face-à-face. Mais laissait-il au moins les avocats libres de poser leurs questions ? Et combien de questions ? Êtes-vous intervenu personnellement pour interroger tel ou tel mis en examen quand il semblait hésiter ou changer d'avis ?

Quant à la parole des enfants, saviez-vous dans quelles conditions elle avait été recueillie, notamment par la police ? Et si les enfants des accusés avaient des contacts avec les autres enfants ?

Me Olivier DA SILVA : Sur le deuxième point, tout le monde était au courant de tout, l'affaire était tellement médiatisée qu'on voyait à la télévision tout ce qui se passait et qui se disait et se pensait. Quand on a montré en direct les pelleteuses en train de chercher le corps des fillettes assassinées, certains enfants placés, qui avaient été violés et martyrisés par leurs parents, ont dit aux assistantes maternelles : oui, c'est vrai, papa a tué.

Sur le premier point, le code de procédure pénale permet à l'avocat de poser des questions. Quand j'étais avocat, je n'ai jamais vu un juge d'instruction refuser, je ne l'aurais d'ailleurs pas admis. Lors de la confrontation avec Thierry Delay, j'en ai eu le droit.

M. Xavier de ROUX : Est-ce que cela a été fait en pratique ?

Me Olivier DA SILVA : Oui.

Me Bachira HAMANI-YEKKEN : Combien de questions ? C'est difficile à dire. Mais il y a eu des questions lors de toutes les confrontations.

Me Olivier DA SILVA : Le problème, c'est que tous les avocats n'ont pas assisté aux mêmes actes, puisqu'il n'y a pas eu de confrontations entre toutes les personnes.

Me ROY-NANSION : Je n'ai jamais eu de difficultés pour poser mes questions et les faire acter.

Quant à la parole des enfants, nous ne savions rien des conditions de leur recueil, et la contamination par la presse était telle que c'était le problème de la poule et de l'œuf. Je me souviens d'une interview du maire d'Outreau, en direct à la télévision, qui pleurait en disant : « Je m'attends à voir sortir des cadavres », des cadavres d'enfants qui avaient disparu.

M. Xavier de ROUX : Et l'intervention du juge d'instruction pendant les interrogatoires ? On a dit qu'il avait une attitude menaçante contre ceux qui changeaient d'avis.

Me Fabienne ROY-NANSION : Je n'ai jamais eu ce sentiment. Il est vrai que, quand David Delplanque a nié avoir vu Pierre Martel, il lui a opposé ses précédentes déclarations. Mais jamais David Delplanque ne reconnaîtra Pierre Martel, malgré l'insistance de M. Burgaud. Peut-on reprocher au juge d'instruction de s'énerver un peu ? Pour autant, s'il avait tapé du poing sur la table, j'aurais fait un scandale, j'aurais crié au chantage.

Me Olivier DA SILVA : Il ne faut pas faire des accusateurs des victimes du juge d'instruction. Ils ont accusé sciemment, afin de mieux s'en sortir.

Me Bachira HAMANI-YEKKEN : Je n'ai pas vu, de mémoire, de différences avec les pratiques des autres juges d'instruction.

Me Fabienne ROY-NANSION : La difficulté est-elle dans la procédure ou dans les hommes ? C'est tout le problème de l'humanité de notre justice. Il y a de jeunes magistrats intelligents, de vieux magistrats stupides, il y a des magistrats consciencieux et d'autres qui le sont moins. C'est vrai aussi des avocats ou d'autres professions...

M. le Président : Les députés, par exemple...

M. Jean-Paul GARRAUD : Quelle fonction de magistrat exercez-vous aujourd'hui ?

Me Olivier DA SILVA : Je suis juge du siège.

M. Jean-Paul GARRAUD : Cela m'intéresse beaucoup, car un certain nombre de nos interlocuteurs nous ont dit qu'il fallait une formation commune, ou en tout cas un tronc commun. Nous en avons l'illustration avec vous... Êtes-vous à même, compte tenu de votre position privilégiée, de nous dire quel dysfonctionnement a mené à cette catastrophe judiciaire ? Votre vision a-t-elle changé depuis que vous êtes magistrat ? Vous avez été un peu court sur ce sujet au début de votre intervention, alors que vous êtes l'un des mieux placés, ayant été des deux côtés de la barre.

Me Olivier DA SILVA : Je n'ai jamais considéré les deux fonctions comme antinomiques : ce sont plutôt les deux côtés d'une même pièce. Chez les Anglo-saxons, il faut avoir été avocat pour être magistrat, et cela me paraît être une bonne chose.

J'ai pris connaissance du dossier au fur et à mesure que les actes s'enchaînaient. Avec le recul, je dirais que beaucoup d'acteurs ont manqué de bon sens. Quand je préparais les interrogatoires ou le procès d'assises, je bondissais en lisant certains PV. À chaque fois, il y avait quelque chose de plus, des accusations supplémentaires, qu'il fallait vérifier, recouper. Au bout du compte, le dossier était volumineux : plus de 7 000 cotes ! C'était un travail de fourmi, et quand on le faisait, on s'apercevait que quelque chose n'allait pas dans ce dossier titanesque, mais dès lors qu'étaient dénoncés des viols d'enfants dans une ferme de Belgique ou le meurtre d'une petite fille, on était pris par l'hystérie collective entretenue par le souvenir de l'affaire Dutroux, qui a pollué cette affaire.

M. Jean-Paul GARRAUD : Maintenant que vous êtes magistrat, votre vision du dossier a-t-elle changé ?

Me Olivier DA SILVA : Non, je ne crois pas. Je me souviens très bien ce que j'ai plaidé à l'époque : l'indulgence pour mon client, l'innocence pour treize autres. Car je collais à mon client, je croyais à sa vérité, et d'ailleurs, quand on étudie le dossier, on voit bien que c'est Thierry Delay qui disait la vérité.

M. Jacques FLOCH : Ce que n'a pas fait M. Burgaud...

Me Olivier DA SILVA : Je n'ai pas dit cela. Il y a eu un arrêt de la chambre de l'instruction, il y a eu le réquisitoire définitif. Le problème de fond, c'est le placement en détention provisoire de personnes innocentes, mais l'audience des assises, le débat public a révélé leur innocence, l'a fait éclater.

M. Bernard DEROSIER : Il a tout de même fallu attendre de longs mois de détention préventive.

M. Patrick BRAOUEZEC : Faut-il lever le secret de l'instruction ?

Me Bachira HAMANI-YEKKEN : Oui !

Me Olivier DA SILVA : Pour ma part, je ne dis pas cela.

M. le Rapporteur : On a tout de même constaté, à un certain moment, qu'on cessait les arrestations, alors même que d'autres personnes étaient mises en cause, à peu près dans les mêmes conditions que les accusés. Qu'en pensez-vous ?

Me Olivier DA SILVA : Certains avocats de la défense ont mis en évidence ce coup d'arrêt. Quarante personnes ont été mises en cause par des enfants, et à la réflexion, il est heureux qu'elles n'aient pas été arrêtées...

M. le Rapporteur : Certes, mais était-ce parce qu'on avait conscience que c'était trop, et qu'on a arrêté d'utiliser les mêmes méthodes ?

Me Olivier DA SILVA : Qui cela, « on » ?

M. le Rapporteur : Le juge d'instruction, mais aussi tous les autres acteurs. Les paramètres étaient les mêmes. Le médecin et l'infirmière, par exemple, ont été mis en cause dans les mêmes termes, mais le régime a été très différent. On pouvait se poser cette question-là à un moment donné, et vous m'apprenez d'ailleurs que certains se la sont posée.

Me Fabienne ROY-NANSION : La réponse est bien plus simple qu'on ne l'imagine : il manquait des accusateurs. Les enfants en parlaient, Myriam Badaoui aussi, Aurélie Grenon je ne sais plus, mais David Delplanque, lui, n'en parlait pas. J'ai relu son interrogatoire du 5 octobre 2001, cote D 617 : quand on lui pose la question, il répond : « Je ne les connais pas ». Il manquait un paramètre, en l'occurrence un accusateur. Les paramètres n'étaient donc pas les mêmes.

M. Xavier de ROUX : C'est très intéressant : s'il manquait un accusateur pour que l'accusation soit crédible, cela veut donc dire que Mme Badaoui n'était pas vraiment crédible ?

Me Fabienne ROY-NANSION : Vous n'avez pas tout à fait tort. Il n'y avait pas d'éléments matériels, seulement la parole des enfants et de certains adultes.

M. le Rapporteur : Il y avait même quelques éléments matériels contraires...

Me Fabienne ROY-NANSION : On peut en effet se demander si l'édifice n'était pas maintenu exclusivement par trois personnes qui se tenaient les coudes.

M. Gilles COCQUEMPOT : À Saint-Omer, il y a eu une stratégie de défense collective des avocats des futurs acquittés. Y en a-t-il eu une aussi entre les avocats des futurs condamnés ?

Votre expérience d'avocat dans cette affaire, monsieur Da Silva, modifie-t-elle la vision que vous avez de votre nouvelle fonction ? Avez-vous des idées pour mieux codifier la séparation des rôles entre le siège et le parquet ? Pour mieux organiser les nécessaires échanges de vues, les confrontations, rendre plus collectives des décisions qui ont des implications sur la vie des gens ?

Me Olivier DA SILVA : L'idée est assez répandue de lever - au moins un peu - le secret de l'instruction. Pour ma part, je dis : attention, car on risque de donner en pâture le nom de gens qui seront éventuellement relaxés ensuite en correctionnelle, ce qui peut causer des drames. Organiser des « carrefours » publics à certains stades de la procédure, un dialogue autour d'une table entre le magistrat et les avocats ? C'est difficile parce que les rôles sont différents, mais faire un carrefour d'audience, pourquoi pas ?

M. Gilles COCQUEMPOT : Vous ne m'avez pas répondu sur la stratégie de défense collective des avocats.

Me Olivier DA SILVA : N'avez-vous pas eu l'impression que c'est ce qui s'est passé à Saint-Omer ?

M. Gilles COCQUEMPOT : On nous l'a dit pour ceux qui ont été acquittés. Mais pour les autres ? Avez-vous eu cette démarche ?

Me Olivier DA SILVA : J'ai eu cette démarche, parce que mon client innocentait les treize autres personnes. Cela a toujours été sa position, d'autant qu'il avait beaucoup d'affection et d'admiration pour Dominique Wiel, qui l'avait aidé dans des périodes difficiles de sa vie, et souffrait de le voir mis dans une telle situation par la faute de sa femme. Mais c'était la stratégie de seize avocats sur dix-sept : le conseil de Mme Badaoui n'avait pas forcément la même.

Quant à votre autre question, je n'irai pas jusqu'à dire que le procès d'Outreau va marquer toute ma vie et toute ma pensée dans l'exercice futur de mes activités, mais j'espère tout de même que cette expérience me servira dans mes fonctions de magistrat. On décrie les magistrats, mais le métier n'est pas plus facile que celui d'avocat.

M. Georges COLOMBIER : J'ai une question qui s'adresse surtout à Me Hamani-Yekken. Me Lescène, avocat de Sandrine Lavier, nous a dit qu'on lui avait dit en substance : « Avouez, vous serez libéré ; contestez, vous resterez en prison. » Vous qui avez défendu Aurélie Grenon, et compte tenu de votre expérience d'avocate, qu'en pensez-vous ?

Me Bachira HAMANI-YEKKEN : J'ai fait mon devoir d'avocat envers cette petite jeune fille fragile, qui avait très peur, qui pleurait à toutes les confrontations, et je crois l'avoir fait admirablement bien. Sa première demande de remise en liberté a été rejetée, mais je pense que, la deuxième fois, la décision a été prise au vu des deux expertises rendues. Elle venait d'avoir dix-huit ans au moment des faits, il ne faut pas l'oublier.

M. François CALVET : Une déclaration de M. Burgaud nous a particulièrement marqués : « Il n'y a pas de place pour le doute ». Le juge d'instruction doit pourtant instruire à charge et à décharge. A-t-il rappelé à un moment quelconque, lors des auditions, qu'il instruisait à charge et à décharge ? Où avez-vous eu l'occasion de le lui rappeler ? Et y a-t-il eu, de sa part, des actes à décharge ?

Me Fabienne ROY-NANSION : Je n'ai pas à le rappeler : c'est la loi qui le dit. A-t-il eu l'occasion de le souligner ? Je ne m'en souviens pas, mais étant le conseil de quelqu'un qui reconnaissait sa culpabilité et qui accusait les autres, je n'ai pas forcément le même point de vue que quelqu'un qui défendait des innocents.

Je ne crois pas que M. Burgaud ait été intellectuellement malhonnête. Je crois qu'il était certainement trop jeune, débordé par l'importance matérielle du dossier, et aspiré, comme tout le monde, par l'émotion. Et je crois aussi qu'il était, comme nombre de jeunes magistrats, si « droit dans ses bottes » qu'il en était rigide, qu'il manquait de souplesse, d'attention, de communication. Je crois que c'est un garçon qui a des difficultés dans ses rapports avec les autres, qui n'allait pas naturellement au-devant des autres. J'avais de très bons rapports avec lui, il ne m'a jamais fermé sa porte, ni n'a refusé de discuter avec moi, mais j'ai toujours eu le sentiment qu'il était gêné dans cette relation, ce qui ne facilitait pas le dialogue. Plus de souplesse aurait sans doute permis d'éviter certaines erreurs.

M. le Président : Mesdames, monsieur, nous vous remercions.

* Audition de Mme Murielle MOINE,
greffier du juge d'instruction Fabrice BURGAUD



(Procès-verbal de la séance du mardi 7 février 2006)

Présidence de M. André VALLINI

M. le Président : Madame, je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête et je souhaite vous informer de vos droits et de vos obligations.

Dans le cadre du huis clos qui a été retenu, à votre demande, pour votre audition, celle-ci ne sera rendue publique qu'à l'issue des travaux de la commission, qui pourra cependant décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui en sera fait. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué et les observations que vous pourriez présenter seront soumises à la commission.

L'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires punit des peines prévues à l'article 226-13 du code pénal, soit un an d'emprisonnement et 15 000 euros d'amende, toute personne qui, dans un délai de trente ans, divulguera ou publiera une information relative aux travaux non publics d'une commission d'enquête, sauf si le rapport de la commission a fait état de cette information.

En vertu du même article, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel.

Toutefois, en application de l'article 226-14 du même code, l'article 226-13 n'est pas applicable aux personnes informant les autorités de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Enfin, l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. Cependant, pour la commodité de l'audition, vous pourrez citer nommément les enfants qui ont été victimes de ces actes, la commission se chargeant de les rendre anonymes dans son rapport.

Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(Mme Murielle Moine prête serment).

La commission va maintenant procéder à votre audition, qui fait l'objet d'un enregistrement.

Madame, vous avez la parole pour nous dire comment se sont déroulés les interrogatoires de personnalité auxquels vous avez assisté

Mme Murielle MOINE : J'étais greffier depuis cinq ans dans le cabinet d'instruction de Boulogne-sur-Mer. Je suis devenue greffier de M. Burgaud quand il a pris son poste, et je n'ai eu à connaître de l'affaire qu'à son tout début, pendant quatre mois seulement. Je n'ai donc pas tellement participé aux auditions. J'ai vu dans ce dossier un dossier semblable à tant d'autres dossiers de pédophilie de Boulogne-sur-Mer, qui représentent 40 % des dossiers dont traite le cabinet d'instruction.

M. le Président : Vous étiez présente lors des interrogatoires de personnalité de Mme Badaoui, le 19 mars 2001, et de M. David Delplanque, le 29 mars 2001. Comment se sont-elles déroulées ?

Mme Murielle MOINE : Tout à fait normalement, comme tous les interrogatoires de personnalité auxquels j'avais assisté. M. Burgaud a questionné Mme Badaoui sur son curriculum vitae, ses activités, les gens qu'elle fréquentait, son parcours. Il n'y a pas eu d'incident, c'était un interrogatoire tout à fait normal.

M. le Président : À quelles autres auditions avez-vous participé ?

Mme Murielle MOINE : À ces deux seulement.

M. le Président : À l'issue de ces interrogatoires, M. Burgaud vous a-t-il fait part de ses impressions ? Communiquiez-vous avec le juge d'instruction ?

Mme Murielle MOINE : Oui. Le juge Burgaud était quelqu'un de très avenant et de très précis et, à chaque fois qu'il s'interrogeait, nous dialoguions. Il était très méticuleux dans ses questions et il aimait les réponses très précises. Cet interrogatoire n'a pas suscité un dialogue très fourni entre nous, car tout était clair. Il n'y avait pas d'ambiguïté dans les réponses de Mme Badaoui.

M. Bernard DEROSIER : Vous avez dit que 40 % des dossiers dont le cabinet d'instruction avait à traiter étaient des affaires de pédophilie. De combien de dossiers s'agit-il précisément ?

Mme Murielle MOINE : Nous avions environ 120 dossiers à traiter, dont 46 étaient relatifs à des affaires de pédophilie. Ce sont des dossiers courants dans chaque cabinet d'instruction du Pas-de-Calais et, au cours des cinq années que j'ai passées dans un cabinet d'instruction auprès du TGI de Boulogne-sur-Mer, nous avons eu de gros dossiers de pédophilie, qui n'ont pas pris l'ampleur de celui d'Outreau.

M. Michel HUNAULT : Beaucoup des personnes acquittées et des victimes se sont étonnées et parfois plaintes que la transcription de leur audition ait sinon déformé l'expression de leur pensée, du moins n'ait pas tout à fait reflété ce qu'elles voulaient dire, mais plutôt ce à quoi le juge voulait aboutir. Avez-vous eu cette impression, ou l'impression contraire ?

Mme Murielle MOINE : Sans que mon propos ait rien de péjoratif, aussi bien Mme Badaoui que l'autre personne entendue ont un langage assez prolétaire, elles n'ont pas eu beaucoup d'instruction, elles parlent de manière un peu brute. M. Burgaud formulait ce qu'il avait entendu dans un meilleur français, mais cela restait tout à fait dans l'esprit de ce qu'avait dit Mme Badaoui. D'ailleurs, le greffier peut dire que ce qu'un juge lui demande de transcrire ne reflète pas la vérité.

M. le Président : Cela arrive-t-il ?

Mme Murielle MOINE : Cela m'est arrivé une fois.

M. le Président : Avec M. Burgaud ?

Mme Murielle MOINE : Non. Avec un autre juge d'instruction, qui a reformulé la phrase que j'avais trouvée ambiguë.

M. Jacques FLOCH : Vous avez dit que le juge a en particulier interrogé Mme Badaoui sur les gens qu'elle rencontrait. Avez-vous le souvenir qu'elle ait cité des gens dont les noms sont ensuite réapparus au cours de l'affaire ?

Mme Murielle MOINE : Je ne m'en souviens pas.

M. Jacques FLOCH : Au cours de ces premiers interrogatoires, le fond de l'affaire a-t-il été abordé ?

Mme Murielle MOINE : Non. Lorsque M. Burgaud a repris ce cabinet, d'autres affaires de pédophilie étaient en cours, qui s'étaient déroulées dans les immeubles avoisinants. Il a cherché à savoir si Mme Badaoui avait fréquenté des personnes impliquées dans ces autres affaires car, bien souvent, ce sont des gens qui ne travaillent pas, qui se connaissent, qui se rencontrent et qui se parlent, dans la résidence ou ailleurs.

M. Jean-Paul GARRAUD : Vous avez travaillé quatre mois avec le juge Burgaud, à son arrivée à Boulogne-sur-Mer. Une raison particulière explique-t-elle votre départ de ce cabinet d'instruction ?

Mme Murielle MOINE : J'avais demandé ma mutation avant l'arrivée du juge Burgaud. J'avais travaillé cinq ans avec son prédécesseur et, le plus souvent, quand un juge part le greffier part aussi, car ils forment un couple judiciaire. Comme je suis originaire de Toulouse, j'avais demandé à être mutée dans le sud de la France. J'attendais ma mutation quand M. Burgaud a été nommé. Elle a eu lieu en mai 2001. M. Burgaud n'est pas la cause de mon départ.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : C'est vous qui avez accueilli le juge Burgaud. Avez-vous eu l'impression qu'il avait toutes les compétences pratiques requises, qu'il s'agisse du recueil de la parole ou du suivi du dossier, ou l'avez-vous senti en décalage, de par l'importance de sa tâche ? Avez-vous eu le sentiment qu'il en surmontait la complexité ?

Mme Murielle MOINE : Non. Je l'ai trouvé, au début, un peu hésitant. Il sortait de l'École de la magistrature, et il est arrivé dans un cabinet où il a trouvé beaucoup de dossiers assez complexes. C'est moi qui les lui ai transmis, car l'ancien juge était parti, de même que le juge placé là après son départ. Je tenais seule le cabinet, et j'ai fait le point sur tous les dossiers, en lui disant lesquels étaient à traiter en priorité. J'ai senti un juge qui avait envie de bien faire, mais qui était un peu hésitant devant l'ampleur de la tâche.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Le dossier qui nous occupe lui est arrivé alors qu'il était déjà en fonction, sur réquisitoire introductif du procureur ?

Mme Murielle MOINE : Oui.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Avez-vous eu le sentiment que M. Burgaud entrait alors dans une problématique particulière ?

Mme Murielle MOINE : Non.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Les procès-verbaux de première comparution, avant l'interrogatoire de personnalité, indiquent qu'il est précisé aux deux personnes entendues que le juge va saisir le juge des libertés et de la détention. À votre avis, le juge Burgaud envisageait-il la mise en liberté comme possible, ou était-il habité par l'exigence de la détention dès la première comparution étant donné l'importance de l'affaire ?

Mme Murielle MOINE : Non. Je l'ai senti dans les mêmes dispositions d'esprit que pour toutes les autres affaires de pédophilie où l'on avait placé des gens en détention. Mais je tiens à préciser qu'à mon avis le procureur Lesigne mettait beaucoup de pression sur le juge Burgaud.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : La détention provisoire est-elle systématique dans les affaires de pédophilie ?

Mme Murielle MOINE : Non, ce n'est pas systématique. Il y a eu des dossiers de pédophilie sans incarcération.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Quelle est la nature des liens entre le procureur et le juge d'instruction ? Comment le procureur intervient-il dans le dossier ? Vient-il ? Téléphone-t-il ? Fait-il des observations ?

Mme Murielle MOINE : Le procureur vient, parle avec le juge d'instruction, expose ce qu'il aimerait. Le procureur Lesigne a une personnalité très forte, que j'ai ressentie tout au long des cinq années que j'ai passées comme greffier au cabinet du juge d'instruction. Le prédécesseur du juge Burgaud avait aussi une forte personnalité, et il parvenait à s'opposer au procureur quand ce dernier essayait de diriger l'instruction, mais je ne pense pas que M. Burgaud avait une personnalité assez affirmée, qu'il se sentait assez sûr de lui pour s'opposer au procureur Lesigne.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Pensez-vous qu'il faudrait faire évoluer la relation entre procureur et juge d'instruction ?

Mme Murielle MOINE : Oui. Le juge d'instruction devrait être un peu plus indépendant du procureur.

Mme Arlette GROSSKOST : Vous avez dit que le juge d'instruction avait, en moyenne, 120 dossiers à traiter. C'est un chiffre important. Supporte-t-on facilement cette charge ou, pour faire son travail, faudrait-il en traiter moins ?

Mme Murielle MOINE : Il faudrait en traiter beaucoup moins. Bien sûr, tout dépend de la nature des dossiers, mais, notamment à Boulogne-sur-Mer, ce sont des dossiers lourds, de pédophilie et de trafic de stupéfiants, qui demandent beaucoup de travail aussi bien au juge d'instruction qu'au greffier. D'ailleurs, personne ne compte ses heures, et tous travaillent le samedi. Cent vingt dossiers, c'est peu gérable.

M. Georges COLOMBIER : Le juge Burgaud était, nous avez-vous dit, précis et méticuleux. Certes, vous n'avez travaillé que quatre mois à ses côtés sur cette affaire, mais avez-vous une explication qui permettrait de comprendre pourquoi la suite a posé problème ?

Mme Murielle MOINE : Je ne saurais vous répondre : la suite, je ne l'ai pas vue ! Seule mon expérience au TGI de Boulogne-sur-Mer me fait penser que la pression exercée par le procureur a été un peu forte pour M. Burgaud.

M. Georges FENECH : Vous évoquez la personnalité forte d'un procureur, ancien dans la carrière, dont la pression s'exerce sur un juge qui sort de l'École. Mais quelle était la nature des rapports entre le juge d'instruction et le juge des libertés et de la détention ? Qui transmet, physiquement, à ce dernier le dossier d'instruction au moment où le dépôt est requis ? Y a-t-il des contacts informels ?

Mme Murielle MOINE : Normalement, c'est le greffier du juge d'instruction qui apporte le dossier au greffier du juge des libertés et de la détention, qui l'examine et va éventuellement voir le juge d'instruction s'il a besoin d'un éclaircissement.

M. Georges FENECH : Et ces consultations se font hors la présence d'un avocat  ?

Mme Murielle MOINE : Bien sûr.

M. Georges FENECH : Il y a donc des concertations officieuses ?

Mme Murielle MOINE : Cela peut arriver, mais ce n'est pas systématique. Cela se produit si le juge des libertés et de la détention a besoin d'éclaircissement.

M. Georges FENECH : Pourquoi ces questionnements ne se feraient-ils pas en présence de l'avocat ?

Mme Murielle MOINE : Oui, pourquoi pas ?

M. Georges FENECH : Le code de procédure pénale ne prévoit pas ces relations entre le juge d'instruction et le juge des libertés et de la détention ; pourquoi se produisent-ils ?

Mme Murielle MOINE : Dans la pratique des greffes, il est normal que les juges communiquent entre eux et échangent leurs points de vue.

M. Georges FENECH : Oui, mais cela crée un déséquilibre avec la défense.

Mme Murielle MOINE : La défense assiste à la suite de la procédure. Ces rencontres ne servent qu'à éclaircir des points précis de l'interrogatoire. Après quoi, le juge des libertés et de la détention est libre de sa décision ; ce n'est pas le juge instructeur qui la prend.

M. Georges FENECH : Y a-t-il aussi des contacts entre le procureur et le juge des libertés avant que le débat contradictoire s'instaure en présence de l'avocat ?

Mme Murielle MOINE : Cela peut arriver, mais ce n'est pas systématique.

M. Georges FENECH : Et ce n'est pas davantage prévu par le code de procédure pénale.

Mme Murielle MOINE : Mais c'est la pratique courante.

M. Jean-Paul GARRAUD : Vous avez fait état de pressions du procureur sur le juge. Quand se sont-elles exercées exactement ? À l'issue de la rédaction des procès-verbaux de police, avant que les futurs mis en examen ne soient présentés au juge ?

Mme Murielle MOINE : C'est cela.

M. Jean-Paul GARRAUD : Je sais que vous n'étiez présente qu'au tout début de l'affaire, mais vous savez qu'il y a eu plusieurs vagues d'arrestations. Y a-t-il eu des pressions à propos de tous les interpellés, ou y a-t-il eu des différences selon les mis en cause ?

Mme Murielle MOINE : Je n'ai pas ressenti de différences. Au départ, quand le dossier est arrivé, sur réquisitoire introductif du procureur, c'était un dossier comme tous les autres dossiers de pédophilie dont traitait le cabinet - ni plus, ni moins. C'était un dossier tristement « normal ».

M. Jacques-Alain BÉNISTI : Lorsque vous êtes arrivée dans le cabinet du juge Burgaud, vous aviez une longue expérience.

Mme Murielle MOINE : C'est lui qui est arrivé dans ce cabinet, où je travaillais depuis cinq ans.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : Selon vous, comment s'expliquent, dans cette affaire, les pressions du procureur que vous avez évoquées? Les attribueriez-vous à la flambée des articles dans les journaux, notamment dans la Voix du Nord ? Est-ce que l'affaire, bien que « normale », était tout de même importante ?

Mme Murielle MOINE : Elle n'était pas « importante » à l'époque où j'ai en à en connaître, avant ma mutation. Il y avait eu précédemment au cabinet un dossier du même type qui n'a pas pris l'ampleur de celui-là. Mais il est exact que, lorsque les articles sont parus dans la presse, les visites du procureur Lesigne à notre cabinet se sont faites beaucoup plus fréquentes.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Et cela, hors la présence d'avocats ?

Mme Murielle MOINE : Bien sûr, et parfois même en fermant la porte séparant le bureau du juge Burgaud du mien.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : Vous considérez que l'affaire n'était pas trop importante pour un juge sortant de l'École de la magistrature, et qu'il était normal de le saisir, car c'était un dossier comme les autres.

Mme Murielle MOINE : Tout à fait, et lorsqu'il a repris le cabinet, des dossiers de pédophilie étaient en cours, pour lesquels il a procédé à des auditions, sans aucun problème.

M. Jean-Yves HUGON : Les « pressions » du procureur en faveur de la détention auxquelles vous avez fait allusion se sont-elles aussi produites pendant les cinq années au cours desquelles vous aviez travaillé dans ce cabinet ?

Mme Murielle MOINE : Oui.

M. Jean-Yves HUGON : Ont-elles été particulièrement fortes à propos de cette affaire?

Mme Murielle MOINE : Non, pas particulièrement pendant les quatre mois où j'étais présente.

M. Jean-Yves HUGON : Quand avez-vous été mutée, et où ?

Mme Murielle MOINE : En avril 2001, à Angoulême.

M. Jean-Yves HUGON : Je suppose que même après votre départ, vous êtes restée attentive à l'évolution de cette affaire. Au cours des mois qui ont suivi votre départ, avez-vous eu des contacts téléphoniques ou épistolaires, avec le juge Burgaud ?

Mme Murielle MOINE : Non.

M. Jean-Yves HUGON : Quel regard avez-vous porté sur l'évolution de cette affaire ? Vous a-t-elle étonnée ?

Mme Murielle MOINE : Oui. J'ai toujours gardé des contacts avec une collègue greffier dans un autre cabinet, si bien que j'ai entendu des ouï-dire. J'ai été étonnée qu'un dossier comme tant d'autres prenne une telle ampleur ; je n'ai pas compris pourquoi.

M. Jean-Yves HUGON : Compte tenu de votre connaissance de l'appareil judiciaire et de votre expérience professionnelle, et avec le recul, pensez-vous que des dysfonctionnements ont eu lieu ? Si oui, quand ? Auriez-vous des suggestions à faire à notre commission pour éviter qu'ils ne se reproduisent ?

Mme Murielle MOINE : Les affaires de pédophilie sont des dossiers difficiles car les mis en examen racontent quelque chose un jour, d'autres choses un autre jour. Il est extrêmement difficile de se faire une opinion. Cela vaut notamment pour la population du Pas-de-Calais, département qui connaît de fortes disparités de situations et où il y a beaucoup d'alcoolisme, beaucoup de chômage et beaucoup d'enfants dans les familles. En cinq ans, le cabinet d'instruction a géré de nombreux dossiers de pédophilie. Malgré les expertises, et bien que les auditions des enfants soient très bien faites par des gendarmes et des policiers spécialisés très compétents, on a du mal à savoir qui ment et qui dit la vérité.

Je pense qu'il faut recentrer les débats. L'affaire d'Outreau a pris trop d'importance médiatique, mais c'est un dossier de pédophilie parmi tant d'autres. Dans ce cas précis, des avocats très habiles ont su où il fallait aller pour lui faire prendre une telle importance.

M. Georges FENECH : Vous avez eu à connaître d'autres dossiers comme celui-là ?

M. le Président : Il y en a un en cours.

Mme Murielle MOINE : Il y a eu, dans ce cabinet d'instruction, d'autres dossiers qui ont conduit à la mise en examen puis à la condamnation de dix ou douze personnes.

M. le Rapporteur : Se disaient-elles innocentes  ?

Mme Murielle MOINE : Pour certaines, oui.

M. Léonce DEPREZ : Je suis député du Pas-de-Calais. En professionnelle avertie, vous avez relu les procès-verbaux d'audition que vous aviez interprétés.

Mme Murielle MOINE : Une audition n'est pas interprétée, elle est transcrite.

M. Léonce DEPREZ : Ces auditions vous paraissaient-elles être de qualité et de grande technique juridique, ou sommaires et incomplètes, comme nous sont apparues les auditions des enfants ?

Mme Murielle MOINE : Je n'ai pas assisté aux auditions des enfants, mais l'interrogatoire de personnalité de Mme Badaoui a été tout à fait complet.

M. Léonce DEPREZ : Même quand on l'interrogeait en lui montrant des photos ?

Mme Murielle MOINE : Je n'étais pas présente à cette audition-là.

M. Léonce DEPREZ : Aussi longtemps que vous avez eu à en connaître, ce dossier a donc été traité selon un processus normal, pour un cas malheureusement banal. Imaginiez-vous que les personnes concernées avaient pu monter un réseau pédophile et que le feuilleton qui allait suivre entraînerait un drame judiciaire ?

Mme Murielle MOINE : Quand le dossier est arrivé au cabinet d'instruction, il ne prenait pas ce chemin. On sentait que plusieurs personnes y seraient mêlées mais on ne pouvait, au début, dire combien ni imaginer les suites qu'il prendrait.

M. Xavier de ROUX : Est-ce bien le juge qui vous dictait les procès-verbaux ?

Mme Murielle MOINE : Oui.

M. Xavier de ROUX : Comment procédait-il ? Le faisait-il après chaque question, ou faisait-il un résumé global ?

Mme Murielle MOINE : Après chaque question. Je transcrivais la question et la réponse. Parallèlement, le juge lui-même prenait beaucoup de notes.

M. Xavier de ROUX : Laissait-il les avocats poser eux-mêmes les questions ?

Mme Murielle MOINE : Les questions passent toujours par le juge. L'avocat posait la question au juge qui me la dictait avant de l'adresser au mis en examen, qui répondait et dont la réponse m'était dictée par le juge.

M. Xavier de ROUX : S'y reprenait-on à plusieurs fois ?

Mme Murielle MOINE : Dans ce que j'ai vu, la technique utilisée était la technique d'interrogatoire habituelle.

M. Xavier de ROUX : Une technique classique, sans particularités ?

Mme Murielle MOINE : Oui, une technique classique.

M. Georges COLOMBIER : Vous avez dit que les avocats ont su bien manœuvrer. Mais sachant ce que l'on sait maintenant de ce qui s'est mal passé et des mensonges de Mme Badaoui au cours de ses auditions, on est fondé à penser qu'ils n'ont fait que leur devoir.

Mme Murielle MOINE : Maître Dupond-Moretti et Maître Lejeune sont de très bons avocats du barreau de Lille, que j'ai fréquentés plusieurs fois en cinq ans. Ce sont des avocats qui savent bien gérer la presse, les rapports avec le juge et leurs demandes.

M. Xavier de ROUX : C'est leur métier !

Mme Murielle MOINE : C'est vrai, mais si les mis en examen n'avaient pas eu ces avocats, je ne suis pas certaine qu'ils auraient été acquittés.

M. le Président : Madame, je vous remercie.

* Audition de Mme Nicole FRÉMY-WALCZAK,
greffier du juge d'instruction Fabrice BURGAUD



(Procès-verbal de la séance du 7 février 2006)

Présidence de M. André VALLINI

M. le Président : Madame, je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête et je souhaite vous informer de vos droits et de vos obligations. Dans le cadre du huis clos qui a été retenu, à votre demande, pour votre audition, celle-ci ne sera rendue publique qu'à l'issue des travaux de la commission, qui pourra cependant décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui en sera fait. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué et les observations que vous pourriez présenter seront soumises à la commission.

L'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires punit des peines prévues à l'article 226-13 du code pénal, soit un an d'emprisonnement et 15 000 euros d'amende, toute personne qui, dans un délai de trente ans, divulguera ou publiera une information relative aux travaux non publics d'une commission d'enquête, sauf si le rapport de la commission a fait état de cette information.

En vertu du même article, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel. Toutefois, en application de l'article 226-14 du même code, l'article 226-13 n'est pas applicable aux personnes informant les autorités de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Enfin, l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. Cependant, pour la commodité de l'audition, vous pourrez citer nommément les enfants qui ont été victimes de ces actes, la commission se chargeant de les rendre anonymes dans son rapport.

Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(Mme Nicole Frémy-Walczak prête serment).

La commission va maintenant procéder à votre audition, qui fait l'objet d'un enregistrement.

Madame, vous avez la parole.

Mme Nicole FRÉMY-WALCZAK : Je suis arrivée en août 2000 en qualité de greffier placé, dépendant de Douai et délégué à Boulogne-sur-Mer où le poste était vacant, et je suis partie le 13 mai 2001, lorsque le nouveau greffier a été nommé.

Je n'ai pas préparé de propos liminaire, et suis à votre disposition pour répondre à vos questions.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Y avait-il des rapports entre le procureur, M. Gérald Lesigne, et le juge d'instruction, M. Fabrice Burgaud, à propos de cette affaire ? Si oui, étaient-ils fréquents ? Et quelle était leur nature ?

Mme Nicole FRÉMY-WALCZAK : Je suis arrivée tout au début d'un dossier qui ne défrayait pas encore la chronique. Il y avait beaucoup de personnes mises en examen, beaucoup d'enfants victimes, mais le dossier n'était pas médiatique. Le cabinet continuait à fonctionner normalement. Quand vous parlez des rapports entre M. Fabrice Burgaud et M. Gérald Lesigne, de quels rapports voulez-vous parler ? Des rapports normaux entre un juge d'instruction et un procureur dans le cadre du dossier d'instruction ?

M. le Rapporteur : Ont-ils eu l'occasion de parler de ce dossier ensemble ? En avez-vous eu connaissance ?

Mme Nicole FRÉMY-WALCZAK : Je n'ai pas eu connaissance de rapports autres que des réquisitions d'ouverture, des demandes de « soit communiqué », toutes choses normales dans un dossier d'instruction. Je ne me rappelle pas qu'il y ait eu autre chose.

M. le Rapporteur : Vous étiez présente, le 22 février 2001, à l'interrogatoire de première comparution de Mme Myriam Badaoui, au cours duquel celle-ci a fait certaines déclarations spontanées, passé beaucoup d'aveux, a été présentée au juge des libertés et de la détention, puis est revenue pour audition devant le juge d'instruction et a fait de nouvelles déclarations. D'autre part, M. Thierry Delay a été entendu le même jour et a fait des déclarations tout à fait contraires, puisqu'il niait totalement les faits qui lui étaient reprochés. Pouvez-vous nous parler de ces trois interrogatoires ? Comment se sont-ils passés ? Ces personnes vous paraissaient-elles crédibles ? Les contradictions entre les déclarations de Mme Myriam Badaoui et celles de M. Thierry Delay ont-elles pu interpeller le juge d'instruction ?

Mme Nicole FRÉMY-WALCZAK : Cela remonte à 2001. J'ai eu à connaître, depuis, d'autres dossiers importants comme greffier d'assises, et je ne me souviens plus du fond. Mme Myriam Badaoui est venue sans avocat, a fait des déclarations spontanées, ce qui est tout à fait normal, puis est revenue après être passée chez le juge des libertés et de la détention. Je me souviens qu'elle a reconnu les faits lors du premier interrogatoire, et que M. Thierry Delay a nié - ce qu'il a continué de faire jusqu'à Saint-Omer. Mais quant à dire dans le détail ce qu'elle a dit à son retour dans le cabinet du juge d'instruction, je ne m'en souviens pas.

M. le Rapporteur : Je conçois que vous ne vous en souveniez plus quatre ans après ; je veux seulement savoir quelle était l'ambiance de ces auditions. Cette personne paraissait-elle crédible ? Sa déposition paraissait-elle normale ? La contradiction avec son mari vous a-t-elle interpellée ? Le juge d'instruction vous en a-t-il parlé ?

Mme Nicole FRÉMY-WALCZAK : Oui, il y avait contradiction, mais je ne me souviens pas si nous en avons parlé avec le juge d'instruction. Nous nous sommes demandé, en revanche, si nous pouvions la réentendre sans avocat après son passage chez le JLD.

M. le Rapporteur : Vous souvenez-vous s'il y a eu des rapports, une conversation entre le JLD et le juge d'instruction sur cette question ?

Mme Nicole FRÉMY-WALCZAK : Il me semble que le JLD est venu dans le bureau pour dire que Mme Myriam Badaoui voulait être réentendue, mais je ne crois pas que cela ait posé de problème, sauf du point de vue de la procédure puisqu'il n'y avait pas d'avocat. Je n'avais jamais vu, auparavant, que la personne mise en examen revienne dans le quart d'heure après son passage devant le JLD. C'était inhabituel. On se demandait s'il fallait attendre avant de la reconvoquer, ou le faire tout de suite.

M. le Rapporteur : Y a-t-il eu entretien avec le JLD, ou information du JLD après que le juge d'instruction eut entendu Mme Myriam Badaoui ?

Mme Nicole FRÉMY-WALCZAK : Je pense que le procès-verbal du deuxième interrogatoire a été donné au JLD, pour que ce dernier ait la totalité de la procédure.

M. le Rapporteur : Ma question concernait le premier interrogatoire. Y a-t-il eu des indications, ou un entretien du juge d'instruction avec le JLD pour lui présenter le dossier ? Quelle était la pratique générale, au-delà de cette affaire ?

Mme Nicole FRÉMY-WALCZAK : Le dossier complet, non encore coté parce qu'il vient souvent de la garde à vue, avec le PV d'interrogatoire, est transmis au JLD, comme tous les dossiers. Il voit le dossier pendant que nous procédons à l'interrogatoire ; je parle de la procédure préliminaire, bien sûr.

M. le Rapporteur : Je crois que vous étiez présente aussi à la première comparution de M. François Mourmand. Est-ce que vous vous en souvenez ?

Mme Nicole FRÉMY-WALCZAK : Non. Je me souviens de M. Thierry Delay, de Mme Myriam Badaoui, de la « boulangère » - dont j'ai d'ailleurs oublié le nom - mais pas des autres.

M. le Rapporteur : C'est Mme Roselyne Godard.

Mme Nicole FRÉMY-WALCZAK : C'est vrai que le dossier a pris de l'ampleur ensuite, mais il se passe toujours beaucoup de choses dans un cabinet d'instruction, on écoute un peu les interrogatoires, mais il y a aussi tout le travail à côté. Étant donné tous les dossiers que j'ai vus passer à l'instruction en deux ans, je ne me souviens plus de tout en détail, à part certains épisodes particuliers, comme le fait, par exemple, que Mme Myriam Badaoui soit revenue après son passage devant le JLD, parce que cela sortait de l'ordinaire. Mais les interrogatoires dans des affaires d'agressions sexuelles, il y en a beaucoup...

M. Bernard DEROSIER : Vous avez parlé des premiers interrogatoires de Mme Myriam Badaoui. Vous avez dit qu'elle n'avait pas d'avocat et que c'était normal...

Mme Nicole FRÉMY-WALCZAK : Non : j'ai dit qu'il était normal qu'elle fasse des déclarations spontanées en l'absence d'avocat.

M. Bernard DEROSIER : Y a-t-il beaucoup de cas où il n'y a pas d'avocat ?

Mme Nicole FRÉMY-WALCZAK : Non, pas beaucoup. Dans ce cas, le juge d'instruction ne pose pas de questions s'il n'y a pas de déclarations spontanées.

M. Bernard DEROSIER : On a dit qu'il y avait 46 affaires de pédophilie sur les 120 instruites par le juge Burgaud. Est-ce que cela vous a frappée ?

D'autre part, quelle était votre relation avec le juge en ce qui concernait la transcription ? Est-ce que vous attendiez qu'il vous dicte ? Étiez-vous d'accord avec ce qu'il vous dictait ?

Mme Nicole FRÉMY-WALCZAK : Voulez-vous parler de dossiers d'agression sexuelle, ou de pédophilie ?

M. Bernard DEROSIER : On m'a dit : de pédophilie.

Mme Nicole FRÉMY-WALCZAK : Les agressions sexuelles constituent la principale masse de dossiers dans les cabinets d'instruction.

M. Xavier de ROUX : Et pas seulement dans le Pas-de-Calais !

Mme Nicole FRÉMY-WALCZAK : J'ai été en poste à la cour d'appel de Douai, qui est à cheval sur le Nord et le Pas-de-Calais, et couvre à la fois l'Avesnois, Boulogne, Valenciennes, Dunkerque...

M. Bernard DEROSIER : Y en a-t-il vraiment plus dans le Pas-de-Calais, et en particulier à Boulogne, qu'ailleurs ?

Mme Nicole FRÉMY-WALCZAK : Je ne sais pas, je n'ai pas vu d'études sur la question, mais il s'agit plus de dossiers d'agressions sexuelles que de pédophilie proprement dite.

Sur la transcription, j'ai bien entendu sur la Chaîne parlementaire que certains mettaient en cause la façon dont les PV sont établis, mais si je me réfère à La Pratique des Greffes de Bailly et au manuel de l'École nationale des greffes, que j'ai apportés ici avec moi, nous sommes tenus de prendre ce que le juge nous dicte tout en étant les garants de la procédure. Si le juge, sans aller jusqu'à nous dicter « blanc » au lieu de « noir », nous dicte quelque chose qui nous semble ne pas être tout à fait ce que nous avons entendu, nous le lui signalons, en procédant discrètement pour ne pas le mettre en difficulté devant les personnes mises en examen. Nous lui passons, par exemple, un post-it sur lequel nous avons écrit : « Vous croyez ? » Nous ne sommes pas là pour juger le fond, mais nous ne tapons pas n'importe quoi.

M. le Rapporteur : Est-ce que vous prenez des notes ? Concrètement, vous dites que vous écrivez sous la dictée du juge, mais est-ce que vous prenez vos propres notes ?

Mme Nicole FRÉMY-WALCZAK : Non. La retranscription n'est pas au mot près, et le juge, pour éviter de couper le prévenu dans ses déclarations, regroupe en général, dans sa dictée, une, deux ou trois questions et leurs réponses.

M. le Rapporteur : En principe, le greffier est le garant de la fidélité de l'écrit à ce qui est dit. Or la pratique semble être que, même dans le cadre d'une audition d'une ou deux heures, le juge note et dicte au greffier. N'y a-t-il pas là quelque chose qui mériterait d'être modifié ou précisé ? S'il ne note rien, le greffier n'a-t-il pas du mal à se souvenir de ce qui a été dit au début, au bout de deux heures ? Et dans ce cas, comment joue-t-il son rôle de garant ?

Mme Nicole FRÉMY-WALCZAK : Sont présents à l'interrogatoire le juge, le greffier, la personne mise en examen et, le plus souvent, son avocat.

M. le Rapporteur : Il y a eu des gens qui sont restés sans avocat pendant assez longtemps...

Mme Nicole FRÉMY-WALCZAK : Nous suivons quand même ce qui se dit, et qui n'est pas forcément retranscrit au mot près, mais le sens général est restitué. Si nous avons un doute, nous pouvons en faire part au juge, et de son côté, la personne entendue, la défense ou la partie civile peut soulever une objection si elle juge qu'il y a contresens et que cela lui porte préjudice.

M. le Rapporteur : Oui, mais l'avocat défend un intérêt particulier, tandis que le greffier est le garant de la rectitude du procès-verbal. L'avocat peut même avoir intérêt à ne pas relever telle ou telle erreur.

Mme Nicole FRÉMY-WALCZAK : Je parle d'un point de vue général. Tout le monde est quand même attaché à une retranscription fidèle de ce qui a été dit. S'il y a une différence de sens, la personne entendue et l'avocat sont là pour la relever. Et le juge n'est pas là pour noter quelque chose qui n'a pas été dit. J'ai travaillé avec cinq ou six juges d'instruction, et il m'est peut-être arrivé deux ou trois fois, au maximum, d'exprimer un doute. C'est surtout délicat dans les affaires financières ou de drogue, où les sommes et les quantités sont importantes, alors que, dans le cas d'agressions sexuelles, en gros, c'est oui ou c'est non, et il faut vraiment déformer beaucoup les déclarations pour faire un contresens.

M. le Rapporteur : D'une façon générale, et compte tenu de votre expérience, que fait le greffier qui présente une objection au juge sur le sens de la réponse qui lui est dictée, si le juge maintient son interprétation ? Est-ce qu'il retranscrit ce que dit le juge ?

Mme Nicole FRÉMY-WALCZAK : Dans ce cas-là, il y a généralement demande d'éclaircissement, en posant une nouvelle question à la personne mise en examen. En général, tout le monde tombe d'accord.

M. Jean-Yves HUGON : Avez-vous remarqué chez le juge Burgaud - mais vous avez en partie répondu - des particularités, des différences par rapport aux autres juges d'instruction ?

Quant à sa relation avec Mme Myriam Badaoui, était-elle empreinte de sympathie ? De neutralité ? D'agressivité ?

Enfin, quel regard portez-vous sur la fonction du juge d'instruction dans le cours de l'enquête ? Le juge d'instruction est-il à la bonne place ? A-t-il généralement la maturité suffisante pour mener l'enquête ? A-t-il les instruments nécessaires pour le faire correctement ?

Mme Nicole FRÉMY-WALCZAK : Le greffier n'est pas là pour juger le fond du dossier, ni la façon dont le juge mène l'instruction. Le greffier et le juge sont deux personnes dont le rôle est différent, et qui doivent travailler ensemble. Le juge traite ses dossiers, le greffier l'assiste dans ses actes et gère son cabinet. Nous n'avons pas le temps, et ce n'est d'ailleurs pas notre rôle, de lire les dossiers, seulement quelques expertises, et encore s'agit-il le plus souvent des seules conclusions. À Boulogne, pendant l'affaire d'Outreau, il y avait 130 dossiers en cours ! Nous n'avons donc pas matière à apprécier la façon de mener l'instruction, et ce n'est pas notre rôle.

Mme Myriam Badaoui, selon moi, était une mise en examen comme une autre. Le juge Burgaud était quelqu'un de très professionnel, on ne voyait pas ce qu'il pensait. J'ai travaillé neuf mois avec lui, nous communiquions très peu. Il était là depuis septembre, le dossier a commencé en février. Il était toujours dans son bureau à travailler ses dossiers, il fallait qu'il les voie tous, car il était obligé de faire des actes tous les quatre mois, et il les réétudiait avant de procéder aux interrogatoires. Je ne communiquais pas beaucoup avec lui, ce n'était pas quelqu'un qui montrait ce qu'il ressentait. Il était avec Mme Myriam Badaoui comme avec toutes les autres personnes mises en examen, son comportement n'était pas différent.

M. Guy LENGAGNE : Pourquoi, à votre avis, Mme Myriam Badaoui n'avait-elle pas d'avocat ?

Autre question : combien de temps duraient les interrogatoires avec elle ? Cinq minutes ? Une heure ?

Enfin - mais vous avez en partie répondu aussi -, avez-vous eu, après le départ de Mme Myriam Badaoui, sans toutefois entrer dans le fond du dossier, un échange, même succinct, avec le juge sur la façon dont les choses se sont passées ?

Mme Nicole FRÉMY-WALCZAK : Je pense qu'au début, elle avait choisi de ne pas avoir d'avocat, mais je ne pourrais pas vous l'affirmer. Quand une personne arrive devant le juge d'instruction pour sa première comparution, on lui demande si elle veut un avocat commis d'office. En général, quand on n'a pas d'avocat en première comparution, c'est qu'on choisit de ne pas en prendre. Je ne sais pas pourquoi elle n'en avait pas, mais si c'est de son fait, cela doit être marqué dans le dossier.

En règle générale, un interrogatoire de première comparution demande quand même un certain temps : au moins une heure. En l'espèce, je ne saurais pas vous dire précisément.

Sur le dernier point, nous nous sommes demandé s'il fallait ou non faire revenir Mme Myriam Badaoui juste après son passage devant le JLD. Nous voyions bien que c'était un dossier lourd, et d'ailleurs, une fois que nous avons fini l'interrogatoire, il nous a bien fallu cinq à dix minutes pour nous remettre avant de recommencer à travailler, car ce n'était pas un dossier anodin, même s'il y a beaucoup de dossiers de cette espèce...

M. Jacques-Alain BÉNISTI : Mme Myriam Badaoui a fait des déclarations spontanées, notamment pour dénoncer certaines personnes. Avez-vous eu l'impression qu'elle inventait, ou cela vous semblait-il vrai à 100 % ? Y avait-il une part de vérité, selon vous, dans ses déclarations ?

Avez-vous eu le sentiment, par ailleurs, que le juge, à un moment donné, a hésité sur certaines décisions, notamment en matière d'incarcération des prévenus ?

Mme Nicole FRÉMY-WALCZAK : Sur le dernier point, on ne peut pas savoir. M. Burgaud est quelqu'un dont on ne peut pas savoir ce qu'il pense. Il travaillait dans son bureau. Je n'avais pas de problèmes de travail avec lui, il était toujours disponible pour me répondre s'il y avait un point à éclaircir, mais il ne communiquait pas sur ce qu'il ressentait. Ce n'était pas quelqu'un qui faisait part de son sentiment personnel, de la façon dont il avançait dans ses dossiers, que ce soit sur celui-là ou sur un autre.

Quand il faisait ses commissions rogatoires, il cadrait bien ses demandes, on voyait bien ce qu'il demandait, ce qu'il voulait. Pour la mise en détention, il motivait sa saisine du JLD, mais ce n'est pas lui qui prenait la décision.

S'agissant des déclarations spontanées de Mme Myriam Badaoui, je me souviens que c'est une personne qui variait beaucoup dans ses déclarations. C'est le souvenir que j'en ai, je ne me rappelle rien de plus. Cela remonte tout de même à 2001, je n'ai pas suivi tout le dossier, et c'était un dossier parmi beaucoup d'autres. Peut-être aurais-je plus de souvenirs si j'avais suivi le dossier du début à la fin.

M. Jacques FLOCH : À vous entendre, je comprends qu'au départ, ce dossier était un dossier parmi beaucoup d'autres, mais comment expliquez-vous qu'il ait pris une telle importance ? Par l'émotion qu'il a soulevée ? Par la médiatisation des auditions ? Par la qualité des défenseurs ? Par la façon dont le juge a mené l'enquête ?

Mme Nicole FRÉMY-WALCZAK : À l'époque où je m'en occupais, ce n'était pas un dossier médiatique. Ce n'était pas un dossier banal, car beaucoup de gens étaient mis en cause, mais c'était pour moi un dossier parmi d'autres. Si je me souviens bien, il y avait deux ou trois tomes, mais pas d'avocats extérieurs ni de médiatisation.

M. Jacques FLOCH : À quel moment a-t-il pris de l'ampleur ?

Mme Nicole FRÉMY-WALCZAK : Je ne pourrais pas vous répondre, car c'était à un moment où je ne m'en occupais plus.

M. Jacques FLOCH : Comment ressentez-vous cela, en tant que professionnelle ?

Mme Nicole FRÉMY-WALCZAK : Ensuite, j'ai suivi l'affaire comme tout le monde, par la télévision. Je la suis beaucoup plus aujourd'hui qu'à l'époque, parce que je suis concernée. J'en entendais parler par mes collègues, mais je ne saurais pas dire pourquoi elle a dérapé, pourquoi elle est allée sur la place publique.

M. Jacques FLOCH : Le fait qu'elle y soit allée lui a-t-il donné une issue différente ? La médiatisation a-t-elle changé quelque chose ? S'il n'y avait pas eu la médiatisation, y aurait-il pu y avoir une autre fin ?

Mme Nicole FRÉMY-WALCZAK : Il m'est un peu difficile de répondre, car on ne peut pas refaire la même affaire, avec les mêmes personnes mises en cause, le même magistrat, le même parquet, avec puis sans médiatisation.

M. Thierry LAZARO : Il y a des propos mesurés, et il y a des propos prudents. J'ai l'impression que les vôtres appartiennent à la deuxième catégorie. Il n'est tout de même pas interdit de donner son avis ! Un avocat de Mme Karine Duchochois s'est étonné à plusieurs reprises de la façon dont ses propos étaient retranscrits. Vous n'êtes pas en cause, car vous n'étiez pas là à l'époque, mais il ressort de ce que vous et votre collègue nous ont dit que le greffier est le secrétaire du juge, alors que je croyais qu'il était le garant de la procédure. Ne pensez-vous pas qu'un enregistrement audio serait une bonne chose ?

Mme Nicole FRÉMY-WALCZAK : Encore faut-il en avoir les moyens.

M. Thierry LAZARO : On a dit la même chose à propos des caméras, mais on a bien trouvé les moyens pour envoyer des hélicoptères et faire des fouilles.

Mme Nicole FRÉMY-WALCZAK : Le travail du greffier ne se limite pas aux auditions : il assure aussi la mise en forme du dossier, la procédure, les délais de convocation. Sont présents aux auditions le juge, le greffier, la personne mise en examen et, dans 80 % des cas, l'avocat. Le greffier retranscrit sous la dictée du juge. Si l'avocat veut poser une question, il la pose. Si le juge s'y oppose, mention en est faite au PV, mention que le greffier est tenu de faire, et l'avocat peut déposer des conclusions. Quant à l'enregistrement, il faudrait que tous les cabinets d'instruction soient dotés d'une caméra et d'un magnétoscope.

M. Thierry LAZARO : J'ai parlé d'un enregistrement audio.

Mme Nicole FRÉMY-WALCZAK : D'un magnétophone, donc. Mais actuellement, on ne se sert pas beaucoup des cassettes vidéo.

M. Thierry LAZARO : Peut-être auraient-elles été utiles dans cette affaire.

Mme Nicole FRÉMY-WALCZAK : Les auditions des mineurs au commissariat doivent figurer dans le dossier.

M. le Président : Quand la caméra fonctionne !

Madame, nous vous remercions.

* Audition de M. Patrick DUVAL,
greffier du juge d'instruction Fabrice BURGAUD



(Procès-verbal de la séance du 7 février 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Monsieur, je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête et je souhaite vous informer de vos droits et de vos obligations. Dans le cadre du huis clos qui a été retenu, à votre demande, pour votre audition, celle-ci ne sera rendue publique qu'à l'issue des travaux de la commission, qui pourra cependant décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui en sera fait. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué et les observations que vous pourriez présenter seront soumises à la commission.

L'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires punit des peines prévues à l'article 226-13 du code pénal, soit un an d'emprisonnement et 15 000 euros d'amende, toute personne qui, dans un délai de trente ans, divulguera ou publiera une information relative aux travaux non publics d'une commission d'enquête, sauf si le rapport de la commission a fait état de cette information.

En vertu du même article, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel.

Toutefois, en application de l'article 226-14 du même code, l'article 226-13 n'est pas applicable aux personnes informant les autorités de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Enfin, l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. Cependant, pour la commodité de l'audition, vous pourrez citer nommément les enfants qui ont été victimes de ces actes, la commission se chargeant de les rendre anonymes dans son rapport.

Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(M. Patrick Duval prête serment).

La commission va maintenant procéder à votre audition, qui fait l'objet d'un enregistrement.

Monsieur Duval, vous avez la parole, si vous le souhaitez, pour un exposé liminaire sur la façon dont vous avez eu à connaître du dossier d'Outreau, sur votre travail auprès du juge Burgaud, sur la façon dont celui-ci organisait les confrontations et les interrogatoires.

M. Patrick DUVAL : Le juge Burgaud était assez distant, froid, peu enclin à la conversation et au dialogue. Il ne faisait confiance à personne. Je n'ai pas souvenance qu'il ait parlé beaucoup avec ses collègues magistrats. Il s'enfermait souvent dans son bureau pour étudier les dossiers et venait me voir ou me parler pour des choses importantes ou urgentes. Autrement, nous communiquions surtout par écrit, ou par post-it.

Lors des actes, il avait préparé les questions à poser aux personnes mises en examen, les leur lisait, notait lui-même leurs réponses, puis dictait questions et réponses au greffier, qui tapait sur l'ordinateur. À la fin de chaque acte, les personnes mises en examen avaient toute latitude pour relire les questions, les réponses, et demander qu'une correction puisse être apportée si un mot, une expression ou une phrase n'était pas le reflet de ce qu'elles avaient dit. Les avocats présents pouvaient aussi relire, apporter des précisions ou faire réparer des omissions. Il n'y a pas eu d'incidents notables, hormis le jour où le prêtre, M. Dominique Wiel, a chanté la Marseillaise.

M. le Président : Quand avez-vous été en fonctions ?

M. Patrick DUVAL : De mai 2001 à février 2002.

Ses relations avec les avocats n'étaient pas très bonnes, souvent distantes, voire inexistantes. Je n'ai pas souvenance qu'il ait eu des différends avec eux.

Pour ma part, le matin, en arrivant, j'ouvrais le courrier, faisais les actes nécessaires - rentrée des commissions rogatoires, des expertises, des ordonnances de soit-communiqué concernant les demandes de mise en liberté, etc. - puis le magistrat arrivait. L'acte de la matinée, prévu à 9 heures 30, commençait à 9 heures 45 et durait environ une heure et demie, soit jusqu'à 11 heures 15. Ensuite, il me donnait des instructions pour faire telle ou telle chose, ce qui pouvait amener facilement à midi. Très souvent, je restais entre midi et 14 heures. Je mangeais en une heure ou une heure et quart. Ensuite, un autre acte était prévu à 14 heures et commençait à 14 heures 15. Il durait une heure et quart ou une heure et demie. Je n'avais jamais fini à 18 heures, je finissais très souvent entre 19 et 20 heures, voire 20 heures 30 quelquefois.

Je n'ai pas de bons souvenirs de mon passage à l'instruction avec M. Burgaud. J'ai fait, pendant plusieurs mois, des semaines de 45 heures minimum, sans prendre aucun jour de congé. L'attitude de M. Burgaud était hautaine et méprisante : jamais un mot agréable, encore moins d'encouragement.

J'ai deux exemples désagréables. Une fois, alors que nous allions faire une perquisition à l'aube, il m'avait dit d'être là de bonne heure, à 5 heures 40. Je suis arrivé à l'heure ; il n'a pas eu la décence ni la politesse de faire de même. Une autre fois, un vendredi, alors que nous étions de permanence, il m'a dit vers 15 heures 45 qu'il voulait entendre des personnes qui n'étaient pas prévues, en me mettant devant le fait accompli. Les interrogatoires se sont terminés à 21 heures 15.

J'ai fait mon possible pour concilier le caractère difficile, exigeant et froid de ce magistrat et la bonne marche du cabinet, mais en vain car personne n'aurait pu y arriver. Depuis cette période, la plus noire de ma vie professionnelle, je suis soigné pour hypertension artérielle, je prends des médicaments. J'étais pourtant épaulé dans cette lourde tâche par la secrétaire du juge des libertés et de la détention, qui elle-même occupait un poste surchargé, et je l'en remercie. Ce service de l'instruction était néanmoins très intéressant, et dans d'autres circonstances j'aurais aimé y passer plus de temps.

M. le Président : Je vous remercie.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : À l'interrogatoire de Mme Myriam Badaoui du 27 août 2001, M. Burgaud pose des questions très courtes. « Vous avez écrit le 28 mai 2001 que les enfants allaient en Belgique et que là-bas ils retrouvaient d'autres enfants ou d'autres adultes. À quel endroit en Belgique vos enfants se rendaient-ils ? » Mme Myriam Badaoui répond très longuement, sa réponse occupe 33 lignes, sans qu'une seule interruption soit notée. À un moment, elle déclare : « Il y avait beaucoup de photos qui ont été prises. Le propriétaire s'appelle bien Daniel Legrand, il est originaire de Boulogne-sur-Mer, il a un fils qui s'appelle aussi Daniel Legrand. Daniel Legrand père et Daniel Legrand fils ont tous deux participé aux faits. » Or l'on sait maintenant qu'elle ne connaissait pas les Legrand à l'époque. Dès lors que Mme Myriam Badaoui dit « s'appelle bien Daniel Legrand », on peut penser que le nom lui a été suggéré, ainsi que l'a d'ailleurs déduit un avocat. Vous souvenez-vous s'il y a eu d'autres questions que sur le PV ? Si des noms ont été suggérés, même maladroitement ?

M. Patrick DUVAL : Je n'en ai plus souvenance. Cela fait plus de quatre ans.

M. le Rapporteur : Vous ne vous souvenez de rien du tout ?

M. Patrick DUVAL : Non.

M. le Rapporteur : Est-ce que vous étiez présent à la perquisition chez MMarécaux ?

M. Patrick DUVAL : Oui.

M. le Rapporteur : Comment s'est-elle passée ? MMarécaux nous a dit qu'il avait demandé la carte au juge d'instruction, que celui-ci la lui aurait présentée d'un geste rapide, que sa maison avait été dévastée, ses papiers déchirés...

M. Patrick DUVAL : Ils ont fouillé partout. Nous sommes arrivés avec le SRPJ de Lille, ils ont frappé et sonné, ils ont dit : « Police » et nous sommes entrés.

M. le Rapporteur : MMarécaux dit avoir été immobilisé à terre. Vous en souvenez-vous ?

M. Patrick DUVAL : À terre, je ne sais plus. Immobilisé, oui.

M. le Rapporteur : Il nous dit que sa maison a été totalement dévastée, que les gens qui ont fait la perquisition se sont comportés « comme des voyous ».

M. Patrick DUVAL : C'est vrai qu'ils ont fouillé partout.

M. le Rapporteur : Il y a le fait de fouiller et il y a la façon de le faire. Or, il nous a dit qu'ils s'étaient comportés « comme des voyous. »

M. Patrick DUVAL : Peut-être Me Marécaux était-il surpris, c'était tôt le matin.

M. le Rapporteur : Et la façon de présenter la carte ? Vous en souvenez-vous ?

M. Patrick DUVAL : Non.

M. le Rapporteur : Et la manière de fouiller ? Vous a-t-elle parue normale ?

M. Patrick DUVAL : Oui.

M. le Rapporteur : Elle vous paraissait habituelle ?

M. Patrick DUVAL : C'était la première perquisition à laquelle j'assistais, et je n'ai assisté à aucune autre depuis. Je ne peux donc pas comparer. Ce qui est sûr, c'est qu'ils ont fouillé partout. Ils ont peut-être trop remué de choses...

M. le Rapporteur : Mais sur le plan humain, est-ce que ça s'est passé normalement ou pas ?

Je lis ce que nous a déclaré Me Marécaux : « J'ai été arrêté le 14 novembre 2001, à six heures et demie du matin, aux cris de « Police ! Ouvrez ! » J'ai eu, moi, le privilège d'avoir le juge Burgaud qui est venu mener la perquisition à mon domicile, accompagné d'une douzaine de fonctionnaires de police. Ils ont envahi ma maison, ont investi les pièces. Si je n'avais pas su que ces gens étaient des policiers, j'aurais cru que j'avais affaire à une bande de voyous, mettant sans dessus dessous mes meubles, sans égard pour leur valeur, déplaçant les antiquités ou bibelots, qui pouvaient être cassés, visionnant nos cassettes vidéos. Je n'ai pas pu voir mes enfants, ou plutôt si, j'ai pu voir ma fille, qui avait réussi à s'arracher des bras d'un policier pour venir se réfugier dans les miens. On me l'a arrachée. Je ne reverrai mes enfants qu'en août 2004, près de trois ans après.

« La perquisition se fait à mon domicile. Toutes les pièces sont investies. On va saisir des effets que l'on trouve bizarres, notamment des préservatifs. C'est fait avec une telle désinvolture que vous vous demandez où vous êtes. J'ai subi une lettre de cachet signée du juge Burgaud. Et voilà qu'on entre chez moi, qu'on viole mon intimité, qu'on m'arrache mes enfants. On me sépare de mon épouse. Je n'ai même plus le droit de lui parler. »

Est-ce que ça s'est bien passé comme ça ?

M. Patrick DUVAL : Oui. On rentre chez les gens à six heures du matin...

M. le Rapporteur : Certes, mais la façon de faire assez spectaculaire.

M. Patrick DUVAL : C'est assez proche de la façon dont ça s'est passé.

M. le Rapporteur : Vous confirmez donc, globalement, que ça s'est passé comme ça ?

M. Alain MARSAUD : Me Marécaux était-il menotté ? Dans le dos ?

M. Patrick DUVAL : Je crois que oui.

M. le Rapporteur : Et vous, comme citoyen averti puisque vous êtes greffier, est-ce que vous trouvez qu'il y avait moyen de faire autrement ?

M. Patrick DUVAL : Ça aurait pu être fait plus délicatement, c'est certain.

M. le Rapporteur : Vous étiez là aussi le 7 janvier 2002 à la confrontation entre M. Thierry Dausque et ses accusateurs. On nous a souligné que M. Thierry Dausque n'avait pas d'avocat et n'en a pas eu pendant un certain temps. Cette situation a-t-elle interpellé quelqu'un ? A-t-elle interpellé le juge d'instruction ? Est-ce qu'on s'est préoccupé de cette situation, ne serait-ce qu'en la signalant à l'ordre des avocats ?

M. Patrick DUVAL : Je n'ai pas souvenance de ça.

M. le Rapporteur : C'est donc une situation qui pouvait paraître normale ?

M. Patrick DUVAL : Pas tout à fait, non.

M. le Rapporteur : Si ce n'est pas normal, pourquoi est-ce qu'on ne s'en préoccupe pas ?

M. Alain MARSAUD : On ne peut pas faire de confrontation sans que l'avocat soit avisé !

M. le Rapporteur : Il y avait un avocat commis d'office, mais il ne s'est pas déplacé. S'il apparaît qu'il n'a pas été prévenu, la procédure serait nulle. Il y a eu dysfonctionnement. Il n'y a pas eu d'avocat, si ma mémoire est bonne, pendant quatorze mois. Ce que nous voulons savoir, c'est si cela a interpellé le juge d'instruction, notamment au moment de la confrontation. Avez-vous quelque chose à dire sur ces confrontations auxquelles vous avez assisté ?

M. Patrick DUVAL : Elles se sont bien passées, à part cet incident notable dont j'ai parlé.

M. le Rapporteur : Il y a aussi ce problème des avocats qui attendent très longtemps les copies de pièces du dossier. Est-ce qu'ils venaient les consulter sans pouvoir y accéder si le juge n'était pas là ?

M. Patrick DUVAL : Oui, le dossier était dans le bureau du magistrat, qui souhaitait le conserver tout le temps avec lui.

M. le Rapporteur : Il y a deux choses : la délivrance des copies, d'une part, et la consultation du dossier, d'autre part. En principe, c'est par vous qu'on passe, or il semble que certains aient eu des difficultés à consulter le dossier. Pourquoi ?

M. Patrick DUVAL : Parce que les copies n'étaient pas faites.

M. le Rapporteur : Ce n'est pas ma question. Je parle de la consultation de l'original sur place. Pourquoi y a-t-il eu des difficultés ?

M. Patrick DUVAL : Parce que le juge ne voulait pas donner l'original.

M. le Rapporteur : Il ne voulait même pas qu'un avocat le consulte dans votre bureau ?

M. Patrick DUVAL : Si, c'est arrivé, mais il ne voulait pas qu'on l'emporte.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : L'avocat a la faculté de consulter le dossier trois jours au plus tard avant l'audition. Comment était-ce organisé ?

M. Patrick DUVAL : Il n'y avait pas de copies à jour.

M. le Rapporteur : Un avocat, MDeswarte, nous a dit qu'elle prenait rendez-vous et que ça posait quand même des problèmes. Quatre jours avant l'audition, le dossier doit être à jour. Un avocat qui se présentait pouvait-il accéder au dossier ?

M. Patrick DUVAL : Oui, jusqu'aux dernières copies. Mais le dossier n'était pas forcément à jour des copies.

M. le Rapporteur : Vous étiez présent aux auditions de certains mineurs, notamment de deux enfants, le 11 janvier 2002, après l'histoire du meurtre inventé par Daniel Legrand fils. Il n'est pas dit dans le PV que l'enregistrement a été proposé aux enfants. Le PV parle d'ailleurs, curieusement, de l'enregistrement « préconisé » par le code de procédure pénale, alors qu'il est imposé par la loi, sauf avis contraire des enfants. Vous souvenez-vous si cet enregistrement a été proposé ou pas ?

M. Patrick DUVAL : Je ne m'en souviens pas.

M. le Rapporteur : Le 17 janvier 2002, Mme Aurélie Grenon, confrontée à M. Pierre Martel, le chauffeur de taxi, se rétracte, puis finit par céder et par réaffirmer que M. Pierre Martel a violé les enfants. Le lendemain, en revanche, M. David Delplanque et M. Daniel Legrand fils maintiennent leurs déclarations selon lesquelles il n'a pas commis les faits. Vous souvenez-vous de cet épisode ?

M. Patrick DUVAL : Oui, je crois.

M. le Rapporteur : Pouvez-vous en dire quelques mots ? À trois reprises, le juge d'instruction revient vers elle, elle finit par céder. Pouvez-vous nous dire comment ça s'est passé ?

M. Patrick DUVAL : Vous savez, il y a quatre ans de cela.

M. le Rapporteur : Oui, vous nous l'avez déjà dit. Vous n'avez aucune mémoire de rien ?

M. Patrick DUVAL : Non.

M. le Rapporteur : Vous savez aussi que Mlle Aurélie Grenon a été libérée à un moment donné. On nous a dit que le juge d'instruction l'avait citée en exemple à plusieurs personnes mises en examen, en leur disant : « Vous n'avez qu'à avouer comme elle, maintenant elle se fait bronzer sur la plage », ce qui pouvait leur donner à penser qu'en avouant, ils seraient libérés eux aussi. Avez-vous entendu cela de la part du magistrat ?

M. Patrick DUVAL : Non.

M. le Rapporteur : J'en viens aux retranscriptions, de la fidélité desquelles vous êtes le garant. Prenez-vous des notes pendant les auditions ?

M. Patrick DUVAL : Non.

M. le Rapporteur : Mais vous êtes le garant de la fidélité de la retranscription. Est-ce que vous vous rappelez quand même ce qui a été dit ?

M. Patrick DUVAL : Ce que j'ai à écrire est dicté par le magistrat.

M. le Rapporteur : Est-ce que cela vous paraît poser problème, ou pas ?

M. Patrick DUVAL : Non, car les gens peuvent relire ce qu'ils ont dit, ils ont le temps qu'il faut pour cela et peuvent faire rectifier ce qui leur paraît erroné, voire refuser de signer.

M. le Rapporteur : Selon vous, le juge d'instruction avait-il des rapports fréquents avec le procureur ?

M. Patrick DUVAL : Oui, ils en parlaient. Je voyais parfois le procureur venir dans le cabinet du magistrat.

M. le Rapporteur : Régulièrement ?

M. Patrick DUVAL : Oui.

M. le Rapporteur : Quotidiennement ?

M. Patrick DUVAL : Non. Régulièrement, mais pas quotidiennement.

M. le Rapporteur : Les avocats étaient-ils présents à ces entretiens ?

M. Patrick DUVAL : Non.

M. le Rapporteur : Pensez-vous que M. Gérald Lesigne avait une influence sur le dossier ?

M. Patrick DUVAL : Je ne sais pas si c'est à moi de le dire. Comme procureur, il n'a peut-être pas d'influence, mais il a son mot à dire.

M. le Rapporteur : Je ne pense pas qu'il soit utile que je poursuive.

M. Jean-Yves HUGON : Avez-vous assisté à des confrontations collectives ? Pensez-vous que ces confrontations étaient susceptibles de dégager la vérité ? D'après ce qu'on nous a rapporté, le juge donnait la parole à Mme Myriam Badaoui, puis Mlle Aurélie Grenon répétait ce qu'elle avait dit, puis M. David Delplanque faisait de même. Confirmez-vous ce scénario ?

M. Patrick DUVAL : Oui.

M. Jean-Yves HUGON : J'ai une question peut-être plus personnelle. Pensez-vous que, si le juge avait accepté des confrontations individuelles avec chacun des trois accusateurs, le résultat aurait été différent ?

M. Patrick DUVAL : Oui.

M. Jean-Yves HUGON : Pouvez-vous développer ce point ?

M. Patrick DUVAL : Cela aurait peut-être évité une trop grande tension dans les confrontations.

M. Jean-Yves HUGON : Pensez-vous que Mlle Aurélie Grenon, comme M. David Delplanque, répétait ce qu'elle venait d'entendre, sans avoir sa propre version ?

M. Patrick DUVAL : Oui.

M. Guy GEOFFROY : Je suppose que vous avez assisté M. Burgaud dans l'instruction d'autres affaires. Sa façon d'instruire, et les relations qui en découlaient avec les avocats, vous sont-elles apparues identiques dans toutes les affaires, ou avez-vous noté quelque chose de particulier dans l'affaire d'Outreau ?

D'autre part, dans quelles conditions, si ce n'est pas indiscret, avez-vous été amené à cesser votre collaboration avec le juge Burgaud ?

M. Patrick DUVAL : Cette affaire était énorme, le travail n'était pas le même que sur les autres affaires. C'est le président du tribunal qui a demandé au greffier en chef de me retirer de l'instruction.

M. Bernard DEROSIER : Pourquoi ?

M. Patrick DUVAL : Je ne l'ai pas su. Peut-être que je ne faisais pas l'affaire. Je ne sais pas.

M. Jean-Paul GARRAUD : Avant le juge Burgaud, vous étiez greffier ?

M. Patrick DUVAL : J'étais greffier des tutelles à Calais.

M. Jean-Paul GARRAUD : Aviez-vous déjà été greffier d'instruction ?

M. Patrick DUVAL : Non, c'était la première fois.

M. Jean-Paul GARRAUD : Vous vous étiez porté volontaire ?

M. Patrick DUVAL : Non, j'avais seulement demandé ma mutation à Boulogne.

M. Jean-Paul GARRAUD : Mais vous ne souhaitiez pas forcément être à l'instruction ?

M. Patrick DUVAL : Non.

M. Jean-Paul GARRAUD : Et vous n'aviez pas forcément la formation pour ça ?

M. Patrick DUVAL : Non.

M. Jean-Paul GARRAUD : Je pense que, parmi les dysfonctionnements de la justice, figure peut-être le fait de nommer quelqu'un à une fonction qu'il n'a pas demandée et pour laquelle il n'a pas été formé, dans un poste particulièrement sensible...

M. Patrick DUVAL : J'ai eu une petite formation en arrivant, c'est tout.

M. Jean-Paul GARRAUD : Ce que vous avez vécu à l'instruction correspondait-il à vos attentes ?

M. Patrick DUVAL : Non.

M. Jean-Paul GARRAUD : Vous ne vous attendiez pas à ça ? Notamment quant à la charge de travail ?

M. Patrick DUVAL : Non.

M. Jean-Paul GARRAUD : Peut-être cela a-t-il posé un problème relationnel avec le juge ?

M. Patrick DUVAL : Peut-être.

M. Georges FENECH : Quand on vous entend, on peut être surpris de votre manque de mémoire de certains événements. Est-ce simplement parce qu'il n'y avait rien de notable, dans l'affaire d'Outreau, quant à la façon d'instruire de M. Burgaud, qu'il s'agisse de perquisition, de mise en examen ou de confrontation ? Vous nous avez décrit une personne froide, peut-être arrogante, mais si je comprends bien, tel était le quotidien du fonctionnement du cabinet d'instruction ?

M. Patrick DUVAL : Oui. Je n'avais jamais vécu cela avant, je n'avais jamais été à l'instruction

M. le Président : Avez-vous eu une réunion au tribunal pour préparer votre audition ?

M. Patrick DUVAL : Oui.

M. le Président : Avec le procureur ? Avec vos collègues ?

M. Patrick DUVAL : Non. Avec le greffier en chef.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Je voudrais parler du fait que le juge d'instruction participe lui-même à une perquisition. C'est assez rare. Comment l'a-t-il préparée ? Est-ce qu'il vous a expliqué pourquoi ?

M. Patrick DUVAL : On ne se parlait presque pas. Il m'a seulement dit qu'il fallait que je sois là de bonne heure.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Après la perquisition, Me Marécaux a-t-il été placé en garde à vue, ou présenté au juge d'instruction ?

M. Patrick DUVAL : Placé en garde à vue.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Alors que le juge était présent à la perquisition ?

M. Patrick DUVAL : Oui.

M. Bernard DEROSIER : Tout à l'heure, nous avons abordé le problème de la consultation du dossier. Pourquoi les copies n'étaient-elles pas distribuées ?

D'autre part, vous nous avez confirmé que le juge d'instruction dictait les PV. Avez-vous eu, à certains moments, des divergences avec lui sur la transcription des réponses ?

Enfin, vous dites que vous avez préparé votre audition avec le greffier en chef. Comment ? Vous a-t-on dit ce que vous deviez dire ?

M. Patrick DUVAL : Non. Je l'ai préparée tout seul. J'en ai seulement parlé avec le greffier en chef, de temps en temps.

M. le Président : De façon informelle ?

M. Patrick DUVAL : Oui, dans son bureau.

Pour les copies, le greffe manque de moyens, notamment en personnel. Il y avait trois cabinets, avec un greffe commun. La greffière du JLD nous offrait son aide ponctuelle, de temps à autre, pour des copies. Quand les avocats ont râlé, peut-être cela nous a-t-il valu un peu plus de moyens, des personnes qui sont venues d'autres services pour nous aider à faire les copies.

M. Bernard DEROSIER : Étiez-vous toujours d'accord avec ce que dictait le juge d'instruction ?

M. Patrick DUVAL : Oui. Et puis les personnes pouvaient toujours dire si elles n'étaient pas d'accord. C'est déjà arrivé. Peut-être pas dans ce dossier-là, mais dans d'autres.

M. Bernard DEROSIER : Mais vous pouviez le dire aussi. L'avez-vous fait ?

M. Patrick DUVAL : Non.

M. le Président : Nous vous remercions.

* Audition de M. Philippe DEMAREST,
greffier du juge d'instruction Fabrice BURGAUD



(Procès-verbal de la séance du 7 février 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Monsieur, je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête et je souhaite vous informer de vos droits et de vos obligations. Dans le cadre du huis clos qui a été retenu, à votre demande, pour votre audition, celle-ci ne sera rendue publique qu'à l'issue des travaux de la commission, qui pourra cependant décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui en sera fait. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué et les observations que vous pourriez présenter seront soumises à la commission.

L'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires punit des peines prévues à l'article 226-13 du code pénal, soit un an d'emprisonnement et 15 000 euros d'amende, toute personne qui, dans un délai de trente ans, divulguera ou publiera une information relative aux travaux non publics d'une commission d'enquête, sauf si le rapport de la commission a fait état de cette information.

En vertu du même article, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel. Toutefois, en application de l'article 226-14 du même code, l'article 226-13 n'est pas applicable aux personnes informant les autorités de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Enfin, l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. Cependant, pour la commodité de l'audition, vous pourrez citer nommément les enfants qui ont été victimes de ces actes, la commission se chargeant de les rendre anonymes dans son rapport.

Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(M. Philippe Demarest prête serment).

La commission va maintenant procéder à votre audition, qui fait l'objet d'un enregistrement.

Monsieur Demarest, vous avez la parole.

M. Philippe DEMAREST : J'ai cinquante-deux ans, j'ai commencé ma carrière professionnelle le 14 mai 1974 au tribunal d'instance de Montreuil-sur-Mer en qualité d'auxiliaire de justice, puis titularisé comme agent administratif, et ce jusqu'en décembre 1981. Suite à ma demande, j'ai été muté au TGI de Boulogne-sur-Mer et j'ai été affecté dans différents services, tant au pénal qu'au civil, où j'ai pu parfaire mes connaissances en tant que « faisant fonction de greffier ». J'ai quitté cette juridiction en 1994, suite à mon admission au concours national de greffier, dans la « promotion exceptionnelle » de 360 greffiers, dont seulement 45 internes, dont je faisais partie. Après une année de stage et de formation, j'ai obtenu un poste de greffier titulaire au tribunal d'instance de Péronne, avec les fonctions de greffier du tribunal de police et des tutelles, et responsable du greffe détaché d'Albert, et ce de 1995 à 1998. Puis j'ai été à nouveau muté au conseil de prud'hommes de Boulogne-sur-Mer de 1998 à 2001, toujours pour étendre mes connaissances. Le 11 septembre 2001 - date historique - j'ai été affecté à ma demande au TGI de Boulogne-sur-Mer, dans un service du parquet pendant quelques mois puis, suite à la vacance en février 2002 du poste de greffier d'instruction de M. Patrick Duval, liée à des problèmes de santé, de stress dû à la surcharge de travail, j'ai été volontaire pour intégrer cette fonction que j'aime et que j'exerce toujours.

M. le Président : Pouvez-vous nous parler de votre travail auprès de M. Burgaud, de sa façon de travailler, de l'instruction de l'affaire d'Outreau ?

M. Philippe DEMAREST : Après la déclaration d'un des acquittés à la télévision sur le fait que le greffier n'avait rien noté, je confirme que le code de procédure pénale dit que le greffier retranscrit ce que le magistrat lui dit de retranscrire, et non pas directement les propos de la personne entendue.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Voici une excellente transition avec l'audition de Mlle Karine Duchochois le 27 février 2002, à laquelle vous étiez présent. Mlle Karine Duchochois a refusé de signer le PV, car selon ce PV, relu par son avocate, Mme Myriam Badaoui ne disait pas que les faits reprochés dataient de novembre-décembre 1999, mais simplement de l'année 1999, alors que Mlle Karine Duchochois avait justement quitté Outreau en octobre 1999 pour la région parisienne. Mlle Duchochois nous a dit qu'il y avait eu un incident à cette occasion, tout le monde ayant affirmé n'avoir entendu que l'année.

M. Philippe DEMAREST : Il est difficile de se rappeler exactement les choses, quatre ans après. Il a dû y avoir un incident, j'étais en train de noter d'anciennes déclarations. Je pourrai vous remettre des documents à ce sujet, car j'ai fait une recherche, sachant que la question me serait posée. J'ai coté 6 835 actes avant le renvoi... J'ai des courriers d'avocats sous la cote A, et les réponses faites par le juge avec mon avis. Il y a sûrement eu quelque chose, mais, sincèrement, je ne m'en souviens pas. Lors des confrontations, il y a souvent du brouhaha, il est difficile d'entendre tout ce qui se passe.

M. le Rapporteur : Voilà qui m'inquiète un peu, car vous dites que le rôle du greffier est très important, même si vous prenez exclusivement sous la dictée du juge. Certains de vos collègues nous ont dit qu'ils pouvaient ne pas être d'accord, le cas échéant, avec le juge.

M. Philippe DEMAREST : Quand plusieurs personnes parlent en même temps, il est difficile de tout entendre.

M. le Rapporteur : C'est ce qui s'est passé ce jour-là ?

M. Philippe DEMAREST : Je ne m'en souviens plus, il y a eu tellement de choses dans ce dossier. J'ai ici la lettre de l'avocat et la réponse du juge.

M. le Rapporteur : Nous les avons aussi.

Le 28 février 2002, lors de la confrontation entre Mme Sandrine Lavier et ses accusateurs, confrontation au cours de laquelle le juge d'instruction a fait état de nouvelles déclarations de Léa, l'accusant de viol commis au domicile des Delay, l'avocat indique que les pièces nouvelles n'ont pas été mises à disposition dans l'instruction. Est-ce que vous vous en souvenez ?

M. Philippe DEMAREST : Non.

M. le Rapporteur : Le 22 mai 2002, M. Burgaud procède à l'audition d'un enfant de huit ans et demi, qui met en cause l'abbé Dominique Wiel.

M. Philippe DEMAREST : C'est possible.

M. le Rapporteur : Vous ne vous en souvenez pas ?

M. Philippe DEMAREST : Il y avait 6 900 pièces dans le dossier, il est difficile de se souvenir de toutes les auditions

M. le Rapporteur : Y en a-t-il dont vous vous souveniez ?

M. Philippe DEMAREST : Il y a eu des auditions concernant des mineurs. Elles n'ont pas été faites sous vidéo parce qu'il n'y avait pas les moyens nécessaires.

M. le Rapporteur : Pour les enregistrements, a-t-il été demandé aux enfants s'ils étaient d'accord pour être enregistrés ou pas ?

M. Philippe DEMAREST : Oui. Ils étaient toujours assistés d'un avocat comme le prévoit le code de procédure pénale, et le juge Burgaud leur a toujours posé la question. Il a été indiqué au début du PV qu'il ne pouvait y être procédé faute de moyens. On demandait l'avis du mineur et de son conseil, et cet avis était le plus souvent positif pour être auditionné sans vidéo.

M. le Rapporteur : Ce n'est pas ce que disent les PV.

M. Philippe DEMAREST : Lesquels ?

M. le Rapporteur : Ceux du 27 mai 2002.

M. Philippe DEMAREST : Normalement, c'est marqué juste sous l'état civil du mineur.

M. le Rapporteur : Non. Il est écrit : « Donnons connaissance à la partie civile des dispositions de l'article 706-52 du code de procédure pénale préconisant l'enregistrement vidéo de l'audition. Dans la mesure où les viols ou agressions sexuelles que dénonce la victime ont été filmés à l'aide d'une caméra vidéo, l'enregistrement vidéo de la partie civile aurait pour effet d'accroître son traumatisme. Afin de ne pas encore accroître le traumatisme de la victime, la présente audition ne fera pas l'objet d'un enregistrement vidéo. » C'est un exemple, mais il y a eu plusieurs cas où le juge a estimé qu'il n'y a pas lieu d'accroître le traumatisme de la victime. Est-ce que, dans les autres, on a posé la question à l'enfant ? Vous me dites que oui...

M. Philippe DEMAREST : Dans certains cas, oui. Mention en est alors faite sur le PV.

M. le Rapporteur : Quand on le lui propose...

M. Philippe DEMAREST : Mais à la fin du PV, figure toujours la mention : « lu et signé ». S'il y a des observations à faire, il est toujours possible de les faire.

M. le Rapporteur : Ma question était : a-t-on toujours demandé aux mineurs s'ils étaient d'accord pour être enregistrés sous vidéo, sachant que la loi ne « préconise » pas, mais impose cet enregistrement sauf si le mineur n'est pas d'accord ? Mais encore faut-il que la question lui soit posée...

M. Philippe DEMAREST : C'est ce qui a été fait.

M. le Rapporteur : Cette audition devant notre commission a-t-elle été préparée avec le greffier en chef du tribunal ?

M. Philippe DEMAREST : Oui, nous avons dialogué. C'est pourquoi mon collègue vous a sûrement remis un document au début de l'audition. Nous étions d'accord sur certains principes.

M. le Rapporteur : Vous confirmez donc qu'il y a eu une réunion pour préparer l'audition d'aujourd'hui ?

M. Philippe DEMAREST : Le document que vous avez sous les yeux, et qui a été signé par deux collègues et le greffier en chef, vise à appeler votre attention sur les difficultés du greffe et les dysfonctionnements dans cette affaire.

M. Guy GEOFFROY : Je crois avoir compris que vous êtes resté greffier d'instruction jusqu'au renvoi aux assises.

M. Philippe DEMAREST : Oui.

M. Guy GEOFFROY : Vous étiez donc au point de passage entre l'instruction de M. Burgaud et celle de M. Lacombe. Je voudrais que vous nous éclairiez sur deux points.

Premièrement, avez-vous ressenti une différence dans la façon de faire entre les deux ?

Deuxièmement, on nous a affirmé à de multiples reprises que rien ne se serait produit sous l'instruction de M. Lacombe. Est-ce vrai ? Quels actes ont été effectués en votre présence par M. Lacombe, signataire de l'acte de renvoi ?

M. Philippe DEMAREST : Quand M. Lacombe est arrivé en remplacement de M. Burgaud, l'ordonnance de règlement avait déjà été transmise au parquet. C'était la fin de la procédure. Il n'y avait plus de demandes d'actes, le dossier était au parquet, on en était à la clôture. Il faudrait que je vérifie dans la notice du dossier, qui fait 120 pages environ et que je peux vous remettre si vous le voulez.

M. Xavier de ROUX : Vous avez assisté à des confrontations. Celles-ci se déroulaient, semble-t-il, de la façon suivante : une personne accusée et niant les faits qui lui étaient reprochés était confrontée à un groupe de trois personnes ayant passé des aveux. Est-ce que, au vu de votre longue expérience de greffier, c'est une façon habituelle de procéder ?

M. Philippe DEMAREST : Mon rôle est d'écouter ce qui est dit et de retranscrire ce que me dicte le magistrat instructeur.

M. Xavier de ROUX : Certes, mais vous avez travaillé avec de nombreux juges d'instruction. Est-ce une manière de faire particulière, qui aurait attiré votre attention, ou une façon de faire habituelle des juges d'instruction ?

M. Philippe DEMAREST : Non, je ne pense pas.

M. Xavier de ROUX : Je voudrais aussi revenir aussi sur la façon dont on demandait l'accord des enfants, dont certains étaient très jeunes.

M. Philippe DEMAREST : J'ai fait très peu d'auditions d'enfants, c'est mon collègue qui a fait les autres.

M. Xavier de ROUX : Je sais que vous ne faites qu'écrire ce que dit le juge, mais quand on demande à un enfant de cinq ou six ans de donner son accord pour renoncer à une garantie procédurale, cela ne vous semble pas surprenant ?

M. Philippe DEMAREST : Non, dans la mesure où il est assisté d'un référent ou d'un avocat. Le mineur n'est pas livré à lui-même, le code de procédure pénale l'interdit.

M. Xavier de ROUX : Est-ce l'avocat qui lui dit de renoncer ?

M. Philippe DEMAREST : Oui, il n'y a jamais eu de pressions pour demander aux enfants de dire ceci ou cela, ni de préparation des enfants par le juge Burgaud. Ses questions étaient précises, sincères, il leur demandait des déclarations sur les sévices éventuels qu'ils auraient pu subir, en leur disant de faire bien attention à ce qu'ils disaient parce que cela pouvait porter préjudice à certaines personnes.

M. Xavier de ROUX : L'avocat du mineur était, bien entendu, présent ? Et c'était lui qui lui demandait de renoncer ?

M. Philippe DEMAREST : Oui. Il posait la question à l'enfant. Gentiment.

M. le Rapporteur : L'ordonnance de mise en accusation est signée du juge Lacombe. Quelles ont été les conditions de sa rédaction ?

M. Philippe DEMAREST : Elle est faite par le magistrat instructeur, pas par le greffier. Il me la donne à notifier aux mis en examen, aux parties civiles et aux avocats.

M. le Rapporteur : C'est donc la juge Lacombe qui l'a rédigée ?

M. Philippe DEMAREST : Puisqu'elle est signée par lui, c'est lui qui l'a rédigée.

M. le Rapporteur : Elle présente de grandes similitudes avec le réquisitoire définitif, de sept jours antérieur : 6 mars et 13 mars 2003.

M. Philippe DEMAREST : Je pense que le juge Lacombe, qui est un excellent magistrat, avec qui j'ai collaboré pendant des années, a pris connaissance du réquisitoire pour faire cette ordonnance de renvoi.

M. le Rapporteur : Vous disiez que l'ordonnance de règlement a été rendue au moment de la clôture du dossier, ce qui est logique. Par M. Lacombe ?

M. Philippe DEMAREST : Non, je ne crois pas. Je crois que c'est par M. Burgaud.

M. le Rapporteur : Je l'ai sous les yeux. Elle est datée du 17 septembre 2002 et signée de M. Lacombe.

M. Philippe DEMAREST : C'est possible. Je ne m'en souvenais plus.

M. le Rapporteur : Ce n'est pas grave. Il ne s'est plus rien passé après ?

M. Philippe DEMAREST : Je ne le pense pas.

M. le Rapporteur : Il y a eu de rares actes, un ou deux, entre septembre 2002, date de l'arrivée de M. Lacombe, et l'ordonnance de mise en accusation du 13 mars 2003. Il n'y a donc pas eu de diligences particulières pendant environ six mois ?

M. Philippe DEMAREST : Il faudrait vérifier, mais si vous me le dites, c'est que vous avez dû le vérifier vous-même...

M. Georges FENECH : Si M. Burgaud a notifié l'article 175 du code de procédure pénale, c'est qu'il estimait que les actes étaient terminés.

M. le Rapporteur : Il l'a fait, si je me souviens bien, le 7 août 2002, et l'ordonnance de règlement et les ordonnances subséquentes ont été rendues par M. Lacombe. Il n'y a eu ensuite qu'une ou deux diligences jusqu'à l'ordonnance de mise en accusation, c'est-à-dire jusqu'au 13 mars 2003.

M. Philippe DEMAREST : C'est logique, puisque M. Burgaud était parti. C'est M. Lacombe qui était en exercice.

M. le Rapporteur : Il a donc pris connaissance de la totalité du dossier et rédigé l'ordonnance ?

M. Philippe DEMAREST : De la totalité, peut-être pas, car il y avait 6 900 cotes, mais je pense que oui.

M. le Rapporteur : C'est vous qui avez dactylographié l'ordonnance ?

M. Philippe DEMAREST : Non, c'est le juge lui-même. Mon statut m'interdit de rédiger des ordonnances. Je les notifiais seulement.

M. le Rapporteur : M. Lacombe a donc tapé lui-même l'ordonnance ?

M. Philippe DEMAREST : Certainement. Je n'étais pas dans son bureau, mais c'est certainement lui.

M. le Rapporteur : On remarque des similitudes importantes avec le réquisitoire définitif du parquet, antérieur de sept jours.

M. Georges FENECH : C'est la pratique.

M. Philippe DEMAREST : Je n'ai pas qualité pour me prononcer sur le fond de la procédure. Je suis là pour exécuter les décisions.

M. le Rapporteur : Il ne s'agit pas de se prononcer sur le fond de la procédure, mais de savoir si c'est bien M. Lacombe qui a rédigé l'ordonnance. D'après votre réponse, il semble que oui.

Autre question : y avait-il des relations fréquentes, ou régulières, de l'un et l'autre juge d'instruction avec le procureur Lesigne ?

M. Philippe DEMAREST : M. Burgaud était, est toujours un magistrat avec une forte puissance de travail, distant et froid, qui n'avait pas le sens des relations humaines avec le greffe. Nous communiquions par post-it.

M. le Rapporteur : C'est mot pour mot ce que nous a dit votre collègue. La réunion préparatoire a dû être très bien cadrée...

M. Philippe DEMAREST : Il fallait avoir les nerfs solides pour travailler avec lui.

M. le Rapporteur : Ma question était : y avait-il des réunions régulières de l'un et l'autre juge avec le procureur ?

M. Philippe DEMAREST : M. Burgaud travaillait enfermé dans son bureau. Quand il sortait, sans doute allait-il au parquet, où je ne le suivais pas. J'avais très peu de communication avec lui. Quant à M. Lacombe, il a certainement dû s'en entretenir avec le parquet. Je ne peux pas vous en dire plus, puisqu'il ne s'est passé que sept jours.

M. le Rapporteur : Le procureur venait-il dans le bureau de M. Burgaud ?

M. Philippe DEMAREST : Je ne sais pas.

M. Jean-Paul GARRAUD : Je voudrais revenir sur un aspect qui me paraît important : le travail d'équipe entre le juge d'instruction et son greffier. En moins de deux ans, plusieurs greffiers se sont succédé : Mme Murielle Moine pendant quatre mois, Mme Nicole Frémy-Walczak comme greffier placé pendant neuf mois, M. Patrick Duval pendant neuf autres mois, puis vous-même jusqu'à la fin. Peut-être est-ce là une des sources du problème, tant pour la continuité du dossier que, peut-être, pour le juge lui-même ? Il faut bien comprendre que le juge fait un travail commun avec le greffier, qu'il doit exister une complicité entre eux. En l'occurrence, tel ne semble pas avoir été le cas, et vous n'avez manifestement pas ressenti cette complicité. Ce que je voudrais savoir, c'est comment avez-vous été amené à remplacer M. Patrick Duval. Il ne semble pas que ce soit lui qui ait demandé à quitter l'instruction.

M. Philippe DEMAREST : Il était perturbé, stressé, la charge de travail était très lourde, il a eu des problèmes de santé. Il ne pouvait plus tenir. Le chef du greffe a donc demandé si quelqu'un voulait venir le remplacer. Étant donné les relations humaines avec M. Burgaud, j'étais le seul volontaire. Je savais à quoi je m'exposais.

M. Jean-Paul GARRAUD : Votre prédécesseur était-il suffisamment préparé à ces fonctions qu'il ne souhaitait pas ?

M. Philippe DEMAREST : Quand le poste a été vacant, il a été nommé parce qu'il voulait venir à Boulogne.

M. Jean-Paul GARRAUD : Et vous, pourquoi avez-vous été volontaire ?

M. Philippe DEMAREST : Parce que je suis, en toute modestie un greffier d'expérience, j'ai travaillé depuis trente ans dans beaucoup de situations, y compris difficiles, et j'aime bien travailler dans ce genre de circonstances-là...

M. Jean-Paul GARRAUD : L'avez-vous choisi, ou vous l'a-t-on demandé parce que vous êtes, comme vous le dites, un greffier d'expérience ?

M. Philippe DEMAREST : J'étais à l'application des peines, dans un emploi qui ne m'intéressait pas, où je classais des fiches, calculais les durées de peine... Je souhaitais un poste avec plus de contacts, d'initiatives à prendre, ce que je n'ai malheureusement pas pu faire car M. Burgaud régentait tout, mais je me suis efforcé de rester courtois avec lui malgré toutes les difficultés rencontrées. Nous avons eu le renfort d'une greffière placée pendant six semaines, mais elle a dû partir pour des raisons budgétaires. Il aurait fallu un juge d'instruction et un greffier en plus, ainsi qu'un fonctionnaire pour les tâches d'exécution, car le cabinet était surchargé, on travaillait dix heures par jour sinon plus, on prenait très peu de temps à midi, on était toujours en actes. C'était un travail titanesque.

M. Alain MARSAUD : Pensez-vous que M. Lacombe, à un moment ou à un autre, a pris l'attache de M. Burgaud pour avoir son sentiment sur le dossier ?

M. Philippe DEMAREST : Quand il a su qu'il était muté à Boulogne, il est venu le rencontrer avant son affectation, ce qui était tout à fait normal, pour s'enquérir de l'état du cabinet, des dossiers.

M. Alain MARSAUD : Mais il n'y a pas eu de contacts, même téléphoniques, au moment de prendre l'ordonnance de renvoi ?

M. Philippe DEMAREST : Je ne sais pas. Je n'étais pas dans son cabinet.

M. Jean-Yves HUGON : Vous êtes un greffier de grande expérience. On reproche beaucoup au juge Burgaud d'avoir instruit uniquement à charge. Pouvez-vous prendre un peu de recul et nous dire si vous avez eu cette impression ? L'impression que des éléments importants à décharge étaient systématiquement éliminés ?

M. Philippe DEMAREST : Pardonnez-moi de me répéter, mais mon statut m'interdit de me prononcer sur le fond. Je n'ai jamais parlé de cette question avec M. Burgaud. C'est lui qui dirigeait les débats.

M. Jean-Yves HUGON : Vous êtes délié de votre statut pour aujourd'hui...

M. François VANNSON : Comme citoyen, sous la foi du serment, vous pouvez répondre...

M. Philippe DEMAREST : Ce que je vous dis aujourd'hui est sincère, honnête et franc.

M. le Rapporteur : Y a-t-il des cas où il y a des rapports plus conviviaux, des échanges entre le juge d'instruction et le greffier ?

M. Philippe DEMAREST : Pas avec M. Burgaud.

M. le Rapporteur : Aviez-vous des rapports différents avec M. Lacombe ?

M. Philippe DEMAREST : Oui, c'est un excellent magistrat, avec qui j'avais une parfaite communication.

M. le Rapporteur : Mais vous ne savez pas s'il a rédigé lui-même l'ordonnance de renvoi, ni s'il voyait le procureur, malgré l'excellente communication que vous aviez avec lui ?

M. Philippe DEMAREST : Nous avions d'excellents rapports humains.

M. Léonce DEPREZ : Quand on travaille au tribunal de Boulogne depuis tant d'années, on en connaît tous les rouages, toutes les figures. Pensez-vous que tout est venu de l'intoxication des esprits par l'idée diabolique d'un réseau pédophile qui n'existait pas ? Depuis la police jusqu'au juge dans son dialogue avec Mme Myriam Badaoui, y compris certains avocats du conseil général, y compris le procureur, l'intoxication était complète. Ne pensez-vous pas que c'est là que réside la cause du drame ?

M. Philippe DEMAREST : Peut-être, mais je crois que M. Burgaud avait sa conviction sur la procédure.

M. Léonce DEPREZ : On n'a pas de conviction sur une procédure !

M. Philippe DEMAREST : Sur les éléments dont il disposait.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : Ma question sera directe et simple. Vous êtes sous la foi du serment. Avez-vous reçu des consignes particulières du greffier en chef avant l'audition ?

M. Philippe DEMAREST : Non. Nous avons fait état de la situation générale des juridictions, du manque de moyens, pour attirer votre attention. Si le budget du ministère de la justice était plus important, peut-être une partie des dysfonctionnements auraient-ils été évités.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : N'avez-vous parlé que de ce seul aspect avec le greffier en chef ?

M. Philippe DEMAREST : Non. Nous avons parlé aussi de la relation humaine que nous entretenions avec M. Burgaud.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : Mais vous n'avez pas reçu de consignes particulières ?

M. Philippe DEMAREST : Non.

M. Georges FENECH : Que vous respectiez votre statut vous honore. Vous n'aviez évidemment pas à donner votre avis sur le fond, mais vous êtes pour nous un témoin particulièrement intéressant, car vous êtes un témoin à la fois privilégié et neutre et, en outre, vous êtes un greffier d'expérience. Il y a eu treize acquittés, un mort en prison, la nation entière a présenté ses excuses. Avez-vous eu le sentiment d'assister à une instruction particulière dans ses modalités ? Vous êtes-vous dit, à un certain moment, qu'on était en train de déraper, de faire fausse route ?

M. Philippe DEMAREST : C'est la première fois qu'on me pose cette question. En tant que greffier, je n'avais pas à me prononcer. En tant que citoyen, dans ma réflexion personnelle, je me suis posé des questions, mais je n'avais pas qualité pour le dire, et je n'avais pas de communication avec le juge. À mon avis, il y avait quelques personnes qui n'avaient pas à être dans cette procédure.

M. Guy LENGAGNE : Vous êtes boulonnais comme moi, nous avons vécu sous une pression médiatique considérable. Est-ce que cela a pu jouer ?

M. Philippe DEMAREST : Il est vrai que la pression était considérable. Mais M. Burgaud prenait des précautions également considérables. Il n'a jamais eu de contacts avec les médias, il les refusait.

M. le Président : Nous vous remercions, et vous souhaitons un bon retour.

M. Philippe DEMAREST : Je vous remercie de m'avoir convoqué, car le greffier est un acteur important, méconnu - et mal rémunéré - de la vie judiciaire.

Audition de M. Fabrice BURGAUD,
ancien juge d'instruction près le tribunal de grande instance
de Boulogne-sur-Mer



(Procès-verbal de la séance du 8 février 2006) (2)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire dite d'Outreau. La justice étant rendue au nom du peuple français dont nous sommes les représentants, il est de notre devoir de nous assurer de son bon fonctionnement. C'est tout le sens, et c'est le seul objet de cette commission d'enquête qui est chargée de « rechercher les causes des dysfonctionnements de la justice dans l'affaire dite d'Outreau et de formuler des propositions pour éviter leur renouvellement ».

Je tiens donc à rappeler que cette commission d'enquête n'est ni une instance juridictionnelle ni une instance disciplinaire et qu'il ne s'agit donc pas aujourd'hui d'une comparution devant un tribunal mais d'une audition devant une commission parlementaire. J'ajoute que cette audition, dont vous avez vous-même sollicité l'ouverture à la presse, s'inscrit dans une longue liste d'auditions. Nous avons, en effet, entendu les services de police, les services sociaux du Conseil général du Pas-de-Calais, les acquittés, leurs avocats, les avocats des condamnés, les avocats des associations parties civiles.

Nous entendrons les experts, les représentants de la presse, et tous les acteurs de la chaîne judiciaire elle-même : le procureur de la République de Boulogne-sur-Mer, les juges successifs des libertés et de la détention, le procureur général près la cour d'appel de Douai, les magistrats de la chambre de l'instruction de Douai, le procureur général près la cour d'appel de Paris, le président de la cour d'Assises de Saint-Omer et la présidente de la cour d'Assises de Paris.

Je rappelle qu'en première instance, cinquante-trois magistrats du siège de la cour d'appel de Douai et onze magistrats du parquet général ont eu à connaître de ce dossier.

Cette commission parlementaire est la première à enquêter à la suite d'une affaire judiciaire, une affaire qui, au surplus, a suscité une vaste émotion dans le pays. Il nous appartient que cette première dans l'histoire parlementaire soit exemplaire, et qu'elle soit à la hauteur de l'intérêt porté à nos travaux par nos concitoyens. L'attente suscitée par notre commission est forte : à nous de ne pas la décevoir, non seulement au terme de notre travail en proposant les réformes nécessaires mais, dès à présent, en continuant de travailler avec sérieux, impartialité et objectivité. J'invite donc chacun, dans cette salle, à contribuer à la sérénité nécessaire à nos débats.

Monsieur Burgaud, je souhaite maintenant vous informer de vos droits et de vos obligations.

En vertu de l'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonction-nement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d'enquête parlementaire sont tenues de déposer sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel et de l'article 226-14 du même code qui autorise la révélation du secret en cas de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

En vertu de cette même ordonnance, les personnes auditionnées sont tenues de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vais donc vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(M. Fabrice Burgaud prête serment).

Je m'adresse maintenant aux représentants de la presse pour leur rappeler que l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse punit la diffusion des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. Je vous invite donc à ne pas citer les enfants qui ont été victimes de ces actes dans l'affaire d'Outreau et dont les noms et prénoms viendraient à être évoqués au cours de l'audition.

Monsieur Burgaud, la commission va maintenant procéder à votre audition, qui fera l'objet d'un enregistrement. Comme vous l'avez demandé et comme nous en sommes convenus, vous êtes assisté de deux conseils qui pourront communiquer avec vous mais ne pourront pas s'adresser directement à la commission. Vous disposez maintenant du temps que vous souhaitez pour vous exprimer.

M. Fabrice BURGAUD : Vous imaginez l'émotion qui, à cet instant, est la mienne, d'abord parce que je me trouve en présence des personnes qui ont été acquittées par les cours d'assises. Aujourd'hui, peut-être plus que tout autre, je peux sentir leur souffrance, me représenter ce qu'ils ont vécu - l'enfermement, la séparation d'avec les êtres chers, d'avec leurs enfants, leur honnêteté contestée.

À cet instant, je pense également à ces enfants violés par des adultes qui les ont battus et qui leur ont infligé des sévices épouvantables. Quand j'ai pris ce dossier, j'ai découvert des témoignages poignants, abominables. Les enfants ont subi des horreurs, et quatre personnes ont été condamnées par la cour d'assises de Saint-Omer pour avoir commis ces sévices. Quiconque a eu à connaître de ce dossier se souviendra surtout de ces enfants et de leur souffrance.

Je souhaite pouvoir vous répondre complètement et me défendre, mais ce n'est pas facile pour moi car je suis tenu au secret professionnel et, il y a quelques jours encore, le Conseil supérieur de la magistrature m'a rappelé à cette obligation.

Je sais que cela a choqué et que cela peut encore choquer, mais je le redis : j'estime avoir fait honnêtement mon travail, sans parti pris d'aucune sorte, en examinant les éléments qui étaient au dossier à l'époque, en 2001, en 2002, et non pas en fonction des nouveaux éléments apparus au cours des audiences d'assises de 2004 et de 2005.

Je vous expliquerai maintenant comment j'ai travaillé, dans quelles conditions, et ce que j'ai fait depuis le début de l'affaire et jusqu'à mon départ de Boulogne-sur-Mer, le 23 août 2002. Je suis arrivé comme juge d'instruction à Boulogne-sur-Mer, en septembre 2000, sortant de l'École nationale de la magistrature où j'avais effectué la scolarité classique d'une trentaine de mois, y compris les stages, que j'ai fait dans le Pas-de-Calais, à Béthune et à Dunkerque, auprès de juges d'instruction et auprès de services sociaux. Nous étions deux qui sommes arrivés en même temps, sortant de l'école. Le cabinet qui m'a été affecté était un cabinet vacant, occupé par un juge placé qui assurait la continuité car mon prédécesseur était parti depuis plusieurs mois. La greffière était également une greffière placée, arrivée quelques jours avant moi, courant août, et qui était amenée à partir. Elle est d'ailleurs partie, et j'ai eu un autre greffier en mai 2003.

Avant d'être saisi de cette affaire, j'avais eu à connaître d'autres affaires de viols, de viols d'enfants, souvent commis dans le milieu familial, affaires où pouvaient apparaître des proches de la famille, des voisins et des personnes de passage. Je me souviens ainsi d'une fillette âgée de sept ou huit ans qui avait été violée par l'ensemble des compagnons de sa mère, et d'un enfant de vingt-deux mois qui avait été violé par un jeune homme de dix-neuf ans. Ce sont des faits horribles qui constituent une part importante de l'activité des cabinets d'instruction de Boulogne-sur-Mer et de l'ensemble des cabinets de France.

Du dossier dont il est question aujourd'hui, j'ai été saisi le 22 février 2001 par le procureur de la République de Boulogne-sur-Mer. Son représentant, le magistrat chargé des mineurs au parquet, avait fait diligenter une enquête à la suite de révélations des enfants de M. et Mme Delay. Par ces révélations, faites en novembre ou décembre 2000, les enfants indiquaient avoir été violés pendant de nombreuses années. Le procureur avait saisi les services de police de la brigade des mineurs de Boulogne-sur-Mer spécialisée dans l'audition des enfants et fait convoquer M. et Mme Delay quelques jours auparavant. Entendus en garde en vue, ils ont nié l'ensemble des faits qui leur étaient reprochés, disant que les enfants racontaient n'importe quoi et mentaient.

J'ai été saisi dans le cadre de ma permanence habituelle. Le procureur de la République m'avait indiqué qu'il me déférerait deux personnes mais qu'apparaissaient dans la procédure les noms d'autres victimes potentielles et d'autres personnes susceptibles d'avoir participé aux faits. Effectivement, le réquisitoire introductif concernait M. et Mme Delay et « tous autres ». J'ai découvert, avec la procédure, les déclarations des enfants. C'était véritablement horrible. Selon les enfants, les faits, débutant en décembre 1995, duraient depuis cinq ans. Ils expliquaient être violés quotidiennement et que l'on utilisait des objets de la vie quotidienne pour les sodomiser - ce sont quatre garçons. Des fourchettes, des jouets, tout ce qui passait... Cela avait lieu dans un climat de violence générale qui ressortait également de la procédure. La famille était déjà suivie par les services sociaux pour des problèmes de consommation d'alcool et de violence dans le couple. Les enfants étaient battus, notamment, disaient-ils, avec des lattes du lit. Ils indiquaient que les viols collectifs avaient été filmés à de nombreuses reprises ; j'ai été marqué par les mots d'un des enfants expliquant que la caméra qui se trouvait dans le bureau du policier qui l'avait entendu ressemblait à celle qui servait à filmer les viols qu'il dénonçait.

Les enfants disaient qu'ils avaient horriblement mal et qu'ils saignaient régulièrement de l'anus. Les certificats médicaux du service des urgences demandés par les services de police confirmaient des saignements au niveau de l'anus et signalaient des traumatismes crâniens. Les violences semblaient établies médicalement.

J'ai immédiatement entendu M. et Mme Delay, qui ont nié les faits comme ils l'avaient fait en garde à vue. Quelque temps plus tard, Mme Delay a reconnu une partie des faits qui lui étaient reprochés. Lors de la perquisition qui avait eu lieu au moment de l'interpellation du couple, avec l'accord de M. Delay, comme le veut la procédure dans le cadre de l'enquête préliminaire, les policiers ont saisi plus de trois cents cassettes pornographiques, douze godemichés, des menottes, des forceps, tous objets décrits par les enfants et utilisés, indiquaient-ils, au cours des sévices qui leur étaient infligés. Dès que j'ai été saisi, j'ai délivré une commission rogatoire au commissariat de police de Boulogne-sur-Mer et j'ai demandé aux services de police de vérifier méticuleusement les précisions données par les enfants pour savoir si ce qu'ils disaient pouvait s'ancrer dans la réalité.

J'ai voulu faire exploiter les éléments saisis, ce qui a suscité des difficultés car si ce dossier apparaissait au départ comme un dossier parmi d'autres dossiers dont nous avons malheureusement à connaître, certains éléments étaient disproportionnés. En général, on ne trouve pas trois cents cassettes. Or, je souhaitais savoir si les films saisis montraient les scènes décrites par les enfants. J'ai pris attache avec les services spécialisés de la gendarmerie de Rosny-sous-Bois et de la police d'Écully, mais la charge de travail était trop grande pour qu'ils puissent tout visionner. Les policiers se sont donc assurés que les films sous jaquette cartonnée étaient bien des produits commerciaux, et ils ont visionné les autres intégralement. Dans l'un de ces films, on voit le couple avoir une relation sexuelle devant le plus jeune de leurs enfants.

Comme les enfants avaient dit que des "zizis noirs en plastique" étaient utilisés pour les violer, j'ai voulu faire analyser les godemichés, ce qu'aucun service n'a pu faire rapidement. Lorsque l'expertise diligentée a finalement eu lieu, elle n'a révélé qu'un seul ADN, celui de M. Thierry Delay.

Les téléphones portables ont aussi été saisis et j'ai fait exploiter les relevés des numéros utilisés, comme l'ensemble des informations données.

Dès le départ, la méthode employée pour l'enquête était d'étudier les accusations portées par les enfants puis par plusieurs adultes qui ont reconnu les faits et mis en cause d'autres personnes. La méthode consistait à vérifier, chaque fois que c'était possible, les précisions données - par des certificats médicaux par exemple - et également à éviter toute concertation entre les adultes accusateurs. Ainsi, M. David Delplanque et Mlle Aurélie Grenon, qui ont reconnu les faits en garde à vue et qui ont été condamnés par la suite, ont été placés dans des maisons d'arrêt différentes, pour empêcher qu'ils s'accordent sur une version commune. J'ai aussi fait en sorte que les enfants et les adultes ne puissent communiquer entre eux ; en particulier, Mme Myriam Delay ne voyait plus ses enfants. Il fallait savoir si ce que disaient les uns et les autres séparément se confirmait ou se contredisait, puisque nous n'avions pas de preuve matérielle irréfutable, ce qui est souvent le cas dans ce genre d'affaires, car les faits remontent parfois à plusieurs années et sont rarement filmés ou photographiés, et ce même si, dans ce cas, les enfants disaient avoir été photographiés avec un Polaroïd.

Quand elle a reconnu les faits, Mme Myriam Delay a mis de nombreuses personnes en cause, dont certaines ont été entendues. J'ai lu dans la presse que j'aurais eu une "fascination" pour Mme Myriam Delay. Je n'ai jamais eu de fascination pour Mme Delay. Je la considérais comme une mise en examen, je lui posais des questions, et elle me répondait classiquement. Et, contrairement à ce qui a été dit, je ne lui ai fait aucune promesse de libération. Elle a d'ailleurs formulé la même allégation à propos du juge des libertés et de la détention, lui écrivant, comme à moi : « Vous m'avez promis ma liberté, vous ne tenez pas votre parole. »

On a vu, ensuite, qu'elle est très manipulatrice. À l'époque, cela n'a pas été relevé par les différents experts qui l'ont examinée. C'étaient deux psychiatres, et deux psychologues qui ont travaillé ensemble, dont l'un était un expert national inscrit à la Cour de cassation et qui a été appelé à se prononcer sur le discours de Mme Delay, pour dire si elle avait une tendance particulière à l'affabulation, à la manipulation. À l'époque, cela n'a pas été détecté.

À chaque fois que de nouveaux faits et des indices graves et concordants sont apparus dans la procédure, j'ai sollicité l'avis du procureur de la République qui avait délivré un réquisitoire supplétif, sans me fonder uniquement sur les déclarations des enfants. Plus d'une cinquantaine de personnes ont été citées dans la procédure, qui décrivaient aussi certaines caractéristiques physiques. J'ai ainsi en mémoire la description par l'un des mis en cause d'un tatouage sur le sexe de l'une des personnes mises en examen ; contrairement à ce qui a été dit, l'existence de ce tatouage et sa correspondance avec la description qui en avait été faite ont été vérifiées dès la garde à vue, comme il a été pris acte d'autres caractéristiques physiques telles que l'amputation d'une phalange ou une cicatrice au niveau du cou.

Vérification a aussi été faite des lieux. Un des mis en examen avait indiqué qu'un des enfants du couple Delay n'était jamais allé chez lui, même pour un goûter d'anniversaire, contrairement à ce qu'avait affirmé ce mineur ; mais lorsque devant son avocat, Maître Normand, j'ai présenté à l'enfant un album de photos anonymes, il a reconnu les pièces du domicile, et notamment la chambre du mis en examen, décrivant les faits qui étaient censés y avoir eu lieu. Cela semblait donner du crédit aux dires de ce mineur. J'ai de même fait vérifier les horaires de travail de l'une des mises en examen, dont il avait été dit qu'elle vendait des friandises et du pain à des heures avancées ; c'était exact. Par ailleurs, certains mis en examen qui contestaient les faits disaient ne pas connaître les personnes qui les accusaient mais Mme Delay a décrit l'intérieur de leur maison, et l'on a trouvé dans la camionnette des mots qui indiquaient une relation assez forte entre des gens qui disaient n'avoir pratiquement jamais eu de relations. À l'époque, tout cela semblait donner du crédit aux déclarations des accusateurs. D'autre part, des faits très précis ont été rapportés devant moi. Ainsi, un mineur m'a expliqué que son père attendait que sa mère parte le soir pour tirer sur son sexe. Je lui ai demandé s'il était sûr que son père le faisait exprès, et l'enfant m'a répondu que oui, puisqu'il baissait son pantalon, et que le père et le fils étaient en érection. La matérialité des faits n'a d'ailleurs pas été contestée par le mis en examen, qui les a replacés dans le contexte d'un jeu.

Voilà les éléments qui semblaient confirmer les déclarations. À chaque fois que l'on a pu, on les a vérifiées, ce qui n'était pas toujours facile. Par exemple, les mineurs avaient expliqué qu'avant de les violer on leur avait présenté une revue pour enfants en cadeau, et l'on a trouvé une de ces revues enroulée dans un magazine pour adultes tout à fait explicite. Or, les enfants avaient indiqué qu'avant de les violer on leur présentait ces revues interdites aux mineurs ou des cassettes, pour leur expliquer comment on faisait.

Il y avait aussi des témoignages extérieurs, tel celui de cette jeune femme, étrangère à la procédure, qui a dit que l'un des mis en examen avait montré son sexe à sa fillette de quatre ans.

Il y avait encore, dans la procédure, le comportement des enfants, sur lequel les services sociaux nous donnaient beaucoup d'indications. Une assistante maternelle nous a ainsi indiqué, en juin 2001, que l'un des enfants ne voulait plus sortir parce qu'il se disait menacé, ayant vu une femme qui, selon lui, avait participé aux faits et qui a été par la suite mise en examen, discuter avec son assistante maternelle à la sortie de l'école. L'assistante maternelle, entendue, a indiqué que cette femme s'intéressait principalement aux révélations des enfants et à l'identité des personnes qu'ils avaient dénoncées. Il y a eu d'autres témoins extérieurs ; ainsi, l'une des enfants d'un couple mis en examen a affirmé qu'une autre personne mise en examen venait à son domicile, alors que les adultes avaient dit ne pas se connaître, et un voisin a également fait état de visites à leur domicile d'un des enfants d'une autre personne mise en examen.

Mais, en matière de témoignage, les personnes peuvent se tromper, ou mentir. Aussi, les nombreuses personnes citées ont été entendues et leurs déclarations vérifiées, comme celles des enfants et des mis en examen, pour déterminer l'existence d'indices graves et concordants. J'ai notamment à l'esprit le cas d'un médecin dont le nom avait été cité par les enfants, cas qui montre que j'ai essayé d'être prudent car, au regard de ce qu'ils avaient subi, les enfants pouvaient confondre sévices et certains actes médicaux tels qu'un toucher rectal. En effet, pour l'un des enfants très nettement, pour deux moins nettement, le médecin légiste, malgré l'ancienneté des faits, a constaté le fait de sodomie. En revanche, la virginité des fillettes a été attestée. Parfois, les déclarations des mineurs ne correspondaient pas à des éléments vérifiés de dates et de lieux. C'est pourquoi des gardes à vue et des perquisitions ont eu lieu. Lorsque les déclarations des mineurs ou des adultes accusateurs n'étaient pas confirmées, j'ai pris la décision, considérant que des indices graves et concordants n'étaient pas réunis, de ne pas mettre les personnes concernées en examen et de ne pas les déférer.

Les confrontations, qui m'ont été demandées assez rapidement, étaient pour moi un problème important. Il me paraissait légitime de les organiser entre les mis en cause et ceux qui contestaient les accusations. J'ai longuement hésité, je me suis longtemps demandé ce qui était préférable des confrontations de personne à personne ou des confrontations collectives. Après réflexion, à l'époque, j'ai pensé que, puisque j'avais entendu toutes les personnes séparément, mieux valait procéder à des confrontations groupées, ce qui créerait une interactivité permettant aux uns et aux autres de contester tel ou tel élément avancé. J'ai pensé que ces confrontations collectives permettraient d'approcher la manifestation de la vérité. C'est ainsi que j'ai perçu les choses à l'époque, interrogeant ceux qui parlaient le plus au départ pour que les autres puissent contester. Ces confrontations ont d'ailleurs donné des résultats divers. Ainsi Mlle Aurélie Grenon a-t-elle, à cette occasion, mis hors de cause une personne qu'elle avait précédemment accusée et, au cours d'une autre confrontation, deux personnes ont indiqué rencontrer l'un des mis en cause pour la première fois, déclarant que cette personne n'avait pas participé aux faits.

Je me suis à nouveau interrogé lorsque j'ai été, par la suite, saisi de demandes de confrontations individuelles. J'observe que les avocats présents au cours des confrontations collectives ont posé jusqu'à soixante questions, en suivant le même ordre que moi, ordre qui leur semblait donc, à l'époque, aussi logique qu'à moi. Les confrontations individuelles ne m'ont pas semblé utiles à la manifestation de la vérité et le fait que la chambre de l'instruction le confirme m'a fait penser qu'elle partageait mon analyse.

J'ai demandé, lorsqu'il y avait des indices graves et concordants, que les mis en cause soient déférés et j'ai pris la décision, après les avoir entendus comme témoins assistés, de les mettre en examen et, au vu de la gravité des faits qui m'étaient rapportés, de saisir le juge des libertés et de la détention pour qu'il statue. Il peut décider le maintien en liberté, le contrôle judiciaire ou la détention provisoire. Si j'ai pris cette décision, c'est aussi parce que certaines personnes placées en garde à vue avaient été remises en liberté, les déclarations des enfants ne semblant confortées par aucun élément suffisamment précis. Saisir le juge des libertés et de la détention, c'était aussi une mesure destinée à protéger les enfants. Je me souviens en particulier qu'une mineure, bouleversée, m'a dit que son père, alors qu'il avait été entendu par la police toute la journée, s'apprêtait le soir même à la sodomiser à nouveau, n'y renonçant que parce que la mère l'avait menacé d'appeler la police. De plus, certains enfants avaient évoqué les menaces proférées à leur encontre " de recommencer encore plus fort" s'ils parlaient.

Je me suis efforcé de faire des vérifications à décharge, en contrôlant la particularité physique, en demandant des certificats médicaux, en vérifiant les horaires de travail des accusés, dont certains expliquaient qu'ils travaillaient beaucoup. Tout cela figure dans le dossier. J'ai aussi pris garde aux homonymies. Les enquêteurs et moi-même nous sommes interrogés sur ce qu'il fallait entendre par "boulanger" - profession ou patronyme ? Il a été dit que je n'aurais pas fait vérifier s'il n'y avait pas confusion entre Pierre et Silvère Martel, alors que, dès le 29 novembre, M. Pierre Martel ayant été interpellé quinze jours plus tôt, j'ai entendu M. Silvère Martel, son fils et sa femme. J'ai aussi fait vérifier les activités extraprofessionnelles des accusés - le temps passé au golf par exemple - et leurs particularités physiques, tel un kyste à l'oreille. J'ai aussi entendu dire que « les agendas n'intéressaient pas le juge d'instruction ». Mais si ! Celui de M. Alain Marécaux a été saisi, sous le téléphone, comme en atteste le procès-verbal de perquisition, annexé au dossier, auquel j'ai aussi adjoint la procédure relative au viol dénoncé par les enfants en 1998.

Des doutes, on en a eus, pratiquement dès le départ. On s'est interrogé sur les faits monstrueux qui étaient dénoncés, sur les déclarations selon lesquelles on essayait de sodomiser les enfants avec du pain. Nous avons eu des doutes, et les policiers ont procédé avec prudence. Ainsi, un enfant a expliqué, avec force précisions de dates et de lieux, avoir été violé par l'abbé. Les enquêteurs ont trouvé cette déposition étrange, et beaucoup des informations qu'il avait données ne correspondaient pas aux vérifications faites. Après quoi, le jeune homme a reconnu que ses assertions étaient fausses, et l'on en est resté là dès ce stade de l'enquête.

À propos des planches photos, il a été dit que n'y figuraient que les images de personnes concernées par la procédure. Mais non ! Ce sont les photos de quatre mis en cause et de quatre personnes étrangères à la procédure qui ont été présentées aux accusateurs pour déterminer si l'on n'accusait pas n'importe qui.

Je me suis beaucoup interrogé sur ce que disaient les enfants et les adultes. C'est pourquoi j'ai fait faire, même si le terme n'est pas très heureux, des expertises de crédibilité, nommant pour cela deux experts. Étant donné les revirements successifs, je pensais que ce serait une garantie supplémentaire que de nommer plusieurs experts nationaux chargés d'entendre les quatre adultes accusateurs. Quant aux quatre enfants de M. et Mme Delay, ils ont été entendus par deux experts dont un expert national, pour savoir si ce qu'ils racontaient pouvait relever de l'affabulation, et les experts ont conclu, à l'époque, que ce que disaient les enfants paraissait avoir été vécu. Il y a eu aussi une expertise médicale, faite par trois experts qui ont vu les enfants..., pardon, non, qui ont eu l'ensemble des dossiers médicaux des enfants saisis au moment de la dénonciation des faits ainsi que les expertises ordonnées, pour voir si les dossiers médicaux étaient compatibles avec les accusations portées car, pour moi, il y avait une sorte de gouffre, de disproportion entre ce que disaient les enfants et les constatations médico-légales. Mais les médecins experts ont expliqué qu'étant donné l'ancienneté des faits et l'utilisation de lubrifiants, ce pouvait être exact.

S'agissant des demandes d'actes, certes, j'en ai refusé beaucoup, mais beaucoup revenaient. Il y en a eu entre cinquante et soixante et j'en ai accepté vingt-cinq. Une trentaine ont été refusées, pour certaines après mon départ puisque, quand je suis parti, les parties pouvaient refaire des demandes d'actes. Par exemple, pour avoir le maximum de garanties, j'ai fait vérifier par la police que les enfants ne se fréquentaient pas, et j'ai accepté le visionnage des enregistrements des enfants, demandé par un des avocats.

Je ne souhaite pas être trop long, mais les questions permettront de répondre à certaines interrogations.

Je veux dire que j'ai été terriblement choqué d'être présenté comme une machine à appliquer le droit, sans aucune humanité. Bien que je mesure la souffrance de celles et de ceux que vous avez entendus, je ne suis pas celui que l'on a décrit et je n'ai pas tenu certains des propos que l'on m'impute.

Je n'ai pas la prétention d'avoir fait l'instruction parfaite. Aurais-je pu agir différemment ? Avec le recul et la connaissance a posteriori que l'on a de l'affaire, certainement, j'en suis convaincu. Ai-je commis des erreurs d'appréciation ? Peut-être, mais qui n'en commet pas ? Quel juge d'instruction n'en commet pas, d'autant que le juge d'instruction est un juge seul ? Personne, à l'époque, ne m'a dit que je faisais fausse route : ni le procureur de la République, qui était partie prenante, qui a délivré plusieurs réquisitoires supplétifs, qui consultait fréquemment le dossier, notamment quand il rendait des avis sur la détention ; ni le procureur général ; ni la chambre de l'instruction qui statuait sur les appels relatifs à la détention et sur les demandes de liberté. Lorsque j'ai refusé des demandes d'actes, j'ai motivé mes refus et expliqué pourquoi je ne partageais pas l'analyse qui m'était proposée et, puisque des appels étaient formés, la chambre de l'instruction s'est prononcée sur ces demandes d'actes.

Cela dit, je ne souhaite pas éluder ma responsabilité, et je me sens totalement responsable de l'instruction que j'ai menée.

Maintenant, je suis prêt à répondre à vos questions.

M. le Président : Nous avons décidé de vous interroger par thèmes et je donne sans plus tarder la parole à notre rapporteur.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Si, comme l'a dit le président Vallini, cette audition revêt une dimension exceptionnelle, je vous confirme que nous allons entendre tous les acteurs de l'institution judiciaire dans cette affaire et que nous n'avons pas l'intention de nous focaliser sur un seul maillon de la chaîne, en l'occurrence le juge d'instruction. D'ailleurs, bien des questions que nous vous poserons seront posées dans des termes voisins à d'autres magistrats qui sont intervenus dans ce dossier. Le juge d'instruction n'est pas le seul à devoir posséder les qualités qui doivent constamment inspirer les magistrats ; il n'est pas le seul à devoir être habité par le doute.

Nous sommes là, je le rappelle, d'abord pour écouter, ensuite pour comprendre et pour expliquer, enfin pour réfléchir à la construction d'un système judiciaire, qui soit plus respectueux, si c'est nécessaire, de la présomption d'innocence et des droits de la défense, c'est-à-dire qui présente des garanties suffisantes.

Parce que la mission de la commission d'enquête est la recherche des dysfonctionnements dans cette affaire, j'ai analysé en détail beaucoup de pièces de ce puzzle. J'ai bien conscience, comme tout un chacun ici, qu'il est facile, cinq à six ans après, de refaire l'histoire, d'ignorer le contexte de l'affaire Dutroux, de sous-estimer la réaction d'horreur provoquée par des révélations d'actes de pédophilie, pour lesquels les preuves matérielles ne sont pas toujours faciles à réunir. J'imagine aussi - vous n'en avez pas parlé, peut-être en direz-vous un mot tout à l'heure - ce qu'a dû être la pression médiatique sur tous les professionnels de la police, de la justice et des services sociaux. Personne ne doit donc ignorer toutes ces dimensions dans cette affaire. hors normes.

Dans la mesure où elles sont adossées aux pièces du dossier, certaines de mes questions pourront vous paraître abruptes. Soyez convaincu que si j'ai tenu à les poser, j'ai bien à l'esprit toutes les autres données humaines, juridiques, sociales et même internationales de cette douloureuse affaire. On ne peut comprendre encore une fois l'instruction de ce dossier sans cet arrière-plan qu'il ne faut pas trop commodément oublier aujourd'hui.

Le Président vous l'a dit, nous allons aborder cette audition par thèmes : procédure ; méthode des questions ; rapports avec Mme Myriam Badaoui ; méthode d'investigation, incohérences, droits de la défense ; expertises psychologiques et psychiatriques ; relations humaines avec les mis en examen, que vous avez vous-même abordées il y a un instant.

Mais avant tout, après vous avoir entendu, j'ai envie de vous poser une question simple et générale : avec le recul - et vous venez de parler de la solitude du juge d'instruction - pensez-vous qu'à l'époque à laquelle vous avez pris vos fonctions, vous étiez suffisamment préparé, suffisamment formé, suffisamment armé pour affronter un dossier de ce type ?

M. Fabrice BURGAUD : Non. La difficulté tient au fait que lorsque les juges d'instruction sont nommés dans des postes, parfois dans des petites juridictions, ils ne savent pas de quels dossiers ils vont être saisis. Deux jours après leur nomination, un meurtre peut être commis et ils sont obligés d'instruire cette affaire. La formation dispensée à l'École de la magistrature est relativement longue ; elle est de qualité ; nous travaillons beaucoup avec des collègues. Pour ma part, j'ai passé six mois à Dunkerque avec un juge d'instruction très expérimenté ; on nous donne un certain nombre de savoir-faire. Pour autant, aujourd'hui je ne travaillerais pas de la même façon : quand on est au jour le jour au contact des procédures, des personnes mises en examen ou auditionnées comme témoins, on change nos manières de faire et on appréhende peut-être les choses différemment.

Au départ, cette affaire pouvait paraître semblable à d'autres, mais elle a pris par la suite des proportions importantes, elle a été très suivie par les médias, ce qui a suscité une forte pression qui n'a pas facilité les choses. Quand on voit son ampleur, on pense à la co-saisine car on se dit que ce genre d'affaires pourraient être traitées par plusieurs magistrats qui ne seraient pas saisis simplement pour la forme mais s'y consacreraient véritablement.

À l'époque, à Boulogne-sur-Mer, nous étions deux à sortir tout juste de l'École, tandis que notre autre collègue, doyen des juges d'instruction, n'avait qu'un an d'ancienneté. Mes collègues étaient très occupés, en particulier par une autre affaire, dont la justice sera amenée à connaître et qu'on appelle « Outreau 2 ». Mes collègues et moi-même étions chargés d'autres dossiers importants, notamment de trafics internationaux, en particulier d'êtres humains avec la proximité du camp de Sangatte. Avec le recul, je pense qu'il aurait été intéressant d'être saisi bien en amont, mais avec un magistrat plus expérimenté, affecté en surnombre

Fin 2001, je me suis entretenu avec le président de la chambre de l'instruction et le parquet général pour savoir comment gérer un dossier de cette importance et on m'a déchargé de six procédures, mes collègues se retrouvant ainsi avec trois procédures de plus chacun.

M. le Rapporteur : Peut-on retenir sans trahir votre pensée que maintenant, quelques années après, avec un peu plus d'expérience, vous aborderiez ce dossier différemment ?

M. Fabrice BURGAUD : Oui. Avec les connaissances que j'ai aujourd'hui, c'est certain : le fait d'avoir plus d'expérience permet d'appréhender les choses différemment.

M. le Rapporteur : S'agissant donc de la procédure, premier thème de questions, je m'intéresserai tout d'abord aux confrontations.

Durant toute votre instruction vous n'avez mis en œuvre qu'une seule technique, la confrontation collective entre plusieurs accusateurs - Mme Myriam Badaoui, Mlle Aurélie Grenon et M. David Delplanque - et un ou plusieurs accusés. Le scénario était en outre toujours le même : vous commenciez par rappeler à Mme Myriam Badaoui ce qu'elle avait précédemment déclaré, vous lui demandiez de confirmer ses déclarations antérieures, ensuite vous demandiez à la personne accusée de s'expliquer, cette dernière niait, puis vous interrogiez Mlle Aurélie Grenon et ensuite M. David Delplanque qui confirmaient les propos de Mme Myriam Badaoui, généralement de façon plus imprécise.

Vous venez de nous expliquer que vous aviez longuement réfléchi à cette méthode et que vous pensiez qu'il y avait là une interactivité, mais quels inconvénients y aurait-il eu à entendre séparément les personnes - au moins celles qui criaient leur innocence et le demandaient - pour obtenir la manifestation de la vérité ?

M. Fabrice BURGAUD : À l'époque, je n'avais pas perçu cela comme une confrontation personne contre personne. Je n'avais pas vu l'avantage décisif qu'on pouvait retirer d'une autre méthode.

M. le Rapporteur : Mais, à défaut d'avantage, quels en étaient les inconvénients ? Cela posait-il un problème pour la bonne tenue de l'instruction ?

M. Fabrice BURGAUD : C'est un choix procédural que j'ai fait, sachant que de nombreux dossiers devaient avancer. On aurait pu tout à fait faire autrement. Aujourd'hui, avec le recul, je m'aperçois que j'aurais dû sans aucun doute le faire, cela paraît presque évident. À l'époque cela ne m'était pas apparu. Dans la mesure où la chambre de l'instruction avait confirmé, j'avais l'impression qu'elle partageait mon analyse.

M. le Rapporteur : Donc aujourd'hui, il vous paraît évident qu'il aurait fallu faire comme cela.

Par ailleurs, au cours de ces confrontations collectives, il est arrivé, à plusieurs reprises, que deux des accusateurs, ceux qu'on a appelés les « accusateurs suivistes » de Mme Myriam Badaoui, se rétractent.

C'est le cas le 17 janvier 2002 lorsque Mlle Aurélie Grenon déclare que M. Pierre Martel n'a pas violé les enfants. Là - et ce n'est pas le seul exemple, c'est pourquoi je voudrais que vous nous disiez quelle était la méthode employée -, vous réinterrogez à trois reprises Mlle Aurélie Grenon, qui finit, selon certains, par « céder » et par confirmer ce qu'elle avait dit au départ, c'est-à-dire que M. Pierre Martel a bien commis les faits.

C'est encore le cas lorsque M. David Delplanque innocente Mme Karine Duchochois, lors de la confrontation du 27 février 2002, en revenant sur ses précédentes déclarations. Mais, là encore, vous faites la lecture des anciennes accusations et M. David Delplanque change à nouveau de version et accuse Mme Karine Duchochois en déclarant qu'il en a « marre ».

Est-ce que tout cela n'était quand même pas un peu orienté ?

M. Fabrice BURGAUD : Quand il y avait revirement, je cherchais à comprendre pourquoi la personne mentait à un moment donné. Je lui rappelais la gravité de ses déclarations, dans un sens comme dans l'autre : qu'elle accuse des gens à tort ou qu'elle revienne sur ses déclarations antérieures.

M. le Rapporteur : Avez-vous eu le sentiment d'insister pour qu'ils reviennent à leurs déclarations antérieures ?

M. Fabrice BURGAUD : Le but n'était pas de les faire revenir sur leurs déclarations : les gens sont libres de ce qu'ils disent. Je posais simplement des questions pour essayer de comprendre pourquoi à deux moments différents une même personne donnait deux versions.

M. le Rapporteur : Vous n'avez pas eu le sentiment que cette insistance pour aboutir finalement à un nouveau changement d'avis était de nature à les influencer ?

M. Fabrice BURGAUD : Je ne pense pas. Les avocats assistaient à ces auditions.

M. le Rapporteur : Pourquoi ne faisiez-vous pas intervenir M. Thierry Delay dans ces confrontations, en particulier après sa lettre du 17 novembre 2001, dans laquelle il disait, en substance, que sa femme racontait des histoires et que toutes les personnes étaient innocentes ? Là, il y aurait eu interactivité...

M. Fabrice BURGAUD : M. Thierry Delay a nié les faits tout au long de l'instruction. Parfois il disait ne plus s'en souvenir. Dans cette lettre, il expliquait que les autres étaient tous innocents, qu'ils ne se connaissaient pas et que lui-même n'avait rien fait.

Il me semblait plus intéressant de confronter les discours différents que de mettre face à face des gens qui niaient et affirmaient ne pas se connaître.

M. le Rapporteur : Mais la confrontation ne vise-t-elle pas précisément à faire jaillir une vérité à partir de discours différents, à mettre en évidence des contradictions ? Pourquoi M. Thierry Delay, qui disait que les autres étaient innocents, ne participait-il pas aux confrontations ?

M. Fabrice BURGAUD : M. Thierry Delay disait que personne n'avait rien fait, que les faits n'existaient pas. Il a été confronté à plusieurs personnes, mais il est vrai qu'il n'a pas participé aux confrontations à plusieurs.

M. le Rapporteur : Quelles conséquences avez-vous tirées de sa lettre de novembre 2001 dans laquelle il disait, après l'arrestation des « notables », que sa femme racontait n'importe quoi ?

M. Fabrice BURGAUD : Il disait que ces personnes n'avaient pas participé aux faits, mais dans la mesure où il disait aussi que lui-même n'y avait pas participé et où je disposais d'enregistrement des écoutes dans le parloir, dans lesquelles il disait aux membres de sa famille qu'il avait vendu les enfants et parlait de la Belgique et de M. Pierre Martel, j'ai pris ses déclarations avec prudence.

M. le Rapporteur : Même s'il contestait des faits qui ensuite se sont avérés, ce qu'il disait pouvait être intéressant à entendre.

M. Fabrice BURGAUD : Il a été entendu, mais dans la mesure où il racontait les choses complètement contraires au dossier, je n'ai pas perçu la nécessité qu'il participe aux auditions.

M. le Rapporteur : J'en viens à la disjonction du dossier de meurtre de la petite fille belge.

Le 4 janvier 2002, Daniel Legrand fils vous écrit une lettre dans laquelle il révèle l'assassinat d'une fillette belge de cinq ou six ans par M. Thierry Delay. Concomitamment, il fait parvenir cette missive à la rédaction de France 3. Cette nouvelle affaire dans l'affaire donne une dimension nationale et un retentissement exceptionnel à ce dossier. Dès le 9 janvier, le Procureur de la République vous saisit d'un réquisitoire supplétif, en choisissant ainsi de vous confier ce dossier en joignant cette affaire à la précédente.

Avez-vous eu, à ce moment et sur cette question, des contacts, même informels, avec les services du SRPJ de Lille et le procureur de la République ?

M. Fabrice BURGAUD : La lettre adressée à France 3 étant arrivée, je ne sais pourquoi, avant celle qui m'était destinée, j'ai été informé de cet élément par le Procureur de la République, qui le tenait lui-même du SRPJ. J'ai demandé à ce dernier de récupérer la lettre, mais cela n'a pas été possible car la rédaction de France 3 souhaitait diffuser un reportage le soir même. J'ai reçu mon exemplaire peu après et j'ai transmis le dossier avec une ordonnance de soit-communiqué au Procureur de la République pour qu'il se prononce. Je n'ai pas discuté directement avec le SRPJ, en revanche, compte tenu de la gravité de ces faits, j'ai évoqué avec le Procureur les liens qu'il pouvait y avoir avec le dossier, mais c'est lui qui a pris la décision du réquisitoire supplétif.

M. le Rapporteur : Vous en avez donc parlé avec le Procureur et il a considéré que c'était connexe à l'affaire en cours, d'où le choix du réquisitoire supplétif plutôt que de l'ouverture d'une information séparée. Est-ce bien cela ?

M. Fabrice BURGAUD : Je pense que c'est plutôt le procureur de la République qui pourra vous apporter cette réponse.

M. le Rapporteur : Vous n'avez pas eu de conversation qui vous permettrait de connaître l'origine de ce choix ?

M. Fabrice BURGAUD : Nous en avons discuté.

M. le Rapporteur : Quel avis avez-vous émis lors de vos discussions ?

M. Fabrice BURGAUD : Je ne m'en souviens plus.

J'ai disjoint par la suite. On l'ignorait au départ, mais je pense aujourd'hui, au vu de l'importance des investigations qui ont conduit à rechercher l'existence de cette petite fille dans différents pays, que la procédure du réquisitoire supplétif alourdissait le dossier.

M. le Rapporteur : Vous n'avez pas eu vous-même de conversations avec le SRPJ à propos de ce choix ?

M. Fabrice BURGAUD : Je n'en ai pas le souvenir. C'est par le SRPJ que j'ai appris l'existence de cette lettre ; nous avions organisé plusieurs réunions sur ce dossier, mais je suis incapable de dire si l'une d'entre elles portait sur ce choix.

M. le Rapporteur : On a mis en œuvre des moyens très importants pour rechercher le corps de la fillette mentionnée dans la lettre de M. Daniel Legrand fils, mais ces investigations n'ont rien donné. Qui plus est, assez rapidement, le 19 février 2002, il vous a indiqué qu'il avait inventé de toutes pièces cette histoire, d'une part parce qu'il avait constaté que Mlle Aurélie Grenon qui avait reconnu un certain nombre de choses, avait été libérée et qu'il espérait bénéficier du même traitement, d'autre part pour montrer, en allant plus loin qu'elle, que Mme Myriam Badaoui racontait des mensonges.

Toujours est-il qu'à un moment donné il est venu dire que tout cela n'était pas vrai, ce que confirmaient d'ailleurs les investigations, aucun élément matériel n'ayant été découvert. À ce moment, le 19 avril 2002, vous avez pris une ordonnance de disjonction, simple mesure technique d'administration judiciaire, qui n'est pas susceptible de recours. Cela fait que le dossier en question n'ira pas jusqu'à la cour d'assises.

Comment expliquez-vous ce revirement ? Pourquoi, après avoir considéré que c'était la même affaire, décide-t-on cette fois la disjonction, quand on s'aperçoit qu'il n'y a rien, ce qui pourrait affaiblir le dossier ?

M. Fabrice BURGAUD : Si on avait su à l'époque qu'il n'y avait rien, j'aurais rendu une ordonnance de non-lieu.

Daniel Legrand fils n'a pas présenté les choses tout à fait de cette façon : il est venu expliquer qu'il avait été étranger aux faits - qu'il avait pourtant reconnus devant un expert psychologue et dont il s'était excusé auprès des victimes -, puis dire qu'il avait inventé le meurtre. Les investigations, menées rapidement et à grande échelle car l'information était parue dans la presse, ce qui a obligé à faire garder les jardins ouvriers, n'ont rien donné. D'autres ont été conduites à l'étranger.

Au moment où j'ai pris l'ordonnance de disjonction, il ne s'agissait pas de séparer du dossier un pan qui ne tenait pas, mais de permettre de conduire des investigations internationales qui risquaient d'être longues, faute d'éléments précis sur l'identité de la petite fille. Au moment où cette ordonnance a été rendue, on ne pouvait pas dire s'il y avait eu meurtre ou non et il m'apparaissait que des investigations longues étaient encore nécessaires, alors que des gens étaient détenus, certains depuis plus d'un an.

M. le Rapporteur : Un mois et demi avant cette ordonnance de disjonction, le 1er mars 2002, une pièce annexée au dossier fait état d'un contact des services de police belge avec leurs collègues français. Je donne lecture d'un extrait de ce document :

« En date du vendredi 1er mars 2002, nos services ont de nouveau pris les contacts nécessaires avec nos collègues français à Coquelles pour connaître l'état de leur enquête et jusqu'à quel point les faits commis dans notre pays entraient en ligne de compte dans leur enquête.

- Nous apprenons par notre collègue français Frank Devulder que la déclaration au sujet de l'enfant qui aurait été assassiné a été inventée de toutes pièces et qu'ils ne travailleraient désormais plus sur cette affaire.

- En ce qui concerne la région d'Ostende, rien ne serait vrai non plus, étant donné qu'il y aurait eu une mauvaise transmission d'informations entre leur juge d'instruction et la presse.

- Pour le moment, l'enquête se trouve dans une impasse étant donné que les enfants commencent à inventer toutes sortes de choses vu le nombre élevé d'auditions qu'ils ont déjà dû subir.

- Il s'avère qu'il y a également des doutes en ce qui concerne le fait que des faits se sont bien déroulés en Belgique, plus précisément dans la ferme à Zonnebeke.

- Il s'avère donc que le fils Legrand Daniel a inventé ces faits dans l'espoir d'obtenir une réduction de peine et, en ce qui concerne la mère qui confirmait cela, il s'avère qu'elle donne une réponse positive à toutes les données apportées, de telle sorte qu'on ne peut pas tenir compte de ses déclarations. »

À la lecture de cet extrait, il est évident que non seulement la police belge, mais aussi la police française, avaient au moins des doutes. Vous-même, avez-vous eu un doute ? En avez-vous parlé aux services de police ? Quelles ont été vos réactions à la suite de ces échanges entre les polices belge et française ?

M. Fabrice BURGAUD : La police belge a plus qu'un doute puisqu'elle affirme à plusieurs reprises qu'il ne s'est rien passé en Belgique. La police française est beaucoup plus prudente, on le voit en particulier dans le rapport de synthèse de M. Masson. J'ai eu moi aussi alors des doutes quant à ce fait de meurtre, mais il m'apparaissait au mois de mars, au moment où les enquêteurs belges disaient qu'il ne s'était rien passé, que certaines investigations n'avaient pas encore été effectuées et qu'il convenait donc de les poursuivre.

M. le Rapporteur : On trouve quand même dans le rapport de synthèse du SRPJ du 15 juillet 2002 cette phrase : « Toutes les recherches entreprises ne permirent pas de confirmer cette hypothèse ni d'envisager l'existence d'un réseau structuré. Il semblerait que la réalité était beaucoup plus simple et beaucoup plus sordide. » Manifestement, la police française s'interrogeait également. Qu'en avez-vous déduit ?

M. Fabrice BURGAUD : Les doutes sont venus dès le départ. Une partie des faits semblait solide, notamment ce qui concernait le couple principal. Mais d'autres faits semblaient pour certains fantaisistes, pour d'autres mensongers. Toute la difficulté du juge d'instruction était d'arriver à faire la part des choses et à s'approcher le mieux possible de la vérité. Ce rapport date du 15 juillet mais au mois d'avril il me semblait, et c'est pourquoi j'avais ordonné une disjonction, qu'en dépit de mes doutes, au regard de l'importance des faits, des investigations devaient encore être menées.

M. le Rapporteur : La règle n'est-elle pas que le doute profite à la personne mise en examen ? Là, les personnes sont restées incarcérées longtemps. Comment les choses se passent-elles dans la pratique ?

M. Fabrice BURGAUD : Il s'agissait de doutes vis-à-vis du meurtre et il y a des choses sur lesquelles je n'ai toujours pas de réponse. Si le doute avait porté sur les personnes mises en examen, si les indices graves et concordants étaient tombés au moment de l'instruction, elles auraient été remises en liberté tout de suite et les non-lieux auraient été prononcés immédiatement.

J'ai eu la volonté de faire la part des choses : quand il y a eu des doutes lors de l'audition de certaines personnes, on a vérifié ces éléments et ils n'ont pas été mis en examen. En revanche, quand les indices semblaient graves et concordants et qu'ils n'étaient pas remis en cause par les éléments qui apparaissaient au fur et à mesure de l'avancement du dossier, les personnes mises en examen n'ont pas bénéficié d'un non-lieu et n'ont pas été remises en liberté.

M. le Rapporteur : Pouvez-vous nous dire comment s'est effectué, au moment de votre départ, le « passage de témoin » avec votre successeur, le juge Lacombe, qui a rédigé l'ordonnance de mise en accusation ?

M. Fabrice BURGAUD : M. Lacombe sortait également de l'ENM. Il s'est présenté à Boulogne-sur-Mer dans le courant du mois d'août. J'étais le seul à partir et le président l'a donc affecté sur mon cabinet et m'a demandé de sortir les notices, c'est-à-dire les documents qui concernent tous les dossiers, ce que j'ai fait. Je lui ai dit où on en était sur les dossiers les plus importants, celui qui nous intéresse comme les autres, et ce qui était en cours. J'ai eu par la suite quelques contacts téléphoniques avec lui sur des points précis liés à la reprise du cabinet, par exemple parce qu'il ne trouvait pas un dossier ou parce qu'il avait des questions à me poser. Ce n'est absolument pas moi qui ai rédigé l'ordonnance, cela m'aurait été bien impossible, faute de disposer d'un dossier aussi volumineux. M. Lacombe pourra vous expliquer dans quelles conditions il l'a lui-même fait.

M. le Président : S'agissant de la procédure, j'ai moi-même une question sur le statut de témoin assisté.

L'article 80-1, troisième alinéa, du code de procédure pénale dispose que « Le juge d'instruction ne peut procéder à la mise en examen de la personne que s'il estime ne pas pouvoir recourir à la procédure du témoin assisté. » Or, tout au long de l'instruction, vous avez été saisi de demandes en ce sens :

- Le 16 novembre 2001, Maître Frank Berton pour Mme Odile Marécaux, a déclaré dans votre cabinet : « Le statut de témoin assisté me semble suffisant pour assurer la défense de ma cliente et me semble nécessaire à ce stade de la procédure » ;

- Le même jour, Maître Hubert Delarue pour M. Alain Marécaux  a dit: « Je m'interroge pour savoir si les éléments du dossier sont vraiment suffisants pour mettre en examen mon client. Je pense que le statut de témoin assisté est suffisant et qu'une mise en examen n'est pas nécessaire à ce stade de la procédure ».

Pouvez-vous nous expliquer pourquoi vous avez refusé le statut de témoin assisté à M. et Mme Marécaux ?

M. Fabrice BURGAUD : J'ai pris la décision de les mettre en examen après avoir entendu leurs explications, certains ayant d'ailleurs refusé d'en fournir au moment de l'interrogatoire de première comparution, parce qu'il me semblait qu'il y avait des indices graves et concordants qui le justifiaient.

J'ajoute que le statut de témoin assisté ne donne pas les mêmes droits que la mise en examen.

M. le Président : Surtout, ce statut ne permet pas de placer la personne en détention...

M. Fabrice BURGAUD : Ni sous contrôle judiciaire. En fait aucune mesure coercitive ne peut être prise contre un témoin assisté. Compte tenu des indices graves et concordants et de la gravité des faits, il me semblait que je devais saisir le juge de la liberté et de la détention, en particulier pour éviter que les personnes ne repartent libres et ne puissent continuer à se concerter, d'autant que les enfants disaient que lorsqu'une personne était remise en liberté, les faits se poursuivaient. Je ne partageais donc pas l'analyse des avocats. D'ailleurs, si certains ont fait ces déclarations, d'autres ne se sont pas opposés à la mise en examen. L'un d'entre eux l'a même demandée, afin que son client bénéficie de plus de droits.

M. le Président : En tout cas, les deux avocats que j'ai cités vous ont demandé le statut de témoin assisté.

Aviez-vous des contacts avec le juge des libertés et de la détention lorsque vous le saisissiez d'une demande de mise en détention ?

M. Fabrice BURGAUD : Lorsque des personnes étaient mises en garde à vue et risquaient d'être incarcérées, je le prévenais avant même qu'elles soient entendues, afin de lui permettre de s'organiser. Je lui faisais aussi savoir que j'avais terminé, afin qu'il puisse voir le dossier, qu'il consultait par ailleurs régulièrement dans la mesure où il y avait beaucoup de demandes de mise en liberté.

M. le Président : Mme Karine Duchochois nous a indiqué qu'après avoir été interrogée par vous, elle fut présentée devant le JLD aux fins de placement en détention provisoire et que, attendant dans le couloir cette présentation en compagnie de son avocat, elle a entendu le JLD avoir une discussion « très musclée », vraisemblablement avec vous, sur sa mise en détention. Confirmez-vous ses dires ? Vous souvenez-vous de cette conversation ?

M. Fabrice BURGAUD : Non. Je prévenais le JLD que quelqu'un allait être déféré, mais je n'ai pas souvenir d'une telle discussion.

M. le Rapporteur : Vous arrivait-il de parler de ce dossier avec le JLD ?

M. Fabrice BURGAUD : C'est arrivé.

M. Georges FENECH : Pour la première fois, vous avez fait état du fait que vous n'êtes pas insensible à la souffrance des gens qui sont ici présents et qui ont été emprisonnés à tort. C'est rassérénant pour tout le monde.

Vous avez aussi dit vous sentir totalement responsable de l'instruction que vous avez menée. Vous avez ajouté que personne ne vous avait dit que vous faisiez fausse route. Mais dans le système actuel, que nous sommes en train d'examiner, c'est bien le juge d'instruction qui est le capitaine du navire, qui tient la barre. Or, on a le sentiment, en vous écoutant, d'une grande fragilité au moment où vous exerciez cette fonction : vous avez dit que vous sortiez de l'École, qu'aujourd'hui, avec le recul, vous auriez préféré avoir un juge expérimenté à vos côtés. On se demande comment vous avez pu exercer cette fonction tellement difficile et surtout comment vous avez pu prendre autant de responsabilités pour faire incarcérer les personnes, même si vous avez eu raison de rappeler que le procureur de la république et la chambre de l'instruction étaient aussi parties prenantes. Mais c'est bien vous qui avez proposé la détention au juge.

Vous dites l'avoir fait à partir de déclarations, mais toujours accompagnées de signes caractéristiques comme le tatouage, la reconnaissance de l'appartement, le fait que la vendeuse de bonbons officie jusqu'à minuit. Mais était-ce suffisant ? N'avez-vous pas le sentiment aujourd'hui que la culture du doute est étrangère à notre système judiciaire ? J'ai fait le total : pour la seule année 2003, 584 années de prison ont été effectuées par des gens qui ont été innocentés. N'avez-vous pas finalement le sentiment d'être mis sur la place publique, alors que c'est notre système, qui repose sur la culture de la détention et sur les épaules d'un homme seul, qui est aujourd'hui mis en accusation ?

M. Fabrice BURGAUD : Cette question sur notre mode de fonctionnement est tout à fait centrale. Certainement n'avons-nous pas assez la culture du doute. C'est quelque chose qui ne s'apprend pas. On en parle à l'École et avec les collègues : le métier de juge est un métier d'humilité, dans l'exercice duquel on n'a jamais de certitude.

Si j'ai rappelé qu'il y avait plusieurs intervenants, ce n'est pas pour me défausser de mes responsabilités. Il est vrai que le juge d'instruction est au centre du mécanisme, mais si je n'avais pas eu le réquisitoire supplétif, je n'aurais pas pu continuer à instruire. La chambre de l'instruction a eu à se prononcer à de nombreuses reprises sur la détention, ce qui ne m'exonère évidemment pas de mes responsabilités. Ce n'est pas parce que le JLD se prononce que le juge d'instruction doit se reposer sur lui ni porter moins d'attention au dossier. Pour ma part, je ne le saisissais que quand j'estimais ne pas pouvoir faire autrement. S'il apparaissait qu'un contrôle judiciaire pouvait être prononcé, je faisais usage de la possibilité de le prononcer moi-même. Ce n'est que quand je considérais que la détention était le seul moyen que je saisissais le JLD.

Je ne sais pas si j'ai ainsi bien répondu à une question assez générale.

M. le Président : Il est vrai qu'elle était assez vaste pour être posée au concours d'entrée à l'ENM, et je propose que nous nous recentrions sur le sujet.

M. Georges FENECH : Demandez aux acquittés qui ont passé trois ans en prison et aux Français s'ils pensent qu'il s'agit d'une question d'entrée au concours !

Je la précise donc car elle me paraît importante. N'avez-vous pas eu, Monsieur le juge, le sentiment d'avoir eu entre vos mains trop de pouvoirs ? Ne vous interrogez-vous pas sur ce mélange des genres entre l'enquête et la décision de placement en détention ?

M. Fabrice BURGAUD : Si. Vous avez évoqué la compassion que j'éprouve à l'égard des personnes acquittées. Ce n'est pas la première fois que j'en fais état, mais cela n'a, hélas, pas été retenu quand j'ai pris publiquement la parole pour la première fois.

Ai-je eu trop de pouvoirs ? La question est difficile. Il est vrai que le travail du juge d'instruction est une lourde responsabilité. C'est la loi qui veut ça et je l'appliquais. Même si je m'interroge beaucoup sur le travail que j'ai pu effectuer en tant que juge d'instruction et sur mon rôle, je ne partage pas tout à fait votre analyse sur le mélange des genres. Quand la liberté des gens est en jeu, les décisions sont lourdes de conséquences, mais elles le sont aussi quand il s'agit de protéger les enfants. Si la personne reconnaissait ensuite les faits, ne reprocherait-on pas à un juge qui disposait d'éléments importants de ne pas avoir saisi le JLD ?

Les juges d'instruction sont peu nombreux et leur charge de travail très importante empêche sans doute la co-saisine. Il serait bon que nous travaillions à plusieurs, en petits groupes, avec des magistrats expérimentés, non pas pour diluer les responsabilités mais pour disposer de plusieurs regards et pour pouvoir échanger. On parle d'une procédure lourde et à l'époque les choses n'étaient pas faciles pour moi tous les jours, d'autant que les évolutions du dossier l'ont rendu de plus en plus lourd et difficile à instruire.

Mme Élisabeth GUIGOU : Monsieur, nous ne sommes pas là pour vous juger, mais pour essayer de comprendre par quels mécanismes, par quel engrenage, peut-être, on a pu aboutir à ce désastre. Nous sommes là pour clarifier ce qu'a été le rôle des différents acteurs.

Avant que vous soyez saisi, le 22 février 2001, une enquête préliminaire a débuté en janvier 2001, à la demande du procureur de la République. Quels étaient les éléments du rapport des enquêteurs, et quels étaient, dans le réquisitoire introductif du procureur, les éléments qui vous ont été donnés et la qualification des faits ?

M. Fabrice BURGAUD : Ma saisine a été accompagnée d'un rapport des services de police, qui indiquait notamment que les faits que les enfants déclaraient avoir subis étaient des faits de viols, de violences, de remise d'argent. Le rapport indiquait également que le service des urgences avait été saisi et annexait à la procédure les certificats médicaux faisant état de diarrhées répétées, de traces de sang, d'infections sexuelles pour certains enfants, de traumatismes crâniens. Les enquêteurs notaient que la plupart des déclarations faites s'avéraient exactes dans des détails qui pouvaient apparaître minimes, mais qui semblaient confirmer ce que disaient les enfants.

J'ai dit que j'avais été saisi du cas d'autres personnes qui pouvaient apparaître à la procédure. J'aurais dû préciser, car c'est important, qu'il s'agissait de viols sur mineur de quinze ans, des agressions sexuelles sur mineur de quinze ans par ascendant. Apparaissaient déjà la corruption de mineur de moins de quinze ans, et le proxénétisme aggravé, pour M. et Mme Delay et tous autres. D'ailleurs, le procureur me demandait de faire délivrer un mandat de dépôt contre les deux principaux auteurs. Plus précisément, ce n'était pas le procureur de la République qui suivait cette affaire à l'époque mais son substitut chargé des mineurs qui a fait l'ouverture d'information.

Mme Élisabeth GUIGOU : Dans le réquisitoire introductif, on parle de viols, d'agressions sexuelles, de corruption de mineur et de proxénétisme. On laisse entendre qu'il y a déjà beaucoup d'autres personnes impliquées, en dehors du couple Delay, de Mlle Aurélie Grenon et de M. David Delplanque ?

M. Fabrice BURGAUD : Tout à fait. C'est ce qui apparaissait dès le départ dans le dossier.

Mme Élisabeth GUIGOU : Lorsque vous commencez votre information, disposez-vous des enregistrements des auditions des enfants ? Depuis la loi de 1998, le code de procédure pénale, dans son article 706-52, fait obligation aux acteurs de la procédure de procéder à des enregistrements. Avez-vous eu des enregistrements, et si oui combien, de combien d'enfants ? Les avez-vous écoutés ? Vous en êtes-vous servi ?

M. Fabrice BURGAUD : Au départ, il y a eu quatre enregistrements des enfants Delay. Il y en a eu trois par la suite - je n'ai plus le nom des enfants en tête. Je n'ai pas visionné tous les enregistrements. C'est surtout sur les procès-verbaux, sur lesquels on peut écrire plus facilement, et qui étaient fidèles, que j'ai travaillé. En revanche, j'ai été attentif aux conditions du recueil de la parole des enfants. Comment avaient-ils été entendus ? Dans quelles conditions ? Avaient-ils été entendus convenablement du point de vue des questions qui leur étaient posées, de l'écoute de leurs propos ? Sur le fond, j'ai plus travaillé sur les procès-verbaux.

Ce qui m'avait également frappé, c'est que l'un des enfants disait que la caméra qui était dans le service de police ressemblait à celle qui avait servi à filmer les sévices.

Mme Élisabeth GUIGOU : S'agissait-il d'enregistrements sonores ou visuels ?

M. Fabrice BURGAUD : Visuels.

Mme Élisabeth GUIGOU : Au cours de votre instruction, avez-vous dressé un tableau de qui a fait quoi, à qui et quand ? Car les déclarations des enfants ont varié, de même que celles des personnes mises en cause.

M. Fabrice BURGAUD : Oui. Il me semblait que c'était la seule façon de travailler utilement. Sur de grandes feuilles, je notais dans des petites cases les noms des victimes présumées, des auteurs présumés, des gens qui avaient pu participer aux faits - dont certains n'ont d'ailleurs pas été mis en examen par la suite. C'est un document que les enquêteurs avaient vu, et qui était vraiment mon document de travail.

J'avais également dressé, parce que cela me semblait être la seule façon de clarifier les choses, un autre document synoptique qui récapitulait l'ensemble des actes que j'avais faits, et qui pointait le retour des différentes commissions rogatoires, des différentes expertises.

Mme Élisabeth GUIGOU : Vous avez fait évoluer ce tableau au fur et à mesure de la variation des déclarations ?

M. Fabrice BURGAUD : Ce tableau n'a pas été fait au départ. Je l'ai fait quand le dossier a vraiment pris une ampleur importante. Je ne pourrais pas vous dire quand il a été fait, mais il a évolué, effectivement, au fur et à mesure des auditions.

M. Étienne BLANC : La détention provisoire est au centre de l'émotion suscitée par l'affaire dite d'Outreau. C'est donc bien l'article 144 du code de procédure pénale qui est au cœur du problème. Il ressort des débats parlementaires, ainsi que de la doctrine, que la mise en détention provisoire doit être une exception, qu'elle doit répondre à des critères précis. Ceux-ci doivent éviter que la menace d'une mise en détention provisoire constitue une pression pouvant conduire à l'aveu. Une telle pratique nous mettrait en difficulté par rapport aux textes défendant la liberté individuelle, tant au regard de notre droit positif qu'à celui des engagements internationaux de la France.

Nous avons été extrêmement troublés par la déclaration que nous a faite M. Daniel Legrand fils. Il nous a dit en substance : « J'ai appris qu'Aurélie Grenon, qui avait reconnu les faits, n'avait pas été placée en détention provisoire. Et le juge Burgaud m'a dit très explicitement que si je reconnaissais les faits, on pourrait examiner ma mise en liberté ». Il faisait expressément ou implicitement référence à Aurélie Grenon. Il la rencontre dans le couloir à l'issue de son audition, il la voit libre, et il comprend que s'il avoue, il pourra être mis en liberté. Il va même jusqu'à penser que s'il avoue un certain nombre de choses, cela va accélérer sa mise en liberté.

Vous avez demandé au juge des libertés et de la détention le placement en détention provisoire de M. Daniel Legrand fils. Son avocat a déposé plusieurs demandes de mise en liberté. Le refus de la mise en liberté vous laissait-il espérer l'aveu, qui est souvent, en matière de pédophilie, l'argument probant, étant donné le peu de preuves matérielles dont on dispose ?

Deuxièmement, ces détentions provisoires étaient-elles réellement nécessaires pour poursuivre votre instruction ?

Troisièmement, vous semblaient-elles justifiées au regard des critères fixés par l'article 144 du code de procédure pénale ?

Enfin, plus généralement, avez-vous visité une maison d'arrêt lorsque vous étiez à l'École nationale de la magistrature ? Quand vous demandez un placement en détention, savez-vous ce qui se passe dans une maison d'arrêt, et ce que vivent celles ou ceux qui y sont placés pour des faits de pédophilie ou des faits de mœurs ?

M. Fabrice BURGAUD : Je n'ai jamais fait de chantage à la détention. Ça, c'est clair.

Deuxièmement, il me semblait à l'époque que la détention provisoire était l'unique moyen. Si un contrôle judiciaire m'était apparu suffisant, je l'aurais demandé. Il ne m'est pas apparu suffisant, car les risques de concertation étaient importants. Étant donné l'importance des déclarations, il fallait éviter que les différentes personnes interpellées se mettent d'accord sur une version, sachant que certaines d'entre elles vivaient les unes à côté des autres. Les avocats ne proposaient pas d'alternative par rapport à un contrôle judiciaire éloigné.

Le risque de réitération des faits ne devait pas être couru. Je l'ai indiqué tout à l'heure, une mineure m'avait dit qu'une personne remise en liberté avait à nouveau commis les faits une fois revenue dans sa famille.

Le risque de disparition des preuves était également important.

C'est vrai que les détentions ont été très longues. Je suis parti un an et demi après le début de l'affaire. Il me semble problématique que les personnes attendent plusieurs mois avant de comparaître devant une cour d'assises. Elles restent détenues après la clôture de l'instruction.

J'ai appliqué les critères définis par la loi. Il est vrai que certains sont assez larges. Je pense notamment au trouble à l'ordre public. Entre collègues, nous ne sommes d'ailleurs pas tous d'accord sur la signification que revêt ce terme. Cela dit, ce n'était pas à mes yeux le critère principal. Je pensais plus au risque de disparition des preuves, au risque de concertation, et à la protection des enfants. Le contrôle judiciaire n'est pas toujours efficace. On sait, dans cette procédure, que des personnes placées en contrôle judiciaire ont pu se voir, certes brièvement. On l'a également su par des écoutes. J'ai su, dans ce dossier, que des personnes à qui il était interdit de se rencontrer ont conçu un enfant ensemble. Le contrôle judiciaire est intéressant à condition que l'on puisse effectivement le mettre en œuvre. Il ne me paraissait pas être la solution adéquate par rapport à la situation.

Lorsque j'étais à l'École nationale de la magistrature, j'avais effectué pendant deux semaines un stage en maison d'arrêt en tant que surveillant. J'avais en effet rencontré des personnes détenues pour des faits de cette nature, que l'on appelle familièrement les « pointeurs ». L'administration pénitentiaire leur recommande de ne pas dire pour quels faits ils ont été placés en détention. Les surveillants, normalement, n'ont pas connaissance du dossier. Mais il est conservé à la direction, et il arrive qu'ils en aient une connaissance indirecte, par des indiscrétions, par des courriers.

M. le Président : Vous êtes-vous rendu dans les maisons d'arrêt où étaient détenues les personnes dont vous avez demandé la mise en détention ?

M. Fabrice BURGAUD : Il n'y a pas de maison d'arrêt dans le ressort de Boulogne-sur-Mer. En revanche, je me suis rendu régulièrement, comme le veut le code de procédure pénale, d'ailleurs, au centre pénitentiaire de Longuenesse. À chaque fois que je m'y rendais, je rencontrais les détenus pour lesquels j'avais un dossier à l'instruction et qui souhaitaient me rencontrer.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : L'instruction a bien entendu pour objectif de prendre en compte l'intérêt des enfants, leur parole, et de porter l'acte de justice sur tout ce qui a été fait à ces enfants. L'autre aspect est de savoir comment l'institution judiciaire prend en compte la situation du citoyen injustement dénoncé.

En quels termes ce double problème s'est-il posé en ce qui concerne les personnes mises en cause ? Au vu du dossier comme des différentes auditions que nous avons conduites jusqu'ici, on constate que celles-ci étaient dans des situations très différentes. J'écarte bien entendu les quatre personnes qui ont été condamnées.

Parmi les personnes interpellées à compter de mars 2001, certaines ont été mises en liberté au terme de leur garde à vue, certaines ont été mises en examen, certaines ont été mises en détention, certaines ont été convoquées à nouveau pour être ensuite mises en examen et placées en détention, certaines ont été mises sous contrôle judiciaire. Enfin, le rapport de la police judiciaire fait apparaître que seize personnes ont été auditionnées sur lesquelles il n'y a manifestement aucun acte d'instruction. Ce sont pourtant des personnes qui ont été dénoncées de la même manière, selon le même processus, au niveau des enfants.

On a donc l'impression que l'immensité de la tâche est apparue à un certain moment, et que certains ont eu le bonheur de faire l'objet d'investigations après d'autres.

Nos concitoyens se demandent si une instruction peut viser toute personne injustement dénoncée ? Considérez-vous que la situation de chaque personne a été pesée, et que vous avez utilisé, en fonction de cette situation, les instruments que vous donnait la loi ?

M. Fabrice BURGAUD : Oui. Et d'ailleurs, concernant les personnes qui ont été mises en cause par la suite, les vérifications ont été effectuées, par rapport aux dates et aux lieux. Il n'y a pas eu de justice collective. Chaque situation a été étudiée attentivement, individuellement, cas par cas. Certaines vérifications s'avéraient positives, d'autres s'avéraient négatives.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Ces réalités apparaissaient également dans le cas des personnes qui ont été mises en examen. On n'a pas l'impression que les investigations de la police judiciaire dans le cadre des gardes à vue aient avéré ou démenti des données extrêmement différentes de celles dont vous avez considéré qu'elles justifiaient la mise en détention.

M. Fabrice BURGAUD : Les enquêteurs ont vérifié les déclarations des uns et des autres. Cela apparaît dans le dossier.

M. Jacques REMILLER : Je voudrais aborder la question des relations avec le greffe et des retranscriptions des auditions. Vous conviendrez que cette question revêt une importance majeure. Les traces écrites, c'est ce qui reste de l'accusation au moment de l'ordonnance de renvoi.

Je souhaiterais que vous entriez dans le détail de ce que fut votre méthode de travail avec votre greffier, ou plutôt vos greffiers, puisque, durant toute l'instruction, vous avez bénéficié de la collaboration successive de quatre greffiers. Comment l'expliquez-vous ?

Lors des auditions, plusieurs personnes acquittées ou leurs conseils ont mis en cause vos méthodes de retranscription des propos échangés dans votre cabinet. Ainsi, Mme Karine Duchochois et son conseil nous ont indiqué, l'une comme l'autre, avoir été en désaccord sur votre retranscription des déclarations de Mme Myriam Badaoui lors de la confrontation du 27 février 2002. En effet, selon ces personnes, Mme Myriam Badaoui aurait indiqué que les faits de viols avaient eu lieu en novembre et décembre 1999, ce dont ne fait pas état le procès-verbal, qui évoque « 1999 », sans précision. Or, cette précision était déterminante pour Mme Karine Duchochois, puisqu'elle a quitté la ville d'Outreau en octobre 1999. Selon elle, un échange particulièrement vif aurait eu lieu dans votre cabinet à ce propos, dont le procès-verbal ne fait d'ailleurs pas mention. Ce serait la raison pour laquelle Mme Karine Duchochois aurait refusé de signer le procès-verbal.

Pourriez-vous nous faire part de votre version des faits, et des raisons qui ont conduit Mme Karine Duchochois à refuser de signer ce document, alors même qu'elle avait accepté de signer le PV de son interrogatoire de première comparution ?

M. Fabrice BURGAUD : Se sont succédé non pas quatre, mais trois greffiers : un greffier placé jusqu'en mai 2001 ; une personne en poste de mai 2001 à janvier 2002, date à laquelle j'étais en stage ; à mon retour de stage, un autre greffier a été affecté au cabinet, et cela jusqu'à mon départ. Il est d'ailleurs toujours en poste. Un quatrième greffier a été nommé en surnombre. Il n'était pas affecté à mon cabinet mais auprès de l'ensemble des juges d'instruction de Boulogne-sur-Mer.

Les retranscriptions, contrairement à ce que l'on pourrait penser, passent nécessairement par le magistrat, et ne sont pas directement saisies par le greffier. Je procédais selon une méthode qui est généralement suivie par mes collègues, celle que j'ai apprise à l'École mais également lors de mes différents stages. Je note ma question, je note la réponse, et je demande au greffier de retranscrire la question et la réponse. Lorsqu'il y a une divergence - car on peut ne pas entendre quelque chose, ou mal l'entendre -, le greffier est là pour attester, et les différentes personnes présentes sont également là pour dire ce qui a été dit. Certains collègues notent tout, puis dictent l'ensemble.

Il arrive qu'il y ait une inexactitude, une erreur. Il est arrivé qu'une personne dise : « Non, ce n'est pas ce que j'ai dit ». J'ai rectifié.

M. Jacques REMILLER : Vous reveniez au fur et à mesure sur les propos tenus ?

M. Fabrice BURGAUD : C'est arrivé à plusieurs reprises, oui. Cela dit, quand on me dit « blanc », que j'entends « blanc », que je fais retranscrire « blanc », que le greffier me confirme qu'il a entendu « blanc » et qu'on veut noter « noir », je ne modifie pas.

Mme Karine Duchochois et son conseil discutaient ensemble. Elles ont dit : « non, nous, nous avons entendu telle chose ». J'ai dit que je n'avais pas entendu cela. Le greffier a attesté qu'il n'avait pas entendu cela. Les différents avocats présents n'ont pas entendu ce que disaient Mme Karine Duchochois et son conseil. Il devait y avoir trois ou quatre avocats dans mon cabinet. Personne ne l'avait entendu. Cela n'a pas été retranscrit. Il n'y a pas eu de mention au procès-verbal. Le conseil de Mme Karine Duchochois m'a adressé une lettre quelques jours plus tard, à laquelle j'ai répondu. Tout cela est classé au dossier.

M. le Président : Monsieur Burgaud, vous nous avez expliqué à l'instant comment vous avez travaillé. Vous nous avez également dit quelle était la pratique du juge d'instruction. On nous a suggéré à plusieurs reprises, parmi les réformes pouvant être envisagées, d'aller vers l'enregistrement audiovisuel, ou au moins sonore, des interrogatoires et des confrontations qui ont lieu dans le cabinet du juge d'instruction. À la lumière de la pratique qui est la vôtre, que pensez-vous de cette suggestion ?

M. Fabrice BURGAUD : Cela permettrait de lever toute ambiguïté. Cela dit, dans la pratique, cela semble difficile, sauf à exploiter au cas par cas, en fonction des difficultés qui pourraient apparaître. Cela permettrait au moins de savoir ce qui s'est passé, oui.

M. François CALVET : Monsieur le juge, tout à l'heure, mon collègue Fenech a affirmé que nous n'avions pas la culture du doute. Les auditions que nous avons conduites jusqu'ici nous ont donné le sentiment que vous aviez beaucoup de certitudes. C'est souvent le cas du juge d'instruction.

Ces certitudes ne vous ont-elles pas conduit à oublier d'effectuer un certain nombre d'actes qui auraient permis de mieux assurer les droits de la défense ? J'en donnerai deux exemples.

Beaucoup de moyens ont été utilisés pour rechercher le corps de la petite fille belge, mais pour ce qui est des enregistrements des auditions des enfants, on n'avait pas de caméra, ou elle était en panne. N'auriez-vous pas pu veiller à ce que ces moyens d'enregistrement soient mis en œuvre ?

Le code de procédure pénale prévoit qu'une personne mise en examen doit être auditionnée en présence d'un avocat. Or, M. Thierry Dausque - qui a été détenu en détention provisoire pendant trente-huit mois - est resté seize mois sans avocat. Il semble que vous l'ayez auditionné dans votre cabinet sans avocat. En avez-vous averti le bâtonnier ? Cela ne vous a-t-il pas choqué ? N'auriez-vous pas pu décider de reporter son audition afin qu'il soit entendu en présence d'un avocat ?

M. Fabrice BURGAUD : On nous annonçait le meurtre d'une fillette. Ne pas mobiliser des moyens importants pour conduire les recherches était tout à fait inconcevable.

Que les juridictions ne disposent pas des caméras dont elles devraient disposer, je n'en suis pas responsable.

M. François CALVET : Vous avez demandé les moyens pour rechercher le corps de la fillette - ce que je ne vous ai pas reproché -, et vous ne les avez pas demandés pour recueillir parfaitement la parole des enfants.

M. Fabrice BURGAUD : Le matériel d'enregistrement des auditions des enfants par les services de police dépend du budget de la police.

Concernant M. Thierry Dausque, il était assisté d'un avocat lors de son interrogatoire de première comparution au mois de mars 2001. Lors de son interrogatoire de curriculum vitae, l'avocat n'était pas présent. Cela n'est pas exceptionnel. Les avocats sont moins présents lors de cet interrogatoire, qui porte plus sur la personnalité. En octobre 2001, M. Thierry Dausque est entendu lors d'un interrogatoire, en présence d'un avocat. J'ai convoqué son avocat le 10 décembre 2001 pour une confrontation le 7 ou le 9 janvier 2002. L'avocat ne me prévient pas s'il sera présent, s'il se fait substituer, s'il ne sera pas présent, s'il abandonne le dossier. Quand j'ai pris l'acte, j'avais fait venir toutes les escortes. Je ne savais pas si l'avocat était en retard ou pas. Parfois, les avocats arrivent au bout d'un quart d'heure, d'une demi-heure. Nous constatons aujourd'hui que M. Thierry Dausque n'était pas assisté d'un avocat pour cet acte-là. Mais il en avait un au mois d'octobre 2001. L'avocat était normalement désigné. Il ne m'a pas donné de nouvelles. S'il m'avait demandé de reporter cette confrontation, je l'aurais fait. D'ailleurs, quelques jours plus tôt, une convocation a été annulée en raison d'un mouvement national du barreau.

M. le Rapporteur : N'avez-vous pas refusé une autre confrontation demandée par son avocat ?

M. Fabrice BURGAUD : L'avocat a demandé de recommencer la confrontation. L'argument était que M. Thierry Dausque n'avait pas pu bien répondre aux questions qui lui étaient posées.

M. le Rapporteur : Vous venez de dire « Si on m'avait demandé... ». Mais vous avez refusé. Je voudrais des réponses précises, quand même, à certaines questions.

M. Fabrice BURGAUD : Comme je l'indiquais, M. Thierry Dausque a répondu aux questions qui lui étaient posées. Il ne m'apparaissait pas nécessaire de recommencer la confrontation. Pour être tout à fait précis, aujourd'hui, avec le recul, je pense que j'aurais dû vraisemblablement annuler l'acte. Si j'avais su que l'avocat ne venait pas, j'aurais dû complètement annuler l'acte pour le refaire ultérieurement, mais pas le faire sans avocat puis le refaire plus tard avec un avocat.

M. le Rapporteur : La question est la suivante. M. Thierry Dausque est entendu sans avocat. Ensuite, il a une avocate. Celle-ci, précisément parce qu'il n'en avait pas auparavant, demande une nouvelle audition. Vous la refusez. Est-ce, selon vous, conforme ou pas au respect des droits de la défense ? Est-ce une attitude générale dans les cabinets d'instruction ? Voilà ce que nous voudrions savoir. Parce que là, les choses sont très claires. Il y a bien eu une nouvelle demande au moment où il y a eu un avocat.

M. Fabrice BURGAUD : Une nouvelle demande sans nouveaux éléments. Et il apparaissait que M. Thierry Dausque avait pu faire valoir son point de vue.

M. le Rapporteur : Il semblerait donc qu'il conviendrait de légiférer sur ce point, afin que les choses ne soient pas laissées à la seule décision du juge d'instruction.

M. Fabrice BURGAUD : Encore une fois, à l'époque, M. Thierry Dausque avait un avocat. Il n'est pas venu, cet avocat. Je n'en suis pas comptable.

M. Marcel BONNOT : Vous avez parfaitement compris que l'objet de notre commission ne s'arrêtait pas à cette dramatique affaire d'Outreau. Il s'agit d'en tirer les leçons et de faire évoluer notre système pénal.

Vous avez dit tout à l'heure que le juge d'instruction était un juge seul. C'est ce que vous avez ressenti. Vous avez, avec beaucoup de pudeur, parlé du juge des libertés et de la détention, en rappelant son indépendance, indépendance à laquelle aucun avocat ne croit. Vous avez parlé, avec la même pudeur, du procureur de la République.

Ma première question porte sur le rôle des uns et des autres, qui devrait être clarifié et qui mérite, semble-t-il, d'évoluer, mais vous allez nous le dire. N'avez-vous pas, dans cette instruction qui vous a été confiée alors que vous n'aviez que votre jeunesse, votre inexpérience, peut-être votre fragilité, subi l'influence d'un procureur de la République qui vous a conduit à vous enfermer dans la tour fragile des certitudes, ce qui a fait que l'affaire, dès son origine, est mal partie ?

S'agissant de la saisine du juge, j'ai remarqué que vous étiez de permanence lorsque vous avez été saisi de ce dossier, alors même qu'une enquête avait été menée en amont depuis un certain temps. Ne pensez-vous pas, à l'avenir, qu'une réforme éventuelle devrait porter sur ce point particulier ? La saisine du juge d'instruction, dans une affaire de cette nature, est, me semble-t-il, trop importante pour qu'on n'attende pas un délai de 48 ou de 72 heures pour la confier à un magistrat plus expérimenté, peut-être au doyen des juges d'instruction. Ma question n'est pas malicieuse. On suspecte certains magistrats d'attendre qu'un magistrat un peu meuble soit disponible pour lui confier une instruction.

M. Fabrice BURGAUD : Nous étions trois juges d'instruction. Le doyen avait un an d'ancienneté. La désignation se faisait par roulement. Je précise qu'on ne pouvait imaginer au départ l'évolution que pourrait suivre cette affaire.

Quant à l'influence du procureur de la République, nous avions des échanges, mais je ne me réfugie pas derrière lui. Il avait beaucoup d'expérience, mais j'ai pris les décisions qu'il appartenait au juge d'instruction de prendre. Chacun était dans son rôle, même si nous avions des échanges, qui sont nécessaires, sur cette affaire comme sur de très nombreuses autres affaires, d'ailleurs. Il appartiendra au procureur de vous livrer son point de vue, mais je n'ai pas ressenti ce que vous dites.

M. Marcel BONNOT : Êtes-vous satisfait, dans le système actuel, du rôle de l'un et de l'autre ? Tout est-il clair ?

M. Fabrice BURGAUD : Les choses sont fixées par la loi. Je m'interroge surtout sur mon rôle. Les rapports entre le procureur et le juge d'instruction doivent-ils évoluer ? Je pense que c'est une question importante sur laquelle vous allez...

M. le Président : ...réfléchir, oui. Demandiez-vous conseil au procureur dans la conduite de l'instruction, vu votre expérience relative et la sienne, qui était beaucoup plus importante ?

M. Fabrice BURGAUD : Nous avons échangé sur la conduite de l'instruction, sur différents sujets. Je lui ai demandé conseil, de façon générale, parce que c'est un procureur qui avait beaucoup d'expérience et qui connaissait l'international. À chaque fois qu'il y avait des questions touchant à l'international, je venais le voir. Sur cette affaire, nous avons eu des échanges réguliers, de par l'évolution du dossier. À partir de là, chacun prenait une décision en étant dans son rôle.

M. le Rapporteur : Il n'y avait pas de représentant de la défense, pendant ces échanges ?

M. Fabrice BURGAUD : Non, mais j'ai pu avoir des échanges avec des avocats, où le procureur n'était pas là non plus. Je me rappelle que MÉric Dupond-Moretti, à un moment donné, est venu me voir. Il voulait m'apporter des demandes d'acte. Mais quand je venais voir le procureur, je ne demandais pas aux avocats d'être présents, en effet.

M. le Président : Nous allons à présent aborder la deuxième série de questions, monsieur le rapporteur, celle qui concerne la méthode des questions du juge d'instruction.

M. le Rapporteur : Je me bornerai, quant à moi, à poser deux questions sur ce thème.

La première concerne l'un des interrogatoires de Mme Myriam Badaoui qui m'a paru parmi les plus surprenants. Il date du 27 août 2001. Son avocat, de fait, n'est pas là, et vous lui posez seulement la question suivante : « Vous avez écrit le 28 mai 2001 que les enfants allaient en Belgique et que là-bas, ils devaient retrouver d'autres enfants et d'autres adultes. À quel endroit en Belgique vos enfants se rendaient-ils ? » Voilà la seule question qui est posée par vous-même à Mme Badaoui ce jour-là.

À cette question, et c'est ce qui m'a paru surprenant, parce que c'est à peu près la seule fois, elle répond par 33 lignes de procès-verbal, 33 lignes ininterrompues. Apparemment, donc, aucune question ne vient interrompre le discours de Mme Badaoui, puisqu'aucune question ne figure dans le procès-verbal.

C'est à cette occasion qu'elle met en cause les Legrand père et fils. On peut lire dans sa réponse : « Il y avait beaucoup de photos qui ont été prises. Le propriétaire s'appelle bien Daniel Legrand, il est originaire de Boulogne-sur-Mer, il doit avoir 40 ans, il a un fils qui s'appelle Daniel Legrand, fils. Tous deux ont participé aux faits. »

Or, on sait maintenant que Mme Badaoui ne connaissait pas les Legrand. Et alors qu'elle ne les connaissait pas, elle déclare : « Le propriétaire s'appelle bien Daniel Legrand. » Elle le déclare en répondant à une question qui portait sur autre chose.

Ma question est la suivante : avez-vous demandé à Mme Badaoui de confirmer que le propriétaire de la ferme s'appelait Daniel Legrand ? Avez-vous, à un moment donné, suggéré le nom, posé une question sur ce point, sans que le procès-verbal ne la mentionne ? Car je voudrais comprendre, dans cette réponse de 33 lignes, d'où vient ce « bien » : le propriétaire s'appelle « bien » Daniel Legrand.

M. Fabrice BURGAUD : Si j'avais posé des questions, elles auraient été notées. Les questions sont notées au fur et à mesure.

Concernant le « bien », je pense qu'elle faisait référence à son courrier précédent. C'est la seule explication que j'y vois.

Mme Delay, parfois, parlait beaucoup. J'ai noté ce qu'elle disait.

M. le Rapporteur : Oui, mais on sait maintenant qu'elle ne connaissait pas les Legrand. Comment expliquez-vous qu'elle sorte ce nom ? Selon l'un des avocats que nous avons entendus, il n'y a pas d'autre explication que le juge d'instruction, sans doute par maladresse a-t-il dit, lui ait communiqué ce nom. Comment a-t-elle pu donner ce nom-là alors qu'elle ne les connaissait pas ?

M. Fabrice BURGAUD : Ça, je n'en sais rien du tout. Ce que je sais, c'est qu'au départ, et cela apparaît dans la procédure, elle parlait d'un certain Dada. Dada, Dany. Voilà. Ce n'est pas moi qui lui ai soufflé ce nom-là, et si je lui avais posé une autre question, elle serait notée au procès-verbal.

Mais je voudrais vous donner des exemples de questions que j'ai posées à Mme Badaoui. On n'en a pas beaucoup parlé. Dans d'autres interrogatoires, j'ai posé à Mme Delay des questions telles que celles-ci : « Ne cherchez-vous pas à en rajouter pour montrer votre bonne volonté et votre collaboration avec la justice ? » ;

« Ne cherchez-vous pas à ajouter d'autres faits à ceux qui se sont réellement passés, c'est-à-dire à inventer des faits qui ne seraient pas passés ? » ;

« N'avez-vous pas cherché à mettre en cause des huissiers pour vous venger ? » ;

« N'avez-vous pas mis en cause MMarécaux et son épouse pour vous venger ? » ;

« Ne les avez-vous pas impliqués dans l'affaire de pédophilie parce qu'ils avaient un dossier de contentieux vous concernant ? » ;

« Dites-vous vraiment la vérité sur les personnes impliquées dans des faits de viols » ;

« La liste que vous avez donnée par courrier est-elle complète ? » À cette question, elle répond : « Je ne sais pas si j'ai parlé du réseau dedans » ;

« Pour quelle raison les noms d'Alain et d'Odile Marécaux n'y figurent pas ? N'avez-vous pas " oublié " d'écrire leurs noms car ils sont étrangers aux faits qui vous sont reprochés ? »

Cela montre bien que je posais un certain nombre de questions par rapport à cela, et que j'ai posé des questions à décharge.

M. le Rapporteur : Comment faites-vous la part du feu entre les déclarations, les questions que vous vous posez, et les éléments matériels bien souvent absents ? Il y a même parfois des éléments matériels qui sont contradictoires ?

Je reviens quand même à la question initiale, tout en maintenant celle-ci : comment Mme Badaoui a-t-elle pu connaître le nom des Legrand alors qu'elle ne les connaissait pas ?

M. Fabrice BURGAUD : Je n'ai pas d'explication à tout. Ce n'est pas moi qui lui ai soufflé ce nom. Après, je ne sais pas comment elle a pu avoir ce nom.

Pour faire la part des choses, j'ai étudié les déclarations des enfants, qui étaient parfois vagues, parfois tout à fait précises et circonstanciées. J'ai également tenu compte des éléments qui, à l'époque, semblaient conforter les signes caractéristiques...

M. le Rapporteur : Par exemple, le tatouage de M. François Mourmand : Mme Badaoui a dit que c'était le prénom Évelyne. Et ce n'était pas cela qui était tatoué. C'était un papillon.

M. Fabrice BURGAUD : Non, c'était le prénom Évelyne.

M. le Rapporteur : Le témoignage de Mme Mourmand parle d'un papillon.

M. Fabrice BURGAUD : J'ai fait expertiser M. François Mourmand par un médecin lorsqu'il était en garde à vue : c'était « Évelyne ». Mme Delay a dit au départ que c'était un M qui signifiait Monique. Elle s'est reprise par la suite, et dans les confrontations qui ont eu lieu par la suite, elle explique que c'est bien « Évelyne ». Je ne sais pas d'où sort cette histoire de papillon.

M. le Rapporteur : Vous avez raison. Mais le M et le prénom Évelyne, ce n'était pas la même chose.

M. Fabrice BURGAUD : Le prénom, si, c'était la même chose.

M. le Rapporteur : Comment fait-on la part du feu entre les questions que vous vous posez, les déclarations et les éléments matériels qui manquent ?

M. Fabrice BURGAUD : La part du feu, elle a été faite en essayant de confronter les paroles de différents enfants, sachant qu'il n'y avait pas que les enfants de M. et Mme Delay. J'ai également fait la part du feu en fonction des éléments qui pouvaient être confirmés : des reconnaissances de pièces, des noms qui étaient reconnus, des descriptions de caractéristiques, le fait que M. Legrand reconnaissait les faits devant l'expert psychologue et s'excusait par rapport aux victimes. Des éléments de ce genre semblaient confirmer les déclarations des uns et des autres.

M. le Rapporteur : S'agissant de Mme Roselyne Godard, vous avez estimé qu'il existait des « indices graves et concordants », selon la formule consacrée. Vous l'avez mise en examen et procédé à l'interrogatoire de première comparution le 12 avril 2001, au cours duquel vous lui demandez notamment : « Comment expliquez-vous que les quatre enfants qui ont été entendus dans des pièces séparées par les enquêteurs fassent des déclarations similaires vous concernant ? »

Le 27 mars 2001, les quatre enfants avaient été entendus, mais vous auriez tout aussi bien pu considérer que leurs déclarations ne constituaient pas des indices graves et concordants, mais étaient fantaisistes et contradictoires. En effet, voici ce qu'ils disent :

Le plus petit, qui a quatre ans et demi, dit que « la femme sur la photo 12 apportait du pain, des baguettes, qu'elle mettait dans notre derrière. Ensuite, elle les mangeait. »

Celui de six ans et demi dit : « Elle, je connais. Elle donne du pain à ma mère. Elle ne faisait rien, mais son mari faisait la même chose que mon père, à moi et mes frères. »

Celui de huit ans et demi dit : « Je la reconnais formellement comme étant Roselyne. Son nom, c'est Douchain. Elle venait chez nous et donnait de l'argent à mes parents pour nous faire des manières sur nous. Je ne veux pas dire ce qu'elle faisait car je vais être embêté. Je veux qu'elle aille en prison. Elle venait avec son mari Marc Douchain. La dernière fois qu'elle est venue, le dernier dimanche, elle a frappé son mari avec une pelle de jardin, qui appartient à mon père. Cela se passait dans la cuisine. Marc Douchain est tombé, il était ouvert à la tête. »

Le dernier enfant dit ceci : « Je la connais bien. C'est la boulangère. Elle faisait des baguettes qu'elle mettait dans le derrière à X. Puis elle l'enlevait sans la manger. »

À la même époque, le 2 mai 2001, vous posez à Mme Badaoui la question suivante : « Pourriez-vous nous indiquer ce que Roselyne Godard a fait à vos enfants ? » À cette question déjà un peu suggestive, elle vous répond : « En ma présence, elle n'a rien fait. »

Tout cela ne vous paraît-il pas un peu contradictoire ? N'était-ce pas de nature à faire naître un doute ? Qu'y a-t-il de concordant dans ces déclarations manifestement divergentes ?

M. Fabrice BURGAUD : Plusieurs enfants la mettaient en cause, et faisaient état de pain. Certes, la mémoire des enfants n'est pas infaillible. Ce serait beaucoup plus inquiétant si les enfants récitaient exactement la même chose. Nous prenions les choses avec précaution. L'un dit qu'elle mettait du pain, l'autre qu'elle essayait de mettre du pain. Sachant que les enfants avaient subi beaucoup de faits, des faits répétitifs, il convenait, à ce stade de la procédure, de poursuivre les investigations.

M. le Rapporteur : Bien sûr qu'il y a des choses dans les déclarations des enfants. Vous venez de dire qu'il convenait de poursuivre les investigations. Fallait-il tout de suite mettre en examen et en détention, ou bien attendre que les choses émergent de façon un peu plus claire ? C'est aussi cela, une des questions que nous nous posons sur la détention provisoire.

M. Fabrice BURGAUD : Il y avait d'autres choses. Il y avait un mot qu'on a retrouvé dans la camionnette. Il y avait le fait que Mme Delay, par la suite, a donné la description de sa maison, qu'elle vendait du pain jusqu'à minuit, qu'elle disait ne pas connaître les Delay, ce que d'autres témoins démentaient.

Peut-être que la formule « indices graves et concordants » n'était pas adaptée. Il me semblait que, par rapport à l'ensemble de ces éléments, je ne devais pas rester inactif. Faut-il changer la définition de la mise en examen ? Peut-être.

M. le Rapporteur : Vous dites que vous deviez poursuivre les investigations. Y a-t-il un moment « propice » pour la mise en examen ? Faut-il la décider tout de suite, ou à un moment où il semble qu'on ait des éléments un peu plus affirmés ?

M. Fabrice BURGAUD : Il y avait quand même des éléments importants. C'était au mois d'avril. D'autres personnes avaient été citées sans être interpellées. Il y avait un risque très important de concertation. Par la suite, on nous avait indiqué que des cassettes étaient stockées dans une ferme. On ne voulait pas que les cassettes puissent disparaître. Ce sont des choses qui doivent être prises en considération. Le « moment », c'est toujours un élément subjectif. Peut-être que des collègues n'auraient pas mis en examen. Tout cela s'apprécie.

M. Jean-François CHOSSY : Monsieur le juge, en nous faisant partager votre émotion au début de cette audition, et en nous décrivant les événements que vous avez eus à connaître, vous nous avez amenés dans une zone qui était proche de la nausée et du malaise.

Malgré la culture des certitudes, qui est une culture acquise à l'École, vous nous avez aussi fait part, avec humilité, de vos doutes. Vous avez dit que le juge d'instruction peut commettre des erreurs d'appréciation. Vous nous avez dit aussi avoir de la compassion pour les innocentés. C'est peut-être le premier pas vers des excuses. Je ne sais pas.

Mais je voudrais, pour compléter les questions de M. le rapporteur, vous interroger sur ce « réseau international de pédophilie », que vous avez été amené à mettre en évidence. J'aimerais savoir ce qui fonde votre conviction. On a entendu parler de ce réseau, on nous a dit que M. Daniel Legrand père était à sa tête. Est-ce le syndrome de l'affaire Dutroux ? Est-ce que ce sont les déclarations de Mme Badaoui, c'est-à-dire la parole de l'une ajoutée aux mensonges des autres ? Est-ce la pression de l'opinion, entretenue par la tension médiatique ? Cela peut-il influencer l'instruction ? Ou est-ce, plus simplement, le contexte local ? On nous a dit, au cours des auditions, qu'il existait dans le secteur d'autres cas de pédophilie qui étaient avérés.

Tout cela crée-t-il un climat qui peut faire naître la conviction qu'il s'agit bien d'un réseau ?

Notre commission a aussi pour vocation de faire des propositions. Selon vous, le juge d'instruction doit-il avoir une totale indépendance par rapport au procureur, au JLD, au juge des enfants, qui sont tous dans le même ressort juridictionnel ? Peut-il ou doit-il, à votre avis, avoir des rapports plus formels avec les avocats de la défense pour connaître, admettre, vérifier des éléments qui pourraient être considérés comme des éléments à décharge ?

M. Fabrice BURGAUD : S'agissant de ce que l'on a qualifié de « piste belge », je tiens à préciser que je n'ai jamais évoqué de « réseau international ». Les investigations ont eu lieu en Belgique, et en Belgique seulement, parce qu'il semblait y avoir là un élément décisif pour l'enquête. Les enfants disaient qu'ils allaient en voiture « très loin » et ne parlaient pas de Belgique. Mais M. Thierry Delay a été écouté alors qu'il parlait avec sa mère et sa sœur, qui lui ont demandé s'il avait « vendu ses enfants ». Il a répondu « oui », « oui » aussi quand elles ont demandé si c'était « pour des sous » et, à cette occasion, il a évoqué la Belgique. Les médias ont mentionné Ostende ; il n'y pas une ligne à propos d'Ostende dans le dossier. Peut-être les journalistes ont-il procédé à leurs propres investigations là-bas, mais les enquêteurs, jamais. On a ciblé des fermes que les enfants ont semblé reconnaître mais qui étaient vides. L'enquête a été faite par les services belges, et rien n'a permis de confirmer cette hypothèse, liée aux propos tenus par M. Thierry Delay et écoutés à son insu.

Je ne répondais pas aux demandes d'actes en fonction de mes relations avec les avocats. J'avais d'excellentes relations avec certains avocats, pas avec d'autres, qui méprisaient le jeune juge que j'étais et qui était censé se plier à leur ascendant. J'étudiais très attentivement les demandes d'actes et j'y répondais par écrit, sauf quand elles étaient irrecevables. Mais si, bien qu'irrecevables, elles me semblaient fondées, je les reprenais à mon compte et j'écrivais aux avocats pour leur dire que j'y faisais droit. Mais les enquêteurs ne peuvent tout faire en même temps. Je réagis en fonction des éléments du dossier et non intuitu personae.

M. Alain MARSAUD : Plus cette audition avance et plus de force prend une réflexion entendue, selon laquelle tout a dépendu des déclarations d'un enfant fou, d'une mère mythomane et peut-être d'un jeune juge dépassé par des aveux, aveux qui sont la clef de l'affaire. Monsieur Burgaud, vous auriez dit devant la cour d'assises qu'un juge d'instruction ne doit pas douter. (M. Fabrice Burgaud fait un geste de dénégation). Nous avons l'impression que, dans la conduite de cette affaire, vous n'avez jamais douté. Trois cent soixante demandes de mise en liberté ont été présentées, pour moins d'une vingtaine de détenus. C'est beaucoup. Il y a, certes, des demandes abusives mais là, les demandes étaient quotidiennes. À première vue, cela aurait dû vous éclairer. Par ailleurs, vous auriez dit devant la cour d'assises que M. Pierre Martel, parti jouer au golf, se serait en réalité rendu en Belgique se livrer à des actes de zoophilie. Mais c'était le jour de la fête des mères, et il avait en réalité participé à un repas de famille. Aucune vérification n'a été faite. Là aussi, vous aviez, semble-t-il, des certitudes. Compte tenu des décisions des deux cours d'assises - une première fournée d'acquittements, puis une seconde -, avez-vous toujours des certitudes ? Si le doute vous est venu, sur quels éléments commencez-vous à douter ?

M. Fabrice BURGAUD : On me fait dire beaucoup de choses. Jamais je n'ai dit qu'un juge d'instruction ne doute pas ; loin de moi de penser cela. S'agissant des activités de golf, elles ont été vérifiées aussi bien auprès du responsable du golf que des personnes qui jouaient avec la personne mise en cause. Le responsable a donné aux enquêteurs la liste des jours où M. Pierre Martel était là, et cette liste est annexée à la procédure. Cela a été vérifié, mais pas immédiatement, car les enquêteurs ne peuvent tout faire tout de suite.

S'agissant des demandes de mise en liberté, il y en a eu, mais beaucoup ont été faites postérieurement à mon départ. Combien y en a-t-il eu pendant que j'étais là, je ne sais pas. Dans les dossiers où les faits sont contestés, il y a beaucoup de demandes de mise en liberté. Cela peut nous alerter, mais ce n'est pas un cas isolé. C'est une question qui sera sûrement posée à la chambre de l'instruction car, si cela avait dû alerter, cela aurait dû alerter aussi d'autres magistrats. Les demandes de mises en liberté sont toutes étudiées, mais je ne suis pas d'accord sur le fait qu'il se serait agi d'un élément exceptionnel qui aurait dû alerter ; il est bien d'autres dossiers dans lesquels des demandes de mises en liberté sont faites tous les jours.

Quant aux décisions des cours d'assises, je ne les commente pas. Il est évident que les gens sont innocents, il n'y aucun débat à ce sujet.

M. Guy GEOFFROY : S'agissant du recueil de la parole des enfants et de la foi à lui accorder, vous avez dit, à juste titre, que vous n'êtes pas comptable de l'éventuel manque de moyens dont disposait la police pour procéder à l'enregistrement audiovisuel de l'audition des enfants. Mais le 22 mai 2002 au moins, la décision de ne pas filmer une audition n'a pas tenu, selon le procès-verbal, à l'absence de consentement de l'enfant considéré. L'article 706-52 du code de procédure pénale prévoit que « lorsque le procureur de la République ou le juge d'instruction décide de ne pas procéder à cet enregistrement, cette décision doit être motivée ». Dans ce cas, la motivation n'apparaît pas clairement. Qu'est-ce qui a pu, cette fois en tout cas et peut-être d'autres fois, vous conduire à ne pas enregistrer l'audition, sachant que l'audition ultérieure par la cour d'assises a représenté pour les enfants un traumatisme supplémentaire évident ?

Par ailleurs, dans quelles conditions a été réalisée l'arrestation du couple Marécaux ? Après la perquisition, les deux époux ont été placés en garde à vue mais n'ont pas été mis en examen, probablement parce que ce qui avait été trouvé chez eux n'était pas suffisant pour justifier qu'ils le soient immédiatement. Pourriez-vous décrire les conditions particulières de cette perquisition faite au petit matin et nous expliquer pourquoi vous avez estimé nécessaire d'être présent avec les services de police ?

Enfin, le doute et la présomption d'innocence vont de pair. Or, dans son rapport de synthèse, le SRPJ de Lille a conclu à l'impossibilité de conclure. Cela ne signifiait-il pas l'existence d'un doute que, peut-être, vous auriez pu partager ? Quelles questions vous êtes-vous posé à la lecture de ce rapport ?

M. Fabrice BURGAUD : J'ai parlé, tout à l'heure, de « manque de moyens », mais je ne savais pas que la camera ne fonctionnait pas au commissariat. L'enregistrement des auditions des mineurs est obligatoire sauf refus des enfants et circonstances particulières à motiver. Or, les enfants dénonçaient des faits qui, selon eux, avaient été filmés, et il ressort du débat parlementaire sur cette disposition que c'est une raison qui justifie de ne pas replacer les enfants dans les conditions des faits qu'ils dénoncent. Voilà la motivation de cette décision. Comme je vous l'ai dit, j'avais été frappé par les propos d'un des enfants expliquant que la camera utilisée pour filmer son audition par la brigade des mineurs ressemblait à celle dont on se servait chez lui pour filmer les viols. Si l'on pouvait filmer et enregistrer les enfants sans que cela se voie, ce serait parfait.

Pour ce qui est de M. et Mme Alain Marécaux, la garde à vue précède la mise en examen, comme l'exigent la loi et la logique. Si je me suis rendu sur place pour cette perquisition et pas pour les autres, ce n'est pas que je voulais prendre l'air mais parce qu'il s'agissait de perquisitionner l'étude d'un huissier et que, dans ce cas, la loi oblige le juge d'instruction à être présent personnellement. C'est aussi pourquoi le président de la chambre départementale des huissiers a assisté à une partie de la perquisition. Le procureur avait été avisé de ce déplacement, mais il n'était pas présent.

S'agissant de la présomption d'innocence, le SRPJ a conclu à des doutes que je partageais, comme je vous l'ai dit, depuis le début. Pour ce qui était du pain, nous doutions tous ! Comment pareille chose serait-elle concevable ? Dès le départ, nous avons eu des doutes. Le SRPJ a conclu à l'impossibilité de conclure et à « deux discours incompatibles ». Les interrogations étaient nombreuses, pour les enquêteurs et pour moi, puisque des éléments semblaient établis et d'autres déconnectés de la réalité. Plus de cinquante personnes étaient impliquées ; comme je me suis efforcé de l'expliquer, il fallait trier.

M. le Président : Pourquoi, à l'audience de la cour d'assises, le rapport du SRPJ n'a-t-il pas été cité par le Parquet ?

M. Fabrice BURGAUD : J'en ai été très surpris moi-même. C'était très étonnant car, me semble-t-il, le rapport du directeur d'enquête est, d'ordinaire, toujours cité.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Dans ce rapport, le SRPJ signalait le décalage entre le signalement et l'engagement de l'enquête préliminaire par le Parquet. Il y a peut-être là un élément d'explication. Pour en revenir à la visite chez M. Alain Marécaux, la règle veut que si des charges pèsent sur une personne, elle soit entendue dans le cadre des droits de la défense. Vous assistez à la perquisition, après quoi M. Alain Marécaux passe une période en garde à vue au commissariat, au terme de laquelle, bien qu'aucun élément supplémentaire ne soit apparu, vous considérez cependant devoir saisir le juge des libertés et de la détention. N'auriez-vous pas dû commencer par entendre M. Alain Marécaux dans votre cabinet, au lieu de commencer par une garde à vue ? L'article 105 du code de procédure pénale est assez clair.

M. Fabrice BURGAUD : La situation n'était pas la même à 6 heures du matin, au début de la perquisition, et à la fin. Non seulement le fils de M. Alain Marécaux avait indiqué que son père baissait son pantalon pour tirer sur son sexe, l'enfant et son père étant en érection, mais l'on avait trouvé une revue pour enfants enroulée dans une revue pour adultes, et d'autres choses encore. M. Alain Marécaux, comme Mme Odile Marécaux, a été assisté, dès le début de la procédure, par un avocat qui était déjà l'avocat de plusieurs parties civiles et qui s'est entretenu avec eux pendant une demi-heure, confidentiellement, comme la loi le prévoit.

M. Christian PHILIP : Monsieur le juge, poser des questions, j'en ai bien conscience, c'est très difficile. Lors d'un interrogatoire, nous le savons tous, la manière dont on pose une question, le ton que l'on utilise, le moment où on la pose, tout cela influe nécessairement sur la réponse. Est-ce un point de votre formation à l'ENM ? Vous avez parlé d'un stage dans un cabinet d'instruction à Dunkerque ; avez-vous eu des échanges à ce sujet à cette occasion ? Comment se forge-t-on sa méthode d'interrogatoire ? D'autre part, les questions ayant été posées, viennent les réponses, que l'on écoute et, dans leur réponse, plusieurs des mis en cause ont clamé leur innocence avec insistance. Cette persistance des mis en cause qui, à toutes les questions, répondaient qu'ils étaient innocents, ne devait-elle pas susciter le doute ?

M. Fabrice BURGAUD : L'interrogatoire est une question centrale pour le juge d'instruction. Tout ce qui se passe doit figurer au procès-verbal, par exemple que quelqu'un est sorti prendre un verre d'eau, puis rentré. Si quelque chose ne figure pas, c'est que cela n'a pas eu lieu. Je me souviens avoir acté, un jour, le fait que j'avais dû ouvrir la porte parce que quelqu'un avait frappé avec insistance pour récupérer un dossier, ou encore les arrivées et les sorties des avocats. C'est fondamental, et on nous l'enseigne à l'École. Ensuite viennent les pratiques personnelles. La mienne, c'était de noter une question et sa réponse au fur et à mesure ; il est plus facile de procéder ainsi que de devoir retourner plusieurs pages en arrière si l'on n'a pas entendu quelque chose ou si quelque chose est contesté.

Que des gens clamaient leur innocence, oui, sur le fond, mais ce n'était pas l'unique et constante réponse qu'ils me faisaient : je posais des questions, ils y répondaient, ce n'est pas aussi évident que cela. Et, même s'ils clamaient leur innocence, c'est un comportement assez fréquent, ce n'est pas exceptionnel.

M. Christian PHILIP : Certes, cela peut être habituel, mais le fait d'entendre que la plupart des mis en cause clamaient leur innocence, ne doit-il pas, à un moment, avoir une influence sur le jugement que l'on a de l'affaire dont on est chargé ?

M. Fabrice BURGAUD : Cela a nécessairement une influence, sachant aussi que les aveux doivent être suffisamment précis et circonstanciés. Ainsi, à un moment donné, l'une des personnes qui a été acquittée m'a écrit en me disant vouloir reconnaître les faits. Je l'ai entendue, mais rien de ce qu'elle disait n'était une reconnaissance des faits, c'était une déclaration de principe. Pour tout ce qui a trait aux aveux, des précautions sont donc nécessaires. Et même si le fait que des gens se disent innocents doit appeler l'attention, comme cela a appelé la mienne et aussi, je pense, celle de mes collègues, le juge des libertés et de la détention et le procureur de la République, il y avait, à l'époque, des éléments qui me semblaient tout à fait solides et, malgré les doutes, vient un moment où on est obligé de trancher.

M. le Président : Je vais suspendre la séance quelques instants.

(Suspendue à 20 heures 12, la séance est reprise à 20 h 37).

M. le Président : Les questions suivantes porteront sur vos rapports avec Mme Badaoui.

M. le Rapporteur : Mme Badaoui vous a adressé plusieurs courriers dont je vais citer différents extraits :

« Monsieur le juge, je vous écris car ça m'a fait tilt dans ma tête vous m'avez dit que j'avais pas tout dit. J'ai tout dit. Pourquoi voulez-vous pas me croire ? Dois-je mentir, dois-je dire se que j'ai pas fait ? » (Extrait de la lettre enregistrée au cabinet d'instruction le 26 mars 2001) ;

« Je vous écris ce courrier c'est pour vous dire que vous dites que si je sors provisoire je me présenterai pas au jugement ; mais comment vous pouvez en être sûr ? J'ai eu confiance en la justice mais vous promettez la sortie provisoire si on parle ; je vous ai dit tout mais je commence à en n'avoir mar » (Extrait de la lettre enregistrée au cabinet d'instruction le 11 juin 2001) ;

« Vous me demander des noms que je serais incapable de vous dire je suis malade » (Autre extrait de la lettre précitée) ;

« Je me permets de vous écrire pour vous dire que j'ai reçu un courrier de l'avocat qui m'a fait beaucoup de peine ; vous tenez pas votre parole non plus car plus que je dis et plus que vous voulez que je mente ; j'ai violer 6 enfants de mon plain gré je l'avoue mais je n'ai pas participer à ce réseau de pédophilie : je suis à bout de nerf » (Extrait de lettre enregistrée au cabinet d'instruction le 15 juin 2001) ;

« Je me permets de vous écrire pour vous dire que j'ai remarqué une chose : c'est que plus que j'ai dit la vérité plus vous cherchez que je mente » (Extrait de la lettre enregistrée au cabinet d'instruction le 22 juin 2001).

Monsieur Burgaud, Mme Badaoui a-t-elle pu croire qu'elle sortirait de prison si elle livrait des noms ? La teneur de ces courriers n'a-t-elle pas entamé sa crédibilité auprès de vous ? N'avez-vous pas eu le sentiment qu'elle voulait vous complaire, et cela n'a-t-il pas suscité un doute en vous ? Puisque vous nous avez dit tout à l'heure que vous ne lui avez jamais promis la liberté provisoire contre des noms et qu'elle écrit le contraire, n'avez-vous pas pensé avoir affaire à une affabulatrice ? Comment avez-vous réagi à ces courriers ?

M. Fabrice BURGAUD : Je redis que je n'ai jamais fait de promesse de mise en liberté à Mme Delay, qui a d'ailleurs adressé le même type de courrier au juge des libertés et de la détention. Je n'ai jamais non plus incité Mme Delay à donner des noms. Je l'ai interrogée sur les éléments du dossier. Mme Delay écrivait fréquemment...

M. le Rapporteur : Pardonnez-moi de vous interrompre, mais ce que j'aimerais savoir, c'est ce qu'a été votre réaction à ces lettres.

M. Fabrice BURGAUD : Je n'étais pas d'accord.

M. le Rapporteur : Vous ne lui aviez pas promis la liberté provisoire en échange de noms, nous avez-vous dit. Pourtant, on a l'impression que Mme Badaoui pense qu'elle peut sortir si elle vous satisfait en donnant des noms. Quelle réaction cela provoque-t-il en vous ?

M. Fabrice BURGAUD : C'est une des raisons pour lesquelles j'ai ordonné une expertise psychologique de crédibilité, pour savoir si Mme Delay n'avait pas tendance à l'affabulation.

M. le Rapporteur : Mais vous n'aviez pas besoin d'expertise, vous constatiez le mensonge vous-même ! Puisque vous n'aviez jamais tenu les propos qu'elle vous attribuait, vous deviez vous poser des questions sur sa crédibilité.

M. Fabrice BURGAUD : Ces courriers, qu'elle m'a adressés et qu'elle a adressés au juge des libertés et de la détention, étaient pour elle un moyen de sortir de la maison d'arrêt.

M. le Rapporteur : Mais lorsque vous les recevez, vous savez que vous n'avez jamais dit cela. Cela n'entame-t-il pas la fiabilité des assertions de Mme Badaoui ? Qu'en déduisez-vous ?

M. Fabrice BURGAUD : J'ai considéré qu'elle essayait de tout faire pour être remise en liberté.

M. le Président : Je vais préciser la question du Rapporteur. Mme Badaoui vous ment, puisque vous savez que vous ne lui avez rien promis. Cela ne vous donne-t-il pas à penser qu'elle peut mentir sur tout le reste ?

M. Fabrice BURGAUD : Si. C'est pourquoi j'ai ordonné une expertise en février 2002. Je voulais savoir si Mme Delay avait une tendance particulière à l'affabulation, à la mythomanie, pour faire la part des choses et voir ce qui était inventé.

M. le Rapporteur : Mais il n'était pas besoin d'expertise pour constater que les assertions contenues dans les courriers qu'elle vous adressait étaient des inventions !

M. Fabrice BURGAUD : Oui, mais avec l'objectif d'une remise en liberté.

M. le Rapporteur : Je répète. Alors que vous n'avez jamais promis à Mme Badaoui de la remettre en liberté si elle vous donne des noms, elle vous écrit en disant le contraire. Vous n'avez pas besoin d'une expertise pour constater qu'elle ment ; ce seul fait aurait dû provoquer une réaction.

M. Fabrice BURGAUD : Ce fut le cas. C'est parce que j'avais des doutes que j'ai demandé une expertise.

M. le Rapporteur : Vous n'avez pas d'autre réponse ?

M. Fabrice BURGAUD : Non.

M. le Rapporteur : Le dossier contient des lettres écrites par Mme Badaoui à M. Dominique Wiel, dans lesquelles elle lui exprime son amitié et lui dit qu'il n'a rien fait. À vous, elle déclare ensuite qu'il a participé aux faits pour lesquels vous instruisez. Cette contradiction manifeste n'était-elle pas, elle aussi, de nature à vous faire vous interroger et à vous pousser à des investigations plus précises ?

M. Fabrice BURGAUD : Depuis le début, tout ce que disait Mme Delay était pris avec le maximum de précautions, et le fait même que ces lettres existent et aient été versées au dossier montre que je m'interrogeais. Mais d'autres éléments mettaient en cause M. Dominique Wiel.

M. le Rapporteur : Lesquels ?

M. Fabrice BURGAUD : Près d'une dizaine d'enfants, séparés début 2001, rapportaient des faits apparemment similaires : que l'abbé leur « enfonçait un bâton blanc après avoir mis quelque chose dessus ».

M. Jacques-Alain BÉNISTI : Ce qui ressort de l'audition des protagonistes de cette affaire, c'est la différence de traitement, voire l'iniquité de votre relation avec les mis en cause d'une part, avec l'accusatrice principale, Mme Delay, elle-même mise en cause, d'autre part. Les acquittés et les avocats relatant les auditions contradictoires qui ont eu lieu dans votre cabinet ont expliqué que tout ce que disait Mme Delay était pris pour argent comptant mais que les arguments contraires des autres mis en cause ne semblaient pas être entendus par vous, ou qu'ils étaient considérés comme des mensonges. Si l'on peut comprendre qu'au début de l'instruction il était difficile de faire la part des choses, comment admettre qu'après plusieurs semaines d'interrogatoires, toutes les contradictions, les incohérences, les non-sens, les inepties flagrantes n'aient pas éveillé le début de commencement d'un doute sur les allégations de Mme Delay ? Pourquoi lui avoir accordé une si grande confiance pendant aussi longtemps ? Comment ne vous êtes-vous pas rendu compte, pendant les auditions contradictoires, que c'est une affabulatrice et une mythomane, alors même que son avocate lui disait, à de nombreuses reprises, « si vous avez menti, ce n'est pas grave, allez voir le juge, dites-le lui, il en tiendra compte et ne vous en tiendra pas rigueur » ? Pourquoi n'avez-vous pas tenu compte du fait que Mme Badaoui avait déjà été impliquée dans une affaire précédente et que tous ceux qu'elle avait accusés avaient été innocentés ?

S'agissant des enfants, les experts ont estimé qu'ils ne mentaient pas et que leurs descriptions des actes qu'ils avaient commis avec les adultes étaient si précises qu'ils ne pouvaient être que crédibles. Or, trois cents cassettes pornographiques ont été trouvées chez les Delay. Des enfants un peu pervers pouvaient très facilement les visionner en l'absence de leurs parents et décrire ce qu'ils avaient vu là. Pourquoi leur accorder une telle crédibilité ?

M. Fabrice BURGAUD : J'ai relu un interrogatoire de Mme Delay, en décembre 2001. Je ne cesse de lui demander, dans pratiquement toutes les questions, si elle ne cherche pas à rajouter des faits. Il y en a plusieurs pages, car je me posais des questions et, contrairement à ce qui a été dit, je l'ai mise en garde plusieurs fois. Je ne relirai pas ce procès-verbal, mais c'est un exemple du fait que je l'ai poussée dans ses retranchements à propos des accusations qu'elle formulait.

S'agissant de la procédure de 1998, elle a été engagée après un cri d'alerte d'un des enfants Delay, qui voulait que les faits cessent mais qui n'accusait personne en particulier. Il avait déclaré à l'époque qu'un homme l'agressait sexuellement dans la cave, omettant de dire que c'était son père pour que celui-ci n'aille pas en prison. Tout cela a été versé au dossier, et c'est un des éléments de la procédure, qui fait état de ce que Mme Delay lui a serré la main pour qu'il ne dénonce pas son père. Cela faisait partie du dossier, et j'en ai tenu compte en partant du fait que l'enfant pouvait éluder. On sait que les enfants peuvent ne pas dire la vérité, et que, bien sûr, il faut vérifier leurs dires.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : Mais quand ils donnaient des détails tels que ceux qu'ils donnaient, vous partiez du principe que ce qu'ils disaient était vrai, en dépit des trois cents cassettes retrouvées chez eux ?

M. Fabrice BURGAUD : Les psychologues ont des grilles d'analyse qui leur permettent de repérer si ce qui est dit est plutôt du vécu ou plutôt des histoires racontées. D'autre part, les enfants n'étaient jamais seuls chez eux ; il y avait toujours avec eux au moins l'un de leurs parents, et c'étaient les parents qui leur montraient les cassettes. C'était le rôle des expertises d'apporter un éclairage sur ce point.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : Mais les experts se sont plantés.

M. Fabrice BURGAUD : À l'époque, on ne le savait pas.

M. le Président : La commission d'enquête entendra les experts.

M. Michel HUNAULT : Comme le président vous l'a dit, vous n'êtes pas devant un tribunal. Il ne revient pas aux parlementaires de vous juger mais de comprendre les raisons des dysfonctionnements qui se sont produits pour éviter qu'ils se renouvellent, sans vous en faire porter seul la responsabilité. En effet, il a été fait état devant nous de gardes à vue avec leur part d'humiliations - menottes et gifles -, d'une situation carcérale épouvantable, du régime de la détention provisoire, des experts... Nous devons faire des propositions. Or, le rôle du juge d'instruction est une source d'interrogation au point que certains de vos collègues ont suggéré sa suppression. À cet égard, qu'est-ce qui vous a manqué le plus dans votre fonction ? Était-ce un dossier difficile pour un premier poste ? S'agissant de Mme Badaoui, n'avez-vous pas trop épousé sa cause, au risque, peut-être, de ne pas être assez impartial ?

M. Fabrice BURGAUD : Au départ, Mme Delay a nié les faits. Avec le recul, c'est plus facile... Avec le recul, je pense que ce qui m'a manqué, peut-être, c'est le fait de ne pas être épaulé par des collègues, de ne pouvoir échanger avec des collègues plus expérimentés, d'être seul.

M. le Rapporteur : Ce point est important pour nos travaux futurs. Il n'y a pas eu d'échanges entre vous et le Parquet, le juge des libertés et de la détention, la chambre de l'instruction pour faire le point ?

M. Fabrice BURGAUD : Des discussions bilatérales avaient lieu relativement fréquemment. Il est possible qu'il n'y en ait pas eu suffisamment, mais j'avais des relations assez régulières avec le président de la chambre de l'instruction, et très, très fréquentes avec le procureur.

M. le Rapporteur : Parliez-vous de vos interrogations et des solutions à apporter ?

M. Fabrice BURGAUD : Oui, et j'ai le souvenir que d'une de mes conversations avec le procureur, qui suivait personnellement cette affaire, sont ressorties des choses très fructueuses sur nos doutes.

M. le Président : Les questions suivantes porteront sur vos méthodes d'investigation.

M. le Rapporteur : Dans l'interrogatoire de première comparution de M. Daniel Legrand père, le 16 novembre 2001, vous lui expliquez que Mme Myriam Badaoui déclare qu'il est, avec M. Thierry Delay, l'organisateur du réseau de pédophilie, qu'il a loué des bâtiments en Belgique qui servaient de lieux de réunion pour violer les enfants et que les enquêteurs ont réussi à les localiser. Vous l'informez que vous allez aussi le mettre en examen pour enregistrement et diffusion d'images pornographiques de mineurs. À quelles vérifications avez-vous procédé ? Avez-vous déterminé si M. Daniel Legrand père avait des revenus financiers compatibles avec la location de bâtiments en Belgique, la commercialisation de cassettes pornographiques, la location d'un sex-shop ? Avez-vous fait rechercher s'il avait un bail ou un titre de propriété, s'il acquittait des impôts locaux en Belgique ?

M. Fabrice BURGAUD : J'ai entendu son employeur à propos de ses horaires de travail et de ses revenus. Pour ce qui est des deux fermes, on sait qui en sont les propriétaires et les locataires, les enquêteurs belges ont fait des perquisitions et des vérifications, qui ont été négatives.

M. le Rapporteur : Avez-vous analysé les comptes bancaires de M. Daniel Legrand père pour voir si les mouvements étaient compatibles avec les griefs qui lui étaient faits ?

M. Fabrice BURGAUD : Non, car les enfants et les personnes qui reconnaissaient les faits ne parlaient que de numéraire, et parce que les vérifications des enquêteurs belges sur les locations ont été négatives.

M. le Rapporteur : Et vous ne vous êtes pas interrogé à ce sujet ?

M. Fabrice BURGAUD : Si. Mais il y avait d'autres éléments par ailleurs.

M. le Rapporteur : Le fait que l'on ne trouve rien, les revenus que vous n'appréhendez pas vraiment, les horaires de travail de M. Daniel Legrand père confirmés par son employeur, rien de tout cela ne vous a conduit à vous interroger sur la réalité de l'intervention de M. Daniel Legrand père, dont on vous avait dit qu'il se rendait très fréquemment chez les Delay depuis 1996, alors que c'est un ouvrier qui travaille beaucoup et qui ne manque jamais ? Avez-vous analysé tout cela ?

M. Fabrice BURGAUD : Oui. Mais M. Daniel Legrand père disait qu'il ne sortait jamais, alors que son voisin, gardien de la paix, disait, lui, qu'il sortait la nuit, avec une voiture particulièrement bruyante, et qu'il revenait parfois au petit matin. Pour ce qui est de son emploi du temps, il ne rechignait pas aux heures supplémentaires, a dit son employeur, mais il travaillait 35 heures, et non pas tous les jours de 8 heures le matin jusque tard le soir, contrairement à ce qu'il avait dit. Tous ces éléments ont été vérifiés. L'élément international est apparu faux par la suite.

M. le Rapporteur : C'est vous qui avez prêté serment ; j'aimerais que vous nous donniez des réponses spontanées et non pas, systématiquement, les réponses que vous soufflent vos conseils.

Alors que les investigations ne permettent pas d'identifier un réseau pédophile, que les enquêteurs belges ne trouvent rien, que, dans son rapport de synthèse, le SRPJ de Lille écrit notamment, à propos de la « piste belge » : « Toutes les recherches entreprises ne permirent pas de confirmer cette hypothèse, ni d'envisager l'existence d'un réseau structuré. Il semblerait que la réalité était beaucoup plus simple et beaucoup plus sordide », alors qu'aucun élément matériel ne vient étayer les accusations qui forment l'essentiel des charges qui pèsent sur M. Daniel Legrand père, alors que les policiers doutent, comment expliquer que vous ne doutiez pas et que vous mainteniez les charges contre lui ?

M. Fabrice BURGAUD : Vous faites allusion à un acte qui date de novembre 2001, alors que le rapport du SRPJ date du 15 juillet 2002.

M. le Rapporteur : Vous avez raison, mais M. Daniel Legrand père est quand même en détention.

M. Fabrice BURGAUD : On ne peut avoir le résultat des vérifications avant que les services de police les aient effectuées ! S'agissant de la piste internationale, je me suis posé des questions, mais les conclusions du SRPJ ne sont parvenues sur mon bureau qu'en août 2002. C'est à ce moment que l'on a su que « la piste belge » était négative.

M. le Rapporteur : Et cela n'a pas été de nature à vous faire vous interroger sur les précédentes déclarations, sur l'ensemble de la procédure, sur le maintien en détention de M. Daniel Legrand père ? Je sais qu'à cette date, vous alliez quitter vos fonctions et que le juge Lacombe allait vous succéder, mais vous n'étiez pas encore parti, puisque le premier avis de fin d'information date du 7 août 2002.

M. Fabrice BURGAUD : Il y avait des interrogations, mais d'autres éléments par ailleurs...

M. le Rapporteur : Mais ne s'interroge-t-on pas sur le fait que des gens vont rester incarcérés de longs mois ?

M. Fabrice BURGAUD : Ces éléments étaient négatifs, mais d'autres éléments ont sûrement motivé le renvoi devant la cour d'assises.

M. le Rapporteur : Qu'elles aient concerné les époux Marécaux, M. Daniel Legrand père ou M. Pierre Martel, ni les enquêtes de voisinage ni les écoutes téléphoniques n'ont rien donné. N'y a-t-il pas là d'autres indications qui auraient dû susciter des interrogations, au minimum un recul ?

M. Fabrice BURGAUD : Je me suis posé beaucoup de questions.

M. le Rapporteur : Mais pourquoi la réponse à ces questions, aux doutes que vous avez évoqués à diverses reprises, a-t-elle toujours été la même, le maintien en détention ?

M. Fabrice BURGAUD :...

M. le Rapporteur : Pourtant, il y avait de plus en plus de contradictions, et de moins en moins d'éléments matériels. À un moment donné, n'est-on pas amené à se remettre en cause quand des gens sont emprisonnés de longs mois et que l'on fait chou blanc ?

M. Fabrice BURGAUD : Je réanalysais assez régulièrement les éléments qu'il y avait contre les personnes, mais tous ne tombaient pas. Il en restait. Si l'ensemble des charges s'était effondré, j'aurais évidemment ordonné la mise en liberté. Mais elles ne se sont pas totalement effondrées et c'est vraisemblablement ce qui a conduit au renvoi devant la cour d'assises.

M. le Rapporteur : En dépit de tout cela, vous estimiez que les charges étaient suffisamment importantes.

M. Fabrice BURGAUD : C'est aussi vraisemblablement ce qui a conduit la chambre de l'instruction à ordonner le renvoi devant la Cour d'assises.

M. le Rapporteur : Peut-on retenir sans trahir votre pensée que, quelques années après, avec un peu plus d'expérience, vous aborderiez ce dossier différemment ?

Vous ne répondez pas...

Myriam Badaoui indique à l'UTASS le 1er décembre 1998 qu'un de ses enfants
- qui n'avait pas encore cinq ans - aurait été victime de sévices sexuels de la part d'un homme d'une cinquantaine d'années au cours de l'été 1997. Les Delay n'ont pas porté plainte alors qu'ils disaient avoir reconnu la personne. Une enquête a été ouverte le 23 décembre 1998 et a été classée sans suite.

On apprend ensuite que Myriam Badaoui avait inventé cette histoire en demandant à deux de ses enfants de mentir pour ne pas accuser leur père et pour faire croire à une agression par un tiers, déjà un certain « Jean-Marc ». C'est consigné dans le rapport de synthèse du SRPJ de Lille du 15 juillet 2002.

L'un des enfants le reconnaît devant les fonctionnaires de la brigade des mineurs le 18 janvier 2001. Myriam Badaoui l'admet dans une lettre à Dominique Wiel du 9 avril 2001.

On retrouve, à cette occasion, le même mécanisme qui consiste à accuser d'autres personnes pour protéger la famille. Cela ne vous a-t-il pas amené à vous poser des questions, car c'est bien dans la cellule familiale que ces barbaries se passaient ?

M. Fabrice BURGAUD : On pouvait s'interroger sur ce que disaient les enfants d'une part, les adultes d'autre part.

Il est vrai que l'enfant a dénoncé un homme, mais il n'a jamais cité de nom et sa mère n'a essayé d'orienter les investigations vers personne en particulier.

M. le Rapporteur : Il y avait quand même un dénommé Jean-Marc, selon le rapport du SRPJ. Ne trouvez-vous pas que tout cela fait beaucoup pour un seul dossier ? Ne vous êtes-vous pas dit, à un moment donné, qu'il y avait là un ensemble de choses qui pouvaient remettre en question votre analyse précédente ?

M. Fabrice BURGAUD : Mon analyse a été faite et refaite, mais il y avait des choses qui semblaient tout à fait établies.

M. le Rapporteur : Le mot « semblaient » est inquiétant. On n'avait pas de certitude, donc en attendant on maintenait en détention... Est-ce ainsi que les choses ont été gérées ? Est-ce la pratique habituelle ?

M. Fabrice BURGAUD : Pas du tout !

M. le Rapporteur : C'est pourtant ce que je déduis de votre déclaration.

M. Fabrice BURGAUD : Il y avait des choses qui semblaient tout à fait solides et d'autres qui ne paraissaient pas du tout établies.

M. le Rapporteur : Quels étaient les éléments solides ?

M. Fabrice BURGAUD : Je les ai rappelés. Par exemple le fait que les enfants reconnaissaient des lieux.

M. le Rapporteur : Les mêmes ont reconnu d'autres lieux et d'autres personnes et les investigations ont été négatives.

M. Fabrice BURGAUD : C'est bien pourquoi il me semblait devoir faire la part des choses.

M. le Rapporteur : Comment l'avez-vous faite ?

M. Fabrice BURGAUD : Les éléments qui apparaissaient solides...

M. le Rapporteur : ...vous paraissaient plus importants que ceux qui n'étaient pas solides...

M. Fabrice BURGAUD : Pas du tout ! Mais il y a quand même certaines personnes pour lesquelles des éléments apparaissaient fondés en l'état des informations dont je disposais, qui ont été mises en détention et pour qui tout ne s'est pas effondré par la suite. S'il n'y avait pas eu d'indices graves et concordants, je les aurais bien évidemment mis en liberté.

M. le Rapporteur : Vous nous avez dit que vous parliez beaucoup de ce dossier avec le procureur. Est-ce la pratique habituelle entre l'accusation et un magistrat du siège ?

M. Fabrice BURGAUD : Il y a eu des moments forts du dossier, au cours desquels nous avons beaucoup échangé, mais quand même pas de façon quotidienne.

M. le Rapporteur : Vous vous disiez quoi ? Parliez-vous des décisions à prendre ?

M. Fabrice BURGAUD : Nous parlions des éléments du dossier et de l'orientation qu'il pouvait prendre.

M. le Rapporteur : Vous parliez de l'orientation du dossier avec le parquet, qui représente l'accusation ?

M. Fabrice BURGAUD : Il m'est aussi arrivé d'avoir des échanges sur le dossier avec des avocats.

M. Léonce DEPREZ : Vous avez eu, au début de notre réunion, l'honnêteté de dire que vous regrettiez de manquer encore d'expérience lorsque vous avez été saisi du dossier. C'est bien ce que nous ressentons : en vous écoutant, on est convaincu qu'il n'est pas possible, en sortant de l'École nationale de la magistrature, de se trouver face à un dossier d'une telle ampleur.

Il y a eu deux phases. Tout d'abord, vous avez hérité d'un dossier qui aboutissait à quatre accusés, qui méritaient véritablement que les juges les sanctionnassent sévèrement. Peu de temps après, vous avez vu l'affaire s'amplifier. Vous, qui reconnaissez avoir manqué d'expérience même pour le premier dossier, comment n'avez-vous pas eu le réflexe, l'honnêteté intellectuelle, de demander un deuxième juge et de dire que vous ne pouviez pas faire face à la complexité du deuxième dossier, d'autant que vous avez eu, au fil des mois, la preuve que la principale coupable mentait ? Le rapporteur nous a montré que, pour noyer la culpabilité des quatre accusés principaux, on avait imaginé l'existence d'un réseau pédophile international.

Or, vous n'avez pas pu maîtriser ce dossier. Vous avez suivi une piste tracée par les déclarations des enfants, manipulés par Mme Badaoui, et vous vous êtes embarqué dans une aventure qui a tourné au désastre. C'est ce que ressentent profondément les citoyens qui suivent ces auditions.

Il vous faut reconnaître aujourd'hui que vous avez manqué de jugement, même sur le plan humain. Ce n'est pas seulement une méconnaissance des textes juridiques et des mesures d'investigations qui a été critiquée par le rapporteur, c'est un manque d'expérience humaine. Nous, nous avons vu ceux qui ont été accusés à tort. Quand on les a devant soi, on n'a pas besoin de connaissances juridiques mais d'une conscience humaine, d'un minimum de psychologie pour se rendre compte de bien des choses. C'est cela que vous n'avez pas.

Je vous poserai donc deux questions simples, afin que nous, qui avons à proposer des réformes, puissions tirer profit de vos réponses. S'agissant des juges dits « d'instruction », votre expérience ne prouve-t-elle pas qu'il faut exiger, bien plus que quelques semaines de stage, au moins cinq années d'expérience sur le terrain de la vie, avant de pouvoir être juge ?

Par ailleurs, vous avez quelque peu relativisé votre solitude de juge d'instruction en n'ayant de cesse de répondre au rapporteur et au président que vous étiez en colloque, ou du moins en dialogue, avec le procureur de la République et avec le juge des libertés et de la détention, ce qui nous étonne profondément. N'avez-vous pas ainsi reconnu, en fait, que la solitude n'est plus possible pour le juge d'instruction ? En êtes-vous conscient après l'épreuve douloureuse que vous avez vécue et que vous continuez sans doute à vivre, mais qui est surtout ressentie douloureusement par ceux qui ont subi injustement plusieurs années de prison ? Avez-vous le sentiment que le juge doit être maintenant un vrai juge et non pas un enquêteur ? Vous, vous avez enquêté, vous avez suivi la piste, vous êtes tombé dans le précipice parce qu'elle ne menait pas à la vérité. Si vous n'aviez été qu'enquêteur, vous auriez eu en face de vous un avocat qui aurait exposé les raisons de remettre en liberté ceux qui étaient accusés et ensuite un juge pour apprécier les résultats de votre enquête.

Autrement dit, ne faut-il pas vraiment réformer la fonction, dont vous prouvez depuis plusieurs heures qu'elle n'est pas vivable pour un jeune juge qui sort de l'ENM ?

M. Fabrice BURGAUD : Qu'il faille une expérience pour juger, c'est certain. Cela étant, la période de stage est plus importante que ce qu'on a dit, puisqu'on est en stage pendant une année, puis en pré-affectation pendant six mois.

S'agissant de la co-saisine, le dossier ne se présentait pas comme vous l'avez dit : il n'y a pas eu quatre personnes déférées, mais deux, puis d'autres, dont deux ont été condamnées. L'importance du dossier est apparue progressivement. Dès le départ, j'ai fait part de mes préoccupations quant à la gestion du dossier au président de la chambre de l'instruction et au parquet général. C'est ainsi que nous étions convenus que je serais déchargé de six dossiers et de quelques permanences, qui ont été attribués à un de mes collègues déjà particulièrement occupé.

J'ai reçu à un moment que je situe après les dernières interpellations, en mai, un appel du président du tribunal qui m'a demandé si je souhaitais une co-saisine. Je lui ai répondu que ce n'était pas une demande de ma part mais que s'il estimait que c'était nécessaire, je n'y ferais pas obstacle. Les choses en sont restées là et je n'en ai plus jamais entendu parler. Je ne l'avais pas envisagé moi-même dans la mesure où nous n'étions que trois juges déjà très occupés, dont l'un issu de la même promotion que moi et l'autre, avec un an d'ancienneté de plus, qui devait supporter les charges liées à sa position de doyen.

Par la suite, le dossier s'est étoffé, mais il ne m'était pas apparu d'emblée comme disproportionné.

M. le Président : Il me semble, Monsieur Deprez, qu'on ne peut pas reprocher à quelqu'un d'avoir été nommé très jeune...

Avez-vous, Monsieur Burgaud, un avis sur la fonction de juge d'instruction, sur le projet de créer un juge de l'instruction, sur l'expérience qui est nécessaire ?

M. Fabrice BURGAUD : Je n'ai pas d'idée arrêtée sur la création d'un juge de l'instruction. Je suis actuellement davantage occupé par ce que j'ai fait moi-même, par ce qu'a été ma propre instruction, que par une éventuelle réforme.

Mais je sais que vous êtes réunis afin que vos travaux débouchent sur une réforme d'envergure de la procédure pénale. J'ai dit simplement, à ce propos, qu'il pourrait être souhaitable, pour des affaires très importantes, qu'il y ait plusieurs magistrats, dont certains expérimentés.

M. Jean-Paul GARRAUD : Mon collègue vient de le relever : il y a quelque contradiction à nous dire d'un côté que ce que vous ressentiez le plus mal dans la fonction de juge d'instruction était d'être seul, et de l'autre que vous aviez des contacts fréquents avec le Procureur et avec le président de la chambre de l'instruction.

S'agissant des relations avec le procureur de la République, je rappelle qu'un greffier nous a dit hier que celui-ci faisait en quelque sorte pression sur vous. Partagez-vous ce sentiment ?

Pouvez-vous préciser la forme des contacts que vous entreteniez avec ces magistrats : s'agissait-il d'appels téléphoniques, de visites à votre cabinet ou de visites de votre part à la cour ?

M. Fabrice BURGAUD : Cela prenait différentes formes. Mais on parle de contacts « fréquents », alors qu'ils n'étaient quand même pas quotidiens, mais liés aux différentes affaires en cours, et pas seulement à ce dossier.

Le président de la chambre de l'instruction contrôlait les cabinets une à deux fois par an. Lorsqu'il est venu dans le mien, il a regardé l'état de l'avancement de l'ensemble de mes dossiers. Il y avait également des réunions de juges d'instruction à la cour d'appel de Douai, mais je ne puis en indiquer la fréquence. C'est à la suite de l'une d'entre elles que j'ai bénéficié d'une décharge.

Les contacts les plus fréquents se faisaient par téléphone, mais j'évitais de déranger trop fréquemment le président.

M. Jean-Paul GARRAUD : Vous avez parlé tout à l'heure des doutes que vous aviez eus ensemble, c'est donc que le contact allait au-delà d'une visite habituelle de votre cabinet. Était-ce particulier à ce dossier ?

M. Fabrice BURGAUD : Il s'agissait d'un dossier d'envergure, qui suscitait de nombreuses interrogations et sur lequel les échanges étaient plus fréquents, en particulier sur les éléments qui apparaissaient au fur et à mesure.

M. Jean-Paul GARRAUD : Vous évoquiez ensemble vos doutes. N'est-ce pas parce que vous nourrissiez ces doutes qu'il a été au bout du compte décidé de renvoyer les personnes mises en examen devant la juridiction de jugement ? Car on vous a probablement appris à l'École de la magistrature que le juge d'instruction n'était pas là pour juger, que la détention provisoire ne devait pas être un pré-jugement. J'ai un peu l'impression qu'au lieu de tirer les conséquences de vos doutes en mettant fin à la détention provisoire, vous avez considéré qu'il appartenait, au bout du compte, à la juridiction de jugement de se prononcer.

M. Fabrice BURGAUD : Non. Je ne partage pas cette analyse. J'essaie d'expliquer depuis un moment, mais les choses ne sont pas faciles car je m'astreins, en raison du secret professionnel, à ne pas donner trop de noms, que mes doutes ne remettaient pas en cause l'ensemble du dossier mais seulement certains éléments.

Je répète que ce n'est pas moi qui ai renvoyé ces gens devant la juridiction de jugement : j'étais parti depuis plus de six mois.

Je n'ai pas ressenti que le procureur de la République exerçait sur moi des pressions et je m'étonne que certains aient dit cela.

M. Jean-Paul GARRAUD : À la sortie de l'École de la magistrature, vous disposiez d'un savoir-faire technique et juridique pour assurer les fonctions de juge d'instruction. Puis-je vous demander au passage si vous les avez choisies par intérêt professionnel ?

M. Fabrice BURGAUD : Oui, mais aussi parce que je souhaitais rejoindre la région où mon épouse était déjà en fonction.

M. Jean-Paul GARRAUD : À côté de ce savoir-faire que vous avez acquis, il y a ce qu'on pourrait appeler un « savoir-être ». Avez-vous le sentiment d'avoir eu vis-à-vis des accusés qui ont été innocentés, des relations humaines normales ? On a dit parfois que vous faisiez preuve d'arrogance.

M. le Président : Nous traiterons ce thème en fin d'audition.

Nous en venons pour l'instant aux incohérences qui ont pu apparaître au cours de l'instruction sur une bonne partie de ce dossier.

M. le Rapporteur : Je prendrai quelques exemples.

En ce qui concerne une enfant Delay, au début de l'enquête, en janvier 2001, trois des fils du couple Badaoui-Delay ont évoqué des abus sexuels sur leur demi-sœur, mais dans des termes contradictoires : deux ont impliqué leur père, mais le troisième a exclu toute participation de son père, évoquant d'autres hommes ; deux ont évoqué des faits de sodomie, mais Pierre a déclaré que son père faisait avec sa fille « comme à une femme ».

Tous ces faits ont été catégoriquement démentis par la jeune fille, âgée de 15 ans, lors de son audition à Boulogne-sur-Mer, le 1er février 2001. Par ailleurs un rapport d'expertise médico-légal du 28 juin 2001 est venu confirmer sa virginité.

Cet élément supplémentaire n'a-t-il pas attiré votre attention sur la contradiction entre un fait objectif - la virginité - et des déclarations, par ailleurs elles-mêmes contradictoires ?

M. Fabrice BURGAUD : Les principales déclarations indiquaient que cette jeune fille, dont on a constaté qu'elle était vierge, avait été sodomisée, ce que les enfants appelaient « mettre le devant dans le derrière ». Elle a contesté, mais ces éléments ont aussi été rapprochés des déclarations de plusieurs hommes, en particulier de son père, selon lesquelles les filles devaient rester vierges afin que la police ne découvre pas les faits.

M. le Rapporteur : Cela amène quand même à s'interroger.

On peut aussi citer le cas de Jean-Marc Couvelard. Vous avez demandé un examen psychiatrique dont les conclusions vous ont été transmises le 16 juin 2001. Elles mentionnaient clairement un « handicap intellectuel de l'ordre de l'arriération mentale profonde », et des « troubles de la coordination motrice », le rendant incapable de s'habiller et de se déshabiller seul, comme de couper ses aliments.

Il était facile de s'en apercevoir en le rencontrant et les expertises le confirmaient. On avait donc, là encore, de fortes raisons de s'interroger. Quelle a été votre réaction à la suite de ce rapport d'expertise ?

M. Jean-Marc Couvelard a bénéficié d'une ordonnance pour irresponsabilité pénale, mais il n'a pas été innocenté, il n'y a pas eu de non-lieu. Pourquoi ?

M. Fabrice BURGAUD : Ce n'est pas moi qui ai rendu la décision.

M. le Rapporteur : Mais vous étiez encore là quand le rapport a été remis, quelle a été votre réaction ?

M. Fabrice BURGAUD : Il aurait pu bénéficier d'un non-lieu.

M. le Rapporteur : Au-delà, c'était un élément de plus qui aurait dû vous amener à vous poser des questions.

M. Fabrice BURGAUD : Nous nous posions des questions sur l'ensemble des éléments.

M. le Rapporteur : C'est tout ce que vous avez à répondre ? C'est quand même un cas monumental : ce pour quoi il est dénoncé n'est possible ni physiquement ni mentalement. Qu'en déduit-on ? Pourquoi n'y a-t-il pas de non-lieu tout de suite ?

M. Fabrice BURGAUD : Il aurait dû bénéficier d'un non-lieu.

M. le Rapporteur : Mais à partir du moment où la dénonciation qui le concerne est remise en cause, vous ne vous posez pas aussi des questions sur les autres ? Pourquoi n'y a-t-il pas eu de réaction de votre part ?

M. Fabrice BURGAUD : En réaction, il y a eu une expertise et il n'a plus été inquiété.

M. le Rapporteur : Mais il n'a pas été innocenté ! Notre liberté est quand même entre vos mains ! Vos réponses sont un peu courtes !

M. Fabrice BURGAUD : Je n'ai pas eu à me prononcer sur les charges qui, à la fin, ont pesé sur M. Jean-Marc Couvelard.

M. le Président : Sa mère, Mme Jeannine Couvelard, que nous avons auditionnée, nous a dit qu'elle vous avait téléphoné, que vous aviez mis fin un peu brutalement à la conversation et que vous aviez refusé de la recevoir, ainsi que son fils.

M. Fabrice BURGAUD : Il est vrai que je ne les ai pas reçus car je ne suis pas médecin. Dès qu'il a été interpellé, les enquêteurs m'ont fait part de son état et j'ai demandé qu'on saisisse un docteur pour savoir s'il était handicapé. Le docteur l'a confirmé et je n'étais pas en mesure de les recevoir à mon cabinet.

M. le Rapporteur : Ma dernière question sur ce thème concerne M. Pierre Martel, accusé par Pierre d'avoir organisé un voyage de pédophiles en Belgique le jour de la fête des mères 2000. Il est d'ailleurs rare dans le dossier de disposer ainsi de dates précises. Or, ce jour-là, M. Pierre Martel participait à une compétition de golf. Il y a eu une demande d'acte, vous avez accepté d'y faire droit et les policiers ont confirmé les dires de M. Pierre Martel.

En mars 2002, M. Pierre Martel est aussi mis en cause pour le viol de l'une des enfants Lavier. Là encore, le rapport d'expertise médicale conclut à la virginité de l'enfant. Le psychologue indique dans son rapport qu'il faut accorder une « crédibilité toute relative » aux dires de l'enfant, que son discours, ce jour-là, « manque d'authenticité par rapport à ses premières révélations ».

Quelle est, une fois encore, votre réaction devant ces contradictions ?

M. Fabrice BURGAUD : La participation à la compétition de golf a été vérifiée, mais l'information a tardé à revenir des enquêteurs. Ce n'était, en outre, pas le seul élément qui concernait ce mis en examen.

La mineure a indiqué que « des gens avaient mis leur devant dans son devant » mais quand on regarde attentivement ses déclarations, quand elle parle d'actes de pénétration elle dit qu'on lui mettait « des choses dans son trou du derrière », de sorte qu'il s'agissait visiblement plutôt de sodomie, ce qui n'est pas contradictoire avec sa virginité.

Des précautions avaient été prises avec la présence d'un expert psychologue lors de sa première audition ; l'expertise montrait qu'elle était crédible et qu'elle semblait avoir vécu les faits qu'elle dénonçait. Quinze jours plus tard, quand elle parlait de « l'étranger » et du meurtre, elle était beaucoup moins crédible.

Il y avait bien de ma part, là aussi, volonté de faire la part des choses.

M. le Rapporteur : Mais la « part des choses » n'a-t-elle pas été faite que dans un seul sens ?

M. Fabrice BURGAUD : Ce n'est pas parce qu'elle disait des choses fausses au mois de mars que l'ensemble de ce qu'elle disait ne devait pas être examiné très attentivement, avec un œil tout à fait critique. Si on va au bout de votre analyse, M. Thierry Delay devrait être dehors aujourd'hui.

M. le Rapporteur : Les enfants Delay ne mettent en cause M. Pierre Martel que tardivement. Pierre indique le 4 juillet 2001 que M. Pierre Martel avait caressé son frère et qu'il était accompagné de son fils. Il déclare d'ailleurs ce même jour reconnaître le fils de M. Pierre Martel parmi les clichés d'une planche photographique qui ne comprend que des mineurs Or, M. Pierre Martel a deux enfants qui ont, à cette date, plus de vingt ans chacun.

M. Fabrice BURGAUD : C'est pourquoi j'ai indiqué que Silvère Martel avait été entendu, ainsi que d'autres jeunes. De très nombreux noms apparaissaient au dossier, tant de victimes présumées que de personnes qui pouvaient être impliquées.

M. le Rapporteur : Il y a eu aussi d'autres noms cités, comme ceux de l'infirmière et du médecin, mais on n'a pas mis en œuvre le même processus.

M. Fabrice BURGAUD : J'ai déjà expliqué qu'on leur avait appliqué un traitement identique mais qu'il n'y avait pas d'éléments solides les concernant.

M. Georges COLOMBIER : Vous semblez, au fur et à mesure de l'avancement de l'enquête, ne jamais avoir eu de doute sur la véracité des faits qui étaient reprochés aux uns et aux autres. Or, les personnes acquittées affirment que de nombreuses requêtes leur ont été refusées, le plus souvent avec l'aval de la chambre de l'instruction, qui portaient par exemple sur des pistes non exploitées ou sur le refus de saisir et de vérifier des agendas.

Aviez-vous les moyens de prendre du recul par rapport à l'instruction de ce dossier ?

Comment justifiez-vous les refus que vous avez opposés aux demandes de contre-expertises psychologiques et le rejet systématique de trop nombreuses demandes de remise en liberté ?

Plusieurs des personnes auditionnées, en particulier des avocats, nous ont dit qu'il fallait aimer les gens pour les entendre, que si on ne les aimait pas, on ne pouvait être ni juge ni avocat. Qu'en pensez-vous ?

M. Fabrice BURGAUD : Il a été dit que je n'avais pas saisi les agendas, je m'en suis expliqué tout à l'heure : il suffit de reprendre les premières perquisitions pour voir que les agendas ont été saisis. Il y a eu par la suite une autre demande d'agenda, le 28 août 2002 ; j'étais parti de Boulogne.

Il m'était difficile de prendre du recul car je travaillais beaucoup.

J'ai refusé des contre-expertises parce que j'ai estimé à l'époque que certaines demandes n'étaient pas motivées, par exemple quand elles se fondaient sur le fait que l'expert n'avait pas bien répondu aux questions, alors qu'il était particulièrement compétent, qu'il était fréquemment nommé dans d'autres juridictions de la cour, qu'il figurait sur la liste de la cour d'appel et qu'il avait parfaitement répondu aux questions, sans outrepasser le cadre de sa mission.

S'agissant des demandes de mise en liberté, dans la mesure où les éléments semblaient solides, où les mises en examen tenaient la route - elles n'ont d'ailleurs pas été contestées devant la chambre de l'instruction -, compte tenu de la gravité des faits, il me paraissait de mon devoir de saisir le juge de la liberté et de la détention

Enfin, il est effectivement essentiel d'aimer les gens. Nous rendons la justice au nom de nos concitoyens, nous sommes chaque jour au contact des gens, nous les recevons dans notre cabinet, bien sûr, il faut les aimer pour pouvoir être magistrat.

M. Bernard DEROSIER : Plusieurs de mes collègues vous l'ont dit, nous sommes là pour mieux comprendre comment cette affaire a été menée, en particulier par les magistrats, afin d'apporter des corrections. Cela passe par les questions qui vous sont posées et par vos réponses, encore faut-il qu'elles soient suffisamment claires. Or, à plusieurs reprises, le rapporteur a regretté que tel ne soit pas le cas. J'espère donc que vos réponses à mes questions autour de la place des enfants seront précises.

Les enfants Delay, mais d'autres aussi, ont joué un rôle important dans cette affaire et je reviens sur la question de l'enregistrement. Alors qu'il existe des dispositions dans le code de procédure pénale vous parlez dans les rapports d'instruction, à propos de l'utilisation des caméras, de « préconisation ». Pourquoi avez-vous utilisé ce mot ?

Par ailleurs, est-ce que pour vous, quand il s'agit d'enfants qui accusent, la présomption de culpabilité est plus forte ?

Qui dit enfants, dit expertise, la parole de l'expert est-elle pour vous un élément de preuve que vous prenez comme tel ou essayez-vous de faire la part des choses ?

Nous avons auditionné le juge des enfants qui avait eu à connaître précédemment des enfants Delay et il est apparu que vous n'aviez souhaité à aucun moment l'entendre sur les relations dont il avait pu avoir connaissance, en amont du déclenchement de cette affaire. N'aurait-il pas pu apporter un éclairage intéressant ?

Enfin, à certains moments, les enfants Lavier ont accusé leurs parents de sévices sexuels puis se sont rétractés, pourquoi n'en avez-vous pas tenu compte ?

M. Fabrice BURGAUD : L'enregistrement des enfants est bien une obligation et si j'ai employé le mot « préconisation », c'était à tort : j'aurais dû rédiger les choses différemment. J'ai indiqué que si cela n'avait pas toujours été effectué, c'était parce que les enfants ont refusé et qu'ils disaient avoir été filmés lors des sévices, ce qui, aux termes du débat parlementaire, peut motiver un refus d'enregistrement pendant l'audition.

Je ne pense pas que la parole des enfants vaille présomption de culpabilité. Les enfants décrivaient les sévices qu'ils disaient avoir subis et il est vrai que j'ai pris les choses au sérieux mais cela ne signifiait pas à mes yeux une présomption de culpabilité.

M. le Président : Je pense que vous voulez parler, comme d'ailleurs M. Derosier, de présomption de crédibilité de la parole des enfants, qui induit une présomption de culpabilité.

M. Bernard DEROSIER : Un avocat a bien utilisé l'expression de « présomption de culpabilité » qui pesait sur celui qui était accusé.

M. Fabrice BURGAUD : Il n'y avait pas de telle présomption : simplement, les choses étaient prises au sérieux et vérifiées, comme il me paraissait qu'elles devaient l'être.

La parole de l'expert est un élément de preuve, mais parmi d'autres. C'est un éclairage important, notamment sur les mineurs, et j'avais d'ailleurs pris la précaution de prendre un expert spécialisé.

Je n'ai pas pensé à auditionner le juge des enfants, peut-être aurais-je dû le faire car il connaissait bien la situation des enfants, mais j'ai récupéré les dossiers dans lesquels il notait ses auditions.

Pour la rétractation des enfants Lavier, ce n'est pas tout à fait dans cet ordre que les choses se sont passées. Au début, la fillette a dit qu'il ne s'était rien passé, ce qui d'ailleurs explique en partie la remise en liberté de sa mère et de son beau-père. Ensuite, elle a mis en cause son beau-père et sa mère. Je lui ai posé la question pour comprendre les raisons de ce changement d'attitude. Elle m'a dit qu'elle craignait qu'ils ne recommencent à leur sortie mais qu'elle avait changé d'avis quand elle avait vu que les Delay restaient en prison. Par la suite, ni elle ni sa sœur ne se sont rétractées. C'est aussi cette jeune fille qui dit que quand son père est sorti de garde à vue, il a recommencé le soir même.

M. le Président : Avez-vous été informé des accusations portées contre M. Martel ? Saviez-vous qu'il avait un homonyme habitant le quartier de la Tour du Renard, qui reconnaissait faire occasionnellement le taxi et qui avait un enfant de six ans ?

M. Fabrice BURGAUD : M. Silvère Martel a été entendu à la fin du mois de novembre.

M. le Président : Et vous n'avez pas jugé utile d'approfondir davantage cette piste plutôt que celle de M. Pierre Martel ?

M. Fabrice BURGAUD : Les vérifications effectuées ne permettaient pas de noter la participation aux faits de M. Silvère Martel.

M. le Président : Nous passons au chapitre concernant les droits de la défense.

M. le Rapporteur : Les avocats nous ont beaucoup parlé de cette question, et plusieurs d'entre eux, Mes Berton, Deswarte, Delarue, ont fait état de sérieuses difficultés pour obtenir l'accès au dossier de la procédure. Ainsi, MTachon, avocat de M. Christian Godard, n'aura une copie de la procédure qu'en mars 2002, soit treize mois après la mise en cause de son client, ce qui est considérable.

Ces retards dans la communication des pièces figuraient d'ailleurs parmi les motifs de la demande de dépaysement du dossier par Me Berton.

Le 19 novembre 2001, MLescène, conseil de Mme Lavier, vous demande par lettre de lui faire parvenir copie d'un ensemble de pièces nécessaires à la préparation de la défense de sa cliente. N'ayant rien reçu, il renouvelle sa demande le 5 décembre puis le 10 janvier 2002, le 17 janvier et encore le 28 janvier ; sa demande n'étant toujours pas satisfaite, il la formule le 11 février sous forme de demande d'acte ; finalement, pour préparer une confrontation importante pour sa cliente, il est obligé de consulter lui-même à Boulogne-sur-Mer la copie du dossier mise à la disposition des avocats.

Il ajoute que cette copie du dossier ne contenait pas une pièce essentielle pour sa cliente : le PV d'une audition de sa fille en date du 15 février 2002, dans laquelle celle-ci accusait sa mère d'agression sexuelle. De telle sorte que c'est finalement vous qui avez informé Mme Lavier de cette accusation au cours de la confrontation du 28 février.

On connaît la jurisprudence à cet égard, mais comment les choses se passent-elles dans la pratique ? Vous souvenez-vous de ce cas particulier ?

M. Fabrice BURGAUD : Il ne m'évoque rien. Je puis simplement répondre que les pièces arrivaient régulièrement et étaient classées au fur et à mesure dans le dossier. Que les avocats aient connaissance de l'intégralité des pièces est la moindre des choses.

M. le Rapporteur : Un avocat nous a dit que tel n'était pas le cas, c'est pourquoi je vous pose la question.

M. Fabrice BURGAUD : Les pièces étaient classées et les convocations envoyées suffisamment tôt pour que les avocats aient le temps de préparer le dossier.

Il est vrai que la copie du dossier était à l'époque un gros problème, qui a tendu les relations avec les avocats. Le fait qu'il ne puisse pas leur être délivré m'a moi-même choqué. Les avocats me sollicitaient régulièrement, certains presque chaque jour, et je leur ai répondu que les services du palais de justice de Boulogne s'efforçaient de délivrer ces pièces le plus rapidement possible et que ce n'était pas facile faute d'un secrétariat commun, qui avait été affecté au JLD et aux étrangers, en raison de la proximité du camp de Sangatte. Cette tâche incombait donc aux greffiers, qui s'occupaient par ailleurs de toute la gestion des cabinets. Or, ce dossier était énorme, certains avocats étaient extérieurs, et nous avons connu aussi le passage des greffiers aux 35 heures. Tout ceci a fait qu'ils n'étaient pas en mesure de délivrer les copies. Nous avions saisi le président, qui nous avait demandé d'y prêter la main, mais cela n'a pas été possible compte tenu de notre charge de travail. La Chancellerie était prête à accéder à ma demande d'acheter un logiciel pour scanner les documents, mais cela n'aurait rien changé à la quantité de manipulations nécessaires. Ce problème a duré pendant des mois, les chefs de cour et de juridiction s'y sont intéressés et il a enfin été réglé grâce à de nouveaux effectifs.

Mais il est vrai que tout ceci n'était pas normal et empêchait les avocats, en particulier ceux qui étaient éloignés de la juridiction, d'assurer les droits de la défense dans des conditions normales.

M. le Rapporteur : Il s'agissait donc d'un problème de greffe, mais les demandes d'actes présentées par les avocats ont été systématiquement rejetées.

M. Fabrice BURGAUD : On ne peut pas dire ça ! J'en ai accepté plus d'une vingtaine sur une cinquantaine. Celles qui ont été refusées l'ont été par moi-même et par mon successeur puisque les demandes se sont multipliées à la fin du dossier, en particulier au mois d'août, alors que je m'apprêtais à partir. J'ajoute que beaucoup des refus concernaient des demandes identiques.

M. le Rapporteur : Mais il y avait des demandes fortes, en particulier sur les confrontations.

M. Fabrice BURGAUD : J'en ai accepté beaucoup, en voici la liste :

- audition d'un médecin ;

- relations ayant existé entre les enfants ;

- annexion de la procédure de 1999 ;

- vérification des visites ou des rencontres entre Mme Delay et ses enfants ;

- vérification de la sollicitation de la force publique par l'huissier de justice ;

- vérification de la période sous tutelle du couple Delay ;

- visionnage des vidéos de mineurs par le conseil de Sandrine Lavier ;

- demandes de confrontation ;

- annexion et analyse de la procédure de mise sous tutelle du couple Delay ;

- expertise psychiatrique "de crédibilité" de Mme Delay ;

- demande d'interrogatoire de M. Dominique Wiel ;

- expertise médico-psychologique et de crédibilité concernant un enfant Marécaux ;

- audition de M. Godard, de Paul et Geneviève Griset, de Francis Fortin, de Pierre Bernard, de Nathalie Hocq, de Bruno Place, de Didier et Nathalie Boulanger, de Maître Guillaume, du Docteur Leclerc ;

- expertise médicale des enfants Delay afin de dire si les conclusions des examens médicaux étaient compatibles avec les "traitements sexuels" ;

- expertise psychologique d'une enfant Lavier ;

- audition des grands-parents maternels d'une enfant Lavier ;

- expertises médicales des quatre enfants de Mme Lavier ;

- audition des habitants de la Tour du Renard ;

- audition du responsable du golf d'Hardelot ;

- audition de l'ensemble des éducateurs, instituteurs, directeurs d'école ayant connu l'une des filles Lavier et sa mère ;

- vérification des hospitalisations du dernier enfant Delay ;

- nouvelle demande d'expertise psychologique de Daniel Legrand fils.

M. Jacques FLOCH : Je reviens au cas de M. Jean-Marc Couvelard. Vous pouviez, monsieur Burgaud, consulter son dossier à la COTOREP du Pas-de-Calais, qui fait apparaître sa situation mentale. Vous pouviez le mettre hors de cause immédiatement. Ce n'est pas parce qu'il est handicapé qu'il n'a pas d'honneur. Son honneur est aujourd'hui entre les mains de ceux qui représentent la société et qui sont chargés de le protéger. Il est scandaleux qu'à ce jour, il n'ait pas été innocenté.

Je sais, monsieur Burgaud, qu'il n'est pas de bon ton de mettre en cause la hiérarchie dans l'institution judiciaire, ce qui semble expliquer la manière quelque peu désagréable que vous employez pour nous parler de vos relations avec le procureur de la République, le président de la chambre de l'instruction, voire le procureur général.

Et pourtant, lorsqu'il y a eu contentieux entre vous et la défense au sujet des demandes d'actes, le président de la chambre de l'instruction sera destinataire des pièces relatives à votre rejet, parmi lesquelles il y a un avis du procureur de la République. Il vous suffisait de convaincre le procureur pour qu'un avis négatif soit donné, et vous aviez satisfaction. Vous avez eu plus de cent fois satisfaction.

Les rencontres de couloir ne suffisent pas à expliquer ce bon accord entre vous et le représentant du parquet, tant sur les refus d'actes que sur les refus de mise en liberté. La loi de 2000 prévoit la tenue d'une réunion tous les trois mois pour décider du maintien en détention. Ces réunions ont-elles eu lieu ? Avez-vous été appelé à formuler un avis ? La commission a constaté que le procureur était omniprésent auprès de vous. Cela nous a été répété plusieurs fois. Vous nous avez dit aujourd'hui qu'effectivement, vous le rencontriez régulièrement. Il était votre aîné, et de combien, il avait une expérience importante. Vous l'avez d'ailleurs cité dix-huit fois dans votre exposé préliminaire. Vous a-t-il fait des recommandations pour que vous n'acceptiez pas les demandes des avocats ? Cela poserait alors la question de l'impartialité de l'instruction. Avez-vous eu des remarques de votre hiérarchie, voire de la Chancellerie, par l'intermédiaire du procureur ? Avez-vous eu le sentiment, pendant toute la période de l'instruction, d'être couvert par votre hiérarchie ?

M. Fabrice BURGAUD : Je n'ai jamais eu d'instruction du procureur de la République concernant les demandes d'actes. D'ailleurs, il n'est pas prévu qu'il donne son avis systématiquement sur les demandes d'actes. On ne peut pas laisser dire qu'il me suffisait d'aller voir le procureur pour qu'il donne un avis négatif et que cet avis soit confirmé par la chambre de l'instruction. Même si nous pouvons évoquer les dossiers, ce qui correspond au fonctionnement normal, le procureur donne l'avis qu'il estime devoir rendre sur les demandes d'actes qui lui sont soumises. Je n'ai jamais eu d'instruction de sa part, dans un sens comme dans un autre, et je n'aurais pas accepté, moi, juge du siège, que le procureur vienne me dire : « Refusez cette demande d'acte » ou « Acceptez cette demande d'acte. » Il est hors de question pour un juge du siège de subir ce genre de pression.

Je n'ai pas eu de remarque de la Chancellerie. Je n'étais pas en lien direct avec elle. Elle avait des liens, vraisemblablement, avec le parquet général et le procureur de la République. C'est plutôt le procureur et le procureur général qui pourront vous dire quels étaient leurs liens avec la Chancellerie. Je n'avais aucun lien avec elle.

J'étais couvert par la hiérarchie ? Pas du tout. J'ai été saisi d'un certain nombre de faits et j'ai essayé d'instruire ce dossier du mieux possible. Je ne pensais pas être couvert par la hiérarchie. Chacun avait ses positions. Si le procureur partageait cette analyse, il s'en expliquera lui-même. Je n'ai jamais pensé être couvert par la hiérarchie.

Au demeurant, ce n'est pas parce qu'on est infirmé au sujet d'une demande que l'on est déjugé. Pas du tout, c'est le jeu normal de l'institution. De même que quand je refusais une demande d'acte, ce n'était pas un affront que je faisais aux avocats. Simplement, je ne partageais pas leur analyse.

M. François VANNSON : Monsieur le juge, la loi vous fait obligation d'instruire à charge et à décharge, c'est-à-dire de faire preuve d'impartialité dans votre instruction. À mon sens, il existe au moins trois éléments dans le dossier qui peuvent traduire un défaut d'impartialité.

Premier élément : les confrontations collectives. Elles ont été largement évoquées par notre rapporteur. Vous ne m'ôterez pas de l'idée qu'elles étaient plus de nature à servir l'accusation que la défense.

Deuxièmement, M. Daniel Legrand fils vous a adressé une lettre dans laquelle il s'accusait à tort. C'était en quelque sorte une réponse à l'absurde par l'absurde. Vous avez immédiatement convoqué Mme Badaoui pour l'auditionner. Au lieu de lui demander si elle avait souvenir du meurtre d'une fillette, vous lui avez lu intégralement la lettre avant de lui demander si elle confirmait les faits. Évidemment, elle les a confirmés, alors que tout était imaginaire. Si la lettre ne lui avait pas été lue, vous auriez immédiatement vu que tout cela n'était ni crédible ni cohérent.

Troisième et dernier élément : les demandes d'actes des avocats de la défense. En ce qui concerne le fameux agenda saisi chez les Marécaux en 2001, je suis quelque peu troublé. Un agenda portant sur 2001 n'a aucun intérêt étant donné que les faits s'étalent de 1998 à 2000. En outre, il s'agit d'un agenda personnel, saisi au domicile des Marécaux. En novembre 2001, alors qu'il est incarcéré, vous procédez à une perquisition de l'étude de M. Alain Marécaux : vous ne jugez pas opportun de saisir les agendas professionnels portant sur les années 1998-2001. Cela me paraît particulièrement troublant. Vous dites qu'une demande d'acte a été faite en août 2002, alors que vous n'étiez plus aux affaires. Il n'en demeure pas moins que vous avez une responsabilité lors de la perquisition de l'étude en 2001. L'analyse de ces agendas aurait permis de disculper immédiatement M. Alain Marécaux.

Aujourd'hui, avec le recul, n'avez-vous pas le sentiment de ne pas avoir suffisamment douté et de n'avoir retenu que ce qui pouvait servir l'accusation ?

Vous répondez mécaniquement aux questions. Je puis vous assurer que, pour ma part, je reste souvent sur ma faim. Je n'ai pas l'impression que l'on va au fond des sujets abordés. Pourquoi ne reconnaissez-vous pas plus facilement les erreurs qui ont été commises ? Je pense que cela serait de nature à mieux vous servir et à servir davantage l'institution judiciaire, car n'oublions pas que quatorze personnes ont été emprisonnées de façon injuste. Je crois qu'il faut aussi penser un peu à elles ce soir.

M. Fabrice BURGAUD : J'ai saisi les agendas présents au domicile. À l'étude, on n'a pas trouvé les agendas. Des dossiers ont été saisis. L'agenda de 2001, c'est celui qui a été retrouvé par les enquêteurs.

M. François VANNSON : L'avocat de M. Alain Marécaux a attiré votre attention sur le sujet.

M. Fabrice BURGAUD : Pas quand j'y étais. C'était le 27 août 2002.

M. François VANNSON : Pendant la perquisition, vous ne l'avez pas trouvé ?

M. Fabrice BURGAUD : On n'a pas trouvé d'agenda. Il est sûr que si on l'avait trouvé, on l'aurait saisi. C'était un élément utile à la manifestation de la vérité.

M. François VANNSON : Et la lecture de la lettre à Mme Badaoui ?

M. Fabrice BURGAUD : Oui, je pense qu'il aurait été plus judicieux de ne pas lui lire cette lettre. C'est d'ailleurs ce que j'ai fait avec un enfant. Alors qu'il n'avait pas connaissance de cette lettre, ni par moi ni par son avocat, il semble confirmer, sinon dans les détails, du moins dans ses grandes lignes, l'existence de ce meurtre. C'est tout à fait troublant, et cela demeure quelque chose de totalement inexpliqué encore aujourd'hui.

Quoi qu'il en soit, la lecture de cette lettre, effectivement, n'était pas souhaitable. Il s'agissait pour moi de faire en sorte que nous sachions de quoi nous parlions.

Les confrontations collectives n'étaient, dans mon esprit, pas plus un acte à charge qu'à décharge. L'analyse que j'avais à l'époque, c'est qu'elles permettaient cet échange, cette interactivité. Est-ce que je me suis trompé ? Peut-être. Les collègues auraient peut-être procédé à des confrontations individuelles. Il ne me semblait pas que les confrontations collectives étaient plus un acte à charge qu'à décharge. Et je n'ai pas retenu ce qui allait plus dans le sens de l'accusation. Beaucoup de choses ont été vérifiées qui ont conduit à disculper les personnes mises en cause. Encore une fois, plus de cinquante personnes ont été citées, qui n'ont pas été mises en examen, parce que des actes à décharge ont été faits. Ils ont été faits pour eux, mais aussi pour toutes les personnes mises en examen.

M. Patrick BRAOUEZEC : Je crois que nous avons tous apprécié le début de votre audition et la façon dont vous avez parlé des personnes qui ont été accusées à tort. Nous avons aussi apprécié le fait que vous ayez rappelé que des enfants ont été victimes, en soulignant d'ailleurs qu'il était utile de prendre au sérieux la parole des enfants.

Néanmoins, votre audition nous laisse un peu sur notre faim, ou en tout cas nous plonge dans un certain désarroi. Comme nous tous autour de cette table, tous ceux qui nous regardent se disent que cela n'arrive pas qu'aux autres. Vous avez bien compris que cette audition n'est pas un procès du procès ni un procès à votre encontre, mais que nous recherchons les responsabilités, dont je pense qu'elles sont multiples et diverses.

On en voit poindre quelques-unes. Vous avez notamment évoqué à plusieurs reprises la question des moyens, que d'autres ont évoquée.

Il n'y a pas qu'un Outreau en France. L'un de nos collègues a rappelé le nombre d'années passées en détention provisoire par des personnes qui, par la suite, ont été reconnues innocentes. Comme le disait un magistrat ce matin sur les ondes d'une radio, 24 000 personnes attendent d'être jugées alors qu'elles sont en détention provisoire. Cela nous interroge, et sur les conditions de la détention provisoire et sur la présomption d'innocence.

Si l'on veut trouver les responsabilités, il faut savoir où sont les défaillances. Il y a des défaillances de moyens. Il y a des défaillances humaines. À cet égard, je regrette moi aussi que vous ne nous disiez pas : « J'ai failli ici » ou « J'ai failli là ». D'autres ont pu faillir ailleurs, notamment dans l'établissement des rapports de police sur lesquels vous vous êtes appuyé. Il y a sans doute aussi des défaillances législatives. Quand vous considérez que vous avez conduit votre travail avec impartialité, dans le cadre fixé par la loi, on peut s'interroger sur cette loi, et sur la façon de renforcer les droits de la défense et la présomption d'innocence.

Avec le recul, avec l'expérience douloureuse qui est la vôtre, qu'est-ce que vous feriez, qu'est-ce que vous ne feriez pas, aujourd'hui, face à un dossier identique ? Quels moyens supplémentaires demanderiez-vous ? Qu'est-ce que vous demanderiez à la loi pour qu'elle ne permette pas un tel désastre judiciaire ?

Enfin, je n'ai pas bien compris ce qui vous a amené à répondre favorablement à certaines demandes d'actes et à en rejeter d'autres. Ne pensez-vous pas que la défense devrait avoir droit à l'ensemble des actes qui lui permettent de défendre correctement les personnes mises en examen ?

M. Fabrice BURGAUD : Votre première question est très vaste. Il est difficile d'y répondre. Il y a des choses que je ferais totalement différemment aujourd'hui. Je les ai indiquées dans mon exposé liminaire.

En ce qui concerne les réformes législatives, je n'ai pas de réponse toute faite.

S'agissant des demandes d'actes, les refus ont été motivés. Les demandes qui m'apparaissaient utiles à la manifestation de la vérité, je les ai acceptées. Quand elles ne m'apparaissaient pas utiles, je m'en suis justifié dans les explications qui accompagnaient mon refus. Les demandes ont été soumises à la chambre de l'instruction. Que les demandes d'actes déposées par la défense ne puissent être rejetées, c'est une responsabilité du législateur.

M. Patrick BRAOUEZEC : Je conçois que vous n'ayez pas de réponse toute faite. Personne n'a de réponse toute faite. Mais vous pouvez vous retrouver demain devant une affaire semblable. Si vous considérez que vous avez conduit l'instruction de manière impartiale, vous êtes capable de refaire la même erreur. Par conséquent, y a-t-il pour vous un encadrement, des mesures, des moyens, des modifications législatives qui permettraient que les droits de la défense soient reconnus de manière effective et que la présomption d'innocence soit mieux respectée afin qu'il y ait le moins d'erreurs judiciaires possible et le moins de personnes possible en détention provisoire ? Compte tenu de votre expérience, je pense que vous avez quand même des réflexions et des propositions à nous soumettre.

M. Fabrice BURGAUD : J'ai parlé tout à l'heure de la co-saisine. Avec des gens plus expérimentés, elle semble une bonne chose. Peut-être qu'un encadrement plus important serait une piste à explorer, ainsi qu'un contrôle plus important de ce que font les juges d'instruction, notamment par la chambre de l'instruction, qui est composée de magistrats plus expérimentés. La collégialité est une bonne chose.

M. le Président : Monsieur Burgaud, en accord avec votre conseil, nous avons décidé de poursuivre l'audition jusqu'à ce que nous ayons posé toutes les questions que nous souhaitons vous poser. Je vais suspendre l'audition pour dix minutes. Je pense qu'il nous restera ensuite environ une heure de travail.

(L'audition, suspendue à 22 h 30, est reprise à 22 h 45)

M. le Président : Nous allons à présent aborder le chapitre des expertises psychologiques et psychiatriques.

M. le Rapporteur : Je ne poserai pour ma part qu'une question sur ce thème.

En février 2001, monsieur Burgaud, vous confiez à Mme Gryson-Dejehansart, psychologue, la mission de procéder à l'expertise psychologique de dix-sept victimes présumées. Le 21 juin, vous motivez une ordonnance de refus d'une nouvelle expertise psychologique demandée par Mme Odile Marécaux envers ses enfants de la manière suivante : « Mme Gryson-Dejehansart a parfaitement et précisément répondu aux questions posées par le magistrat instructeur ; il n'existe en l'état aucune raison de mettre en doute l'objectivité de l'expert psychologue. »

On sait que Mme Gryson-Dejehansart a été récusée, le 11 juin 2004, par le président de la cour d'assises de Douai car elle ne présentait justement pas les garanties d'impartialité et d'indépendance exigées par la déontologie des experts judiciaires.

En effet, les activités professionnelles de Mme Gryson-Dejehansart apparaissent au cours du procès d'assises comme étant étroitement liées à celles du conseil général, qui était partie civile dans cette affaire.

Il ressort d'une note émanant de la direction de l'enfance et de la famille du département du Pas-de-Calais datée du 12 avril 2001, c'est-à-dire antérieurement à la désignation de Mme Gryson-Dejehansart comme expert, que les services sociaux étaient désireux d'offrir aux enfants Delay un suivi psychologique dispensé précisément par Mme Gryson-Dejehansart, mais qu'ils étaient conscients d'une éventuelle difficulté dans l'hypothèse où cette personne serait désignée comme expert judiciaire. Cette note est adressée au juge des enfants. Il y est demandé de vous soumettre le problème.

Ma question est simple : avez-vous eu connaissance de cette note ? Vous êtes-vous interrogé sur les liens éventuels que Mme Gryson-Dejehansart avait pu avoir avec le conseil général du Pas-de-Calais ? En d'autres termes, vous êtes-vous soucié de l'impartialité de l'expert ainsi choisi ?

M. Fabrice BURGAUD : Je n'ai pas de souvenir, précisément, de cette note.

Me suis-je soucié de l'impartialité de l'expert ? Oui, bien sûr. Mme Gryson-Dejehansart était inscrite sur la liste d'experts de la cour d'appel. Si je l'ai nommée, c'est parce que je l'avais vue aux assises et parce que mes maîtres de stage, lorsque que j'étais à Béthune et Dunkerque, la nommaient très fréquemment. Elle était reconnue pour ses compétences. Je ne savais pas, à l'époque, qu'elle travaillait pour le conseil général. J'ai su, par la suite, que l'association dans laquelle elle travaillait avait noué différents partenariats, notamment avec le conseil général mais aussi le ministère de la justice et d'autres partenaires. Cet expert était particulièrement apprécié des collègues juges d'instruction et des présidents de cour d'assises. Je n'avais aucune raison, à l'époque, de remettre en cause son impartialité. Je l'ai d'ailleurs expliqué dans la motivation de mon ordonnance de refus, que vous avez citée.

M. le Rapporteur : La note à laquelle j'ai fait allusion ne vous a donc pas été communiquée ?

M. Fabrice BURGAUD : Je n'ai pas dit cela. J'ai dit que je n'avais plus le souvenir de cette note précisément.

M. le Rapporteur : On peut penser que si elle vous avait été communiquée avant sa désignation, vous vous seriez interrogé.

M. Fabrice BURGAUD : On essaie toujours de produire les experts qui sont inscrits sur la liste des...

M. le Rapporteur : Bien sûr. Mais ma question n'est pas celle-là. Une note, antérieure à sa désignation, signale un problème. Vous souvenez-vous de cette note ?

M. Fabrice BURGAUD : Je n'ai pas le souvenir de cette note.

M. le Rapporteur : Vous n'avez pas le souvenir de cette note. Or, j'imagine que si elle vous avait été communiquée, vous en auriez tiré les conséquences.

M. Fabrice BURGAUD : Je me serais interrogé.

M. le Rapporteur : La réponse est donc qu'à l'époque, vous ignoriez les liens éventuels que Mme Gryson-Dejehansart pouvait avoir avec le conseil général, qui par ailleurs était partie civile dans l'affaire. C'est cela ?

M. Fabrice BURGAUD : Oui.

M. Thierry LAZARO : Les rapports des experts ont visiblement contribué au maintien en détention provisoire de la plupart des accusés. Leurs conclusions ont été opposées à chaque demande de mise en liberté. Une cinquantaine de personnes ont été accusées par un enfant, qui, selon l'expert, ne présentait, comme d'ailleurs son frère, aucune tendance pathologique à l'affabulation. Aucun élément ne permettait, selon l'expert, de penser qu'ils inventaient des faits ou cherchaient à impliquer des personnes non concernées.

Il semble que, devant cet expert, les enfants étaient moins prolixes que devant les enquêteurs. Ils parlaient essentiellement de leurs parents, l'enfant ne citant que trois ou quatre personnes en dehors de ces derniers.

Avez-vous pris en compte ces différences importantes entre l'enquête et l'expertise ?

Le docteur Alain Leuliet, l'expert qui a examiné l'enfant qui accusait M. Dominique Wiel de l'avoir violé, précise, à Saint-Omer, que l'enfant refusait catégoriquement de mettre en cause ses parents. Il a eu le sentiment très net qu'il cherchait un dérivatif. Ce qu'il disait ne lui semblait pas vécu. D'après MLejeune, on pouvait le deviner à la lecture du rapport d'expertise, qui le faisait apparaître en filigrane sans l'exprimer de cette façon. Avez-vous eu une réaction à la lecture de ce rapport ?

M. Fabrice BURGAUD : Une cinquantaine de personnes, c'est le nombre total des personnes qui ont été mises en cause par un ensemble d'enfants et d'adultes. Cet enfant n'a pas mis en cause une cinquantaine de personnes.

S'agissant du fait que cet enfant n'a mis en cause que quelques personnes lors de son entretien avec l'expert, je n'en ai pas de souvenir. Ce que je peux vous préciser, c'est que l'expert avait connaissance des déclarations des mineurs. Il avait connaissance des procès-verbaux. Les deux experts qui ont eu à se prononcer sur la crédibilité des enfants avaient l'ensemble de leurs déclarations.

S'agissant de votre deuxième question, je ne partage pas l'avis de Me Lejeune. On ne pouvait pas le deviner, ce n'étaient pas les conclusions de l'époque. Peut-être cet expert a-t-il fait part de conclusions différentes lorsqu'il a témoigné à Saint-Omer.

M. Thierry LAZARO : Elles étaient plus précises, en tout cas.

M. Fabrice BURGAUD : Je ne peux pas vous dire, je n'y étais pas. Ce qui est sûr, c'est que ce n'est pas qui ressortait de l'expertise, qui d'ailleurs n'a pas été demandée par moi mais par l'une de mes collègues. Il n'apparaissait pas que cet enfant cherchait un dérivatif.

M. Thierry LAZARO : L'expert est dépendant du juge d'instruction puisqu'il est nommé par celui-ci. Des délais, qui ne sont pas toujours respectés, lui sont impartis par le juge, qui peut étendre ou restreindre sa mission. Il me semble qu'il est dangereux de faire procéder à une expertise, qu'elle soit psychiatrique ou psychologique, uniquement fondée sur un ou plusieurs entretiens. Avez-vous eu mis à disposition des experts l'ensemble des documents et des pièces qui pouvaient leur permettre, non pas de juger d'après la personnalité des personnes, mais peut-être aussi d'après l'ensemble du milieu de vie dans lequel ils évoluaient ?

D'autre part, saviez-vous que Mme Gryson-Dejehansart présidait l'association de protection d'enfants maltraités « Balise la vie » ? Il lui a été reproché d'être très active, voire militante.

Enfin, l'expertise de crédibilité, qui ne figure d'ailleurs pas dans la loi de 1998 mais dans une circulaire d'application ministérielle de 1999, semble aujourd'hui être mise à mal. Crédibilité et véracité ne sont pas des termes synonymes. Êtes-vous favorable à la suppression de cette expertise ?

M. Fabrice BURGAUD : Sur le premier point, les pièces importantes du dossier accompagnaient les demandes d'expertise. Les experts qui le souhaitaient pouvaient consulter l'intégralité de la procédure. C'est assez peu fréquent, mais il arrive que les experts demandent à consulter le dossier, comme peuvent le faire les avocats.

Je n'ai appris que lors du procès de Saint-Omer que Mme Gryson-Dejehansart était présidente de « Balise la vie ».

Le terme de crédibilité n'est pas synonyme de véracité, comme vous l'avez rappelé. Dans mon esprit, ces termes n'ont jamais été synonymes. Cela dit, le terme de crédibilité est peut-être mal choisi et peut entraîner une confusion préjudiciable aux personnes. La crédibilité peut être celle de la personne en général ou celle de ses déclarations. Pour éviter tout risque de confusion, il faudrait sûrement supprimer ce terme, que tout le monde utilisait. Mes collègues l'utilisaient, les avocats de la défense m'ont demandé des expertises de crédibilité. Les experts utilisaient aussi ce terme. Mais je pense aujourd'hui qu'il n'est pas approprié.

M. Thierry LAZARO : S'agissant de la mise à disposition du dossier, ce n'est pas courant que les experts la demandent, ou ce n'est pas courant que les juges l'accordent ?

M. Fabrice BURGAUD : Si, je pense que mes collègues le mettent à disposition. Les experts, en fonction des questions qui leur sont posées, consultent ou non le dossier. Il est peu fréquent qu'ils le consultent.

M. le Président : Avant d'aborder la dernière série de questions, je donne la parole à Mme Élisabeth Guigou, que j'ai empêchée tout à l'heure de poser sa dernière question.

Mme Élisabeth GUIGOU : Nous approchons de la fin de votre audition. Au fur et à mesure que l'heure avance, que des questions vous sont posées et que j'entends vos réponses, j'ai l'impression d'un enfermement. Tout à l'heure, je vous ai demandé ce qu'il y avait dans le réquisitoire introductif du procureur. Il ressort de votre réponse que deux mois après le lancement de l'enquête, on soupçonne l'existence d'un réseau de prostitution. Il me semble que par la suite, rien n'est venu enrayer cet engrenage infernal d'une enquête placée sous votre direction.

Mes collègues vous ont beaucoup interrogé sur vos relations avec les autres acteurs du dossier. Je voudrais revenir à vos relations avec les enquêteurs. Une enquête préliminaire du commissariat de Boulogne a été menée, suivie d'une enquête de ce même commissariat sur commission rogatoire, conduite par vous-même, puis d'une enquête préliminaire du SRPJ de Lille et d'une enquête sur commission rogatoire que vous avez vous-même délivrée à partir du mois de juin 2001.

Le rapport très précis du SRPJ de Lille date de juillet 2002. Il montre très bien le déroulement de l'enquête et met en lumière qu'à chaque fois, ce qu'ont raconté les enfants est confirmé malgré les différentes interrogations.

Comment avez-vous dirigé cette enquête ? Comment le SRPJ est-il intervenu ? Quelles conclusions avez-vous tirées de ce rapport ? Il souligne le caractère emblématique de cette affaire dans ses difficultés d'appréciation, il souligne un devoir de prudence évident. Il dit aussi que les interpellations effectuées en novembre 2001 « furent décidées parce que les allégations des enfants étaient suffisamment précises et recoupées par les interrogatoires de Mme Delay, de Mlle Grenon et de M. Delplanque », et il fait référence à « un véritable réseau de prostitution ». Je me dis qu'aucun élément de contrôle, pourtant prévu par la loi, n'a pu jouer, qu'il s'agisse de la chambre de l'instruction ou d'autres.

M. Fabrice BURGAUD : Vous l'avez rappelé, deux services ont été saisis. Le commissariat de Boulogne-sur-Mer l'a été au départ par le procureur de la République. J'ai conservé cette saisine de la brigade des mineurs. En juin 2001, après une enquête du SRPJ de Lille pour vérifier les premières allégations des enfants, pour effectuer les premières vérifications concernant de nouvelles révélations des enfants, le procureur a délivré un réquisitoire supplétif. C'est à ce moment que je me suis posé la question de la manière dont je devais procéder. Le commissariat de Boulogne-sur-Mer étant une petite structure, le commissaire ne souhaitait pas mettre plus d'enquêteurs à la disposition de cette enquête. Or, les vérifications qu'il convenait d'effectuer étaient importantes. J'ai pris attache avec le SRPJ de Lille, avec qui je travaillais régulièrement sur d'autres affaires, en lui expliquant mes préoccupations. J'ai pris attache avec le commissaire de Boulogne-sur-Mer en lui expliquant également mes préoccupations, et en envisageant une co-saisine. L'ensemble des acteurs a été d'accord. Nous avons tenu une réunion. J'ai fait revenir les premières investigations du commissariat de police, et j'ai fait délivrer deux commissions rogatoires, l'une en direction de la brigade des mineurs du commissariat en ce qui concerne les mineurs présumés victimes, et l'autre au SRPJ de Lille en ce qui concerne plutôt les personnes mises en cause. Ainsi, chacun savait ce qu'il avait à faire. Nous avons organisé, par la suite, plusieurs réunions, deux ou trois, avec le commissariat et le SRPJ, pour faire le point, pour voir ce qui avait été vérifié et ce qui restait à vérifier, à charge comme à décharge, de façon à voir ensemble quelle était la progression de l'enquête.

Le rapport du SRPJ du 15 juillet 2002 faisait apparaître des éléments précis par rapport aux interpellations du mois de novembre 2001. Ces éléments n'étaient pas remis en question dans le rapport, même si des pans entiers n'étaient pas confirmés : le meurtre, la piste belge. Des éléments étaient vérifiés négativement, mais il n'en restait pas moins que plusieurs personnes étaient impliquées, que des éléments précis n'étaient pas infirmés et que des éléments pouvaient permettre de conforter ce qu'avaient indiqué les enfants.

M. le Président : Nous allons passer à la dernière série de questions, qui concerne les relations que vous avez entretenues avec les personnes mises en examen.

M. le Rapporteur : Il a été beaucoup question, au cours des auditions conduites par notre commission, de cette dimension humaine. Je souhaiterais que vous donniez une appréciation sur des questions particulières ainsi que, de manière plus générale, sur la façon dont vous incluez cette dimension humaine dans votre travail.

Prenons l'exemple du décès de M. François Mourmand. Il décède en prison le 9 juin 2002, après quatorze mois de détention provisoire, dans des conditions qui n'ont d'ailleurs toujours pas été élucidées, semble-t-il. Il nous a été dit que M. François Mourmand, qui pesait 51 kg, a pris 80 kg durant sa détention. Sa sœur nous a dit qu'elle vous avait écrit pour manifester son inquiétude quant à l'état de santé de son frère, de même qu'elle a écrit au médecin de la prison. Quelle suite avez-vous donnée à cette lettre ? Vous en êtes-vous inquiété ?

M. Fabrice BURGAUD : Concernant la prise de poids de M. François Mourmand, j'ai le souvenir de quelqu'un de grand et de très costaud. Je n'ai pas remarqué qu'il avait pris autant de kilos. Par contre, je me souviens qu'un jour, je lui avais demandé s'il se sentait bien, parce qu'il semblait sous l'emprise de médicaments.

J'ai été alerté par l'avocat de M. François Mourmand - j'ai peu de souvenir de l'avoir été par Mme Mourmand directement - et j'ai demandé au directeur de la prison de prendre toute mesure visant à s'assurer de sa sécurité et de sa santé. La cote figure au dossier. Il disait également qu'il était menacé. Je sais qu'il a fait plusieurs séjours au SMPR, le service psychiatrique de la prison. Il a été transféré sur Loos de façon à pouvoir s'assurer de sa sécurité.

Le directeur m'avait répondu que les mesures avaient été prises, pour lui comme pour d'autres personnes qui ont pu rencontrer des problèmes de santé au cours de l'instruction.

M. le Rapporteur : Vous êtes donc intervenu en demandant au directeur de la maison d'arrêt de s'en occuper ?

M. Jacques FLOCH : Sa détention était obligatoire ?

M. Fabrice BURGAUD : Elle apparaissait nécessaire à l'instruction.

M. le Rapporteur : Vous êtes-vous renseigné sur les résultats des mesures que vous avez demandés au directeur de prendre ?

M. Fabrice BURGAUD : Oui, j'ai été rassuré. Il avait été transféré et les médecins s'occupaient de son état de santé. J'ai d'ailleurs été très surpris d'apprendre son décès. Au départ, on pensait qu'il pouvait s'agir d'un suicide. Il semblerait que ce ne soit peut-être pas le cas.

M. le Rapporteur : Bientôt quatre ans après, on ne le sait toujours pas.

On nous a aussi beaucoup parlé du sort des enfants dont les enfants avaient été incarcérés. Dans deux cas, pour M. David Brunet et Mme Karine Duchochois, d'une part, et pour M. et Mme Godard, d'autre part, leur placement en détention provisoire laisse un enfant mineur sans modalités de garde ni de prise en charge.

S'agissant des enfants du couple Marécaux, la fratrie est, dans un premier temps, séparée et placée en famille d'accueil plutôt que chez les grands-parents, qui étaient pourtant disposés à accueillir leurs trois petits-enfants et en avaient exprimé le désir.

S'agissant enfin des quatre enfants Lavier, les placements ont bouleversé la vie de la famille puisque, à ce jour, comme vous le savez peut-être, elle n'est pas encore totalement réunie.

Dans quel délai, selon quelles modalités, vous êtes-vous rapproché du parquet pour qu'il saisisse, je suppose, le juge des enfants et que celui-ci ordonne le placement des enfants ? Même si, par la suite, les décisions ne vous ont pas forcément appartenu, vous êtes-vous préoccupé des conséquences immédiates de la détention provisoire ?

M. Fabrice BURGAUD : Pour les enfants de M. et Mme Lavier et de M. et Mme Marécaux, le juge des enfants a été informé, par l'intermédiaire du procureur de la République, au moment où les parents étaient interpellés.

En ce qui concerne M. David Brunet, il n'était pas dans notre ressort au moment de son interpellation. De mémoire, je crois qu'il s'agissait du ressort d'Avesnes-sur-Helpe. Un juge des enfants s'est prononcé sur le sort du jeune enfant.

Pour l'enfant de M. et Mme Godard, le procureur était informé. Je ne sais pas s'il a saisi ou non le juge des enfants.

M. le Rapporteur : Vous en êtes-vous préoccupé par la suite, au sens large du terme ?

M. Fabrice BURGAUD : Je sais qu'il y avait eu une protestation à l'époque parce que les enquêteurs, à qui j'avais demandé d'entendre toutes les personnes concernées, s'étaient présentés à son école, où elle était interne. J'avais demandé comment cela s'était passé, s'ils n'avaient pas pu recourir à une autre solution que d'entrer dans l'école pour l'entendre. Les enquêteurs m'avaient rassuré, en me disant que les choses s'étaient bien déroulées.

M. le Rapporteur : Il ne vous aura pas échappé qu'à ce jour, la vie d'un certain nombre d'entre eux a été, sinon brisée, ce que je ne souhaite pas, du moins largement perturbée. Quel est votre sentiment sur cet aspect des choses ?

M. Fabrice BURGAUD : C'est une situation dramatique. Quand les parents ont été incarcérés, les enfants ont été placés. Certains parents n'ont toujours pas, encore aujourd'hui, retrouvé leurs enfants alors qu'ils ont été acquittés. C'est une situation qui, bien sûr, est dramatique.

M. le Rapporteur : Lors de son audition, M. Alain Marécaux nous a indiqué que, le 10 janvier 2002, le jour même où doit avoir lieu son interrogatoire de curriculum vitae, il apprend la mort de sa mère, qui avait, semble-t-il, cessé de s'alimenter depuis son incarcération.

Selon M. Alain Marécaux, vous ne lui proposez pas de reporter cet interrogatoire, et au cours de celui-ci, vous lui demandez : « Qu'est-ce qu'elle fait, votre mère ? ». M. Alain Marécaux vous aurait répondu : « Elle est morte, monsieur le juge », ce à quoi vous auriez répliqué : « Oui, ça je sais, mais qu'est-ce qu'elle faisait avant ? »

Confirmez-vous cela ?

M. Fabrice BURGAUD : Les choses ne se sont pas passées comme cela. MDelarue est arrivé à mon cabinet et m'a appris que M. Alain Marécaux venait de perdre sa mère. Il m'a demandé si M. Alain Marécaux pouvait se recueillir et assister aux obsèques. Je lui ai indiqué que l'on pouvait reporter l'acte. Il m'a dit : « Je ne sais pas, je n'en prends pas la responsabilité. Je vais demander à mon client. » Il est allé voir M. Alain Marécaux, qui n'a pas souhaité annuler l'acte. Aujourd'hui, je pense que je n'aurais pas dû demander si l'on devait annuler cet acte, j'aurais dû prendre l'initiative de l'annuler.

Lors de cet acte, je n'ai pas tenu ces propos. D'ailleurs, un avocat était présent, et si j'avais tenu des propos aussi déplacés, l'avocat, qui a une longue expérience, n'aurait pas manqué d'en faire mention. C'eût été complètement inconvenant. Il aurait protesté si je m'étais comporté de cette façon.

M. le Rapporteur : Donc, vous contestez ce qu'a dit M. Alain Marécaux ici, sachant qu'il a effectivement assisté aux obsèques de sa mère menotté. Ce sont les gendarmes qui l'indiquent.

M. Fabrice BURGAUD : Et l'information que j'avais, ce n'était pas un défaut d'alimentation, mais un problème cardiaque qui durait depuis des années. C'est ce que me disait l'avocat.

M. le Rapporteur : Je vous répète ce que nous a dit M. Alain Marécaux.

M. Jean-Yves HUGON : Je voudrais revenir, avant de vous poser deux questions, aux confrontations collectives. Nous en avons déjà beaucoup parlé, mais vous ne m'ôterez pas de l'idée que si vous aviez accepté les demandes de confrontations individuelles, la vérité aurait éclaté plus tôt, et l'on aurait pu éviter beaucoup de dégâts.

D'autre part, à plusieurs reprises, vous avez exprimé vos doutes. Des doutes, cela signifie des éléments à décharge. Et nous avons pu remarquer que lorsque vous avez été interrogé par M. le rapporteur sur ce point, vous étiez très embarrassé. Je retiens de cette audition que des éléments à décharge n'ont pas été pris en compte.

Nous sommes tous ici des députés de terrain. Cela signifie que nous sommes en prise directe sur l'opinion publique. Les gens nous parlent beaucoup de cette affaire. Ils voient la justice à travers le prisme du procès d'Outreau. On a l'impression que notre pays vit un immense paradoxe : la justice est rendue au nom du peuple français, mais le peuple français n'a pas confiance en sa justice. Les Français en ont même peur. Il y a une sorte d'opacité qui leur fait peur, alors qu'il devrait y avoir une transparence qui les rassure. Ils nous disent que l'honnête citoyen sur qui tombe le soupçon et qui est ensuite broyé par la machine judiciaire n'a d'autre solution que d'essayer de prouver qu'il est innocent. C'est le contraire qui devrait être : l'honnête citoyen devrait pouvoir se dire qu'il ne craint rien puisqu'il est innocent, et que c'est à ceux qui l'accusent de prouver qu'il est coupable.

J'en viens à mes questions. La première s'adresse au juge d'instruction, la seconde au juge Burgaud. Je vous demanderai de répondre à la première avant que je vous pose la seconde.

On a eu l'impression que la justice manquait d'humanité. Nous avons en mémoire les mots très durs qu'ont eus les acquittés à votre endroit : « J'avais l'impression que c'était Dieu le Père, qu'il avait droit de vie ou de mort sur moi » ; « On avait l'impression d'avoir un mur en face de nous » ; on a parlé de comportement arrogant. Ce manque d'humanité qu'il y a aujourd'hui dans la justice, comment peut-on y remédier ? Dans la formation que vous recevez à l'École nationale de la magistrature, met-on l'accent sur ce point ? Attire-t-on votre attention sur le fait que vous avez affaire, pardonnez-moi cette expression qui n'est pas très appropriée, à de la matière humaine ? Vous souvenez-vous d'avoir reçu cette formation-là ?

M. Fabrice BURGAUD : Pas suffisamment à l'École. C'est en stage que l'on devient peut-être plus proche de nos concitoyens, peut-être plus à l'écoute, au contact, et aussi, peut-être, avec l'expérience. C'est certainement un des aspects de la formation qui pourrait être développé avec profit.

M. le Rapporteur : Pensez-vous que cela s'enseigne, ou faut-il avoir des qualités humaines personnelles ?

M. Fabrice BURGAUD : Il faut les avoir, mais elles peuvent être développées.

M. Jean-Yves HUGON : Je crois vous avoir entendu dire tout à l'heure qu'à l'époque, vous aviez l'intime conviction que ces gens étaient coupables ; aujourd'hui, avez-vous l'intime conviction qu'ils sont innocents ?

M. Fabrice BURGAUD :...

M. Jean-Yves HUGON : Dans vos propos liminaires, vous avez eu des mots sincères à l'adresse des personnes acquittées, mais je les ai trouvés mesurés ; pourriez-vous aller un petit peu plus loin ?

M. le Président : Monsieur Hugon, cela n'est pas une question. Monsieur Burgaud, veuillez répondre au premier point.

M. Jean-Yves HUGON : Je retire la deuxième partie de ma question.

M. Fabrice BURGAUD : J'ai dit qu'à l'époque, il me semblait qu'il y avait dans la procédure des éléments qui me paraissaient solides. Aujourd'hui, il n'y a aucun doute : il y a eu des décisions de cour d'assises, ils sont innocents, il n'y a aucun doute possible. À l'époque, je n'avais pas la conviction d'une culpabilité, mais des éléments laissaient penser que... C'est tout.

Mme Arlette GROSSKOST : Je souhaite revenir sur le problème des enfants. Tous les acteurs, dans cette affaire, dont vous, Monsieur le juge, ont été sous la dictature de l'émotion, mais les enfants ont subi de multiples souffrances et ils ont de plus été séparés de leur famille du jour au lendemain, dans des circonstances tout à fait particulières. Pourriez-vous nous éclairer sur ce point, sur ces déchirements "connexes" et, plus généralement, sur le traitement pour le moins sommaire du lien parents enfants ? Que pourrait-on apporter de plus ? Il n'y a pas eu de relations collégiales entre vous-même, le juge des enfants et le procureur pour décider du sort des enfants, qui ont vécu des souffrances renouvelées et qui, pour certains, continuent de les vivre, puisque j'ai compris qu'ils ne sont pas encore tous rendus à leur famille. Pourquoi ?

M. Fabrice BURGAUD : Sur le fait que les enfants ne soient pas restitués à leurs parents aujourd'hui, je n'ai aucune explication. J'ai lu dans la presse que certains dossiers sont encore devant le juge des enfants de Boulogne-sur-mer.

Sur les déchirements connexes, il est vrai qu'ils sont d'autant plus pénibles que les enfants disaient avoir subi des sévices, et qu'en plus ils sont séparés de leurs parents. On a l'impression d'ajouter de la souffrance à leur souffrance, et c'est un double déchirement pour eux. Les enfants, je les ai vus, sauf les plus petits et l'un d'eux, dans le cabinet d'instruction, n'arrivait pas à dire un mot, il pleurait, pleurait, pleurait... C'est dur, car on est à leur écoute mais, en prenant des mesures pour les protéger, par la détention des parents, on les en sépare et, dans ce contexte, on ne les autorise pas à les voir alors qu'ils continuent de les aimer, comme leurs courriers le montrent. C'est difficile... C'est triste...

M. Guy LENGAGNE : Il y a eu un indéniable manque de prise en compte de la dimension humaine dans cette affaire. Pouvez-vous confirmer ce que j'ai cru comprendre, à savoir qu'à ce cabinet d'instruction ont été affectés deux jeunes juges sortant de l'Ecole de la magistrature, le troisième ayant un an de plus, ce qui constituait un cabinet de juges d'instruction sans aucune expérience ? (M. Fabrice Burgaud fait un signe d'assentiment) C'est bien cela, et c'est extrêmement préoccupant.

Monsieur Burgaud, vous avez prêté deux serments. Le premier devant vos pairs, qui vous permet de rendre la justice au nom du peuple français ; le second, aujourd'hui, devant nous, ses représentants. Certes, les Français ont le privilège de pouvoir changer régulièrement de représentants, et ils ne s'en privent pas. Normalement, il y a séparation des pouvoirs mais, dans le cas du désastre judiciaire d'Outreau, nous interpellons le judiciaire car les Français nous interpellent. Certains de vos collègues ont critiqué la création de cette commission d'enquête. Je considère, pour ma part, que nous avons un devoir d'ingérence dans le fonctionnement de la justice, sans interférer avec les décisions des juges. J'aurais aimé vous demander si vous partagez l'analyse de vos collègues selon laquelle notre commission n'a pas à s'occuper de l'affaire d'Outreau, mais je ne le ferai pas pour ne pas vous gêner et je vous poserai une question de porté plus générale.

Il pourrait arriver que les deux serments que vous avez prêtés s'entrechoquent, que celui que vous avez prêté devant nous soit pour partie inconciliable avec celui que vous avez prêté devant vos pairs. Dans ce cas, quel serait votre choix ?

M. Fabrice BURGAUD : La question est difficile. Je ne vois pas de contradiction entre ces deux prestations de serment sinon que, comme je l'ai dit d'emblée, je suis astreint au secret professionnel. Mais j'ai souhaité répondre le plus complètement possible, dans la mesure du possible aux questions qui m'ont été posées. Quant à savoir s'il y a une contradiction dans l'absolu, il m'est difficile de vous répondre.

M. le Président : Monsieur Burgaud, je vous remercie.

* Audition de Mme Véronique CARRÉ,
ancien substitut du procureur de la République
près le tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer



(Procès-verbal de la séance du 9 février 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Mes chers collègues, nous recevons ce matin Mme Véronique Carré, substitut du procureur de la République, qui nous a demandé à pouvoir être entendue assistée de son conseil, M. le bâtonnier Farthouat.

Madame, je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête. Je souhaite vous informer, au préalable, de vos droits et de vos obligations.

Dans le cadre de la formule du huis clos, que vous avez souhaitée et qui a été retenue pour votre audition, celle-ci ne sera rendue publique qu'à l'issue des travaux de la commission. Cependant, celle-ci pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui en sera fait. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué et les observations que vous pourriez présenter seront soumises à la commission.

L'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires punit des peines prévues à l'article 226-13 du code pénal, soit un an d'emprisonnement et 15 000 euros d'amende, toute personne qui, dans un délai de trente ans, divulguera ou publiera une information relative aux travaux non publics d'une commission d'enquête parlementaire, sauf si le rapport de la commission a fait état de cette information.

Je vous rappelle, qu'en vertu du même article, les personnes auditionnées sont tenues de déposer, sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel.

Toutefois, en application de l'article 226-14 du même code, l'article 226-13 n'est pas applicable aux personnes informant les autorités publiques de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Enfin, l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. Cependant pour la commodité de l'audition, vous pourrez citer nommément les enfants qui auront été victimes de ces actes, la commission se chargeant de les rendre anonymes dans son rapport.

Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(Mme Véronique Carré prête serment).

La Commission va procéder maintenant à votre audition qui fait l'objet d'un enregistrement.

Comme vous l'avez demandé et comme nous en sommes convenus, vous êtes assistée d'un conseil, qui pourra communiquer avec vous mais ne pourra s'adresser directement à la commission.

Madame Carré, vous avez la parole.

Mme Véronique CARRÉ : Je suis entrée dans mes fonctions de substitut du procureur de la République de Boulogne-sur-Mer en juillet 1999. Jusqu'en juin 2000, je m'occupe du contentieux des infractions contre les personnes et les biens dans le secteur de Montreuil-sur-Mer, ainsi que des tutelles. À partir de juin 2000, je prends les fonctions de substitut chargé des mineurs à Boulogne-sur-Mer, à la suite du départ d'un collègue.

Je constate que la charge de travail est particulièrement lourde. À l'époque, au parquet, nous étions cinq magistrats. Aujourd'hui, le parquet du tribunal de grande instance de Boulogne comporte huit magistrats. Le service que j'occupais chargé des mineurs est maintenant occupé par deux magistrats.

En qualité de substitut aux mineurs, je m'occupais plus particulièrement du courrier ayant trait aux mineurs victimes et aux mineurs auteurs. Je traitais également les contentieux où étaient impliqués des mineurs et des majeurs. J'avais, une fois par mois, la charge des audiences au tribunal pour enfants, pour le secteur de Calais et pour celui de Boulogne-sur-Mer. Nous pratiquions également les rappels à la loi. J'avais en charge le dossier d'assistance éducative et toute la délégation relative au contentieux familial, dans le cadre des divorces et des non-représentations d'enfant.

Outre mes fonctions de substitut des mineurs, j'assurais mon tour de permanence une semaine sur quatre. Je tenais également des audiences générales au tribunal de police, au tribunal correctionnel, et aux assises.

Je m'occupais également des dossiers qui avaient été ouverts durant ma permanence.

En ce qui concerne l'affaire d'Outreau, je n'ai pas pu avoir connaissance du dossier. Je m'appuie, pour vous en parler, sur la synthèse de la police judiciaire, ainsi que sur les souvenirs que j'en ai.

Les enfants de M. et Mme Delay étaient particulièrement perturbés. Ils étaient suivis dans le cadre de l'assistance éducative depuis 1992. Ils avaient fait l'objet de mesures de placement temporaire. À partir du mois de novembre 2000, ils sont placés dans des familles, et les parents n'exercent plus leur droit de visite et d'hébergement.

Les services sociaux, dès le mois de novembre, informent la Direction de l'enfance et de la famille (DEF) du comportement particulier de deux enfants. L'un, devant les élèves de sa classe, se met des crayons dans le derrière et les fait sentir aux autres enfants. L'autre second fait la même chose avec les doigts.

En décembre, les enfants continuent à parler. Leurs témoignages sont recueillis par les assistantes maternelles, et le parquet est saisi, les enfants ayant notamment révélé des faits d'agression sexuelle de la part de leurs parents et d'autres majeurs.

Les parents n'exercent plus leur droit de visite et d'hébergement. Les enfants sont donc protégés et sont dans les familles d'accueil.

Fin décembre, les parents souhaitent récupérer les enfants pour exercer leur droit de visite et d'hébergement. Le juge des enfants doit alors prendre une ordonnance qui suspend ce droit. Cette ordonnance, datée du 21 décembre 2000, sera d'ailleurs frappée d'appel.

Début janvier 2001, le rapport de la DEF est transmis au commissariat de Boulogne-sur-Mer, afin qu'une enquête soit diligentée sur les faits qui ont été révélés par les enfants.

Dans un premier temps, les policiers mènent leur enquête. Ils interrogent les institutrices, qui confirment le comportement troublé, à connotation sexuelle, des enfants. Ils font également des recherches dans le but d'identifier quels peuvent être les autres majeurs mis en cause par les enfants. Ils auditionnent les mineurs séparément. Les assistantes maternelles sont également entendues séparément. Ils confrontent les auditions, opèrent des recoupements. Les enfants confirment ce qu'ils ont dit à leur assistante maternelle. Et le 20 février 2001, les époux Delay sont convoqués au commissariat de Boulogne-sur-Mer. J'étais de permanence ce week-end. Les policiers me rendent compte du déroulement de la garde à vue des époux Delay. Je décide d'un défèrement, qui aura lieu le 22 février. M. Burgaud était le juge d'instruction de permanence. Je le préviens qu'il y aura un défèrement et je prends un réquisitoire introductif à l'encontre des époux Delay.

M. Burgaud, après son interrogatoire, me saisit pour que je prenne des réquisitions de mise en détention. C'est ce que je fais. Le juge des libertés et de la détention reçoit les époux Delay, et décide leur mise en détention.

Les enquêteurs, à la demande du juge d'instruction, poursuivent l'enquête. D'autres mises en examen sont prononcées au fil de l'enquête. Je suis saisie - moi ou d'autres collègues, si je suis absente - pour prendre des réquisitions lorsque M. le juge d'instruction désire saisir le juge des libertés et de la détention. J'ai pris des réquisitions contre diverses personnes, dont des réquisitions de contrôle judiciaire pour Mme Karine Duchochois.

En juillet 2001, Mme Meunier, la responsable de la DEF, me contacte en me disant que les enfants ont fait d'autres révélations. Elle souhaite me rencontrer. Elle m'apporte le rapport dans lequel sont mis en cause M. et Mme Marécaux. Ce rapport en main, je suis allée voir M. le procureur, en lui expliquant que l'affaire, visiblement, prenait une autre dimension, puisque jusqu'alors, seuls les parents étaient impliqués, ainsi que d'autres personnes vivant à La Tour du Renard. M. le procureur décide de reprendre le dossier.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Vous avez rappelé que vous étiez entrée dans vos fonctions de substitut en 1999. À cette époque, un certain nombre de notes, de signalements, au sens large du terme, concernent les enfants Delay. Par exemple, le 6 mai 1996, le président du conseil général sollicite une mesure de protection judiciaire pour Jean. Cette demande est classée sans suite. En décembre 1998, l'attention du procureur est appelée sur la situation du même enfant, suite à une agression sexuelle qui aurait eu lieu en 1997, l'enfant ayant, dans le but de couvrir les parents, mis en cause un nommé Jean-Marc.

Quand vous souvient-il d'avoir eu connaissance de la situation des enfants Delay ? Avez-vous pris connaissance de ces différentes notes ? Avez-vous été informée ?

Mme Véronique CARRÉ : Le dossier était suivi par le juge des enfants dans le cadre de l'assistance éducative. Je n'ai pas d'autre souvenir. Je me souviens essentiellement du début de l'affaire, qui s'est précipitée lorsque les parents Delay ont voulu exercer leur droit de visite et d'hébergement.

M. le Rapporteur : Mais toute cette situation antérieure, vous n'en avez pas été particulièrement informée ?

Mme Véronique CARRÉ : Non. Les enfants étaient suivis par le juge des enfants.

M. Bernard DEROSIER : Il y avait eu saisine du procureur, quand même.

M. le Rapporteur : Il y avait eu saisine du procureur, à plusieurs reprises, avec des classements sans suite.

Mme Véronique CARRÉ : Je ne sais pas quels étaient les éléments du dossier à l'époque. Je suppose que le collègue l'a examiné avec beaucoup d'attention, et il a certainement estimé qu'il n'y avait pas lieu de poursuivre.

M. le Rapporteur : Les enfants ont été placés à partir de février 2000, même si Pierre, lui, l'était depuis 1995. Nous savons que l'information judiciaire à l'encontre des parents a été ouverte environ un an après, en février 2001. Nous nous interrogeons sur les raisons de ce délai d'un an. N'y avait-il pas lieu d'ouvrir une enquête préliminaire au moment où les enfants ont tous été placés, compte tenu des précédents que j'évoquais à l'instant ? Et quid de cette agression sexuelle de 1997 qui avait été révélée ?

Mme Véronique CARRÉ : Il est clairement précisé dans la synthèse de police que c'est surtout à partir de novembre 2000 que les enfants commencent à avoir ce comportement sexualisé, anormal, et que c'est à partir de décembre qu'ils commencent à parler de faits d'agression sexuelle mettant en cause leurs parents, en prononçant des phrases très précises sur les sévices qu'on leur faisait subir.

En général, lorsque les enfants sont suivis par le juge des enfants et que les faits d'agression sexuelle se précisent, le juge des enfants vient nous faire part de la gravité de certains faits. Dans ce cadre, nous prenons bien sûr la décision d'ouvrir une enquête. Mais dans ce dossier, ou du moins dans la mémoire que j'en ai, c'est à partir de novembre 2000 que les faits sont précis.

M. le Rapporteur : C'est à partir de novembre 2000 qu'il y a un certain nombre de révélations, notamment à l'occasion du droit de visite, mais pas seulement. Mais précédemment, des faits ont été portés à l'attention du procureur de la République. Des lettres lui ont été adressées. Les enfants ont été hospitalisés à plusieurs reprises. Il y a quand même une conjonction de choses qui ont été portées, je pense, à la connaissance du juge des enfants, qui, de mémoire, était Madame Hélène Sigala à l'époque. Est-ce que vous-même avez été informée de tout cela ?

Mme Véronique CARRÉ : Non, je ne m'en souviens pas.

M. le Rapporteur : Vous souvenez-vous, dans ce dossier, de combien d'enfants, au total, ont fait l'objet d'une mesure de placement au cours de l'année 2001 ?

Mme Véronique CARRÉ : Beaucoup de parents ont été auditionnés. Les enfants de ceux qui ont été mis en détention ont été placés. Je n'ai plus en tête l'ensemble des noms précis.

M. le Rapporteur : Je vais poser ma question autrement. N'avez-vous pas été étonnée du nombre élevé d'enfants qui ont été placés au cours de cette affaire ? Cela a-t-il attiré votre attention ? Cela vous a-t-il amenée à vous poser des questions ?

Mme Véronique CARRÉ : La plupart des enfants mettaient en cause leurs parents. En cas de violences familiales, il était fréquent, dans ce genre de dossiers, que des mesures d'assistance éducative soient prises. Si les parents sont placés en détention, la décision de placement s'impose d'elle-même.

M. le Rapporteur : Ce qui n'a d'ailleurs pas toujours été le cas.

Avez-vous été amenée à évoquer ce sujet avec le juge d'instruction ? Je veux parler du nombre important d'enfants placés, la situation des enfants, les conséquences sur les enfants. Avez-vous eu l'occasion d'évoquer tout cela ?

Mme Véronique CARRÉ : Non. Par contre, un nombre d'enfants assez important dénonçaient des faits d'agression sexuelle. Les enfants Delay parlaient également d'autres enfants victimes, qu'ils ont d'ailleurs reconnus sur des albums photographiques. Il est vrai que, dans la mesure où les parents étaient placés en détention provisoire, il était très difficile de ne pas procéder au placement de ces enfants.

M. le Rapporteur : Bien entendu. Mais ma question est un tout petit peu différente. Est-ce que le nombre élevé des enfants placés ne vous a pas interpellée à un moment donné ? Cela n'a-t-il pas été un sujet d'interrogation ?

Mme Véronique CARRÉ : Dans le cadre de l'affaire, non. Le contexte social de la région est assez particulier. Nous étions souvent amenés à rencontrer des familles en très grande difficulté. Les faits d'agression sexuelle sont malheureusement très répandus. Lorsqu'il est procédé à des placements, nous avons parfaitement conscience que ces mesures sont particulièrement douloureuses, aussi bien pour les enfants que pour les parents. Elles sont toujours prises en pleine connaissance de cause, au vu du contenu du dossier, et quand la nécessité nous pousse vraiment à le faire.

M. le Rapporteur : Avez-vous un avis sur le placement de l'enfant de Karine Duchochois, alors qu'elle n'a pas été placée en détention provisoire, et que par ailleurs son enfant ne la mettait pas en cause ?

Mme Véronique CARRÉ : Il me semble, à moins que je confonde avec un autre enfant, qu'il avait d'abord été confié aux parents du concubin de Karine Duchochois, et que suite à un comportement difficile de cet enfant, ce sont les grands-parents qui ont demandé son placement dans une famille d'accueil, parce qu'ils n'arrivaient plus à faire face.

Le placement dans les familles d'accueil n'est pas non plus systématique si des membres de la famille peuvent le recueillir. Mais c'est le juge des enfants, et non le substitut des mineurs, qui prend la décision. Il la prend en fonction des possibilités. Tout dépend du contexte familial.

M. le Rapporteur : Vous nous disiez tout à l'heure qu'à partir du moment où les parents étaient placés en détention provisoire, cela entraînait le placement des enfants. Il semble néanmoins qu'après l'incarcération de M. Christian Godard, qui a suivi celle de Mme Roselyne Godard, aucune mesure n'ait été prise pour prendre en charge leur fille mineure, qui était lycéenne.

Mme Véronique CARRÉ : Si c'était après juin, je ne peux pas avoir souvenance de ce fait. Je n'étais plus en charge du dossier.

M. le Rapporteur : À un moment donné, j'imagine qu'au tribunal, on parlait de cette affaire, non ?

Mme Véronique CARRÉ : Oui, bien sûr, on en parlait. Mais vous savez, nous sommes tous dans notre bureau en train de traiter notre pile de courrier. Nous ne sommes pas constamment dans les couloirs en train de nous interroger sur le déroulement de l'affaire. Elle avait été reprise par M. le procureur. Il suivait le dossier. Nous en parlions lorsque l'affaire a pris une tournure plus importante, mais dans le cadre de discussions à bâtons rompus.

M. le Rapporteur : Votre présence a-t-elle été sollicitée par le juge d'instruction lors de l'audition d'un certain nombre d'enfants ?

Mme Véronique CARRÉ : Non. Je n'ai assisté à aucune audition.

M. le Rapporteur : On vous l'a demandé ?

Mme Véronique CARRÉ : Non. Il n'est pas d'usage que le substitut soit présent lors des auditions dans le bureau du juge d'instruction.

M. le Rapporteur : Ce n'est pas interdit. M. Burgaud nous a dit hier qu'il parlait beaucoup du dossier avec le procureur, certes pas dans le bureau mais à l'extérieur. Le parquet, sauf erreur de ma part, peut assister aux auditions chez le juge d'instruction.

Mme Véronique CARRÉ : Je n'y ai pas assisté.

M. le Rapporteur : Et on ne vous l'a pas demandé non plus ?

Mme Véronique CARRÉ : Non, on ne me l'a pas demandé.

M. le Rapporteur : Pensez-vous que votre présence aurait été utile ? Vous ne savez pas ?

Mme Véronique CARRÉ : Non, je ne sais pas.

M. le Rapporteur : Après que le procureur Lesigne a repris le dossier, a-t-on sollicité votre avis ?

Mme Véronique CARRÉ : Non.

M. Jacques REMILLER : Vous avez été quasiment le premier magistrat à avoir eu connaissance de ce dossier. M. Burgaud était de permanence à ce moment-là. Quelles conversations précises avez-vous eues avec lui ? Lui avez-vous présenté l'affaire ?

D'autre part, pour quelles raisons le procureur de la République a-t-il repris le dossier ? Est-ce vous qui le lui avez demandé ?

Mme Véronique CARRÉ : Pour l'ouverture de ce dossier, mais cela est vrai pour tout autre dossier ouvert dans le cadre d'une permanence, lorsque la garde à vue se précise et que l'on sent que l'on s'achemine vers un défèrement, on prévient le juge d'instruction qu'il sera sollicité.

M. Jacques REMILLER : Mais sur le fond de l'affaire, Madame ?

Mme Véronique CARRÉ : J'allais y venir. En prévenant le juge qu'il sera sollicité, on précise le cadre de l'affaire. Souvent, je demandais aux enquêteurs de me faxer le PV des auditions afin que le juge d'instruction puisse, en même temps que moi, s'imprégner du contenu du dossier et prendre connaissance du déroulement de l'enquête.

M. Jacques REMILLER : C'est donc au vu du rapport de police que vous avez présenté vos conclusions au juge Burgaud ?

Mme Véronique CARRÉ : Au vu du rapport de police, en effet, mais il y avait tout de même le point de départ, à savoir les révélations des enfants.

Pour répondre à votre seconde question, lorsque les époux Marécaux sont mis en cause, je suis allée en rendre compte à M. le procureur parce que j'avais conscience que l'affaire prenait une tournure différente. Les faits d'agression sexuelle commis par les parents ou des amis de la famille étaient malheureusement fréquents. Souvent, les parents s'alcoolisent, invitent des familles. Il y a des échanges sexuels entre adultes, on va chercher les enfants et on les mêle à tout cela. Là, nous sortions de ce contexte.

M. Jacques REMILLER : Qu'avez-vous dit au procureur de la République sur le couple Marécaux ?

Mme Véronique CARRÉ : Je lui ai montré le rapport que la DEF m'avait apporté. Les enfants, de mémoire, révélaient avoir été victimes d'agressions sexuelles de la part du couple. Je ne me souviens plus s'il s'agissait du couple ou seulement de M. Alain Marécaux, mais je sais que M. Alain Marécaux était mis en cause par les enfants de manière précise.

M. Jacques REMILLER : Ce point est important. C'était l'un des deux, ou les deux ?

Mme Véronique CARRÉ : Je pense que c'était le couple Marécaux, mais dans un cas comme dans l'autre, l'affaire sortait du contexte de La Tour du Renard et prenait une tournure différente.

M. Jean-Paul GARRAUD : En tant que substitut chargé des mineurs, vous avez été le premier magistrat à intervenir dans ce dossier. Vous étiez en contact direct avec les policiers, lesquels ont bien sûr procédé à un certain nombre d'investigations, et notamment au recueil de la parole des enfants. Nous avons entendu le capitaine Wallet, qui était en quelque sorte, au tout début de l'affaire, le directeur d'enquête. Pensez-vous que les services de police étaient véritablement opérationnels ? Avaient-ils les moyens, ainsi que la formation, nécessaires pour recueillir la parole des enfants ? Ces éléments de base sont fondamentaux. L'impression de la commission est quelque peu mitigée.

Mme Véronique CARRÉ : La charge de travail au commissariat de Boulogne-sur-Mer était particulièrement lourde. Si mes souvenirs sont exacts, deux personnes étaient plus particulièrement en charge des mineurs sur le secteur de Boulogne-sur-Mer.

Néanmoins, les personnes qui procédaient aux auditions, dont le capitaine Wallet, sont des personnes particulièrement consciencieuses, et en qui j'avais entièrement confiance. Le capitaine Wallet n'est pas une personne qui pourrait faire pression sur les enfants.

M. Jean-Paul GARRAUD : Vous aviez donc confiance dans les éléments que les policiers pouvaient vous apporter ?

Mme Véronique CARRÉ : Oui.

M. Jean-Paul GARRAUD : Vous avez dit tout à l'heure que vous aviez pris des réquisitions de mise sous contrôle judiciaire en ce qui concerne Karine Duchochois. C'est exceptionnel. En général, c'est le procureur qui demande la mise en détention provisoire. Vous avez, pour votre part, dès la mise en examen de Karine Duchochois, et contrairement au juge d'instruction, jugé qu'il n'était pas utile à la manifestation de la vérité qu'elle soit placée en détention provisoire. Pouvez-vous nous éclairer sur ce point ?

Mme Véronique CARRÉ : Je n'ai pas pu, malheureusement, consulter les pièces du dossier. Ce qui est sûr, c'est que la détention provisoire reste l'exception. Elle est certes autorisée par le code de procédure pénale. Il n'en est pas moins vrai que si elle n'est pas utile pour la manifestation de la vérité et que le contrôle judiciaire suffit au vu des éléments du dossier, je prends...

M. le Président : Madame le substitut, votre formulation est inexacte. La détention provisoire n'est pas l'exception. Elle devrait l'être, mais elle ne l'est pas dans les faits, et pas seulement dans cette affaire.

M. Jean-Paul GARRAUD : Vous avez indiqué, Madame le substitut, que le procureur de la République prend le dossier en charge au moment où l'affaire prend une tournure importante. S'agit-il de l'importance du nombre de personnes arrêtées ? S'agit-il du fait que, parmi celles-ci, figurent des « notabilités » ? S'agit-il de l'importance de la médiatisation ? En fonction de quels critères est-il décidé que le procureur prend en main le dossier et que vous ne vous en occuperiez plus ?

Mme Véronique CARRÉ : L'affaire n'était pas encore l'objet d'une médiatisation. Cette décision a surtout été prise parce que le dossier prenait une autre tournure. On s'acheminait plus vers un dossier de réseau de pédophilie. Les personnes mises en cause ne sont plus seulement celles qui se trouvent dans l'entourage très proche de la famille.

M. Jean-Paul GARRAUD : Vous étiez tous persuadés, à ce moment, qu'il y avait un véritable réseau de pédophilie ?

Mme Véronique CARRÉ : Non. Le fait que l'on mette en cause d'autres personnes, extérieures à la Tour du Renard, a attiré mon attention. Et je pense que cela n'a pas non plus échappé à M. le procureur, puisqu'il a choisi de reprendre le dossier.

M. Jean-Paul GARRAUD : Et à partir de ce moment, l'affaire est donc signalée. Les relations avec la Chancellerie, ce n'est pas vous qui vous en occupez ?

Mme Véronique CARRÉ : Voilà.

M. Jacques FLOCH : Vous avez bien fait de rappeler que c'est en 1999 que vous êtes entrée dans les fonctions de substitut. Au début de l'affaire, vous étiez l'une des magistrates les plus expérimentées de Boulogne-sur-Mer, à côté de trois juges d'instruction en début de carrière. J'aurais aimé que vous nous décriviez un peu plus avant le rôle du parquet, et notamment celui de M. le procureur de la République. En effet, vous étiez une équipe de magistrats. Et il est ressorti de l'audition, hier, du juge d'instruction que cette équipe de magistrats ne travaillait pas ensemble, que ceux qui la composaient se rencontraient éventuellement dans les couloirs, sans qu'il y ait de coordination. Ce que vous venez de nous rapporter montre que ce n'est pas tout à fait comme cela que les choses se passaient. Vous venez de dire, deux fois de suite, que « M. le procureur a repris l'affaire ».

Mme Véronique CARRÉ : Il a continué l'affaire.

M. Jacques FLOCH : Il a « repris l'affaire », avez-vous dit. Les mots sont importants. Cela veut dire que M. Burgaud n'était pas tout seul. Il avait à côté de lui un procureur expérimenté. Vous, vous avez apporté votre contribution à la connaissance de cette affaire. Il semble bien qu'au parquet de Boulogne-sur-Mer, plusieurs magistrats aient pu être impliqués.

D'autre part, vous avez employé le mot « réseau ». On a l'impression, mais vous allez nous dire si cette impression est fondée, qu'une affaire malheureusement banale d'inceste, d'agression sexuelle sur des enfants, en famille, « entre amis », se transforme tout d'un coup, parce qu'une, deux, trois personnes extérieures sont mises en cause, en un « réseau ». L'affaire Dutroux, qui était récente, et un certain climat général ne vous ont-ils pas conduits à penser qu'il y avait, en France aussi, un « réseau » ? Car c'est à partir de là que l'affaire grossit : sex-shop en Belgique, ferme isolée où se déroulent des partouzes. On a l'impression que tout le monde grossit cette affaire, qui apparaît aujourd'hui comme tristement banale. En clair, certains de vos collègues du parquet ne se sont-ils pas dit qu'ils avaient entre les mains une affaire monumentale, « l'affaire du siècle » ?

Mme Véronique CARRÉ : Je ne peux pas répondre à votre question, monsieur le député. Je n'étais plus dans le dossier au moment où l'affaire a pris une autre tournure.

M. Jacques FLOCH : Vous étiez à Boulogne, Madame.

Mme Véronique CARRÉ : Oui, j'étais à Boulogne, mais je traitais beaucoup de dossiers autres.

M. Jacques FLOCH : Je ne vous pose pas la question en tant que participant, mais en tant que témoin de l'affaire.

Mme Véronique CARRÉ : En tant que témoin, je n'ai pas d'élément à apporter. Je pense que le juge a continué à instruire comme il estimait devoir le faire. M. le procureur a certainement pris les réquisitions qu'il convenait de prendre.

Vous parliez de l'affaire Dutroux. Il est vrai qu'elle a été médiatisée. Ce n'est pas pour autant que les magistrats font un amalgame entre l'affaire Dutroux et l'affaire d'Outreau.

M. Guy GEOFFROY : Je voudrais revenir, Madame, à la mise en détention des personnes mises en cause et aux réquisitions que vous avez été amenée à prendre.

Vous avez très bien décrit la lourdeur du contexte : un tribunal et un commissariat qui plient sous le poids des affaires dont ils sont chargés, un environnement social très particulier, marqué par beaucoup de violences et d'agressions sexuelles.

Cette affaire vous est-elle apparue comme une affaire parmi tant d'autres de même type ? Était-ce pour vous, au moment où vous avez eu à en connaître, une affaire « lambda » de plus, dans laquelle le juge avait des raisons objectives, difficilement contestables, de solliciter vos réquisitions en vue de la mise en détention ? Ou y avait-il dans votre esprit, dans celui du juge, même dans ce contexte, une part de doute ?

D'autre part, comment pouvez-vous nous présenter les relations avec le juge Burgaud au moment où il vous demande les réquisitions ?

Par la suite, quand vous avez pris vos réquisitions, les choses se passaient-elles de manière mécanique, comme certains ont pu le dire, ou avez-vous parlé des événements avec l'idée qu'il devait y avoir malgré tout place pour le doute dans le cadre de la présomption d'innocence ?

Mme Véronique CARRÉ : Les dossiers d'agression sexuelle étaient en effet nombreux. Cela dit, chaque dossier a ses particularités. Lorsque le juge Burgaud me saisit parce qu'il souhaite que le juge des libertés et de la détention prononce la mise en détention provisoire, j'ai communication du dossier, et c'est au vu des éléments du dossier que les réquisitions sont prises. Chacun garde son libre arbitre, même si certaines personnes disent le contraire.

S'agissant de Karine Duchochois, le juge des libertés et de la détention avait été saisi d'une demande de placement en détention provisoire. J'ai estimé qu'une décision de contrôle judiciaire suffisait.

Il y avait beaucoup de dossiers d'agression sexuelle, mais jamais ils n'étaient banalisés. Si je prenais des réquisitions de placement en détention, c'est que des éléments du dossier m'incitaient, pour le bon déroulement de l'enquête, à demander ce placement en détention. Les pressions sur les enfants, témoins et victimes, pouvaient être exercées par les mis en examen. Ceux-ci étaient mis en cause par les enfants, ainsi que par les adultes témoins des faits. Tout un faisceau d'éléments incitait à demander un placement en détention provisoire.

M. Guy GEOFFROY : Avez-vous des éléments qui permettent de dire que le juge d'instruction instruisait dès le début à charge et à décharge et qu'en permanence la question se posait de savoir si les choix - qu'il fallait bien faire à un moment - étaient les bons choix ? Y avait-il une place pour le doute, à votre avis, dans les actes que vous demandait le juge ?

Mme Véronique CARRÉ : Oui, M. Burgaud était à la recherche de la vérité et menait ses investigations en toute objectivité. C'est une personne consciencieuse.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Deux séries de questions, Madame.

L'audition d'hier nous l'a confirmé, il est extrêmement difficile à une personne dénoncée pour des agressions sexuelles de revendiquer son innocence. Et il est très difficile pour le juge de réunir des éléments matériels. Du coup, il y a, d'un côté, la parole d'un enfant, qui est d'autant plus respectable qu'elle doit être accompagnée d'une exigence de protection, et de l'autre côté, la parole de celui qui est dénoncé. Cette réalité n'impose-t-elle pas, de la part de la justice, du parquet, du juge d'instruction, du juge des libertés et de la détention, une approche du dossier différente ? J'ai le sentiment que le dossier, au moment du défèrement, repose uniquement sur le recueil d'informations par des assistantes maternelles, transmis à la DEF puis au juge. À cet instant, il est d'une telle fragilité que l'on s'interroge. L'accompagnement et la protection des enfants n'exigent pas la mise en détention de leurs parents. Comment faire, selon vous, pour qu'il ne soit plus impossible, pour la personne accusée d'agression sexuelle, d'échapper à la détention et à la séparation d'avec ses enfants ? C'est la question que se posent tous les Français, qui se disent que ce qui est arrivé aux personnes acquittées pourrait aussi bien leur arriver.

Mme Véronique CARRÉ : Il est vrai que les faits d'agression sexuelle font rarement l'objet de constatations matérielles. Les enfants cicatrisent très vite. En outre, en cas d'agressions sexuelles commises au sein de la famille, c'est quand les enfants sont placés qu'ils commencent à parler, parce qu'ils ne subissent plus la violence des parents.

Certains enfants pensent peut-être aussi que le comportement de leurs parents est normal. Nous avons vu, dans un autre dossier, le cas d'une petite fille de trois ans qui, alors qu'elle était placée, se dirigeait vers la braguette du mari de l'assistante maternelle pour lui administrer une fellation. Ce comportement lui paraissait tout à fait normal.

Les faits, donc, se révèlent généralement lorsque les enfants sont placés.

Il est vrai que ces dossiers reposent souvent, au départ, sur la parole de l'enfant. Mais des investigations sont menées. Le témoignage de l'enfant ne suffit pas. On analyse son comportement. Une expertise psychiatrique est ordonnée afin de déterminer si l'enfant présente des troubles sexuels qui pourraient être dus à des comportements déviants des parents. Une expertise psychologique est ordonnée en vue de savoir si l'enfant est crédible, et il est arrivé qu'elle conclue que l'enfant a affabulé. Les policiers font des enquêtes de voisinage, interrogent les institutrices. On essaie donc de réunir un maximum d'éléments avant de procéder à une interpellation. On ne se contente pas de la parole de l'enfant.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Il reste que des gens ont été dénoncés, puis acquittés après avoir passé de nombreux mois en détention. La question est de savoir comment faire pour éviter que cela se reproduise.

Mme Véronique CARRÉ : Il y avait également des témoins adultes, qui confortaient ce que les enfants avaient dit.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Il n'y a pas de témoins au moment des défèrements.

Mme Véronique CARRÉ : Mme Badaoui reconnaît très vite les faits devant le juge d'instruction.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Elle confirme les propos des enfants, mais après les défèrements, pas avant. Au moment où le processus se déclenche, il n'y a rien d'autre que la parole des enfants.

Mme Véronique CARRÉ : Oui, mais les parents sont placés en garde à vue, puis déférés devant le juge d'instruction, et Mme Badaoui reconnaît les faits. À ce moment-là, il y avait autre chose que la parole des enfants.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Mme Badaoui, c'est le problème du dossier.

Mme Véronique CARRÉ : À l'époque, au début du dossier, nous sommes à mille lieues d'imaginer que Mme Badaoui va se rétracter, en mai 2004, devant la cour d'assises de Saint-Omer.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Mais les Français se disent : « J'espère que je n'ai pas une Mme Badaoui comme voisin de palier ! » Le problème est là, Madame. L'institution n'est pas en cause, mais la question est de savoir comment elle réagit devant cette réalité humaine.

Ma deuxième question porte sur la fonction du parquet chargé des mineurs. Qu'apporte cette spécificité par rapport à la fonction générale du parquet ? Il est permis de se poser la question : vous n'avez pas de lien avec le juge des enfants, du moins dans cette affaire ; vous ne suivez pas les placements ; quand vous êtes saisie du dossier au moment où vous êtes en permanence, vous le prenez en charge comme vous l'auriez fait pour n'importe quel dossier ; quand le dossier prend de l'ampleur, le procureur s'en saisit. Le parquet des mineurs a-t-il réellement une vocation qui lui est propre ?

Mme Véronique CARRÉ : Le parquet des mineurs a des liens avec le juge des enfants dans le cadre de l'assistance éducative. Nous sommes saisis par la DEF de situations familiales et nous examinons s'il y a lieu ou non de saisir le juge des enfants.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Mais tout substitut le fait.

Mme Véronique CARRÉ : Il y a une approche particulière.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Laquelle ?

Mme Véronique CARRÉ : Nous sommes en contact direct avec la DEF. Le contentieux des mineurs est un contentieux particulier, qu'il s'agisse des mineurs victimes ou des mineurs coupables. C'est très important. Lorsque je faisais des rappels à la loi, cela me permettait de déceler, au-delà du dérapage dont l'enfant s'était rendu coupable, un problème éducatif beaucoup plus profond. Je pouvais alors, éventuellement, saisir le juge des enfants. Quand vous avez en face de vous un mineur délinquant, vous n'avez pas du tout la même approche que lorsque vous avez un majeur devant vous. Le but est que ce mineur retrouve son équilibre et puisse, une fois adulte, s'insérer dans la société.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Nous n'avons pas été éblouis, je crois qu'on peut le dire, Monsieur le président, par le service de police chargé des mineurs. Je parle du service, pas des personnes. Si le parquet des mineurs n'est pas lui non plus capable de prendre en compte la spécificité des mineurs, cela pose un sérieux problème. Que peut-on faire, d'après vous, pour améliorer les choses ?

M. le Président : Nous sommes malheureusement pressés par le temps. Je vous demanderai, Madame le substitut, de répondre brièvement à cette question.

Mme Véronique CARRÉ : Il est vrai que le substitut des mineurs devrait avoir des contacts avec d'autres institutions, par exemple en intervenant en milieu scolaire. Mais souvent, sa charge de travail ne le lui permet pas. Bien des choses pourraient être faites pour contribuer à une meilleure prévention de la délinquance des mineurs, qui ne sont malheureusement pas faites, faute de temps.

M. Georges COLOMBIER : Vous avez dit, Madame, que le placement des enfants dans des familles d'accueil n'était pas systématique. Il me semble pourtant que dans l'affaire d'Outreau, la plupart des enfants ont été placés dans des familles d'accueil. A-t-on fait le maximum pour savoir s'il n'était pas possible de les confier à des membres de leur propre famille ?

Mme Véronique CARRÉ : Lorsqu'une décision de placement est prise, le juge des enfants travaille toujours avec la direction de l'enfance et de la famille. C'est au vu des éléments du dossier qu'un placement est décidé ou non. Il est très difficile de répondre de manière générale.

M. Georges COLOMBIER : Un certain nombre d'enfants ont été placés dans des familles qui n'étaient pas géographiquement éloignées. Le fait qu'ils aient pu se côtoyer a pu gangrener l'affaire. Il semble que certains enfants aient répété ce que d'autres enfants disaient.

Mme Véronique CARRÉ : Les familles d'accueil sont des familles qui ont été agréées. Il est vrai que les enfants sont placés dans un périmètre géographique qui n'est pas très éloigné de leur milieu familial. Si le droit de visite et d'hébergement est accordé aux parents, il est bien naturel de ne pas placer les enfants dans des familles trop éloignées.

M. Georges COLOMBIER : Je précise le sens de ma question. Certains enfants appartenant à des familles directement concernées par l'affaire ont été placés dans des familles d'accueil proches les unes des autres. Ils ont ainsi pu se côtoyer, échanger des paroles, et les uns ont pu répéter ce que disaient les autres. S'ils ne s'étaient pas retrouvés dans un même quartier, l'évolution de l'affaire aurait peut-être été différente.

Mme Véronique CARRÉ : Il est très difficile de faire éclater une fratrie.

M. Georges COLOMBIER : Je ne parlais pas des frères et sœurs. Il me semble bien normal qu'ils restent ensemble.

Mme Véronique CARRÉ : Même eux, on est parfois obligés de les séparer, parce que la capacité des familles d'accueil ne leur permet pas toujours d'héberger tous les enfants d'une même famille.

M. le Président : Une loi de 1996, que vous connaissez sans doute bien, Madame Carré, a introduit dans le code civil un article 371-5 aux termes duquel « l'enfant ne doit pas être séparé de ses frères et sœurs, sauf si cela n'est pas possible ou si son intérêt commande une autre solution. » Cette loi a d'ailleurs été suggérée par le Parlement des enfants.

Mme Véronique CARRÉ : Il faut également préciser que le nombre de familles d'accueil n'est pas particulièrement important. Le juge des enfants prend aussi ses décisions en fonction des capacités d'accueil dont il dispose.

M. Bernard DEROSIER : Vous nous avez dit, Madame, que le procureur, à un moment donné, a repris le dossier. Pourquoi l'a-t-il repris ? Était-ce simplement parce que d'autres personnes étaient mises en cause ?

D'autre part, la mise en cause de ces autres personnes a amené un certain nombre de magistrats boulonnais à considérer que c'était peut-être là l'indice de l'existence d'un réseau. Or, à ce stade, vous n'avez que des déclarations d'enfants. Des déclarations d'enfants font-elles naître ou renforcent-elles, aux yeux du magistrat que vous êtes, une présomption de culpabilité ?

Enfin, vous avez été saisie de l'affaire alors que le parquet avait déjà reçu des signalements concernant les enfants Delay. Cela ne vous a pas conduite à faire un lien entre le début de cette affaire et les faits antérieurs ?

Mme Véronique CARRÉ : Je suis arrivée au service des mineurs en septembre 2000. Les signalements étaient donc antérieurs à ma venue.

M. Bernard DEROSIER : Y a-t-il des archives, Madame ?

Mme Véronique CARRÉ : Les signalements devaient certainement se trouver dans le dossier du juge des enfants. Cela étant, les faits d'agression sexuelle ne se confirment de manière précise qu'en décembre 2000. Les enfants parlent alors de manière très précise de sexes qu'on leur met dans la bouche, de saignements, etc.

M. le procureur a repris le dossier lorsque je suis allée le voir avec le rapport faisant état des propos tenus par les enfants au sujet du couple Marécaux.

M. Bernard DEROSIER : Pourquoi a-t-il repris le dossier ?

Mme Véronique CARRÉ : Parce que, ainsi que je le précisais, le dossier prenait une autre tournure. Nous ne sommes plus dans un contexte intrafamilial. D'autres acteurs sont mis en cause, qui ne font pas partie de la Tour du Renard. Nous sortons d'un contexte habituel.

Il n'y avait pas que des déclarations d'enfants. Des adultes, présents au moment des faits, confirmaient ce que disaient les enfants.

M. Jean-Yves HUGON : Hier, lors de son audition, le juge Burgaud a mis en avant sa solitude et son inexpérience. Avez-vous eu cette impression ?

D'autre part, si cette affaire a dérapé, est-ce, selon vous, en raison d'une erreur d'appréciation, en raison d'un dysfonctionnement de l'institution, ou en raison du fait que celle-ci n'avait pas les instruments nécessaires pour pouvoir fonctionner correctement ?

Mme Véronique CARRÉ : Il est vrai qu'un juge d'instruction instruit seul son dossier, en prenant ses décisions en contact avec les OPJ.

Je n'ai pas la connaissance de l'ensemble du dossier d'Outreau. Celui-ci comportait des déclarations d'enfants, corroborées par des déclarations d'adultes. Le fait que Mme Badaoui revienne sur ses déclarations devant la cour d'assises de Saint-Omer a donné une autre dimension à ce dossier. C'est un élément que le juge d'instruction n'avait pas au moment où il prenait ses décisions.

M. Michel HUNAULT : Hier, nous avons vu pendant près de sept heures un juge qui a fait pâle figure, qui a eu du mal à assurer et à assumer. Vous donnez ce matin une tout autre image de la magistrature.

Vous avez souligné qu'au tribunal de Boulogne-sur-Mer, les dossiers criminels où les enfants étaient victimes étaient assez courants. Avez-vous, au regard de votre expérience, des suggestions à faire s'agissant du recueil de la parole de l'enfant ?

Mme Véronique CARRÉ : Je n'ai jamais eu à auditionner des enfants. J'ai rencontré des mineurs dans le cadre de rappels à la loi, mais il s'agit bien évidemment d'un autre contexte.

Je pense qu'il serait important de mettre l'accent sur la formation des personnes chargées d'entendre des enfants. Cela concerne les services de police, et pas seulement les magistrats.

Les juges d'instruction avec lesquels nous avons parfois l'occasion de discuter des dossiers nous disent qu'il n'est pas facile d'interroger les enfants. Les enfants parlent spontanément.

Souvent, on fait un amalgame entre ce que les enfants ont vécu et ce qu'ils ont vu à la télévision. Je pense qu'un enfant qui a vécu dans sa chair une agression sexuelle n'en parle certainement pas de la même façon qu'un enfant qui a regardé la télévision. Quand un enfant dit : « Quand mon père vient dans mon lit, je sens quelque chose de dur contre moi », c'est un témoignage spontané, qu'il ne pourrait pas faire s'il avait seulement regardé la télévision.

Cela dit, je souhaite appeler votre attention sur le fait que la plupart des dossiers d'agression sexuelle comportent d'autres éléments que les déclarations des enfants.

M. Étienne BLANC : Depuis un certain nombre de jours, nous avons le sentiment qu'il existe un fossé entre les articles du code de procédure pénale et la pratique. Les textes visent à assurer un équilibre entre la défense et l'accusation, et à faire en sorte que le juge d'instruction soit un arbitre. Or, la pratique est très différente, notamment du fait de la proximité entre le parquet, le juge d'instruction et le juge des libertés et de la détention dans les petits tribunaux. À côté des actes qui sont demandés par écrit, il se constitue une pratique, on parle du dossier, on aborde des questions de fond. Je voudrais savoir jusqu'où vont ces échanges informels. Parle-t-on d'une détention, d'un acte d'instruction, d'un non-lieu ou d'une mise en examen ?

D'autre part, nous avons le sentiment que l'institution du juge des libertés et de la détention est une illusion. Il accepte dans 95 % des cas ce que lui propose le juge d'instruction ou le parquet. Dans la pratique, n'y a-t-il pas une sorte de dénaturation de la volonté du législateur ?

Mme Véronique CARRÉ : Dans les décisions, chacun garde son libre arbitre. J'en suis convaincue. Nous nous connaissons, c'est vrai qu'il nous arrive de discuter, mais quand nous sommes devant un dossier, chacun de nous est face à ses responsabilités, chacun de nous a des fonctions qui lui sont propres, prend sa décision en fonction des éléments du dossier et des arguments qui lui semblent le plus fondés.

M. le Président : Ne pensez-vous pas que c'est une fausse bonne idée que d'avoir instauré le JLD ? Plusieurs personnes nous ont dit que le juge des libertés et de la détention avait déclaré qu'il suivait toujours le juge d'instruction. Et d'abord, le JLD a-t-il matériellement le temps d'examiner le dossier ?

Mme Véronique CARRÉ : Il m'est difficile de parler à la place de mes collègues, qui répondront certainement mieux que moi à cette question. Le JLD examine les dossiers, il n'est pas toujours d'accord avec le juge d'instruction. Il est vrai que la charge de travail est importante. Je n'insisterai pas sur ce point parce que je pense qu'on vous l'a suffisamment répété. Le JLD a une conscience professionnelle qui l'amène à examiner le dossier. La détention provisoire est tout de même une atteinte à la liberté. Il est donc important que les pièces du dossier soient examinées avec beaucoup de conscience professionnelle.

M. Jacques REMILLER : Les magistrats n'ont-ils pas trop fait confiance au juge Burgaud, à un moment ou un autre de la procédure ?

Mme Véronique CARRÉ : Le dossier est suivi par le juge d'instruction. Nous sommes saisis à des moments précis, lorsqu'il demande des mises en détention. Nous examinons alors le dossier, et c'est au vu du dossier que nous décidons ou non de prendre des décisions de placement en détention provisoire.

M. le Président : Madame Carré, nous vous remercions.

Audition de M. Gérald LESIGNE, procureur de la République
près le tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer



(Procès-verbal de la séance du 9 février 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Mes chers collègues, nous recevons ce matin M. Gérald Lesigne, procureur de la République de Boulogne-sur-Mer.

Monsieur le procureur, je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête. Je souhaite vous informer au préalable de vos droits et de vos obligations.

En vertu de l'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d'enquête parlementaire sont tenues de déposer, sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel et de l'article 226-14 du même code qui autorise la révélation du secret en cas de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Cette même ordonnance exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(M. Gérald Lesigne prête serment).

Je m'adresse aux représentants de la presse pour leur rappeler les termes de l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse. Celui-ci punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime, d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. Je vous invite donc à ne pas citer nommément les enfants qui ont été victimes de ces actes.

Monsieur Lesigne, la commission va maintenant procéder à votre audition, qui fait l'objet d'un enregistrement. Vous avez la parole.

M. Gérald LESIGNE : Je souhaiterais d'abord vous faire part de l'état d'esprit dans lequel je viens devant cette commission. Croyez bien que l'homme qui vient ici déposer est un homme qui s'est interrogé, et profondément, sur ce qui avait pu aboutir à ce résultat absolument désastreux. C'est un homme qui vient en toute humilité vous dire ce qu'il en est de son analyse, ainsi que de sa réflexion sur les solutions qui pourraient éventuellement être retenues pour fiabiliser des contentieux qui sont, de par leur nature même, exceptionnellement difficiles.

Cette réflexion, je la dédie aux acquittés d'Outreau, qui ont souffert dans leur chair. Ce ne sont pas là des propos de circonstance, car j'ai déjà été amené à les prononcer devant la cour d'assises de Saint-Omer, où j'ai requis sept acquittements, comme vous le savez. J'avais dit alors qu'il fallait leur rendre leur honneur et consacrer leur innocence. Ce sont d'ailleurs des propos que j'ai retrouvés dans la bouche de l'avocat général qui s'exprimait au nom de l'institution judiciaire à Paris.

Beaucoup plus encore que de simples excuses verbales, cela démontre qu'il résulte pour le corps judiciaire une indéniable souffrance d'avoir pu être à l'origine de souffrances chez autrui. Car la vocation de l'institution judiciaire est de corriger la douleur, en aucun cas d'ajouter à la douleur.

Voilà ce que je voulais vous dire avant de commencer, et je voulais le dire non seulement en tant que procureur de la République de Boulogne-sur-Mer, mais, beaucoup plus modestement, en tant qu'être humain.

Dans ce dossier, j'ai cherché, et cherché encore. Et ce n'est qu'il y a quelques jours qu'une piste s'est dessinée dans mon esprit, qui pourrait expliquer cet enchaînement de circonstances qui a abouti à ce drame humain.

La pire des choses que l'on puisse faire serait de nier les charges, de venir dire que le dossier était vide, qu'il ne serait que le produit de quelques dérives judiciaires ou d'un manque de profondeur de raisonnement de la part des acteurs de l'institution. Je crois, au contraire, que ce dossier contenait des éléments très considérables, qui ne sont pas toujours présents dans d'autres contentieux jugés par nos cours d'assises, et qui, pourtant, ont failli aboutir à une erreur judiciaire majeure.

La question qui se pose est de savoir comment corriger de tels errements, comment lutter de manière efficace contre de tels enchaînements.

Permettez-moi tout d'abord de vous rappeler les éléments qui paraissaient déterminants aux yeux de l'institution judiciaire.

C'est en novembre 2000 que les services sociaux ont été alertés et leur attention attirée sur le comportement sexualisé de deux enfants du couple Delay. Cette dénonciation ayant été faite à mon parquet, une enquête avait été confiée aux services locaux de police. Pourquoi aux services locaux ? Parce que les services de police judiciaire n'ont pas d'enquêteurs spécialisés dans le recueil de la parole de l'enfant. Ce sont donc tout naturellement soit les brigades de gendarmerie, soit les commissariats de police, et tout particulièrement les unités spécialisées dans les mineurs - les unités de préservation sociale et de protection sociale (UPPS), à l'époque - qui sont chargés de missions de ce type.

Les assistantes maternelles, puis les enfants, vont être entendus. Il est procédé à des examens médicaux, sur lesquels je reviendrai ultérieurement.

Il ressortait de ces éléments que le couple parental pouvait se voir reprocher des dérives sexuelles lourdes sur la totalité des enfants.

On en était là lorsque l'information judiciaire a été ouverte, le 21 février 2001, visant le couple parental, mais aussi « tous autres », pour des raisons juridiques. En effet, les enfants, dans leurs déclarations, avaient rappelé qu'un certain nombre d'autres personnes étaient susceptibles d'avoir participé aux ébats sexuels. On retrouvait notamment les noms de David Delplanque, Aurélie Grenon, et aussi de Thierry Dausque. Il s'agissait donc de donner, juridiquement, les moyens au magistrat instructeur de procéder aux investigations qui concernaient d'autres personnes susceptibles d'être mises en cause, non pas nécessairement pour les actes qui étaient reprochés aux parents, mais pour d'autres faits qui pouvaient y être associés.

Le juge d'instruction va d'abord s'attacher à vérifier ce qu'il en est d'Aurélie Grenon et de David Delplanque, car les éléments qui ressortent des dépositions des enfants paraissent les viser plus précisément. Au terme de leur troisième audition par les services de police, ils vont être amenés à reconnaître leur culpabilité.

À partir de là, il est certain que les indications fournies par les intéressés, venant corroborer les aveux de Mme Badaoui - non pas d'ailleurs à l'occasion de sa première comparution mais à l'occasion d'un interrogatoire qui a suivi sa comparution devant le juge des libertés et de la détention -, constituent un ensemble d'éléments qui crédibilisent les propos des enfants.

Il va s'ensuivre une enquête, toujours confiée, dans un premier temps, aux services du commissariat de Boulogne-sur-Mer, puis en association avec ceux du SRPJ de Lille, enquête qui va aboutir à des interpellations successives, chaque fois précédées de la présentation d'albums photographiques aux enfants, laquelle aboutit à un certain nombre de reconnaissances.

Les éléments qui ressortent de l'information judiciaire lorsqu'elle est parvenue à son terme sont essentiellement ceux qui résultent des propos tenus par les enfants, les mineurs Delay, bien sûr, mais aussi d'autres mineurs, et également des mineurs qui appartiennent à la parenté de personnes mises en cause.

Concernant les enfants Delay, on a souvent critiqué les incohérences ou les contradictions qui pouvaient se manifestent dans leurs déclarations. Mais une conclusion s'imposait avec évidence, à savoir qu'ils mettaient en cause un certain nombre de personnes de façon à peu près constante, et dans des circonstances qui apparaissaient recevables.

Pourquoi apparaissaient-elles recevables ? Tout d'abord parce que les contradictions dans les propos de mineurs ne sauraient en aucun cas autoriser que l'on écarte d'un revers de main leurs indications. Souvent, on constate que les mineurs ne sont pas rigoureusement constants dans leurs dépositions. Ils se reprennent, ils hésitent, ils sont amenés à les renouveler alors que, quelques semaines auparavant, ils avaient été amenés à les rétracter. Le recueil de la parole de jeunes enfants s'avère infiniment plus difficile, et ne peut pas répondre aux critères qui sont habituellement retenus dans les dépositions des adultes.

Il n'est pas facile pour un enfant de déposer contre des adultes, et cela l'est encore moins lorsque ces adultes appartiennent à sa parenté. Cela conduit les mineurs, dans un certain nombre de cas, à des sortes d'allers-retours entre l'accusation un jour et la rétractation le lendemain.

Le fait que les mineurs ne disent pas la même chose ou n'imputent pas les mêmes actes à tout le monde était aussi, peut-être, un signe de la véracité de leurs propos. Il faut savoir que lorsqu'un ensemble de mineurs vient rigoureusement réciter la même leçon, qu'ils emploient exactement les mêmes mots, nous l'analysons plutôt comme un déficit de véracité.

Par ailleurs, étant donné que les événements s'étaient étalés dans le temps, il pouvait se faire que tous les mineurs n'avaient pas assisté aux mêmes actes, aux mêmes scènes, ou ne les avaient pas mémorisés de la même façon. En effet, un mineur aura plutôt tendance à retenir les faits qui le concernent, ou ceux qui concernent celui de ses frères ou sœurs avec lequel il se sent davantage proche. C'est là une attitude toute naturelle.

Ces variations apparues dans les propos des enfants Delay n'étaient donc pas forcément rédhibitoires et ne permettaient pas de les écarter de façon systématique. Surtout qu'ils apparaissaient, sur bien des points, nuancés. Les mineurs n'accusaient pas globalement des mêmes actes l'ensemble des personnes qu'ils mettaient en cause. Ils adoptaient au contraire une position très modérée à l'égard de quelques-uns d'entre eux, et beaucoup plus vigoureuse à l'égard d'autres. Par exemple, un enfant, le 4 juillet 2001, dit que M. Pierre Martel a juste caressé le ventre de son frère. Le 17 juillet 2001, un autre enfant indique que Mme Odile Marécaux se contentait de filmer. Le 22 novembre 2001, il précise qu'elle n'était pas méchante. Le 4 juillet 2001, un enfant dit que « Dominique », c'est-à-dire l'abbé Wiel, « nous caressait et nous filmait en présence de mes parents ». La nuance des accusations est aussi l'un des critères retenus pour juger de la fiabilité des propos des mineurs.

Ces accusations étaient également accompagnées d'un certain nombre de détails. Je sais que ce propos peut être discuté et manifeste une certaine subjectivité. Il reste que, par exemple, un enfant disait, le 29 mars 2001 : « La boulangère, elle utilisait des godemichés. C'était un sexe en plastique. Je sais qu'il y avait du noir. » un autre donnait des indications concernant la localisation de la chambre à coucher de M. Alain Marécaux. Ces détails faisaient vrai.

Il y avait aussi des détails sur les comportements. Lorsqu'un enfant est entendu par un service de police, il dit qu'il a peur, et cette peur est constatée par l'officier de police judiciaire qui dresse le procès-verbal. Le comportement des enfants vient donc en quelque sorte crédibiliser leurs propos. Ils parlent de choses terribles, et ils ressentent de la peur en les évoquant.

Mérite également réflexion le fait que les experts ayant eu à se pencher sur l'analyse des propos des mineurs aient affirmé que ceux-ci étaient crédibles, en raison, pour l'essentiel, des éléments que j'évoquais à l'instant. L'un des experts était un expert local, sans véritable dimension nationale, mais une autre expertise, que j'avais d'ailleurs fortement sollicitée du juge d'instruction, avait été confiée à un professionnel qui avait alors acquis une grande réputation, je parle évidemment de M. Jean-Luc Viaux. Cet expert était professeur d'université, et s'il s'est illustré par des propos manifestement incongrus à l'époque où se tenait le procès devant la cour d'assises de Paris, il n'en reste pas moins qu'il a présidé à la formation de dizaines, et même de centaines de psychologues. Il avait une réputation nationale, qui nous avait conduits à le désigner pour procéder à cette nouvelle expertise.

Les expertises médicales, quant à elles, faisaient apparaître que les mineurs Delay présentaient des signes cliniques qui posaient question. La première expertise faisait apparaître que, pour deux des mineurs concernés, un toucher rectal révélait une complaisance compatible avec l'existence d'abus sexuels. Ces expertises revêtaient une importance considérable. En effet, ces mineurs avaient été retirés à la garde de leur famille depuis une longue période. Compte tenu des temps de cicatrisation, qui sont très brefs chez les jeunes enfants, il apparaissait qu'ils avaient plausiblement été victimes d'abus sexuels très importants.

Cette expertise médicale nous était cependant apparue insuffisante, ce qui nous avait amenés à solliciter une nouvelle expertise médicale, confiée, là aussi, à un expert inscrit sur la liste nationale de la Cour de cassation, qui s'était acquis également une réputation importante. J'ai parlé du professeur Mme Dominique Lecomte. Sa mission était de déterminer si ces simples signes cliniques constatés sur les mineurs étaient caractéristiques d'abus sexuels de la nature, de l'importance, de la récurrence de ceux qui étaient dénoncés par eux. Le verdict est tombé, sans aucune ambiguïté : oui, répondait l'expert, sans aucune nuance, à la question qui lui était posée.

Nous avons donc les propos des mineurs, corroborés par des examens médicaux, corroborés par des examens psychologiques, et surtout corroborés par les déclarations d'un certain nombre d'autres mineurs. Je passe rapidement sur les déclarations de ces derniers. Il convient cependant de préciser que les indications qui avaient été fournies par Aurélie Grenon sur les violences sexuelles subies par Sandra et Didier étaient corroborées par les indications fournies par ces mineurs eux-mêmes. Nous savons aussi que d'autres mineurs vivant à la Tour du Renard ou à proximité avaient été conduits à porter des accusations contre un certain nombre de personnes impliquées dans l'affaire.

Permettez-moi de m'arrêter quelques instants sur les propos tenus par deux des mineurs de la Tour du Renard. Les déclarations de l'un d'eux s'avéraient extrêmement précises, et ont été renouvelées jusque devant la cour d'assises de Saint-Omer. Il disait, le 24 septembre 2001 - c'est la cote D681 - de M. l'abbé Wiel : « Il a mis un objet en plastique dans mon derrière après avoir abaissé mon pantalon et mon slip. Il en a fait de même à l'égard de Y et de Z. » Il ajoutait, en parlant du couple Delay : « Madame nous violait. Elle mettait des objets dans notre derrière. Son mari filmait. » Ses propos n'étaient pas ambigus. Ils étaient tenus par un enfant qui avait été déclaré crédible par l'expert psychologue qui l'avait examiné.

De même, les propos d'un enfant, qui présentaient peut-être encore beaucoup plus de caractéristiques de sincérité. Le 15 octobre 2001, il parlait en ces termes de M. Delay : « Il était très méchant. Il mettait son zizi dans la bouche et le derrière des enfants. C'était dégoûtant. Il a mis son zizi dans ma bouche, sans faire pipi. Puis, il l'a mis dans mon derrière, et ça m'a fait très mal. J'ai été ensuite obligé de mettre mon sexe dans la bouche des enfants. » Il décrivait cette scène avec beaucoup de détails, qui semblaient être vécus. Le 16 mai 2002, il renouvelle ses accusations contre M. Delay, mais il accuse aussi M. l'abbé Wiel : « Il m'a poussé dans le lit. Il a menacé de me frapper. Je me suis déshabillé. Il s'est mis tout nu, pareil que moi. Il avait un petit bout rouge au bout du zizi. Il a voulu me le faire manger. J'ai dit non. C'était dégoûtant. J'ai pensé que c'était du poison. »

Ces propos sont donc très circonstanciés, et apparaissent frappés du sceau d'une certaine sincérité. Ils sont le fait, encore une fois, d'enfants qui ne sont pas taxés d'affabulation par les experts qui ont été amenés à les examiner.

Il y a aussi les déclarations faites par certains des enfants appartenant aux familles des personnes incriminées.

Je passe rapidement sur les propos d'une enfant. Celle-ci, alors que les accusations qu'elles portaient ensuite contre son père et sa mère s'avéraient beaucoup plus tardives, avait très vite indiqué que son père avait pour habitude de lui sentir le sexe pour s'assurer qu'elle respectait les règles de l'hygiène. Mais ce n'est pas là l'essentiel de mon propos.

Les déclarations des enfants concernant les époux Lavier, ce sont essentiellement celles d'Estelle. Cette enfant décrit de façon précise les actes qu'elle avait à subir au sein du milieu familial. Ses propos sont indirectement corroborés par un témoin. Ce témoin dira - la pièce se trouve à la cote D2199 : « Franck Lavier s'est approchée d'elle en me tournant le dos. Il a baissé son pantalon à environ un mètre de la petite et il lui a dit : " suce-moi la bite ". J'ai dit à Sandrine, qui était en train de rigoler : " Je m'en vais, si c'est pour voir cela ". »

De même, Pascal, l'enfant d'un autre acquitté, dit que son papa, c'est son amour, qu'il partage son lit et que son père a des attitudes impudiques. Cela est crédibilisé par son cousin et par un enfant : « il faisait des trucs malhonnêtes. Il se caressait le sexe en me disant " Tiens, suce-le ! ". Il lui est arrivé de s'allonger sur une barrière, à même la rue, pour se frotter contre elle, comme s'il faisait l'amour. »

Quant à Marc, il a dénoncé les comportements de son père, et a maintenu ses accusations jusque devant la cour d'assises de Saint-Omer. En ce qui concerne l'éventuelle connaissance que son père pouvait avoir de la Tour du Renard, il affirme qu'il reconnaît Thierry Dausque comme ayant participé à un repas au domicile des Marécaux. Il ajoute ce détail important : « Il se faisait appeler Y ». Y, c'est le prénom du fils de Thierry Dausque. Ses indications viennent conforter celle évoquant une visite de Mme Lavier au domicile des Marécaux.

Il y a aussi les indications fournies par les adultes qui ont reconnu les faits. Je sais bien que les propos de Mme Badaoui sont aujourd'hui taxés de fantaisistes. Mais il ne faut pas oublier que ses indications n'allaient pas toujours dans le sens de l'accusation maximale. Parfois même, elles s'inscrivaient en retrait. De plus, elle proférait souvent des accusations à la suite de celles des enfants. Elle ne prenait pas l'initiative des accusations.

Bien sûr, nous accueillions ses propos avec une extrême prudence, car elle était dans une problématique abandonnique. Une femme dans cette situation peut se révéler dangereuse. Néanmoins, certains de ses propos sonnaient vrai. Par exemple, elle disait avoir subi des tortures. Or, un examen médical pratiqué par un médecin-légiste confirmait ce point de vue. Il n'y avait aucun doute. On constatait sur sa personne des signes de maltraitance. De même, lors d'une confrontation avec Franck Lavier, le 11 décembre 2001, elle accusait celui-ci d'avoir tué un chien à coups de pied, ce qu'il reconnaissait. Elle ne proférait donc pas que des mensonges. Par ailleurs, lorsqu'elle mentait sciemment, au sujet des huissiers de Boulogne autres que MMarécaux ou de son beau-frère, elle cédait très rapidement sous la pression des questions qui lui étaient posées et reconnaissait avoir menti pour assouvir des vengeances.

Mais ce n'est pas le personnage de Mme Badaoui qui apparaît comme étant le plus important dans ce dossier. Le personnage le plus important, parmi les adultes qui reconnaissaient leur culpabilité, c'est Aurélie Grenon. Celle-ci a, d'une certaine façon, un statut de victime. Quand elle déclare qu'elle a été violée par M. Thierry Delay, que ce viol a été perpétré dans l'indifférence absolue de Mme Badaoui, qui continuait à vaquer à ses occupations dans la cuisine, elle se donne le statut de victime. Elle prétend également qu'elle a subi des pressions, qu'elle a été à plusieurs reprises menacée.

De plus, après avoir été libérée, elle est totalement libre de ses déclarations. Or, elle va apporter des détails extrêmement précis, qui ont eu un effet dévastateur dans ce dossier. Elle dit, à la cote D903, que Mme Odile Marécaux portait des dessous en dentelle. Elle dit, à la cote D1749, pour écarter les doutes que fait naître le constat de la virginité de Léa et Estelle, que M. Thierry Delay donnait des consignes pour les filles : jamais par devant, parce que ça laisse des traces. Elle dit, à la cote D1375, que M. Thierry Dausque est violent, qu'il frappe. Elle dit, à la même cote, que M. Pierre Martel est un homme gentil, mais qu'il a une double personnalité : quand les enfants lui résistent, il devient extrêmement violent. Elle a réponse à tout.

De même, David Delplanque s'exprime de façon très circonstanciée sur les préférences sexuelles des uns ou des autres.

Tous ces éléments viennent appuyer les déclarations des enfants de la Tour du Renard et de tous les enfants concernés.

Mais ce qui est le plus troublant dans ce dossier, ce sont les accusations qui ont été proférées par les personnes qui contestaient celles qui étaient portées contre elles. Je veux parler, bien sûr, de Daniel Legrand fils. Lorsqu'il dit qu'il s'est accusé du meurtre d'une fillette dans le but de décrédibiliser l'affaire, le propos semble un peu convenu. Il était extrêmement naïf. Il demandait au magistrat instructeur d'organiser une expertise tendant à vérifier sa virginité. Lorsqu'il passe ses premiers aveux, le 19 décembre 2001 - c'est à la cote D989 -, il dit : « Je voudrais revenir sur mes propos et dire la vérité, pour ne pas prendre pour les autres. Je préfère, pour ma part, ne pas prendre pour les autres. » Ce sont là des propos qui semblent assez spontanés. Dans les lettres qu'il adresse au magistrat instructeur, ses indications semblent être frappées du sceau de la sincérité et de la vérité. Dans sa lettre du 13 décembre 2001, il ne parle pas de faits qui sont susceptibles de lui être reprochés sur les enfants. Il se dénonce pour des gestes sexuels commis sur Aurélie Grenon, qui est une personne majeure et consentante.

Lorsqu'il se rétracte, au milieu d'un interrogatoire, il le fait de manière relativement brusque, après s'être entretenu quelques instants avec son avocat, et après avoir tenu des propos incohérents.

Daniel Legrand fils, quand il s'accuse, confond des actes qui, s'ils avaient été commis, ne seraient pas répréhensibles, et d'autres qui auraient présenté un caractère susceptible de lui faire encourir des sanctions pénales.

Franck Lavier a été pour moi une énigme. Jusqu'à ces derniers jours, je n'avais pas découvert la clé de ce qui avait pu l'amener à faire un certain nombre de déclarations dans le cabinet du magistrat instructeur. Il dénonce, de manière circonstanciée, des actes tout à fait insoutenables. Le 17 août, à la cote D538, en page 2, il indique qu'il est monté au domicile de M. Delay et qu'il a assisté à la scène suivante : « J'ai regardé Aurélie en train de se toucher avec Myriam. C'était dégueulasse. » Mais il y a pire : M. Delay « était le premier à vouloir des partouzes, et tout ce qui s'ensuit. Une fois, j'étais parti pour aller chercher une perceuse chez Thierry Delay. Il sortait de la chambre des enfants. Il se rhabillait. Il y a un des enfants qui pleurait. Et j'ai manqué de vomir, car je savais qu'il venait de sodomiser les enfants. Je vais être franc avec vous. C'est un pédé, il sodomisait les enfants. Et il demandait, rien que pour s'amuser, de faire n'importe quoi aux enfants. Il demandait à faire n'importe quoi sur le sexe, tout ce qui est jeu pervers sur le sexe. Tout ce qui est possible d'imaginer a été fait. Du style, avec des petits jouets des enfants. Je l'ai vu sodomiser les enfants avec un camion de pompiers, avec la grande échelle. Son enfant saignait du postérieur. »

Le 7 novembre 2001 - le procès-verbal figure à la cote D711 -, il dit ceci, en page 3 : « Tout ce que j'ai vu, c'est que les enfants sortaient de la chambre, et qu'un enfant avait une tâche de sang derrière la cuisse, et également qu'Aurélie Grenon et Myriam Delay faisaient des couples ensemble. Cela n'a duré qu'une fraction de seconde, et c'était horrible. J'ai refermé la porte et je suis reparti. »

Ces indications sont celles d'une personne qui conteste toute responsabilité dans l'affaire, mais qui sont extrêmement circonstanciées, et que je n'arrivais pas à m'expliquer jusqu'à il y a peu.

À l'instant où je m'apprête à conclure sur l'analyse du dossier, je voudrais vous dire que, malgré tout cela, je suis profondément convaincu de l'innocence de toutes ces personnes.

M. Gérard VIGNOBLE : Enfin !

M. Léonce DEPREZ : Ouf !

M. Gérald LESIGNE : Bien évidemment, il faut chercher quels mécanismes ont pu conduire une collectivité à adopter un positionnement de cette nature, qu'il s'agisse des enfants ou des adultes. Je ne vois qu'une seule explication, celle du mythe, du mythe de la pédophilie. Un mythe très puissant, qui serait venu s'alimenter, s'autoalimenter par les indications fournies par les uns et les autres et par l'incapacité de tout un système à poser cette analyse.

Ce mythe, comme toujours, puise ses racines dans la réalité. La réalité première, c'est incontestablement la maltraitance sexuelle du couple Delay, qui est évidente, qui n'est d'ailleurs pas contestée, et qui est partagée par deux personnes qui étaient conviées à ces ébats et qui ont été sanctionnées par la cour d'assises.

Ce mythe a aggloméré d'autres petits éléments, à caractère anodin, qui ont pu être interprétés comme des charges. C'est un mythe auquel toute une collectivité adhère, même ceux qui protestent de leur innocence, à de rares exceptions près. C'est un mythe tout-puissant, qui a intégré le fait que la boulangère avait des heures de travail tardives et qu'elle fréquentait le domicile du couple Delay, le fait que M. Franck Lavier avait des approximations éducatives, le fait que certains avaient des interrogations sur le célibat de l'abbé Wiel. Tout cela a été récupéré, transformé, et est devenu une vérité. Une vérité dans la tête des enfants de la Tour du Renard, une vérité aux yeux d'un certain nombre d'adultes, une vérité aux yeux des services sociaux, et par ce biais, une vérité au sein de tout le système judiciaire.

Car nous étions, en ce qui concerne la parole de l'enfant, sur une autre analyse que celle que nous portons aujourd'hui. Il y avait une présomption de vérité. Il y avait une culture qui conduisait à ce que toutes les institutions aient tendance à considérer que la parole de l'enfant était une parole de vérité. Je crois d'ailleurs que certaines initiatives politiques allaient dans ce sens. Aujourd'hui, si le réveil est aussi brutal, c'est parce qu'une interaction entre différents éléments, dans un conglomérat de faits, est devenue une vérité.

Bien sûr, je ne saurais conclure sans faire des propositions. Je les fais en toute humilité. Je ne les fais pas pour chercher à me valoriser. Je les fais d'ailleurs en hommage aux victimes de l'affaire d'Outreau. Je souhaiterais d'ailleurs que si des modifications législatives étaient décidées, elles le soient en leur nom, et seulement en leur nom.

Il me semble que des modifications doivent intervenir sur le terrain judiciaire, mais que s'en tenir là serait insuffisant.

En ce qui concerne le fonctionnement de l'institution judiciaire, je pense qu'il faut pouvoir inclure le doute dans la gestion des juridictions d'instruction. Car il faut savoir que ce n'est pas le cas actuellement. Nous n'en avons pas la possibilité légale. Pourquoi ? Parce que nous sommes sur un concept que je considère comme archaïque, celui de « charges suffisantes ». La Cour de cassation en a donné la définition : « ce sont des éléments qui, s'ils venaient à être avérés, viendraient à constituer une infraction pénale. » Cela signifie que le juge d'instruction est un juge enquêteur, ou un enquêteur judiciaire, mais pas tout à fait un juge, parce que, pas plus que le ministère public, il n'a la possibilité d'intégrer le doute dans sa réflexion. Il comptabilise les charges, et lorsque les charges se sont accumulées - et si je vous les ai énumérées tout à l'heure, c'est dans cet état d'esprit que je l'ai fait -, il tire un bilan : voilà, il n'y a pas d'autre solution que le renvoi. D'ailleurs, sachez-le, mesdames, messieurs les députés, nous sommes parfois amenés à renvoyer des affaires devant les juridictions en sachant que nous n'avons pas de conviction de culpabilité. Ce n'était pas le cas dans cette affaire, mais cette situation me semble anormale, archaïque. La notion de charges suffisantes me semble appartenir au passé.

Il faut aussi se donner les moyens d'intégrer le doute. Ce n'est pas la lecture d'un dossier papier qui vous permettra de mettre en évidence le doute. Pourquoi sept acquittements ont-ils été requis à Saint-Omer ? Parce que l'audience, c'est la confrontation des points de vue. C'est seulement lorsque vous êtes en présence des uns et des autres et que vous avez la possibilité d'entendre les témoins clés que vous appréciez véritablement la situation, que vous pesez les choses. C'est là que l'on a la possibilité d'apprécier l'existence ou non d'un doute.

La solution serait peut-être que la mise en accusation résulte d'une audience collégiale. Il reste à déterminer quel organe serait chargé d'apprécier, mais je pense que l'appréciation de l'existence ou non d'un doute ne peut résulter que de la confrontation des points de vue en audience.

Un autre point me paraît important, qui résulte de l'analyse des conditions du recueil de la parole de l'enfant. Le mythe d'Outreau est né d'un ensemble d'éléments. Il y a d'abord le fait que lorsque l'on affiche une politique pénale, celle-ci est tout naturellement relayée par les médias sur le plan national. Dans ces contentieux de la parole, ce n'est pas sans influence sur les comportements individuels. Cela va bien au-delà de la parole de l'enfant. On a vu, par exemple, qu'en matière de violences conjugales, certaines personnes ont tenté de mettre à profit les préoccupations affichées au niveau national pour obtenir des résultats contraires à la vérité. J'ai eu récemment à connaître d'une affaire qui aurait pu avoir des conséquences absolument catastrophiques. Une personne avait, il y a quelques mois, déposé plainte en évoquant le viol commis sur sa personne par son mari, sous la menace d'un couteau. L'affaire avait été classée sans suite. J'avais pris cette décision parce que d'autres éléments laissaient à penser que le propos était fantaisiste. Il y a quelque temps de cela, la même personne est revenue. Elle avait été victime de blessures graves. Elle n'avait pas hésité, pour donner du crédit à son propos, à s'éventrer.

Il y a, dans la société moderne, un certain nombre d'interactions entre des politiques affichées et des fantasmes qui peuvent la traverser. Je pense à des affaires récentes. Il en est une qui a mis en cause un homme politique important à Toulouse. Une autre a défrayé la chronique, s'agissant d'une agression à caractère raciste dans le RER. Il y a des gens qui, dès lors que des politiques sont affichées, essaient de les utiliser, de les récupérer dans leur intérêt personnel. Il faut trouver des moyens de mettre en échec ces comportements.

En ce qui concerne la parole de l'enfant, les choses sont peut-être un peu plus compliquées. Mais un certain nombre de pistes pourraient être explorées. La première serait de dissocier l'affectif du recueil de la parole de l'enfant. On voit bien, dans cette affaire, que les services sociaux, qui sont occupés à la reconstruction des enfants, qui les prennent en charge dans des conditions exceptionnellement difficiles, développent une attitude affective à leur égard. C'est évident. On ne peut pas reconstruire un enfant sans lui porter de l'intérêt. À partir de là se noue à l'évidence une interaction entre la sphère affective et la réalité concrète des faits. Souvent, l'enfant prononce quatre ou cinq mots et ces quatre ou cinq mots en deviennent dix, puis quinze au fur et à mesure que les équipes interviennent. Il serait bon de faire appel à des instituts spécialisés qui viendraient à recueillir la parole de l'enfant sur un terrain neutre, en faisant intervenir à la fois les services de police ou de gendarmerie, les services médicaux, les services psychologiques ou psychiatriques. Ce terrain neutre ne serait pas un terrain de complaisance à l'égard de la parole de l'enfant.

Il faut aussi, me semble-t-il, limiter le champ des compétences des psychologues et des psychiatres. Nous savons que les éléments tirés de la personnalité des personnes mises en cause ne peuvent pas être utilisés comme étant des éléments à charge dans le cadre du dossier pénal. Or, il existe une certaine ambiguïté concernant ces examens psychologiques effectués sur les victimes. On peut penser que ces éléments peuvent être utilisés comme des moyens de vérifier la véracité de la parole de la victime. Je pense que l'examen psychologique doit être une mesure de la souffrance de la personne, des troubles qui vont influer sur son avenir ou son comportement, mais il ne devrait en aucun cas être intégré au dossier factuel, au dossier des charges.

Voilà, mesdames et messieurs les députés, les quelques suggestions que je tenais à faire, et qui résultent de mon expérience, en précisant que si ce sinistre est sans doute plus important que les autres, il en existe d'autres. À plusieurs reprises, on n'est pas passé très loin de difficultés du même genre.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Merci, monsieur le procureur, pour cette contribution aux réflexions de notre commission. Merci, également, de nous avoir expliqué de manière très argumentée, les raisons pour lesquelles la crédibilité avait prévalu. Je remarque néanmoins que vous n'avez pas du tout parlé de votre rôle, dont nous dirons quelques mots. Je remarque aussi que votre argumentation s'attache essentiellement à ce que l'on pourrait appeler la première partie de l'affaire, et que vous n'avez quasiment pas abordé sa seconde partie, celle qui commence à partir du moment où les David Legrand père et fils sont mis en cause. Cette seconde partie s'étend sur plus d'un an, puisque l'ordonnance de mise en accusation signée par M. Lacombe date du 13 mars 2003, votre réquisitoire définitif datant, quant à lui, du 6 mars 2003.

Ma première question porte sur les faits antérieurs au début de l'affaire. Des faits se sont produits à l'été 1997. Le 1er décembre 1998, Mme Badaoui indique à l'UTASS que son enfant aurait été victime de sévices sexuels de la part d'un certain Jean-Marc. Curieusement, les Delay ne portent pas plainte, tout en disant qu'ils ont reconnu la personne en question. Une enquête est finalement ouverte le 23 décembre 1998, mais fait l'objet d'un classement sans suite. D'après les indications qui nous ont été fournies, ce n'est pas un cas totalement isolé, puisque d'autres signalements avaient eu lieu auparavant. Le 6 mai 1996, par exemple, le conseil général sollicite du procureur une mesure de protection judiciaire d'un enfant. Cette affaire est classée sans suite le 9 mai 1996. On sait aussi que des hospitalisations des enfants figurent dans un dossier ouvert auprès du juge des enfants.

Pourquoi y a-t-il eu des classements sans suite ? Comment avez-vous réagi à tous ces signalements antérieurs à l'affaire ?

M. Gérald LESIGNE : En ce qui concerne ces événements, ils ne semblaient pas caractériser des infractions pénales. L'agression de 1997 est celle qui aurait eu lieu dans la cave. Nous n'avions pas d'auteur connu. Par ailleurs, les indications paraissaient incertaines. Nous n'avons pas voulu, effectivement, nous lancer immédiatement dans l'aventure.

Il faut savoir que ce type de signalement est malheureusement fréquent dans des milieux difficiles. Nous faisons avec les moyens que nous avons. En l'occurrence, nous n'avons pas eu la possibilité de déboucher sur des investigations qui auraient pu permettre une orientation positive de l'affaire pénale.

Par contre, l'assistance éducative continuait à s'exercer, au plus près de la famille, puisque Pierre a été placé avant ses frères, ceux-ci ayant été placés ultérieurement en raison des débordements de la famille Delay à leur égard.

M. le Rapporteur : Le 4 janvier 2002, Daniel Legrand fils écrit au juge d'instruction une lettre, parallèlement adressée à une chaîne de télévision, dans laquelle il révèle l'assassinat d'une fillette belge par M. Delay. Le 9 janvier, vous choisissez de joindre cette affaire à celle de la Tour du Renard en la confiant au juge d'instruction. Vous le faites par le biais d'un réquisitoire supplétif, excluant ainsi d'ouvrir une autre information.

Avant de faire ce choix, avez-vous eu des discussions avec le SRPJ de Lille ? Si oui, quelle était sa position ? Avez-vous eu des contacts avec le juge d'instruction pour savoir quelle décision prendre ? Et pouvez-vous nous expliquer pourquoi vous avez pris cette décision de réquisitoire supplétif ?

M. Gérald LESIGNE : Nous étions dans l'urgence. Cette révélation était intervenue dans le cadre du dossier. Il fallait nécessairement saisir le magistrat instructeur de façon qu'il puisse informer sur ces événements. Vous savez que s'il n'y a pas de saisine du magistrat instructeur, celui-ci est juridiquement dans l'incapacité d'informer sur les faits qui sont portés à sa connaissance. Il s'agit donc d'une technique purement juridique qui a consisté à délivrer un réquisitoire supplétif.

Je n'ai pas eu de lien avec les services du SRPJ. Nous étions dans le cadre d'une information judiciaire. Il appartenait au magistrat instructeur d'ouvrir le dialogue avec les enquêteurs qu'il entendait missionner.

M. le Rapporteur : Vous n'avez pas donc pas eu à cette époque de discussion avec le SRPJ sur le point de savoir s'il convenait ou non d'ouvrir une information séparée ?

M. Gérald LESIGNE : Non. La discussion était juridique. Je m'en suis entretenu avec le magistrat instructeur. Il s'agissait de savoir s'il convenait de le saisir ou non de ce pan de l'affaire.

M. le Rapporteur : Sur ce point technique précis, vous n'avez pas eu, me dites-vous, de discussion avec le SRPJ de Lille ?

M. Gérald LESIGNE : Non.

M. le Rapporteur : Ensuite, un certain nombre de recherches ont lieu pour trouver le corps de la fillette. Elles se révèlent infructueuses. Daniel Legrand fils a indiqué très rapidement les raisons pour lesquelles il avait inventé cette histoire de toutes pièces. Il pensait qu'en faisant des révélations, il obtiendrait plus facilement, à l'instar d'Aurélie Grenon, sa mise en liberté provisoire. D'autre part, il s'agissait, pour reprendre le terme qu'il a utilisé durant son audition par notre commission, de « coincer » Mme Badaoui en la prenant à son propre jeu. Le juge d'instruction ordonne ensuite la disjonction du dossier, le 19 avril 2002, peu de temps avant son départ. Cet aspect-là du dossier ne viendra pas devant la cour d'assises. Il semble d'ailleurs que cette procédure soit toujours en cours. Quoi qu'il en soit, le juge ordonne la disjonction, laquelle est une mesure d'administration judiciaire, qui n'est pas susceptible de recours.

Avez-vous été amené à évoquer cette disjonction avec le juge d'instruction ? Qu'est-ce qui a présidé à cette décision alors qu'au départ, on a considéré qu'il s'agissait d'un seul et même dossier ? Certains avocats nous ont laissé entendre que l'on ne voulait pas renvoyer cet aspect du dossier devant la cour d'assises parce que cela l'aurait affaibli. Par ailleurs, où en est cette procédure à ce jour ?

M. Gérald LESIGNE : Cette procédure est sur le point d'être clôturée, mais elle est toujours en cours. Nous avons reçu les dernières pièces la concernant peu après la fin du procès devant la cour d'assises de Paris. Des recherches extrêmement importantes ont été effectuées, en France et à l'étranger. Car même si nous pouvions penser que cette affaire était frappée du sceau de la fantaisie, nous ne pouvions pas ne pas prendre les plus grandes précautions. Imaginez un seul instant que, contre toute attente, un meurtre ait effectivement eu lieu. Il est évident qu'en pareille matière, on ne saurait prendre de décisions à la légère.

La décision de disjonction est nourrie par la nécessité d'éviter que le reste de l'affaire ne s'éternise. Le dossier concernait un nombre de personnes beaucoup plus important que celles qui étaient susceptibles d'être impliquées dans le meurtre de la fillette. Certains disent aujourd'hui que l'affaire a été disjointe parce qu'on ne voulait pas donner à la défense des moyens de faire valoir le caractère fantaisiste des accusations portées par d'aucuns. Mais la réflexion inverse pouvait s'imposer : il ne fallait pas que l'on puisse utiliser une quelconque suspicion dans le sens de l'accusation. La notion de procès équitable constitue un objectif qui doit absolument être poursuivi par tous les acteurs judiciaires. Je me suis inscrit dans une démarche de procès équitable.

M. le Rapporteur : Vous avez évoqué cette question avec le juge d'instruction ?

M. Gérald LESIGNE : Bien sûr. Je ne le conteste absolument pas. La relation avec le magistrat instructeur est absolument nécessaire dans les dossiers complexes. Mais chacun conserve son indépendance.

M. le Rapporteur : Ces rencontres n'ont pas lieu en même temps qu'avec la défense.

M. Gérald LESIGNE : Rien n'interdit à la défense de fréquenter le bureau du juge.

M. le Rapporteur : Il semble que ce n'était pas si facile que cela. Mais ce n'est pas le débat.

M. Gérald LESIGNE : Je ne peux pas me prononcer sur ce point, vous le comprenez bien. Quoi qu'il en soit, en ce qui concerne les décisions stratégiques du dossier, il est normal que s'instaure une discussion, chacun conservant sa totale liberté. D'ailleurs, au niveau du renvoi, l'analyse de chacun était différente. J'ai requis deux non-lieux, le magistrat instructeur n'en retient qu'un. Je me bats pour obtenir le deuxième non-lieu.

M. le Rapporteur : Nous y reviendrons. Je ne sais pas si les différences entre le réquisitoire et l'ordonnance de renvoi sont plus importantes que les ressemblances.

En mars 2002, les services de la police belge transmettent une note à leurs collègues français. Je vous donne lecture de l'extrait suivant :

« En date du vendredi 1er mars 2002, nos services ont de nouveau pris les contacts nécessaires avec nos collègues français à Coquelles pour connaître l'état de leur enquête et jusqu'à quel point les faits commis dans notre pays entraient en ligne de compte dans leur enquête.

« - Nous apprenons par notre collègue français Frank DEVULDER que la déclaration au sujet de l'enfant qui aurait été assassiné a été inventée de toutes pièces et qu'ils ne travailleraient désormais plus sur cette affaire.

« - En ce qui concerne la région d'Ostende, rien ne serait vrai non plus, étant donné qu'il y aurait eu une mauvaise transmission d'informations entre leur juge d'instruction et la presse.

« - Pour le moment, l'enquête se trouve dans une impasse étant donné que les enfants commencent à inventer toutes sortes de choses vu le nombre élevé d'auditions qu'ils ont déjà dû subir.

« - Il s'avère qu'il y a également des doutes en ce qui concerne le fait que des faits se sont bien déroulés en Belgique, plus précisément dans la ferme à Zonnebeke.

« - Il s'avère donc que le fils Legrand Daniel a inventé ces faits dans l'espoir d'obtenir une réduction de peine et en ce qui concerne la mère qui confirmait cela, il s'avère qu'elle donne une réponse positive à toutes les données apportées de telle sorte qu'on ne peut pas tenir compte de ses déclarations. »

Quelle a été la réaction du parquet ? N'y avait-il pas, à ce moment-là du dossier, certaines questions à se poser ?

M. Gérald LESIGNE : Ces propos de la police belge ne coïncident pas totalement avec le rapport de synthèse qui sera établi par la suite. Le rapport de synthèse du SRPJ est infiniment plus évasif.

M. le Rapporteur : Il est évasif, en effet. J'aurai d'ailleurs l'occasion de vous demander pourquoi, contrairement à la pratique habituelle, vous n'avez pas fait citer l'enquêteur devant la cour d'assises de Saint-Omer.

M. Gérald LESIGNE : Je peux vous répondre tout de suite, monsieur le rapporteur. C'est le directeur d'enquête qui n'a pas été entendu par la cour d'assises. Par contre, les enquêteurs ont été convoqués devant elle. La raison en est que nous avions reçu des consignes du procureur général, qui étaient également relayées par les présidents de cours d'assises, lesquels souhaitaient entendre à la barre des enquêteurs de terrain.

Par ailleurs, la défense aurait pu faire citer le directeur d'enquête. Nous avons d'ailleurs cité un certain nombre de personnes à la demande de la défense. Si cet enquêteur avait été sollicité, il aurait été cité au même titre que les autres.

M. le Rapporteur : Je prends acte de votre réponse.

Pour revenir à la note des services de police belges, a-t-elle fait naître quelques doutes ?

M. Gérald LESIGNE : À partir du moment où les recherches en vue de retrouver le corps de la fillette n'ont pas été immédiatement positives, pas plus que les investigations menées en Belgique, nous avons cherché à mieux cerner la position des mineurs qui étaient accusateurs. C'est aussi le sens des expertises psychologiques - d'ailleurs demandées par la défense - et des nouveaux examens médicaux. Il semblait évident qu'il ne fallait pas se fonder sur les indications que nous procureraient les enquêteurs belges pour vérifier la crédibilité des mineurs.

M. le Rapporteur : Je précise d'ailleurs que nonobstant le résultat négatif des recherches sur la piste belge et la note que je viens de rappeler, le réquisitoire définitif n'abandonne pas cette piste, puisqu'il affirme qu'il apparaît nécessaire « de faire crédit aux mineurs victimes de leur extrême jeunesse. Ainsi la Belgique n'était avant tout pour eux qu'une contrée lointaine, difficile d'accès, et susceptible d'être rejointe après une longue route. Il serait abusif d'attribuer à cette dénomination géographique la valeur de référence qu'elle n'aurait pas manqué de recouvrir dans le langage de personnes adultes. L'assimilation avec la Belgique avait pu s'opérer tout aussi bien après que la campagne de presse ait largement évoqué cette hypothèse. Il pouvait en définitive s'agir de tout autre lieu en France ou à l'étranger. » Cette analyse sera d'ailleurs reprise au mot près dans l'ordonnance de mise en accusation.

M. Gérald LESIGNE : J'ajoute simplement que dans ce réquisitoire définitif, j'ai abandonné tout ce qui avait trait à l'idée d'un réseau ayant pour vocation la revente de cassettes pornographiques. Dans mon esprit, il s'agissait de scènes de pornographie en groupe, plus ou moins improvisées, qui pouvaient avoir lieu dans différents endroits extérieurs à l'arrondissement.

M. le Rapporteur : J'en viens à la demande de dépaysement du dossier d'Outreau présentée par Mes Berton et Delarue, qui, à l'appui de leur requête, soulignaient les violations du secret de l'instruction, les difficultés d'accès au dossier ainsi que celles tenant « au climat judiciaire délétère et malsain prévalant à Boulogne ».

Dans sa décision de rejet de cette demande, le procureur général indique, notamment, que les violations du secret de l'instruction ne sont pas imputables aux magistrats et aux fonctionnaires, qui sont toujours restés « sereins » et que ces derniers ne sont pas à l'origine du « climat malsain et de suspicion qui régnerait à Boulogne. Personne ne met en cause leur impartialité et leur compétence ».

Avez-vous été consulté par le procureur général ? Partagez-vous son analyse, alors même que le juge d'instruction se réfère à l'« écho médiatique » de cette affaire pour demander au JLD le placement en détention provisoire de tel ou tel ?

M. Gérald LESIGNE : L'écho médiatique nous échappe un peu.

M. le Rapporteur : Il a un rapport avec la sérénité et donc avec la demande de dépaysement. Avez-vous eu un débat avec le procureur général ?

M. Gérald LESIGNE : Non. Cette décision appartenait au procureur général.

M. le Rapporteur : Pensez-vous qu'il était déjà informé du dossier, qu'il le connaissait, qu'il était en mesure de prendre une décision sans consulter personne ?

M. Gérald LESIGNE : Le dossier était transmis en temps réel au parquet général, du moins en ce qui concerne ses principaux aspects. Je me rendais d'ailleurs fréquemment au cabinet du magistrat instructeur pour prendre les pièces, notamment les pièces d'audition, aux fins de les transmettre aussitôt au parquet général.

M. le Rapporteur : En temps réel, vous aviez les pièces pour les transmettre au parquet général ? N'y a-t-il pas deux poids, deux mesures ? L'accusation est-elle vraiment à égalité avec la défense, sur ce point particulier ?

M. Gérald LESIGNE : L'accusation était à égalité avec la défense, en ce sens qu'elle non plus ne disposait pas d'une copie du dossier. Elle n'avait qu'un dossier administratif nourri des pièces que nous allions chercher. Le dossier copie a été établi au bénéfice du parquet exactement au même moment qu'il l'a été pour les avocats. Les problèmes étaient liés à des difficultés matérielles.

M. le Rapporteur : Donc, pas de contact entre vous et le parquet général au moment du rendu de l'ordonnance du procureur général sur le dépaysement ?

M. Gérald LESIGNE : Non. C'est une décision du procureur général. Je n'ai pas cherché à l'influencer, de quelque façon que ce soit. D'ailleurs, je ne me suis jamais comporté comme le propriétaire de cette affaire. Dans des dossiers complexes et difficiles, je suis le premier à proposer le dessaisissement de la juridiction. Il n'y avait pas de syndrome d'appropriation, de volonté de conserver un dossier. Certainement pas.

M. le Président : Pour élargir la question de M. le rapporteur, ce dossier était-il suivi de près, à votre connaissance, par le parquet général ? Vous demandait-on souvent des informations, que vous faisiez remonter au procureur général ?

M. Gérald LESIGNE : Je crois avoir répondu sans aucune ambiguïté. Le procureur général, qui faisait preuve d'un certain niveau d'exigence à l'égard de ses parquets, était informé très rapidement de l'état du dossier.

Par ailleurs, il ne vous aura pas échappé qu'un certain nombre de recours ont été exercés devant la chambre de l'instruction, que celle-ci disposait en permanence d'un dossier copie. Je suppose que le parquet général avait la possibilité d'y accéder.

M. le Président : Avez-vous reçu des instructions du parquet général ?

M. Gérald LESIGNE : Je n'ai reçu aucune instruction du parquet général.

M. le Président : À votre connaissance, la Chancellerie suivait-elle ce dossier de près ? Si oui, le parquet général a-t-il reçu des instructions ?

M. Gérald LESIGNE : Je l'ignore. Le rôle d'un procureur de la République est d'établir des liens avec son procureur général. Au-delà, on ignore tout de ce qui se passe.

M. le Rapporteur : Plus généralement, quelles étaient vos relations avec le juge d'instruction, notamment sur des questions qui ont été abordées dans presque toutes les auditions : la méthode des confrontations ; le cas de M. Jean-Marc Couvelard, qui était manifestement dans l'incapacité de commettre les actes qui lui étaient reprochés ; les contradictions, dont je ne vais pas reprendre la liste ; le défaut d'éléments matériels ; le nombre des demandes de mise en liberté, etc. ? Par ailleurs, vous avez à peu près systématiquement pris des réquisitions conformes aux demandes du juge d'instruction, ce qui indique que vous étiez d'accord avec lui sur tous ces points.

M. Gérald LESIGNE : Mes rapports avec le juge d'instruction sont tout à fait normaux, ce sont ceux d'un parquet avec l'instruction. Il faut être au contact du magistrat instructeur. Il faut rester disponible aux interrogations qu'il pourrait être amené à se poser. Pour autant, il ne s'agit pas de dicter sa conduite à un magistrat instructeur. L'équilibre est toujours un peu compliqué.

M. le Rapporteur : Pardon de vous interrompre. C'était son premier poste. Il était saisi d'un dossier difficile. Lui arrivait-il de vous demander des conseils ?

M. Gérald LESIGNE : Les conseils que je lui donnais, c'était notamment les demandes d'expertise. Sur ce point, le rôle du parquet est clair. D'autre part, à partir de 2002, j'ai senti un dérapage complet dans l'attitude des enfants. Ils reconnaissaient véritablement tout le monde. Ils rencontraient quelqu'un dans un supermarché, dans un commissariat, et ils l'identifiaient comme auteur de faits dont ils avaient été victimes. C'est un phénomène malheureusement très classique. Dans un premier temps, un enfant révèle un certain nombre de choses. Et ensuite, il joue à la vedette. J'en avais discuté avec le magistrat instructeur, ce qui a d'ailleurs abouti à la non-mise en examen d'un certain nombre de personnes. Cette attitude s'imposait au regard de la longueur du dossier.

M. le Rapporteur : En ce qui concerne la méthode des confrontations, quel était l'inconvénient de confrontations individuelles, à partir du moment où des gens qui clamaient leur innocence les demandaient ?

M. Gérald LESIGNE : Il n'y avait aucun inconvénient à le faire.

J'indique que les confrontations collectives n'ont pas toujours été en défaveur de la défense. Il y a eu quelques rétractations.

Cette méthode était celle du juge d'instruction. Elle était validée par la chambre de l'instruction. À partir de là, le débat est court.

M. le Rapporteur : Vous avez quand même une expérience de magistrat infiniment plus longue que celle du jeune juge dont c'est le premier poste. Pensez-vous que c'est une bonne méthode ? Et est-ce une bonne méthode que de refuser les confrontations individuelles ?

M. Gérald LESIGNE : Il n'y a aucun inconvénient à faire droit à des demandes de confrontations individuelles.

M. le Rapporteur : Pourquoi cela n'a-t-il pas été fait ? En avez-vous parlé avec le juge Burgaud ou pas ?

M. Gérald LESIGNE : Je le redis, le débat a été écourté, dès lors que la chambre de l'instruction a validé la méthode. Elle l'a fait sans ambiguïté.

M. le Rapporteur : C'est une réponse théorique ! Le fait que la chambre de l'instruction ait validé la méthode n'empêchait pas le juge d'instruction de prendre l'initiative d'une confrontation individuelle s'il le souhaitait.

M. le Président : Le procureur a le droit d'assister aux confrontations. Y avez-vous participé ?

M. Gérald LESIGNE : Non, absolument pas.

M. le Président : Cela ne vous a jamais intéressé de savoir comment elles pouvaient se dérouler ?

M. Gérald LESIGNE : C'est toujours extrêmement délicat d'intervenir, dans le cadre d'une instruction judiciaire, dans le cabinet d'un magistrat. Pourquoi ? Parce que le parquet, c'est une partie. Et c'est une partie qui a un rôle particulier, en ce sens que, à la différence des avocats, elle n'a pas à convaincre le juge d'instruction de la réponse qu'il convient d'apporter à la question de savoir si les personnes mises en examen sont coupables ou non. Il faut éviter que le parquet, dans le cadre de pareilles confrontations, puisse s'engager ou cautionner, de quelque façon que ce soit, ce qui, à un moment donné, pourrait faire l'objet d'une analyse divergente de sa part. Le parquet doit être présent dans la gestion du dossier papier, c'est-à-dire présenter des réquisitions écrites chaque fois que c'est nécessaire. Mais qu'il soit présent aux actes de l'instruction ne serait pas forcément une bonne chose.

M. le Rapporteur : Dans votre propos liminaire, vous avez dit qu'il serait bon qu'un débat se tienne dans le cours de l'instruction. N'est-ce pas justement l'occasion d'avoir ce débat, en présence de l'accusation et de la défense ?

M. Gérald LESIGNE : Non. L'audition d'une personne par un magistrat instructeur n'est pas un débat.

M. le Rapporteur : Bien sûr. La question est de savoir s'il ne serait pas bon qu'il y en ait un.

M. Gérald LESIGNE : Je pense que ce n'est pas un lieu adapté. L'audience est un lieu adapté, parce qu'elle permet à chacun de s'exprimer librement. Elle permet aussi de convoquer un certain nombre de témoins. L'audience, c'est le moment où chacun se trouve face à l'autre et interagit par rapport à l'autre.

M. le Rapporteur : Vous avez dit en substance : c'est à l'audience que j'ai compris un certain nombre de choses. Je rappelle que le procureur de la République n'a pas pour seule fonction de représenter l'accusation. Il est aussi, par ailleurs, le garant des libertés. Or, vous n'êtes pas intervenu avant cette audience pour requérir la mise en liberté provisoire d'un certain nombre de personnes. À l'audience, vous sollicitez l'acquittement de sept accusés. Qu'est-ce qui a pu vous faire changer d'avis ?

M. Gérald LESIGNE : C'est toute la différence entre le dossier papier et la réalité de l'humain.

M. le Rapporteur : Mais qu'est-ce qui empêchait le magistrat instructeur et vous-même d'être sensibles à cette réalité de l'humain ? Une personne est restée trente-huit mois en prison.

M. Gérald LESIGNE : Je pense qu'il faut distinguer la problématique de la détention provisoire et celle du renvoi devant la juridiction de jugement.

Le renvoi devant la juridiction de jugement est lié à l'analyse du document papier. Le document papier et la réalité de l'humain, ce sont deux univers tout à fait différents. Il n'est pas rare, d'ailleurs, que nous renvoyions des affaires devant les juridictions correctionnelles ou les juridictions d'assises au vu des pièces de la procédure, avant de prendre à l'audience des réquisitions de relaxe ou d'acquittement.

Prenons l'exemple, dans l'affaire d'Outreau, des témoignages sur les cheveux des Marécaux.

M. le Rapporteur : Je n'ai pas abordé cette question hier, parce que nous y aurions passé beaucoup de temps. Cela prend une proportion très importante dans le dossier.

M. Gérald LESIGNE : Le débat mérite d'être approfondi. Nous avions des témoins qui étaient à charge, qui interprétaient des gestes anodins pour crédibiliser un comportement pédophile.

M. le Rapporteur : C'est là que l'on attend du juge qu'il se comporte en arbitre et fasse preuve de bon sens.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Bien sûr !

M. Gérald LESIGNE : Ce n'est pas le juge, là. C'est l'enquêteur.

M. le Rapporteur : Je parle du juge au sens large du terme, du magistrat.

M. le Président : Monsieur le procureur, je reviens à la question des confrontations, auxquelles vous n'avez pas participé. Aux termes de l'article 120 du code de procédure pénale, que vous connaissez mieux que moi, « le juge d'instruction dirige les interrogatoires, confrontations et auditions. Le procureur de la République et les avocats des parties et du témoin assisté peuvent poser des questions ou présenter de brèves observations. » Ne pensez-vous pas que si vous aviez assisté à ces confrontations, l'élément humain dont vous parliez, et qui vous a sauté aux yeux à l'audience, vous aurait sauté aux yeux bien avant, et que cela aurait évité le maintien en détention provisoire de beaucoup de gens ?

M. Gérald LESIGNE : Avant d'aborder la question de la détention provisoire, je souhaiterais, si vous le permettez, achever mon propos au sujet du renvoi. Les témoins dont je parlais à l'instant, à la barre des assises, alors que les choses avaient changé, n'avaient plus le même comportement. Ce qui était anodin et banal, ils le présentaient comme anodin et banal, alors que, lorsqu'ils avaient été entendus par l'enquêteur de police, leur témoignage était uniquement à charge. L'audience est un moment de vérité, c'est cela que je voulais dire à M. le rapporteur.

M. le Rapporteur : Monsieur le procureur, ce que vous venez de dire est très important. Corrigez-moi si je me trompe, mais il me semble que vous avez dit en substance : pendant l'instruction c'est le papier, à l'audience c'est l'humain. Cela m'interpelle. S'il faut attendre trente-huit mois pour se préoccuper de l'humain, il y a un problème.

Quant au papier, on n'en tire pas toujours les conséquences. Le 22 juillet 2002, vos réquisitions défavorables à la demande de remise en liberté de Mme Roselyne Godard indiquent que « la personnalité de la mise en examen la prédispose à réitérer les actes qui lui sont imputés ». Or, cette appréciation va à l'encontre de celle de la chambre de l'instruction qui a estimé, dès le 11 avril 2002, que l'examen psychiatrique de Mme Roselyne Godard, dont vous disposez, « a conclu qu'elle ne présentait pas de pathologie de nature sexuelle en relation avec les faits reprochés, de traits de caractère ou de personnalité caractéristiques des abuseurs sexuels ».

Ce que vous dites dans vos réquisitions est donc contradictoire avec le document dont vous disposez.

M. le Président : Même question concernant M. Christian Godard. Vous vous opposez à sa mise en liberté, que le JLD souhaite. Quelques mois plus tard, vous demandez un non-lieu en sa faveur.

M. Gérald LESIGNE : Oui, tout à fait.

M. le Président : Il n'y a pas de contradiction ?

M. Gérald LESIGNE : Les réquisitions sont prises à un instant T, au vu des éléments soumis à votre analyse. Pour ce qui est de la détention, il faut intégrer un certain nombre de facteurs, notamment les nécessités de l'enquête, de l'organisation des confrontations, bref, des éléments qui ne sont pas nécessairement liés au fond de l'affaire, à la vérité telle qu'elle peut être établie. Les réquisitions que je prends pour le renvoi, je les prends sur le fondement d'un mémoire, qui a d'ailleurs été présenté par la défense, en le recoupant avec d'autres éléments du dossier. Il ressort de cet ensemble que des doutes très sérieux existent quant à la culpabilité de M. Christian Godard. Je suis intimement convaincu de son innocence au moment du renvoi. Et lorsque je relève appel de la décision du juge d'instruction, je le fais en pensant que l'innocence de M. Christian Godard va demeurer acquise. Je ne pense pas un seul instant que la chambre de l'instruction va le réintégrer parmi les personnes renvoyées aux assises.

M. le Président : Sur ce point, vous avez le beau rôle. Mais quelques mois auparavant, vous vous êtes opposé à sa remise en liberté, que le JLD souhaitait décider.

M. Gérald LESIGNE : Oui, parce que quelques mois auparavant, je n'étais pas forcément dans le même état d'esprit. Et les éléments que j'avais en ma possession laissaient entendre que sa détention pouvait encore s'imposer.

Mais s'agissant de la détention, je voudrais insister sur un point qui pourrait éclairer vos travaux. Il me semble que le débat dans le cabinet du JLD est extrêmement artificiel. Du point de vue du parquet, le fond ne peut pas être abordé. On est privé de l'essentiel du débat, qui devrait porter sur le contenu du dossier. On fait simplement le constat des conditions de la détention. C'est dramatique. Ce serait une faute que d'aborder le fond : la loi nous l'interdit.

La question se pose d'autant plus quand la démarche n'est pas le résultat d'une enquête que vous avez conduite. Quand vous avez assuré la direction d'une enquête préliminaire, ou d'une enquête de flagrance sous l'autorité du parquet, vous avez eu des contacts avec les enquêteurs et avec les avocats de la défense. Tandis que dans le cadre de l'instruction, vous n'avez qu'un certain nombre de documents papier à partir desquels vous allez prendre vos réquisitions, à l'occasion d'un débat qui n'aborde pas le fond de l'affaire. C'est un exercice extrêmement artificiel.

M. le Rapporteur : Vous avez vous-même abordé la question de la coiffure et de la barbe de M. Alain Marécaux, que je n'avais pas prévu d'évoquer. Mais il se trouve que l'on a posé au témoin la question suivante : « Cette barbe de trois semaines changeait-elle beaucoup sa physionomie ? » Il répond ceci : « Cela arrondissait le bas du visage, mais lorsqu'on le connaît, on le reconnaissait aisément. »

Dans votre réquisitoire, ce témoignage devient : « De même, celui-ci, dans le même temps, s'affichait avec des longueurs de barbe variables au lieu de s'en tenir à la taille courte qu'il affectionnait depuis plusieurs années. Or, selon le témoin, cela avait eu pour conséquence de modifier substantiellement les contours de son visage. » Cette phrase est reprise dans l'ordonnance de mise en accusation, et va donc être lue aux jurés.

Quand un témoin dit : « on le reconnaissait aisément », cela peut-il être traduit correctement par : « cela avait eu pour conséquence de modifier substantiellement les contours de son visage » ? C'est une question simple, à laquelle je voudrais une réponse simple.

M. Gérald LESIGNE : La réponse est très simple. C'est sûr que c'est une sémantique inappropriée.

M. le Rapporteur : Cela fait beaucoup de choses, quand même, non ?

M. Gérald LESIGNE : Non, monsieur le rapporteur. Faire un réquisitoire de cette nature, sur cent pages,...

M. le Rapporteur : Mais ce n'est pas ce que dit le témoin. Encore une fois, je ne comptais pas en parler, c'est vous qui avez abordé le sujet. Ce point a pris une place importante dans les charges retenues contre M. Alain Marécaux. Il prend cette place parce qu'on déduit d'un témoignage qu'il voulait modifier son apparence. Or, ce n'est pas ce que dit le témoin. Expliquez-vous sur ce point.

M. Gérald LESIGNE : Je vous le dis, c'est une...

M. le Rapporteur : C'est une erreur ?

M. Gérald LESIGNE : C'est une sémantique inappropriée.

M. le Rapporteur : Vous êtes procureur de la République : vous êtes garant des libertés. Vous avez un rôle très important. Quand on renvoie devant la cour d'assises des gens qui ont fait trois ans de prison, il vaut mieux avoir une sémantique appropriée qu'inappropriée. À mon avis.

M. Gérald LESIGNE : Mais lorsque j'indique que les propos tenus par un enfant sur Mme Odile Marécaux - « elle n'a pas fait grand-chose, cette dame-là » - ne m'apparaissent pas apporter suffisamment de poids à l'accusation portée contre elle, je suis complètement à décharge.

M. le Rapporteur : Ma dernière question portera sur l'ordonnance de renvoi. Elle a été signée par M. Lacombe le 13 mars 2003, suite à un réquisitoire définitif daté du 6 mars. Il y a de fortes similitudes, et c'est un euphémisme, entre ces deux documents, y compris d'ailleurs en ce qui concerne le renvoi de M. Franck Lavier pour des faits de viol qui auraient été commis sur l'un de ses enfants alors qu'il n'était pas encore né. C'est sans doute un langage « inapproprié ».

Ma question est la suivante : le copié-collé est-il une pratique habituelle ? On peut aussi imaginer que le juge Lacombe est arrivé dans ce dossier une fois qu'il était terminé. En a-t-il pris connaissance ? Il ne se passe pas grand-chose entre septembre 2002, au moment où il arrive, et mars 2003, où l'ordonnance est rendue.

M. Gérald LESIGNE : J'ignore si M. Lacombe a pris connaissance du dossier. J'observe quand même que sa position est divergente par rapport à la mienne.

M. le Rapporteur : Sur un point, en effet.

M. Gérald LESIGNE : Mais c'est un point important. Il renvoie Mme Odile Marécaux devant la juridiction de jugement, contrairement à mes réquisitions. Je suppose donc qu'il a tiré du dossier des arguments qui lui permettent de prendre cette position. Il faudra lui poser la question.

M. le Rapporteur : Vous ne l'avez pas évoquée avec lui ?

M. Gérald LESIGNE : Non. Au niveau des décisions de renvoi, je crois qu'il faut que chacune des parties reprenne son entière autonomie. C'est un exercice décisionnel. Le parquet donne son avis, le juge prend en toute liberté la décision qu'il lui appartient de prendre, sous réserve de l'exercice des voies de recours. C'est très important. S'il en allait autrement, ce serait malsain.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : Monsieur le procureur, je voudrais tout d'abord saluer le fait que vous soyez venu seul à cette audition, et non pas assisté d'un avocat, comme les deux précédentes personnes que nous avons auditionnées. Cela veut dire que vous ne souhaitez pas que l'on vous souffle vos réponses. Nous sommes très attachés à l'authenticité des auditions.

Vous reprenez ce dossier à un moment précis de l'affaire, parce qu'elle prend une autre envergure. On n'est plus dans un contexte intra-familial. Qu'est-ce qui vous a poussé à reprendre le dossier ? Est-ce le déferlement médiatique ? Est-ce le fait que des « notables » aient été cités ? Est-ce simplement parce que vous sentez que le juge manquait d'expérience, ce qu'il a reconnu très honnêtement hier ? Le juge d'instruction nous a dit : « Personne ne m'a dit que je faisais fausse route ». Or, tout à l'heure, vous nous avez dit que vous discutiez avec lui.

Ma deuxième question porte sur la crédibilité de la parole de l'enfant. Chez les Delay, il y avait 300 cassettes, qui étaient visionnées en présence des enfants. Ils étaient donc « instruits », si l'on peut dire. Ils l'étaient d'une manière perverse et diabolique, mais ils étaient éduqués en matière de pédophilie et d'actes pervers. Même avec les expertises dont vous disposiez, pourquoi l'idée ne vous est-elle pas venue que si les enfants parlaient des faits avec beaucoup de précision, c'était peut-être parce qu'ils avaient pu les voir dans les films qu'ils visionnaient ? D'autre part, les enfants, parce qu'ils éprouvaient le besoin d'exister, pouvaient inventer ou grossir des faits réels. Le juge a dit qu'il avait eu des doutes. À un moment donné, n'en avez-vous pas eu ?

M. Gérald LESIGNE : Il est évident que nous n'avions pas une position d'affirmation insolente, monolithique. Nous ne pensions pas détenir la vérité.

J'insiste beaucoup sur ce point. Vous savez qu'à l'époque, la législation nous permettait un renvoi direct aux assises. Si je relève appel pour toutes les personnes incriminées, je le fais parce que je souhaite un double regard. Certaines choses allaient dans un sens, d'autres allaient dans le sens contraire. Il y avait des interrogations.

Par ailleurs, en ce qui concerne la parole des enfants, la difficulté est de placer le curseur entre la vérité et le mensonge. On pourrait s'appuyer sur les expertises si elles étaient faites de manière adaptée. Or, elles manifestaient une sorte de religion de la parole de l'enfant, qui avait le statut d'une parole révélée. C'est très inquiétant, et nuisible à la vérité judiciaire. Il faut prendre la mesure de ce qu'a été cette posture face à la parole de l'enfant. Dans le monde judiciaire, comme dans l'ensemble de la société, nous lisons les journaux, nous regardons des émissions de télévision : nous sommes contaminés, intoxiqués. La désintoxication a été rude ! Et en fait, elle a été progressive. C'est aujourd'hui que l'on se rend compte de la portée de ces « vérités incontestables » qui n'en sont pas.

M. le Président : Je crois que vous avez été en poste près de la frontière belge à l'époque de l'affaire Dutroux, où l'on recherchait les maisons où auraient été commises des choses horribles. Est-ce que cela a pu vous influencer ?

M. Gérald LESIGNE : Absolument pas. Le contexte belge est assez particulier pour qu'on n'associe pas les deux affaires. La situation française est très différente.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : À quel moment êtes-vous intervenu ?

M. Gérald LESIGNE : Je suis intervenu d'abord parce qu'il y avait un officier ministériel mis en cause, mais aussi parce qu'il y avait la médiatisation, et parce qu'un groupe humain considérable était concerné.

M. Jacques REMILLER : Vous avez une certaine expérience, contrairement au juge d'instruction - que vous n'avez d'ailleurs jamais cité. Vous avez parlé de l'« humain » et du « papier », qu'on additionnerait de façon presque mathématique. Pourquoi n'avoir pas mis l'humain dans le dossier pendant l'instruction ? Le juge d'instruction a dit qu'il vous en référait, et vous a d'ailleurs cité dix-huit fois. Puisque vous étiez pris de doutes, lui avez-vous dit, à un moment ou à un autre, qu'il faisait fausse route ?

M. Gérald LESIGNE : Je n'étais pas pris de doutes, j'avais des interrogations. Lui aussi, et c'est pourquoi, d'ailleurs, nous avons fait appel à des experts d'envergure nationale. C'est là que les portes se sont refermées, et avec quelle brutalité ! On nous a dit : « C'est la vérité ». Un magistrat n'est pas un professionnel de la psychologie ni de la psychiatrie.

M. Jacques REMILLER : Vous avez quand même une certaine expérience.

M. Gérald LESIGNE : Oui, mais face à des experts ? L'expertise a joué un rôle important, et elle n'a pas permis de déceler les failles du dossier, bien au contraire. Nous avions pourtant interrogé les experts dans un sens interrogatif.

Je n'ai pas su discerner, je le reconnais humblement, entre l'affaire et le mythe. C'est extrêmement délicat, car il y a énormément de mythes qui traversent une micro-société. Mais il est certain que je n'ai pas eu cette clairvoyance.

M. Léonce DEPREZ : Vous avez consacré près d'une heure au processus qui a mené à l'accusation, et vous avez convenu qu'il y avait des accusations qui n'étaient pas justifiées, contre des gens dont vous avez reconnu honnêtement l'innocence. L'effarante solitude et l'inexpérience du juge d'instruction, qui apparaissent depuis quelques semaines et qui sont apparues hier, ne vous sont-elles pas apparues à vous, procureur de la République ? L'effarante dérive du dossier vers une affaire de réseau pédophile international, suite à des investigations également effarantes par leurs mauvais côtés, ne vous est-elle pas apparue ? Les erreurs commises par le jeune juge ne vous ont-elles pas empêché de dormir ?

Vous avez eu l'honnêteté de reconnaître qu'il y avait eu une véritable intoxication de tout le milieu boulonnais, intoxication de la presse et par la presse, et qui a mis des innocents en prison pendant des mois, des années. Mais le procureur de la République, garant des libertés, n'a-t-il pas vocation, n'a-t-il pas la mission très noble de se préserver des intoxications qui menacent des innocents ? Comment n'avez-vous pas eu l'imagination et la volonté nécessaires pour éviter que le juge qui se trompait ne vous fasse pas partager son erreur ?

M. Gérald LESIGNE : Je pense avoir déjà répondu en partie. C'est un mythe qui était partagé par l'ensemble des acteurs. Nous étions sur le terrain, il y avait des faits dénoncés, certains étaient vrais, d'autres inexacts, qui ont pris une ampleur considérable. Je n'accuse pas le système médiatique, car le bouche-à-oreille a été au moins aussi efficace. Le mythe a été nourri par les analyses des services sociaux, par des experts. Le judiciaire a dû trancher. Il est évident que cette absence d'analyse est à l'origine de la difficulté, parce que nous ne suivions pas le bon référentiel. Il aurait fallu avoir une position plus nuancée sur le crédit à accorder à la parole de l'enfant, alors que le référentiel allait en sens contraire.

M. Léonce DEPREZ : Quand Mme Badaoui vous a démontré qu'elle mentait, comment a-t-on pu continuer à la croire ?

M. Gérald LESIGNE : Le mensonge n'est pas la même chose que le mythe. Le mythe offre une résistance bien plus importante à la contradiction. Quand Mme Badaoui affirme des choses qu'elle finit par croire elle-même, dont elle finit par être convaincue, tous les éléments, même les plus ténus, viennent appuyer sa thèse. Cette incapacité à discerner avec suffisamment de clairvoyance ce qui est mythe et ce qui est réalité a été le produit de tout un système. C'est une situation qui peut se reproduire, et qui d'ailleurs s'est peut-être déjà reproduite. Le contentieux de la parole est très difficile. J'ai vu un nombre important d'acquittements devant des cours d'assises, et je crois qu'un très grand nombre d'entre eux sont le résultat de ce type de contentieux. Les accusations sont très difficilement contrôlables, qu'il s'agisse de viol, de harcèlement moral dans les entreprises, ou de toutes les infractions de posture et d'attitude.

M. Jacques FLOCH : Ce que vous avez dit est particulièrement important, mais difficile à admettre pour vous comme pour nous. Si un homme d'expérience comme vous n'est pas capable de se délivrer du mythe, ce que je peux concevoir, tous les textes législatifs possibles ne serviront à rien. Le code de procédure pénale dit : « Le juge peut... » Vous nous avez fait la démonstration qu'il devrait dire : « Le juge doit... ». « Doit », par exemple, pouvoir assister systématiquement aux confrontations. Cela nous oblige à envisager différemment le code de procédure pénale, qui devrait être le garant de nos libertés.

Comment voulez-vous que l'opinion publique, ou n'importe qui parmi nous, ne soit pas tenté de se dire que les magistrats ont participé à la propagation du mythe parce qu'ils pensaient tenir l'affaire du siècle, et que leur ego grandissait parallèlement ? Je n'arrive pas à comprendre comment quelqu'un comme vous, qui êtes reconnu comme un procureur de grande qualité, qui allez sur le terrain, qui vivez au milieu des gens, n'a pas été en mesure d'arrêter le cours des choses, de faire comprendre à son jeune collègue, qui nous a fait hier une démonstration misérable, de lui dire : « Attention, on risque de faire fausse route ».

Quand on saisit chez les Marécaux une brochure pornographique et des préservatifs, où va-t-on ?

M. Guy GEOFFROY : Et même des dessous en dentelle !

M. Jacques FLOCH : J'ai deux livres de Sade dans ma bibliothèque. Est-ce que cela risque d'être retenu contre moi ? Surtout si on y ajoute les œuvres de Marx...

J'ai une autre question. Pour des raisons qui me regardent, je m'intéresse particulièrement au cas de M. Jean-Marc Couvelard. Pourquoi ne lui a-t-on pas rendu son honneur ? C'est un handicapé profond, qui a son honneur comme tout citoyen. Pourquoi l'institution judiciaire ne lui a-t-elle pas rendu son honneur ?

M. Gérald LESIGNE : Je comprends votre préoccupation. J'ai été aux côtés du juge d'instruction, je lui ai dit quand il m'a semblé que les enfants dérapaient. Mais pour la période antérieure, je ne me suis pas rendu compte que nous étions face à un mythe. Pourquoi ? Tout simplement parce que les choses venaient s'imbriquer les unes dans les autres. Ce qui, par exemple, amène M. Alain Marécaux devant les assises, ce n'est pas la taille de la barbe, ce sont les déclarations de son fils. Sans les déclarations de son fils, les choses n'auraient pas forcément paru établies. Ce que nous ignorions, c'était la contamination entre les enfants à l'école de Samer, contamination qui a été établie de façon éclatante par la défense devant les assises, ce qui m'a d'ailleurs fait abandonner les accusations à l'encontre de M. Alain Marécaux pour les faits sur les enfants Delay. Ce qui a été retenu, par contre, c'est son comportement à l'égard du fils, qui a affirmé très clairement aux assises qu'il avait été victime de gestes à caractère sexuel de son père, mais la peine que j'ai requise et qui a été prononcée a été extrêmement modérée, puisqu'elle était assortie du sursis, lequel est habituellement prononcé par les juridictions correctionnelles pour des faits de cette nature. Il y avait eu aussi des incidents avec l'autre fils, sur lesquels je passe car il serait inopportun de les rappeler compte tenu de la situation difficile dans laquelle il se trouve.

M. Jacques FLOCH : C'est un effet collatéral de l'affaire.

M. Gérald LESIGNE : Non, il y avait des problèmes antérieurs, de violences notamment, et que l'affaire, bien entendu, a amplifiés. Le terrain a été conforté par une situation personnelle.

En ce qui concerne M. Jean-Marc Couvelard, la réponse doit être réservée, de même que pour M. François Mourmand, qui relève selon moi d'une problématique voisine, même si elle n'est pas identique. Il faudrait impérativement que, s'agissant de personnes décédées, ou reconnues irresponsables de leurs actes, ou que l'on n'a pu entendre pour des raisons psychologiques ou psychiatriques, l'on puisse motiver les décisions sur le fond.

M. le Président : C'est possible depuis 2004. Quand vous avez pris vos réquisitions en mars 2003, ce ne l'était pas. L'ancien article du code, tel qu'il est rédigé, présuppose que la personne a commis les faits. Et la mère de Jean-Marc Couvelard en souffre beaucoup.

M. Gérald LESIGNE : Le cas de M. Jean-Marc Couvelard est intégré dans ma réflexion générale sur l'innocence.

M. Guy GEOFFROY : C'est le seul, avec M. François Mourmand, à ne pas avoir été innocenté.

M. Gérald LESIGNE : Il faudrait songer à le faire.

M. le Président : Il faudrait même le faire sans tarder, puisque la loi le permet. Il faut rendre une ordonnance de non-lieu.

M. Gérald LESIGNE : Le juge est dessaisi.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Mais pourquoi a-t-il été mis en examen par le juge d'instruction, alors que les policiers avaient eux-mêmes constaté qu'il était profondément handicapé et que sa mère avait téléphoné au juge pour l'en avertir ? S'il n'avait pas été mis en examen, le problème ne se poserait pas. La responsabilité du juge d'instruction et du parquet est totale.

M. Gérald LESIGNE : La mise en examen est aussi une garantie donnée au justiciable.

M. le Président : Certes, mais sur le plan humain, l'idée que, de par son état mental et physique, il ne pouvait être coupable, ne vous a-t-elle pas effleuré ?

M. Gérald LESIGNE : C'est évident.

M. le Président : Cela ne l'était pas à l'époque ?

M. Gérald LESIGNE : Si, mais le terrain choisi a été celui de l'irresponsabilité. On aurait très bien pu...

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Ne pas le mettre en examen ?

M. Gérald LESIGNE : Cela se discute, parce qu'il était mis en cause par les enfants.

M. Jacques FLOCH : Il suffisait de lire son dossier à la COTOREP !

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : La mise en examen, donc, ce n'est pas de l'humain, c'est du papier !

M. Gérald LESIGNE : Nous avons des procédures qui sont sans doute inadaptées.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Ni vous ni le juge d'instruction n'aviez la contrainte légale de le mettre en examen.

M. Gérald LESIGNE : Les choses sont plus complexes sur le plan du droit. Je suis pour que l'on étende la notion de témoin assisté.

M. le Président : Le mal est fait, mais aujourd'hui, est-il juridiquement possible d'obtenir une ordonnance de non-lieu, en vertu du principe selon lequel une loi pénale plus douce est rétroactive ?

M. Gérald LESIGNE : Malheureusement non. On peut écrire une lettre à la personne concernée pour lui déclarer qu'elle est considérée comme innocente. C'est la seule voie qui me paraisse possible.

M. le Président : Et pour M. François Mourmand ?

M. Gérald LESIGNE : C'est exactement pareil.

M. Guy GEOFFROY : J'ai été très sensible à la minutie avec laquelle vous avez décortiqué l'engrenage pour décrire la montée en puissance du mythe. Mais j'avoue ma peine et mon malaise par rapport aux convictions très profondes que j'ai depuis très longtemps sur la liberté. À mesure que le mythe est monté en puissance, s'est effondré celui de la présomption d'innocence. Pour avoir fait des études de droit il y a trente-cinq ans, j'ai été un homme heureux le jour où j'ai vu le terme de détention préventive faire place à celui de détention provisoire. Le premier voulait dire : « Vous êtes déjà condamné, on déduira simplement de votre peine les mois que vous aurez déjà faits », tandis que le second signifie, du moins souhaité-je le croire : « On ne peut pas faire autrement pour permettre la manifestation de la vérité, voire pour protéger celui qu'on appelait alors inculpé. »

Mais je voudrais que vous nous disiez votre sentiment sur la liberté provisoire par rapport à la détention provisoire. Vous nous dites que vous avez demandé l'acquittement de gens dont vous aviez la certitude qu'ils étaient innocents. A contrario, quand vous ne demandez pas la liberté provisoire, est-ce parce que vous les considérez comme coupables ? Dans ce cas, il n'y aurait plus présomption d'innocence, mais présomption de culpabilité, et c'est bien cela qui me préoccupe.

Vous avez opposé le « papier » et l'« humain », mais derrière le papier, il y a la prison. Si nos épouses portent des sous-vêtements en dentelle, est-ce un élément potentiel susceptible d'être retenu contre nous et de s'ajouter à d'autres ? Les éléments à charge, vous l'avez dit, étaient de plus en plus fragiles. Vous avez dit aussi que le vedettariat s'installait chez les enfants, et qu'à un certain moment on a cessé de mettre en prison les gens mis en cause. Mais n'était-il pas temps, à ce moment-là, de demander la mise en liberté provisoire de ceux qui étaient mis en examen ?

M. Gérald LESIGNE : Je réponds volontiers à votre question. Comme vous pouvez le supposer, j'ai nourri une réflexion sur la détention provisoire. Il y a un ingrédient au motif ambigu : c'est le « trouble à l'ordre public ». Nous sommes là sur un terrain que vous me permettrez de qualifier de subjectif, car il résulte plus du retentissement de l'affaire que de l'affaire elle-même. Dans le dossier, l'incendie a été allumé par les révélations de Daniel Legrand fils sur l'homicide de la fillette. C'est quelque chose qui a pesé considérablement, malgré l'absence de corroboration par la vérification des faits, car on se disait : « Si c'était vrai ? » Et l'hostilité de l'opinion publique aux personnes mises en examen était très forte : j'ai d'ailleurs été très heurté, devant les assises, par les comportements insoutenables dont j'étais le témoin, par ces gens qui leur lançaient des lazzi à leur arrivée.

Il faut avoir un débat sur cette question, mais aussi sur la nécessité de véritables audiences avant de statuer sur la mise en détention, et non pas des mini-scénarios dans le cabinet du JLD. Même si je reconnais la conscience professionnelle dont les JLD font preuve, le fait même qu'il n'y ait pas de débat sur le fond du dossier est un principe pervers. Il faut qu'on puisse peser le pour et le contre sur l'éventuelle implication des personnes. C'est seulement ainsi qu'on pourra faire des progrès sensibles.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Votre audition a été extrêmement riche, nous allons y puiser beaucoup de matière, et je vous en remercie. Mais je reprends votre hypothèse : le mythe de la pédophilie, qu'enracine une réalité de fait, et que viennent consolider des éléments divers, comme un porte-jarretelles, un changement de coiffure, etc. Vous nous dites que la justice était totalement immergée dans le mythe, que le renvoi avait été décidé au seul vu des « charges suffisantes », et que c'était aux assises qu'il y avait finalement eu confrontation des éléments. Mais la confrontation doit faire partie de l'instruction ! Il faut que le juge d'instruction - et un peu le procureur - accepte que les éléments à charge et à décharge dont il dispose subissent le même type de confrontation pendant l'instruction que devant les assises ! Or, si je synthétise toutes les auditions que nous avons eues, j'ai le sentiment qu'il n'y a rien eu de tel durant toute la procédure d'instruction.

Les questions qu'ont posées les avocats aux témoins devant les assises n'avaient pas été posées à l'instruction. Il y a eu une sorte de « sémantique inappropriée » dans le commissariat de police, et c'est sur elle que s'est appuyé le juge d'instruction, sans faire venir dans son cabinet les gens qu'avait entendus la police. C'est-à-dire que la construction de l'instruction n'a pas reposé sur la confrontation, mais sur des éléments qui n'ont pas été confrontés, au sens où l'on confronte thèse et antithèse. La question qui se pose n'est donc pas tant celle de la loi, même s'il y a des réformes à faire, que celle de la pratique dans laquelle s'installent les magistrats de l'instruction et du parquet. Les instruments existent, mais ils n'ont pas été utilisés.

Ma question est : peut-on envisager une réappropriation du dispositif par le parquet, le juge d'instruction, le JLD, la chambre de l'instruction, afin que l'instruction soit, comme elle devrait l'être, la confrontation ?

M. Gérald LESIGNE : Actuellement, l'institution de l'instruction est quelque chose de très particulier. Ce n'est pas moi qui le dis : ce sont plusieurs professeurs d'université, et je les rejoins. On a le sentiment que le juge d'instruction est un enquêteur judiciaire, et qu'au moment de la conclusion de l'enquête, il constate simplement les « charges suffisantes ». Le concept de charges suffisantes est difficilement acceptable, parce qu'il est archaïque : « des éléments qui, s'ils venaient à être avérés, viendraient à constituer une infraction pénale », selon la jurisprudence de la Cour de cassation. Cela fait du juge d'instruction une sorte de notaire qui compile des éléments, et non quelqu'un qui a un pouvoir d'appréciation générale sur le dossier. Si l'on veut intégrer le doute dans l'instruction, ce qui n'est pas du tout le cas aujourd'hui, il faut s'en donner les moyens, instaurer des « fenêtres d'audience » permettant la confrontation des points de vue, des analyses divergentes, sans quoi nous resterons dans la situation actuelle, où nous vivons la peur d'une erreur judiciaire au ventre.

M. le Président : Vous nous dites que le doute n'a pas sa place dans l'instruction. Vous pensez qu'il devrait ?

M. Gérald LESIGNE : Il devrait.

M. le Président : Est-ce qu'à l'ENM, on enseigne cette culture du doute ?

M. Jean-Paul GARRAUD : Je souhaitais justement poser cette question centrale. Ce que vous venez de dire sur le doute m'a fait sursauter, car j'ai été juge d'instruction pendant sept ans, et le doute était pour moi - heureusement - un facteur décisif ! Le juge d'instruction est un homme en proie au doute, et c'était même ma ligne de conduite. Je sais que vous vous exprimez avec sincérité, et quand vous ajoutez à cela la notion de « charges suffisantes », je vous suis pour dire que, lorsque celles-ci sont réunies, on doit renvoyer devant la juridiction de jugement, mais vous oubliez un facteur décisif, qui a été le facteur le plus dramatique dans cette affaire : la détention provisoire. La notion de charges suffisantes n'est pas la même quand il s'agit du renvoi devant l'audience de jugement. Vous disiez qu'il y avait des critères qui justifiaient la détention provisoire quand elle a été décidée. Je veux bien le concevoir, mais M. Burgaud nous a dit hier que, dès le départ, on avait des doutes, qu'on se posait beaucoup de questions. Vous avez dit tout à l'heure que ce n'étaient pas vraiment des doutes, mais des « interrogations ». Toute cette sémantique est un peu compliquée, et pour ma part, quand j'étais magistrat et que j'avais le moindre doute, j'en tirais toutes les conséquences. Est-ce que, si l'on n'a pas osé tirer toutes ces conséquences, c'est parce que la machine s'était emballée, que les médias s'étaient emparés de l'affaire ?

M. Gérald LESIGNE : Je vais vous répondre avec sincérité. Vous êtes un homme d'une très grande expérience judiciaire, dont les ouvrages et les travaux font autorité. Il y a en effet une différence de problématique entre la détention provisoire et le renvoi. J'avais cru comprendre que c'était la problématique du renvoi qui était au cœur de vos débats, et j'ai donc répondu sur ce sujet. Je trouve, pour ma part, très malsain de continuer à traiter les affaires sous le seul angle des charges suffisantes, sans être vraiment convaincu de la culpabilité.

M. Jean-Paul GARRAUD : Mais le simple bon sens aurait dû prévaloir, bien au-delà de ces questions juridiques. J'ai été frappé, en lisant le réquisitoire définitif, de voir que le cas de M. François Mourmand était réglé en quelques lignes. Il était écrit, en substance : « présenté le tant, a nié les faits, décédé le tant, il n'y a pas lieu de requérir du fait de l'extinction de l'action publique. » À aucun moment on ne parle de son rôle au vu des charges. Vous me direz qu'il n'y avait pas lieu de le faire puisque l'action publique était éteinte, mais tout de même...

M. Gérald LESIGNE : Ce n'était pas la seule raison. Il y avait aussi la décence. La loi le permet aujourd'hui, mais je n'allais pas fournir une version du comportement d'une personne sans qu'elle puisse apporter la contradiction. C'était une démarche d'humilité. Je n'ai pas voulu entrer dans le débat sur les charges ou l'absence de charges, s'agissant d'une personne qui n'était plus.

M. Jean-Paul GARRAUD : Et s'il avait été en vie, auriez-vous requis le non-lieu ?

M. Gérald LESIGNE : Je ne le crois pas. Je le dis sincèrement, et je l'admets très volontiers, j'aurais été dans l'erreur.

Pour en revenir à la détention, le facteur qui a pesé le plus lourd est l'affaire du meurtre supposé de la fillette, qui a fait peser une chape de plomb sur toute l'affaire. Nous étions dans une sorte de principe de précaution, très regrettable évidemment. Je trouve contestable la possibilité de motiver la détention par le simple fait du trouble à l'ordre public. Il faudrait réduire considérablement le champ de la détention provisoire. Reste que cet événement a pesé, même si l'exigence de neutralité que je considérais avoir dès lors qu'il n'y avait de preuve d'aucune sorte m'a interdit d'en faire état de quelque façon que ce soit devant la juridiction de jugement.

M. Georges FENECH : On peut considérer que l'impact de vos propos sera considérable, notamment quand vous qualifiez d'artificiel le débat contradictoire actuel sur le placement en détention provisoire. Comment nos concitoyens peuvent-ils admettre que, s'agissant de la décision la plus lourde de conséquences, on ne discute pas de la culpabilité, mais seulement des garanties de représentation et des risques de concertation ? Il y a là des pistes de réforme.

D'autre part, quand on vous entend dire que le mythe est devenu vérité judiciaire, on ne peut manquer d'être interpellé. Le rôle de la justice n'est-il pas de faire la part du mythe ? Cela rappelle l'affaire Alègre, sur laquelle le procureur a reconnu qu'il avait ouvert une information sous la pression des médias.

Enfin, avez-vous un avis sur la question de l'indivisibilité du parquet ? C'est vous qui avez ouvert l'information, qui avez requis à chaque stade de la procédure, qui vous êtes opposé aux remises en liberté, et qui avez transmis le dossier à la chambre de l'instruction. Puis on vous a vu requérir à Saint-Omer, délégué par le procureur général pour soutenir votre propre dossier, pour défendre votre propre travail - et vous avez obtenu sept condamnations. Est-ce une bonne chose que le même procureur qui a suivi toute l'affaire porte la parole du ministère public devant la cour d'assises ?

M. Gérald LESIGNE : Ce sont des réflexions qui peuvent être liées à notre statut. On n'est jamais vraiment procureur de la République, on reste substitut général du parquet général - celui de Douai en l'occurrence -, c'est-à-dire substitut du procureur général. Il faut aussi situer le rôle du parquet, qui n'est pas, même dans une affaire un peu particulière comme celle-ci, un mercenaire de l'accusation, mais une partie au procès. Et le fait que le procureur suive l'affaire à l'instruction et aux assises n'a rien de choquant : il serait absurde qu'on prétende l'interdire aux avocats.

De toute façon, je ne crois pas que quiconque ait eu à souffrir de ma présence aux assises. J'ai pris du recul par rapport au dossier d'instruction et je l'ai fait de façon spectaculaire, en requérant, sans compter les acquittements partiels, sept acquittements, ce qui n'est pas rien, même si j'aurais dû en requérir davantage. C'était la manifestation d'une conviction, qui ne résultait pas d'un dossier papier, mais bien des débats, car les débats, et c'est leur richesse, permettent des échanges approfondis et une interaction entre les gens, grâce à quoi on sent davantage les choses qu'à la lecture du dossier. Je crois que le procès en cour d'assises a été le début de cette désintoxication du mythe. Saint-Omer a joué un rôle, et j'y ai largement contribué. Si je suis intervenu au début des débats pour obtenir les aveux de Thierry Delay, ce n'était pas pour me glorifier en obtenant des aveux que personne n'avait réussi à obtenir, mais pour avoir un point de référence, un point d'appui pour analyser la situation. C'est important, car le fait que Thierry Delay, qui avait toujours nié, avoue et dise qu'il y avait quatre personnes et non pas douze ou dix-sept, était tout de même de nature à changer les choses. Si j'ai fait le forcing sur ce point, c'est pour arriver à ce résultat.

M. Thierry LAZARO : Je voudrais revenir au cas de M. Jean-Marc Couvelard, dont la mère a eu un courage et une dignité qui méritent d'être salués, et dont le président a rappelé la souffrance. Ce garçon ne pouvait ni se laver ni s'habiller seul, ainsi que les policiers s'en sont eux-mêmes rendu compte ! Je reste un peu sur ma faim après la réponse que nous a faite hier le juge d'instruction : « Je ne suis pas médecin ». N'y a-t-il eu personne, dans ce dossier où il semble à la fois que personne ne se parlait et que tout le monde se parlait, pour se demander si, puisqu'il était impossible que M. Jean-Marc Couvelard ait commis les faits, ce ne pouvait aussi être le cas de certains autres ?

M. Gérald LESIGNE : Il y a eu des questionnements, bien sûr, mais d'une façon peut-être un peu différente. M. Jean-Marc Couvelard était mis en cause par un certain nombre d'enfants. J'ai eu en fait le sentiment, même si je n'ai pas eu la possibilité de le démontrer de quelque façon que ce soit, que son handicap faisait peur, qu'il était de nature à déranger, qu'il était désigné comme un personnage inquiétant. Mais il y avait, sur l'autre plateau de la balance, les accusations portées contre David Delplanque et Aurélie Grenon, coupables de faits non seulement sur les enfants Delay, mais aussi sur les enfants Delplanque.

M. Thierry LAZARO : La cote D903, où l'on a noté que Mme Odile Marécaux portait des dessous en dentelles, fait apparaître un certain manque de discernement. Je comprends qu'on ait relevé le moindre détail, mais tout de même...

M. Gérald LESIGNE : J'ai employé cet argument pour ne pas en évoquer d'autres, eu égard à la dignité de certaines personnes. Je pense que la Commission me comprendra. Il s'agissait simplement de dire que certains détails semblaient crédibiliser les propos.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : On a quand même l'impression que, chaque fois qu'un élément fait l'objet d'interrogations, cela ne suffit pas à entamer, à ébranler le socle constitué par la parole des enfants et celle de Mme Badaoui. Pourquoi, d'un seul coup, tout a-t-il basculé aux assises ? Comment a-t-il été possible de faire bouger aux assises ce que quatre mois d'instruction n'avaient pas permis de faire bouger ?

M. Gérald LESIGNE : Quand on est amené à analyser les éléments d'un dossier papier, on a une attitude comptable, avec des plus et des moins. Il manque l'humain. Il y a de nombreux dossiers où on arrive à l'audience avec une enquête de police, et où, au bout de cinq minutes d'audience, on abandonne l'accusation. Il y a un miracle de l'audience, un instant de sincérité.

M. le Président : La justice a-t-elle donc besoin de miracles ? Le mythe, si je comprends bien, était plus fort que le doute. Mais en l'espèce, le doute a été inexistant.

M. Gérald LESIGNE : Je ne dis pas cela : je dis qu'il a toujours été contrebalancé par d'autres éléments. Il y avait des éléments dans un sens, d'autres en sens inverse. C'est le résultat d'un dossier papier, des éléments collationnés par le magistrat instructeur. Il n'y avait pas cette chose exceptionnelle que constitue l'audience, qui est un moment de vérité.

M. le Président : Mais le débat pourrait avoir lieu, si chacun faisait bien son travail, devant le JLD, devant la chambre de l'instruction, voire devant le juge d'instruction lui-même si le procureur assistait aux confrontations ?

M. Gérald LESIGNE : Le débat n'a de valeur que si l'on fait intervenir un certain nombre de personnes ensemble. Il ne peut résulter que de la présence des accusateurs et des personnes mises en cause. Un débat entre des personnes qui se mettent en cause entre elles et qui font partie d'un groupe de gens potentiellement mis en cause est tout à fait insuffisant. Ainsi, aux assises, la confrontation entre les mineurs et les personnes mises en cause a été extrêmement riche et révélatrice.

M. le Président : Vous déplacez la discussion sur le terrain de la culpabilité. Je me plaçais sur celui de la détention provisoire.

M. Gérald LESIGNE : Il faudrait faire le même débat aussi.

M. Thierry LAZARO : Je ne suis pas juriste, je suis même autodidacte, et je suis inquiet en tant que justiciable, qui s'aperçoit qu'il est susceptible d'être mis dans une geôle de la République sur de simples accusations. Et quand j'entends des magistrats parler de principe de précaution, parler de la pression de la société, j'ai le sentiment que plus personne n'assume ses responsabilités. Entre juillet 2004 et mai 2005, je crois que six dossiers du tribunal de Boulogne ont abouti à un acquittement par les assises du Pas-de-Calais. Neuf personnes ont été libérées, dont certaines avaient fait jusqu'à trois ans de détention provisoire. La question que je me pose est donc la suivante : l'affaire d'Outreau a-t-elle changé le regard des magistrats sur le sujet ?

M. Gérald LESIGNE : L'analyse statistique est assez insuffisante, car les cas sont tout de même très différents les uns des autres. Il y a eu des personnes acquittées alors qu'elles étaient non pas dans le déni, mais dans une interprétation différente des faits. Dans une affaire où j'étais ministère public, deux personnes ont été acquittées sur ma demande expresse, alors qu'elles avaient reconnu les faits au stade de l'instruction. Pourquoi ? Parce que nous étions dans une situation invraisemblable : trois fils étaient accusés d'abus sexuels lourds sur leurs deux sœurs, avec une particulière violence. Ils avaient reconnu les faits, et leur père, en garde à vue à la gendarmerie, a dit : « Puisque vous voulez que ce soit moi, c'est moi ». Il l'a confirmé au juge d'instruction, puis s'est rétracté assez tardivement, et a été renvoyé devant la juridiction de jugement. Pourquoi ai-je requis l'acquittement ? Parce qu'il est apparu, à la suite de dizaines de questions que j'ai posées devant la cour, qu'il avait passé des aveux parce qu'il était en situation de profond désespoir : les violeurs étaient ses fils, les victimes étaient ses filles. Il avait fini par germer dans l'esprit des services sociaux que si les fils avaient fait ça, c'est que le père avait dû au moins consentir. Les enfants avaient été déclarés crédibles par les différents experts, mais j'ai eu le sentiment très fort que le père avait avoué par une sorte de dépit et de culpabilité, qu'il se reconnaissait responsable de ce désastre familial, et qu'avouer était pour lui une façon de le dire. J'ai réussi à le lui faire exprimer, et j'ai naturellement requis l'acquittement. Je crois que cet acquittement n'était pas un désaveu pour le parquet de Boulogne, mais le résultat d'un exercice plus compliqué qu'il n'y paraît.

M. le Président : Monsieur le Procureur, nous vous remercions.

Audition, en visioconférence, de Mme Hélène SIGALA,
Vice-Procureur près la cour d'appel de Saint-Denis de la Réunion,
ancien juge des enfants au tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer



(Procès-verbal de la séance du 21 février 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Avant de reprendre nos travaux, il m'appartient d'apporter une réponse aux inquiétudes qui se manifestent depuis quelques jours dans les milieux judiciaires, devant les travaux de notre commission d'enquête.

Je veux rappeler d'abord que notre travail ne remet en cause ni l'indépendance de la justice ni la séparation des pouvoirs : l'affaire d'Outreau est définitivement jugée et nous ne sommes là pour refaire ni son procès ni son instruction.

Le seul objet de cette commission d'enquête est, je rappelle son intitulé, de « rechercher les causes des dysfonctionnements de la justice dans l'affaire dite d'Outreau et de formuler des propositions pour éviter leur renouvellement ».

Notre commission est en fait la première à enquêter à la suite d'une affaire judiciaire qui, au surplus, a suscité une vaste émotion dans le pays. Devant une telle émotion, et comme l'avaient fait le président de la République, le Premier ministre, le ministre de la justice ou encore le procureur général de Paris, il était légitime que le Parlement exprimât à son tour son émotion devant cette affaire mais aussi sa volonté d'en tirer les leçons.

C'est tout le sens qu'a eu la proposition du Président de l'Assemblée nationale de créer une commission d'enquête, proposition qui fut votée à l'unanimité des groupes politiques de l'Assemblée nationale.

Et je rappelle que le Conseil supérieur de la magistrature souhaitait lui-même, le 15 décembre dernier, « qu'à l'occasion de cette enquête parlementaire, une information publique sur les processus d'élaboration des décisions judiciaires permette de renforcer la confiance dans la justice ».

Il nous appartient donc que cette première dans l'histoire parlementaire soit à la hauteur de l'attente suscitée par nos travaux, en continuant à travailler avec impartialité et avec objectivité. Une objectivité qui ne saurait empêcher ni la compassion que l'on peut ressentir à l'égard d'innocents trop longtemps emprisonnés, ni la compréhension que l'on doit avoir à l'égard de magistrats trop vite stigmatisés.

Au lieu de redouter notre travail, les magistrats doivent donc s'en réjouir, car c'est une occasion sans précédent de donner à la justice toute la place qu'elle mérite dans le débat public. Et pas seulement pour engager les réformes nécessaires mais aussi pour lui donner les moyens de mieux fonctionner.

Trop de Français pensent en effet que la justice fonctionne mal. Ils disent même la redouter, ou avoir perdu confiance en elle. C'est grave pour la justice elle-même bien sûr, c'est dangereux aussi pour la démocratie car lorsque ce pilier majeur du pacte social vient à se fissurer, c'est tout l'édifice républicain qui est menacé.

En tant que représentants du peuple, au nom duquel la justice est rendue, nous avons donc le devoir de nous en préoccuper.

Nous respectons le travail des magistrats et nous mesurons chaque jour davantage les difficultés auxquelles ils sont confrontés dans l'accomplissement d'un métier qu'ils aiment, qu'ils servent avec dévouement et qui est sans doute parmi les plus difficiles.

Ils doivent en retour se persuader de notre volonté sincère de les aider à toujours mieux servir la justice de notre pays.

*

* *

M. le Président : Nous allons maintenant reprendre le cours de nos travaux, après une semaine d'interruption, en entendant Mme Hélène Sigala, vice-procureur près la cour d'appel de Saint-Denis de La Réunion, ancien juge des enfants au tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer.

Madame Sigala, je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire d'Outreau, par visioconférence.

Avant votre audition, je souhaite vous informer de vos droits et de vos obligations.

En vertu de l'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d'enquête parlementaire sont tenues de déposer sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel et de l'article 226-14 du même code qui autorise la révélation du secret en cas de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Cette même ordonnance exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Je vais donc vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(Mme Hélène Sigala prête serment).

Je m'adresse aux représentants de la presse pour leur rappeler les termes de l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse qui punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. J'invite donc les représentants de la presse à ne pas citer nommément les enfants qui ont été victimes de ces actes.

La commission va maintenant procéder à votre audition, qui fait l'objet d'un enregistrement.

Madame Sigala, vous avez la parole.

Mme Hélène SIGALA : J'ai été nommée juge des enfants à Boulogne-sur-Mer en septembre 1994, à la sortie de l'École nationale de la magistrature, comme tous les magistrats qui arrivaient dans ce tribunal. Un collègue de la même promotion que moi était également juge des enfants. Mon cabinet avait à connaître de 600 dossiers en assistance éducative, 600 dossiers mais pas 600 familles, puisqu'il n'était pas rare que les dossiers concernent des familles comptant des fratries de quatre, cinq, six, voire dix enfants. Mon secteur comprenait Calais, Le Portel et Outreau. Mon collègue était chargé du secteur de Boulogne-sur-Mer. Un substitut chargé des mineurs travaillait avec nous, et nous saisissait de demandes d'assistance éducative mais aussi au pénal.

J'ai été saisie en 1995 pour Pierre Delay, et je suis partie en septembre 2000 en ayant placé la fratrie de M. et Mme Delay. J'ai été ensuite juge des enfants à Perpignan, puis vice-procureur à Saint-Denis de la Réunion, chargée des mineurs, parce que c'est une matière qui m'intéresse énormément. Je pense qu'il faut être spécialiste pour travailler correctement avec les mineurs, qu'ils soient victimes d'abus sexuels ou délinquants.

Quand j'ai été saisie au sujet de Pierre, il ne s'agissait pas du tout d'abus sexuels, mais d'un dossier classique concernant un enfant maltraité par son beau-père, des conflits importants opposant ce dernier à la mère. Mme Badaoui refusait que celui qui n'était pas encore son mari puisse intervenir dans l'éducation de cet enfant, lequel sera plus tard légitimé par mariage. Cet enfant a été placé par mes soins en 1995 après avoir fait l'objet de multiples accueils provisoires. Les accueils provisoires se font à la demande des parents, via le conseil général. Il s'agit en fait d'un contrat entre la famille et le conseil général quand la famille est en demande d'aide pour le placement des enfants. Je rappelle que cet enfant est né en 1990. En 1992, il avait déjà fait l'objet de trois accueils provisoires. Deux autres accueils provisoires avaient été décidés en 1993 et 1994. Au vu de la multiplicité des accueils provisoires, le conseil général a adressé un signalement au procureur de la République, qui a estimé nécessaire de me saisir en vu d'un suivi judiciaire, car c'est un fait connu que, quand plusieurs accueils provisoires se succèdent, l'enfant ne peut pas se fixer dans un placement. Les parents ont tout pouvoir sur l'enfant, puisque l'accueil provisoire peut être rompu à tout moment par les parties, qu'il s'agisse du conseil général ou des parents. Une saisine judiciaire était nécessaire pour que l'enfant puisse se stabiliser et que son sort ne varie pas au gré des envies de la mère : « Je te prends » ; « Je te laisse ». Car c'était en fait le fonctionnement de la mère.

Le placement de l'enfant a été par la suite prolongé d'année en année. Il est encore en cours à l'heure actuelle.

Pour ce qui est des autres enfants, un premier signalement en ce qui concerne Jean a eu lieu en 1996. Un placement avait été demandé parce que cet enfant présentait des problèmes de comportement, à connotation sexuelle. Mais il n'y avait pas suffisamment d'éléments pour que le juge des enfants en soit saisi. Il n'y a pas eu de suite à ce signalement.

La famille connaissait de graves problèmes financiers. Une tutelle aux prestations sociales avait été décidée. Dans le cadre de cette tutelle, la mère a demandé à ce que Jean soit également placé, après avoir fait l'objet, lui aussi, d'accueils provisoires. J'ai souhaité une mesure d'investigation et d'orientation éducative concernant ce deuxième enfant. L'investigation est pluridisciplinaire : l'enfant est vu par des psychologues, des éducateurs, des assistantes sociales. Cette évaluation globale de la situation a été refusée par la famille, après avoir été demandée. J'ai dû imposer cette IOE pour comprendre les problèmes de comportement de l'enfant.

Les parents ont ensuite collaboré à cette mesure d'investigation, et j'ai ordonné une mesure d'action éducative en milieu ouvert (AEMO) pour toute la fratrie restant au domicile, puisque je vous rappelle que Pierre était placé. Au cours de cette mesure d'AEMO, un problème est survenu en raison d'une violence extrême du père, et j'ai placé en urgence tous les enfants restés au domicile, en indiquant qu'ils avaient été témoins de suffisamment de violences conjugales. La mère, dans un premier temps, a marqué son accord avec cette décision, avant d'en faire appel et de vouloir récupérer ses enfants. Je suis partie de Boulogne-sur-Mer à ce moment-là, en septembre 2000. Lorsque s'est tenue l'audience de maintien de la décision de placement, j'étais déjà partie de Boulogne. Je n'ai pas eu connaissance du dossier d'instruction, puisque l'instruction a été ouverte en 2001.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Bonjour, Madame. Quelques questions sur le processus de prise de décision, puisque c'est cela qui nous intéresse : comment on réagit, comment on gère un certain nombre de contradictions.

Un rapport de situation concernant Pierre Delay, alors âgé de 7 ans, et émanant de la Direction Enfance et famille du Pas-de-Calais vous est transmis en décembre 1997. Ce rapport tire déjà la sonnette d'alarme, peut-être de manière moins claire que les notes suivantes sur la situation des autres membres de la famille Delay :

« M. et Mme Delay rencontrent tous deux des problèmes d'ordre psychiatrique qui les mettent en grande difficulté quand il s'agit d'assumer l'éducation de leurs enfants. L'équipe du CMP est très inquiète quant à l'évolution de Jean, âgé de 5 ans et Luc, âgé de 4 ans qui se ressentent profondément de l'ambiance de la vie familiale. Si Pierre a, de manière évidente, perdu sa place à la maison puisqu'il n'y vit plus et qu'il est, de manière évidente, non désiré, Jean et Luc n `y ont pas forcément plus la leur. (...)

M. et Mme Delay n'ont pas poursuivi la démarche de soins dans laquelle ils s'étaient engagés auprès de M. Wilquin, psychiatre. Seule une longue thérapie pourrait les aider à sortir de leurs difficultés. Ils ne s'y sentent pas prêts et ne s'investissent pas plus dans le suivi CMP des enfants. »

Dans une note ultérieure du 28 octobre 1998 qui vous est adressée et dont l'origine est différente, puisqu'elle émane de la direction départementale de la Protection judiciaire de la jeunesse du ministère de la justice, Mme Françoise Lemaître, assistante sociale, fait état du refus de la famille Delay de participer au travail d'investigation et d'orientation éducative (IOE), mesure décidée par vous-même en faveur de Jean lors de votre audience du 16 juin 1998, au cours de laquelle vous aviez reçu le couple Delay. Cette note du 28 octobre 1998 contient d'autres informations préoccupantes. Je citerai simplement les extraits suivants :

« L'enfant mime souvent des scènes sexuelles, ce qui pose question quant à ce qu'il peut entendre ou voir à la maison ».

« Notons qu'au domicile se trouve une bibliothèque remplie de cassettes vidéo de nature pornographique, ce qui vient démentir les déclarations du couple à Mme le juge des enfants, lors de l'audience où l'IOE avait été décidée. »

« Le CMP d'Outreau exprime ses vives inquiétudes sur l'évolution psychologique des enfants. Aucun travail avec la famille n'est possible. »

« L'attitude fuyante des parents, après avoir été si alertants sur la situation de leur fils, ne peut manquer de poser question. »

Le 20 novembre 1998, Mme Françoise Lemaître vous adresse à nouveau une lettre à l'issue d'une rencontre qu'elle a eue le jour même avec M. et Mme Delay. Elle termine cette lettre par les phrases suivantes :

« La demande d'aide du couple à mieux appréhender l'éducation de leurs enfants (qui s'est révélée illusoire) cache peut-être un souhait de placement, qu'il n'ose exprimer franchement.

« C'est ce que nous retenons de notre entretien de ce matin.

« Je me tiens à votre disposition pour tous compléments d'informations. »

Vous avez donc, en novembre 1998, déjà reçu un certain nombre de notes faisant état de difficultés. Comment apprécie-t-on la situation ? À quel moment estime-t-on, éventuellement, qu'il y a danger ? À quel moment estime-t-on que des investigations complémentaires doivent être poursuivies ? L'attention n'est-elle pas attirée par ces notes, et si oui, quelle est la réaction normale dans l'élaboration de la décision pour la protection des enfants en question ?

Mme Hélène SIGALA : Je vous rappelle, monsieur le rapporteur, que l'article 375 du code civil pose en principe le maintien des enfants au domicile. Un peu comme le placement en détention provisoire doit être une exception, le placement des enfants doit être une exception en matière d'assistance éducative. La loi impose de maintenir les enfants au domicile le plus longtemps possible. Les notes que vous avez citées témoignent d'une suspicion d'agression sexuelle. Je vous ai rappelé que j'avais 600 dossiers en cours. Environ 400 d'entre eux transpiraient plus ou moins les abus sexuels. Démontrer l'existence d'abus sexuels n'est pas le travail du juge des enfants. C'est celui du juge d'instruction, du tribunal correctionnel ou de la cour d'assises, selon la qualification pénale des faits. Une première approche, faisant état de comportements à connotation sexuelle de l'enfant, est très floue. Les parents avaient indiqué, à cette époque, que cet enfant était peut-être victime d'un voisin dans la cave. Une enquête avait été menée, et classée sans suite.

En ce qui concerne le rapport du foyer concernant un autre enfant, il faisait état, lui aussi, de comportements à connotation sexuelle, mentionnant notamment qu'il faisait pipi sur le lit de ses copains au foyer. On n'en a pas su plus.

Les cassettes pornographiques étaient quelque chose de très commun dans le Pas-de-Calais. Je ne pense pas que, pour les majeurs, ce soit interdit par la loi. J'avais demandé qu'elles soient retirées de la vue des enfants. Les parents avaient indiqué qu'ils avaient effacé ces cassettes, pour les remplacer, d'ailleurs, par des films d'horreurs. Il n'y avait pas d'autres éléments.

La décision d'un juge des enfants est toujours prise sur le fil. Vous pouvez trop vite décider d'un placement, auquel cas les enfants ne sont pas forcément protégés. Je pense qu'il faut se placer sur le plus long terme. Pour protéger les enfants, le juge des enfants dispose heureusement d'autres outils que le placement. Normalement, il commence par ordonner des mesures d'investigation, avec maintien dans la famille. C'est une obligation légale. Le placement n'est décidé qu'en dernière extrémité, quand les parents refusent d'évoluer.

Il y avait dans le dossier des signes qui montraient que les parents refusaient d'évoluer. Ils ont en effet refusé la mesure d'IOE. Je les ai convoqués pour leur rappeler le caractère obligatoire de cette décision. Ils ne sont pas venus à l'audience. Je les ai faits convoquer par police. Ils sont ensuite venus à l'audience et ont collaboré à la mesure. Pour être complet, vous devriez lire la conclusion du rapport d'IOE, qui ne préconise nullement un placement mais une AEMO, avec maintien des enfants à domicile. Le placement ne s'est fait qu'à la suite d'une violence du père. J'ai motivé la décision de placement en urgence par la nouvelle crise qui était survenue.

La saisine pour les trois enfants date de 1998, et je les place en février 2000.

M. le Rapporteur : La loi dit, vous l'avez rappelé, qu'il faut maintenir les enfants au domicile dans toute la mesure du possible, et commencer par des investigations. Quand on reçoit ces notes-là, quelles investigations peut-on mener pour se forger une opinion plus précise de la situation ?

D'autre part, le placement de février 2000 a eu lieu sur la demande expresse de Mme Badaoui. Si elle n'avait pas fait cette démarche, le placement aurait-il quand même été décidé ? Un signal plus fort que les autres s'est-il allumé, ou le placement a-t-il été ordonné parce qu'elle en a fait la demande ?

Mme Hélène SIGALA : La mère demande effectivement un placement parce qu'une crise est survenue, le père ayant saccagé l'appartement. Mais vous avez vu qu'elle écrit dans les 24 heures qui suivent pour que l'on revienne sur cette décision. Les parents font appel et demandent la mainlevée du placement.

En ce qui concerne l'investigation, une IOE avait été décidée, justement. Une IOE, ce n'est pas l'assistance sociale qui rend visite à la famille pendant une heure. Avant que je prenne une décision, la famille, c'est-à-dire le père, la mère et les enfants, devait être vue par le psychologue, éventuellement le psychiatre. C'est un travail multidisciplinaire. J'ai ordonné une IOE dans cette famille parce que l'on sentait qu'il y avait des problèmes, qui n'apparaissaient pas au grand jour.

M. le Rapporteur : L'IOE a été décidée le 16 juin 1998. Quel est le délai raisonnable, ou du moins habituel, pour obtenir le résultat des investigations ?

Mme Hélène SIGALA : Une IOE, c'est six mois. L'ordonnance peut être prorogée une fois. Pour qu'un délai raisonnable soit respecté, il faut que des problèmes de moyens soient surmontés. S'il y a six mois de mesure d'attente, la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) étant débordée, ainsi que les associations habilitées, l'IOE peut donc se conclure un an et demi après avoir été ordonnée.

M. le Rapporteur : Vous aviez 600 dossiers en assistance éducative. Pensez-vous que c'est un nombre trop important pour vous permettre de les suivre normalement ?

Mme Hélène SIGALA : Actuellement, il y a trois juges des enfants à Boulogne-sur-Mer. Je ne sais pas si le nombre de dossiers a augmenté. Je pense que dans toutes les juridictions, les juges des enfants ont entre 400 et 500 dossiers en assistance éducative. Mais il ne faut pas oublier le dossier pénal. La délinquance des mineurs représente une part importante dans l'activité du juge des enfants.

À partir de là, tout dépend du temps que vous décidez de consacrer à une famille. Vous pouvez convoquer vingt familles dans la journée comme vous pouvez en convoquer trois ou quatre. Si vous avez beaucoup de dossiers et que vous êtes seul juge des enfants, cela pose évidemment un problème. Il y a des échéances à respecter. Si un placement arrive à échéance, il faut le renouveler, sans quoi les parents peuvent récupérer leurs enfants. S'il y a trop de dossiers, la difficulté peut être que le juge des enfants convoque la famille pour lui consacrer cinq ou dix minutes. Le temps dont vous disposez influe également sur les motivations de vos décisions. Si vous avez du temps, vous pouvez les motiver par écrit. Si vous n'avez pas de temps, vous pouvez procéder par motivations types.

M. le Rapporteur : Le procureur de la République de Boulogne-sur-Mer a reçu également à partir de 1995 des notes signalant la situation préoccupante des enfants Delay : note de la Direction Enfance et Famille en date du 13 avril 1995, puis note du 6 mai 1996 sollicitant une mesure de protection judiciaire pour un enfant, classée sans suite le 9 mai 1996. Le 2 décembre 1998, l'UTASS d'Outreau a effectué un « signalement judiciaire concernant des révélations faites par Mme Delay quant à des sévices sexuels sur Jean ». La note annexée conclut de la façon suivante : « Les troubles du comportement et les propos de l'enfant laissent à penser que Jean et peut-être Luc auraient été victimes de sévices. Mme Delay dit aussi qu'elle aurait parlé de ses problèmes avec Mme le juge Sigala lors d'une audience la semaine dernière. » Une mention manuscrite au bas de la première page indique : « transmission parquet 12-98 classement sans suite. »

Y avait-il un dialogue entre le parquet et vous-même ? Des informations ont-elles été échangées, croisées ? Des échanges de vue ont-ils eu lieu sur l'opportunité de telle ou telle décision ?

Mme Hélène SIGALA : Le parquet reçoit des signalements quotidiennement, puis saisit ou non le juge des enfants, en classant sans suite ou non. Nous parlons là de l'assistance éducative.

J'ai été informée par le parquet qu'une enquête était en cours concernant des agressions sexuelles dont Jean aurait été victime à l'été 1997 et qui auraient été commises dans la cave par un voisin. Les enfants en avaient parlé à l'école et au CMP. Cette affaire a été classée sans suite.

Il y a actuellement un grave problème en ce qui concerne le recueil de la parole des enfants. Je crois que c'est le problème essentiel, auquel il faudrait que vous puissiez apporter des solutions par des moyens. Au départ, le recueil de la parole des enfants se fait par l'école, par des assistantes sociales, par des tiers. Ensuite, des plaintes sont adressées aux services de police ou de gendarmerie, lesquels ne sont pas forcément formés pour recueillir la parole des enfants. À l'époque, les brigades des mineurs ont été supprimées. On a instauré à nouveau des unités spécialisées, qui en général sont complètement débordées. La loi a prévu l'enregistrement des auditions des enfants. Dans la majorité des commissariats et de gendarmeries, les caméras ne fonctionnent pas, malgré la demande expresse des parquets que la disposition prévue par le législateur soit suivie d'effet. Actuellement, je suis vice-procureur chargée des mineurs, et je m'attache à ce que les enquêtes soient suivies par des personnes spécialisées - il n'y en a pas beaucoup - et à ce que les moyens vidéo soient utilisés, des moyens dont les services ne disposent pas forcément : le budget du ministère de l'intérieur ne les a pas dotés des moyens nécessaires pour appliquer la loi dans ce domaine.

Je pense que tout le monde n'est pas capable de recueillir la parole d'enfants de deux, trois, quatre ans. Dans certains endroits, on tente de faire intervenir des services de victimologie, mais il y a des listes d'attente importantes.

J'espère que, après cette affaire, on n'assistera pas à un mouvement de balancier qui aboutirait à ce que la parole de l'enfant soit balayée.

M. le Rapporteur : Merci d'avoir attiré notre attention sur le risque d'un mouvement de balancier, dont nous sommes conscients. Il est bien certain qu'il ne faut jamais passer d'un extrême à l'autre.

Mais je reviens à ma question. Devant les notes dont j'ai parlé - et je n'ai pas mentionné le fait que les enfants ont subi un nombre significatif d'hospitalisations -, un dialogue s'est-il instauré entre vous et le parquet sur la situation des enfants, compte tenu de la conjonction d'éléments qui s'accumulent, sur une période de deux ou trois ans, de manière de plus en plus précise ?

Mme Hélène SIGALA : Je n'ai pas souvenir de réunion avec le parquet sur ce dossier-là. Dans un petit tribunal comme celui de Boulogne-sur-Mer, il nous arrive de discuter de certains dossiers. Je n'ai pas de souvenir particulier de discussions sur ce dossier précis.

Le parquet a classé sans suite l'agression sexuelle concernant Jean. Les parents avaient alerté sur le fait qu'il aurait été victime d'un homme dans une cave. Quels étaient les éléments du dossier ? Les comportements à connotation sexuelle des enfants, ainsi que les cassettes pornographiques, qui sont présentes dans beaucoup de dossiers d'assistance éducative dans le Nord-Pas-de-Calais. Aurais-je dû prendre plus tôt la décision de placement ? Aujourd'hui, je me dis que oui. Je n'ai pas eu connaissance du dossier d'instruction, mais il me semble que les faits ont débuté en 1995.

M. le Rapporteur : Oui. Seul Pierre était placé à cette époque.

Mme Hélène SIGALA : Non seulement seul Pierre était placé, mais il réclamait à corps et à cris de pouvoir rentrer chez lui. Les parents demandaient aussi son retour, que nous avons toujours repoussé.

M. le Rapporteur : C'est là une question très importante, qui se pose de manière générale. Comment gère-t-on cette apparente contradiction entre, d'une part, le souhait de maintenir les enfants au domicile autant que possible, et, d'autre part, l'impérieuse nécessité de les protéger ? En l'occurrence, Mme Badaoui a fait état des violences qu'exerçait le père sur les enfants, lesquels semblent se plaindre de violences lorsqu'ils reviennent de week-end. Or, on maintient un droit de visite. Comment gère-t-on ces contradictions, ce qui n'est sans doute pas facile ? À quel moment se dit-on qu'il est plus important - et quels moyens a-t-on de le vérifier - de placer que de maintenir ? Et jusqu'à quel moment se dit-on que, même s'il y a quelques difficultés, il est préférable de maintenir dans la famille ?

Mme Hélène SIGALA : Rétrospectivement, il est facile, en effet, de se dire : j'aurais dû placer les enfants, supprimer tout droit de visite et d'hébergement, et même demander une déchéance de l'autorité parentale. Cela étant, il y a dans ce dossier des contradictions qui sont très classiques dans les dossiers du même genre. Il est très rare qu'un enfant maltraité, même de manière très grave, demande à ne plus voir ses parents. Un enfant maltraité vit toujours dans la protection de ses parents, et surtout de sa mère. L'enfant qui, selon sa mère, mais cela n'a jamais été vérifié, était issu d'un viol qu'elle aurait subi par son premier mari, lequel était aussi son cousin, était dans la protection constante de sa mère. Il était victime de violences de son beau-père. Dans un rapport, on note d'ailleurs ce propos terrible : « quand je serai grand, je voudrais le tuer ». Mais en même temps, il dit sans cesse qu'il veut rentrer au domicile.

En ce qui concerne les trois autres enfants, ils demandent également un retour au domicile après leur placement en urgence, malgré le fait qu'ils aient dit que leur père avait été violent avec eux. Les enfants tiennent toujours à leurs parents, malgré tout le mal que ceux-ci ont pu leur faire.

Je n'ai pas de réponse à votre question. Tout ce que je sais, c'est qu'il n'y a pas eu d'étude sérieuse permettant de comparer ce que deviennent les enfants au bout de dix ans selon qu'on les place ou qu'on les laisse à la maison, malgré le fait que les parents ne soient pas des parents parfaits. Dans tous les dossiers d'assistance éducative, il y a de l'alcool, de la violence conjugale, des fessées données aux enfants. Vous ne pouvez pas placer tous les enfants qui sont dans cette situation. De toute façon, le conseil général et les foyers de la PJJ ne pourraient pas les accueillir, vu la pénurie de moyens mis à la disposition de la justice dans ce domaine. Mais même s'ils le pouvaient, je crois que ce n'est pas une solution. On nous demande de maintenir des liens avec la famille. C'est essentiel pour la construction à long terme de l'enfant. Je pense qu'il faut toujours envisager les choses sur le long terme. Bien que ces enfants aient été maintenus dans leur famille, il y a des moments où les choses se passaient bien. On note aussi dans les rapports que le père leur lit des histoires le soir, qu'il s'en occupe. Mais il refuse la psychothérapie qui lui a été proposée à maintes reprises, s'enfonce dans l'alcool, redevient violent. Il y a des évolutions cycliques. À des gens qui sont très démunis, socialement et intellectuellement, vous ne pouvez pas demander du jour au lendemain d'arrêter de boire, d'adopter des attitudes éducatives cohérentes. Il faut prendre le temps, tout en protégeant les enfants.

La décision de placement est motivée par le fait qu'on a suffisamment laissé le temps aux parents de se remettre en question et qu'ils refusent de le faire. C'est ainsi que j'en arrive à la solution extrême, le placement de tous les enfants.

M. le Rapporteur : Au moment où vous avez quitté Boulogne-sur-Mer, avez-vous eu l'occasion de vous entretenir avec votre successeur, M. Erik Tamion, de ce dossier ?

Mme Hélène SIGALA : À Perpignan, 800 dossiers m'attendaient. Nous nous sommes rencontrés pendant une après-midi. Je lui ai montré le cabinet, mais nous n'avons pas parlé de dossiers particuliers. Il nous aurait fallu une dizaine de jours, et ce temps ne nous est pas donné. On retrouve toujours la question du manque de moyens.

M. le Rapporteur : C'est peut-être un manque d'organisation. S'entretenir, cela ne coûte pas d'argent.

Mme Hélène SIGALA : Quand on quitte un cabinet, on essaie de le laisser à jour, de faire en sorte que les mesures soient en ordre. M. Erik Tamion sortait de l'école, comme tout le monde à Boulogne-sur-Mer et dans le Pas-de-Calais en général. Nous nous sommes vus quelques heures, et nous n'avons pas pris, en effet, le temps d'éplucher les dossiers un à un. Cela dit, chaque dossier comporte une cote décisions, que le collègue peut consulter pour voir de quoi il retourne. Ce n'était pas un dossier particulier par rapport aux 600 autres.

M. le Rapporteur : Vous estimez qu'il n'y avait aucune particularité dans ce dossier. Bien.

Mme Hélène SIGALA : Je vous rappelle qu'au moins la moitié des dossiers étaient de cet ordre-là, avec des suspicions d'agressions sexuelles, d'alcoolisme, de violences. C'est le quotidien d'un juge des enfants.

M. le Rapporteur : Une transmission d'informations ne vous paraîtrait-elle pas une bonne chose, lorsqu'un magistrat succède à un autre dans la même fonction ? Théoriquement, cela ne devrait pas coûter d'argent. Ne serait-ce pas une bonne chose, au moins pour les principaux dossiers, de transmettre le vécu du dossier de celui qui s'en va à celui qui arrive ? Cela se fait-il, en général ?

Mme Hélène SIGALA : Je ne peux pas vous le dire. Bien sûr, ce serait l'idéal.

M. le Rapporteur : Vous avez occupé d'autres fonctions ailleurs. Cela se fait-il, de manière générale, ou pas du tout ?

Mme Hélène SIGALA : Quand je suis arrivé à Perpignan, mon collègue était déjà parti. À Saint-Denis de La Réunion, mon collègue était également parti. Mais au parquet, on n'est pas tout seul, alors que le juge des enfants est seul dans son cabinet.

M. le Président : J'ai trois questions générales à vous poser.

La première concerne l'article 375-1 du code civil, qui prévoit que le juge des enfants « doit toujours s'efforcer de recueillir l'adhésion de la famille à la mesure envisagée ». Il est clair que la famille Delay feignait d'adhérer aux mesures que vous proposiez, mais en fait, ne coopérait pas du tout. Il ne s'agit sans doute pas d'un cas isolé. Pensez-vous que la législation devrait être réformée sur ce point dans un sens plus coercitif ? Si oui, quelles pistes de réforme nous suggérez-vous ?

Mme Hélène SIGALA : L'adhésion des parents est essentielle. Si les parents refusent un placement, par exemple, les enfants ne l'accepteront pas non plus, surtout s'ils sont adolescents ou pré-adolescents. Ils reviendront au domicile des parents et mettront en échec le placement.

L'assistance éducative est coercitive. J'ai d'ailleurs convoqué la famille lorsque elle a refusé de participer à la mesure d'investigation pour lui rappeler le caractère obligatoire de cette décision. Il n'en va pas de même des mesures administratives décidées par le conseil général, telles que les mesures d'aide éducative en milieu ouvert ou les accueils provisoires, qui précèdent la saisine judiciaire.

L'adhésion de la famille, je le répète, est essentielle. Je ne pense pas qu'il faille modifier les textes sur ce point. Je pense qu'il faut pouvoir convoquer une famille, discuter avec elle, lui dire ce qu'on attend d'elle. On ne peut pas dire aux parents : « On vous prend les enfants, on vous les rendra quand ils auront dix-huit ou vingt ans. »

Il faut souligner le manque de moyens. Il arrive qu'un juge des enfants mette en place une mesure éducative et que la famille ne voie personne pendant six mois, huit mois, un an, parce qu'il n'y a pas de budget permettant que des éducateurs prennent en charge la famille. Après un an, on comprend que l'adhésion de la famille puisse s'émousser et que celle-ci ne soit plus tout à fait dans le même état d'esprit qu'un an auparavant, dans le bureau du juge. Quand le juge décide d'une mesure, il ne faut pas qu'elle soit appliquée six mois plus tard, ce qui est le cas dans toutes les juridictions, où des mesures restent en attente, dans le domaine éducatif comme au pénal.

M. le Président : Les choses sont-elles très variables d'un département à l'autre ? La collaboration entre les services sociaux et les juges des enfants est-elle très différente selon les départements ? La situation générale vous paraît-elle satisfaisante, ou demande-t-elle à être améliorée ?

Mme Hélène SIGALA : Tout dépend de la personnalité du juge des enfants et de la personne qui dirige le service de la protection de l'enfance dans le département. Mais en général, ils se concertent très régulièrement.

M. le Président : L'article 375 du code civil prévoit que « si la santé, la sécurité ou la moralité d'un mineur non émancipé sont en danger, ou si les conditions de son éducation sont gravement compromises, des mesures d'assistance éducative peuvent être ordonnées par justice à la requête des père et mère conjointement, ou de l'un d'eux, de la personne ou du service à qui l'enfant a été confié ou du tuteur, du mineur lui-même ou du ministère public. » Par contre, les services sociaux qui suivent les enfants dans leur milieu familial doivent, eux, passer par le procureur de la République. Selon vous, les services sociaux devraient-ils pouvoir saisir directement le juge des enfants, sans passer par le parquet ?

Mme Hélène SIGALA : Le parquet est un filtre essentiel dans le dispositif. Il est important que le juge des enfants ne soit pas seul face à la famille, et que le procureur de la République fasse l'interface entre eux.

Vous savez que le juge des enfants peut s'autosaisir, mais cela se fait de manière tout à fait exceptionnelle. Il est important qu'il y ait une double lecture : le dossier arrive sur le bureau du procureur, qui estime nécessaire ou non de saisir le juge des enfants, lequel peut prononcer un non-lieu s'il n'est pas d'accord avec l'analyse du procureur.

M. Jacques FLOCH : Madame, j'ai écouté avec grande attention votre déposition. Vous avez rappelé les problèmes d'alcoolisme du père, ses violences. Vous avez aussi dit qu'il y avait des soupçons d'agressions sexuelles sur les enfants, et que lorsque le parquet en a été saisi, il a classé sans suite. Quel a été votre sentiment après le classement sans suite ?

Mme Hélène SIGALA : Il n'y avait pas de suspicion d'agression sexuelle par les parents, mais par un voisin, dans une cave. Les parents n'ont jamais été mis en cause. Les seuls éléments les concernant étaient les cassettes pornographiques, dont ils ont dit, à un moment donné, qu'elles n'étaient pas accessibles aux enfants. C'était le seul élément de déviance sexuelle, si l'on peut appeler cela une déviance sexuelle, qui concernait les parents.

L'enfant présentait des symptômes fréquents chez les enfants abusés, mais les parents n'ont jamais été soupçonnés à cette époque.

M. Jacques FLOCH : Compte tenu de la bonne connaissance que vous aviez du dossier, le juge d'instruction vous a-t-il interrogée, après votre départ, sur la famille Delay ?

Mme Hélène SIGALA : Quand je pars à Perpignan, j'ai 800 dossiers à gérer. Je ne peux pas continuer à m'occuper des affaires de Boulogne.

M. Jacques FLOCH : Ce n'est pas ce que je vous demande, Madame. Je vous demande si l'on vous a interrogée en tant que témoin sur la famille Delay, étant donné la connaissance que vous aviez de cette famille.

Mme Hélène SIGALA : On ne m'a pas interrogée. Je ne sais pas si le juge d'instruction a demandé communication de mon dossier d'assistance éducative. Ce sont des choses qui se font. Normalement, quand les décisions d'assistance éducative sont motivées, la lecture du dossier permet d'avoir les éléments nécessaires.

M. Léonce DEPREZ : Je n'ai pas pu ne pas noter que vous avez dit que les cassettes pornographiques étaient quelque chose de commun dans le Pas-de-Calais. Je ne sais pas si vous avez une expérience particulière du Pas-de-Calais en dehors du tribunal de Boulogne. Qu'est-ce qui vous fait dire que les cassettes pornographiques sont généralisées dans ce département ?

D'autre part, si vous n'êtes pas allée plus loin en ce qui concerne la famille Delay, est-ce en raison de la banalisation des affaires de ce type, qui vous a conduit à ne pas demander la déchéance, ou est-ce en raison du fait que vous aviez 600 dossiers ? On nous a parlé de 300 cassettes. Il ne semble pas que ce soit quelque chose de banal. Cela révèle plutôt une maladie obsessionnelle. Avez-vous eu un dialogue avec le procureur de la République à ce sujet ?

Mme Hélène SIGALA : Je n'ai pas parlé de cassettes pornographiques dans le Pas-de-Calais. J'ai dit qu'il y avait beaucoup d'abus sexuels dans le Pas-de-Calais.

Dans les dossiers dont j'étais saisie, et donc dans les familles à problèmes - qui ne reflètent évidemment pas la réalité d'un département -, il y avait en majorité des abus sexuels. Et il est commun que des parents qui commettent des abus sexuels sur leurs enfants visionnent des cassettes pornographiques. Je ne sais pas ce qui se passait dans les autres foyers du Pas-de-Calais.

Ce n'est pas parce que j'avais 600 dossiers que je ne suis pas allée au-delà en ce qui concerne celui de la famille Delay. Comme je l'ai dit, il n'est pas interdit de posséder des cassettes pornographiques. Il n'y avait rien dans ce dossier qui mettait en cause les parents pour des abus sexuels. Vous ne l'avez pas lu, ce dossier, Monsieur. Il faut lire un dossier dans le détail, phrase après phrase, de A à Z, pour pouvoir comprendre de quoi il retourne.

M. Léonce DEPREZ : Permettez-moi de vous dire, Madame, que seul le rapporteur de cette commission a accès au dossier.

M. le Rapporteur : Je voudrais mettre les choses au point, parce que cette question revient souvent. Seul le rapporteur a qualité pour se faire communiquer toutes les pièces qu'il estime utiles à l'information de la commission. En revanche, ces pièces peuvent ensuite être consultées par tous les membres de notre commission.

M. Léonce DEPREZ : Avez-vous eu connaissance du nombre exceptionnel de cassettes pornographiques dans cette famille Delay-Badaoui ?

Mme Hélène SIGALA : Non. La perquisition a eu lieu après mon départ.

M. le Président : Avec tout le respect qui est dû au département du Pas-de-Calais, j'ai sous les yeux une fiche du ministère de la justice sur les spécificités du ressort de la cour d'appel de Douai en matière de criminalité et de délinquance sexuelles. Je vous assure, monsieur Deprez, que ces chiffres sont impressionnants.

M. Jacques REMILLER : Dans ce dossier, quelle place ont eue les services sociaux, ou quelle place leur avez-vous laissée ? Quels rapports vous ont-ils transmis ?

Mme Hélène SIGALA : Dans tous les dossiers, le conseil général fait un signalement. Quand les enfants sont placés, il est obligé de transmettre un rapport au juge des enfants avant qu'il ne prenne une décision de renouvellement ou de mainlevée du placement. Dans ce dossier comme dans tous les autres, j'avais des rapports réguliers du conseil général sur l'évolution de la situation de Pierre, dont je renouvelais le placement chaque année. Lorsqu'un incident se produit, par exemple à l'occasion de l'exercice d'un droit de visite et d'hébergement, le conseil général informe le juge des enfants. Il le fait au besoin par fax, en cas d'urgence. Dans ce dossier, cet enfant posait énormément de problèmes de comportement. Beaucoup de rapports faisaient état d'incidents, ainsi que de sa volonté de retourner au domicile.

M. Jean-Paul GARRAUD : À la lumière de votre expérience, auriez-vous des propositions en vue d'améliorer l'articulation entre l'assistance éducative et l'instance pénale ? On peut imaginer de saisir systématiquement le juge des enfants en cas d'allégation d'abus sexuels d'origine familiale. On peut penser à informer le juge des enfants du suivi d'une procédure pénale, ou encore à mieux organiser la communication du dossier d'assistance éducative aux instances pénales pour la conduite des investigations. Qu'en pensez-vous ?

Mme Hélène SIGALA : La loi prévoit déjà la communication entre le magistrat instructeur et le juge des enfants. Le magistrat du parquet qui est à l'origine d'une information judiciaire sur des abus sexuels a l'obligation d'en informer le juge des enfants.

M. Jean-Paul GARRAUD : Vous faites référence à l'article 706-49 du code de procédure pénale. Mais à part cet article, n'y aurait-il pas d'autres pistes à explorer ? On a le sentiment qu'une meilleure articulation aurait été souhaitable.

Mme Hélène SIGALA : Je ne sais pas si le juge d'instruction a demandé communication du dossier d'assistance éducative. Cette articulation est prévue par les textes. Cela étant, on en revient toujours au même problème : nous sommes tous débordés de dossiers, que ce soit les magistrats du parquet, les juges des enfants ou les juges d'instruction. Pendant des années, on n'a pas voulu voir les problèmes de gestion qui se posent. On ne peut pas à la fois nous demander de faire de la qualité et de la quantité, en nous demandant toujours plus, alors que le budget de la justice est très faible en France. Pour rendre une justice de qualité, il faut nous donner plus de moyens.

M. Georges COLOMBIER : Vous avez, à juste titre, attiré notre attention sur la parole de l'enfant, en souhaitant qu'elle ne soit pas balayée. Craignez-vous que ce soit le cas à la suite de cette affaire ? Que préconisez-vous pour éviter cela ?

Mme Hélène SIGALA : Depuis une dizaine d'années, la parole de l'enfant a été mise en avant. On essaie d'écouter les enfants qui expliquent qu'ils sont victimes d'abus sexuels. Quand on est juge des enfants, on voit tous les jours des enfants souffrir parce que les tribunaux ont prononcé des acquittements ou des relaxes, que des magistrats instructeurs ont ordonné un non-lieu ou que ceux du parquet ont classé sans suite, en raison de l'absence de preuves. Ce sont des affaires où les auteurs nient souvent les faits. On a donc une contradiction entre la parole de l'enfant et la parole de l'auteur. Des experts médicaux et des experts psychologues nous aident à cerner la personnalité de la victime et des auteurs. Vous n'êtes pas sans savoir que nous nous heurtons à un grave problème de pénurie. Des enquêtes sont retardées parce que les experts pédopsychiatres ou psychologues ne sont pas disponibles. Il est essentiel de disposer de leur avis dans le cadre de ces procédures.

M. Gilles COCQUEMPOT : Dans tout dossier, il y a la procédure, la technique, et il y a l'aspect psychologique, la manière que l'on a d'aborder un dossier. M. le président a fait allusion à des chiffres impressionnants concernant les affaires d'abus sexuel dans le ressort de la cour d'appel de Douai. Ces statistiques sont communiquées à tous les acteurs de justice, ce qui contribue à créer le sentiment que le département du Pas-de-Calais est atypique.

Vous avez dit que le TGI de Boulogne-sur-Mer était un petit tribunal, que tout le monde se connaissait, et que les échanges étaient plus faciles qu'ailleurs. C'est un autre élément d'ordre psychologique.

Troisièmement, vous avez également dit, Madame, que les cassettes pornographiques étaient quelque chose de commun dans le Pas-de-Calais, voire dans le Nord-Pas-de-Calais.

Ce contexte psychologique a-t-il pu donner corps à la vraisemblance d'un réseau pédophile international, et donc, inconsciemment, orienter l'instruction du dossier lui-même ?

Mme Hélène SIGALA : Je ne peux pas vous répondre. Quand je suis partie, les abus sexuels n'étaient même pas repérés dans la famille.

S'agissant des cassettes pornographiques, si j'ai pu vous choquer, j'en suis désolée. Quand je parlais du Pas-de-Calais, je parlais en fait de mes dossiers au tribunal de Boulogne-sur-Mer.

M. Christophe CARESCHE : S'agissant des placements, vous nous avez dit que les structures ou les familles d'accueil n'étaient pas forcément en nombre suffisant. Cela a-t-il pu peser sur la décision de placer ou non les enfants ?

Mme Hélène SIGALA : Pas dans ce dossier. Même avec le recul, je ne pense pas que j'aurais placé les enfants en 1995, avec les éléments que contenait le dossier à cette date.

Dans d'autres situations, il est arrivé en effet que des décisions de placement aient été retardées en raison d'un manque de structures, surtout pour des enfants atteints de troubles mentaux ou de graves problèmes psychiatriques ou psychologiques. Il est arrivé que l'on soit obligé de placer des enfants dans un autre département. Dans ce dossier, il n'y a pas eu de problème de ce genre. Les enfants ont tout de suite trouvé des familles d'accueil.

M. Xavier de ROUX : Vous avez à plusieurs reprises déploré le manque de moyens. Vous avez aussi rappelé qu'en cas de suspicion d'abus sexuels, la loi prévoit une coordination entre le juge des enfants, le parquet et le juge d'instruction. Quels sont les moyens supplémentaires qui vous étaient nécessaires et qui ont manqué pour assurer cette coordination ?

Mme Hélène SIGALA : Dans ce dossier, il n'y a pas eu de manque de coordination entre le parquet et le juge des enfants. Je l'ai dit tout à l'heure, le parquet m'avait informée qu'une enquête était en cours sur les agressions sexuelles dont un enfant Delay aurait été victime dans une cave de la part d'un voisin, ainsi que du classement sans suite. J'avais également été informée du classement sans suite consécutif à la demande d'assistance éducative. Quant à la coordination avec le juge d'instruction, le problème ne s'est pas posé puisque quand je suis partie de Boulogne-sur-Mer, il n'était pas encore saisi de ce dossier.

Je n'ai pas fait d'étude statistique me permettant de vous dire combien de dossiers devraient être confiés à chaque juge pour que nous puissions prendre des décisions de meilleure qualité, mais il me semble évident que quand un juge des enfants a 600 dossiers et qu'un juge d'instruction en a une centaine, ils sont moins disponibles qu'il ne faudrait. Des postes de juge et de greffier devraient être créés.

M. Xavier de ROUX : Ma question concernait le dossier qui nous intéresse. Je note qu'il n'y avait pas de problème de manque de moyen sur ce dossier particulier.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Quand les parents sont en détention, la présomption d'innocence impose le maintien du lien de parentalité. Mais d'un autre côté, il faut évidemment protéger les enfants. Devant cette contradiction, quelle est l'approche du juge ? Tente-t-il de maintenir ce lien, ou au contraire, la détention provisoire implique-t-elle la rupture de ce lien ?

Mme Hélène SIGALA : Je vous répondrai sur un plan général, car dans ce dossier précis, les parents, à l'époque où j'en étais saisie, étaient loin d'être placés en détention provisoire.

Un placement en détention provisoire n'a pas pour conséquence de priver les parents de leur autorité parentale. En vertu, en effet, de la présomption d'innocence, le juge des enfants est obligé de convoquer les parents à chaque échéance de placement, quelle que soit leur situation, même quand ils sont détenus, et quelles que soient les raisons pour lesquelles ils le sont, y compris s'ils sont soupçonnés d'abus sexuels sur leurs propres enfants. Le juge des enfants n'est dispensé de cette audience et de cette discussion avec les parents que lorsque la déchéance de l'autorité parentale a été prononcée, laquelle n'est jamais demandée par le juge des enfants mais est prononcée par les cours d'assises ou le juge aux affaires familiales.

M. le Président : Madame, nous vous remercions.

Audition de M. Maurice MARLIÈRE,
Premier Vice-Président du tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer,
ancien juge des libertés et de la détention



(Procès-verbal de la séance du 21 février 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Mes chers collègues, nous recevons aujourd'hui M. Maurice Marlière, premier vice-président du tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer, ancien juge des libertés et de la détention.

Monsieur Marlière, je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête.

Avant votre audition, je souhaite vous informer de vos droits et de vos obligations.

En vertu de l'article 6 § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d'enquête parlementaire sont tenues de déposer sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel et de l'article 226-14 du même code qui autorise la révélation du secret en cas de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Cette même ordonnance exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Je vais donc vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(M. Maurice Marlière prête serment).

Je m'adresse aux représentants de la presse pour leur rappeler les termes de l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse, qui punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. J'invite donc les représentants de la presse à ne pas citer nommément les enfants qui ont été victimes de ces actes.

La commission va procéder maintenant à votre audition qui fait l'objet d'un enregistrement.

Comme vous l'avez demandé et comme nous en sommes convenus, vous êtes assisté d'un conseil qui pourra communiquer avec vous mais ne pourra s'adresser directement à la commission.

Monsieur Marlière, vous avez la parole.

M. Maurice MARLIÈRE : À titre liminaire, je souhaiterais vous indiquer que je suis profondément convaincu de la légitimité de ma présence aujourd'hui face à votre commission, qui est chargée de disséquer le processus judiciaire qui a abouti aux deux verdicts successivement rendus par les cours d'assises de Saint-Omer et de Paris. Vous êtes, en effet, les représentants du peuple français, au nom duquel la justice est rendue quotidiennement. Vous êtes également le législateur. À ce titre, vous aurez à vous prononcer sur les remèdes qu'il convient d'apporter aux imperfections de notre procédure pénale.

Je suis également pleinement conscient du caractère particulièrement dramatique de l'affaire d'Outreau, qui résulte essentiellement de la détention provisoire subie pendant de longs mois, voire de longues années, par des hommes et des femmes dont on sait aujourd'hui, depuis quelques semaines, mais seulement depuis quelques semaines, qu'ils sont pleinement innocents. J'ai, personnellement, la certitude absolue de leur innocence. Je souhaite ajouter que la mission de votre commission consistera à proposer des éléments de réponse pour éviter le renouvellement de situations analogues, et à se pencher au chevet de notre procédure pénale.

Je suis également conscient de la nécessité de tenter d'apporter des réponses aux légitimes questions que se posent celles et ceux qui ont souffert directement, pour la plupart d'entre eux, ou à travers la perte d'un être cher, et je pense ici à la famille de François Mourmand, décédé durant sa détention provisoire dans des circonstances qui, à ma connaissance, ne sont pas encore clairement établies, même si la thèse du suicide paraît pouvoir à l'heure actuelle être écartée.

Je souhaiterais ajouter que l'acte de juger est un exercice éminemment complexe. Il résulte d'une réflexion mûrie à partir de la confrontation de points de vue et d'intérêts par nature opposés. Cette réflexion s'élabore en secret, dans le cadre du délibéré. Le CSM a solennellement rappelé, le 3 février dernier, le caractère inviolable du secret du délibéré, indiquant en substance que les magistrats ne peuvent en être relevés sous aucun prétexte, même ceux qui, comme cela a été mon cas, statuent à juge unique. De ce fait, je ne serai peut-être pas en mesure de répondre de manière aussi précise que vous le souhaiteriez aux questions que vous voudrez bien me poser en ce qui concerne la prise de telle ou telle décision. N'y voyez aucune dérobade de ma part, ni aucune volonté de dissimulation, mais uniquement la volonté de strictement respecter le serment que j'ai prêté voilà plus de vingt-et-un ans.

Si je ne peux expliquer le processus ayant abouti aux 159 décisions que j'ai prises, sur les 186 qui ont été rendues en première instance en matière de détention provisoire dans ce dossier, je m'efforcerai toutefois de vous éclairer sur le contexte dans lequel ces décisions sont intervenues.

À ce stade, je souhaiterais insister tout particulièrement sur un point qui me paraît essentiel en ce qui concerne les fonctions de JLD, à savoir l'instantanéité de la prise de décision. Permettez-moi une comparaison avec la matière civile et la compétence du juge des référés, fonction que j'ai moi-même exercée pendant quelques années. Alors que le propre de ce juge est d'intervenir dans des situations caractérisées par l'urgence, il a la faculté de délibérer pendant quelques jours, au minimum en quelques heures en cas de référé d'heure à heure. Cette faculté n'est malheureusement pas accordée au juge des libertés et de la détention, qui statue dans le cadre de ce qu'on appelle un débat contradictoire, et qui doit prendre sa décision à l'issue de ce débat. Cela m'apparaît d'ores et déjà l'une des principales difficultés que j'ai pu rencontrer dans la fonction de juge des libertés et de la détention, que j'ai exercée à temps plein pendant deux ans et demi et que j'exerce encore le week-end, à l'occasion des permanences que j'effectue au tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer.

J'ai été nommé à Boulogne-sur-Mer en septembre 2000, en avancement, en qualité de vice-président. Je suis entré dans la magistrature en 1985. J'ai exercé pendant dix ans et demi au tribunal de grande instance de La Roche-sur-Yon les fonctions de juge d'instruction. C'était un choix personnel de ma part. J'ai opté pour cette fonction, n'hésitant pas, à ma sortie de l'ENM, à prendre un poste éloigné de mes bases géographiques pour pouvoir l'exercer. Je suis ensuite parti au tribunal de grande instance de Fort-de-France, où j'ai, pendant cinq ans, exercé essentiellement des fonctions civiles.

À mon arrivée à Boulogne-sur-Mer, j'ai exercé pendant quelques mois des fonctions civiles. Je précise qu'à l'époque, nous étions trois vice-présidents non spécialisés. Nous sommes maintenant six ou sept. La fonction de JLD a été créée au 1er janvier 2001, en application de la loi du 15 juin 2000. J'étais le dernier arrivé : cette fonction m'a été confiée. Je n'y étais absolument pas défavorable, ayant essentiellement une expérience pénale.

J'ai été, jusqu'au début du mois de mai 2001, le seul JLD titulaire. Nous étions trois vice-présidents : l'une était chargée des fonctions de présidente du tribunal correctionnel, le deuxième ayant en charge les fonctions civiles, et moi-même étant désigné pour les fonctions de JLD. Le tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer est une juridiction à trois chambres. Je me souviens que M. le bâtonnier Normand, lors de son audition par votre commission, a situé ce tribunal au cinquantième rang par l'importance du contentieux qui y est traité. Je pense qu'il se situe plutôt dans les trente premiers, et ce pour une raison simple : actuellement, j'exerce la fonction de premier vice-président, et à ma connaissance, il y a une trentaine de postes analogues parmi les 181 TGI de France.

Pendant quatre mois, donc, j'étais le seul JLD titulaire. Un JLD suppléant a été amené, très occasionnellement, à rendre des décisions dans le dossier d'Outreau. C'est ainsi que j'ai été conduit à connaître de ce dossier dès le 22 février 2001, date de l'ouverture d'information au cabinet de M. Burgaud et de la présentation des époux Delay. J'avais donc, à ce moment, seize ans d'expérience, dont dix ans et demi comme juge d'instruction.

J'avais diverses casquettes. Le TGI était à proximité du camp de Sangatte, qui accueillait entre 1 200 et 1 600 réfugiés, et qui générait un contentieux particulièrement important. Ce contentieux était de deux ordres : l'un était lié à la rétention des étrangers en situation irrégulière, l'autre était un contentieux de nature pénale, qui n'était pas forcément lié à des actes délictueux commis par les réfugiés, mais au développement de réseaux de passeurs, problème qui se pose toujours aujourd'hui, bien que de manière peut-être moins aiguë.

Cette situation avait d'ailleurs amené le président du tribunal à confier au JLD le contentieux de la rétention un an et demi avant la date prévue par la loi du 15 juin 2000. Ce contentieux revêtait une importance numérique non négligeable, puisque, au titre de l'année 2001, 1 633 décisions ont été rendues, et 1 638 au titre de l'année 2002. Cela représentait au minimum une audience quotidienne. Tous les matins, je siégeais en tant que juge chargé de la rétention.

J'avais une autre casquette, puisque j'étais chargé de la présidence des audiences de comparution immédiate. Ce contentieux était alimenté en partie par le problème de l'immigration clandestine et par le trafic international de stupéfiants dans les affaires qui ne requéraient pas l'ouverture d'une information, ainsi que par le trafic international de tabac.

Dès le mois de janvier 2001, l'organisation du tribunal prévoyait une audience de comparution immédiate par jour. Le lundi, j'en étais dispensé, mais du mardi au vendredi, chaque après-midi, je présidais une audience de comparution immédiate.

Enfin, dernière casquette et non la moindre, j'étais juge des libertés et de la détention dans le cadre des dossiers d'instruction.

À partir du 9 mai 2001, nous avons obtenu du renfort par l'arrivée d'une vice-présidente, Mme Rubantel. Je me souviens qu'avant son arrivée, j'étais allé voir le président du tribunal pour lui expliquer que mes conditions de travail depuis quatre mois étaient insupportables, compte tenu du contentieux important, que pour autant, je n'entendais pas me décharger de mes fonctions au détriment d'une collègue arrivante. Je lui ai proposé qu'elle et moi intervenions en alternance en qualité de JLD, une semaine chacun, étant précisé que la semaine où nous n'étions pas JLD, nous avions d'autres fonctions, essentiellement des activités civiles. Le président a accueilli favorablement cette proposition.

Cette solution présentait un avantage non négligeable : en fonction du calendrier des présentations, lorsqu'il y avait, au stade de l'instruction, une ou plusieurs présentations, soit le matin soit l'après-midi, au moment des audiences de comparution immédiate, celui qui n'était pas de permanence JLD pouvait donner un coup de main à l'autre en prenant une audience. Cela s'est passé plus d'une fois.

Je voudrais également dire un mot des présentations tardives. Le JLD, en matière d'instruction, intervient en bout de chaîne, après l'ouverture d'une information par le parquet et la mise en examen par le juge d'instruction, lequel prévient le JLD qu'il est susceptible d'être saisi. Nous ne savons jamais, en définitive, si nous le serons réellement. Le plus souvent, nous le sommes, mais il est arrivé que nous ne le soyons pas. Il est arrivé très souvent également qu'il s'agisse de saisines tardives, et dans des conditions qui ne sont pas les meilleures. Traditionnellement, les services de police ou de gendarmerie, lorsqu'il y a un défèrement, amènent au tribunal la procédure en deux exemplaires : l'original, qui est traité par le parquet pour établir son réquisitoire introductif, et une copie, qui est remise à l'avocat. Avec la création du JLD, on s'est vite rendu compte de la nécessité d'un troisième exemplaire. Cela a mis un certain temps à se faire, mais c'est entré dans les mœurs. Et tant que Mme Rubantel et moi avons été JLD, ce système a plutôt bien fonctionné.

Je prenais connaissance de la procédure aussi rapidement que possible. L'intervention se faisait souvent à des heures tardives. À plusieurs reprises, je suis rentré à mon domicile à une heure, voire deux heures du matin, ce qui ne permettait pas de respecter la fameuse circulaire de Mme Lebranchu publiée en 2002, laquelle prévoyait onze heures consécutives de repos entre la fin d'une journée et le début de la journée suivante, puisque les audiences de rétention d'étrangers débutaient à l'époque à neuf heures.

Je précise que je ne vous ai pas dressé ce tableau des conditions d'exercice de ma fonction dans le but de me retrancher derrière un surcroît de travail, mais pour vous faire état de la réalité de la tâche qui était la mienne et celle de ma collègue à l'époque.

Qu'est-ce que l'intervention d'un JLD dans le cadre d'une information judiciaire ? La révolution, dans l'esprit du législateur de 2000, c'est que la détention provisoire devait être confiée à un autre magistrat du siège que le juge d'instruction, un autre magistrat que le législateur avait pris la précaution de choisir parmi ceux ayant rang de vice-président, et donc ayant un minimum de dix ans d'ancienneté. Pour prendre une décision de maintien en liberté ou de remise en liberté d'une personne mise en examen dans le cabinet du juge d'instruction, l'avis d'un seul magistrat suffisait. Par contre, pour placer quelqu'un en détention ou pour l'y maintenir, il faut un avis conforme de deux magistrats du siège, le juge d'instruction et le juge des libertés et de la détention.

Le JLD statue au terme d'un débat contradictoire, prévu par l'article 145 du code de procédure pénale. Ce débat réunit obligatoirement le JLD, un représentant du ministère public, la personne mise en examen, et, autant que faire se peut, un avocat, qu'il soit choisi ou, le plus souvent, commis d'office. Je précise tout de suite que pour les dix-sept placements en détention que j'ai été amené à ordonner, les personnes mises en examen ont toutes été assistées d'un avocat, contrairement à ce qui a pu vous être dit. La seule personne qui n'ait pas été assistée d'un avocat, c'est Mme Sandrine Lavier, pour une raison liée à une surcharge de permanence. Il y avait plusieurs présentations ce jour-là. Cela figure d'ailleurs dans le PV de première comparution. J'ai entendu que M. Franck Lavier, dont je ne mets absolument pas en cause la bonne foi, vous a indiqué qu'il était assisté d'un avocat au stade de la première comparution mais pas devant le JLD. J'ai vérifié le PV de débat contradictoire, et j'ai pu constater qu'il était assisté à cet acte par MRangeon, avocat de permanence.

Je vais, à l'attention de Mmes et MM. les parlementaires qui ne sont pas juristes, essayer de vulgariser, tout comme je le fais, d'ailleurs, à chaque débat contradictoire, le fonctionnement de cette audience. Auparavant, j'insiste sur le fait que les personnes concernées sortent de 24 ou 48 heures de garde à vue, voire plus dans certaines matières, par exemple les stupéfiants. Puis, elles sont emmenées au tribunal, où elles vont attendre un certain temps avant de comparaître devant un juge d'instruction, qui leur notifie une mise en examen. Bien qu'elles aient le droit de garder le silence, le plus souvent, elles ont été amenées à faire des déclarations devant le juge d'instruction. Elles vont ensuite être présentées, si le juge d'instruction envisage de demander leur placement en détention, devant une troisième personne, le JLD.

Mon premier souci, dans un débat contradictoire initial, est d'expliquer à la personne que j'ai en face de moi qui je suis, quel est mon rôle. Je lui donne la définition du JLD, et je lui explique en quelques mots que mon rôle se borne à décider, soit de sa remise en liberté soit de son éventuel placement en détention, et que je prendrai cette décision à l'issue d'un débat contradictoire. Un débat contradictoire, c'est un tour de table au cours duquel j'entends successivement le point de vue du représentant du ministère du public, qui va développer les arguments pour lesquels le parquet sollicite la mise en détention, puis la personne concernée, puis son avocat. Je prends soin d'expliquer qu'il s'agit d'un tour de table relativement informel, et que bien entendu, à n'importe quel moment, et notamment à la fin du débat contradictoire, la personne mise en examen pourra reprendre la parole sans aucune difficulté.

Le deuxième point de mes explications porte sur le contenu du débat. J'explique à la personne qu'on ne revient pas sur ce qui s'est dit dans le bureau du juge d'instruction. Dans le cadre d'un débat contradictoire devant le JLD, on ne peut pas aborder les faits. J'insiste sur ce point parce que j'ai le souvenir que M. Pierre Martel vous a dit avoir été extrêmement surpris, en arrivant dans mon cabinet, par les propos qu'il m'a prêtés - et je ne mets nullement en cause sa bonne foi - selon lesquels je n'irais « jamais à l'encontre » de ce que me demandait le juge d'instruction. Je suis convaincu qu'il s'agit d'un malentendu entre M. Pierre Martel et moi. Je n'ai pu à aucun moment lui dire cela, et ce d'autant qu'il était assisté par un avocat, et que je suis convaincu que si j'avais tenu de tels propos, l'avocat n'aurait pas manqué de les faire acter au procès-verbal.

Toujours est-il que j'ai pour habitude d'expliquer à la personne qu'on ne revient pas sur les faits, que j'ai connaissance du dossier et des déclarations qu'elle a faites devant le juge d'instruction, si elle en a faites, mais que nous allons uniquement nous préoccuper des arguments qui militent soit en faveur de sa remise en liberté, soit en faveur de son placement en détention.

M. Alain Marécaux vous a expliqué qu'il avait eu l'impression que j'avais décidé par avance de l'incarcérer, pour la bonne et simple raison que, quand j'ai pris la décision de délivrer à son encontre un mandat de dépôt, je lui ai précisé que je l'enverrai à la maison d'arrêt de Maubeuge. En fait, que s'est-il passé ? Le jour où M. Alain Marécaux m'a été présenté, en même temps que cinq autres personnes mises en examen, j'avais bien entendu été informé à l'avance par M. Fabrice Burgaud qu'il entendait me saisir. Or, ma pratique est la suivante : je demande au juge d'instruction, dans l'hypothèse où je ferais droit à sa demande de placement en détention de plusieurs personnes concernées par la même affaire - je dis bien « dans l'hypothèse », et je vous prie instamment de croire que les jeux ne sont pas faits avant l'issue du débat contradictoire -, dans quels établissements pénitentiaires il souhaite qu'elles soient placées. En effet, le plus souvent, le juge d'instruction a pour ligne de conduite de ne pas placer les personnes impliquées dans une même maison d'arrêt, et ce afin d'éviter tout risque de concertation. C'est la raison pour laquelle j'avais préalablement fait le point avec M. Fabrice Burgaud sur les maisons d'arrêt qui seraient éventuellement destinataires des personnes qui pourraient être placées en détention.

M. Franck Lavier s'est étonné devant vous de la présence du procureur de la République dans mon cabinet au moment où il y est entré. Cela n'a rien d'anormal en cas de présentation multiple. Les débats contradictoires se succèdent. Je ne sais plus si M. Franck Lavier est passé le premier ou le deuxième, avant ou après son épouse, puisque les heures ne sont malheureusement pas indiquées sur les procès-verbaux. S'il est passé en deuxième position, après son épouse, cela n'avait rien d'anormal que le procureur de la République soit là, puisque les débats s'enchaînent. S'il est passé le premier, le procureur de la République venait d'arriver.

Le débat se déroule donc de la manière que je vous ai indiquée, et le plus souvent, la personne mise en examen est amenée à reprendre la parole après son avocat. Même si elle ne le fait pas de sa propre initiative, je lui demande systématiquement si elle souhaite prendre la parole.

Si je suis amené à maintenir la personne en liberté, éventuellement avec un placement sous contrôle judiciaire, je dicte tout de suite l'ordonnance de placement sous contrôle judiciaire. Si je suis amené à délivrer un mandat de dépôt, je dicte au greffier les termes de l'ordonnance de mise en détention, puisque la décision de placement en détention provisoire doit être motivée en fait et en droit. Et, toujours dans un souci pédagogique qui me paraît être la moindre des choses, j'explique à la personne que le mandat de dépôt qui vient d'être délivré a une durée de validité qui est limitée dans le temps, de quatre mois en matière correctionnelle, d'un an en matière criminelle. J'explique également à la personne qu'à tout moment de la procédure, elle est en droit de présenter, soit directement, soit par l'intermédiaire de son avocat, une demande de mise en liberté, que cette demande sera bien entendu examinée, qu'il n'y sera pas nécessairement fait droit, mais que le refus éventuellement opposé à cette demande n'empêche absolument pas d'en formuler une autre quasiment immédiatement.

Lorsque Mme Badaoui m'a été présentée, il s'est passé une chose unique dans ma carrière de JLD : au cours du débat - c'était, autant que je m'en souvienne, avant que je ne donne la parole au représentant du ministère public -, elle m'a fait part, au moment où je lui ai dit que nous ne revenions pas sur les faits, de son intention de faire de nouvelles révélations. Elle était assistée d'un avocat. J'ai donc, à ce moment, suspendu le débat contradictoire, comme je l'ai d'ailleurs indiqué dans le procès-verbal. J'ai décroché mon téléphone pour appeler M. Fabrice Burgaud et lui ai dit : « Voilà ce qui se passe. Mme Badaoui m'indique qu'elle est prête à faire de nouvelles déclarations. Est-ce que ton emploi du temps... » - nous pourrons revenir sur ce problème de tutoiement qui a été évoqué à plusieurs reprises devant vous par les avocats - ...

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Ce n'est pas nécessaire.

M. Maurice MARLIÈRE : Ce n'est pas parce que l'on tutoie les collègues qu'il y a forcément du copinage.

M. le Rapporteur : Nous n'avons rien dit.

M. Maurice MARLIÈRE : Je ne pense pas que vous ayez dit quelque chose, mais j'ai entendu dans la bouche de certaines personnes auditionnées des propos qui me semblent appeler une mise au point.

M. Fabrice Burgaud m'a indiqué qu'il était disponible. Mme Badaoui est donc sortie de son cabinet et s'est rendue dans le sien. Je ne sais plus combien de temps cela a duré, environ une demi-heure. Puis, Mme Badaoui est revenue dans mon bureau, nous avons repris le débat, et je lui ai indiqué que je délivrais un mandat de dépôt. Je lui ai précisé que la validité de ce mandat de dépôt était d'un an, que l'appréciation du juge des libertés et de la détention pouvait évoluer en fonction de l'évolution du dossier. Je ne lui ai rien dit de plus. Je m'élève en faux, et je proteste avec véhémence, contre un quelconque marché que j'aurais passé avec Mme Badaoui. En aucun cas, je ne lui ai fait une promesse de remise en liberté au cas où elle se montrerait coopérative.

Si le juge des libertés et de la détention décide de placer en détention la personne mise en examen, il doit motiver cette décision par des considérations de fait et de droit, qui sont exclusivement fondées sur l'article 144 du code de procédure pénale. Ces considérations sont limitativement énumérées par ce texte. Elles sont de deux ordres. Dans la première catégorie, on peut mentionner les considérations relatives aux nécessités de l'instruction. Il s'agit principalement de prévenir tout risque de concertation frauduleuse si plusieurs personnes sont impliquées dans le dossier d'instruction, et si certaines d'entre elles n'ont pas encore été soit identifiées soit interpellées. Il s'agit également de conserver des preuves ou des indices matériels, et d'éviter d'éventuelles pressions sur des témoins ou sur ceux que le code de procédure pénale appelle, à l'heure actuelle encore, des victimes. La deuxième catégorie de critères correspond à ce que l'on appelle des mesures de sûreté. La détention peut être, aussi bizarre que cela puisse paraître, un moyen de protéger la personne mise en examen d'éventuelles représailles. C'est également un moyen de garantir son maintien à la disposition de la justice, en fonction des garanties de représentation plus ou moins importantes qu'elle offre, et notamment eu égard au quantum de la peine encourue. Il est bien évident que plus la peine encourue est grave, plus le risque de voir une personne tenter, si elle était mise en liberté, de se soustraire à l'action de la justice doit être pris en considération. La détention peut aussi éviter la poursuite de l'infraction, critère qui est assez rarement invoqué. Enfin, il y a le fameux critère de l'ordre public, qui est une véritable bouteille à l'encre. Je tiens à préciser que ce critère, comme les autres, a été inséré dans l'article 144 du code de procédure pénale par le législateur, et que le juge l'utilise quand il y a lieu parce qu'il existe.

Ce critère avait, au moment de la loi du 15 juin 2000, subi une certaine restriction puisque, en matière de prolongation de détention, il ne pouvait plus être invoqué, en matière correctionnelle, que lorsque la peine encoure était de dix ans. Changement de majorité, changement de législation. La loi du 9 septembre 2002, dite « loi Perben I », a entendu revenir au droit antérieur et a supprimé ces restrictions. Je ne me permettrai, en tant que magistrat, de faire aucune observation ni aucun commentaire. Je fais un simple constat, pour indiquer que le législateur a lui-même une vision plus ou moins extensive de l'ordre public.

Il est important d'avoir présent à l'esprit que ces critères ne sont pas nécessairement cumulatifs. Ils sont alternatifs ou cumulatifs, c'est-à-dire qu'en fonction du dossier qui lui est soumis et de la situation à laquelle il est confronté, le juge peut fonder sa décision de mise en détention sur un nombre plus ou moins important de critères. Il est extrêmement rare qu'un seul critère soit invoqué.

Dans mes ordonnances de refus de mise en liberté, j'ai, à plusieurs reprises, fait allusion aux moyens ou au système de défense adoptés par les intéressés. Je rappelle que sur les dix-sept personnes placées en détention, treize d'entre elles protestaient de leur innocence. Je n'irai pas jusqu'à parler d'une « sémantique inappropriée », mais je confesse que les termes de « système de défense adopté » sont sûrement maladroits, et qu'en tout cas qu'ils sont peut-être abrupts. Dans mon esprit, il n'était absolument pas question, par cette référence au système de défense adopté par la personne mise en examen, de lui en faire payer les conséquences, ni, en aucun cas, d'effectuer à l'égard de cette personne un quelconque chantage à la détention. La meilleure preuve en est que j'ai refusé à deux reprises de placer en détention provisoire Mme Karine Duchochois, qui contestait les faits. J'ai été amené à remettre en liberté, après environ trois mois de détention, M. Christian Godard, qui contestait également les faits. Ces deux illustrations suffisent, en elles-mêmes, à démontrer que, dans mon esprit, la référence au système de défense adopté n'était absolument pas un moyen de faire payer à des justiciables le fait qu'ils proclamaient leur innocence. C'est simplement le constat que je tire de la situation à laquelle je suis confronté. Vous avez des personnes à laquelle il est reproché des faits d'une incontestable gravité. Elles font l'objet, à l'époque, de mises en cause circonstanciées, tant de la part d'enfants que de la part d'adultes. Et je suis amené, à tort ou à raison, à tirer le constat que, à partir du moment où la personne qui est en face de moi proclame son innocence, que ce soit vrai ou que ce ne soit pas vrai, le risque, soit de voir cette personne tenter d'échapper à sa responsabilité pénale, soit de la voir exercer des pressions sur des témoins, ne doit pas être minimisé.

Le débat contradictoire me semble tronqué. Je me démarquerai de M. Gérald Lesigne, qui vous a parlé du caractère artificiel de ce débat. Je ne pense pas qu'il soit le moins du monde artificiel, mais il est nécessairement tronqué. Il l'est pour la bonne et simple raison qu'aux termes de la loi, le JLD ne peut pas aborder les faits, donc le fond du dossier. Il en a connaissance, naturellement, mais on ne peut pas en débattre avec la personne mise en examen ni avec son avocat. Il est évident qu'au moment du débat, ces faits vont être rapidement rappelés et abordés, mais toujours au soutien des arguments qui seront présentés par le parquet pour solliciter la mise en détention. Cela me semble un point extrêmement important. Le JLD m'apparaît, à ce niveau, comme un juge privé, de par la loi, de la possibilité de prendre une décision pleinement éclairée, du fait qu'il lui est impossible de poser des questions relatives aux faits à la personne mise en examen.

M. le Président : Monsieur Marlière, l'audition suivante est prévue à 18 h 15. Bien que votre exposé liminaire réponde par avance à un certain nombre de questions que le rapporteur et moi-même comptions vous poser, je vais vous demander d'accélérer un peu.

M. le Rapporteur : Ce n'est peut-être pas la peine non plus de nous rappeler les textes de loi. Il faudrait que nous puissions vous poser quelques questions.

M. Maurice MARLIÈRE : Je suis à votre entière disposition. Je pense simplement qu'un certain nombre de vos collègues ne sont pas juristes.

M. le Président : Depuis un mois et demi, ils le deviennent. Ils sont en cours de formation accélérée !

M. Bernard DEROSIER : On arrive à comprendre même quand on n'est pas juriste !

M. Maurice MARLIÈRE : Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit, monsieur le député.

Une fois le mandat de dépôt délivré, se pose le problème éventuel du contentieux de la détention. Le juge des libertés et de la détention va intervenir ponctuellement, en fonction des demandes de mise en liberté qui lui sont soumises. Il ne va pas suivre le dossier en permanence, mais uniquement à l'occasion de fenêtres qui lui sont ouvertes, ces fenêtres correspondant aux saisines par le juge d'instruction consécutives à des demandes de mise en liberté.

Aux termes de la loi, le juge des libertés et de la détention dispose d'un délai de trois jours ouvrables à compter de sa saisine, y compris le jour de sa saisine. Ce délai est extrêmement cours. Lorsque la saisine est datée du vendredi et arrive dans le cabinet du JLD à 17 heures ou 18 heures, au moment ou le greffier d'instruction va partir, il n'en a pas forcément pris connaissance si le greffier ou le juge d'instruction n'a pas pris le soin de le prévenir. Dans ce cas, c'est le lundi matin qu'il découvre la demande de mise en liberté : il a déjà perdu un jour pour y répondre.

Lorsqu'il est saisi de la demande de mise en liberté, le JLD doit prendre connaissance de l'évolution du dossier. Celui d'Outreau évoluait beaucoup. Il y avait une multiplication des auditions par le juge d'instruction, il y avait des retours réguliers de commissions rogatoires, et les procès-verbaux arrivaient en nombre abondant.

Un autre point me paraît devoir être souligné, qui pourrait, à moindre coût, faire l'objet d'une réforme législative. À aucun moment, au stade de l'examen d'une demande de mise en liberté, le juge des libertés et de la détention n'a de contact physique avec la personne qui sollicite sa mise en liberté. S'il est fait appel d'un rejet de la demande, la personne peut solliciter sa comparution personnelle devant la chambre de l'instruction, qui est de droit. Devant le juge des libertés et de la détention, cela n'est pas prévu. Dans le cadre du dossier d'Outreau, le premier avocat de M. Dominique Wiel, à l'appui d'une demande de mise en liberté, m'avait sollicité la comparution personnelle de son client. Je l'ai appelé et je lui ai indiqué que cette disposition était prévue pour la chambre de l'instruction mais pas pour le JLD, que je le déplorais, mais que malheureusement, je ne pouvais pas faire extraire son client. Je sais que Mme Odile Marécaux vous a dit qu'elle multipliait les demandes de mise en liberté et qu'elle ne voyait jamais le JLD : ce n'est pas du fait de la mauvaise volonté du JLD, ni d'une surcharge du travail, c'est une impossibilité légale.

Quand le dossier a beaucoup évolué entre deux demandes de mise en liberté, il faut en prendre connaissance rapidement, et pas forcément dans des conditions matérielles satisfaisantes. Les avocats vous ont dit les difficultés qu'ils ont eues à obtenir une copie de la procédure. Sachez que j'ai été confronté aux mêmes difficultés. L'original du dossier ne quittait pas le bureau du juge d'instruction. Je peux le comprendre. Il en avait besoin. Peut-être avait-il peur, également, que des pièces soient égarées. Une copie était mise à la disposition des différents avocats venant examiner le dossier et à celle du JLD.

Une autre difficulté à laquelle j'ai été confrontée en tant que JLD réside dans l'absence, ou la quasi-absence, de mémoire déposé par les avocats de la défense au soutien d'une demande de mise en liberté, à l'exception notable des avocats de M. Alain Marécaux et de Mme Odile Marécaux, qui ont déposé quasiment systématiquement des mémoires extrêmement développés, et de l'avocat de M. Christian Godard. S'agissant de ce dernier, la lecture attentive de ce mémoire, lui aussi très développé - il devait faire vingt pages - m'a amené à ordonné la mise en liberté de M. Christian Godard, pour des éléments de fait qui y étaient contenus. La loi fait obligation aux avocats de la défense, lorsqu'ils sont en cause d'appel devant la chambre de l'instruction, de déposer un mémoire, ce qui est presque toujours fait. Mais devant le JLD, il est rare qu'ils déposent un mémoire.

S'agissant de la prolongation de la détention, le débat se passe de la même manière que le débat initial. À l'occasion des différents débats contradictoires qui ont eu lieu, je n'ai eu que très peu de mémoires. Je n'ai pas le souvenir, d'ailleurs, d'en avoir eu. Je dois même préciser qu'en ce qui concerne deux personnes mises en examen, leurs avocats n'étaient ni présents, ni représentés. Ce n'est pas un procès d'intention que je fais aux avocats. Simplement, je constate que pour un moment important qui est celui d'un éventuel renouvellement de la détention, ils n'étaient pas là, n'ayant pas non plus pris soin de m'en prévenir. Leur empêchement était probablement tout à fait légitime. J'ajoute que je prenais la précaution de demander au juge d'instruction de me saisir entre trois semaines et un mois avant l'expiration du mandat de dépôt, de façon à pouvoir organiser le débat environ quinze jours avant celle-ci, et ce pour permettre éventuellement, si l'avocat avait un empêchement, de déplacer la date du débat tout en restant dans le délai légal et de l'organiser dans les jours précédant immédiatement l'expiration du mandat de dépôt.

Je pense que l'institution du JLD résulte d'une excellente intention du législateur de 2000 mais qu'on n'a peut-être pas donné au JLD les moyens procéduraux suffisants pour exercer sa fonction comme le législateur aurait souhaité qu'il l'exerce. J'ai l'impression d'une œuvre inachevée, un peu comme un peintre qui n'aurait pas terminé un tableau.

Le JLD est en effet un spectateur épisodique du dossier. Il ne contribue en aucune façon à la construction de ce dossier. Il intervient ponctuellement à différents stades, et constate l'état d'avancement du dossier qui lui est soumis.

Les rencontres avec les personnes mises en examen sont bien trop brèves. Le JLD ne pouvant pas assister aux interrogatoires de celles-ci, il est privé de ce que j'appelle les impressions d'audience. Je sais qu'un certain nombre d'entre vous ont été magistrats instructeurs. Je pense qu'il leur est arrivé, à travers des rencontres avec les personnes mises en examen, de recueillir des informations d'une extrême importance, qui ne passent pas forcément à travers un procès-verbal mais qui permettent de se faire une idée. Cela n'est pas possible pour le JLD.

Enfin, je pense que le JLD n'a pas encore été, à l'heure actuelle, complètement intégré par les différents acteurs de la vie judiciaire comme un organe à part entière de la procédure. Je pense en particulier à la quasi-absence de mémoire dont je vous ai parlé. J'ai présent à l'esprit un mémoire fort charpenté qui a été présenté devant la chambre de l'instruction par l'un des avocats des personnes mises en examen, et ce au soutien de l'appel de l'une de mes décisions de refus de mise en liberté. J'ai pris connaissance de ce mémoire plusieurs mois après. Il n'était absolument pas dénué de fondement ni d'intérêt. Il critiquait de manière acerbe mais fondée, au moins sur certains points, les arguments que j'avais pu développer. Et je pense qu'il aurait pu m'amener à me questionner plus, peut-être, que je ne l'ai fait. Ce mémoire était joint aux différents appels consécutifs aux ordonnances de maintien en détention. Cela ne coûtait rien à l'avocat de le joindre à une demande faite en première instance. Cela n'a jamais été le cas.

Le juge des libertés et de la détention se distingue également du juge d'instruction par l'absence de contacts, que j'ai eue à déplorer, avec les avocats de la défense. Lorsque j'étais juge d'instruction, je me souviens de conversations avec des avocats qui venaient me sonder pour savoir à quelles conditions la remise en liberté de leur client pouvait être envisagée. Jamais, en tant que JLD, et notamment dans le cadre du dossier d'Outreau, un avocat n'est venu me voir en me demandant : « monsieur le juge, si je vous propose telle ou telle chose, par exemple tel hébergement, est-ce que vous seriez éventuellement d'accord pour réviser la position qui a été la vôtre jusqu'à présent ? ».

J'ai constaté que la mise en liberté de Mme Odile Marécaux a été ordonnée par la chambre de l'instruction au mois de juin 2002 à un moment où son avocat avait proposé un hébergement situé loin du Pas-de-Calais, chez la sœur de Mme Odile Marécaux, en Bretagne. Toutes les précédentes demandes de mise en liberté rejetées par moi faisaient état de possibilité d'hébergement dans la famille proche de Mme Odile Marécaux, mais dans la région du Nord-Pas-de-Calais. À la lecture de l'arrêt de la chambre de l'instruction, je constate que c'est lorsque les avocats proposent un hébergement éloigné qu'elle est remise en liberté. Si j'avais eu à statuer sur une demande analogue, avec ces éléments-là, j'y aurais fait droit.

Les avocats ne m'ont pas non plus fait part des difficultés qu'ils ont pu rencontrer avec le juge d'instruction et dont ils vous ont fait état. À une exception notable, celle de MOsmont, qui a été entendue par votre commission. J'ai un souvenir très net de cette visite de MOsmont dans mon cabinet. Elle se situe environ une semaine après que j'ai refusé pour la deuxième fois la détention de Mme Karine Duchochois, et à la fin de la confrontation de celle-ci avec ses trois accusateurs. Je ne vais pas revenir sur l'incident que MOsmont vous a relaté. Toujours est-il qu'elle est arrivée dans mon bureau en pleurs. Je me suis demandé ce qui lui arrivait. Je l'ai invitée à s'asseoir, à se calmer, et à m'exposer le problème. Elle m'a fait état de l'incident qui s'était produit chez le juge d'instruction. Ma première réaction a été de lui faire part de mon embarras à son égard, dans la mesure où j'étais moi-même un magistrat intervenant dans ce dossier, en tant que JLD, et que je n'étais peut-être pas le mieux placé pour qu'elle vienne me voir. Je lui ai demandé si elle en avait référé à son bâtonnier. Elle m'a dit que non. Les propos qu'elle vous a rapportés ont véritablement été tenus, mais ce n'est pas moi qui lui ai dit : « Entre la parole d'un juge d'instruction et la parole d'un avocat, il n'y a pas photo ». C'est elle qui était fort inquiète du fait qu'on ne pourrait pas attacher de crédit à ce qu'elle prétendait. Je lui ai répondu qu'il n'y avait pas plus de raison de croire le juge d'instruction qu'elle, que s'il y avait des témoins, il convenait de les interroger, mais que je ne voyais pas pourquoi on attacherait plus de crédit à la parole du juge d'instruction qu'à la sienne. Je lui ai demandé si elle avait fait mentionner cet incident dans le procès-verbal. Elle m'a dit que non. Je lui ai donc conseillé de cristalliser ce problème, pour éventuellement en débattre ultérieurement devant la chambre de l'instruction, au moyen d'un courrier. C'est ce qui a été fait. Je tenais, là aussi, à rectifier une erreur.

J'ai entendu dans la bouche d'un éminent parlementaire membre de cette commission que le JLD était servile. Cela m'a beaucoup choqué. Je n'ai certainement pas été assez diligent, compte tenu du résultat définitif de ce dossier, mais je n'ai pas été servile puisque j'ai à deux reprises refusé de mettre une personne en détention, et que j'en ai libéré deux autres, dont l'une, certes, reconnaissait les faits.

Dans ce dossier, nous n'avions pas de preuve matérielle. C'est le plus souvent le cas dans les dossiers de mœurs. Ce n'était pas très étonnant dans ce dossier, puisque la famille Delay avait été informée environ deux mois à l'avance, dès le mois de décembre 2000, qu'une enquête pénale serait diligentée par le parquet. Il est donc très vraisemblable que M. Thierry Delay et, éventuellement, les autres personnes impliquées dans cette affaire, aient eu tout le loisir de faire disparaître les preuves matérielles compromettantes.

Il faut également avoir à l'esprit que, dans ce dossier, des enfants étaient victimes.

La vérité n'a définitivement éclaté que devant les deux cours d'assises, d'abord à Saint-Omer puis à Paris. Le dossier d'instruction n'était pas, contrairement à ce que certains ont pu affirmer, un dossier vide. Il y avait des accusations certes fluctuantes, mais circonstanciées. Pour ma part, ma ligne de conduite, dans les prises de décision concernant les éventuels placements en détention, était qu'il devait y avoir recoupement entre des mises en causes par des adultes et des mises en cause par des enfants directement victimes. Si une personne était accusée par des personnes, enfants ou adultes, d'avoir commis des actes contre un enfant, mais que l'enfant en question disait qu'elle ne lui avait rien fait, je ne prenais pas en considération ces accusations.

Il y a eu également, dans ce dossier, un certain nombre d'éléments polluants. On en a abondamment parlé, je n'entrerai pas dans les détails. Les mensonges, tant ceux de Mme Aurélie Grenon que de Mme Myriam Badaoui, reposaient sur un minimum d'éléments véridiques. Était-ce une coïncidence ? Probablement. Toujours est-il que les mensonges de Mme Myriam Badaoui étaient corroborés par des choses qui s'avéraient véridiques. Je pense aux mèches de Mme Odile Marécaux. J'en parle parce qu'il en a déjà été question, et que je n'ai donc pas l'impression de trahir le secret professionnel.

Les dépositions de témoins étaient également un élément du dossier, ces témoins étant revenus sur leurs déclarations devant la cour d'assises.

Certaines déclarations de personnes mises en examen étaient ambiguës. Celles de M. Franck Lavier vous ont été lues par M. Gérald Lesigne, à la cote D538.

L'élément le plus polluant du dossier a été l'invention du meurtre par Daniel Legrand fils.

Un autre élément polluant a été la découverte tout à fait fortuite d'un comportement déviant de M. Alain Marécaux à l'égard de son fils, que rien ne laissait présager lorsque les policiers ont fait irruption à son domicile.

Je souligne que certaines des personnes mises en examen ont subi des menaces. Ce fut notamment le cas d'Aurélie Grenon. Je ne sais pas si ces menaces ont été réelles ou pas, mais il reste qu'à l'époque, il en avait été fait état. Le jeune X avait également fait part de menaces.

Je rappelle également le profil psychologique de certaines des personnes mises en examen, tel qu'il apparaissait notamment à travers les expertises de M. Emirzé, qui voyait, chez plusieurs d'entre elles, les traits que l'on retrouve habituellement chez les abuseurs sexuels.

Même si c'est une influence plus ou moins inconsciente, le contexte géographique et le contexte de l'époque ont pu jouer. Je pense à l'affaire Jourdain, qui avait défrayé la chronique quelques années auparavant dans la région de Boulogne-sur-Mer, à l'affaire Dutroux, et à l'hypermédiatisation. J'ai le souvenir très net qu'une équipe de télévision n'avait pas hésité à s'introduire dans une salle d'audience qui était vide, et depuis les fenêtres desquelles elle a filmé le bureau de M. Burgaud.

La quasi-totalité des décisions que j'ai rendues en matière de détention ont été confirmées par la chambre de l'instruction. À ma connaissance, j'ai été infirmé une seule fois, lorsque Mme Odile Marécaux a été remise en liberté, et je vous ai indiqué tout à l'heure que si j'avais eu les éléments que la chambre de l'instruction a eus, je pense que j'aurais pris la même décision.

Contrairement à ce qui a pu être dit, le contentieux de la détention n'a pas été extrêmement important : 186 décisions ont été prises en première instance. Elles concernent notamment les décisions de placement en détention initiales, les prolongations. Il y a eu 17 mises en détention initiales, 23 prolongations, dont 9 pour les condamnés, 142 ordonnances de refus de mise en liberté, parmi lesquelles j'en ai rendu 117 ; 2 refus de placement en détention et 2 remises en liberté. D'après mes calculs, les 186 décisions rendues en premières instance ont donné lieu à 60 arrêts de la chambre de l'instruction et à 2 infirmations, l'une concernant Mme Odile Marécaux, l'autre concernant Mme Normand après un refus de mise en liberté pris par Mme Rubantel.

Enfin, je ne peux pas vous laisser croire que je ne connaissais pas le dossier. Les motivations de mes ordonnances ont été évolutives. Je me tenais informé de l'évolution du dossier. Certes, il y a eu des copiés-collés, je ne le conteste pas. Mais j'y trouve deux explications. D'une part, quand il n'y a pas eu d'éléments nouveaux, on reprend la motivation de la décision précédente. D'autre part, quand on a peu de temps pour prendre une décision, ce qui est arrivé à plusieurs reprises, il vaut mieux prendre connaissance de l'évolution du dossier avant de prendre sa décision plutôt que de modifier le libellé de sa décision.

Je précise que je n'ai jamais laissé de consigne à ma collègue, Mme Rubantel, lorsque je m'absentais. Nous avons à plusieurs reprises discuté ensemble du dossier. Ces discussions sont, à mon sens, couvertes par le secret professionnel. Tout ce que je peux vous dire, c'est que je ne le lui laissais pas de consignes, pas plus qu'elle ne m'en laissait.

M. le Rapporteur : Monsieur le président Marlière, vous avez répondu par avance à la quasi-totalité des questions que je comptais vous poser.

Ce qui m'a frappé dans cette intervention remarquablement préparée, c'est que vous avez bien identifié là où le bât pouvait blesser, y compris les problèmes de sémantique.

Naturellement, aucun membre de notre commission n'a l'intention de vous demander quelque violation que ce soit du secret du délibéré, mais simplement de suivre la recommandation du CSM dans un avis du 15 décembre 2005 invitant la représentation nationale, à l'occasion de cette commission d'enquête, à examiner publiquement « les processus d'élaboration des décisions judiciaires ». C'est effectivement ce qui nous intéresse. Nous sommes peut-être parfois à la frontière qui sépare ces deux démarches. Si tel devait être le cas aujourd'hui, vous nous le direz.

Vous nous avez dit que vous aviez eu le temps d'examiner l'ensemble du dossier.

M. Maurice MARLIÈRE : Autant que mes fonctions me le permettaient, je regardais le dossier.

M. le Rapporteur : Vous nous avez expliqué quelles étaient vos autres fonctions, et quels étaient vos horaires. Je voudrais vous poser une question très simple. Avez-vous pu prendre connaissance, au fur et à mesure qu'il se construisait, de l'intégralité du dossier ou pas ?

M. Maurice MARLIÈRE : J'ai pu en prendre connaissance, monsieur le rapporteur, avec les difficultés que je vous ai exposées tout à l'heure. Je devais me rendre dans le cabinet du juge d'instruction consulter la copie. Encore fallait-il que la copie soit à jour. Ce n'était pas forcément le cas en temps réel.

M. le Rapporteur : D'accord. Mais sous réserve de ces problèmes matériels, que les avocats ont également rencontrés, vous avez eu connaissance de l'ensemble du dossier ?

M. Maurice MARLIÈRE : Oui.

M. le Rapporteur : Je voulais vous demander ce que vous pensiez des déclarations de M. Pierre Martel. Vous avez répondu. On pourrait vous demander, mais c'est anecdotique, ce que vous pensez des déclarations de Mme Karine Duchochois, qui affirme que, quand elle attendait, vous vous êtes énervé au téléphone avec quelqu'un dont elle pensait qu'il s'agissait du juge d'instruction.

M. Maurice MARLIÈRE : Mme Karine Duchochois m'est présentée pour la première fois par M. Fabrice Burgaud le 4 avril 2001. Je ne la place pas en détention, et d'ailleurs je n'organise même pas de débat contradictoire, comme la loi me permet de le faire quand je n'envisage pas de placer en détention. Pourquoi ? Parce que quand elle m'est présentée, elle est citée par Mme Aurélie Grenon, par Mme Myriam Badaoui, et par le jeune X pour des faits commis sur ses petits frères, mais ces derniers disent qu'elle ne leur a rien fait.

Dix mois après, elle m'est présentée à nouveau par M. Fabrice Burgaud. J'en suis surpris, ce qui explique que je décroche mon téléphone pour lui expliquer, en des termes peut-être un peu vifs, que je ne comprends pas le pourquoi de ce deuxième défèrement, que certes davantage d'adultes la mettent peut-être en cause, mais que les enfants à l'égard desquels elle est censée avoir commis des actes répréhensibles ne la mettent toujours pas en cause, raison pour laquelle je ne reviendrai pas sur la décision que j'avais prise antérieurement.

M. le Rapporteur : Cela, c'était avant que vous ne rendiez la décision ?

M. Maurice MARLIÈRE : Tout à fait. C'était avant que j'organise le débat, et j'ignorais à ce moment que Mme Karine Duchochois et son avocat, MOsmont, se trouvaient à proximité de la salle où nous tenions les débats contradictoires. Sinon, j'aurais évité de prendre mon téléphone et je serais allé voir le juge d'instruction en personne.

M. le Rapporteur : Merci pour votre franchise. Avant même de statuer sur cette demande, vous téléphonez au juge d'instruction pour lui dire que vous n'êtes pas d'accord avec lui. Cette relation est-elle normale ? Est-ce que l'indépendance du juge des libertés et de la détention, dans ce cas précis, est suffisante ? Quelle est la nature des rapports avec le juge d'instruction, et le cas échéant, avec le procureur de la République ? Y a-t-il un dialogue, sachant que vous nous avez dit tout à l'heure que les faits n'étaient pas remis en cause et ne vous intéressaient pas dans le cadre de l'audience ?

M. Maurice MARLIÈRE : Ce n'est pas qu'ils ne m'intéressent pas, monsieur le rapporteur, c'est que la loi m'interdit de m'y intéresser.

M. le Rapporteur : Oui, sachant que vous nous avez dit, s'agissant de M. Christian Godard, que vous aviez été convaincu par un mémoire qui déclinait un certain nombre de faits. Mais nous y reviendrons. Je vous laisse le temps d'y réfléchir.

Je vous pose pour l'instant une question sur les rapports entre le JLD, le juge d'instruction et le procureur de la République, sachant que cette « anecdote » - qui n'avait évidemment rien d'anecdotique pour Mme Karine Duchochois - fait apparaître qu'il y a eu entre vous et le juge d'instruction un échange avant que la décision soit rendue.

M. Maurice MARLIÈRE : Je pense qu'il ne faut pas non plus attacher à ce coup de téléphone plus d'importance qu'il n'en a.

M. le Rapporteur : Vous nous dites vous-même que si vous aviez su que Mme Karine Duchochois et son avocat étaient à proximité, vous n'auriez pas téléphoné au juge d'instruction mais que vous seriez allé le voir. Encore une fois, votre franchise vous honore, mais cela nous montre comment les choses se passent, concrètement, dans les palais.

M. Maurice MARLIÈRE : J'ai estimé qu'il n'y avait pas d'élément supplémentaire...

M. le Rapporteur : Je ne vous demande pas de justifier votre décision sur le fond. Je vous demande de répondre à une question simple et très précise, qui est illustrée par cet entretien, préalable à votre décision, avec celui-là même qui vous demande la mise en détention de la personne concernée : est-ce que, de manière générale, il y a un entretien entre le JLD et le juge d'instruction ? Peut-être est-ce souhaitable, d'ailleurs, je n'en sais rien.

M. Maurice MARLIÈRE : J'ai parlé tout à l'heure d'un contact préalable avec le juge d'instruction qui est d'ordre purement matériel, qui ne porte en aucun cas sur le fond du dossier. Si six personnes me sont présentées, comme cela a été le cas le 16 novembre 2001, avec six mandats de dépôt qui sont sollicités, je prends soin de demander au juge d'instruction dans quels établissements, dans l'hypothèse où j'ordonnerais leur mise en détention, il serait possible de les mettre en détention. Mais, en aucun cas, je n'ai de contact avec les juges d'instruction, dans ce dossier ou dans d'autres, sur le fond du dossier. Ils me saisissent au dernier moment. Je ne découvre les motifs de leur saisine qu'à la lecture de leur ordonnance.

J'ai eu quelques contacts avec le juge Burgaud sur des points très particuliers, notamment pour lui faire part de mon désaccord sur la manière dont il menait ses confrontations. J'avais moi-même été juge d'instruction, et je trouvais que la manière dont il menait ses confrontations - les trois accusateurs face à la personne qui contestait les faits - ne m'apparaissait pas forcément la meilleure solution.

M. le Rapporteur : Ce que vous dites là est important. La question des confrontations est revenue sans arrêt au cours de ces auditions. Quelles conséquences en a-t-on tirées, et quelles conséquences en avez-vous tirées ?

M. le Président : J'ajoute, monsieur Marlière, que c'est un point de désaccord de plus entre vous et M. le procureur Lesigne.

M. Maurice MARLIÈRE : J'ai fait cette réflexion à M. Fabrice Burgaud sur la conduite de ses confrontations parce que j'avais moi-même été juge d'instruction et que je me pensais autorisé à donner un avis sur ce point. Mais en tant que JLD, et n'ayant en tant que tel, aux termes de la loi, aucun titre pour contrôler le travail d'un juge d'instruction, je lui ai simplement fait part de mon désaccord.

Quelles conséquences en ont-elles été tirées ? Il faut bien dire qu'aucune n'en a été tirée, puisque les confrontations ont continué à être organisées de la même façon. Mais j'ai émis un avis personnel. Je ne dis pas que je détiens la vérité. Ce procédé a été validé par la chambre de l'instruction. Moi, je n'aurais pas fait comme cela, c'est tout ce que je peux vous dire.

Plus généralement, s'agissant de mes contacts avec M. Fabrice Burgaud, je dirai qu'il n'est pas celui qui vous a été décrit par un certain nombre de personnes. C'est un garçon extrêmement timide, introverti. Je pense intimement que, dans ce dossier, il avait beaucoup de certitudes, que c'est un garçon avec lequel on pouvait discuter, parce qu'il est d'un naturel affable, mais quand j'ai pu discuter avec lui, je n'ai pas toujours eu l'impression d'être entendu. Cela dit, si je pense « blanc » et qu'il pense « noir », ce n'est pas forcément moi qui détiens la vérité.

Je n'avais pas de conversation du même type avec le parquet.

Je n'ai pas non plus eu de contact avec la chambre de l'instruction. Je ne me sentais pas autorisé à appeler la chambre de l'instruction, qui était également mon organe de contrôle en matière de détention. Si l'un de ses membres m'avait appelé pour discuter de tel ou tel cas, j'en aurais bien volontiers discuté, mais cela n'a jamais été le cas.

Est-ce que j'ai répondu pleinement à votre question ?

M. le Rapporteur : Pleinement, non.

M. Maurice MARLIÈRE : Je voudrais également éviter qu'un malentendu naisse entre vous et moi. Tout à l'heure, vous m'avez dit que je ne m'intéressais pas aux faits. Ce n'est pas que je ne m'intéressais pas aux faits, c'est que la loi m'interdisait d'en faire état à nouveau dans mon cabinet. Il faut que ce soit clair.

M. le Président : Quel article du code de procédure pénale vous l'interdit ?

M. Maurice MARLIÈRE : Ce n'est peut-être pas écrit littéralement, mais c'est l'interprétation que je fais de l'article 145. Peut-être est-ce une interprétation trop restrictive.

M. le Rapporteur : L'article 145 dit : « Au vu des éléments du dossier,... »

M. Maurice MARLIÈRE : « Au vu des éléments du dossier,... », cela veut dire : au vu des éléments du dossier tel qu'on vous le livre. Cela dit, peut-être que je fais de cet article une interprétation trop restrictive.

M. le Rapporteur : Peut-être est-ce une interprétation bien restrictive. Je ne suis pas sûr que ce fût l'intention du législateur, dans la mesure où le législateur ne souhaite pas a priori que soient mises ou maintenues en détention des personnes contre lesquelles il n'y aurait pas de charges suffisantes.

Mais surtout, vous nous avez tenu des propos qui semblent contradictoires. D'une part, vous nous avez dit : on n'évoque pas les faits dans mon cabinet. Mais d'autre part, lorsque vous parliez des avocats qui ne déposaient pas suffisamment de mémoires, je pense que c'était pour nous suggérer qu'il aurait été utile qu'ils en déposent. Vous nous citiez l'exemple de l'avocat de M. Christian Godard, lequel, nous disiez-vous il y a un instant, avait fait un mémoire de vingt pages, dans lequel il développait un certain nombre d'éléments de fait, qui vous avaient convaincus. Par conséquent, comment pouvez-vous nous dire dans le même temps, d'une part, que la loi vous interdit d'évoquer les faits lors du débat contradictoire, et d'autre part, que vous avez rendu une décision de M. Christian Godard à la suite d'un mémoire qui évoque des faits ? J'essaie de comprendre. Est-ce une erreur sémantique ? Non.

M. Maurice MARLIÈRE : J'ai dû mal m'exprimer, monsieur le rapporteur.

M. le Rapporteur : Je vais préciser ma question. Si vous avez la conviction qu'il n'y a pas de charges suffisantes contre quelqu'un, vous n'en tenez pas compte pour prononcer, le cas échéant, une mise en liberté ou si ? Cette question est très simple.

M. Maurice MARLIÈRE : Mme Karine Duchochois est un exemple type. Au moment où elle m'est présentée, j'estime qu'il n'y a pas de charges suffisantes sur le fond. Cela me paraît tout de même une condition essentielle que d'avoir un minimum de charges réunies à l'encontre d'une personne à l'encontre de laquelle on vous demande de délivrer un mandat de dépôt.

M. le Rapporteur : Dans l'ordonnance concernant Mme Karine Duchochois, vous dites que « le critère du trouble à l'ordre public n'apparaît pas pouvoir être sérieusement évoqué en ce qui la concerne, compte tenu de l'ancienneté des mises en cause dont elle a fait l'objet, puisque les accusations proférées à son encontre par Mme Myriam Badaoui, Mme Aurélie Grenon et M. David Delplanque remontent respectivement aux 2 mai 2001, 18 septembre 2001 et 5 octobre 2001. »

M. Maurice MARLIÈRE : C'est la suite qui est importante.

M. le Rapporteur : Oui, bien sûr. La situation est identique pour tous les autres. Ils avaient aussi été mis en cause. Puisque vous dites que c'est la suite qui est importante, et par honnêteté et souci de transparence totale, je vais la lire : « Elle n'est pas mise en cause par les enfants d'ores et déjà identifiés comme ayant été victimes de sévices sexuels. » Elle avait été mise en cause précédemment, mais enfin, c'est votre décision. C'est vrai que Mme Karine Duchochois n'a pas compris pourquoi elle a bénéficié d'un régime différent.

M. Maurice MARLIÈRE : Si elle regarde aujourd'hui la retransmission de mon audition, ou qu'elle la regarde ultérieurement, elle aura une réponse à sa question.

M. le Rapporteur : Oui. Le problème, c'est que ce sont les autres qui n'ont pas de réponse.

Donc, les faits, vous en tenez compte ?

M. Maurice MARLIÈRE : Mais, monsieur le rapporteur, quand je dis qu'on ne revient pas sur les faits dans le bureau du JLD, cela veut dire que je ne peux pas poser de question supplémentaire à la personne mise en examen.

M. le Rapporteur : Ah oui !

M. Maurice MARLIÈRE : Ce n'est pas que je ne tiens pas compte des faits.

M. le Rapporteur : Ah oui ! Vous n'êtes pas juge d'instruction. Bien sûr !

M. Maurice MARLIÈRE : Et donc, la personne qui est en face de moi ne peut pas, à mon sens, me reparler des faits.

M. le Rapporteur : C'est très important pour nos débats ultérieurs. Vous dites : la personne qui est en face de moi ne peut pas me reparler des faits. Encore une fois, vous nous avez quand même cité l'exemple de M. Christian Godard, qui est différent. Le texte ne vous interdit pas d'entendre, dans un débat contradictoire, que les faits soient évoqués. Absolument pas. De la même manière, vous êtes bien en capacité d'estimer, pour employer une expression triviale, si le dossier tient ou ne tient pas pour telle ou telle personne mise en examen et à l'encontre de laquelle une mise en détention est demandée. Parce que si vous n'êtes pas en mesure d'apprécier cela, c'est très inquiétant !

M. Maurice MARLIÈRE : Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire. Je pense que nous sommes dans un dialogue de sourds.

Le mémoire déposé par l'avocat de M. Christian Godard ne reprend que des éléments qui sont déjà dans le dossier. Ce sont certes des éléments de fait, mais ils sont déjà dans le dossier.

M. le Rapporteur : Bien sûr !

M. Maurice MARLIÈRE : Cela ne me paraît pas incompatible avec ce je vous expliquais à l'instant. Dans un débat contradictoire, j'explique à la personne qu'elle ne peut pas me reparler des faits. Par contre, un avocat qui va joindre à une demande de mise en liberté des observations qui émanent de lui et qui portent sur des éléments qui sont déjà dans le dossier, cela ne me paraît pas tout à fait la même chose.

M. le Rapporteur : Donc, vous avez estimé à 117 reprises, puisque vous nous avez dit vous-même avoir délivré 117 ordonnances de refus de mise en liberté, que les faits étaient établis, tout en ayant des doutes sur les méthodes appliquées par le juge d'instruction, des doutes dont vous lui aviez fait part.

M. Maurice MARLIÈRE : Monsieur le rapporteur,...

M. le Rapporteur : Mais c'est ce que vous avez dit.

M. Maurice MARLIÈRE : Non. De toute façon, dès le départ, lorsque j'ai placé en détention provisoire M. Christian Godard, j'avais des doutes importants.

En ce qui concerne les autres personnes, je n'avais absolument pas la certitude que les faits qu'on leur reprochait étaient établis. Ce que je pensais, c'est qu'il existait à leur encontre des charges suffisantes pour...

M. le Président : Nous sommes vraiment dans la sémantique, monsieur Marlière. Votre travail, dans l'affaire d'Outreau, illustre la difficulté d'appréhender la fonction de JLD. Ce que vous dites semble assez contradictoire. Vous dites que les charges vous semblaient suffisamment établies, mais que les faits ne vous concernaient pas, que vous n'aviez pas à les évoquer. C'est assez contradictoire.

M. Maurice MARLIÈRE : C'est parce que je m'exprime mal. Je ne dis pas que les faits ne me concernent pas. Je dis qu'à partir du moment où le JLD est saisi pour statuer sur une demande de mise en détention, on ne discute plus que d'une chose, à savoir les arguments qui vont militer soit pour le maintien en liberté, soit pour la mise en détention. On ne peut pas lui apporter d'éléments nouveaux par rapport aux faits qui sont dans le dossier.

M. le Rapporteur : Bon, je pense qu'on a bien compris. On discute bien du bien-fondé et de l'économie générale du dossier devant le JLD.

J'en viens au débat contradictoire. Le procureur de la République nous a dit que le débat devant le JLD était « très artificiel ». Vous nous dites que vous ne partagez pas cet avis.

M. Maurice MARLIÈRE : Je pense que le débat contradictoire est tronqué, justement, par cette impossibilité de revenir sur les faits. Dans une perspective de réforme, il serait souhaitable qu'à des moments précis d'une procédure d'instruction, il y ait un véritable débat qui porte sur la détention, un débat public au cours duquel on pourrait effectivement aborder l'ensemble du dossier sous tous ses aspects.

M. le Rapporteur : Pour le moment, nous parlons de l'existant. M. Gérald Lesigne a dit ce qu'il a dit. Vous estimez, quant à vous, que le débat n'est pas artificiel mais tronqué.

M. Maurice MARLIÈRE : Je ne sais pas ce que veut dire « artificiel ».

M. le Rapporteur : Nous avons lu quelques PV. Il semble que le débat soit très sommaire, qu'il s'agisse de l'expression des personnes mises en examen ou de leurs avocats, dont les « observations » sont entendues - c'est la clause de style habituelle, qu'on connaît bien. Vous disiez vous-même, tout au début de votre propos liminaire, que le juge des libertés et de la détention était le juge de l'instantané. On a l'impression, en vous entendant et en lisant les PV, qui sont très sommaires, que tout cela se passe très vite, en effet. Vous faisiez même la comparaison avec le juge des référés, dont j'observe au passage qu'il n'est pas compétent lorsqu'il y a une contestation sérieuse alors que le JLD, lui, l'est. Je ne pense donc pas qu'on puisse les comparer. Mais c'est là un débat technique, mettons-le de côté.

Comment se déroule ce débat contradictoire ? Quand il s'agit de la détention de quelqu'un, va-t-on réellement au fond des choses, c'est-à-dire dans le dossier, ou bien ce débat est-il artificiel, comme le dit le procureur, tronqué, comme vous le dites ? Comment cela se passe-t-il ?

M. Maurice MARLIÈRE : Cela se passe de la manière suivante : en tant que JLD, je prends connaissance de la procédure initiale, je prends connaissance au dernier moment, peu de temps avant que la personne n'arrive, des déclarations qu'elle fait lors de l'interrogatoire de première comparution. Et le débat se déroule comme je l'ai indiqué.

M. le Rapporteur : L'organisation procédurale du débat, que vous nous avez rappelée tout à l'heure, nous la connaissons. La question que nous nous posons est celle de savoir comment ce débat se passe concrètement. Est-il sommaire ou pas ? S'il est sommaire, cela attirera notre attention, parce qu'il s'agit quand même de la liberté des gens. Deux magistrats d'expérience nous disent, l'un, que ce débat est « très artificiel », l'autre qu'il est « tronqué ». Vous nous dites que vous prenez connaissance, un peu au dernier moment, des éléments nouveaux. Et tout cela aboutit à 117 décisions de refus de mise en liberté. Il n'y a à peu près rien dans les PV. Cela retrace-t-il ce qui se passe, ou pas ?

M. Maurice MARLIÈRE : Le parquet développe ses réquisitions écrites, l'avocat prend la parole,...

M. le Rapporteur : MDupond-Moretti nous a dit, de manière sans doute un peu provocatrice, que le parquet avait été très absent dans cette affaire. Je ne sais pas si c'est vrai.

M. Maurice MARLIÈRE : Je laisse à MDupond-Moretti la responsabilité de ses dires, monsieur le rapporteur. Tout ce que je peux vous dire, c'est que le seul débat de prolongation de détention qui concernait Mme Normand, la cliente de MDupond-Moretti,...

M. le Rapporteur : Le parquet était-il systématiquement présent ? Développait-il ses réquisitions ?

M. Maurice MARLIÈRE : Le parquet développe ses réquisitions écrites : je demande la détention de cette personne pour telle et telle raisons. Le parquet ne revient pas non plus sur les faits.

M. le Rapporteur : Est-ce que l'on peut conclure que tout cela se passe de manière très sommaire ou pas ?

M. Maurice MARLIÈRE : Cela dépend de ce que vous appelez sommaire. Qu'est-ce qu'on met sous les mots ?

M. le Rapporteur : Je ne veux pas entrer dans le vif des décisions. Mais je vais prendre un exemple. Vous rendez une décision de rejet de mise en liberté de Mme Odile Marécaux.

M. Maurice MARLIÈRE : Si c'est une décision de rejet de mise en liberté, on n'est pas dans le cadre d'un débat.

M. le Rapporteur : Je parle de la motivation de la décision : « Les faits reprochés s'inscrivent dans le contexte d'un réseau pédophile structuré organisant des séances au cours desquelles les cassettes vidéos... », etc. Sur un plan technique, il s'agit bien là d'une appréciation. À cette date, il y avait quand même un rapport de la police belge - je ne sais pas si vous en aviez eu connaissance - qui indique que même les policiers français n'y croient plus. Avez-vous le temps d'en prendre connaissance ? Entrez-vous vraiment dans le fond du dossier ou pas ?

M. Maurice MARLIÈRE : Monsieur le rapporteur, j'y entre autant que je peux. Je ne me rappelle pas précisément quelle était ma charge de travail au moment où j'ai rendu cette ordonnance.

M. le Rapporteur : Donc, il est possible que la détention dépende de la charge de travail ?

M. Maurice MARLIÈRE : Non, ce n'est pas ce que j'ai dit non plus.

M. le Rapporteur : Mais à chaque fois, il faut que vous expliquiez à nouveau ce que vous dites.

M. Maurice MARLIÈRE : Peut-être que je m'exprime mal. Excusez-moi, c'est la première fois que j'interviens devant une commission parlementaire. Ce n'est pas évident.

Je vais reprendre le dossier de Mme Odile Marécaux. Les motivations, je les fais évoluer. Je rends une première ordonnance de refus de mise en liberté le 7 décembre 2001, une deuxième le 26 décembre 2001. Ma motivation évolue par rapport à la précédente, compte tenu du fait que Daniel Legrand fils a, entre-temps, reconnu les faits. La motivation évolue encore en février 2002, relative à la remise des enfants Marécaux à leurs grands-parents. Il y a une troisième évolution par la suite. Je ne sais pas si cela répond de manière satisfaisante à la question que vous me posiez, mais une fois de plus, je vous indique que j'ai trois jours pour statuer, que les journées ne font que 24 heures et qu'elles ne sont pas extensibles, que je sors tard du tribunal, et que je fais avec les moyens du bord.

M. le Rapporteur : J'ai une dernière question sur la sémantique, puisque c'est le terme qu'il est convenu d'employer. On s'aperçoit que beaucoup de décisions, qu'il s'agisse des vôtres ou de celles de la chambre de l'instruction, sont pour partie motivées - ce n'est pas la seule motivation, certes - par le système de défense de la personne mise en examen. On voit par exemple que Mme Aurélie Grenon est remise en liberté « attendu qu'elle a reconnu les faits ». D'autres personnes sont maintenues en détention avec une motivation relative au système de défense : « Le système de défense qu'elle a adopté est de nature à faire craindre qu'elle ne tente de se soustraire à l'action de la justice. » Et c'était quoi, ce système de défense ? C'était le fait de dire : « je suis innocent, je n'ai pas commis ce dont on m'accuse. »

Tout à l'heure, vous avez vous-même identifié ce problème sémantique avant même que nous vous posions la question, et vous avez dit quelque chose que je souhaite avoir mal compris, à savoir que lorsqu'on déclarait qu'on était innocent, cela pouvait présenter un risque, qui ne devait pas être « minimisé ». C'est le terme exact que vous avez employé. La personne risquait, avec un système de défense comme celui-ci, de se soustraire à l'action de la justice.

Ma question est très simple. D'abord, est-ce que j'ai bien compris ? Ensuite, quand on est innocent, vaut-il mieux ne pas dire qu'on l'est ? Que faut-il faire ?

M. Maurice MARLIÈRE : Monsieur le rapporteur, ce que j'ai dit tout à l'heure, c'est que, avec des termes que, avec le recul, je conçois que l'on puisse juger abrupts, je tirais un simple constat. Je ne vous répondrai pas qu'une personne innocente aurait intérêt à reconnaître les faits. Ce que je voulais dire, dans cette ordonnance, c'est qu'il y avait des éléments à charge réunis contre telle ou telle personne, que celle-ci protestait de son innocence - et il n'y a pas de raison qu'une personne innocente s'accuse de faits qu'elle n'a pas commis - et que je tirais le constat, à tort ou à raison, qu'il y avait un risque que cette personne, justement de peur qu'elle puisse être condamnée malgré son innocence, soit tentée de se soustraire à l'action de la justice. C'est un simple constat que je tire.

M. le Rapporteur : Ah oui ! Cela va encore beaucoup plus loin !

M. Maurice MARLIÈRE : Je n'incite pas un innocent à s'accuser. Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit, et que surtout je ne pense pas.

M. le Rapporteur : Je ne vous fais pas dire ce que vous n'avez pas dit, mais ce que vous avez dit est suffisant.

J'en ai terminé, monsieur le président.

M. Maurice MARLIÈRE : Je ne lis pas dans une boule de cristal, monsieur le rapporteur.

M. le Rapporteur : Nous non plus. Il ne suffit pas de dire qu'on est innocent pour l'être, naturellement. Mais j'ai entendu ce que vous avez dit, et il faudra qu'on y réfléchisse très sérieusement. Je ne sais pas, mes chers collègues, si nous trouverons les formules législatives adaptées.

M. Maurice MARLIÈRE : Le moyen, peut-être, d'éviter ce genre de situation, c'est d'organiser régulièrement, en première instance comme devant la chambre de l'instruction, des débats où tout sera débattu, en présence des avocats, du ministère public, où tout le monde pourra s'exprimer sur le fond.

M. le Rapporteur : Quoi qu'il en soit, en ce qui me concerne, je souhaite que les gens puissent dire, s'ils en ont envie, qu'ils sont innocents, et qu'ils puissent le faire sans aucune retenue et sans aucune crainte.

M. Maurice MARLIÈRE : Moi également. Il n'y a aucune raison qu'un innocent s'accuse à tort.

M. le Rapporteur : Et sans que ce soit une situation à risque.

M. le Président : Mes chers collègues, afin de ne pas faire attendre trop longtemps Mme Rubantel, dont l'audition devait débuter à 18 h 15, je vous propose que seuls trois d'entre vous posent à M. Marlière les questions qu'ils souhaitent lui poser.

M. Jacques FLOCH : Monsieur le premier vice-président, vous m'avez fait froid dans le dos quand vous avez évoqué votre rôle de JLD. Je suis l'un des auteurs de la loi qui a institué le juge des libertés et de la détention. Ce que nous voulions, et ce qui est écrit dans le texte de l'article 145 du code de procédure pénale, c'est que le JLD prenne sa décision « au vu des éléments du dossier » et pas seulement en fonction des garanties de représentation. En fait, il apparaît, dans l'ensemble de ce dossier, que c'est surtout au vu des garanties de représentation que vous avez décidé de mettre les personnes en prison ou de les y maintenir. Vous avez même dit, s'agissant de Mme Odile Marécaux, qu'il avait été suggéré un éloignement en Bretagne plutôt qu'une mise en détention, et que cela était satisfaisant. Mais vous n'avez jamais suggéré cette solution à d'autres mis en examen.

M. Maurice MARLIÈRE : Il ne faut pas renverser les rôles, monsieur le député ! Ce n'est pas au juge de proposer cela à la défense.

M. le Président : Monsieur Marlière, laissez M. Floch poser sa question. Monsieur Floch, posez votre question.

M. Jacques FLOCH : Je note que M. le vice-président nous dit : pas de dysfonctionnement, pas de faute de procédure, pas d'erreur de droit, puisque toutes les décisions ont été confirmées de la chambre de l'instruction. Le fait que des personnes innocentes aient passé, au total, vingt-cinq ans en détention provisoire ne pose donc pas de problème.

Il nous faut analyser ensemble, monsieur le premier vice-président, les raisons pour lesquelles ces personnes innocentes ont passé vingt-cinq ans en détention provisoire. C'est cela qui nous intéresse. Et dans votre longue intervention, je n'ai pas eu le sentiment que vous ayez répondu à cette question. Pendant toute la procédure, c'est vous qui maintenez en détention provisoire ces personnes que vous avez considérées comme de potentiels coupables. Ma question est la suivante : les avez-vous mis en détention pour sauvegarder l'intérêt de l'instruction, ou parce que vous aviez suffisamment d'éléments pour les considérer comme des coupables potentiels ?

M. Maurice MARLIÈRE : C'était pour sauvegarder les intérêts de l'instruction, bien entendu. Je n'ai pas à préjuger, à ce stade, de la culpabilité ou de l'innocence des personnes mises en examen, et encore moins à leur faire prendre du crédit sur une éventuelle peine qui serait prononcée.

D'autre part, monsieur le député, je pense qu'il faudrait pouvoir faire abstraction des éléments que nous connaissons aujourd'hui et que nous ne connaissions pas à l'époque du dossier. Je sais que c'est très difficile, et peut-être même impossible. J'ai pris soin, tout à l'heure, d'indiquer que des éléments sont apparus lors des deux procès d'assises, que nous ignorions. Si nous en avions eu connaissance, si nous les avions seulement soupçonnés, il est bien évident que les décisions auraient été radicalement différentes.

Je vais vous donner un exemple très simple. Je sais qu'il a été reproché à M. Burgaud d'avoir involontairement suggéré à Mme Badaoui le nom des Legrand, ce dont M. Burgaud s'est défendu. Cela me paraît inconcevable qu'il ait pu le faire. Si j'avais eu le moindre doute à ce sujet, j'aurais pris des décisions radicalement différentes de celles que j'ai prises. Les décisions que j'ai prises à l'époque ne peuvent s'expliquer que par le contexte de l'époque, par les éléments dont nous avions connaissance à l'époque.

M. Jacques FLOCH : Donc, d'autres Outreau sont possibles ?

M. Maurice MARLIÈRE : Monsieur le député, vous statuez en fonction des éléments que vous avez dans un dossier ! Vous en tirez la conséquence que vous croyez utile, mais je ne peux pas vous répondre autre chose. Mme Badaoui vous livre deux Legrand sur un plateau. Je me suis posé des questions. Ma conclusion a été que cela ne pouvait pas s'expliquer autrement que par le fait qu'elle les connaissait. Un enfant parlait d'un Dany Legrand au mois de juin. Au mois d'août, elle va en sortir deux. Et en plus elle va donner des détails, comme le petit doigt de M. Daniel Legrand père, et d'autres. Je ne peux vous expliquer les décisions qui ont été prises qu'en fonction des éléments dont j'avais connaissance à l'époque. Mme Badaoui a dit devant la cour d'assises qu'elle avait menti depuis le début. Mais une fois de plus, je ne lis pas dans le marc de café, je ne pouvais pas déterminer si elle mentait ou pas, d'autant plus que je la voyais très rarement.

M. Jean-Paul GARRAUD : Monsieur le président Marlière, nous sommes au cœur du débat. L'affaire d'Outreau, c'est d'abord et avant tout le problème de la détention provisoire.

Cette affaire débute au moment où commence à s'appliquer la loi du 15 juin 2000, qui était censée renforcer la présomption d'innocence et qui a institué le JLD. Vous avez indiqué quelques imperfections, dont l'une des plus importantes, selon vous, est l'instantanéité de la décision, c'est-à-dire que le JLD n'a pas le « confort » du délibéré avant de prendre des décisions graves.

Vous avez également noté toute une série de difficultés liées à la préparation du dossier, au débat tronqué, au suivi du dossier, à la copie du dossier, à l'absence de mémoire des avocats de la défense, aux rencontres trop brèves avec les mis en examen, à l'absence de contact avec un certain nombre d'avocats de la défense.

Je pense que vous êtes finalement la personne qui peut, peut-être, le mieux nous éclairer sur la comparaison entre les fonctions de juge d'instruction et celles de juge des libertés et de la détention. On a remplacé, en ce qui concerne la détention provisoire, le juge d'instruction par le JLD, et on se demande si cela a été une bonne chose. N'a-t-on pas trop compliqué la procédure ? Ne l'a-t-on pas alourdie, et ce pour un résultat finalement assez mince ? On voit bien, en effet, qu'au cours des premiers mois d'application de la loi du 15 juin 2000, on aboutit à toutes ces années de détention provisoire dont on s'aperçoit en bout de course qu'elles étaient injustifiées. L'existence même du JLD n'est-elle pas à remettre en cause ?

Vous avez été juge d'instruction. Si vous l'aviez été au moment de l'affaire d'Outreau, en ayant les pouvoirs qui étaient les siens avant la loi du 15 juin 2000, auriez-vous pris les mêmes décisions en matière de détention provisoire que celles que vous avez prises en tant que JLD ?

M. Maurice MARLIÈRE : Je ne peux pas répondre aussi précisément que cela à votre question ? Par contre, ce que je peux vous dire, c'est que, en dehors de Mme Karine Duchochois et de M. Christian Godard, j'ai eu des doutes s'agissant d'au moins deux personnes. Mais j'ai voulu me garder d'une réaction subjective. Ces personnes, quand elles étaient en face de moi, avaient des élans de sincérité dans leurs dénégations. Et je dois dire que cela m'a ébranlé. Je suis en train de trahir le secret de mon délibéré, mais cela me paraît important. J'ai pesé le pour et le contre, avant le moment de la prolongation de la détention, entre le doute né du sentiment impalpable que cette personne m'apparaissait sincère dans ses dénégations et les éléments qui avaient pu être réunis à charge contre elle. J'ai entendu me garder d'une décision dictée par le subjectivisme.

Pour répondre à votre question, je pense qu'à l'avenir, il conviendra peut-être que j'écoute plus mon instinct.

M. Jean-Paul GARRAUD : Ici, nous sommes dans un registre subjectif. Or, nous, législateurs, sommes à la recherche de l'amélioration d'un système objectif. Vous avez connu le système dans lequel le juge d'instruction était détenteur du contentieux de la détention provisoire, et vous avez appliqué le système dans lequel c'est le juge des libertés et de la détention qui décide ou non de placer ou de maintenir en détention. En faisant abstraction des aspects subjectifs, pouvez-vous dire quel est le meilleur système ?

M. Maurice MARLIÈRE : Il m'est arrivé, en tant que JLD, dans le dossier d'Outreau comme dans d'autres, d'avoir une vision différente de celle du juge d'instruction. Ce n'est peut-être pas arrivé assez souvent, compte tenu que treize innocents sont restés en prison longtemps.

Il faudrait établir des statistiques permettant de savoir si le nombre de mises en détention provisoire a baissé depuis l'institution du JLD. Je sais qu'il m'est arrivé, en tant que JLD, de ne pas ordonner des mises en détention provisoire alors que cela m'était demandé. Il faut voir aussi que le juge d'instruction ne vous saisit systématiquement.

M. le Président : Monsieur Marlière, ne pensez-vous pas, d'une façon générale, que le doute devrait systématiquement, je dis bien systématiquement, profiter à celui qui est mis en examen, de même que le doute doit profiter à l'accusé lorsqu'il comparaît devant une cour d'assises ?

M. Maurice MARLIÈRE : Si, je le pense, monsieur le président. Mais ce doute, cela dépend sur quoi vous le fondez. Les doutes que j'ai éprouvés se fondaient sur un sentiment subjectif. Comme je l'ai dit tout à l'heure, j'écouterai plus mon instinct, et le doute profitera systématiquement à la personne mise en examen.

M. Xavier de ROUX : L'article 145 du code de procédure pénale dit ceci : « Au vu des éléments du dossier et après avoir, s'il l'estime utile, recueilli les observations de l'intéressé, ce magistrat fait connaître à la personne mise en examen s'il envisage de la placer en détention provisoire. » Le débat prévu par le législateur est donc un débat très large. Le JLD est indépendant du juge d'instruction, parce qu'il est le juge de la liberté. Il a donc une sphère d'autonomie très large.

Dans ce rôle, comment se fait-il que l'accumulation des charges pèse autant aux yeux du JLD, qui connaît moins bien le dossier que le juge d'instruction ? Finalement, a-t-on besoin de faire examiner la même situation par deux juges, dont l'un la connaît un peu moins bien que l'autre, et les deux étant subjectivement en train de peser, non pas la présomption d'innocence mais la présomption de culpabilité du mis en examen ?

M. Maurice MARLIÈRE : L'intérêt qu'il y ait deux juges, c'est d'avoir deux regards différents. Il se peut que ces deux regards soient identiques, mais il arrive que non. Je vous assure qu'il m'est arrivé de ne pas faire droit à des demandes de mise en détention provisoire.

M. Xavier de ROUX : Mais la connaissance des faits, c'est bien l'accumulation des charges.

M. Maurice MARLIÈRE : J'ai l'impression que nous ne nous comprenons pas forcément. Il me paraît évident que si les charges réunies à l'encontre d'une personne sont insuffisantes et que le juge d'instruction me demande de la placer en détention, il n'y a absolument aucune raison de le faire. C'est clair comme de l'eau de roche.

M. le Président : Merci, monsieur Marlière.

Audition de Mme Jocelyne RUBANTEL,
Vice-Président du tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer,
ancien juge des libertés et de la détention



(Procès-verbal de la séance du 21 février 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président,
puis de M. Jean-Paul GARRAUD, vice-président

M. le Président : Mes chers collègues, nous recevons à présent Mme Jocelyne Rubantel, vice-président du tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer, ancien juge des libertés et de la détention.

Madame Rubantel, je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la Commission d'enquête parlementaire sur l'affaire d'Outreau.

Avant votre audition, je souhaite vous informer de vos droits et de vos obligations.

En vertu de l'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d'enquête parlementaire sont tenues de déposer, sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel et de l'article 226-14 du même code qui autorise la révélation du secret en cas de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Cette même ordonnance exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(Mme Jocelyne Rubantel prête serment).

Je m'adresse aux représentants de la presse pour leur rappeler les termes de l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse qui punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. J'invite donc les représentants de la presse à ne pas citer nommément les enfants qui ont été victimes de ces actes.

La Commission va procéder maintenant à votre audition qui fait l'objet d'un enregistrement.

Comme vous l'avez demandé et comme nous en sommes convenus, vous êtes assistée d'un conseil qui pourra communiquer avec vous mais ne pourra s'adresser directement à la commission.

Madame Rubantel, vous avez la parole.

Mme Jocelyne RUBANTEL : Je suis intervenue en tant que juge des libertés et de la détention au tribunal de Boulogne-sur-Mer à compter de mai 2001, date de mon arrivée à la juridiction. C'est une fonction à laquelle on est affecté par une décision du président, et en raison des nécessités qu'impose le fonctionnement de la juridiction.

Jusqu'en mai 2001, M. Marlière intervenait seul et gérait donc tous les dossiers d'instruction. À mon arrivée, nous étions de permanence une semaine sur deux. Nous nous sommes interrogés sur le point de savoir si nous allions suivre un dossier du début à la fin ou nous remplacer l'un l'autre systématiquement chaque semaine. Nous avons opté pour le suivi d'un dossier par un magistrat et l'intervention secondaire du deuxième, parce qu'il nous est apparu nécessaire d'avoir une connaissance pleine et entière d'un dossier, ce qui est plus difficile à faire si l'on est amené à intervenir ponctuellement. M. Marlière ayant débuté dans ce dossier, que l'on appelle aujourd'hui, parce que la presse l'a baptisé ainsi, le dossier d'Outreau, mais que nous appelions le dossier Delay, j'ai rendu cinq décisions en 2001, huit en 2002, et deux en 2003. Quatre décisions concernaient François Mourmand, une Sandrine Lavier, une autre Franck Lavier, une autre Roselyne Normand, une autre Dominique Wiel et quatre David Brunet.

Lorsque j'ai été amenée à statuer sur ces demandes de mise en liberté - car je n'ai jamais statué sur des placements en détention ni sur des prolongations de détention -, j'ai appliqué les dispositions de l'article 144 du code de procédure pénale, lequel prévoit les conditions de la mise en détention provisoire et de sa prolongation. Il s'agit d'un texte que l'on applique au quotidien, et que l'on a toujours le sentiment de connaître, mais il n'est jamais mauvais de le relire. On se rend compte que dans le fond, les critères de la détention provisoire sont à la fois assez précis et très flous. Cet article dispose que la détention provisoire ne peut être ordonnée ou prolongée que si elle constitue l'unique moyen de conserver les preuves ou les indices matériels ou d'empêcher soit une pression sur les témoins ou les victimes et leur famille, soit une concertation frauduleuse entre personnes mises en examen et complices, de protéger la personne mise en examen, de garantir son maintien à la disposition de la justice, de mettre fin à l'infraction ou de prévenir son renouvellement, et d'apaiser le trouble à l'ordre public. Ce sont des notions précises et vastes à la fois, dans lesquelles on peut mettre beaucoup de choses.

En tout état de cause, j'ai estimé qu'au regard de l'avancement du dossier, je devais rejeter ces demandes de mise en liberté. Les choses paraissent assez simples quand on a vécu le déroulement de ce dossier, beaucoup plus compliquées maintenant, avec tout ce que l'on sait, et que l'on a appris progressivement. Toute la difficulté pour moi a été de me resituer à l'état d'avancement du dossier aux dates auxquelles je statuais et en fonction des éléments contenus dans la procédure écrite telle qu'elle m'était soumise au moment où je devais rendre ces décisions. Or, le dossier n'était pas un dossier vide. Il ne justifiait pas que des condamnations, puisque des personnes ont été acquittées et d'autres condamnées, mais il n'en demeure pas moins que, au moment où nous étions amenés à statuer, il y avait des éléments sur lesquels on devait s'interroger.

Il y avait des déclarations de l'enfant, parfois changeantes, parfois même contradictoires, ce qui peut recevoir toutes sortes d'explications. Ce n'est pas si simple à analyser. Il y avait les aveux d'un certain nombre d'adultes, mais qui n'étaient pas des aveux massifs et sans nuances. Ils donnaient de nombreux détails, de nombreuses explications, certains décrivant même des sensations. L'ensemble de ces éléments méritaient que l'on réfléchisse.

Certains adultes reconnaissaient leur participation à des faits de viols, mettaient en cause d'autres adultes. Mais là aussi, il y avait des questions à se poser. Ces accusations ne permettaient pas à ceux qui les proféraient de se dédouaner. Les faits qu'ils imputaient aux autres venaient aggraver leur sort.

Des événements sont également survenus, qui ont créé de nouvelles difficultés dans un dossier qui, au départ, était relativement simple. Je ne vais pas reprendre le terme de « banal », car je crois que le viol d'un enfant n'est pas banal, mais c'était un dossier comme on en voit pas mal d'autres, jusqu'au moment où le nombre d'enfants désignés comme victimes et le nombre de personnes désignées comme auteurs des viols ont augmenté. Dans les détails dont nous disposions, certains éléments se recoupaient. Par exemple, un adulte ayant d'abord nié les faits les a reconnus, en donnant des détails relatifs aux préférences sexuelles qu'il attribuait à un autre mis en examen, détails qui recoupaient d'autres éléments.

Par ailleurs, une difficulté majeure du dossier était le silence absolu de M. Thierry Delay pendant une grande partie de la procédure. C'est une situation assez rare.

Ce dossier, donc, n'était pas aussi vide qu'on l'a dit. Cela ne veut pas dire que ces personnes étaient coupables, et elles ont d'ailleurs été reconnues innocentes. Cela veut dire que la justice était en devoir de rechercher une vérité. Le fait qu'il ait fallu deux procès d'assises pour arriver à démêler progressivement ce dossier démontre bien que la situation n'était pas aussi simple que cela. Il serait peu honnête de dire que le dossier était vide.

Dans les dossiers de viols ou d'agressions sexuelles sur des mineurs, la première des difficultés est que l'enfant est forcément vulnérable à des pressions qui pourraient être exercées soit par des membres de sa famille, soit par des membres de son entourage. Lorsque, par exemple, je suis intervenue en 2001, on voyait que des investigations allaient être menées en direction d'autres personnes que celles qui étaient mises en examen. Il me semblait nécessaire de s'assurer que les enfants ne puissent pas subir de pressions de nature à empêcher la découverte de faits graves.

Il fallait également éviter que des personnes qui n'ont pas encore été entendues ou qui l'ont été puissent discuter entre elles. C'est à mon sens une nécessité pour s'assurer de la sincérité des déclarations, pour être sûr que, sur un dossier déjà complexe, ne vont pas venir se greffer des concertations entre les uns et les autres. On se rend compte régulièrement, quand on fait du droit pénal, que des concertations peuvent être presque fatales à un dossier. Il arrive que des gens qui ne sont pas, au départ, concernés par les faits se sentent accusés et se lancent dans des mensonges extrêmement élaborés. C'est une sérieuse difficulté. Repérer un mensonge, dans une enquête pénale, ce n'est souvent pas trop difficile. Lui attribuer un sens, ce l'est beaucoup plus.

L'un des autres critères qui, à mon sens, justifiait le maintien en détention de ceux qui m'avaient fait des demandes de mise en liberté, c'est la notion d'ordre public. Cette notion fait couler beaucoup d'encre, mais elle pose toute une série de difficultés. Il est parfois assez difficile de la manier. Au début de la procédure, le trouble à l'ordre public existait en ce sens que si des personnes ont reconnu des viols d'enfants, ce sont des faits qui ne peuvent évidemment que troubler notre ordre social. Mais à partir du moment où la presse s'est intéressée à ce dossier, la notion d'ordre public est devenue très différente. J'ai le souvenir d'avoir été sidérée devant l'impact de la presse, qui, de manière légitime, s'est intéressée à ce dossier, mais qui a entraîné une ambiance presque surréaliste. Le juge d'instruction ne pouvait plus sortir de son bureau ni du palais de justice, ne serait-ce que pour aller déjeuner. Une après-midi, il a fallu en toute urgence trouver des rideaux pour les accrocher aux fenêtres de son cabinet parce que des journalistes étaient postés sur les remparts de Boulogne pour filmer et photographier le juge d'instruction en train de travailler. À partir du moment où la presse est intervenue, disant parfois des choses vraies et disant parfois des choses fausses, il s'est créé une ambiance extrêmement lourde autour du dossier. J'ai le souvenir d'avoir vu des gens emmenés par les forces de police, avec trente ou quarante personnes hurlant : « À mort les pédophiles. » Quand vous êtes juge des libertés et de la détention, voilà qui complique définitivement votre tâche.

Parce que juger est toujours un acte difficile. Je fais ce métier depuis 1988. J'ai exercé différentes fonctions. J'ai été juge d'instruction, j'ai été juge dans un tribunal mixte de commerce, juge des saisies immobilières, juge au tribunal correctionnel, juge aux affaires familiales. J'ai toujours trouvé une grande difficulté dans l'acte de juger. Intervenir sur une demande de délai de paiement de débiteur, ce n'est pas si simple que cela. Il y a des intérêts contradictoires, et trouver la bonne solution, celle qui est conforme au droit - c'est la première règle - et qui est équitable, ce n'est pas facile.

En matière pénale, lorsque l'on doit juger un dossier dont l'enquête est achevée, même si elle a été parfaitement menée, et même si les avocats ont joué leur rôle, il est difficile d'apprécier la bonne peine. Lorsque quelqu'un nie les faits, est-il coupable ou pas ? Le jour où je trouverai que c'est facile, je ferai un autre métier.

Statuer sur des demandes de placement en détention provisoire, de prolongation de détention, ou de mise en liberté dans un dossier qui est en cours d'élaboration, qui fait l'objet d'une réflexion commune associant le parquet, le juge d'instruction, l'avocat des parties civiles, les avocats de la défense, c'est une tâche extrêmement difficile. Vous êtes sur des sables mouvants. Il vous faut trouver un équilibre difficile.

Le juge qui intervient dans ce contexte devrait pouvoir travailler dans des conditions de sérénité absolue. La sérénité, elle est dans la conscience que les magistrats ont de leur rôle, dans le serment qu'ils ont prêté, mais pas dans les conditions dans lesquelles ils travaillent.

J'ai essayé en permanence de me ménager des temps de réflexion, qui me permettent de me couper du bruit autour de moi.

Lorsque l'on est amené à statuer sur une demande de placement en détention provisoire, j'aimerais vous faire comprendre à quel point cela peut être compliqué. Vous intervenez après tous les autres. Une enquête a eu lieu. Un magistrat du parquet l'a suivie depuis le début, en ayant des échanges avec les enquêteurs. La personne est déferrée au procureur, qui la reçoit, qui lui notifie le fait qu'il va ouvrir une information, saisir un juge d'instruction. Le juge d'instruction est saisi du dossier. Et vous, le JLD, vous avez couru toute la journée, vous savez qu'une personne va vous être présentée, vous essayez de récupérer la procédure. Cette procédure, vous l'avez entre les mains, mais on vous dit que l'avocat voudrait la consulter. Vous lâchez votre procédure. L'avocat la consulte. Vous repartez faire autre chose, puis vous revenez pour tenter de récupérer à nouveau la procédure. Vous finissez par l'avoir. Vous examinez le dossier. Vous essayez d'y réfléchir, à condition qu'entre-temps, vous n'ayez pas été obligé d'aller statuer sur une autre demande de mise en liberté. Lorsque nous étions JLD, nous avions le matin une audience de rétention qui nous occupait quasiment toute la matinée, en n'ayant parfois même pas le temps d'aller déjeuner. Nous passions ensuite aux comparutions immédiates, une tâche absolument redoutable, parce que vous vous retrouvez face à des dossiers qui sont traités par les services de police dans l'urgence, par un parquetier dans l'urgence, par un avocat qui intervient dans l'urgence, avec toutes les limites que cela comporte. À cette époque, le camp de Sangatte était encore ouvert, et était un gros pourvoyeur de comparutions immédiates extrêmement difficiles. J'ai le souvenir de bagarres générales qui se déroulaient dans le camp entre deux communautés, avec des CRS qui intervenaient pour tenter de calmer les choses. Ceux qui étaient identifiés clairement nous étaient déférés dans le cadre de comparutions immédiates. Je peux vous assurer qu'il est difficile, avec des photographies prises par les services de police pendant la bagarre, d'essayer de comprendre quel était le rôle de chacun et de savoir si par hasard certaines personnes n'étaient pas impliquées à tort. Bref, les présidences de comparution immédiate nous occupaient très largement. Et puis, nous traitions les demandes de mise en liberté et souvent, le soir, nous statuions sur des demandes de mise en détention.

Vous attendez que le juge d'instruction ait terminé. J'ai le souvenir d'avoir attendu dans mon bureau jusqu'à une heure du matin, parce que les choses s'étaient compliquées, parce que l'interrogatoire de première comparution était long, parce que la personne qui avait reconnu les faits les niait, parce qu'elle les avait niés et d'un seul coup les reconnaissait. Le juge d'instruction faisait son travail. Il fallait statuer à une heure du matin, en découvrant une partie de la procédure au moment de l'arrivée de la personne dans votre bureau.

Je crois très sincèrement que cela a été une bonne chose lorsque la loi a prévu que les fonctions de JLD devaient être exercées par des magistrats un peu plus expérimentés, pour qu'au moins ce magistrat ait la capacité de résister à une pression qui se fait tout à fait naturellement. Vous avez une personne qui a été gardée à vue, qui est souvent fatiguée, pour ne pas dire épuisée. Il est une heure du matin et elle n'a pas mangé, pas plus que vous. Vous avez un juge d'instruction qui était lui aussi fatigué, un avocat qui n'est peut-être pas au mieux de sa forme, et vous avez aussi des fonctionnaires de police qui parfois ont fait la garde à vue et assurent le défèrement au tribunal. Eh bien, vous sentez autour de vous que tout le monde a l'air de dire : « Bon, bon, bon. Quand est-ce qu'on commence ? Quand est-ce qu'on y va ? ». C'est une réaction humaine. J'ai senti à certains moments une pression autour de moi. En gros, c'était : « Qu'on en finisse ! »

Or, lorsqu'il s'agit d'apprécier des demandes de placement en détention provisoire, je crois qu'on ne peut pas travailler dans ces conditions-là. Je crois qu'il aurait été opportun que la loi prévoie que le JLD puisse décider de statuer le lendemain, et pas à une heure du matin. La loi ne l'a pas prévu, et cela provoque de grandes difficultés.

On peut penser que nos difficultés étaient liées à une mauvaise organisation de la juridiction et que notre président était un doux rêveur, qui ne se rendait pas compte de la situation. Pas du tout. Je crois que le président était le premier à se rendre compte de la difficulté de la tâche, mais il faisait avec les effectifs qu'il avait.

La loi instituant le juge des libertés et de la détention est entrée en vigueur le 1er janvier 2001. Seuls des magistrats du premier grade pouvaient être JLD. Il n'y avait qu'un seul souci, c'est que dans les juridictions, il n'y avait pas les effectifs de vice-présidents correspondant à cette nouvelle fonction.

Lorsque je suis arrivée, j'étais le quatrième vice-président de la juridiction. L'un avait en charge la chambre civile, le deuxième la chambre correctionnelle, le troisième était JLD. J'ai été moi aussi JLD, et pendant la semaine où je n'étais pas JLD, j'avais des fonctions de juge aux affaires familiales.

Actuellement, et cinq ans après l'entrée en vigueur de cette loi, et je crois que ces chiffres donnent toute la mesure du problème, la juridiction compte un premier vice-président, cinq vice-présidents, et deux vice-présidents spécialisés. Les fonctions de JLD que nous assumions pendant une semaine à tour de rôle sont actuellement exercées par trois magistrats. L'un assure le contentieux de la rétention. Un deuxième est le JLD-instruction. Les comparutions immédiates sont réparties entre plusieurs personnes.

Et encore, nous y arrivions parce que nous avions la capacité, l'un et l'autre, de nous remplacer. Lorsqu'un collègue avait terminé à une heure ou deux heures du matin, l'autre le remplaçait, prenant une audience de rétention, mais tout cela se faisait hâtivement.

Qu'on ne s'y trompe pas. Mon propos n'est pas du tout de dire que dans ce dossier dit d'Outreau, les décisions ont été prises à l'emporte-pièce, sans réflexion, parce que les conditions de travail étaient difficiles. Ce serait absolument faux. Je pense très sincèrement que, malgré des conditions de travail extrêmement difficiles, le serment que chaque magistrat a prêté garde toute sa force et sa vigueur et que ce serment, et la conscience de sa mission, fait que même à une heure du matin, même quand vous n'en pouvez plus, vous dites : « C'est rien ! ». C'est rien, parce que quand vous êtes saisi, vous écoutez l'avocat encore plus attentivement, parce que vous savez que vous êtes fatigué.

Pour revenir plus précisément au dossier, nous étions convenus que l'autre JLD suivrait le dossier en premier lieu. Je savais donc que j'allais être amenée à le remplacer, ne serait-ce que parce qu'il était en vacances, ou parce qu'il siégeait à la cour d'assises.

Je suis arrivée, je le rappelle, au mois de mai 2001. J'ai commencé à regarder le dossier au mois de juin. Ensuite, la difficulté était de suivre le dossier au fur et à mesure qu'il prenait de l'ampleur, ne serait-ce que par le volume de la procédure. J'essayais de trouver le temps d'aller voir le dossier chaque fois qu'il y avait des interpellations, ou lorsque mon collègue me disait : « Méfie-toi, 50, 60, 70 PV viennent d'arriver. » Pendant mes longues heures d'attente, j'en profitais pour aller regarder le dossier. J'étais confrontée aux mêmes difficultés que les avocats. Il était quasiment impossible d'accéder à l'original du dossier, parce que le juge d'instruction était en acte, ou parce que son greffier en avait besoin pour le coter, le mettre en forme. Nous avions demandé que soit établie une copie du dossier, qui restait dans le bureau de la greffière que nous avions. Nous travaillions sur des copies. Et lorsque vous avez des photographies photocopiées, vous ne voyez parfois pas grand-chose. Un enfant avait dit : « Je reconnais la photo n° 7. Ce monsieur m'a fait ceci. » Et la photocopie était de si mauvaise qualité que vous deviez à chaque fois consulter l'original. La difficulté est la même pour la défense.

Mes interventions avaient souvent lieu en période estivale. Il fallait alors assurer tout le contentieux de la détention que je gérais habituellement, ainsi que les dossiers de mon collègue. À cette période de l'année, la juridiction fonctionne naturellement avec des effectifs réduits. En plus de vos fonctions de JLD, vous pouvez être amené à remplacer le président à une audience de référé, et l'après-midi, vous allez faire quelques tentatives de conciliation. Voilà des situations auxquelles je ne vois pas bien comment faire face compte tenu des effectifs dont on dispose.

J'ai, à un moment, décidé que je prendrais au moins deux heures par semaine, quoi qu'il advienne, pour m'enfermer avec le dossier.

J'ai beaucoup entendu dire que le JLD était un juge « suiveur », qui ne fait qu'entériner les demandes de mise en détention demandées par le juge d'instruction. Je me suis posé des questions. Chacun de nous ne peut que vivre douloureusement tout ce qui se passe, et nous pourrions être amenés à balayer un peu facilement les critiques qui nous sont faites. Je me suis demandé si ce grief était fondé ou pas. Finalement, tout est possible. Mais je suis intimement convaincue que la réalité n'est pas vraiment celle-là. En tout cas, je n'ai pas vécu les choses comme cela.

D'abord, les magistrats du parquet et les juges d'instruction font déjà un tri très important. Quand on voit le nombre de dossiers d'instruction en cours et le nombre de personnes détenues, on constate qu'un premier tri important est fait par le parquet. Les JLD sont donc saisis de manière assez limitée. Par conséquent, que les JLD rendent régulièrement des décisions qui font droit à la demande de placement d'un juge d'instruction, ce n'est pas forcément le signe d'un dysfonctionnement absolu.

Ensuite, le débat contradictoire. Le débat contradictoire est une drôle de chose. La loi prévoit que le JLD n'est pas là pour instruire le dossier. Et l'on se rend compte que la discussion qui s'engage devant le JLD est parfois empreinte d'une forme d'hypocrisie, qui n'est pas due aux intervenants, mais qui est liée aux dispositions de la loi. Personne ne place en détention parce qu'il estime que le mis en examen est coupable des faits, mais on parle quand même des faits. Une discussion quelque peu biaisée s'engage donc, dans laquelle tout le monde parle des faits, mais sans en parler. Ce mal atteint tous les intervenants. C'est une discussion assez curieuse, avec, au milieu de cela, la personne à l'encontre de laquelle on a demandé un mandat de dépôt, et qui parfois a l'air un peu ébahi de la discussion qui s'engage entre les uns et les autres.

Lorsque le JLD statue, et c'est une réelle difficulté, il ne dispose pratiquement d'aucune indication sur la personnalité de celui qui vient d'être mis en examen. Il n'y a pas d'expertise, il n'y a pas encore eu d'auditions de témoins disant s'il s'agit d'un homme sérieux, agréable avec sa famille, bref, on ne sait pratiquement rien de cette personne.

Le JLD est toujours un peu mal à l'aise, parce qu'il n'a pas le pouvoir d'aller demander au juge d'instruction que telle ou telle chose soit vérifiée. Il peut en discuter avec le juge d'instruction s'il accepte d'engager la conversation, mais celui-ci n'y est pas obligé. Dans l'esprit du JLD, les choses sont très claires : le mandat de dépôt doit permettre d'organiser une confrontation. Et si celle-ci ne fait pas apparaître d'élément nouveau, la personne doit être remise en liberté. Problème : si cette confrontation ou l'acte que le JLD envisageait a été différé pour une raison ou pour une autre, le juge des libertés et de la détention doit-il remettre impérativement la personne en liberté ? Je crois qu'il faut apporter une réponse extrêmement nuancée, selon la nature des faits. Le JLD n'est pas le juge d'instruction, il n'est pas le juge de la procédure. La confusion des rôles ne serait pas une bonne chose.

La difficulté que j'ai rencontrée dans ce dossier, comme dans beaucoup d'autres, c'est que les demandes de mise en liberté sont faites la plupart du temps par la personne mise en examen elle-même, et non par un avocat, de manière construite et motivée. Dans ce dossier, j'étais le plus souvent saisie d'une demande de mise en liberté sans argumentation. Pour connaître la position de la défense, j'avais une seule solution, qui consistait à consulter les mémoires déposés devant la chambre de l'instruction à l'occasion de l'appel de précédentes décisions. Il n'est pas évident pour le JLD de retrouver ces mémoires, car ils ne sont versés au dossier d'instruction par la chambre de l'instruction qu'après qu'elle a effectué toutes les notifications prévues par la loi, ce qui peut parfois correspondre à un délai de plusieurs semaines. Il m'est donc régulièrement arrivé de statuer sur des demandes qui n'étaient pas motivées, et sans avoir aucune indication de la position de celui qui était mis en examen.

Par ailleurs, certains ne faisaient que très peu de demandes de mise en liberté, ou ne faisaient pas appel.

On a dit que le JLD était un juge sourd. A-t-on essayé de vérifier la chose ? Est-on venu un jour lui parler ? J'étais juge d'instruction à l'époque où le juge d'instruction délivrait les mandats de dépôt et statuait lui-même sur les demandes de mise en liberté. Lorsque l'avocat venait consulter la procédure ou lorsqu'il venait pour un acte, c'était pour lui l'occasion de plaider la remise en liberté de son client. Il engageait avec le juge d'instruction un dialogue qui lui permettait de savoir exactement quelle était la position du juge, lequel pouvait, par exemple, être disposé à décider une remise en liberté si la personne s'éloignait de la région, s'il se domiciliait, ou à telle ou telle autre condition. Dès lors, l'avocat pouvait construire une demande de liberté efficace. Lorsque j'étais JLD, cela ne m'est arrivé qu'une seule fois : un avocat est venu me voir pour me convaincre qu'une mise en liberté s'imposait. C'est la seule et unique fois qu'un avocat est venu me voir. Pourquoi ? J'avoue que je ne l'ai jamais compris. Il est vrai, que dans de très grosses juridictions, où il y a beaucoup de JLD, il peut être difficile d'identifier celui qui traite tel dossier. Mais à Boulogne-sur-Mer, ce n'était pas le cas. Il y avait un JLD en titre et un JLD suppléant. Jamais les avocats ne sont allés les voir. Je ne sais pas pourquoi. Si on ne parle pas à celui qui est chargé de gérer la détention, il ne faut non plus s'étonner que le JLD n'ait pas perçu tous les aspects de la situation.

La loi a fait du juge des libertés et de la détention un juge dépourvu de sensations. Ayant passé dix années dans des fonctions pénales, je me suis rarement sentie aussi mal à l'aise que dans celles de JLD. J'ai entendu des acquittés qui disaient : « mais enfin, quand même, ces JLD qui rejetaient mes demandes de mise en liberté, je ne les ai jamais vus ». Je me disais : « mais moi non plus ! Je ne les avais jamais vus ». J'ai découvert physiquement ceux qui ont été condamnés ou acquittés à la télévision, au moment du procès de Saint-Omer. Jamais je n'avais jamais vu aucun d'eux. Jamais je n'ai pu me faire une autre idée que celle du dossier papier, avec ses cohérences et ces incohérences. Un juge dépourvu de sensations peut-il vraiment bien juger ? Et je me rendais compte à l'époque, et c'est pour cela que j'ai toujours éprouvé un immense malaise dans mes fonctions de JLD. Maintenant, je préside des audiences correctionnelles. Quand vous préparez votre audience, vous lisez intégralement le dossier. Vous vous dites : « comment vais-je construire les débats, comment vais-je faire en sorte que chacun s'exprime et que tel point de droit soit évoqué ? » Vous vous faites, au travers des éléments de la procédure, une certaine idée des personnes que vous allez juger. C'est assez extraordinaire de découvrir ces personnes à l'audience. Leurs réactions, leurs silences, leurs moments d'indignation, les moments où ils sont fuyants, les moments où ils ont des accents de sincérité, bref, ce qui fait le débat judiciaire et le débat tout court va vous amener à vous faire une autre idée. Très souvent, je me suis fait une idée en examinant un dossier, une idée qui a totalement évolué lorsque je sors de l'audience.

Dans ce dossier, il y a des moments où, en tant que JLD, j'aurais vraiment aimé assister à des interrogatoires du juge d'instruction, non pas pour poser des questions, ce qui n'est pas mon rôle, mais pour regarder, observer, écouter, voir le non-dit, l'impalpable. À certains moments, ce n'est pas tant la réponse littérale à une question qui importe, mais tout ce que la personne a dégagé dans sa réaction : son indignation, ses accents de sincérité. Quand vous lisez un procès-verbal, même s'il est fait de manière remarquable, vous n'avez pas ces sensations.

M. le Président : Merci, madame, pour cet exposé très complet, et complémentaire de celui de M. Marlière. Après ces deux auditions, je ne vois pas qui pourrait encore remettre en cause l'utilité et l'intérêt des travaux de cette commission.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Je voudrais d'abord vous remercier, madame, et rejoindre les propos de M. le Président pour vous dire que votre intervention a été très riche d'enseignements. Elle fait partie des interventions qui auront beaucoup apporté à la commission pour la compréhension du mécanisme de cette chaîne judiciaire.

Compte tenu de la durée de l'audition précédente et de la richesse de votre propos, je vais laisser la parole à mes collègues.

M. Georges COLOMBIER : Vous avez souvent entendu dire que le JLD était un juge suiveur. Vous avez dit qu'après y avoir bien réfléchi, tel n'était pas votre sentiment. L'avocat d'Alain Marécaux, MDelarue, nous a remis un document où il écrivait ceci : « En fait, le juge des libertés et de la détention et le juge d'instruction sont souvent en symbiose, et très rarement en opposition. »

D'autre part, MLejeune, avocat de Dominique Wiel, nous a dit, entre autres : « C'est sur la base des conclusions des experts que l'on a maintenu des gens en prison. » Qu'en pensez-vous ?

Mme Jocelyne RUBANTEL : J'ai statué sur une demande de mise en liberté de Dominique Wiel. Je crois que la motivation de mon ordonnance démontre que ce n'est pas une expertise, et uniquement une expertise, qui fait que l'on maintient ou pas une personne en détention. Que l'on me dise que quelqu'un présente les traits caractéristiques des abuseurs sexuels, cela m'a toujours laissée un peu perplexe. Peu importe. Jamais une seule fois je n'ai, en tant que juge d'instruction, placé quelqu'un en détention sur la base d'une expertise. Jamais une seule fois, en tant que JLD, je n'ai rejeté une demande de mise en liberté ou prolongé une détention provisoire sur cette base. Même si l'on prolonge une détention en fonction d'un seul critère, ce critère ne sera pas l'expertise seule.

Quant à votre première question, j'ai beaucoup entendu dire que le JLD et le juge d'instruction, et pourquoi pas le procureur, travaillent ensemble et se tutoient, et que par conséquent l'un n'ira pas à l'encontre de l'autre. Je crois qu'il faut quand même rester raisonnable et rationnel. Dans toute communauté de travail, il y a des gens qui se tutoient. Vous-mêmes, mesdames, messieurs les députés, vous pouvez vous tutoyer entre vous, ce qui ne vous empêchera jamais, lorsque vous êtes en opposition sur un point, de faire valoir vos arguments. Il ne faut pas s'arrêter à des choses totalement superficielles.

Ne pas faire droit à une demande de mise en détention provisoire qui m'était faite par un juge d'instruction, cela ne m'a jamais mise mal à l'aise. J'estime que chacun a son rôle. La loi prévoit que c'est le JLD qui décide. Si sa décision convient au juge d'instruction, parfait. Si elle ne lui convient pas, tant pis.

Cela dit, il m'arrive, et cela m'est encore arrivé à Noël dernier, de faire droit à une demande de mise en liberté et d'aller ensuite expliquer au juge d'instruction la raison pour laquelle j'avais remis en liberté la personne. Je pensais qu'il était important que le juge d'instruction connaisse la raison de ma décision. Après cela, il est content ou pas content, peu importe.

M. Jacques REMILLER : J'ai moi aussi apprécié votre intervention, madame. Vous avez exposé les difficultés du JLD, qui doit parfois prendre ses décisions à une heure du matin. Vous avez aussi dit que vous n'aviez jamais vu les personnes mises en examen. Avez-vous pris vos décisions en fonction de la connaissance du dossier qui était la vôtre, ou avez-vous suivi l'instruction ? Autrement dit, est-ce que, à un moment ou à un autre, vous avez eu des doutes ?

D'autre part, vous avez dit que vous traitiez le dossier lorsque le juge des libertés et de la détention était absent, et que vous aviez un certain dialogue avec lui. Il nous a dit, lui, qu'il ne vous donnait aucune consigne. Pour la clarté des débats, pourriez-vous préciser à nouveau les rapports que vous aviez avec votre collègue ? Vous donnait-il des consignes ou pas ?

Mme Jocelyne RUBANTEL : Dialogue et consigne, cela n'a rien à voir. On peut dialoguer avec un collègue au sujet d'un dossier. Cela nous arrivait très régulièrement, sur ce dossier-là comme sur d'autres. Il m'est arrivé de me poser une multitude de questions sur un dossier et d'avoir besoin d'en parler avec quelqu'un. C'est la grande chance du JLD, là où il y a plusieurs JLD, que de pouvoir trouver un interlocuteur, ce qui n'est d'ailleurs pas toujours le cas pour le juge d'instruction. J'ai été très longtemps juge d'instruction dans une juridiction à une chambre. Je peux vous dire que quand vous aviez un problème, vous étiez seul avec ce problème. Vous n'alliez pas en parler au procureur, parce que vous n'avez pas les mêmes fonctions. Vous pouviez éventuellement appeler un collègue plus ancien dans une autre juridiction, mais avec la limite de la conversation téléphonique. M. Marlière et moi pouvions dialoguer sur ce dossier comme sur d'autres, mais il ne m'a jamais laissé de consigne, pas plus que je n'en laissais à mon collègue quand je partais en congé. Tout au plus lui indiquais-je qu'à telle date, j'avais placé telle personne en détention parce que cela me paraissait nécessaire jusqu'à ce que les policiers aient réussi à interpeller telle autre personne. C'est tout. Après cela, c'est mon collègue qui prenait les décisions qu'il avait à prendre.

M. Jacques REMILLER : Avez-vous eu des doutes, madame, à un moment ou à un autre sur l'évolution du dossier ?

Mme Jocelyne RUBANTEL : Évidemment. Comme on en a dans la quasi-totalité des dossiers. S'imaginer qu'un juge n'a pas de doute, c'est nier ce qu'est son rôle. Car juger, cela commence par douter. On a toujours des doutes, surtout quand le dossier est en cours de construction. Évidemment, il y avait des éléments qui me posaient problème : l'évolution des déclarations des enfants, l'évolution des déclarations des adultes. Évidemment, il aurait fallu être un imbécile pour ne pas avoir de doutes.

M. Léonce DEPREZ : Vous nous avez très bien décrit votre rôle, avec, en outre, votre sensibilité féminine. Cela nous fait du bien. Parce que nous avons beaucoup entendu des explications sur la procédure. Finalement, le procureur, votre collègue JLD et vous-même, vous arrivez à des conclusions identiques. Le procureur a insisté sur la différence entre la procédure papier et l'humain, et a souligné qu'il fallait attendre l'audience d'assises pour arriver à découvrir l'humain. Vous avez dit vous-même que vous avez découvert les personnes mises en examen au moment du procès. Comment peut-on juger sans contact humain ? Cela ne doit-il pas nous amener à conclure à la nécessité d'humaniser la justice ? On a l'impression de rouages mécaniques, qui grincent parfois. Il manque parfois de l'huile dans les rouages, il manque parfois de moyens humains pour les faire fonctionner, mais il manque surtout ce lien humain qui pourrait tirer profit d'une collégialité qui fait parfois défaut, elle aussi, pour aboutir à la découverte de la vérité.

Mme Jocelyne RUBANTEL : Je ne crois pas que la justice soit inhumaine. Mes collègues, même ceux avec qui je ne m'entends pas, et moi-même avons un dénominateur commun : si nous ne nous intéressions pas à l'humain, nous irions faire un autre métier, ne serait-ce qu'en raison des conditions dans lesquelles nous travaillons.

Je suis entrée dans la magistrature à l'âge de vingt-quatre ans. J'ai été nommée juge d'instruction. Il s'est bien sûr trouvé quelqu'un pour me poser cette question presque stupide : « quel effet cela fait-il d'être l'homme le plus puissant de France ? » Je lui ai répondu que « j'étais une femme, et que je ne vivais pas les choses comme cela. » Et je lui ai dit : « moi, je ne me sens pas puissante, je suis pétrie d'angoisse, j'ai la trouille, j'ai tout le temps la trouille. » Et je vous jure que cette trouille, elle ne m'a toujours pas quittée. Quand je vais en audience correctionnelle, j'ai peur de me tromper. Quand je suis JLD, j'ai peur de me tromper. Le doute me hante.

Quand on a créé le JLD, qu'a-t-on fait de ce juge ? Grâce à cette loi que vous avez votée, mesdames, messieurs les députés, j'ai failli démissionner de la magistrature. Un jour, le matin, j'étais juge de la rétention. La rétention, c'est quoi ? Vous avez des étrangers qui quittent leur pays parce que c'est la misère, parce qu'ils crèvent la faim, parce qu'ils fuient un régime politique, et puis ils arrivent sur notre belle terre de France, et puis ils se font ramasser par les CRS, parce qu'ils sont là. Et puis, ils sont placés dans le centre de rétention, et vous, le JLD, vous allez, durant toute une matinée, rendre huit, dix, quinze décisions. Parfois, il y a une nullité de procédure, parfois il n'y en a pas, mais vous n'avez pas de pouvoir d'appréciation. Le juge judiciaire n'a pas à dire que telle personne devrait bénéficier du droit d'asile, par exemple. Bref, ces audiences sont déprimantes. Ensuite, j'allais aux comparutions immédiates : un vol avec violences, des faits extrêmement graves, la personne avait été condamnée de multiples fois. Nous avons délivré des peines d'emprisonnement ferme relativement lourdes, qui étaient à mon sens justifiées. Et puis, je redescendais dans les sous-sols du palais de justice de Boulogne. Le JLD travaille en ayant comme horizon des murs, avec des grilles aux fenêtres, et la lumière blême des néons, quand ils marchent. Là, je me suis retrouvée face à deux gamins qui avaient été condamnés à maintes reprises. Ils avaient mis en échec toutes les mesures de placement. Ils venaient d'agresser une grand-mère, à qui ils avaient volé son sac à main. Cette grand-mère, elle était à l'hôpital, et on ne savait pas si elle allait vivre ou mourir. Je les ai placés en détention. Et je suis rentrée chez moi en voiture. Et à un moment donné, je me suis arrêtée, et je me suis mise à pleurer. Je me suis dit : « merde, je suis devenue ça, moi ? Je ne fais que ça : foutre des gens au trou. » La justice, elle n'est pas humaine ? Je ne crois pas.

Pour ce qui est de la collégialité, je dirai qu'on peut être intelligent tout seul, qu'on peut être bête à trois, qu'on peut avoir raison tout seul et qu'on peut se tromper à trois. Tout dépend comment elle fonctionne, cette juridiction collégiale, et de quels moyens elle dispose. Il y a des vraies collégialités, et il y en a de fausses. Quand je préside une audience correctionnelle, j'ai forcément un avantage stratégique sur mes assesseurs, qui parfois sortent de l'École nationale de la magistrature : j'ai lu le dossier, et je me suis fait une idée. Je sens bien qu'en faisant preuve d'un peu d'autorité et de force de conviction, je pourrais leur dire : « bon allez, dans des cas de ce type, c'est comme ça. » Mais parce que je suis profondément convaincue qu'une décision collégiale doit être le fruit d'une réflexion commune, je fais en sorte que chacun de mes deux collègues puisse sentir que la décision rendue est aussi la sienne, qu'elle a été réfléchie, mûrie. Et que c'est fatigant, parfois ! Je commence les audiences correctionnelles à 9 heures. Il nous est arrivé de délibérer sur le dernier dossier à 23 heures. Et ce dernier dossier, ce n'est parfois pas le plus grave de l'audience. Ce n'est pas le plus grave ? Eh bien si, c'est le plus grave pour celui qu'on va juger et pour celui qui s'est constitué partie civile. Alors, vous trouvez au fond de vous la force et l'envie de continuer. Et tant pis, on se couchera plus tard.

Je peux faire ce travail dans cette audience collégiale, parce que j'en fais une par mois. Dans d'autres collégialités, ce n'est pas forcément si évident que cela. Je pense notamment aux chambres de l'instruction. J'ai connu des présidents de chambres de l'instruction devant lesquels j'étais admirative. Ils avaient des monceaux de dossiers devant eux, et ils les connaissaient. Mais le temps que l'on peut accorder à certaines audiences n'est pas toujours le même. La collégialité peut apporter, mais à condition que l'on puisse travailler dans des conditions normales et convenables. Savez-vous que dans les juridictions, pour des raisons budgétaires, tous les magistrats n'ont pas de code à jour ? Bien sûr, on a l'Intranet. Mais il n'est pas commode d'emporter son ordinateur à l'audience. Alors, on achète un code du travail pour deux ou trois magistrats. Voilà nos conditions de travail. Il faut cesser de hurler. Il faut croire à la justice, au-delà de ce dossier. J'ai entendu un directeur de l'École nationale de la magistrature dire à une promotion : « Toujours vous obéirez à la règle des trois H : l'humanité, l'humilité et l'humour. »

M. Léonce DEPREZ : Merci, madame. Vous venez de nous offrir un moment de vérité et de sincérité qui nous marque profondément.

M. le Président : Ce que vous dites des moyens de la justice est saisissant, et nous sommes unanimes pour penser que les décisions que l'on peut rendre à 23 heures ou à minuit ne sont pas de bonnes décisions, parce que la fatigue est là et que la sérénité, au contraire, n'est plus là. La question des moyens est une question majeure, fondamentale. Les magistrats sont très attachés à ce que nous n'oubliions pas cette dimension dans nos travaux.

Mais pour revenir au rôle de JLD, ne pensez-vous pas que lorsque l'on prend une décision à une heure du matin, quand tout le monde - les policiers, le procureur, l'avocat - est très fatigué, attend et s'impatiente, cela doit jouer inconsciemment dans le sens de l'incarcération de la personne mise en examen. Pour le JLD, la solution, non pas de facilité, mais de sécurité, n'est-elle pas, inconsciemment, je le répète, de se dire que la mise en détention est plus sûre ? Est-ce que vous me suivez, ou est-ce que je vous choque en disant cela ?

Mme Jocelyne RUBANTEL : J'entends bien ce que vous dites, mais je ne pense pas que cela puisse être le cas. Je n'ai jamais hésité, alors même que tout le monde était fatigué, à redonner la parole au parquetier de service qui demande à relire deux ou trois pièces du dossier. Mais ce qui est sûr, c'est que faire intervenir un JLD à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit peut poser des problèmes délicats. Il arrive, par exemple, qu'éviter une décision de mise en détention implique de faire appel à une association de contrôle judiciaire, ce qui n'est pas toujours possible le samedi ou le dimanche.

M. François VANNSON : Je tiens à saluer, madame, la qualité de votre intervention, qui dégage à mon sens beaucoup de sincérité.

Ma question porte sur l'interprétation de l'article 145 du code de procédure pénale, et sur les marges de manœuvre du JLD dans l'organisation du débat contradictoire. Il semble qu'il n'ait pas les moyens d'aborder les faits. Par là même, il ne revient pas sur les conclusions du juge d'instruction. J'ai cru comprendre que certains de vos collègues avaient une lecture quelque peu différente de cet article. La volonté du législateur n'est peut-être pas respectée dans son esprit.

D'après vous, faudrait-il faire évoluer la législation en clarifiant le texte ? Il semble que, selon vous, il serait plus judicieux que le JLD puisse aborder le fond du dossier. Cela ne revient-il pas, tout simplement, à souhaiter une forme de collégialité ?

Mme Jocelyne RUBANTEL : De toute façon, on aborde forcément le fond du dossier. Une décision de mise en détention ne peut pas être déconnectée d'un dossier. Il arrive que la personne mise en examen se lance dans une explication complètement nouvelle par rapport à ce qu'elle avait dit en garde à vue et dans le bureau du juge d'instruction. Dans ce cas-là, vous êtes bien embêté. Si vous avez été juge d'instruction, vous retrouvez tous vos réflexes, et vous notez au fur et à mesure et vous allez vous attacher à établir une retranscription fidèle de ce que dit la personne. Je me suis surprise, un jour, à le faire, en interrogeant la personne sur ses déclarations. Je me suis dit que la robe noire qui était en face de moi allait bondir sur moi en me disant que je sortais de mon rôle, et qu'elle aurait bien raison. J'ai cessé là. C'est une difficulté.

M. François VANNSON : Il faut donc faire évoluer la législation ?

Mme Jocelyne RUBANTEL : Oui, mais alors comment la faire évoluer ? Ce n'est pas facile d'être juge, et ce n'est pas facile d'être législateur. Il ne faut pas non plus cristalliser davantage une situation donnée par ce qui serait presque un pré-jugement. C'est une difficulté réelle. Je vous la laisse bien volontiers.

M. François CALVET : Je voudrais à mon tour vous remercier de votre exposé, empreint d'une grande vérité. Enfin, nous avons rencontré quelqu'un qui doute, qui est même rongé par le doute. Cela fait du bien d'entendre cela.

Votre collègue Marlière a déploré, s'agissant du renouvellement de la détention provisoire et des demandes de mise en liberté, l'absence de mémoire déposé par l'avocat. Il me semble que le législateur devrait imposer, soit un débat plus approfondi, soit que les avocats déposent un mémoire. Vous avez dit, comme d'ailleurs votre collègue, que si l'avocat était venu vous voir, vous auriez peut-être pu trouver une solution alternative à la détention.

Mme Jocelyne RUBANTEL : J'ai entendu des avocats s'exprimer devant votre commission, de manière extrêmement intéressante. Et très honnêtement, je me suis parfois dit : « mon Dieu, heureusement qu'ils ne sont pas procureurs ! » J'avais le sentiment qu'ils seraient redoutables. La crainte que j'ai éprouvée, à un moment donné, était que vos travaux n'aboutissent à une tension définitive, ou en tout cas durable, des relations entre avocats et magistrats, ceux-ci ayant le sentiment d'être injustement attaqués, même si certaines des critiques qui leur ont été adressées sont sans doute fondées. Ce serait la dernière catastrophe de cette histoire particulièrement douloureuse pour nous tous.

Je pense que nous avons des rôles différents. Nous sommes à la fois très proches et très éloignés, mais nous ne pouvons travailler qu'ensemble, dans un respect mutuel, chacun ayant conscience du rôle de l'autre.

La tâche d'avocat est difficile. Il est assez facile de dire que la défense n'a pas joué son rôle. Je pense qu'elle a pleinement joué son rôle, peut-être pas au moment que l'on aurait souhaité, mais était-ce si simple ? Est-il toujours évident, pour un avocat, de construire un mémoire ? On se méfie parfois de l'écrit, le terrain est instable, les avocats rencontrent eux aussi les difficultés que rencontrent les magistrats. Les choses sont plus complexes que certains ne le disent.

M. Gilles COCQUEMPOT : Vous avez dit que le JLD était un juge dépourvu de sensations. Vous avez même suggéré qu'il puisse assister aux interrogatoires. Vous mettez le doigt sur une réelle difficulté, qui tient au secret de l'instruction. Mais c'est une idée très intéressante, parce que vous touchez là la part d'impalpable que comporte tout dossier. Le rapport le mieux rédigé qu'il est possible ne pourra pas rendre les sensations du juge d'instruction et de la personne interrogée au cours de l'interrogatoire.

Vous avez dit aussi que le JLD ne voyait pas les personnes qui lui adressaient des demandes de mise en liberté. Vous, en tout cas, ne les avez pas vues, puisque vous ne les aviez pas rencontrées au moment de la mise en détention. Dans les affaires extrêmement sensibles où il n'y a pas de preuve matérielle, ne pourrait-on pas imaginer que la comparution de la personne concernée devant le JLD soit obligatoire, en présence de son avocat ?

Vous avez été juge d'instruction à une époque où celui-ci était chargé de prendre les décisions de mise en détention et de mise en liberté. Vous nous avez dit que l'avocat, à l'occasion de vos rencontres régulières, ne manquait pas de vous demander de reconsidérer éventuellement votre décision de placement en détention, ce qu'il ne fait pas avec le JLD. Le fait d'avoir été juge d'instruction est-il pour vous un avantage ou un inconvénient dans l'exercice des fonctions de JLD ? On pourrait imaginer qu'un JLD qui a été juge d'instruction ait tendance à se dire que c'est son collègue juge d'instruction qui connaît le mieux le dossier, et que par conséquent, s'il lui demande la mise en détention, c'est que cette demande est justifiée. Y a-t-il des JLD qui, ayant été juge d'instruction, ont ce type d'a priori ?

Mme Jocelyne RUBANTEL : Chacun doit jouer son rôle. Un juge d'instruction peut demander un placement en détention pour des motifs qui sont les siens, et vous pouvez, en tant que JLD, estimer qu'il y a un autre point de vue à faire valoir. Par ailleurs, quand le juge d'instruction saisit le JLD d'une demande de placement en détention, il y a un élément essentiel qui manque, à savoir la position de la défense. Quand le JLD ne suit pas le juge d'instruction, ce n'est pas une forme de sanction, c'est simplement qu'il prend en compte d'autres éléments.

Demander systématiquement l'extraction d'une personne détenue qui dépose une demande de mise en liberté, cela me semble difficile.

M. Gilles COCQUEMPOT : Je pensais à ce type de dossier, où il n'y a pas de preuve matérielle.

Mme Jocelyne RUBANTEL : Mais comment gérer cela ? Il y a des personnes qui ont reconnu des faits extrêmement graves et qui font une, deux, trois demandes de mise en liberté par jour. Ce n'est pas une vue de l'esprit. J'imagine qu'il faudra alors tenir des audiences à l'intérieur de l'établissement pénitentiaire, car les forces de police et de gendarmerie ne parviendront pas à procéder à toutes les extractions nécessaires. Je pense qu'il faut trouver un moyen terme.

Quant aux sensations, elles me semblent très importantes. J'ai le souvenir d'un dossier dont j'étais chargée en tant que juge d'instruction, dans lequel tout accusait un homme qui était en garde à vue. Je n'avais pas pu aller sur place pour prolonger la garde à vue. Je l'avais prolongé sur papier. Les enquêteurs m'avaient renvoyé les papiers et me disaient : « il y a un problème, ça ne colle pas, ce n'est pas lui. » J'étais étonnée : il mentait sur son alibi, il avait été reconnu par un témoin, d'autres éléments l'accusaient encore. Les enquêteurs m'ont demandé de venir le voir. Je n'ai pas pu aller le voir, mais lorsque je l'ai vu, j'ai compris les doutes des enquêteurs. En effet, ça ne collait pas. Ce n'était pas lui, alors même que le dossier papier donnait une toute autre impression.

M. Guy GEOFFROY : Je voudrais à mon tour saluer la grande qualité, la grande finesse et la richesse humaine de votre témoignage. Vous avez magistralement planté le décor en posant la réalité des critères de mise en détention et de maintien en détention. Vous avez dit, et c'est très troublant, qu'ils étaient à la fois assez précis et très flous. Je crois que vous avez tout à fait raison.

Pour ce qui concerne cette affaire, vous avez dit qu'à partir du moment où la presse s'est, de manière légitime, intéressée au dossier, la notion de trouble à l'ordre public a pris une autre ampleur, dans une ambiance qui était devenue surréaliste et lourde. Cela m'amène à poser deux questions.

Cette réalité ne doit-elle pas nous amener à l'idée qu'il serait opportun de ponctuer l'instruction de moments de débat, comme nous l'a d'ailleurs suggéré M. le procureur Lesigne ?

Pour les affaires lourdes et délicates, où le contexte ambiant rend les choses difficiles à traiter au niveau local, ne conviendrait-il pas de réfléchir à la possibilité d'un dépaysement plus facile, qui permettrait de prendre ce recul auquel vous êtes si légitimement très attachée ? J'ai été très frappée par votre remarque : je prenais deux heures par semaine pour m'enfermer avec le dossier. Ce recul ne serait-il pas favorisé par un dépaysement ?

Mme Jocelyne RUBANTEL : Peut-être. J'avoue que je n'ai pas d'idée tranchée sur la question du dépaysement. Mais où l'aurait-on dépaysé, ce dossier, à partir d'un certain moment ? Il n'y avait pas que les journaux du Boulonnais et la Voix du Nord qui s'y intéressaient. J'ai le souvenir de titres saisissants dans la presse locale : « Un lundi d'horreur à Outreau » ; ou encore, à la radio : « Outreau, cité de la honte ». J'habitais Outreau à cette époque, et mes enfants y étaient scolarisés. Je comprends l'indignation qu'ont pu ressentir les habitants. Mais la presse nationale avait aussi des titres comme « Les damnés de la Tour du Renard ». Les quotidiens nationaux, avant le procès de Saint-Omer, n'avaient pas l'air d'avoir beaucoup de doutes.

Dépayser apporterait peut-être un peu de sérénité. Mais lorsque le meurtre d'une fillette est annoncé, la presse étant d'ailleurs informée avant le juge d'instruction, je me demande si le juge parisien serait plus à l'aise que le juge local et si la notion d'ordre public pèserait moins lourdement sur ses décisions. Je ne sais pas.

Mme Arlette GROSSKOST : Vous avez dit que vous aviez la possibilité de consulter la copie du dossier, mais pas systématiquement, puisque les avocats en avaient également besoin.

Mme Jocelyne RUBANTEL : Pas seulement dans ce dossier, et pas au moment où je statuais sur les demandes de mise en liberté. Je parlais de la situation du JLD au moment où il s'agit du placement en détention.

Mme Arlette GROSSKOST : Il serait opportun qu'une copie du dossier soit transmise officiellement au JLD, compte tenu de l'importance du dossier, que ce soit par le parquet ou par le juge d'instruction. Cela, apparemment, n'a jamais été fait dans le cadre du dossier qui nous préoccupe. Ne pensez-vous pas que cela devrait être fait systématiquement ?

Mme Jocelyne RUBANTEL : Lorsque nous assurions à plein temps des fonctions de JLD, mon collègue et moi-même avions demandé à ce que systématiquement, les procédures de police soient déposées en triple exemplaire au parquet. Le problème est que les services de police ne sont pas là non plus pour faire des photocopies, même s'ils le faisaient bien volontiers. En outre, la machine finit toujours par s'enrayer à un moment ou à un autre. Si vous avez quatre personnes qui vous sont présentées, avec quatre avocats différents défendant des intérêts contradictoires, il y a là une réelle difficulté.

Vous avez raison de souligner qu'il est nécessaire de faciliter cet accès au dossier. Je comprenais tout à fait l'indignation des avocats qui ne parvenaient pas à obtenir une copie de la procédure en un temps raisonnable. Mais ces difficultés n'étaient pas le fait de la volonté de qui que ce soit, pas plus celle du juge d'instruction que celle de quelqu'un d'autre. Le malheureux greffier du juge d'instruction s'épuisait à la tâche. Où aurait-il trouvé le temps de faire des photocopies ? Une juridiction n'a pas un personnel extensible. La solution qui a été trouvée à un moment donné fut de mobiliser les greffiers pendant deux jours devant les photocopieuses. On a même eu des difficultés pour tenir les audiences. Voilà des problèmes importants, qui pourraient trouver une solution à l'heure de l'Internet. Scanner les dossiers, par exemple, serait possible, à condition qu'ils ne s'égarent pas dans les mains de la presse.

Mme Arlette GROSSKOST : Vous avez beaucoup parlé de l'humain. Avez-vous, dans ce dossier, approché d'une manière ou d'une autre, le juge des enfants ? Beaucoup d'enfants ont souffert de la séparation d'avec leurs parents.

Mme Jocelyne RUBANTEL : Non. Le juge des libertés et de la détention a pour fonction de statuer sur les demandes relatives à la détention. La loi définit très précisément les conditions d'accès des différents magistrats aux dossiers concernant les enfants. Ce n'est pas, par exemple, parce que je suis juge aux affaires familiales que j'ai ipso facto un droit d'accès absolu au dossier du juge des enfants. Et je crois que c'est bien ainsi. Je dois, en tant que JLD, appliquer les dispositions des articles 144 et suivants du code de procédure pénale.

Bien sûr que nous avons en tête les conséquences douloureuses d'un placement en détention. Quand une personne dit : « Vous vous rendez compte de ce que vous faites à ma famille ? ». On lui répond : « Oui, mais vous avez été condamné dix fois, et vous recommencez encore. Qui fait les choix qui ont des conséquences pour votre famille ? »

Mon rôle n'était absolument pas d'aller voir le juge des enfants. De toute façon, la décision du juge des enfants a un certain degré d'autonomie par rapport aux infractions reprochées aux parents.

M. Marcel BONNOT : Vous avez fait, madame, votre travail de magistrat. Et personne ici n'en doute. Vous l'avez fait à partir d'un socle, qui est la loi que le Parlement a adoptée instituant le juge des libertés et de la détention. Il semble que ce texte n'ait pas atteint ses objectifs. Vous nous révélez, en réalité, qu'il n'a pas apporté grand-chose. On a considéré le JLD, à l'origine, comme une soupape de sécurité dans l'intérêt du mis en examen. Un magistrat nouveau, avec un œil nouveau, décidait ou non de la mise en détention. Cette soupape de sécurité n'a pas fonctionné. La France détient toujours le titre de champion d'Europe de la détention provisoire qui avait interpellé le législateur. La loi est ce qu'elle est, son application est ce qu'elle est.

Mais nous avons entendu votre collègue procureur de la République qualifier le débat contradictoire d'« artificiel », tandis que le président Marlière a parlé de débat « tronqué » et a dit que le juge des libertés et de la détention était un juge « amputé ». Ceux qui ont l'habitude de cet espace judiciaire particulier s'accordent à reconnaître que le débat contradictoire est trop souvent un simulacre de débat contradictoire, ce qui conduit manifestement à des décisions de mise en détention qui devraient être évitées.

En un sens, à quelque chose malheur est bon. Le temps est venu de prendre le taureau par les cornes. Mettre en avant l'éternel manque de moyens est nécessaire. Chacun est sensible à ce problème. Mais même si des moyens supplémentaires étaient mis à la disposition de la justice, j'ai le sentiment que cela ne suffirait pas, et que la finalité que le législateur avait à l'esprit lorsqu'il a institué le JLD ne serait pas atteinte. Le moment est vraisemblablement venu d'un sursaut du législateur, et, pour les acteurs de justice, de considérer une fois pour toutes qu'il est nécessaire d'envisager sans a priori la perspective d'une remise en cause de notre système pénal.

Mme Jocelyne RUBANTEL : Mon rôle n'est pas de vous livrer mon analyse sur ce point. Les magistrats sont là pour appliquer la loi.

Cela dit, si l'on considère que la détention provisoire est un problème, comment expliquer que la loi ait imposé au juge des libertés et de la détention de motiver son rejet d'une demande de placement en détention, alors que, dans un premier temps, la loi ne le prévoyait pas ? Cela doit tant que cela se motiver, une remise en liberté ? J'avoue qu'il m'est arrivé une fois de ne pas appliquer la loi. Quand j'étais juge d'instruction, cela me paraissait tout à fait évident, lorsque je décidais la remise en liberté d'une personne, que je n'avais pas à expliquer pourquoi je lui rendais sa liberté. Maintenant, le JLD doit donner une explication. Cette ordonnance motivée est une base permettant au parquet de faire appel de la décision.

Sur un dossier qui se construit, il est impossible au juge des libertés et de la détention de dire, sans toucher au fond du dossier, qu'il remet en liberté la personne détenue parce qu'il estime qu'elle n'est pas coupable. Il ne peut pas dire cela parce qu'il n'a pas les éléments nécessaires, étant donné que le dossier d'instruction n'est pas clos. Il ne peut pas, non plus, décider un placement en détention en disant que la personne est coupable. Ne pouvant se prononcer ni sur l'innocence, ni sur la culpabilité, il motive ses décisions par l'une des formules que vous connaissez, qui valent ce qu'elles valent, et qui résument la contradiction de la loi.

M. Marcel BONNOT : Nous sommes d'accord. D'où la nécessité de faire évoluer la loi.

M. le Rapporteur : Avant d'en terminer, je voulais vous dire, madame, combien je me réjouis que votre audition ait été publique, c'est-à-dire que nos concitoyens aient pu entendre ce que vous avez dit. Car vous leur avez permis de toucher du doigt la difficulté qui est celle de l'acte de juger. Il y a peut-être une raison à cela : c'est que vous n'avez pas fait dans la sémantique. Vous avez dit les choses avec passion, avec votre cœur, et, si vous me permettez l'expression, avec vos tripes. Je pense que cela fait honneur à la fonction que vous assumez, qui est essentielle pour notre société.

Vous avez dit tout à l'heure qu'il n'était pas facile d'être juge. Je le crois aussi. Vous avez ajouté qu'il n'était pas facile d'être législateur. C'est vrai. C'est la raison pour laquelle, à partir du moment où nous constatons tous qu'un certain nombre de réformes d'ampleur sont nécessaires, il est important que nous travaillions ensemble pour résoudre des problèmes qui ne sont pas simples.

M. Jean-Paul GARRAUD, président : Merci, madame, pour votre contribution aux travaux de notre commission et pour la sincérité de vos propos.

Audition de M. Didier BEAUVAIS, conseiller à la cour de cassation,
ancien président de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai,
de Mme Aude LEFEBVRE, conseillère à la cour d'appel de Lyon,
ancien membre de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai,
et de Mme Sabine MARIETTE, conseillère à la cour d'appel de Douai,
membre de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai



(Procès-verbal de la séance du 22 février 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Mesdames, Monsieur, je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire d'Outreau. Avant votre audition, je souhaite vous informer de vos droits et de vos obligations.

En vertu de l'article 6, § 4 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d'enquête parlementaire sont tenues de déposer, sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel et de l'article 226-14 du même code qui autorise la révélation du secret en cas de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Par ailleurs, si vous considérez qu'une des questions qui vous est posée relève, en tout ou partie, du secret du délibéré, vous êtes en droit de nous l'opposer. L'ordonnance du 17 novembre 1958 exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(M. Didier Beauvais, Mme Aude Lefèbvre et Mme Sabine Mariette prêtent successivement serment).

Je m'adresse aux représentants de la presse pour leur rappeler que l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. J'invite donc les représentants de la presse à ne pas citer nommément les enfants qui ont été victimes de ces actes.

La Commission va procéder maintenant à votre audition, qui fait l'objet d'un enregistrement. Je vous donne la parole pour que vous nous exposiez votre rôle dans l'affaire d'Outreau et que vous nous expliquiez comment vous avez conduit votre travail. Après quoi, nous vous interrogerons.

M. Didier BEAUVAIS : Avant de m'expliquer devant votre commission, publiquement, comme nous avons choisi de le faire dans un souci de transparence et de pédagogie, sur la façon dont nous avons travaillé dans l'affaire d'Outreau, je voudrais remercier les magistrats présents dans cette salle et ceux, nombreux, qui m'ont assuré de leur soutien au cours de ces dernières semaines, non par corporatisme mais parce qu'ils savent que nous sommes des magistrats conscients de nos responsabilités et parce qu'ils sont, comme moi, profondément affectés par ce qui a été qualifié d'« erreur judiciaire de grande ampleur », de « tsunami », de « cataclysme », de « fiasco sans précédent ».

J'associerai à mes remerciements mes collègues de la chambre de l'instruction de Douai, avec lesquels j'ai eu l'immense plaisir de travailler au cours de ces dernières années dans des conditions difficiles sur lesquelles je reviendrai ; les magistrats extérieurs à la chambre qui, pendant les vacations, avec appréhension et courage, en raison de l'extrême brièveté des délais dont ils disposent pour prendre connaissance des dossiers, ont assuré la continuité du service public ; les fonctionnaires du greffe qui, chaque jour, avec un grand dévouement, ont permis à cette juridiction de remplir sa mission. Je veux aussi rendre hommage aux juges d'instruction du ressort auprès desquels j'ai effectué la mission de contrôle qui m'est dévolue par la loi avec, je l'espère, objectivité et impartialité, et auxquels j'espère également avoir pu donner les conseils qui s'imposaient lorsqu'ils m'ont sollicité à cette fin.

Je ne peux oublier enfin les hommes et les femmes qui, pendant de longs mois, ont été détenus avant d'être reconnus non coupables des faits pour lesquels ils avaient été mis en examen. Leur souffrance ne nous est évidemment pas indifférente, non plus que la souffrance des enfants dont il a été établi qu'ils avaient été abusés, ni celle des personnes détenues pour différentes raisons.

Nous sommes prêts à nous expliquer loyalement devant votre commission, dont nous ne discutons évidemment pas la légitimité, dans le respect des principes constitutionnels de séparation des pouvoirs et d'indépendance de l'autorité judiciaire. C'est vous, les parlementaires qui, au nom du peuple français, faites la loi, nous ne le contestons pas. Nous en sommes les serviteurs et nous rendons la justice, également au nom du peuple français, vous ne le contestez pas. Nous acceptons les critiques et nous sommes prêts à nous remettre en cause mais, je vous en supplie, ne réécrivez pas les décisions juridictionnelles qui ont été prises dans l'affaire d'Outreau, ne jugez pas les juges. L'acte de juger est un acte difficile, qui suppose notamment impartialité, mise à l'écart de ses préjugés et de ses sentiments personnels. Réécrire l'histoire est toujours plus facile quand on en connaît la fin, et Jean-Noël Jeanneney a parlé à ce sujet, à propos d'une autre affaire célèbre, d'« illusion rétrospective ».

Recherchons ensemble, de manière sereine et objective, si la chambre de l'instruction de Douai, à chaque fois qu'elle a été amenée à statuer dans l'affaire d'Outreau - à l'occasion des demandes de mise en liberté, lors de l'examen des demandes d'actes, lorsqu'elle a été invitée à se prononcer sur les charges - a « dysfonctionné ». Dans l'affirmative, il conviendrait de rechercher les causes de ce « dysfonctionnement » et d'éviter que de tels errements se reproduisent, grâce à des réformes qui, me semble-t-il, doivent s'inscrire dans une réflexion globale, en cohérence avec les grands axes de la procédure pénale et le respect des droits de la défense, et grâce à des moyens autrement plus importants que ceux dont dispose aujourd'hui l'institution judiciaire.

Je me propose donc de vous rappeler quelques principes qui me paraissent importants pour comprendre les relations entre la chambre de l'instruction et le juge d'instruction, de vous présenter le fonctionnement de la chambre de l'instruction de Douai et le travail spécifique de son président, de vous exposer la difficulté du traitement des affaires de mœurs en général, avant de voir, à la lumière de ces réflexions, si la chambre de l'instruction a commis des erreurs grossières lorsqu'elle a appréhendé le dossier d'Outreau, lorsqu'elle a estimé que les faits dénoncés étaient « vraisemblables », lorsqu'elle a estimé que les charges étaient « suffisantes » pour justifier un renvoi devant la cour d'assises, lorsqu'elle a estimé que la détention provisoire s'imposait, pour certains jusqu'à leur comparution devant la juridiction de jugement. Je devrai toutefois d'éviter deux écueils : la transgression du secret professionnel et la violation du secret de nos délibérés. Vous m'y aiderez.

S'agissant des relations entre le juge d'instruction et la chambre de l'instruction, je rappellerai que c'est le juge d'instruction et lui seul qui a la direction de l'information. Il apprécie librement l'opportunité des mesures sollicitées et mène comme il l'entend ses investigations. En dehors des formalités procédurales obligatoires et des quelques actes que la loi lui impose de faire, telle l'enquête de personnalité en matière criminelle, le juge d'instruction procède aux actes qu'il estime utiles à la manifestation de la vérité, dans l'ordre qu'il souhaite et au moment qu'il estime opportun.

Sauf circonstance exceptionnelle, la chambre de l'instruction ne s'immisce pas dans la conduite de l'information. Ainsi, elle ne peut donner d'injonctions au juge d'instruction pour accomplir l'acte sollicité lorsqu'elle infirme une décision du juge d'instruction refusant d'y faire droit. Selon la formulation de nombreux arrêts de la chambre criminelle de la Cour de cassation, « la chambre de l'instruction ne peut porter atteinte à l'indépendance du magistrat instructeur et lui enjoindre d'avoir à procéder à un acte contraire à sa conviction ».

Dans l'état actuel des textes législatifs, le dessaisissement d'un juge d'instruction par la chambre de l'instruction ne peut se faire, à la demande du président ou à la requête des parties, que de manière exceptionnelle, en cas d'inaction prolongée du juge, voire de persistance dans l'inaction.

Devant la chambre de l'instruction, la procédure est essentiellement écrite, et elle ne voit qu'exceptionnellement les personnes mises en examen ou les parties civiles. En matière de détention provisoire, si la comparution personnelle est de droit, encore faut-il la demander expressément et dans des formes particulières ; dans les autres matières, il appartient à la chambre d'« ordonner » la comparution personnelle des parties. La chambre de l'instruction travaille donc sur des dossiers écrits, ceux du juge d'instruction.

La chambre de l'instruction fonctionne toujours de manière collégiale - un président et deux conseillers -, ce qui, loin de réduire l'efficacité de ses décisions, leur donne au contraire une force plus grande et, vraisemblablement, une meilleure acceptation par les parties qui ont ainsi l'assurance que leur point de vue a été examiné de manière croisée par plusieurs magistrats. Je suis un farouche partisan de cette collégialité, dont je tiens à ce qu'elle se fasse à tous les niveaux.

La chambre de l'instruction est une juridiction d'instruction du second degré qui ne se prononce jamais sur la culpabilité. Lorsqu'elle statue sur une contestation de la mise en examen ou une demande de mise en liberté, elle se prononce sur les seuls « indices graves ou concordants qui rendent vraisemblable la participation de la personne à la commission d'une infraction ». De même, lorsqu'elle décide de renvoyer une personne devant une juridiction de fond, elle ne doit se prononcer que sur les « charges » qu'elle estime « suffisantes », et non sur la culpabilité.

Ces principes étant rappelés, il me semble utile de vous présenter le fonctionnement de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai pour que vous puissiez appréhender de la manière la plus précise possible les conditions de travail de cette juridiction et de son président. Quand j'en ai pris la présidence, en septembre 1996, après avoir été, pendant quelques années, conseiller à la chambre de l'instruction de Lyon, le volume d'affaires traité était impressionnant - plus de 3 000 arrêts par an. Lors de l'affaire d'Outreau, ce volume était encore très élevé puisque la chambre de l'instruction, composée d'un président et de quatre assesseurs, dont un travaillant à mi-temps dans une autre chambre, rendait, en moyenne, plus de 2 600 arrêts par an. À titre de comparaison, la chambre de l'instruction de Versailles, qui rend en moyenne 2 000 arrêts par an, possède deux sections, soit au total deux présidents et quatre conseillers à plein temps. À la chambre d'instruction de Douai, j'ai donc signé plus de 20 000 arrêts en huit ans. Certes, je n'étais pas seul mais, avec mes assesseurs, il a fallu analyser, relire... Trois audiences par semaine sont nécessaires pour traiter le contentieux, à raison de 25 affaires en moyenne par audience et parfois davantage, entre 9 heures et 14 ou 15 heures, ce non compris le temps du délibéré.

Vous imaginez sans difficulté que les procédures qui nous sont soumises sont les plus complexes, qu'il s'agisse d'affaires de drogue ou de grand banditisme, de trafics en tous genres, d'affaires financières ou d'affaires de mœurs. Les faits sont le plus souvent niés, soit qu'ils soient importants, soit parce que l'on peut y avoir intérêt, comme je vous l'expliquerai. Ces affaires exigent un investissement en temps du magistrat, qui doit pourtant appréhender le dossier dans des délais extrêmement brefs sur lesquels je reviendrai.

Le rôle de l'audience, composé pour deux tiers de dossiers de détention provisoire, est définitif, dans le meilleur des cas, cinq ou six jours avant l'audience, ce qui ne veut pas dire que tous les dossiers parviennent au greffe de la chambre de l'instruction dans ce délai. Des rappels réguliers aux onze tribunaux de grande instance du ressort sont en effet nécessaires pour en activer l'acheminement.

Dès que les dossiers arrivent, ils sont répartis, en général par parts égales, entre les membres de la chambre qui vont faire rapport à leurs collègues. Chaque rapporteur dispose, au mieux, de deux ou trois jours pour prendre connaissance de quelque huit dossiers et rédiger ses rapports, qui rappellent les faits, la procédure, les éléments de personnalité, et résument les mémoires des parties ainsi que les réquisitions du ministère public, sachant qu'il devra, pendant ce délai, participer à une autre audience et achever des rédactions d'arrêts de l'audience précédente.

Comme je vous l'ai indiqué, le rôle est composé pour les deux tiers de dossiers de détention provisoire. Or, je tiens à rappeler les délais très courts imposés par le législateur pour traiter du contentieux de la détention : 20 jours lorsque la personne demande à comparaître sur l'appel d'une demande de mise en liberté ou d'une prolongation de détention provisoire, 15 jours si elle ne le demande pas, 15 jours si la personne demande à comparaître sur l'appel d'un placement en détention, 10 jours si elle ne le demande pas. À titre d'exemple, les époux Marécaux ont fait appel de leur placement en détention sans demander à comparaître ; l'affaire devait donc être évoquée dans les dix jours de leur appel et le dossier comprenait déjà sept ou huit tomes. Or, j'ai eu ce dossier à disposition environ 48 heures avant l'audience, car le ministère public en avait également besoin pour prendre ses réquisitions. J'ai dû en prendre connaissance en même temps que l'avocat de Mme Marécaux, et nous avons dû échanger les tomes dans le bureau commun pour pouvoir, dans le délai extrêmement bref que vous imaginez, moi, rédiger mon rapport, lui, rédiger son mémoire. Heureusement, nous avions eu connaissance du dossier précédemment, mais il était reparti et il a fallu le réclamer à grande vitesse. C'est là un exemple de nos difficultés quotidiennes.

Compte tenu de la brièveté de ces délais, la chambre de l'instruction doit rendre sa décision le jour de l'audience ou, dans la meilleure des hypothèses, le lendemain ou le surlendemain. Le délibéré ne peut donc qu'être très bref. Mais, en dépit de ces contraintes, je peux vous assurer que les dossiers ont toujours été examinés avec le maximum d'attention et de rigueur. Cela nous a d'ailleurs permis, dans certains cas, de déceler avant qu'il ne soit trop tard des difficultés de procédure qui auraient pu, si elles n'avaient été repérées, entraîner des détentions illégales pour dépassement de délai ; nous avons alors procédé immédiatement aux remises en liberté. J'observe qu'aucune erreur de procédure n'a été commise dans cette affaire, et qu'aucune requête en annulation de procédure n'a été présentée à la chambre de l'instruction par aucun des nombreux avocats.

S'agissant de l'audience, il faut bien admettre que, compte tenu du nombre d'affaires inscrites au rôle, la personne qui comparaît peut avoir le sentiment qu'elle n'a pu s'exprimer autant qu'elle l'aurait souhaité et que son avocat n'a pas disposé du temps nécessaire pour exposer ses moyens de défense puisque, en moyenne, chaque affaire est traitée - présentation orale du rapport, audition de la personne, observations de l'avocat et réquisitions du ministère public comprises - en une vingtaine de minutes, parfois moins lorsque l'affaire est déjà connue des magistrats de la chambre. Il faut alors convaincre les parties que leur dossier, qui a déjà étudié par le conseiller rapporteur avant l'audience, sera examiné pendant le délibéré par la collégialité de la chambre.

La décision est alors portée à la connaissance des détenus par le greffier de la maison d'arrêt, en fin d'après-midi. Lorsque j'ai pris mes fonctions, les décisions étaient communiquées directement par le président aux intéressés, ce qui présentait l'avantage d'une explication orale personnalisée, mais l'inconvénient que tous devaient attendre l'issue du délibéré, dans des geôles inconfortables, plusieurs heures plus tard pour ceux qui étaient passés les premiers, et sans qu'il soit prévu de repas à leur intention. Devant les difficultés pratiques rencontrées, j'ai décidé, à la demande des services pénitentiaires, des escortes de police et de gendarmerie, des chefs de cour et des personnes elles-mêmes, de faire repartir les personnes au fur et à mesure de leur passage devant la chambre de l'instruction et de leur faire notifier les décisions à la maison d'arrêt. En raison du travail nécessaire au greffe, la notification formelle n'a pas lieu immédiatement mais parfois après plusieurs jours ; toutefois, les intéressés connaissent immédiatement la décision rendue, communiquée par téléphone. J'ai aussi demandé que soient notifiées l'après-midi même leurs obligations aux personnes pour lesquelles nous avons décidé qu'elles doivent bénéficier d'un contrôle judiciaire, afin qu'elles sachent ce qui leur est demandé avant de quitter la maison d'arrêt.

J'en viens au rôle spécifique du président de la chambre de l'instruction, dont les pouvoirs propres sont définis par quelques articles seulement - les articles 219 à 223 - du code de procédure pénale. Il doit s'assurer du « bon fonctionnement des cabinets » de son ressort et s'employer à ce que les procédures ne subissent aucun retard injustifié. Il dispose, pour mener à bien sa mission, des notices que les juges d'instruction lui adressent désormais tous les six mois et qui détaillent l'ensemble des diligences qu'ils effectuent dans chaque affaire. Leur lecture lui permet de vérifier que les procédures sont conduites sans temps morts ni retards anormaux, que les commissions rogatoires confiées aux services de police ou de gendarmerie et les expertises sont exécutées dans les délais impartis par le juge, que la détention n'excède pas un délai raisonnable.

Le président de la chambre de l'instruction visite les cabinets de son ressort pour s'assurer de leur bon fonctionnement, quand il l'estime nécessaire et au moins une fois par an. En pratique, je me suis efforcé de visiter les 34 cabinets d'instruction, répartis dans onze tribunaux de grande instance du ressort, au moins une fois par an, souvent davantage en cas de difficultés signalées. C'était l'occasion d'appréhender les conditions de travail du juge d'instruction et de son greffier, mais aussi de découvrir les nombreux dossiers qui, parce qu'ils ne font pas l'objet de recours, ne viennent pas devant la chambre de l'instruction. Ces visites permettent aussi de vérifier la tenue du tableau des détentions, de rencontrer le président de la juridiction, le procureur de la République, très souvent des avocats dont le bâtonnier, et de m'enquérir des difficultés éventuelles.

Par ailleurs, je me suis efforcé de visiter les maisons d'arrêt du ressort, sinon une fois par trimestre comme le prescrit le code de procédure pénale, au moins une à deux fois par an. Lorsque je n'ai pu effectuer ces visites, j'ai délégué à cette fin l'un ou l'autre membre de la chambre de l'instruction, Mme Sabine Mariette par exemple.

Ces visites sont importantes, car elles permettent de vérifier, outre les conditions générales de détention provisoire, si un détenu rencontre des difficultés avec ses codétenus - pressions, menaces... - ou s'il présente des problèmes d'ordre psychologique en relation avec l'enfermement. À l'occasion de ces visites, je rencontrais à chaque fois les infirmières, les psychologues présents, le médecin de la maison d'arrêt et le psychiatre si besoin est. Je vérifiais si le détenu recevait régulièrement des visites de sa famille, de ses proches, si son avocat gardait des contacts avec lui, si le juge d'instruction le tenait informé de l'état d'avancement de la procédure. Il m'est arrivé à plusieurs reprises de transmettre au magistrat instructeur et au bâtonnier des récriminations de détenus, et bien des situations se sont apaisées. En aucun cas, lors de ces visites, le fond de l'affaire n'est abordé ; si le détenu souhaite faire des déclarations, je le renvoie à « son » juge d'instruction.

C'est dans ce cadre juridique que j'ai été amené à rencontrer une fois Mme Badaoui en détention, soit qu'elle ait sollicité un entretien, ce dont je ne me souviens plus, soit que je l'aie vue pendant quelques instants dans un couloir lors de l'une de mes visites à la maison d'arrêt de Loos. J'ai dû lui demander, comme à tous les détenus, si les conditions de la détention étaient supportables et si, compte tenu des faits qui lui étaient reprochés, elle subissait des pressions, des menaces, voire des violences physiques de la part d'autres détenues car, dans ce type d'affaires, de graves violences peuvent s'exercer, singulièrement contre les femmes, nous en avons des exemples quotidiens.

Ainsi que je vous l'ai indiqué, en vertu des pouvoirs propres que lui attribue le code de procédure pénale, le président de la chambre de l'instruction peut, en cas d'« inaction » du juge d'instruction, inaction qui se traduit par une absence d'actes pendant quatre mois, saisir la chambre aux fins d'ordonner que, pour une bonne administration de la justice, celui-ci soit, en dernière extrémité, dessaisi du dossier. Rien de cela n'a eu lieu dans l'affaire instruite par le juge Fabrice Burgaud, qui a mené son information de manière tout à fait régulière, en enchaînant les actes d'instruction sans temps morts, dans des délais tout à fait raisonnables. Je tiens la notice de l'affaire à votre disposition. Je rappelle que le juge d'instruction a été saisi de l'affaire en février 2001 et qu'il a estimé son information achevée à l'été 2002, alors qu'il y avait dix-huit mis en examen et un nombre important de parties civiles.

Mes relations avec les juges d'instruction du ressort ne se limitaient pas aux prescriptions légales. Je rencontrais tous les nouveaux magistrats dans les premières semaines suivant leur entrée en fonction et j'invitais les juges d'instruction à me téléphoner s'ils souhaitaient un conseil ou s'ils rencontraient une difficulté, en leur rappelant que ce conseil ne pouvait engager la chambre de l'instruction si celle-ci était ultérieurement saisie de la difficulté. En outre, je les réunissais au siège de la cour d'appel au moins une fois par an et parfois davantage, lors de la parution de nouvelles lois que nous commentions ensemble. À l'occasion de ces regroupements, les juges d'instruction comparaient leurs pratiques professionnelles, évoquaient les difficultés rencontrées dans l'exercice quotidien de leur activité. De son côté, la chambre faisait part aux juges d'instruction de ses souhaits quant à la conduite des informations, des erreurs de procédure qu'elle avait pu constater et sanctionner et qu'il convenait d'éviter pour l'avenir. La jurisprudence de la chambre était commentée avant d'être distribuée à chacun des participants à la réunion. Plusieurs membres de la réunion traitaient d'un sujet d'actualité. À cet égard, nous n'avons pas attendu qu'éclate l'affaire d'Outreau pour traiter, dès 1997 ou 1998, de l'un des problèmes qui nous préoccupent aujourd'hui, celui de la parole de l'enfant. Un de nos collègues a fait une étude à ce sujet, puis rédigé des recommandations aux juges d'instruction sur le recueil de cette parole, notamment au regard des dispositions de la loi de juin 1998, sur l'enregistrement audiovisuel de l'audition des enfants. De même, nous avons traité des problèmes liés à la prescription des infractions sexuelles. J'invitais également les présidents des cours d'assises à intervenir pour nous faire part de leurs observations sur les dossiers dont ils avaient eu à connaître afin que nous les transmettions aux magistrats instructeurs. C'est lors d'une de ces réunions de regroupement, vraisemblablement au printemps 2002, qu'en présence d'un magistrat du parquet général j'ai été amené à interroger Fabrice Burgaud, que j'avais précédemment rencontré dans son cabinet à une ou deux reprises lors des visites évoquées plus haut, sur le fond de ce dossier, en lui demandant ce qu'il pensait des déclarations des enfants, des expertises, des accusations portées par certains mis en examen, des dénégations des autres. Bien évidemment, si j'ai pu, comme je le fais avec les autres juges d'instruction, lui recommander la rigueur dans la conduite de son information, je n'avais aucune légitimité pour lui indiquer les actes qu'il avait à accomplir ou à ne pas accomplir, sauf à lui conseiller de concentrer ses investigations sur les seules personnes pour lesquelles des indices graves et concordants de participation aux faits dénoncés apparaissaient réunis.

On mesure que le président de la chambre de l'instruction n'est pas le supérieur hiérarchique du juge d'instruction auquel il pourrait enjoindre d'agir dans tel ou tel sens. Il peut simplement lui donner des conseils, que le juge est libre de suivre ou de ne pas suivre.

Je souhaite aussi faire part de la difficulté que nous rencontrons pour traiter des affaires de mœurs en général, et en particulier dans le Pas-de-Calais. Les dossiers dans lesquels des mineurs se disent victimes d'abus sexuels sont parmi les plus délicats à instruire. Dans d'autres affaires, les hold-up par exemple, les personnes mises en cause nient bien souvent, mais l'on peut faire des comparaisons d'ADN, on retrouve des armes, des témoins se font connaître et l'on dispose parfois d'enregistrements vidéo. Ces éléments objectifs rendent la parole moins importante que dans ces affaires, qui mettent en cause des enfants parfois très jeunes qui ont, dans certains cas, été abusés par plusieurs personnes et en groupe, ce qui rend difficiles tant l'identification de ces personnes que l'imputation des faits. De plus, les faits dénoncés sont souvent anciens et peuvent l'être d'autant plus que le délai de prescription de l'action publique pour les faits de ce type a été substantiellement allongé au fil des réformes législatives de ces dernières années. La loi du 9 mars 2004 a ainsi porté à vingt ans le délai de prescription, à compter de la majorité de la victime, pour les agressions sexuelles aggravées sur mineurs de quinze ans. Il en résulte des difficultés de preuve évidentes. J'ai ainsi eu à connaître d'une plainte déposée par une personne âgée de 28 ans pour des faits commis lorsqu'elle avait 6 ans. Dans de tels cas, le recueil des preuves est difficile.

Par ailleurs, les enfants, compte tenu de leur âge, de leur degré de maturité, de leur perturbation psychologique, ont souvent du mal à décrire avec précision la nature des faits dont ils disent avoir été victimes. « On nous a fait des manières », nous dit-on souvent. Mais que recouvrent ces « manières » ? Les faits se passent dans un huis clos où les pressions, voire les menaces sur les mineurs peuvent être très fortes, et d'autant plus efficaces qu'elles sont exercées sur des enfants jeunes et fragiles par des adultes qui sont souvent des parents ou des proches, que l'on craint ou que l'on aime malgré tout.

Les faits dénoncés ne reposent la plupart du temps que sur la parole. La parole des enfants qui dénoncent, la parole des personnes qui recueillent leurs déclarations - assistantes maternelles, assistantes sociales, infirmières ou psychologues scolaires, professeurs, membres de la famille, amis... - et, éventuellement, la parole de témoins, souvent indirects, des faits.

Les preuves matérielles sont, dans la majorité des cas, impossibles à recueillir, surtout si les faits sont anciens. Au mieux, des examens médicaux viendront donner du poids aux propos des enfants, avec la réserve que les fellations et les caresses ne laissent aucune trace, que les pénétrations anales peuvent ne plus laisser de signes visibles quelques semaines après qu'elles ont eu lieu et que les pénétrations vaginales ne déchirent pas l'hymen si celui-ci est complaisant. Dès lors, la qualité du recueil des dires de l'enfant est essentielle et le rôle des experts de personnalité primordial, pour déterminer notamment si l'on est en présence d'un enfant mythomane ou affabulateur.

Enfin, dans la grande majorité des cas, les faits dénoncés sont niés par l'adulte, soit qu'il ne les ait pas commis, soit que, les ayant commis, il n'en assume pas psychologiquement la responsabilité ou craigne la rigueur de la sanction.

Dès lors, dans ces affaires plus que dans tout autre, il convient de redoubler de prudence et ne pas hésiter à clôturer par un non-lieu si l'on estime les charges insuffisantes. Combien de fois n'avons-nous pas clôturé une information par un non-lieu parce que les accusations ne reposaient que sur les déclarations d'un enfant non corroborées par des témoignages extérieurs ou des preuves, médicales ou matérielles, déniées par l'adulte, et survenant dans le contexte conflictuel d'un divorce ou d'une séparation des parents par exemple ?

Il faut rappeler également qu'en droit pénal, les infractions peuvent être établies par tout mode de preuve. Ce principe de la liberté de la preuve a d'autant plus d'importance que, dans ce type d'affaires, la preuve est, comme il a été dit, essentiellement fondée sur des déclarations dont la qualité du recueil est primordiale pour la recherche de la vérité.

Y avait-il dans ce dossier suffisamment d'éléments pour que nous ordonnions le renvoi de dix-sept personnes devant la cour d'assises pour les infractions criminelles et correctionnelles relevées dans notre arrêt de mise en accusation du 1er juillet 2003 ? Nous l'avons estimé et nous l'avons motivé, au terme d'un délibéré d'un mois, au cours duquel mes assesseurs et moi nous sommes partagé le dossier par tranches, afin que chacun de nous examine s'il existait ou non des charges suffisantes à l'encontre de chacun des mis en examen. Nous nous réunissions tous les deux ou trois jours pour confronter nos lectures du dossier, et ce n'est que lorsque ce travail a été fait en profondeur que j'ai pu commencer la rédaction de l'arrêt de renvoi. Pendant le délibéré, nous avons porté sur l'affaire un regard d'autant plus critique que les faits étaient contestés. Cela s'est traduit par des infirmations et des non-lieux partiels. Je vous renvoie aux cinquante pages des motivations de notre arrêt de renvoi, que vous avez lues. Je ne peux vous en dire plus sauf à violer le secret du délibéré, sinon que nous avons étudié tous les éléments du dossier de manière très précise, y compris ceux dont nous avions été saisis lors des appels relatifs aux demandes de mises en liberté

Pour mémoire, quels éléments ont emporté notre conviction ? Les enfants Delay avaient fait des déclarations qui, au moment où nous avons étudié le dossier, nous sont apparues cohérentes et convergentes alors qu'ils étaient placés dans des familles d'accueil différentes, déclarations qui ont été réitérées à différents moments de la procédure : devant leurs assistantes maternelles respectives, dont rien ne démontrait à l'époque qu'elles se soient concertées, devant les enquêteurs de police ensuite, devant les experts qui les ont examinés et devant le juge d'instruction.

Dès leurs premières déclarations, en décembre 2000, il est apparu que d'autres personnes que leurs parents leur avaient imposé des sévices sexuels, moyennant le paiement de sommes d'argent, dans le cadre de scènes collectives qui étaient filmées.

Les imprécisions parfois notées dans la relation des faits et l'identification des victimes et auteurs présumés de ces faits pouvaient s'expliquer, car les faits dénoncés étaient nombreux, répétés dans le temps, commis en groupe et mettaient en cause plusieurs personnes qui n'étaient pas toujours les mêmes, et les enfants Delay étaient très jeunes.

Nous nous sommes évidemment demandé si Mme Badaoui pouvait avoir manipulé ses enfants pour les inciter à « mouiller » le maximum de personnes pour atténuer sa propre responsabilité, et nous avons répondu par la négative, car il résultait de plusieurs déclarations qu'elle avait, au contraire, tout mis en œuvre pour que les faits soient tus et, lorsqu'ils ont été révélés, pour impliquer le moins de personnes possibles dans ces faits. À ce propos, une déclaration d'un enfant Delay nous avait frappés. Il avait dit à son assistante maternelle qu'il en voulait davantage à sa mère, dont il savait qu'elle ne parlerait pas des adultes extérieurs au groupe familial, qu'à son père, ce qui affaiblit la thèse de la manipulation. De fait, Mme Badaoui ne confirmera les propos de ses enfants que lorsque ceux-ci dénonceront les adultes extérieurs au groupe familial.

Ces observations valent également pour les autres enfants impliqués dans les faits, sachant que tous les enfants ont été déclarés, par les experts qui les ont examinés, exempts de tendances à la mythomanie et à l'affabulation. Dans leur rapport d'expertise, M. Viaux et Mme Gryson-Dejehansart expliquent avec une grande précision pourquoi ils estiment les propos des enfants vraisemblables - et je vous rappelle que nous sommes dans le régime du « vraisemblable » - et disent les enfants « aptes à distinguer le vrai du faux ». Si, ensuite, aux assises, les experts et les enfants ont changé d'avis, nous n'en sommes pas responsables.

La mission figurant sur l'ordonnance d'expertise du juge Fabrice Burgaud était beaucoup plus complète que ces missions ne le sont habituellement. Outre les demandes « classiques » dans de tels cas, il demandait en effet aux experts de répondre aux questions suivantes : « Quelle est la perception de la réalité par le mineur ? Compte tenu des faits que l'enfant dit avoir subis, ne peut-il pas avoir des troubles de perception de la réalité ? Vos constatations conduisent-elles à remettre en cause la crédibilité des déclarations de l'enfant ou viennent-elles renforcer la crédibilité qu'il est possible d'apporter à ces déclarations ? Quels éléments permettent de penser que leurs déclarations s'appuient sur des expériences vécues et non imaginaires ? Quels sont les rapports du mineur à la sexualité ? Quels sont ses rapports à la violence et à la mort ? Quelles sont les connaissances du mineur en ces différentes matières ? Vos constatations sont-elles en rapport avec l'âge de l'enfant ? Ces rapports sont-ils la conséquence de ce que le sujet indique avoir vécu ou bien peuvent-ils avoir une autre origine ? »

Voilà qui montre que le juge d'instruction a vérifié les déclarations qui lui avaient été faites pour voir s'il n'y avait pas d'erreur - comme nous l'avons tous fait, en nous appuyant sur les expertises de personnalité. Il était demandé aux experts de vérifier quelle était la part du réel et de l'imaginaire dans les déclarations des enfants, et ils ont rendu à ce sujet un rapport de 13 pages, que vous avez lu. Vous aurez donc constaté que les experts font état de ce qu'« il n'y a pas inflation mais construction progressive avec réticence à livrer certains épisodes, ce qui est l'inverse du mythomane qui se précipite sur toute suggestion pour l'enrichir ».

Les enfants ont donc été déclarés par les experts exempts de toute mythomanie, et leurs déclarations ont été confirmées de manière précise par les adultes qui ont reconnu les faits, à savoir Myriam Badaoui, Aurélie Grenon, David Delplanque, et Daniel Legrand fils avant qu'il ne se rétracte, sans qu'ils aient pu se concerter puisqu'ils étaient pour trois d'entre eux détenus dans des maisons d'arrêt différentes et qu'Aurélie Grenon était en liberté sous contrôle judiciaire. Les dires de ces adultes ont également été déclarés exempts d'affabulation ou de mythomanie.

Les déclarations des enfants ont aussi été confirmées par certains éléments matériels qui, par recoupements, leur ont donné crédit et vraisemblance. Il est en ainsi de la description de la maison des époux Marécaux par un enfant, de la découverte d'une revue pour adulte chez l'huissier, ce qui correspondait aux propos d'un enfant, de même que de la découverte chez les époux Delay de cassettes pornographiques, dont certaines mettaient en scène des animaux et aussi des femmes enceintes - ce que les enfants avaient dit -, ainsi que de photos des ébats sexuels des époux Delay, dont l'une montre que l'un de leurs enfants, comme il l'avait affirmé, était présent. Tous ces éléments correspondaient aux déclarations des enfants. Puisqu'ils semblaient dire la vérité pour ce qui concernait leurs parents, il n'y avait pas de raison particulière de penser qu'ils affabulaient pour les autres personnes.

Les éléments médico-légaux ont également conforté les propos des enfants Delay. Ainsi, le rapport d'expertise Lecomte, Loisel, Mselati précise que l'hypotonie du sphincter anal chez ces enfants était compatible avec leurs déclarations, et que de nombreux épisodes diarrhéiques, ainsi que d'autres précisions assez horribles évoquaient des sévices sexuels commis depuis longtemps.

Les pièces du dossier montrent que c'est lorsqu'ils se sont sentis protégés par la justice, à la suite de l'intervention du juge des enfants, mais aussi de celle du juge d'instruction, qui a placé les époux Delay en détention provisoire, que leurs enfants ont pu mettre en cause, par une parole « libérée », les personnes extérieures au groupe familial. Je citerai à cet égard une des formules utilisées par l'un des enfants Delay : « Il n'y a pas de raison pour que seule ma mère paie, alors que d'autres adultes m'ont fait des manières ».

Nous avons estimé la parole des enfants vraisemblable, compte tenu des éléments rappelés ci-dessus qui venaient conforter leurs déclarations que rien ne remettait en cause à l'époque. Ni les enfants ni les adultes qui ont confirmé leurs accusations ne sont revenus sur leurs dires au cours de l'information, dires que les constatations médicales ne contredisaient pas.

Fallait-il confronter les enfants aux adultes qui niaient les faits ? Les experts le déconseillaient formellement, compte tenu des traumatismes subis par les enfants dès leur jeune âge. Le juge d'instruction aurait-il dû effectuer des confrontations groupées plutôt que des confrontations séparées ? On observera, en premier lieu, qu'il n'y a pas de règle en cette matière. Dans les affaires de trafic de stupéfiants, les avocats demandent souvent des confrontations groupées. L'essentiel, c'est que la personne dénoncée ait connaissance des déclarations de son accusateur pour lui permettre de se défendre utilement.

Dans la procédure en question, on peut penser que le juge d'instruction a souhaité agir avec le maximum d'efficacité et de rapidité, dans la mesure où des personnes étaient incarcérées. De plus, avant d'être confrontés, les mis en examen avaient pu s'expliquer individuellement d'une manière très complète, parfois au cours de plusieurs interrogatoires successifs, et les positions des uns et des autres étaient connues. Par ailleurs, les procès-verbaux de confrontation montrent que les questions posées par le juge d'instruction étaient « ouvertes ». (M. le Rapporteur manifeste son désaccord). On peut penser le contraire, mais c'est ce que nous avons estimé. D'autre part, les avocats des mis en cause ont pu, bien sûr, poser aux accusateurs toutes les questions qu'ils souhaitaient, questions souvent bien plus nombreuses que celles du juge. Ainsi, un procès-verbal de l'interrogatoire de Mme Roselyne Godard contient huit pages de questions de Me Dupond-Moretti, pour quelques questions seulement posées par le juge. Enfin, on ne pouvait exclure que la vérité apparaisse plus facilement lors des confrontations groupées que lors de confrontations séparées ; d'ailleurs, les procès-verbaux montrent qu'à quelques reprises, Mlle Aurélie Grenon et M. David Delplanque ont contredit Mme Myriam Badaoui.

Je voudrais également faire observer qu'aucun des avocats des mis en examen qui niaient les faits n'a présenté de requête en nullité de la mise en examen, comme l'article 80-1 du code de procédure pénale leur en offrait la possibilité, pour contester les « indices graves ou concordants rendant vraisemblable leur participation aux faits » dont le juge d'instruction était saisi. Cela aurait permis à la chambre de l'instruction de porter sur ces indices un regard spécifique et, éventuellement de redonner à ces personnes le statut de témoin assisté. Cela n'a jamais été fait, et nous le regrettons.

S'agissant des demandes d'actes, vous avez en face de vous un magistrat qui s'est félicité de l'extension, par les dispositions de la loi du 15 juin 2000, des droits des parties en matière de demandes d'actes. Je l'ai d'ailleurs fait savoir publiquement, dans une salle voisine, lors d'un colloque organisé en janvier 2002 par la Conférence des bâtonniers, auquel j'ai eu l'honneur de participer aux côtés d'avocats, de parlementaires et de magistrats. Aussi, je m'élève contre le procès d'intention qui m'a été fait par certains avocats dans leurs déclarations devant votre commission. D'une part, le contentieux des demandes d'actes devant la chambre de l'instruction a été relativement limité. Si l'on exclut le contentieux de la désignation d'un administrateur ad hoc pour l'un des enfants, cinq appels seulement ont été dévolus à la chambre, car M. Burgaud avait fait droit à un certain nombre de demandes pendant le cours de l'instruction. Par ailleurs, le contentieux n'a concerné, pour l'essentiel, que des demandes formulées en fin d'information, le 4 juillet 2002 et les 22, 23 et 26 août 2002, au point que certaines étaient devenues sans objet lors de l'audience devant la chambre de l'instruction, tandis que d'autres étaient irrecevables pour ne pas avoir été formulées dans les délais légaux. En outre, il ne peut m'être reproché d'avoir abusé du « filtre légal » pour éviter de saisir la collégialité des demandes d'actes présentées par la défense des mis en examen. J'ai effectivement rendu certaines ordonnances seul, comme la loi m'y autorise mais, excepté une décision par laquelle j'ai estimé inopportun de confronter les enfants aux mis en examen, pour les raisons évoquées plus haut, je l'ai fait uniquement pour des décisions d'irrecevabilité, pour ne pas encombrer la chambre, et je n'ai pas à rougir d'avoir rendu ces décisions. Pour ce qui est des confrontations entre adultes et enfants, j'ai estimé que le juge avait bien répondu et je n'ai pas voulu saisir la chambre, car nous étions d'accord pour estimer que, selon l'analyse des psychologues, ces confrontations raviveraient leur traumatisme. J'ai saisi la chambre de l'instruction de tous les autres appels sur demandes d'actes, auxquels nous avons estimé, à trois, devoir faire droit ou ne pas faire droit. Dans ce dernier cas, c'est essentiellement parce que nous les avons estimés inutiles, les appels étant arrivés très tardivement, pour certains en août 2002 alors que les avis de fin d'instruction avaient été lancés. Nous avons peut-être eu tort, mais le délibéré a eu lieu et les arrêts motivés figurent dans le dossier - et ce n'est pas en trois ou quatre lignes.

Le contentieux de la détention provisoire est, pour un juge d'instruction, pour un juge des libertés et de la détention, pour une chambre de l'instruction, le problème le plus délicat qui soit, dans toutes les affaires, en général, dans celle-ci, en particulier, lorsque treize personnes, dont certaines ont effectué de longues détentions, ont été acquittées.

J'ai connu, depuis mon entrée en fonctions en 1974, de nombreuses réformes de la détention provisoire, toutes rappelant que celle-ci doit rester « exceptionnelle » ; pourtant aucune de ces réformes n'a envisagé de mettre fin à cette mesure de sûreté, ou à tout le moins de l'enfermer dans un cadre juridique tellement strict qu'elle deviendrait de facto réellement exceptionnelle. Il est vrai qu'il aurait fallu, pour cela, beaucoup de courage.

Nous avons donc appliqué les critères de la détention provisoire, tels que prévus par les dispositions de l'article 144 du code de procédure pénale, au vu des éléments de fait et de droit du dossier. Si vous vous reportez aux motivations des arrêts sur la détention provisoire, vous verrez qu'elles étaient essentiellement de deux ordres.

D'une part, la préservation du trouble à l'ordre public, ce trouble étant compris, me semble-t-il, à la fois comme la conséquence du retentissement des faits dans l'opinion publique locale et nationale et comme une remise en cause majeure de la lutte menée depuis plusieurs années par le législateur contre la maltraitance et les violences sexuelles dont sont victimes les enfants. Mme Mariette vous en dira plus tout à l'heure, mais nos motivations ont évolué à l'égard du trouble à l'ordre public. Le trouble était bien réel : lorsque nous avons remis deux personnes en liberté, j'ai reçu des coups de téléphone de journalistes, que j'ai renvoyés poliment vers les avocats. C'est vous dire quelle était la pression de l'opinion à l'époque : nous n'étions pas des gens enfermés dans leur tour d'ivoire !

Le second type de motivation était lié au risque de pressions sur les enfants ou les témoins et de concertation frauduleuse entre les personnes mises en examen, dans la mesure où plusieurs enfants et certains mis en examen disaient avoir reçu des menaces s'ils révélaient les faits et les confirmaient devant le juge. S'agissant des adultes, je pense notamment à Aurélie Grenon, qui disait avoir été menacée par Daniel Legrand et craindre Franck Lavier et Karine Duchochois, mais également à Daniel Legrand fils, qui, s'étant rétracté, indiquait avoir reçu des menaces, et aussi à David Delplanque.

Dès lors que la chambre de l'instruction estimait qu'il existait des charges suffisantes justifiant le renvoi des intéressés devant la cour d'assises, les deux critères exposés ci-dessus demeuraient pertinents, même après l'arrêt de mise en accusation : compte tenu de l'oralité des débats devant la cour d'assises, il convenait de préserver la sincérité des déclarations des témoins et victimes, voire des mis en examen en liberté, d'une part, et de préserver l'ordre public du trouble causé par les faits, d'autre part. Ce n'est qu'ensuite que l'opinion publique a changé.

On peut légitimement penser que, si les enfants et les témoins avaient modifié leurs déclarations pendant le cours de l'instruction ou en fin d'instruction ou que si, dans les mêmes circonstances, les adultes qui accusaient avaient modifié leurs propos, les décisions prises en matière de liberté par le juge des libertés et de la détention, voire par la chambre de l'instruction, auraient été différentes.

Ce qu'il faut retenir, c'est que les décisions de justice - en matière de détention provisoire, comme en toute autre matière - sont des décisions qui sont prises à un temps T d'une procédure par essence évolutive, avec les éléments qui existent à ce moment-là dans le dossier et qui peuvent changer ultérieurement. Si nous avions été juges du fond, nous aurions peut-être eu une appréciation différente des faits.

Pour conclure provisoirement - et peut-être un peu rapidement -, je rappellerai que la justice n'est pas infaillible et que le risque zéro n'existe pas. Il faut donc envisager des solutions qui réduisent au maximum ce risque. Mais surtout, messieurs les parlementaires, ne nous faites pas une réforme de circonstance sous l'emprise d'une émotion au demeurant légitime. Comme le disait Montesquieu, « les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires ».

Faut-il supprimer le juge d'instruction ? Pour ma part, je pense que cette institution a permis à nombre d'affaires de « sortir » et de recevoir une réponse judiciaire. Aurait-ce été le cas sinon ? Le débat est ouvert. Mais il est vrai aussi que le juge d'instruction est un homme seul, dont les décisions sont souvent contestées. Il est souhaitable qu'il œuvre au sein d'une collégialité, cela lui donnerait une force et une légitimité qu'il n'a peut-être plus aujourd'hui. Peut-être conviendrait-il aussi d'envisager la création d'un juge d'instruction spécialisé dans les « affaires de mœurs », comme c'est le cas en matière financière ou pour lutter contre le grand banditisme.

De même, je pense que la chambre de l'instruction devrait voir son pouvoir de contrôle renforcé, afin qu'elle ne soit plus, comme il lui est trop souvent reproché, une chambre « alibi » une « chambre d'enregistrement », une « chambre des évêques ». Mais comment, alors, concilier ce rôle avec celui de juridiction d'appel du second degré ? Il faudrait réaménager la totalité du système.

Il me semble aussi qu'il faut prévoir une implication plus grande du ministère public - parquet et parquet général - dans les procédures, pendant le cours de l'instruction, dans la définition des investigations utiles. Il m'apparaît, comme à mes collègues, que le ministère public a été un peu absent à des moments forts de la procédure. Il n'a jamais formulé une seule fois, devant toutes les demandes de mise en liberté, avec tous les appels, une réquisition de mise en liberté. Il est normal que l'avocat défende son client, mais il faut aussi que le ministère public apporte la contradiction, afin que le juge du siège puisse trancher.

La même observation peut être faite au sujet des avocats des enfants parties civiles, qui n'apparaissent pas avoir eu un rôle actif dans la recherche de la vérité.

L'action de la défense elle-même - il y a eu, il est vrai, le problème de la copie des pièces du dossier, auquel j'ai contribué à remédier par une intervention auprès du président du TGI - n'est montée en puissance que tardivement, au point que lorsqu'elle est intervenue, au travers des demandes d'actes notamment, l'information était sur le point de s'achever, d'où des rejets de ces demandes, rejets que la chambre de l'instruction a approuvés. Les avocats n'ont jamais demandé la publicité sur cette affaire, sauf une fois pour une audience relative à la détention provisoire, et leur demande a été acceptée. Au cours des huit ans que j'ai passés à la chambre de l'instruction, il y a eu un seul cas, peut-être deux, où cette demande a été faite, et elle a été acceptée. Je ne puis laisser dire que les avocats n'ont pas su ce qui se passait !

Dans le débat sur l'arrêt de renvoi, c'est nous-mêmes qui avons suggéré aux avocats cette publicité parce que nous savions que l'affaire était importante. Il faut que vous le sachiez aussi, car il y a des contre-vérités qui nous font mal. Nous ne sommes évidemment pas parfaits, mais nous travaillons tout de même normalement, sur la base de dossiers. Je le dis au nom de tous mes collègues, qui sont très affectés par le traitement de cette affaire.

S'agissant de la détention provisoire, il faut, me semble-t-il, avoir le courage politique, sinon de la supprimer, du moins de l'encadrer par des conditions très strictes. Mais est-on prêt à aller dans ce sens, alors que les crimes sexuels sont de ceux qui justifient la plus grande sévérité ? Imagine-t-on la réaction de la population si la chambre de l'instruction ou le juge des libertés et de la détention, au nom du respect absolu de la présomption d'innocence, avait laissé en liberté dix-huit personnes soupçonnées d'avoir violé leurs enfants et ceux de leurs voisins depuis des mois et des années ?

De grâce, et ce sera ma conclusion, faites-nous une loi lisible et dépourvue d'arrière-pensées, et nous l'appliquerons loyalement, comme nous l'avons toujours fait.

Mme Aude LEFEBVRE : Je ne vous cache pas que j'ai appréhendé cette audition, car comment un magistrat qui a connu de cette affaire peut-il s'expliquer sur le dossier devant une commission parlementaire alors qu'il est tenu par le secret professionnel et qu'il a juré, comme je l'ai fait lors de ma prise de fonctions en février 1977, de « bien et fidèlement remplir mes fonctions, de garder religieusement le secret des délibérations et de me conduire en tout comme un digne et loyal magistrat » ?

L'Assemblée nationale a estimé ne pouvoir se satisfaire des conclusions du rapport Viout et a voulu rencontrer les acteurs de ce dossier, notamment des magistrats, au nombre de neuf pour la chambre de l'instruction, afin de comprendre ce qui a été qualifié, au mieux, de « dysfonctionnement ».

Comment tirer des enseignements de cette affaire sans évoquer des éléments concrets du dossier ? Une chose est certaine, il ne peut être question de refaire le procès, ni de juger tel ou tel. Si cela était le cas, je me permettrais de vous faire observer, avec le respect que je dois à votre fonction, que les conditions de l'audition de notre collègue Fabrice Burgaud n'auraient pas manqué de provoquer une salutaire réaction du barreau. Cet « exercice » a eu au moins le mérite de vous faire mesurer la difficulté qu'il y a pour tout juge de se départir de ses a priori, de mener ses interrogatoires ou les débats avec impartialité, de ne tirer aucune conclusion hasardeuse ou hâtive, de considérer la personne interrogée comme un présumé innocent.

Faut-il rappeler que le juge exerce ses fonctions dans les limites des pouvoirs qui lui sont conférés par la Constitution et par les lois organiques, qu'il est encadré dans son activité par des règles de procédure de plus en plus contraignantes, et qu'il y a là une garantie pour le justiciable ?

L'acte de juger est déjà difficile quand toutes les parties concourent à la recherche de la vérité. Il l'est plus encore quand les acteurs du procès ne sont pas constants. Ce qui peut être tenu pour vrai lundi peut se révéler faux mardi.

D'abord, peut-on parler de « dysfonctionnement » pour ce dossier, dès lors que les mises en examen n'ont fait l'objet d'aucun recours en annulation, que le procès s'est déroulé dans des délais raisonnables en dépit de l'encombrement du cabinet du juge et des juridictions, que les investigations ont été menées sans solution de continuité, que les ordonnances et les arrêts ont été motivés en fait et en droit conformément à la loi, et qu'à la phase ultime du procès, les charges n'étant plus constantes, la majorité des personnes mises en examen ont été acquittées ? Il faut admettre qu'en l'espèce, l'institution judiciaire a bien fonctionné (Mouvements divers sur les bancs de la Commission).

D'où vient, donc, ce sentiment de malaise ?

Le nombre des acquittés n'a rien à voir, sinon d'autres procès, tout aussi médiatiques, auraient donné lieu à la création d'une commission d'enquête. Le problème n'est donc pas là. Serait-il dans la conduite de l'instruction ?

L'instruction est menée par un juge d'instruction qui n'est plus « l'homme le plus puissant de France » puisque ses pouvoirs en matière de détention ont été dévolus au juge des libertés et de la détention.

Je ne peux me dispenser de dire quelques mots de la procédure, qui a été tant décriée. Je n'y ai personnellement décelé aucune anomalie. À l'évidence, ce dossier répond aux critères de sérieux et d'application de la loi que l'on doit attendre d'un juge. Ce juge connaissait parfaitement son dossier. Il a respecté en tous points la loi, ce qui est une garantie dans un état de droit. Cela peut être vérifié facilement puisque, de par la loi, la procédure pénale est une procédure écrite.

C'est vrai qu'il a été déstabilisé quand vous l'avez interrogé sur le cas de M. Jean-Marc Couvelard. Mais pouvait-il envisager que vous l'interrogeriez sur cette personne ? M. Jean-Marc Couvelard, reconnu handicapé par la COTOREP, a été mis en cause comme bien d'autres personnes dans ce dossier et, comme elles, il n'a jamais été mis en examen ni entendu comme témoin assisté. Après avoir fait grief au juge d'instruction de ne pas avoir rendu de décision de non-lieu en cours de procédure alors qu'il ne l'avait pas mis en examen, des voix s'élèvent pour dire que cette accusation « aberrante » aurait dû le conduire à conclure à l'inanité des autres dénonciations. Je ne puis que vous renvoyer au procès-verbal d'audition de la mère de cette personne et aux déclarations de celle-ci au cours de l'expertise médicale, vous rappeler que ce monsieur a été entendu comme témoin par la cour d'assises du Pas-de-Calais, et vous renvoyer à la définition du viol telle qu'elle résulte de l'article 222-23 du code pénal. Je ne vois vraiment pas ce qu'il y a d'aberrant à ne pas avoir été troublé par les accusations des enfants !

À défaut de pouvoir critiquer les compétences du juge, on s'en est pris à sa personne même. On a dit, bien après le cours de l'instruction, que ce juge était distant - ce qui était son devoir -, voire cassant. Je n'étais personnellement pas présente dans son cabinet. Ce que je puis dire, c'est qu'il nous arrive bien souvent de voir des avocats faire des remarques sur la façon dont un juge conduit son dossier. En l'espèce, je n'ai pas le souvenir de telles réserves ou protestations à l'époque. Si cela avait été la réalité, nous aurions dû en avoir l'écho, compte tenu du nombre des personnes entendues. Or, je le répète, il n'y a rien eu de cela, ni dans ce dossier ni dans d'autres dossiers instruits par ce magistrat.

Ces observations étant formulées, passons au second degré de la phase de l'instruction, qui me concerne plus directement puisque j'ai été membre de la chambre de l'instruction jusqu'au mois de juillet 2002, soit jusqu'avant les premiers avis de fin d'information, rendus le 7 août 2002.

Comme il vous a été rappelé, hormis les cas relevant des pouvoirs propres du président, toutes les décisions sont rendues en collégialité. Ce dont je puis témoigner, c'est qu'à l'occasion des demandes de mise en liberté dont nous avons pu être saisis, nous avons toujours préalablement réexaminé les éléments de fait du dossier pour caractériser les indices graves ou concordants qui avaient été réunis à l'encontre de chacun, au stade de la procédure qui nous était présentée.

Nous avons pesé ces éléments en notre for intérieur avant d'en débattre loyalement, étant observé que ni le président ni le rapporteur n'ont de voix prépondérante. Nous venons d'horizons différents et avons des sensibilités différentes, mais avons tous pu nous exprimer. En quelque sorte, nos « je » individuels se sont fondus dans le « nous » et, dès lors, ce « nous » est forcément notre expression personnelle. Pour autant, notre avis n'a jamais été figé. Je vous affirme que, dans ce dossier comme dans les autres, nous n'avons jamais tenu notre décision précédente pour acquise, sauf quand le dossier en était au même stade. Et encore, même dans ce cas nous avons repris notre échange. Quand cela était possible, nous avons regardé à plusieurs le dossier et lorsque, soit l'attitude de l'appelant, soit un argument de son conseil, soit la nature des derniers éléments parvenus au dossier le demandaient, nous sommes toujours retournés au dossier pour faire les vérifications nécessaires.

S'agissant plus spécialement des demandes d'actes, nous avons été amenés, pendant que j'ai siégé à la chambre de l'instruction, à statuer deux fois avant les avis de fin d'information. Une de ces demandes concernait un point de pure forme. Pour l'autre, je ne puis que vous renvoyer à la motivation de l'arrêt.

À l'occasion de toutes ces audiences nous avions un parquet général qui a argumenté sa position et ne s'est pas contenté de réquisitions stéréotypées. Il ne semble pas que vous ayez jugé nécessaire d'entendre ses membres. Je retiens malheureusement de l'examen de notre travail que cela n'a pas évité ce qui est qualifié d'erreur. Peut-être, dans le cas d'instructions « difficiles », faudrait-il envisager une double lecture avant l'audience. Mais nous en donnerez-vous les moyens ?

Ne vous y méprenez pas : lorsque la décision prise se révèle avoir été inadéquate voire inefficiente, il en reste pour chacun de nous un sentiment de regret, dans ce dossier comme dans d'autres. Dois-je souligner qu'au-delà du dossier, un magistrat a, à tout moment, le souci de l'impact de ses décisions ? Même si ce n'est pas forcément sensible, c'est vrai.

Alors le problème résiderait-il dans la détention provisoire ? Ou, plus exactement, dans le fait que des personnes qui allaient être acquittées ont été placées en détention provisoire et maintenues détenues de longs mois ?

Nous avons débattu en conscience des critères posés par l'article 144 du code de procédure pénale. Nous avons, par des motifs auxquels je vous renvoie, confirmé le plus souvent le placement ou le maintien en détention provisoire, et je ne puis donc vous garantir qu'il n'y aura plus d'Outreau. Nous ne pouvons en effet prévoir que, par suite de divers concours de circonstances, des charges vont s'évanouir, soit avant la clôture de l'information, soit, au pire, au stade ultime du procès. En pareil cas, le placement en détention qui avait été jugé nécessaire, devient rétroactivement regrettable.

Je ne vois qu'une solution pour éviter cette situation qui a tant choqué : c'est d'interdire toute mise en détention avant tout procès et d'en accepter le risque. Faute de l'interdire, il y aura d'autres Outreau, tant qu'il y aura des dossiers présentant les critères de l'exception en matière de détention - ce qui nous avait semblé être le cas - et tant qu'il y aura des dossiers dont les charges sont mouvantes. Cela aurait déjà pour avantage de désengorger les prisons, cela aurait aussi pour effet que la phase d'incarcération, qui serait une phase d'exécution, pourrait être utilisée à mettre en œuvre une véritable réinsertion.

Autre question que soulève, selon moi, ce dossier : le rôle de la défense.

Alors que les avocats peuvent prendre part au cheminement vers la vérité en demandant des actes, auditions ou autres, ils paraissent avoir réservé l'essentiel de leur intervention à la phase ultime et publique du procès. Je rapproche ce comportement de celui de la « défense de rupture » que j'ai pu observer devant les juridictions correctionnelles, au point que je me demande si les avocats sont toujours des auxiliaires de justice. C'est une simple question, étant précisé que je n'ai pas suivi les auditions des différents avocats.

Certains ont pu penser qu'en élevant l'âge du juge d'instruction, on évitera des erreurs. En effet, après l'audition du juge d'instruction décrit auparavant comme sûr de lui et plein de morgue, caractères que l'on n'a pas retrouvés à cette occasion, on l'a trouvé bien jeune !

Permettez-moi une anecdote. Il y a quelques années, un « petit juge » et son inexpérience étaient décriés. Dans le tribunal où j'étais, une conversation réunissant notamment plusieurs membres du barreau reflétait les idées alors en cours. J'ai interrogé le bâtonnier en lui posant cette question : « Vous avez un client qui doit répondre d'une affaire très délicate ; devant quel juge d'instruction voudriez-vous qu'il soit convoqué ? » La réponse a été immédiate : « Mme X ». Or, Mme X avait deux ans d'ancienneté dans son cabinet, il s'agissait de son premier poste, tandis que l'autre juge d'instruction avait été avocat et était un magistrat d'expérience - dont je ne sais même plus depuis combien d'années il était juge d'instruction... Non, le temps ne fait rien à l'affaire, et je puis vous assurer qu'il n'y a pas d'âge pour aborder certains dossiers, tant on croit toujours avoir connu le plus profond de l'horreur et être sur ce point toujours déçu. Édicter un critère d'âge ne me semble pas être une réponse à donner. Et que dire, d'ailleurs, des autres fonctions, telles que juge aux affaires familiales, juge des enfants, juge des tutelles, etc. ?

Il me semble également que la presse a joué un rôle non négligeable dans cette affaire. Comment garder la tête froide quand, parallèlement à la conduite de la procédure, on assiste à une orchestration médiatique ? Si j'en parle, c'est que l'on est tenté de demander la fin du mythique - sauf pour le juge - secret de l'instruction. Je n'ai pas d'opinion sur ce point. Par contre, il me semble que l'on devrait envisager l'interdiction de mentionner l'identité des personnes suspectées, même lorsqu'elles sont mises en examen et incarcérées. Les acquittés du procès d'Outreau ont bénéficié d'une réhabilitation au sens commun du terme, mais qu'en est-il des autres acquittés, voire des personnes simplement entendues dans le cadre d'une enquête et placées en garde à vue ? Il me semble qu'aux Pays-Bas le respect de l'anonymat est la règle.

J'appartiens à un syndicat dont les représentants vont être entendus et qui sera à même de formuler des propositions ou des pistes de réflexion. Je m'en tiens donc là quant aux miennes.

Toutefois, je ne puis clore mon propos sans m'excuser auprès de mes jeunes collègues d'avoir accepté depuis des années, comme tous, de travailler dans des conditions qui nous exposaient à commettre des erreurs, d'avoir accepté des audiences surchargées, puis des audiences supplémentaires, des audiences sans greffiers, écopant sans cesse pour maintenir hors d'eau le bateau « justice ». Si nous avions eu plus de temps à consacrer à la réflexion, le cours de l'affaire aurait sans doute été différent. Oui, de cela je dois m'excuser car, si nous n'avions sans cesse tenté de parer à l'urgence, vous, le législateur, ne vous seriez pas avisés de voter sans cesse des lois pléthoriques, mouvantes, posant parfois problème dans leur rédaction, compliquant encore notre tâche et cela sans aucun moyen. Les Français savent-ils qu'en Europe, la France est classée 23e sur 25 pays en ce qui concerne le budget de la justice par habitant ?

Vous comprendrez donc que, finalement, je sois contente que vous ayez entrepris cette tâche en prenant la France à témoin, car vous ne pourrez vous contenter d'une apparence de réforme, et ce même si je regrette que vous ayez pris cette décision à partir du vécu d'une seule affaire. Vous devrez veiller à ce que les moyens donnés à la justice soient à la hauteur de votre ambition.

Je vous remercie de votre attention.

M. le Président : Contrairement à ce que vous avez indiqué, nous avons bien prévu d'entendre, le 14 mars, le parquet général de Douai.

Mme Sabine MARIETTE : Je souhaite avant tout, en mon nom et au nom de mes collègues, adresser quelques mots aux acquittés d'Outreau, mots qui leur paraîtront sans doute dérisoires au regard de leurs souffrances, mais que j'estime nécessaire de prononcer.

Certains avocats et certains médias nous ont présentés comme des femmes et des hommes cyniques, sans conscience, sans humanité. Je veux que les acquittés sachent que nous avons, au contraire, une conscience très aiguë de nos responsabilités. Nous nous sentons humainement responsables des souffrances qu'ils ont endurées et qu'ils endurent encore. Le souvenir de leurs vies brisées ne nous laissera jamais en paix.

Notre honneur professionnel a été gravement mis en cause, alors que nous avons le sentiment de n'avoir à aucun moment trahi notre serment. Et ce n'est pas nier la souffrance des acquittés d'Outreau que d'affirmer que notre engagement personnel, notre rigueur et l'attachement à notre mission ne peuvent être pris en défaut. Depuis le verdict de la cour d'assises de Paris, l'anathème est jeté sur le juge Burgaud et les magistrats de Boulogne-sur-Mer et de Douai, qui selon les médias, le politique, voire certains de nos collègues, auraient manqué de ces vertus que sont l'humilité, l'humanité et le doute.

Nous comprenons parfaitement la légitime colère des acquittés, qui explique leur volonté de trouver un ou des coupables directs et de diaboliser les magistrats qu'ils ont rencontrés. Mais nous attendons autre chose des travaux de votre commission. Vous, parlementaires, comme les magistrats lorsqu'ils jugent, vous devez tenir à distance vos émotions. Vous n'êtes pas un tribunal, ni l'organe disciplinaire des magistrats. Or, nous avons l'impression que votre commission s'est prise au piège de la recherche de fautes personnelles.

Nous avons cependant l'espoir que vos travaux permettront une vraie réflexion sur les ressorts de cette affaire et, plus généralement, sur le fonctionnement de la justice en France, afin de clarifier les attentes des citoyens vis-à-vis de l'institution judiciaire. Je vous pose cette question : quelles sont les valeurs fondamentales que, vous parlementaires au nom de nos concitoyens, entendez promouvoir, et qu'attendez-vous de la Justice ?

Nous souhaitons qu'au-delà de l'approche émotionnelle et manichéenne qui marque tous les commentaires et analyses depuis le verdict de la cour d'assises de Paris, notre société s'interroge sur elle-même et recherche les responsabilités multiples qui - à des degrés divers même si celle de l'institution judiciaire est première - ont provoqué ce qui est aujourd'hui qualifié de fiasco judiciaire. Si votre travail ne devait au bout du compte que conduire au sacrifice de Fabrice Burgaud ou de quelques autres magistrats, notre démocratie n'en sortirait pas grandie. Ce sacrifice serait-il en effet suffisant pour réparer les souffrances des acquittés d'Outreau et éviter le renouvellement des dérives aujourd'hui dénoncées ?

Si l'on peut reprocher quelque chose aux magistrats, dans cette affaire, c'est sans doute d'avoir été trop sensibles à l'esprit du temps, qui n'est pas, tant s'en faut, depuis de nombreuses années, en faveur de la clémence à l'égard de ceux qui sont devenus les nouveaux monstres : les délinquants sexuels.

Cette affaire est, contrairement à ce qui a été dit, « l'image de la justice de tous les jours ». J'y vois non pas une aberration isolée, mais plutôt la révélation paroxystique d'un véritable emballement répressif et médiatique, placé sous le sceau de la « dictature de l'émotion » qui focalise, depuis des années, l'attention de l'opinion publique et du législateur sur les violences sexuelles perpétrées sur les enfants et le traitement pénal qu'il convient de réserver aux auteurs ou prétendus auteurs de ces faits.

Dans cette affaire, comme dans toutes les autres, les magistrats ont baigné quotidiennement dans un contexte dont ils n'ont pu que difficilement s'abstraire. Il est pour le moins paradoxal d'entendre dire que les magistrats sont autistes, hermétiques aux attentes des citoyens, et de constater qu'ils sont en réalité très perméables aux peurs, aux émotions et aux contradictions de ce peuple français au nom duquel ils rendent la justice.

Or, depuis des années, le portrait du délinquant sexuel dessiné par le législateur est celui d'un monstre absolu que la justice est sommée de tenir à l'écart le plus longtemps possible pour protéger la société et les enfants martyrisés. Au fil des ans et des affaires ayant défrayé la chronique, le législateur, pour répondre aux attentes de l'opinion publique ou pour les devancer, a fait des violences sexuelles sur les mineurs le « mal absolu », soumis à un régime dérogatoire : les peines et mesures de sûreté ont été systématiquement aggravées, tandis que les délais de prescription ont été allongés pour autoriser les victimes à déposer plainte dix ans, voire vingt ans après leur majorité.

Comment, parfois plus de vingt, voire trente ans après les faits, la justice peut-elle sérieusement enquêter et reconstituer la vérité dans des affaires où il n'y a malheureusement pas d'indices matériels et où tout repose sur les dires des uns et des autres ? Ne favorise-t-on pas ainsi de possibles erreurs judiciaires ?

Alors qu'un des reproches majeurs adressé à l'institution judiciaire dans cette affaire est d'avoir accordé trop de crédit à la parole des enfants, parole qui était pourtant confirmée à l'époque par plusieurs adultes, je ne peux manquer de vous rappeler que, le 4 novembre 2003, plusieurs mois avant le procès de Saint-Omer, cinquante députés ont déposé une proposition de loi visant à lutter contre l'inceste en donnant du crédit à la parole de l'enfant.

Que lit-on dans l'exposé des motifs de cette proposition de loi ? « II nous paraît important que la présomption de crédibilité de la parole de l'enfant puisse être retenue comme un principe dans toutes les procédures le concernant. Il nous paraît également important qu'un enfant, devenu majeur, lorsqu'il en ressent la nécessité, puisse porter plainte à tout âge de sa vie. Actuellement il se heurte aux délais de prescription. »

Doit-on, pour répondre à la pression des associations de victimes, faire fi de tous les grands principes qui régissent notre procédure pénale en matière de prescription et de charge de la preuve, au mépris de la présomption d'innocence ? Le bureau du juge ou la salle d'audience doit-elle être un lieu de psychothérapie ?

Dois-je également rappeler que la décision judiciaire repose sur les éléments fournis au juge par les parties ou résultant, en matière pénale, des développements de l'enquête et des moyens de preuve qui lui sont proposés au moment où il statue ?

Peut-on reprocher à des juges d'avoir ordonné et maintenu, dans cette affaire comme dans beaucoup d'autres, un placement en détention provisoire, alors qu'à l'époque où les décisions ont été prises, des indices graves et concordants rendaient vraisemblable la participation aux faits dénoncés par les enfants, enfants dont les accusations avaient été confirmées par d'autres adultes ?

Allez-vous dire, pour répondre à cette question, qu'il n'y avait pas d'indices suffisants et substituer à l'analyse qui fut la nôtre au cours de nos délibérations, votre propre analyse en vous fondant sur des éléments apparus au cours des audiences de Saint-Omer et de Paris, au risque, ce faisant, de vous ériger vous-mêmes en juges, au mépris de la séparation des pouvoirs et de l'indépendance de l'autorité judiciaire ?

M. Jacques REMILLER : Nous sommes des représentants du peuple, ne l'oubliez pas !

M. le Président : Mes chers collègues, laissez Mme Mariette poursuivre son propos - dont elle comprend sans doute qu'il provoque quelques remous...

Mme Sabine MARIETTE : Tout à fait.

La vraie difficulté posée par cette affaire, on le voit bien, est celle de la détention provisoire.

« Le législateur qualifie d'exceptionnelle la détention provisoire parce qu'il sait qu'elle ne l'est pas, et qu'il voudrait bien qu'elle le fût », écrivait le conseiller Chambon en 1989. Actuellement, de 20 000 à 25 000 détenus, soit 30 à 40 % de la population pénale, sont en détention provisoire. Qui s'en soucie, alors que le commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, dans son dernier rapport, vient encore une fois de rappeler à la France que les conditions de détention dans ses prisons sont à la limite de la dignité humaine ?

Alors que l'entrée en vigueur de la loi « présomption d'innocence » dite loi Guigou, en janvier 2001, et les premiers mois de fonctionnement du JLD, laissaient augurer une baisse sensible des placements en détention, les chiffres ont repris depuis, un rythme similaire à ceux d'avant l'entrée en vigueur de la loi.

Il est vrai que certaines affaires notamment celle du « Chinois », encore appelée « affaire Bonnal » ont alors défrayé la chronique et - je pèse mes mots - tétanisé les magistrats. Peut-on en effet soutenir, comme cela fut le cas, dans cette affaire Bonnal, qui a éclaté au premier semestre 2001 et débouché sur un acquittement en juin 2004 pour les faits ayant motivé la détention provisoire de l'intéressé, que des juges commettent une erreur grossière d'appréciation et font preuve d'un laxisme impardonnable, lorsqu'au nom de la présomption d'innocence ils remettent en liberté une personne qui commet ultérieurement une infraction ? Dois-je rappeler que le Premier ministre de l'époque était lui-même intervenu pour réclamer des sanctions contre le président de la chambre de l'instruction qui avait rendu la décision ? La polémique autour de cette remise en liberté est concomitante à l'affaire d'Outreau.

Dois-je rappeler également qu'au cours du premier semestre 2001, au début de cette affaire d'Outreau, les syndicats de policiers et notamment celui des commissaires de police, avaient constitué des comités de vigilance pour dénoncer systématiquement dans les médias tous les refus de placement en détention provisoire et toutes les remises en liberté qu'ils estimaient injustifiés ?

Dois-je rappeler que tous ces événements ont marqué le début des campagnes présidentielle et législative, placées sous le sceau de la sécurité, et que, depuis plusieurs années, au nom d'une politique sécuritaire de plus en plus envahissante, l'incarcération a été érigée en principe de précaution et est devenue la clef de voûte de la politique pénale ? Qu'aujourd'hui toute remise en liberté est présentée comme attentatoire aux droits des victimes ? Que les quelques garanties, encore bien insuffisantes, de la loi Guigou, ont été, depuis, systématiquement rognées ?

Je ne citerai que quelques exemples. La loi dite « Perben 1 » a instauré le référé-détention, lequel permet, grâce à l'appel suspensif du procureur de la République, de maintenir en détention une personne mise en examen, pourtant remise en liberté par le JLD ou le juge d'instruction. La même loi oblige également le JLD à motiver les décisions de remise en liberté, alors que jusqu'à présent, seules les décisions de placement ou de maintien en détention devaient être motivées. La liberté, au regard de ces dispositions, devient ainsi l'exception.

Les délais de la détention provisoire demeurent beaucoup trop longs : deux ans pour les délits, trois ans pour les crimes, avec possibilité de prolonger les effets du mandat de dépôt lorsque l'audience devant la cour d'assises ne peut débuter avant l'expiration du délai d'un an. Pourquoi autoriser légalement des délais aussi longs ? Sans doute parce que vous savez que le manque de moyens de l'institution judiciaire ne lui permet pas d'exercer sa mission dans des délais plus courts.

Dans ce contexte sécuritaire, je suis surprise de voir que certains semblent aujourd'hui redécouvrir la valeur de la présomption d'innocence...

L'air du temps, outre ce contexte législatif qui n'est pas en faveur de la clémence, est marqué, comme je le rappelais, par une médiatisation à outrance des affaires judiciaires et plus particulièrement des affaires d'ordre sexuel. Et Outreau, c'est aussi un emballement médiatique à tous les stades de la procédure, qui fait perdre à chacun ses repères et sa place dans le débat judiciaire. Dès le mois de novembre 2001, la presse locale puis nationale raconte l'enfer des victimes de la Tour du Renard et livre à la vindicte populaire les noms des personnes mises en cause, allant jusqu'à filmer leur maison, jusqu'à rappeler leur profession.

Le summum est atteint en janvier 2002, lorsque Daniel Legrand fils adresse, avant même d'en saisir le juge d'instruction, une lettre à la direction de France 3 Nord, dans laquelle il affirme avoir assisté au viol et au meurtre d'une fillette dans l'appartement du couple Delay-Badaoui. C'est alors l'embrasement, avant même que juge l'ait entendu et ait pu vérifier ses déclarations. Des journalistes tentent d'escalader les murs du palais de justice de Boulogne-sur-Mer pour surprendre le juge dans son bureau en train d'interroger Daniel Legrand fils. Toute la presse, sérieuse ou à scandales, se déchaîne. Qui parle alors de la « cité de la Honte », d'un vaste réseau de pédophiles ?

J'aurais aimé que les journalistes qui n'ont pas de mots assez durs aujourd'hui pour dénoncer la « catastrophe d'Outreau » condamnent à l'époque les pratiques de certains organes de presse, écrite, parlée ou télévisée. Les mêmes qui n'ont pas hésité à innocenter médiatiquement, avant le verdict de Paris, les acquittés d'Outreau, sont les mêmes qui avaient condamné médiatiquement les monstres d'Outreau, avant le procès de Saint-Omer.

Et le délire médiatique s'est poursuivi jusqu'à la cour d'assises de Paris où l'on a vu le procureur général de la cour d'appel de Paris organiser une conférence de presse pour présenter des excuses publiques, alors que les juges n'avaient pas encore délibéré. Quel mépris pour la décision de la cour d'assises ! Mais il est vrai que cette décision n'avait sans doute pas beaucoup d'importance, puisque les journalistes avaient médiatiquement acquitté ceux qu'ils avaient auparavant condamnés.

J'ai beaucoup de respect pour la liberté de la presse, mais quand les journalistes s'interrogeront-ils enfin sur certaines de leurs pratiques et sur les conséquences d'une telle médiatisation à charge, alors qu'en interférant dans l'enquête, les médias ont pu agir sur le comportement des personnes mises en cause et influencer les décisions, notamment celles relatives à la détention provisoire ?

Je m'explique : Daniel Legrand fils affirme qu'il a adressé au juge d'instruction la fameuse lettre pour démontrer l'absurdité des accusations portées contre lui. Mais comment cependant expliquer son envoi à France 3 Nord, si ce n'est par une volonté d'entretenir la fièvre médiatique et de faire, peut-être, la « une » du JT de 20 heures ? Sans médiatisation, cette lettre aurait-elle existé ? Sans médiatisation, les décisions relatives à la détention provisoire auraient-elles été différentes ? Je n'ai pas de réponse : je pose la question.

Je vous livre cette réflexion, qui résulte de l'examen des décisions rendues par la chambre de l'instruction. Dans la motivation d'un arrêt du 6 juillet 2001, confirmant une ordonnance de rejet de demande de mise en liberté de Myriam Badaoui, il n'est aucunement fait référence au trouble causé à l'ordre public - il n'y avait aucun écho médiatique à cette date. Toujours avant l'explosion médiatique, la chambre de l'instruction a, par un arrêt du 12 septembre 2001, confirmé la remise en liberté et le placement sous contrôle judiciaire d'Aurélie Grenon, au motif qu'elle n'avait jamais été condamnée, qu'elle présentait des garanties de représentation en justice et qu'il n'y avait plus de risques de pression sur les témoins et les enfants dès lors qu'elle acceptait de s'éloigner de la Tour du Renard. Voilà qui tend à démontrer que nous sommes capables, dans la sérénité, d'avoir une appréciation très stricte des critères de la détention provisoire - Aurélie Grenon, je le rappelle, reconnaissait être l'auteur de violences sexuelles - et que, dans cette affaire, le critère du trouble causé à l'ordre public, lié à la médiatisation, a joué un rôle déterminant.

Allez-vous nous reprocher la remise en liberté de cette jeune femme, aujourd'hui définitivement condamnée ? Je demande à chacun de s'interroger, en conscience, sur la réaction qui aurait été la sienne si les magistrats - le JLD ou la chambre de l'instruction - avaient, au plus fort de la tempête médiatique, prononcé des remises en liberté alors qu'il existait des indices.

Mon regret, aujourd'hui, est de ne pas avoir résisté à cette pression législative et médiatique. La justice, vous le voyez, ne peut être rendue sous la pression et les menaces. Or aujourd'hui, il pèse sur les magistrats une véritable pression, législative et médiatique, pour incarcérer plutôt que libérer.

J'en veux pour preuve les récentes déclarations du ministre de l'intérieur exigeant que les magistrats paient pour la « faute » d'avoir accepté la libération conditionnelle d'un condamné qui a ensuite récidivé, alors que cette décision avait été rendue dans le respect de la loi votée par le Parlement. Les différentes circulaires du garde des Sceaux vont dans le même sens, qui demandent aux procureurs de la République de requérir systématiquement un mandat de dépôt en comparution immédiate et de faire appel de toute décision qui ne prononcerait pas d'incarcération immédiate. Le ministre de l'intérieur, par une autre circulaire, a même invité les directeurs départementaux des services de police à interpeller l'institution judiciaire via les procureurs en cas de refus d'incarcération qui leur paraîtraient inadaptés.

À ce stade de mon propos, je veux également vous faire part de mon étonnement devant l'indignation sélective de l'opinion publique, des médias et du monde politique.

Après le procès Chalabi, à l'issue duquel le tribunal correctionnel de Paris a relaxé plusieurs dizaines de personnes dont certaines avaient subi plusieurs années de détention, a-t-on entendu des voix s'élever pour critiquer et remettre en cause les techniques d'investigations du juge Bruguière, dont les années d'expérience n'ont pourtant pas empêché les errements ? La souffrance de ces personnes relaxées était-elle moins grande que celles des acquittés d'Outreau, pour qu'ils ne méritent pas d'être reçus dans les palais de la République ? Ou dois-je considérer que, s'agissant d'un dossier classé « terrorisme », la société autorise le juge à prendre quelques libertés avec la présomption d'innocence ?

Et a-t-on créé, au lendemain de l'acquittement de Patrick Dils qui a passé près de quinze ans derrière les barreaux, une commission d'enquête parlementaire pour s'interroger sur les dysfonctionnements de l'institution judiciaire ?

Je suis également stupéfaite de constater l'impressionnant silence qui entoure le traitement de plus de 90 % des affaires pénales. L'instruction préparatoire est en constant déclin et n'est plus utilisée que dans 5 % des contentieux, au bénéfice des enquêtes policières, lesquelles tiennent soigneusement à distance l'avocat et ignorent donc les droits de la défense. Cette évolution est grave et dangereuse, mais qui en parle ?

Les lois dites « Perben 1 » et « Perben 2 » n'ont fait que renforcer cette tendance. L'extension des pouvoirs du JLD, dont il faudra bien évoquer le statut ou plus précisément l'absence de statut, s'est accompagnée, en compensation, de l'accroissement des pouvoirs dévolus aux officiers de police judiciaire : au cours de l'enquête préliminaire, l'intervention du JLD a permis de légaliser la pratique des perquisitions sans le consentement ou la possibilité de pénétrer dans un domicile en dehors des heures légales habituelles.

Or, aujourd'hui, les magistrats du parquet exercent un contrôle extrêmement réduit sur les OPJ. Le procureur de la République de Paris vient d'ailleurs de le reconnaître implicitement en créant des sections d'enquête afin de mieux encadrer l'activité policière dans les enquêtes préliminaires.

Quelles sont les garanties qui entourent les procédures rapides que l'on nous présente aujourd'hui comme un gage de modernité et d'efficacité au sein de l'institution judiciaire ?

Après une enquête policière qui n'est soumise qu'au contrôle téléphonique de substituts du procureur submergés par l'accélération des délais qu'impose le « traitement en temps réel », ces dossiers arrivent aux audiences correctionnelles, notamment en comparution immédiate.

Quelles sont les garanties de la défense lorsque l'avocat de permanence est averti de l'existence du dossier quelques minutes avant son intervention, et que les magistrats eux-mêmes en reçoivent communication quelques minutes également avant de les évoquer à l'audience ?

Pourtant, les magistrats ont reçu les félicitations du garde des Sceaux pour avoir travaillé et prononcé des mandats de dépôt dans ces conditions de travail peu satisfaisantes, à l'occasion des émeutes qui ont soulevé la jeunesse des banlieues contre nos institutions en novembre 2005.

Enfin, alors que le procès d'Outreau a confirmé de manière éclatante les vertus du débat public où l'on prend le temps d'entendre l'ensemble des acteurs, une grande partie des affaires de mœurs est aujourd'hui correctionnalisée en raison de l'encombrement des cours d'assises, et examinée dans des audiences certes publiques, mais au cours desquelles seuls les parties civiles et les prévenus sont entendus. Est-ce là une justice de qualité, permettant d'éviter les erreurs ?

C'est pourquoi je ne peux qu'adhérer sans aucune réserve à la formule contenue dans la proposition de résolution de M. Philippe Houillon, selon laquelle « le temps de l'évaluation de la machine judiciaire, si longtemps retardé, est aujourd'hui venu ». Nous devons, vous devez aux acquittés d'Outreau, la mise à plat de notre système judiciaire.

Il faut que cesse l'accumulation de réformes ponctuelles, partielles, qui ne s'accompagnent ni des moyens matériels ni d'une réflexion d'ensemble sur la cohérence du système pénal, si ce n'est pour s'inscrire dans une logique de plus en plus répressive. Arrêtez les rapiéçages ! Que chacun s'interroge en conscience sur les valeurs que notre société entend promouvoir et sur le rôle qu'elle veut confier aux juges dans la défense de ces valeurs.

Sachez également que les magistrats ne pourront plus longtemps remplir leur mission s'ils continuent d'être constamment livrés à la vindicte populaire. Pour conclure mon propos, je citerai les mots de Philippe Conte, professeur à l'université Panthéon-Assas, dans une étude publiée en janvier 2006 : « Un État réellement républicain ne tolère pas que l'on s'essaie à dresser le Peuple contre la magistrature. »

Si vous le voulez bien, après avoir répondu à vos questions, je vous soumettrai quelques propositions de réforme qui, je l'espère, retiendront toute votre attention.

M. le Président : Nous allons maintenant passer aux questions. Je voudrais, en réponse aux inquiétudes de M. Beauvais et aux exhortations de Mmes Lefebvre et Mariette, répéter ce que j'ai dit hier. Notre travail ne remet en cause ni l'indépendance de la justice ni la séparation des pouvoirs. L'affaire d'Outreau est définitivement jugée, et nous ne sommes pas là pour refaire le procès ni même l'instruction. L'objet de notre commission est, ainsi que l'indique son intitulé, de « rechercher les causes des dysfonctionnements de la justice dans l'affaire dite d'Outreau et de formuler des propositions pour éviter leur renouvellement ». Il nous appartient que cette première de notre histoire parlementaire soit à la hauteur des attentes du pays, avec une impartialité et une objectivité qui ne sauraient empêcher ni la compassion que vous avez vous-même exprimée, ni la compréhension envers des magistrats trop vite stigmatisés.

C'est aussi l'occasion d'accorder à la justice, dans le débat public, la place qu'elle mérite, afin de lui donner les moyens de mieux fonctionner. Beaucoup de Français disent que la justice fonctionne mal. En tant que représentants du peuple, nous devons lui donner les moyens de mieux fonctionner. Nous mesurons tous les trente, au sein de cette commission d'enquête, les difficultés de votre travail. Mais, en retour, nous vous demandons de vous persuader de notre volonté sincère de vous aider à perfectionner la justice de notre pays.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Nous avons bien perçu votre émotion, votre ressentiment peut-être, que je puis comprendre. Je retiens des dernières phrases de Mme Mariette le mot « évaluation ». Je souhaite que cette évaluation, et ces propositions, nous les fassions ensemble, et non pas les uns contre les autres. Mais quand j'entends Mme Lefebvre nous dire que l'institution a parfaitement fonctionné, vous comprendrez que, par égard pour le président de la République, pour le Premier ministre, pour le garde des Sceaux, pour le procureur général, qui ont estimé devoir présenter des excuses à propos de cette affaire qui fait au moins débat, je vous pose tout de même quelques questions, afin de mieux comprendre les mécanismes.

Vous avez dit, monsieur le conseiller Beauvais, votre attachement au fonctionnement collégial de la chambre de l'instruction. D'aucuns disent qu'il faudrait plus de collégialité, d'autres disent que cette collégialité ne sert pas à grand-chose. J'ai regardé la composition de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai, et j'ai vu qu'elle avait beaucoup évolué au fil de l'affaire. Compte tenu de l'ampleur du dossier, de son évolution, nourrie sans cesse d'éléments nouveaux, pensez-vous qu'indépendamment des délais que vous avez rappelés, la chambre puisse fonctionner normalement quand elle évolue à ce point dans sa composition, et que chaque magistrat puisse prendre une connaissance correcte du dossier en question ? Et si vous pensez que non, comment faire ?

M. Didier BEAUVAIS : Je pense que mes collègues ont pu prendre connaissance du dossier aux différents moments de la procédure. Je me suis efforcé de leur confier le dossier s'ils souhaitaient le voir, et je vous garantis qu'ils l'ont vu et bien vu. Dans certaines affaires, lorsque nous avions assez de temps, nous avons confié le dossier à l'un ou à l'autre, même s'il ne rédigeait pas l'arrêt final. Je n'étais pas toujours le rapporteur, même si mon nom apparaissait comme tel. C'était une volonté délibérée de ma part. Dans les affaires les plus délicates, je confiais systématiquement le dossier, s'il revenait, à un magistrat autre que le rapporteur, afin qu'il y ait un deuxième regard.

M. le Rapporteur : Matériellement, avez-vous eu le temps de regarder le dossier ?

M. Didier BEAUVAIS : Il a été vu à plusieurs reprises, car il y avait de nombreux mis en examen. En novembre 2001, les époux Marécaux sont arrivés dans le dossier, que je connaissais déjà en raison de demandes faites précédemment. Les soubassements, les premiers éléments, les déclarations des enfants étaient connus de nous. Nous nous sommes bien évidemment focalisés sur les demandes relatives aux personnes sur lesquelles elles portaient, pour ne pas reprendre tout le dossier à chaque fois. Mais nous avons pris le temps qu'il fallait, y compris le soir ou le week-end.

Mme Sabine MARIETTE : Je voudrais apporter une précision, et faire une réflexion plus générale. Vous avez constaté qu'un nombre important de magistrats ont été amenés à se prononcer. Cela peut s'expliquer parce que Mme Lefebvre est allée ensuite à Lyon, mais aussi parce que les magistrats peuvent changer d'affectation y compris au sein d'une même cour d'appel. Cela pose la question de la gestion des ressources humaines. Quand on a un dossier de cette importance, de cette ampleur à la fois matérielle et médiatique, il serait d'une meilleure administration de la justice de laisser les magistrats terminer leur instruction. Je pense notamment à M. Burgaud, qui n'avait pas rendu ses décisions finales lorsqu'il a quitté le tribunal de Boulogne. Cela éviterait de voir arriver un nouveau magistrat qui s'immerge dans des dossiers aussi importants. C'est une réflexion que je livre à votre sagacité.

M. le Rapporteur : C'est une piste de réflexion importante, car cet élément n'est pas suffisamment pris en compte.

S'agissant des décisions en matière de détention provisoire, M. Pierre Martel a tenu, au cours de son audition, les propos suivants : « La première fois, vous criez votre innocence, vous êtes plein d'espoir. Vous vous dites que si le juge d'instruction n'a pas vu certaines choses, les magistrats qui exercent en appel vont les voir, ils sont là pour ça. Et puis, vous vous apercevez vite que non, ils ne sont pas là pour ça. Ils sont là pour déterminer si vous présentez toutes les garanties nécessaires pour une éventuelle mise en liberté, mais ils ne sont pas là pour aller au fond du dossier. Par conséquent, je ne pense pas qu'ils servent à grand-chose. »

Hier, nous avons abordé la question avec M. Marlière, juge des libertés et de la détention, qui nous a dit : « On ne regarde pas les faits ». Aujourd'hui, vous nous dites : « Le fond n'est pas abordé ». Mme Rubantel, elle aussi juge des libertés et de la détention, a tenu des propos beaucoup plus nuancés, mais l'on entrevoit pourquoi beaucoup d'avocats entendus par la commission disent considérer la chambre de l'instruction comme une chambre d'enregistrement. Il est vrai que, dans cette affaire comme dans d'autres, si la confirmation des décisions n'est pas systématique, le taux de confirmation est très, très élevé. Que penser à ce sujet, sur lequel les appréciations des magistrats sont un peu divergentes ? J'ai entendu évoquer tout à l'heure la « pression législative » - mais c'est la loi, que vous appliquez, naturellement ! Or, la loi dit que la chambre de l'instruction peut, par exemple, ordonner des mesures d'instruction supplémentaires. Mais pouvez-vous le faire si vous n'abordez pas le fond du dossier, alors que vous êtes aussi une juridiction d'appel ? Peut-on n'examiner ni le fond, ni les faits, alors qu'on en a le pouvoir et qu'il serait logique de le faire lorsqu'il s'agit de maintenir des gens en détention, de s'assurer que les charges qui pèsent sur eux sont suffisamment sérieuses pour que l'on ne puisse pas recourir à l'incarcération ?

M. Didier BEAUVAIS : Je vais vous rassurer, Monsieur le Rapporteur, on examine le fond.

M. le Rapporteur : Vous avez dit : « Le fond n'est pas abordé »

M. Didier BEAUVAIS : J'ai dit que le fond n'est pas abordé dans le cadre de mes visites aux maisons d'arrêt.

M. le Rapporteur : Bon. Je me suis trompé.

M. Didier BEAUVAIS : En revanche, lorsque nous examinons un dossier, nous sommes bien obligés d'en examiner le soubassement mais, comme le rappelle Christian Guéry dans son ouvrage célèbre sur la détention provisoire, nous sommes sur le fil du rasoir, car nous ne devons pas juger de la culpabilité mais vérifier l'existence d'indices graves et concordants, et la distinction est aussi subtile que délicate.

M. le Président : Vous reconnaissez que la distinction est subtile, et qu'il est très inconfortable d'être sur le fil du rasoir, nous en savons quelque chose...

M. Didier BEAUVAIS : Oui. Mais la distinction existe. On est dans le registre du « vraisemblable ».

Mme Sabine MARIETTE : Lorsqu'on s'interroge sur le placement ou sur le maintien en détention, on vérifie systématiquement si des indices graves et concordants justifient la mise en examen. C'est ce que nous avons fait au fur et à mesure de l'avancement du dossier. Pour ce qui est du taux de confirmation...

M. le Rapporteur : Tout le monde dit, depuis des lustres, que la chambre de l'instruction est une chambre d'enregistrement.

Mme Sabine MARIETTE : Il faut garder en mémoire que les dossiers d'instruction correspondent aux infractions les plus graves. Cela entre en compte dans notre appréciation sur la détention provisoire.

M. le Rapporteur : Madame Mariette, j'ai pris connaissance d'un entretien paru dans la presse, dans lequel vous dites : « C'est aux assises, lors de l'audition publique, quand les acteurs de cette affaire (...) ont été entendus de manière contradictoire, que la vérité a éclaté. Or, quotidiennement, pour des raisons d'efficacité, on fait l'économie de tels débats publics. » C'est ce que le procureur de Boulogne-sur-Mer a qualifié de « miracle de l'audience ». Vous dites aussi : « Je peux juste émettre une hypothèse : si les audiences avaient été publiques, comme la loi l'autorise, on aurait peut-être abouti à des conclusions différentes. » Pourriez-vous préciser votre pensée ?

Mme Sabine MARIETTE : Dans ce dossier, le débat public contradictoire a permis l'émergence de la vérité judiciaire. Or, la correctionnalisation actuelle de nombreux dossiers de viols sur mineurs fait que le débat contradictoire est réduit à sa plus simple expression. Si, dans cette affaire, des débats publics contradictoires avaient pu être organisés devant le juge des libertés ou la chambre de l'instruction, le cours du dossier en aurait peut-être été changé, car cela aurait permis aux magistrats de se faire une idée plus précise que celle que permet la seule lecture du dossier. C'est une des propositions que nous souhaitons vous soumettre.

M. le Rapporteur : Devant nous, le procureur a tenu à peu près les propos suivants : « L'instruction est le moment du papier, l'humain arrive à l'audience ».

Mme Sabine MARIETTE : Non ! Non ! La chambre de l'instruction exerce certes son rôle de contrôle sur dossier, mais elle voit les personnes lors des débats relatifs à la détention provisoire ! Je ne peux supporter de laisser dire que nous ne sommes pas humains, que nous ne doutons pas, que nous sommes des monstres et des machines !

M. le Rapporteur : Le sens de ma question n'était pas celui-là, et il me semble qu'il faut toujours prendre du recul et se dépassionner, surtout lorsque l'on est magistrat. Les propos du procureur Lesigne tendaient simplement à expliquer la conscience différente que l'on peut avoir d'une affaire au moment où l'on voit les gens : c'est cela qu'il a qualifié de « miracle de l'audience ». Je n'ai pas relaté son propos pour laisser à penser que les magistrats sont inhumains : ma question a trouvé son point de départ dans votre propre analyse, telle que publiée dans la presse.

Mme Sabine MARIETTE : Comme je vous l'ai dit, je souhaite présenter des propositions à ce sujet.

M. le Rapporteur : Faut-il, ou non, dire que l'on est innocent ? Nous avons eu ce débat hier avec M. Marlière après qu'il nous a laissé penser que, pour être laissé libre, il est préférable d'avouer sa culpabilité quand bien même on est innocent, ce qui ne laisse pas d'inquiéter.

À cet égard, je reviendrai sur le cas d'Aurélie Grenon. Le 14 août 2001, le juge des libertés et de la détention ordonne, contre l'avis du juge d'instruction, son placement sous contrôle judiciaire. Le procureur de la République fait appel de cette décision mais, le 12 septembre 2001, la chambre de l'instruction confirme le placement sous contrôle judiciaire en motivant en premier lieu son arrêt comme il suit : « Attendu que Mlle Grenon a reconnu la matérialité des faits (...) »

Comment expliquer la remise en liberté de Mlle Aurélie Grenon et le refus concomitant opposé à Mme Roselyne Godard et à Mme Odile Marécaux, dont la situation matérielle et les possibilités d'hébergement sont quasi identiques mais qui ne reconnaissent pas les faits ? Quand les mis en examen se reconnaissent coupables, ne risquent-ils pas de fuir ou de tenter de suborner des témoins ? Et quand on est innocent, faut-il avoir la prudence de ne pas le dire ? Ma question est sous-tendue par le fait que l'on retrouve systématiquement cette allusion dans la motivation de vos décisions, dont il ressort que, lorsqu'on reconnaît les faits, les choses se passent mieux que lorsqu'on les conteste.

M. Didier BEAUVAIS : Cette motivation doit être mise en relation avec l'article 144 du code de procédure pénale relatif aux critères justifiant le placement ou le maintien en détention provisoire. Il ne s'agit pas ici d'innocence, mais de négation des faits. Chacun conviendra que l'on peut être coupable et nier les faits. Dans ce cas, on peut davantage craindre des pressions sur les témoins, des concertations frauduleuses et des disparitions de preuves que lorsque la personne mise en cause a reconnu les faits. Si je nie les faits, je peux être tenté de dire à tel ou tel : « Ce jour-là, tu ne m'as pas vu ».

M. le Rapporteur : Vous confirmez donc un peu ce qu'a dit M. Marlière sur le même sujet.

M. Didier BEAUVAIS : C'est la loi, et c'est le bon sens.

M. le Rapporteur : Je ne sais. Je vous écoute.

M. Didier BEAUVAIS : L'arrêt auquel vous vous êtes référé n'a pas été motivé uniquement par le fait que Mlle Aurélie Grenon a reconnu la matérialité des faits. La chambre de l'instruction expose aussi « qu'elle avait vingt ans au moment des faits et qu'elle n'a jamais été condamnée, que le rapport psychiatrique écarte pour ce qui la concerne tout risque de récidive et la décrit comme influençable, qu'en habitant chez ses parents elle n'est plus en contact avec les résidents du quartier concerné par les faits, et qu'elle justifie de garanties sérieuses de représentation en justice ». Cela forme un tout, qui doit être apprécié au regard des critères de l'article 144 du code de procédure pénale. Mais nous nous sommes peut-être trompés en mettant Mlle Aurélie Grenon en liberté.

M. le Rapporteur : Ma question ne portait pas sur la décision mais sur des motivations que l'on retrouve à de multiples reprises, avec une réponse toujours identique, si bien que l'on est conduit à s'interroger : si l'on est innocent, le dit-on ?

M. Didier BEAUVAIS : Je m'inscris en faux contre les allégations selon lesquelles ceux des mis en examen qui reconnaissaient les faits étaient systématiquement libérés, au contraire des autres.

M. le Rapporteur : Bien. Je voulais vous l'entendre dire. Vous avez dit que si les déclarations des enfants avaient varié, la procédure aurait probablement pris un tour différent. Or, à un moment, M. Alain Marécaux dit que son fils, qui le mettait en cause, a évolué dans ses déclarations et que le médecin de famille saurait quelque chose à ce sujet. Il demande que les deux soient entendus. Ces demandes viennent devant la chambre que vous présidez, Monsieur Beauvais, laquelle se fonde sur le rapport de l'expert psychologue pour rejeter la demande concernant l'enfant au motif qu'une audition ou qu'une confrontation risquerait d'accroître son traumatisme. Mais pourquoi avoir refusé l'audition du médecin ? Quel inconvénient y aurait-il eu à l'entendre ?

S'agissant des confrontations, il n'y a pas de règle, c'est vrai, si ce n'est que, dans ce dossier, une règle avait été instituée par le juge d'instruction, qui la suivait immanquablement : il entendait d'abord Mme Badaoui, puis les deux autres adultes accusateurs qui confirmaient ses dires, cependant que les personnes mises en cause niaient. Si l'une des parties le demande, quel inconvénient y a-t-il à refuser auditions et confrontations ? Doit-on aller jusqu'à les rendre obligatoires, sachant qu'hier, M. Marlière nous a dit qu'ayant lui-même exercé les fonctions de juge d'instruction, il avait suggéré au magistrat instructeur que la méthode qu'il avait choisie n'était pas forcément la meilleure ? On peut penser le contraire mais, lorsque l'on travaille longuement à une affaire importante, comme vous nous avez dit l'avoir fait pour celle-là, ne vient-il pas un moment où l'on s'interroge en constatant que les mêmes mécanismes se répètent tout le temps ? Ne se demande-t-on pas pourquoi ne pas faire droit aux demandes ?

J'en viens au cas de M. Thierry Dausque, qui avait dû participer le 7 janvier 2002 à une confrontation collective sans être assisté d'un avocat. L'avocate chargée par la suite de ce dossier écrit le 3 juillet 2002 au juge Burgaud pour solliciter une nouvelle confrontation, en faisant valoir que M. Thierry Dausque n'a pu jusqu'alors faire valoir correctement ses arguments de défense. Le magistrat instructeur refuse ; l'avocate fait appel et, le 25 octobre 2002, la chambre de l'instruction confirme l'ordonnance de refus d'organisation d'une nouvelle confrontation en arguant notamment que M. Thierry Dausque « a pu parfaitement répondre aux accusations portées à son encontre par ses co-mis en examen et faire valoir avec utilité ses arguments de défense ». Voilà qui laisse à penser que s'il avait été assisté, cela n'aurait pas eu d'utilité supérieure.

Je m'en tiendrai à ces trois exemples, mais il y en a eu d'autres, et j'aimerais comprendre ce qui s'oppose à ce que l'on organise les confrontations séparées et les auditions demandées alors que des gens risquent des années de prison.

M. Didier BEAUVAIS : C'est le résultat d'un délibéré sur lequel je ne peux vous répondre.

M. le Rapporteur : Je n'ai parlé que des motivations publiques.

M. Didier BEAUVAIS : L'avocat de M. Thierry Dausque avait demandé une confrontation groupée.

M. le Rapporteur : Oui, mais il y avait trois questions dans mon interrogation : celle du refus des confrontations individuelles, celle du refus de l'audition du médecin, et celle du refus de la nouvelle audition d'un mis en cause qui avait été entendu une première fois sans l'assistance d'un avocat. Qu'est-ce qui s'opposait à ces actes, dont vous avez estimé qu'ils n'étaient « pas utiles » alors que les personnes concernées risquaient la prison ?

M. Didier BEAUVAIS : Les décisions sont motivées. Ces demandes, qui ne sont intervenues qu'en fin d'information, n'avaient pas la même utilité que si elles avaient été faites avant. Quant à l'avocat de M. Thierry Dausque, il avait été régulièrement convoqué, et nous ne pouvons être comptables du fait qu'il n'est pas venu. D'ailleurs, il aurait pu demander une nouvelle audition dès le lendemain, mais cela n'a été fait qu'en août.

M. le Rapporteur : Par un autre avocat. Vous aviez constaté des dysfonctionnements chez les avocats, il fallait en tirer les conséquences.

M. Didier BEAUVAIS : Mais la demande venait trop tard, les positions étaient connues et la confrontation n'est pas une panacée. Il est vrai que M. Thierry Dausque n'avait pas d'avocat lors de sa confrontation mais il avait pu se défendre, me semble-t-il.

M. le Rapporteur : L'avez-vous rencontré à l'audience ?

M. Didier BEAUVAIS : Je ne me souviens pas s'il a fait appel.

M. le Rapporteur : Lorsque le juge Lacombe a succédé au juge Burgaud, l'affaire a encore duré six mois.

Mme Sabine MARIETTE : Mais l'instruction était clôturée.

M. Didier BEAUVAIS : Au mois d'août, tout était à peu près bouclé. Des demandes ont été déclarées irrecevables pour non-respect des délais. Je vous ai parlé tout à l'heure d'affaires de stupéfiants, mais il existe d'autres dossiers où les confrontations sont faites séparément. Imaginons que les trois personnes, interrogées individuellement, aient continué d'accuser les mis en cause. Que n'aurait-on dit ! On aurait parlé d'acharnement du juge.

M. le Rapporteur : Mais comment aurait-on pu parler d'acharnement alors que c'étaient les mis en cause qui demandaient à être entendus ?

M. Didier BEAUVAIS : Oui, mais la demande a été faite tout à la fin, alors que l'information était terminée. De plus, nous ne voulions pas allonger le délai de détention provisoire.

M. le Rapporteur : Il est exact que le refus du juge d'instruction date du 4 juillet et que la chambre de l'instruction est intervenue beaucoup plus tard, vous avez raison.

Mme Sabine MARIETTE : M. Burgaud a dit qu'il a fait droit à certaines demandes d'actes. Peut-être aurions-nous dû infirmer certaines de ses décisions et faire droit à des demandes de confrontations, mais je ne sais pas si l'issue aurait été différente, sachant que les confrontations ont eu lieu aux assises. J'observe par ailleurs que, comme en attestent les procès-verbaux d'auditions, quand les avocats étaient présents, ils ont pu poser de très nombreuses questions et mettre les uns et les autres face à leurs contradictions. Nous avons estimé, peut-être à tort, au vu du grand nombre de pages des procès-verbaux où étaient transcrites les questions posées par les avocats, qu'une certaine vérité s'était manifestée et que le juge Burgaud avait respecté les droits de la défense.

M. le Président : Madame Mariette, j'ai lu dans la presse que, selon vous, l'affaire était signalée et suivie au plus au haut niveau à la Chancellerie. Qu'entendez-vous par là, et quelles conséquences en tirez-vous ?

Mme Sabine MARIETTE : L'affaire avait une telle ampleur médiatique que les substituts généraux intervenus dans le cadre des audiences sur la détention provisoire ont rendu compte au procureur général, qui a lui-même nécessairement rendu compte à la direction des affaires criminelles et des grâces. J'attends que votre commission interroge les différents échelons de la hiérarchie car, pour ce qui me concerne, juge du siège, je ne sais ni ce qu'a pu dire le procureur général à la Chancellerie, ni les instructions qui ont pu redescendre de la Chancellerie vers le procureur général et peut-être le procureur de la République et le substitut de Boulogne-sur-Mer. C'est au procureur général de la cour d'appel de Douai et aux magistrats qui travaillaient à l'époque à la direction des affaires criminelles et des grâces qu'il faudra poser la question.

M. le Président : Nous avons prévu de le faire, mais je voulais savoir si vous en saviez plus.

M. le Rapporteur : Sachant que M. Beauvais a dit que le parquet était plutôt absent et qu'il l'aurait souhaité plus présent...

M. Didier BEAUVAIS : Non.

M. le Rapporteur : C'est ce que vous avez dit.

M. Didier BEAUVAIS : C'est que je m'exprime mal. Je ne parlais pas du niveau du ministre, mais de celui de la première instance.

M. le Rapporteur : C'est bien ainsi que nous l'avons entendu.

M. Jean-Paul GARRAUD : Madame Mariette, vous avez critiqué l'évolution législative récente relative à la détention provisoire. Ces critiques vous appartiennent, mais nous nous situons, avec cette affaire, dans le cadre de la loi du 15 juin 2000 censée renforcer la présomption d'innocence. Aussi vos critiques de l'évolution législative récente n'ont-elles strictement rien à voir avec les dysfonctionnements réels qui sont apparus.

Mme Sabine MARIETTE : Je me suis mal exprimée, ou vous n'avez pas entendu la première partie de mon intervention. J'ai dit que l'entrée en vigueur de la loi Guigou instituant le juge des libertés et de la détention et encadrant la détention n'a pas empêché la détention provisoire dans l'affaire d'Outreau. J'ai expliqué aussi que cette loi était entrée en vigueur depuis quelques mois quand l'affaire Bonnal, qui a été un vrai traumatisme pour l'institution judiciaire, a défrayé la chronique et qu'ensuite, les policiers, constitués en comités de vigilance, ont systématiquement dénoncé les mises en liberté. Quand nous sommes intervenus dans ce dossier, à partir de mars 2001, le contexte était celui-là, malgré la loi Guigou. Je regrette d'avoir été trop sensible à l'esprit du temps, à la médiatisation à outrance de toutes les remises en liberté prononcées par le juge des libertés et par les chambres de l'instruction. S'il est un reproche que l'on peut nous faire, c'est celui-là.

M. Jean-Paul GARRAUD : Nous parlons aujourd'hui de l'affaire d'Outreau, et, en 2001, l'époque n'était pas à la logique sécuritaire que vous dénoncez. En son troisième alinéa, l'article 144 du code de procédure pénale dispose que la détention provisoire ne peut être ordonnée ou prolongée que si elle constitue l'unique moyen de « mettre fin à un trouble exceptionnel et persistant à l'ordre public ». Il y a eu un emballement médiatique et vous avez parlé de « dictature de l'émotion ». Le battage médiatique n'influence-t-il pas la perception de la notion, très générale, de « trouble à l'ordre public » ?

M. Didier BEAUVAIS : L'article 144 du code de procédure pénale fait référence à un trouble « exceptionnel et persistant » à l'ordre public. La Cour européenne des droits de l'homme estime que le trouble exceptionnel s'atténue avec le temps mais, dans ce dossier, on réveillait tout le temps le trouble qui aurait pu s'apaiser. J'étais depuis huit ans dans ce ressort, où avait eu lieu la terrible affaire Jourdain. Imagine-t-on que l'on aurait pu remettre en liberté les deux frères Jourdain, qui avaient violé et tué quatre jeunes filles dans des circonstances atroces ? Nous aurions pu considérer que le trouble avait cessé et les remettre en liberté lorsqu'ils ont fait appel devant nous, mais la population l'aurait-elle compris ? Il faut s'interroger sur ces questions et, si on le souhaite, réécrire l'article 144.

Mme Sabine MARIETTE : La notion de trouble à l'ordre public est au cœur de cette affaire, et d'autres. Ce que j'ai essayé de vous dire, c'est que les magistrats sont sans doute trop réactifs à l'opinion publique telle que les médias la façonnent. Le législateur doit avoir le courage de supprimer cette notion qui, parce que les magistrats sont perméables aux attentes des citoyens, laisse entrer dans les prétoires le souffle vengeur de l'opinion publique.

M. le Président : Votre franchise est méritoire, mais c'est un effort surhumain que vous nous demandez, de ne pas être perméables à une pression à laquelle vous-mêmes ne résistez pas.

M. Bernard DEROSIER : Je vous remercie, Madame Mariette, de l'émotion dont vous avez témoigné. Monsieur Beauvais, vous avez fait allusion aux principes constitutionnels de séparation des pouvoirs et d'indépendance de l'autorité judiciaire, mais la Constitution dit aussi que nul ne peut être détenu arbitrairement. Or, ce sont vingt-cinq années de détention provisoire cumulées qu'ont subies quatorze personnes ensuite acquittées, dont une est morte en prison. C'est beaucoup. Or, la chambre de l'instruction a pour rôle de vérifier si la détention n'est pas indûment prolongée. N'avez-vous pas douté ? Nous avons entendu le commissaire du SRPJ de Lille, qui avait compris qu'il ne pouvait pas s'agir d'un réseau international. Vous-même, vous êtes-vous interrogé à ce sujet ?

M. Didier BEAUVAIS : Je ne peux laisser dire que nous aurions détenu arbitrairement. Il y a eu des réquisitions du ministère public qui demandaient le maintien en détention ; jamais il n'a requis la liberté ! Les personnes ont toujours été détenues en vertu des dispositions du code de procédure pénale et notamment de son article 144 qui nous laisse une marge d'appréciation. Réduisez-la, et nous appliquerons la loi loyalement. Nous appliquons les textes lorsque nous estimons que des indices graves et concordants sont réunis, et que des charges pèsent qui ne sont pas remises en cause. Nous avons motivé nos arrêts, longuement et non en quelques lignes, et nos motivations se ressemblent comme se ressemblent les mémoires des avocats. Mais aucun fait nouveau ne permettait de dire que nous nous trompions. Vous avez parlé des conclusions du SRPJ. Le rapport, très prudent, dit que « la règle fut de ne jamais exclure la possibilité que ce qui avait été dénoncé ait effectivement eu lieu, mais son corollaire était de pouvoir étayer ces accusations en sachant qu'il s'agissait bien souvent de confronter des discours incompatibles ». Et que dire de Thierry Delay, qui prenait prétexte de trous de mémoire pour éviter de s'expliquer ? Peut-être aurions-nous dû le remettre en liberté, puisqu'il niait, mais nous avons estimé devoir le maintenir en détention, non pas arbitrairement, mais pour les mêmes raisons que les autres. Je crois savoir qu'il a été condamné.

Mme Sabine MARIETTE : Faites-nous le crédit de croire que nous doutons. Dans ce dossier, nous n'avons jamais eu de certitude. La loi nous demande de vérifier l'existence d'indices graves et concordants et l'existence de charges. Nous avons essayé d'apprécier les indices à charge et à décharge, balance très difficile à faire. Nous doutons constamment, quand nous prenons des décisions aussi lourdes de conséquence que celles qui concernent la décision provisoire. J'ai un peu de peine quand j'entends remettre en cause ce qui fait l'essence de notre métier, notre engagement professionnel quotidien, qui est de douter constamment.

M. Bernard DEROSIER : Je n'ai pas dit cela, Madame.

Mme Sabine MARIETTE : À quoi sert la juridiction de jugement si vous demandez au juge d'instruction et à la chambre de l'instruction d'avoir des certitudes au moment de mettre en examen, de placer en détention provisoire, de renvoyer aux assises ou en correctionnelle ?

M. le Président : Ce dont nous parlons ici, c'est essentiellement du maintien en détention provisoire.

M. Alain MARSAUD : Cette affaire s'est traduite pour quatorze personnes innocentées par vingt-cinq années d'emprisonnement cumulées, et des appels d'ordonnances de maintien en détention ont été présentés quotidiennement pendant des mois. Pourquoi n'avez-vous jamais ordonné la comparution personnelle des personnes mises en examen comme le prévoit l'article 199 du code de procédure pénale ? Pourquoi les demandes de mises en liberté ont-elles été systématiquement refusées par le juge d'instruction puis par vous ? Vous est-il arrivé, en application de l'article 201, d'ordonner d'office des actes d'information complémentaire ? Quelles initiatives avez-vous prises ?

M. Didier BEAUVAIS : En matière de détention, la comparution personnelle est de droit si elle est demandée. Tous ne la demandent pas. M. Thierry Dausque, en tout cas, n'est venu qu'une seule fois, en septembre 2002, après les avis de fin d'instruction. Il ne l'a jamais demandé avant.

M. Guy GEOFFROY : Il ignorait comment agir.

M. Didier BEAUVAIS : Allons ! Quand on est en détention provisoire, on n'a pas besoin d'un avocat pour faire une demande de mise en liberté, on la fait automatiquement.

Mme Aude LEFEBVRE : À l'exception des époux Marécaux, les personnes étaient présentes. Dans 99 % des cas où nous statuons, elles le sont.

M. Didier BEAUVAIS : En matière de détention et de comparution, beaucoup de gens n'ont pas d'avocat mais demandent leur liberté. Dans cette affaire, d'autres personnes qui avaient un avocat, et un excellent avocat, n'ont demandé leur mise en liberté que quatre fois en appel, d'autres jamais. Beaucoup l'ont demandée après l'arrêt de renvoi. Chaque fois qu'elle est demandée, la comparution est de droit. Tous sont venus : les époux Marécaux, que nous avons libérés, Mlle Aurélie Grenon... M. David Delplanque n'a pas fait appel et M. Daniel Legrand père n'a fait appel que cinq fois, mais à la fin de l'instruction. Donc, nous les avons vus.

M. Alain MARSAUD : Et il n'y pas eu d'actes d'instruction d'office parce que vous vous êtes contentés du dossier tel qu'il sortait du cabinet du juge Burgaud ?

M. Didier BEAUVAIS : Oui. Il nous semblait normalement fait.

M. Georges FENECH : Plus nous avançons dans nos travaux, plus nous sommes perplexes, car finalement tous les acteurs du procès nous ont dit avoir fait leur travail correctement, qu'il s'agisse de M. Burgaud, de M. Lesigne, des JLD ou de vous-mêmes. Et je suis convaincu de la bonne foi et de la valeur professionnelle des uns et des autres. Mais si, au terme de nos travaux, nous disions aux Français que tout a bien fonctionné, imaginez leur réaction ! Un tel fiasco judiciaire, survenant après que soixante magistrats ont posé leur regard sur le dossier, reste une énigme.

J'ai le sentiment que vous avez, pour différentes raisons, notamment matérielles, une certaine perception du rôle de la chambre de l'instruction. J'aimerais que vous nous disiez combien de dossiers vous aviez sous votre charge - mon propre calcul me conduit, grosso modo, à 4 000. Il y a tout de même une limite physique au contrôle que vous exercez...

Vous avez dit que le juge d'instruction était maître de son instruction, que la chambre de l'instruction n'avait pas à lui donner d'instructions et n'avait pas autorité sur lui. Je suis un peu surpris, car l'article 201 du code de procédure pénale lui donne le pouvoir d'ordonner des actes précis, des suppléments d'information, des confrontations, individuelles par exemple, des contre-expertises, bref : de donner des instructions procédurales.

Mais mon sentiment est que la chambre de l'instruction, prise par le volume de son travail, se contente du dossier tel qu'il est présenté. Quant au filtre du président, les avocats en parlent à mon avis d'une façon surtout générale, et vous dites que vous n'en avez fait usage que quatre fois, et ce pour des raisons d'irrecevabilité manifeste. Mais que pensez-vous de ce rôle exorbitant du président de la chambre de l'instruction, qui peut dire : « Je ne saisis pas la chambre » ? Les avocats nous ont également fait part de leur mécontentement de devoir se limiter à ne vous présenter que des « observations sommaires ». On a le sentiment que la chambre de l'instruction ne joue pas son rôle de contrôle au deuxième degré de la bonne marche de l'instruction, parce qu'il y a des limites physiques à son travail.

M. Didier BEAUVAIS : Donner des instructions au juge d'instruction, la Cour de cassation l'interdit. Ce que nous pouvons faire, c'est évoquer l'affaire, la prendre à notre charge. Mais quand on a 3 000 ou 4 000 affaires par an, on ne peut pas !

Quant au rôle de filtre prévu par l'article 186-1 du code de procédure pénale, nous ne le jouons pas par plaisir. Pourquoi existe-t-il ? Parce qu'il existe des demandes dilatoires, abusives, notamment en fin d'information. J'avais été invité par la Conférence des bâtonniers à un colloque sur la présomption d'innocence, où j'avais défendu l'idée d'un filtre réduit à son minimum. On ne peut donc pas me reprocher de pratiquer un filtrage abusif. Mais si une demande est irrecevable, dilatoire ou hors délais, je la rejette sans attendre, sans saisir la chambre de l'instruction. Je me souviens d'une personne qui demandait, en fin d'information, que l'on vérifie si tel ou telle information était passée sur une chaîne belge deux ans plus tôt : ce n'était pas assez précis ! Par contre, s'il s'agit d'une demande d'expertise, de confrontation, j'ai toujours refusé de prendre la décision seul, et j'ai toujours saisi la chambre.

Quand un président a 34 cabinets dans son ressort, dont des juridictions importantes comme Lille et Boulogne, avec notamment tous les trafics générés par Sangatte, je vous laisse imaginer le nombre de contentieux. Multipliez 34 par 150 dossiers, cela fait 5 000 dossiers environ. Nous pouvons évidemment ordonner un supplément d'information, mais cela veut dire que nous évoquons l'affaire et que nous la prenons à notre charge.

Quant aux observations des avocats, c'est l'article 199 du code de procédure pénale qui les régit.

M. Georges FENECH : Qu'en pensez-vous ?

M. Didier BEAUVAIS : Soyons clairs : quand nous le rappelons aux avocats, c'est parce que la procédure est écrite, que nous sommes tenus par les mémoires écrits déposés la veille, et que c'est à eux que nous répondons. Mais dans la pratique, si un avocat veut parler, nous ne lui coupons pas la parole. Nous n'y arriverions d'ailleurs peut-être pas...

Mme Sabine MARIETTE : Une toute petite précision : la remarque de M. Fenech est judicieuse. Le filtre du président peut servir à ne pas engorger la chambre de l'instruction, pas forcément à Douai mais ailleurs.

Quant aux observations des avocats, si ceux-ci ont l'impression de ne pas toujours pouvoir développer leurs arguments, c'est aussi compte tenu de la charge de travail de la chambre de l'instruction : vingt-cinq à trente affaires par audience dans la matinée, à raison de trois audiences par semaine. Je vous laisse calculer le temps que cela fait pour examiner chaque affaire... C'est frustrant pour les avocats, mais l'audience n'est que la partie visible de l'iceberg, car nous prenons connaissance du dossier avant et il y a un délibéré après. Si nous avions plus de temps, nous en serions les premiers satisfaits.

Mme Elisabeth GUIGOU : Je ferai juste une observation, compte tenu de l'heure. Je vous remercie du grand intérêt de vos interventions. Il était très important que nous entendions ce que vous aviez à nous dire sur les moyens de la justice. Il me semble que vous nous avez permis de mieux apprécier la difficulté des décisions auxquelles vous êtes confrontés, et de mettre l'accent sur leurs motivations.

Ma remarque est la suivante. Puisque vous avez le sentiment d'avoir apprécié le dossier pour ce qu'il était, il serait important que notre commission ait communication de l'arrêt de renvoi avec ses motivations, ainsi que des arrêts sur la détention provisoire, également avec leurs motivations, car je n'en ai pas encore eu connaissance.

Et puisque le doute est très présent dans toutes les auditions, et qu'il nous est souvent revenu que les enquêteurs ont eu des doutes, il serait important que nous puissions les auditionner à nouveau, afin de nous faire une idée des différentes façons de travailler des uns et des autres.

Enfin, j'écouterai avec intérêt vos propositions d'améliorations, notamment quant à la publicité, car vous êtes une institution collégiale. On dit souvent que la collégialité constitue la solution, mais j'ai plutôt le sentiment que la solution réside surtout dans la publicité, voire dans l'enregistrement dès la garde à vue.

M. le Président : Les pièces dont vous parlez, ma chère collègue, sont accessibles à tous les membres de la commission, au secrétariat de celle-ci.

Mme Sabine MARIETTE : Je ne sais pas si je puis formuler mes propositions maintenant ?

M. le Président : Cinq de nos collègues veulent encore poser des questions.

M. Jacques REMILLER : J'ai une question pour Mme Lefebvre, car j'ai besoin de comprendre. Nous avons travaillé sur les dysfonctionnements. Mais aucun magistrat n'est allé aussi loin que vous : « Tout s'est très bien passé, le travail a été normalement fait, jusqu'aux décisions de la cour d'assises de Paris où les acquittements ont été prononcés. » Mais entre-temps, il y a eu la détention provisoire. Vous avez dit : « Peut-on parler de dysfonctionnement dans ce dossier ? » Pouvez-vous préciser votre pensée, car l'intitulé de notre commission fait précisément référence à ces dysfonctionnements ? Y a-t-il eu dysfonctionnements ou non, selon vous ?

Mme Aude LEFEBVRE : Il y avait dans mon propos une part de provocation, car nous gardons tout de même un sentiment de malaise. Je dis que nous avons loyalement joué le jeu, en observant les règles. Dans les débats de la chambre de l'instruction, nous étions très ouverts. Nous avions des positions très différentes, et nos positions ont d'ailleurs évolué. Si je dis que tout s'est bien passé, c'est parce que, finalement, la vérité a éclaté. Mais il faut aussi voir ce qui s'est passé avant.

M. Jacques REMILLER : Ma question était précise : y a-t-il eu ou non dysfonctionnements ?

Mme Aude LEFEBVRE : C'est vous qui le direz. Nous avons appliqué les textes applicables. Nous n'avons pas évacué les problèmes. Il n'y avait pas de certitude.

M. Didier BEAUVAIS : Compte tenu du résultat final, il y a forcément eu dysfonctionnement.

M. Jacques REMILLER : Mais Mme Lefebvre dit que non...

Mme Aude LEFEBVRE : À chaque débat, nous avons repris les indices, regardé s'ils étaient graves et concordants, s'ils justifiaient la liberté ou la détention au titre de l'article 144 du code de procédure pénale. Il n'est évidemment pas question de dire ce que chacun pensait à l'instant T. Nous avons débattu.

Mme Sabine MARIETTE : Les années de détention ne nous laissent pas indifférents. Vos questions, nous nous les posons aussi. Nous aussi, nous voulons comprendre, afin d'éviter que cela ne se renouvelle.

M. Didier BEAUVAIS : On ne peut refaire l'instruction après coup, mais le fait que les deux cours d'assises aient pris des décisions différentes montre que ce n'était pas si facile que ça. Si les choses avaient été aussi évidentes, nous l'aurions vu tout de suite. La première cour d'assises a estimé devoir condamner onze personnes. Nous avons un point de vue qui est ce qu'il est ; nous confrontons nos points de vue. C'est cela, le délibéré. Si c'était si simple, la première cour d'assises aurait acquitté tout le monde.

M. François VANNSON : Le président Beauvais a rappelé dans son exposé que, grâce à la vigilance de la chambre de l'instruction, des erreurs de procédure ont été décelées, empêchant des détentions illégales. Mais il y a une distorsion entre l'application stricto sensu du droit et de la procédure et la réalité des faits ; des innocents ont été gardés en détention. Avez-vous l'impression que l'état actuel du droit limite, d'une certaine façon, votre sens du discernement et qu'en faisant évoluer un peu le droit, en apportant des moyens supplémentaires d'audition et d'investigation, on faciliterait votre tâche ? Avez-vous des propositions à faire dans ce domaine ?

M. Didier BEAUVAIS : Dans l'état actuel des choses, ce rôle est très difficile. Nous examinons surtout des questions de procédure, nous devons voir si la prolongation de la détention provisoire est faite dans les délais, si les textes sont respectés ou non. Sachant que l'instruction, l'investigation, la recherche de la vérité appartiennent au juge d'instruction. Si vous voulez que la chambre de l'instruction prenne en charge l'instruction collégialement, pourquoi pas ? Mais cela changerait considérablement le fonctionnement de l'instruction en France. Cela veut dire que nous ne pourrons plus être une juridiction du deuxième degré, car qui nous jugera ? Il faudrait un troisième degré.

M. Léonce DEPREZ : Mme Mariette a eu l'honnêteté de nous dire tout à l'heure que les magistrats n'ont pu s'abstraire du contexte. Tout est venu de là, en effet. Le contexte tendait à faire croire qu'il y avait un réseau pédophile à Boulogne, en Belgique. Les procureurs, les magistrats, certains avocats se sont laissé intoxiquer. Ce réseau était né de l'esprit des coupables, et en premier lieu de Mme Badaoui, qui a intoxiqué toute la région de Boulogne. Il fallait avoir le courage de le reconnaître.

Quant à la mise en prison, comme dit le peuple dont nous sommes les élus, elle était provoquée par la présomption de culpabilité. D'où ma question : quand il y a doute, qu'il y a intoxication des esprits, la présomption d'innocence ne devrait-elle pas l'emporter ? C'est un vrai problème que l'on se pose, et auquel nous devons réfléchir, pour présenter des propositions de nature à éviter que se renouvelle ce drame judiciaire.

Mme Sabine MARIETTE : Naturellement, la présomption d'innocence doit être le dogme absolu, dans l'esprit des magistrats comme dans celui du législateur. Ce n'est pas Mme Badaoui qui a parlé de réseau, ce sont avant tout les journalistes. Bien sûr, cette piste n'a pas tenu l'investigation, mais au début, les enfants ne parlaient pas de réseau, ils mettaient en cause leurs parents, des voisins, d'autres adultes. Ce n'est pas M. Burgaud, ni la chambre de l'instruction, qui a parlé de réseau international : ce sont les médias.

M. le Rapporteur : Ce n'est pas tout à fait exact. Il y a dans le PV des policiers belges, et dans d'autres documents, et pas seulement dans la presse.

M. Léonce DEPREZ : Dans l'affaire des frères Jourdain, il y avait une différence : il y avait des preuves, des meurtres. Là, il y avait seulement une présomption de culpabilité sans preuves. Comment faire pour qu'on ne puisse plus mettre des gens en prison sans preuves ?

M. Didier BEAUVAIS : Les frères Jourdain niaient les faits. Quelles preuves y avait-il ? Des cadavres, c'est vrai. Mais dans l'affaire d'Outreau, il y avait bien des enfants violés. C'était le même type de réalité : il y avait des victimes.

M. Léonce DEPREZ : Des meurtres !

M. Didier BEAUVAIS : Je ne compare pas la gravité des faits, mais la démarche est la même. Fallait-il remettre en liberté Thierry Delay, faute de preuves ? Pourquoi pas ? On pouvait se poser la question, de la même façon que pour d'autres.

M. Georges COLOMBIER : Je serais tenté de dire que je n'ai pas de question à poser, puisque tout le monde a bien fait son travail...

Plus sérieusement, vous demandez une législation lisible, et vous avez raison. Mais - je vous le dis tranquillement - il serait important que vous, magistrats, vous vous mettiez d'accord pour que nous sachions un peu mieux ce que, selon vous, il faudrait faire. Je n'ai pas la prétention de détenir toute la vérité, mais j'attends des auditions qu'elles éclairent ma lanterne.

Madame Lefebvre nous a dit que la collégialité avait fonctionné. Mais quand elle a abordé le problème de la détention provisoire, elle a tenu des propos qui m'ont paru excessifs, et ce qui est excessif n'est pas bon. En France, le balancier ne sait pas s'arrêter où il faudrait, et nous ne savons pas trop, moi y compris, où est le juste milieu.

S'agissant de l'expérience, il y aura vingt ans, le mois prochain, que je suis parlementaire. J'ai beaucoup appris en vingt ans, et je me sens beaucoup mieux pour exercer mon mandat qu'il y a vingt ans.

Mme Mariette a posé une question précise : quelles valeurs souhaitons-nous promouvoir ? Nous ne sommes pas la justice et nous ne refaisons pas le procès d'Outreau, encore moins celui de la justice. Nous sommes là pour rechercher la vérité, pour éviter qu'une pareille catastrophe se reproduise. Que l'on soit de droite, de gauche, du centre, le week-end, dans nos circonscriptions, nos électeurs nous disent que les débats de la commission les intéressent, et qu'ils souhaitent retrouver confiance dans la justice. Hier, en écoutant Mme Rubantel, j'ai retrouvé dans son exposé cette confiance, cette vérité que nous recherchons. Cet après-midi, à nouveau je doute, peut-être un peu moins toutefois depuis une demi-heure, car je trouve plus d'espoir dans vos réponses que tout à l'heure.

Je veux vous rassurer : nous allons prendre du recul, réfléchir dans la sérénité, avant d'élaborer des propositions. Si nous acceptons aussi de nous remettre en cause, nous législateur à qui vous avez fait des remontrances en partie justifiées sans doute, tous les espoirs sont permis.

M. Guy GEOFFROY : J'ai entendu votre discours lucide et courageux sur la perméabilité de la justice au contexte émotionnel. Je veux poser une question sur ces éléments qui ont été très présents, très forts dans la montée en puissance du dossier. C'est l'affaire des déclarations rocambolesques de Daniel Legrand fils. J'ai d'ailleurs, soit dit en passant été très surpris : alors qu'on recherchait un « Dany le Grand » ou « Dany Legrand », sans savoir s'il s'agissait d'un nom ou d'un surnom, on en a eu, si j'ose dire, deux pour le prix d'un. Daniel Legrand fils nous a expliqué très clairement qu'il était tellement stupéfait devant ce qu'on lui reprochait qu'il n'a pas fait de doute pour lui qu'il allait « les faire craquer » - tant le juge que la principale accusatrice - en inventant un mensonge énorme, invraisemblable. Et il est tombé de très haut quand il s'est aperçu que non seulement il n'avait fait craquer personne, mais que Mme Badaoui confirmait ses dires. Il s'est alors dit : je vais dire que ce n'est pas vrai, et ils vont me comprendre. On sait ce qu'il en est advenu.

Ce qui m'interpelle, c'est de savoir comment cet élément a pesé dans la perception globale du dossier, notamment après que ses dénégations ont été corroborées par l'absence absolue d'éléments. Je n'ai pas le sentiment que la justice ait accordé le même crédit à ses dénégations, qu'étayaient des évidences, qu'à des accusations qu'aucune évidence ne venait renforcer.

Mme Sabine MARIETTE : Le courrier adressé à France 3 Nord était évidemment un élément important. À l'époque, nous avons reçu une déclaration de Daniel Legrand fils, même si nous ne l'avons pas interrogé sur ce sujet. Cela ne nous est pas apparu comme un mensonge énorme. Ces faits n'étaient certes pas monnaie courante, mais ils ne surprenaient pas, compte tenu de l'horreur et de la gravité des faits par ailleurs. Daniel Legrand a réitéré ses déclarations devant le juge d'instruction, lequel a fait procéder aux vérifications qui s'imposaient. Elles n'ont rien donné. Le volet a été disjoint, l'instruction est d'ailleurs toujours en cours, mais pour nous, en tout cas, elle ne pouvait être maintenue comme élément à charge au moment du renvoi devant la cour d'assises.

Pour autant, fallait-il, puisque l'élément ne tenait pas, balayer tous les indices réunis avant la médiatisation qu'il avait provoquée, et dire que telle personne n'était pas concernée, ou que telle autre l'était ? Nous n'avons jamais eu de certitudes dans ce dossier. Certains éléments se sont révélés faux, mais fallait-il faire remonter toute cette invraisemblance au début des déclarations des enfants et de certains adultes, corroborées par des indices certes ténus, à un moment où n'y avait pas encore médiatisation ? C'est toute la difficulté d'établir la balance entre certains indices et d'autres qui s'écroulent.

M. Guy GEOFFROY : Ce n'est pas ma question : je voudrais savoir non pas si vous auriez dû tout balayer d'un revers de main, mais si - et je sais bien qu'il est délicat de répondre a posteriori -, dans ce contexte émotionnel très présent, la décrue de cet élément a contribué à accroître vos doutes.

Mme Sabine MARIETTE : Je vous ai répondu : cela nous a conduits à nous interroger sur la pertinence des autres éléments. Et nous avons conclu, dans l'ordonnance de renvoi, qu'il y avait des charges qui justifiaient le renvoi aux assises et un débat public entre les personnes mises en cause et celles qui les accusaient.

M. le Président : Mesdames, Monsieur, je vous remercie. Peut-être pourriez-vous, Madame Mariette, nous laisser le document contenant vos propositions.

Audition de M. Claude TESTUT, conseiller à la cour d'appel de Fort-de-France,
ancien membre de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai
(par visioconférence),
Mme Pascale FONTAINE, conseillère référendaire à la cour de cassation,
ancien membre de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai
et Mme Claire MONTPIED, conseillère à la cour d'appel de Douai,
ancien membre de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai



(Procès-verbal de la séance du 22 février 2006)

Présidence de M. André VALLINI

M. le Président : Mesdames, Monsieur, je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire d'Outreau. Avant votre audition, je souhaite vous informer de vos droits et de vos obligations. En vertu de l'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d'enquête parlementaire sont tenues de déposer, sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel et de l'article 226-14 du même code qui autorise la révélation du secret en cas de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Par ailleurs, si vous considérez qu'une des questions qui vous est posée relève, en tout ou partie, du secret du délibéré, vous êtes en droit de nous l'opposer. L'ordonnance du 17 novembre 1958 exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(Mme Claire Montpied, Mme Pascale Fontaine et M. Claude Testut prêtent serment).

Je m'adresse aux représentants de la presse pour leur rappeler que l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. J'invite donc les représentants de la presse à ne pas citer nommément les enfants qui ont été victimes de ces actes.

La Commission va procéder maintenant, Mesdames, Monsieur, à votre audition, qui fait l'objet d'un enregistrement. Je vous donne la parole pour que vous nous exposiez votre rôle dans l'affaire d'Outreau et que vous nous expliquiez comment vous avez conduit votre travail. Après quoi, nous vous interrogerons.

Je donne tout d'abord la parole à M. Claude Testut.

M. Claude TESTUT : Je suis ingénieur de formation, j'ai prêté mon premier serment de magistrat en décembre 1998, et je l'ai réitéré en juillet 1999 compte tenu de mon parcours professionnel. J'ai été affecté à la cour d'appel de Douai et suis aujourd'hui à la cour d'appel de Fort-de-France.

Avant d'entrer dans la magistrature, j'ai eu une carrière diversifiée, sur laquelle je ne reviendrai pas. Je remarquerai simplement que le fait d'avoir une carrière diversifiée avant d'entrer dans la magistrature est beaucoup plus fréquent qu'on ne le pense. Lorsque j'étais à Douai, il y avait entre un quart et un tiers des magistrats qui n'avaient pas commencé leur cursus à l'ENM. Si je considère nécessaire de rappeler ce phénomène, c'est parce que j'ai cru comprendre qu'au cours des débats, certains ont glosé sur l'endogamie du corps. Si je me réfère aux personnes que j'ai pu croiser à Douai ou à Fort-de-France, je peux dire que la magistrature n'est pas plus endogame que l'éducation nationale ou que certains corps techniques de l'État.

Je ne suis pas un technicien du droit pénal, mais je souhaite faire un bref rappel sur la fonction de juger. Un juge ne statue que dans les limites de sa saisine, notamment au niveau de la chambre de l'instruction lorsque celle-ci statue sur la détention provisoire. Dans l'affaire d'Outreau, on a eu tendance à faire une confusion, au point de ne plus distinguer les différentes étapes et les différents niveaux d'implication des juges qui ont eu à intervenir. Or le juge d'instruction n'instruit que sur la base des faits qui ont été dénoncés par le procureur de la République. De la même façon, le juge des libertés et de la détention ne juge pas du fond et n'a pas à rechercher certains éléments qui sont à la charge du juge d'instruction. In fine, la culpabilité ne dépend pas de l'ensemble des juges qui ont eu à intervenir à des niveaux différents de procédure ; elle relève du pouvoir du tribunal, c'est-à-dire de la formation de jugement. C'est un phénomène général du droit et je peux vous assurer, en tant que civiliste, qu'un juge civil ne statue lui aussi que dans les limites de sa saisine.

Je tiens à faire remarquer que le juge ne peut pas se réfugier dans l'abstention en cas de doute - même s'il a la culture du doute. Il doit, en tout état de cause, donner une réponse au justiciable. Sinon, il commettrait un déni de justice.

En matière pénale, par ailleurs, la rareté de la preuve scientifique fait qu'il faut très souvent exploiter les indices et analyser les effets induits qui se révèlent dans le comportement des parties, des accusés et des victimes.

Dans le cadre de l'affaire d'Outreau, j'ai été concerné par deux arrêts : le premier, d'août 2002, concerne Mme Roselyne Godard. Il infirmait une décision du juge des libertés et de la détention et aboutissait à sa mise en liberté sous contrôle judiciaire ; le second, d'août 2003, est intervenu après que l'ordonnance de mise en accusation a été rendue. Il concernait Mme Sandrine Lavier et confirmait la décision de son maintien en détention ; le juge d'instruction était le juge Lacombe.

Je me suis procuré ces documents. D'ailleurs, je tenais à vous faire part de mon étonnement de ne pas les avoir reçus de la commission. Mais la question posée tout à l'heure par Mme Guigou m'a appris que je n'étais pas le seul à n'avoir pas eu en mains l'intégralité du dossier et que c'était le cas de tous les membres de la commission.

M. le Président : Contrairement à ce qu'on prétend ici ou là, les parlementaires et moi-même avons accès au dossier - au service de la commission d'enquête. Le rapporteur peut l'emporter chez lui pour y travailler. En revanche, les personnes auditionnées n'ont pas accès au dossier, ce qui nous est reproché. Ce n'est pas nous qui avons fixé les règles des commissions d'enquête parlementaire. Peut-être faudrait-il revoir l'ordonnance de 1958, à laquelle je fais référence chaque fois que nous auditionnons quelqu'un.

M. Claude TESTUT : J'avais mal compris le sens de l'intervention de Mme Guigou, qui souhaitait avoir copie des pièces, notamment de l'ordonnance de mise en accusation.

À propos des deux décisions dans lesquelles j'ai pu intervenir, et dans la limite du secret du délibéré, je ferai les commentaires suivants :

Contrairement à la lecture des procès-verbaux que j'ai pu lire, il y a eu un certain nombre de remises en liberté sous contrôle judiciaire. N'ont comparu détenus devant la cour d'assises de Saint-Omer que douze personnes, les cinq autres ont comparu libres.

Les deux décisions montrent qu'il y a eu largement débat. L'une a conduit à la remise en liberté de Mme Roselyne Godard. L'autre a conduit au maintien en détention de Mme Sandrine Lavier.

Je suis surpris par l'utilisation du terme d'erreur judiciaire concernant l'affaire d'Outreau, dans la mesure où il s'est agi de dysfonctionnements - certains ont parlé de fiasco. Pour moi, c'est une erreur sémantique : lorsqu'il y a détention provisoire, ce sont forcément des présumés innocents qui sont placés en détention. On ne peut parler d'erreur judiciaire qu'à la fin d'une décision définitive d'une juridiction de jugement, qui condamnerait une personne innocente.

Dans cette affaire, certaines personnes ont été mises en examen. J'observe que certaines personnes mises en cause n'ont jamais été mises en examen et n'ont pas fait l'objet de poursuites. Je remarque aussi qu'il y a eu dix-huit enfants victimes - réelles ou supposées.

L'environnement général de cette affaire, lorsque j'étais à Douai, a été décrit par M. Lesigne, qui a utilisé le terme de « mythe de la pédophilie ». Cela me surprend un peu. Il faut se rendre compte qu'en matière criminelle, en cour d'assises, les infractions sexuelles sont prédominantes.

Je ne dispose pas de moyens d'investigation précis, mais j'ai retrouvé des statistiques un peu anciennes, selon lesquelles, en 1999, sur 6 029 infractions criminelles, on comptait, au plan national, 2 946 infractions qualifiées d'infractions de nature sexuelle - viols et viols sur mineurs. En Martinique, à titre indicatif, à l'heure actuelle, au niveau des cabinets d'instruction, 410 dossiers sont en cours d'instruction, dont 6 pour viols sur mineurs. S'agissant de l'activité de la cour d'assises de la Martinique...

M. le Président : Nous avons des chiffres plus récents et plus précis, qui concernent le Pas-de-Calais, dont nous connaissons la spécificité dans ce domaine.

M. Claude TESTUT : Je voulais simplement rappeler la prégnance de ces affaires dans les contentieux criminels. Je voulais aussi rappeler le contexte général et l'émotion vive qui régnait dans la région - avec les affaires Dutroux et Jourdain.

Le procès d'Outreau se caractérise par un nombre élevé de mises en cause. Ce nombre n'est pas exceptionnel, comme l'a rappelé Mme Sabine Mariette. Il y en avait même quatre fois plus à Angers.

Dans la pratique, lorsqu'on est confronté à des affaires de crimes sexuels, on se trouve systématiquement « parole contre parole », entre l'accusé et la victime. Par ailleurs, dans un milieu intrafamilial, la dénégation est quasi systématique de la part de l'abuseur. J'en ai eu l'exemple, la semaine dernière, à Fort-de-France.

On a tendance aujourd'hui à privilégier, dans les faisceaux d'indices graves et concordants conduisant à la mise en examen, les déclarations des enfants. C'est le sens de l'ordonnance de 1945, mais c'est aussi le résultat d'un mouvement législatif de fond marqué, notamment, par le report progressif de la prescription à la majorité des victimes et au-delà.

Je voudrais aussi rappeler la pression médiatique permanente qui s'est exercée dès le début dans cette affaire d'Outreau.

Quelles étaient les conditions de travail des magistrats de la chambre de l'instruction à Douai ? Le nombre de magistrats permanents était de cinq ou six. Je faisais partie des intervenants temporaires, assurant des remplacements en période de vacances ou en cas d'absence. La chambre de l'instruction traite environ 2 500 dossiers par an, les deux tiers concernant des détentions provisoires. Les locaux ne sont pas très spacieux, mais vous connaissez les conditions de travail dans les palais de justice anciens.

Les délais d'examen des dossiers, en cas de prolongation de la détention, sont relativement brefs lorsqu'il y a appel de la décision du JLD.

Le dossier d'Outreau était très volumineux : 18 tomes ! Quand on entend dire que le dossier est vide, il y a de quoi marquer une légère surprise !

Je voudrais évoquer la forte inflation législative en matière pénale, qui rejaillit sur les conditions de travail : depuis cinq ou six ans, des réformes permanentes rendent difficiles la mise à jour des connaissances et la lisibilité des textes sur lesquels s'appuyer. C'est notamment le cas des articles relatifs à la détention provisoire et à l'éventuelle remise en liberté - par exemple l'article 148 du code de procédure pénale. J'y suis d'autant plus sensible que je suis civiliste de formation et que j'apprécie la simplicité d'un certain nombre d'articles clés du code civil comme l'article 1134 ou l'article 1382, qui font deux ou trois lignes.

J'attirerai votre attention sur une étude du Sénat, une étude de droit comparé sur les principes de la détention provisoire dans sept pays de l'Union européenne, qui pourrait vous servir dans votre réflexion.

M. le Président : Le bicamérisme fonctionnant bien, nous nous transmettons certains documents entre nous, et nous connaissons cette étude.

Je vous citerai Stendhal, qui disait qu'il s'efforçait d'écrire de façon aussi claire que le code civil. Vous êtes donc d'accord avec Stendhal...

Je vous remercie, nous reviendrons vers vous au moment des questions.

Mme Pascale FONTAINE : Je suis, comme la très grande majorité des magistrats, habituée à travailler dans l'ombre, et absolument pas préparée aux discours en public ou aux interventions télévisées. Si le sujet n'avait été si grave, si les attaques généralisées contre ceux avec lesquels j'ai travaillé n'avaient été si injustes, je me serais bien volontiers contentée d'une audition à huis clos, non pas pour limiter, censurer mes propos, non pas pour faire des déclarations que je ne saurais assumer en public, mais simplement parce que le poids de l'image et le traitement de l'information ne me paraissent pas - actuellement - conciliables avec la sérénité requise et avec la réflexion en profondeur qui est notre but. Et pourtant, j'ai demandé à être entendue publiquement, parce qu'au-delà de vous, les trente parlementaires de la commission, c'est aux citoyens français, c'est aux justiciables, français ou étrangers, que je souhaite m'adresser. J'ai choisi de simplifier mon propos au maximum, d'abord parce que je ne suis pas capable de rédiger de grands et beaux discours, et surtout pour que mon propos soit accessible à tous. Pour cela, après un petit « billet d'humeur », je tenterai, dans un lexique basique, de vous livrer ce que je crois être des outils de réflexion, des critères de lecture de notre travail, de nos décisions, de nos contraintes, de nos insuffisances, apparentes ou réelles, et j'évoquerai - très modestement - mon avis sur quelques propositions de réforme.

Ces outils que j'énumérerai, je les limiterai nécessairement, puisque vous venez d'entendre trois de mes collègues, qui ont sûrement mieux que moi décortiqué les arcanes de la procédure pénale, les circonvolutions législatives en la matière et la difficulté pour le juge de respecter le caractère exceptionnel de la détention provisoire face au critère « tolérance zéro » prôné par certains et face à ceux qui tentent de faire du « trouble à l'opinion publique » le « trouble à l'ordre public » visé par la loi.

Puisqu'il ne s'agit pas - en principe - d'un « troisième procès d'Outreau », puisqu'il ne s'agit pas - en principe - d'une instance disciplinaire ni du procès d'un homme, puisqu'il s'agit, aux termes de votre mission, de « rechercher les causes des dysfonctionnements judiciaires et de formuler des propositions pour éviter leur renouvellement », je croyais très benoîtement que le fond de l'affaire ne serait quasiment pas abordé. Or je me suis rendu compte que, dès le début, il ne s'agissait que de cela : tous, acquittés, avocats de la défense, avocats des parties civiles, auxiliaires de justice, viennent exposer, ce qui est normal, leur vision du travail de chacun, mais aussi leur vision de l'affaire. Et il est vrai qu'il est nécessaire de l'aborder au moins un peu pour analyser les techniques de travail de chacun, et y détecter les insuffisances, soit personnelles, soit structurelles.

En outre, j'ai relevé tellement d'inexactitudes, je n'oserais dire de contrevérités, par rapport à ce qui existe vraiment dans ce dossier, que je ne pourrai pas faire l'économie, au travers de mes pistes de réflexion, de reprendre une petite partie de ce dossier

Enfin, avant d'aborder le fond de mon propos, je tiens à faire une remarque ; et là, je sais que je vais choquer beaucoup d'entre vous, beaucoup de ceux qui nous écoutent, mais laissez-moi au moins la liberté d'exprimer ce que je ressens.

La création de votre commission, la nécessité de venir m'expliquer devant vous m'ont contrainte à reprendre le dossier, à fond, avec pour seules « lunettes », d'abord, le résultat acquis, c'est-à-dire la seule condamnation de quatre personnes, et la mise hors de cause des autres, ensuite les critiques multiples du travail effectué par chacun. Et, c'est là que je vais vous choquer, mais peu m'importe : plus j'ai analysé la multitude des actes effectués par M. Fabrice Burgaud, personnellement ou sur ses instructions, plus j'ai trouvé injustifiées les attaques portées contre lui, plus j'ai trouvé cette instruction bien faite, avec en plus, parfois, la marque des interrogations qui étaient les siennes. Or, je vous le rappelle, avoir des interrogations, c'est s'interroger, et s'interroger, c'est la première expression du doute.

Cette analyse, ce constat d'un travail bien fait - certes imparfait, mais je n'ai quasiment jamais vu d'instruction parfaite, sauf dans des dossiers extrêmement simples -, je l'assume, et je refuse qu'elle soit considérée soit comme la volonté de me dédouaner personnellement, soit comme un signe de corporatisme.

C'était finalement un premier petit billet d'humeur. Voici le second : je veux ici rappeler qu'il y a des enfants dont, à ma connaissance, personne n'a pu sérieusement nier qu'ils aient été victimes de graves agressions sexuelles. Le verdict judiciaire aujourd'hui définitif a donné raison à ceux qui protestaient de leur innocence, et les auditions devant votre commission leur ont permis d'exprimer très dignement leur souffrance, leur incompréhension et leur colère.

Mais ni ce verdict, ni le gâchis humain dont les acquittés vous ont fait part ne doivent effacer l'existence de ces victimes dont plus personne ne parle, et qui, elles, ne recevront pas d'excuses politiques publiques.

Il ne faut pas que ces deux décisions définitives de cours d'assises soient utilisées pour jeter l'opprobre sur ce qu'on a sacralisé en qualifiant de « parole de l'enfant ». Trop longtemps les dires de l'enfant ont été négligés, avant d'être certainement trop exploités, mal exploités ou acceptés tels quels. II ne faut pas que cette affaire soit un prétexte pour les bafouer à nouveau, et repartir vingt ans en arrière, au lieu de mettre en place les moyens nécessaires pour recueillir au mieux les déclarations des mineurs. Car personne ne détient la « parole de vérité », ni les enfants, ni les médias, ni le ministère public

Vous devez prendre conscience que dans ce type de dossier, c'est-à-dire d'accusations d'agressions sexuelles, que les faits allégués soient commis sur des adultes ou sur des enfants, mais encore plus quand il s'agit d'enfants plaignants, nous avons le plus souvent les dires de l'un ou des uns contre les dires des autres, et exceptionnellement des preuves matérielles.

Mais attention : après ce que certains ont appelé la religion de l'aveu, n'instaurons pas le dogme de la preuve matérielle. Car, en matière pénale, la preuve est libre, et il n'y a pas de reine des preuves.

Nous savons tous qu'un enfant, comme un adulte, peut dire la vérité, peut mentir, peut de bonne foi se tromper, qu'un aveu peut être renié, qu'un témoignage peut être modifié, qu'une preuve matérielle peut être inexploitable ou insuffisante pour entraîner une quelconque conviction, mais peut aussi être fabriquée, « préparée ». L'absence de preuve matérielle ne doit pas signifier non plus l'impossibilité de rechercher ou d'établir la vérité. Enfin, ce qui peut constituer un élément à charge, ou une preuve en un temps donné, peut ne plus l'être, ou insuffisamment, à un autre moment.

Ce que je veux souligner, c'est qu'en matière pénale, les juges travaillent, certes dans un cadre législatif, qui définit leur mode d'action et les limites de leur intervention, qui leur donne ou pas les moyens matériels de fonctionner correctement, mais aussi dans le cadre d'un dossier qui n'est jamais figé, qui est « mouvant » parce qu'il met en cause des êtres humains.

Plus particulièrement dans une chambre de l'instruction, nous ne refaisons pas l'instruction, nous n'intervenons que lorsque nous sommes saisis sur appel par une partie ou par le ministère public ; nous travaillons avec le code de procédure pénale, nous travaillons avec un dossier papier. Le contact humain, nous ne l'avons qu'avec les personnes mises en cause, et encore, seulement avec celles qui sont détenues, et à condition qu'elles fassent une demande de mise en liberté puis appel, et qu'elles demandent à comparaître devant nous. Nous travaillons sur les éléments fournis par le juge d'instruction et par les avocats, nous ne travaillons ni avec un détecteur de mensonges ni avec une boule de cristal. Nous ne pouvons pas - et nous n'avons pas à essayer de le faire - deviner ce qui est susceptible de se passer dans les semaines, dans les mois qui suivent, au cours de la phase de l'instruction ou pendant la phase de jugement, s'il y en a une.

Quand vous analyserez nos réponses à vos questions, il vous faudra essayer de vous abstraire de ce que vous connaissez aujourd'hui, c'est-à-dire des rebondissements survenus lors du procès d'assises et du résultat acquis à ce jour.

On nous a reproché d'être une chambre de confirmation, de ne pas avoir assuré le contrôle qui nous incombait légalement. Je peux vous assurer que nous avons travaillé dans ce dossier, comme dans tous les autres, au regard des prescriptions légales, qui s'appliquent à tous, avec les moyens qui nous étaient accordés, avec la conscience et les doutes qui nous animaient, quoi qu'en pensent certains.

Si nous avons le plus souvent confirmé les décisions qui nous étaient déférées, Mesdames et Messieurs, ce n'est pas par manque de travail, ce n'est pas par routine, c'est parce qu'elles nous paraissaient justifiées, en l'état du dossier.

Vous pourrez lire ou relire ces arrêts - 244 pour le contentieux de la liberté, dont plus de la moitié pour le seul M. Dominique Wiel, et seulement 7 sur le fond. Vous y verrez un exposé précis du contenu du dossier, tel qu'il se présentait alors, et vous y verrez la motivation, qui était loin de ne tenir qu'en une seule page.

Pour apprécier l'existence d'éventuels dysfonctionnements ou d'éventuelles erreurs d'appréciation, vous ne pourrez faire l'économie de consulter, tous, quelques-uns des actes qui composent ce dossier. Vous serez ainsi amenés à travailler comme nous le faisons, c'est-à-dire que, si un membre de la chambre étudie le dossier pour en faire un rapport, qui est lu à l'audience pour informer ses collègues et les parties présentes, ensuite, dans le cadre du délibéré, en fonction des observations et des critiques faites par les uns et les autres, nous reprenons les cotes citées pour vérifier leur contenu et leur portée. Alors seulement vous pourrez dire si ces décisions ont été rendues par des magistrats qui ne connaissaient pas le dossier.

On nous a aussi reproché notre indifférence, en stigmatisant le manque d'humanité des juges en général. S'il vous plaît, méfiez-vous des amalgames et des apparences. Je ne nie pas que, parfois, le juge peut donner l'impression ne pas écouter celui qui parle - que celui-ci soit avocat ou justiciable, ministère public ou juge rapporteur -, et cela parce que le juge est humain, parce qu'il est fatigué, qu'il pense à un dossier qui va passer ou qui vient d'être évoqué. Mais cette inattention passagère peut être réparée, comme je viens de l'expliquer, dans le cadre du délibéré. Et, le plus souvent, derrière l'apparente indifférence, il y a une réelle attention.

Il y a d'abord une réelle attention aux propos qui sont tenus, car, tout de même, ne pas donner raison à celui qui parle ne veut pas dire être sourd ou obtus. Il y a aussi une réelle attention à l'égard des êtres humains. II faut que vous preniez conscience que, lors d'une audience de chambre de l'instruction, comme lors de toute audience de jugement, nous devons essayer d'être impassibles : nous ne devons pas montrer ce que nous pensons, ce que nous ressentons, même si, c'est vrai, parfois cela peut se voir, se comprendre ou se deviner dans nos questions ou nos réactions.

II faut que vous preniez conscience que l'avocat a son client à défendre, que l'homme politique a ses idées à défendre, que le justiciable a ses intérêts et sa vérité à défendre : tous sont nécessairement de parti pris.

Le juge, lui, quel qu'il soit, à quelque stade qu'il intervienne, doit s'efforcer d'être impartial : il doit peser le pour et le contre ; il doit appliquer la loi même si elle lui déplaît, et appliquer la loi même si elle aboutit à donner raison à celui qui éventuellement ne suscite guère de sympathie et donner tort à celui qui, au contraire, suscite la compassion.

Le juge a une obligation de loyauté à l'égard de la loi, il en est le serviteur et, même s'il ne peut que déplorer ces « dysfonctionnements de l'inflation normative », il est tenu d'appliquer de la manière la plus sage et la plus raisonnée possible les principes posés par le législateur. Il nous faut donc dissocier la raison et le cœur, car se laisser emporter par ce qui relève des « tripes » ou du « ressenti », c'est parfois se rapprocher de l'arbitraire.

Sans la bannir complètement, il nous faut donc savoir nous garder de l'émotion. Il nous faut aussi éviter de la montrer, lorsqu'elle est trop présente. C'est d'ailleurs un des premiers conseils que l'on donne aux jurés, lorsqu'ils doivent siéger aux assises : « ne manifestez votre opinion, ni par vos paroles ni par votre attitude, sur la culpabilité ou la non-culpabilité de l'accusé, tentez de maîtriser vos émotions. » Ce conseil s'applique à nous aussi.

L'institution judiciaire a été décrite comme une « machine » ayant broyé des innocents. Et il est vrai que tout homme dont il se révèle ultérieurement qu'il a été injustement mis en cause subit un grave préjudice. Mais il est trop facile de s'offusquer uniquement lorsque des dysfonctionnements sont dénoncés par des personnes acquittées ou relaxées, ou ayant bénéficié de non-lieux, et bénéficiant du respect et de la compassion de tous. Pourquoi ceux qui sont déclarés coupables n'auraient-ils pas droit à la même attention de votre part ou de celle des médias, lorsqu'ils se plaignent de dysfonctionnements ou de traitements attentatoires à la dignité humaine ?

À cet égard, il faut revenir sur les comportements qui ont été dénoncés dans cette enceinte par les acquittés, et qui auraient été commis à divers stades de la procédure, je veux parler des gifles, des injures, de l'usage abusif des menottes, des menaces, des intimidations, du mépris. Ce type de comportement, s'il est établi, ne doit être accepté pour personne, y compris pour ceux qui seront déclarés ultérieurement coupables, y compris pour celui qui déchaîne la haine parce qu'il s'est attaqué à une vieille femme ou à un policier. La loi doit être la même pour tous, le respect des individus doit être assuré et garanti pour tous, majeur ou mineur, français ou étranger. Nous essayons de nous en souvenir tous les jours.

Mesdames et Messieurs, pour rendre une bonne décision, il faut le temps de la réflexion, il faut de la sérénité, pour les avocats comme pour les juges. Or pour tous, c'est la notion de rendement et de temps qui est imposée comme le critère primordial. Prenez donc conscience que lorsqu'il s'agit de rendre la justice, il ne s'agit pas de travailler au sein d'une entreprise, ni au sein d'une administration comme une autre. Sachez que nous avons du mal à absorber et à appliquer, conformément au souhait du législateur, les textes qui se multiplient dans une course effrénée, sachez que nous n'avons pas les moyens de fonctionner correctement, justice pénale comme justice civile.

Le 21 juin 1990, il y a eu un mouvement général de protestation dans toutes les juridictions de France. J'ai ici un dossier de presse que j'avais constitué à l'époque, que je peux résumer ainsi : c'était une journée nationale d'action, menée par les trois syndicats de magistrats, soutenus par 80 % des greffiers et des barreaux. Dans les motions envoyées alors au Président de la République, au Premier ministre, au ministre de la Justice et aux parlementaires, les revendications essentielles étaient « plus d'effectifs et un budget digne ». Selon ces articles de presse, des députés s'étaient déclarés favorables à un débat parlementaire sur la justice. À Lille, où j'étais alors en poste, les magistrats avaient reçu le soutien des trois syndicats d'avocats, et une audience solennelle avait été tenue avec le bâtonnier de l'époque, qui avait proposé « que l'ensemble des participants à la fonction judiciaire se concerte pour lui rendre la place éminente qu'elle doit occuper au sein de la société et pour proposer les moyens d'y parvenir ». C'était il y a plus de quinze ans. La situation ne s'est pas améliorée depuis, je crains même qu'elle ne se soit encore détériorée.

Fort légitimement, vous rappelez souvent que la création de votre commission répond à une grande attente des citoyens français, et que vous aurez le souci de ne pas les décevoir.

Sachez que cette création correspond aussi à une grande attente des magistrats et de tous ceux qui, avec eux, collaborent à cette œuvre si difficile consistant à rendre la justice. Ici même, j'ai entendu plusieurs avocats réclamer des moyens pour les juges, il faudrait aussi penser aux moyens limités donnés à ceux que l'on qualifie d'un terme peu approprié, celui d'« auxiliaires de justice ». Vous avez pu vous rendre compte que les moyens limités accordés dans le cadre de l'aide juridique ont empêché certains d'assurer efficacement la défense de leurs clients. C'est, hélas, le cas également lorsqu'il s'agit, dans la hâte, d'assurer la défense d'un prévenu qui passe en comparution immédiate.

Mais je n'ai voulu aborder ce problème du budget et des moyens matériels que pour vous rappeler l'état pitoyable de l'institution judiciaire en général, sûrement pas pour y trouver, à titre personnel, une excuse à un prétendu manque de travail ou manque de temps.

Car, si je suis prête à ce que l'on me démontre que j'ai été incompétente pendant ces deux années, je refuse que l'on m'accuse de ne pas avoir assez travaillé sur ce dossier ou d'avoir manqué d'intérêt pour lui. Le temps qu'il fallait, je l'ai pris, y compris pendant les week-ends ou les prétendues périodes de vacances. L'intérêt, je l'ai eu, pour ce dossier comme pour les autres, et l'image de ceux que j'ai vus partir en prison, je l'ai souvent eue pendant mes nuits, pour ceux de ce dossier mais aussi pour beaucoup d'autres, qu'ils aient été innocentés ou reconnus coupables.

Je vais maintenant aborder, le plus rapidement possible, ce petit lexique d'outils de réflexions et de propositions, sur les thèmes ou idées suivants : A comme Apparence, M comme Médias, S comme Sérénité, N comme Non-renvoi ou Non-lieu, T comme Temps ou comme Témoignage, I comme Idées de réformes.

A comme Apparence. J'envie la certitude de l'avocate de Karine Duchochois, qui a pu dire qu'après un quart d'heure de discussion avec sa cliente, elle savait déjà qu'elle était innocente, notamment « parce que c'était une jeune femme et qu'elle parlait bien ». Mais ni l'apparence physique, ni la manière de s'exprimer ne sont des critères d'appréciation en la matière et, surtout, il faut savoir que les abuseurs sexuels se retrouvent dans toutes les régions, dans toutes les villes, tous les quartiers, et tous les milieux socioprofessionnels. Certes, dans notre région, ces dossiers se retrouvent en majorité dans des milieux dits socialement défavorisés, mais c'est aussi parce que nous sommes une région de plus en plus en proie aux difficultés économiques. Nous avons connu des dossiers de cette nature dans des milieux bien plus favorisés.

M comme médias. Les médias ont traqué un homme, Fabrice Burgaud, ont jeté son nom et son image - mais aussi le nom de sa famille - en pâture à ceux de leurs clients qui sont assoiffés de sang, de télé-réalité et de vengeance contre des juges décrits comme arrogants et pleins de mépris ; exactement comme ils avaient jeté en pâture, dans le courant de l'affaire, le nom et l'image de ceux qui étaient alors décrits comme des monstres et qui attiraient ainsi l'attention malsaine de certains lecteurs ou auditeurs ou téléspectateurs. Si tous les magistrats, dans leurs pratiques professionnelles, doivent tirer des leçons des critiques qui leur sont faites, ils ne sont pas les seuls, et les notions d'éthique et de déontologie devraient être méditées, non seulement par tous ceux qui concourent à l'œuvre de justice, mais aussi par ceux qui maîtrisent les outils de l'information.

S comme Sérénité. Je m'interroge sur le suivi médiatique et le déchaînement quotidien qui ont entouré les débats devant la cour d'assises de Saint-Omer. Je me demande si vraiment la sérénité des jurés, citoyens français, a pu être assurée ; cette interrogation fera d'ailleurs l'objet de l'une de mes suggestions de réforme.

Ce doute sur l'absence de sérénité des jurés est chez moi encore plus fort, en raison de ce qui s'est passé dans l'enceinte de la cour d'assises de Paris : car enfin, a-t-on vu quelqu'un s'élever contre la présence, dans la salle d'audience, avant même que les débats ne soient clos et que les jurés ne se retirent, d'un magistrat du parquet, venu faire une conférence de presse, pour attester de l'innocence des accusés, affirmer sa conviction et présenter des excuses ?

Certes, beaucoup ont applaudi, en ne voyant que le contenu de ce discours, conforme à la parole unique et au but poursuivi par tous. Mais inversez un peu les choses : que dirait-on d'un procureur général qui, sentant l'accusation vaciller dans un dossier, face à un accusé protestant de son innocence, face à des thèses et des médias divisés, susceptibles d'influencer les jurés dans un sens ne lui convenant pas, serait venu attester avec force de la culpabilité de cet accusé ?

N comme Non-renvoi ou Non-lieu. Nous sommes, pour chaque acte, pour chaque décision, susceptibles de commettre une erreur. Personne n'est infaillible, et pour bien juger, il faut avoir peur de la mauvaise décision. Nous nous efforçons donc, à chaque fois, de prendre toutes les précautions pour l'éviter, et pour envisager aussi toutes les conséquences des diverses décisions susceptibles d'être prises. Ainsi, quand une information est terminée, il nous incombe d'étudier le dossier, d'examiner les éléments à charge et les éléments à décharge, au regard des réquisitions du parquet général et des mémoires déposés par les avocats, mais aussi de notre propre sens critique. II nous faut alors apprécier ce qui, dans le dossier, peut constituer une ou plusieurs charges suffisantes pour justifier le renvoi de chaque personne devant le tribunal correctionnel ou la cour d'assises, ou considérer, soit qu'il n'y a aucune charge, soit qu'il y en a, mais pas suffisamment pour justifier ce renvoi, et alors, intervient une décision de non-lieu.

Une décision de non-lieu ne signifie pas déclaration de non-culpabilité, mais signifie qu'il n'y a pas d'éléments suffisants pour renvoyer les personnes concernées devant une juridiction de jugement. Et il est important de savoir que, si un nouvel élément est connu, le dossier peut être à nouveau ouvert.

II y a donc une marge d'appréciation plus ou moins grande selon les dossiers. Dans certains cas, le curseur est très bas, ou très haut, ou alors une unanimité se dégage très vite, et alors la décision est évidente. Parfois, cette décision est plus difficile à prendre, soit parce que la marge d'appréciation est très faible, soit parce que le regard posé par chacun des trois magistrats est différent.

Dans cette affaire dite d'Outreau, vous savez que, pour certains des mis en cause, les conclusions du juge d'instruction étaient différentes des réquisitions du procureur de la République, que les réquisitions du parquet général étaient encore différentes, et que l'arrêt de renvoi ne contenait aucun non-lieu total, à savoir que, si nous avons prononcé beaucoup de non-lieux partiels quant à des faits dénoncés sur certains enfants, en revanche, tous les mis en examen ont été renvoyés devant la cour d'assises.

À ce stade de la procédure, nous ne devons pas apprécier la culpabilité ou l'innocence des mis en cause ; nous devons décider de l'utilité, de l'opportunité, de la nécessité de soumettre ces personnes et le dossier à un débat devant une juridiction de jugement. Et ce n'est pas notre « intime conviction » qui doit nous guider, mais une étude des éléments figurant au dossier, qu'ils soient à charge ou à décharge, et nous devons exposer notre raisonnement dans une décision motivée. L'erreur, alors, peut, éventuellement, consister à décider de ce renvoi ; l'erreur peut aussi être de ne pas saisir le tribunal ou la cour d'assises.

Pour mieux me faire comprendre, j'ai un exemple à vous présenter : une affaire dont je peux parler puisqu'elle est aujourd'hui définitivement jugée. II s'agissait là aussi d'un dossier de viols et d'agression sexuelles, mais celui-ci ne mettait en cause qu'un seul adulte, dénoncé par plusieurs enfants. Cette affaire était encore plus délicate que le dossier d'Outreau, car les faits dénoncés s'étaient passés sur plusieurs années, dans un seul lieu, local professionnel et d'habitation, où le mis en cause recevait les enfants dans l'exercice de sa profession ; il les recevait soit individuellement, soit par très petits groupes. Je crois me souvenir qu'il n'y avait aucune preuve matérielle, et que certaines des déclarations des enfants, sur le comportement de cet individu, étaient si incroyables qu'elles affectaient la crédibilité de leurs autres déclarations. Et surtout, cet adulte avait toujours nié avec vigueur avoir commis ces faits, faisant même état d'une sorte de machination. En outre, son épouse, presque constamment présente dans les locaux, confirmait les explications du mis en cause. Notre juridiction, après un travail - long et minutieux - d'analyse des charges et des éléments à décharge, a décidé que les charges étaient quand même suffisantes pour justifier un débat, public et contradictoire, et a renvoyé cet homme devant la cour d'assises. Devant celle-ci, l'accusé a reconnu une partie des faits et a été condamné à une peine d'au moins dix années d'emprisonnement. II n'a pas fait appel. Au vu de ce verdict, on peut dire que nous aurions fait une erreur si nous avions pris une décision de non-lieu. Et nous ne pouvions pas savoir que ce rebondissement, à savoir les aveux de l'accusé, interviendrait devant le jury populaire.

T comme Temps, T comme Témoignage. Le temps judiciaire n'est ni le temps législatif ni le temps de l'immédiateté, et multiplier les procédures dites « en temps réel » aboutit à multiplier les risques d'erreur judiciaire. La notion du temps est également très différente lorsque l'on est un enfant. Nombreux sont ceux qui considèrent que, dans ce dossier, l'impossibilité pour les enfants de dater ou de placer chronologiquement des événements dont ils se prétendaient victimes est la preuve qu'ils mentaient ou qu'ils en inventaient une partie. Mais avez-vous essayé, avec vos enfants ou vos petits-enfants, qui, eux, ont été élevés avec des repères fiables, de leur faire raconter une chaîne d'événements ou simplement de vous rapporter un événement, vieux de quelques jours ou quelques semaines ? Non seulement vous aurez quelques surprises, mais vous vous rendrez compte que, souvent, la perception par 1'adulte est différente, pour un fait donné, de celle qu'a pu en avoir l'enfant. Tout est relatif, et souvent, quand plusieurs enfants et plusieurs adultes sont amenés à faire des déclarations successives, évolutives, c'est un véritable écheveau qu'il faut démêler.

Les témoignages apportés par les enfants dans ce dossier ont également été considérés par certains comme n'étant pas fiables, pas crédibles, parce qu'il leur arrivait de mélanger des scènes, de déclarer présentes des personnes qui ne pouvaient l'être, voire de déclarer victimes de certains adultes d'autres enfants qui ne prétendaient pas avoir été victimes de ces mêmes adultes. Mais imaginez un peu ce qui pouvait se passer dans la tête de ces enfants, que quelqu'un parmi vous a osé qualifier de « pervers », les considérant ainsi quasiment comme des coupables à l'origine de leurs sévices et ne pouvant être crus.

Ces enfants, dès leur plus jeune âge, ont été déscolarisés, désocialisés, ont vécu dans un milieu abandonnique, ont été traités « pire que des chiens », ont été utilisés comme des objets pornographiques par leurs parents ou par d'autres adultes. Croyez-vous vraiment qu'on puisse leur reprocher de ne pas se souvenir dans le détail de ceux qui étaient présents ou absents pour chacune de ces « séances » ? Et puis, quand un enfant de quatre ans se fait sodomiser au point que le sang coule de son anus, croyez-vous vraiment qu'il note avec précision lequel de ses frères ou de ses petits voisins est alors violé par un godemiché ou une cuiller ?

Ce sont tous ces éléments-là que nous avons été amenés à devoir apprécier au cours de notre travail.

Je voudrais vous donner maintenant quelques petites idées de réforme.

D'abord, l'obligation de filmer les mineurs, pour n'importe quelle audition, dans un local aménagé, leur permettant de ne pas voir la caméra. Mais cela nécessite d'équiper toutes les gendarmeries, tous les commissariats, tous les hôpitaux d'un matériel fiable et en quantité suffisante.

Ensuite, l'obligation de filmer toutes les auditions de témoins ou de mis en cause, toutes les confrontations, qu'elles se déroulent en garde à vue ou devant le juge d'instruction. Le même impératif budgétaire se posera.

Ensuite, l'établissement des procès-verbaux en cinq exemplaires, qu'ils soient établis par les policiers ou les gendarmes, afin de faciliter l'étude des dossiers, qu'il s'agisse de l'ouverture d'une information ou d'une saisine du tribunal correctionnel en comparution immédiate.

Ensuite, la création d'une chambre des libertés. Cela reviendrait à introduire la collégialité pour la fonction de JLD. Je suis assez sceptique quant à cette possibilité. Cela nécessiterait une création de nombreux postes, surtout dans les petites juridictions car la mutualisation des effectifs, telle qu'elle se pratique actuellement dans certains tribunaux, est déjà difficile. Ou alors, il faudrait carrément envisager une refonte de la carte judiciaire.

Ensuite, prévoir des « points rencontre », à intervalles réguliers, entre le ministère public, le juge d'instruction, les avocats de la défense et ceux des parties civiles, sur le déroulement de l'information. C'est une proposition intéressante qui a été formulée par l'un d'entre vous.

J'ai une autre proposition concernant la séparation des pouvoirs entre le juge d'instruction et le JLD. Celle-ci a été créée en première instance, mais pas en appel. On pourrait donc envisager la création, dans chaque cour d'appel, d'une chambre dite « de l'instruction », ayant à connaître des actes et du fond des affaires, et d'une chambre dite « des libertés », qui aurait à connaître en appel des décisions du seul JLD avec impossibilité de siéger dans une chambre pour une affaire dont on a eu connaissance sous l'autre « casquette ». Cela pourrait permettre des regards croisés et favoriser une vision neuve d'un dossier. Mais là encore, se posera la question des effectifs de magistrats, de greffiers - et de photocopieuses.

Ensuite, en cas de renvoi devant une cour d'assises, et lorsque des accusés sont détenus provisoirement, on pourrait imposer que l'affaire soit audiencée dans un délai maximum de quatre mois, faute de quoi la remise en liberté serait automatique. On en revient à ce leitmotiv : cela nécessite la création de postes de magistrats, de greffiers, la création de salles d'audiences supplémentaires. Sans compter la difficulté de jouer avec les plannings des avocats ou des experts !

Enfin, pour les débats devant la cour d'assises, il serait nécessaire que les jurés soient mis à l'abri de toute pression, de toute influence, directe ou indirecte, qu'ils soient eux-mêmes lecteurs ou téléspectateurs ou que ce soit leur entourage qui s'en fasse l'écho, et bénéficient d'une protection ou d'un hébergement, comme aux États-Unis.

Je répondrai tout à l'heure à vos questions.

M. le Président : Je vous remercie.

Mme Claire MONTPIED : « Le doute est une attitude fondamentale du juge et nous devons, dans l'exercice de notre profession, aborder chaque affaire avec cette démarche de doute qui, seule, peut nous apporter la neutralité que l'on attend de nous et la faculté d'entendre réellement les arguments de chacun. » C'est par ces mots que j'ai, en septembre 2000, été accueillie à la cour d'appel de Douai par M. Collomp, son premier président à l'époque ; je ne l'ai pas oublié.

Mais si le doute est indispensable dans une démarche de recherche de la vérité, il doit rester raisonnable et ne doit se confondre ni avec l'aveuglement, ni avec l'illusion qu'on pourrait, trop vite, détenir la vérité et s'abstenir de réfléchir plus avant. Et c'est parce que l'ultra-preuve et l'ultra-certitude sont impossibles dans certaines affaires qu'on a inventé, en matière judiciaire, le concept d'intime conviction, qui ne traduit rien d'autre que l'impossibilité d'atteindre la vérité absolue.

Je voudrais tout d'abord remercier ceux qui, journalistes, avocats, magistrats, députés ou citoyens, n'ont pas participé au lynchage du juge d'instruction et des autres magistrats qui ont eu à connaître de cette affaire ; ils ont démontré qu'ils savaient ce qu'était la présomption d'innocence. J'ai été, en ce qui me concerne, extrêmement choquée, et je le suis encore, qu'au nom des atteintes à la présomption d'innocence et de la critique de ce qui a été présenté comme une instruction à charge, un certain nombre d'entre eux aient, avant même de 1'avoir entendu, trouvé le coupable idéal.

Je voudrais enfin, ce n'est pas du corporatisme mais de l'humanité, et parce je suis son aînée, saluer le courage de Fabrice Burgaud, ce jeune juge qui est venu, loyalement et publiquement, expliquer son travail, en rendre compte au peuple français que vous représentez et au nom duquel nous rendons chaque jour la justice, et qui cherche, à travers cette affaire, à mieux la comprendre. Je pense que les Français ont compris qu'il n'était pas celui qu'on leur avait présenté.

Depuis quelques semaines, par le biais de cette enquête, vous découvrez concrètement une certaine réalité judiciaire et le mode de traitement des affaires pénales les plus graves ; vous êtes choqué par la violence institutionnelle que vous découvrez et on le serait à moins. Il me semblait pourtant qu'au moins en ce qui concerne les conditions de détention, votre attention avait déjà été attirée par Mme Véronique Vasseur, médecin chef de prison et que vous vous en étiez émus. Qu'est-ce qui a changé depuis ?

Votre travail est sans précédent, dans la mesure où il permet de réunir l'ensemble des protagonistes d'une même affaire, quelle que soit leur place, à travers les témoignages des professionnels qui ont participé au traitement d'une affaire concrète, et de ceux qui 1'ont vécue dans leur chair parce qu'ils ont été mis en cause. N'oubliez cependant pas, pour véritablement tout comprendre, qu'il y manque les enfants victimes. Ils sont douze, issus d'au moins cinq familles différentes, et certains ont pu dire qu'ils ne se marieraient jamais et qu'ils n'auraient jamais d'enfants. Ce n'est, en principe, pas comme cela que se terminent les contes pour enfants.

Pour ma part, je cherche encore aujourd'hui, et je n'ai toujours pas la réponse, comment cette affaire, qui pour certains était si simple, et qui vous a d'ailleurs été présentée au début de vos travaux comme un « conte pour enfants », a pu devenir une affaire d'État, au point que devant la cour d'assises de Paris les avocats de la défense ont pu prendre le risque de ne pas plaider et que des excuses par voie de conférence de presse ont été présentées par un des plus hauts magistrats de ce pays, et ce avant même que le verdict de la cour d'assises ne soit rendu ? Étions-nous tous si surchargés, incompétents, aveugles et sourds que nous ayons pu collectivement, malgré notre expérience, nous méprendre à ce point et perdre la vigilance élémentaire qui s'attache à notre mission et commettre une erreur grossière, voire une faute lourde, c'est-à-dire celle qu'un non-spécialiste n'aurait pas commise ?

Je me demande encore pourquoi ce qui vous a été présenté comme une évidence ne s'est pas accommodé du fonctionnement ordinaire, même imparfait, de l'institution judiciaire. Et aujourd'hui encore, je me demande si nous parlons de la même affaire et si ce qui nous sépare n'est pas la différence entre le réel et le virtuel, entre le concret et l'abstrait.

Nous parlons en effet, en ce qui nous concerne, d'une affaire réelle, telle qu'elle s'est présentée à nous dans sa complexité, à un moment donné de son élaboration, et avant toute décision de culpabilité, tandis que vous l'avez découverte après coup. Il semble que vous n'en connaissiez qu'un résumé partiel, tel qu'il vous a été expliqué, comme à tous les Français par voie de presse ou par les avocats des accusés. Et manifestement, il ne s'agit pas du même dossier.

Celui sur lequel je me suis penchée, je vous prie de me croire, est l'un des pires qu'il m'a été donné de connaître, malgré mon expérience, d'autres vous l'ont déjà dit. Et quand vous avez voulu chercher à comprendre ce qui s'était passé, vous avez commencé l'histoire par la fin. De sorte que la fin étant connue de vous, associée à l'émotion justifiée qui a été la vôtre et qu'il vous a été donné de recevoir en direct, il ne vous a pas toujours été permis d'écouter avec la même attention ceux qui vous avaient été présentés par les avocats des acquittés comme les bons ou les mauvais. J'espère que vous mesurez aujourd'hui combien il est difficile d'instruire à décharge.

À l'heure où vous vous apprêtez à de nouvelles réformes, je vous demande de ne jamais oublier que la justice n'est pas une entreprise comme les autres et que l'acte de juger ne peut se résumer à une unité statistique. Je déplore, pour ma part, les audiences de rentrée où l'on parle de « stocks » et de « délais d'évacuation », et du fait qu'à longueur d'année on se soucie davantage du nombre de décisions rendues plutôt que des difficultés auxquelles nous sommes tous les jours confrontés.

Vous devez impérativement comprendre que l'acte de juger suppose le temps de la lecture du dossier qui nous est soumis, surtout quand il est volumineux et complexe, le temps de l'écoute des parties et de leurs avocats, le temps du délibéré, et bien évidemment le temps de la réflexion, celui des interrogations, du doute raisonnable, de la lutte contre l'aveuglement ou la paresse intellectuelle, et celui de la rédaction de la décision, même s'il nous arrive pour gagner du temps d'utiliser sur certains points le copié-collé. Mais savez-vous que nous tapons nous-mêmes nos décisions ?

Vous devrez également vous rappeler, et vous le devez, non seulement aux acquittés d'Outreau, mais aussi à tous les justiciables de ce pays, fussent-ils délinquants, que quel que soit le système mis en place, si ce temps-là n'est pas préservé, il n'y aura pas de meilleure justice.

Au-delà de la solution du litige, les justiciables et leurs avocats expriment, dans tous les types de contentieux, et c'est légitime, le droit d'être entendus. Donnez-nous le temps et les moyens matériels de les écouter.

Vous devez également avoir à l'esprit que les lois que vous nous donnez à appliquer doivent pouvoir être interprétées, sans erreur grossière, par les moins expérimentés ou les moins intelligents d'entre nous.

On nous a beaucoup reproché de ne pas faire suffisamment de place à la défense, ou d'être inhumains. Il m'apparaît devoir être rappelé que c'est le législateur qui, devant la chambre de l'instruction, a prévu que les avocats plaident par « observations ». C'est aussi le législateur qui a donné le pouvoir au président de cette chambre de dispenser de comparaître celui-là même qui demande sa mise en liberté, de sorte qu'il peut nous arriver de juger sans l'humain. Et comme la liberté n'attend pas, c'est encore le législateur qui a enfermé dans des délais très stricts les décisions à prendre en ce domaine, décisions que nous devons rendre très rapidement, sans possibilité d'en différer la date butoir, sous peine de déni de justice. C'est le législateur également qui a enfermé le juge d'instruction dans un carcan de procédure et fait de lui un technicien, en permanence inquiet de l'annulation de ses actes, alors qu'on lui demandait déjà d'être à la fois Maigret et Salomon. C'est encore le législateur qui, par la loi du 17 juin 1998, a, en matière d'infractions sexuelles, fait de l'enfant une « victime » dès le début de l'enquête, alors qu'à ce stade, ce n'est en principe, juridiquement parlant, qu'un plaignant. Et c'est enfin le législateur qui a soumis au consentement du mineur ou de son représentant la possibilité de procéder à son enregistrement sonore ou visuel. Et que dire des projets en cours visant à autoriser la détention provisoire pour les mineurs de moins de treize ans ?

Vous devez également avoir toujours à l'esprit que l'inflation législative fragilise le travail du juge. Faut-il vous rappeler que, depuis plusieurs années, le code pénal n'est pas plutôt imprimé qu'il est déjà obsolète, et que les lois votées sont de véritables casse-tête qui prennent trop souvent le pas sur l'étude du fond d'un dossier ? N'est-il pas dangereux de faire ou défaire la loi au gré des faits divers ? N'est-ce pas prendre le risque que les citoyens eux-mêmes ne la respectent plus ?

Je voudrais également m'étonner de ce qu'autant de personnes, et non des moindres, aient pu exprimer autant de certitudes sur cette affaire sans connaître le dossier, non plus que la qualité du travail effectué par ceux qui ont été amenés à le traiter ? À moins que dans ce pays, il soit plus facile de féliciter ou de critiquer des magistrats, plutôt que d'admettre qu'au XXIe siècle des Français de souche puissent vendre leurs enfants pour un paquet de cigarettes, ou pour une bouteille de pastis ? C'était le cas à Angers et à Outreau, mais finalement on a très peu parlé du fond de l'affaire.

Je tiens à souligner enfin que toute comparaison de l'institution judiciaire avec une compagnie d'aviation - on a parlé de « crash » -, une compagnie de transport maritime - « un naufrage » - ou ferroviaire - « un train fou » -, ou une catastrophe naturelle - «  tsunami » « séisme », « tornade » -, me paraît introduire une source de confusion supplémentaire.

Je voudrais revenir très brièvement sur le fonctionnement de votre commission, ce qui me permettra en même temps de vous expliquer notre façon de travailler. À la chambre de l'instruction, on fonctionne un peu comme vous, à cette différence près qu'à chaque audience nous ne sommes que trois ; que celui qui est désigné pour être le rapporteur du dossier fait aux autres, préalablement à l'audition des parties, un rapport le plus sincère possible, que le rapporteur n'est pas toujours le même à chaque audience, de sorte que si la lecture du dossier s'avérait partiale, elle pourrait être ultérieurement corrigée, et qu'il nous est possible, avant de nous prononcer, de consulter le dossier en délibéré pour en vérifier certaines informations.

Mais surtout, nous n'avons ni électeurs à séduire, ni client à défendre, et quand nous abordons un dossier, nous le faisons sans a priori. Ce qui n'exclut pas d'être humain et de nous retenir parfois de pleurer. On se doit de garder la tête froide et de juger à distance de nos émotions.

Ceci étant posé, puisque la vérité judiciaire est acquise et parce que je suis soumise, comme vous le savez, non seulement au secret professionnel, mais également au secret du délibéré, les informations que je serai amenée à vous donner, mes réflexions et mes questionnements seront ceux de la professionnelle que j'ai été dans le cadre de cette affaire, mais aussi ceux de la citoyenne informée, pour partie grâce à vous, que je suis aujourd'hui.

C'est aussi la raison pour laquelle je vous parlerai le moins possible du fond de cette affaire d'Outreau qui, si elle est à certains égards exceptionnelle par le nombre de personnes concernées et la médiatisation hors norme qui en a été faite, révèle, à mon sens, davantage les fragilités quotidiennes d'un système que celui d'une erreur grossière commise par l'un ou l'autre d'entre nous.

Il me semble, à ce stade, devoir également rappeler qu'avant cette affaire on appelait erreur judiciaire le fait qu'un innocent soit définitivement, c'est-à-dire une fois l'ensemble des voies de recours épuisées, condamné à tort, ce qui n'est pas le cas en l'espèce.

Je voudrais rappeler le contexte local de cette affaire, qui se déroule dans une région sous-administrée, à tous niveaux, alors que les problèmes sociaux y sont pourtant criants et que tous les intervenants, qu'ils soient de police - on vous a dit qu'un seul inspecteur qui avait fait une centaine d'auditions d'enfants - des services sociaux et de justice sont surchargés.

Je dois aussi situer le cadre de mon intervention dans cette affaire d'Outreau. Alors que je suis magistrat dans le Nord depuis plus de vingt ans, j'ai été affectée à la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai de septembre 2000 à janvier 2003 après avoir été précédemment juge des enfants dans cette région pendant huit ans. J'ai donc été amenée à connaître de ce dossier dans la phase active de l'instruction et un peu au-delà, mais avant l'ordonnance de renvoi des accusés devant la cour d'assises.

Et aujourd'hui comme hier, je n'ai qu'une certitude : celle qu'il ne s'agit ni d'un conte pour enfants, ni de l'histoire d'un enfant fou, d'une mère mythomane et d'un jeune juge pétri de certitudes, et encore moins celle d'enfants violés par des martiens ou de petits pervers qui auraient regardé des cassettes porno en cachette.

Il me semble devoir, à ce stade, vous rappeler qu'au terme de deux procès d'assises, quatre adultes ont été définitivement condamnés à des peines allant de quatre à vingt ans d'emprisonnement pour des faits d'atteintes sexuelles, de viols ; pour avoir favorisé la corruption de mineurs en organisant des réunions comportant des exhibitions sexuelles auxquelles les mineurs participaient ; pour avoir - pour deux d'entre eux - tiré profit ou partagé les produits tirés de la prostitution de certains mineurs ; que le nombre d'enfants victimes de ces agissements est au total de douze, issus d'au moins six familles différentes - c'est-à-dire plus que les deux seules familles des adultes condamnés.

Je voudrais également insister sur le fait, que contrairement à ce qu'on vous a dit, ce dossier n'avait rien d'une évidence. J'en veux pour preuve qu'à l'issue de la phase d'instruction sept décisions différentes ont été prises, sept lectures différentes du dossier ont été faites : celle du procureur de la République de Saint-Omer, celle du juge d'instruction qui a succédé à M. Burgaud, celle du substitut général de la cour d'appel de Douai, celle de la chambre de l'instruction - qui, au moins à ce stade, n'a pas confirmé le juge d'instruction, ce qu'on lui a néanmoins reproché -, celle de la Cour de cassation, et celles des deux cours d'assises.

Ce qui vous choque et vous inquiète, et je peux le comprendre, c'est l'incertitude judiciaire à laquelle ces décisions, parfois contradictoires, vous renvoient. C'est l'entrechoc de ces décisions, prises pour certaines dans le secret d'un cabinet tandis que d'autres, et notamment celles des cours d'assises, l'ont été à l'issue d'un débat oral et public.

À partir du résultat conjugué du verdict de deux cours d'assises et de l'acquittement définitif de treize accusés, lequel est incontestable et correspond ici à une vérité judiciaire imparable puisque, finalement, ceux qui ont avoué ont été condamnés tandis que ceux qui ont finalement nié les faits, même s'ils les avaient en d'autres temps reconnus, ont été acquittés, on en a déduit, après coup, que les décisions antérieures ne pouvaient être que des erreurs.

La question que vous devez toutefois vous poser, c'est de savoir si, en leur temps et au vu des finalités qui étaient les leurs, ces décisions ont été, en l'état du dossier qui nous était soumis, entachées d'erreur grossière. N'oubliez pas, avant de répondre à cette question, que les principaux acteurs de cette affaire, ont, pour beaucoup d'entre eux, au cours de ce processus judiciaire long et complexe, modifié leurs déclarations.

Les erreurs, si elles existent, sont donc à rechercher en amont du verdict d'assises, et, bien évidemment, la détention provisoire pendant de nombreux mois de personnes finalement acquittées pose problème. À cet égard, je tiens à rappeler que nos décisions se limitent au cadre de notre saisine, ce qui suppose bien évidemment que nous soyons saisis d'une demande. En l'espèce, il me paraît indispensable de rappeler que certains des accusés n'ont pratiquement jamais saisi la chambre de l'instruction d'une quelconque demande de mise en liberté. C'est le cas, sauf erreur de ma part, de Franck Lavier. D'autres n'ont fait de demandes que très tardivement, plusieurs mois, voire plusieurs années après leur mise en détention. Aucun des mis en examen n'a non plus utilisé la procédure du « référé liberté », qui permet que le président de la chambre de l'instruction soit saisi en urgence d'un appel de placement en détention.

En réalité, dans ce dossier, les demandes de mise en liberté se sont essentiellement concentrées et multipliées au cours de la période, évidemment bien trop longue - un an - qui s'est écoulée entre l'ordonnance de renvoi devant la cour d'assises et le procès. À cet égard, il est impératif, et c'est une autre évidence, de réduire au minimum ce délai d'attente quand les accusés sont détenus. C'est une question de moyens humains et matériels, et parfois d'agenda de certains avocats.

À ce stade de mon développement, je vous demande de vous poser une nouvelle question. Était-ce une erreur grossière que de placer en détention provisoire Thierry Delay qui, alors qu'il a nié les faits tout au long de la procédure, n'a reconnu avoir violé et prostitué des enfants plusieurs fois par semaine que devant la cour d'assises de Saint-Omer ? Je n'ai entendu personne critiquer cette décision, pourtant choquante de mon point de vue, dans le strict respect de la présomption d'innocence.

L'erreur grossière ne serait donc pas là non plus. Elle serait donc dans le maintien en détention provisoire de personnes mises en examen - ce sont les seules qui peuvent être placées en détention provisoire -, c'est-à-dire de personnes au sujet desquelles il était admis, au stade de notre intervention, qu'existaient à leur encontre des indices graves et concordants d'avoir participé aux faits qui leur étaient reprochés, et qui ont été finalement acquittées.

Je rappelle qu'aucun des mis en examen n'a, ce qui lui était pourtant possible par le biais d'une requête en nullité (dans un délai de six mois), contesté devant nous sa mise en examen en évoquant l'insuffisance de ces indices.

Je voudrais également insister sur le fait que, bien que la loi ne nous impose pas de vérifier la vraisemblance des indices dans le cadre des demandes de mise en liberté, nous l'avons toujours fait, comme le démontrent nos arrêts - qui ne font pas quatre lignes, mais une dizaine de pages. Et évidemment, au stade où nous sommes intervenus, c'est-à-dire où le dossier se construit au jour le jour et avant toute décision de culpabilité, aucune décision de mise en détention n'a été prise sans qu'il existe d'indices graves et concordants rendant vraisemblable leur participation aux faits.

Qu'est-ce qu'un indice ? Dans ce dossier, au-delà des déclarations des enfants plaignants et de celles des adultes qui, reconnaissant les faits, confirmaient l'essentiel de leurs dires, il y avait un certain nombre d'éléments matériels qui venaient conforter leurs déclarations. C'est, par exemple la découverte de cassettes pornographiques, de menottes, de forceps, de lubrifiants, dans ce qu'on a appelé le « cabinet de torture » de M. Thierry Delay ; le numéro de téléphone de l'un retrouvé dans la mallette de godemichés de M. Thierry Delay ; on a retrouvé chez un autre, au moment de son interpellation, un journal pornographique caché dans un catalogue de jouets ; un changement de physionomie, des explications embarrassées des mis en examen ; des emplois du temps curieux compte tenu des professions ; des remises de dettes ; l'aveu de méthodes éducatives surprenantes, comme celle d'écarter les cuisses d'une jeune fille et de sentir son sexe pour vérifier qu'elle s'était bien lavée ; la description précise d'un lieu par une personne censée n'y être jamais allée ; des témoignages de voisins ou de proches ; l'évocation de signes physiques particuliers distinctifs, ou des préférences sexuelles des uns ou des autres ; la violence extrême et l'alcoolisme de certains, évoqués par leurs proches.

Il m'apparaît également important de rappeler qu'une décision de détention provisoire n'est pas un préjugement de culpabilité. Ou alors, il ne servirait à rien de faire une instruction. C'est en revanche une mesure de sûreté, plus ou moins longue, intervenant pendant la durée de l'instruction, c'est-à-dire pendant que le juge d'instruction constitue son dossier, vérifie les éléments qui lui sont soumis, pour certains au jour le jour, et qui doit permettre que l'instruction se déroule à l'abri de toute pression comme de toute concertation entre les mis en cause, afin de permettre au juge d'instruction, dans le cadre d'une instruction à charge et à décharge, de se rapprocher au plus près de la vérité avant que soit ou non envisagé le renvoi des mis en examen devant une juridiction de jugement.

Je voudrais, par ailleurs, souligner que les juges d'instruction n'ont à connaître que de 5 % des affaires pénales, qu'il s'agit des affaires pénales les plus complexes ou les plus graves, et qu'en moyenne, dans ces affaires, environ 20 % des mis en examen sont placés en détention provisoire, de sorte que, dans notre pays, la détention provisoire concerne 1 % des affaires pénales. C'est évidemment encore trop si cette détention provisoire concerne un innocent, car alors, pour lui, l'erreur est totale.

Était-il toutefois si facile, au stade de notre intervention, c'est-à-dire dans la phase au cours de laquelle le dossier se construit et n'est donc pas encore terminé, de déterminer, dans le flot des informations qui nous étaient soumises, la réalité de la participation des uns et des autres, dans un domaine où il y a rarement de preuves matérielles formelles, mais plutôt un faisceau d'indices, surtout quand on a affaire à des faits non immédiatement dénoncés ? Et alors qu'il arrive souvent, dans ce type de dossier, que nous ayons affaire à de véritables pervers, qui nient systématiquement et avec force les faits qui leur sont reprochés ?

Un non-spécialiste aurait-il fait mieux ? Pour ma part, malgré plus de vingt ans d'expérience, je ne sais toujours pas reconnaître, sur sa seule mine et encore moins en quelques minutes, si j'ai affaire ou non à un pédophile. J'en ai rencontré dans tous les milieux, et certains avaient une tête de gendre idéal.

Devions-nous donc, oui ou non, préserver la conduite de l'instruction et tout faire pour qu'elle se déroule à l'abri des risques de concertation entre les mis en examen et des pressions sur les témoins ? Elles existaient dans ce dossier. Un contrôle judiciaire était-il suffisant pour éviter ces pressions et les concertations entre les mis en examen et pour conserver les preuves susceptibles d'exister ?

Faut-il vous rappeler que, dans ce dossier, des pressions s'exerçaient, que de nombreux courriers ont été rédigés par les détenus et sont sortis de la maison d'arrêt en violation des règles de censure, et que certains enfants et adultes disaient faire l'objet de menaces ?

J'ai parlé de la violence des mis en examen. Si l'on s'en tient aux seules déclarations de leurs compagnes respectives, il fallait la craindre. À cet égard, et sans même parler du critère de l'ordre public ni de l'émotion populaire suscitée par cette affaire et largement relayée par la presse, les critères légaux étaient remplis.

En réalité, dans ce type d'affaires, nous sommes tous les jours confrontés, en matière de détention provisoire, à la recherche du point d'équilibre entre deux libertés fondamentales : la protection de la liberté du présumé innocent, et la protection de la société et de ses citoyens, surtout quand ils sont mineurs et n'ont pas forcément la possibilité de se protéger.

Parce que les dossiers que nous avons à traiter ne sont pas virtuels, nous sommes tous les jours confrontés à des impératifs contradictoires. Nous avons tous les jours à concilier le poids des principes et le choc de la réalité, et croyez-bien que, s'il peut nous arriver, parce que nous sommes des humains faillibles, de commettre des erreurs d'appréciation, nous ne prenons pas ce type de décisions à la légère, sans prudence, sans hésitations et sans interrogations. Le délibéré est un lieu de réflexion et d'analyse, où nous pesons le pour et le contre, où nous confrontons nos différents points de vue. Car voyez-vous, même si nous sortons de la même école, nous ne sommes pas toujours du même avis.

Si vous devez envisager de redéfinir une nouvelle fois les critères de détention provisoire, vous ne pourrez pas faire l'économie de réfléchir à ses alternatives, et notamment au contrôle judiciaire. Car il existe des dossiers où, malheureusement, le risque social est réel et où le contrôle judiciaire s'avère insuffisant pour préserver la manifestation de la vérité, ce qui est souvent le cas lorsque les mis en examen sont nombreux et donnent des versions divergentes des faits.

Je vous ai dit que je vous parlerai peu du dossier qui nous occupe ; je voudrais néanmoins vous en dire quelques mots.

Dans ce type de dossier, les professionnels que nous sommes se posent d'emblée la question du contexte des révélations, la question de savoir si les faits dénoncés sont vraisemblables ou s'il peut s'agir de fausses allégations.

Dans ce dossier, les enfants ont fait leurs premières déclarations alors qu'ils étaient placés depuis près d'un an. Dès le départ, ils mettaient en cause d'autres adultes que leurs parents et faisaient état d'échanges d'argent. La thèse de l'existence de faits de prostitution d'enfants par leurs parents apparaissait donc, au vu de notre expérience, hautement crédible. Toute autre attitude que celle de saisir un juge d'instruction aurait, de mon point de vue, constitué une erreur grossière.

On a beaucoup critiqué, dans ce dossier, les incohérences des déclarations des enfants.

En ma qualité d'ancien juge des enfants, je souhaite vous rappeler que ce qui, dans des déclarations d'enfants, peut apparaître incohérent n'est pas nécessairement un signe d'inexactitude. Les enfants peuvent même, pour qu'on les croie, en « rajouter », et il n'est pas anormal, au contraire, que des faits anciens, au fil des auditions, soient racontés de manière différente, surtout quand il s'agit de faits répétés dans le temps. En revanche, un récit figé qui serait raconté de manière stéréotypée au fil du temps doit nous alerter, car il est en principe plutôt le signe d'un récit appris et donc inauthentique.

S'il se trouve, dans une déclaration d'enfant, un détail incongru, il faut chercher ce que l'enfant veut dire et vérifier cette incongruité. Par exemple, dans ce dossier, un enfant a décrit une scène de viol en précisant que son petit frère, qui n'était pas né, était présent. Cela paraît bizarre : soit on en reste là et on en déduit qu'il raconte n'importe quoi ; soit on cherche à comprendre, ce qu'avec ses mots d'enfant, il a voulu dire. On s'apercevra qu'il cherchait à dire que sa mère était enceinte, ce qui a pu être vérifié.

Je n'ignore pas qu'un récit d'enfant est susceptible d'être pollué par les adultes, ou de contenir des inexactitudes. C'est la raison pour laquelle il faut veiller à recueillir les déclarations dans les meilleures conditions. Mais l'enregistrement des auditions d'enfants ne règle pas tout, car c'est évidemment la manière de les écouter qui est la plus importante, en posant des questions le plus ouvertes possible, en acceptant leurs silences - ce qui est difficile - et en les laissant parler, car on recueille en effet beaucoup plus d'informations sous la forme de récits libres.

Les déclarations d'un enfant, surtout quand il est très jeune, sont en réalité de la « dentelle », et il peut y avoir dans la même déclaration ou dans la même phrase, du vrai et de l'inexact, du réaménagement, de l'amnésie protectrice, car les enfants peuvent vouloir oublier ce qu'ils ont subi ou protéger ceux qu'ils aiment malgré tout, même s'ils sont leurs agresseurs.

Le terme de « parole de l'enfant », qui a beaucoup été utilisé, me paraît de ce point de vue impropre, voire contre-productif, car il renvoie à un terme global et singulier ce qui en réalité est pluriel. Il est évidemment malhonnête d'invalider l'ensemble d'une déclaration d'enfant, au seul vu d'une inexactitude de détail ; je préfère, pour ma part, la méthode syllabique de lecture à la méthode globale.

On a également beaucoup parlé des auditions filmées. Certains professionnels de l'enfance ont pu estimer que ce n'était pas toujours la panacée et que, notamment, cette méthode était susceptible de raviver la souffrance d'enfants qui pouvaient avoir été filmés par leurs agresseurs, ce qui était le cas dans ce dossier. Enfin on vous a fait état des difficultés techniques lorsqu'on filme des enfants.

Il faut tout de même savoir que des enfants ont été enregistrés, sur des cassettes audio, au procès de Saint-Omer, et que, sauf erreur de ma part,- je l'ai entendu d'une avocate d'une partie civile - ces cassettes n'auraient pas été écoutées aux assises de Paris. C'est bien d'enregistrer, encore faut-il que ce soit utilisé.

Il faut que votre réflexion prenne aussi en compte que la vérité judiciaire, si elle doit tendre à se rapprocher le plus possible de la vérité factuelle, n'en est parfois qu'une pâle copie. II s'agit, en réalité, d'une reconstruction par des personnes qui n'étaient pas partie prenante à l'affaire, et qui doivent se déterminer en fonction de déclarations contradictoires, exactes ou inexactes, en tout cas fluctuantes dans leur contenu, voire rétractées, et fragiles parfois.

Comment, dans un tel dossier, savoir qui mentait, qui disait la vérité, et à quel moment ? M. Thierry Delay, par exemple, a nié les faits tout au long de la procédure d'instruction. Pourtant, à ce stade, il était néanmoins en mesure de dire que les autres n'y étaient pas et que sa femme les accusait à tort. Pouvait-on le croire ? Il mentait au moins sur un point essentiel en disant qu'il n'y était pas !

Aux assises de Saint-Omer, si j'en crois M. Acacio Pereira, chroniqueur judiciaire du journal Le Monde, et auteur du livre « Justice injuste », pages 74 et 75, c'est à la suite des interventions successives du président de la cour d'assises, de l'avocat général, d'un avocat de la défense et, finalement, après une pause, de son propre avocat, que M. Thierry Delay a fini par reconnaître clairement les faits qui lui étaient reprochés. Dans le même temps, il a innocenté un par un l'ensemble des accusés, y compris ceux qui, comme Aurélie Grenon et David Delplanque, admettaient leur culpabilité. Est-il donc si fiable, M. Thierry Delay ?

On vous a présenté Mme Myriam Badaoui comme une terrible manipulatrice, ou plus simplement comme une menteuse. Vous devrez toutefois vous demander comment elle a pu manipuler ses enfants, à l'origine de leurs dénonciations, alors qu'ils étaient placés.

Vous devrez également vous souvenir qu'elle n'a pas menti quand elle a dénoncé son mari et reconnu qu'elle avait violé des enfants, ni quand elle a mis en cause Aurélie Grenon et David Delplanque, qui ont reconnu leur participation aux faits et ont été condamnés.

Vous devrez vous demander enfin comment elle aurait pu les influencer, alors qu'ils étaient dans des maisons d'arrêts différentes. Elle n'a pas non plus menti quand elle a expliqué qu'un des mis en cause avait tué son chien d'un coup de pied, ce que celui-ci a reconnu ?

Et si Mme Badaoui est mythomane, peut-elle ne l'être qu'un jour sur deux ? Et si c'est une menteuse, pourquoi la croire quand elle innocente plutôt que quand elle dénonce ? Et si elle s'adapte à ce que l'on veut entendre d'elle, ne doit-on pas envisager que ses déclarations puissent être de circonstance ! Ce n'était en tout cas pas facile de faire le tri.

On vous a présenté David Delplanque comme le maillon faible du trio des accusés-accusateurs. Il reconnaissait les faits, il a d'ailleurs été condamné. Son avocate vous a dit qu'il était, comme tout le monde, sous l'emprise terrible de Mme Badaoui, qu'il avait un QI de moineau et qu'il n'était en définitive qu'un suiveur. Mais si vous avez bien écouté cette même avocate, il ne vous a pas échappé que David Delplanque a été capable de lui dire, quand elle allait le voir en détention et qu'elle lui demandait « entre quatre z'yeux » - Mme Badaoui n'étant pas là - de lui dire la vérité : « C'est vrai et foutez-moi la paix ». Il ne vous a pas échappé non plus qu'au cours des confrontations, David Delplanque n'était pas systématiquement d'accord avec Mme Badaoui. Alors, est-il si inconsistant que cela ? Ou était-ce un argument de plaidoirie ? Et puis, que dire de l'attitude de Daniel Legrand fils quand il vous explique que pour faire galérer le juge, non seulement il a reconnu les faits, mais il a annoncé, par voie de presse, l'existence d'un meurtre ? Fallait-il deviner qu'il cherchait à confondre Mme Badaoui et ne faire aucune recherche sur ce point ?

Ces quelques interrogations sont prises au hasard, je les ai choisies pour vous démontrer à quel point il est difficile de savoir, dans un tel dossier, ce qu'il en est véritablement, surtout quand chacun a sa propre vérité. Et il m'est arrivé de penser qu'en l'espèce, le juge d'instruction était, face à ce dossier, non pas face à une évidence, mais plutôt dans la situation de la CIA la veille du 11 septembre 2001. Cette dernière, en effet, n'avait pas vu venir ce qui est arrivé.

Je voudrais également vous dire quelques mots du procès de Saint-Omer, car il me semble utile, pour une meilleure compréhension de cette affaire, de se décentrer de la phase d'instruction. À la cour d'assises de Saint-Omer, le juge d'instruction n'était plus là, il est juste venu témoigner de la façon dont il avait travaillé ; la chambre de l'instruction n'était pas davantage représentée ; le chef d'orchestre et les mauvais musiciens que nous étions ont fait place aux jurés.

Aux assises, lieu d'oralité des débats, le poids du dossier est relatif. Parmi ceux qui ont à juger, seul le président le connaît ; les deux magistrats professionnels ne le connaissent pas, non plus que les neuf jurés. Les débats sont oraux et la défense a pu s'exprimer au grand jour. Je vous rappelle qu'à Saint-Omer le procès a duré plus de deux mois, que les avocats ont pu poser toutes les questions qu'ils voulaient, que de nouvelles expertises ont été réalisées, qu'un transport sur les lieux a été fait et que les dix-sept avocats de la défense ont plaidé quatre jours et demi. Le délibéré, à l'issue de ces neuf semaines et demie de procès, s'est fait sans dossier, contrairement à ce qui se passe en correctionnelle, et il a fallu aux jurés répondre à 1 500 questions - contre 62 à Paris.

Et pourtant, la cour d'assises de Saint-Omer et les jurés qui la composent, si ils ont acquitté sept accusés, en ont condamné dix, dont quatre n'ont pas fait appel. Ce serait faire offense aux jurés de Saint-Omer, qui ont consacré deux mois à cette affaire, que de leur dire qu'ils ont eux aussi commis une erreur grossière.

Tout cela pour vous dire que, de mon point de vue, et contrairement à ce qu'on vous a présenté au début de vos travaux, ce dossier était loin d'être une évidence. Et pourtant le procès n'a pas toujours été équitable.

J'ai observé un déséquilibre entre le nombre des avocats des accusés - dix-sept - et celui des dix-huit enfants plaignants - deux seulement, ceux des associations n'ayant pas pour objet de les défendre individuellement.

Il faut aussi rappeler que, faute de place pour les accusés dans le box des accusés, on y avait installé les enfants, tandis que les dix-sept accusés et leurs conseils étaient dans la salle d'audience, face à leurs juges.

Par ailleurs, les avocats des accusés se sont organisés en mai 2004, juste avant leur passage en cour d'assises, ils vous l'ont dit, se sont regroupés, et seize d'entre eux, sur dix-sept, ont choisi une « défense collective de rupture ». De sorte, et ce n'est pas le moindre paradoxe de cette affaire, que tout en reprochant au juge d'instruction d'avoir fait de Mme Badaoui le pivot de ses confrontations, ils en ont fait la « reine à abattre » d'un jeu d'échecs, alors pourtant que ce dossier ne reposait pas sur ses seules accusations. Et parce que la meilleure défense est l'attaque, certains avocats semblent avoir choisi comme stratégie de défense et comme argument de plaidoirie de caricaturer la justice, plutôt que de répondre loyalement aux questions difficiles et délicates que posait ce dossier.

Doit-on admettre qu'au nom des droits de la défense, dans une enceinte judiciaire, lieu de débat contradictoire mais en principe serein, où il est normal pour les avocats de contester pied à pied mais loyalement les charges qui pèsent sur un accusé, on puisse, quand on est avocat, traiter une de ses consœurs de « salope », les enfants de « sale menteur » et le juge d'instruction d'« incompétent pétri de certitudes » ? J'en passe, car je serais obligée de devenir vulgaire.

Je crains en définitive que ce dossier, dont on vous a dit qu'il avait échappé à Saint-Omer, n'ait en réalité tout simplement échappé à la justice. À cet égard, l'expression « fiasco », qui veut dire impuissance, n'est pas si mal choisie.

Quelles réformes peut-on envisager ? Aucune réforme sérieuse ne pourra s'accomplir sans moyens et sans réflexion sérieuse.

Il faut évidemment améliorer les conditions matérielles de détention, qu'il s'agisse de garde à vue ou de détention proprement dite, provisoire ou non. De ce point de vue, l'exemple des Anglais me paraît intéressant : ils appliquent, en prison, la règle du numerus clausus, de sorte qu'on ne fait pas entrer quelqu'un en prison sans s'assurer que les conditions minimales d'accueil sont requises. Il existe en Angleterre, où j'ai eu l'occasion de faire un stage, des citoyens qui détiennent les clés de la prison et peuvent s'y rendre à tout moment ; on pourrait imaginer faire de même, y compris pour la garde à vue.

Le filmage des auditions en garde à vue ainsi que dans la phase d'instruction me paraît également pouvoir utilement être mis en œuvre, même si, selon moi, on n'évitera jamais les préjugés.

Le recueil des auditions d'enfants par des brigades spécialisées doit évidemment être amélioré. On pourrait également prévoir, dans les juridictions, un délégué à la communication. Et peut-être devrait-on revoir les règles de déontologie, au regard du traitement par la presse des affaires en cours.

On a beaucoup reproché au juge d'instruction ses méthodes de confrontation et à la chambre de l'instruction de les avoir validées. Je me demande s'il ne serait pas intéressant que le juge d'instruction fasse état de sa méthode auprès des avocats et que ce soit sur la méthode envisagée qu'on puisse faire appel. En effet, une fois que les confrontations ont eu lieu, il est difficile de les refaire. Peut-être faut-il faire un calendrier de la nature des actes.

On devrait aussi pouvoir consulter les dossiers sur disquette, plutôt que de devoir attendre les photocopies six mois.

En ce qui concerne les réformes de plus grande ampleur, je vous renvoie aux travaux de la commission Delmas-Marty, mis en avant chaque fois qu'on évoque la suppression du juge d'instruction. Mais cela supposerait, de toute façon, l'indépendance du Parquet. Il me semble toutefois qu'avant toute nouvelle réforme, un débat sérieux et loyal doit s'instaurer sur ce que doit être un juge et les façons de se préserver de ses éventuels excès.

Il vous appartient de vous demander si un juge doit être un acteur ou un arbitre. Kant se posait déjà la question quand il disait que seul le spectateur occupe une position lui permettant de voir la scène dans son entier, et qu'il peut rester impartial que si aucun rôle ne lui est assigné, tandis que l'acteur a le souci de la renommée. Selon lui, se mettre à l'écart de tout point de vue, hors du jeu, était une condition sine qua non de tout jugement.

Il me semble, par ailleurs, que la collégialité doit être une garantie, offerte sinon de manière systématique, en tout cas à la demande des parties ou des juges, à tous les stades d'une procédure.

Je me demande enfin s'il ne faudrait pas qu'aux assises, les assesseurs professionnels connaissent le dossier, surtout quand celui-ci est complexe, pour soutenir le président dans sa tâche ; c'est une des propositions de la commission Viout et j'ai noté qu'à Angers, où l'on a félicité les magistrats, le premier assesseur connaissait le dossier.

Merci de m'avoir écoutée.

M. le Président : Merci Madame. Quelque chose m'a troublé dans ce que vous avez dit, à la fin de votre intervention, à savoir : « Je crains, en définitive, que ce dossier dont on vous a dit qu'il avait échappé à Saint-Omer, n'ait en en réalité tout simplement échappé à la justice. » Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par cette phrase ?

Mme Claire MONTPIED : Je n'étais pas à Saint-Omer, j'ai simplement lu quelques livres qui sont sortis après. Ils sont d'ailleurs assez étonnants dans la mesure où ils donnent, pendant les trois-quarts, des éléments sur ce qui aurait pu se passer à la Tour du Renard, alors que les journalistes n'y étaient pas, et où ils ne donnent que quelques informations sur le procès. J'ai également entendu certains avocats.

Il semble que les conditions de sérénité n'ont pas toujours été réunies. C'est ce que je vous expliquais : le débat oral devant la cour d'assises doit permettre aux avocats de poser toutes les questions utiles, tant que les débats restent sereins. MPouille-Deldicque s'est exprimée à cet égard ...

M. le Président : On s'en souvient.

Mme Claire MONTPIED : À Paris, le dossier n'était plus le même. Les enfants se sont rétractés, ainsi que les principaux accusateurs.

M. le Président : L'expression « échapper à la justice », cela peut vouloir dire ...

Mme Claire MONTPIED : J'ai l'impression que la justice a été rendue par voie de presse.

M. le Président : Vous avez précédé ma question. Est-ce que, selon vous, justice a été rendue ? Vous avez dit aussi que les rétractations de Mme Badaoui n'étaient pas forcément plus crédibles que ce qu'elle avait dit auparavant. On arrive à se demander ce que vous pensez du verdict final. Selon vous, est-ce que justice a été rendue ?

Mme Claire MONTPIED : Justice a été rendue. La vérité judiciaire est acquise. Le malaise qu'on ressent ne tient pas du tout au verdict, acquis au terme d'un débat. Je regrette, pour ma part, que les conditions de ce débat n'aient pas toujours été aussi sereines que ce que j'attends du fonctionnement judiciaire. C'est tout ce que je dis.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Beaucoup de choses ont été dites et j'ai déjà posé un certain nombre de vos questions à vos collègues, tout à l'heure. Je ne m'intéresserai donc qu'à quelques points.

Vous avez expliqué à la commission ce qu'étaient des indices graves. Vous avez cité des exemples issus du dossier. Vous avez évoqué notamment le changement de physionomie, dont le procureur de la République avait pris lui-même l'initiative de parler à la commission.

Nous avons le témoignage du coiffeur de l'huissier M. Alain Marécaux, qui dit : « Quant à sa barbe, elle a toujours été de cette taille, très courte, de deux ou trois jours. Il m'est arrivé trois ou quatre fois de lui tailler, de la remettre à niveau, mais généralement c'est lui qui la taillait. »

Question : « L'avez-vous connu avec une barbe plus fournie ? »

Réponse : « C'est arrivé une fois cette année, elle devait avoir trois semaines, je ne saurais préciser l'époque. À sa demande, je la lui ai taillée très court. » Il est très clair que la barbe plus fournie n'avait duré que trois semaines.

Question : « Cette barbe de trois semaines changeait-elle beaucoup sa physionomie ? »

Réponse : « Cela arrondissait le bas du visage, mais lorsqu'on le connaît, on le reconnaissait aisément ».

On s'aperçoit donc que l'huissier avait toujours une barbe très courte, qu'il en a eu une un peu plus fournie pendant trois semaines, mais qu'au bout de trois semaines il a demandé à son coiffeur de la lui couper. On demande au coiffeur si, pendant ces trois semaines, son visage a été modifié. Et le coiffeur répond qu'on le reconnaissait aisément.

Vous nous dites que, parmi les indices graves, il y avait un changement de physionomie. Dans le réquisitoire du procureur, cela devient : « Celui-ci, dans le même temps, s'affichait avec des longueurs de barbe variables, au lieu de s'en tenir à la taille courte qu'il affectionnait depuis plusieurs années. Selon le témoin, cela avait eu pour conséquence de modifier substantiellement les contours de son visage. » Cela ne me paraît pas correspondre du tout aux dires du témoin.

Dans l'ordonnance de mise en accusation du juge d'instruction, on retrouve la même phrase : « Or, selon le témoin, cela avait eu pour conséquence de modifier substantiellement les contours de son visage. »

Dans l'arrêt de la chambre de l'instruction, auquel vous n'avez d'ailleurs pas participé, la rédaction est un peu différente : « Attendu qu'Alain Marécaux, qui apparaît avoir cherché, au moment de l'enquête, à modifier son apparence, etc. »

Ma question est simple : comment, professionnellement, traite-t-on ce genre de témoignage ? Madame Fontaine est aussi concernée à son adresse. Cela vous concerne aussi, Madame Montpied, puisque vous avez participé à la rédaction de l'ordonnance de renvoi. Comment, d'une barbe de trois semaines, qui a été coupée et dont le coiffeur vient dire que cela ne modifie pas son visage, obtient-on, sous la plume du procureur de la République, du juge d'instruction et, de manière un peu différente, c'est vrai, sous celle des rédacteurs de l'arrêt de renvoi : « Cela modifie substantiellement son visage » ? Comment est-ce possible ?

Le procureur m'a déjà répondu : « C'est une sémantique inappropriée ». Reste que je me demande comment l'on peut passer de : « Cela ne modifie pas son apparence », à : « Son apparence est substantiellement modifiée » ?

Mme Claire MONTPIED : Comme j'ai essayé de vous l'expliquer, les témoins, et notamment celui-là, ont varié. Dans un premier temps, il a indiqué que c'était son client qui lui avait demandé de changer de tête. Ce n'était qu'un détail, mais il était destiné à vous faire prendre conscience de ce qu'est un indice.

Lorsque nous sommes intervenus, nous n'étions pas sur des décisions de culpabilité. Le dossier se construisait...

M. le Rapporteur : Vous ne répondez pas à ma question. Le coiffeur répond : « On le reconnaissait aisément. »

Mme Claire MONTPIED : Je ne sais pas de quelle cote il s'agit.

M. le Rapporteur : D 1 041.

Mme Claire MONTPIED : Alors je vous renvoie à la cote 1053, qui ne dit pas la même chose. J'ai voulu vous dire que ce dossier s'est modifié au cours de son évolution, et qu'il n'était plus le même au moment où nous sommes intervenus, au stade des assises, où les témoins, les enfants, les accusés ont dit des choses différentes.

Le dossier que nous avions entre les mains était en train de se construire ; les certitudes n'étaient pas acquises. Nous essayions de préserver la manifestation de la vérité.

M. le Rapporteur : Avec, tout de même, la détention provisoire, ce qui est le problème de cette affaire...

Mme Claire MONTPIED : Le contrôle judiciaire n'interdit pas aux gens de se concerter. Déjà, il ressort du dossier que les personnes détenues s'envoyaient des lettres. Il y a déjà concertation. A fortiori en cas de contrôle judiciaire. Évidemment, mais on n'a pas trouvé le moyen d'éviter que les gens ne se concertent pas.

M. le Rapporteur : À propos de contrôle judiciaire, je voudrais poser une question, qui concerne aussi M. Testut. Le 11 avril 2002, la chambre de l'instruction refuse la mise en liberté de Roselyne Godard. Elle fait référence à des expertises psychiatriques et psychologiques et précise : « Compte tenu du regard porté sur les faits par Mme Godard... » - elle disait qu'elle était innocente. Le 13 août 2002, Mme Roselyne Godard est remise en liberté par la chambre de l'instruction, où vous-même et M. Testut siégiez, et on lui permet de résider chez son frère. Que s'était-il donc passé ?

La possibilité de résider chez son frère existait sans doute déjà le 11 avril. La chambre de l'instruction était composée différemment le 11 avril et le 13 août. Pouvez-vous nous expliquer ce changement de position - si toutefois vous pouvez répondre sans porter atteinte au secret du délibéré ?

M. Claude TESTUT : Il s'agissait de la possibilité de résider chez un frère loin du lieu où les faits s'étaient déroulés.

M. le Rapporteur : Mais son frère, elle l'avait déjà trois mois plus tôt.

M. Claude TESTUT : Lorsque l'on examine une « possibilité d'hébergement », on s'inquiète de la certitude de cette « possibilité d'hébergement ». On demande que nous soient fournis des éléments concrets. Il faut s'assurer d'un certain nombre de faits objectifs.

M. le Rapporteur : Vous pensez donc que, trois mois auparavant, Mme Roselyne Godard n'avait pas justifié de cette possibilité d'hébergement, et qu'elle l'aurait fait trois mois après ?

M. Claude TESTUT : Est-ce que, dans l'arrêt d'avril, elle se prévalait d'une possibilité d'hébergement ? Je n'en sais rien. Et il peut y avoir, à quelques mois d'intervalle, des changements d'appréciation en fonction des modifications objectives d'un certain nombre d'éléments présentés devant la formation de la chambre de l'instruction.

Mme Claire MONTPIED : On n'a pas toujours de garanties. Et les gens ne nous disent pas toujours où ils peuvent être hébergés ; or ce n'est pas à nous de le décider pour eux.

Par ailleurs, il y a un deuxième élément, nous étions au mois d'août, après les avis de fin d'information, c'est-à-dire que l'instruction était terminée, ou quasiment. Les premiers avis de fin d'information avaient été délivrés.

M. Jacques REMILLER : Monsieur Testut, dans votre intervention, vous avez dit que, dans le cadre de cette instruction, vous alliez de surprise en surprise. Vous avez évoqué les propos du procureur de la République de Boulogne, qui parlait du « mythe de la pédophilie ». Avez-vous voulu dire que le Parquet était étrangement absent dans le cadre de cette instruction ?

M. Claude TESTUT : Il faut replacer mes paroles dans leur contexte. J'ai été surpris, non pas pendant l'instruction, mais lorsque j'ai entendu M. Lesigne, intervenant devant vous, utiliser le terme de « mythe de la pédophilie ». J'ai été surpris qu'on qualifie de mythe les problèmes de pédophilie et j'ai expliqué que, pour les magistrats, être confrontés à des infractions sexuelles, et plus particulièrement de pédophilie, ne constitue pas un mythe, mais une réalité quasi quotidienne.

Je vous ai donné une appréciation statistique de 1999, qui permettait d'apprécier l'importance des infractions sexuelles dans les infractions criminelles globales. J'ai donc été surpris lorsque j'ai entendu M. Lesigne qui, devant votre commission, semblait considérer la pédophilie comme un phénomène mythique.

M. Jacques REMILLER : Donc vous ne vous référez pas du tout au rôle du Parquet dans le cadre de l'instruction ?

M. Claude TESTUT : Absolument pas.

M. Jacques REMILLER : Mais aux propos du procureur de la République le jour de l'audition ?

M. Claude TESTUT : Absolument.

M. Jean-Yves HUGON : Ce n'est pas très facile de comprendre. Il y a quelques semaines, nous avons auditionné les avocats de la défense. Aujourd'hui, nous vous entendons. Nous avons deux visions différentes du dossier.

Un avocat très expérimenté nous a expliqué que, pour démontrer aux élèves de l'ENM ce qu'il ne fallait pas faire, il suffirait de prendre l'exemple du procès d'Outreau. Vous nous dites, vous, que tout s'est déroulé de façon régulière.

Tout à l'heure, vous nous avez indiqué quels étaient les éléments à charge que vous considériez comme importants. Il y en a que vous n'avez pas cités, ce sont les rapports d'expertise. Demain, nous auditionnerons les experts qui, à mon sens, ont joué un rôle important. Pensez-vous que leurs rapports aient été des éléments importants à charge ?

Mme Claire MONTPIED : Un rapport d'expertise est un élément du dossier, mais ce n'est pas un élément prédominant. Il se peut que l'expert considère qu'il n'y a aucune raison de penser que tel enfant est un affabulateur. Cela veut dire qu'on reçoit ses déclarations et qu'on les analyse pour ce qu'elles sont. De la même façon, en tout cas lors des premières expertises, personne n'a dit que Mme Badaoui était mythomane. Les experts, non plus, ne travaillent pas dans des conditions idéales. La psychologie est une science humaine. Vous pouvez avoir trois expertises, dans un même dossier, avec des conclusions divergentes.

L'expertise est un élément du dossier, mais pas un élément essentiel. C'est un éclairage.

Mme Pascale FONTAINE. Je voudrais ajouter que l'expertise n'est ni un élément à charge, ni un élément à décharge. Ce n'est pas un élément de preuve, c'est un élément qui doit nous aider dans la lecture et dans l'appréciation des éléments de preuve.

M. Georges FENECH : Madame le conseiller, je reprends à mon compte l'interrogation du président. J'ai, moi aussi, ressenti un certain malaise. Vous avez mis en cause le système de défense des avocats, en remarquant qu'ils étaient dix-sept sur dix-huit à avoir fait cause commune. Et vous avez terminé en parlant du fiasco de la justice. On a pu comprendre que vous remettiez en cause le déroulement de la procédure d'assises et donc, d'une certaine façon, le verdict d'acquittement.

Pensez-vous vraiment cela ? Pensez-vous vraiment que ce « consortium » d'avocats ait pu renverser la vapeur aux assises ? Une cour d'assises est indépendante et, quand bien même des avocats feraient cause commune, cela ne doit, en aucun cas, remettre en cause la décision de justice rendue souverainement.

Vous avez dit aussi qu'en cas de contrôle judiciaire, on ne pouvait pas interdire aux personnes de se rencontrer. Or l'article 138 du code de procédure pénale prévoit, dans son 9°, la possibilité pour le juge d'obliger l'intéressé à « s'abstenir de recevoir ou de rencontrer certaines personnes spécialement désignées par le juge d'instruction, ainsi que de rentrer en relation avec elles, de quelque façon que ce soit. » Dans les cas où il y avait un sérieux doute, le contrôle judiciaire aurait donc peut-être pu suffire.

Mme Claire MONTPIED : Malheureusement, l'expérience montre que, quand les mis en examen ont des positions divergentes, le contrôle judiciaire ne permet pas d'éviter les concertations et les pressions. Dans cette affaire, la chambre de l'instruction, telle qu'elle était composée (vous ne connaissez pas le positionnement des uns et des autres), a pu penser que le contrôle judiciaire était insuffisant. Il me semble qu'il faudrait avoir de véritables alternatives à la détention provisoire.

M. Georges FENECH : Vous savez pertinemment que s'il y a violation du contrôle judiciaire, il y a révocation et mise en détention. Et vous avez même la possibilité, depuis la loi du 9 septembre 2002, de prononcer une assignation à résidence.

Le problème est de savoir si, en l'occurrence, on a respecté la présomption d'innocence, compte tenu du doute qu'il y avait. D'ailleurs, le drame de cette affaire, c'est la détention provisoire.

Mme Claire MONTPIED : Absolument. Ce que j'essaie de vous faire comprendre, c'est qu'il y avait des intérêts contradictoires à préserver. Je ne dis pas qu'on n'aurait pas pu faire autrement, ou que le risque d'erreur est nul. Mais au moment où l'on a vu ce dossier, il n'était pas celui qu'il est devenu.

M. Léonce DEPREZ : M. Pierre Martel, le chauffeur de taxi, est venu nous dire, avec son simple bon sens, qu'il avait compris que l'affaire allait dans le mauvais sens, c'est-à-dire le sens d'un réseau imaginaire. Il nous l'a expliqué : Mme Badaoui a donné la preuve qu'elle avait dit « oui » au juge qui l'avait interrogée en lui lisant la lettre qui témoignait du meurtre qui n'avait pas eu lieu.

Vous avez entendu que Mme Badaoui avait dit « oui » au juge. Quand le juge d'instruction a compris que Mme Badaoui lui avait menti puisque le meurtre n'avait pas eu lieu, le château de cartes s'est écroulé. Quelle a été votre réaction ?

Finalement, il y a eu erreur et intoxication, que vous avez partagées certainement en toute bonne foi. Votre conclusion a été excellente, puisque vous avez dit qu'il ne fallait plus que le juge d'instruction soit à la fois enquêteur et arbitre.

Mme Pascale FONTAINE : Cette fameuse lettre et ce prétendu meurtre de petite fille font actuellement l'objet d'une instruction judiciaire qui n'est pas terminée. Je pense que nous ne pouvons rien dire de plus.

Mme Claire MONTPIED : Quand une recherche est vaine, elle est vaine. Je n'y étais pas. J'ai eu la chance de ne pas habiter la Tour du Renard. On ne saura jamais ce qui s'est vraiment passé, ni ce que subissaient ces enfants. La vérité judiciaire n'est qu'une reconstruction. Évidemment, on ne peut pas condamner des gens si on ne peut pas établir de culpabilité. Ne me faites pas dire ce que je ne dis pas. Le problème, c'est que nous sommes intervenus au moment où le dossier se constituait, à un moment où l'on pouvait penser que des concertations et des pressions pouvaient avoir lieu.

Pour assurer la manifestation de la vérité au plus près possible de ce qu'elle était, on a pris certaines décisions, notamment des contrôles judiciaires quand les gens proposaient de partir assez loin ; ce fut le cas, par exemple, de Mme Odile Marécaux. Peut-être aurait-on pu faire autrement.

Mme Pascale FONTAINE : Je ne souhaite pas commenter les conclusions de Mme Montpied.

M. le Président : Vous l'incitez même à ne pas en faire trop.

Mme Pascale FONTAINE : Oui. J'ai eu l'impression qu'elle vous l'avait déjà dit et qu'elle souhaitait le redire avec d'autres mots pour vous convaincre encore davantage.

M. Guy LENGAGNE : On a souvent présenté le Pas-de-Calais, et en particulier le Boulonnais, comme un repère de pédophiles invétérés. Or vous avez mis le doigt sur une réalité, à savoir que nous sommes très largement sous-administrés. Je tiens à vous en remercier.

Ma question porte sur un sujet qui me préoccupe depuis le début de nos auditions. Vous avez indiqué que les inculpés n'avaient pas tous fait de demandes de mise en liberté. Je me suis demandé quel avait été le rôle des avocats. Il nous appartiendra d'approfondir la question. Je pense surtout au début de l'affaire. Est-ce que les avocats commis d'office ont été réellement présents ?

Mme Claire MONTPIED : D'abord, et vous l'avez remarqué, ce n'étaient pas toujours les mêmes avocats. De nombreux avocats différents sont intervenus pour les uns et pour les autres, et ils n'ont sans doute pas réagi de la même façon.

Cela dit, les mis en examen peuvent faire des demandes seuls, sans avocat. Cela dépend évidemment de la façon dont ils sont informés de leurs droits. Peut-être ne l'ont-ils pas été. Il est, en effet, étonnant de constater que les demandes de liberté se sont concentrées dans la période d'attente du procès, véritable temps mort, entre l'ordonnance de renvoi en cour d'assises et le passage en cour d'assises - période qui a duré environ un an. C'est une question de moyens, mais il faudrait qu'on puisse juger les détenus beaucoup plus près de l'ordonnance de renvoi.

M. Claude TESTUT : C'est un problème contingent. On vient de signaler que la période était longue entre l'ordonnance de renvoi et le passage aux assises. Mais cela nécessite des jurés. Or dans certains départements, il est extrêmement difficile d'organiser plus d'un certain nombre de sessions d'assises dans l'année en raison de la difficulté de trouver suffisamment de jurés.

M. Marcel BONNOT : Madame Montpied, vous avez déclaré que le magistrat n'avait ni client à défendre, ni électeur à séduire. En dehors de la considération que vous semblez nourrir vis-à-vis des avocats et des politiques, considérez-vous que les avocats et les politiques, à la différence des magistrats, laissent facilement leur conscience au vestiaire ?

Vous l'avez dit, la loi semble mal faite, c'est la faute au législateur, et les certitudes n'existent aujourd'hui que dans la tête de ceux qui n'ont pas eu à connaître de l'affaire en son temps. Vous avez eu à faire à des avocats qui caricaturaient, qui ne répondaient pas aux véritables questions que posait ce dossier. Vous avez présenté le procès de Saint-Omer comme relativement exemplaire, bien qu'il y ait eu des acquittés. Si je poussais votre logique, je pourrais en conclure qu'à Paris, on a pu se tromper.

Un magistrat a déclaré hier : « Je suis profondément convaincu de l'innocence des acquittés de Paris ». Aujourd'hui, seriez-vous aussi affirmative ?

Mme Claire MONTPIED : Je n'ai jamais eu à me poser la question de la culpabilité ou non des personnes mises en cause dans ce dossier. Je ne peux donc pas répondre à cette question.

Ce que j'ai voulu vous faire comprendre, par ce propos peut-être un peu exagéré, c'est que ce dossier était très complexe. Il l'était tellement qu'il a donné lieu à des résultats différents aux stades successifs où il a été examiné. Même les décisions d'assises ont été différentes. À ce moment, d'ailleurs, le juge d'instruction et la chambre de l'instruction n'intervenaient plus : c'étaient les jurés. C'était compliqué, c'est tout ce que j'ai voulu dire.

Évidemment, chacun a une conscience, et j'imagine bien que si vous êtes entré en politique, c'est par conviction. Mais je veux vous faire comprendre que le juge est dans une posture de neutralité totale. Ce n'est pas le cas d'un avocat. On voit bien que les avocats vous ont présenté les personnes qu'ils avaient à défendre sous un certain jour, et c'était d'ailleurs très intéressant. Me William Julié vous l'a parfaitement expliqué, avec beaucoup d'honnêteté : dans un dossier, l'avocat examine quelles sont les charges, quels éléments peuvent jouer en faveur de son client, sans se poser vraiment la question si celui-ci est ou non innocent. Et il mettra en avant les éléments qui lui sont favorables.

Je disais également que les hommes politiques ont des convictions politiques et que les avocats, pour défendre leur client, étudient ce qui lui est favorable. Leur posture est différente de la nôtre : nous devons être dans le juste milieu, et c'est parfois extrêmement difficile.

M. Marcel BONNOT : Vous m'interpellez un peu, en parlant de « neutralité » du juge.

M. le Président : Nous n'allons pas engager un tel débat maintenant, Monsieur Bonnot. Mais vous avez eu réponse à votre question ?

M. Marcel BONNOT : Je vais m'en satisfaire, Monsieur le Président.

M. le Président : Mesdames, Monsieur, je vous remercie.

* Audition de M. Michel EMIRZÉ, psychologue,
expert auprès de la cour d'appel de Douai, Mme Aude COUSAERT, psychologue,
M. Serge RAYMOND, psychologue, expert auprès de la cour d'appel de Paris,
et Mme Marie-Christine GRYSON-DEJEHANSART, expert psychologue



(Procès-verbal de la séance du 23 février 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Mesdames et messieurs, je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire d'Outreau.

Je souhaite vous informer au préalable de vos droits et obligations.

Dans le cadre de la formule du huis clos qui a été retenue pour votre audition, celle-ci ne sera rendue publique qu'à l'issue des travaux de la commission. Cependant, celle-ci pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui en sera fait. Celui-ci vous sera préalablement communiqué et les observations que vous pourriez présenter seront soumises à la commission.

L'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires punit des peines prévues à l'article 226-13 du code pénal, soit d'un an d'emprisonnement et 15 000 euros d'amende, toute personne qui, dans un délai de trente ans, divulguera ou publiera une information relative aux travaux non publics d'une commission d'enquête, sauf si le rapport de la commission a fait état de cette information.

Je vous rappelle qu'en vertu du même article, les personnes auditionnées sont tenues de déposer, sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel.

Toutefois, en application de l'article 226-14 du même code, l'article 226-13 n'est pas applicable aux personnes informant les autorités de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(M. Michel Emirzé, Mme Aude Cousaert, M. Serge Raymond et Mme Marie-Christine Gryson-Dejehansart prêtent successivement serment).

La commission va procéder maintenant à votre audition qui fait l'objet d'un enregistrement. Vous pouvez prendre la parole pour un bref exposé, avant que nous passions aux questions. J'insiste sur la nécessité de la brièveté, car nous avons été trop indulgents, hier.

M. Serge RAYMOND : Même s'il convient d'être bref, je crois nécessaire, pour une bonne compréhension, de donner quelques jalons de l'histoire de l'expertise en France, et d'expliquer notamment la séparation entre psychiatres et psychologues et ses conséquences.

En 1808 - j'étais présent... -, Esquirol, élève de Pinel, est descendu de Charenton pour rencontrer le doyen de la Faculté de droit de Caen, afin de lui exposer les souhaits des aliénistes, sur la base des monomanies, dont vous avez certainement entendu parler. Il lui demande donc que l'on puisse séparer le bon grain de l'ivraie, c'est-à-dire séparer ceux qui ont perdu leur discernement et leur responsabilité des autres. Le doyen de lui répondre que les jurés sont populaires, et que ce n'est pas nécessaire. Esquirol a eu cependant assez d'influence pour que sa proposition de retenir l'irresponsabilité se retrouve dans le code d'instruction criminelle de 1810. C'est important de le rappeler car en 1905, la circulaire Chaumier sur les circonstances atténuantes servira de base au principe de l'individualisation de la peine dans le code de procédure pénale de 1958. À l'époque, il y avait peu, voire pas du tout, de psychologues, même si la licence de psychologie date de 1947. C'est dans ces conditions que les psychiatres se sont saisis de l'expertise psychologique.

Commence alors ce qu'on a appelé l'âge d'or de l'expertise chez les vieux tenants du médical des hôpitaux psychiatriques : l'examen psychologique de l'article 81, l'examen médico-psychologique et l'expertise psychiatrique, par un collège d'experts dont un seul fera le rapport mais dont chacun sera payé trois ou quatre fois pour le même examen. Le doyen Gondre écrira, en 1979 puis en 1985, à toutes les cours d'appel de France pour leur rappeler que...

M. le Président : Tout cela est très intéressant, mais nous ne sommes pas là pour étudier l'histoire du rôle des experts en matière judiciaire. Nous devons aller à l'essentiel, à savoir votre rôle dans l'affaire d'Outreau.

M. Serge RAYMOND : C'est tout de même dommage que je n'aie pas le temps de m'exprimer davantage sur les conditions d'extrême précarité auxquelles nous étions arrivés, où le langage psychiatrique ne tenait pas compte du langage psychologique, et où nous devions nous dégager d'un langage abscons, scientifique, psychiatrique.

Dans l'affaire d'Outreau, j'ai vu quatre personnes, dont surtout Mme Badaoui, et j'ai parlé à son propos, dans un langage psychiatrique, de mélancolie délirante. Une mélancolie délirante, ça fabrique des effets. Cette dame, qui a été vendue, qui était laminée, lapidée, avait tout de même des effets de corps, y compris devant moi, avec des problèmes thyroïdiens qui, pour nous autres, sont une source d'information considérable, car le poids, dans la société contemporaine, revêt une importance particulière. Cette dame a induit d'une façon tout à fait particulière ce que j'appelle un syndrome de Munchhausen. Vous savez aussi bien que moi ce qu'est le syndrome de Munchhausen par procuration : ce sont, par exemple, ces enfants à qui l'on va faire des injections de caca dans la bouche pour qu'ils présentent une symptomatologie diffuse susceptible de mettre le corps médical en échec, un corps médical qui, selon moi, a perdu beaucoup de sa crédibilité aujourd'hui. Je sais, par expérience - qui est discutable, comme toute expérience -, que les enfants ont joué quelque chose des souffrances de la mère. Nous nous retrouvons donc face à un syndrome Outreau de crédibilité psychologique, que je suis en train de parfaire car c'est quelque chose que je dois aux victimes, une sorte de syndrome de Munchhausen, du nom de ce baron menteur de vos classes de seconde. Puisque le corps médical a perdu de sa crédibilité, c'est tout naturellement que l'on se tourne vers le judiciaire. L'impérium de l'institution, des institutions républicaines, est menacé ; c'est tout cela qui est en jeu.

Enfin, et je m'arrêterai là, je me rappelle la rumeur d'Orléans, ainsi que le contexte politique dans lequel elle est née, et j'aimerais - je relaie presque une demande des policiers, que je connais bien et que j'ai encore vus hier - qu'on réfléchisse d'un peu plus près au fonctionnement de la garde à vue et au rôle que peut y jouer le procureur de la République.

M. Michel EMIRZÉ : Je voudrais à mon tour, très brièvement, poser quelques jalons. L'expertise psychologique commence à la réception de l'ordonnance du magistrat, et elle est diligentée de manière à pouvoir répondre aux questions qui y sont posées. Nous avons donc élaboré un examen clinique afin de retracer l'histoire du sujet, son passé, mais aussi de mettre en évidence d'éventuelles pathologies, d'analyser les ressorts psychologiques qui ont pu conduire au passage à l'acte, les capacités de réinsertion, les risques de récidive. Nous avons ensuite eu recours à des méthodes plus spécifiques à notre profession, les tests à savoir des tests psychométriques qui permettent de déterminer le niveau intellectuel, ou tests projectifs destinés à analyser plus en profondeur la personnalité.

Dans cette affaire, j'ai réalisé l'examen psychologique de dix-huit mis en examen, dans le cadre d'une unicité d'expert d'abord. Dans un second temps, à la demande du juge d'instruction, j'ai procédé à l'examen de quatre mis en examen dans le cadre d'une dualité d'experts, avec Serge Raymond, et enfin, à la demande du président de la cour d'assises, j'ai examiné pour la deuxième fois M. Thierry Delay, cette fois dans le cadre d'une unicité d'expert.

Je suppose que vous avez en mémoire certains articles de journaux, car j'ai tout de même été mis en cause par certains médias, et cela m'a placé dans une difficulté d'autant plus grande que, tenu à un devoir de réserve, je n'ai pas pu y répondre. Certaines de mes conclusions ont ainsi été sorties de leur contexte et mises en avant pour dénaturer l'ensemble, notamment à propos de certains traits de personnalité des personnes que j'ai examinées, en faisant fi d'autres éléments qui venaient nuancer mon propos.

J'ai été choqué d'entendre Me Berton me dire, lors de la première session d'assises à Saint-Omer, que sa cliente, Mme Odile Marécaux, avait été gardée en détention sur la seule base de mes conclusions. Cela m'a perturbé en tant que psychologue, car nous sommes des soignants, et nous ne devons pas nuire, mais aussi parce que l'examen psychologique ne doit jamais être placé sur le terrain de la vérité. Ce n'est pas notre champ. Notre champ est celui de la réalité psychique, qui peut être différent de celui de la vérité. J'ai alors pris conscience qu'il est très difficile de faire comprendre des données de sa spécialité à des gens qui n'en sont pas.

S'agissant de la presse, et sans vouloir remettre en cause sa liberté, je profite de ce que je m'adresse à des législateurs pour leur suggérer d'alourdir les sanctions lorsqu'elle ne respecte pas ses devoirs et qui transgresse la loi.

La Voix du Nord a ainsi pu titrer en gras, au lendemain du premier procès de Saint-Omer, « L'homme par qui le scandale est arrivé », avec ma photo juste en dessous. Et si on lit l'article, on s'aperçoit qu'il concerne le juge Burgaud ! La publication de cette photographie était forcément de nature à me porter préjudice, tant sur le plan professionnel que privé. Même si je ne pouvais, dans la mesure où j'avais donné l'autorisation de publier ma photo, porter plainte pour atteinte à mon image, des avocats m'ont confirmé qu'il y avait tout de même matière à plainte et que j'aurais probablement satisfaction, mais que les frais de justice seraient plus élevés que l'indemnité ! Où est la reconnaissance, dans tout cela ? C'est un problème important, car nous pouvons considérer que nous avons été victimes d'un certain nombre de choses

Par ailleurs, il semble que, durant l'instruction, des contre-expertises aient été demandées sur mes expertises, et refusées par la chambre de l'instruction. Je n'en dirai rien, mais quand je suis arrivé aux assises de Paris, je m'attendais bien évidemment à ce qu'il y ait des contre-expertises, puisque mes expertises avaient été critiquées. Eh bien non ! Or, je suppose que si des avocats les avaient demandées à Paris, elles auraient été accordées par le président. Cela pose donc rétrospectivement question sur les critiques portées contre mes expertises.

Je regrette également, dans la mesure où il n'y avait pas de contre-expertise, que l'on ne m'ait pas demandé de revoir les sept personnes jugées à Paris, car les examens que j'avais pratiqués dataient de quatre ans, et en quatre ans, un sujet évolue.

Je conclurai par quelques propositions pour tenter d'améliorer l'expertise psychologique. Tout d'abord, nous devons, nous experts, clarifier nos propos pour les rendre intelligibles à tous. Par ailleurs, jusqu'à il y a encore une vingtaine d'années, il était habituel que les expertises soient réalisées en dualité d'experts. Aujourd'hui, c'est l'exception. Dans 98 % des cas, je suis nommé en expertise unique. L'expertise en dualité d'experts a le mérite de permettre un échange de vues et d'approfondir la perception de la personnalité, mais il est vrai qu'elle se heurte à deux obstacles majeurs, l'allongement des délais pour la remise du rapport d'expertise, et le doublement des frais de justice.

Enfin, et là je m'adresse aux avocats, il me semblerait intéressant que l'on demande plus souvent des compléments d'expertise. Quand nous recevons une ordonnance, en effet, nous devons réaliser une expertise afin de répondre aux seules questions, précises, qui y sont posées par le magistrat, sans répondre à d'autres questions. Mais quand on se retrouve aux assises, il n'est pas rare que l'on nous pose à brûle-pourpoint des dizaines de questions, qui ne figuraient pas dans l'ordonnance, sur des expertises réalisées quatre ou cinq ans auparavant. Peut-être l'avocat devrait-il, suite au rapport d'expertise, et plutôt que de demander une expertise parallèle qui ira souvent dans le même sens que la première, poser des questions supplémentaires, qui pourraient enrichir l'expertise et nuancer certaines conclusions pouvant paraître trop abruptes ou peu claires.

Mme Marie-Christine GRYSON-DEJEHANSART : J'ai été, pour ma part, la cible des médias ; j'ai été l'objet d'un véritable lynchage médiatique. J'ai été amenée à voir les seize enfants concernés en tout début de procédure, sept pour commencer, puis quatre, puis quatre encore, à la demande du juge Burgaud, qui m'avait bien expliqué que l'affaire serait très difficile, mais qui comptait sur ma grande expérience. J'ai en effet plus de mille expertises à mon actif, puisque je suis psychologue depuis vingt-cinq ans, et expert depuis 1989. J'étais en pédopsychiatrie à l'époque, et je suis installée depuis quinze ans en cabinet libéral.

J'ai accepté ces expertises, même si le fait que les médias s'en soient emparés ne facilitait pas les choses, car ce type d'affaire est fréquent dans le Nord-Pas-de-Calais. Il m'est souvent arrivé, en tant que spécialiste des enfants et des adolescents, de m'occuper de cas comparables à ceux d'Outreau. Quand M. Burgaud, ce jeune magistrat que j'ai trouvé très courageux, m'a demandé si j'acceptais de continuer de voir les enfants qu'il m'adressait, j'ai accepté tout en sachant que ce serait très dur pour moi. Et cela l'a été plus encore que je n'aurais pu l'imaginer.

J'ai ainsi pu voir les enfants à un moment où leur mémoire était encore fraîche, et où il était possible de réaliser des expertises dites classiques, c'est-à-dire qu'avec les strates de connaissances dont nous disposons - nous sommes, nous psychologues, titulaires d'un DESS auquel s'ajoutent d'autres formations et, pour ce qui me concerne, mon expérience en victimologie et ma pratique en cabinet libéral - nous devons nous prononcer sur l'état actuel de l'enfant, déterminer si ses propos sont crédibles, et s'il peut y avoir d'éventuelles répercussions traumatiques. C'est un examen extrêmement codifié, auquel nous procédons avec les outils classiques d'analyse de la personnalité dans les jeux et les entretiens, d'analyse du récit, d'analyse des effets traumatiques par le biais des tests.

Les extraits de mes expertises que l'on a retrouvés dans la presse m'ont été très dommageables, car il faut bien comprendre qu'une expertise comporte une centaine d'items, et qu'en retrouver un par ci par là dans la presse ; c'est comme si l'on extrayait un mot, un adjectif d'une traduction pour dire que la langue n'a aucun sens.

J'ai donc procédé à l'analyse des récits des enfants, qui devaient évidemment être spontanés pour en mesurer la crédibilité. Ce n'est pas la même chose qu'à la gendarmerie : on analyse à partir de critères, d'éléments de codification, des récits traumatiques qui procèdent souvent de façon chaotique, par flashes mnésiques renvoyant à un vécu visuel, corporel, kinesthésique, auditif, et on note, mot à mot, tout ce que l'enfant dit. Quand l'enfant dit : « Untel me faisait ça », on note : « Untel me faisait ça ». C'est pour cela que des noms se sont retrouvés dans la transcription des récits traumatiques. Il est évident que, plusieurs années après, on retrouve beaucoup moins d'éléments traumatiques évidents dans les expertises.

On réalise aussi des tests, qui nous permettent notamment de déterminer si l'enfant est bien dans la réalité, s'il fabule ou non, et il arrive que l'on retrouve des éléments traumatiques, que nous appelons pathognomiques. Le petit garçon, par exemple, se mettait debout pour m'expliquer les faits, comme beaucoup d'autres, et revoyait la scène traumatique. Vous savez que, dans ces cas-là, les enfants amalgament plusieurs scènes, ce qui peut parfois laisser penser qu'ils se contredisent, mais nous avons justement des tests pour cela. Le même enfant m'expliquait, avec des gestes, la scène qui l'avait le plus marqué, celle où il était attaché à un mur, avec d'autres enfants dans la pièce, notamment sur des lits, et en présence d'adultes. Les enfants devaient « faire des choses entre eux », et il employait le mot « faitre », qui du point de vue sémantique englobe le fait d'« avoir des relations sexuelles ». Il était en plein stress post-traumatique, il tremblait de tout son corps, il s'est levé, il m'a montré comment il était attaché les mains dans le dos, il s'est retourné brutalement pour me montrer qu'on le retournait brutalement, qu'on lui enfonçait des choses dans le derrière, des boules, au point qu'il croyait qu'il allait mourir. Il m'a dit qu'à un moment on lui avait demandé d'aller chercher quelqu'un et qu'il aurait ramené un adulte « parce qu'à un enfant ça fait trop mal ». « On m'a demandé », disait-il, « de mettre le zizi qui est gros comme ça dans mon derrière qui est tout petit », et « celui qui faisait le plus mal », ajoutait-il, « c'est X ». L'enfant s'est alors penché en avant en répétant les propos de ce X : « Enfonce le zizi, encore plus ». Il était, en disant cela, dans un tel état, de reviviscence du traumatisme qu'il s'effondrait. Je lui ai alors demandé de dessiner, et il a écrit : « X me dit enfonce encore plus le zizi, plus loin ».

Sans porter de jugement sur qui que ce soit, je me suis attachée à dresser un récit traumatique objectif, sur la forme. Il y avait reviviscence visuelle, kinesthésique, auditive, cela fait partie des 6 critères établissant l'authenticité d'un récit traumatique pour ce qui concerne le contenant. Quant au contenu, j'ai appliqué l'échelle de validité universelle SVA, qui montrait que l'enfant était crédible. J'ai également appliqué le test projectif des taches de Rorschach, que je pratique depuis vingt-cinq ans, j'ai plusieurs milliers de protocoles, qui mettent en évidence des traumatismes sexuels avérés, et en l'espèce l'enfant a revu le traumatisme sexuel, ce qui ne se produit jamais avec des enfants qui ne sont pas victimes. Il disait : « Là, c'est un monsieur qui est en train d'enfoncer son zizi dans le derrière d'un enfant », etc., etc.

Comme vous le savez, je n'ai pu présenter complètement mes expertises à la cour d'assises, mais seulement les quatre menées en dualité avec M. Jean-Luc Viaux. Je n'avais jamais vu une configuration spatiale aussi aberrante. Les enfants et les parties civiles étaient dans le box des accusés. Toute la salle était occupée par les journalistes, les avocats et les personnes prévenues. À la barre, on avait à peine la place de tendre le bras. J'étais entourée d'avocats, je n'avais aucun espace, aucune distance, ni spatiale ni psychologique. Et lorsque nous avons déposé la première fois avec M. Jean-Luc Viaux, cela a été extrêmement pénible et éprouvant. On nous a accusés, avec des hurlements d'indignation, d'être coupables de l'incarcération d'innocents, coupables du suicide d'un innocent. Toutes nos expertises ont été dénigrées, moquées par un auditoire qui était dans un fonctionnement systémique, traitant en intrus tous ceux qui venaient de l'extérieur par rapport à ceux qui, depuis deux mois, partageaient toutes leurs émotions et même leurs repas.

La deuxième fois, lorsque je suis arrivée, j'avais onze dossiers sous le bras, et je n'avais pas de place pour m'asseoir. Il a fallu faire reculer un journaliste. J'ai commencé à exposer mes onze dossiers à onze heures, avec deux heures de retard sur l'horaire prévu, sans pouvoir les poser devant moi puisqu'il n'y avait pas de pupitre mais simplement une barre. L'expert n'est donc pas placé symboliquement dans un savoir, il est accroché à la barre. J'ai été, dès lors, entourée par les avocats, ce qui m'empêchait de m'adresser à la Cour. Je ne pouvais pas tendre un bras à droite sans toucher un avocat, ni reculer d'un pas sans m'asseoir sur Mme Badaoui. J'ai alors tenté d'expliquer mes expertises, mais je n'ai pas pu, et pourtant je l'ai fait des centaines de fois, j'en ai l'habitude. J'ai été constamment interrompue par des moqueries, des sarcasmes, des hurlements d'indignation.

Puis Me Berton est arrivé et a brandi la plaquette de l'association dont je suis présidente, « Balise la vie », et qui a été créée en 2000, avec le soutien du procureur général près la cour d'appel. Cette association n'est pas une association militante, mais une association éthique, car elle permet aux psychologues experts de mieux faire leur travail, et d'enrichir leur expérience par des thérapies qu'ils réalisent gratuitement, bénévolement. Cela peut ainsi permettre de mieux comprendre le mécanisme des rétractations d'enfant. Au bout de deux ans, trois ans, quatre ans, la mémoire se métabolise, son psychisme se referme, il a un sentiment d'irréalité, même quand les faits sont avérés. Quiconque fait des thérapies le sait.

J'ai été abasourdie que l'on me reproche d'être présidente de cette association qui est une association éthique, humaniste. Brutalement, j'étais devenue la plus horrible des créatures, un sujet d'opprobre, plus encore que Thierry Delay qui sodomisait ses enfants avec des ossements humains. Les médias n'ont fait aucune pédagogie, notamment sur les stratégies de la défense, qui sont toujours les mêmes : discrédit de l'instruction, discrédit de l'expert. On s'attachait à discréditer non seulement ma compétence, mais encore ma personne J'ai été livrée en pâture aux médias, insultée. On m'a accusée de suivre en thérapie les enfants du procès d'Outreau, ce qui est faux. On m'a accusée d'organiser des colloques pour le conseil général du Pas-de-Calais, ce qui est faux. J'en ai apporté les preuves à l'AFP, mais cela n'a intéressé personne. Ce qui était intéressant, c'était de laminer l'expert qui avait vu les enfants au moment où leur mémoire était encore fraîche.

J'ajoute que les experts qui ont vu les enfants quatre ans après les faits sont allés dans le même sens que moi, ce qui m'a d'ailleurs rassurée.

Tout le monde connaît cette association. Elle a comme partenaires les deux départements, la justice et l'éducation nationale. J'avais été membre d'une autre association qui s'appelle « le Cap » et que tout le monde connaît aussi. Cet argument n'avait jamais été utilisé avant les assises de Saint-Omer, et il ne l'a plus jamais été depuis, sauf une fois, et j'ai du reste fait parvenir à la commission l'arrêt de la cour d'appel de Douai, qui n'a pas fait droit aux arguments relatifs au militantisme et aux conflits d'intérêt supposés. Quel serait mon intérêt à faire gratuitement  et bénévolement des thérapies de victimes ? Et quel aurait été l'intérêt du conseil général du Pas-de-Calais à ce que je sois nommée expert dans ce type d'affaire ? Il n'y avait aucune indemnité, aucune notoriété à en attendre.

Voilà. J'ai répondu à ces attaques injustes et odieuses, auxquelles mon devoir de réserve m'avait empêchée de répondre jusqu'à présent.

M. le Président : Il est un peu dommage que vous ayez choisi le huis clos, car vous auriez pu vous adresser à tout le monde, et notamment à la presse.

Mme Marie-Christine GRYSON-DEJEHANSART : Je l'ai choisi parce que j'ai été déchiquetée par la presse, qui a publié une quarantaine d'articles odieux contre moi.

M. le Président : C'était une manière de leur répondre.

Mme Marie-Christine GRYSON-DEJEHANSART : Je ne m'en sentais pas capable. J'ai écrit un livre, qui va bientôt sortir, où je raconte tout en détail : comment l'affaire Dutroux a eu une incidence et comment la presse, dans un fonctionnement hypnotique et systémique, a complètement validé, sans pédagogie aucune, les thèses de la défense...

M. le Président : Dans un deuxième temps seulement.

Mme Marie-Christine GRYSON-DEJEHANSART : Certes, mais cette fois le balancier est resté coincé dans l'autre sens, à tel point que pendant deux ans, 95 % des articles de presse ou des émissions n'ont vu qu'une partie de l'affaire, et pour cause ! Les magistrats, les experts étaient tenus à une obligation de réserve, et les enfants ne pouvaient pas venir pleurer devant les caméras. Et d'ailleurs, les enfants ont complètement disparu aujourd'hui de l'affaire d'Outreau. Si quatre se sont rétractés, on ne dit jamais que douze ont été reconnus victimes et ont vécu des sévices épouvantables. Quand on parle de l'audition du juge Burgaud, que j'admire pour son courage et son intégrité, on ne cite jamais les passages où il parle des enfants. Je le dis sans ambages : pendant deux ans, nous n'étions plus en démocratie, il n'y a eu aucune symétrie de parole, mais seulement des tribunes pour une partie en présence.

M. le Président : Je vous remercie. Nous allons passer aux questions.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Monsieur Emirzé, vous aviez réalisé l'expertise de Mme Badaoui suite à une ordonnance de M. Burgaud du 23 février 2001. Il s'agissait de savoir si cette personne présentait les traits de personnalité d'un abuseur sexuel, d'un pédophile, si elle présentait un état de manque sur le plan sexuel ou affectif, etc. Un an plus tard, par une ordonnance du 27 février 2002, le juge d'instruction souhaite confier, cette fois à deux experts, vous-même, M. Emirzé, et M. Raymond, une mission un peu différente puisqu'il s'agit cette fois de prendre connaissance des pièces du dossier jointes en copie, d'examiner Mme Badaoui, détenue à la maison d'arrêt de Loos, de dire si elle présente « des traits de personnalité d'une personne mythomane », si elle a « des tendances pathologiques à l'affabulation », s'il existe « des raisons particulières permettant de penser qu'elle a inventé les faits qu'elle décrit ou qu'elle impute à des personnes qui ne seraient pas concernées par eux », s'il est « possible, après avoir pris connaissance des déclarations de l'intéressé, de porter une appréciation sur la sincérité et la crédibilité des déclarations faites devant le magistrat instructeur ». Le bon sens commande de déduire de cette mission qu'à un moment donné, le juge, même s'il ne nous l'a pas dit, s'est interrogé sur la sincérité des déclarations de Mme Badaoui.

Avez-vous eu, à cette occasion, une discussion avec le juge ? Aviez-vous conscience que le juge doutait ? Avez-vous pris la mesure de l'importance de la mission qui vous était confiée ? La question est importante, car la suite a montré qu'un tel doute était fondé.

M. Michel EMIRZÉ : C'est une question importante, en effet. Les échanges entre experts et magistrats sont rares. Sur ce complément d'expertise, le seul échange que j'ai eu avec M. Burgaud a été cette communication téléphonique où, voulant m'adjoindre un expert psychologue de grande réputation pour que ses conclusions soient bien reconnues et bien assises, il m'a demandé de lui conseiller un nom, et je lui ai donné celui de Serge Raymond.

M. le Rapporteur : C'est donc vous qui lui avez suggéré le choix de Serge Raymond ?

M. Michel EMIRZÉ : Oui, et l'échange que nous avons eu a porté sur cette seule question.

M. le Rapporteur : Il ne vous a pas parlé de l'affaire elle-même, de la mission ?

M. Michel EMIRZÉ : Il ne me semble pas.

M. le Rapporteur : C'est important, tout de même ! C'est vrai que la mission était écrite dans une ordonnance, mais à partir du moment où il vous a parlé au téléphone de l'adjonction d'un nouveau confrère dont les conclusions devaient être incontestables, il a bien dû attirer votre attention sur l'importance qu'il attachait aux résultats de l'expertise. Quelles pièces vous a-t-il jointes ?

M. Michel EMIRZÉ : Cela fait plusieurs années, et je ne voudrais pas dire n'importe quoi, d'autant que j'ai prêté serment. De mémoire, je n'ai pas parlé du fond de l'affaire avec le magistrat. Notre échange a uniquement porté sur le choix du confrère qui pouvait m'assister en dualité.

Quant à savoir si j'avais conscience de l'importance de la mission, j'espère que vous n'en doutez pas. Les experts sont des gens sérieux...

M. le Rapporteur : Je vous ai surtout demandé si vous aviez conscience de l'importance des conclusions pour l'orientation du dossier, car la nature même des questions posées dans le cadre de cette mission laissaient penser que le magistrat avait un doute et que la balance allait pencher dans un sens ou dans un autre en fonction des conclusions. Si, par hypothèse, les conclusions avaient été inverses, si vous aviez conclu à la mythomanie, la décision du juge l'orientation du dossier aurait été forcément différente.

M. Michel EMIRZÉ : J'avais pleinement conscience de l'importance de la mission et de ses conclusions.

M. le Rapporteur : Vous avez été saisi par une ordonnance du 27 février 2002, et je note que vous remettez, le 11 juillet 2002, donc après un délai assez long, un rapport étonnamment bref de trois pages, dont la première rappelle la mission, la deuxième, qui est une demi-page, rapporte la discussion, et la troisième, qui est aussi une demi-page, les conclusions. Je sais bien que la qualité n'est pas proportionnelle à la quantité, mais tout de même, les développements sont succincts.

Par ailleurs, votre rapport date du 11 juillet 2002, et vous y certifiez avoir accompli personnellement - j'imagine tous les deux - votre mission à la maison d'arrêt de Loos, le 11 juillet 2002. Il semble donc que vous ayez attendu le 11 juillet pour vous déplacer, ensemble, à la maison d'arrêt, et que vous ayez sur-le-champ rédigé un rapport. Les choses se sont-elles déroulées ainsi ? Pourriez-vous vous expliquer sur ce timing qui apparaît quelque peu laxiste ?

M. Michel EMIRZÉ : C'est votre appréciation.

M. le Rapporteur : C'est ainsi qu'il peut apparaître, car ce n'est qu'au bout de près de cinq mois que vous vous déplacez à la maison d'arrêt, avant de rédiger dans la foulée un rapport pour le moins succinct.

M. Michel EMIRZÉ : Il était peut-être succinct, mais je rappelle qu'il avait été précédé, un an auparavant, d'un rapport beaucoup plus développé, et contenant des éléments qu'il n'était pas nécessaire de répéter.

M. le Rapporteur : Sauf que les questions étaient différentes, et que si le juge a souhaité vous adjoindre un psychologue de grande notoriété, c'est que le rapport précédent semblait insuffisant.

M. Michel EMIRZÉ : Il faut aussi parler des conditions de travail des experts. S'agissant de la brièveté de ce rapport, je rappelle que nous avons répondu aux questions posées dans l'ordonnance. Par ailleurs, nous voulions réaliser cette expertise ensemble car nous souhaitions en discuter - parfois, on voit le sujet séparément. De plus, nous étions pressés par le temps, M. Raymond devant de surcroît venir de Paris...

M. le Rapporteur : Il s'est tout de même écoulé quatre mois entre l'ordonnance et votre visite à la maison d'arrêt.

M. Michel EMIRZÉ : C'est tout le problème du manque d'experts et de leur surcharge d'activité ! Il s'écoule parfois cinq ou six mois avant que nous puissions répondre à une demande d'expertise. Les 35 heures, pour un expert, je dirai non sans provocation que ce n'est pas par semaine, mais par jour !

Le magistrat nous avait dit qu'il tenait à ce que ce rapport lui soit rendu dans les meilleurs délais, avant mi-juillet, car il voulait clore son dossier avant d'être muté et laisser à son successeur un dossier clair et terminé.

M. le Rapporteur : Vous avez donc tout de même un peu discuté avec lui...

M. Michel EMIRZÉ : Sur des questions de forme, oui, mais pas sur le fond.

M. le Rapporteur : Mais si vos conclusions avaient été diamétralement opposées à ce qu'elles ont été, comment aurait-il pu laisser un dossier clair, puisque nombre de ses précédentes investigations auraient ainsi été remises en cause ? Laisser un dossier clair supposait donc que les conclusions de votre rapport soient ce qu'elles ont été...

M. Michel EMIRZÉ : Je suis psychologue depuis 1972 et je fais des expertises depuis près de dix-neuf ans...

M. le Rapporteur : Avez-vous une autre activité par ailleurs ?

M. Michel EMIRZÉ : Pour garantir son indépendance, un expert doit forcément avoir d'autres activités. Il n'a pas le droit de n'être qu'expert. En ce qui me concerne, je n'ai jamais subi d'influence, de pression, de la part d'un quelconque magistrat pour orienter mes conclusions.

M. le Rapporteur : Je n'ai pas dit cela. Vous nous relatez vous-même que vous étiez pressé par le temps et que le juge voulait rendre l'ordonnance de fin d'instruction et transmettre un dossier clair à son successeur...

M. Michel EMIRZÉ : Votre remarque est judicieuse. Cela veut-il dire que j'aurais dû résister à la pression temporelle du magistrat ?

M. le Rapporteur : Ce n'est pas vous qui êtes en cause, mais si le juge Burgaud veut laisser un dossier clair à son successeur, peut-on en déduire que tout est déjà clair pour lui ? La discussion que vous avez eue avec lui a-t-elle pu avoir des incidences sur la suite des opérations ?

M. Michel EMIRZÉ : Je n'ai pas senti de pression du magistrat me demandant d'orienter mes conclusions dans tel ou tel sens. En revanche, je me suis senti dans l'obligation de répondre dans le temps. Peut-être aurais-je dû résister et prendre encore un peu plus de temps, rendre mes conclusions un peu plus tard, et les développer davantage...

M. le Rapporteur : Monsieur Raymond, entre le 27 février et le 11 juillet, avez-vous évoqué le dossier avec qui que ce soit ?

M. Serge RAYMOND : Pas du tout.

M. le Rapporteur : Combien de temps êtes-vous resté avec Mme Badaoui ?

M. Serge RAYMOND : Trente ans. Une heure.

M. le Rapporteur : C'est-à-dire ?

M. Serge RAYMOND : Une heure, c'est trente ans, compte tenu de mon expérience. J'ai trente-deux ans d'asile derrière moi. On ne fait jamais de l'expertise à titre principal.

M. le Rapporteur : Pour certains, cela représente tout de même une activité importante.

M. Serge RAYMOND : Pas chez les psychologues, et j'ai aussi à mon actif trente ans d'expérience dans les prisons et auprès des cours d'assises. Que nous voyions les gens une demi-heure, une heure ou deux heures, c'est d'abord la clinique qui est le chef d'orchestre. En prison, on voit les gens évoluer, et ces choses me sont familières.

Cela étant, l'expert que je suis déplore d'être toujours pris par le temps alors que je prétends, moi, que nous pouvons nous rendre disponibles. Hier, j'étais à l'unité de consultation médico-judiciaire d'Evry, fief de Laurent Davenas, j'ai vu les policiers, nous avons évoqué les collègues qui se sont fait tuer...

M. le Rapporteur : Revenons-en à l'affaire d'Outreau. Vous avez donc passé une heure sur place avec votre confrère...

M. Serge RAYMOND : Oui. Nous avons ensuite rédigé nos conclusions en une heure et demie.

M. le Rapporteur : Et elles sont sans appel ! Je cite : « Ses déclarations sont crédibles et constituent les critères objectifs qui permettent de faire la différence entre expérience vécue et expérience imaginaire ».

M. Serge RAYMOND : J'ai cependant évoqué la question d'une mélancolie anxieuse ou délirante, faisant par là même un signe à mes confrères - je ne savais pas qui allait être nommé - pour qu'ils prennent garde à ce qui pouvait se passer. Je me suis tout de même interrogé sur cette personne qui avait des troubles hormonaux, qui pesait un quintal, et qui me jouait quelque chose dans cette relation qui fut la nôtre...

M. le Rapporteur : Mais c'est au juge que vous rendez le rapport, pas à vos collègues, et vous avez ainsi conclu que l'examen psychologique de Mme Badaoui n'avait pas mis en évidence de tendance mythomaniaque ni de tendance pathologique à l'affabulation, qu'elle pouvait toutefois s'avérer manipulatrice, mais que ceci entrait dans sa problématique abandonnique et que ses déclarations étaient crédibles et constituaient des critères objectifs.

Par ailleurs, il vous était demandé de prendre connaissance des pièces du dossier. De quelles pièces avez-vous pris connaissance ?

M. Serge RAYMOND : Je ne m'en souviens plus très bien, mais en général, et ceux qui me nomment le savent, j'essaie de ne pas lire les dossiers.

M. le Rapporteur : Mais c'était pourtant dans votre mission ! M. Emirzé a proposé votre nom en raison de votre notoriété, afin que l'expertise soit incontestable. Je suis quelque peu étonné que vous n'ayez pas pris connaissance du dossier, alors que cela vous était demandé.

M. Serge RAYMOND : Permettez que je m'en explique un peu. J'ai l'habitude de ne pas prendre connaissance des dossiers, pour ne pas avoir d'a priori. En revanche, je discute avec les infirmières, les personnes du service, je travaille en collégialité.

M. le Rapporteur : De quelles infirmières parlez-vous ? Vous étiez dans une prison !

M. Serge RAYMOND : Je parle d'une façon générale.

M. le Rapporteur : Mais moi, je vous parle d'une affaire particulière !

M. Serge RAYMOND : Eh bien, j'ai travaillé sur cette affaire comme d'habitude, c'est-à-dire sans regarder le dossier, et j'estime ne pas avoir commis de faute.

M. le Rapporteur : Monsieur Emirzé, avec-vous pris connaissance du dossier ?

M. Michel EMIRZÉ : De mémoire, j'ai sans doute pris au moins connaissance des déclarations de Mme Badaoui. Mais l'utilisation de ces pièces, pour un expert psychologue, est toujours un exercice délicat, car il ne faut jamais mettre la psychologie sur le terrain de la vérité, mais toujours sur celui de la réalité psychique. Or, tous les documents que les magistrats nous envoient sont des documents rédigés dans le cadre de la recherche de la vérité, et non dans celui de l'analyse psychologique. L'intégration de ces données est donc parfois délicate, car elles ne sont pas dans notre champ.

M. le Rapporteur : Vous avez donc lu entre quarante et cinquante pièces.

M. Michel EMIRZÉ : C'est possible.

M. le Rapporteur : Pour résumer, vous recevez un appel téléphonique de M. Burgaud, qui souhaite que vous réalisiez une expertise sur un autre sujet, avec un psychologue renommé, et vous lui proposez le nom de Serge Raymond. De nombreuses pièces sont jointes à l'ordonnance. M. Raymond n'en prend pas connaissance, et vous, vous ne savez plus très bien ce que vous avez lu. Vous avez en tout cas conscience de l'importance de la mission.

M. Raymond fait, j'imagine, l'aller-retour dans la journée, vous allez voir ensemble Mme Badaoui pendant une heure le 11 juillet, et vous rédigez dans la foulée votre rapport, avant de le déposer séance tenante.

J'ai, par ailleurs, une autre question. En 1999, Mme Lion, psychologue, dans le cadre d'un bilan de mesures éducatives, évoque, à propos de Mme Badaoui, « un fonctionnement général marqué par le paradoxe et la manipulation, où il s'agit de dire et d'annuler en même temps ce que l'on dit, le but étant essentiellement de mesurer son emprise sur l'autre ». Avez-vous eu connaissance de cette appréciation, assez divergente de la vôtre ?

M. Michel EMIRZÉ : Nous avions parlé d'une tendance à la manipulation.

M. le Rapporteur : Avez-vous eu connaissance de cette appréciation ?

M. Michel EMIRZÉ : De mémoire, non.

M. le Rapporteur : Monsieur Emirzé, vous avez procédé - c'était votre première mission dans cette affaire - à l'expertise psychologique de tous les adultes mis en examen dans ce dossier. Le magistrat instructeur vous avait donné en particulier pour mission d'identifier chez eux la présence éventuelle « des traits de personnalité d'un abuseur sexuel ». Vos conclusions ont été positives pour dix des treize acquittés.

La même question a été posée aux experts psychiatres, et leurs conclusions ont été négatives pour les treize acquittés - mais aussi, je dois à l'honnêteté intellectuelle de le dire, pour trois des condamnés. Comment expliquez-vous ces différences d'appréciation ?

M. Michel EMIRZÉ : Je ne peux parler que des expertises que j'ai réalisées. Les psychiatres vous diront eux-mêmes pourquoi ils ont dit non.

La question est en effet importante. Après le procès d'Outreau, qui m'a beaucoup fait me remettre en cause, je ne réponds plus du tout de la même façon à la question : « La personne présente-t-elle les traits d'un abuseur sexuel ? » Il faut savoir qu'il n'y a pas, dans la nosographie, de personnalité-type de l'abuseur sexuel, comme il peut y en avoir pour le paranoïaque ou le schizophrène, ou la personne atteinte de névrose obsessionnelle. La notion est donc délicate. Nous devons néanmoins répondre à la question, mais chez les abuseurs sexuels que nous rencontrons, nous ne trouvons parfois rien d'autre, comme traits de personnalité, que les traits que j'ai mis en évidence - immaturité, égocentrisme. L'abus sexuel ne renvoie pas à une pathologie de la personne. Pour autant, on ne peut pas dire qu'on n'a pas rencontré ces traits, car ce serait faux.

Le docteur Coutanceau, qui est une référence en matière d'abuseurs sexuels et qui fait des thérapies, a classifié trois groupes, dont un constitué de ceux qu'il dénomme les « immaturo-égocentriques ». Mais on ne sait jamais comment sont utilisées les expertises, et quand un avocat m'a dit que les miennes avaient été utilisées pour mettre un prévenu en détention, cela m'a remué. Mais il y a aussi trois ou quatre personnes chez qui je n'ai pas mis ces traits en évidence, et qui ont été placées en détention quand même.

Il faudrait peut-être ne pas extraire cette conclusion de l'ensemble, car j'ai toujours été nuancé, notamment quand j'ai indiqué que, chez telle ou telle personne, il n'y avait pas de réponse sexuelle inadaptée au test de Rorschach, ou bien qu'il y avait de l'immaturité et de l'égocentrisme mais pas de perversion sexuelle ni de défaillance du sens moral - voire qu'elle était en mesure de faire référence à des valeurs morales, ce qui est rare dans ce genre d'affaires. Et, pour presque tous, j'ai dit qu'il n'y avait pas de dangerosité. Il ne faut donc pas sortir cette phrase de son contexte comme l'ont fait les médias...

M. le Rapporteur : C'est quand même ce qui figure dans l'ordonnance de renvoi. Vous me direz, et je vous l'accorde, que ce n'est pas vous qui l'avez rédigée...

M. Michel EMIRZÉ : Cela me pose problème qu'on utilise l'examen psychologique pour asseoir une décision.

M. le Rapporteur : Mais ne le saviez-vous pas ? Ne pouviez-vous pas penser que, dès lors qu'on vous saisissait sur un dossier de ce type, où il n'y avait pas d'éléments matériels, les conclusions des expertises techniques auraient d'autant plus d'importance et de poids ? C'est du simple bon sens, le plus élémentaire qui soit.

M. Michel EMIRZÉ : Je n'aurais jamais imaginé qu'on puisse sortir une telle phrase de son contexte pour appuyer une demande de maintien en détention. Quand Me Berton me l'a dit à Saint-Omer, je n'ai pas, dans un premier temps, voulu le croire.

M. le Président : Que suggérez-vous pour que cela ne se reproduise pas ? Car c'est le nœud du problème.

M. Michel EMIRZÉ : J'observerai tout de même que, pour quatre d'entre eux, j'ai dit qu'il n'y avait pas de traits d'abuseurs sexuels, et qu'ils ont été mis en détention provisoire quand même, aussi longtemps que les autres. Quant aux autres, je n'ai pas dit qu'ils présentaient « les » traits, mais « des » traits ou « certains » traits d'abuseurs sexuels.

M. le Rapporteur : Vous faites des expertises depuis près de vingt ans, et c'est la première fois que vous vous rendez compte que l'expertise a de l'importance pour asseoir des décisions ?

M. Michel EMIRZÉ : Nous ne savons jamais l'utilisation qui est faite de nos expertises. En général, nous intervenons au début de la procédure.

M. le Rapporteur : Mais quand un juge vous dit : « Je veux un dossier clair », vous devez bien savoir à quoi vos expertises vont servir ? Tout cela est un peu contradictoire, tout de même. Vous devez bien imaginer que vos rapports ont une certaine importance, notamment dans des affaires où il n'y a pas d'éléments matériels ? Or, vous avez l'air surpris.

M. Michel EMIRZÉ : Je suis surpris qu'on puisse asseoir une décision de maintien en détention sur une phrase sortie de son contexte.

M. le Rapporteur : Comment s'est passée, matériellement, la rédaction de votre expertise conjointe de Mme Badaoui ? Qui l'a rédigée ?

M. Michel EMIRZÉ et M. Serge RAYMOND : Nous l'avons rédigée conjoin-tement, après en avoir discuté ensemble.

M. le Rapporteur : Je pose la question parce que la présentation est la même que pour le premier rapport signé de M. Emirzé seul...

S'agissant de M. Wiel, vous écrivez : « Nous ne relevons aucune commisération pour les enfants et aucune référence spontanée aux valeurs morales ou aux interdits », et vous êtes même très net dans vos conclusions : « Nous relevons une absence totale de référence aux valeurs morales dans son discours spontané ». Ce à quoi M. Wiel a répliqué, dans une lettre au juge : « Mais je ne me sens coupable de rien de ce dont on m'accuse. Pourquoi faire référence à la morale pour des actes qui n'ont jamais existé ? » On retrouve là cette problématique de l'homme qui se dit innocent, et qui, de ce fait, peut paraître suspect. Vous écrivez également dans vos conclusions : « Nous devons toutefois relever ici un besoin de maîtrise et de contrôle ainsi qu'une attitude caustique et de provocation engendrant une certaine lueur de satisfaction dans le regard. » Est-ce que ce sont des critères d'appréciation habituels ? Quelqu'un qui est innocent doit-il regretter quelque chose qu'il estime ne pas avoir fait ?

M. Michel EMIRZÉ : J'ai signalé qu'il y avait, chez d'autres accusés, des références spontanées aux valeurs morales, ce qui est rare dans ce genre de dossier. Chez lui, je n'en ai pas noté. Dans les examens psychologiques, il y a le dit et le non-dit.

M. le Rapporteur : Mais le rapport, c'est le dit.

M. Michel EMIRZÉ : J'ai fait état aussi de ce qu'il ne disait pas spontanément.

M. Serge RAYMOND : Nous avons tous des incertitudes, mais je prétends, moi Serge Raymond, que la pédophilie n'est pas une entité nosologique connue en France, que nous connaissions cela avant que les Américains ne le ficèlent et ne nous le ramènent à la nage pour que nous le prenions pour argent comptant. Il faut être très clair : toutes ces notions-là n'existent pas. C'est le travail, l'embarras des corps qui est important pour le psychologue que je suis, et j'espère pour l'ensemble. On psychiatrise des choses qui n'ont pas à l'être. La France connaissait la pédophilie bien avant les Américains, mais elle la traitait autrement, en amont, comme on traitait les Munchhausen et bien d'autres choses. Il y a là, pour moi, une réduction de la pensée, une réduction des travaux que nous conduisons depuis bien des années - et qui font sourire mesdames et messieurs les élus du peuple.

M. le Président : C'est simplement que cela nous paraît très abscons et théorique...

M. Serge RAYMOND : Mais nous le vivons au quotidien. À l'unité de consultation médico-judiciaire où j'étais hier, les policiers m'ont dit qu'ils n'avaient pas vu un magistrat au commissariat depuis vingt ans, et demandé qu'ils soient plus présents. Il y a tout un travail à faire ! Outreau est un tournant épistémologique, une rupture, une cassure.

M. le Rapporteur : Nous n'allons pas entrer dans un débat théorique. Vous attribuez beaucoup d'importance à la dualité, mais quand c'est le premier expert qui en choisit un deuxième, que celui-ci arrive de Paris au dernier moment sans rien connaître du dossier et reste une heure, puis rédige un rapport qui entraîne tout le reste, on peut tout de même s'interroger, surtout si on connaît la façon dont la machine judiciaire fonctionne.

M. Serge RAYMOND : La machine judiciaire est une institution républicaine, laquelle a un impérium que les experts respectent - d'autant qu'elle me donne à manger et que je ne vais pas cracher dans la soupe. Il ne faut pas accepter que la société civile envahisse constamment l'institution républicaine jusqu'à la paralyser : voilà mon argumentation, et je crois que, politiquement, elle se tient. Je voudrais qu'on reprenne la question politique de l'expertise et du quadrillage.

M. le Rapporteur : On peut avoir de grands débats, nous en aurons d'ailleurs aussi, mais quand on voit concrètement comment les choses se passent, on se pose des questions.

Je voudrais interroger Mme Gryson-Dejehansart sur un point : l'association « éthique » dont vous êtes présidente était-elle subventionnée par le conseil général, partie civile dans l'affaire, avant que vous acceptiez une mission dans le cadre de celle-ci ? Et si oui, l'avez-vous dit au juge ?

Mme Marie-Christine GRYSON-DEJEHANSART : Oui, elle est subventionnée, pour défrayer non pas les permanents, car il n'y en a pas, mais les bénévoles : de quoi payer un plein d'essence, d'un carnet de timbres... Le ministère de la justice et celui de l'éducation nationale nous subventionnent de la même façon, pour développer les thérapies qui, sinon, ne seraient pas assurées. Dans le Nord-Pas-de-Calais, il n'y a que deux associations, « Balise la vie » et « le Cap » pour prendre en charge les enfants une fois que le processus judiciaire est terminé.

M. le Rapporteur : Tout cela est extrêmement respectable, et je vous en félicite, mais ce n'est pas ma question. Même s'il ne s'agit pas de sommes considérables, et si, encore une fois, l'action est tout à fait respectable, le fait que le conseil général soit partie civile et qu'il vous verse des subventions pose-t-il ou non un problème déontologique ? Et en aviez-vous averti le juge d'instruction ?

Mme Marie-Christine GRYSON-DEJEHANSART : Il n'y a de dépendance à aucun niveau, je ne suis pas salariée et n'ai aucun intérêt matériel en termes d'indemnités à l'issue des procès. Il y a d'autres experts dans l'association, qui font des thérapies pour ne pas vivre de leur seul statut d'expert. La seule façon d'améliorer nos compétences, c'est de faire des thérapies de victimes.

M. le Rapporteur : Mais sur le plan de l'indépendance de l'expertise ? Dans cette affaire, en particulier, le conseil général est partie civile, et il y a une association que vous présidez et qui a une activité hautement respectable, mais qui semble subventionnée par lui. Est-ce que cela ne vous paraît pas poser un problème, au moins sur le papier ? En aviez-vous avisé le juge d'instruction ?

Mme Marie-Christine GRYSON-DEJEHANSART : Non, car tous les magistrats connaissaient cette association. Peut-être pas M. Burgaud, qui était nouveau, mais au moins le procureur. Et dans une affaire comme celle-là, où la problématique est de nature incestueuse, 95 % des enfants sont placés, sous la responsabilité du conseil général. J'ai fait parvenir à la commission un arrêt de la cour d'appel de Douai, car depuis dix ans, l'argument n'avait jamais été soulevé.

M. le Rapporteur : Ce n'est pas tout à fait exact. Dès 2001, la direction générale des services départementaux de l'enfance et de la famille écrivait au juge des enfants, M. Tamion, pour s'interroger sur les difficultés qu'elle rencontrait « pour offrir aux enfants un suivi psychologique adapté aux sévices qu'ils ont vécus. Mme Gryson me paraît être la personne adaptée. Cependant, comme dans beaucoup de procédures de ce type, elle pourrait être désignée pour les expertises. Si tel est le cas, il est préférable que nous attendions. Vous serait-il possible de revoir cette question avec M. Burgaud ?» Il avait donc au moins quelqu'un, à l'époque, pour se poser la question, notamment dans l'hypothèse, qui ne s'est d'ailleurs pas vérifiée, où vous auriez suivi les enfants.

Mme Marie-Christine GRYSON-DEJEHANSART : En effet, je n'ai pas suivi les enfants. On me l'a reproché, mais c'est faux. Et ces arguments ne m'ont jamais été opposés en cour d'assises en dix ans, alors que j'appartenais au « Cap » avant de fonder « Balise la vie ». Ils l'ont été pour la première fois en mai 2005 par un avocat du cabinet Dupond-Moretti. Le président Pinarel, qui venait d'arriver à Douai, n'y a pas fait droit, et le président Monier m'a dit que mes expertises n'avaient pas été invalidées. Les présidents de cours d'assises ne font pas droit à ce type d'argument, parce qu'il n'y a aucun conflit d'intérêts.

M. le Rapporteur : J'ai une question pour Mme Cousaert. Vous avez été désignée en urgence le 11 juin 2004 par le président de la cour d'assises, M. Monier, pour procéder à l'expertise d'un certain nombre d'enfants. Dans vos conclusions, vous écrivez que proposer un seul entretien avec chaque enfant était nettement insuffisant. Le confirmez-vous ? Faut-il selon vous des entretiens plus nombreux, plus réguliers ?

Mme Aude COUSAERT : Je le confirme. On m'a demandé les trois contre-expertises en moins d'une semaine, si bien que je n'ai pu voir les enfants qu'une seule fois. Or, étant donné tout le battage médiatique, les périodes où les enfants ont été maltraités, puis placés, ont souffert de carences, le placement, et un refus de leur part, qui remontait à plusieurs années, de parler de la réalité, il était très difficile d'avoir des éléments, tant ils étaient inhibés, fermés - sauf deux enfants, dont les parents sont restés en prison, et qui ont évoqué un début d'élément sexuel plus précis. Dans notre pratique de cliniciens, nous ne nous limitons jamais à un seul entretien avec des enfants qui auraient subi des abus sexuels, car on ne parle pas de choses aussi intimes à quelqu'un qu'on ne connaît pas.

M. le Président : J'ai encore beaucoup de demandes de questions qui ne pourront être satisfaites. Je demanderai donc à chacun d'être concis.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : Pour reprendre vos termes, nous sommes à un tournant épistémologique de l'affaire, un moment crucial de nos quelque 80 heures d'auditions. L'importance de vos expertises apparaît, puisque M. Burgaud ne s'est basé pratiquement que sur vos rapports, notamment concernant Mme Badaoui. Qu'elle soit une perverse sexuelle est une évidence, qu'elle a d'ailleurs elle-même reconnue, mais si vous aviez dit, à un moment donné, qu'elle était affabulatrice, toute l'affaire aurait évidemment pris une autre tournure. Je comprends bien qu'il soit difficile de voir si une personne est ou non un abuseur sexuel, mais dire si elle est affabulatrice ou non devrait être tout de même moins difficile.

M. le Président : Posez votre question, je vous prie.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : J'y viens. Les enfants relataient aussi des faits irréels. Si on l'avait su dès le départ qu'ils faisaient état de rapports sexuels avec des personnes qui n'étaient pas sur les lieux, ces personnes seraient sorties de prison. Lorsque vous parlez, à propos des récits traumatiques des enfants, de « reviviscence visuelle, corporelle, auditive », on a du mal à cerner si un enfant affabule ou dit la vérité.

Mme Marie-Christine GRYSON-DEJEHANSART : Non, au contraire. Un enfant qui revit une scène traumatique ne peut pas fabuler, tandis que celui qui fabule est dans un état de contrôle total de l'autre et de lui. S'il y a reviviscence d'une scène traumatique, c'est un indice de validité extraordinaire.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : Il y avait 430 cassettes pornographiques chez les Badaoui. Les enfants auraient pu les voir et en relater certaines scènes. Comment distinguer entre ce qu'ils ont pu que voir et ce qu'ils ont vraiment vécu ?

Mme Marie-Christine GRYSON-DEJEHANSART : Il m'arrive de recevoir, à mon cabinet, des enfants qui ont vu de telles scènes pornographiques. Ils ont un choc traumatique réel, mais pas de vécu corporel, pas d'hypnose traumatique. On le voit très bien en faisant la comparaison avec d'autres traumatismes.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : Il apparaît pourtant que certains enfants ont menti.

Mme Marie-Christine GRYSON-DEJEHANSART : Non. Ils n'ont pas menti. Il y a eu sur ce sujet une confusion énorme : on a pris en compte la parole de l'enfant quatre ans après, alors que la mémoire a métabolisé les faits, qu'il y a eu la pression médiatique et celle de l'entourage. Il faudrait enregistrer les entretiens d'expertise, comme le demandent certains présidents de cours d'assises. Je peux vous citer le cas d'une petite fille qui avait été violée avec un bâton par une personne extérieure à la famille, et recousue ensuite, et qui a dit deux ans plus tard, devant la cour d'assises, qu'elle était « tombée » sur un bâton, car sa mémoire refusait de se souvenir du viol. Si le chirurgien qui l'a recousue n'était pas venu à la barre et si je n'étais pas venue témoigner que je l'avais vue à l'hôpital, la personne aurait été acquittée, car la petite fille n'aurait pas été crue.

Ce que je demande, c'est que, pour éviter ce genre de problèmes, l'entretien d'expertise soit visualisable. J'ai vu un enfant se jeter par terre, s'accrocher aux murs, rejouer la scène traumatique, mais à Saint-Omer il n'a plus rien dit et n'est même pas venu à Paris, tellement il avait été « massacré », selon l'expression de Me Pouille-Deldicque, par les avocats de la défense. Même un non-psychologue, en visionnant l'entretien, aurait bien vu que l'enfant avait vraiment vécu ce qu'il disait.

Dans notre travail, il n'y a pas seulement des éléments de parole, il y a aussi des éléments de comportements et ceux donnés par les tests. Tout cela est très codifié. On dit que les enfants sont suggestibles et peuvent être influencés, mais on ne prend pas en compte leur parole validée par les professionnels. Les rétractations sont très banales et fréquentes en thérapie : j'ai eu affaire à un enfant qui avait été violé à trois ans, par quelqu'un qui avait de surcroît reconnu les faits, et qui disait, deux ans après, qu'il pensait avoir tout inventé ! Mais après ce déni de réalité sous la pression à laquelle il était soumis, la mémoire lui reviendra par flashes en grandissant, à l'adolescence surtout. Cela dit, sur dix-sept enfants, je pensais qu'un plus grand nombre se rétracteraient.

M. Serge RAYMOND : On semble mettre de côté la question du développement, celle du roman familial, celle de la construction de l'enfant. On semble prendre les choses au pied de la lettre. Dans le discours de l'enfant, on peut sentir ce qu'il ressent lui-même du vécu des parents. Or, on fait comme s'il n'avait pas de père, pas de mère, etc. Mais quand on s'assoit par terre avec les enfants et qu'on arrive à les faire jouer, on voit comment se joue l'identification projective du bourreau et de la victime.

Je discutais hier en unité de consultation médico-judicaire. Les médecins légistes eux-mêmes n'arrivent pas à voir la différence entre un anus auto-mutilé avec un morceau de bois et un anus défoncé par un pénis. Et quand à l'ADN, douze heures après, c'est fini ! En psychologie judiciaire, on peut dire qu'il y a événement, mais dire l'étiologie, c'est autre chose : on n'en sait rien, même aux États-Unis et au Canada. Il ne faut pas donner trop d'importance aux experts, mais il faut leur donner celle qui est la leur.

C'est pourquoi je pense, et je ne suis pas le seul, qu'il faudrait qu'on puisse discuter avec les magistrats. L'humanité, ça ne s'apprend pas, mais l'expérience, ça s'échange, dans les commissariats, dans les unités de consultation médico-judiciaire. Il faut repenser en urgence la différence d'examen psychologique et psychiatrique. Nous avons tous les mêmes questions, il est temps que nous échangions, que ce soit au commissariat ou ailleurs.

M. Georges COLOMBIER : Je voudrais demander à Mme Gryson-Dejehansart, qui n'est pas obligée de me répondre car ce n'est pas forcément une question à poser, ce qu'elle pense de l'acquittement de Dominique Wiel. Autre question : douze enfants, a-t-elle dit, sont victimes, mais de qui ? Je cherche à comprendre.

Mme Marie-Christine GRYSON-DEJEHANSART : Le psychologue ne travaille pas avec la vérité judiciaire, mais avec la vérité psychologique. Sept enfants sur dix que j'ai en thérapie n'ont pas bénéficié d'une reconnaissance judiciaire. Je respecte la vérité judiciaire, mais j'ai sept enfants sur dix en thérapie qui n'ont pas été reconnus comme victimes parce qu'il y a eu non-lieu ou acquittement.

L'identification des auteurs est très importante. Il serait très utile qu'il y ait une autre expertise à cet effet. J'ai une dizaine de cas mettant en cause des familles, de voisins, etc. Il serait très utile qu'il y ait une aide à l'identification des auteurs, avec un psychologue spécialisé, un morphopsychologue, car on sait que quelqu'un qui connaît mal une personne ne la reconnaîtra pas sur photo si elle n'est pas en mouvement, ni si elle sourit alors qu'il ne l'a vue que sérieuse. C'est vrai des adultes, et a fortiori des enfants.

La pédophilie n'est pas un mythe. Il y a 150 000 sites pédophiles sur l'Internet, et nous allons être de plus en plus confrontés à ce genre de problèmes. Nous, quand nous voyons un enfant, nous n'accusons personne. Pour analyser son récit, nous sommes obligés de redire le nom qu'il prononce au moment où il revit la scène, mais uniquement à ce moment-là. Si j'avais été dans un processus inquisitoire, j'aurais pu dire à l'enfant : « écris moi les noms », mais ce n'était pas mon propos. Je n'ai fait que répéter tous les noms, et comme j'avais eu des pièces du dossier, je n'étais pas du tout étonnée que ce soient les mêmes noms qui figuraient dans le dossier. Mais l'identification des auteurs relève d'une expertise différente.

Quant au verdict, j'adhère à la vérité judiciaire, et je continue à travailler avec des enfants que la justice n'a pas reconnus comme victimes. Nous avons des méthodologies spécifiques, ce n'est pas un problème.

M. Serge RAYMOND : Je suis venu avec deux propositions, qui ne coûteront pratiquement rien. Il est temps de penser des unités mobiles psychologiques, qui permettraient aussi de répondre aux questions des juges sur le terrain en matière de dangerosité. Nous disposons grâce à la République - je suis un homme du service public - d'un matériel que nous n'utilisons pas, et nous pourrions faire un certain travail dans les commissariats, ou aux assises. Il faudrait que nous puissions être présents entre le dernier plaidoyer et le délibéré pour expliquer, pour dire à titre consultatif - et gratuitement -ce que nous pensons.

M. le Président : On nous a fait cette suggestion.

M. Serge RAYMOND : Mon autre proposition est la suivante. Actuellement nous travaillons en toute liberté, mais sans aucune codification, n'importe qui peut faire n'importe quoi. Il n'y a certes que des gens de bonne volonté, mais il n'empêche. Il est temps d'honorer le travail que nous avons fait depuis des années pour élaborer un code de déontologie. Si Outreau devait permettre qu'il y ait un code de déontologie des psychologues, Outreau n'aurait pas servi à rien.

M. le Président : Mesdames, Messieurs, je vous remercie.

Audition de Mme Brigitte BONNAFFÉ, psychologue,
du docteur Jean-louis POURPOINT et du docteur Jérôme PRIZAC,
experts ayant expertisé les adultes mis en examen lors de l'affaire Outreau



(
Procès-verbal de la séance du 23 février 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Mesdames et Messieurs, je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire d'Outreau.

Avant votre audition, je souhaite vous informer de vos droits et obligations.

En vertu de l'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d'enquête parlementaire sont tenues de déposer, sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel et de l'article 226-14 du même code qui autorise la révélation du secret en cas de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Cette même ordonnance exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(Mme Brigitte Bonnaffé, MM. Jean-Louis Pourpoint et Jérôme Prizac prêtent successivement serment).

Je m'adresse aux représentants de la presse pour leur rappeler les termes de l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse qui punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. J'invite donc les représentants de la presse à ne pas citer nommément les enfants qui ont été victimes de ces actes.

La commission va maintenant procéder à votre audition qui fait l'objet d'un enregistrement. Je vous propose de prendre la parole brièvement, si vous le souhaitez, pour un propos liminaire d'une dizaine de minutes chacun.

M. Jean-Louis POURPOINT : Vous avez devant vous deux psychiatres, désignés dans cette affaire, et qui ont choisi d'être auditionnés en public, notamment devant la presse.

Je voudrais dire, en préambule, que des enfants, que nous n'avons pas été amenés à examiner, ont souffert, et souffrent encore. Des adultes aussi ont souffert. Nous les avons examinés à une époque où ils étaient mis en examen et, pour la plupart, détenus dans des maisons d'arrêt plus ou moins éloignées.

Les expertises psychiatriques se sont étalées entre avril 2001 et juin 2002. Elles ont été réalisées en dualité d'experts, ce qui n'est plus la règle depuis 1985, mais ce qui se produit encore parfois dans certaines affaires difficiles. Les médecins, comme d'autres professionnels, ont l'habitude de travailler en équipe, sans clivage entre eux, et la dualité d'experts permet de confronter fructueusement les points de vue.

Le premier binôme s'est composé du docteur Balthazard et de moi-même, entre avril 2001 et octobre 2001. Le docteur Prizac a succédé au docteur Balthazard, décédé le 4 novembre 2001, et nous avons rédigé ensemble les huit derniers rapports. Le docteur Balthazard était un expert très apprécié, et j'ai reçu lors de son décès de nombreux témoignages de sympathie, notamment de la part des trois juges d'instruction de Boulogne-sur-Mer.

J'exerce, pour ma part, dans le public, tandis que le docteur Prizac exerce en libéral. Je suis psychiatre des hôpitaux, médecin, avec une formation en psychiatrie médico-légale. Les médecins hospitaliers ont été formés pendant de nombreuses années dans les universités avant de passer les concours. À l'époque, nous figurions, au bout d'un certain temps, sur une liste d'aptitude aux fonctions de chef de service hospitalier. Nous retrouvions par ailleurs, dans les concours, une épreuve orale sur patient, et notamment une expertise médico-légale. C'est dire si l'expertise psychiatrique médico-légale s'inscrit dans une longue tradition de la psychiatrie publique.

Cela étant, nous sommes tous soumis à l'obligation de réserve, et nous avons sollicité les avis des instances ordinales.

L'expert est désigné pour répondre aux questions posées, jamais pour commenter des faits ou prendre position sur une culpabilité. Le domaine de la psychiatrie est l'écoute de la souffrance et de la maladie mentale, aussi une certaine distance est-elle nécessaire à l'expert.

L'expertise psychiatrique est une base de référence et de communication s'efforçant de fournir les éléments de compréhension et de genèse du passage à l'acte. Elle exige de la neutralité, des connaissances réactualisées dans le cadre de la formation personnelle. L'expert sait que l'action médicale a ses réussites mais aussi ses limites.

Depuis quelques années, l'expertise des délinquants sexuels occupe une place croissante. Selon l'article 122-1 du code pénal, « n'est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes. La personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes demeure punissable ; toutefois, la juridiction tient compte de cette circonstance lorsqu'elle détermine la peine et en fixe le régime. » Cette question a notamment été posée dans l'affaire Outreau.

D'autres missions sont désormais confiées à l'expert, notamment depuis la loi de 1994 sur l'individualisation de la peine incompressible pour les meurtriers d'enfants et la loi du 17 juin 1998 sur la répression des infractions sexuelles et l'injonction de soins après expertise médicale. Notre champ d'intervention s'est donc élargi.

L'intervention de la psychiatrie est ancienne dans la procédure pénale. Il s'agissait au départ de protéger les personnes malades d'elles-mêmes, et de protéger la société.

M. le Président : Il faudrait que vous soyez plus rapide dans votre exposé, car nous avons des questions à vous poser. Vous faites beaucoup de théorie, ce qui est intéressant, mais nous sommes là pour étudier une affaire particulière, et réfléchir à des réformes.

M. Jean-Louis POURPOINT : La conclusion la plus fréquente de nos expertises est que le sujet n'est pas malade au sens où je l'ai décrit, mais qu'il peut avoir besoin de soins.

M. le Président : Venons-en à présent à l'affaire.

M. Jean-Louis POURPOINT : Nous réalisons nos expertises soit dans un bureau, à l'hôpital, soit en maison d'arrêt...

M. le Président : Justement, dans cette affaire, comment avez-vous travaillé ?

M. Jean-Louis POURPOINT : Certaines personnes étaient incarcérées, et d'autres en liberté, que je voyais à l'hôpital où je travaille.

M. le Président : Nous allons en rester là pour le moment, et donner la parole au docteur Prizac pour son exposé liminaire.

M. Jérôme PRIZAC : Je suis intervenu, pour ma part, dans un second temps, et j'ai réalisé des expertises entre mars et mai 2002. Avec le docteur Pourpoint, nous avons vu huit personnes, cinq ensemble, en binôme, et les trois autres chacun de notre côté.

Nous avons vu certaines personnes en maison d'arrêt, d'autres en cabinet.

Nombre des questions qui nous ont été posées étaient assez classiques - responsabilité pénale, pronostic et dangerosité, éventualité d'une injonction de soins -. D'autres nous ont semblé moins habituelles, qu'il s'agisse de celles se rapportant aux traits des abuseurs sexuels, à la définition du sens moral, au fait qu'un sujet ait pu lui-même être victime d'abus, ou à la définition du sens affectif à l'égard des enfants.

Quand nous sommes passés en appel devant la cour d'assises de Paris, j'ai été étonné que l'on nous demande pourquoi nous avions répondu à ces questions. Tout simplement parce qu'elles nous avaient été posées ! Peut-être avons-nous été trop respectueux à l'égard de l'institution judiciaire, et sans doute aurions-nous dû solliciter le magistrat instructeur sur la nature de ses questions.

Pour ce qui est de notre technique, elle a été assez classique, puisque nous nous sommes attachés à rapporter les propos des sujets de manière neutre, mot à mot, avant d'y rechercher la présence éventuelle d'anomalies mentales. En tant que psychiatres, nous ne sommes pas habilités à pratiquer des tests, qui demeurent du ressort des psychologues.

S'agissant de la durée de l'entretien, nous avons pris le temps nécessaire, et certains ont été assez longs. Peut-être conviendrait-il d'évoluer en la matière vers des entretiens séquentiels.

Sur les contacts que nous avons eus avec le juge d'instruction, je n'ai personnellement reçu que des courriers, et je peux vous garantir que je n'ai subi aucune pression. Je regrette qu'il n'y ait pas eu de contacts verbaux, mais c'est aussi un problème de temps, car il n'y a pas assez d'experts dans le Nord-Pas-de-Calais, par rapport au nombre de missions. Il faudra aussi réfléchir à ce problème.

Par ailleurs, j'ai eu l'occasion de lire certaines dépositions. Celle de l'avocat d'un accusé, en particulier, m'a surpris, car il ne me semble pas qu'il y ait eu, dans ce dossier, de demande de contre-expertise.

Concernant nos dépositions aux assises, j'ai été étonné de leur transcription dans la presse. Il a même fallu que j'intervienne pour faire retirer d'un site Internet des propos infâmants à mon encontre. J'ai de surcroît la malchance de m'appeler Prizac, et je suis vraiment lassé de me faire appeler docteur Prozac !

J'ai également été étonné de voir que la presse confondait psychiatre et psychologue. Sans vouloir me désolidariser des psychologues, je pense que les journalistes, surtout s'ils se disent spécialisés, devraient apprendre que nos fonctions sont bien différentes.

Le manque de déontologie de certains de nos confrères m'a parfois choqué. Alors qu'ils n'ont pas eu à intervenir sur ce dossier, certains se sont permis de commenter, critiquer, y compris avant même nos dépositions en cour d'assises. Je pourrais ainsi vous citer ce titre d'article : « Le couple pathologique entre le magistrat et l'expert ». Je ne pense pas avoir formé avec M. Burgaud un couple des plus pathologiques...

Il est plus intéressant de réfléchir à ce qui aurait pu être amélioré. Nous avons conscience de la souffrance de ceux qui ont été mis en examen. Peut-être avons-nous eu trop de respect à l'égard de l'institution judiciaire, et aurions-nous dû remettre en cause certaines questions qui nous étaient posées.

Je regrette, par ailleurs, de ne pas avoir eu assez de temps pour consulter les dossiers et pour échanger, mais il y a trop de missions, et pas assez d'experts, sans parler du problème de la rémunération des expertises. Je ne m'associe pas du tout à certains propos tenus à la sortie d'un prétoire, mais compte tenu du temps que nous consacrons aux expertises, il faudrait réévaluer leur montant. Et ce n'est pas l'entrée en vigueur de la LOLF qui arrange nos affaires : depuis trois mois, nous ne percevons plus aucun versement d'expertise.

Sur le contenu, l'expertise doit encore évoluer. On essaie d'utiliser des outils de plus en plus fiables, mais on devrait s'inspirer des expériences menées à l'étranger, notamment au Canada, avec l'utilisation de certaines échelles psycho-pathologiques, parfois données directement aux personnes en auto-questionnaire, ou évaluées par nous-mêmes.

Il faudrait également réfléchir au temps d'évaluation, et éventuellement prévoir plusieurs entretiens, voire créer des pools d'intervenants lors du contrôle judiciaire, ou lors de la détention.

Certaines dispositions ont déjà été mises en place depuis la commission Viout, notamment le renouvellement des experts tous les cinq ans et l'obligation de formation. Reste que les horaires de formation ne s'intègrent pas toujours facilement dans l'emploi du temps, surtout lorsqu'on est à la tête d'un service ou d'un cabinet.

Sur les modalités de désignation des experts, je pense qu'il faudrait un accord entre le juge d'instruction et la défense, voire permettre à la défense de nommer ses propres experts, à l'instar de ce qui se passe pour les expertises au civil. Je sais que cette proposition ne fait pas l'unanimité, mais elle aurait le mérite de permettre un débat contradictoire.

Pour conclure, j'espère avoir fait mon métier avec humanisme, et s'il s'avère que j'ai commis des erreurs, je serai le premier à m'en excuser.

Mme Brigitte BONNAFFÉ : Dans le cadre de l'affaire d'Outreau, nous avons été sollicités à deux reprises par le président de la cour d'assises de Saint-Omer. Tout d'abord par ordonnance du 1er avril 2004, soit peu de temps avant l'ouverture du procès - cette pratique tend, depuis quelques années, à se développer - afin de réactualiser l'examen psychologique de l'une des personnes mises en examen ; ont alors été portées à notre connaissance les expertises tant psychologiques que psychiatriques antérieurement réalisées. Puis par ordonnance du 11 juin 2004, c'est-à-dire pendant le déroulement même du procès, ce qui est exceptionnel, afin de recevoir les quatre enfants de la mère précédemment rencontrée et avec l'obligation de rendre notre rapport avant le 18 juin 2004.

Lors de l'expertise des quatre enfants, nous ne disposions d'aucun document relatif à ce qu'ils avaient pu préalablement énoncer, c'est-à-dire que nous n'avions aucun accès au recueil des informations éventuellement enregistrées.

Je rappelle que nous n'utilisons que partiellement l'enregistrement vidéo car il y a une différence de logique. En tant que psychologues experts, nous ne sommes pas habilités à rendre compte de la matérialité des faits, mais de la réalité psychique.

La multiplicité, la répétition des examens psychologiques ont nécessairement un impact sur la parole tant de l'enfant que de l'adulte, et viennent contaminer son expression.

La rencontre avec les enfants se situe à un moment où les médias se sont emparés de leur « affaire », à un moment où fascination et répulsion coexistent. Au regard de la suggestibilité caractérisant un enfant, sa mémoire comme ses souvenirs risquent d'être contaminés par les informations entendues, par des questions susceptibles de devenir inductrices de réponses erronées lors de leurs auditions successives. Un des enfants y fera d'ailleurs référence, soulignant avoir « menti » en réponse à des questions « embêtantes » ou du moins vécues comme telles, questions émanant d'un avocat.

La mémoire factuelle cède le pas à la mémoire de scénario, la mémoire « s'effrite » et les détails s'estompent. Il y a lieu, donc, de se questionner sur l'impact généré par un afflux d'informations, par des titres se répétant sans relâche de jour en jour sur le psychisme de l'enfant - comme d'ailleurs sur celui d'un adulte, qui peut alors posséder l'illusion d'exister et de se « construire » sous le regard de l'autre, à partir des paroles qui le nomment.

Dès lors, l'examen réalisé auprès des quatre enfants pendant le procès ne peut être appréhendé comme une contre-expertise mais uniquement comme une « photographie », à un moment particulier de leur fonctionnement.

Écouter la parole - où les mots sont quelquefois interdits car dire, c'est revivre -, c'est également prendre en compte le contexte familial et social. Avoir, pour un expert, la possibilité de rencontrer les différents protagonistes, les divers membres du système familial, permet de tenter d'appréhender ce qui autorise l'émergence, le maintien ou l'enkystement d'un fonctionnement singulier, voire d'un dysfonctionnement.

Porter un regard sur le fonctionnement de chacun, pris individuellement mais aussi dans les inter-relations, dans les transactions tissées avec l'autre et qui le caractérisent, autorise, selon nous, une analyse globale et peut éviter de réduire le travail d'expertise psychologique à la recherche exclusive d'indicateurs, de stigmates d'enfant abusé-adulte abuseur, peut autoriser à questionner le processus. Et là où une mère peut se décrire comme victime de son époux, les enfants peuvent la présenter au contraire comme instigatrice.

La mission d'expertise est d'autant plus difficile que l'intersubjectivité est présente, l'observateur qu'est le psychologue étant toujours impliqué dans le système qu'il observe et son attitude influençant nécessairement le fonctionnement des phénomènes qu'il considère.

Par ailleurs, pendant l'expertise, transcrire partiellement la parole du sujet introduit une rupture de l'échange, génère un silence pouvant être propice à l'introspection. La transcription ne peut être que partielle car comment prendre en notes, comment prendre en compte l'intégralité des corpus de langage émis par le sujet ?

En conclusion, le titre de psychologue expert ne fait pas de lui un « tout-sachant » ni le dépositaire d'un « savoir sur l'autre », et ne doit pas le conduire à rechercher une vérité présupposée.

Si la finalité de l'intervention du psychologue expert doit toujours être énoncée, s'éloigner quelque peu de missions stéréotypées permettrait peut-être de singulariser cette rencontre, de ne pas réduire la personne à l'acte qui lui est imputé ou qu'elle dit avoir subi.

M. le Président : Avant de passer aux questions du rapporteur, j'ai deux questions générales. Des experts nous ont parlé ce matin de l'utilité qu'il y aurait, peut-être, à réaliser un enregistrement audiovisuel de la parole de l'enfant, pour éviter qu'il n'ait à se répéter devant plusieurs experts. Qu'en pensez-vous ?

Par ailleurs, il arrive que le magistrat instructeur vous propose d'accéder au dossier. Certains le font, d'autres pas, de peur d'être influencés. Partagez-vous cette réticence ? Et si oui, pensez-vous qu'il faille interdire l'accès des dossiers aux experts ?

M. Jérôme PRIZAC : C'est vrai, nous avons accès assez librement au dossier, mais il n'y a pas de pratique constante en la matière. Personnellement, je ne consulte pas le dossier avant d'examiner quelqu'un. En revanche, je le consulte après, d'autant que l'examen des pièces peut parfois faire apparaître des éléments intéressants, comme j'ai encore pu le constater dans une récente affaire. Il ne faut pas forcément interdire l'accès au dossier, mais peut-être proposer un ordre d'utilisation.

M. Jean-Louis POURPOINT : Je souscris à ces propos. L'examen du dossier est en effet indispensable, mais dans un second temps, pour compléter les observations. Il s'avère même parfois que certains éléments n'apparaissent qu'au dossier. Ce peut être le cas lors de l'audition de certains patients délirants qui ont une telle réticence qu'ils ne disent pratiquement rien.

Mme Brigitte BONNAFFÉ : Sur l'accès au dossier, il me semble important d'aller tout d'abord à la rencontre du sujet, de travailler à l'aveugle, quitte, dans un second temps, à compléter l'expertise par la lecture du dossier.

Sur le recueil de la parole de l'enfant, il est parfois possible - voire, dans certains cas, obligatoire - de recourir à un enregistrement vidéo. On m'a déjà demandé de réaliser une expertise à partir d'une vidéo, ce que j'ai refusé. En effet, outre que la rencontre avec l'enfant est indispensable, l'enregistrement vidéo est souvent réalisé par un officier de police judiciaire dont la mission est différente de la nôtre, puisqu'il s'agit de faire émerger la preuve d'une infraction. De notre côté, nous essayons d'exploiter tout ce que peut nous dire l'enfant spontanément, par le biais de son vocabulaire ou de son comportement.

Peut-être serait-il judicieux de prévoir que l'enregistrement initial se déroule en présence de l'officier de police judiciaire et d'un professionnel de l'enfance.

Quand on m'envoie des vidéos, je les utilise pour, à partir du comportement de l'enfant, de son niveau de langage et d'attention, préparer le temps de la rencontre.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Docteur Prizac, vous avez dit qu'avec le recul, il vous semblait avoir eu trop de respect des institutions pour remettre en cause un certain nombre de questions. Pouvez-vous nous en dire plus ?

M. Jérôme PRIZAC : Comme l'a rappelé le docteur Pourpoint, les missions relatives à des dossiers de mœurs, d'agressions sexuelles, sont de plus en plus fréquentes, et toutes les juridictions ne posent pas forcément les mêmes questions. Certaines sont classiques, et se rapportent à la maladie mentale, à la dangerosité, à l'injonction de soins, mais d'autres le sont moins, et il peut être difficile d'y répondre, même si elles paraissent adaptées au contexte je pense en particulier à celle relative au sens moral, une des personnes examinées nous ayant indiqué que son sens moral pouvait varier d'un quart d'heure à l'autre. Nous avons repris cette expression dans le sens d'une structuration des interdits, mais peut-être aurions-nous dû en discuter avec le juge Burgaud.

Et surtout se pose le problème de la définition de la crédibilité. On a déjà dû vous expliquer que l'on pouvait être crédible tout en mentant.

M. le Rapporteur : Vous avez reçu pour mission d'examiner les adultes, et de déterminer notamment s'ils présentaient les traits de personnalité d'un abuseur sexuel. Vous avez répondu par la négative pour les treize acquittés. La même question a été posée aux psychologues, mais ils ont répondu par la positive pour dix des treize acquittés. Comment expliquez-vous cette divergence ?

M. Jean-Louis POURPOINT : C'est pour cela que je parlais de la spécificité de l'expertise psychiatrique. On retrouve un certain nombre de traits chez les agresseurs sexuels, mais on les rencontre également dans la population en général, et c'est pour cette raison que l'on ne peut pas vraiment répondre qu'il existe des traits caractéristiques des abuseurs sexuels.

M. le Rapporteur : Seriez-vous en train de nous dire que, d'une manière générale, il n'existerait pas de traits spécifiques des abuseurs sexuels ?

M. Jean-Louis POURPOINT : Des conférences de consensus se sont penchées sur la question. Les traits décrits dans certains rapports, pas les nôtres...

M. le Rapporteur : Ceux des psychologues ?

M. Jean-Louis POURPOINT : Je ne veux pas opposer les psychologues aux psychiatres, nos formations sont différentes, tout comme nos méthodes d'investigation, mais il est vrai qu'un avocat a posé la question à un psychologue, à la cour d'assises de Saint-Omer, et le psychologue a répondu par la négative. En tout état de cause, il n'y a pas de trait de caractère spécifique aux abuseurs sexuels. Il faut prendre en compte d'autres éléments, notamment dans le parcours et la biographie des individus.

M. Jérôme PRIZAC : C'est vrai que les conférences de consensus sont très récentes en ce domaine. L'une d'entre elles a été publiée en 2002 ou 2003. Ces traits ne sont effectivement pas spécifiques. Tous les immatures sur le plan affectif, tous les sujets égocentriques ne passent pas forcément à l'acte dans le domaine sexuel. La psychiatrie essaie aujourd'hui de rassembler un certain nombre de traits qui reviennent fréquemment, et c'est peut-être à ce niveau qu'il serait intéressant d'utiliser certains questionnaires validés et standardisés, comme au Canada, afin de donner plus de poids à nos observations.

M. le Rapporteur : Madame Bonnaffé, que pensez-vous de cette contradiction ?

Mme Brigitte BONNAFFÉ : Je n'avais pas à me prononcer sur cette question, mais en général, lorsqu'on réalise l'expertise psychologique d'un adulte, on le voit à distance des événements qui lui sont imputés. On peut effectivement retrouver des traits qui vont expliquer le passage à l'acte en fonction du temps, du lieu, de la rencontre. Pour paraphraser Neuburger, dans un couple, un et un égal trois : quelqu'un peut ainsi présenter certains traits que l'on retrouve fréquemment chez des personnes reconnues coupables d'abus, mais ces traits ne seront mis en exergue que dans la rencontre avec quelqu'un, à un moment donné. Je pense qu'on ne peut pas s'autoriser à parler de trait d'abuseur sexuel. On ne peut tirer de conclusion généraliste à partir de certains traits de personnalité.

M. le Rapporteur : Ce que vous nous dites est très important, car ces rapports ont pu influencer le magistrat.

Madame Bonnaffé, par une ordonnance du 27 février 2002, le juge d'instruction donne mission à MM. Emirzé et Raymond d'examiner Mme Badaoui, dire si elle possède des traits de personnalité d'une personne mythomane, si elle a des tendances pathologiques à l'affabulation, s'il existe des raisons particulières permettant de penser que le sujet a inventé les faits qu'il décrit ou qu'il impute à des personnes qui ne seraient pas concernées par eux, s'il est possible, après avoir pris connaissance des déclarations de l'intéressée auprès du magistrat instructeur, ou par courrier, de porter une appréciation sur leur crédibilité et leur sincérité.

On peut déduire de cette mission que le juge nourrissait des doutes quant à la crédibilité de Mme Badaoui. Le rapport déposé le 11 juillet 2002 par les psychologues conclut globalement à la crédibilité de Mme Badaoui.

Le 1er avril 2004, sur ordonnance du président de la cour d'assises Jean-Claude Monier, vous avez été commise à fins de « réactualiser » les rapports psychologiques sur Mme Badaoui réalisés par M. Emirzé le 27 mars 2001 et par MM. Emirzé et Raymond le 11 juillet 2002.

Vous avez rendu un rapport dans lequel vous ne semblez pas aborder la question de la crédibilité. Pourriez-vous nous en dire davantage ?

Par ailleurs, quel regard avez-vous porté sur les rapports précédents ?

Mme Brigitte BONNAFFÉ : Tout d'abord, je précise que les questions relatives à la tendance à l'affabulation ou à la mythomanie sont pratiquement toujours posées dans les missions qui nous sont confiées, et n'étaient donc pas particulières à ce dossier.

Par ailleurs, on m'avait posé des questions différentes, relatives au comportement actuel de cette personne, après son hospitalisation.

Il me semble important de souligner que j'ai été la première femme à rencontrer cette personne, et qu'au-delà de l'objectivité, qui doit être maximale, il y avait tout de même une certaine intersubjectivité, dans le sens où cette personne essayait de me détourner des questions que je lui posais en m'interpellant dans mon statut de femme ou de mère. Pour moi, il était tout de même question chez cette femme d'un télescopage entre la réalité et l'imaginaire, qui ne renvoyait pas forcément à l'affabulation, mais à des propos qui pouvaient être marqués du sceau du mensonge compensatoire. Il me paraissait évident que ses propos ne pouvaient pas « tenir la route ». Pour « bien mentir », il faut avoir des compétences intellectuelles suffisantes pour que l'autre puisse adhérer au discours, ce qui n'a pas été mon cas, lorsque j'ai rencontré cette dame, peu avant le procès.

M. le Rapporteur : Je me pose également la question de l'accessibilité d'un non-professionnel aux termes employés dans les conclusions des rapports. Permettez-moi de vous citer ainsi un passage « Elle énonce son histoire en occultant ou en nommant certains éléments d'anamnèse, selon l'interlocuteur, selon le moment de la rencontre, et nous donne à comprendre qu'elle a été confrontée à une importante défaillance environnementale primaire, en même temps qu'à une défaillance de l'organisateur de tiercéité, au travers d'un père consommant sa fille, ce qui l'a donc conduite, en termes de mode d'entrée dans la sexualité, à un contexte de traumatisme. »

Un magistrat peut-il facilement comprendre ce genre de conclusions, et que peut-il en déduire ?

Mme Brigitte BONNAFFÉ : La psychologie n'est pas une science exacte, mais quand on rédige un compte rendu d'expertise psychologique, il est important de s'appuyer sur une démarche scientifique. Les conclusions ont pour objectif de répondre aux questions posées à partir de données concrètes.

Je travaille depuis plus de dix ans avec le président de la cour d'assises, qui était en l'espèce demandeur de ce rapport. Quand on dépose en cour d'assises, il me paraît important de ne pas occulter notre langage spécifique, qui peut parfois être abscons. Lorsque nous nous adressons à des jurés qui ne sont pas des techniciens de la psychologie, il importe, soit de redire les termes, en les explicitant à partir d'éléments concrets, soit d'user d'un langage plus accessible. D'ailleurs, l'expression de « défaillance de l'environnement primaire » était définie entre parenthèses par « abandon maternel », renvoyant ainsi à une notion qui avait pu être antérieurement développée.

M. le Rapporteur : Docteur Pourpoint, vous avez procédé, sur commission du juge d'instruction, à l'expertise psychiatrique de Jean-Marc Couvelard. Dans votre rapport, vous écrivez : « Au moment des faits qui lui sont reprochés, le sujet présentait un trouble psychique ou neuropsychique, une arriération intellectuelle profonde qui a aboli son discernement ou le contrôle de ses actes au sens de l'article 122-1 alinéa 1 du code pénal. L'arriération intellectuelle que présente le sujet n'est pas évolutive. »

Vous semblez donc conclure à l'irresponsabilité pénale. Cela étant, vous écrivez préalablement que Jean-Marc Couvelard présente « un handicap intellectuel sévère, de l'ordre de l'arriération mentale ». « Il n'accède pas au langage oral, présente des troubles de la coordination motrice, les acquisitions psychomotrices ont été très tardives [...] C'est un sujet dont le degré d'autonomie est très faible. Il peut se déplacer seul, fût-ce d'une façon maladroite, mais il n'est pas capable de s'habiller ou de se déshabiller seul, il a acquis la possibilité de manger seul mais on doit couper ses aliments. M. Couvelard présente un syndrome de débilité motrice. »

M. Jean-Marc Couvelard, indépendamment de l'irresponsabilité pénale à laquelle vous concluez, aurait-il pu commettre les actes qu'on lui a reprochés ? Il est vrai que la mission qui vous était confiée ne posait pas cette question, mais semblait partir du principe que les faits avaient été commis.

M. Jean-Louis POURPOINT : Nous n'avions pas à nous prononcer, à cette époque, sur la commission ou non des faits. Cela étant, l'importance du handicap, décrit très précisément dans le rapport, laissait penser qu'il était peu probable que le sujet ait pu commettre ces actes.

M. le Rapporteur : M. Jean-Marc Couvelard n'a pas été mis en examen, mais la conclusion est celle de l'irresponsabilité pénale. Si vous aviez décelé l'impossibilité de commettre ces faits, pourquoi ne pas l'écrire clairement ? Dans cette hypothèse, n'eût-il pas été utile de savoir - mais peut-être le saviez-vous - quels faits lui étaient reprochés ?

M. Jean-Louis POURPOINT : Nous avons décrit dans nos conclusions l'importance du handicap mental de cette personne...

M. le Rapporteur : Saviez-vous quels faits lui étaient reprochés ?

M. Jean-Louis POURPOINT : Oui, et il était peu vraisemblable qu'il ait pu participer à de tels faits.

M. le Rapporteur : Mais pourquoi ne pas le dire ?

M. Jean-Louis POURPOINT : M. Burgaud nous avait demandé un complément d'expertise, que j'ai donc rédigé le 23 octobre 2001, et dans lequel j'avais fourni divers éléments d'ordre médical, relatifs à ses aptitudes, à son comportement...

M. le Rapporteur : Je comprends bien, mais était-il envisageable d'affirmer, à un moment donné, qu'il n'était pas possible qu'il ait commis les faits qui lui étaient reprochés ?

M. Jean-Louis POURPOINT : Ce n'est pas à nous de dire si le sujet a ou non participé aux faits.

M. le Rapporteur : Mais si quelqu'un est estropié, et qu'on l'accuse de partir en courant, il faut bien dire à un moment donné que ce n'est pas possible !

M. Jean-Louis POURPOINT : La question était-elle posée de cette manière ?

M. le Rapporteur : Si le juge vous avait demandé s'il était possible que M. Couvelard ait commis ces actes, vous auriez répondu. Est-ce que vous n'avez pas répondu à cette question parce qu'il ne vous l'a pas posée ?

M. Jean-Louis POURPOINT : Dans une expertise, nous répondons aux questions que le juge pose. Or, il n'a pas posé cette question.

M. le Rapporteur : Au-delà de la question, avez-vous eu le sentiment que ce n'était pas possible ?

M. Jean-Louis POURPOINT : Compte tenu des capacités très limitées de cette personne, cela paraissait très peu probable, mais nous ne sommes pas là pour dire si les choses ont eu lieu ou pas.

M. le Rapporteur : Vous êtes médecin, vous savez que la personne que vous venez d'examiner est accusée de certaines choses, mais vous êtes pratiquement certain qu'elle n'a pu les commettre, et vous ne le dites pas ?

M. Jean-Louis POURPOINT : La prudence est tout de même de mise dans une expertise !

M. le Rapporteur : « Peu probable », c'est prudent, non ?

M. Jean-Louis POURPOINT : Nous donnons les éléments qui permettent de penser...

M. le Rapporteur : S'agit-il là du respect de l'institution dont parlait votre confrère ?

M. Jean-Louis POURPOINT : Probablement. Le principe de base de l'expertise est de répondre aux questions que pose le magistrat, sans déborder du cadre, et dans les limites de nos compétences.

M. le Président : D'où l'intérêt de permettre à la défense de poser elle-même des questions, voire de commettre elle-même certains experts ?

M. Jean-Louis POURPOINT : Mais il arrive aussi que le magistrat nous pose des questions complémentaires.

M. le Président : En l'occurrence, il ne vous les a pas posées. Aussi les choses auraient-elles peut-être été différentes si les avocats de la défense avaient eu ce pouvoir.

M. le Rapporteur : S'agissant de M. François Mourmand, malheureusement décédé en prison le 9 juin 2002, vous décrivez dans votre rapport le traitement médicamenteux qu'il suit, en précisant qu'il s'agit « d'une dose de médicaments assez conséquente et qui rend M. Mourmand un peu figé ». N'y avait-il pas lieu, à l'époque, de s'alarmer de l'état de santé mentale, psychique, physique, de M. Mourmand ?

M. Jean-Louis POURPOINT : En effet, la dose de médicament, telle qu'indiquée par M. Mourmand car nous n'avons pas accès au dossier médical à la maison d'arrêt, si elle est exacte, est conséquente.

Il m'a par ailleurs précisé, mais c'est lui, là encore, qui me l'a dit, qu'il avait déjà reçu, avant même que cette affaire ne survienne, un certain nombre de médicaments à des doses assez fortes, prescrites par son médecin traitant. Pour autant, ce sujet n'avait jamais été hospitalisé en psychiatrie ni suivi en centre médico-psychologique, ni n'avait jamais bénéficié de suivi spécialisé.

Cela étant, il est vrai qu'il supportait difficilement l'incarcération.

M. François Mourmand était admis depuis trois jours au service médico-psychologique de la maison d'arrêt de Loos, donc hospitalisé lors de mon examen.

M. Léonce DEPREZ : Vous avez dit que vous n'aviez pas eu de contacts avec le juge d'instruction, et que vous le regrettiez. C'est justement cela qui me paraît effarant : ce manque de contacts, de dialogue avec celui qui a la responsabilité de l'instruction, et que vous avez pour mission d'éclairer. Ne pensez-vous pas que c'est ce manque de dialogue, ce compartimentage, peut-être ce respect excessif du pouvoir judiciaire, du pouvoir de l'autre, qui a abouti au drame que nous avons vécu ?

M. Jean-Louis POURPOINT : J'ai tout de même eu quelques contacts téléphoniques avec M. Burgaud, ne serait-ce que pour lui annoncer le décès de mon co-expert. Et je me souviens aussi que, quand j'ai eu à examiner M. Marécaux, qui était hospitalisé dans un état préoccupant à Clermont dans l'Oise, M. Burgaud m'a appelé pour que je lui fasse un petit rapport, oral et écrit, sur l'état mental de cette personne et sur l'opportunité de son hospitalisation. J'ai donc eu des contacts avec lui pour des explications ponctuelles sur certains points précis concernant des personnes précises.

M. Léonce DEPREZ : Quand vous avez vu M. Mourmand, son état physique - il est tout de même passé de 50 à 130 kg - ne justifiait-il pas un dialogue avec le médecin compétent et avec le juge d'instruction ? Et en ce qui concerne M. Couvelard, un minimum de dialogue - ce minimum qui semble avoir manqué tout au long du processus judiciaire - n'aurait-il pas suffi pour que son cas soit réglé ?

M. Jean-Louis POURPOINT : J'ai vu M. Mourmand le 15 septembre 2001, alors qu'il était incarcéré depuis cinq mois, au service médico-psychologique régional au sein de la prison de Loos, où il faisait l'objet de soins psychiatriques. Je ne me souviens pas d'échanges avec le juge Burgaud sur l'état pathologique de cette personne, la question ne m'ayant pas été posée.

M. Jérôme PRIZAC : Je suis tout à fait d'accord avec ce que dit M. Deprez, mais ce n'est pas spécifique à l'affaire d'Outreau : nous sommes très sollicités, et le temps nous manque parfois. C'est une chose qu'il faut naturellement chercher à améliorer.

M. François CALVET : Vous êtes des experts d'une grande expérience, mais ce qui me frappe, c'est d'une part la contradiction entre psychiatres et psychologues sur l'existence ou non de traits caractéristiques des abuseurs sexuels, et d'autre part que jamais le juge d'instruction ne réunit l'ensemble des experts, alors même que l'expertise lui sert à formuler l'acte d'accusation. Est-il arrivé, dans d'autres affaires, qu'un juge d'instruction vous réunisse dans son bureau, ne serait-ce que pour décoder votre langage, dont il n'est pas forcément un spécialiste ? Ou que des avocats vous contactent pour vous demander des explications sur vos rapports d'expertises, afin d'étayer leur défense ? Enfin, existe-t-il, à l'ENM, une formation particulière pour apprendre aux futurs magistrats à décoder les rapports d'expertise ?

M. Jérôme PRIZAC : Je n'ai jamais, en dix ans, été sollicité par un juge d'instruction pour une réunion entre experts. La plupart du temps, la confrontation se passe aux assises, en fin de chaîne. Je n'ai jamais été interrogé non plus par des avocats avant l'audience des assises.

Notre langage, c'est vrai, est un peu hermétique. Nous clarifions toutefois un peu les choses aux assises, et si nous ne le faisons pas, les présidents ou les avocats ne se privent pas de nous en prier et de nous remettre les pieds sur terre... Mais il n'est pas toujours simple d'adapter notre langage pour nous mettre à la portée des jurés. Enfin, je ne sais pas quelle est la formation dispensée à l'ENM, ni s'il y a des cours de psychologie, mais je suppose qu'on leur inculque au moins certaines notions - il faut en tout cas le souhaiter.

M. le Président : Nous avons prévu de nous rendre à l'ENM, où nous parlerons de la formation des magistrats.

Mme Brigitte BONNAFFÉ : Sur les questions complexes, il y a souvent dualité d'expertise, avec un psychiatre et un psychologue travaillant séparément ou ensemble - en ce qui me concerne, c'est plutôt séparément - pour rédiger conjointement un rapport adressé au juge d'instruction. Il m'arrive aussi, assez fréquemment, qu'un juge d'instruction me téléphone, ou que je lui téléphone, quand quelque chose lui semble ou me semble nébuleux, ou qu'un élément manque dans le document. Quant aux avocats, je n'ai pas été interpellée par eux dans le cadre de cette affaire, mais quand nous sommes sollicités pour des expertises « libérales », ils nous posent des questions très précises, qui pourraient tout à fait être soulevées au niveau du juge d'instruction.

M. Etienne BLANC : La psychiatrie et la psychologie ne sont pas, vous l'avez dit, des sciences exactes. En outre, une fois que vous avez rendu votre rapport, on y choisit ou emprunte souvent des mots ou des phrases péremptoires, sorties de leur contexte, ce qui peut poser des problèmes. Ainsi, aux assises, quand le greffier lit l'acte d'accusation et que celui-ci comporte deux ou trois lignes prises dans votre rapport sur la dangerosité potentielle d'un accusé, cela crée un déséquilibre entre l'accusation et la défense. Avez-vous quelques suggestions à nous faire pour que la relativité de vos conclusions soit bien transcrite et accompagne l'ensemble de la procédure ? Ne pourrait-on envisager que l'ensemble de vos conclusions figurent dans l'arrêt de renvoi, dans l'ordonnance de règlement ou dans le réquisitoire ?

On vous sent blessés, d'autre part, par certains commentaires qui ont été faits sur votre travail, notamment dans les grands médias. Avez-vous pu vous en expliquer ? Estimez-vous que le débat oral aux assises vous a permis de défendre vos analyses ? Les psychologues nous ont dit que ce n'avait pas vraiment été le cas. Le parquet, le président, les avocats, les parties civiles vous ont-ils accompagnés de façon à ce que le débat ait lieu ?

M. Jérôme PRIZAC : Nous n'avons pas toujours été ménagés par la presse. J'ai lu sur l'Internet des formules du genre : « Les experts finissent par lâcher sous le flot des questions... » Il n'y a pas eu d'accompagnement au sens où vous l'évoquez : le débat devant les assises ne l'a pas permis, même s'il y a eu, sans doute, plus de sérénité en appel, à Paris, qu'à Saint-Omer. Mais ce n'est pas spécifique à l'affaire d'Outreau. Nous avons souvent l'impression d'être le tournedos sur le gril.

Par ailleurs, nous sommes tout de même tenus par le devoir de réserve, et nous avons des obligations déontologiques que nous imposent notre code et notre conseil ordinal. Il y a donc des choses sur lesquelles nous ne pouvons nous répandre dans la presse.

Quant à l'utilisation d'un mot ou d'une phrase hors contexte de façon à lui donner un sens différent, c'est hélas une pratique relativement courante. Nous ne sommes pas forcément favorables à ce que les réquisitions s'appuient sur nos éléments pour tout justifier. L'expertise est un élément de la chaîne, ni plus ni moins. J'ai entendu, lors d'une précédente audition, un magistrat vous dire que l'expertise n'était ni à charge ni à décharge, qu'elle était simplement destinée à éclairer la justice

M. le Président : Il faut donc ne sacraliser ni la parole de l'enfant, ni l'expertise ?

M. Jérôme PRIZAC : Absolument. Nous ne nous posons pas en donneurs de leçons, nous essayons de faire de notre mieux, mais l'erreur est toujours possible. Si nous estimions avoir commis des erreurs majeures, nous serions les premiers à présenter nos excuses les plus plates.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : Madame Bonnaffé, vous avez conclu de votre contre-expertise sur Mme Badaoui qu'elle n'avait pas de tendances mythomanes ou affabulatrices, mais qu'il y avait « télescopage entre la réalité et l'imaginaire », vous avez dit que ses propos « ne tenaient pas la route » et vous avez même prononcé le mot « mensonge ». Et M. Prizac, un peu avant, nous avait expliqué qu'on peut être « crédible tout en mentant ». Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

S'agissant d'autre part de l'article 122-1 du code pénal, ne pensez-vous pas qu'il faudrait étendre un peu le champ de votre intervention, en vous demandant votre avis plus général sur la personne ?

Mme Brigitte BONNAFFÉ : Ce n'était pas une contre-expertise, mais une expertise de réactualisation, ce qui est très différent : c'est une pratique fréquente quand on approche du procès et que les premières expertises datent un peu. Lorsqu'un psychologue parle d'affabulation, il s'agit pour lui de rechercher si, du fait de fragilités psychiques ou de difficultés psychologiques, il n'y a pas falsification ou perception erronée de la réalité, si une maladie mentale ne fait pas écran à l'appréciation des faits. C'est pourquoi je me suis autorisée, après avoir rencontré cette personne, à parler non d'affabulation, mais de mensonge, étant donné qu'il y avait chez elle, selon moi, une capacité à discerner la réalité de l'imaginaire - avec toutefois, par moments, une perte d'esprit critique. Lorsque je lui renvoyais cette difficulté à comprendre, elle essayait, dans un mécanisme très projectif, de me mettre en difficulté en disant que je devrais, en tant que mère, la comprendre, et, en tant que psychologue, entendre ce qu'elle avait à me dire.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : Il est dommage que cette expertise n'ait pas eu lieu plus tôt. Cela aurait changé bien des choses.

M. Jérôme PRIZAC : Je n'ai pas eu à examiner, pour ma part, la principale protagoniste de l'affaire. Mais la mythomanie, au sens strict, est souvent reprise par nous comme un trait de fonctionnement, dont on peut retrouver des éléments dans certaines pathologies mentales. Nous cherchons à voir si l'on retrouve des traits cliniques en nombre suffisant pour porter un diagnostic d'aliénation mentale. S'il y a seulement des traits mythomaniaques isolés, cela ne suffit pas, sauf cas très particuliers de mythomanie délirante ou maligne, pour retenir un tel diagnostic.

Quant à étendre l'article 122-1 du code pénal, pourquoi pas ? Cela pourrait être une piste de réflexion, dès lors que notre cadre serait bien défini. Cela nous aiderait sans doute à être encore plus précis.

M. le Président : Madame, Messieurs, Je vous remercie beaucoup pour la qualité des propos que vous nous avez tenus.

* Audition de M. Yves JANNIER,
avocat général près la cour d'assises de Paris



(Procès-verbal de la séance du 28 février 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Monsieur l'avocat général, je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire d'Outreau.

Avant votre audition, je souhaite vous informer de vos droits et de vos obligations.

Dans le cadre de la formule du huis clos qui a été retenue pour votre audition, celle-ci ne sera rendue publique qu'à l'issue des travaux de la commission d'enquête. Cependant, cette dernière pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui en sera fait. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué et les observations que vous pourriez présenter seront soumises à la commission.

L'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires punit des peines prévues à l'article 226-13 du code pénal, soit un an d'emprisonnement et 15 000 euros d'amende, toute personne qui, dans un délai de trente ans, divulguera ou publiera une information relative aux travaux non publics d'une commission d'enquête, sauf si le rapport de la commission a fait état de cette information.

Je vous indique que si vous considérez qu'une ou plusieurs des questions qui vous sont posées, relèvent en tout ou partie du secret du délibéré, vous êtes en droit de nous l'opposer.

Je vous rappelle, qu'en vertu de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes auditionnées sont tenues de déposer, sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel.

Toutefois, en application de l'article 226-14 du même code, l'article 226-13 n'est pas applicable aux personnes informant les autorités publiques de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Pour la commodité de l'audition, vous pourrez citer nommément les enfants qui auront été victimes de ces actes, la commission les rendant anonymes dans son rapport.

Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(M. Yves Jannier prête serment).

La commission va maintenant procéder à votre audition, qui va faire l'objet d'un enregistrement.

Monsieur l'avocat général, vous avez la parole.

M. Yves JANNIER : J'ai été désigné par le procureur général de Paris pour m'occuper, comme ministère public, de l'affaire dite d'Outreau qui, pour nous, est l'affaire « Delay et autres », à la suite d'un appel qui avait été formé par six des condamnés lors de la première instance de la cour d'assises de Saint-Omer.

Je me propose de vous exposer d'abord, succinctement, ce qu'a été ma perception de ce dossier écrit, car c'est ainsi, par un dossier écrit, que tout commence pour un avocat général, puis quel a été le cheminement de l'audience et ce qui m'a amené à prendre des réquisitions d'acquittement pour les six personnes qui comparaissaient devant la cour d'assises de Paris, réquisitions que j'ai prises avec la conviction de l'innocence de ces personnes, sans évoquer pour aucune d'entre elles un éventuel doute en ce qui me concerne.

Nous avons été saisis de cette affaire par désignation de la chambre criminelle de la Cour de cassation, qui a certainement voulu l'éloigner de sa région d'origine en la dépaysant pour rendre les débats plus calmes, plus apaisés, même si l'hyper-médiatisation qu'elle avait connue était toujours prégnante lorsque nous avons été saisis.

La première particularité de notre approche tenait d'abord à la saisine elle-même : nous n'étions, en effet, saisis que sur le seul appel de ces six personnes, sans appel ni principal ni incident du ministère public à l'égard d'une quelconque des sept personnes initialement poursuivies et acquittées à l'issue de la première audience. Pour cette raison, les faits pour lesquels certains des condamnés avaient été partiellement acquittés n'étaient pas remis en cause. Nous n'étions donc saisis que d'une partie des faits qui leur étaient initialement reprochés, et nous n'étions saisis que de faits commis à l'égard de neuf mineurs victimes, alors qu'il y en avait dix-sept lors du premier procès.

Notre approche était forcément difficile, parce qu'il nous fallait extraire de ce dossier ce dont nous étions saisis, sans remettre en cause de quelque façon que ce soit, évidemment, la première décision. Nous devions appréhender une partie des déclarations qui avaient été faites par les condamnés définitifs, puisque quatre d'entre eux - les époux Delay, M. Delplanque et Mme Grenon - n'avaient pas fait appel, pour comprendre les implications de ceux qui venaient devant notre cour d'assises pour être jugés une deuxième fois.

L'audiencement initialement prévu au début du mois de mai 2005 a été repoussé car la très forte médiatisation de cette affaire n'avait pas disparu ni même diminué, et un certain nombre de journalistes avaient repris dans des articles ce qu'ils appelaient la « piste oubliée », c'est-à-dire la suspicion d'avoir oublié un certain nombre de personnes, ou d'avoir confondu des personnes avec d'autres, notamment en ce qui concernait Daniel Legrand, puisqu'une liste établie par un des enfants Delay faisait état d'un « Dany le Grand » en Belgique. Tout cela a nécessité un supplément d'information et l'audience s'est finalement tenue en novembre 2005 après que cette piste, dont j'indique tout de suite que pour nous elle n'était pas une piste oubliée, mais une piste inexistante, a été vérifiée. Mme Godard, entendue à ce sujet, a d'ailleurs reconnu qu'elle avait eu le sentiment d'avoir été manipulée par la presse et d'avoir donné un certain nombre d'informations parce qu'elle pensait qu'il avait pu se passer quelque chose, et M. Dany Comporini s'est malheureusement retrouvé de façon inconsidérée sous le feu des médias alors qu'il n'avait rien à voir avec cette affaire, si ce n'est d'avoir été un temps le compagnon d'une jeune fille qui habitait l'immeuble.

Voilà l'état d'esprit dans lequel nous avons abordé ce dossier, en ayant bien sûr la facilité d'approche de ceux qui arrivent après que l'histoire a déjà été écrite : nous connaissions les vicissitudes de la première audience, les interrogations qui se posaient, nous savions, par la reconnaissance officielle du garde des Sceaux et par les indemnités, devenues définitives avant notre audience, que l'idée d'un dysfonctionnement avait été retenue à l'issue de la première instance et que l'attente était donc certainement très grande de voir notre juridiction, la cour d'assises de Paris, statuer dans la sérénité et essayer d'approcher la vérité.

En ce qui me concerne, j'ai rapidement demandé au procureur général de désigner un autre avocat général à mes côtés, car ce dossier me paraissait particulièrement délicat à appréhender, étant donné que le risque d'une audience particulièrement mouvementée existait encore et qu'il était possible qu'on s'engage dans des voies qu'on ne pouvait pas percevoir à l'étude du dossier papier, et tomber dans une bataille de procédure ou je ne sais quoi. Il me paraissait donc plus prudent d'être accompagné d'un autre collègue, et le procureur général a désigné un de mes collègues pour être à mes côtés.

En analysant le dossier, j'ai fait le constat que l'édifice, tel qu'il pouvait apparaître, était particulièrement fragilisé par l'évolution des déclarations de Mme Badaoui, qui était revenue sur ses accusations lors de la première audience, tout comme M. Delplanque et Mme Grenon, et par l'aveu, par M. Delay, qu'il était effectivement responsable, avec ce couple de voisins, d'une partie des faits criminels commis au préjudice de ses enfants, mais que l'ensemble des autres personnes qui s'étaient trouvées devant la première cour d'assises étaient,d'après lui, hors de cause.

Les procès-verbaux des débats de la première cour d'assises montraient toutefois que les déclarations de Mme Delay avaient varié, et une inconnue subsistait donc sur la position qu'elle prendrait à l'audience, de même qu'une inconnue subsistait quant aux accusations portées par les victimes contre tel ou tel adulte, et qu'une inconnue subsistait quant aux déclarations que feraient elles-mêmes les personnes qui avaient fait appel et qui, pour la plupart, contestaient la totalité des faits qui leur étaient reprochés.

Dans ce dossier, en effet, comme dans nombre de dossiers d'agressions sexuelles ou de viols sur de jeunes enfants, lorsqu'il n'y a pas d'éléments matériels probants incontestables, tels que des lésions gravissimes ou des pièces à conviction, comme par exemple des cassettes vidéo ou des enregistrements réalisés lors de la commission des crimes, tout reposait sur les déclarations des uns et des autres.

Il est finalement facile d'analyser les faiblesses du dossier quand on l'appréhende dans la position qui était la mienne, puisqu'on s'aperçoit déjà qu'une partie de l'édifice a pu vaciller en raison des revirements qui se sont produits lors de la première audience. L'ensemble des déclarations qu'on va lire, regarder, analyser, croiser, entre les enfants qui se plaignent, les adultes qui contestent, les relations des uns et des autres, comporte dès lors une succession de points d'interrogation : les choses se passeront-elles de la même façon lors de notre audience ? Tout doit-il être pris tel quel ? Une partie des déclarations doit-elle être retranchée ? Le sentiment d'incertitude était donc très fort avant l'audience, même si, pour un certain nombre de faits et d'éléments, on pouvait considérer à la lecture du dossier que, raisonnablement, les faits tels qu'ils étaient dénoncés avaient pu se produire.

Vous savez aussi, certains de mes collègues ont dû vous en parler par le menu, qu'un certain nombre de personnes mises en cause se sont accusées elles-mêmes, à certains stades de la procédure, soit d'avoir été témoins de certains faits, soit d'avoir participé à certains faits. Je pense à M. Daniel Legrand fils, qui a fait un certain nombre de déclarations, ou à M. Franck Lavier, qui a fait des déclarations ne reconnaissant pas vraiment sa participation personnelle, mais indiquant avoir été le témoin d'un certain nombre de pratiques.

L'approche du dossier écrit nous a donc amenés à l'audience avec ce sentiment d'incertitude, mais aussi avec le sentiment que dans ce qui était dénoncé par les enfants et rapporté par certaines personnes, notamment par les assistantes maternelles, il devait y avoir quelque part un fond de vérité, la question étant de savoir, quand on lit la procédure, si ce fond de vérité allait au-delà du cercle restreint des époux Delay et de leurs voisins Delplanque-Grenon, et si oui, jusqu'où il allait. C'est une inconnue lorsqu'on lit le dossier papier.

Je vais donc essayer de vous expliquer pourquoi, à l'audience, cette perception d'un dossier difficile, comme le sont assez souvent ces dossiers de mœurs où, sans qu'il y ait d'éléments matériels discriminants, s'oppose la parole des uns et des autres et où se pose la question du consentement, a pu évoluer.

L'audience approchant, s'est évidemment posé le problème de la constitution de la liste des témoins. Notre souci a été de faire en sorte que le débat se déroule de la façon la plus complète possible, de faire citer tous les témoins qui pouvaient être utiles, et seulement eux. À la suite de la lecture du dossier, un certain nombre de personnes s'imposaient comme étant des témoins incontournables ; les parties nous ont aussi demandé d'en citer certains, ce que nous avons fait ; vous savez que le ministère public cite à la demande des parties, aux frais avancés de l'État, jusqu'à cinq témoins, les suivants étant cités aux frais des parties.

Nous avons abordé le dossier, comme tous les dossiers criminels qui nous arrivent, sans a priori, avec le souci d'approcher au maximum la vérité - je dis « approcher » parce que j'ai pleinement conscience qu'atteindre la vérité est parfois un vœu irréaliste - et surtout de faire en sorte que le débat se déroule dans une parfaite sérénité, sans qu'on nous reproche d'avoir cité ou refusé de citer tel ou tel, et qu'il n'y ait pas de dissension dès l'origine. Très rapidement, l'audience a montré - au moins pour ceux qui l'ont vécue, comme moi - que tout le monde était animé par ce souci de recherche de la vérité. La présidente, Mme Odile Mondineu-Hederer, l'a menée avec objectivité et avec une connaissance parfaite du dossier. Très rapidement, la tension qui peut exister devant une cour d'assises entre les magistrats du ministère public et la défense s'est estompée, cette dernière ayant rapidement compris, au travers des questions que nous posions, que notre seul souci était d'essayer de comprendre comment on en était arrivé à condamner à des peines sévères, à des peines lourdes, des personnes comme l'abbé Wiel ou M. Lavier.

Au fur et à mesure des débats, ce qui paraissait probable ou raisonnable à la lecture du dossier s'est peu à peu effrité, s'est estompé, jusqu'à l'audition des quatre personnes condamnées - Mme Delay et son mari, le couple Delplanque-Grenon - et aux déclarations des enfants, dont un certain nombre, peut-être rassurés par le huis clos partiel que la cour d'assises avait prononcé, et finalement mis en confiance par l'ambiance assez détendue des débats, sont revenus sur leurs accusations, ont expliqué pourquoi, pour quelles raisons ils avaient mis en cause telle ou telle personne. Il est vrai aussi que certains ont maintenu leurs accusations, pour certains de façon inconcevable et irréaliste, comme une enfant qui a accusé son père jusqu'à la fin, affirmant à l'audience encore avoir été violée par trois hommes en même temps alors qu'elle était vierge au moment où elle a été examinée.

Notre sentiment a donc été que ce qui paraissait devoir être établi s'effritait et que certaines interrogations pouvaient trouver leur explication dans l'ambiance qui pouvait régner dans l'immeuble. Ainsi, si quelqu'un comme M. Dausque était présenté comme « le méchant », c'était peut-être parce que, assailli par les enfants Delay qui venaient sans arrêt quémander de la nourriture ou un peu d'argent, il les rabrouait plus ou moins violemment. C'était une explication possible. Nous avons aussi compris que M. Lavier manquait peut-être de délicatesse quand il faisait la toilette de tel ou tel de ses enfants. Car il y a eu une progression dans les accusations des enfants : si les enfants Delay ont au début dénoncé des agressions sexuelles et des viols, d'autres enfants, par exemple les enfants Lavier ou ceux qui ont mis ultérieurement en cause l'abbé Wiel, sont passés de la dénonciation de comportements violents ou faisant mal chez les époux Lavier, à celle d'actes prenant une connotation sexuelle plus marquée. Ainsi, l'enfant Lavier ne formulera d'accusations de viol qu'en février 2002, lorsque l'épisode du viol et du meurtre d'une petite fille se répandra dans les médias, donnant à l'affaire une dimension complètement incontrôlable, complètement polluée par sa médiatisation, et on comprend mieux, dans ces conditions, l'évolution des déclarations des enfants.

Je suis parti, dans mes réquisitions du constat que cette enquête, cette information, ce renvoi devant une cour d'assises étaient ce que j'ai appelé une « apparence trompeuse », en expliquant comment, de dénonciations d'enfants en aveux de parents, en mises en cause par d'autres adultes, mises en causes croisées de Mme Delay et du couple Grenon-Delplanque, en accusations successives des enfants, rapportées par des assistantes maternelles et confortées par les déclarations des assistantes sociales, on en arrivait à l'édification de ce dossier. Et j'ai exprimé dans mes réquisitions qu'à mon sens, le tournant de cette affaire était le dépôt de la commission rogatoire du commissaire Masson, qui dirigeait un service de la police judiciaire de Lille. Dans un premier temps, c'est la brigade des mineurs de Boulogne-sur-Mer qui a diligenté l'enquête, ses enquêteurs étant le plus à même, ayant plus l'habitude, d'auditionner des enfants. Ensuite, lorsque le développement de l'enquête et les déclarations des uns ou des autres ont laissé croire à des ramifications, à des pistes en Belgique, le SRPJ de Lille a été saisi, parce que plus à même d'étendre ses investigations. J'ai exprimé qu'à mon sens, le tournant avait été le dépôt de cette commission rogatoire, dans les conclusions de laquelle le commissaire Masson émettait un certain nombre de réserves, et montrait quel avait été le sérieux des méthodes d'enquête mises en œuvre, mais expliquait qu'à son avis on était revenu au point de départ, c'est-à-dire à l'affaire de deux couples ayant abusé des enfants.

Ayant acquis au fur et à mesure de l'audience, comme je vous l'ai dit au début de mon exposé, la certitude qu'il ne subsistait plus d'éléments à charge contre les personnes qui comparaissaient devant la cour d'assises, j'ai estimé qu'il convenait de prendre des réquisitions d'acquittement. C'était quelque chose de difficile, parce qu'à l'issue d'un mois de débats très précis et très méticuleux, dans une ambiance qui était, comme je l'ai dit, apaisée, le constat était que, dans ce dossier, on avait fait fausse route - je dis « on » parce que c'était l'aboutissement de la procédure devant notre cour d'assises - et qu'il fallait savoir en tirer les conclusions, et tout le monde devait certainement attendre qu'on en tire clairement les conclusions. Je me suis donc attaché, dans mes réquisitions, à expliquer, dans une partie que j'avais appelée « Une réalité restaurée », l'ensemble des raisons pour lesquelles on pouvait considérer, pour lesquelles je considérais, pour lesquelles j'avais l'intime conviction de l'innocence absolue de ces gens - car quand on analysait tout cela, on ne pouvait qu'aboutir à cette conclusion.

Je peux vous expliquer rapidement, si vous le voulez, comment j'ai structuré cette analyse. D'abord, je suis convaincu que l'affaire Dutroux en Belgique, par sa proximité dans le temps et dans l'espace, a eu une importance non négligeable dans la perception que les différents intervenants ont pu avoir au début de cette affaire. Je crois qu'un certain nombre de personnes se sont dit qu'il ne fallait surtout pas courir le risque de passer à côté de quelque chose de très grave. Bien évidemment, compte tenu de ce qui subsiste aujourd'hui du dossier, où quatre personnes ont été condamnées, il y a eu des faits très graves commis contre des enfants, et ces faits ont pu choquer, ou émotionnellement dépasser un certain nombre de personnes qui se sont occupées de cette affaire.

La médiatisation n'a pas cessé, elle s'est accrue tout au long de l'affaire, elle a même a redoublé à un moment clé du dossier, lors de ce que l'on a appelé « la mise en cause des notables » au mois de novembre 2001. Elle s'est encore renforcée quand Daniel Legrand fils s'est accusé, pour des raisons qu'il vous a certainement expliquées lorsqu'il a déposé devant vous, d'avoir été le témoin d'un certain nombre de choses, dont le viol et le meurtre d'une petite fille. Comme je vous le disais tout à l'heure, quand nous préparions l'audience qui devait se tenir au mois de mai 2005, la presse cherchait encore des pistes imaginaires et elle a sorti cette histoire de « Dany le Grand » ou « Dany Legrand » qui a nécessité de nouvelles investigations. Il est certain que subir la pression médiatique et travailler sous les projecteurs de la presse n'a pas simplifié la tâche de tous ceux - personnels sociaux, policiers, magistrats - qui ont eu à aborder ce dossier.

La presse a quand même présenté toutes les personnes mises en cause, dans un premier temps et jusqu'au premier procès, comme d'horribles criminels. L'Express de la semaine précédant l'ouverture du premier procès titrait : « Les pervers d'Outreau : viols, tortures, jusqu'où sont allés les délires sexuels d'un groupe d'adultes... », la pression était encore très forte.

Un autre problème a tenu au décalage dans le temps entre l'ouverture de l'information judiciaire, de l'enquête judiciaire, et le moment où les époux Delay ont pu savoir que les services de police et la justice allaient s'intéresser à leurs comportements sexuels. Le juge des enfants, alerté par les services sociaux, va leur retirer le droit de garde et d'hébergement sur leurs enfants à la fin de décembre 2000. C'est le 28 décembre, si ma mémoire est bonne, que l'ordonnance leur a été notifiée, et dans le corps de l'ordonnance apparaît le fait que des agressions sexuelles seraient commises contre les enfants, justifiant une telle mesure. Donc, on peut considérer que, le 28 décembre 2000, lorsque les époux Delay ont connaissance de cette ordonnance, ils savent que la justice va s'intéresser à ces dérives ou à ces agressions sexuelles. On peut donc penser que des éléments matériels ont pu disparaître. Dans leurs déclarations, les enfants parleront d'une caméra qui aurait été utilisée pour filmer un certain nombre de faits dont ils ont été victimes. On sait que les époux Delay ont possédé une caméra et qu'ils l'ont revendue entre-temps, mais aucune cassette compromettante, illégale ne sera découverte chez eux.

Une première enquête est confiée dans les premiers jours de janvier 2001 par le procureur de la République de Boulogne à la brigade des mineurs, et elle va permettre de conforter les soupçons dénoncés par les services sociaux. Mais c'est sur convocation - et non pas suite à l'arrivée de la police le matin à leur domicile - que les époux Delay se sont eux-mêmes présentés au commissariat de police, ce qui leur a encore laissé quelques heures de répit. Dans ce dossier, on n'a presque pas d'éléments matériels : on va trouver chez les époux Delay un certain nombre d'objets à connotation sexuelle, plus de 170 cassettes pornographiques, mais rien dont la possession soit illégale. Chez les époux Lavier, on ne trouvera rien, si ce n'est quelques photos intimes d'eux-mêmes. Plus tard, chez les époux Marécaux, on ne trouvera qu'une revue à caractère plus ou moins pornographique, enroulée dans un catalogue de jouets d'enfants. Lors de la perquisition dans l'étude de Me Marécaux, on découvrira quelques dossiers de recouvrement - trois ou quatre, je crois - concernant les époux Delay, ce qui pourrait expliquer une relation entre les uns et les autres, mais rien de plus. Au total, l'absence d'élément matériel sera un handicap très lourd.

Il y a beaucoup à dire par ailleurs sur le recueil de la parole de l'enfant. J'avais été surpris, et cela apparaît dans les débats, par la distorsion entre la parole prononcée par les enfants et la parole rapportée dans la procédure. La parole prononcée par les enfants est forcément altérée dans notre dossier parce qu'ils ont été entendus une multitude de fois, interrogés par leurs proches et les assistantes maternelles de nombreuses fois. On apprendra à l'audience - je ne l'avais pas vu dans le dossier, mais peut-être cela m'avait-il échappé - qu'en fait les assistantes maternelles se contactaient pour savoir quels étaient les faits dénoncés par tel ou tel enfant qu'elles avaient en garde. Cela amène forcément à relativiser les dépositions et les listes de prénoms faites par tel ou tel des enfants.

On découvrira aussi à l'audience que les enfants étaient souvent hébergés dans des familles d'accueil vivant à proximité les unes des autres. On savait que deux enfants Delay et le fils Marécaux fréquentaient la même école, mais on ne savait pas que d'autres enfants étaient hébergés à proximité, et qu'ils se croisaient soit sur le chemin de l'école, soit sur telle ou telle aire de jeux. C'est un aspect qu'on va découvrir à l'audience, et qui nous permettra de relativiser ce qui est dit.

La parole de l'enfant a peut-être été prise comme un élément probant, alors qu'elle était tout au plus un élément d'information. On est parti, on est resté, dans ce dossier, sur deux idées erronées : l'idée qu'un enfant ne peut pas mentir, et l'idée qu'un enfant, s'il n'a pas vécu de telles choses, ne peut pas les relater. Je l'ai expliqué dans mes réquisitions et c'est à mes yeux du simple bon sens : tout le monde sait que la part de l'imaginaire chez l'enfant est très importante, et que toute relation par lui d'un événement émotionnellement fort doit être prise avec beaucoup de réserves. Quant au postulat selon lequel un enfant qui n'a pas vécu de telles choses ne peut pas les relater, il suffit de dire que les enfants Delay passaient malheureusement une partie de leur temps à regarder une télévision où passaient en boucle des cassettes pornographiques. Je pense qu'un enfant comprend très vite ce qu'il y voit et peut très rapidement relater ce qui est finalement assez simple à raconter.

C'est certainement quelque chose qui existe à la lecture du dossier, mais qu'on a compris de façon plus perceptible lors des débats, lorsqu'on s'est rendu compte qu'en fait ces enfants avaient été entendus, réentendus, questionnés par les assistantes maternelles, qu'ils s'étaient rencontrés entre eux. Un enfant nous a même dit que, s'il avait accusé M. Marécaux, c'est parce que le propre fils de celui-ci, à l'école, lui avait demandé de le faire, ayant quelque différend avec son père. C'est ainsi que M. Marécaux se serait trouvé impliqué dans l'affaire d'Outreau, pour des faits dont nous n'étions plus saisis : nous n'étions plus saisis que pour des faits d'agression sexuelle contre son fils, puisqu'il avait été acquitté des autres faits, lesquels ne pouvaient manifestement pas lui être imputés.

Il y a aussi dans ce dossier ce que j'ai appelé « la preuve de l'innocence par le mensonge ». C'est une déposition qui est importante pour démontrer que les enfants peuvent, pour des raisons diverses et variées, dénoncer des faits imaginaires, mais aussi pour démontrer le soin avec lequel les services de police ont travaillé. Je veux parler du cas d'un enfant qui avait accusé l'abbé Wiel de l'avoir violé à plusieurs reprises, mais qui, lorsque la police s'est finalement rendu compte qu'il l'accusait à tort et qu'il a été confondu, a reconnu qu'il avait mis en cause l'abbé parce que lui-même voulait se disculper, au moins moralement, des comportements sexuels répréhensibles qu'il avait eus avec un autre mineur.

Il y a également les « pistes impossibles », c'est-à-dire notamment les déclarations d'un certain nombre d'enfants mettant en cause - parmi un nombre impressionnant de personnes - Jean-Marc Couvelard et le couple Lepers. Le couple Lepers sera mis en cause par un des enfants Delay, or il ne pouvait l'être parce qu'il n'habitait pas dans la région à l'époque des faits, et que Mme Lepers n'avait ni la coiffure ni la couleur de cheveux qui avaient été décrites. Quant à Jean-Marc Couvelard, dénoncé par certains enfants sous le nom de « Jean-Marc l'handicapé », on apprendra par le témoignage extrêmement poignant de sa mère à l'audience, venant conforter ce qu'on sait du dossier, les constatations des policiers qui l'ont entendu et les expertises qui figurent au dossier, qu'il est gravement handicapé de naissance, qu'il n'a aucune agressivité ni pulsion sexuelle, et que son handicap ne lui permet pas d'avoir participé aux faits ni même de s'être rendu dans l'appartement où ils se sont passés.

Il y a les assistantes maternelles, qui ont été entendues, qui ont entendu les uns et les autres, qui ont confronté leurs connaissances et les dénonciations des enfants, qui ont fait des listes, qui les ont recopiées : tout cela est devenu vraiment sujet à caution.

Il y a aussi les référents, ces personnels administratifs qui ont fait des rapports présentant et synthétisant les faits dénoncés de façon peut-être mieux écrite, mais sans doute moins réaliste. On saura qu'une stagiaire a fait un rapport, mais on ne saura jamais qui est la stagiaire en question, alors que cela aurait été intéressant, puisque ce rapport relate des faits dont l'enfant Lavier aurait été victime.

Il y a les accusations portées par Myriam Badaoui et par le couple Delplanque-Grenon. On sait ce qu'il en est. Ils sont revenus sur leurs accusations, Mme Badaoui s'est expliquée sur les raisons qui l'ont amenée à les faire, Mme Grenon et M. Delplanque aussi.

Il y a malheureusement les déclarations faites par Daniel Legrand et Franck Lavier, qui vont adhérer aux accusations portées contre eux, Daniel Legrand pensant être ainsi remis en liberté, M. Lavier pensant disculper ainsi son épouse des accusations portées contre elle.

Il y a les expertises : si je synthétise, pour les psychiatres tous les accusés avaient des tendances pédophiles, et pour les psychologues tous les enfants étaient victimes d'abus sexuels. Le tout était finalement assez flou, ne reposait pas sur grand-chose de certain, à tel point qu'on ne pouvait plus rien en tirer à l'issue de notre audience. Les expertises médicales n'apportaient pas grand-chose non plus : il y avait d'un côté des « peut-être », « il se peut que », et de l'autre il y avait par exemple une enfant qui dénonçait des faits irréalistes puisqu'elle était vierge.

Avec l'analyse de tous ces éléments, je me suis convaincu, au fur et à mesure de cette audience, de l'innocence de ces personnes et c'est la raison pour laquelle j'ai requis sans détour leur acquittement.

M. le Président : Merci. Avant de donner la parole au Rapporteur pour qu'il vous interroge, j'ai deux questions d'ordre général à vous poser.

À Boulogne-sur-Mer, c'est le procureur Lesigne qui a requis à l'audience devant les assises. Ne pensez-vous pas que c'est une chose à éviter, et qu'un double regard du ministère public est nécessaire, sur cette affaire comme sur d'autres ?

M. Yves JANNIER : Je ne sais pas quelle approche est nécessaire, car on ne sait pas forcément qu'une affaire comme celle-ci connaîtra les rebondissements qu'elle connaîtra à l'audience. Ce qui me paraît évident, c'est que, si l'on est impliqué dans la conduite d'une enquête, si l'on prend des options de règlement d'un dossier, il est plus difficile de s'adapter à l'évolution de l'audience - et c'est l'une des grandes difficultés de ma fonction, car si le dossier est la base de départ, la règle est l'oralité des débats, et il faut s'adapter à l'évolution des dépositions des témoins. Or, il est certainement plus facile de s'adapter à ce qui se passe à l'audience quand on est, comme moi, dans la position de quelqu'un qui ne connaît pas le dossier avant, qui n'est pas impliqué dans la conduite de l'enquête, dans le suivi de l'information, ni dans le règlement, c'est-à-dire dans l'option de poursuite qui est énoncée.

M. le Président : Nous sommes ici pour réfléchir à des réformes éventuelles. Ne pensez-vous pas qu'on pourrait interdire que le procureur d'une affaire soit celui qui exerce la fonction d'avocat général devant les assises ?

M. Yves JANNIER : L'interdire me paraîtrait peut-être excessif. Je crois sincèrement que, dans des affaires aussi importantes, il serait certainement opportun que celui qui les a suivies se départisse et n'accepte pas d'aller à l'audience. Mais il y a aussi un certain nombre d'affaires, si ce n'est simples car il n'y a jamais d'affaire simple devant une cour d'assises, du moins relativement cadrées, où le risque est moins grand. Cela dit, la possibilité d'adaptation est beaucoup plus faible lorsqu'on est personnellement impliqué dans des options.

M. le Président : Je regrette que vous ayez choisi le huis clos car votre exposé était parfaitement clair, et a resitué l'affaire dans son cadre général. Je pense que tous les citoyens justiciables qui suivent nos travaux auraient été très satisfaits de vous entendre. Puis-je vous demander pourquoi vous avez fait ce choix ?

M. Yves JANNIER : Je considère que les médias ont fait suffisamment de ravages dans ce dossier, que ce que j'ai pu voir au travers des médias depuis le début de vos travaux, est une dérive qui m'a profondément choqué. J'ai vu modifiés, déformés des soit-disant propos que j'aurais tenus dans mes réquisitions, et qui comportaient des mots que je n'ai jamais employés. C'est la raison pour laquelle, m'étant publiquement et sans détour exprimé sur cette affaire dans mes réquisitions, j'ai choisi de répondre le plus honnêtement possible à votre commission, mais sans la presse.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Je partage l'avis du président : il est dommage que nos concitoyens ne vous aient pas entendu, même si j'ai bien compris vos raisons. Je vous rappelle que notre commission avait décidé le principe général du huis clos et que les syndicats de magistrats ont été les premiers à appeler à la publicité de nos auditions, en des termes parfois violents.

On voit bien, dans ce que vous venez de nous dire, combien vous avez su prendre le recul nécessaire par rapport à ce dossier, parce que vous arriviez après, parce que vous n'aviez pas participé au reste de l'instruction. On mesure, et vous l'avez dit remarquablement, à quel point c'est important.

J'en viens à mes questions. Lors de son audition, alors que nous lui rappelions qu'au cours de l'instruction il avait requis plusieurs fois des mesures de détention et refusé des mises en liberté provisoire avant de demander soudain des acquittements à l'audience de la cour d'assises de Saint-Omer, le procureur Lesigne nous a dit que l'instruction était le moment du dossier papier et l'audience le moment de l'humain, ajoutant même qu'il s'agissait du « miracle de l'audience ».

Certains de vos collègues, comme Mme Sabine Mariette, qui était membre de la chambre de l'instruction de Douai et qui siège aujourd'hui au Conseil supérieur de la magistrature, nous ont dit, pour leur part, qu'ils auraient peut-être décidé autrement si l'audience de la chambre de l'instruction avait été publique. Y a-t-il vraiment une vertu incontournable et décisive de l'audience publique, par rapport au dossier papier ?

M. Yves JANNIER : Pour certains de ceux qui ont traité cette affaire, le dossier n'est de papier que parce qu'ils ont voulu qu'il le reste. Ils auraient pu participer à des actes d'instruction, voir et écouter les gens. Dans mes réquisitions, j'ai dit que la justice n'était jamais gagnée, qu'il fallait de l'humilité, du doute et de l'humanité sans compter. Ce qui m'a frappé, moi qui ai vécu l'audience, ce sont tous ces gens qui sont venus nous dire : « On ne nous a pas écoutés ».

Si on prend le cas de M. Dausque - je pourrais en prendre d'autres -, on a l'impression, à la lecture du dossier papier, qu'il s'explique avec difficulté et ne dit pas grand-chose. Si on l'entend à l'audience, si on emploie des mots qu'il comprend, s'il n'a pas le sentiment qu'on est en train de lui tendre des chausse-trapes, il s'explique comme tout un chacun.

Je ne sais pas s'il y a un « miracle » de l'audience. Je n'en ai, pour ma part, jamais été le témoin devant une cour d'assises ni un tribunal correctionnel, mais j'ai toujours eu le sentiment que si les gens comprennent que vous les écoutez, que vous êtes prêt à entendre ce qu'ils vous disent, vous leur paraîtrez peut être sévère, mais juste, parce qu'ils auront eu le sentiment de pouvoir s'exprimer.

Je ne puis rien dire d'autre...

M. le Rapporteur : Ce que vous dites est déjà très important et répond en fait, de manière elliptique, à l'ensemble de nos questions.

M. Yves JANNIER : Quelles que soient les fonctions qu'on exerce, et j'en ai exercé un certain nombre, on peut les exercer avec rigueur, objectivité et humanité. Il m'est arrivé de requérir des peines extrêmement sévères en cour d'assises, mais je pense que les gens ont eu le sentiment que j'ai su écouter ce qu'ils avaient à dire - et mes collègues également, je ne crois pas être un cas unique.

M. le Rapporteur : C'est ce qui fait la crédibilité de la justice.

Compte tenu de ce que vous venez de dire et que je partage totalement, j'ai presque scrupule à vous poser d'autres questions.

Me Pelletier nous a dit qu'en lisant le dossier, même un non-professionnel se serait aperçu immédiatement que cela ne « collait » pas. Bien sûr, les choses sont plus faciles pour un avocat qui prend le dossier un peu à la fin, plus encore pour vous qui l'avez pris alors que certains acquittements avaient déjà été prononcés, et plus encore pour le rapporteur d'une commission d'enquête, qui le prend alors que tous les acquittements ont été prononcés.

Vous-même avez déclaré, sous réserve que la presse n'ait pas déformé vos propos, que cette affaire avait été « un millefeuille de petits errements, de mauvais fonctionnements et d'inattentions ». Était-ce bien cela, sachant que vos collègues directement impliqués dans le dossier nous ont dit, pour leur part, qu'il y avait peut-être eu acquittement après plusieurs années de détention provisoire, mais que tout avait été fait correctement ?

M. Yves JANNIER : Je peux vous répéter exactement ce que j'ai dit, car je m'en souviens très bien : pour moi, le dossier apparaissait, au moment où je requérais, comme « un millefeuilles de petites erreurs, de dysfonctionnements ou d'inattentions ». Cette phrase n'a d'ailleurs jamais été reprise correctement dans aucun journal.

Quant à l'observation que vous a faite Me Pelletier, je la comprends assez bien. Me Pelletier n'est arrivé, comme moi, qu'en fin de procédure, je crois même qu'il n'était pas au procès de Saint-Omer et qu'il n'a assisté M. Wiel qu'en appel. Il est donc intervenu, comme moi, en bout de course, il a eu comme moi une vision inversée, et il est toujours très facile de refaire l'histoire à l'envers. Il a même eu une vision encore plus aisée que moi, car il n'a eu à se préoccuper que du cas d'une seule personne, de la même façon qu'il m'a été plus facile d'analyser le comportement de six personnes figurant dans le dossier en appel que si j'avais dû le faire pour toutes les personnes mises en cause en première instance, car les croisements entre les uns et les autres sont bien plus complexes. Je comprends donc son observation et je ne la trouve pas surprenante par rapport à ce que j'ai exprimé.

Sur le fait que l'ensemble de mes collègues, quand vous les avez entendus, vous aient dit qu'ils pensent avoir agi correctement...

M. le Rapporteur : Non pas agi, mais travaillé correctement...

M. Yves JANNIER : Je pense qu'ils ont eu une vision du dossier à un instant donné, dans un contexte donné, vision qu'il m'est personnellement très difficile d'appréhender, et sur laquelle il m'est très difficile de porter le moindre jugement. Il faut notamment tenir compte de l'influence de l'hyper-médiatisation, dont je parlais tout à l'heure, notamment à l'égard de tel ou tel collègue relativement peu expérimenté...

M. le Rapporteur : Vous évoquiez aussi l'impact possible de l'affaire Dutroux. Vous savez qu'il y a eu une demande de dépaysement du dossier, et que le procureur général a répondu qu'il n'y avait pas lieu de le faire, qu'il n'y avait pas de problème.

M. Yves JANNIER : Il serait un peu facile, et presque caricatural, de dire aujourd'hui qu'il aurait mieux valu dépayser.

M. le Rapporteur : Vous avez dit que la Cour de cassation avait probablement choisi Paris pour cela.

M. Yves JANNIER : Je n'ai pas la prétention de dire que la justice serait plus performante à Paris, mais je pense qu'il s'agissait d'éloigner l'affaire du Nord-Pas-de-Calais. Peut-être le dépaysement aurait-il changé le cours du dossier, mais on ne réécrit pas l'histoire avec des paramètres qu'on ne maîtrise pas.

M. le Rapporteur : On s'est souvent demandé, toujours avec les mêmes précautions oratoires que vous aviez rappelées, que le SRPJ avait exprimé plus de doutes que de certitudes, et vous avez ajouté : « personne n'aura assez de sens critique pour arrêter la machine », c'est-à-dire de regard critique sur le travail effectué à l'époque et sur ses contradictions. Ce qui nous a beaucoup étonnés, c'est que le commissaire Masson n'ait pas été cité aux assises de Saint-Omer. Nous nous sommes demandés si c'était l'usage. On nous a expliqué qu'il ne fallait pas trop encombrer l'audience, que le président de la cour d'assises n'avait pas voulu faire citer le chef d'enquête. Dont acte, et chacun aura son appréciation, mais n'est-ce pas la moindre des choses que de faire citer le responsable de l'enquête ? Vous me direz que vous n'étiez pas présent aux assises de Saint-Omer, mais quelle est votre appréciation là-dessus, à la lumière de votre autre observation sur les doutes du SRPJ ?

M. Yves JANNIER : J'ai bien tenu, dans mes réquisitions, les propos que vous rapportez, et je pense les avoir confirmés, en d'autres termes peut-être, dans mon exposé liminaire. Il est vrai que les conclusions du rapport d'exécution de la commission rogatoire par le SRPJ me paraissaient très importantes. Le commissaire Masson boucle la boucle et revient au point de départ : il écrit que la piste belge, ou un réseau structuré de pédophilie, impliquant des mouvements de fonds, des profits, des actes commerciaux, n'existe pas, et en revient à l'hypothèse de départ, qui se limite à deux familles. Dès lors, à partir de ce moment-là, je pense, et je l'ai exprimé publiquement dans mes réquisitions, que l'on aurait pu avoir suffisamment de sens critique, au vu de la commission rogatoire et surtout de la synthèse très précise de ses conclusions, pour reprendre l'enquête et reprendre, d'un autre regard ce qui était déjà construit. Le fait que l'exécution de la commission rogatoire arrive au cours de l'été 2002, c'est-à-dire au moment où le premier juge saisi allait partir et où un deuxième allait reprendre l'affaire, ce qui explique peut-être - c'est en tout cas mon point de vue - que l'on n'ait pas prêté davantage attention à ces travaux.

Quant à la raison pour laquelle le commissaire Masson n'a pas été cité à la première audience, vous avez répondu à ma place, et je ne peux qu'adhérer - au moins partiellement - à votre propos. Je ne sais pas pourquoi il ne l'a pas été. Je vous ai dit que j'avais essayé de constituer, avec l'aide du collègue qui travaillait avec moi, la liste de témoins la plus précise et la plus pertinente possible. Ma première approche, bien entendu, a été de prendre la liste des témoins cités en première instance, et j'ai bien vu que le commissaire Masson n'y figurait pas. Or vous imaginez que, quand j'ai lu le dossier, le rapport Masson m'a évidemment sauté aux yeux. Dans notre pratique - je ne sais pas s'il y en a d'autres -, on cite toujours, à l'audience de la cour d'assises, celui qui a manifestement dirigé l'ensemble des travaux d'enquête, et qui n'est pas forcément le directeur en titre, dont la signature figure sur le rapport de transmission...

M. le Rapporteur : Justement, c'est M. Muller qui a signé, pas M. Masson.

M. Yves JANNIER : Mais c'est M. Masson qui apparaît comme ayant dirigé l'enquête, et c'est lui qui était le plus à même de venir expliquer ce qu'il avait développer dans son rapport de synthèse. Et puis on cite, par ailleurs, certains enquêteurs qui ont fait des actes fondamentaux du dossier, notamment ceux qui ont entendu des enfants, comme le capitaine Wallet, qui est un des enquêteurs-clés du dossier, ou bien un collaborateur de M. Masson au SRPJ de Lille, dont le nom m'échappe...

M. le Rapporteur : M. Devulder, peut-être ?

M. Yves JANNIER : Non, il ne s'agit pas de M. Devulder, dont on relate les réserves dans la transmission de la commission rogatoire internationale en Belgique, mais d'un autre fonctionnaire de police, qui a mis en évidence la fausseté des accusations d'un jeune garçon contre l'abbé Wiel et travaillé sur le supplément d'information sur « Dany le Grand ». Pourquoi n'a-t-il pas été cité la première fois ? Il faudrait poser la question à ceux qui pouvaient le faire citer.

M. le Rapporteur : On nous a répondu. Nous commenterons la réponse dans notre rapport...

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Pouvons-nous demander à l'avocat général de revenir sur son appréciation relative au rapport du SRPJ ? On dit trop que ce rapport fait état de doutes, et je ne suis pas certain que sa lecture le laisse à ce point apparaître. Il considère en effet la matérialité des faits comme acquise, puisqu'il y est écrit, in fine que « Thierry Delay, principal mis en cause, [...] a constamment prétexté des absences et des trous de mémoire pour éviter de s'expliquer », alors que « lui seul et sa femme détient la vérité sur le calvaire subi par ses enfants et par une vingtaine de petites victimes. » Le texte du rapport est-il si clair que ça sur les doutes ?

M. le Rapporteur : Ma question est complémentaire : est-ce qu'il y a eu un moment donné où le dossier a basculé ? Notamment lors de l'échec patent et avéré de la piste belge et de l'affaire du meurtre de la fillette dénoncé par M. Daniel Legrand fils, qui a d'ailleurs abouti à une ordonnance de disjonction ? Y a-t-il eu à ce moment, pour un professionnel tel que vous, monsieur l'avocat général, une interrogation sérieuse, comme celle qu'on retrouve dans le PV de synthèse du SRPJ ?

M. Yves JANNIER : Le PV de synthèse du commissaire Masson regroupe toutes ces interrogations incontournables. C'est un PV de synthèse « de doute », car, lorsque l'on a l'habitude de lire des PV de synthèse rédigés à un niveau comme celui du SRPJ de Lille, qui est un SRPJ important, on trouve généralement une liste d'éléments confortant l'accusation. Or, là, le directeur d'enquête revient au point de départ et conclut que les pistes envisagées n'existent pas. On sait ce qu'il en est de la piste belge, et vous avez vous-même évoqué les réserves exprimées par les enquêteurs français, reprises dans une transmission de pièces par leurs collègues belges, sur le meurtre de la petite fille, qui devient, dans le courant du printemps 2002, une piste irréaliste : irréaliste quant à la matérialité des faits eux-mêmes, étant donné les contradictions dans les déclarations des enfants, tant sur le meurtre que sur la façon de faire disparaître le corps en l'enterrant dans un jardin - lors des premières fouilles opérées par le SRPJ, un enfant Delay indiquait un endroit, un autre enfant indiquait un autre endroit. Cette piste est manifestement erronée.

Quant à la piste du réseau pédophile structuré, il apparaît, au fur et à mesure de l'avancement de l'enquête - ce sont les conclusions du commissaire Masson -, qu'aucun élément n'en conforte la réalité. Un réseau pédophile, c'est un certain nombre de personnes, ce sont des échanges de films, de photos, des mouvements de fonds sur des comptes, qu'on devrait trouver. Or, une grande partie, sinon la totalité des personnes mises en cause dans le dossier sont des gens pauvres, des gens qui ont du mal à vivre : les Delay envoient leurs enfants quémander du sucre chez Thierry Dausque, lequel est « le méchant » parce qu'il les rabroue. Où est le profit des époux Delay qui ont du mal à faire vivre leurs enfants ? Le sex-shop d'Ostende est une invention médiatique qui n'apparaît pas dans le dossier, et la ferme belge où se seraient passées les pires horreurs est décrite de façon complètement irréaliste par les enfants. Toute cette piste va s'effondrer au fil du temps.

Le PV de synthèse de la commission rogatoire montre donc que toutes ces pistes sont des impasses, qu'elles n'existent pas, mais il reste tout de même des faits gravissimes. Je n'ai jamais dit que c'étaient des faits imaginaires. Je me suis seulement prononcé sur le cas des six personnes qui comparaissaient en appel. Ce qu'ont subi les enfants Delay et d'autres est horrible, ce sont des enfants qui resteront marqués à vie, et je pense que les gens qui ont travaillé sur ce dossier ont été psychologiquement affectés, marqués par la gravité des faits ; ils existent. Le commissaire Masson, dans son rapport, ne dit pas que tout cela n'est que fadaises : il en revient simplement à des faits de déviances sexuelles commises sur des enfants par le couple Delay, par un couple de voisins, par quelques autres personnes peut-être, dans un lieu géographique cantonné, sans qu'il y ait de réseau, encore moins de réseau belge ou international. Jamais le commissaire Masson n'écrit, ni ne vient dire à l'audience, que tout est imaginé. Il y a quand même un certain nombre de victimes, et il ne faut pas les oublier.

M. le Rapporteur : Vous avez évoqué le cas d'une enfant, dont nous savons que l'expertise établie le 28 juin 2001, soit six mois seulement après le début de l'affaire, a constaté la virginité. Or, elle a maintenu jusque devant la cour d'assises de Paris des déclarations sur une pénétration dont elle aurait été l'objet de la part de son beau-père et de deux autres hommes. Vous avez dit tout à l'heure que, malgré le maintien de ses déclarations, ce n'était pas possible, compte tenu de l'impossibilité physique constatée par l'expertise médicale.

M. Yves JANNIER : Et de l'âge de l'enfant !

M. le Rapporteur : Je remarque aussi, au passage, que les experts psychiatres ont conclu à l'opposé des experts psychologues sur la présence de traits d'abuseurs sexuels chez les accusés. Or, les ordonnances de mise en accusation et de renvoi ont développé surtout les expertises des seconds. C'est une autre source d'interrogations pour nous.

Pour en revenir à cette enfant, vous nous avez dit des choses de bon sens, mais l'expertise date du 28 juin 2001, et les charges ont été maintenues très longtemps. Qu'est-ce qui peut expliquer cela ? Vos collègues magistrats, JLD ou membres de la chambre de l'instruction, nous ont répondu qu'on ne pouvait exclure qu'il y ait eu sodomie, et que, malgré l'expertise médicale, les charges avaient donc été maintenues. Or, vous avez eu une approche immédiate tout à fait divergente, qui a tout de même son importance, compte tenu des années de détention qui étaient en jeu.

M. Yves JANNIER : Là encore, ma réponse ne va peut-être pas vous satisfaire : comment voulez-vous que je réponde à la place de ceux qui ont pris cette option ?

M. le Rapporteur : Parce que, précisément, vous êtes intervenu devant la juridiction d'appel.

M. Yves JANNIER : Cela étant, il n'est pas complètement farfelu de considérer que cet enfant ait pu affabuler pour partie, ou faire un récit de faits plus graves que la réalité, ou qu'elle ait été sodomisée ou contrainte à des fellations. Je ne sais pas. Lorsque je la vois déposer devant les assises, je vais peut-être au-delà du raisonnable dans mes questions, en lui demandant comment une triple pénétration a pu avoir lieu. Et elle maintient ses déclarations, mais son récit est si invraisemblable, si irréaliste, que je ne peux pas soutenir, dans mes réquisitions, qu'il s'est vraiment passé quelque chose.

Il y a malheureusement des dossiers où les enfants relatent des faits beaucoup plus graves que ceux dont ils ont été victimes, soit pour qu'on les croie vraiment, soit parce qu'ils ne font plus la part du vécu et de l'imaginé. Je ne peux donc pas répondre à cette question. Nous étions saisis de faits de viol dont l'enfant disait avoir été victime. Mais vous savez que cette dénonciation de faits commis par trois hommes n'intervient qu'en février 2002, à un moment où la presse se répand sur le meurtre de la petite fille. C'est à ce moment-là qu'elle se met à parler d'agression à caractère sexuel : jusqu'alors elle parlait seulement de violences, ou de son père qui lui avait fait mal au sexe - ce que son père expliquait par des gestes peut-être maladroits en la lavant. Voilà. Je ne peux dire que ce que je sais.

M. le Rapporteur : Je n'ai pas d'autres questions, mais une simple observation, pour réitérer mon regret, alors que j'étais initialement favorable au huis clos, que cette audition ne soit pas publique, car vos réponses sont de nature à redonner confiance à nos concitoyens dans leur justice, et c'est très important.

M. Gilles COCQUEMPOT : Le spécialiste que je ne suis pas vous remercie et vous félicite pour la précision et la qualité de vos réponses. Comme Mme Rubantel hier, vous avez montré ce nécessaire « supplément d'âme » qui fait honneur à votre profession. Je n'ai jamais été juré, et j'ai quelques questions d'ordre pratique. Les jurés sont assistés par un certain nombre de magistrats pour rendre leur verdict. Lesquels ? Ils ne peuvent appuyer leur conviction que sur ce qu'ils ont entendu à l'audience. Quelle est la part de cette assistance dans les décisions des cours d'assises ?

D'autre part, vous avez dit que les éléments que vous aviez en tant qu'avocat général ne pouvaient vous amener qu'à des réquisitions d'acquittement. Pourquoi n'était-ce pas le cas à Saint-Omer ? Aviez-vous des éléments qu'il n'y avait pas à Saint-Omer ? La qualité des magistrats est aussi bonne, je le suppose, à Saint-Omer qu'à Paris. L'avocat général, qui était le procureur, a-t-il pu avoir quelque influence sur le verdict populaire ?

M. Yves JANNIER : La cour d'assises est présidée par un président de chambre ou un conseiller de la cour d'appel, désigné pour trois mois par ordonnance de son premier président. Il n'y a pas de fonction de président de cour d'assises en tant que telle, même s'il y a des magistrats qui font, entre guillemets, « carrière » comme président de cour d'assises pendant des années. Il en va de même pour l'avocat général près la cour d'assises, fonction qui n'existe pas en tant que telle, et qui est remplie par un magistrat du parquet général ou par un magistrat du tribunal de grande instance.

Les jurés sont entourés par le président de la cour d'assises et par deux assesseurs qui sont des magistrats professionnels, venant généralement du tribunal de grande instance, plus rarement de la cour d'appel. Ils sont donc encadrés par ces trois professionnels. Il est vrai que les jurés ne sont pas juristes de formation, mais avec du bon sens, de l'humanité et du sens des responsabilités, on arrive à comprendre un certain nombre de situations dramatiques comme celles qui sont débattues devant les cours d'assises, plus facilement que les questions de flux financiers dans les affaires de blanchiment de fonds. Mais pour les points plus juridiques qui sont abordés au cours des débats ou du délibéré, les magistrats professionnels sont là pour apporter aux jurés l'éclairage nécessaire.

Vous savez que tout repose sur l'oralité des débats, les plaidoiries ne faisant état que de ce qui a été évoqué à l'audience, et c'est pourquoi celle-ci dure apparemment beaucoup plus longtemps que devant le tribunal correctionnel, puisqu'il faut débattre, parler, échanger, confronter les points de vue sur tous les éléments qui vont fonder la prise de position soit du ministère public, soit de la défense.

Pourquoi ces acquittements n'étaient-ils pas intervenus à Saint-Omer ? Là encore, je ne vais sûrement pas vous satisfaire : comment voulez-vous que je réponde à cette question ? Je n'ai eu d'échos du procès de Saint-Omer que par ce qui en a été relaté devant la presse, et que j'ai bien évidemment lu. A l'époque, j'étais quelque peu occupé devant une cour d'assises, et je ne suivais pas tous les jours les débats de Saint-Omer, car j'avais d'autres problèmes à régler. Je ne peux pas répondre à cette question : je n'en sais rien. On a évoqué tout à l'heure le fait que le procureur qui avait suivi l'enquête ait été avocat général au procès. Est-ce une force ou une faiblesse ? Je ne sais pas. Je vous ai dit qu'à mon sens, cela l'a mis sans doute dans une position plus difficile pour se réadapter face à l'évolution du débat, et notamment face aux revirements de Mme Badaoui et du couple Delplanque-Grenon. Aurait-il pu aboutir à la même décision que nous ? Ne pouvait-il pas le faire ? Je n'en sais rien. On évoquait tout à l'heure des témoins qui ont été cités à Paris et qui ne l'avaient pas été à Saint-Omer. Le contexte est différent, je pense que la proximité géographique des faits, des lieux, de la cour d'assises, la proximité de la Belgique, la médiatisation de l'affaire ont joué d'une façon ou d'une autre, comme beaucoup de paramètres, sans que nous ayons d'éléments, de logiciel pour quantifier le rôle des uns ou des autres. Quant au rôle du procureur de la République, j'espère que les réquisitions de l'avocat général ont parfois une influence sur les cours d'assises, que parfois on écoute ce que je dis et qu'on suit les raisonnements que je tiens.

M. le Rapporteur : Cela a été le cas à Saint-Omer : la cour a suivi les réquisitions sur le principe.

M. Yves JANNIER : Mais pas sur les quantums.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Vous avez évoqué la situation de Jean-Marc Couvelard. Une petite interrogation subsiste à mes yeux. L'ordonnance de mise en accusation évoque l'article L. 122-1 du code de procédure pénale, c'est-à-dire l'absence de discernement, mais prononce un non-lieu partiel à la fin. Or une personne non mise en examen ne peut faire l'objet d'un non-lieu, même partiel. Si nous nous posons le problème, c'est parce que sa mère est bouleversée que l'on n'ait pas dit officiellement que son fils était innocent. Il nous semble que, juridiquement, il ne peut pas faire l'objet d'un non-lieu s'il n'est pas mis en examen. Nous le confirmez-vous ?

M. Yves JANNIER : C'est une interrogation terrible, et je me souviens de la déposition très poignante de Mme Couvelard à l'audience. J'ai essayé personnellement de lui faire comprendre, et la présidente le lui a redit ensuite, que personne ne suspectait son fils d'avoir commis les faits pour lesquels, à un moment, on s'était interrogé. Cette femme le vit très mal, car elle a beaucoup de mal à comprendre, vu l'état de son fils, que l'on n'ait pas compris tout de suite qu'il n'était même pas envisageable que son fils ait pu faire quelque chose. Elle n'a pas pu entendre ce que nous avons essayé, avec beaucoup d'humanité, de lui dire à l'audience, car nous sentions qu'elle était choquée - et elle l'est encore. Sans doute n'avons-nous pas su trouver les mots qu'il fallait, et pourtant nous avons pris le temps de le faire.

Du point de vue de sa situation juridique, Jean-Marc Couvelard n'a jamais été mis en examen ni poursuivi, et je ne vois donc pas à quel titre on rendrait un non-lieu contre quelqu'un qu'on n'a pas poursuivi.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Mais l'ordonnance de mise en accusation a rendu un non-lieu partiel. N'est-ce pas une incongruité ?

M. Yves JANNIER : Je vous dis qu'à mon sens, M. Couvelard n'ayant pas été mis en examen, je ne vois pas en quoi il est utile de rendre un non-lieu le concernant. Puisque jamais personne ne lui a dit : « Monsieur, nous vous reprochons telle chose », je ne vois pas pourquoi on viendrait lui dire : « Monsieur, on ne vous reproche plus rien. »

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Merci de cette précision juridique.

Parmi de nombreux points étonnants du dossier, il en est un qui est choquant, et je vous prie de m'excuser de troubler la sérénité de votre déposition. La venue du procureur général de la cour d'appel devant la cour d'assises de Saint-Omer était déjà singulière. L'intervention du procureur général de Paris en cour d'assises d'appel l'est également. Mais le fait qu'il se soit exprimé dans la salle d'audience juste avant le délibéré est totalement incompréhensible. Ma question est triple. Est-il de tradition que le procureur général vienne à l'audience ? De quelle manière sa venue peut-elle être comprise ? Et qu'avez-vous ressenti - si vous pouvez nous faire part de votre sentiment - devant cette dernière intervention, faite alors que l'audience était suspendue pour le délibéré du jury ?

M. Yves JANNIER : Il y a des points sur lesquels je peux vous répondre, et d'autres sur lesquels vous interrogerez ceux à qui la question doit être posée. La venue du procureur général est exceptionnelle, mais je dois vivre dans l'exception, puisque j'ai vécu cette situation deux fois. La première, c'était lorsque je requérais dans le procès Erignac : le procureur général Nadal est venu faire l'introduction, et je crois que personne ne s'est interrogé sur l'opportunité de son intervention, par laquelle il situait le niveau et l'importance de l'affaire qui nous occupait. Comme je vis dans l'exception, cette fois encore le procureur général est venu. Si le procureur général me dit : « Je viens », je me vois mal, n'étant que son substitut, lui dire que cela ne me paraît pas opportun. A la limite, il pourrait même me dire de m'en aller, et c'est lui qui viendrait tout seul. Sur le fait qu'il vienne, il est là à sa place. Cette fois-ci, il a fait la conclusion, prenant la parole après moi, prenant à nouveau des réquisitions d'acquittement pour les six personnes dont je venais moi-même de requérir l'acquittement. Il est à sa place. S'il décide d'intervenir, il intervient. Si son intervention vous pose quelque interrogation, vous lui demanderez à lui-même pourquoi il a jugé utile de le faire. Je pense que l'importance de l'affaire peut expliquer le fait que le procureur général de Paris soit venu exprimer sa position publiquement dans ses réquisitions.

S'agissant des propos qui ont été tenus après les réquisitions, je n'en ai personnellement tenu aucun. Vous n'avez jamais vu la moindre interview me concernant, et j'ai refusé tous les plateaux de télévision, pour lesquels on m'a pourtant beaucoup sollicité.

M. Léonce DEPREZ : Ce qui nous frappe, après avoir entendu tous les responsables de cette procédure, c'est la simplicité avec laquelle vous nous expliquez ce qui a abouti à la conclusion que l'on avait fait fausse route. Le simple bon sens que vous avez exprimé nous réconforte, nous donne confiance pour l'avenir. Mais ce bon sens, qui a manifestement manqué, tient-il en partie à la formation de la nouvelle génération de juges ? Pensez-vous que la formation des juges demande à être revue ? Parmi les propositions que nous pourrions faire, y a-t-il celle que le juge d'instruction ait une certaine expérience de la vie avant d'accéder à cette mission ? Pensez-vous qu'il faille dissocier la responsabilité de l'enquêteur et celle du juge-arbitre, mission qui a été confiée au JLD et qu'il n'a pas remplie ?

M. Yves JANNIER : La « simplicité » avec laquelle je vous expose tout cela provient de beaucoup de travail et d'interrogations sur le dossier. La première fois que je l'ai lu, c'était beaucoup moins simple que maintenant. J'ai vécu l'audience de la cour d'assises, dont on a retenu un certain nombre d'enseignements. Ce n'était pas simple du tout, et je ne dirai jamais qu'une affaire est simple.

S'agissant de la formation des juges et de l'expérience de la vie, je crois que les « séminaires d'humanité », ça n'existe pas. Je pense qu'il y a vingt-cinq ans, j'étais déjà attentif aux autres. Je le reste, et j'espère le rester jusqu'à la fin de ma carrière. L'expérience de la vie ? Quand on a des enfants, c'est évident qu'un enfant ment, et quand on a vu des enfants, on sait qu'un enfant, ça ment. C'est vrai que pour se pencher sur la vie des enfants, c'est mieux d'en avoir soi-même. On peut envisager que, pour certaines fonctions très difficiles - je parle en connaissance de cause, car ma première fonction a été celle de juge d'instruction -, c'est très difficile et c'est une succession d'interrogations, c'est la vie, plus que l'ENM, qui vous forme. L'ENM vous donne un certain nombre de bagages, des verrous, des sécurités juridiques. Pour le reste, il faut du bon sens, du doute, du sens critique.

J'ai eu la chance, quand j'étais juge d'instruction, d'être dans un grand tribunal : j'étais un dixième de la galerie de l'instruction. Le plus jeune de mes collègues avait quatre ou cinq ans d'expérience de plus que moi, et quand un dossier était particulièrement difficile, j'avais la possibilité d'aller lui demander conseil ou de m'en ouvrir à mes collègues. Mais encore faut-il savoir dire : « Je ne sais pas » ou « Que faut-il faire ? » Et ça, à mon avis, ça ne s'apprend pas.

Il y a aussi - et je parle là de mon expérience - le rôle de l'autorité qui vous charge de tel ou tel dossier. Quand j'étais jeune juge d'instruction, je n'avais pas en charge les dossiers les plus graves, les plus importants ni les plus difficiles, et j'ai fait mes armes, comme un certain nombre de mes collègues, avec des dossiers plus simples. Faut-il attendre plusieurs années avant de devenir juge d'instruction ? Je ne sais pas. A mon avis, en tout cas, il ne faut pas mettre quelqu'un de jeune et d'inexpérimenté dans un tribunal où il se retrouvera tout seul, ou avec deux autres collègues de son âge, et qui n'auraient pas plus d'expérience que lui, sans personne à qui demander conseil. Mais il y a des gens qui ont beaucoup d'humanité à trente ans, et d'autres qui, à cinquante, n'en auront jamais.

M. Jean-François CHOSSY : Sur la médiatisation, j'ai été effaré d'entendre un magistrat, dont j'ai oublié le nom, mais qui semblait avoir une aura médiatique assez forte, laisser entendre, à l'émission Envoyé spécial, que certains innocentés n'étaient pas si innocents que ça.

M. le Président : Si je puis vous reprendre, mon cher collègue, ce magistrat, dont je connais le nom et que je connais personnellement, n'a pas dit qu'il pensait cela, mais que nombre de ses collègues le pensaient.

M. Jean-François CHOSSY : Il reste que cela a jeté le trouble dans l'opinion publique. Je ne suis pas juriste, mais existe-t-il un organe régulateur ou déontologique pour interdire, punir, sanctionner de telles déclarations, qui sèment le doute et le trouble ?

M. Yves JANNIER : Je puis vous répondre de la façon la plus catégorique qui soit, et peut-être vais-je regretter que la presse ne soit pas là... Si j'ai requis avec autant de fermeté, en le démontrant, que les six personnes dont nous étions saisis étaient des innocents, c'est parce que j'en ai l'intime conviction. S'il y avait eu, pour l'un d'entre eux, place au doute, j'aurais émis ce doute. S'il y avait eu pour l'un d'entre eux, pour partie seulement, des infractions pouvant être retenues contre lui, je les aurais développées, exprimées et requises. Que les choses soient claires : il est hors de question de requérir pour faire « joli », pour faire « bien » ou pour plaire à je ne sais qui, et j'ai d'ailleurs dit dès le début de mes réquisitions que j'allais requérir en toute liberté, en remplissant complètement mes fonctions. Pour moi, ce sont six innocents complets ; aucune accusation, aucun élément à charge ne tient en ce qui les concerne. Le peu d'éléments qui peuvent subsister sont des éléments d'imaginaire, où l'on ne peut pas mettre le curseur quelque part entre le mensonge et la vérité, et l'un des grands principes de notre droit est que, tant que l'on n'a pas été déclaré coupable, on est un innocent. Même pas un « présumé innocent », car la présomption d'innocence est un problème de charge de la preuve : on est un innocent. Pour moi, ces six personnes sont des innocents, j'ai donc requis leur acquittement, et si cela souffre le doute dans l'esprit de quelques-uns, c'est tout à fait déplacé.

Je ne sais pas s'il existe un organe de régulation, mais il y a dans notre statut quelque chose qui s'appelle l'obligation de réserve, et la plus élémentaire des obligations de réserve est de ne pas se répandre en balivernes dans les médias. Je ne peux pas vous dire autre chose. Je sais très bien pourquoi j'ai requis l'acquittement de ces six personnes, et j'ai aussi exprimé dans mes réquisitions que c'est certainement une situation que l'on n'envisage jamais quand on entre dans la magistrature d'être celui qui va tirer les conséquences d'une catastrophe judiciaire. Je crois que, si certains de mes collègues ont du mal à admettre que toutes ces personnes sont innocentes, c'est parce qu'il est difficile d'admettre, quand on est un magistrat honnête qui fait bien son travail, qu'une telle situation puisse se produire, car nous essayons tous d'éviter qu'elle se produise. Et j'aurais été très heureux de ne jamais avoir à prendre de telles réquisitions (Applaudissements).

M. le Président : Je n'ai rien à ajouter à ces applaudissements. Je vous remercie beaucoup, au nom de la commission unanime.

M. le Rapporteur : J'aurais une ultime requête : auriez-vous conservé le texte écrit de votre réquisitoire ? Nous aimerions, si c'est le cas, que vous nous en donniez un exemplaire.

M. Yves JANNIER : Il n'y a qu'un plan détaillé. Je n'écris jamais complètement mes réquisitions.

M. le Président : Monsieur l'avocat général, nous vous remercions.

* Audition de Mmes Brigitte ROUSSEL, Simone HANNECART,
présidentes de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai,
et Sylvie KARAS, conseillère à la chambre de l'instruction
de la cour d'appel de Douai, au moment de l'instruction



(Procès-verbal de la séance du 28 février 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Mes chers collègues, nous recevons Mmes Brigitte Roussel, Sylvie Karas et Simone Hannecart.

Madame Roussel, vous êtes présidente de chambre à la cour d'appel de Douai, vous avez été présidente de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai en remplacement de M. Didier Beauvais. Madame Hannecart, vous avez été également présidente de chambre de l'instruction de cette même cour d'appel et vous êtes maintenant en retraite. Madame Karas, vous êtes présidente de cour d'assises et ancienne conseillère de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai, où vous avez-vous aussi exercé les fonctions de présidente de chambre en remplacement de M. Beauvais.

Je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire dite d'Outreau.

Avant votre audition, je souhaite vous informer de vos droits et de vos obligations.

Dans le cadre de la formule du huis clos qui a été retenue pour votre audition, celle-ci ne sera rendue publique qu'à l'issue des travaux de la commission d'enquête. Cependant, celle-ci pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui en sera fait. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué et les observations que vous pourriez présenter seront soumises à la commission.

L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires punit des peines prévues à l'article 226-13 du code pénal, soit un an d'emprisonnement et 15 000 euros d'amende, toute personne qui, dans un délai de trente ans, divulguera ou publiera une information relative aux travaux non publics d'une commission d'enquête, sauf si le rapport de la commission a fait état de cette information.

Je vous indique que si vous considérez qu'une ou plusieurs des questions qui vous sont posées, relèvent en tout ou partie du secret du délibéré, vous êtes en droit de nous l'opposer.

Je vous rappelle, qu'en vertu de l'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes auditionnées sont tenues de déposer, sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel.

Toutefois, en application de l'article 226-14 du même code, l'article 226-13 n'est pas applicable aux personnes informant les autorités publiques de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Pour la commodité de l'audition, vous pourrez citer nommément les enfants qui auront été victimes de ces actes, la commission les rendant anonymes dans son rapport.

Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(Mmes Brigitte Roussel, Sylvie Karas et Simone Hannecart prêtent serment).

La commission va maintenant procéder à votre audition, qui va faire l'objet d'un enregistrement.

Madame Roussel, vous avez la parole.

Mme Brigitte ROUSSEL : Depuis 1996, je suis présidente de chambre à la cour d'appel de Douai, chargée d'une chambre civile traitant essentiellement du droit des contrats, du droit patrimonial, de la famille et de l'état des personnes. Dans le cadre du service organisé pendant les périodes de vacances, j'ai assuré, avec trois autres magistrats de la cour, la permanence de la chambre de l'instruction entre le lundi 8 avril et le vendredi 12 avril 2002. À ce titre, nous avons été saisis de quatre demandes de mise en liberté, formées par M. Christian Godard, Mme Roselyne Godard, Mme Odile Marécaux et M. Pierre Martel. N'ayant eu ainsi à connaître de cette dramatique affaire que de façon ponctuelle, et étant par ailleurs tenue au secret du délibéré, il ne m'est ni matériellement ni juridiquement possible de m'exprimer devant vous sur le fond du dossier, même si j'assume totalement les décisions prises par la chambre que je présidais alors.

Je centrerai donc mon exposé sur les conditions et le contexte dans lesquels nos décisions ont été prises. La période de permanence, en avril 2002, comportait deux semaines, entre le 1er et le 14 avril. J'étais en vacances durant la première semaine. À mon retour, j'ai pris le service le lundi 8 avril au matin. Je devais, durant cette semaine, conformément au tableau de service qui nous avait été remis, assurer la présidence de deux audiences de la chambre de l'instruction, le mercredi et le jeudi, ainsi que la présidence d'une chambre civile, d'une audience de référé civile, outre les fonctions normalement attribuées au président de la chambre de l'instruction et le contentieux des étrangers.

J'ai donc pris connaissance, le lundi matin, des dossiers inscrits au rôle des audiences de la chambre de l'instruction, dont les quatre demandes de mise en liberté formées dans le dossier d'Outreau, et d'une vingtaine d'autres demandes formées dans d'autres dossiers, la plupart de nature criminelle, particulièrement graves, s'agissant notamment d'homicides volontaires, de viols sur personne vulnérable avec actes de tortures et barbarie sur mineur de quinze ans.

J'ai immédiatement réparti les dossiers entre les magistrats affectés à la chambre de l'instruction, dont moi-même, afin que nous fassions un rapport à l'audience. J'ai confié le dossier Outreau à un magistrat expérimenté, ancien avocat, dont je connaissais le sérieux et la pondération pour avoir travaillé avec lui, alors que j'y travaillais auparavant, à la chambre de la famille. Compte tenu de l'ampleur de cette affaire, j'ai moi-même également étudié ce dossier, avec les contraintes de temps qui étaient les miennes et les autres charges qui m'incombaient durant cette période.

Au stade de notre intervention, la chambre de l'instruction n'avait eu à statuer sur aucune demande d'acte, et l'état du dossier n'avait pas sensiblement évolué depuis les dernières décisions prises par la chambre de l'instruction sur des demandes de mise en liberté.

Mme Roselyne Godard était comparante devant nous ; son avocat s'était fait substituer un jeune collaborateur lors de l'audience, et n'avait fait déposer aucun mémoire.

M. Pierre Martel était également comparant ; son avocat s'était également fait substituer un collègue ; il n'avait déposé aucun mémoire.

Mme Odile Marécaux n'avait pas demandé à assister à l'audience. Sa demande a donc été examinée en son absence, mais en présence de son avocat, qui avait déposé un mémoire.

M. Christian Godard n'était pas comparant, il n'avait pas demandé à assister à l'audience ; il n'avait fait déposer aucun mémoire ; son avocat n'était pas présent.

À l'issue des audiences et du délibéré qui a suivi, nous avons finalement décidé de maintenir en détention les quatre demandeurs. Contrairement à ce qui a pu être dit, la chambre de l'instruction n'est pas une chambre d'enregistrement, et nous avons statué après avoir écouté attentivement les explications données par l'ensemble des intervenants, et après avoir débattu de la nécessité du maintien en détention pour chacun des demandeurs. Ainsi, dans certains dossiers qui sont venus devant nous durant ces audiences, nous avons décidé de la mise en liberté d'autres mis en examen.

Je ne peux, comme je vous l'ai indiqué à titre préliminaire, m'expliquer sur le contenu de ces délibérés. Mais il est constant que les décisions qui ont été prises alors ont été lourdes de conséquences, puisque, comme personne ne l'ignore maintenant, elles ont abouti à prolonger la détention de quatre innocents, et j'en éprouve aujourd'hui des regrets profonds.

Quoi qu'en disent certains médias, les charges qui pesaient, en avril 2002, sur les mis en examen étaient réelles et sérieuses. L'hypothèse d'un réseau local de pédophilie, à l'image de celui démantelé à Angers, à peu près à la même époque et dans des conditions analogues, restait solide. Elle était corroborée par un nombre non négligeable de témoignages de victimes, de déclarations de mis en examen et de conclusions d'experts. Il est facile aujourd'hui de minimiser les risques de trouble à l'ordre public, de concertation entre les mis en examen, et de pressions sur les témoins. Mais à cette époque, ces risques ne pouvaient être négligés. Le danger, dans cette dramatique affaire, est de procéder par anachronisme, de juger les juges d'hier à la lumière des éléments nouveaux révélés par les procès de Saint-Omer et de Paris. L'affaire d'Outreau devrait certes inciter les juges à plus de prudence encore dans le recours à la détention provisoire, mais l'équilibre est difficile à trouver entre la préservation des libertés individuelles des mis en examen et les impératifs de sécurité publique liés aux risques de réitération des faits et de concertation.

Ce constat ne saurait cependant inciter à l'inertie. L'affaire d'Outreau a révélé certaines défaillances de notre système judiciaire, et de nombreux projets de réforme, parfois très ambitieux, ont été avancés depuis. Je suis personnellement assez sceptique quant à l'idée, parfois émise, de supprimer le juge d'instruction. Inutile de rappeler que son absence n'a jamais empêché les erreurs judiciaires dans les pays anglo-saxons, et qu'elle pourrait même aboutir à renforcer encore les inégalités entre les justiciables. Je pense plutôt que divers aménagements pourraient être envisagés à différents stades de la procédure.

Au stade de l'instruction, d'abord. Les présidents de juridiction pourraient être autorisés à désigner plusieurs juges d'instruction pour les affaires qu'ils estiment complexes, et ce uniquement en début de procédure. Il faudrait également ne pas confier les tâches de l'instruction à des juges débutants, mais seulement à des magistrats confirmés.

Au stade de la chambre de l'instruction, ensuite. Il serait souhaitable de limiter le nombre des demandes de mise en liberté en prévoyant un délai minimum d'un mois entre deux demandes, sauf élément nouveau dans l'instruction du dossier, afin d'éviter l'encombrement des rôles, et de permettre aux magistrats de consacrer un temps plus long à chaque affaire. Actuellement, la chambre de l'instruction statue essentiellement au vu des pièces du dossier et des déclarations des parties. Elle est privée du contact direct avec les autres intervenants, alors que les convictions se forgent souvent à l'écoute des hommes et de leur confrontation. Il pourrait être envisagé de permettre à la chambre de l'instruction d'entendre certains acteurs de la procédure, autres que les mis en examen et les parties civiles, notamment des témoins, des experts, voire le juge d'instruction, lorsqu'elle l'estime nécessaire.

Dans le même sens, le rôle étant allégé par la limitation du nombre des demandes de mise en liberté, il serait souhaitable que chaque demandeur soit systématiquement présenté à la chambre, sauf demande expresse de sa part de ne pas comparaître.

En ce qui concerne plus spécialement les formations de permanence, je pense que la présence systématique d'au moins un membre habituel de la chambre de l'instruction permettrait aux magistrats remplaçants d'appréhender l'audience avec plus de sérénité.

Au stade du jugement, enfin. Il faudrait tendre au raccourcissement des délais entre la fin de l'instruction et le procès. Lorsque j'étais présidente de la cour d'assises du Nord, de 1991 à 1994, le délai d'attente était d'environ dix mois. Je pense que ce délai est actuellement d'un an, voire plus, ce qui est considérable pour les justiciables.

Pour conclure, je tiens à dire que si l'institution judiciaire a sans doute failli dans cette affaire hors normes, je n'en ai pas moins le sentiment, ainsi que l'ensemble de mes collègues, d'avoir agi en conscience et en toute indépendance, au regard du dossier qui nous a été soumis à cette époque dans le cadre de notre permanence, tout en regrettant profondément que des innocents aient eu à subir une très lourde détention provisoire.

Mme Sylvie KARAS : Si l'audition d'un magistrat par une commission parle-mentaire, voire par l'inspection générale des services, ne peut être analysée comme une attaque personnelle contre ce magistrat dans le cadre de son activité, je dois dire que, en l'espèce, le climat de suspicion qui semble avoir été relayé par la presse peut constituer, voire constitue, une tentative de déstabilisation de notre institution judiciaire. Ce qui a été exprimé devant vous par les acquittés d'Outreau est le reflet de ce qu'ils disent avoir vécu, et personne ne peut le contester. Mais il convient de replacer ce vécu au moment même où il a été subi. L'interpellation des acquittés n'a pas été le fruit du hasard, le placement en garde à vue des acquittés n'a pas été le fruit de l'arbitraire d'un homme. L'instruction, et son contrôle, a été le fruit de notre code de procédure pénale. L'examen des faits, et leur qualification judiciaire subséquente, a été le fruit de deux audiences publiques successives.

Je comprends que certains d'entre vous réagissent à ces propos. Je les ai tenus le 27 janvier dernier, à 18 h 30. Je venais de terminer une session d'assises de trois semaines et demie. C'étaient mes premiers propos, parce que, d'une certaine manière, le magistrat que je suis s'est senti un peu agressé à la suite des réactions des uns et des autres. Ces propos, je les qualifie aujourd'hui d'incisifs, voire d'agressifs.

J'ai décidé de laisser le temps faire son œuvre, d'autant plus que je devais préparer une autre session d'assises, qui a débuté hier et s'achèvera le 22 mars prochain.

Dans un premier temps, j'avais décidé, comme Mme Hannecart, de ne pas faire de déclaration liminaire et d'attendre vos questions. Mais j'ai regardé la retransmission des auditions de mes collègues juges des libertés et de la détention et membres de la chambre de l'instruction. J'ai regardé ces auditions, non pas dans le but de préparer une quelconque défense - car j'estime qu'une défense n'a pas lieu d'être - mais parce que ces collègues allaient parler d'un métier que j'aime énormément, dans lequel je me suis engagée il y a environ quinze ans, mais que je souhaitais exercer depuis de très nombreuses années.

Et puis, monsieur le président, vous avez dit que les magistrats devaient se saisir de cette chance pour vous parler de ce qu'ils vivent au quotidien, sur un plan pratique, technique. J'ai été sensible à ces propos.

Au-delà des conceptions politiques des uns et des autres, je suis aussi tombée sur un article paru dans le Monde sous la plume de Robert Badinter, qui s'adressait à l'une de mes collègues : « Exprimez à cette occasion sans détour », lui disait-il, « la pression quotidienne, le manque de moyens, les tâches inutiles, l'inflation législative, les injonctions contradictoires. Ne négligez rien, et surtout pas les précisions ou les détails qui disent la vérité mieux que les discours et les colloques. Exprimez-leur clairement et hautement ce que représentent pour vous le fardeau des lois mal faites et les contraintes budgétaires parcimonieuses. Et seulement à la condition que tout soit dit par vous, le véritable débat national sur la réforme de la justice pourra avoir lieu. »

Je vais donc me saisir de cette occasion pour tenter de faire passer un certain nombre de messages.

Dans cette affaire, soixante magistrats siégeant à la chambre de l'instruction ont eu à prendre des décisions. Vous avez choisi d'auditionner neuf d'entre eux. J'ai tenté de discerner les raisons de ce choix. Je me suis aperçue que les magistrats que vous avez souhaité entendre ont appartenu à des formations qui ont abouti à la mise en liberté de deux acquittés, mais aussi à celle qui s'est prononcée sur le renvoi en cour d'assises. Je n'orienterai pas mon propos en entrant dans le détail du travail que j'ai fait. Car dire : « J'ai fait correctement mon travail », c'est un exercice difficile. Je souhaite aborder la question de la détention provisoire et celle de l'examen du renvoi du dossier en cour d'assises.

Je ne souhaite pas analyser mon travail dans ce propos liminaire, parce que j'ai choisi un domaine qui appelle une remise en question constante. La présidence de cour d'assises est assez délicate, dans la mesure où vous êtes face à des jurés qui ne connaissent pas nécessairement la matière. Or, quoi de plus interrogateur qu'un juré ? Quoi de plus déstabilisant de bon sens qu'un juré ? Quoi de plus pertinent de logique qu'un juré ? Quoi de plus pétri de doute qu'un juré ? Voilà, j'ai prononcé ce fameux mot, que l'on a beaucoup entendu dans votre commission, que l'on entend beaucoup. Mais la référence au jury d'assises permet de comprendre qu'il y a une nette différence entre les professionnels que nous sommes et les non-professionnels. J'ai constaté que, depuis un mois et demi, votre commission fait apparaître un fossé important, qui semble se creuser, entre ce qui a été vécu et ressenti par les acquittés et ce qui a été vécu et ressenti par les magistrats. J'aurais tendance à parler du vécu affectif des acquittés et du vécu juridique des magistrats. Messieurs les députés, quelle réforme est nécessaire pour faire coïncider le vécu et le ressenti du justiciable avec le vécu et le ressenti du magistrat ? Cette réforme sera d'autant plus difficile à trouver que le vécu et le ressenti peuvent évoluer au fur et à mesure qu'une affaire pénale est traitée. Car elle ne l'est pas en une semaine, mais en plusieurs mois voire en plusieurs années.

Il faut nous donner des moyens et du temps supplémentaires.

Pour ce qui est des moyens, je vais vous donner quelques exemples pratiques. Savez-vous qu'en une année de présidence de cour d'assises, je juge 36 affaires, à raison de six affaires par session et de six sessions dans l'année ? Au cours d'une semaine, la chambre de l'instruction, comme vous l'a expliqué le président Beauvais, est amenée à examiner environ 25 dossiers par audience, et à tenir deux ou trois audiences par semaine.

Lorsque nous sommes nommés conseillers à la cour d'appel de Douai, nous ne sommes pas affectés à une chambre spécifique, en fonction des postes qui se libèrent. Compte tenu du rythme soutenu de son activité, beaucoup de postes se libèrent chaque année à la chambre de l'instruction. Autrement dit, le turnover est extrêmement important. Cela peut poser une difficulté du point de vue de la continuité dans l'examen des dossiers.

Personne ne nous porte nos dossiers. Quand un dossier fait dix-huit tomes, il nous faut neuf allers-retours pour le déplacer d'un endroit à l'autre, soit quarante-cinq minutes. C'est une perte de temps inutile. Le dossier papier devrait peut-être se transformer en un dossier informatique.

Parfois, des collègues travaillent dans le même bureau alors qu'ils ne sont pas affectés à la même chambre. Comment délibérer ? Lorsque l'on téléphone, par exemple, à un juge d'instruction pour lui parler d'un dossier, comment le faire sans gêner un collègue qui travaille à la chambre sociale ?

Je pourrais multiplier les exemples, mais cela ferait peut-être naître, au bout d'un certain temps, un sentiment de malaise. Je vous donnerai un contre-exemple, celui du tribunal de grande instance de Béthune, où j'ai travaillé pendant trois ans et demi en qualité de président de correctionnelle. Nous disposions de moyens extraordinaires, de « conditions d'hébergement » exceptionnelles, à la hauteur de celles que nous avons aujourd'hui devant vous. Souvenez-vous, Mme Rubantel vous a dit que dans certaines juridictions, il n'y avait pas assez de codes pour tous les magistrats. Ce n'était pas du tout le cas à Béthune. Mais pourquoi ? Tout simplement parce que Béthune avait été choisi, à un moment donné, pour être tribunal criminel départemental. La justice, lorsqu'elle le décide, peut donc se donner les moyens nécessaires, en temps et en heure.

Avec les moyens, nous devrions également pouvoir disposer du temps nécessaire pour prendre le temps de l'écoute et du dialogue. Si l'on a aujourd'hui cette bien mince réponse qu'est l'indemnisation en cas d'erreur judiciaire, cela n'est pas satisfaisant. La justice, dans un domaine comme celui-ci, ne doit pas être injuste.

Il faut multiplier les greffiers d'instruction. Il n'est pas aberrant qu'un magistrat instructeur travaille 60 heures par semaine, ce qui rend presque nécessaire de lui affecter deux greffiers. Lorsque j'étais juge d'instruction, j'ai travaillé de 7 heures à 22 heures. De 7 heures à 9 heures, je faisais moi-même les photocopies de dossiers parce que mon greffier ne souhaitait pas arriver avant 9 heures 15 et que les escortes ne sortaient pas le matin. Ce sont des exemples aberrants, incroyables, mais vrais.

Il faut multiplier les salles d'audience. À la cour d'appel de Douai, il n'est pas rare que l'audience prévue à 14 heures soit retardée parce que l'audience du matin se prolonge. À la chambre des appels correctionnelle, il nous est arrivé de commencer à 14 heures 45 parce que la salle d'audience n'était pas libre.

Il faut multiplier les moyens matériels. Les imprimantes sont parfois défaillantes, voire absentes, comme cela était le cas lorsque je siégeais à la chambre de l'instruction.

Il faut mieux assurer l'indemnisation de nos jurés. J'ai lu récemment dans la presse qu'un citoyen désigné pour être juré à la cour d'assises de Saint-Omer du 4 au 26 janvier 2006 n'avait toujours pas été indemnisé au 19 février. Ses prélèvements bancaires, eux, n'ont pas été suspendus.

Il faut accepter une dynamique de gestion optimale. Lorsque je me suis installée dans mes fonctions de juge d'instruction à Arras, environ 95 dossiers étaient en cours. C'est un chiffre tout à fait correct pour un cabinet d'instruction, et qui permet d'étudier les dossiers de manière sereine, précise, attentive. Dans d'autres cabinets, 200 dossiers sont en cours. Trois ans et demi plus tard, je laissais 35 dossiers en cours à mon successeur. Un an plus tard, le nombre de dossiers en cours était plus élevé : mon successeur s'était empressé de faire remonter les statistiques. Parce que s'il en était resté à 35 dossiers, son collègue, en en instruisant pour sa part 90, le total de 125 dossiers aurait correspondu à la charge qui est classiquement celle d'un seul cabinet d'instruction. C'est donc pour éviter une suppression de postes que l'on a fait remonter les statistiques. Pourquoi ne pas avoir accepté cette baisse de statistiques ? Au lieu de rendre un dossier criminel en un an, je le rendais en quatre mois. Mais il semble que la gestion optimale pose parfois difficulté.

Je souhaite, avant de conclure, aborder la question de la détention provisoire. L'article 144 du code de procédure pénale, dans sa rédaction actuelle, recouvre tous les cas de figure. Il sera donc toujours possible de placer une personne en détention provisoire. La difficulté est que si elle est finalement acquittée, cette mise en détention provisoire se révélera avoir été, non pas arbitraire, mais inappropriée. Quel critère objectif pourriez-vous introduire dans le texte ?

On pourrait penser à celui de la reconnaissance des faits. Pourquoi pas ? Mais cela n'empêchera pas que, le jour du procès, celui qui aura reconnu les faits les nie et accuse une autre personne, qui pourra par exemple être partie à l'étranger. Ce critère peut donc poser plus de difficultés qu'on pourrait le croire.

On pourrait penser au critère de l'existence d'une preuve matérielle, telle que l'ADN ou une empreinte digitale. Mais la science évolue. Ce qui est vrai aujourd'hui ne le sera peut-être plus demain. On l'a déjà vu dans certains dossiers. Par ailleurs, lorsque l'on n'aura qu'une petite tâche de sang sur une veste, qui aura été analysée par l'expert mais sans possibilité de contre-expertise, que fera-t-on ?

L'analyse de ces deux critères objectifs, extérieurs, montre en fait qu'il n'y a pas de critère absolu sur lequel on pourrait se fonder.

Dois-je vous suggérer de supprimer purement et simplement la détention provisoire ? Pourquoi pas ? Certains sont dubitatifs, mais c'est peut-être un risque à courir. Cela dit, s'il n'y a plus de détention provisoire, la victime présumée aura beaucoup de difficulté à le vivre. Et la paix civile ne sera pas nécessairement préservée. Souvenez-vous du dossier Villemin, durant lequel un individu placé en détention provisoire puis libéré a été abattu par l'un des membres de la famille.

La suppression de la détention provisoire aurait aussi une conséquence pour les cours d'assises. Lorsqu'un individu se présentera libre devant une cour d'assises qui le condamnera à dix années de réclusion criminelle, il quittera le tribunal menottes aux poignets, puisque l'article 367 du code de procédure pénale impose à la cour de décerner mandat de dépôt contre l'accusé. Si la personne condamnée fait appel, son séjour en prison entre sa condamnation et l'ouverture du procès d'appel ne sera-t-il pas une forme de détention provisoire ? Dans ce cas, on peut soutenir que cette détention provisoire peut être acceptée parce qu'elle aura été le résultat de la décision d'un jury populaire. Pourquoi pas ?

Dans l'esprit des magistrats, la détention provisoire est le résultat d'une application des textes. Dans l'esprit du justiciable, elle est la conséquence de la participation aux faits de la personne mise en détention : « il n'y a pas de fumée sans feu ».

J'en viens à la question du renvoi du dossier d'Outreau devant la cour d'assises. Je ne reviendrai pas à l'analyse de la notion de charges suffisantes. Je ne reviendrai pas non plus sur le fond du dossier. Mais je voudrais attirer votre attention sur le fait que l'arrêt de renvoi d'une chambre de l'instruction, tout comme une ordonnance de mise en accusation, est un document destiné à être lu en audience publique. Il se doit d'être synthétique, de sorte que, malheureusement, certaines choses ne sont pas dites intégralement.

Je me suis demandé combien de temps le dossier d'Outreau m'a occupé lorsque j'exerçais mes fonctions à la chambre de l'instruction, de septembre 2002 à décembre 2003, étant précisé qu'à compter de septembre 2003, je siégeais à mi-temps à la chambre des appels correctionnelle, le mercredi après-midi, où j'ai été amenée à rendre des décisions portant sur la culpabilité. Le nombre de décisions que j'ai rendues dans le dossier d'Outreau équivaut à 2,47 % du total des décisions que j'ai rendues durant cette période. Pensez-vous sincèrement que j'ai passé 2,47 % de mon temps sur le dossier d'Outreau ? Non, j'en ai passé beaucoup plus. Cela veut-il dire que je n'ai pas passé suffisamment de temps sur d'autres dossiers représentant, par exemple, 10 % des décisions que j'ai rendues ? Cette réflexion m'a amenée à me poser beaucoup de questions.

Lorsque M. Beauvais a été entendu par votre commission, M. Marsaud lui a demandé pourquoi la chambre de l'instruction n'avait pas fait application de l'article 201 du code de procédure pénale, qui lui permet d' « ordonner tout acte d'information complémentaire qu'elle juge utile ». La réponse est que nous sommes enserrés dans des délais. Lorsqu'une personne est en détention provisoire, l'arrêt de renvoi doit être rendu au plus tard quatre mois après le rendu de l'ordonnance de mise en accusation. Celle-ci datait du 13 mars 2003. Nous avions donc jusqu'au 13 juillet 2003 pour renvoyer devant les assises des personnes qui, si nous n'avions pas respecté ce délai, auraient été mises en liberté d'office. Dans le temps qui nous était imparti, nous avons fait un choix au regard des pièces qui nous étaient présentées.

En cour d'assises, trois semaines de session sont précédées par un mois d'examen des dossiers. Il est très difficile d'étudier les dossiers plus d'un mois à l'avance. Outre que l'on peut toujours mélanger les dossiers, on ne dispose pas des photocopies en temps et en heure. J'ai eu à juger en janvier dernier un dossier dans lequel l'accusé contestait les faits. J'ai souhaité le compléter par des éléments de personnalité, et notamment les condamnations antérieures de cet individu. Ce faisant, à l'image de ce que prévoit l'article 201 pour la chambre de l'instruction, je souhaitais faire application de l'article 283 du code de procédure pénale, qui dispose que « le président, si l'instruction lui semble incomplète ou si des éléments nouveaux ont été révélés depuis sa clôture, peut ordonner tous actes d'information qu'il estime utiles. » J'ai envoyé un fax au tribunal correctionnel de Bobigny pour obtenir la photocopie du document. Entre le 1er décembre 2005 et le 20 janvier 2006, date à laquelle le procès s'est ouvert, je n'ai pas pu obtenir cette photocopie. J'ai donc dû juger le dossier en l'état. Je n'imaginais pas un seul instant renvoyer le dossier parce que je n'avais pas la réponse à ma question.

J'ai voulu insister, messieurs les députés, sur les moyens dont nous disposons. Nous ne disposons que des moyens d'appliquer la loi, nous ne disposons pas des moyens de dialoguer ou d'écouter. C'est d'ailleurs pourquoi j'ai choisi la présidence de cour d'assises. C'est la juridiction qui, à mon sens, dispose encore de moyens importants, ainsi que du temps nécessaire, puisque, je le répète, je juge trente-six dossiers par an.

En ce qui concerne le dossier d'Outreau, je vais répondre à vos questions. Si vous le souhaitez, je peux vous parler du recueil de la parole de l'enfant. Vous avez entendu le capitaine Wallet. Il m'est arrivé de l'entendre en cour d'assises. Je peux vous dire, en toute franchise, qu'entre ce que j'ai entendu lorsqu'il est venu déposer devant moi et le contenu des procès-verbaux que j'ai pu lire à l'occasion du même dossier, il y avait une différence qui m'a posé question. Il y a une différence entre ce que nous lisons et ce que nous vivons à l'audience. Un dossier qui n'est constitué que de procès-verbaux est différent de ce qui est ressenti à une audience où se concentrent différents acteurs.

Pour ce qui est de l'ancienneté du magistrat instructeur, je peux vous dire que j'ai attendu d'avoir cinq ou six ans d'expérience avant d'être désigné magistrat instructeur. C'était un choix de ma part.

Certains ont suggéré la mise en place de fenêtres de publicité. Devant la chambre de l'instruction, il est parfaitement possible, aux termes de l'article 199 du code de procédure pénale, que les débats se déroulent en séance publique. C'est d'ailleurs ce qui s'est fait lors de l'examen d'une demande de mise en liberté de Me Alain Marécaux.

J'ajoute que le législateur n'a pas, à mon sens, fait du pédophile le monstre absolu. Si tel était le cas, il aurait porté la peine maximale à la réclusion criminelle à perpétuité, et non à vingt années.

Je suis tout à fait d'accord avec le principe de l'allongement du délai de prescription. S'il y a quelque chose à tenter, autant le tenter. Une jeune femme ne parle pas forcément à vingt-cinq ans. Elle parle parfois beaucoup plus tard. Si le délai de prescription est allongé, pourquoi pas ? C'est la preuve qui fera alors difficulté.

Je conclurai par un propos qui est peut-être provocateur. Je doute, messieurs. Mais je doute dans les délais qui me sont impartis en vertu de la loi. Il est nécessaire, soit d'allonger les délais accordés à la chambre de l'instruction pour rendre ou non une décision de renvoi devant la cour d'assises, soit de supprimer la détention provisoire. Je vous ai indiqué les difficultés que poserait à mon sens une telle suppression, mais c'est peut-être un risque à courir. Lorsque j'ai commencé dans mes fonctions de présidente de cour d'assises, j'ai eu beaucoup plus de dossiers dans lesquels comparaissaient des prévenus libres. Cela peut poser une certaine difficulté.

M. le Président : Merci, mesdames. J'ai bien noté ce que vous avez suggéré, et qui l'a déjà été par d'autres personnes que nous avons auditionnées, à savoir une montée en puissance de la chambre de l'instruction : audiences publiques où toutes les parties pourraient s'exprimer, fenêtres de publicité régulières, etc. Mais ne craignez-vous pas, si l'on va trop loin dans ce sens, que l'on aboutisse à ce que cette juridiction rende des pré-jugements ? Où s'arrêter ? Où est la limite ?

Mme Sylvie KARAS : Vous pointez du doigt l'écueil qu'il faut en effet éviter. Dans l'opinion, on dira non seulement qu'il n'y a pas de fumée sans feu, mais qu'en plus trois magistrats expérimentés, des magistrats de la cour d'appel, ont dit qu'il n'y avait pas de fumée sans feu.

Je préférerai que l'on s'oriente vers un allongement des délais. Il arrive qu'une entreprise qui doit faire face à une très grosse commande fasse appel à des équipes intérimaires. Ne serait-il pas plus souhaitable de nous doter des moyens. Si l'on va trop loin dans le sens des fenêtres de publicité, nous aboutirons à un pré-jugement.

Mme Brigitte ROUSSEL : Prendre plus de temps pour écouter les personnes concernées, éventuellement des témoins, ne peut qu'améliorer le système. Si l'on peut éviter des détentions provisoires inutiles, ce serait une bonne chose.

M. le Président : Oui, mais si on les confirme ? On en arriverait à l'écueil qu'indiquait Mme Karas.

Mme Simone HANNECART : L'encombrement de la chambre de l'instruction est tel, tant durant l'année que durant les périodes de vacation, qu'il ne nous permet peut-être pas de remplir notre rôle avec suffisamment d'attention. C'est une question que je pose. Comment examiner en une semaine 70 dossiers, qui comportent des centaines voire des milliers de pages ? Au cours de sa semaine de vacation, le président a également d'autres tâches à accomplir : les référés, la présidence de la chambre civile, la responsabilité de la juridiction, éventuellement le service des étrangers. En 2004, je le répète, 70 dossiers à traiter en une semaine ! Que comprend cette semaine ? Deux jours complets d'audience, commençant théoriquement à 9 heures, se terminant bien souvent à 20 heures...

Pour éviter de passer à côté d'une difficulté, quelle qu'elle soit, il est prévu que, jusqu'à la veille de l'audience, à 17 heures, les avocats ont heureusement la possibilité de déposer un mémoire au soutien de la demande de mise en liberté. Il est bien évident que nous sommes tenus, si un mémoire est déposé, d'examiner à nouveau le dossier que nous avons étudié au cours des quelques jours dont nous avions disposé auparavant. Peut-être faudrait-il effectivement réviser les délais en vigueur.

Le temps est ce qui nous manque le plus. Nous sommes contraints de travailler rapidement, en faisant face comme nous le pouvons, avec les moyens dont nous disposons.

Dans des affaires aussi sensibles, à tous égards, que les affaires d'abus sexuels, le législateur a eu le souci de protéger l'enfant contre l'adulte, mais aussi de tenir compte de la difficulté qu'il y a à appréhender ce domaine qui touche aux tréfonds de l'âme humaine. En matière civile, nous voyons de plus en plus nos prétoires envahis, notamment dans les chambres aux affaires familiales, par les problèmes touchant aux abus sexuels. Quand on voit le temps que prennent les mesures d'instruction que nous ordonnons pour appréhender au mieux cette matière si difficile, on conçoit aisément que lorsque, en période de vacation, on nous demande, en si peu de temps, d'affronter ce genre de problèmes, nous puissions malheureusement passer à côté d'une perception fine de ce qui, dans un dossier, devrait peut-être être revu. Cela demande du doigté, cela demande de l'expérience, cela demande beaucoup de temps.

Notre hantise est double. Elle est, d'une part, de passer à côté d'un acte de pédophilie. Elle est, d'autre part, de commettre une erreur en ne discernant pas l'accusation mensongère de celle qui repose sur des éléments de vérité.

Je reviens à la question du temps. Le problème des délais est réel. La chambre de l'instruction, lorsqu'elle est saisie d'une demande de mise en liberté, doit statuer dans un délai de quinze jours, et de vingt jours lorsque la personne demande à être présente à l'audience. Le code prévoit un délai de 48 heures pour que le parquet mette en état le dossier. Celui-ci part ensuite au parquet général de la cour. Il faut du temps pour que le parquet général examine le dossier et dépose ses conclusions. Puis, le dossier arrive devant les magistrats du siège. Ceux-ci en disposent, au grand maximum, huit jours à l'avance. Mais la plupart du temps, ils l'ont trois, quatre jours avant le jour de l'audience. Vous imaginez l'appréhension qui est la nôtre lorsque nous abordons cette semaine de permanence, que nous anticipons d'ailleurs : nous rognons bien entendu sur nos congés pour recueillir les dossiers dès qu'ils arrivent. En 2004, je le répète, 70 dossiers par semaine ont dû être examinés par la chambre de l'instruction.

Le code de procédure pénale devrait donc nous permettre d'être plus tôt en possession des dossiers.

D'autre part, il semble que la législation de certains pays européens impose un délai entre deux demandes de mise en liberté. Notre code permet aux personnes détenues de déposer une demande de mise en liberté tous les jours s'ils le souhaitent. Et certains ne s'en privent pas. Toutes ces demandes de mise en liberté gonflent de manière artificielle le rôle de l'audience. Le travail de la chambre de l'instruction se trouve en quelque sorte parasité par ces demandes. Attention, elles existent, il faut bien les examiner : a priori, toute demande est légitime. Mais c'est une question que je pose au législateur. En vérifiant que l'instauration d'un délai entre deux demandes est bien conforme à la Convention européenne des droits de l'homme, le législateur pourrait-il se pencher sur cette disposition ? C'est une question que je pose, je n'ai pas la réponse.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Est-ce que j'ai bien compris vos propos en disant que, matériellement, mécaniquement, vous ne pouviez pas accomplir correctement le travail qui vous était demandé ?

Mme Simone HANNECART : Ce que je veux dire, c'est que c'est une tâche particulièrement difficile, énorme. Mais jamais un dossier ne passe sans que nous ayons répondu aux préoccupations de la personne mise en examen.

M. le Président : Je crois me souvenir que le juge des libertés et de la détention nous a laissé entendre que s'il avait disposé de davantage de temps, les choses auraient peut-être été différentes.

M. le Rapporteur : S'il y a 70 dossiers à examiner en quatre jours, c'est probablement difficile.

Cela dit, il y a eu un turnover important dans la composition de la chambre de l'instruction qui a eu à connaître du dossier qui nous occupe. D'autre part, ce dossier a duré un certain temps. Les différents magistrats de la chambre de l'instruction ont-ils pu prendre connaissance normalement, complètement, de ce dossier, ou n'ont-ils pas pu le faire pour les raisons matérielles que vous évoquez ?

Mme Simone HANNECART : Non, ce n'est pas du tout ce que j'ai voulu dire. J'ai voulu camper le fonctionnement habituel de la chambre de l'instruction et attirer votre attention sur la difficulté qui fait que, peut-être, dans tel ou tel cas, les magistrats seront passés à côté de quelque chose. C'est une hypothèse. Je ne parle pas en particulier du dossier d'Outreau. Je dis que, d'une façon générale, nous travaillons dans des conditions extrêmement difficiles, sans filet.

M. le Rapporteur : Est-ce que cela pourrait expliquer que l'avocat général qui a requis devant la cour d'appel de Paris ait pu dire que l'affaire d'Outreau a été « un millefeuille de petits errements, de mauvais fonctionnements ou d'inattention », et estimer que « personne n'aura assez de sens critique pour arrêter la machine » ? Vous opposiez, madame Karas, le ressenti des magistrats à celui des mis en examen. En l'occurrence, ces propos expriment le ressenti d'un magistrat. Quelles réflexions cela vous inspire-t-il ?

Mme Brigitte ROUSSEL : Ayant deux jours pour juger un dossier, il est certain que nous ne pouvons pas l'étudier de manière aussi précise que des magistrats habitués, qui l'ont examiné à plusieurs reprises. Nous allons donc à l'essentiel. Nous faisons notre travail le mieux possible. La semaine d'avril 2002 où j'étais de permanence était une petite semaine, nous avions de la chance : la chambre de l'instruction était saisie d'environ 25 dossiers, la plupart criminels. Lorsque je suis arrivée le lundi matin, nous n'avions pas le choix, nous devions étudier les dossiers qui nous étaient soumis. Nous l'avons fait le mieux possible, mais il est sûr que si nous avions disposé de plus de temps, nous aurions pu aller plus loin dans l'examen des dossiers, faire une étude plus comparative des dépositions et des confrontations.

M. le Rapporteur : Cela explique peut-être, pour être provocateur, que l'on appelle la chambre de l'instruction la chambre des confirmations ? Je ne reprends pas cette expression à mon compte, mais on l'entend depuis très longtemps dans la profession.

Mme Brigitte ROUSSEL : À chaque audience de la chambre de l'instruction, plusieurs personnes ressortent libres. Si nous étions une chambre des confirmations, ce ne serait pas le cas.

M. le Rapporteur : J'ai simplement rappelé une expression qui est connue dans le milieu professionnel. Mais j'entends bien, de vos propos, qu'il y a un problème de temps pour appréhender complètement les dossiers.

Mme Brigitte ROUSSEL : Pendant les vacations, la chambre de l'instruction doit également statuer sur les arrêts de mise en détention. Dans ce cas, il n'y a pas de précédent, et il faut que nous regardions les dossiers d'un œil tout à fait nouveau.

M. le Rapporteur : Oui. Cela dit, il y a un problème de temps.

Mme Brigitte ROUSSEL : Si vous aviez eu, monsieur le rapporteur, 48 heures pour examiner le dossier d'Outreau, je ne sais pas si vous en auriez la connaissance que vous en avez aujourd'hui.

Mme Sylvie KARAS : Nous sommes confrontés à un problème d'efficacité et de pragmatisme. Nous devons rendre une décision dans un certain délai, avant un certain point limite. C'est la grande difficulté en matière pénale. En matière civile, quand le dossier pose vraiment problème, on peut proroger un délibéré.

Supposons que je sois de permanence, en appel, dans une chambre civile, et que je sois confrontée à la situation d'un enfant qui est chez son père et voudrait être chez sa mère. Je sais que les conséquences de ma décision seront extrêmement importantes. Le dossier fait trois tomes et j'ai deux heures pour prendre ma décision. Dans ce cas, je pense que j'examinerais avec attention la décision rendue par mon collègue. Je m'efforcerais de voir ce qui, dans le dossier, correspond à la motivation de cette décision. Je suis d'accord ou pas d'accord. Si je suis d'accord, j'aurais presque tendance à faire une lecture extrêmement rapide du dossier et à rendre ma décision sur la base de celle de mon collègue, avec les éléments nouveaux dont je pourrais être saisie à la suite de la demande de référé.

M. le Rapporteur : La méthode intellectuelle que vous décrivez là peut accréditer, dans l'esprit de certains, l'idée que la chambre de l'instruction est une chambre des confirmations.

Mme Sylvie KARAS : Si je lis cette décision attentivement, si mon collègue l'a motivée en faisant référence à tels éléments du dossier, si, après avoir pris connaissance de ces éléments, je suis d'accord avec cette analyse, pourquoi aller encore plus loin ? Si cela m'est suggéré par les conclusions d'un avocat, je ferais évidemment cette démarche. Mais si mon attention n'est pas attirée par un élément saillant,...

M. le Rapporteur : Notez que Mme Roselyne Godard a été mise en liberté la seule fois où elle n'était pas assistée d'un avocat.

Mme Sylvie KARAS : Il y avait un mémoire au soutien de sa demande.

M. le Rapporteur : Je n'en suis pas sûr.

Mme Sylvie KARAS : Je vous affirme qu'il y avait un mémoire. Nous travaillons sur une procédure écrite, et l'attention des collègues a pu être attirée sur tel ou tel point.

Nous travaillons avec les moyens dont nous disposons.

M. le Rapporteur : Alors, pourquoi ne pas le dire ? Si la réalité pratique, vécue, c'est qu'avec 70 dossiers à examiner en 4 jours, les magistrats sont contraints de travailler dans des conditions qui ne sont pas compatibles avec l'importance de la matière, qui concerne en l'occurrence la liberté de nos concitoyens, alors disons-le. Si tel est le cas, nous en sommes tous responsables. Nous, politiques, disons : nous laissons faire cela, et ce n'est pas acceptable. Vous, magistrats, dites : nous acceptons cela, et ce n'est pas acceptable. Si c'est la réalité, disons-le, ne tournons pas autour du pot.

Mme Sylvie KARAS : La difficulté, c'est que si nous ne respectons pas les délais, c'est un déni de justice.

M. le Rapporteur : Oui, la loi vous impose de rendre une décision dans un délai donné. Mais si votre expérience professionnelle vous amène à la conclusion qu'on ne peut pas faire du travail sérieux dans des conditions aussi difficiles, il faut le dire.

Mme Sylvie KARAS : Si nous vous disons cela, nous penserons que vous pensez que nous ne faisons pas correctement notre travail.

M. le Rapporteur : C'est un vrai débat. Nous sommes ici pour essayer de comprendre, ensemble, ce qui s'est passé. Mon propos n'est pas de déstabiliser l'institution judiciaire. À chaque fois que l'on dit cela, je rappelle que ce sont les syndicats de magistrats qui, en des termes violents, ont demandé la publicité des auditions. Quoi qu'il en soit, il ne s'agit pas ici de se faire des procès. Il s'agit de répondre à une question grave pour la société. Si, dans un certain nombre de chambres de l'instruction, à Douai ou ailleurs, les magistrats ne peuvent pas, matériellement, prendre une connaissance complète du dossier parce qu'ils n'en ont pas le temps compte tenu de leur charge de travail, cela nous interpelle. Il ne s'agit pas d'en tirer la conclusion que vous avez mal fait votre travail.

Mme Sylvie KARAS : La difficulté est réelle. Et cela s'est traduit sur le plan quantitatif, puisqu'il y a maintenant deux présidents de chambre de l'instruction à la cour d'appel de Douai, et deux conseillers supplémentaires. Des décisions un peu différentes ont parfois été rendues. Dans un dossier examiné en septembre 2002, la chambre de l'instruction a rendu une décision de non-lieu alors que le juge d'instruction avait décidé le renvoi en cour d'assises.

Nous aimerions pourvoir disposer de plus de temps. Ce n'est pas toujours le cas, notamment en période de vacation. Le président Beauvais vous a expliqué comment nous travaillons.

M. le Rapporteur : Si vous ne souhaitez pas répondre, je n'insiste pas, mais ce n'est pas vraiment une réponse à ma question. J'ai bien compris l'alternative que vous nous soumettez : soit vous supprimez la détention provisoire, soit vous nous donnez plus de temps. Certes. Il y a peut-être d'autres voies qui permettent de faire mieux, en vous donnant plus de temps si vous estimez que vous n'avez pas les moyens que vous devriez avoir.

Mme Sylvie KARAS : Je vous le dis, nous n'avons pas suffisamment de moyens. Nous sommes 7 200 magistrats, contre 6 000 au début du XXsiècle, alors que le contentieux a été multiplié par 6, et que les journées ne font toujours que 24 heures.

M. le Rapporteur : Si, en matière de liberté, nous nous apercevons que, dans trop de tribunaux en France, les magistrats chargés de ces questions n'ont pas suffisamment de temps pour apprécier sereinement des situations graves, et que cela peut aboutir à des « imperfections », c'est un problème grave, qu'il nous appartient de traiter. Cela dit, je comprends bien que vous craigniez que, si vous nous dites cela, nous en tirions la conclusion que vous n'avez pas bien fait votre travail, alors même que ce n'est pas du tout notre propos. Je ne vous demande donc pas de répondre, mais je ne voudrais pas non plus que cette question donne lieu à des dénégations.

Mme Sylvie KARAS : Dans le dossier qui nous occupe, nous nous apercevons que ce sont les magistrats siégeant dans le cadre d'une vacation qui ont rendu les décisions de mise en liberté, alors même qu'ils disposent de moins de temps que les magistrats siégeant en formation habituelle.

M. le Rapporteur : En effet. Mme Roselyne Godard a été libérée le 13 août 2002, lorsque la chambre de l'instruction était présidée par Mme Hannecart. Elle nous a déclaré que ce jour-là, elle avait été écoutée pour la première fois. Peu de temps auparavant, la même juridiction, autrement composée, l'avait maintenue en détention. Que faut-il déduire de cela ?

J'ajoute que, le 11 avril 2002, la chambre de l'instruction présidée par Mme Roussel a rendu une décision de maintien en détention en ayant recours à plusieurs motivations, dont celle-ci : « Compte tenu du regard porté sur les faits par Mme Godard,... » Et l'on trouvera, de manière répétitive, dans d'autres décisions de maintien en détention prises par la chambre de l'instruction ou par le juge des libertés et de la détention, l'allusion au « système de défense adopté » par M. ou Mme Untel. Un JLD nous a expliqué que si quelqu'un disait qu'il était innocent, cela pouvait être éventuellement une situation à risque. Quand quelqu'un est innocent, que doit-il dire ?

Mme Brigitte ROUSSEL : Dans la décision du 11 avril 2002, ce n'était pas la motivation essentielle. La décision reprend la motivation d'un arrêt précédent de la chambre de l'instruction.

M. le Rapporteur : Vous nous dites que la chambre de l'instruction n'est pas une chambre des confirmations. Mais toute l'argumentation que vous développez concourt à penser cela.

Mme Brigitte ROUSSEL : Si nous avions envisagé de remettre Mme Roselyne Godard en liberté, nous n'aurions évidemment pas repris les motifs de la précédente décision. À partir du moment où, après avoir examiné le dossier, après avoir entendu Mme Roselyne Godard, après en avoir délibéré, nous avons estimé, d'une part, qu'il y avait des indices graves et concordants, et d'autre part, qu'il y avait des motifs de la maintenir en détention, nous avons en effet, en l'absence de mémoire et en l'absence d'éléments nouveaux, repris la motivation de l'arrêt précédent.

Une autre décision, le 3 mai suivant, a également maintenu Mme Roselyne Godard en détention.

J'ajoute que nous sommes intervenus le 11 avril, à un moment où l'instruction était en cours. Le 12 avril, une commission rogatoire importante a été délivrée. Nous nous sommes situés à un instant du dossier. La décision que nous avons prise, il est sûr que je la regrette.

M. le Rapporteur : Je ne vous demande pas de justifier votre décision. J'ai bien compris que vous avez repris la décision précédente parce qu'il n'y avait pas de changement. Mais on retrouve souvent la référence au « regard porté par Mme Godard sur les faits », au « système de défense adopté » par M. ou Mme Untel. Que ce ne soit pas la seule motivation à l'appui du refus de mise en liberté, j'en suis d'accord. Mais il reste que c'est une motivation.

Mme Brigitte ROUSSEL : Ce n'est peut-être pas la plus heureuse, je vous le concède.

M. le Rapporteur : Oui, comme disait le procureur, c'est une « sémantique inappropriée ». Mais ce qui nous interpelle, c'est que quand quelqu'un dit qu'il est innocent, cela risque de constituer une des motivations de son maintien en détention.

Mme Brigitte ROUSSEL : Je suis d'accord avec vous. Ce n'est pas une motivation très heureuse. Mais la décision a été prise, non pas parce que la personne niait les faits, mais en raison d'autres éléments du dossier tel qu'il nous était soumis à l'époque. C'était un élément parmi d'autres.

M. le Rapporteur : Le 13 août, la formation est composée autrement. Elle est présidée par Mme Hannecart. Mme Godard nous a dit que c'était la première fois qu'on l'écoutait. Cela se traduit par une mise en liberté assortie d'un contrôle judiciaire, Mme Godard devant résider chez son frère, un frère qui existait déjà deux mois auparavant.

Mme Brigitte ROUSSEL : Nous n'avions pas de mémoire. Personne ne nous a proposé une domiciliation différente.

M. le Rapporteur : Est-ce que les différences de composition d'une juridiction peuvent avoir une incidence ?

Mme Brigitte ROUSSEL : Il y a dans la justice une part d'appréciation humaine. C'est inévitable. Le 11 avril, il n'y avait pas de mémoire. Je ne pouvais pas prendre en considération les propositions de domiciliation de Mme Godard qui ne m'avaient pas été soumises.

Mme Sylvie KARAS : Cela vous heurte qu'une décision de maintien en détention puisse être motivée par le système de défense adopté par un mis en examen. Lorsque quelqu'un conteste les faits, on peut se dire qu'il aura envie d'influencer telle personne ou de se concerter avec telle autre. Cela ne veut pas dire que l'on reproche à la personne son système de défense.

M. le Rapporteur : Quand je lis dans la motivation d'une décision de justice : « Compte tenu du système de défense » ou « Compte tenu du regard porté sur les faits », je comprends tout de même que l'on prend cela en considération pour refuser la mise en liberté. Maintenant, j'écoute votre explication pour me convaincre du contraire.

Mme Sylvie KARAS : Chacun fait ce qu'il veut. On a le droit de contester les faits, on a le droit de les reconnaître, on a le droit de...

M. le Rapporteur : D'accord, mais ce sont là des généralités. Quand c'est dans la motivation d'une décision de justice refusant une demande de mise en liberté, cela veut dire que le système de défense adopté fait partie du raisonnement juridique qui aboutit à la décision.

Mme Sylvie KARAS : L'article 144 du code de procédure pénale prévoit le critère de concertation et de pression sur les témoins. C'est pour cela que cette motivation a été retenue.

M. le Rapporteur : Ce que vous dites rejoint ce que nous a dit le JLD : quand quelqu'un conteste, cela peut être une situation à risque.

Mme Sylvie KARAS : Ce n'est pas du tout ce que j'ai dit.

M. le Rapporteur : Vous venez de dire que l'on peut craindre qu'il se concerte.

Mme Sylvie KARAS : Cela peut être un critère qui permet d'utiliser l'article 144. Ensuite, chaque magistrat appréciera.

M. le Rapporteur : Mme Mariette a estimé que si les audiences avaient été publiques, les décisions auraient peut-être été différentes. Vous-même, madame Roussel, avez avancé l'idée que la chambre de l'instruction pourrait entendre certains acteurs de la procédure, autres que les mis en examen et les parties civiles. M. Lesigne, lui, nous a parlé du « miracle de l'audience ». Il nous a dit que l'instruction était le moment du dossier papier et que l'audience était le moment de l'humain. L'audience publique rend-elle possible quelque chose de particulier, qui ne peut pas être obtenu autrement ? Et si tel est le cas, n'y a-t-il pas moyen, soit en vertu des pouvoirs dont dispose aujourd'hui la chambre de l'instruction, soit par des réformes que nous adopterions, d'organiser cette audience ?

Mme Brigitte ROUSSEL : Personnellement, je ne vois pas d'objection particulière à ce qu'une audience devant la chambre de l'instruction soit publique. Mais la grande différence avec une véritable audience, c'est le temps. L'audience prend une dimension particulière lorsque l'on prend le temps de juger, lorsque les parties peuvent s'exprimer longuement, que l'on entend des témoins, que l'on peut les confronter. C'est devant la cour d'assises que cela est possible. Il faudrait alors reconstituer devant la chambre de l'instruction une audience qui ressemblerait à une sorte de « mini-cour d'assises ». Je crois que ce qui fait la différence, c'est la solennité de la cour d'assises, les lieux où se tient le procès d'assises, le temps que l'on prend pour juger, qui en font une justice hors normes, une justice de luxe. À la chambre de l'instruction, la publicité sera peu de chose si l'on ne peut pas y ajouter une audition longue des personnes que l'on souhaite entendre, leur confrontation. Mais pourquoi pas ?

Mme Sylvie KARAS : L'oralité des débats est fondamentale. Elle induit une interaction. Un climat peut être spontané ou agressif. Il peut faire rebondir l'accusé, l'avocat, le président. C'est totalement différent. Mais pourquoi pas ?

M. le Rapporteur : Avec le risque qu'une telle audience soit un pré-jugement.

Mme Sylvie KARAS : Oui. Cela pose à mes yeux une grande difficulté.

Mme Brigitte ROUSSEL : Il y a également une difficulté du point de vue du secret de l'instruction.

Mme Sylvie KARAS : Oui. Mais c'est vrai qu'il y a quelque chose qui se passe à l'audience. Peut-être est-ce dû à la concentration des acteurs en un même lieu. Peut-être est-ce dû au fait que ces acteurs sont ensemble toute une journée, voire deux jours, trois jours, une semaine, et apprennent à se connaître. Peut-être se passe-t-il quelque chose d'analogue à ce qui se passe en garde à vue : entre le début et la fin de la garde à vue, il y a une différence. Les gens ont appris à se connaître, et certaines choses sont parfois dites. En audience, c'est pareil.

M. le Rapporteur : C'est vrai qu'il y a des choses qui sont dites en fin de garde à vue. Je ne sais pas si c'est parce que les gens ont appris à se connaître. Vous avez raison, c'est peut-être pour ça.

Mme Sylvie KARAS : Vous subodorez autre chose. Moi, je ne subodore rien.

En audience, il m'est arrivé d'entendre des témoins dire autre chose que ce qu'ils avaient dit préalablement, et alors que l'instruction n'était pas contestable.

M. le Rapporteur : Ma dernière question, sous réserve du secret du délibéré, que nous respectons et que nous ne vous demandons pas de trahir, porte sur les auditions et les confrontations. Pourquoi refuser l'audition du médecin de famille des époux Marécaux, qui aurait recueilli des indications nouvelles ? Pourquoi refuser une deuxième confrontation entre M. Thierry Dausque et ses accusateurs, alors qu'il n'avait pas été assisté d'un avocat lors de sa première confrontation, et qui n'était pas forcément en situation de pouvoir se défendre personnellement ? Il n'avait pas eu d'avocat pendant treize mois. On constate que ces demandes d'actes sont déposées au moment où le juge Burgaud s'en va. Mais le dossier va rester encore longtemps entre les mains de M. Lacombe. Qu'est-ce que cela coûte de répondre favorablement à une demande de confrontations séparées formulée par M. Dominique Wiel ? Pourquoi dire non systématiquement ?

Mme Sylvie KARAS : Il n'y a pas eu de rejet systématique des demandes d'actes. Certaines ont été acceptées. Je crois avoir siégé à la chambre de l'instruction à l'occasion de toutes les demandes d'actes. Je peux me réfugier derrière le secret du délibéré, parce que nos décisions sont tout à fait motivées.

M. le Rapporteur : Justement, s'agissant de la nouvelle confrontation demandée par l'avocat de M. Thierry Dausque, le refus est motivé ainsi : « M. Thierry Dausque a pu parfaitement répondre aux accusations portées à son encontre par ses co-mis en examen, et faire valoir avec utilité ses arguments de défense. » Ce qui signifie implicitement, mais nécessairement, que la présence de l'avocat n'apporte pas une utilité supplémentaire.

Mme Sylvie KARAS : L'avocat n'est pas inutile, bien au contraire. Il est là pour travailler dans le même sens que nous, c'est-à-dire la recherche de la vérité.

La réponse que nous donnons au sujet d'une demande d'acte dépend aussi du moment où nous sommes saisis. Nous avons rendu nos décisions au mois d'octobre 2003, c'est-à-dire après la notification prévue à l'article 175 du code de procédure pénale. On pourrait penser que nous avons refusé ces demandes d'acte parce qu'un autre juge d'instruction était arrivé. Pas du tout. Le dossier, ouvert un an et demi plus tôt, a été examiné. Au moment où nous refusons ces demandes d'actes, nous le faisons en fonction de notre appréciation de la globalité du dossier. Si elles avaient déposé au tout début du dossier, avec d'autres éléments, peut-être aurions-nous estimé qu'elles étaient opportunes. Au moment où nous statuons, c'est-à-dire après la fin de l'information,...

M. le Rapporteur : M. Thierry Dausque n'a pas pu déposer une demande d'acte à un moment où il n'avait pas d'avocat, et il n'en a pas eu pendant treize mois.

Mme Sylvie KARAS : Souvent, les avocats sont convoqués une semaine ou dix jours à l'avance. L'avocat de M. Thierry Dausque avait été convoqué à la confrontation un mois à l'avance. On peut légitimement penser que l'avocat avait été convoqué en temps utile.

M. le Rapporteur : Il n'est pas venu.

Mme Sylvie KARAS : Il n'est pas venu, en effet. Mais à l'extrême limite, pourquoi n'a-t-il pas écrit au magistrat instructeur immédiatement après la confrontation ?

M. le Rapporteur : Ce n'était plus le même avocat.

Mme Sylvie KARAS : L'avocat suivant a été désigné quelques mois après. Son prédécesseur aurait dû intervenir davantage.

Le dossier est instruit selon les canevas habituels.

M. le Rapporteur : Espérons que non !

Mme Sylvie KARAS : Attendez : auditions des enfants, auditions des assistantes maternelles, interrogatoires de première comparution, confrontations. L'instruction a été menée selon le schéma classique. À partir de là, chacun des avocats peut demander tel ou tel acte. Mais lorsque le dossier est terminé, les demandes d'actes sont jugées en opportunité, au moment où elles sont déposées. Cela ne me choque absolument pas. Nous jugeons de l'opportunité de l'acte au moment où il est demandé.

M. le Rapporteur : Je comprends bien ce que vous dites. Il est évident que vous appréciez une demande au moment où elle est faite. Mais on n'en était pas au stade de l'ordonnance de renvoi, laquelle ne sera rendue que le 13 mars 2003. Et l'on sait que plusieurs mois sépareront l'ordonnance de renvoi de la tenue du procès. Or, c'est sept mois avant l'ordonnance de renvoi que vous avez pris votre décision. Qu'est-ce qui empêche, lorsqu'il s'agit de la liberté, que l'on fasse droit à certaines demandes ?

S'agissant de l'avocat de M. Thierry Dausque, vous avez raison, mais vous avez juridiquement raison. Un avocat était désigné, il a été convoqué, il n'est pas venu. La procédure a donc été respectée, ce n'est pas contestable. Mais il reste que M. Thierry Dausque n'a pas vu d'avocat pendant treize mois. À un moment donné, un nouvel avocat arrive, qui, lui, s'en occupe. M. Thierry Dausque demande à être confronté à ses accusateurs en présence de son avocat. On lui dit : non, parce qu'il est trop tard. Je comprends bien que l'autre avocat avait été régulièrement convoqué. C'est un argument juridiquement vrai, mais qui n'est pas de même nature que celui qui motivait la demande d'acte.

Mme Sylvie KARAS : Vous avez rappelé que M. Lacombe a rendu son ordonnance de mise en accusation quelques mois après son arrivée. Il faut aussi rappeler que l'on avait accepté la jonction d'un précédent dossier concernant le dossier Badaoui. À partir de là, il fallait à nouveau procéder à la notification prévue à l'article 175. M. Lacombe n'a pas mis tant de temps que cela pour rendre son ordonnance. J'attire votre attention sur ce point. Quand vous donnez droit partiellement à une demande d'acte, il faut procéder à une nouvelle notification.

M. le Rapporteur : Bien sûr.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Le refus de ces demandes d'actes ne reflète-t-il pas la difficulté qu'éprouve la chambre de l'instruction à engager une démarche d'instruction que le juge d'instruction n'a pas initiée lui-même ?

Mme Sylvie KARAS : Non, je n'ai jamais éprouvé cela. Il nous est arrivé d'estimer que le travail d'un juge d'instruction n'était pas suffisant. Dans ce cas, on ne peut pas donner d'ordre, mais on accède à une demande d'acte de la défense.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Donc, ce n'était pas impossible de faire droit aux demandes d'actes qu'a mentionnées M. le rapporteur.

Mme Sylvie KARAS : Nous avons estimé que ces demandes d'actes n'étaient pas fondées, à ce moment-là du dossier.

M. Jacques REMILLER : Madame Roussel, vous avez dit que vous étiez affectée par le fait que des innocents acquittés aient subi la détention provisoire. Vous avez également estimé qu'à l'époque où vous aviez été saisie du dossier, des charges réelles et sérieuses existaient. En novembre 2005, à la cour d'assises de Paris, tout le monde est convaincu de l'innocence des personnes qui ont été accusées. Comment expliquez-vous qu'aux différentes étapes de l'instruction, ces charges réelles et sérieuses ne soient pas tombées ?

D'autre part, quel degré de confiance avez-vous accordé au premier juge d'instruction ? Vous êtes-vous fondée sur vos propres convictions, ou peut-on dire que chacun de vous a jeté un œil sur le dossier à tour de rôle, de telle sorte que les décisions qui ont été prises étaient aveugles ?

Mme Brigitte ROUSSEL : En avril 2002, il nous était demandé de réfléchir à l'existence d'indices graves et concordants concernant les quatre personnes des demandes de mise en liberté desquelles nous étions saisis. Nous avons jugé que ces indices graves et concordants existaient au moment où nous avons examiné le dossier, les 8 et 9 avril, et lors des audiences, les 10 et 11 avril. Après cela, je n'ai plus été informée du dossier. En notre âme et conscience, nous avons estimé, au mois d'avril 2002, après avoir examiné le dossier dans le temps qui nous était imparti, qu'il existait des indices graves et concordants et qu'il y avait des raisons de maintenir ces personnes en détention. Je ne peux pas aller plus avant, car ce serait entrer dans le secret du délibéré.

M. Guy GEOFFROY : Je voudrais tout d'abord rassurer Mme Karas. J'ai cru percevoir dans son propos liminaire une inquiétude face à une éventuelle suspicion qui pourrait être entretenue par certains d'entre nous à l'endroit des personnes que nous auditionnons. Nous n'avons aucune suspicion à l'égard de quiconque. Nous voulons simplement faire notre travail de parlementaires. Et nous sommes nous-mêmes sensibles à ce que personne n'ait de suspicion à l'égard du travail que nous faisons en notre qualité de représentants du peuple.

Cela étant dit, je voudrais demander à Mme Roussel de préciser quelques-uns de ces propos concernant la détention provisoire. Contrairement à l'une de vos collègues, vous n'avez pas prôné, madame, la suppression du juge d'instruction, estimant qu'elle aboutirait à creuser les inégalités entre les justiciables. Vous avez indiqué, par contre, qu'il faudrait à l'avenir faire preuve de plus de prudence vis-à-vis de la détention provisoire. Mais paradoxalement, vous avez suggéré que les rôles soient allégés pour permettre aux membres de la chambre de l'instruction d'examiner plus avant les demandes de mise en liberté, dont vous avez jugé souhaitable de limiter le nombre. Votre collègue, Mme Hannecart, est même allée jusqu'à parler d'un gonflement artificiel du rôle.

Il est paradoxal de souligner que la détention provisoire pose un véritable problème tout en souhaitant que le nombre de demandes de mise en liberté soit limité. Pour ma part, je ne pense pas du tout que la demande de mise en liberté soit une notion artificielle. Si j'étais mis en détention provisoire alors que je suis parfaitement innocent des faits qui me sont reprochés, je déposerais probablement deux demandes par jour. Je ne considérerais pas du tout qu'après tout il y a une règle du jeu, qu'il faut donner trois semaines à la justice pour faire son travail, et que je peux bien rester en prison pendant ce temps.

Mme Brigitte ROUSSEL : Actuellement, les personnes mises en détention provisoire peuvent déposer une demande de mise en liberté par jour, voire plusieurs. S'il n'y a pas d'éléments nouveaux dans le dossier, il y a peu de chances qu'une même chambre de l'instruction accepte une demande si elle a rejeté la précédente. Il est certain que le rôle des chambres de l'instruction est parfois encombré de demandes auxquelles les magistrats doivent répondre, et sur lesquelles ils se penchent toujours avec le même sérieux, même si leur temps est limité.

Avec mon expérience limitée en la matière, puisque je n'ai jamais été magistrat à part entière dans cette chambre, j'ai l'impression que limiter la possibilité de déposer trop souvent et trop systématiquement des demandes de mise en liberté permettrait aux magistrats de consacrer plus de temps aux dossiers qui leur sont soumis.

M. Guy GEOFFROY : Je comprends ce que vous dites, madame, mais il me semble qu'il existe un principe fondamental, celui de la présomption d'innocence. Ce principe est d'autant plus essentiel aux yeux d'une personne qui sait qu'elle est innocente. Cette personne me semble avoir un droit absolu de crier par tous moyens son innocence.

Mme Sylvie KARAS : Évidemment, si vous maintenez la détention provisoire, vous ne pouvez pas limiter le nombre de demandes de mise en liberté. C'est fondamental, c'est viscéral. La perte de la liberté, c'est quelque chose de fondamental. Il faut être très clair sur ce point. La question ne s'adressait pas à moi, mais je ne peux pas ne pas réagir.

Je voudrais répondre à M. Remiller, qui a semblé suggérer que sur le dossier qui nous occupe, chacun aurait jeté un œil à tour du rôle, pour aboutir à une justice aveugle. Je ne le pense pas. Le regard multiple et divers de plusieurs personnes n'aboutit pas à une justice aveugle. Il permet que tous les aspects d'un dossier soient pris en compte.

M. Jean-Yves HUGON : Vous avez dit, madame Roussel, que l'affaire d'Outreau avait révélé les défaillances de notre système judiciaire. Pourriez-vous préciser votre analyse de ces défaillances ?

D'autre part, on a beaucoup parlé du temps. Or, le temps, c'est de l'argent : prendre davantage de temps peut signifier qu'il faut plus de magistrats. Cela peut aussi signifier également que les personnes qui demandent leur mise en liberté restent un peu plus longtemps en détention provisoire. Cela dit, je conçois qu'il vaut mieux parfois prendre un peu plus de temps pour entrer dans l'examen d'un dossier et aboutir peut-être à une décision de mise en liberté.

Mme Brigitte ROUSSEL : L'affaire d'Outreau révèle les défaillances de notre système judiciaire, puisque treize innocents ont été détenus. On ne peut que les constater. Cela dit, pourquoi le système a dérapé, je l'ignore.

M. Georges COLOMBIER : Mme Roussel a répété plusieurs fois qu'elle assumait ces décisions et qu'elle regrettait que les acquittés aient subi une trop longue détention provisoire. Je l'en remercie. Je ne vous ai pas entendu en parler, madame Karas.

D'autre part, vous avez comparé les élus que nous sommes aux jurés d'assises, puisque nous avons en commun de ne pas être des juges professionnels. Pensez-vous que la notion d'humanité est essentielle dans la justice ? Vous avez dit à l'instant que la perte de la liberté est quelque chose de fondamental. C'est la seule chose qui me réconforte un peu, parce que je dois vous dire qu'après toutes ces auditions, mise à part celle de votre collègue Jannier, je me ferais du souci si je devais un jour avoir affaire à la justice française. Vraiment, cela m'inquiète, comme beaucoup de nos concitoyens.

Mme Sylvie KARAS : Je crois que nous serions tous inquiets de passer devant une juridiction. Que l'on ait ou non quelque chose à se reprocher, c'est profondément humain que d'avoir peur de ce qui peut arriver. Moi aussi, j'aurais peur d'avoir affaire à la justice, non pas que mes collègues fassent mal leur travail, mais parce que la justice, en tant que telle, fait peur. Elle fait peur parce qu'elle ne dialogue pas suffisamment. Elle ne se fait suffisamment bien comprendre.

L'humanité est fondamentale. On ne peut être magistrat qu'à condition d'être profondément humain. Nous essayons de nous mettre à l'écoute des gens qui sont devant nous. L'audience est un grand moment d'humanité, parce que l'on prend le temps d'écouter. Je ne pense pas que l'on puisse faire preuve d'humanité en dix minutes.

M. Gilles COCQUEMPOT : Me Berton a qualifié d'exorbitant le pouvoir de filtre du président de la chambre de l'instruction. Qu'en pensez-vous ?

Deuxièmement, il a souligné que, alors que le procureur Lesigne avait requis le non-lieu pour Mme Odile Marécaux, son renvoi devant la cour d'assises a été décidé par un magistrat que la défense n'avait jamais vu. Comment cela a-t-il été possible ?

Mme Sylvie KARAS : S'agissant du pouvoir de filtre du président de la chambre de l'instruction, M. Beauvais a dû expliquer que dans ce dossier, il était nécessaire que l'intégralité des demandes d'actes soient soumises à la chambre de l'instruction. Je pense qu'il a dû peu filtrer. La collégialité correspond au souci d'examiner le dossier de manière complète.

M. le Président : De façon générale, pensez-vous qu'il faut restreindre ce pouvoir de filtre ?

Mme Sylvie KARAS : Je n'y suis pas opposée dès lors qu'on nous donne plus de moyens.

En ce qui concerne le renvoi de Mme Odile Marécaux, je ne peux répondre à la place des deux magistrats que vous avez évoqués. Le renvoi devant les assises est lié à l'appréciation de la notion de charges suffisantes. Je peux simplement dire que le procureur Lesigne a vécu le dossier, même si l'on a pu dire qu'il aurait dû participer aux actes du magistrat instructeur. Je crois qu'il faudrait dix procureurs à Boulogne pour que le parquet puisse participer à tous les actes d'instruction. M. Lacombe, lui, a lu le dossier mais ne l'a pas vécu.

M. Gilles COCQUEMPOT : La chambre de l'instruction a confirmé le renvoi de Mme Odile Marécaux.

M. le Rapporteur : Pour être tout à fait précis, le procureur Lesigne, dans son réquisitoire définitif du 6 mars 2003, demande un non-lieu pour l'ensemble des crimes et délits reprochés à Mme Odile Marécaux. Le juge Lacombe, dans son ordonnance de mise en accusation, la renvoie devant la cour d'assises pour des faits commis sur deux des enfants Delay. La chambre de l'instruction la renvoie, elle aussi, pour des faits commis sur deux des enfants Delay, alors que le parquet général demandait son renvoi pour des faits commis sur les quatre enfants Delay.

Mme Sylvie KARAS : Chacun a eu une appréciation différente de la notion de charges suffisantes. La justice est humaine. Combien de fois voit-on des différences dans les décisions ? C'est pour cela qu'il existe des voies de recours, et c'est très bien ainsi.

La seule chose que je peux dire, c'est qu'en général, une divergence entre le réquisitoire du parquet et l'ordonnance du juge d'instruction attire encore plus notre attention.

M. Léonce DEPREZ : Vous avez dit, madame Karas, que vous n'aviez sans doute pas le temps ou la capacité de dialoguer suffisamment. C'est bien là le problème. La justice ne doit-elle pas être un travail d'équipe, plutôt que de voir chacun exercer son pouvoir dans son compartiment ? Jamais on n'entend le mot même d'équipe. La chambre de l'instruction ne doit-elle pas travailler en équipe sur le fond, pour s'assurer qu'il n'y a pas eu d'erreur de la part du juge d'instruction ?

Mme Sylvie KARAS : Le travail en équipe, c'est la collégialité.

M. Léonce DEPREZ : Mais on n'a pas le sentiment qu'il se fait, ce travail en collégialité.

Mme Sylvie KARAS : Je ne peux témoigner qu'à titre personnel. Je peux vous dire que nous avons travaillé en équipe. Nous avons examiné les dossiers à tour de rôle. Nous avons délibéré ensemble.

L'absence de dialogue amène les gens à penser que nous ne prenons pas le temps de d'examiner l'intégralité du dossier. C'est faux, nous prenons le temps de le faire.

M. Léonce DEPREZ : N'est-ce pas justement le manque de travail en collégialité qui rend nécessaire d'aller jusqu'aux assises pour que la vérité apparaisse ?

Mme Sylvie KARAS : Le point d'orgue, le point limite, ce sont les assises. Je ne peux pas vous dire davantage. L'instruction parfaite n'existera jamais. On peut dire que plus le magistrat instructeur détaillera son instruction, plus il réalisera d'actes, plus l'attention sera attirée. C'est ainsi. Des choses sont dites aujourd'hui, qui ne l'ont pas été auparavant, parce que nous sommes amenés à dialoguer et à échanger. Il en est de même de la cour d'assises, qui est le point limite. Faut-il une mini-cour d'assises avant le placement en détention provisoire ? Je ne le crois pas.

Simplement, si vous ne réformez pas la procédure pénale, donnez-nous les moyens.

M. le Rapporteur : Le problème des moyens revient comme un leitmotiv. Nous sommes conscients qu'il se pose. Mais en même temps, il faudra mettre en œuvre des structures internes permettant d'évaluer l'utilisation des moyens. Ce n'est pas simple, parce qu'il faut cela se conjugue avec l'indépendance de l'autorité judiciaire, mais il faut le faire.

Mme Sylvie KARAS : Je ne peux qu'acquiescer. Mais si l'on instaure un débat préalable au débat final, cela posera d'énormes difficultés. J'ai tendance à suggérer la suppression de la détention provisoire.

M. le Président : Mesdames, je vous remercie.

Audition de M. Jean-Claude MONIER,
président de la cour d'assises de première instance de Saint-Omer



(Procès-verbal de la séance du 1er mars 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la Commission d'enquête parlementaire sur l'affaire d'Outreau. Avant votre audition, je souhaite vous informer de vos droits et de vos obligations.

En vertu de l'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d'enquête parlementaire sont tenues de déposer, sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel et de l'article 226-14 du même code qui autorise la révélation du secret en cas de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Je vous indique aussi que si vous considérez qu'une ou plusieurs des questions qui vous sont posées relèvent, en tout ou partie, du secret du délibéré, vous êtes en droit de nous l'opposer.

L'ordonnance du 17 novembre 1958 exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure » .

(M. Jean-Claude Monier prête serment).

Je m'adresse maintenant aux représentants de la presse pour leur rappeler les termes de l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse, qui punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. J'invite donc les représentants de la presse à ne pas citer nommément les enfants qui ont été victimes de ces actes.

Monsieur Jean-Claude Monier, la commission va maintenant procéder à votre audition, qui fait l'objet d'un enregistrement. Vous avez la parole pour nous exposer votre fonction de président de cour d'assises dans cette affaire.

M. Jean-Claude MONIER : Vous avez souhaité m'entendre. Je vais donc vous livrer mon analyse de l'affaire puis vous faire part de quelques réflexions. L'analyse de l'affaire a commencé pour moi par l'étude d'un dossier particulièrement volumineux et saisissant. Magistrat depuis trente ans, je me suis très vite rendu compte qu'elle serait très compliquée, pour différentes raisons. On sortait du cadre circonscrit de l'inceste. De nombreux enfants, souvent très jeunes, révélaient, dans des déclarations successives, les abus sexuels dont ils auraient été victimes. Il n'y avait pas de témoins et très peu de preuves médicales. De nombreuses personnes étaient mises en cause, dont treize, qui s'étaient dès le début dites étrangères à l'affaire, seront acquittées soit à Saint-Omer soit à Paris et dont quatre, qui avaient avoué certains faits mais qui en avaient contesté d'autres, seront condamnées définitivement à Saint-Omer. Enfin, il y avait Mme Myriam Badaoui qui a commencé par tout contester, puis qui a avoué, impliqué des gens, varié dans ses déclarations, dit tout et son contraire. Je me suis donc rendu compte dès le début qu'il serait très difficile de démêler le vrai du faux.

L'instruction a été extrêmement critiquée. J'ai moi-même été juge d'instruction et, depuis quinze ans, je travaille exclusivement sur des dossiers d'instruction. Quand j'ai lu celui-là, je n'ai absolument rien trouvé d'anormal à la manière dont l'instruction avait été conduite. Certes, on peut toujours faire plus, on peut toujours faire mieux, mais le juge d'instruction n'a pas cru n'importe qui, n'importe quoi, n'importe comment. Bien sûr, avec le recul, on peut se poser de nombreuses questions, mais quand on se replace dans la situation qui était la sienne, au fil de procès-verbaux qui reflètent, jour après jour, des éléments qui lui paraissent accablants, je ne vois pas comment il aurait pu les écarter d'un revers de main - et l'eût-il fait qu'on le lui eût reproché. Mais, pour être aussi objectif que possible, je pense que l'instruction a été menée trop vite et qu'avec un peu plus de temps, certaines choses auraient pu se décanter et que le juge d'instruction aurait pu mener des confrontations plus diversifiées et accepter certains actes demandés. N'oublions pas, cependant, que certains mis en examen étaient détenus.

L'autre difficulté centrale de ce dossier, que nous n'avons pas été capables de mesurer, tient à la personnalité de Mme Myriam Badaoui. Le juge d'instruction a pressenti cette difficulté. Si l'on se reporte à la pièce cotée D904, on voit bien que, lorsqu'il interroge Mme Myriam Badaoui, il essaye de la déstabiliser. Par ailleurs, il a demandé à deux collèges d'experts, psychiatres et psychologues, de l'examiner. Au terme de cette expertise, que disent-ils ? Que Mme Myriam Badaoui ne présente pas de pathologie psychique, qu'elle n'a même pas de « personnalité psychiatrique » et qu'il n'y a « pas de raison particulière de penser qu'elle a inventé les faits ». En quelque sorte, ils donnent ainsi le feu vert au juge pour continuer son instruction sans réserve particulière. Voilà ce qui va considérablement fragiliser le dossier, car Mme Myriam Badaoui a évidemment une personnalité très perturbée et très perturbante. Elle n'est sans doute pas mythomane, comme certains avocats le pensaient ; ses troubles sont plutôt de l'ordre de l'hystérie et, selon moi, quand elle parlait, cette femme ne savait plus elle-même distinguer le vrai du faux. Au lieu de laisser se construire autour d'elle tout le dossier, il aurait fallu infiniment plus de prudence. Surtout, mieux aurait valu que les experts, auxquels auraient été transmis les procès-verbaux de ses auditions ainsi que l'ensemble de ses écrits, se livrent à une véritable observation de cette femme en milieu hospitalier pendant un certain temps pour se rendre compte de la complexité de sa personnalité.

À qui incombe la responsabilité de cette situation ? Les experts, que je connais de longue date, sont tout à fait compétents et diligents. Mais ils sont aussi débordés et très sollicités, et la complexité de la psychologie humaine est telle que même des experts peuvent « passer à côté » en entendant quelqu'un pendant une heure ou une heure et demie. De même pour les collègues de la chambre de l'instruction, qui travaillent sur dossier, et pour le jeune juge d'instruction, qui a un volumineux dossier à mener. Cela me conduit à faire apparaître l'insuffisante formation dispensée par l'ENM en psycho-criminologie. Certes, les magistrats sont très bien formés en matière juridique et procédurale mais en ce domaine leur formation initiale est insuffisante. Heureusement, la formation continue la complète, mais on en voit les limites, puisque le juge Burgaud était un jeune magistrat.

J'ai pressenti la difficulté et, quinze jours avant l'ouverture du procès, j'ai ordonné une nouvelle expertise de Mme Myriam Badaoui par une autre psychologue, puis l'expertise de ses enfants pendant le procès, afin d'obtenir l'approche systémique de l'interaction entre cette mère et ses enfants que le juge n'avait pas envisagée.

L'audience de Saint-Omer s'est engagée dans une atmosphère très lourde. Je vous renvoie, à cet égard, à la presse de l'époque. Ainsi, Le Monde titrait : « La cour d'assises du Pas-de-Calais va plonger dans l'horreur absolue ». Pour le Figaro, « l'abjection est à l'ordre du jour », et de se demander s'il faut « vomir ou hurler », en évoquant « l'univers de l'anti-humain ». Autant dire qu'une énorme charge émotionnelle est liée à ce dossier.

En ma qualité de président de la cour d'assises, je vais suivre un schéma classique, en demandant d'abord aux accusés de se présenter afin que les jurés, qui découvrent ce dossier complexe, de 10 000 pages, sachent qui ils sont chargés de juger, et afin que les accusés fassent connaître leur position, puisque certains reconnaissent les faits mais que d'autres s'y disent étrangers alors que des tiers les impliquent. Il faut savoir si un contentieux les oppose.

Tout cela prend beaucoup de temps, car il faut entendre 17 accusés, 150 témoins, les parties civiles et les experts. Le procès avance donc lentement, et c'est dans ce contexte que survient le premier revirement de Mme Myriam Badaoui - le premier car, trois jours plus tard, il y en aura un autre. Ce revirement ne surprend guère les praticiens, car elle avait déjà varié dans ses déclarations. Aurélie Grenon a, elle-même, varié quatre ou cinq fois dans ses déclarations pendant l'audience et, lors du procès d'Angers, 17 accusés avaient aussi varié, ou rétracté les déclarations qu'ils avaient faites au cours de l'instruction.

Mais la rétractation de Mme Myriam Badaoui a eu, pour la presse, un effet considérable et le procès a fait l'objet à partir de ce moment-là d'une couverture médiatique très importante. La presse s'interrogeait et elle a eu l'intuition que parmi les accusés il pouvait y avoir des innocents, peut-être en nombre. La tension va monter d'un cran, et même de plusieurs.

C'est à ce moment que commence l'audition des enfants, moment particulièrement important. J'ai tout fait pour que les enfants viennent, mais ils n'ont pas suivi tout le procès : ils ont continué d'aller à l'école et ne sont venus que pour le moment particulier de leur déposition. Ils sont arrivés dans une audience particulièrement tendue, une véritable fournaise, un véritable chaudron. Certains, les enfants Delay particulièrement, ont pu donner l'impression d'être à peu près à l'aise, mais les autres étaient très intimidés, très apeurés, et ils se sont très vite bloqués. Leurs auditions ont été conduites conformément aux dispositions de la récente loi « Perben 2 » et de l'article 308 du code de procédure pénale. Dans son compte rendu d'audience, Le Monde décrit avec justesse « le lourd témoignage d'une fillette devant ses parents », comment elle se bloque, et comment on ne pourra en obtenir davantage. Les déclarations des enfants sont très vite apparues en retrait par rapport à celles qu'ils avaient faites pendant l'instruction. Chacun, y compris la défense, s'interroge et met en cause les experts qui avaient examiné les enfants, M. Viaux et Mme Gryson-Dejehansart. La cour aura à statuer sur deux incidents contentieux et, parallèlement, j'ordonnerai une nouvelle expertise des enfants par deux experts étrangers à l'instruction. Mais, s'agissant de l'audition des enfants, la tension de l'audience n'a malheureusement pas toujours permis d'aller au fond des choses.

Le procès, qui était prévu pour durer quatre ou cinq semaines, en durera finalement neuf, avec des efforts incessants de tous pour essayer de faire le travail le plus consciencieux, le plus prudent, le plus objectif et le plus respectueux des enfants et des parties civiles possible. Il s'achèvera par une décision rendue après quinze heures de délibération.

Je vous l'ai dit, je m'étais vite rendu compte que ce dossier serait sans doute pour moi le plus difficile et, deux ans plus tard, j'ai toujours à l'esprit autant de questions qui restent sans réponses. Que s'est-il réellement passé ? Quel est le socle de réalité dans cette affaire ? Qui a fait quoi ? Tout cela reste très insatisfaisant. J'ai le sentiment personnel d'un échec et, à ce moment de mon propos, je compatis bien sûr avec ceux qui ont été entraînés à tort dans une affaire qui, dès le début, avait pris une dimension aussi infâmante.

Je souhaite à présent vous faire part de quelques réflexions. À propos de la détention provisoire, il me semble que, de manière générale, nous, les magistrats, ne sommes pas assez au clair. Nous n'appliquons pas l'article 144 du code de procédure pénale de manière assez restrictive, non plus que nous n'appliquons à la lettre l'impératif posé par l'article 144-1 selon lequel la détention provisoire doit cesser à un certain moment. De ce fait, de mon point de vue, le problème n'est pas tant la mise en détention provisoire que le maintien en détention, qui pourrait ne durer que quelques jours ou quelques semaines et qui souvent, malheureusement, se prolonge pendant des mois, voire des années.

Cela dit, la société n'est pas au clair elle non plus. L'affaire Bonnal a été citée et je la cite à nouveau. Dans ce cas, des magistrats ont remis en liberté quelqu'un qui sera ensuite acquitté - ce que l'on aurait voulu que les magistrats de Douai fissent. Il n'empêche que leur décision a été extrêmement critiquée au plus haut niveau de l'État. C'est donc la détention provisoire qui doit être enfermée dans des délais beaucoup plus stricts, comme elle l'est en Allemagne, où il existe une sorte de contrôle d'office tous les trimestres, au Danemark où il s'exerce toutes les quatre semaines, en Grande-Bretagne dans des délais encore plus courts. En revanche, en Belgique, où il n'existe pas limitation de durée, la population carcérale de prévenus est, comme en France, très élevée. Mais je sais aussi que les décisions de mise en liberté peuvent avoir de très graves conséquences si les faits sont réitérés ou si la personne mise en examen fait pression sur la victime. On sait en particulier qu'en matière d'agression sexuelle, certains êtres ont un comportement pulsionnel et qu'ils peuvent réitérer alors qu'on leur a fait confiance. L'enjeu du débat est donc d'arbitrer entre liberté et sécurité, et c'est à vous, législateur, qu'il revient de trancher entre ces deux exigences contradictoires.

D'autre part, il me semble inconcevable qu'en 2006, en France, pays des doits de l'homme, une personne placée en détention provisoire mais présumée innocente se retrouve en prison, dans les conditions parfois déplorables rappelées devant vous par les acquittés d'Outreau mais aussi par M. Alvaro Gil Robles, commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe. Il faudra qu'au plus vite, lorsque la détention provisoire est ordonnée, elle se déroule dans un lieu neutre, un centre de rétention distinct des prisons, qu'il s'agisse seulement d'une privation d'aller et venir, et que les détenus, sauf interdiction du juge d'instruction, puissent être visités comme on visite un proche à l'hôpital.

Faut-il modifier le système procédural ? Faut-il ou non conserver le juge d'instruction ? Ce sont des questions sur lesquelles vous devrez vous interroger et sur lesquelles je n'ai pas d'avis autorisé. Cependant, je puis dire que les affaires d'abus sexuels sur mineurs sont des questions tout à fait particulières qui demandent absolument qu'un juge prépare le dossier. Le 1er juin 2004, M. Paul Bensussan, pédopsychiatre, et l'avocat Jacques Barillon écrivaient dans Libération : « Posons les vraies questions : la justice peut-elle fonctionner en matière de délinquance sexuelle comme dans les autres domaines ? » Selon moi, la réponse est contenue dans la question. Il faut un dispositif particulier, comme le législateur a estimé nécessaire, en 1912, en 1958, en 1970, qu'un juge spécialisé soit chargé de la protection de l'enfant. Je considère que c'est aussi justifié en matière d'abus sexuels commis à l'encontre de mineurs, mais c'est un débat politique et vous aurez le dernier mot.

Déjà, cependant, des améliorations législatives sont nécessaires qui ne peuvent susciter qu'un large consensus. En premier lieu, je suggérerai davantage de professionnalisme dans le recueil de la parole de l'enfant. Le rapport Viout a relevé que ni les enquêteurs ni les magistrats ne sont assez formés en cette matière ; or, la parole de l'enfant est au cœur de ces affaires. Mais, au-delà de la formation technique, il y a aussi un état d'esprit ; il faut ne pas tout prendre au pied de la lettre, il faut savoir écouter, il faut s'interroger, et cela demande du temps, beaucoup de temps. Cela nous renvoie à la question des moyens, car il n'est matériellement pas concevable, pour la qualité de l'enquête, qu'une même brigade des mineurs - concrètement, un ou deux lieutenants de police - doive entendre plusieurs enfants au cours d'une même journée. Certes, tous les dossiers ne sont pas aussi difficiles et, quand il s'agit de dossiers du type de celui d'Outreau, la loi du 17 juin 1998 permet de faire intervenir un expert en qualité d'aide technique aux enquêteurs. C'est le cas à Caen, où a été créé un dispositif expérimental très prometteur.

Je suggérerai également un meilleur cadrage de l'expertise des enfants et, à ce sujet, la circulaire du 2 mai 2005 a fait un pas, dans le droit fil des propositions de la commission Viout. D'autre part, je l'ai dit, l'audition à l'audience des enfants pose problème. Je serai donc partisan d'un système à la britannique, prévu dans la loi, tel que l'enfant, avec son avocat et une éducatrice, ne serait pas dans la salle d'audience mais dans une autre pièce, d'où il déposerait en visioconférence. Ainsi éviterait-on les blocages, et les impasses subséquentes. Enfin, un flottement s'est fait sentir lors du procès de Saint-Omer, à propos du huis clos, flottement néfaste pour tout le monde. Je pense aujourd'hui que si un enfant présumé victime est âgé de moins de 15 ans au moment de l'audience, la loi doit prévoir que le huis clos est de droit.

Dans le domaine de l'expertise, le contradictoire pourrait être renforcé. Les experts sont en général des professionnels de qualité, diligents et compétents, mais l'on veut en faire des oracles. Or, qu'on le veuille ou non, ils sont dépendants de l'institution judiciaire. Il faut donc trouver un dispositif qui les en rende moins dépendants, afin que l'expert apparaisse moins comme étant « l'expert du juge ».

Il faut enfin parvenir à une meilleure défense des enfants présumés victimes. Alors que pour tout adulte, l'avocat intervient dès le début de la garde à vue, pour les enfants présumés victimes, a fortiori dans les milieux défavorisés, l'avocat n'apparaît souvent dans la procédure qu'un an, voire dix-huit mois après le début de l'enquête ; or les premières auditions sont déterminantes. Une avancée législative et une prise de conscience des barreaux sont nécessaires pour que chaque enfant ait un avocat, et le plus tôt possible. La commission Viout a insisté sur ces deux points, qui font l'objet de ses recommandations 45 et 50.

Pour conclure, la très forte mise en cause actuelle de la justice ne se produit pas par hasard à propos d'une affaire d'abus sexuels sur jeunes enfants mais à cause de ce contentieux très particulier. Dès que l'on sort du cadre circonscrit de l'inceste, la preuve devient très difficile et fragile, il n'y a jamais de preuve dernière ni de certitude absolue et, même quand les faits sont reconnus, une marge d'imprécision demeure. Cela doit conduire les juges à toujours plus de prudence et de professionnalisme. Une réforme législative nous y aiderait grandement mais il n'y aura de bonne réforme que fondée à la fois sur l'amélioration de la liberté individuelle par la limitation de la détention provisoire et sur celle de la protection des enfants victimes. C'est à cette double condition que la justice pourra enfin, je l'espère, être mieux rendue.

M. le Président : Je vous remercie. Je comptais vous interroger sur le recueil de la parole de l'enfant en cour d'assises, mais vous avez anticipé ma question en parlant de visioconférence. Cette suggestion me laisse perplexe, car il me paraît que les enfants seraient tout aussi intimidés de devoir répondre devant un appareil ; pour avoir expérimenté ce système ici même, nous avons pu constater qu'il est malcommode même pour les adultes. Vous avez, par ailleurs, beaucoup fait allusion à la pression médiatique, y compris pendant que se tenait la session d'assises. Quelle solution envisagez-vous à ce sujet ? Pourrait-on concevoir d'enfermer jurés et magistrats, président de la cour d'assises compris, « en conclave », sans communication avec l'extérieur ?

M. Jean-Claude MONIER : Il faudrait essayer. Je saisis l'occasion que vous m'offrez pour évoquer les jurés, qui sont l'essence de la cour d'assises. Peut-être pourriez-vous en entendre.

M. le Président : L'idée de soustraire les jurés à la pression médiatique en les confinant dans une sorte de chapelle Sixtine judiciaire vous semble donc recevable ?

M. Jean-Claude MONIER : Pourquoi pas ? Reste que si, ensuite, il y a appel, d'autres citoyens seront tirés au sort pour intervenir comme jurés, et qui auront, entre temps, été soumis à une couverture médiatique intense de l'affaire qu'ils auront à juger. Mais peut-être entendrez-vous les représentants des médias.

M. le Président : Oui, dans leurs diverses composantes.

M. Jean-Claude MONIER : Il me semble qu'une réflexion de fond doit être menée au sein des organes de presse. La couverture médiatique peut être justifiée et appropriée pour faire connaître et pour élever le débat mais, à d'autres moments, elle amplifie les phénomènes. La presse doit mener un débat en son sein pour aller vers une plus grande modération. Cette semaine encore, tel hebdomadaire de la région de Douai titrait de manière sensationnelle sur ce qui serait une nouvelle affaire de pédophilie, sans aucun recul, comme si, une nouvelle fois, il n'y avait, sans doute possible, aucun innocent...

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Vous nous avez dit : « J'ai toujours autant de questions sans réponses. Quel est le socle de vérité dans cette affaire ? Qui a fait quoi ? » C'est là l'expression d'un doute qui pourrait apparaître contradictoire avec l'arrêt de la cour d'assises de Paris, lequel a pourtant autorité de la chose jugée. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

M. Jean-Claude MONIER : Je comprends mal votre question.

M. le Rapporteur : Elle est pourtant simple. Vous venez de poser des questions que l'on pouvait sans doute se poser en amont du dossier, mais auxquelles la cour d'assises de Saint-Omer, puis celle de Paris, ont apporté des réponses. Comment interpréter vos propos ?

M. Jean-Claude MONIER : Sur le verdict de Saint-Omer, je n'ai aucun commentaire à faire...

M. le Rapporteur : Mais je vous interroge sur vos propos d'aujourd'hui. Qu'avez-vous voulu dire ?

M. Jean-Claude MONIER : Je me demande ce qu'il s'est réellement passé...

M. le Rapporteur : Dans la conduite de l'affaire ?

M. Jean-Claude MONIER : À tout propos.

M. le Rapporteur : Comment a-t-on pu en arriver là ? C'est ce que vous avez voulu dire ?

M. Jean-Claude MONIER : Bien sûr, notamment.

M. le Rapporteur : J'ai une autre question. Le directeur d'enquête, M. Masson, n'a pas été cité devant la cour d'assises de Saint-Omer, contrairement à la pratique. Interrogé à ce sujet, le procureur, M. Lesigne, qui était également avocat général devant la cour d'assises de Saint-Omer, m'a répondu qu'il avait suivi là la consigne du procureur général, relayée par les présidents de cour d'assises, lesquels préféraient entendre à la barre des enquêteurs de terrain. Qu'en pensez-vous ?

M. Jean-Claude MONIER : Je n'ai aucun contact avec le procureur général. Si j'avais souhaité que le directeur d'enquête soit cité, j'avais le pouvoir de le faire citer moi-même. Cela étant, on entend en général les enquêteurs de terrain, sauf contexte particulier.

M. le Rapporteur : Le signataire du rapport de synthèse est souvent entendu, non ?

M. Jean-Claude MONIER : De moins en moins, au profit des enquêteurs de terrain. Il reste que si quelqu'un avait souhaité que M. Masson soit entendu, il l'aurait été.

M. le Rapporteur : Mais précisément, le procureur de la République, devenu avocat général, n'a pas fait citer M. Masson, suivant par là même les consignes du procureur général, relayées par les présidents de cour d'assises. Selon vous, cette pratique recule, mais la cour d'assises de Paris a pourtant jugé utile de convoquer M. Masson.

M. Jean-Claude MONIER : Mais si un seul avocat avait voulu qu'il soit convoqué, il l'aurait été.

M. le Rapporteur : Oui, car le président de la cour d'assises a un pouvoir discrétionnaire. Ni le Parquet, ni les avocats, ni vous-même n'avez ainsi estimé nécessaire de l'entendre, au-delà de la consigne ?

M. Jean-Claude MONIER : Voilà.

M. le Rapporteur : Je reviens sur certaines déclarations du procureur. Nous lui avons fait remarquer qu'après avoir requis, à plusieurs reprises, soit la détention, soit le maintien en détention, et partant, refusé des demandes de remise en liberté, il avait demandé un certain nombre d'acquittements devant la cour d'assises de Saint-Omer, qui l'a d'ailleurs suivi. Ce à quoi il nous a répondu que l'instruction, c'était le moment du papier, alors que l'audience, c'était de l'humain, et qu'il pouvait s'y produire le miracle des assises, le miracle de l'audience.

Partagez-vous cette opinion ? Que s'est-il produit à cette audience ?

M. Jean-Claude MONIER : Ce n'est pas facile de répondre à cette question, quand on est engagé dans un processus extrêmement lourd et compliqué, sous le poids d'une telle tension.

Forcément, le juge d'instruction imprime sa marque, sa vision d'une affaire. Forcément, on accumule des éléments qui constituent ensuite des charges suffisantes ou non, le tout sans qu'il y ait réellement de contradictoire. Puis brutalement, à l'audience, on verse dans une sorte de confrontation généralisée de tous les instants, et on réalise que certaines choses ne tiennent plus ensemble, que tout n'est pas aussi solide qu'il y paraissait.

Prenons la parole d'un enfant présumé victime. Il suffit qu'à l'audience il ait un moment d'hésitation, ou que sa formulation soit quelque peu différente au point de faire naître des doutes.

Saint-Omer, c'était cela, multiplié par le nombre de victimes ! En général, dans les affaires d'inceste, on trouve dans le box un accusé, et en face, une fille ou belle-fille. L'affaire apparaît plus simple, on voit mieux les oppositions, l'arrière-plan, le contexte familial. Dans l'affaire d'Outreau, au contraire, tout est complexifié par le nombre de protagonistes, et la fragilité propre à la parole de jeunes enfants.

La presse, d'une certaine manière, a rendu compte de cette atmosphère. On pouvait ainsi lire dans Le Monde du 2 juin 2004 : « Le procès d'Outreau constitue une sorte de miracle judiciaire. Après quatre semaines de débats, la cour d'assises a démontré qu'une affaire, aussi ficelée fût-elle à l'instruction, pouvait totalement changer de physionomie au moment du procès. La vérité judiciaire fait, en tout cas, son chemin au procès, et ce n'est pas le moindre des mérites de la cour d'assises de Saint-Omer que d'être parvenue à clarifier les choses, parfois à son corps défendant, contrainte à maintes reprises de batailler contre son propre camp, un paradoxe au bout du compte tout à l'honneur de la justice. » Certains journalistes se rendent bien compte de ce travail très difficile, très besogneux.

Vu de l'extérieur, personnellement, je n'emploierais pas le terme de « miracle »
- mais tant mieux si certains ont pu le percevoir ainsi. Le travail a été extrêmement long, nous avons essayé d'avancer avec prudence, et j'espère qu'aucun avocat n'a pu penser que j'avais empêché la vérité d'apparaître. Je crois avoir laissé chacun exposer jusqu'au bout ses arguments, et nous avons pris le temps qu'il fallait. Il faut bien voir qu'initialement, le procès ne devait durer que quatre ou cinq semaines - j'avais même préparé la session suivante.

M. le Rapporteur : Si je résume, c'est le contradictoire qui apparaît pour la première fois à l'audience et qui ferait quelque peu défaut dans la phase précédente...

Par ailleurs, quel a été l'apport de l'audition du juge Burgaud, entendu par la cour d'assises de Saint-Omer sur le déroulement de l'instruction ? On n'en a pas retrouvé le compte-rendu dans les procès-verbaux.

M. Jean-Claude MONIER : Mais il est interdit de rendre compte des déclarations des témoins, sauf si le président le demande. On a entendu M. Burgaud de 9 heures à 20 heures.

M. le Rapporteur : Cette audition a été particulièrement longue, quel a été son enseignement ?

M. Jean-Claude MONIER : Les questions ont été les mêmes que celles que votre commission a ensuite posées...

M. le Rapporteur : Nos questions étaient donc légitimes...

M. Jean-Claude MONIER : Le juge Burgaud a répondu très précisément à toutes les questions de la cour, puis à celles des avocats, et il me semble qu'il était très important que les jurés puissent se faire leur propre idée de ce magistrat instructeur.

M. le Rapporteur : Sur le fond, il s'agissait donc de leur permettre de se faire une idée de ce juge d'instruction compte tenu des critiques que les avocats avaient émises...

M. Jean-Claude MONIER : Le fond, ensuite, ce sera l'intime conviction.

M. le Rapporteur : Vous l'avez entendu de nombreuses heures : aucun autre élément ne s'est-il dégagé à cette occasion ?

M. Jean-Claude MONIER : Si ce n'est, selon moi, le sérieux et la rigueur avec lesquels il a mené cette instruction. C'est l'impression dominante qu'il a laissée à la cour.

M. le Rapporteur : S'agissant des conditions d'accueil des enfants, on nous a parlé, entre autres, d'attentes interminables. Si tel était le cas, était-il possible de faire autrement ? L'audition en elle-même n'en a-t-elle pas pâti ?

M. Jean-Claude MONIER : Concrètement, je suis incapable de vous le dire, dans la mesure où j'étais à l'audience, déjà bien occupé à tenter de diriger, tel un chef d'orchestre, un dispositif très lourd, et fait d'imprévus. Je n'avais pas à l'esprit l'heure exacte à laquelle un avocat ou une assistante sociale amenait un enfant. Je ne dirige pas tout. Si les enfants ont attendu trop longtemps, c'est évidemment défavorable et regrettable, mais en aucun cas je ne convoquais un enfant à 9 heures du matin si c'était pour l'entendre à 14 heures.

M. le Président : Nous en arrivons aux questions.

M. Jean-Paul GARRAUD : Que ce soit dans cette affaire ou dans une autre, pensez-vous que la médiatisation d'un procès, surtout lorsqu'il dure plusieurs semaines, puisse perturber la sérénité de la justice, et influencer le délibéré des jurés ?

M. Jean-Claude MONIER : Je n'ai jamais rien remarqué de tel chez les jurés. On a parlé de « miracle de l'audience », mais il en est un autre, celui des jurés. Voilà des gens tirés au sort sur les listes électorales, que l'on retire de leur vie habituelle, professionnelle et familiale, pour les plonger sans aucune préparation dans des affaires très difficiles, souvent contestées, avec parfois des cas de conscience très écrasants. Et ces gens, issus de tous milieux et de toutes conditions, vont faire preuve très vite de bon sens, de finesse, de discernement.

Ils ont souvent le doute chevillé au corps. Ils ne croient jamais sur parole qui que ce soit. Au délibéré, ils demandent toujours plus de renseignements. Deux fois sur trois, ils voudraient un supplément d'information, mais surtout, ils se placent en général comme juges départiteurs, entre d'un côté l'institution judiciaire, la société, l'État, qui accuse un homme, et de l'autre cet homme qui est dans le box. Il me semble qu'ils n'ont en général aucun a priori mais au contraire un grand sens du doute.

Les magistrats professionnels que nous sommes ne votent pas à leur place, heureusement, mais la question ne se pose même pas, contrairement à ce que certains voudraient laisser entendre. Surtout, n'oublions pas qu'ils sont majoritaires dans toutes les décisions.

S'agissant des jurés d'Outreau, ils ont été confrontés à une affaire terrible, très longue, puisqu'elle a duré jusqu'au 3 juillet alors qu'elle n'était prévue que pour quatre ou cinq semaines - certains, dont l'entreprise fermait pour congés en juin, n'auront pas eu de vacances -, avec une tension extrême - il n'était pas rare que certains pleurent de nervosité, tellement ils étaient à bout. Ils finissent par rendre leur décision, et puis plus rien, si ce n'est le discrédit jeté sur la justice, qui depuis ne nous a plus quittés.

Voyant cela, j'ai écrit au garde des Sceaux en novembre 2004 une lettre que je me permets de vous lire « Je crois de mon devoir, Monsieur le Garde des Sceaux, d'attirer votre attention sur la situation des jurés qui ont eu à siéger dans l'affaire d'Outreau que j'ai présidée. Ce procès a duré neuf semaines. Sans doute la participation des jurés à une session de cour d'assises était un devoir civique, mais rarement cette participation aura été aussi longue et difficile, les débats se déroulant presque constamment dans un climat de grande tension. À cet égard, je tiens à souligner que tous les jurés ont fait preuve d'une attention constante et d'un dévouement remarquable en dépit des difficultés rencontrées sur une telle durée dans leur vie familiale et professionnelle [...] Par ailleurs, les jurés n'ont pas pu ne pas être ébranlés par les critiques très virulentes, parfois, selon moi, excessives, qui ont été faites à l'institution judiciaire tant pendant les débats eux-mêmes qu'ensuite, où la notion de faute lourde de la justice a été largement répandue. Or, je crains que certains d'entre eux ne vivent très mal cette situation, considérant après coup leur participation à l'œuvre de justice comme des plus critiquables, alors qu'elle a été, selon moi, irréprochable, aussi ai-je l'honneur de vous demander de bien vouloir envisager de manifester aux jurés de la manière que vous jugerez appropriée la reconnaissance qui, dans ces circonstances particulières, leur est due. »

Voilà ce que j'ai cru devoir dire, car s'il y a eu dysfonctionnement, ils n'en sont en aucun cas responsables. Je pense à eux, mais aussi à tous les jurés à venir, dans tous les départements de France, dont vous êtes les députés. S'ils doivent recevoir un message, ce n'est pas celui-là !

J'ajoute un dernier point d'ordre strictement matériel. Le procès d'Outreau a duré très longtemps, jusqu'au 3 juillet. Or, il a fallu se battre, avec les greffiers, pour que les jurés perçoivent leurs indemnités avant fin juillet ! Aujourd'hui encore, des jurés avec qui j'ai siégé tout janvier n'ont toujours pas touché d'indemnités ! C'est dû à la réforme de la LOLF, donc sans doute transitoire, mais c'est un vrai problème, car ces personnes, qui ne perçoivent pas leur salaire pendant cette période, peuvent avoir des loyers, des remboursements de prêts à leur charge.

Enfin, si nous pouvions disposer d'un fonds réduit, ne serait-ce que pour leur offrir le café le matin...

M. Alain MARSAUD : L'article 283 du code de procédure pénale vous donne la possibilité, en tant que président de la cour d'assises, d'ordonner, si l'instruction vous semble incomplète ou si des éléments nouveaux ont été révélés depuis sa clôture, tous les actes d'information que vous jugez utiles. Vous ne l'avez pas fait : est-ce à dire que vous étiez satisfait de ce dossier, malgré la multiplication des dénégations et des demandes de mise en liberté ?

Par ailleurs, une expert nous a dit que cette audience s'était tenue dans le plus grand désordre, notamment du fait du manque de place. Elle prétend avoir eu du mal à s'exprimer, ne pas avoir su où ranger ses dossiers etc. Vous n'êtes pas forcément responsable de l'organisation matérielle et logistique de la cour d'assises, mais il semblerait que cette audience se soit déroulée dans de très mauvaises conditions matérielles.

Enfin, il semble qu'à Paris, il y ait eu plus d'espace, et un jury populaire différent. Vous venez de sacraliser, magnifier, le jury populaire. Étant également magistrat, j'avais aussi le sentiment que le jury populaire est la meilleure garantie pour rendre la justice. Or, le jury populaire, quand il est à Paris, ne décide pas la même chose que lorsqu'il siège chez vous ! Comment expliquez-vous cette différence d'appréciation ?

Cela étant, si le jury populaire peut changer d'avis, nous avons appris la semaine passée que les magistrats professionnels pouvaient aussi, en cour d'assises, changer d'avis entre la première et la deuxième mi-temps. Qui, d'un jury populaire ou d'un jury professionnel, peut rendre le mieux la justice ?

M. Jean-Claude MONIER : Tout d'abord, nous n'avons pas pu, comme à Angers, faire édifier une salle à la mesure du nombre de parties, en sorte que la symbolique a été d'une certaine manière inversée, les enfants présumés victimes se retrouvant dans le box, et les accusés dans le public. Je reconnais que ce n'était pas la meilleure des organisations, mais je n'en étais pas responsable.

S'agissant de votre dernière question, il me semble que vous posez le problème du jugement humain. Nous pouvons être en contradiction les uns avec les autres. Dans la chaîne judiciaire, chacun à notre place, nous sommes tous plus ou moins en contradiction avec d'autres qui ont jugé avant nous. Je vois mal comment nous pourrions faire autrement, car c'est le propre du jugement humain. Vous-mêmes, parlementaires, pouvez avoir une lecture différente d'un même dossier, et vous opposer les uns aux autres.

En revanche, nous pouvons nous poser la question de la détention provisoire qui peut constituer un véritable pré-jugement et avoir des effets souvent irréparables. Si la personne est ensuite acquittée, la détention provisoire apparaît d'autant plus scandaleuse, sans parler de l'impression de cafouillage, comme en témoigne encore l'acquittement de Jean Castella et Vincent Andriuzzi.

On sait que la loi a été respectée, mais le jugement humain a cette diversité là. Il faut l'assumer, mais pour que ses effets ne soient pas irréversibles, encore convient-il de limiter le recours à la détention provisoire, et réformer ses conditions d'exercice.

Quant à votre première question, j'ai réordonné l'expertise de Mme Myriam Badaoui, toutes les expertises des enfants, et j'ai délivré une ou deux commissions rogatoires supplémentaires, ce qui n'est pas rien, d'autant plus que l'étude de ce dossier m'a pris beaucoup de temps, à un moment où j'avais déjà eu à m'occuper de deux affaires médiatiques difficiles. Il faut bien réaliser que les avocats connaissent parfaitement leur dossier parce qu'ils ont suivi l'affaire depuis le début, ils en sont imprégnés. Moi, en revanche, je dois tout synthétiser, tout digérer, sans parler de l'intendance que j'essaie, en parallèle, de régler au mieux. Bien sûr, j'aurais pu aller plus loin, faire encore mieux, mais il me semble que les quelques actes que j'ai ordonnés, c'est déjà mieux que rien.

M. Alain MARSAUD : Je ne savais pas que vous aviez ordonné des actes supplémentaires.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : Vous avez dit que, dans ce genre d'affaire, il pouvait y avoir une grande marge d'imprécision, et nous l'avons compris. Cela étant, lorsque vous avez interrogé le juge Burgaud, vous avez abordé le problème de la crédibilité de Mme Badaoui. Vous nous avez dit vous être appuyé sur les rapports d'expertises, mais de vous-même, vous avez déclaré savoir qu'elle n'était pas mythomane, mais hystérique. « Elle n'arrivait pas à distinguer le vrai du faux ». Les experts nous ont confirmé avoir décelé que ce qu'elle disait ne tenait pas la route. D'ailleurs, au premier revirement de Mme Badaoui, vous affirmez vous-même ne pas en être étonné.

Pouvez-vous exiger que le contradictoire devienne obligatoire à l'instruction ? Au regard de vos six propositions, pensez-vous que l'on aurait pu éviter ce fiasco judiciaire ?

M. Jean-Claude MONIER : Je ne suis pas vraiment en mesure de répondre à votre question. Pour moi, la difficulté liée à Mme Myriam Badaoui est vraiment spécifique à ce dossier, et mes six propositions ne sauraient y répondre.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : Le contradictoire à l'instruction n'aurait-il pu être utile ?

M. Jean-Claude MONIER : Une appréhension plus approfondie nous aurait peut-être permis d'être plus prudents.

M. Jean-Yves HUGON : Une de nos missions est de répondre à trois questions : que s'est-il passé ? Pourquoi cela s'est-il passé ? Comment cela a-t-il pu se passer ?

J'avoue ne pas être un habitué des affaires judiciaires, et ne pas saisir la différence entre l'erreur de jugement, et le moment où la machine commence à dérailler.

À Saint-Omer, six personnes ont été maintenues dans leur culpabilité. Nous ne sommes pas là pour porter un jugement. Quelques mois plus tard, elles ont été acquittées. A posteriori, vous avez certainement dû essayer de comprendre ce qui vous avait échappé. Y-a-t-il eu des erreurs humaines, ou l'appareil judiciaire a-t-il connu des dysfonctionnements ?

M. Jean-Claude MONIER : La seule réponse que je puisse faire, d'après ce que j'ai suivi du procès en appel, est que les enfants n'ont plus dit la même chose alors que, devant nous, ils avaient globalement maintenu leurs accusations contre les époux Delay, des proches et d'autres personnes non identifiées.

M. Xavier de ROUX : Dans cette affaire, il n'y a pas eu erreur judiciaire, mais scandale de la détention provisoire, et l'on a vu que l'enquête de l'instruction ne peut remplacer l'instruction faite à l'audience. Le dossier d'instruction, mené de manière très formelle, est-il bien nécessaire alors que l'on va tout recommencer à la barre ? N'y aurait-il pas beaucoup à attendre d'une évolution de l'instruction telle que le dossier de l'enquête soit à la disposition du président de la cour et des jurés, au lieu de s'en tenir à une instruction lourde, finalement peu contradictoire et souvent mise en cause lors de l'audience publique ?

M. Jean-Claude MONIER : C'est la question de fond du choix des principes procéduraux que l'on veut donner à la justice pénale en France. Je n'ai pas d'avis motivé à ce sujet, et j'espère seulement que ceux qui en donnent ont des éléments de comparaison sérieux. Peut-être, en Allemagne, cite-t-on les témoins importants, et revient-il ensuite à la juridiction de jugement de procéder, dès le début, à la procédure contradictoire. Mais, s'agissant des enfants susceptibles d'avoir été victimes d'abus sexuels, quelqu'un doit préparer le dossier car je vois assez mal comment il pourrait y avoir d'emblée une approche contradictoire des preuves avec un enfant de quatre ans et son avocat.

M. Xavier de ROUX : Je demandais simplement si, au lourd formalisme de l'instruction on ne pourrait substituer une enquête du Parquet, plus souple ?

M. Jean-Claude MONIER : Certains le pensent. On voit d'ailleurs aujourd'hui des procédures correctionnelles relatives à des agressions sexuelles traitées entièrement par le Parquet, avec des expertises et des confrontations, et déférées directement devant une juridiction de jugement, et c'est parfois tout à fait suffisant.

M. Georges COLOMBIER : Je vous remercie pour vos propos relatifs aux jurés d'assises, fonction que j'ai été appelé à remplir et que j'ai trouvé très formatrice, en ce qu'elle permet de rectifier bien des idées toutes faites. J'ai noté que sur les six propositions que vous avez formulées, cinq concernent les enfants. Serait-ce que vous craignez qu'après cette affaire on risque de ne plus prendre en considération la parole de l'enfant ?

M. Jean-Claude MONIER : Tout à fait.

M. Thierry LAZARO : Je partage votre analyse sur la nécessaire distinction entre la prison et le lieu de la scandaleuse détention provisoire de citoyens présumés innocents. S'agissant du rôle des juges des libertés et de la détention, est-il exact que le refus, par eux, d'un placement en détention provisoire est très mal reçu par leurs collègues ? Ne devraient-ils pas avoir davantage de moyens de vérifier la réalité des indices graves et concordants qui justifient le maintien en détention ? Les décisions ne devraient-elles pas être prises collégialement ?

M. Jean-Claude MONIER : Vos propositions constituent des garanties importantes, mais ce qui, en conscience, me semble être en jeu, c'est l'arbitrage entre liberté et sécurité, et c'est à vous, législateur, de dire comment l'équilibre doit se faire. Les magistrats qui placent des mis en examen en détention provisoire ne le font ni par cynisme ni par inconscience, mais parce qu'ils sont convaincus que c'est une mesure de sûreté indispensable. Ceux qui, ensuite, jugent au fond peuvent avoir un regard tout à fait différent, si bien que même s'il y a ensuite acquittement, il y a scandale.

M. Thierry LAZARO : Vous dites qu'il appartient au législateur de prendre ses responsabilités, mais j'ai cru comprendre que cela ne plaisait pas à tout le monde que nous nous penchions humblement sur le problème de la justice. Je vous demande votre avis, après quoi nous trancherons.

M. Jean-Claude MONIER : J'ai ici les statistiques de 2001 de la Chancellerie, année pendant laquelle le juge Burgaud instruisait. Il en ressort qu'entre 1984 et 1999, il y a eu 92 % de mandats de dépôts en matière criminelle, et que ces 92 % ont été suivis de 100 % de condamnations. Vous voyez que l'on sort lentement d'un schéma dans lequel la détention provisoire pesait très lourdement - c'était quasiment un réflexe.

Lorsque j'étais juge d'instruction à Créteil, dans les quelques dossiers criminels que j'ai eu à instruire, j'ai, à une exception près qui concernait un SDF, remis les personnes mises en cause en liberté contre caution. On observe alors que l'avocat et la famille prennent la personne en mains, qu'il n'y pas d'écarts et que le mis en examen comparaît devant ses juges. Mais c'est un état d'esprit, et vous pouvez nous aider à franchir le pas pour qu'il n'y ait plus, ou le moins possible, de scandale de la détention provisoire.

M. Georges FENECH : Vous avez exercé dix ans les fonctions de président de cour d'assises, pour moitié avant et pour moitié après la réforme qui a institué la deuxième cour d'assises, dite d'appel. Quel regard portez-vous sur cette deuxième chance - c'est bien de cela qu'il s'agit, puisque la configuration est la même qu'au premier degré ? Et que pensez-vous du fait que les cours d'assises rendent des décisions non motivées ? Ne faudrait-il pas les motiver, surtout maintenant qu'elles peuvent être frappées d'appel ? Enfin, avez-vous le sentiment que la parole de la défense a autant de poids que celle de l'accusation ? Même sur le plan physique, l'accusation est placée au même niveau que les juges et les jurés, la défense étant à un niveau inférieur... Ne matérialise-t-on pas ainsi leur poids respectif ?

M. Jean-Claude MONIER : Le double degré de juridiction est une grande avancée, et le choix fait est cohérent car il respecte l'importance déterminante du citoyen qui en juge un autre. C'est effectivement une seconde chance, puisque l'on repart à zéro.

À titre personnel, je trouve peu compréhensible que les décisions des cours d'assises ne soient pas motivées, qu'il y ait ou non appel. Pourquoi toutes les décisions de justice le sont-elles, mais pas celles-là ? En Italie, on essaye de motiver l'intime conviction. Ce serait une avancée intéressante.

Pour ce qui est du poids respectif de la défense et de l'accusation, ce n'est pas une question de menuiserie. Il en va du talent de chacun. Pour ce qui me concerne, je serai marqué à jamais par ce procès.

Mme Élisabeth GUIGOU : Vous avez insisté sur le recueil de la parole des enfants et sur la détention provisoire. S'agissant du recueil de la parole des enfants, vous aurait-il été utile de disposer des enregistrements des premières auditions, comme la loi du 17 juin 1998 en faisait l'obligation ? Cela n'a pas été possible car le matériel n'était pas disponible ; or, la parole des enfants a évolué. Quand nous avons travaillé à l'élaboration de cette loi, les pédopsychiatres ont souligné l'importance de la première parole. Vous avez aussi insisté sur la nécessité que les enfants aient un avocat, ce que ce texte prescrit également. Pourquoi cela n'a-t-il pas été le cas ?

S'agissant de la détention provisoire, Mme Sabine Mariette a renvoyé le législateur à ses responsabilités en nous disant d'avoir le courage de l'encadrer plus encore que ne le prévoit la loi du 15 juin 2000. Avez-vous des recommandations à faire à ce sujet, sachant que la loi ne peut tout dire et qu'un pouvoir d'appréciation doit rester au juge ?

M. Jean-Claude MONIER : Sur ce dernier point, je n'ai pas de proposition précise à faire. Il faut voir ce que font les pays voisins. Un contrôle très régulier, soit à l'initiative de la juridiction, soit par le biais d'une loi très incitative, pourrait peut-être faire que la détention provisoire ne dure pas - mais je dis bien « peut-être » : je ne peux aller plus loin.

Les enfants Delay ont été filmés en vidéo, et l'on a passé les bandes lors du procès, mais la prise de son était si mauvaise qu'il suffisait que l'un des enfants fasse rouler un feutre pour que l'on ait l'impression qu'un camion traversait la pièce. L'enregistrement était à ce point inaudible qu'il a fallu l'interrompre après dix minutes. La loi de 1998 prévoit un simple enregistrement sonore de l'enfant, ce qui n'est déjà pas mal, d'autant que si l'on utilise un simple magnétophone, très vite l'enfant n'y pense plus. On peut ensuite se référer aux bandes magnétiques, et ce matériau est très utile à la justice. Si je suis, comme les psychologues, un peu réservé à l'égard du filmage, je pense que les enregistrements sonores devraient être systématisés. Or, on constate de très grandes divergences à ce sujet.

Quant aux avocats des enfants, ils sont prévus par la loi mais, dans la pratique, une pesanteur existe. On a l'avocat du conseil général, ce qui est très bien pour l'institution, mais il faut un avocat de l'enfant.

M. le Président : Que pensez-vous du resserrement de la détention provisoire ?

M. Jean-Claude MONIER : La loi peut donner des directives plus précises, mais si elles ne sont pas suivies par les magistrats... Et puis, les affaires sont plus ou moins difficiles. S'agissant des nécessités de l'enquête qui justifient la détention provisoire, on voit assez vite quelle position adoptera le mis en examen. Il reste à appréhender le risque de fuite et à savoir si le prévenu est domicilié. Rares sont ceux qui s'enfuient. Quant aux pressions sur les témoins ou sur les victimes, ce sont les rapports d'expertise qui disent si l'on a affaire à un déséquilibré qui risque d'agresser quelqu'un. Il est d'ailleurs très rare qu'une personne remise en liberté ait la bêtise ou l'inconscience d'agresser la victime. Mais, je le répète, remettre en liberté, c'est aussi un état d'esprit.

M. Bernard DEROSIER : Je tiens à souligner que le retard de paiement des indemnités des jurés n'est pas imputable à la LOLF mais à un dysfonctionnement de l'administration de la justice.

M. Jean-Claude MONIER : Ce n'est bien entendu pas la loi qui est en cause mais un problème d'application transitoire. Il n'en reste pas moins que les jurés, qui ont siégé tout janvier, ont perçu les indemnités qui leur étaient dues le 28 février seulement. La moindre des choses serait que les citoyens qui viendront demain siéger aux assises soient rémunérés dans les délais, puisqu'ils ne touchent pas de salaire pendant ce temps.

M. Jean-François CHOSSY : Vous vous êtes prononcé en faveur d'un délai d'encadrement et d'un contrôle plus rigoureux de la détention provisoire, et d'un lieu de rétention distinct de la prison. Mais la détention provisoire est le moment de la pression psychologique et non celui de l'angélisme. Si elle ne se fait plus dans les maisons d'arrêt, comment s'organise-t-elle ?

M. Jean-Claude MONIER : Cela reste à imaginer, mais il ne me semble pas impossible de décider de lieux de détention où la personne, sauf exception motivée par le juge d'instruction, pourrait recevoir plus ou moins librement ses proches. L'on ne verserait pas pour autant dans l'angélisme, mais l'on n'entendrait plus dire, par exemple, qu'une société a fait faillite parce que pendant six mois, et même s'il a bénéficié d'un non lieu par la suite, son patron était en détention provisoire.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Permettez-moi de revenir sur le déroulement de l'audience à Saint-Omer. Vous nous avez indiqué que les conditions avaient été conformes aux pratiques, et que les droits de chacun avaient été respectés.

Il apparaît pourtant que les conditions de déroulement des débats ont été manifestement déplorables - vous-même ayant reconnu que les enfants n'étaient pas à leur place. Alors que l'avocat général et le président de la cour d'assises avaient pris toute la mesure de l'importance du dossier et des débats, pourquoi la question des conditions dans lesquelles cette affaire, très médiatisée, allait être jugée n'a-t-elle pas été posée ? Qui, à votre avis, en assume la responsabilité ? Pourquoi le président de la cour d'assises a-t-il accepté de siéger dans ces conditions alors qu'il est lui-même maître du déroulement de l'audience ?

Par ailleurs, Thierry Dausque, à qui la commission, par ma voix, a demandé ce qui lui avait le plus manqué à Saint-Omer par rapport à Paris, a répondu : « Que l'on me donne la parole ». Il nous a ainsi indiqué n'avoir parlé que cinq minutes, pour répondre au président qui lui demandait s'il pouvait expliquer que tant de gens l'accusent : « Ça fait trois ans qu'en détention je me pose la question », aurait-il répondu.

Dans quelles conditions un accusé prend-il la parole, surtout quand il est en détention depuis plusieurs mois, sans avocat ni information sur le dossier ? Pouvez-vous considérer que l'audience s'est bien déroulée ? Ne faut-il pas poser la question de l'attention portée par la cour à la parole de chacun des accusés ?

M. Jean-Claude MONIER : Vous posez plusieurs questions importantes. Vous dites que je suis maître du déroulement de l'audience. Je ne suis maître de rien du tout. Au contraire, je dépends des éléments que l'on me donne. Si vous voulez des informations, interrogez les chefs de cour qui pourront peut-être vous répondre sur les frais d'une telle audience.

Je ne suis pas davantage maître du déroulement d'un procès aussi attendu, aussi difficile, aussi médiatisé. On n'arrête pas si facilement un bateau en perdition ! Personne n'a d'ailleurs demandé le renvoi de l'affaire, et si la question avait été posée, la décision aurait été prise collégialement, après avoir pesé le pour et le contre, le contre étant que tout le monde attendait la décision, surtout les accusés détenus. Il faut bien réaliser que la juridiction de Saint-Omer est toute petite, et que le tribunal ne fonctionne plus quand la cour d'assises siège, ce qui signifie que les autres audiences étaient soit suspendues, soit transférées à d'autres juridictions. En tout cas, la désorganisation est totale. Renvoyer une telle affaire n'est donc pas une décision à prendre à la légère.

S'agissant de Thierry Dausque, je ne me souviens pas de ce qu'il a pu ressentir à l'audience. Comprenez bien qu'en général, une affaire concerne une seule personne. Dès l'instant où plusieurs personnes sont visées, le temps que l'on consacre à chacun n'est pas forcément réparti également. Forcément, quand quelqu'un dit, redit, confirme qu'il n'était pas là et qu'il n'a rien à dire, on passera moins de temps à l'interroger, ce qui peut lui donner l'impression que l'on ne s'intéresse pas à lui. M. Thierry Dausque a pu avoir ce sentiment, ce que je regrette, mais à l'audience, il était tout de même accompagné de son avocate qui a parfaitement rempli son rôle et défendu son client.

Mais j'admets que sur l'ensemble des prévenus, certains attirent davantage l'attention et appellent plus de questions.

M. Patrick BRAOUEZEC : S'agissant des conditions matérielles du procès, qui nous ont tous marqués, relèvent-elles de l'exceptionnel, ou peut-on retrouver la même précarité, toutes proportions gardées, dans d'autres procès ?

M. Jean-Claude MONIER : Les cours d'assises sont des juridictions en général bien dotées, et celle de Saint-Omer ne fait pas exception à la règle. Les conditions dans lesquelles le procès s'est déroulé tiennent uniquement au nombre de protagonistes. Tous les efforts ont été faits, et les crédits accordés par la Chancellerie pour qu'au moins, à défaut de disposer d'une autre salle, celle de l'audience soit rénovée.

J'avais moi-même organisé une réunion préparatoire avec le procureur, le président et tous les avocats, plus de deux mois avant la tenue du procès, pour les informer de l'organisation. Nous avons tout fait pour que les avocats, notamment ceux de la défense, puissent travailler dans les meilleures conditions. Je le répète, les conditions de ce procès tiennent au nombre de protagonistes. Le reste du temps, les procès, notamment en assises, se déroulent bien.

M. Guy LENGAGNE : On a beaucoup parlé ici de l'influence de l'affaire Dutroux, ou du rôle des médias, mais il ne faut pas oublier que cette affaire s'est déroulée en pleine campagne présidentielle, durant laquelle les problèmes sécuritaires ont occupé le devant de la scène. Vous avez vous-même déclaré qu'il appartenait aux législateurs d'arbitrer entre liberté et sécurité.

À votre avis, cette ambiance très sécuritaire a-t-elle pu jouer un rôle, au niveau de l'instruction ou du jugement ?

M. Jean-Claude MONIER : Aucun élément précis ne me vient à l'esprit. En revanche, si on songe à la loi du 12 décembre 2005 sur la récidive, il me semble qu'on pourrait très bien se retrouver à l'avenir dans des cas où il y aurait mandat de dépôt obligatoire et où ensuite la juridiction de fond acquitterait. Réapparaîtrait alors ce scandale de quelqu'un qui a été détenu longtemps, alors que finalement la juridiction du fond, souveraine, acquitte.

M. Léonce DEPREZ : Il a été dit ici « pas d'erreur judiciaire », mais enfin, Monsieur le Président, vous qui avez présidé la cour d'assises de Saint-Omer, il y a tout de même eu condamnation de personnes qui ont ensuite été acquittées. Vous disiez-vous que fort heureusement, l'appel est désormais possible, ou étiez-vous persuadé qu'il n'y avait pas d'erreur judiciaire ?

Par ailleurs, vous avez été très intéressant, surtout dans vos nuances verbales, et notamment lorsque vous avez dit n'avoir rien trouvé d'anormal en prenant le dossier. Vous êtes tellement sincère que l'on vous croit tout à fait, mais en même temps vous affirmez : « On peut faire plus, bien sûr », puis : « On a peut-être été trop vite dans l'instruction ». Vous dites encore qu'avec Mme Myriam Badaoui, il aurait fallu être plus prudent et que vous n'avez pas été à la hauteur des difficultés. Des erreurs n'ont-elles pas été commises dans l'instruction ? Pourquoi ne pas le reconnaître ? Il y a tout de même eu des innocents condamnés !

M. Jean-Claude MONIER : Je comprends votre interpellation. Une fois de plus, je ne parle qu'en mon nom personnel, avec le recul qui était le mien, et que ne pouvait pas avoir le juge d'instruction.

Vous dites que l'on aurait forcément dû se rendre compte que des erreurs avaient été commises et que nous aurions dû en tenir compte dans notre jugement. Je vous rappelle que le procès a duré neuf semaines, que nous avons travaillé des centaines d'heures, et qu'avec les assesseurs, le soir, on relisait encore les procès-verbaux. On a travaillé sans relâche, tout cela pour aboutir au verdict que vous connaissez, après quinze heures de délibérations. Je n'ai, à aucun titre, le droit de le commenter, parce qu'il est entouré par le secret, et du fait de sa non-motivation. Dès lors, j'assume cette décision, qui est collective. Je savais évidemment qu'il y aurait appel, et devant la cour d'appel, des éléments ont été appréciés différemment, des éléments sans doute différents, émanant notamment des enfants, et je me réjouis que cette décision ait pu être rendue.

C'est tout ce que je puis vous dire. Je crois que pour les magistrats, il y aura un avant et un après Outreau, et que nous resterons toute notre vie marqués par cette affaire.

M. le Président : Merci, Monsieur Monier, d'avoir répondu à toutes nos questions.

Audition de Mme Odile MONDINEU-HEDERER,
présidente de la cour d'assises de Paris



(Procès-verbal de la séance du 1er mars 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Madame la Présidente, je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire d'Outreau.

Avant votre audition, je souhaite vous informer de vos droits et obligations.

En vertu de l'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel et de l'article 226-14 du même code qui autorise la révélation du secret en cas de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Cette même ordonnance exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(Mme Odile Mondineu-Hederer prête serment).

M. le Président : Je m'adresse maintenant aux représentants de la presse pour leur rappeler les termes de l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse. Cet article punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. Je vous invite donc à ne pas citer nommément les enfants qui ont été victimes de tels actes, et dont les noms ou prénoms pourraient être cités au cours de l'audition.

La Commission va procéder maintenant, Madame la Présidente, à votre audition qui fait l'objet d'un enregistrement.

Mme Odile MONDINEU-HEDERER : Je vous remercie, mesdames et messieurs les députés, de m'avoir conviée à cette audition. En tant que citoyenne, j'apprécie que les parlementaires aient recours à cette démarche d'investigation, au terme d'une affaire qui a suscité chez nos concitoyens des réactions fortes et des interrogations légitimes. Cependant, en tant que magistrate, je m'inquiète de ce que cette investigation ait pour principal objet le traitement judiciaire d'une affaire particulière mettant en jeu des intérêts individuels.

J'espère que je pourrai, par mes déclarations, mes réponses à vos questions, contribuer utilement à votre réflexion, et ce sans porter préjudice aux personnes concernées par cette affaire - justiciables, acquittés comme condamnés, magistrats, fonctionnaires et avocats - en respectant le serment que je viens de prêter devant vous mais également celui que j'ai prêté en juillet 1974. J'ai été élève à l'ENM dans la même promotion - la promotion 1 972 - que M. Gérald Lesigne, procureur de la République près le TGI de Boulogne-sur-Mer, de M. Didier Beauvais qui, jusqu'à l'année dernière, présidait la chambre de l'instruction de Douai, et que M. Yves Bot, procureur général près la cour d'appel de Paris, que vous entendrez bientôt.

Mon premier poste a été à Boulogne-sur-Mer, comme juge d'instance. J'y suis restée quatre ans. J'ai ensuite exercé diverses fonctions du siège dans six tribunaux et départements différents. J'ai exercé la fonction de présidente d'assises à la Réunion.

J'ai été nommée à la cour d'appel de Paris en décembre 1993. J'y ai siégé pendant huit années à la chambre des affaires familiales, ce qui m'a amené à auditionner des enfants, des parents, à m'intéresser aux rapports parents-enfants et à travailler en liaison étroite avec des avocats spécialisés dans le contentieux familial.

J'ai été affectée en 2001 à la présidence de la cour d'assises à Paris. Nous sommes 14 pour assurer ces fonctions dans l'ensemble de la juridiction de la région parisienne, aussi bien en appel qu'en première instance.

J'ai appris fin mai 2005 que je présiderai l'affaire dite d'Outreau, en remplacement de Martine Varin, atteinte d'une grave maladie et qui est décédée il y a quelques jours. Dès ce moment et jusqu'à la fin de l'audience en décembre 2005, je me suis abstenue de prendre connaissance de tout ce qui était publié au sujet de cette affaire. Il s'agit là d'une démarche tout à fait personnelle, pour éviter d'être influencée par des appréciations extérieures ou de retenir des faits qui ne seraient pas dans le dossier.

Selon ma méthode de travail, j'ai commencé à lire le dossier en entier, dans l'ordre chronologique de son développement. J'y ai consacré une quinzaine de jours. Après avoir tenu une nouvelle session d'assises en septembre, je me suis remise à l'étude approfondie de ce dossier pendant tout le mois d'octobre 2005.

Les caractéristiques de la procédure d'assises n'ont pas changé depuis la Constitution de 1791. Ce texte contient en effet l'essentiel, à savoir une instruction orale, publique et contradictoire du procès devant une juridiction composée pour partie de jurés et pour partie de magistrats professionnels.

Le rôle du président est de présenter oralement aux jurés et aux assesseurs qui ne connaissent pas le dossier tous les éléments recueillis antérieurement par l'enquête, le juge d'instruction, les auditions, les expertises. Cette instruction orale se fait en présence de tous les intervenants, partie civile, accusation, défense.

Le président doit faire en sorte que l'enchaînement des auditions conduise logiquement à la découverte de la vérité. Toutes les hypothèses du dossier doivent être débattues. Aucun élément ou raisonnement ne doit être écarté et non discuté.

C'est l'étude du dossier qui permet au président d'organiser l'ensemble des auditions qui sont nécessaires à l'instruction orale de cette affaire, d'établir un plan de travail, une prévision du déroulement des séances. Ce plan de travail, je l'ai présenté à toutes les parties ainsi qu'à la presse lors de la première audience.

La parfaite connaissance du dossier et, surtout, des déclarations permet au président de faire état contradictoirement de l'ensemble de ces auditions, de diriger les débats avec rigueur et maîtrise, garantissant ainsi la liberté d'expression de toutes les parties.

Une fois cette phase terminée, les assesseurs et les jurés ne peuvent se forger une opinion qu'au vu des déclarations faites à l'audience par les accusés, les témoins, les parties civiles, les experts, etc. Le dossier ne peut pas être consulté pendant le délibéré puisqu'il reste entre les mains du greffier à l'extérieur de la salle. Les seuls documents à emporter sont : les questions rédigées par le président au vu de l'ordonnance de renvoi, l'ordonnance de renvoi elle-même, à laquelle on peut se reporter pour une date de naissance, un lieu, l'orthographe d'un nom, et les notes prises par chacun au cours de l'audience.

Le délibéré est un échange entre tous sur l'analyse que chacun, individuellement, effectue sur les preuves, sur son appréciation des éléments à charge et des moyens de défense apportés au cours des débats et contradictoirement discutés. Chacun des juges et des jurés explique aux autres, à partir des éléments fournis à l'audience, et ce avec raison et logique, son appréciation personnelle, qu'il devra personnellement exprimer par son vote. Il est normal que cette appréciation ne soit pas unanime. C'est pourquoi la loi a prévu une majorité : 8 sur 12 en première instance et 10 sur 15 en appel.

Mesdames et messieurs les députés, l'affaire d'Outreau a été décrite comme une erreur judiciaire. Cependant, les auteurs des crimes ont été identifiés et punis et, au terme du processus judiciaire, les personnes mises en cause à tort ont été acquittées. Il reste que cette affaire est pour l'institution comme pour l'ensemble de nos concitoyens perçue comme un séisme judiciaire. Quels enseignements peut-on en tirer ?

En tout premier lieu, il s'agit du problème de la détention provisoire. Il nous faut concilier le principe prioritaire de la liberté et celui de la sécurité. En 2000, le climat général est à la prédominance de la liberté. Le vote de la « loi Guigou » sur la présomption d'innocence a illustré cette prédominance. Le principe de la présomption d'innocence est inscrit dans l'article préliminaire du code de procédure pénale. Mais très vite, le climat change, l'accent est mis sur la sécurité. Les personnes en liberté mises en examen commettent d'autres faits et l'on montre du doigt le juge qui les a mis dehors. Et pourtant, dès que les nécessités de l'instruction ne l'exigent plus, rien ne devrait s'opposer à la remise en liberté. Et il faut accepter de prendre le risque de mettre des mis en examen, peut-être des coupables, en liberté.

En 2001, j'ai tenu des sessions d'assises dans une salle provisoire, en tissu, dans la salle des pas perdus du tribunal de grande instance de Paris. Compte tenu de la configuration de cette salle, on ne choisissait évidemment pas des accusés à risque. Mais j'ai jugé pendant deux trimestres des personnes libres accusées de crimes graves. Cela n'a jamais empêché les magistrats et les jurés qui ont siégé de retenir la culpabilité des uns et de les condamner à de lourdes peines, qu'ils sont en train d'exécuter.

Il arrive parfois que l'aveu permette de remettre en liberté, tandis que celui qui ne reconnaît pas les faits risque de rester en prison car ses dénégations imposent d'autres investigations qui ne s'imposent plus pour celui qui a avoué. Mais il ne faudrait pas que la douleur des victimes couvre les cris de l'innocence.

La multiplicité des textes législatifs est aussi un des points importants de cette affaire. Tout ce qui n'est pas interdit est permis. La liberté est ainsi définie en creux, et c'est un des principes de notre droit pénal. Mais la multiplicité des définitions des infractions, leur complexité, leur renouvellement incessant ne permettent plus au citoyen d'appréhender les limites de sa liberté. La modification continuelle des textes de procédure pénale est créatrice d'insécurité pour les juges, qui ne savent plus comment ou quand agir, mais aussi pour les citoyens eux-mêmes.

Je vous le rappelle, la procédure pénale n'a jamais eu pour but de protéger les coupables. Dans les facultés, on l'appelait le code des honnêtes gens. Parce que son but était d'éviter que l'homme honnête puisse être mis en cause sans raison. On se demande si elle est encore à même de jouer ce rôle aujourd'hui.

Je ferai quelques remarques sur certaines notions qui ont été évoquées devant votre commission, à commencer par la présomption d'innocence.

La présomption d'innocence est pour tout juriste, en premier lieu, une règle de charge de la preuve : c'est à l'accusation de démontrer la culpabilité du mis en examen et non à celui-ci d'établir son innocence. Depuis la loi du 15 juin 2000, elle est aussi de le considérer comme innocent tant que sa culpabilité n'est pas établie.

On a beaucoup parlé du doute et de la culture du doute. Mais le doute n'a pas sa place dans la phase de l'instruction ; uniquement dans celle du jugement. Le juge d'instruction recherche des preuves de l'infraction et de son imputabilité. Il doit vérifier avec le même zèle les éléments qui peuvent établir la culpabilité et ceux qui peuvent innocenter. Il peut et doit avoir des interrogations. Mais il ne peut pas douter au sens juridique du terme.

En revanche, au moment où l'on juge, le juge comme le juré ne doit pas condamner s'il doute, c'est-à-dire s'il n'est pas convaincu par la démonstration de la culpabilité. Le doute, en droit, c'est l'obligation juridique de répondre non à la question de la culpabilité.

Je vous rappelle les termes du serment des jurés : « Vous jurez et promettez d'examiner avec l'attention la plus scrupuleuse les charges qui seront portées contre l'accusé, de ne trahir ni les intérêts de l'accusé ni ceux de la société qui l'accuse ni ceux de la victime, de ne communiquer avec personne jusqu'après votre déclaration, de n'écouter ni la haine ou la méchanceté, ni la crainte ou l'affection, de vous rappeler que l'accusé est présumé innocent et que le doute doit lui profiter... ».

On a aussi beaucoup entendu parler de l'intime conviction. Celle-ci apparaissait comme le résultat d'une révélation. Or elle figure dans le code de procédure pénale au chapitre des preuves.

Ce n'est pas le résultat d'une révélation, encore moins celle d'un sentiment irrésistible, ni celle d'une impression. C'est l'analyse raisonnée des preuves rapportées et contradictoirement discutées et débattues devant la juridiction, et la déduction logique qui en est tirée.

C'est pourquoi je vous citerai l'article 427 du code de procédure pénale : « Hors les cas où la loi en dispose autrement, les infractions peuvent être établies par tout mode de preuve, et le juge décide par son intime conviction. »

En voici la définition : le juge ne peut fonder sa décision que sur des preuves qui lui sont apportées au cours des débats et contradictoirement discutées devant lui.

Autre notion : la victime. Plusieurs termes recouvrent cette notion : le plaignant, la partie civile, la victime. Les victimes ont été pendant trop longtemps les grands oubliés du procès pénal. Depuis 1993, leur place a été affirmée. Elle est désormais reconnue dans le serment des jurés. Cependant, ces dernières années, elles ont pris une place d'autant plus importante que leur souffrance et l'émotion qu'elles portent sont médiatisées, que les rapports sociaux se pénalisent et que, trop souvent, pour se sentir reconnu comme victime, il faut identifier un coupable.

La victime ne doit pas envahir le champ judiciaire au point de faire perdre toute distance, tout recul et la sérénité nécessaire au jugement.

Il existe effectivement un problème sur la place de chacun. L'accusation doit être au même niveau que la défense alors qu'actuellement l'équilibre n'est respecté qu'entre le juge et l'accusation. Il faut rétablir l'équilibre entre l'accusation et la défense.

Pour jouer tout son rôle, la défense doit pouvoir connaître le plus tôt possible les faits reprochés au mis en cause, accéder au dossier au fur et à mesure de son évolution, communiquer aisément avec le mis en examen même pendant sa détention, être rémunérée décemment même en cas de commission d'office.

Dans les tribunaux, les juges et les procureurs se côtoient, ils discutent souvent de l'avancement des affaires. Ils entretiennent une relation d'égalité, de partenariat. Dans chaque tribunal, le président et le procureur assument conjointement et à égalité, depuis décembre 2005, la responsabilité, la direction et la gestion de la juridiction - c'est d'ailleurs le seul cas de dyarchie dans nos institutions.

Si, au sein du tribunal, le représentant de l'accusation, le procureur joue un rôle très important, la défense n'intervient que de manière ponctuelle. Elle doit attendre la délivrance des copies, se déplacer parfois fort loin pour voir un client emprisonné, se contenter d'un banc d'une salle d'attente ou d'une minuscule salle aveugle pour le rencontrer. Elle n'est pas suffisamment chez elle au Palais. Les relations avec les magistrats sont parfois conflictuelles, souvent empreintes de méfiance.

Le contact avec les enquêteurs permet à l'accusation d'être informée en temps réel et d'avoir toujours une longueur d'avance sur la défense. Le Parquet constitue une équipe, qui suit le dossier de sa naissance jusqu'à l'audience, qui influe en permanence sur son évolution et qui tend à ne mettre l'accent que sur les éléments qui confortent l'accusation.

La procédure d'assises, et principalement l'audience, permet de rétablir un certain équilibre. C'est à l'audience que l'avocat se lève. Il faut donner à la défense la possibilité d'agir dans toutes les phases du processus. Mais il faut surtout, et conformément à l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'Homme et à l'obligation que nous fait l'article préliminaire du code de procédure pénale depuis le 15 juin 2000, garantir la séparation des autorités chargées de l'action publique et des autorités de jugement.

L'audience d'assises a permis d'entendre toutes les parties dans la plus grande sérénité, en respectant la place de chacun et malgré les pressions médiatiques et internes, l'ensemble des participants, jurés et magistrats, ont assumé pleinement et jusqu'au bout leurs fonctions. Ainsi, la décision a pu être rendue en respectant l'indépendance et l'impartialité des hommes et des femmes qui, au nom du peuple français, ont statué dans cette affaire.

M. le Président : Merci madame. J'ai trois questions à vous poser. La première concerne la notion de doute. Je vous cite des propos du procureur Lesigne, votre camarade de promotion à l'ENM : « Je pense qu'il faut pouvoir inclure le doute dans la gestion des juridictions d'instruction. Car il faut savoir que ce n'est pas le cas actuellement. Nous n'en avons pas la possibilité légale, parce que nous sommes sur un concept que je considère comme archaïque, celui de charge suffisante. » Vous avez dit vous-même, il y a quelques minutes, que le doute n'a pas sa place à l'instruction et qu'il doit avoir sa place lors de l'audience de jugement. N'est-ce pas contradictoire avec l'idée selon laquelle le juge d'instruction doit instruire à charge et à décharge ? J'avoue que je suis un peu surpris.

Mme Odile MONDINEU-HEDERER : Je pense que, de toutes façons, je ne serai pas d'accord avec M. Lesigne qui est procureur, moi-même étant magistrat du siège. Je ne peux pas avoir la même appréciation que lui, en tout cas sur l'instruction.

L'instruction, c'est l'investigation. Quand on procède à des investigations, on n'en connaît pas le résultat. Lorsqu'un juge d'instruction instruit à charge et à décharge, c'est en multipliant les investigations. Bien sûr, à un moment donné, lorsqu'il rendra une ordonnance, il fera le partage entre les charges et les décharges. Il sera convaincu par un certain nombre de charges. Je ne parle pas du doute comme on l'entend communément, mais du doute juridique qui ne s'applique pas à ce moment-là.

Certains avocats viendront plaider devant le juge d'instruction pour lui demander de ne pas rendre un non-lieu parce qu'ils veulent obtenir une relaxe devant le tribunal. Car un non-lieu peut se rouvrir.

C'est au moment où l'on va juger, que l'on va peser les charges et les décharges qu'on peut parler de doute juridique. Car on va chercher dans la balance ce qui va faire pencher celle-ci d'un côté ou de l'autre. Si les questions non résolues sont plus importantes que les questions résolues, on sera dans le doute. Et vous aurez alors l'obligation juridique de voter « non » à la question.

Le juge d'instruction renvoie à une juridiction de jugement. Il va accumuler les charges et les moyens de défense. À un moment donné, lorsqu'il rédigera son ordonnance, il va comparer les charges et ses moyens de défense.

M. le Président : Donc, il va douter ?

Mme Odile MONDINEU-HEDERER : Si vous voulez.

M. le Président : J'ai du mal à comprendre et à saisir la différence entre le doute au sens commun du terme et le doute juridique.

Lorsque le juge d'instruction auditionne quelqu'un, il ne doit pas prendre pour argent comptant ce qu'on lui dit. Il doit bien douter ?

Mme Odile MONDINEU-HEDERER : J'appellerai cela des interrogations. Ce n'est pas tout à fait la même chose, et quand on est magistrat, on doit donner à ce mot le sens du droit.

Bien évidemment tout magistrat, dans quelque instance qu'il se trouve, se posera de très nombreuses interrogations auxquelles il cherchera à répondre. S'il est juge d'instruction, il fera des investigations.

La seule fois où l'on trouve le mot « doute » dans le code de procédure pénale, c'est à propos du vote des jurés, lors de la phase de jugement.

M. le Président : Peut-être faut-il modifier la législation et insérer le mot « doute » dans le code de procédure pénale au moment de la phase de l'instruction.

Mme Odile MONDINEU-HEDERER : Qu'est-ce que cela changera ? Il ne faut pas confondre juge d'instruction et juge. Le juge d'instruction est un élément indépendant du Parquet, indépendant de l'accusation, et il doit essayer de mener certaines investigations pour conforter - ou non - l'accusation qui l'a saisi.

Il est saisi parce que quelqu'un est accusé d'avoir, tel jour, à telle heure, commis tel fait. Il va ordonner des investigations, dont le résultat confortera ou non l'accusation. Il va vérifier les alibis, par exemple si l'accusé était bien au Canada plutôt qu'à Paris 14e en présence de la victime. Les résultats de ces investigations seront, en fin de compte, à charge ou à décharge.

Le juge d'instruction se pose constamment des questions. On peut dire, si on se réfère au sens commun, qu'il a de nombreux doutes et c'est justement pour cela qu'il va mener des investigations.

Maintenant, au moment du jugement, on parlera de doutes, mais au sens juridique du terme. Et comme je vous l'ai dit, quand on doute, on doit voter non.

M. le Président : Vous avez dit que lorsque vous aviez appris que vous alliez remplacer votre collègue qui était malade pour présider la cour d'assises qui serait chargée de juger en appel l'affaire d'Outreau, vous vous étiez volontairement abstenue de lire quoi que ce soit, notamment des articles de journaux, sur cette affaire, pour ne pas être influencée. Vous imaginez bien que les jurés doivent subir la même pression, dans la mesure où ils sont amenés à lire les journaux, écouter la radio et regarder la télévision. Ne devrait-on pas réfléchir à une façon de les extraire de la société pour qu'ils ne soient pas influencés pendant la session d'assises ?

Mme Odile MONDINEU-HEDERER : Les jurés sont des gens de la société. C'est justement pour ne pas les en extraire qu'ils sont là.

M. le Président : Je disais « au moment de la session d'assises ».

Mme Odile MONDINEU-HEDERER : C'est une déontologie personnelle : je préfère lire le dossier pour me faire une opinion. D'autres magistrats qui président les assises vont plutôt tout lire, faire des recherches pour avoir un éclairage de l'affaire.

M. le Président : Quand vous présidez un jury d'assises, sentez-vous que les gens sont influencés par les médias ? Pensez-vous que cette influence soit trop importante ?

Mme Odile MONDINEU-HEDERER : On parle bien souvent des affaires au moment de l'enquête. Cela signifie qu'on a parlé de l'affaire d'Outreau en 2001 et 2002. On peut en reparler au moment de l'audience, mais l'interprétation est déjà autre. Et puis, les jurés, qui représentent le peuple français, sont tirés au sort, sont là avec leur bagage : leur bagage culturel, leurs sentiments, etc.

M. le Président : Il n'empêche que pendant la session d'assises, la presse dit ou écrit certaines choses, pas forcément les mêmes que pendant l'instruction. Je considère, pour ma part, qu'il faudrait réfléchir à un moyen d'éviter que les jurés subissent une pression trop forte de la part de la société, et notamment des médias.

Mme Odile MONDINEU-HEDERER : Les jurés sont très attentifs. Ils sont extrêmement honorés d'être jurés. C'est maintenant le seul devoir citoyen qui existe. Ils sont beaucoup plus influencés par ce qui se dit, ce qui se fait, à la façon dont c'est dit, à l'audience que par les lectures ou autres éléments qui pourraient venir à côté. Cela, c'est la vie. Et la vie entre aussi à l'audience, elle doit y entrer.

M. le Président : Pendant que vous délibériez avec le jury, le procureur général de Paris a tenu une conférence de presse plus ou moins improvisée dans la salle même de la cour d'assises, dans le prétoire, pour présenter ses excuses aux acquittés qui ne l'étaient pas encore.

M. Alain MARSAUD : Stupéfiant !

M. le Président : Avez-vous une appréciation à formuler sur cette initiative ? Le procureur général, qui est aussi un de vos camarades de promotion, vous avait-il mis au courant ?

Mme Odile MONDINEU-HEDERER : Cette conférence de presse n'a pas eu lieu pendant le délibéré. C'est plus grave. La confusion des rôles dont j'ai parlé tout à l'heure, je l'ai vécue. Nous avions eu une audience particulièrement attentive de la part de l'ensemble des jurés, et particulièrement émouvante. Pour la première fois de ma carrière, j'ai entendu un avocat général, un magistrat du Parquet prendre des réquisitions qui ont été une démonstration d'innocence. À l'audience, les choses peuvent évoluer mais, en général, l'accusation se contente de dire qu'il s'agira peut-être d'un doute, qu'elle laisse apprécier, etc.

À la suite de cette intervention, le procureur général a pris la parole dans le cadre de ses réquisitions. Je n'ai rien à dire à ce propos. Nous avons levé la séance, car il était tard.

M. le Président : Une précision : le procureur général est venu, après l'avocat général, prendre à son tour des réquisitions ? C'est ce que nous a dit hier M. Jannier.

Mme Odile MONDINEU-HEDERER : J'avais été avertie de ce que le procureur général viendrait prendre des réquisitions, une heure et quart environ avant la reprise de l'audience et avant les réquisitions de M. Jannier.

Mon camarade de promotion m'avait appelée personnellement, pour la première fois depuis 1972. Je lui ai demandé s'il souhaitait intervenir dans le cadre de ses réquisitions. Il me l'a confirmé. Il a pris la parole après M. Jannier. J'ai suspendu l'audience, puis j'ai donné la parole aux avocats. Ensuite j'ai suspendu à nouveau. J'avais déjà informé l'ensemble des accusés et l'ensemble des participants à cette audience que je n'entendais pas délibérer le soir. J'ai donc suspendu à nouveau pour qu'on entende, en dernier lieu, les accusés pour leurs derniers mots et leur dernière défense, le lendemain matin.

Nous nous sommes retirés dans la salle des délibérés et, comme à l'habitude, nous avons discuté avec les jurés et avec les assesseurs. Chacun est reparti. Lorsque j'ai voulu entrer dans la salle d'audience pour rassembler mes affaires, j'ai été surprise d'y trouver le procureur général et la presse. Je ne suis donc pas rentrée dans la salle d'audience, j'étais simplement obnubilée par le fait qu'il soit en robe ou pas...

Je suis rentrée dans mon bureau, j'étais abasourdie. J'ai téléphoné quelques instants après à Yves Jannier, et je lui ai dit mon mécontentement. C'est le président qui dirige les débats en salle d'audience et qui en est maître, et l'accusation n'a pas à se l'approprier.

Je me doutais de ce qui avait été dit. Le lendemain matin, je suis revenue et les jurés aussi. Ils étaient extrêmement troublés par ce qu'ils avaient vu au « 20 heures ». Ils se sont demandé s'ils étaient encore nécessaires. J'ai dû les réconforter en leur rappelant que la décision était entre nos mains et entre nos mains seulement, qu'ils devaient assumer pleinement et jusqu'au bout leurs fonctions, et ils l'ont fait dans la plus grande sérénité. Ils ont rendu un verdict en toute indépendance, même après avoir vu le « 20 heures ». Je crois qu'en conscience rien n'aurait été changé.

M. le Président : Merci pour votre réponse, claire, franche et courageuse. Nous auditionnerons le procureur général la semaine prochaine.

Mme Odile MONDINEU-HEDERER : Je dois dire que l'ensemble des présidents d'assises a attendu un peu avant de réagir. Le 14 décembre 2005, Alain Verleene, président de chambre chargé de la coordination des cours d'assises, a écrit à M. le Premier Président de la Cour d'appel de Paris :

« Les premières clameurs retombées, nous tenons à vous faire part de notre émotion et de nos observations à la suite de ce qui s'est dit à l'issue du réquisitoire prononcé lors de l'audience de l'affaire dite d'Outreau à la cour d'assises de Paris statuant en appel.

« Si nous n'avons pas à nous prononcer sur la décision de M. le procureur général de s'associer personnellement aux réquisitions de ses avocats généraux ou de les compléter, il nous a paru pour le moins incongru que ce dernier organise, une fois les débats suspendus dans la salle d'audience et à la barre des témoins, ce qui a reçu le nom de conférence de presse.

« Au cours d'un procès qui, aux dires de tous les observateurs, a été tenu de manière exemplaire, l'utilisation, à l'insu de la présidente, de ce lieu symbolique qu'est la salle d'audience, à des fins à propos desquelles nous nous interrogeons nous apparaît tout à fait inappropriée.

« La pratique d'un tel exercice, à un moment où la décision n'était pas encore rendue, nous semble fort éloignée de la conception que nous avons de la justice et nous souhaitions clairement vous l'affirmer. »

M. le Président : Quelle suite a eue cette lettre ?

Mme Odile MONDINEU-HEDERER : Aucune.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Madame, j'ai cru comprendre que vous étiez favorable à la séparation claire des fonctions de jugement et d'accusation.

Mme Odile MONDINEU-HEDERER : Tout à fait.

M. le Rapporteur : Ne pensez-vous pas qu'actuellement, il n'est pas sain que la gestion des carrières permette de passer de l'un à l'autre, soit du siège au parquet et inversement ?

Mme Odile MONDINEU-HEDERER : Je suis très attachée au fait que le Parquet soit représenté par des magistrats. Je pense que la liberté de parole qui leur est reconnue, la recherche de la vérité dont la formation nous est commune, sont essentielles. On en a eu l'exemple par cette affaire.

En revanche, il me semble qu'il devrait y avoir une séparation plus claire, y compris sur le plan physique. Les tribunaux devraient être occupés par les magistrats du siège et le Parquet se trouver dans d'autres lieux.

Je ne considère pas normal que le président et le procureur décident ensemble de la gestion du tribunal.

M. le Rapporteur : C'est lié au fait qu'ils sont dans les mêmes locaux.

Mme Odile MONDINEU-HEDERER : Ils gèrent ensemble. Or il faut bien savoir que le président - et j'ai été présidente de tribunal - est l'organisateur du tribunal. Il n'a pas à s'occuper que du pénal. Près de 60 % des affaires sont des affaires civiles. Il en est de même du personnel : au TGI de Belfort, nous étions 8 magistrats du siège et 3 magistrats du parquet. À cette époque, c'était le président qui élaborait le budget, qui en discutait avec le premier président. Aujourd'hui, c'est différent : ce sont le président et le procureur. Ce n'est pas clair.

Pour revenir à votre question : non, il ne faudrait pas pouvoir passer de l'un à l'autre. De la même manière, il est normal que des avocats entrent dans la magistrature. Mais il me semble aberrant qu'un substitut puisse être nommé dans le même tribunal comme juge d'instruction, voire dans la même cour d'appel. Le CSM l'exclut aujourd'hui à l'intérieur d'un même tribunal. Mais ce devrait être la même chose à l'intérieur d'une même cour d'appel. Or, par exemple, j'ai siégé, hier encore, aux côtés d'un avocat général qui vient d'être promu à la cour d'appel de Paris.

M. le Rapporteur : Vous êtes donc pour une séparation physique.

Mme Odile MONDINEU-HEDERER : En effet.

M. le Rapporteur : Vous estimez que la proximité est beaucoup plus grande entre l'accusation et les juges du siège, et que ce phénomène est également lié à l'identité des locaux.

Mme Odile MONDINEU-HEDERER : Dans un petit tribunal, à qui le juge d'instruction s'adresse-t-il pour demander conseil ? Au procureur, qui a plus d'expérience et qui gère le pénal. C'est une question de personnalité, mais c'est aussi une question de proximité.

Il faudrait que le juge d'instruction puisse s'adresser à un référent, qui ne serait pas forcément le président. Les juges du siège ne sont pas hiérarchisés, ils sont indépendants. Ce n'est pas du tout le même schéma que celui du Parquet qui est hiérarchisé, qui, depuis le 9 mars 2004, peut même recevoir des instructions écrites dans des affaires individuelles, et qui est lié à la Chancellerie ou au Gouvernement.

On pourrait donc prévoir une séparation et, éventuellement, une formation distincte. En effet, on ne passe pas comme ça de substitut à juge du siège. Il faut se remettre à la culture du doute.

M. le Rapporteur : On passe du tout au rien : de la période de l'instruction, de la détention provisoire, à la cour d'assises de Saint-Omer et à la cour d'assises de Paris. Est-ce le « miracle de l'audience et le miracle des assises », comme l'a dit M. Lesigne ? Est-ce, comme l'a dit l'avocat général dans ses réquisitions, un « millefeuille d'erreurs, de dysfonctionnements ou d'inattentions ? ». Est-ce dû au revirement de Mme Badaoui à Saint-Omer ? Si, oui, il faut se demander ce qui se serait passé s'il n'y avait pas eu ce revirement. Quel regard général portez-vous sur ce schéma ? Comment expliquer une telle situation, qui a conduit à la création de notre commission d'enquête ?

Mme Odile MONDINEU-HEDERER : D'abord, par la particularité des affaires de mœurs. Une affaire de meurtre, de vol à main armée, se construit à partir de constatations. Une affaire de mœurs se construit à partir de dénonciations. En l'occurrence, il s'agissait de dénonciations d'enfants, et de souvenirs. Je vous rappelle que depuis la dernière loi du 9 mars 2004 dite « Perben II », la prescription est de vingt ans. Bientôt, une personne âgée de trente-sept ans pourra venir dénoncer des faits qu'elle aura subis à sept ans. Vous voyez la difficulté qu'il y a à faire des investigations.

Ensuite, même dans les affaires de meurtre, qui partent de constatations, il arrive parfois qu'à l'audience tout s'écroule

Comment l'expliquer ? L'audience d'assises est quelque chose de tout à fait particulier. C'est une confrontation générale, pendant un jour, deux jours, un mois, deux mois... Tout finit par craquer. On s'était fait une idée, et la situation évolue. Au départ, il y a des imprécisions : dans ce genre d'affaires, c'est parole contre parole. Tout va reposer sur l'appréciation de cette parole. L'audience va lui donner une qualité, une authenticité qui est tout à fait particulière.

Je ne sais pas ce qui s'est passé à Saint-Omer. Je n'ai pas traité la même affaire, dans la mesure où quatre condamnés avaient déjà accepté leur condamnation, où il y avait déjà six acquittés. Le Parquet n'avait pas fait appel, ni pour les acquittés, ni pour les condamnés qui ont fait appel tout seuls.

L'enjeu était complètement différent. En première instance, les intéressés encouraient une peine de trente ans, vingt ans ou quinze ans. Devant nous, ils n'encouraient plus, au maximum, que la peine qui avait été prononcée par la cour d'assises de Saint-Omer. En l'absence d'appel du Parquet, leur condamnation ne pouvait être « confirmée » qu'avec 10 voix au moins et sur la même peine, qui devenait la peine maximum.

C'était donc un autre procès. J'ai fait venir Mme Myriam Badaoui, M. Thierry Delay, Mme Aurélie Grenon et M. David Delplanque, mais en tant que témoins. J'ai fait aussi venir les acquittés en tant que témoins.

Par ailleurs, cette affaire était un peu particulière dans la mesure où est apparue l'intervention d'une mère non passive, réellement active, tant dans les faits que dans le cours de la procédure. C'est exceptionnel. À Angers, il semble qu'il y ait eu 50 % de femmes. Le phénomène est très nouveau. Dans les affaires de mœurs, on avait souvent des femmes passives, qui assistaient, qui couvraient. Là, c'est différent.

En conclusion, ce ne sont pas les mêmes personnes, ce ne sont pas les mêmes jurés. On n'a pas la même perception. Dans de telles affaires, l'appréciation est assez subjective : on s'appuie sur un raisonnement, mais aussi sur des comportements, des attitudes.

M. le Rapporteur : Cela veut-il dire que cela dépend par qui on est jugé ?

Mme Odile MONDINEU-HEDERER : Le tirage au sort, c'est cela. Les jurés sont tirés au sort. Ils peuvent être récusés sans motif. Voilà le principe. Je pense que c'est une réussite.

Mme Arlette GROSSKOST : Vous avez dit que vous vous intéressiez beaucoup, de par votre parcours, au lien parents-enfants et aux affaires concernant des enfants. Il se trouve que l'un de vos collègues, lors de vos auditions, a mis l'accent sur la distorsion existant, dans cette affaire, entre la parole prononcée par les enfants et la parole rapportée par les référentes ou les assistantes maternelles. Qu'en pensez-vous ? Puisque vous parlez du travail des juges, ne pensez-vous qu'on pourrait imaginer, par exemple, que le juge des enfants, travaille main dans la main avec le juge d'instruction, voire avec le JLD, pour le bien des enfants ?

Mme Odile MONDINEU-HEDERER : Le recueil de la parole de l'enfant est toujours très difficile. De nombreuses études ont été faites sur ce sujet. Des progrès ont été réalisés, notamment avec l'instauration de l'enregistrement. Mais cela ne fait pas disparaître la nécessité de leur audition à l'audience.

Il faut le faire avec beaucoup de prudence, dans un climat serein, mais cette audition reste nécessaire. Il appartient à l'adulte de faire le tri dans les propos de l'enfant. Ce n'est pas à l'enfant de dire s'il a menti ou pas. Il n'a qu'à raconter.

Le recueil de la parole de l'enfant demande plus que huit jours de formation. Sur ce sujet, nous avons entendu à Paris le docteur Bensussan, expert près la cour d'appel de Versailles.

Il a fallu attendre longtemps pour que les enfants aient un avocat en matière civile ; pour qu'en cas de conflit entre les parents qui divorcent, on puisse désigner un avocat qui ne soit ni du côté du père, ni du côté de la mère. Cela demande un travail très particulier. Cela me semble très important.

Mais dans cette affaire, comme dans toutes les affaires en matière pénale, l'enfant n'a pas d'avocat. Il a l'avocat du conseil général ou de son représentant, il a l'avocat des associations, qui défendent une autre conception. Je pense qu'on ne peut pas se priver de l'entendre.

On ne peut pas se contenter de dire que cela va accroître son traumatisme. Ce traumatisme, il existe aussi en cas de séparation des parents ou de leur incarcération. Les enfants en subissent beaucoup.

M. le Président : Nous avons prévu d'entendre M. Paul Bensussan.

Mme Arlette GROSSKOST : Et la confrontation entre les magistrats lorsqu'il s'agit d'enfants ? Je pensais au JLD, au juge des enfants, au juge d'instruction.

Mme Odile MONDINEU-HEDERER : Le juge des enfants ne travaille pas que sur le pénal. Il travaille dans l'intérêt de l'enfant. Pourquoi devrait-il travailler avec le juge d'instruction ? Il n'a pas du tout la même optique. Il lui confie ses dossiers, ce qui est déjà beaucoup.

Qu'il y ait des points rencontre, cela m'apparaît fondamental. Mais les instituer amènerait peut-être une certaine lourdeur.

M. Georges COLOMBIER : Vous nous avez dit qu'en tant que citoyenne, vous appréciiez cette audition, mais qu'en tant que magistrate, cela vous inquiétait un peu. Vous avez également insisté sur l'importance de la séparation des pouvoirs, que je respecte tout à fait.

J'ai lu dans le Monde du 24 février : « En critiquant la commission parlementaire sur Outreau, les magistrats font preuve d'un corporatisme déplacé. Rappelons que les philosophes des Lumières n'ont pas prôné la séparation des pouvoirs, mais leur équilibre. » J'aimerais avoir votre point de vue sur cette notion d'équilibre.

Par ailleurs, vous nous avez dit, à propos des victimes, qu'elles avaient pris plus d'importance ces dernières années et qu'il fallait désigner un coupable. J'espère que ce n'est pas que pour cela. Quand on juge, il faut tout de même essayer de voir qui a commis quel crime, etc. Pourriez-vous expliciter davantage votre affirmation ?

M. le Président : Sur le premier point, monsieur Colombier, il me semble que la phrase que vous avez citée n'est pas extraite d'un article du Monde, mais d'une tribune libre publiée par ce journal.

M. Georges COLOMBIER : Vous avez parfaitement raison.

Mme Odile MONDINEU-HEDERER : Je pense que cette commission est très importante. Mais je pense aussi qu'on est sur le fil du rasoir, à la limite et qu'à chaque instant, on peut avoir envie de rejuger l'affaire d'Outreau.

Il me semble normal qu'une commission parlementaire se penche sur les dysfonctionnements d'une institution. Mais il est difficile de le faire par rapport à une affaire individuelle.

On a parlé de corporatisme. Mais où n'y en a-t-il pas ? N'y en aurait-il pas parmi les postiers, les gaziers, les députés et les magistrats ? Bien sûr, il y a du corporatisme. Mais est-ce un mal en soi ? Pas forcément.

S'agissant de l'équilibre des pouvoirs, je pense que vous avez beaucoup plus de poids que nous. Regardez le montant du budget de la justice.

M. Georges COLOMBIER : Nous ne sommes pas un tribunal, je tiens à le réaffirmer. Nous ne sommes pas là pour rejuger, mais pour essayer de comprendre et faire en sorte que cela ne se reproduise pas.

Mme Odile MONDINEU-HEDERER : Il y a de nombreuses affaires qui ne devraient pas se reproduire. Il y a eu plus d'acquittés dans l'affaire Chalabi que dans l'affaire d'Outreau. Mais il n'y a pas eu d'enquête sur l'affaire Chalabi.

Il me semble très important que les victimes interviennent et qu'on leur accorde beaucoup plus de place. En effet, elles sont souvent mal accueillies, elles ne sont pas aidées. Parfois, il n'y a pas d'avocat, ou alors uniquement des avocats d'associations, qui ne représentent pas forcément les victimes.

Cela dit, quelquefois, en matière d'assises, on entend deux réquisitoires. Les victimes ne se contentent pas de parler de leur douleur, mais réclament des peines. Or il faut réaffirmer que la peine ne répare en rien, qu'elle est une sanction pour le coupable, prise en fonction des circonstances de l'infraction et de la personnalité de l'auteur. Ce n'est pas parce que la sanction sera plus élevée qu'elle permettra, ou non, à la victime, de faire son deuil. Cela n'a rien à voir.

M. Jean-Yves HUGON : Je vais d'abord extraire trois phrases de votre propos liminaire, qui m'ont semblé avoir un sens très lourd : il ne faut pas que la douleur des victimes couvre les cris de l'innocence ; c'est à l'accusation de démontrer la vérité ; le juge ne doit pas condamner s'il doute.

Je me demande si, à la lecture du dossier, vous n'avez pas bondi, car certains acquittés ont crié leur innocence pendant des années, sans avoir été entendus.

Les hommes politiques ont une similitude avec les magistrats : ils sont tous les uns et les autres au service du peuple français. Et lorsque nous entendons nos concitoyens, nous nous apercevons qu'ils voient la justice à travers le prisme de l'affaire d'Outreau, et qu'ils voient que des innocents ont été obligés de prouver leur innocence.

Tout à l'heure, nous avons entendu le président de la cour d'assises de Saint-Omer. Je lui ai demandé ce qui s'était passé entre le printemps 2004, où six personnes avaient été condamnées et l'automne 2005, où ces mêmes personnes ont été acquittées. Il m'a répondu qu'entre-temps, certains enfants avaient modifié leur témoignage. Avez-vous le même regard ? Que pensez-vous du recueil et de l'interprétation de la parole de l'enfant dans notre pays ?

Enfin, comment pourrions-nous vous aider, sur le plan législatif, à mieux faire votre travail, dans une plus grande sérénité ?

Mme Odile MONDINEU-HEDERER : D'abord, je ne bondis jamais en lisant un dossier. Voici cinq ans que je fais ce travail particulier qui consiste à présider les assises. Au début, j'avais des idées sur le dossier. Puis je me suis rendu compte qu'il valait mieux ne pas en avoir, qu'il valait mieux connaître le dossier, permettre à chacun de s'exprimer librement, d'être confronté. C'est ainsi que j'ai abordé ce dossier.

Ensuite, je ne pense pas qu'on puisse modifier le code de procédure pénale simplement pour satisfaire des enfants. Les adultes ont une place. Les enfants représentent l'avenir, mais ils prendront aussi leur place. On ne doit pas modifier les places des uns et des autres. Les décisions, ce sont nous, les adultes, qui les prenons. Et puis, la psychologie, c'est très bien. Elle nous aide, elle nous éclaire, elle nous permet de comprendre, mais elle doit rester à sa place.

M. Jean-Paul GARRAUD : Vous avez travaillé plusieurs semaines sur ce dossier avant l'audience. N'y avez-vous pas vu des incohérences, ou du moins certaines choses qui vous auraient surprise ? Car nous recherchons à savoir s'il y a eu des dysfonctionnements dans la conduite de l'instruction ou à différentes phases de la procédure. Ce dossier vous est-il apparu comme un dossier comme un autre, sans particularisme ?

Mme Odile MONDINEU-HEDERER : J'ai lu ce dossier comme un président d'assises. Sûrement n'est-ce pas la même lecture de M. Lesigne, qui est accusateur.

M. Jean-Paul GARRAUD : Cela rejoint ma seconde question, concernant cette séparation entre magistrats du parquet et magistrats du siège. Ceux-ci sont formés de la même façon, le brassage intervenant en cours de carrière. Les uns et les autres sont mus par l'intérêt général et par la recherche de la vérité. Il est arrivé que des magistrats du parquet abandonnent des poursuites. Comment se ferait-il que ceux qui ont finalement la même formation changent subitement d'état d'esprit ? Que les magistrats puissent occuper des fonctions de magistrats du siège ou au parquet ne serait-il pas, finalement, une garantie, par rapport à des spécialistes qui n'occuperaient que l'une ou l'autre des fonctions du début à la fin de leur carrière ?

Mme Odile MONDINEU-HEDERER : J'ai donné mon opinion, vous donnez la vôtre. Ce n'est pas une question.

M. Jean-Paul GARRAUD : Ce n'est pas une réponse non plus.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Madame la présidente, vous avez évoqué ce qui a semblé être une incongruité à certains, à savoir l'intervention du procureur général avant même l'engagement du délibéré. Vous avez également dit des choses très fortes sur la participation, qui devrait être égalitaire, de la défense et de l'accusation.

Que pensez-vous de la notion d'action publique portée dans ce dossier ? Vous avez relevé le fait que le Parquet n'avait pas fait appel des condamnations prononcées à l'égard des condamnés, ce qui a eu pour effet de réduire la marge de sanction de la cour d'assises en appel. Comment concevoir une action publique autonome, tout en étant la représentation des attentes de la société ?

Quand on regarde le dossier de l'affaire d'Outreau, il n'y a pas de logique de l'action publique.

Mme Odile MONDINEU-HEDERER : Je ne peux pas vous répondre sur la logique de l'action publique dans cette affaire. Simplement, l'absence d'appel introduisait une dimension différente pour la cour d'appel de Paris. Normalement, nous rejugeons la totalité du procès et s'il y a appel, c'est pour que l'ensemble des antagonistes soit là, pour que tous aient une deuxième chance. Dans cette affaire, j'estime qu'il n'y a pas eu d'abandon des poursuites. Il y a eu des réquisitions d'acquittement, ce qui n'est pas la même chose. Et c'est la première fois depuis trente ans. Et c'est justement parce qu'il s'agissait d'un magistrat que c'était possible.

Il me paraît indispensable d'avoir ce même statut. Mais il faut savoir que dans de nombreux pays l'action publique est menée par une institution séparée de l'action de jugement. Les juges dépendent alors de la Cour suprême avec une organisation, un budget affecté. C'est comme cela au Japon, au Kazakhstan ou dans beaucoup de pays.

Les Japonais sont actuellement en train de mettre en place des juges d'instruction et une procédure d'instruction. Depuis une dizaine d'années, ils ont mené une étude générale, ils sont allés à peu près partout. Nous les avons reçus dans des cours d'appel, dont celle de Paris, dans des cours d'assises. Ils devraient adopter à peu près le même système que nous, avec un peu moins de jurés - 6 au lieu de 9. Il a été voté en 2004, il sera appliqué en 2009. Entre temps, ils ont ouvert les universités, procédé à des recrutements pour former des avocats, pour former des magistrats, prévu un budget très conséquent.

Je ne crois pas, dans la France telle qu'elle est, à savoir un pays centralisé, qu'un jour le Parquet soit indépendant. Cela me semble être une utopie. Il faudra donc que nous adaptions le système, non pas en fonction d'une querelle philosophique entre l'inquisitoire et l'accusatoire qui est complètement dépassée.

Nous avons signé la Convention européenne des droits de l'homme. Appliquons-la. Allons jusqu'au bout. Faisons en sorte qu'effectivement les principes de l'article 1er s'appliquent.

L'article préliminaire du code de procédure pénale reprend intégralement l'article 6. Appliquons-le. Serons-nous capables de mettre en place les éléments nécessaires de la loi pour appliquer cet article préliminaire ? Or, ce dernier indique : « La procédure pénale doit être équitable et contradictoire et préserver l'équilibre des droits des parties. » Il n'y a pas que l'équilibre entre l'accusation et la défense ; il ne faut pas oublier la partie civile. L'article préliminaire dispose aussi : « Elle doit garantir la séparation des autorités chargées de l'action publique et des autorités de jugement. » C'est décidé !

M. le Rapporteur : Vous estimez que ce n'est pas le cas aujourd'hui ?

Mme Odile MONDINEU-HEDERER : Ce n'est pas le cas du tout aujourd'hui.

M. le Rapporteur : Et donc que notre système n'est pas en conformité avec l'article 6 ?

Mme Odile MONDINEU-HEDERER : Ce n'est pas exactement cela. Je ne vois pas comment la procédure, telle qu'elle est, garantit la séparation des autorités.

M. Xavier de ROUX : Le président de la cour d'assises de Saint-Omer, comme vous-même, avez apporté la même réponse à la question : que fait-on du dossier qui arrive de l'instruction ? Vous avez dit que vous le regardiez, mais qu'il n'avait pas tellement d'importance. Ce qui est important, c'est l'instruction qui va être faite devant la cour.

Pour vous, quel est le rôle de l'instruction et de l'ordonnance de renvoi ?

Mme Odile MONDINEU-HEDERER : Je n'ai pas dit que l'étude du dossier n'était pas importante. La connaissance du dossier est extrêmement importante pour redonner à chacun sa liberté. Le président doit pouvoir rappeler les déclarations antérieures, il doit pouvoir laisser émerger d'autres déclarations. Il faut que l'authenticité apparaisse à ce moment-là. La liberté, c'est d'abord de se placer par rapport à ce qui s'est dit et à ce qui s'est fait. Si on ne connaît pas cela, je ne pense pas qu'on puisse poser des questions.

Le rôle du président est aussi de mener les débats pour la découverte de la vérité. C'est aussi dans le code de procédure pénale. Il doit connaître parfaitement le dossier.

Maintenant, quel est le rôle de l'ordonnance de renvoi ? Devant les assises viennent 100 % d'affaires avec instruction. Nous avons donc un peu de recul pour pouvoir évaluer l'instruction. Dans cette affaire-ci, je la situerai dans la « moyenne plus ». De nombreuses investigations, auditions et confrontations ont été faites. Je ne me prononcerai pas sur la méthode. Par exemple, en cas de poursuites pour proxénétisme aggravé, les juges d'instruction font souvent venir les prostituées à plusieurs devant le mis en examen. Sinon, ce serait très difficile pour elles. Ce genre de méthode est aussi appliqué dans les affaires de terrorisme. Ce qui me pose problème, c'est lorsqu'il n'y a pas de confrontation. Car c'est une obligation que d'être confronté à son accusateur. Pour cela, c'est bien que les enfants soient là.

Comme vous l'avez constaté, l'ordonnance de renvoi est le copié-collé du réquisitoire. Mais il en est ainsi dans 95 % des cas, depuis le moment où le législateur a décidé que ce serait le juge d'instruction qui rendrait l'ordonnance de renvoi.

Pour remédier à cela, je pense qu'on devrait obliger le juge d'instruction à faire une synthèse de son travail au moment de l'application de l'article 175 du code de procédure pénale. Il ferait ainsi une évaluation de son travail en reprenant les éléments à charge et à décharge et inviterait les parties - accusation, parties civiles et défense -, à se positionner par rapport à cela. Les demandes d'actes pourraient avoir lieu à ce moment-là. S'il n'y avait pas de demandes d'actes, le Parquet ferait alors son réquisitoire. On verrait peut-être l'inverse : la synthèse du juge d'instruction devenir réquisitions du Parquet. Et ce serait, à mon sens, davantage à charge et à décharge.

M. Jacques REMILLER : Vous avez parlé de l'intervention du procureur général à la cour d'assises de Paris : pourrait-il y avoir vice de forme dans le jugement ?

Par ailleurs, pourriez-vous préciser votre réflexion sur le fait qu'il y avait dans l'affaire une « mère active » ?

Mme Odile MONDINEU-HEDERER : Il n'y a pas de nullité. C'est uniquement une question de déontologie et de respect des jurés, auxquels il faut faire confiance. Que n'aurait-on dit si les avocats de la défense avaient tenu une conférence de presse dans la salle d'audience ! Remarquez, ils en tenaient régulièrement sur les marches du Palais ...

La participation active aux faits de la part d'une mère est un phénomène récent. Traditionnellement, dans ces affaires d'inceste, en huis clos familial, la femme est apeurée face au tyran domestique, souvent aviné. Je pense que ce n'est pas la dernière affaire de ce genre que nous verrons.

Mme Elisabeth GUIGOU : Madame la présidente, vous nous avez beaucoup éclairés sur les conditions d'un procès d'assises et sur les principes auxquels il faut se rapporter sans cesse. Nous sommes une commission d'enquête chargée, à partir d'une affaire particulière, de tirer quelques conséquences, législatives ou non, la question des moyens de la justice étant évidemment centrale et il nous faudra longtemps pour opérer un rattrapage.

Vous avez insisté sur la nécessité de la stabilité et de la continuité. Au moment de rendre notre rapport, nous nous interrogerons sur les changements et les améliorations à apporter, et ce ne sera pas facile. Certes, les lois de circonstance se multiplient depuis des années. Le poids du contexte et de l'opinion publique varie lui-même. Mais comme vous l'avez dit, nous sommes des adultes et nous devons pouvoir nous abstraire de ce genre de pressions.

Vous nous avez dit que le Parquet ne pouvait pas être indépendant. En tant que garde des Sceaux pendant trois ans et demi, cela m'interpelle. Le Parquet est en effet hiérarchisé, même s'il est indépendant de la Chancellerie et du garde des Sceaux. C'est ce qui fait la différence avec les magistrats du siège, qui, chacun dans leur rôle, sont parfaitement indépendants individuellement. Pourriez-vous préciser votre pensée ?

Mme Odile MONDINEU-HEDERER : Je pense qu'un parquet peut être indépendant. Des mesures pourraient être prises pour améliorer son statut et pour qu'il soit un peu plus indépendant. Je note cependant qu'après votre passage, il y a eu une régression, madame la ministre. Aujourd'hui, il faut reconnaître qu'il y a des instructions individuelles. Quand la justice devient médiatique, il est difficile de ne pas avoir envie de lui faire dire quelque chose. Et le seul moyen est de passer par le Parquet.

Cette indépendance peut-elle être totale, à l'instar de ce qu'évoque le professeur Mireille Delmas-Marty dans son rapport ? L'indépendance nécessaire pour l'application du système qu'elle propose ne me semble pas possible dans notre pays très organisé, centralisateur, et dont l'histoire ne va pas dans ce sens-là. Mais je me trompe peut-être.

Pour autant, il est tout à fait possible, par exemple, de clarifier les rôles entre le siège et le parquet.

Vous insistez sur les problèmes posés par la modification des textes. Il est en effet nécessaire qu'il y ait débat et qu'on s'appuie sur une législation tangible et durable. La justice, c'est du temps.

Dernièrement, les magistrats se sont remis en cause et ont beaucoup travaillé pour améliorer la qualité de la justice civile, notamment pour rendre des décisions rapides. Mais, pour la justice pénale, il faut du temps. Nos concitoyens doivent accepter qu'on ne va pas juger une affaire immédiatement et que les éléments fournis par la presse ne vont pas se retrouver dans le dossier. Il faut prendre le temps du jugement.

Il n'y aurait pas eu d'affaire d'Outreau s'il n'y avait pas eu de détention provisoire. Il faut donc mettre des butoirs à cette détention provisoire. J'ai dû juger des gens qui avaient commis des crimes graves et qui ont été renvoyés en détention. Mais il faut savoir qu'aujourd'hui, on ne peut plus s'en aller en Amérique du Sud pour échapper à la justice. Les gens viennent, même s'ils savent qu'ils encourent de lourdes peines. Je les reçois quelques semaines avant l'audience, pour me présenter à eux, leur dire dans quelles conditions elle se passera, etc. ; je les préviens de venir avec leur valise, car ils risquent de partir en prison le soir même.

Il faut savoir prendre des risques. Ce n'est pas parce qu'en se faisant opérer on attrape une maladie nosocomiale à l'hôpital qu'on va reprocher au chirurgien de ne pas avoir fait son travail. Bien sûr, il faut limiter les risques au maximum. Mais il faut accepter leur existence.

M. Gilles COCQUEMPOT : Vous avez souligné le fait que les juges du siège sont indépendants entre eux. Vous avez fait état également de la proximité entre le procureur et le juge, d'où votre proposition de séparer les magistrats du parquet de ceux du siège. S'agissant de la détention provisoire, la proximité existe aussi entre le JLD et le juge d'instruction. Pour l'éviter, ne pourrait-on faire en sorte que le JLD et le juge d'instruction ne soient pas dans la même juridiction ? Quel rôle la chambre de l'instruction pourrait-elle avoir concernant leurs propositions ? A-t-elle vraiment un rôle de contrôle ?

Mme Odile MONDINEU-HEDERER : Je pense que oui. La chambre de l'instruction est une chambre collégiale qui prend son temps, qui juge à partir des critères de l'article 144 du code de procédure pénale. Pourquoi mettre ailleurs le JLD ? Quand on a enlevé la détention au juge d'instruction, c'était pour avoir un deuxième regard. Il faudrait alors qu'il ait un statut plus protecteur, qu'il ait un vrai cabinet, un bureau où il puisse recevoir. Or ce n'est pas le cas. On se contente d'un petit local où l'on fait venir le juge de temps en temps. Il faudrait aussi que ce soit public. Mais c'est aussi une question de moyens, qu'on n'a pas. Aujourd'hui, par exemple, le TGI de Paris est en faillite et ne peut pas régler les jurés avant trois mois. J'ai dû me battre pour qu'on leur accorde des avances pour qu'ils puissent payer leur loyer. D'ailleurs, les indemnités qu'ils touchent sont minables pour le travail qu'on leur demande - 66,88 euros par jour comme indemnité de comparution de session !

M. le Président : Votre prédécesseur, le président de la cour d'assises de Saint-Omer, a attiré notre attention sur ce point tout à l'heure. Nous allons nous en préoccuper.

Mme Odile MONDINEU-HEDERER : Dans l'affaire d'Outreau, on a convoqué tous les témoins. Mais il arrive qu'on s'interroge : dix témoins, deux jours, c'est trop cher, on ne peut pas ! Va-t-on devoir faire le tri des témoins ?

M. Jean-Yves HUGON : Je reviens sur un témoignage qui remet en cause le déroulement du procès de Paris. Quelqu'un nous a dit que lors de ce procès, les enfants auditionnés avaient dû attendre toute une journée dans une salle et avaient été « nourris de mauvais sandwiches ».

Mme Odile MONDINEU-HEDERER : C'est exact : ils ont dû attendre. Certains d'entre eux ne sont pas passés le jour prévu et ont dû revenir le lendemain. Le plan que j'avais établi et que j'avais communiqué a dû être modifié. Un accusé ayant été hospitalisé, j'ai préféré ne pas renvoyer l'affaire et préféré qu'on recule l'audience de deux journées. Sans compter une grève des transports...

Les enfants sont venus avec leur assistante maternelle et les représentants de l'UTASS de Boulogne dans une grande salle, au-dessus de la salle d'assises. Nous nous étions organisés pour qu'ils n'aient pas à passer devant la presse. Le premier jour, on a pu leur servir un goûter ; pas le second, où on n'a pu que leur servir des sandwiches.

M. Léonce DEPREZ : Nous vous comprenons tout à fait, s'agissant de la pauvreté de la justice. Les députés du Pas-de-Calais, notamment du littoral, à chaque audience solennelle, ont entendu le président du TGI de Boulogne en parler. Mais cette pauvreté est d'autant plus marquante dans le Pas-de-Calais, qui souffre sur le plan économique et qui a connu de nombreux drames sociaux. Il faudra améliorer l'image et la vie économique du Nord-Pas-de-Calais.

Nous avons déjà voté des lois, en notre qualité de législateurs, pour réformer la justice. Nous pensions que la création du JLD allait permettre un certain équilibre après l'instruction. Or il n'y aurait pas eu d'affaire d'Outreau si le juge d'instruction n'avait pas suivi sa piste jusqu'au bout et n'avait pas été suivi par un JLD qui, visiblement, n'avait pas compris quelle était sa fonction.

Ce JLD a suivi les conclusions du juge d'instruction et il y a eu mise en détention. Et c'est la mise en détention qui a provoqué le drame judiciaire d'Outreau.

Nous allons faire des réformes. Nous avons compris qu'il y avait un manque de moyens et nous allons agir. Nous avons compris qu'il fallait apporter des remèdes et que le juge d'instruction devait avant tout faire des investigations. Mais il ne faut pas que ce soit le juge qui décide de la mise en détention. Il faut donc responsabiliser le juge des libertés et de la détention.

Comment y parvenir ? Par le biais de quelles réformes ? Il nous faut éviter que ne se renouvelle un drame judiciaire comme celui d'Outreau.

Mme Odile MONDINEU-HEDERER : Je suis bien embarrassée pour vous répondre. D'abord, ce n'est plus le juge d'instruction qui met en détention ; c'est le JLD. Si on donne à ce dernier un statut plus régulier, si on fait en sorte que les audiences soient publiques, si on pose des butoirs à la détention, il y aura moins de problèmes.

On ne pourra pas éviter que l'opinion publique réagisse mal au fait qu'une personne déclarée comme responsable soit mise immédiatement en liberté. Mais je me trompe peut-être... En tout cas, il faudra que les choses évoluent. Peut-être davantage du côté des médias que de l'opinion publique.

J'ai noté que le Pas-de-Calais comptait tout de même cinq TGI, pour 1 440 000 habitants. Dans l'Essonne, où j'ai travaillé, on compte un TGI pour 1 134 000 habitants. Le TGI d'Evry est de création récente ; jusqu'à présent, il n'en existait pas. Ce n'est pas le cas du Pas-de-Calais, où on imagine mal qu'on puisse supprimer un tribunal.

Comment revoir la carte judiciaire ? Qui acceptera de voir supprimer, par exemple, le tribunal d'Hazebrouck ou celui de Saint-Omer ? Des propositions avaient été faites. On avait parlé de créer des tribunaux départementaux. Mais cela posait des difficultés. Le plus grand tribunal du Pas-de-Calais n'est pas celui d'Arras, qui est pourtant le chef-lieu, c'est celui de Béthune ; celui de Péronne existe toujours.

M. le Président : Merci, madame la présidente, pour vos réponses.

* Audition de M. Cyril LACOMBE,
juge d'instruction au tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer

(à partir de septembre 2002)



(Procès-verbal de la séance du 2 mars 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Monsieur Lacombe, je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire d'Outreau.

Avant votre audition, je souhaite vous informer de vos droits et obligations.

Dans le cadre de la formule du huis clos qui a été retenue pour votre audition, celle-ci ne sera rendue publique qu'à l'issue des travaux de la commission. Cependant, celle-ci pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui en sera fait. Celui-ci vous sera préalablement communiqué et les observations que vous pourriez présenter seront soumises à la commission.

L'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires punit des peines prévues à l'article 226-13 du code pénal, soit un an d'emprisonnement et 15 000 euros d'amende, toute personne qui, dans un délai de trente ans, divulguera ou publiera une information relative aux travaux non publics d'une commission d'enquête, sauf si le rapport de la commission a fait état de cette information.

Je vous rappelle qu'en vertu de ce même article 6, les personnes auditionnées sont tenues de déposer, sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel et de l'article 226-14 du même code, qui autorise la révélation du secret en cas de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Pour la commodité de l'audition, vous pourrez citer nommément les enfants qui auront été victimes d'agressions ou d'atteintes sexuelles, la commission les rendant anonymes dans son rapport.

Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(M. Cyril Lacombe prête serment).

La commission va procéder maintenant à votre audition, qui fait l'objet d'un enregistrement. Je vous donne la parole pour un exposé liminaire

M. Cyril LACOMBE : Permettez-moi de retracer le contexte de ma prise de fonctions dans cette affaire et l'état d'avancée du dossier quand je l'ai pris en charge, avant de vous livrer, très humblement, quelques pistes de réflexion.

Je commencerai par quelques éléments sur mon parcours professionnel. Avant de choisir le métier de magistrat, j'ai eu le plaisir d'exercer la profession d'avocat, pendant cinq ans, dans un barreau du sud de la France. Pour des raisons liées à une recherche de mobilité géographique et fonctionnelle, j'ai choisi le métier de magistrat, mais j'ai pensé que cette première approche du monde judiciaire au travers de la robe d'un avocat était enrichissante. Voir ainsi le monde judiciaire sous le prisme de la défense me paraissait souhaitable et déterminant pour mes choix ultérieurs.

J'ai donc intégré l'École nationale de la magistrature, où j'ai suivi la totalité de la formation initiale, c'est-à-dire une première période à Bordeaux, puis des stages en juridictions. À l'issue de la formation, j'ai opté pour la fonction de juge d'instruction, parce que c'était celle qui me paraissait la plus exigeante, et celle à laquelle j'avais envie de me confronter. Mon classement à la sortie de l'école ainsi que les places disponibles m'ont permis de rejoindre le tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer.

Quel a été le contexte de mon arrivée dans cette ville ? J'ai tout d'abord eu, au moment du choix des postes, un contact avec le président du tribunal, en mars 2002, au cours duquel je lui ai demandé des précisions sur le profil du poste. Il m'a alors indiqué que mon unique activité serait de m'occuper de cette affaire d'Outreau, qui commençait à intéresser la presse. Je suis ensuite retourné achever ma période de stages.

À mon arrivée dans la région, lorsque je me suis présenté au président, il m'a appris que la situation avait évolué, que ce dossier était en voie d'achèvement, et que j'allais récupérer l'ensemble des dossiers du cabinet.

Quel était l'état du cabinet à mon arrivée ? Tout d'abord, j'ai repris les permanences habituelles. Il faut savoir qu'à Boulogne-sur-Mer, comme dans la majorité des juridictions, la présence de trois juges d'instruction signifie une semaine de permanence toutes les trois semaines. M. Fabrice Burgaud avait été en partie déchargé, au temps fort de l'affaire, d'un certain nombre de permanences. À mon arrivée, j'ai réintégré le tableau des permanences habituelles.

En arrivant, j'ai procédé à un contrôle physique de l'ensemble des dossiers, comme cela était préconisé, afin d'identifier d'éventuelles difficultés. En septembre 2002, je récupère donc 92 dossiers, dont 29 procédures criminelles, et 34 personnes en détention provisoire. En décembre 2002, j'arrive à 106 dossiers, dont 63 personnes en détention provisoire, et à la fin de l'année 2003, j'en suis à 136 dossiers. J'essayais ainsi de faire face à une activité particulièrement importante et à une explosion des saisines de juges d'instruction.

Parmi ces 92 dossiers, j'ai constaté qu'il fallait en réactiver certains, du fait que mon prédécesseur s'était concentré sur l'affaire d'Outreau. D'autres, en revanche, étaient particulièrement vivants, car Boulogne-sur-Mer, qui se caractérise notamment par sa proximité avec l'Angleterre, est, à ce titre, un lieu de passage pour une grande partie de la délinquance britannique trafic de stupéfiants, de cigarettes, réseaux de passeurs. On était d'ailleurs à l'époque où l'on procédait à la fermeture du camp de Sangatte, et quelques jours après mon arrivée, l'activité était intense, puisque déjà 17 personnes m'étaient présentées, avec de nombreux mandats de dépôt.

La charge de travail était également très importante pour le greffier de l'instruction, du fait de l'absence de secrétariat d'accueil. L'accueil est une tâche essentielle, qui prend beaucoup de temps.

S'agissant d'Outreau, mon greffier avait accumulé du retard dans la délivrance des copies aux avocats. Le dossier étant en voie d'achèvement, j'ai écrit le 17 septembre 2002 au président du tribunal de grande instance pour solliciter un renfort ponctuel de greffe afin de pouvoir effectivement délivrer les copies du dossier d'instruction. Ce renfort m'a été octroyé, et dans les semaines suivantes l'ensemble des copies ont été délivrées aux avocats qui les avaient demandées.

Par ailleurs, le dossier n'était pas numérisé - un collègue était venu nous présenter à l'école de la magistrature le principe de la numérisation du dossier, qui permet ensuite de rechercher rapidement un certain nombre de pièces par mots clés.

Quel était l'état du dossier d'Outreau à mon arrivée ? Une vingtaine de tomes, 2 800 pièces de fond, de nombreuses personnes mises en examen, vingt-cinq parties civiles. Comment en ai-je pris connaissance ? Sans attendre le jour de mon entrée en fonctions, fixé au 3 septembre, je me suis rendu à la mi-août au cabinet du juge Burgaud pour procéder à ce premier état des lieux dont je vous ai parlé, pour me plonger en priorité dans les dossiers concernant des personnes en détention provisoire, et évidemment dans cette affaire d'Outreau, sachant que des demandes y avaient été formulées, que des personnes étaient en détention provisoire, et que j'allais devoir prendre des décisions.

J'ai vérifié l'état d'avancement de ce dossier, et constaté qu'il était en phase de clôture, l'avis de fin d'information ayant été signifié par mon prédécesseur. J'ai vérifié la régularité de la procédure, relevé les points clés du dossier et en ai dressé la liste : les enfants à l'origine de l'enquête, leurs déclarations - qui paraissaient plausibles, vraisemblables, incluant des contradictions pouvant être analysées comme des signes de véracité et de réalité, des nuances, des détails, des localisations, des précisions sur leur comportement quand ils témoignaient.

Ces enfants avaient réitéré leurs déclarations devant le juge d'instruction, et les avaient en grande partie confirmées devant certains experts. Les expertises avaient été multiples, réalisées par des experts nationaux, avec - notamment pour les enfants Delay - une mission véritablement précise, comprenant la recherche d'éventuels signes d'invraisemblance dans leur discours. Des expertises médicales avaient été faites. Enfin, on avait confronté les déclarations des enfants, et crédité celles corroborées par des reconnaissances de lieux, ou par des descriptions caractéristiques. On avait entendu les témoins et les personnes mises en cause, procédé à des vérifications et à des constatations.

Face à l'ensemble de ces points clés, j'ai décidé de ne pas reprendre l'instruction, la décision de clôture prise par mon prédécesseur m'apparaissant pertinente, eu égard à la fois à l'exigence d'un délai raisonnable et aux investigations menées.

Sur le fond, j'étais d'accord avec la méthode d'investigation choisie par mon prédécesseur, en partie déjà validée par la chambre de l'instruction. En conséquence, j'ai confirmé l'analyse de ce dossier dans l'ordonnance de mise en accusation.

Sur le plan de la méthode, j'ai repris en grande partie les réquisitions du procureur de la République dans mon ordonnance de mise en accusation car, outre le fait que je partageais son analyse, c'est une pratique habituelle, justifiée par le souci d'efficacité.

Le procureur de la République a fait appel de mon ordonnance, et le 1er juillet 2003, la chambre de l'instruction a rendu la décision définitive, celle qui allait être finalement lue aux jurés.

Voilà pour ce qui est de mon intervention dans ce dossier.

J'ai évidemment des interrogations aujourd'hui. L'institution a-t-elle dysfonctionné, au sens du trouble du fonctionnement d'un système ? Ce dossier a-t-il révélé une certaine inadaptation de l'institution judiciaire à l'évolution de la société, qui n'a plus su faire la synthèse entre la répression de la pédophilie, le respect de la présomption d'innocence, la mise en détention provisoire ? C'est probable, et c'est sans doute une des clés de votre réflexion.

Comment l'application de la loi a-t-elle engendré ce dossier ? Est-ce la loi qui est mauvaise, ou bien les magistrats en ont-ils fait une mauvaise application ? Je l'ignore. C'est un enchaînement de facteurs, une conjugaison d'éléments.

J'ai d'autant plus de difficulté à appréhender ce dossier, que sur le terrain du droit européen, et notamment sur celui des droits de l'Homme, il me semble que les prescriptions de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'Homme ont été respectées. Le procès a été équitable, public, et s'est tenu dans un délai raisonnable. Je pense que la Cour européenne des droits de l'Homme ne pourrait pas, en l'espèce, condamner la France.

Comment en sommes-nous arrivés là ?

Permettez-moi de livrer deux pistes de réflexion, nées de l'approche de son métier par un juge d'instruction de base.

Je commencerai par la charge de travail des magistrats, à mettre en lien avec la nécessaire qualité de l'instruction, et le respect de la procédure. Un juge d'instruction n'est pas maître du nombre d'affaires qui entrent dans son cabinet. Il va devoir gérer ces affaires, à la différence d'un avocat, qui peut refuser un client. Derrière ces affaires, il y a des hommes et des femmes qui souffrent, des situations humaines dramatiques. Or la qualité du travail dépendra du soin que le juge d'instruction y apporte, avec un facteur essentiel, celui du temps qu'il peut consacrer à chaque dossier. Malheureusement, l'instruction préparatoire peut s'apparenter à une forme de parcours d'obstacles, de nature à limiter ses investigations sur le fond. Où doit-il placer le curseur entre la poursuite d'investigations longues mais nécessaires, l'acceptation des demandes formulées par les parties et la nécessaire célérité, afin de respecter l'exigence d'un délai raisonnable ?

Afin d'accélérer le cours des dossiers d'instruction, peut-être conviendrait-il tout d'abord d'agir en amont sur l'entrée des dossiers, de réfléchir au mode de saisine avec constitution de partie civile, en créant un filtre plus efficace, et davantage centré sur le fond qu'il ne l'est actuellement, avec peut-être une limitation butoir du nombre de dossiers par cabinet, par exemple 80, en posant le principe qu'au-delà on ne peut plus instruire correctement, sauf à accepter d'empiéter sur sa vie privée. Il n'est pas sain qu'un juge d'instruction vienne travailler le week-end. On le fait pourtant, car il y a des hommes et des femmes qui souffrent. Mais un magistrat doit pouvoir mener une vie équilibrée, ce qui implique d'avoir du temps pour sa famille, ses loisirs, de ne pas être un individu plongé en permanence dans ses dossiers, craignant l'erreur, paralysé par toutes ces lourdeurs.

On pourrait agir en aval, sur l'accélération du cours des instructions, des délais d'exécution des commissions rogatoires, des expertises - ce qui pose le problème du statut des experts. En arrivant à l'instruction, de nombreux dossiers pâtissaient du retard des expertises, mais comment faire ? Lancer une lettre de rappel à l'expert ? Une deuxième ? Se passer d'expertise ? Faire appel à un autre expert, quitte à repartir pour des délais importants ? C'est un dilemme qu'il faut trancher, et nous le faisons, car c'est notre métier, mais ce n'est pas toujours satisfaisant.

Comment traiter les demandes des parties dans ce mélange d'accusatoire et d'inquisitoire ? Des parties qui sont là, qui ont - chose bien naturelle - des demandes, et en face un juge d'instruction qui doit faire avancer le dossier...

Quelques pistes de réflexion sur la notification des actes. J'ai souvent vu mon greffier ployer sous le poids des notifications diverses et variées, qui sont nécessaires pour aviser les parties, mais aussi pour leur ouvrir des droits et des recours. Or, ces notifications représentent une tâche très lourde pour le greffier, qui n'a alors plus beaucoup de temps pour autre chose, notamment les convocations.

Peut-être faudrait-il également supprimer la possibilité pour le procureur de la République de faire des demandes une fois passé le délai de clôture de l'instruction. Souvent, à mon sens, cela a pu nuire à l'avancement de certains dossiers - le procureur fait des demandes tardives, le juge d'instruction rend une ordonnance motivée s'il n'entend pas y faire droit, le procureur fait appel, l'appel prend des mois, le dossier est en suspens pendant tout ce temps.

Ma deuxième piste de réflexion concerne la détention provisoire. L'approche est difficile, car a posteriori on peut voir dans la détention provisoire une pré-décision de culpabilité, ce qu'elle n'est évidemment pas. La dualité présomption d'innocence-détention provisoire procède d'un certain paradoxe, au même titre que la conjugaison d'antagonismes que sont la sécurité d'un côté, et la protection de la liberté individuelle de l'autre. C'est une matière sensible parce qu'elle touche à l'intimité de la personne et le blesse dans sa chair.

Parmi les critères légaux de la détention provisoire, je crois que l'un a beaucoup fait parler de lui, celui du trouble à l'ordre public, particulièrement présent dans ce dossier. L'on peut s'interroger à cet égard sur le rôle de la presse. Je me souviens en effet d'articles de presse et d'interventions télévisées qui faisaient peu de cas de la présomption d'innocence. Dans les années 2001-2002, la couverture médiatique des affaires de pédophilie a été supérieure à celle du passage à l'euro. Nous étions abreuvés, non pas dans cette affaire en particulier, mais d'une manière générale, du traitement et de la lutte contre la pédophilie. Au printemps 2002, la ministre de la famille d'alors avait ainsi lancé une grande campagne sur le thème : « Plus personne ne pourra dire : je ne savais pas. » Nous étions à l'apogée de la couverture médiatique et de l'émotion dans l'opinion publique pour ce type d'affaire. Il m'apparaît que dans ce domaine, celui de la détention provisoire, il convient d'offrir une garantie renforcée et optimale en termes de liberté individuelle. À mon sens, cette garantie doit passer par une intervention judiciaire d'arbitrage totalement neutre. Or, qu'est-ce qui offre les garanties les plus importantes ? La publicité, la contradiction, et enfin la collégialité. Pourquoi ne pas créer un tribunal collégial de trois magistrats, par exemple composé d'un juge de proximité, comme cela se pratique, avec succès me semble-t-il, en matière correctionnelle ? Leur intervention a été positive, en ce qu'elle a ouvert la formation du tribunal sur la société civile, et je vois en eux des gens pétris de la volonté d'aller au fond des choses... Je vous vois hausser les sourcils, Monsieur le président, or je ne parle pas de leur intervention sur le terrain civil, mais dans le cadre de la composition des formations collégiales des tribunaux correctionnels.

M. le Président : Sur ce point, je suis d'accord avec vous, c'est sur leurs fonctions dans le domaine civil que je reste perplexe.

M. Cyril LACOMBE : Pourquoi ne pas créer un tribunal de la liberté et de la détention, composé notamment d'un juge de proximité, qui statuerait à l'occasion peut-être d'une réunion le lundi, le mercredi, ou le vendredi ? Le juge d'instruction, si l'affaire lui est présentée le mardi, pourrait prendre un mandat de dépôt de 24 heures, qui serait examiné dès le mercredi par ce tribunal. Ce type de juridiction collégiale pourrait être mis en place dans les services des juridictions, car la collégialité protège le justiciable et garantit la bonne efficacité de la justice. Pour avoir statué à juge unique dans des audiences correctionnelles, je sais combien l'on peut être mal à l'aise de ne pouvoir se confronter à d'autres opinions. De surcroît, le justiciable a l'impression que ce n'est pas un tribunal qui rend la décision mais un homme. J'ai parmi mes pires souvenirs d'avocat, dans la vision que je pouvais avoir des magistrats, celle du juge qui rend sa décision avant même que vous n'ayez fini de plaider. C'est aussi insupportable pour le client que pour l'avocat.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : C'est surtout illégal.

M. Cyril LACOMBE : En vérité, il ne la rend pas formellement, mais il est en train de l'écrire ou de la motiver, et on a le sentiment qu'il l'a prise avant même la fin de notre plaidoirie. Il n'y a pas d'illégalité à proprement parler, mais plutôt un manque de délicatesse. La collégialité est importante en ce qu'elle préserve ce double regard, car les juges sont des hommes, ils peuvent être fatigués, et il est utile de pouvoir confronter les idées.

Par ailleurs, ce tribunal pourrait renforcer l'autonomie de cette institution. Certains ont dit que le débat avec le juge des libertés et de la détention était artificiel ou tronqué. Il est ce qu'il est, mais en tout cas, cette juridiction gagnerait en autonomie si elle était en formation collégiale.

Mes derniers propos sont ceux d'un magistrat qui souhaite regarder l'avenir, car je ne voudrais pas m'arrêter à cette affaire. Qu'est-ce que le propre d'un juge, si ce n'est de prendre une décision, de trancher un litige, de départager ? Mais écarter les doutes ne signifie pas aboutir à la vérité. Si un mythe est présent, c'est bien celui de la vérité, qui serait mesurable, technique, scientifique. La vérité judiciaire sera toujours imparfaite parce qu'elle est humaine. Le juge doit prendre ses responsabilités, et en assumer les conséquences. Mais il faudrait se garder de stigmatiser le juge dans cette recherche de liberté, et dans la prise de risques qu'elle implique. À défaut, on l'amputerait d'une des dimensions essentielles de sa fonction, et on le priverait d'accomplir son office.

M. le Président : Sur l'affaire elle-même, vous avez dit avoir relevé, dans les déclarations des enfants, des contradictions qui pouvaient être analysées comme des éléments de crédibilité. Est-ce bien ce que vous avez dit ?

M. Cyril LACOMBE : Oui.

M. le Président : Le fait que des enfants se contredisent entre eux, ou qu'un même enfant se contredise lui-même, serait ainsi pour vous un élément de crédibilité ?

M. Cyril LACOMBE : Le discours n'est pas lisse et linéaire chez l'enfant, et le fait que le discours évolue ne signifie pas que l'enfant a menti, ou dit la vérité. C'est une analyse globale.

M. le Rapporteur : Vous dites que vous êtes arrivé fin août 2002. Vous souvenez-vous de la date exacte ?

M. Cyril LACOMBE : C'était la dernière quinzaine d'août, mais quant à vous dire quel jour... En tout cas, c'était avant le 3 septembre. J'étais dans le cabinet et j'avais regardé les dossiers.

M. le Rapporteur : Ma question n'est pas malicieuse, mais je me demande si, sur un plan strictement juridique, vous aviez qualité pour prendre connaissance des dossiers d'instruction avant d'être nommé juge d'instruction, notamment au regard du secret de l'instruction ?

M. Cyril LACOMBE : Je n'ai pas d'avis particulier.

M. le Rapporteur : Vous êtes tout de même juge d'instruction et juriste, et vous devriez avoir un avis sur cette question générale.

M. Cyril LACOMBE : Je n'ai pas fait d'acte dans ces dossiers.

M. le Rapporteur : Ce n'est pas ma question. Un magistrat a-t-il qualité pour prendre connaissance de dossiers d'instruction avant qu'il soit nommé juge d'instruction dans ces dossiers ?

M. Cyril LACOMBE : Un magistrat a vocation à être le plus efficace possible dans son travail...

M. le Rapporteur : Mais ce n'est pas une réponse juridique.

M. Cyril LACOMBE : C'est la mienne.

M. le Rapporteur : C'est celle du droit que j'aimerais entendre. Vous avez donc pris connaissance des dossiers d'instruction avant d'être nommé juge d'instruction...

M. Cyril LACOMBE : Avant d'être installé en fonctions ! J'ai été nommé, par décret du président de la République du 28 juin 2002, juge d'instruction au tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer. J'ai pris connaissance des dossiers à mon arrivée, afin de pouvoir, dès le 3 septembre, me prononcer.

M. le Rapporteur : Sur le plan du bon sens, c'est logique, et c'est pour cela que je vous ai précisé que ma question n'était pas malicieuse.

M. Cyril LACOMBE : Mais vous avez employé le qualificatif « juridique », et j'ai eu l'impression que vous insinuiez que j'avais violé la loi. Je vous prie de m'excuser d'avoir vu une malice là où il n'y en avait pas.

M. le Rapporteur : C'était une question d'ordre juridique, car nous avons déjà reçu ici nombre de vos collègues, et nous avons l'impression que lorsqu'il y a mutation, et donc arrivée d'un nouveau magistrat, la transmission se fait de manière très laxiste.

M. Cyril LACOMBE : Imaginez un avocat qui quitte son cabinet et doit confier l'ensemble de ses dossiers à un confrère : la prise de fonctions est une période en effet très délicate.

M. le Rapporteur : C'est ce qu'on appelle chez un avocat la présentation de clientèle.

M. Cyril LACOMBE : En général, il le fait une fois dans sa vie, au moment de son départ à la retraite, et les contingences sont différentes. Là, on ne dispose que de quelques jours, et on ne l'a pas choisi.

M. le Rapporteur : Cela reste une question juridique qu'il faut tout de même régler. Certes vous étiez nommé juge d'instruction par décret du président de la République, mais vous n'avez été désigné que le 3 septembre comme juge d'instruction chargé de suivre ces dossiers. Il y a donc là une question juridique qui se pose, parce que vous auriez tout aussi bien pu être désigné pour suivre les dossiers d'un autre cabinet.

M. Cyril LACOMBE : Tout à fait, et j'ai effectivement été désigné par ordonnance du 3 septembre pour m'occuper de ces dossiers-là.

M. le Rapporteur : Avez-vous vu M. Burgaud ? Avez-vous discuté de ces dossiers ?

M. Cyril LACOMBE : Oui. À mon arrivée, quand il était encore en fonctions, je suis allé le voir, d'autant plus que je suis d'un naturel un peu anxieux, et que je débutais dans cette fonction. Il m'a reçu, et je lui ai demandé s'il lui était possible de me faire un balayage de l'ensemble des dossiers, ce qu'il m'a dit pouvoir faire informatiquement, par l'édition des notices, c'est-à-dire des fiches de synthèses - où il est simplement noté les dates des actes, et les actes correspondants. Je lui ai aussi demandé de me noter les éventuelles observations qu'il jugeait utiles, ce qu'il a fait quelques jours après.

De l'affaire d'Outreau, il ne m'a pas tellement parlé. Outre que cela aurait pris de longues heures, qu'il n'avait pas forcément le temps de me consacrer, cette conversation n'était pas d'une grande utilité, car pour ce type d'affaire, on ne peut pas se dispenser d'entrer dans le dossier et de se construire sa propre analyse. Il m'a parlé des développements, mais pas sur le fond : il m'a parlé des conseils des avocats, des petites difficultés qu'il avait pu rencontrer avec Untel ou Untel à propos de demandes d'actes, de retards dans les copies de dossiers, etc.

M. le Rapporteur : Combien de temps avez-vous parlé, à peu près ?

M. Cyril LACOMBE : Je ne sais pas. Il m'a rencontré une matinée, puis je suis revenu pour prendre les notices qu'il m'avait préparées, on en a un peu reparlé, c'est tout.

M. le Rapporteur : C'était votre premier poste ?

M. Cyril LACOMBE : Oui.

M. le Rapporteur : Voici là un dossier de 27 tomes dans le dernier état. Peut-être y en avait-il deux ou trois de moins à votre arrivée... Combien de temps faut-il pour prendre connaissance d'un tel dossier ?

M. Cyril LACOMBE : Plusieurs jours.

M. le Rapporteur : À partir de fin août, vous vous êtes donc concentré sur ce seul dossier ?

M. Cyril LACOMBE : Non. J'ai passé plusieurs jours dessus, mais j'ai dû aussi me plonger dans ceux qui concernaient des personnes en détention provisoire.

M. le Rapporteur : C'est important...

M. Cyril LACOMBE : Je voulais également vous dire que M. Burgaud m'a laissé ses notes. Pour chaque dossier, il y a en effet une petite pochette « actes en cours et notes de travail », qui contient les commissions rogatoires en attente, les expertises lancées, et les synthèses sur le dossier.

M. le Rapporteur : Bien. Je disais donc que votre méthode de travail nous intéresse, car dès le lendemain de votre nomination, vous rendez des décisions sur beaucoup de sujets, ce qui suppose une connaissance parfaite du dossier. Avez-vous vraiment pu, fin août, prendre intégralement connaissance du dossier ?

M. Cyril LACOMBE : Oui, car c'était mon devoir, et c'est justement pour cela que je suis venu avant.

M. le Rapporteur : Certes, mais avez-vous pu l'appréhender complètement, ce dossier ?

M. Cyril LACOMBE : Oui, j'ai rejeté plusieurs demandes d'actes, en motivant ma décision, en me référant aux éléments de fond de cette affaire, aux procès-verbaux, aux documents, etc.

M. le Rapporteur : Ce qui suppose une prise de connaissance du dossier très en amont, car il ne me paraît pas raisonnable de penser qu'entre le 3 septembre et le 4 septembre, vous auriez pu prendre connaissance de tous les tomes du dossier...

M. Cyril LACOMBE : Je ne suis qu'un homme, donc il ne serait effectivement pas raisonnable de le penser.

M. le Rapporteur : Cela suppose que vous y ayez consacré beaucoup de temps avant...

M. Cyril LACOMBE : Tout à fait. J'ai pris du temps sur mes vacances, je m'en souviens, de même que j'y ai passé un temps important après, sur mes vacances de fin d'année.

M. le Rapporteur : Vous avez parlé de l'avis de fin d'information, qui est un avis adressé par le juge d'instruction aux différentes parties afin de leur indiquer que l'instruction est terminée, et qui ouvre un délai de vingt jours aux parties, pour formuler un certain nombre de demandes d'actes, d'investigations complémentaires, etc. C'est donc un avis très important, notamment pour la défense. Or, cet avis, signé par M. Burgaud, date du 7 août 2002. Cela vous paraît-il normal d'envoyer un tel avis en plein été ?

M. Cyril LACOMBE : Le cours des saisons ne me paraît pas être un facteur déterminant dans le choix d'une date pour envoyer un avis de fin d'information. Je pense qu'il faut plutôt se référer à l'état d'avancement de l'instruction.

C'est vrai qu'en mars, l'instruction n'était pas achevée, mais M. Burgaud, sachant qu'il allait être muté, a mis les bouchées doubles, et a été déchargé d'une partie de ses autres dossiers pour se concentrer sur celui-ci. Parce qu'il aurait été difficile de transmettre ce dossier en pleine phase d'élaboration, il a voulu le clôturer.

M. le Rapporteur : Vous avez raison de dire que la loi ne prescrit pas de date particulière et que les saisons n'ont pas d'influence. Cela étant, les avocats des parties avaient-ils été informés de l'imminence de cette échéance, du moins verbalement ? Vous le savez bien, le bon sens n'est pas interdit, car à l'approche du 15 août, un certain nombre de personnes, notamment les avocats, sont en vacances. Ce n'est évidemment pas illégal d'envoyer un tel avis en plein mois d'août, et on comprend les préoccupations de M. Burgaud, mais il faut aussi tenir compte des droits des personnes en cause.

M. Cyril LACOMBE : L'importance de ce dossier était telle, y compris pour les avocats des personnes mises en examen, que ces derniers étaient avisés de l'état d'avancement du dossier et de l'imminence de sa clôture, à tel point qu'à ce titre, certains ont fait des demandes. Je ne pense pas qu'il y ait eu malice de la part de mon prédécesseur à choisir la date du 7 août...

M. le Rapporteur : Je ne le pense pas non plus, mais peut-être a-t-il manqué d'égards.

M. Cyril LACOMBE : La notion de délai raisonnable prévue par le code de procédure pénale et par la Convention européenne des droits de l'homme...

M. le Rapporteur : En fait de délai raisonnable, vous allez tout de même rendre votre ordonnance le 13 mars 2003, donc tout cela se discute...

M. Cyril LACOMBE : Eh bien, discutons-le. Tout cela s'explique par l'enchevêtrement de différents délais, de différentes procédures, qui construisent peu à peu le dossier d'instruction, avec un grand nombre de personnes mises en examen, et beaucoup de parties civiles, qui ont des droits, les font valoir, et qu'il faut gérer et canaliser au mieux.

M. le Rapporteur : Le 7 août vous paraît donc une date normale, qui n'a rien à voir avec le départ de M. Burgaud ?

M. Cyril LACOMBE : Cette date a, au contraire, un rapport avec ce départ, car M. Burgaud s'était justement concentré sur la clôture du dossier.

M. le Rapporteur : Vous avez dit qu'il y avait 34 autres détenus dans le cabinet d'instruction...

M. Cyril LACOMBE : Oui.

M. le Rapporteur : Et vous avez donc pris connaissance, dans ce même délai, des dossiers concernant ces personnes ?

M. Cyril LACOMBE : Oui, il y avait huit ou neuf autres dossiers importants.

M. le Rapporteur : Le 26 août 2002, Me Hubert Delarue, avocat de M. Alain Marécaux, vous fait parvenir un mémoire assez détaillé tendant à obtenir des investigations complémentaires. Il vous est ainsi notamment demandé la jonction de photographies des différentes personnes mises en cause de manière précise et circonstanciée par plusieurs victimes ou personnes mises en examen, la saisie, auprès de proches de M. Alain Marécaux, de photographies de celui-ci, la saisie des agendas de M. Alain Marécaux, l'audition du lieutenant de police Devulder. Vous rejetez l'ensemble de ces demandes, au motif qu'elles ne viseraient qu'à retarder l'instruction. Il ne nous appartient pas de nous prononcer sur la question, mais l'on peut penser que quelqu'un qui est en détention ne va sans doute pas chercher à retarder la clôture de l'instruction et par conséquent, à prolonger d'autant sa détention provisoire.

S'agissant de la saisie des agendas de M. Alain Marécaux, vous indiquez qu'ils ont été « selon toute vraisemblance détruits ou jetés ». Qu'entendez-vous par « selon toute vraisemblance » ?

M. Cyril LACOMBE : C'était ma motivation, je n'en garde pas un souvenir précis.

M. le Rapporteur : Mais que veut dire « selon toute vraisemblance » ?

M. Cyril LACOMBE : C'est une motivation.

M. le Rapporteur : Il n'y a donc pas d'explication, c'est comme ça ?

M. Cyril LACOMBE : Non, pas du tout, je n'ai pas le détail précis de cette motivation, mais il y avait sans doute autre chose d'indiqué.

M. le Rapporteur : Je vous la lis : « Si les agendas professionnels des années 1995-1996 n'ont pas été saisis à l'étude, c'est qu'ils ont été, selon toute vraisemblance, détruits ou jetés. »

Pour ce qui est de l'audition de M. Devulder, vous expliquez que cette personne « a exécuté les instructions de la commission rogatoire internationale avec des enquêteurs belges territorialement compétents ; que les résultats de ces investigations figurent au dossier ; qu'une audition du lieutenant de police Devulder n'apporterait pas d'éléments supplémentaires par rapport à toutes les diligences effectuées qui sont présentes dans la procédure ».

Je suppose que vous aviez pris connaissance du rapport de la police belge, qui figurait déjà au dossier, et dont je vous lis quelques extraits : « En date du vendredi 1er mars 2002, nos services ont de nouveau pris les contacts nécessaires avec nos collègues français à Coquelles pour connaître l'état de leur enquête et jusqu'à quel point les faits commis dans notre pays entraient en ligne de compte dans leur enquête. Nous apprenons par notre collègue français Frank Devulder que la déclaration au sujet de l'enfant qui aurait été assassiné a été inventée de toutes pièces et qu'ils ne travailleraient désormais plus sur cette affaire. En ce qui concerne la région d'Ostende, rien ne serait vrai non plus, étant donné qu'il y aurait eu mauvaise transmission d'informations entre leur juge d'instruction et la presse. Pour le moment, l'enquête se trouve dans une impasse étant donné que les enfants commencent à inventer toutes sortes de choses vu le nombre élevé d'auditions qu'ils ont déjà dû subir. Il s'avère qu'il y a également des doutes en ce qui concerne le fait que des faits se sont bien déroulés en Belgique, plus précisément dans la ferme de Zonnebeke. Il s'avère donc que le fils Legrand Daniel a inventé ces faits dans l'espoir d'obtenir une réduction de peine et en ce qui concerne la mère qui confirmait cela, il s'avère qu'elle donne une réponse positive à toutes les données apportées de telle sorte qu'on ne peut pas tenir compte de ses déclarations. »

Je rappelle, par ailleurs, que votre prédécesseur avait disjoint par ordonnance non susceptible de recours l'affaire de l'assassinat de la fillette qui, au départ, faisait l'objet de la même information. Aviez-vous pris connaissance de ce rapport ?

M. Cyril LACOMBE : Probablement, mais je n'ai plus aujourd'hui le souvenir précis de tous ces points particuliers. Le second dossier, disjoint, est resté au cabinet dans le cadre d'une procédure différente. Je ne sais pas où en est l'instruction, et je ne peux me prononcer.

M. le Rapporteur : Depuis quatre ans. Pour ce dont je viens de parler, je retiens que votre décision est qu'en dépit des arguments qui vous sont soumis, l'audition du lieutenant Devulder vous a paru sans intérêt.

M. Cyril LACOMBE : Oui.

M. le Rapporteur : Bien. Le 22 août 2002, Me Frank Berton, avocat de Mme Odile Marécaux, demande également des investigations supplémentaires dont certaines sont identiques à celles requises par l'avocat de M. Alain Marécaux et qui sont elles aussi rejetées. Cependant, une demande d'acte retient particulièrement l'attention. Il s'agit de celle tendant à obtenir la jonction des pièces de la procédure de 1999 concernant l'agression sexuelle d'un enfant Delay dans la cave de son immeuble par un inconnu - son père, en réalité - dans le cadre de laquelle un rapport d'expertise médicale avait été réalisé par le docteur Dickes le 6 janvier 1999 qui attestait « qu'aucun élément clinique ne permet de dire qu'il y a eu sévices sexuels ou attentat à la pudeur ». Le conseil de Mme Odile Marécaux estime ce rapport déterminant pour sa cliente, accusée d'avoir violé l'enfant en novembre 1998, soit peu de temps avant l'expertise, donc dans un délai où les traces de ces abus auraient pu encore être visibles. Pourtant, vous rejetez également cette demande. Qu'est-ce qui s'oppose à cela ?

M. Cyril LACOMBE : Je n'ai pas de souvenir précis. Rien d'autre que ce qui figure dans ma motivation. Je pense que par la suite la chambre de l'instruction a infirmé ma décision.

M. le Rapporteur : Votre motivation, très laconique, est que la demande « n'apparaît pas indispensable à la manifestation de la vérité ». Elle a en effet été infirmée.

M. Cyril LACOMBE : C'est le principe de l'appel.

M. le Rapporteur : Certes, mais qu'est-ce qui s'opposait à l'acceptation de cette demande ? Le délai de vingt jours qui court est fait pour que la défense puisse demander des actes, et ce rapport d'expertise aurait pu avoir un intérêt pour la défense. Pourquoi la refuser ?

M. Cyril LACOMBE : La chambre de l'instruction ayant infirmé ma décision, la pièce a été versée aux débats. Ce n'est pas parce qu'un avocat fait une demande...

M. le Rapporteur :... qu'elle est forcément justifiée, c'est vrai.

M. Cyril LACOMBE : Je veux dire que les actes demandés doivent permettre la progression de l'instruction et qu'à l'époque, celui-là ne m'a pas paru justifié.

M. le Rapporteur : Bon. J'en viens aux confrontations, dont on a beaucoup parlé dans cette affaire. Le 26 août 2002, Me Lescène, avocat de Mme Lavier, demande qu'il soit procédé à des confrontations séparées entre sa cliente et Mme Badaoui, M. Delplanque et Mlle Grenon, indiquant que « la confrontation déjà intervenue a été faussée par la présence de ces trois personnes ensemble, dont il a pu être constaté que Mlle Grenon et M. Delplanque s'alignent purement et simplement sur les propos de Mme Badaoui ».

Vous deviez avoir un avis sur la méthode de confrontation adoptée par votre prédécesseur, puisque vous nous avez dit avoir pris une connaissance totale et parfaite du dossier.

M. Cyril LACOMBE : Je n'ai pas dit « parfaite ». J'ai dit que j'avais essayé d'en prendre connaissance de manière totale.

M. le Rapporteur : Dans votre ordonnance du 4 septembre 2002, vous ne faites pas droit à cette demande et vous motivez votre refus par le fait qu'« aucun élément nouveau n'est intervenu [...] justifiant l'organisation de nouvelles confrontations séparées ». Ce doit être une erreur de ponctuation, puisqu'il n'y a pas eu de confrontations séparées auparavant.

M. Cyril LACOMBE : Si je dois m'expliquer sur la ponctuation...

M. le Rapporteur : En supposant que vous vouliez écrire que les confrontations seraient, cette fois, séparées, je vous viens plutôt en aide car, sinon, il s'agirait d'une erreur grossière.

M. Cyril LACOMBE : C'est votre avis.

M. le Rapporteur : Ce n'est pas mon avis ! Il n'y a pas eu de confrontations séparées avant que cette demande soit faite ! Je tiens donc qu'il s'agit d'une erreur de plume. Pour autant, votre décision laisse aussi entendre que vous souscrivez à une méthode de confrontation, les confrontations collectives, dont vous avez probablement noté le caractère réitératif.

M. Cyril LACOMBE : Mais pourquoi les choses auraient-elles dû se passer différemment ? Ce choix avait été fait, et il avait été validé par la chambre de l'instruction. Les confrontations sont demandées de manière quasiment systématique. Mon expérience est modeste, mais pour le peu que j'en ai vu - ou que j'ai voulu en voir, direz-vous -, elles n'apportent jamais de modifications fondamentales. Ce qui m'est apparu important, c'est que chacun avait pu connaître les accusations portées contre lui et y apporter des éléments de réponse. Les confrontations avaient naturellement eu lieu devant les conseils, le débat avait été instauré et des opinions divergentes avaient pu s'exprimer. Que des confrontations individuelles aient été organisées, et l'on aurait pu parler de redites inutiles ou d'acharnement à vouloir répéter à l'envi les mêmes choses. Le point avait été fait.

M. le Rapporteur : Dans son mémoire, Me Philippe Lescène indique qu'alors même qu'il dispose d'un délai de vingt jours pour présenter des demandes d'actes complémentaires, de nombreuses pièces concernant sa cliente ne sont pas mises à sa disposition, et il vous interroge en ces termes : « Ces demandes d'actes [acceptées] ont-elles été exécutées ? Rien ne me permet de le savoir et de prendre éventuellement connaissance des procès-verbaux qui auraient été faits. » Sic !

Vous nous avez dit que ce dossier était en tous points conforme aux dispositions de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme mais, dans ce cas, un avocat se plaint de n'avoir pu prendre connaissance de nombreuses pièces. Peut-on, dans ce cas, considérer l'instruction comme achevée ?

M. Cyril LACOMBE : La règle est que le dossier est consultable au cabinet d'instruction.

M. le Rapporteur : On nous a fait part de nombreuses difficultés à ce sujet.

M. Cyril LACOMBE : On vous a fait part de nombreuses difficultés, mais ce que je sais, c'est que ma porte était physiquement ouverte et qu'en ma qualité d'ancien avocat, je ne me serais jamais permis d'éconduire quiconque. Je ne sais pas si cela avait eu lieu par le passé. Effectivement, lorsque l'on est en train d'interroger, la double porte est fermée et l'on n'entre pas, mais je n'ose imaginer que l'on ait fait en sorte qu'un avocat ne puisse avoir accès au dossier. Que des problèmes de reprographie aient pu se produire, certes. Mais c'est aussi que certains conseils ont pour habitude de ne pas venir voir le dossier avant d'en demander copie. Or, un dossier de ce volume représente une masse de photocopies considérable. En revanche, certains avocats viennent le consulter, font reprographier les pièces majeures et vont à l'essentiel. Je ne sais ce qui s'est passé précisément pour Me Philippe Lescène mais, dès le 19 septembre, mon attention ayant été appelée par son observation, et bien que la gestion du greffe et la maîtrise des moyens humains ne soient pas de mon ressort, j'ai fait en sorte que l'ensemble des copies soient délivrées aux avocats.

M. le Rapporteur : Vous nous parlez de généralités, mais qu'avez-vous répondu à la demande particulière qui vous a été faite, dans ce délai de vingt jours, par un avocat qui se plaint que les droits de la défense ne soient pas respectés ?

M. Cyril LACOMBE : Je ne sais plus.

M. le Rapporteur : Serait-ce que, ce que l'on pourrait comprendre même si l'on n'est pas d'accord, vous avez considéré que votre prédécesseur ayant délivré l'avis de fin d'instruction, vous n'aviez plus à intervenir sinon pour gérer le dossier ?

M. Cyril LACOMBE : Je partageais l'analyse qui avait été faite, confirmée et validée. Je pouvais avoir des doutes - mais pas de suspicions - et des interrogations, auxquelles j'ai répondu par des décisions motivées. Je n'ai pas repris non plus les autres dossiers instruits pour partie par mon prédécesseur. On en était à la phase de clôture de la procédure, et ce qui avait été décidé me paraissait conforme à l'état et au caractère complet du dossier.

M. le Rapporteur : Vous avez d'autre part rejeté les demandes de remise en liberté respectivement présentées par M. Dominique Wiel, Mme Sandrine Lavier et M. Daniel Legrand fils. Dans les trois cas, votre ordonnance justifie le maintien en détention provisoire « en raison des nécessités de l'instruction ». Or, l'avis de fin d'information a été notifié aux parties le 7 août 2002. D'ailleurs, dans l'ordonnance relative à M. Daniel Legrand fils, vous indiquez que « l'information judiciaire est achevée ».

Quelles sont les nécessités de l'information auxquelles se réfèrent vos ordonnances alors que, dans un cas, vous écrivez vous-même que l'information judiciaire est achevée ?

M. Cyril LACOMBE : Cela figure dans la motivation des décisions. Il est difficile d'isoler par la suite des éléments, de tronçonner un développement. Je n'ai plus le souvenir précis de mes ordonnances de saisie du juge des libertés et de la détention.

M. le Rapporteur : On ne tronçonne rien.

M. Cyril LACOMBE : Je n'ai pas d'éléments supplémentaires à vous donner.

M. le Rapporteur : C'est regrettable. Vous disiez tout à l'heure que c'est de notre travail que dépend l'avenir, mais l'avenir des gens mis en cause dans ce dossier dépendait de vous.

M. Cyril LACOMBE : Que voulez-vous dire ?

M. le Rapporteur : Que de telles décisions sont importantes quand des dizaines d'années de prison sont en jeu...

M. Cyril LACOMBE : Bien sûr que c'est important ! Comment penser que je ne l'avais pas à l'esprit ?

M. le Rapporteur : ...et que l'on est donc conduit à se demander comment le maintien en détention provisoire peut être justifié « en raison des nécessités de l'instruction », alors que l'avis de fin d'information a été notifié aux parties, comme vous l'indiquez vous-même dans l'ordonnance relative à M. Daniel Legrand fils. A priori, c'est contradictoire.

M. Cyril LACOMBE : Non.

M. le Rapporteur : Non ? Bon. S'agissant de M. Thierry Dausque, quels actes avez-vous faits que justifient « les nécessités de l'instruction » ?

M. Cyril LACOMBE : Je n'ai pas d'éléments plus précis à vous donner.

M. le Rapporteur : Mais vous avez pris des décisions de maintien en détention ! Vos réponses sont un peu courtes.

M. Cyril LACOMBE : Je ne qualifie pas vos questions ; je vous saurais gré de ne pas qualifier mes réponses. Elles peuvent ne pas vous convenir, mais ...

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Il n'y en a pas !

M. le Rapporteur : J'ai parfaitement le droit de me prononcer comme je l'entends !

M. le Président : Vous avez été nommé le 3 septembre 2002 et vous avez rendu l'ordonnance de renvoi le 13 mars 2003. Entre-temps, vous n'avez jamais rencontré une seule des personnes mises en cause.

M. Cyril LACOMBE : Non.

M. le Président : Vous êtes donc partisan du dossier papier seulement ?

M. Cyril LACOMBE : Mais non ! C'est que je considère que ce n'est pas le visage des personnes qui importe. L'humain est au cœur de ce dossier, mais il y a un temps pour l'instruction et un temps pour la clôture. Quant au délai, il s'explique par le fait que le dossier est resté longtemps au règlement du Parquet parce que la chambre de l'instruction m'a demandé un acte et qu'il a donc fallu faire un nouvel avis de fin d'instruction. Mais je réfute l'idée selon laquelle j'aurais considéré que les gens ne sont pas importants et que je m'en serais tenu au dossier papier. Ce n'est ni mon opinion ni mon optique.

M. le Président : En tout cas, vous ne vous êtes jamais demandé si vous deviez voir ces gens, au moins une fois ? Vous maintenez que vous n'avez pas eu le sentiment d'être là uniquement pour entériner le dossier du juge Burgaud ?

M. Cyril LACOMBE : Mais bien sûr ! Il ne s'agissait pas d'entériner mais, dans un dossier, il y a un temps pour tout. On en était au temps de la clôture, et je ne vois pas par quelle alchimie il aurait fallu voir les gens. Il ne s'agissait pas de crainte ou d'absence de volonté, et je suis allé en maison d'arrêt, où je n'ai pas vu particulièrement les gens mis en cause dans cette affaire. Mais un dossier se construit peu à peu, puis vient le temps du jugement, et celui-là était juridiquement clôturé. À ce stade de la procédure, qu'auraient apporté ces rencontres ? Aucun dossier n'est plus important qu'un autre, et...

M. le Rapporteur : Pourtant, si le juge Burgaud a été déchargé de permanences, c'est que celui-là devait être considéré comme plus important que les autres !

M. Cyril LACOMBE : Ce que je veux dire, c'est que la détention provisoire est importante pour tous les mis en examen, et que d'autres dossiers étaient en cours au cabinet, qui concernaient d'autres mis en examen, dossiers pour lesquels j'étais présent à l'aube de leur construction, et dans le cadre desquels je procédais à des interrogatoires et à des confrontations. Il n'y a eu de ma part ni volonté de fuite, ni volonté de mal faire, ni légèreté, mais il y a un temps pour tout ; on était au temps de la clôture, et voir quelqu'un n'est pas déterminant, car ce n'est pas en voyant les visages que l'on estime si des charges suffisantes pèsent.

M. le Président : Pour ce qui me concerne, j'ai vu M. Daniel Legrand père et M. Daniel Legrand fils, et ce que j'ai ressenti en les voyant n'avait rien à voir avec ce que j'avais lu à leur sujet. L'humain est très important, Monsieur Lacombe. Je n'ai pas de conseils à vous donner, mais...

M. Cyril LACOMBE : Vous les avez vus dans un autre contexte. Je partage votre analyse, je suis ouvert aux conseils et je ne cherche à me draper dans quoi que ce soit. Mais l'on en était au stade de la clôture et je n'ai pas vu quelle plus value les voir apporterait.

M. le Rapporteur : On peut être d'accord avec l'idée qu'il y a un temps pour tout, mais alors vient la question de la mesure du temps. Or votre ordonnance de renvoi n'est rendue que le 13 mars 2003, ce qui a représenté de six à sept mois de détention supplémentaire pour certains des mis en cause. Il y a, en effet, un temps pour tout, mais si ce temps est raisonnable et, sur ce point, il se peut que nous portions des appréciations. On aurait pu considérer, dans une logique qui n'est pas celle qui ressort de vos réponses, que votre prédécesseur ayant rendu l'ordonnance de fin d'instruction - que, d'ailleurs, il aurait été plus correct de sa part de notifier plus tôt, afin de pouvoir porter lui-même une appréciation sur les demandes d'actes que sa notification allait susciter...

M. Cyril LACOMBE : Mais les parties disposaient de vingt jours ! Ce n'était plus à lui de maîtriser cela.

M. le Rapporteur : La transparence à laquelle vous avez fait allusion tout à l'heure commande de dire que son départ lui était connu avant que le décret de mutation le concernant ne paraisse. Quoi qu'il en soit, on pourrait comprendre qu'arrivant alors que l'instruction est déjà faite et remplit des tomes, vous vous fiiez à ce qu'a fait votre prédécesseur et ne souhaitiez pas tout remettre en cause. Pour autant, si c'était là votre logique - mais ce n'est pas le cas, puisque vous nous avez dit avoir étudié le dossier et partagé son analyse -, pourquoi avoir attendu sept mois pour rendre l'ordonnance de renvoi ?

M. Cyril LACOMBE : Le dossier a été transmis rapidement au règlement du Parquet, mais la chambre de l'instruction l'a partiellement infirmé et j'ai dû verser une pièce complémentaire, dont j'ai estimé qu'elle pouvait ouvrir de nouveaux droits, si bien que j'ai fait le choix d'un nouvel avis dans le cadre de l'article 175 du code de procédure pénale, que j'ai transmis au règlement du Parquet où il est resté longtemps avant de m'être retourné. Ce n'est qu'alors que j'ai pu rendre l'ordonnance définitive de fin d'instruction, et c'est pourquoi je vous ai parlé d'une certaine paralysie face à ce parcours d'obstacles. Je n'ai pas laissé dormir ce dossier : je n'ai pas pu clôturer plus tôt. Ce n'est pas par désintérêt.

M. le Rapporteur : Très bien. J'en viens à l'ordonnance de mise en accusation. Votre prédécesseur est parti, et c'est votre premier poste dans un nouveau métier. Étiez-vous en relation avec le procureur Lesigne ? Avez-vous parlé de ce dossier avec lui ?

M. Cyril LACOMBE : Nous n'étions pas au même étage ; nous ne nous voyions pas tous les jours.

M. le Rapporteur : Ma question est simple : avez-vous parlé de ce dossier avec lui, oui ou non ?

M. Cyril LACOMBE : Oui, j'en ai parlé avec lui, comme j'ai parlé avec Me Raphaël Tachon, peut-être l'unique avocat qui soit venu me voir.

M. le Rapporteur : Peut-être fais-je erreur, mais l'on peut comprendre qu'arrivant pour exercer un métier qui n'est pas votre métier initial, et face à un dossier monumental, avec une instruction close, vous puissiez avoir ressenti le besoin de demander conseil au procureur qui, lui, a suivi le dossier depuis son début. Je ne pense pas que l'on puisse dire que cela n'arrive pas.

M. Cyril LACOMBE : Je n'ai pas dit cela. Mais je ne lui pas « demandé conseil » ! Il m'a parlé de ce dossier, mais pas sur le mode : « Il faut faire comme cela ». C'était une discussion entre un membre du Parquet et un magistrat certes novice mais, non plus qu'avec le juge Burgaud, je ne suis entré dans les détails, car il m'appartenait de me forger une opinion en fonction des éléments du dossier.

M. le Rapporteur : L'ordonnance de mise en accusation a été signée sept jours après le réquisitoire définitif du procureur de la République, ce qui est très rapide.

M. Cyril LACOMBE : J'y avais réfléchi.

M. le Rapporteur : Vous ne pouviez savoir ce qu'il contiendrait.

M. Cyril LACOMBE : Le premier réquisitoire m'avait été transmis en décembre !

M. le Rapporteur : C'est vrai.

M. Cyril LACOMBE : J'avais des éléments de la position du Parquet. Le réquisitoire définitif pouvait certes fluctuer, mais l'écoulement du temps, dans cette affaire, ne me convenait pas. Je me souviens d'ailleurs avoir passé les vacances de fin d'année, chez moi, immergé dans le dossier pour faire le point.

M. le Rapporteur : On a constaté de très fortes similitudes, pour ne pas dire un « copié-collé » entre le réquisitoire définitif du procureur de la République et l'ordonnance de mise en accusation.

M. Cyril LACOMBE : Oui.

M. le Rapporteur : Est-ce une pratique habituelle ?

M. Cyril LACOMBE : Comme je vous l'ai indiqué, lorsque je partageais les analyses du procureur, je les ai reprises in extenso, dans sa présentation.

M. le Rapporteur : C'est donc une pratique habituelle quand on est d'accord.

M. Cyril LACOMBE : Mais ce n'est pas un « copié-collé ».

M. le Rapporteur : L'expression a été utilisée hier par la présidente de la cour d'assises de Paris. Le procédé a peut-être ses limites. En effet, suivant à la lettre le réquisitoire définitif, votre ordonnance renvoie M. Franck Lavier devant la cour d'assises pour avoir commis « de septembre 1998 à mai 2000 » des viols aggravés sur plusieurs mineurs, dont un de ses enfants né le 10 août 2000.

M. Cyril LACOMBE : C'est une erreur.

M. le Rapporteur : Donc, vous n'avez pas vérifié.

M. Cyril LACOMBE : Si, mais c'est une erreur dans la reprise et dans la relecture de mon ordonnance, ce n'est pas par malice...

M. le Rapporteur : J'en suis convaincu.

M. Cyril LACOMBE : Ce n'est pas comme si l'on avait tenté reprocher des faits à une personne mise en cause.

M. le Rapporteur : Mais c'est ce qui a été lu.

M. Cyril LACOMBE : Non, ce n'est pas ce qui a été lu.

M. le Rapporteur : Vous avez raison. Mais c'est tout de même le ferment...

M. Cyril LACOMBE : C'est une erreur qui, ayant été corrigée par la chambre de l'instruction, n'a pas été lue devant la cour d'assises, et qui est donc restée sans conséquence.

M. le Rapporteur : Ne prenez pas mes questions comme une tentative de vous mettre en difficulté mais, dans la pratique, n'a-t-on pas tendance à ne pas aller au fond du dossier, et à recopier ?

M. Cyril LACOMBE : Je ne saurais vous dire si, « dans la pratique », on procède d'une manière ou d'une autre. En revanche, je vous ai dit que j'ai repris totalement les éléments de l'analyse que je partageais.

M. le Rapporteur : Parlons de la barbe de M. Alain Marécaux. Son coiffeur, entendu à deux reprises, affirme clairement que la modification de la taille de la barbe de M. Alain Marécaux « arrondissait le bas du visage mais lorsqu'on le connaît, on le reconnaissait aisément ». Pourtant, il est écrit dans le réquisitoire définitif du procureur que « selon le témoin, cela avait eu pour conséquence de modifier substantiellement les contours de son visage ». Votre ordonnance de mise en accusation dit exactement la même chose. Vous étiez donc d'accord avec le procureur, dont le réquisitoire allait exactement à l'inverse du témoignage du coiffeur ? Comme M. Alain Marécaux finit par se faire couper la barbe, ces précisions n'ont plus aucun intérêt mais, une fois encore, on retrouve les mêmes phrases dans le réquisitoire et dans votre ordonnance. Alors, étiez-vous d'accord avec le procureur, ou est-ce un « copié-collé » ? Par quel mécanisme intellectuel le rédacteur d'un document qui envoie des gens devant une cour d'assises où ils risqueront des années de prison, après des mois de détention provisoire, peut-il écrire le contraire de ce qu'a dit un témoin ? Qu'est-ce qui peut justifier cela ? M. Lesigne a parlé devant nous de « sémantique inappropriée ». Mieux vaudrait, quand on envoie des gens aux assises, lui ai-je dit, que la sémantique soit appropriée. Or, vous la reprenez telle quelle. Avez-vous vérifié cela personnellement ?

M. Cyril LACOMBE : J'ai sous les yeux un des deux procès-verbaux d'audition du coiffeur de M. Alain Marécaux, dans lequel il expose que M. Alain Marécaux est venu se faire couper les cheveux « à un horaire inhabituel » parce qu'il voulait « changer de tête ». Il y avait une volonté de modifier son apparence.

M. le Rapporteur : Vous me répondez à propos de cheveux alors que je vous ai parlé de barbe, et surtout de la motivation de votre ordonnance sur ce point.

M. Cyril LACOMBE : Je vous réponds à propos d'une modification de physionomie, en citant des extraits d'un procès-verbal qui fait état du souhait de « changer de tête ».

M. le Rapporteur : Je ne citerai que pour mémoire ces passages similaires du réquisitoire et de l'ordonnance dans lesquels la Belgique est présentée comme une contrée lointaine...

M. Jean-Yves HUGON : Après avoir été avocat pendant cinq ans, vous dites avoir souhaité changer de prisme. Or, on a beaucoup parlé d'enquête à charge dans cette affaire. N'avez-vous pas eu le sentiment que les droits de la défense n'étaient pas respectés ? Presque tous les acquittés ont dit avoir attendu avec impatience une confrontation séparée avec chacun de leurs accusateurs, estimant que les confrontations groupées ne permettaient pas la manifestation de la vérité. L'avocat que vous avez été n'a-t-il pas été frappé par le fait que ce qui aurait pu être des éléments à décharge ait été écarté ? Par ailleurs, vous êtes-vous demandé pourquoi la presse s'est acharné contre le juge Burgaud mais vous a épargné ? Avez-vous subi la pression médiatique qui semble avoir joué un rôle prépondérant dans cette affaire ?

M. Cyril LACOMBE : L'acharnement contre le juge Burgaud a sans doute tenu à ce qu'il a construit le dossier. Pour ma part, arrivé là au hasard des mutations, j'ai dû le clôturer et je n'ai rencontré aucune de personnes mises en examen. À ce sujet, je persiste à dire que voir les personnes peut avoir une importance, mais qui diffère selon le stade de la procédure où l'on se trouve. Ce n'est pas le juge d'instruction qui décide de la culpabilité ; le moment de la rhétorique et de l'oralité est devant la cour d'assises. Quand j'ai dit qu'il ne m'apparaissait pas utile de les voir, j'ai senti que certains d'entre vous ont pu interpréter cela comme de la froideur. Ce n'était pas le sens de mon propos. Quand cela est utile, on voit les gens car, bien entendu, ce qui fait l'humain, les déclarations, les forces, les faiblesses, le comportement, la manière dont les personnes transpirent, ânonnent, répètent, tout cela est évidemment important pour la construction de la procédure. Il est donc capital que les accusés soient vus, et ils l'ont été en cour d'assises.

Pourquoi il n'y a pas eu d'acharnement contre moi, je l'ignore. Je ne maîtrise pas la presse, je n'ai pas de relation particulière avec elle et je ne sais comment elle réagit.

Comme je l'ai dit, je n'ai jamais fermé la porte de mon bureau. J'ai toujours été à l'écoute des avocats lorsqu'ils ont souhaité me donner leur point de vue sur l'affaire. Je suis différent de mon prédécesseur, mais, s'agissant de ma vision de la défense et de l'éventualité d'une instruction à charge, je n'ai pas senti la volonté d'occulter une partie des points ou de passer sur ce qui n'était pas cohérent pour le masquer, ce qui aurait été à la fois malhonnête et contraire aux textes. Si, en prenant le dossier, j'avais eu le sentiment qu'il en avait été ainsi, je n'aurais pas envisagé de laisser des gens en détention provisoire. Je suis arrivé dans de nouvelles fonctions, avec des intervenants que je ne connaissais pas, non plus que je connaissais mon prédécesseur. J'ai essayé de faire de mon mieux, le plus honnêtement qui soit, et quand je vous ai dit mes interrogations, elles étaient sincères. Je n'ai pas eu le sentiment d'une enquête à charge. Me suis-je mal interrogé ? Ne suis-je pas allé au fond des choses ? J'ai voulu prendre connaissance du dossier et me prononcer, avec peut-être des imprécisions et des erreurs, comme j'en ai commis une à propos de M. Franck Lavier, je le concède, en raison d'une relecture rapide. Mais jamais je ne me suis dit : « Le dossier est à charge et je vais le laisser à charge parce que c'est bien comme ça » !

M. Georges FENECH : En vous entendant dire : « Je suis arrivé là au hasard des mutations et j'ai dû clôturer le dossier », on a le sentiment que vous avez refusé de vous y impliquer et que vous vouliez seulement le clôturer, si bien que vous avez refusé toutes les demandes de remise en liberté et repris le réquisitoire pour en finir au plus vite. Pourtant, les choses n'auraient-elles pu évoluer différemment si, véritablement, un deuxième regard avait été porté sur ce dossier ? Il est vrai qu'une fois l'avis prévu à l'article 175 du code de procédure pénale envoyé, on n'a pas envie de rouvrir l'instruction. Dans ce contexte, ne faudrait-il pas prévoir d'assurer la transition entre les juges d'instruction successifs en les faisant travailler en doublon pendant un moment ? Pour ce qui vous concerne, vous êtes-vous finalement approprié ce dossier ? Si, pendant sept mois, vous n'avez pas eu la curiosité de voir les personnes mises en examen, n'est-ce pas, précisément, parce que vous considériez que ce dossier n'était pas le vôtre, qu'il avait été construit par le juge Burgaud et que c'était lui qui en avait la responsabilité ? Aujourd'hui, vous sentez-vous une part de responsabilité morale dans cette affaire ?

M. Cyril LACOMBE : J'entends votre questionnement, mais c'est que le temps des dossiers et celui des mutations des magistrats s'entrechoquent. Il est difficile d'entrer dans les dossiers, tous les dossiers, ou de s'en extraire. Il faut à peu près un an pour avoir fait le tour d'un cabinet d'instruction, et, comme on ne maîtrise pas le nombre de dossiers, on commence par ceux dans lesquels des gens sont en détention provisoire. C'est en effet une phase délicate que celle de la reprise des dossiers d'instruction. Vous avez parlé de « curiosité ». Elle est évidemment présente, mais elle est orientée selon les nécessités des dossiers à l'instruction. Lorsque je suis arrivé, on fermait le centre de Sangatte, je vous l'ai dit, et un meurtre avait eu lieu dont on avait désigné quatre migrants comme étant les auteurs. Le dossier en était à son début, une commission rogatoire avait été délivrée, et j'ai constaté que les éléments initiaux n'étaient pas confirmés. J'ai immédiatement extrait, interrogé et remis en liberté ces personnes, car on était en phase d'élaboration du dossier. En quoi le fait de revoir les gens tous les mois ou tous les deux mois modifierait-il la situation ? Je ne veux pas éluder vos questions, je veux bien en discuter, mais nous ne sommes pas en phase.

M. Xavier de ROUX : Ce que vous nous dites est assez surprenant car nous sommes à la fin de l'instruction, dans la phase procédurale du contradictoire. Si la défense est avisée, c'est précisément pour qu'elle puisse éventuellement faire des demandes d'actes complémentaires, et c'est ce qui a été fait. Pourtant, vous nous expliquez que vous considériez le dossier comme terminé parce que vous ne l'aviez pas construit, alors que la loi vous impose de répondre au contradictoire à ce moment essentiel de la procédure.

M. Cyril LACOMBE : Vous avez raison, mais j'ai répondu à ce contradictoire, qui existe d'ailleurs dès l'origine, et une partie du rejet des demandes d'actes tenait à la tardivité des délais dans lesquels elles avaient été présentées. J'ai répondu à trois avocats différents ; mon prédécesseur avait répondu aux autres. Pour ce qui est de voir les gens, je répète, parce que je pense m'être fait mal comprendre, que c'est important.

M. le Rapporteur : Mais, pendant sept mois, vous n'avez pas éprouvé le besoin professionnel de les voir.

M. Cyril LACOMBE : Il est important de les voir au moment où le dossier se construit, et lorsqu'ils sont devant la cour d'assises, mais à mon niveau ce ne l'était pas, puisque le dossier était clôturé.

M. Xavier de ROUX : Mais non ! Ce que vous dites est grave pour la défense !

M. Cyril LACOMBE : Non, puisque cela a été confirmé par la chambre de l'instruction ! Si je les vois, il faut de nouveau aviser les parties conformément à l'article 175 du code de procédure pénale, ce qui implique de nouveaux délais, et l'on prolonge indéfiniment.

M. Jean-Paul GARRAUD : Si l'on ne comprend pas pourquoi, en sept mois, vous n'avez pas rencontré les mis en examen, on ne comprend pas davantage pourquoi, pendant la même période, leurs avocats, à l'exception d'un seul, ne se sont pas manifestés auprès de vous. Il leur était pourtant facile de vous rencontrer pour vous alerter, pour vous dire : « Faites quelque chose, mon client est innocent. » Le bâtonnier lui-même aurait pu le faire, d'autant plus facilement, sans doute, qu'il aurait su s'adresser à un ancien confrère. Je ne comprends pas que tous ces avocats qui crient au scandale n'aient pas fait le siège de votre cabinet.

M. Cyril LACOMBE : J'ai le souvenir d'un échange avec un seul. Il ne m'appartient pas de porter un jugement sur l'attitude des avocats. Peut-être, pour certains, l'enjeu était-il ailleurs ; beaucoup s'exprimaient dans la presse. Mais ce n'est pas parce qu'ils ne sont pas venus que mon regard a été modifié. Les demandes d'actes étaient motivées et je les ai refusées par des décisions motivées. Mais ma porte était ouverte et ma qualité d'ancien avocat était en effet connue, puisqu'elle avait été annoncée publiquement lors de la rentrée solennelle et de mon installation. Certes, on s'imprègne des informations qui nous sont données, mais savoir si le fait que des avocats viennent me voir aurait modifié ma vision du dossier... Elle reposait sur des éléments tangibles, dont l'évolution du dossier a montré qu'ils ne l'étaient plus. Je me rappelle toutefois un échange avec Me Raphaël Tachon, assez présent dans la procédure ; pour les autres, je ne sais pas. Peut-être se sont-ils dit : « À quoi bon, puisque le dossier est dans la phase de clôture ? » Je ne sais, mais la démarche n'a pas eu lieu.

M. Christophe CARESCHE : J'ai tout de même un peu de mal à vous suivre. Tout d'abord, on imagine bien qu'un dossier de cette importance, qui était présenté comme l'affaire du siècle, devait être au centre des préoccupations, des interrogations, des rumeurs. Or, vous en parlez comme d'un dossier ordinaire, dont vous vous entretenez tant avec le procureur qu'avec votre prédécesseur comme si c'était un dossier parmi d'autres.

Par ailleurs, pensez-vous qu'un juge d'instruction comme vous, arrivant à la fin d'un dossier ayant cette ampleur, cette répercussion médiatique, a vraiment la latitude, la capacité de le rouvrir, sauf à paraître déjuger son prédécesseur - et à aller à l'encontre du sentiment de la presse, par exemple s'il remet en liberté des gens que celle-ci a d'ores et déjà largement condamnés ? Est-ce que, tout simplement, ce n'est pas à une situation comme celle-là que vous avez été confronté ? On pourrait d'ailleurs le comprendre.

M. Cyril LACOMBE : L'importance d'un dossier ne réside pas dans sa couverture médiatique. La presse a les critères qui sont les siens, et qui ne sont pas ceux de la justice. Je suis quelqu'un d'assez réservé de nature, et j'ai justement souhaité, quand j'ai su que j'étais nommé à Boulogne, ne pas aborder le dossier par rapport à la vision qu'en avait la presse, ne pas me forger ma propre vision à partir de la sienne. Pour moi, le dossier était un dossier important, mais au même titre que d'autres dossiers dans lesquels des gens étaient en détention provisoire - comme celui auquel j'ai fait allusion tout à l'heure, dont personne ne parlait et où j'ai tout de même remis quatre personnes en liberté. La presse n'a donc pas du tout été le moteur de ma vision du dossier.

Plus généralement, ma latitude est totale, en théorie, par rapport à ce qu'a fait mon prédécesseur, mais pour autant, ce n'est pas parce qu'un nouveau juge arrive qu'il doit tout reprendre ex nihilo. D'autres dossiers, dont on a moins parlé, ont connu une évolution différente, que j'ai également construite. Faudrait-il attendre la clôture de certains dossiers importants par le magistrat précédent avant de confier la charge à un autre ? Il y a, c'est vrai, une grande difficulté à reprendre des dossiers de cette importance, et je ne dirais pas que ma prise de fonctions a été facile. Il y avait beaucoup de travail, de doutes, d'interrogations - par rapport à ce dossier comme à d'autres affaires dramatiques, dont on a moins parlé, mais qui m'ont marqué tout autant.

M. Georges COLOMBIER : C'était votre premier poste, votre premier gros dossier. Vous avez parlé de la charge de travail des magistrats comme d'un point important, vous avez parlé de la détention provisoire comme d'un point important, mais vous n'avez pas abordé le problème du manque d'expérience - à moins que vous ne l'ayez fait avant mon arrivée tardive. Or, il faut bien reconnaître que, quand on sort de l'école, on n'a pas d'expérience. C'est la même chose, d'ailleurs dans toutes les professions. Mais quand on tombe dès le début sur un dossier difficile...

M. Cyril LACOMBE : J'avais tout de même été avocat pendant cinq ans, même si c'est très différent. Un magistrat qui aurait été, par exemple, juge aux affaires familiales pendant dix ou quinze ans avant d'être nommé juge d'instruction au motif qu'il aurait quinze ans d'ancienneté, aurait évidemment une expérience humaine plus grande, car on n'est pas le même homme à vingt-cinq et à quarante ans, mais l'enjeu, me semble-t-il, c'est d'arriver à donner aux magistrats à la fois le maximum de compétence technique et d'expérience humaine. Dans les pays anglo-saxons, il faut avoir été avocat pour devenir magistrat, ce qui donne le recul dû à cette expérience antérieure. La France a fait un choix différent. La formation à l'ENM n'est pas un formatage intellectuel, bien au contraire, je peux vous l'assurer. Nous avions des maîtres de conférence qui étaient pétris de la culture du doute. La formation théorique est complétée, en outre, par des stages, comme celui que j'ai fait pendant quinze jours en maison d'arrêt, où j'avais choisi de servir comme gardien, pour porter l'uniforme, être contact des détenus, leur porter leurs repas, m'imprégner, me rendre compte de la réalité. Il faut associer la compétence technique, que l'ENM nous apporte incontestablement, et l'expérience. Toute la question est de savoir comment.

Qu'est-ce qui fait qu'on sera un bon ou un mauvais juge d'instruction ? C'est subjectif. L'ancienneté dans la profession ? Le fait d'avoir passé quinze ans, par exemple, comme juge aux affaires familiales ? Ou l'exercice d'une profession antérieure, avec une indispensable remise à niveau technique dans le cadre de l'Ecole, qui soit plus longue, compte tenu de l'évolution législative intervenue en dix ou quinze ans, que les huit ou quinze jours actuellement prévus avant tout changement de fonction ?

Si j'ai choisi la fonction d'instruction, c'est parce qu'elle me semblait la plus exigeante. Peut-être ai-je présumé de mes capacités ? Je ne sais pas. Toujours est-il que c'est une fonction extrêmement difficile, peut-être l'une des plus difficiles. L'expérience est chose subjective, elle est propre à l'individu. Comment l'associer au mieux avec la technique ? C'est sûrement une des clés du problème.

M. Georges COLOMBIER : Ce que l'opinion publique se demande souvent, c'est pourquoi un magistrat - je ne parle pas forcément de vous - qui n'a pas d'expérience, et qui a autour de lui beaucoup de collègues plus expérimentés, semble travailler seul dans son coin sans avoir de contacts avec eux, comme si tout était cloisonné.

M. Cyril LACOMBE : Ce n'est pas le cas. Nous avons de nombreux contacts, de nombreux échanges. J'ai ainsi souvent pris contact avec mon ancien maître de stage, j'ai aussi eu des contacts avec la chambre de l'instruction, dont on me téléphonait, par exemple, pour avoir mon sentiment sur tel ou tel point, sur tel ou tel appel - sans qu'il s'agisse pour autant de pressions.

La difficulté principale tient à la charge de travail. Quand on a 80 dossiers, on ne passe pas le même temps sur chacun d'eux que si on en a 120 ou 130. Peut-être faudrait-il limiter le nombre de dossiers par cabinet ? C'est une piste, surtout dans une matière comme celle-là, où il y a des hommes et des femmes en détention provisoire, dont il faut s'occuper le plus humainement et le plus professionnellement possible. Quand j'avais, fin 2003, 136 dossiers, avec 60 personnes en détention provisoire, c'était très difficile.

M. Guy GEOFFROY : Sur le dossier lui-même, M. Burgaud n'a pas manqué de nous rappeler qu'il n'avait envoyé ni maintenu personne en prison - puisque c'était la responsabilité du JLD - ni renvoyé personne devant les assises - puisque c'était son successeur qui avait signé l'ordonnance de renvoi. C'est vous, en effet, qui l'avez signée - et, du moins je l'espère, rédigée, dans les conditions sur lesquels le rapporteur vous a interrogé tout à l'heure.

M. Cyril LACOMBE : Mais c'est la chambre de l'instruction qui a prononcé le renvoi.

M. Guy GEOFFROY : Certes. Dans cette ordonnance, cependant, beaucoup de choses nous ont troublées, s'agissant notamment de la référence à certaines expertises. Ainsi, selon les experts psychologues, dix des treize futurs acquittés avaient un profil d'abuseur sexuel, et ils l'ont écrit en des termes qui donnaient l'impression qu'il s'agissait d'un « copié-collé ». Pour les experts psychiatres, en revanche, aucun des treize ne pouvait être considéré comme ayant un tel profil. On peut comprendre que la démarche scientifique soit différente en psychiatrie et en psychologie, mais les personnes examinées étaient les mêmes ! Or, l'ordonnance de renvoi ne fait référence, à ma connaissance, qu'à l'avis des experts psychologues. Qu'est-ce qui vous a incité à retenir, parmi les éléments justifiant potentiellement le renvoi aux assises, leur avis à eux, au détriment de celui des psychiatres, qui était tout aussi net mais allait en sens inverse ?

M. Cyril LACOMBE : J'ai en effet choisi de retenir, parmi les éléments, ceux qui paraissaient pouvoir constituer des charges, et j'ai motivé ma décision sur ce point. Cela dit, la démarche scientifique n'est pas infaillible, ainsi que la suite l'a confirmé.

M. le Rapporteur : Certes, mais les expertises psychiatriques étaient constitutives, le cas échéant, d'éléments à décharge, puisqu'elles disaient le contraire des expertises psychologiques. Pourquoi ne pas en avoir fait état ? Est-ce parce qu'elles étaient à charge que vous avez privilégié les secondes ?

M. Cyril LACOMBE : La démarche d'instruction est à charge et à décharge. Mais à un moment donné, quand on doit prendre une décision, quand on doit trancher, on élimine, on prend des risques, en fonction de la vision qu'on a de l'affaire. On peut se tromper, et la suite a montré que c'était le cas pour la majorité des personnes en cause. Mais il n'y avait pas de démarche malicieuse de ma part, il n'y avait pas de volonté d'essayer de tronquer la réalité...

M. le Président : Si j'ose dire : encore heureux...

M. Cyril LACOMBE : J'essaie simplement de vous expliquer la démarche qui a été la mienne.

M. Guy GEOFFROY : Excusez-moi si je suis un peu pesant, mais il y a, dans ce dossier que vous avez découvert en totalité à votre arrivée, des éléments qui peuvent troubler le lecteur, notamment lorsqu'on lit, à propos des mêmes personnes, des choses radicalement différentes. Comment expliquez-vous que vous n'ayez-vous pas eu envie, même sans être expert, de voir qui étaient ces personnes, présentées par les uns comme ayant le profil d'abuseurs sexuels et par les autres comme ne l'ayant pas, avant de rédiger et de signer l'ordonnance de renvoi ?

M. Cyril LACOMBE : Si nous avions été en cours d'élaboration de l'instruction, j'aurais sûrement été amené à le faire, et j'aurais eu ma vision, mais les éléments qui étaient présents dans le dossier au moment où je suis arrivé m'ont paru être suffisants, et constitutifs de charges - ce qui ne veut pas dire, j'y insiste, que je considérais ces personnes comme coupables, mais simplement que le fait de les rencontrer un par un n'était pas un critère d'élaboration de ma démarche intellectuelle.

M. François VANNSON : Hier, au Salon de l'agriculture, j'ai évoqué les travaux de la commission d'enquête avec une personne de mon département, qui m'a dit ressentir la même chose que lorsque son père était malheureusement décédé sur la table d'opération et que le chirurgien lui avait dit, tout en lui annonçant le décès, que l'opération s'était « bien passée ». J'ai l'impression, en écoutant vos collègues, d'entendre le même discours : « Nous avons bien travaillé, nous avons respecté les procédures... » Reste que le résultat est là. Je dis cela sans malice aucune, mais parce que notre rôle est d'évaluer au mieux les dysfonctionnements, les responsabilités, les éventuelles erreurs commises afin de faire des propositions pour sortir de cette situation.

M. Cyril LACOMBE : Je partage en partie votre analyse et vos interrogations. Je n'ai pas suivi tous vos débats in extenso. Y a-t-il des magistrats qui veulent se couvrir, se défausser ? Je l'ignore. En tout cas, telle n'est pas ma démarche. Je ne dis pas que j'ai bien travaillé, et il ne m'appartient pas de porter un jugement de valeur sur mon travail. Je dis que j'ai essayé, en arrivant dans le dossier, d'en prendre connaissance, de voir ce qu'il contenait et de prendre une décision. La suite a montré qu'apparemment, cette décision n'était pas la bonne.

M. le Rapporteur : Pourquoi « apparemment » ?

M. Cyril LACOMBE : Quand je l'ai prise, elle m'apparaissait être la bonne, mais par la suite, elle a été infirmée par le jeu des institutions.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : La décision de la cour d'assises de Paris s'impose bien à tous, n'est-ce pas ?

M. Cyril LACOMBE : Oui.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Elle emporte donc une négation de tous les actes qui lui sont contraires. N'est-ce pas votre sentiment ?

M. Cyril LACOMBE : Si. Elle est la vérité judiciaire, incontestablement. Peut-on en déduire ipso facto que tout ce qui a été fait avant était mauvais ? Je ne le sais pas. On peut réfléchir, on peut s'interroger. Il ne m'appartient pas de juger mon travail. Je ne suis pas venu pour maintenir une position, ni pour refuser de me remettre en question. L'histoire a démontré que ma décision n'était pas la bonne, mais quand je suis arrivé, elle m'a paru être la bonne. Sinon, je ne l'aurais pas prise. Je ne l'ai pas prise par volonté de faire vite ni de mal faire, il n'y avait chez moi ni cécité ni frilosité particulière. Je veux bien qu'on conteste ma décision aujourd'hui, qu'on la critique, qu'on la dissèque en montrant que les charges que j'ai cru voir n'étaient pas là. C'est vrai : elles n'y étaient pas. Ai-je mal fait mon travail ? Je m'interroge, je me questionne. Je n'essaie pas de me défausser.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Les questions posées par mes collègues, surtout les dernières, visaient à mesurer si ceux qui ont eu à instruire avaient en permanence à l'esprit la nécessité de le faire à charge et à décharge. Quand on examine le dossier, on relève ainsi que, dans l'ordonnance de mise en accusation, seules les expertises à charge sont invoquées.

Je voudrais revenir sur le cas de M. Jean-Marc Couvelard, qui est une erreur avérée du dossier, comme vient de le confirmer le garde des Sceaux, si j'ai bien compris, au président de la commission d'enquête. Quelqu'un qui n'a pas été mis en examen ne peut faire l'objet d'un non-lieu. Il est extrêmement regrettable qu'un non-lieu ait été prononcé sur la base de l'article 122-1 du code pénal relatif à l'absence de discernement, parce que, de ce fait, aujourd'hui, on ne peut plus rien faire. S'il n'était tout simplement pas question de M. Jean-Marc Couvelard dans l'arrêt de mise en accusation ni dans celui de renvoi, il ne serait pas concerné par l'affaire, et sa mère serait fondée à estimer que son fils est considéré comme n'ayant jamais eu rien à voir avec cette affaire.

Je veux rappeler la façon dont les choses se sont passées : la police est venue chez M. Jean-Marc Couvelard, il était sur la liste, sa mère n'a rien pu faire, elle a essayé d'avoir le juge au téléphone pour lui dire que tout cela était impossible, et le juge a demandé une expertise psychiatrique. Or, c'était illégal, s'agissant d'une personne qui n'était ni victime ni mise en examen. La réponse du juge n'était pas juridiquement fondée, et la mère aurait dû refuser l'examen d'expertise.

Puis, alors que M. Jean-Marc Couvelard est physiquement incapable de se mouvoir seul, et qu'il est donc impossible qu'il ait pu commettre les faits, on a continué d'invoquer l'absence de discernement. Le procureur a demandé dans son réquisitoire un non-lieu partiel, sans développer ce point. Vous l'avez développé, vous, dans votre ordonnance de renvoi : c'est le onzième point, qui ne figure pas dans le réquisitoire. Et vous avez ordonné le non-lieu partiel.

Ce qui me frappe, c'est à la fois l'illégalité de l'expertise psychiatrique, et le fait que la police n'ait pas tiré argument de l'immatérialité de la mise en cause de M. Jean-Marc Couvelard, immatérialité qui aurait pu entraîner un doute sur la parole des accusateurs. On s'est contenté d'invoquer l'absence de discernement de M. Jean-Marc Couvelard, au sens de l'article 122-1 du code pénal, et tout cela fait que le garde des Sceaux nous confirme aujourd'hui qu'on ne peut même pas proclamer officiellement que le malheureux garçon n'a rien à voir avec tout cela. Comment a-t-on pu, juridiquement parlant, prononcer un non-lieu pour une personne non mise en examen ? Cela nous interpelle tout de même sur l'orientation qui a été donnée à l'instruction, ainsi qu'au réquisitoire et à l'ordonnance de mise en accusation. Quel est votre commentaire sur ces éléments ?

M. Cyril LACOMBE : Effectivement, puisqu'il n'était pas mis en examen, il n'y avait pas de non-lieu à prendre. La démarche a été excessive, puisque j'ai écrit à la fois qu'il n'y avait pas de charges et qu'il n'y avait pas de discernement.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Vous n'avez pas écrit qu'il n'y avait pas de charges. Je relis ce que vous avez écrit dans l'ordonnance : « Présentant de graves troubles mentaux, celui-ci ne pouvait cependant être entendu par les enquêteurs ni être mis en examen par le juge d'instruction. L'expertise psychiatrique organisée à la demande de ce dernier concluait à son absence de discernement, de telle sorte qu'un non-lieu sera pris le concernant sur le fondement des dispositions de l'article 122-1 du code pénal. » Rien, dans le dossier, ne dit que M. Jean-Marc Couvelard ne pouvait avoir commis les faits.

M. Cyril LACOMBE : Dans la motivation, non, mais dans le dispositif, j'ai écrit : « Attendu qu'il ne résulte pas de l'information des charges suffisantes... »

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Vous écrivez cela à propos de Christian Godard, et ajoutez à propos de Jean-Marc-Couvelard : « après que ce dernier ait été déclaré incapable de tout discernement au sens de l'article 122-1 du code pénal. » Cela veut dire que le non-lieu résulte uniquement de l'absence de discernement.

M. Cyril LACOMBE : Si telle avait été mon analyse, j'aurais écrit quelque chose comme : « Attendu qu'il existe des charges suffisantes, mais qu'il se trouvait atteint, au moment de ces faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique... » Juridiquement, c'est vrai, il était excessif de prononcer un non-lieu pour mettre M. Jean-Marc Couvelard hors de cause, puisqu'il n'était pas mis en examen.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Mais l'expertise elle-même était irrégulière. Il était gardé à vue, il ne pouvait faire l'objet d'une expertise !

M. Cyril LACOMBE : Mais j'indique bien dans le dispositif qu'il n'y a pas de charges suffisantes.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Il n'y a pas de charges du tout, puisqu'il n'est pas mis en examen ! Mais vous n'avez pas écrit qu'il est handicapé et ne peut avoir commis les faits. Et le juge Burgaud ne l'a pas dit non plus à la mère au téléphone. C'est là le vrai problème, car à ce moment-là, l'instruction est sur des rails.

M. Cyril LACOMBE : M. Jean-Marc Couvelard est innocent, puisqu'il n'a pas été mis en examen.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Mais le garde des Sceaux nous confirme que personne ne peut le lui signifier officiellement. Il faudrait que l'on puisse dire qu'il n'était même pas concerné par l'affaire. Or, ce n'est pas possible, puisqu'il y a eu un non-lieu et qu'il y a eu une expertise concernant son absence de discernement, où il n'est même pas mentionné qu'il est incapable de se mouvoir seul.

M. Guy GEOFFROY : Comment expliquer que, dans un acte aussi important que le renvoi devant les assises, on puisse faire référence à quelqu'un qui n'a pas été mis en examen ?

M. Cyril LACOMBE : C'est en effet superfétatoire. Mais cela ne préjudicie pas, il n'y a eu aucune mesure à son encontre, il n'a jamais été accusé. Il est innocent.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Ce que veut sa mère, c'est que l'on dise officiellement qu'il n'était en rien concerné par l'affaire.

M. Guy GEOFFROY : On a fait de lui un coupable non responsable.

M. Cyril LACOMBE : Le meilleur moyen de dire qu'il n'était pas concerné, c'était de ne pas le mentionner.

M. Alain MARSAUD : Vous avez commis une illégalité, et le juge Burgaud en a commis une autre en faisant procéder à l'expertise.

M. François CALVET : Je voudrais revenir sur le problème de la détention provisoire, dont on a souligné à plusieurs reprises que, sans elle, tout ce drame n'aurait pas eu lieu. J'observerai, comme mon collègue Garraud, que les avocats n'ont guère insisté à quelque stade que ce soit auprès du JLD, ne déposant de mémoires ni lors du renouvellement de la détention provisoire, ni à celui de la clôture de l'instruction. Et nous avons bien vu, quand nous avons reçu les acquittés, que ce qui les a surtout marqués, c'est cette détention provisoire, ce sentiment qu'ils avaient d'être oubliés.

Ne pourrait-on envisager que, dès la clôture de l'instruction, il y ait obligatoirement un débat contradictoire devant le JLD, en présence des avocats, pour voir si d'autres mesures que la détention provisoire, par exemple un hébergement chez quelqu'un habitant loin, est possible ? On nous explique qu'il faut ensuite attendre sept mois avant le procès, on nous explique aussi que tout a été très bien fait sur le plan technique. C'est peut-être vrai, mais pendant ce temps-là, des gens sont en prison, dans des conditions qui sont bien pires, ceux qui ont visité des prisons le savent, que celles faites aux condamnés. Quelle solution trouver pour faire sortir les gens qui attendent leur procès ? J'aimerais avoir votre sentiment, puisque vous avez été avocat et êtes maintenant magistrat.

M. Cyril LACOMBE : L'analyse contradictoire des situations est toujours bénéfique. La piste que vous tracez est intéressante, mais celle de la collégialité de la décision sur la détention ou la liberté l'est aussi. J'y vois même la clé d'une évolution notable de la situation. L'audience pourrait intervenir au moment du renvoi, pour examiner si les charges sont réunies ou non, mais aussi pour voir s'il y a lieu ou non de maintenir en détention provisoire les personnes renvoyées. Cela dit, il y a aussi le problème de l'engorgement des juridictions : il a fallu attendre de longs mois jusqu'aux assises de Saint-Omer, de longs mois pendant lesquels rien ne s'est passé puisque l'instruction était clôturée. C'est à la fois du temps perdu pour ces personnes qui étaient en détention provisoire et pour la justice elle-même. Sans doute faudrait-il faire en sorte que le procès ait lieu dans un délai plus bref.

M. Léonce DEPREZ : Vous avez bien saisi - pour être assis à côté de vous, je m'en suis rendu compte - que nous avons eu du mal à vous comprendre. Votre réaction est très humaine. Nous avons eu du mal, car vous avez développé une double argumentation, une argumentation contradictoire. Vous nous avez dit : « Je n'ai pas entériné le travail du juge Burgaud », avant d'affirmer, dans un second temps, que l'instruction était close et que vous n'avez pas éprouvé le besoin de vous rendre en prison pour rencontrer ceux dont vous refusiez la mise en liberté. Vous avez eu du mal à nous convaincre. Pourquoi ne pas dire sincèrement que vous avez entériné le travail du juge Burgaud, tout simplement parce que sa relève n'avait pas été suffisamment réfléchie par les pouvoirs publics, par le législateur ? Nous pourrions en tirer la conclusion qu'il faudra absolument revoir la question de la relève d'un magistrat par un autre. Vous avez entériné ce qui avait été instruit par votre prédécesseur avec bien des imperfections, vous l'avez repris à votre compte, sans d'ailleurs faire de publicité - car vous êtes très discret, vous nous l'avez dit. Il importe que vous nous disiez si vous ressentez le besoin d'une réforme parce que vous avez mal vécu cette relève.

M. Cyril LACOMBE : Si j'ai eu du mal à me faire comprendre, cela me chagrine. Votre question est double. En effet, il est très difficile de reprendre un cabinet d'instruction - faire la part des choses, se plonger dans les dossiers, essayer de les analyser, de les synthétiser, etc. - et je l'ai vécu comme une épreuve. C'est une période très délicate, et il faudra sans doute y réfléchir.

S'agissant de ce dossier, je n'ai pas entériné parce que je me sentais incapable d'agir autrement, mais tout simplement parce que je partageais les investigations menées. Elles étaient ce qu'elles étaient, mais à l'époque, eu égard aux éléments que j'ai découverts en arrivant, c'était mon opinion.

M. Léonce DEPREZ : Mais vous avez dit que vous n'aviez même pas eu d'entretien sur le fond avec le juge Burgaud, et que l'entretien avec le procureur avait été rapide.

M. Cyril LACOMBE : C'est vrai que nous n'avons pas repris le dossier point par point.

M. Léonce DEPREZ : Vous donnez le sentiment d'avoir fait votre devoir pour expédier les affaires courantes, de vous être dit que ce n'était pas votre dossier, mais celui du juge Burgaud. « L'instruction est close », nous avez-vous dit : c'est donc que vous le pensiez, et que vous avez agi en conséquence ?

M. Cyril LACOMBE : C'est en effet ce que je vous ai dit. L'instruction était clôturée, j'étais en accord avec ce qui avait été fait, aussi l'ai-je finalisée.

M. le Président : Je pense tout de même que vous n'avez pas eu un regard assez critique sur le travail de votre prédécesseur. Pardonnez-moi de vous le dire ainsi, alors que j'aurais dû le formuler sous forme de question.

À écouter les questions de mes collègues, j'ai un peu le sentiment que c'est l'impression qui se dégage de votre audition.

M. Cyril LACOMBE : Je m'interroge, effectivement. On évolue dans le temps, mais cet avis était partagé par la chambre de l'instruction.

M. le Président : Mais le problème est bien là. On a l'impression que vous, magistrats, faites forcément confiance à vos collègues qui ont validé certaines procédures, certains actes. C'est le nœud du problème ! Il n'est pas question d'esprit de corps, et encore moins de corporatisme...

M. Cyril LACOMBE : Non, non...

M. le Président : ...mais on attend d'un magistrat qui prend un dossier qu'il ait un regard critique sur ce qu'ont fait ses collègues magistrats. Vous nous renvoyez à la décision de la chambre de l'instruction, mais votre réponse aggrave votre cas, si vous me permettez de parler comme un magistrat...

Monsieur Lacombe, je vous remercie.

* Audition de Mmes Charlotte TRINELLE, Christine POUVELLE-CONDAMIN
et Annie SANCTORUM, psychologues,
et de MM. Alain LEULIET et Paul MESSERSCHMITT, psychiatres



(P
rocès-verbal de la séance du 7 mars 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Mesdames, Messieurs, je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire d'Outreau.

Avant votre audition, je souhaite vous informer de vos droits et de vos obligations. Dans le cadre de la formule du huis clos qui a été retenue à votre demande pour votre audition, celle-ci ne sera rendue publique qu'à l'issue des travaux de la commission d'enquête. Cependant, la commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui en sera fait. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué et les observations que vous pourriez présenter seront soumises à la commission.

L'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires punit des peines prévues à l'article 226-13 du code pénal, soit un an d'emprisonnement et 15 000 euros d'amende, toute personne qui, dans un délai de trente ans, divulguera ou publiera une information relative aux travaux non publics d'une commission d'enquête, sauf si le rapport de la commission a fait état de cette information.

Je vous rappelle qu'en vertu de ce même article 6, les personnes auditionnées sont tenues de déposer, sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel.

Toutefois en application de l'article 226-14 du même code, l'article 226-13 n'est pas applicable aux personnes informant les autorités de privations ou de sévices, dont les atteintes sexuelles.

Pour la commodité de l'audition, vous pourrez citer nommément les enfants qui ont été victimes d'agressions ou d'atteintes sexuelles, la commission les rendant anonymes dans son rapport.

Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(Les personnes auditionnées prêtent successivement serment).

La commission va maintenant procéder à votre audition qui fait l'objet d'un enregistrement.

Qui souhaite prendre la parole ?

Mme Charlotte TRINELLE : Je vais très rapidement vous exposer ma participation dans cette affaire.

Je suis expert près la cour d'appel de Douai depuis 1991 et, au cours de ce procès, je suis intervenue dans le deuxième groupe d'experts, nommée par le président Monier, par une ordonnance en date du 11 juin 2004, pour examiner Léa et Estelle. Le rapport devait être rendu dans les jours suivants. Autant une réactualisation avant un procès en assises est assez fréquente, autant un nouvel examen en cours de procès, est exceptionnel.

La mission consistait à examiner chacune des enfants, à dire si elles présentaient un traumatisme psychique et le cas échéant, à dire si celui-ci pouvait être en relation avec une agression de nature sexuelle. Il était important de prendre en compte le contexte de cette expertise, qui se situait trois ans après le début de l'enquête, et entre trois et cinq ans après les faits. Notre éclairage était donc très différent de celui dont disposaient les personnes qui avaient conduit les premières expertises.

Selon ma pratique habituelle, j'ai d'abord examiné chacune des enfants, et dans un second temps, j'ai consulté la seule pièce du dossier qui m'a été transmise, l'arrêt de renvoi. Je n'ai pas eu accès aux premières auditions des enfants, ni aux premières expertises.

Ces enfants avaient déjà été entendues par la cour. Elles semblaient dire qu'elles n'avaient pas eu le sentiment d'avoir pu s'exprimer. Le président Monier a d'ailleurs souligné devant vous que les enfants avaient témoigné à un moment très difficile du procès. Il a parlé d'une importante charge émotionnelle, allant même jusqu'à dire qu'elles étaient arrivées « comme dans une fournaise ».

Contrairement à ce que je craignais, les deux enfants ont appréhendé ce nouvel examen très facilement, comme une nouvelle possibilité qui leur était offerte de s'exprimer. Je les ai écoutées sous la forme du récit libre, sans poser la moindre question, consciente qu'à ce stade, encore plus qu'auparavant, la parole de l'enfant était très fragile et pouvait avoir subi toutes sortes de contaminations, mais aussi de refoulements et d'oublis.

À ce stade, il n'était plus question de parler de crédibilité. Ce terme avait subi un certain glissement sémantique. D'autre part, il était impossible de parler de la crédibilité de l'enfant alors qu'il avait subi toutes sortes d'influence, ainsi que cette énorme pression de la presse.

Lors de ce premier procès, j'ai été longuement interrogée sur la parole de l'enfant. Ces enfants présentaient encore des indices d'une souffrance pouvant être consécutive à un traumatisme de nature affective, mais aussi de nature sexuelle. Les symptômes de stress post-traumatique étaient toutefois en régression. Il faut savoir que, un peu à l'instar de ce qui a été dit concernant les traits des abuseurs sexuels, les symptômes d'un état de stress post-traumatique ne sont pas spécifiques d'un état de stress lié à une agression sexuelle. Néanmoins leur présence est fréquemment retrouvée chez les victimes d'agressions sexuelles.

Mme Annie SANCTORUM : J'ai été désignée moi aussi en cours de procédure. Je ne savais pas qui j'allais rencontrer. Après discussion avec le président Monier, je n'ai rencontré qu'un enfant. Il s'agissait de Marc. Ce garçon avait dix ans à l'époque, et avait déjà été vu et revu dans le cadre de précédentes expertises, des conclusions desquelles je n'ai pas pris connaissance.

Je commence toujours par mettre les gens en confiance. Surtout, nous ne parlons pas des faits, mais d'eux-mêmes : de leurs aspirations, de leur famille, de leur environnement, de leur scolarité, de leurs copains, de leurs copines, de leurs distractions, bref, de tout ce qui fait qu'ils sont ce qu'ils sont.

Je me suis bien gardée d'aborder les faits. Je ne voulais surtout pas induire de réponse de la part de ce jeune garçon. Mais nous étions bien obligés de parler de la procédure, qui était très pesante, très stressante. Pour lui, le traumatisme, c'était la procédure.

Nous en sommes venus à parler de l'implication de ses parents dans la procédure. Puis, lui-même m'a présenté les faits tels qu'il les concevait à l'époque. Depuis, il a changé d'avis. Je ne me suis pas attardée sur les faits. Lui-même ne tenait pas à s'étaler. Il avait déjà été entendu par la police, avait déjà été l'objet d'une expertise. Je ne me souviens plus s'il avait déjà été entendu par la cour.

Nous avons ensuite procédé à une partie plus technique : tests de niveau, tests de personnalité. J'utilise un matériel classique, depuis plusieurs années. Je précise que j'ai été inscrite pour la première fois sur une liste d'experts en 1974.

J'avais reçu la même mission que Mme Trinelle : établir un bilan psychologique ; dire s'il y avait traumatisme, et si oui, si ce traumatisme était en relation avec une agression de nature sexuelle. J'ai trouvé que ce garçon était très traumatisé. Mais son traumatisme n'était pas en relation avec des faits de nature sexuelle. Il était lié à la procédure, au fait de voir ses deux parents impliqués dans une procédure. C'était quelque chose de très douloureux pour lui.

Mme Christine POUVELLE-CONDAMIN : Je commencerai par quelques remarques sur les violences d'ordre sexuel subies par les enfants. Il s'agit d'un sujet tabou, qui provoque l'effroi. Pour l'enfant, c'est un sujet qu'il est encore plus difficile d'aborder, surtout quand il s'agit d'une sexualité déviante et qu'il a été pris pour cible. Il est incapable d'assimiler les gestes sexuels autrement que comme des effractions physiques et psychiques.

Par ailleurs, les enfants sont en proie à la honte. Ils ont souvent été menacés.

La vérité judiciaire ne parvient pas toujours à élucider la vérité des faits réels. Les preuves au sens judiciaire et notamment au plan médico-légal sont difficiles à obtenir : il n'y a le plus souvent pas de témoin, car la sexualité s'exerce en général dans l'intimité, ou en présence de co-agresseurs.

Il y a trois sortes de viols : les viols buccaux, anaux et vaginaux. Les viols vaginaux avec pénétration complète sont beaucoup plus rares que les autres dans les affaires de viol collectif. Mais de simples attouchements masturbatoires clitoridiens, avec la main ou le sexe, peuvent être ressentis par les enfants comme de véritables pénétrations. C'est assez difficile à comprendre, mais les enfants peuvent le ressentir parfois.

Les viols anaux ne sont en général plus visibles après 48 heures, sauf sur les tout jeunes enfants.

Dans des affaires aussi graves que celles-là, il y a de nombreux non-lieux, et de nombreux acquittements sont prononcés au pénal. Ce n'est pas une surprise, étant donné le manque de preuves au sens judiciaire, mais aussi parce que certains avocats de la défense plaident d'une manière de mieux en mieux rodée, de plus en plus efficace. Cela nous pose un certain nombre de problèmes. Ils tentent de discréditer la parole de l'enfant au moyen d'interrogatoires assez musclés, comme on l'a vu dans cette affaire. Ils tentent également de discréditer les experts. Ils disent aussi aux présumés agresseurs de nier ou de se rétracter.

Le doute fait partie d'une indispensable prudence dans ce type d'affaire, où les preuves restent difficiles à mettre au jour.

En ce qui concerne le rôle du psychologue et de l'expert psychologue, je voudrais insister sur le secret de l'expertise. Dans le cadre d'une expertise, victimes et mis en cause acceptent de nous rencontrer. Ils admettent que nous réalisions un rapport écrit puis un rapport oral pour éclairer le juge et les jurés, mais c'est une exception à la déontologie du secret. Nos expertises doivent normalement rester secrètes, ou au moins rester dans un secret partagé, et non pas être transmises à la presse.

Un expert est un témoin neutre, il n'apporte jamais la preuve d'aucune culpabilité. Actuellement, il n'est pas recruté par la partie civile ni par la défense, mais par la justice. Il n'amène pas d'élément à charge ou à décharge.

L'expertise est un travail long et difficile, qui demande du temps et des moyens. Il faut mettre l'enfant en confiance, l'écouter alors qu'il a beaucoup de réticence à parler. Dire, c'est souvent « revivre » des événements difficiles. C'est aussi porter préjudice à ses parents quand ils ont malheureusement participé aux faits.

Nos tests permettent, dans certains cas, de relever des traits pouvant amener l'hypothèse ou la suspicion qu'il peut s'agir d'un enfant victime de maltraitance ou, plus précisément, d'abus sexuels. Nous disposons de critères : présomption, vraisemblance, objectivation, révélation. Parfois aussi, on voit que les enfants font de fausses allégations.

Faire rire des experts peut être une manœuvre tactique. Si l'on veut discréditer des experts gênants, on peut dénigrer leur pratique en affirmant qu'elle ne relève pas de sciences exactes. C'est vrai dans un sens. Mais la pratique des psychologues relève néanmoins de sciences universitaires, qui sont objectives et explicitent une partie du vécu intra-psychique.

S'agissant des expertises que j'ai réalisées, le contexte était particulièrement difficile. Dans le procès d'Outreau, certains médias ont opté pour un rejet de toute objectivité, dans un mouvement de balancier préjudiciable, passant de la stigmatisation des « monstres pédophiles » en 2001 à un travail sans relâche pour tenter ensuite leur réhabilitation en 2004.

Certains avocats plaident pour leurs clients sans aller au-delà de ce qui est raisonnable, en respectant les mis en cause et les victimes, d'autres sont prêts à utiliser des arguments qui ne sont pas très éthiques.

Dans le procès d'Outreau, les enfants victimes n'ont été défendus que par un avocat. Les mis en cause l'ont été au total par une vingtaine d'avocats. Cela a complètement déséquilibré le rapport de force, et méconnu le principe d'égalité des armes entre les deux parties. Une des dérives d'Outreau a donc été la présence d'un contexte hyper-médiatisé et polémique, qui n'a pas forcément permis aux experts, ni aux autres personnes, de s'exprimer dans un climat de sérénité. Je pense avoir subi une sorte de lynchage médiatique.

J'ai rencontré deux enfants.

J'ai rencontré une très petite fille, de 4 ans et demi, qui avait 20 mois lorsqu'elle a été placée chez sa nourrice. On se demande s'il est possible qu'une enfant ait vécu des traumatismes avant l'âge de 20 mois. J'ai pensé que cette petite fille pouvait avoir connu de grandes difficultés dans sa toute petite enfance. Elle était très angoissée, avait des tendances phobiques. Les épreuves psychologiques pouvaient permettre d'avancer l'hypothèse d'un traumatisme psychologique très précoce.

Le petit garçon était, un peu comme les enfants qu'ont vus mes collègues, victime d'un stress post-traumatique très important. Il m'a tout de suite dit qu'il ne voulait pas parler. Ce stress post-traumatique était peut-être dû à la façon dont il avait été interrogé à plusieurs reprises. Il était probablement dû aussi, quand même, peut-être, à des faits graves qu'il avait pu subir éventuellement.

Un expert ne peut pas se prononcer sur la réalité des faits matériels. Il peut simplement essayer de comprendre le vécu intra-psychique de l'enfant. Il ne peut en aucun cas se prononcer sur les faits. Ce n'est pas du tout son rôle.

Les procès ont été très difficiles à vivre, pour moi qui suis un adulte, mais aussi pour les enfants. J'ai surtout pensé à la façon dont de jeunes enfants, perturbés affectivement, sont venus seuls à la barre, sans le soutien de leurs assistantes maternelles. Comment avaient-ils pu vivre le procès ? J'ai aussi pensé aux innocents, et même aux coupables, quels qu'ils soient.

Des faits troublants ont eu lieu à Paris. Les accusés étaient placés dans la salle des témoins, et non dans le box des accusés. Les experts ont été interrogés pour quelques enfants appelés à comparaître, mais certains enfants n'ont plus été appelés à comparaître. Un haut magistrat est intervenu de façon inattendue dans l'enceinte du prétoire, avant même la plaidoirie des avocats. Et, chose extrêmement rare, les avocats ont refusé de plaider. Même les jurés ne voulaient plus vraiment répondre aux questions qui leur étaient posées. L'ambiance était très difficile.

S'agissant des pistes de réflexion, on pourrait se pencher, en premier lieu, sur l'amélioration du traitement judiciaire des personnes. Qu'il s'agisse d'adultes ou d'enfants, le procès d'Outreau met en évidence l'importance du traitement des personnes mises en cause, juridiquement présumées innocentes et trop souvent médiatiquement présumées coupables, ainsi que l'importance de la prise en charge des victimes. Il serait souhaitable d'introduire plus d'humanité dans le processus judiciaire.

Deuxièmement, l'anonymat le plus strict est souhaitable pour une préservation de la présomption d'innocence et le respect des victimes. Le huis clos est indispensable.

Troisièmement, les comptes rendus d'expertise devraient être soumis à une règle de secret très stricte.

Quatrièmement, une écoute attentive et un recueil particulièrement précis de la parole des personnes - enfants et mis en cause - sont souhaitables. Dans ce type d'affaire, l'enregistrement des interrogatoires des mis en cause et des enfants semble indispensable. La question de la rétractation des enfants et des adultes est à étudier de façon très fine dans ce type de procès, car le juge d'instruction est très directement confronté à ce problème. Les premiers aveux ont-ils été recueillis normalement par la police, ou l'ont-ils été sous la menace et la contrainte ? L'enregistrement des premières déclarations de l'enfant est également important. Les interrogatoires d'enfants effectués par les services de police judiciaire devraient être conduits par des personnes spécialisées. Ils doivent l'être de la manière la moins traumatisante possible. L'enregistrement sonore et visuel des déclarations de l'enfant devrait être obligatoire. Leurs paroles doivent être recueillies par un personnel qualifié. Il faut éviter que les enfants aient à répéter leurs dires. Car à la fin, ils ne savent plus ce qui est vrai ou pas vrai.

Lors du procès, des interrogatoires d'enfants indirects, sereins et respectueux sont nécessaires. En Angleterre, lors du procès, les enfants sont entendus dans une pièce à part et les questions posées par les avocats sont relayées par des personnes formées aux techniques d'interrogatoire des enfants. Ceux-ci ne sont pas interrogés directement, ni surtout en la présence de leurs présumés agresseurs, lesquels les ont parfois menacés, ou même menacés de mort. Pendant le procès, ils continuent à les intimider par leur présence même. Il faut savoir qu'ils sont parfois relayés par certains avocats de la défense qui interrogent les enfants. Les enfants devraient être interrogés dans l'intimité, et leur interrogatoire filmé et retransmis dans le prétoire. Une cour d'assises comme celle de Saint-Omer ou celle de Paris sont des lieux extrêmement impressionnants, où même des adultes peuvent perdre tous leurs moyens. Parfois cependant, la justice s'exerce dans une petite salle où se tiennent une trentaine de personnes, et le procès a lieu dans l'intimité, ce qui devrait être toujours le cas pour des enfants victimes.

Je voudrais également insister sur l'exigence d'une plus grande rapidité du traitement judiciaire des affaires de mœurs. La rapidité du traitement judiciaire permet aux enfants de vivre un procès le plus proche possible des faits, sans les oublier ou avoir tendance à les remanier. Elle permet aussi aux familles de tenter de dépasser de très lourdes épreuves et aux mis en cause de ne pas être trop longtemps inquiétés, éventuellement sans raison. Or certains procès se tiennent quatre ou dix ans après les faits, ce qui peut être une démarche tactique des avocats de la défense. Cela ne permet pas que les enfants se souviennent des faits avec précision.

Il existe évidemment de nombreux autres sujets qui mériteraient d'être abordés ici : la question de la transmission transgénérationnelle de la maltraitance, celle des soins et traitements à apporter aux victimes et aux adultes maltraitants.

Il est utile de rappeler que le rapport d'un expert est un témoignage, qui peut être nuancé par une contre-expertise, et qui ne porte pas directement sur la matérialité des faits, tandis que l'arrêt prononcé par une cour de justice établit un verdict et non une vérité axiomatique.

Les Français ont subi et subissent encore un matraquage médiatique. Il y a quand même 12 enfants qui ont été victimes - on ne sait pas encore bien forcément de qui, d'ailleurs - et qui ont été reconnus comme tels à Saint-Omer. Ce phénomène de maltraitance à l'égard d'enfants se rencontre malheureusement bien trop fréquemment dans notre société contemporaine. Il apparaît que l'on parle peu des enfants déclarés victimes et de ce qu'ils ont subi, comme s'il était indécent même d'oser penser ce supplice : écouter un enfant victime de viol, de violences et de maltraitances répétées et en réunion, c'est aussi une épreuve, bien qu'elle soit sans comparaison avec ce que l'enfant a subi.

M. le Président : Vous venez de dire : « 12 enfants ont été reconnus victimes, on ne sait pas trop de qui ». Dans votre esprit, ce n'est pas très clair encore à ce jour ?

Mme Christine POUVELLE-CONDAMIN : Je ne suis pas sûre que ce point ait été éclairci.

M. Paul MESSERSCHMITT : Je suis pédiatre, pédopsychiatre, expert près la cour d'appel de Paris depuis une dizaine d'années, et je commets des expertises à la demande de juridictions très différentes : des juridictions pénales, des réquisitions de la brigade des mineurs, des juges des enfants, des chambres aux affaires familiales.

L'avocat général, au procès de Saint-Omer, m'a demandé : « Alors, monsieur l'expert, lorsqu'on prend un enfant par le coude, est-ce un acte sexuel ? » J'ai répondu : « Non, monsieur l'avocat général, ce geste n'a pas en soi de connotation sexuelle. » Le procès d'Outreau montre la sexualisation outrancière des théories relationnelles dans notre culture, laquelle véhicule des notions psychanalytiques mal comprises et mal vulgarisées. Cela a influencé beaucoup de monde, y compris les juges et les avocats généraux. La question est également posée à propos d'un certain nombre de tests projectifs, dont l'axe d'interprétation est soumis à une procédure d'équivalence sexuelle. Culturellement, il faut se poser la question de savoir si notre société n'a pas tendance à une interprétation générale trop systématique. L'expert se doit de pratiquer une psychologie des réalités, la moins subjective possible, la plus prudente possible, la moins soumise possible à des croyances théoriques.

La rumeur, la rue, la réputation ont joué un rôle. Un enfant d'Outreau disait que lorsqu'il allait faire des courses avec sa mère, ils étaient traités de tous les noms et qu'ils avaient peur de sortir. À Paris, la présidente a fait remarquer à l'un des experts qu'il n'avait pas à tenir compte des faits médiatiques dans sa manière de raisonner. Il est vrai que l'expert doit, et c'est un lourd travail, s'en tenir aux seuls documents qui lui sont proposés. Il doit observer une neutralité, qui ne doit pas non plus être une surdité aux réalités générales d'une procédure aussi longue et aussi médiatisée que celle d'Outreau.

Outreau a bien montré que le tout ou rien, en matière de pénalisation des abus sexuels, posait problème. La France s'est engagée très tard, contrairement au Canada et aux États-Unis, dans la prévention des abus sexuels. Jusqu'à il y a vingt ans, on a complètement douté de la réalité de ces choses. Puis, on s'est engagé dans la prévention, notamment dans les écoles. Peut-être Outreau témoigne-t-il d'une excitation quelque peu outrancière.

À Paris, l'un des avocats m'a dit : « Avant-hier, nous avons fait le procès des tests psychologiques. Hier, nous avons fait le procès de la parole des enfants. Aujourd'hui, nous allons faire le procès de l'hystérie des experts. » J'ai refusé d'en traiter, non pas que ce soit inintéressant, mais parce que ce n'était pas l'objet du procès. Cela étant, il est probable que nous ayons assisté à une grande hystérie collective. Il faudrait peut-être distribuer un certain nombre de responsabilités. Notre culture a ses responsabilités. Mme Badaoui a les siennes, qui a usé de son pouvoir de dispersion des accusations. Il nous a été demandé, lorsque nous avons procédé à des expertises, si nous appartenions à des associations de défense des enfants victimes. Il y a une hystérie associative. Il y a une hystérie d'un certain nombre d'institutions, à partir d'un véritable souci de dépistage des abus. Il y a une hystérie des avocats, et, pourquoi pas, une hystérie des experts.

S'agissant de la crédibilité de l'enfant, oui, une illusion totale s'est manifestée, celle de la pureté magique de sa parole. On peut admettre l'idée d'une certaine naïveté existentielle, mais l'on sait très bien que l'enfant est hautement influençable. Je pense qu'on ne devrait plus demander à l'expert d'être un scanner de fantasmes, d'aller chercher la vérité des actes, voire la vérité des choses de la vie. Celles-ci sont multiples, et sont nécessairement évolutives.

Au début de l'enquête, nous tentons de livrer à l'autorité judiciaire et aux enquêteurs un travail de perception de la personnalité de l'enfant victime. Nous essayons de leur donner tous éléments susceptibles de le retrouver, autour de ses appuis, de son contexte, de ses goûts, de ses failles. C'est un travail clinique, qui peut probablement s'aider d'un certain nombre de tests, mais ceux-ci doivent être le plus objectifs possible. C'est une pièce de puzzle que nous ciselons à un moment donné, ponctuel. La procédure a l'entière responsabilité de la déplacer pour reconstituer l'ensemble du puzzle. L'expert n'a pas affaire à « la » vérité, il ne dispose pas d'une caméra divine, d'un scanner de fantasmes. Il doit livrer une personnalité de l'enfant victime, qui sera alors un partenaire plus adéquat pour les gens du métier que sont ceux qui vont procéder aux interrogatoires et ceux qui vont juger.

La parole de l'enfant est évolutive. Oui, elle change, et heureusement. Car les vérités qui ne changent pas sont des vérités mortes. Ces enfants ont été séparés de leur famille. La plupart de ceux que j'ai interrogés ont compris la dimension salvatrice des mesures de défense qui ont été prises en fonction des soupçons qui pesaient sur leurs parents, mais tous ont dit : « Mais enfin, on aurait quand même pu voir nos parents ! » Certains ne les ont vus qu'une heure par mois. La parole évolutive s'est opposée à la logique de conservation de la preuve. Le procès d'Outreau a montré que l'on était allé jusqu'au bout de la volonté de congeler une réalité, en ne permettant plus à ces enfants d'être influencés par leurs familles, alors qu'ils ont été tout aussi influencés par des familles d'accueil, par les médias, par la rue et par la vie. On aurait pu se demander s'il n'était pas possible de faire autrement.

Peut-on proposer une confrontation des enfants avec des personnes adultes ? Si les enfants étaient bien défendus et bien préparés, le renouvellement des expertises au cours de la procédure et la confrontation aménagée pourraient peut-être donner plus de résultats que des spéculations.

La répétition des expertises me semble importante. Leur délocalisation doit être envisagée lorsque peu d'experts sont disponibles. La création de collèges d'experts, dans des affaires criminelles difficiles, serait une bonne chose.

Les juges sont souvent trop isolés : le juge d'instruction, le juge des enfants, le juge aux affaires familiales n'ont pas de lien entre eux. Ce cloisonnement est dommageable.

Je pense que l'expertise devrait conduire un travail clinique de fond, présentant à la justice une personne, dans sa réalité la plus riche et la plus sensible.

Je propose, par ailleurs, une vraie expertise de crédibilité, de type profiler. On a probablement besoin, pour ce faire, non pas de pédiatres ou de psychiatres, mais de personnes surspécialisées. Mais il faudrait alors pouvoir disposer des moyens de tester la notion de réalité. Je me demande si une IRM fonctionnelle de l'hippocampe ne sera pas un jour faisable. Toujours est-il qu'on a besoin de profilers qui travaillent essentiellement sur la crédibilité.

M. Alain LEULIET : Je suis pédopsychiatre, expert près la cour d'appel de Douai depuis 1987, inscrit aussi bien pour les enfants que pour les adultes.

J'ai été amené à examiner onze enfants, dans le cadre d'une autre affaire située elle aussi à Outreau. Je ne sais pas ce qui s'est passé, j'ai été commis par la cour d'assises pour rapporter sur un enfant de 9 ans que j'avais vu en avril 2002. Cet enfant, à ce que j'ai cru comprendre, avait dénoncé l'une des personnes mises en cause dans la première affaire. Ses parents, oncles et tantes, ont été mis en examen. Cette affaire devrait être jugée en avril prochain par la cour d'assises de Saint-Omer.

J'ai émis des doutes quant à la crédibilité de cet enfant. J'ai ressenti très intensément le fait qu'il cherchait à tout prix à protéger ses parents, sa famille. Apparemment, cet enfant était resté dans sa famille alors que celle-ci subissait déjà des pressions avant les incarcérations qui ont eu lieu bien après. Manifestement, il a été très sensible à certaines pressions.

J'ai qualifié cet enfant de peu crédible dans ses déclarations. J'ai eu le sentiment que mon rapport d'expertise a été utilisé pour contrer ceux de mes collègues. J'ignorais d'ailleurs tout ce qui se passait autour de cette affaire Outreau n° 1. Je me suis retrouvé parachuté au milieu d'un tohu-bohu.

J'ai été stupéfait par les questions qui m'ont été posées par les avocats des accusés. La question des conditions de l'interrogatoire de l'enfant est une question classique, mais un avocat m'a demandé s'il était normal que l'on dise à un enfant : « Untel t'a-t-il fait ceci, Untel t'a-t-il fait cela ? » J'ai évidemment fait part de mes grandes réticences quant à la façon dont un tel interrogatoire avait pu être pratiqué.

On m'a aussi posé la question, qui m'a beaucoup étonné, de savoir quelle différence il y avait entre un psychologue et un pédopsychiatre. Je me suis contenté de répondre en ce qui concerne la pédopsychiatrie : on est médecin, puis psychiatre, puis qualifié en pédopsychiatrie. J'ai ajouté que les psychologues et les psychiatres avaient généralement une façon différente d'aborder l'analyse de la personnalité de l'enfant, les psychologues faisant notamment usage de tests projectifs, les psychiatres ayant plutôt recours à l'entretien clinique, axé sur le versant pathologique.

On m'a également posé l'éternelle question : « Votre discipline est-elle un art ou une science ? » Je dirai que c'est quelque chose qui est entre les deux. L'expertise est fondée sur certaines données à caractère scientifique, mais d'autres contacts peuvent s'établir dans le cadre d'une relation particulière, ce qui relève plus d'une pratique, d'une expérience.

Je voudrais revenir sur la question de la crédibilité. C'est une question qui nous embarrasse beaucoup. Pourquoi pose-t-on cette question uniquement au sujet de l'enfant victime ? Je ne l'ai jamais vu posée pour des agresseurs potentiels ou des accusés. Pourquoi la pose-t-on quand l'auteur a reconnu les faits ? Cela n'a, à mon avis, pas beaucoup de sens.

Pendant des générations, on n'a pas cru la parole de l'enfant. J'ai des exemples très précis d'adultes qui n'ont pu révéler les sévices sexuels qu'ils avaient subis qu'après leur majorité. On en a même vu qui les ont révélés le jour de leurs 18 ans, parce qu'ils avaient l'impression d'être libérés du carcan dans lequel les adultes les enfermaient. Je me rappelle avoir entendu, dans le cadre d'une expertise menée pour une compagnie d'assurances, une femme qui avait réussi à merveille sa vie professionnelle et personnelle révéler qu'elle avait été victime d'un inceste par son frère. Cet inceste remontait à plus de quarante ans. Le médecin de la compagnie d'assurances et moi-même avions été stupéfaits de cette révélation. Nous étions les premiers à qui elle pouvait dire ce qui lui était arrivé.

Je voudrais insister sur la nécessité des campagnes de prévention. Beaucoup d'enfants ont pu mettre un frein aux agressions de leurs proches, ou de leurs moins proches. Dans le Pas-de-Calais, de nombreuses campagnes de prévention ont porté leurs fruits. Elles ne sont pas suffisamment reconduites. On en est resté au stade de l'expérience pilote, sans que celle-ci entre dans la pratique courante.

Il me gênerait beaucoup que nous soyons, à terme, amenés à apporter des éléments d'appréciation. On a suggéré, s'agissant des enregistrements vidéo, que l'expert devrait donner son appréciation sur la crédibilité de l'enfant. Je ne considère pas que je puisse travailler dans ces conditions.

Je ne souhaite pas particulièrement disposer de documents. Cela nous implique trop dans le système judiciaire. Il est plus intéressant d'avoir une photographie de l'enfant tel qu'il est, sans tenir compte forcément de la réalité authentique, mais en tenant compte de sa réalité à lui. À la limite, il pourrait être envisageable d'instituer une sorte d'assistance à l'audition. Si les enfants sont entendus de manière assez abrupte, sans précaution, cela peut être catastrophique.

Généralement, les enfants sont entendus par des enquêteurs, policiers ou gendarmes, qui ont déjà pas mal de difficultés. Les auditions auxquelles ils procèdent ne sont pas retardées dans le temps, contrairement aux expertises, qui interviennent parfois deux ans, trois ans après les faits, de sorte que l'enfant a pu se libérer.

Souvent, ce qui est dérangeant, c'est que nous intervenons à retardement. L'enfant a du mal à redire ce qu'est son ressenti.

Des progrès ont été faits. Dans le Pas-de-Calais, des enquêteurs ont été formés. On sent la différence. Mais tout le monde n'est pas encore formé, évidemment.

En ce qui concerne la recherche de preuves, il faudrait dépasser ce simple stade où chaque enfant est soumis à un examen gynécologique. Comme disait ma collègue, au bout de quelques heures, cela ne laisse plus de trace, notamment quand il s'agit de pénétration anale. Nos collègues gynécologues évoquent souvent le problème de l'hymen complaisant, c'est-à-dire un hymen qui se laisse distendre. Cela n'apporte aucune preuve. Faut-il, à chaque fois, obliger l'enfant à subir un tel examen ? Je vois souvent des enfants qui se demandent si les faits laissent des séquelles. C'est la question qu'ils se posent souvent : est-ce que mon corps est atteint dans son intégrité ?

Il faudrait surtout que l'enfant puisse parler spontanément, que rien ne lui soit proposé ou suggéré, qu'il demeure le promoteur de sa parole. C'est dans cet esprit que nous essayons de procéder à l'expertise de l'enfant.

Il y a des différences assez importantes selon l'âge. Quand l'enfant est petit, ce qui est important, c'est sa parole spontanée, sa parole directe.

Il faut aussi s'entourer de faisceaux d'indications. J'ai entendu dire que l'on reprochait aux experts d'avoir rencontré des assistantes maternelles. Mais je ne vois pas pourquoi l'on devrait s'interdire de rencontrer les parents ou les substituts parentaux d'un enfant, ne serait-ce que pour avoir des confirmations quant à l'observation de certains comportements. D'ailleurs, les assistantes maternelles sont relativement bien formées. Elles ont des observations très intéressantes à soulever, qui viennent renforcer le faisceau d'indications concernant le traumatisme subi par l'enfant.

L'enfant plus âgé peut aussi devenir le haut-parleur de l'adulte.

Le recueil de la parole de l'enfant est primordial. Ce sont surtout les premières révélations qui sont déterminantes. Il ne faut absolument pas induire des réponses. Il faut être très attentif à des signes très particuliers : des chutes d'efficience scolaire, des éléments dépressifs, des troubles du comportement alimentaire, des fugues, des tentatives de suicide.

Ce qui est aussi fâcheux, c'est tout ce qui est de l'ordre du remaniement lié à la procédure, en fonction de sa durée comme en fonction du contexte. On a parlé du conflit de loyautés dans lequel les enfants sont forcément inscrits. Jamais un enfant ne va dire : « Mes parents me battent, me font du mal ». Des pressions morales peuvent être exercées. L'enfant peut aussi craindre des représailles. Quand il arrive dans notre cabinet, sa dernière défense consiste souvent à s'enfermer derrière un « Je ne sais pas ». Ce « Je ne sais pas » est aussi fonction de la désapprobation qu'il a lue dans le regard de la société. C'est aussi à partir de là que des enfants vont s'enfermer dans des compensations fabulatrices, vont rechercher une certaine marque de sollicitude.

Il y a aussi des enfants qui ont besoin de protéger le véritable auteur. Ce n'est pas la première fois que l'on voit un enfant désigner un tiers pour protéger le véritable auteur.

On voit aussi beaucoup d'adultes qui falsifient la réalité, qui mentent impunément à leurs enfants. Ceux-ci sont bien conscients du mensonge des adultes. Le mensonge fondamental est celui que représente la transgression du tabou de l'inceste.

On constate des disparités selon l'âge. Les très jeunes enfants vivent plus les atteintes sexuelles comme des atteintes à l'intégrité physique. On voit des enfants complètement terrifiés, morcelés, mortifiés. Chez le pré-adolescent, c'est encore un autre problème : c'est l'atteinte à l'identité sexuelle.

Il y a des enfants avec lesquels les choses sont très faciles : on prend son stylo et on enregistre la parole. À l'inverse, il nous arrive de rencontrer des enfants déficients, retardés. J'ai toujours beaucoup de scrupules à recueillir l'expression de leur traumatisme. Ils ne trouvent pas les mots. C'est très difficile.

L'impact traumatique n'est pas forcément proportionnel à la gravité des faits. Il n'est pas non plus forcément proportionnel à l'intensité des agressions, ni à leur fréquence. Il n'y a pas du tout de règle.

L'expertise, à mon sens, est une photographie instantanée. Elle doit s'intégrer dans l'ensemble de la procédure d'instruction. Les avocats de la défense, et c'est souvent une machination de leur part, accusent l'expert d'avoir un pouvoir faramineux quant à l'accusation. Ce n'est pas du tout comme cela que je vois l'expertise.

La difficulté consiste à poser la bonne question au bon moment. Les réponses des enfants sont variables.

Je me rassure en me disant que des contre-expertises sont toujours possibles. Il m'est déjà arrivé de revoir un enfant à plusieurs reprises. Cela peut aussi donner d'autres éclairages.

La pédopsychiatrie est une discipline récente. Elle date de 1960. Elle est en pleine évolution. Nous sommes très sollicités, d'autant que nous sommes de moins en moins nombreux. Nous sommes une race en voie de disparition, notamment en raison du numerus clausus. Nous sommes sollicités de partout. Depuis cinq ou dix ans, on assiste à une évolution phénoménale, notamment de la part de nos collègues somaticiens, qu'il s'agisse des pédiatres ou des gynéco-obstétriciens. Nous sommes impliqués dans les maternités, dans les services de périnatalité.

Dans le département du Pas-de-Calais règne malheureusement une grande misère sociale et économique. Quand je participe à un procès en cour d'assises, j'ai toujours l'impression d'un gâchis phénoménal. Nous arrivons après coup. Des sévices ont été commis, des enfants ont été victimes, des agresseurs attendent la sanction. Je me demande comment on pourrait anticiper un peu plus les situations. Vous avez été amenés à entendre les travailleurs sociaux. Nous essayons de travailler avec eux. On aurait peut-être pu éviter que des enfants soient victimes d'agressions sexuelles. Le problème des travailleurs sociaux est qu'ils sont isolés. Ils sont souvent anesthésiés, c'est-à-dire qu'ils côtoient tellement la misère sociale qu'ils sont amenés à relativiser certaines situations sociales en se disant qu'il y a pire.

Ils ne sont pas non plus très aidés. Ils n'ont pas de supervision. Ils sont en première ligne. Ils sont souvent jeunes et manquent d'humanité. À cet égard, je voudrais dire que nous manquons tous d'humanité tant que nous n'avons pas atteint un certain âge, quarante, quarante-cinq ans, à un moment où nous commençons à découvrir la vie, ce qu'elle est, quels en sont les enjeux.

Je regrette qu'on ne repère pas, qu'on ne décode pas suffisamment les signaux d'alerte. Il y a des familles où il est très difficile d'entrer. Dans cette affaire, on en a vu un exemple. Ces familles pérennisent la notion de non-dit, de secret. On sait très bien que c'est comme cela que l'inceste se perpétue.

Nous devons également tenir compte de l'évolution de la société. L'un de mes maîtres en psychiatrie disait que les sévices sexuels étaient apparus à partir du moment où tout le monde a pris son bain dans la même baignoire pour économiser de l'eau. Depuis vingt ans, les choses ont encore beaucoup évolué. La pornographie s'introduit à domicile. Les familles recomposées sont également un phénomène à prendre en considération. Quand un enfant retrouve le week-end ses demi-frères ou ses demi-sœurs très éloignés, il peut se passer des choses.

On assiste beaucoup à des tribulations affectives de certaines mères immatures qui sont très isolées.

En Belgique, on pratique beaucoup le travail en réseau. Différents acteurs interviennent à part égale autour de l'enfant, sans hiérarchie de valeurs ou de pouvoirs. En France, nous sommes encore trop enfermés dans nos chapelles respectives. Il y a une vingtaine d'années, on parlait de la création de secteurs unifiés de l'enfance. C'était une bonne idée, qui mériterait d'être reprise.

M. le Président : Des experts nous ont dit que les contradictions dans le récit d'un enfant étaient plutôt le signe d'un discours crédible. Partagez-vous ce point de vue ? Ne pensez-vous pas que si l'on poussait cette logique jusqu'au bout, on en arriverait à considérer que plus un discours est fantaisiste, plus il faut le croire ?

M. Paul MESSERSCHMITT : La seule chose que je peux dire, c'est que l'enfant qui est très authentique admet que l'on remette en question ou que l'on provoque sa vérité. L'enfant qui va défendre une vérité absolue et immuable pourrait être considéré comme moins crédible.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Je vous remercie, mesdames messieurs, pour vous vos propositions, dont certaines me paraissent très pertinentes.

J'ai eu le sentiment que votre discours était très mesuré, empreint de relativité et de distance quant à ce qui est possible en matière d'expertise. Mme Pouvelle-Condamin a dit que l'expert n'apportait jamais la preuve d'une culpabilité, que son rôle n'était pas d'apporter des éléments à charge ou à décharge. Mais cette distance que vous manifestez, les uns et les autres, contraste avec la prise en compte majeure par une juridiction, quelle qu'elle soit, des conclusions d'un rapport d'expertise, a fortiori lorsqu'il n'y a pas, par ailleurs de preuve matérielle évidente. Avez-vous conscience que les juridictions utilisent parfois les conclusions d'un rapport d'expertise comme des éléments à charge ? Les experts utilisent-ils suffisamment des termes attirant l'attention des juridictions sur la prudence qu'il convient d'avoir quant aux conclusions ? Dans les disciplines qui sont les vôtres, quelle est la limite des conclusions d'une expertise ?

Mme Charlotte TRINELLE : L'expertise est un éclairage, en un temps donné. Il est certain que l'expert doit faire attention aux mots qu'il emploie. Mais il est vrai que l'on assiste, depuis un certain nombre d'années, à une certaine dérive. Nos rapports tendent à être utilisés comme des preuves. C'est un tort, en effet. Nos rapports ne sont absolument pas des preuves. Ils portent sur le psychisme, et non sur la réalité des faits.

Mme Annie SANCTORUM : C'est à nous de rappeler, systématiquement, dans nos conclusions, et même dans le corps de l'expertise, que notre rôle se borne à dresser un bilan d'une personnalité et à en donner les traits essentiels, et qu'en aucun cas ce que nous disons de cette personnalité ne confirme ni n'infirme les faits qu'une personne est supposée avoir commis ou subis. Il faut le rappeler chaque fois, parce que nous avons senti, ces dernières années, une sorte de pression, notamment de la part des cabinets d'instruction. Parfois, des questions extrêmement détaillées nous sont posées : « Ce monsieur présente-t-il des traits d'un abuseur sexuel ? » ; « Est-il capable de passer à l'acte ? » ; « Est-il capable de récidive ? » Mais nous ne pouvons pas vraiment répondre à ces questions.

M. le Rapporteur : C'est précisément ce qui s'est passé dans ce dossier, puisque le juge demande si telle ou telle personne présente les traits d'un abuseur sexuel. Je note au passage que les réponses des psychologues sont positives alors que celles des psychiatres sont négatives. L'ordonnance de mise en accusation ne retient que les conclusions des premiers, ce qui confirme le poids que peuvent avoir les conclusions d'un rapport d'expertise.

En fin d'instruction, le juge demande à un expert si Mme Badaoui est affabulatrice, si elle est crédible, si elle mettrait en cause des personnes innocentes. L'expert répond de manière précise : non, elle n'est pas affabulatrice ; non, elle ne met en cause des personnes innocentes.

Le juge se voit ainsi conforté dans sa démarche. « Un expert a dit que... » Le dossier se monte comme cela, surtout quand il n'y a pas d'éléments matériels.

Mme Annie SANCTORUM : Nous sommes parfaitement conscients de ce problème.

M. le Rapporteur : Ma question est la suivante : les experts en général ne sont-ils pas tentés de répondre aux attentes de la juridiction qui les interroge, de crainte de ne plus êtres désignés à l'avenir ? C'est une question que l'on peut se poser. Les réponses des experts, dans ce dossier, sont souvent affirmatives. Elles ne laissent guère de place au doute.

Mme Charlotte TRINELLE : L'expert s'oblige à répondre aux questions. Mais il peut très bien évoquer un doute. Ce sont des choses que nous faisons. Mais répondre aux deux premières questions et pas à la troisième, c'est quelque chose qui ne se fait pas. Par contre, nous pouvons tout à fait exprimer notre doute. Cela ne m'a jamais posé de problème.

Mme Christine POUVELLE-CONDAMIN : Je pense que l'expert peut ne pas répondre par oui ou par non. Par exemple, à la question de la crédibilité, j'ai très souvent répondu en termes de fiabilité : un enfant est logique, il est cohérent, il ne délire pas, nous n'avons pas remarqué, pendant l'entretien, d'affabulation ou de mythomanie. La réponse à la question de la crédibilité peut être très mal interprétée par le juge s'il confond la crédibilité de l'enfant avec la vérité de ses propos. Un enfant crédible peut mentir. Nous pouvons répondre de manière nuancée.

M. le Rapporteur : Bien sûr que c'est possible. Mais ma question est de savoir si les experts ne peuvent pas être tentés de répondre toujours aux attentes des juridictions. Dans ce dossier comme dans d'autres, certaines réponses ont pour résultat d'asseoir l'accusation, ce qui explique, madame, que les avocats s'efforcent de « discréditer » les experts, puisqu'il y a un contraste entre le recul qu'il convient de manifester envers les conclusions d'un expert et la manière dont ces conclusions sont parfois exploitées.

M. Paul MESSERSCHMITT : J'aurais trois propositions à faire.

Comme vous l'avez dit, monsieur le rapporteur, ce sont les conclusions qui, peut-être, posent problème. Or, les conclusions ne sont pas forcément l'essentiel de nos expertises. La question est de savoir si le juge a le temps de lire l'ensemble de l'expertise.

M. le Rapporteur : Je comprends bien ce que vous dites. Mais les conclusions, comme leur nom l'indique en sont quand même le réduit, et donc ce qu'il faut retenir d'essentiel des développements qui les précèdent.

M. Paul MESSERSCHMITT : Absolument.

Le deuxième point est l'échange d'informations entre l'expert et le juge. Dans certains cas, il y a une trop grande distance entre eux. En fait, il est tout à fait admis qu'un expert puisse rester en contact avec un juge et expliciter son expertise.

Troisièmement, je reconnais tout à fait que nous tous, experts, avons été utilisés, et heureux de l'être, dans une recherche de réponses simples à des questions simples. On nous a demandé des modélisations : ce monsieur se comporte-t-il comme un abuseur sexuel ? Nous devons tous freiner cette tendance.

M. le Rapporteur : Vous parliez, madame Pouvelle-Condamin, du « discrédit » jeté sur les experts. Mme Gryson-Dejehansart, qui avait examiné le même enfant que vous, écrit ceci dans son rapport : « Les faits de sodomie avec godemiché ne peuvent être inventés à cet âge et avec un tel profil psychologique. » Vos conclusions sont beaucoup plus prudentes : « Les tests de personnalité effectués mettent en évidence plusieurs signes pouvant amener à l'hypothèse d'une suspicion d'abus sexuel. En aucun cas nous ne pouvons nous prononcer sur la réalité d'une telle hypothèse. » Votre conclusion, très prudente, est contraire à celle de votre collègue, qui a des conséquences concrètes car elle est peut être exploitée dans le sens de l'accusation.

D'autre part, comment expliquer qu'à la question de savoir si une personne présente les traits d'un abuseur sexuel, les psychologues répondent par l'affirmative pour dix des treize personnes acquittées et les psychiatres par la négative pour chacune de ces treize personnes ? Les avocats, à l'audience, mettent en avant ces contradictions, parce qu'il y a des années de réclusion criminelle à la clé.

Mme Christine POUVELLE-CONDAMIN : Bien sûr. Mais Mme Gryson-Dejehansart et moi-même n'avons pas du tout examiné cet enfant à la même époque. Elle l'a vu au début de l'année 2002, à une date très proche des faits. Je pense que l'enfant a dû parler des faits, il a cité des noms d'agresseurs, a répondu à des questions précises. L'enfant que j'ai vu n'était pas le même enfant. Je l'ai vu pendant le procès de Saint-Omer, à un moment extrêmement houleux. Il m'a dit tout de go qu'il ne répondrait pas à mes questions. Il n'a pas voulu parler des faits. Mais il présentait des signes inquiétants, qui m'ont conduite à m'exprimer en des termes très prudents : « Les tests de personnalité effectués mettent en évidence plusieurs signes pouvant amener à l'hypothèse d'une suspicion d'abus sexuel. » Je suis très prudente, mais je ne dis pas qu'il n'y a rien du tout. Cet enfant a pu être victime d'abus sexuels. Je suis incapable de dire par qui. Je ne suis pas sûre que mes conclusions aillent dans un sens contraire à celles de Mme Gryson-Dejehansart.

D'autre part, nos tests nous apportent parfois des révélations qui sont claires. Il arrive que les réponses des enfants ne soient pas du tout conformes à ce que l'on attend d'habitude : des notations sexuelles graves, des descriptions d'abus dans des planches qui ne sont absolument pas sexuelles. On peut donc, quand même, parfois, parler, certes avec précaution, d'une vraisemblance d'abus sexuels. Un enfant peut parfois se projeter dans certains tests : « Là, je vois une pénétration » ; « Là, je vois un viol » ; « Là, c'est un zizi et un sexe qui se mettent l'un dans l'autre ». Un enfant de six ans n'invente pas une telle sexualité dans un test aussi neutre. Quand des signes de ce genre se manifestent à profusion, on peut se permettre de dire qu'il y a eu quelque chose. J'ai proposé des critères : présomption, vraisemblance, objectivation, révélation d'abus sexuels. On peut parfois avoir un avis assuré.

M. le Rapporteur : Mme Gryson-Dejehansart affirme : « les faits ne peuvent pas être inventés ». Je redis que des conclusions de ce genre sont utilisées à un moment donné d'une procédure judiciaire.

Comment expliquer la contradiction que j'évoquais à l'instant entre les conclusions des psychologues et celles des psychiatres ? Jusqu'où la science, ou l'art, que vous pratiquez permet-il d'aller ? Quel est son degré de fiabilité, d'une certaine manière ?

M. Alain LEULIET : Je sais que nous sommes souvent en concordance. Je suis un peu étonné de ce que vous nous rapportez. Je n'ai pas le sentiment d'une divergence entre les psychologues et les psychiatres.

M. Paul MESSERSCHMITT : Je pense que nos formations sont fondamentalement différentes. Je n'établis aucune hiérarchie entre elles. Nous, psychiatres, passons sept ans dans le sang, le corps, le caca, la réanimation. Ce n'est pas un divan. Après cela, nous passons quatre ans en psychiatrie, avec des grands fous, armés, dans des couloirs à deux heures du matin. Ce n'est pas en soi une supériorité. C'est une expérience, non livresque, d'une sorte d'épaisseur de la vie.

On pourrait souhaiter un certain attachement au souci de vérification. Dans mon équipe, une jeune femme a vu un dessin qui a été interprété comme un grand phallus : un gland jaune, et des éjaculations jaunes. Nous ne nous sommes pas arrêtés là. Nous sommes allés en classe. Or, il se trouve que ces trente élèves étaient allés visiter un phare en Bretagne. Nous avons vu dans le couloir de l'école trente dessins de phallus, avec la lampe et des rayons lumineux. C'est plus qu'une anecdote. Les moyens dont nous disposons - et les tests projectifs, peuvent, pourquoi pas, en faire partie - nous permettent de pénétrer la vie d'un individu et de le comprendre au maximum, ils nous permettent de définir une position. Cela dit, ce n'est pas le test qui décide de la vérité mais bien la personne de l'expert. Chacun a ses moyens de parvenir à telle vérité, mais la responsabilité que nous prenons exige que nous soyons extrêmement prudents. C'est la personne de l'expert qui est interrogée, et non pas son matériel.

M. le Rapporteur : Docteur Leuliet, vous avez examiné un jeune enfant à l'occasion d'une autre affaire que celle qui nous occupe. Au cours de l'entretien, cet enfant décrit une scène de viol à laquelle il fait participer M. Dominique Wiel et M. Thierry Delay. Vous êtes très prudent, puisque vous interprétez les dires de l'enfant comme un moyen pour lui de ne pas livrer d'informations sur le véritable traumatisme dont il souffrait, à la suite, semble-t-il, d'une agression sexuelle commise dans sa famille et qui motivait l'instruction dans le cadre de laquelle vous interveniez.

Cependant, l'enfant confirme plus tard ses propos auprès de la brigade des mineurs de Boulogne et du juge d'instruction, dans l'affaire dite d'Outreau. Un réquisitoire supplétif est signé par le procureur de la République. L'agression sexuelle sur cet enfant figure parmi la liste des faits pour lesquels M. Dominique Wiel est condamné à l'issue du procès d'assises de Saint-Omer.

Avez-vous eu l'occasion de manifester auprès des autorités chargées de l'instruction votre doute sur ces propos dont la crédibilité vous était apparue difficile à évaluer ?

M. Alain LEULIET : J'avais examiné cet enfant en dehors du contexte médiatique qui entourait l'affaire d'Outreau. J'avais bien entendu à la radio que des « notables » avaient été mis en cause dans une affaire, mais sans plus.

M. le Rapporteur : Sans plus ? Vous êtes à Boulogne, et la médiatisation a été très importante.

M. Alain LEULIET : Non, nous sommes à l'intérieur des terres. D'ailleurs, quand j'ai été convoqué à la cour d'assises, je me demandais en quoi ma déposition pourrait être utile.

Je n'ai pas pu avoir l'idée d'alerter le juge pour lui parler de cet enfant. D'ailleurs, ce n'est pas le juge Burgaud qui m'avait commis.

M. le Rapporteur : Bien sûr. Il s'agissait d'une autre affaire. Il reste que ce même enfant avait mis en cause M. Dominique Wiel, ce qui a alimenté les poursuites menées contre lui. Avez-vous dit au juge que vous aviez interprété les propos de l'enfant dans un autre sens ?

M. Alain LEULIET : Après que le rapport d'expertise est déposé, nous n'avons pas de retour. Je me suis rendu compte de cela uniquement parce qu'on me convoquait à la cour d'assises de Saint-Omer pour l'affaire d'Outreau, qui était une autre affaire.

M. le Rapporteur : Bien sûr. C'est juridiquement et procéduralement une autre affaire. Mais c'est le même enfant, c'est le même homme qui est mis en cause, et il y a des années de prison à la clé. Pour formuler la question autrement, avez-vous été informé, à un moment donné, que dans cette autre affaire, le même homme était mis en cause pour les mêmes faits ?

M. Alain LEULIET : Non, absolument pas. On a parlé tout à l'heure des cloisons étanches. Je suis le premier à déplorer que lorsque des enfants sont victimes, le juge d'instruction instruit l'affaire alors que le juge des enfants n'est pas forcément au courant.

M. le Rapporteur : Vous avez été convoqué à la cour d'assises pour donner des informations sur le rapport que vous aviez rédigé dans le cadre de l'autre affaire. Par conséquent, à un moment donné, la cloison a sauté ?

M. Alain LEULIET : Oui. Ce jour-là, mais pas avant.

S'agissant du cloisonnement, j'évoquais le juge d'instruction et le juge des enfants. J'oubliais le juge aux affaires familiales. Ces trois juridictions ne communiquent pas forcément entre elles.

M. le Rapporteur : Madame Trinelle, comme vous l'avez rappelé, à la demande du président de la cour d'assises du Pas-de-Calais, M. Monier, vous procédez en juin 2004 à l'analyse psychologique d'une enfant. Vous précisez dans votre rapport que l'examen que vous réalisez « se situe entre trois et quatre ans après les faits et à trois ans des premiers interrogatoires » soulignant ainsi les difficultés de la mission qui vous est confiée. Selon vous, y a-t-il encore un sens et une plus-value réelle à procéder à de telles analyses si longtemps après les faits ?

Mme Charlotte TRINELLE : Il était quand même intéressant d'écouter cette enfant qui n'avait rien pu dire en cour d'assises. Il était bon d'écouter ses dires et son ressenti. Mais il est certain que, s'agissant des faits, il fallait être très prudent. Ces faits n'étaient d'ailleurs plus les mêmes. L'enfant ne disait plus les mêmes choses.

M. le Rapporteur : Estimez-vous que vos diligences sont suffisamment ou insuffisamment rémunérées ?

Mme Charlotte TRINELLE : Je voulais évoquer ce sujet. On a suggéré devant votre commission d'enquête que des expertises, que l'on pourrait considérer comme privées, pourraient être faites à la demande de la défense. Il y a là une dérive possible. On aura d'un côté l'expertise judiciaire, et d'un autre côté des expertises qui seront rémunérées deux, trois, ou peut-être quatre fois plus.

M. le Rapporteur : Je rappelle le tarif actuel : 172,80 euros par expertise. Vous n'avez pas répondu à ma question, madame. Pour appeler un chat un chat, et puisqu'il a été question de la crédibilité des experts, l'un de vos collègues a dit que « tant qu'on paiera un expert au tarif d'une femme de ménage, on aura des expertises de femme de ménage. »

Mme Charlotte TRINELLE : J'ai assisté à sa déposition devant la cour d'assises de Paris, qui s'est déroulée dans des conditions extrêmement difficiles. Il a fait cette remarque à sa sortie du tribunal, dans un contexte tout à fait particulier.

M. le Rapporteur : La rémunération des expertises est-elle suffisante, oui ou non ?

Mme Christine POUVELLE-CONDAMIN : C'est un défraiement forfaitaire que ce tarif de 172,80 euros.

M. le Rapporteur : Pour l'information de tous, je rappelle qu'une femme de ménage payée au SMIC horaire brut touche 8,03 euros.

Mme Christine POUVELLE-CONDAMIN : Il convient de ramener la rémunération au nombre d'heures de travail. Lire le dossier : 2 heures. Entendre l'enfant : 4 heures. Dépouiller les tests : 3 heures. Rédiger le rapport : 2 heures. Se rendre sur le lieu du procès, parfois à l'autre bout de la France : entre 3 et 15 heures. Attendre son tour pour faire sa déposition, faire un compte rendu oral de la ou des expertises, puis répondre aux questions des différentes parties : entre 1 et 4 heures. Ce défraiement forfaitaire de 172,80 euros correspond donc à un travail compris entre 15 et 25 heures. L'heure de travail est donc rémunérée entre 6,92 et 11,52 euros. Cela dit, cela ne nous empêche pas de faire d'excellentes expertises.

M. le Rapporteur : Si c'est un défraiement, cela veut dire que vous ne gagnez rien ?

Mme Christine POUVELLE-CONDAMIN : Nous contribuons à l'œuvre de justice.

M. le Rapporteur : Oui, mais enfin l'expertise est aussi une activité économique, ce qui est d'ailleurs normal.

Mme Christine POUVELLE-CONDAMIN : Pas du tout. Pas pour moi. J'ai un cabinet privé. Ce ne sont pas les expertises qui me font vivre. Au demeurant, c'est une règle : les experts ne doivent pas vivre de leur activité expertale.

M. le Rapporteur : Oui, mais il y a la règle et il y a la réalité. En matière civile, par exemple, il est des experts qui n'ont pas d'autre activité que l'expertise.

Vous estimez donc que les expertises ne sont pas suffisamment rémunérées ?

Mme Christine POUVELLE-CONDAMIN : Elles devraient être, comme en matière civile, rémunérées à l'heure effective de travail.

J'aimerais revenir, monsieur le rapporteur, sur la difficulté de l'expertise dans les affaires d'abus sexuels. Un agresseur sexuel, s'il s'agit d'un vrai pervers, a l'art de la dissimulation et de la manipulation. Seule une expertise extrêmement longue peut prendre la mesure de qui est ce pervers.

M. le Rapporteur : Pourquoi cela n'est-il pas écrit dans les rapports d'expertise ?

Mme Christine POUVELLE-CONDAMIN : C'est difficile, et même parfois impossible. Il n'est pas forcément possible de distinguer un pervers, surtout quand il est d'un bon niveau intellectuel. Seul un examen de plusieurs heures peut nous permettre de conclure.

L'expertise des enfants est également très difficile. Ils ont honte, on leur a interdit de parler, ils ne veulent pas dénoncer leurs parents, la sexualité est un sujet tabou.

M. le Rapporteur : À l'inverse, dans cette affaire, la médiatisation ainsi que les rencontres entre enfants ont pu avoir une incidence sur leurs déclarations.

Mme Christine POUVELLE-CONDAMIN : La médiatisation est évidemment une très mauvaise chose, d'abord pour les enfants, et ensuite pour les adultes. Il est impossible d'admettre plus longtemps que leurs noms soient publiés dans les journaux. Cela influence les enfants, mais aussi les jurés.

Mme Charlotte TRINELLE : Cela a eu une autre influence. On avait parfois le sentiment que certains acteurs de cette affaire étaient davantage préoccupés de ce qu'on allait dire d'eux dans la presse. Cette charge affective importante a nui à la sérénité. Le huis clos serait une bonne chose dans des affaires de ce type.

M. le Rapporteur : Vous pensez aux experts ?

Mme Charlotte TRINELLE : Je pense plutôt aux avocats. Nous, experts, nous essayions de faire en sorte que les choses se passent bien. L'expert dit les choses, il est beaucoup moins libre, c'est certain.

M. le Rapporteur : C'est-à-dire ?

Mme Charlotte TRINELLE : Sa parole est beaucoup moins libre.

M. le Rapporteur : Ce sont les rapports écrits, au départ, qui participent à la constitution du dossier.

Mme Charlotte TRINELLE : Oui, mais ils ont pris un sens particulier.

M. le Rapporteur : Et toutes les précautions dont vous faites état aujourd'hui ne figurent pas, en général, dans les rapports.

Mme Charlotte TRINELLE : Mais c'est pratiquement impossible. Ce sont des choses qui se disent, ce ne sont pas des choses qui peuvent s'écrire dans les rapports.

M. le Rapporteur : Et pourquoi pas ?

Mme Charlotte TRINELLE : Cela se dit un peu, dans la manière de formuler les choses. Mais on ne va pas faire un cours complet dans un rapport d'expertise.

M. le Rapporteur : Vous nous dites que seul un examen de plusieurs heures permet de déceler la structure perverse d'une personnalité. Ni le juge, ni les avocats, ni les parties concernées ne le savent.

Mme Christine POUVELLE-CONDAMIN : L'expertise est très difficile. Je me souviens d'une petite fille qui avait été violée par son père et qui n'a révélé qu'au procès qu'elle était aussi violée par le voisin. Je l'avais interrogée longuement. Jamais je n'avais pu imaginer qu'elle était violée et par son père et par le voisin. Un train peut en cacher un autre. Un enfant peut aussi refuser de désigner une personne parce qu'il ne veut pas dire que son père l'a également violé. Nous n'avons pas de détecteur de mensonge. Les enfants peuvent en rajouter, ce qui est tout de même très rare, mais bien souvent ils nient avoir été victimes de quoi que ce soit. Ils se sentent coupables.

M. Alain LEULIET : Il existe un processus de victimisation. Pas plus tard qu'hier, j'ai vu un adolescent de 16 ans, qui avait été violé très jeune par son père et qui se met en position d'éternelle victime. Il va se retrouver à nouveau dans une situation identique, avec d'autres agresseurs.

M. Paul MESSERSCHMITT : J'ajoute que je reste très étonné que les enregistrements vidéo ne soient absolument pas regardés. Ils peuvent pourtant faire apparaître les émotions des enfants dans ce qu'elles ont de plus sensible, en même temps qu'ils évitent que des personnes différentes aient à les auditionner à plusieurs reprises.

M. Gilles COCQUEMPOT : J'espère que vous avez bien compris, les uns et les autres, que vous n'êtes pas devant un tribunal, mais devant une commission d'enquête. Vous n'avez pas à justifier mais à témoigner, pour nous aider à mieux comprendre ce qui s'est passé.

M. Léonce DEPREZ : Madame Pouvelle-Condamin, vous avez souligné que vous aviez été appelée comme expert dans l'urgence. Vous avez aussi insisté sur le fait que l'expertise demande beaucoup de temps. De combien de jours avez-vous disposé pour remplir votre mission d'expertise ?

Mme Christine POUVELLE-CONDAMIN : Je n'aurais jamais dû accepter cette mission, vu le temps qui m'était imparti. Je l'ai accepté pour M. Monier, qui me l'a demandée avec beaucoup d'insistance. J'ai été contactée un mardi, et je devais rendre mon rapport pour le vendredi, dernier délai. Je l'ai fait pour collaborer à l'œuvre de justice.

M. Léonce DEPREZ : M. le rapporteur a souligné, à juste titre, que l'avis de certains experts avait eu un poids déterminant sur la procédure, et notamment sur le maintien en détention de personnes qui ont ensuite été reconnues innocentes. Il est essentiel que vous disposiez du temps nécessaire pour accomplir vos missions d'expertise.

Vous avez été très choquée de voir les enfants interrogés par la cour d'assises dans la salle d'audience. Pourriez-vous préciser ce point ?

Docteur Leuliet, vous avez été impressionnant de modestie et de mesure. Vous avez appelé notre attention sur la nécessité d'un décodage des signaux d'alerte. Ce décodage, qui doit l'assurer ? Les travailleurs sociaux ont-ils la compétence nécessaire ? Pourrait-il se faire à l'échelle communale ?

M. Alain LEULIET : Il faut que nous sortions de nos carcans, de nos pouvoirs, de nos territoires. Un décloisonnement est nécessaire. Nous devons tous essayer de travailler ensemble. Il ne faut pas non plus que les intervenants soient trop nombreux. Plus ils le sont, plus ils se déresponsabilisent et ont tendance à considérer qu'il appartient à d'autres qu'à eux-mêmes de prendre des initiatives. C'est un grand danger. Je pense que nous pourrions nous inspirer de l'exemple de nos voisins belges.

Les indices, nous en avons tous. Nous devons les partager.

Au niveau communal, il y a sans doute des choses à faire.

M. Léonce DEPREZ : Les centres communaux d'action sociale (CCAS), dans les communes, ne sont-ils pas pour vous des partenaires ?

M. Alain LEULIET : Pas à l'heure actuelle. Mais ils pourraient l'être. Nous travaillons beaucoup avec l'éducation nationale et les services sociaux. Mais tout le monde n'est pas prêt à travailler de la même façon dans le cadre de ce partenariat.

Mme Christine POUVELLE-CONDAMIN : Pourtant, une loi a été adoptée, qui oblige les professionnels à signaler les suspicions d'abus sexuels. Elle est très contraignante, et n'est pas toujours appliquée correctement. On hésite toujours à signaler trop vite ou trop tard. Il faut savoir que si l'on ne signale pas, on est en faute. Récemment, deux médecins ont été mis en cause pour ne pas avoir procédé au signalement de deux enfants qui avaient subi de graves sévices et qui sont morts très peu de jours après leur visite chez le médecin. La loi existe, il faut l'appliquer.

Interroger les enfants sera toujours difficile. Mais on ne peut admettre qu'ils le soient comme ils l'ont été par les avocats de la défense lors du procès d'Outreau. Dire à un enfant qui parle des sévices qu'il a vécus : « Tu es un sale menteur ! », ce n'est pas humain.

M. Paul MESSERSCHMITT : Il est vrai que la société nous a demandé, en tant que cliniciens et en tant que citoyens, de signaler tout doute sur une suspicion d'abus sexuels. En tant qu'experts, nous n'avons pas à nous substituer à la justice, qui prend la responsabilité de ses décisions.

M. Christophe CARESCHE : Je ressens un certain malaise en vous écoutant. Vous avez relativisé le travail des experts. Or, nous constatons que ce travail a été l'un des éléments essentiels de l'accusation, qu'il s'agisse du crédit qu'il convenait d'accorder à la parole des enfants ou du profil psychologique des personnes mises en cause. Il suffit de lire l'ordonnance de mise en accusation pour s'en convaincre. Le profiling que vous appeliez de vos vœux, il a été fait, monsieur Messerschmitt.

Vous nous dites que c'est l'utilisation des rapports d'expertise qui n'a pas été ce qu'elle aurait dû être. Mais d'un autre côté, madame Pouvelle-Condamin, vous nous avez dit que ce qui a été fait par les deux cours d'assises de Saint-Omer et de Paris ne vous a pas semblé très rigoureux. Vous avez mis en cause les avocats de la défense, alors qu'il est assez normal qu'un avocat prenne la défense de la personne qu'il conseille. Vous avez parlé d'un déséquilibre entre la partie civile et la défense dans la mesure où les avocats de celle-ci étaient plus nombreux. Vous avez déploré la façon dont les enfants ont été entendus. Vous avez dit ne pas savoir si l'on avait véritablement identifié les agresseurs des enfants. Vous semblez considérer que ce qui s'est passé lors des deux procès n'a pas permis de faire la lumière sur ce qui s'est passé.

Mme Christine POUVELLE-CONDAMIN : Je vous ai dit que quand nous voyons un enfant ou un adulte, nous ne sommes pas sûrs d'approcher une vérité psychologique, la vérité d'un vécu. Nous n'étions pas là au moment des faits. Les personnes nous disent ce qu'elles veulent bien nous dire, et qui ne reflète pas nécessairement la vérité.

Une cour de justice établit un verdict. Nous ne le remettons pas en cause, il est établi. Mais la vérité axiomatique, seules peuvent la connaître les personnes qui ont participé aux faits. Je ne peux pas vous dire autre chose.

Plus on prendra de précautions dans l'interrogatoire des enfants et des personnes mises en cause, plus les choses seront satisfaisantes. Interroger six fois de suite les enfants, avec l'intervention des médias, cela n'allait pas très bien. Et il y a d'autres Outreau, malheureusement.

M. Christophe CARESCHE : Les acquittés ont plutôt eu le sentiment que les deux cours d'assises sont allées dans le bon sens. Dans cette affaire, il y a eu un jugement. Il faudrait peut-être arrêter, à un certain moment, de mettre en doute ce verdict. Les personnes acquittées ont droit à ce que l'on considère que le jugement de la cour d'assises de Paris correspond à une vérité. Je vous le dis parce que cela finit par devenir un peu gênant.

Mme Christine POUVELLE-CONDAMIN : Un verdict est un verdict. Nous ne critiquons pas le verdict. Nous tentons de chercher les moyens qui pourraient permettre d'éviter que toutes ces vaines souffrances d'Outreau ne se répètent pas.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : C'est un lieu commun que d'affirmer que la vérité judiciaire, qui prononce une sanction, est nécessaire pour que l'enfant puisse se reconstruire. Je voudrais d'abord savoir si c'est ce que vous pensez vous aussi.

D'autre part, ne pensez-vous pas que cette vérité est susceptible d'altérer le processus judiciaire lorsqu'il appréhende la souffrance d'un enfant ? En particulier, comment les experts se situent-ils par rapport à ce problème ?

Enfin, il a été suggéré de soumettre au juge d'instruction comme à la juridiction de jugement, non pas un rapport mais une confrontation d'analyses. Qu'en pensez-vous ?

Mme Charlotte TRINELLE : Il est certain que c'est à partir du moment où le verdict a été rendu que l'enfant peut commencer à se réparer, même si l'enfant a été suivi dans la période qui précède le procès.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : La solution n'est-elle pas la même, que l'enfant ait dit ou non la vérité telle qu'elle est énoncée par le verdict ?

Mme Charlotte TRINELLE : Il est nécessaire que le verdict s'approche le plus possible de la vérité. Il existe toujours une petite part de doute. Mais à partir du moment où l'enfant a été reconnu comme une victime, même si son discours n'a pas été pris en compte de façon complète, il est tout à fait capable de faire ce travail sur lui-même.

Un certain nombre d'enfants ont estimé que l'on ne s'était pas approché de leur vérité. Il y a toujours une marge d'erreur.

Mme Christine POUVELLE-CONDAMIN : Votre question est intéressante. Allez-vous entendre certains enfants, et même les personnes qui ont été reconnues coupables ?

M. le Président : Non.

Mme Christine POUVELLE-CONDAMIN : J'ajoute que la plupart des enfants victimes n'auront jamais de procès pénal. Ils viennent parfois dans nos cabinets à l'âge de 50 ans, et nous racontent les abus sexuels qu'ils ont vécus dans l'enfance et qui ont perturbé toute leur vie. Il n'y a jamais eu de procès ni de verdict. Ils n'ont jamais été reconnus comme victimes, et ils ont vécu comme ils l'ont pu.

M. Paul MESSERSCHMITT : Le principe de réalité fait que le jugement n'est pas forcément pour l'enfant un artifice de l'existence : il fait partie de son existence. Sans attendre le verdict, le fait qu'on lui ait donné la parole fait partie de sa vie. Un garçon de 14 ans m'a dit, les yeux dans les yeux : « J'ai dit que mon père me touchait le soir, dans mon lit. Je vous dis aujourd'hui que mon père ne me touchait pas le soir dans mon lit. » Bien avant le verdict, entre les vérités et le jugement, il y a une grande différence. Il y a l'évolution des vérités, et il y a l'évolution d'un jugement. Il peut y avoir une dissociation entre les deux.

En ce qui concerne les confrontations, je crois vraiment qu'il se joue durant les procès une réelle confrontation. Je pense à ce garçon, qui, dans la salle d'audience, exerçait un pouvoir, une présence, disant à ses parents : « Vous n'êtes pas des parents, vous êtes des assassins. »

M. Jacques FLOCH : Le procureur de la République nous a dit que dans ce dossier, il y avait des éléments qui l'ont conduit à requérir le renvoi devant les assises d'un certain nombre de mis en examen. Parmi ces éléments, il y avait les déclarations des enfants. Or, on a appris que les enfants qui ont été victimes d'abus sexuels ont également visionné des cassettes pornographiques. Ils étaient donc capables d'utiliser un certain vocabulaire et de décrire certains jeux sexuels parce qu'ils avaient vu ces cassettes. Avez-vous pu faire la différence entre ce qu'ils avaient vu et ce qu'ils avaient subi ?

Mme Charlotte TRINELLE : Ce n'est pas simple. Il n'est pas très facile de savoir ce qui correspond à des images que l'enfant a vues et ce qui relève de son vécu. Certains tests nous donnent parfois certains éléments. Je pense à des planches qui montrent une effraction physique. S'agissant des termes employés, il est certain que l'enfant peut les avoir entendus en visionnant des cassettes.

Mme Annie SANCTORUM : Cela dépend aussi de l'âge de l'enfant. Un enfant de 12 ou 13 ans sait très bien faire la distinction entre ce qu'il a vu dans un film pornographique et ce qu'il a vécu lui-même. Mais c'est aussi une question de maturation. Certains enfants de 12 ans peuvent, comme les plus jeunes, confondre le vécu, l'entendu, le vu.

M. Jacques FLOCH : Ma crainte est que les propos tenus par les enfants soient mis au compte de la réalité alors qu'ils s'expliquent par les images qu'ils ont vues.

Mme Annie SANCTORUM : Vous seriez fort étonné, monsieur le député, par les termes qui sont employés dans les cours de récréation. C'est parfois un langage sexuel très cru, qu'on n'utilise pas devant les parents.

M. Jacques FLOCH : J'ai des petits-enfants. Je sais quel vocabulaire ils utilisent et quel est leur niveau de compréhension des « choses de la vie », comme on disait en d'autres temps. La télévision et l'Internet sont passés par là. Ce qui m'inquiète, c'est la crédibilité que l'on peut accorder à ce type de discours lorsqu'une affaire est soumise à une juridiction.

M. Georges COLOMBIER : Vous avez souligné, madame Pouvelle-Condamin, que l'expertise était un exercice très difficile. Peut-on en déduire qu'il n'est pas possible de s'appuyer entièrement sur les dires d'un expert ? Je ne parle pas de vous naturellement.

Plus précisément, dans l'affaire qui nous occupe, avez-vous le sentiment que certains magistrats aient pu être induits en erreur par telle ou telle affirmation qui s'est révélée par la suite inexacte ?

Mme Christine POUVELLE-CONDAMIN : On ne peut pas s'appuyer entièrement sur les dires d'un expert. Il faut des témoignages concrets, qui se recoupent, des indices concordants. Ce ne sont pas les témoignages d'experts qui font un procès de cette nature. Ce n'est pas du tout suffisant.

Qu'est-ce qui est crédible et qu'est-ce qui ne l'est pas ? Le meurtre d'une petite fille est-il crédible ? C'est un fait que des petites filles sont parfois tuées. Il y a tant de choses horribles qu'on ne croyait pas crédibles et qui se sont réellement passées, qu'on en arrive à avoir un doute. Le doute fait partie de la prudence nécessaire dans ce type d'affaire.

Je suis tout à fait d'accord pour dire que dans l'enceinte judiciaire, le doute doit profiter aux mis en cause. Seulement, que fait-on de la sécurité des enfants ? Un père avait sodomisé son bébé de six mois, ce qui a détruit son anus. Les médecins ont posé un anus artificiel. Le père, devant la cour, a nié les faits avec énergie. Il n'a pas pu être condamné, alors que tout concourait à ce qu'il soit le seul auteur possible des faits. La suite de l'histoire, c'est qu'on lui a rendu son bébé, ainsi que ses autres enfants. Puisqu'il n'était pas condamné, il était innocent, et puisqu'il était innocent, il a récupéré toute sa petite famille. Le doute doit profiter, bien sûr, aux mis en cause. Mais dans les affaires de maltraitance à enfants, on ne sait plus trop. On tremble, parfois.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : C'est un peu la question que je posais tout à l'heure. Ne faut-il pas distinguer le jugement, qui est l'acte posé publiquement, sociétalement, de ce qu'exige nécessairement un enfant victime ou potentiellement victime, qui est embarqué dans un processus judiciaire ? Si l'enfant doit être accompagné par l'avocat, ne faudrait-il pas aussi que, tout au long de la procédure, il soit accompagné par un processus médico-psychologique ou psychiatrique ?

Mme Christine POUVELLE-CONDAMIN : Oui, ils doivent être accompagnés pendant le procès, mais aussi après. Il arrive qu'au pénal, des personnes mises en cause soient acquittées, que des enfants soient tout de même déclarées victimes, et qu'au civil ils perçoivent des indemnités.

Mme Charlotte TRINELLE : Je pense que, dans des affaires aussi importantes que celle-ci, il convient que ce ne soit pas le même expert qui voie toutes les personnes victimes et que ce ne soit pas le même expert qui voie toutes les personnes mises en cause. Des experts différents apportent des éclairages différents.

Mme Annie SANCTORUM : L'expert est toujours libre de refuser. Voir quinze victimes, ce n'est pas pensable.

Mme Christine POUVELLE-CONDAMIN : Je pense que Mme Gryson-Dejehan-sart ne savait pas que les enfants qu'elle a expertisés appartenaient à des affaires qui se recoupaient.

M. le Président : Mesdames, messieurs, je vous remercie.

Audition de M. Jean-Luc VIAUX, psychologue


(P
rocès-verbal de la séance du 7 mars 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Monsieur Jean-Luc Viaux, je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête.

Avant votre audition, je souhaite vous informer de vos droits et de vos obligations.

En vertu de l'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d'enquête parlementaire sont tenues de déposer, sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel et de l'article 226-14 du même code qui autorise la révélation du secret en cas de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

L'ordonnance du 17 novembre 1958 exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vais donc vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(M. Jean-Luc Viaux prête serment).

Je m'adresse aux représentants de la presse pour leur rappeler les termes de l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse. Celui-ci punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. J'invite donc les représentants de la presse à ne pas citer nommément les enfants qui ont été victimes de ces actes.

Monsieur Viaux, la commission va maintenant procéder à votre audition, qui fait l'objet d'un enregistrement. Vous avez la parole.

M. Jean-Luc VIAUX : J'ai été commis expert, en tant que psychologue, en co-expertise avec Mme Gryson-Dejehansart, par le juge d'instruction, afin d'examiner les quatre enfants du couple Delay-Badaoui. Comme vous le savez, ces quatre enfants ont été reconnus victimes. Je n'ai examiné aucun autre enfant, ni aucun des adultes concernés par cette affaire.

Il se trouve que quatre personnes ont été définitivement condamnées, alors que beaucoup d'autres ont été mises en cause, et treize ont été innocentées au terme d'un douloureux parcours judiciaire.

Quand une affaire soulève une aussi grande émotion, quand l'innocence ne parvient pas à se faire entendre, personne ne peut s'exonérer de regarder en face la part qui a été la sienne.

Même si des explications ne réparent pas la souffrance, je souhaite vous expliquer ce qu'a été mon travail et pourquoi il faut proposer des changements dans l'expertise pénale, si controversée dans ce dossier.

Le moins que je pouvais faire, en m'adressant à vous, était de m'adresser aussi à toutes les personnes qui ont souffert. C'est donc pour toutes les victimes de cette affaire que j'ai souhaité que cette audition soit publique.

Je vais aborder quatre points : la méthode d'examen ; l'utilisation du dossier ; les conclusions ; je n'éluderai pas, enfin, les propos que j'ai tenus sur les expertises après l'audience à la cour d'appel de Paris, qui ont fait choc dans l'opinion, à cause d'une phrase sortie de son contexte, prononcée sous l'effet de l'émotion, et utilisée comme si elle justifiait les conclusions de cette expertise, ce qui n'est absolument pas le sens de ce que j'ai dit.

La tâche essentielle du psychologue au service de la justice est d'éclairer le comportement psychique des personnes examinées, présumées victimes ou présumées auteurs.

Il s'agit de fournir une intelligibilité de la situation, et non pas de fabriquer de la vérité judiciaire.

Cela suppose une connaissance minimale du dossier - les commissions d'expertise indiquent d'ailleurs toujours qu'il faut « prendre connaissance du dossier transmis » - et surtout un examen précis, qui se traduit dans un rapport.

En préambule, en sachant que seul M. le Rapporteur a eu accès au dossier, je voudrais vous donner deux informations que toute personne qui a lu les 33 pages de ce rapport d'expertise ne peut manquer de savoir.

La première est que le terme de « crédibilité », ou de « totale crédibilité », ne figure pas dans cette expertise, bien que la question ait été posée : ce n'est pas ainsi que la conclusion est rédigée puisque, précisément, je combats l'emploi de cette terminologie depuis dix ans. Il y a d'autres termes à discuter, et je vais y venir, mais je n'ai jamais dit, et je ne pense toujours pas, que le terme de « crédibilité » s'applique à cette situation.

Imprimer entre guillemets dans les journaux le terme de crédibilité en prétendant que je l'ai écrit ou prononcé à propos de ces enfants relève de l'amalgame, et parfois de l'intention malveillante.

La seconde est que le rapport d'expertise comprend une discussion de plusieurs pages sur chacun des enfants, à partir des informations connues des experts et de l'examen psychologique. Pour chaque enfant, il y a quelques lignes de conclusions qui lui sont particulières.

Affirmer, comme il a été fait ici, que « les quatre expertises des enfants Delay étaient des copiés-collés » est totalement inexact, et je demande à ceux qui doutent qu'il s'agisse là d'une calomnie de bien vouloir lire l'intégralité de ce rapport.

Comment ai-je pratiqué ? Premier élément de cet examen : les tests. Il s'agissait d'une co-expertise. Nous avons vu les enfants séparément. Mme Gryson-Dejehansart avait déjà vu ces enfants en 2001, et reprenait donc son propre travail. J'ai procédé de façon différente, avec d'autres outils. Car une expertise psychologique ne consiste pas à « recueillir la parole des enfants », ce qui a été fait bien avant, et par d'autres. Il est important de le souligner, il n'y a aucune révélation ni à attendre ni à chercher quand un dossier comporte cinq ou six procès-verbaux consignant les dires de l'enfant. Le travail du psychologue, c'est de faire un examen.

J'ai donc procédé à un entretien standardisé, d'après une méthode publiée par des chercheurs américains et que j'ai adaptée en 2001 pour un rapport destiné au ministère de la justice.

J'ai utilisé deux tests très spécifiques, l'un pour évaluer le niveau d'intelligence de l'enfant, l'autre pour détecter des signes d'une agression sexuelle vécue. Le principe constant est que le psychologue ne fait aucune allusion aux faits en cause. Je l'ai d'ailleurs écrit à la page 3 de l'expertise : « Aucune question directe sur un événement figurant au dossier et non évoqué par l'enfant n'a été posée. Après les tests, les enfants ont été sollicités de s'exprimer sur la différenciation sexuelle et la sexualité génitale sans allusion aux faits en cause. »

Chaque enfant a passé au total entre cinq et six tests et nous a dit ce qu'il voulait bien nous dire. Ces examens ont montré que ces enfants sont intelligents comme on l'est à leur âge, sauf l'un d'entre eux, qu'ils distinguent tous élémentairement le vrai du faux, et ne sont pas plus suggestibles que n'importe quel enfant. En revanche ils sont tous les quatre très troublés sur le plan affectif, sur le plan de la sexualité - à 9 ans et demi, un enfant ne sait pas expliquer la différence entre une fille et un garçon. Et surtout, ils sont pris dans la confusion incestueuse.

En résumé, ce sont des enfants souffrant d'un traumatisme d'origine sexuelle. La seule explication à cet état, fournie par eux comme par le dossier, sont des agressions sexuelles : je souligne, que, pour deux d'entre eux, même s'ils n'avaient rien dit de leur histoire, on aurait pu faire un signalement au seul vu des tests passés.

On peut discuter le choix des tests et de la méthode, mais on ne peut pas affirmer que nos conclusions ne reposeraient que sur la seule adhésion à la « parole de l'enfant ». La parole de ces enfants sur les faits n'entre que pour une faible part dans l'appréciation que nous portons sur leur personnalité.

Je crois nécessaire d'ajouter qu'une expertise n'est ni une thérapie, ni un examen psychologique standard, ni un enregistrement commenté de la parole de l'enfant. Elle s'appuie sur la clinique et l'interprétation des données recueillies au cours d'un examen.

Le deuxième élément d'analyse est le dossier. Quel dossier ai-je dans les mains au moment de cet examen ? C'est un dossier qui s'arrête fin février 2002. On est donc loin de la fin de l'instruction. Pour l'essentiel, j'ai des rapports sur les déclarations des enfants et leurs auditions. Les dernières pièces du dossier sont les déclarations de M. Daniel Legrand fils s'accusant et accusant d'autres personnes du meurtre d'un enfant. Les 64 pièces du dossier sont listées dans l'expertise en fonction des personnes qu'elles concernent, et les déclarations antérieures des enfants ont été résumées dans le corps de l'expertise.

Notre expertise a donc été conforme, par avance, aux recommandations de la commission mise en place par le garde des Sceaux après le procès de Saint-Omer, en 2004. Cette commission dira notamment : « Il appartient aux experts d'utiliser pleinement les documents et pièces qui leur sont remis pour réaliser leurs opérations ». C'est ce que nous avons fait. Tout ce que j'ai entendu et consigné de ces enfants figurait déjà dans des déclarations d'adultes, dans des procès-verbaux de police ou dans des procès-verbaux d'interrogatoire.

À l'audience, on s'est servi des propos des enfants que nous rapportons, notamment sur un supposé meurtre, pour dénigrer tout le rapport d'expertise, alors qu'on sait exactement ce que j'ai lu et ce que je connais de l'affaire. Au moment où je travaille, aucun démenti judiciaire n'est venu invalider cette affaire de meurtre.

Cette façon de lire l'expertise illustre comment on détourne une expertise de son objet central : la personnalité du sujet. On me donne un dossier, on me dit de le lire : je l'exploite tel qu'il est. Si des éléments ultérieurs viennent anéantir des éléments de ce dossier, il faut bien entendu reprendre l'expertise sur ce point. Or, justement, dans ce cas précis, l'adulte - car ce n'est pas un enfant qui est l'auteur initial de la déclaration - a changé de version. Mais l'expert n'en sait rien. À partir de quel élément subjectif puis-je travailler sur l'hypothèse que cette personne, que je ne connais pas, se livre à une sorte de surenchère dans l'invraisemblance ? On le saura beaucoup plus tard, et après mon expertise.

D'ailleurs, et je ne peux que poser la question, pourquoi n'a-t-on pas tenu compte de la position des autres enfants qui figure dans l'expertise ? L'un dit explicitement qu'il ne croit pas à ce meurtre -pages 6 et 12 de l'expertise. Un autre n'y fait qu'une allusion : « La petite fille, moi, je ne sais pas ». Et un troisième n'en parle pas du tout. Celui qui en parle le fait sur un mode extrêmement anxieux. Je cite les deux dernières phrases de la conclusion concernant cet enfant-là, page 28 : « Les révélations tardives sur l'éventuel assassinat d'une petite fille dont il aurait été témoin, s'expliquent par le choc émotionnel qu'il décrit bien en évoquant le désir de se jeter par la fenêtre qui l'a pris. Les défenses psychiques d'un sujet non dissocié le conduisent très normalement à refouler inconsciemment des vécus à valeur traumatique, ce qui signifie aussi que le retour dans la conscience de ces éléments ne se fait pas sans quelques aménagements les rendant supportables pour le psychisme, d'où leur imprécision. »

Avec le mot « éventuel », avec l'emploi du conditionnel, avec le dernier mot, « imprécision », on est loin, me semble-t-il, d'un credo des experts sur la réalité de tout cela. Je ne multiplierai pas les exemples de ce type, mais à partir de celui-ci se pose la question de savoir comment on lit une expertise et dans quelle intention. Une expertise ne se résume pas à une phrase extraite des conclusions en oubliant tout l'examen qui l'amène et le dossier qui en est le contexte.

De plus, avant de conclure mon rapport, j'ai écrit au juge d'instruction, le 15 juin 2002, pour lui demander des pièces complémentaires : « Je voudrais m'assurer de posséder toutes les déclarations connues faites par ces enfants ». Je suis habitué à faire des expertises, je suis très étonné de ne pas disposer de confrontations ni d'autres déclarations des enfants, les dernières datant de janvier 2002. J'explique au juge que je souhaite vérifier la cohérence de la progression des déclarations. Je n'ai pas eu de réponse à ce courrier. Sincèrement, je regrette d'avoir respecté l'engagement de remettre l'expertise à la fin du mois de juin 2002 et de ne pas avoir insisté, ce qui m'a fait rester sur un dossier concordant tout entier dans le sens des accusations. Pour améliorer les choses, il faudrait que les expertises soient faites et discutées de façon contradictoire au fur et à mesure de l'évolution du dossier et de la vérification des faits.

S'agissant des conclusions de cette expertise, qui ont été très discutées, je souligne qu'à l'audience de Saint-Omer comme à Paris, on n'a retenu qu'une des phrases de conclusion. Certains avocats ont affirmé, à l'audience, que les maintiens en détention ne reposaient que sur cette seule phrase de mon expertise. Vous savez très bien, car vous avez entendu le procureur et les membres de la chambre de l'instruction, que ce n'est pas vrai.

Permettez-moi, mesdames et messieurs les députés, de vous inviter à réfléchir sur cette diabolisation de l'expert à coup d'assertions fausses et au silence de toute l'institution judiciaire durant les deux procès d'assises, pour remettre l'expertise à sa juste place, celle que lui assignent les textes et la doctrine juridique. Expertise n'est pas preuve. Une conclusion d'expertise n'est pas un mandat de dépôt, et le juge des libertés ne lit pas les expertises.

Ce silence a permis que les médias fassent de moi un bouc émissaire, qui aurait fait tenir debout des accusations fantaisistes contre dix-huit personnes, dont huit exactement ne figurent même pas dans les propos que j'ai entendus et rapportés des enfants.

De même, mes conclusions ne sont pas, comme on l'a dit, un décalque les unes des autres. Je vous ai lu une partie de celle concernant un seul enfant. Je pourrai revenir sur les autres si vous le souhaitez.

Il faut savoir que les questions sont les mêmes pour les quatre enfants. Il y a neuf questions au total. On n'a parlé que des trois premières.

Le juge demande si l'enfant n'est pas mythomane, s'il n'affabule pas, et s'il n'invente pas des faits : d'un point de vue psychologique, c'est trois fois la même question car cela procède du même processus. La mythomanie, c'est la tendance au mensonge pathologique qui soutient des constructions de type fabulation délirante. Mais d'un point de vue juridique, les trois réponses ne sont évidemment pas équivalentes.

Comme il n'y a pas plusieurs façons de dire en français qu'un sujet n'est pas mythomane et fabulateur, la réponse se répète.

Ils sont d'ailleurs si peu mythomanes, ces quatre enfants que j'ai examinés, que, contrairement aux affabulateurs, qui ont réponse à tout, ils citent trois fois moins de personnes que dans leurs déclarations antérieures - l'un des enfants, qui a cité vingt personnes lors de l'une de ses auditions, n'en a cité que quatre devant moi - et oublient l'une des personnes qui les ont agressés, et qui sera pourtant condamnée.

Toutefois, quelque chose de grave figure dans ces conclusions, et dont je n'ai absolument pas anticipé la portée. Le juge avait posé la question suivante : « Existe-t-il des raisons particulières permettant de penser que le sujet a inventé les faits qu'il décrit ou qu'il les impute à des personnes qui ne seraient pas concernées par ces faits ? » J'ai répondu par la négative sans anticiper que, mises bout à bout, ces trois conclusions
- ils ne sont pas mythomanes, ils ne sont pas affabulateurs, ils n'inventent pas - seraient entendues comme : « ils sont crédibles », alors même que sur la question directe de la crédibilité, je ne réponds intentionnellement pas.

Pardonnez-moi cette insistance minutieuse à propos de cette réponse clef : non il n'y a aucune « raison particulière » de penser que ces enfants se disent victimes sans l'être, puisqu'ils le sont, ce qui sera d'ailleurs reconnu au procès, et puisque des adultes disaient qu'ils l'étaient, que l'examen que j'ai pratiqué montrait qu'ils l'étaient, et que le dossier dont je dispose à l'époque est parfaitement cohérent sur ce point.

Le problème vient de ce que le juge demande aussi, dans la même question, si l'enfant impute des faits à des personnes « non concernées ». Imaginez un instant que j'ai répondu oui pour certaines personnes et non pour d'autres - c'est-à-dire ce qui est la vérité judiciaire que l'on connaît aujourd'hui. C'est pour le coup que je me serais assis dans le fauteuil du juge, comme l'a dit une avocate, et même dans celui de la cour d'assises. Je ne me suis pas rendu compte que cette question revient à déléguer, en fait, à l'expert l'imputation des faits dont le plaignant se plaint, alors que c'est la question à laquelle toute la chaîne judiciaire doit répondre.

On est là au cœur d'une articulation désastreuse qui fait glisser vers l'expert le poids de la mise en cause et donc la responsabilité de l'erreur. Je suis habitué à refuser depuis des années la question de la crédibilité. Mais je n'ai pas compris, à l'époque, la portée de cette articulation et je le regrette profondément pour les personnes contre lesquelles on l'a utilisée.

Mais après tout, je suis psychologue, je ne suis pas juriste, et je m'étonne - peut-être vous étonnerez-vous avec moi, mesdames, messieurs les députés - que personne, personne, du parquet aux juridictions qui ait eu à connaître cette question, ne se soit aperçu de cette anomalie, pour ne pas dire de cette incongruité, juridique et n'en ait demandé et obtenu le retrait. Est-ce à l'expert d'imputer des faits ?

Je sais que des contre-expertises ont été refusées. J'en ignore la raison. Je l'ai dit lors de l'audience, ce n'est pas acceptable. Dès lors qu'une expertise comporte des éléments manifestement discutables, au vu d'un dossier qui a évolué, elle doit être refaite, complétée, voire contredite. Je vous assure que ce n'est pas là un propos de circonstance, je l'ai écrit bien antérieurement à cette affaire.

Tout cela amène, me semble-t-il, à deux problèmes essentiels. Le premier est le contrôle de la légalité des questions posées à l'expert et de la possibilité de les récuser. Le second est celui des conditions dans lesquelles une contre-expertise peut être demandée et obtenue. Je crois que ces deux questions méritent d'être examinées.

Plus généralement, je voudrais vous faire part de mon sentiment. Oui, bien sûr, on aimerait avoir trouvé une méthode, un outil, une science permettant de dire de façon infaillible : « c'est vrai » ou « ce n'est pas vrai ». Les enjeux sont tellement considérables ! Malheureusement, et il faut s'y résigner, il n'y a pas de miracle scientifique en matière de mensonge ! Il faut admettre que la place du psychologue est de fournir un diagnostic de personnalité, de travailler sur la subjectivité, éventuellement d'indiquer si un sujet a un rapport pathologique à la réalité environnante, sans qu'on puisse rien en déduire, avant des vérifications objectives, qui soit de l'ordre de la vérité au sens judiciaire.

L'expert psychologue ne sacralise la parole de personne, il entend à la fois le subjectif et le réel psychique, il note ce qui concerne la réalité, mais il n'a pas pour mission de la vérifier.

On sait aujourd'hui que ces quatre petits garçons, dont le plus jeune a trois ou quatre ans à l'époque des faits, ont subi des violences intolérables. L'expertise décrit leur confusion et met en avant la dimension essentiellement incestueuse de ce qu'ils ont vécu. Ils parlent beaucoup de leur papa et de leur maman. C'est surtout de l'inceste que nous, experts, avons entendu parler. Ne connaissant pas, par le dossier dont je disposais, les objections faites par les personnes mises en cause, je ne pouvais pas travailler sur les contradictions entre réel psychique et réalité. C'est là une vraie critique, qui donne à réfléchir. J'aurais peut-être dû mieux faire entendre cette impasse dans ma rédaction et éclairer autrement les confusions que nous avons repérées.

Cela amène à penser qu'il est urgent de faire comprendre que « la crédibilité médico-légale ne signifie pas que le sujet n'a pas menti, qu'il n'a pas été influencé par des enjeux de loyauté ou des distorsions relationnelles, ce que l'expert ne peut apprécier à coup sûr dans le cadre nécessairement limité d'un examen d'expertise ». Cette phrase est tirée du rapport du procureur général Viout, à la page 23. Il préconise d'ailleurs que l'on supprime ce terme de crédibilité dans les expertises.

Je ne saurais conclure ce propos sans vous parler de ce qui a provoqué un choc, à savoir une déclaration que j'ai faite à la sortie de la cour d'assises de Paris. L'audience avait été très difficile, vous le savez par la presse. Une journaliste a écrit que les experts avaient servi d'« exutoire ». C'est peu de le dire : je me suis fait couper la parole par un « cela ne nous intéresse pas, monsieur l'expert », dit par la présidente dès le début de ma déposition, alors que je commençais à expliquer aux jurés, qui ne sont pas censés savoir ce que fait un expert psychologue, quelle était ma méthode de travail et comment j'avais utilisé le dossier.

Une fois encore, on s'en est pris à la responsabilité morale de l'expert, sans écouter ses explications techniques - comme si l'acte d'accusation ne comportait qu'une seule phrase, celle portant sur « les faits inventés », dont personne au demeurant n'a remarqué la singularité.

J'ai été très troublé, pendant les deux heures qu'a duré cette audition devant la cour d'assises, que pour la deuxième fois on réduise mon expertise à cette question de l'invention des faits, au lieu de s'intéresser à la souffrance, ce qui est le centre de mon travail et ce dont nous parlons le plus dans ce rapport d'expertise. Comme si ces quatre enfants n'avaient pas été violés, comme s'il n'y avait eu ni enquête, ni réquisitions, et qu'il n'y avait eu aucune condamnation.

À la sortie de l'audience, des journalistes étaient là, comme d'habitude. J'ai répondu. Je suis passé très vite sur ces effets d'audience. Puis, j'ai parlé des conditions de travail des experts, et j'ai fait observer qu'une commission avait fait des propositions pour changer tout cela, et qu'il fallait les mettre en œuvre pour éviter d'autres Outreau.

Et il est vrai que j'ai enchaîné en évoquant que si en plus de la « médiocrité des conditions d'exercice des experts » - comme le dit cette commission - et des honoraires inchangés depuis vingt-cinq ans, on nous instrumentalisait, sans jamais rappeler que l'expertise n'est pas la pièce centrale d'accusation dans un dossier, il y avait un risque, et je l'ai énoncé comme un risque, celui de donner à la justice du travail pour ce qu'elle l'estime... J'ai eu, et je le regrette, une phrase malheureuse comparant la rémunération des experts avec le salaire des femmes de ménage. Cette phrase a été extraite de son contexte, rapportée en boucle par les médias, comme si elle était la justification d'un travail bâclé, ce qui est tout simplement une calomnie. Le rapport d'expertise fait 33 pages.

C'est un dérapage, comme on peut en faire sous l'effet de la fatigue et de l'énervement, mais je comprends que cela ait heurté l'opinion publique, et j'en suis désolé. Mais en l'espèce, je n'ai fait que me défendre, maladroitement et seul, parce que j'avais l'impression, à ce moment précis, que l'institution judiciaire me faisait porter, seul, le poids d'un dysfonctionnement qui est d'une telle ampleur que vous êtes ici, mesdames et messieurs depuis des semaines, à essayer d'en démêler les raisons et d'en trouver des issues.

Mais pourquoi aurais-je cherché à dénigrer mon travail ou l'institution judiciaire ? J'ai passé plus de 50 heures sur cette expertise compliquée, sans compter les échanges avec ma collègue, qui habitait à 250 kilomètres de chez moi.

Au total, en raison de ce qu'on a fait de mon expertise et de ce qu'on en a écrit dans les journaux, j'ai été injurié et menacé, après les deux procès, par des gens qui ne savent probablement pas ce que c'est que de passer ses nuits et ses week-ends à rédiger des expertises, ni ce que c'est que de voir un rapport de 1 500 lignes réduit à une phrase, laquelle phrase n'avait posé aucun problème jusqu'à ce que la cour d'assises et l'opinion publique prennent conscience de ce qu'était cette affaire.

Vous ne le savez peut-être pas, mais j'ai travaillé - comme de très nombreux confrères - dans différentes commissions qui, depuis la commission Lempérière en 1994, demandent en vain une réforme de fond de l'expertise psychiatrique et psychologique. J'ai proposé des solutions, j'ai produit pour le ministère de la justice une recherche sur les fausses allégations d'abus sexuels dans les divorces, car j'ai fait de l'expertise le centre de mon activité de chercheur. J'ai participé à la formation de nombreux experts, et de magistrats. Peut-on penser, pour quelques mots maladroits, que j'ai envie de jeter le discrédit sur une pratique que j'ai contribué à faire légaliser et connaître ? C'est évidemment absurde.

Mais ce retentissement d'une phrase détournée de son contexte pour en faire une soi-disant justification, montre que cette affaire déclenche depuis son origine des réactions irrationnelles, passionnelles, alimentées par une mise en scène médiatique où l'on agite des leurres à partir de mots stigmatisants. Je suis, moi aussi, sans doute, tombé dans ce piège des mots, à cause de ma propre émotion, après deux heures difficiles.

Comment faire baisser la tension ? Comment contenir la tentation de demander à la justice de suivre l'émotion populaire au lieu de l'apaiser par son autorité et le principe de raison ? Car c'est là, à mon sens, le véritable drame qui déclenche régulièrement des séismes judiciaires.

Permettez-moi de rappeler que la sexualité humaine est la comparse habituelle des passions : cette affaire nous a montré le risque de la surenchère de dramatisation de la sexualité aux dépens de la raison et de la pédagogie. Les psychocriminologues ont beau dire, on ne cesse de s'illusionner sur le fait que la sanction empêcherait les passions humaines de s'exprimer, et rendrait la dangerosité prévisible. Hélas, il n'en est rien.

Soyons réalistes et optimistes. Mettons à égalité de moyens et de finalité, la prévention, la punition et la compréhension. Il faut, comme dans d'autres pays, ouvrir partout de véritables lieux de partenariat justice-santé pour accueillir, expertiser, et traiter les troubles de la sexualité humaine.

L'expertise ne doit plus, me semble-t-il, être conçue comme un avis de spécialiste. Elle doit être la source d'un débat au sein du débat judiciaire. Je l'écris depuis longtemps, je souhaite qu'elle reste à sa place, qu'on ne la mythifie pas, qu'elle soit menée en plusieurs temps, au fur et à mesure qu'avance l'instruction, et de préférence dans des unités de psychiatrie et psychologie légales, c'est-à-dire dans un environnement professionnel où l'on n'est pas tout seul.

Le système judiciaire peut, par erreur, faire souffrir parce qu'il souffre lui-même, et d'autres, plus qualifiés que moi, vous l'ont expliqué. Je voudrais juste ajouter que parmi les moyens qu'il faut lui donner, il y a celui de faire du débat judiciaire une pédagogie de l'apaisement contre la logique des passions à laquelle nous avons assisté depuis des mois dans cette affaire. Il faut faire en sorte que l'on préserve sans concession la dignité des personnes qui ont affaire à la justice, quelle que soit leur condition. Et il faut faire en sorte que tout acte judiciaire, surtout quand il est aussi technique et complexe que l'expertise, se fasse dans l'impérative clarté du débat contradictoire.

M. le Président : Merci, monsieur Viaux. Avant de vous poser quelques questions, je voudrais rectifier une erreur que vous avez commise : tous les membres de la commission d'enquête ont accès au dossier. Ils ne sont pas en possession d'un exemplaire du dossier, ce qui serait matériellement impossible, mais tous ont accès au dossier, qui se trouve dans les services de la commission.

J'ai quelques questions précises à vous poser sur l'affaire elle-même, et d'autres, plus générales, sur votre profession.

Vous avez dit dans la presse, je crois que c'était dans le Nouvel Observateur, que vous aviez rencontré des désaccords avec votre collègue, Mme Gryson-Dejehansart, et que ces désaccords ne transparaissaient pas dans le rapport d'expertise car « vous aviez décidé de répondre de façon systématique ». L'avocat général Jannier aurait répliqué à cela : « Quand on n'est pas d'accord, on le dit. » Confirmez-vous que vous avez rencontré des désaccords avec Mme Gryson-Dejehansart ? Si oui, lesquels et pourquoi ne figurent-ils pas dans le rapport d'expertise ?

M. Jean-Luc VIAUX : Mme Gryson-Dejehansart avait vu les enfants Delay en 2001. Elle a une certaine approche des examens. J'en ai une autre. Il a donc fallu, comme c'est toujours le cas lorsque deux experts sont désignés pour une co-expertise, que nous nous mettions d'accord, d'une part, sur les conclusions que nous tirions des différentes données que nous avions recueillies, et, d'autre part, sur les conclusions que nous allions rédiger ensemble. Il est toujours beaucoup plus compliqué de rédiger un rapport à deux mains. J'ai proposé une première rédaction. Mme Gryson-Dejehansart a corrigé. Et sur tel ou tel point, nous n'étions pas forcément d'accord sur la formulation qu'il convenait de retenir. Nous avons pris le parti, pour être extrêmement clair, de répondre de façon relativement lapidaire aux neuf questions du juge d'instruction.

J'ai l'habitude de ne pas répondre à la question de la crédibilité. Je dis depuis des années, dans les articles que je publie dans des revues scientifiques, que c'est une question absurde. Je suis opposé à l'emploi de ce terme piège, qui entraîne des conséquences. Ce point a fait l'objet de discussions entre nous. Je ne sais pas ce que le Nouvel Observateur raconte, mais un avocat m'a posé la question à la cour d'assises de Paris, et j'ai expliqué que, lorsque nous rédigeons à deux, nous tranchons de manière un peu systématique. À la question de savoir si l'enfant est mythomane, le plus simple est de répondre « non, il ne l'est pas », plutôt que d'ajouter un développement qui nous amènerait à discuter sur chaque mot. Il faut quand même rendre les rapports dans des délais raisonnables.

Le deuxième problème est que Mme Gryson-Dejehansart et moi-même n'avons pas la même approche clinique. Je suis psycho-pathologue. Je suis très inspiré par un certain nombre de travaux menés outre-Atlantique ou en Belgique. Étant donné nos différences de méthode, nous avons dû nous ajuster.

Bien entendu, on a toujours le droit, et le code le prévoit, de rédiger des conclusions séparées.

M. le Président : C'est ce que j'allais dire. Pourquoi ne pas avoir fait état, dans votre rapport, de vos différences sur tel ou tel point ? Pourquoi avoir voulu répondre « systématiquement » la même chose et cosigner le même rapport ?

M. Jean-Luc VIAUX : Parce qu'il n'y avait pas de désaccord de fond sur le fait que ces enfants étaient traumatisés, que ce qu'ils racontaient, ils ne l'inventaient pas. Et ce pour une raison très simple : tout était dans la presse, tout était dans les procès-verbaux. Au nom de quoi aurions-nous remis en cause les procès-verbaux faits par le juge d'instruction ou la police ? Nous ne sommes pas là pour cela. Cela dit, il est vrai qu'à la question de savoir si l'enfant invente, la réponse est trop tranchée, parce qu'elle est suivie, je l'ai dit tout à l'heure, d'une articulation extrêmement fâcheuse. Mais sur le fond, nous étions d'accord. Ils étaient victimes. Ils désignaient des agresseurs, et beaucoup moins qu'ils n'en avaient désigné dans les procès-verbaux. Leurs déclarations nous semblaient, dans l'état du dossier dont nous disposions, tout à fait acceptables. Après cela, il fallait bien sûr les vérifier. Certaines personnes qu'ils avaient désignées ont été mises hors de cause. Je suppose que l'on a donc vérifié.

Un autre désaccord portait sur la question de savoir si nous devions résumer le dossier ou pas. Mme Gryson-Dejehansart a pour habitude de ne pas résumer les dossiers. Je lui ai dit que j'avais, au contraire, l'habitude de les résumer. Cela me paraît être une marque d'honnêteté par rapport aux lecteurs, par rapport au juge, à la chambre de l'instruction, à la cour d'assises qui aura à connaître de cette affaire, que de dire quel est l'état de ma connaissance du dossier au moment où je fais l'expertise. On m'a dit : « C'est du travail en plus. Je ne vois pas pourquoi on le ferait. » Nous n'allions pas signer un rapport différent parce que je résumais le dossier et pas elle. Elle a accepté que je résume le dossier.

M. le Président : S'agissant des copiés-collés, je constate que dans les conclusions concernant chacun des enfants, il y a de très fortes similitudes. On trouve notamment, pour chacun d'eux, exactement la même phrase : « Aucun élément de nos examens ne permet de penser que l'enfant invente des faits ou cherche à imputer des faits à des personnes non concernées. Son témoignage reste mesuré, discriminant ses agresseurs du reste des autres personnes mises en cause, avec constance et cohérence. » Il est encore plus troublant que la faute d'orthographe « Sont témoignage » se retrouve dans chacune des quatre conclusions concernant les quatre enfants.

M. Jean-Luc VIAUX : Absolument, nous avons décidé de répondre de la même façon. Le traitement de texte existe, et nous a amenés à reproduire les mêmes réponses aux mêmes questions, y compris, malheureusement, les fautes d'orthographe. Il s'agit en fait des trois premières questions du juge : « Dire si l'enfant possède des traits de personnalité des personnes mythomanes » ; « Le sujet a-t-il des tendances pathologiques à l'affabulation ? » ; « Existe-t-il des raisons particulières permettant de penser que le sujet a inventé les faits qu'il décrit ou qu'il les impute à des personnes qui ne seraient pas concernées par ces faits ? » Nous avons pris le parti, en effet, de faire la même réponse pour tous les enfants, parce qu'il nous semble qu'ils sont tous les quatre dans la même situation. Et d'ailleurs, l'enfant, qui a 5 ans au moment où je l'examine, et qui en avait 3 ou 4 au moment des faits, ne figure plus parmi les enfants dont je dois parler à la cour d'assises de Paris. Ce qui veut dire qu'il n'invente pas de faits et qu'il ne les impute pas à des personnes non concernées. Pour les autres, je n'en sais rien. Et c'est bien là le problème : la question de l'imputation des faits n'aurait pas dû m'être posée, et c'est une erreur que d'y avoir répondu.

Je me permets de préciser, monsieur le président, que s'agissant des questions 8 et 9, le rapport donne une réponse particulière pour chaque enfant.

M. le Président : Mais vous écrivez tout de même ceci : « Les déclarations sont suffisamment cohérentes et répondent à des critères de validité habituellement acceptés dans la littérature spécialisée. » C'est une phrase que l'on retrouve pour chacun des enfants.

M. Jean-Luc VIAUX : Oui, parce que, même si ce sont des enfants différents, et qui ne présentent pas les mêmes types de traumatisme, il résulte de la discussion avec chacun d'eux que leurs déclarations répondent aux critères de validité habituels. Mais il y a un malentendu sur la fonction de l'expertise : nous répondons sur la personnalité du sujet, et non sur des faits qui doivent être établis par ailleurs, et avec d'autres critères. Ce que dit l'enfant est cohérent. Quand il cite cinq personnes et non plus trente, on se dit qu'on n'a pas affaire à un fabulateur. J'ai déjà rencontré un certain nombre de fabulateurs, enfants et adultes. S'ils désignent trente personnes un jour, ils en désignent trente et un le lendemain, en ajoutant des détails. Les enfants que nous avons examinés citent des noms, et ne donnent aucun détail. Je sais que cela peut surprendre que l'on dise qu'ils sont modérés. Mais la réponse est la même parce que la question posée est la même, et qu'il nous semblait important de dire que ces enfants étaient dans le même état et qu'en effet, on ne pouvait pas les prendre pour des fabulateurs. Je peux admettre que la formulation est maladroite. Il y a effectivement d'autres façons de rédiger.

M. le Président : Concernant un enfant, vous avez déclaré à plusieurs reprises que ce qui garantit, non pas la crédibilité, puisque vous récusez ce mot, mais la validité de la parole de l'enfant, c'est l'attitude qu'il adopte lorsqu'il répond à vos questions. Vous avez ajouté que vous avez utilisé une liste de critères relatifs à la structuration des récits faits par chaque enfant. L'enfant a décrit la scène du fameux « meurtre » d'une petite fille belge que l'on n'a jamais retrouvée :

« La petite fille, je la connaissais. J'y étais. Je ne la comprenais pas. Elle avait cinq ans. Robe rouge. Des fois, elle parlait. Elle avait peur. Elle a été massacrée par mon père. Elle a été violée. Mon père, il avait, comme les policiers, un bâton. J'étais dans ma chambre. Je disais : « Arrête ». Il continuait. Elle a saigné à la jambe. (À ce moment-là, l'enfant a les yeux écarquillés. Il semble assister de nouveau à la scène. Sa respiration est haletante.) Elle hurlait. Mon père continuait. Et elle est morte. Et les grands, ils regardaient. Je l'ai vue. Avant de me coucher le soir, il l'avait roulée dans du balatum. Il y avait du sang sur mon lit. Il y avait un œil. J'ai crié, et j'ai ouvert la fenêtre. J'étais prêt à sauter. »

Il ajoute : « Je te dis les noms : Daniel Legrand, Marécaux, Docteur Leclerc, mon père, ma mère, Louis, Dominique. C'est le curé. Il y avait aussi David, la boulangère, etc. »

Votre commentaire est le suivant : « Quand il parle des faits, le comportement de l'enfant qui accompagne les révélations donne une authenticité psychologique incontestable. » C'est à la page 27 de votre rapport. C'est la cote D2243 du dossier. Vous avez parlé tout à l'heure de la page 28, qui nuance, c'est vrai, ce que je viens de lire.

Vous allez plus loin : « Aucun élément de nos examens ne permet de penser que l'enfant invente des faits ou cherche à imputer des faits à des personnes non concernées. »

M. Jean-Luc VIAUX : Oui. Mais dans la conclusion, nous avons mis tout cela au conditionnel. Nous parlons d'un « éventuel assassinat d'une petite fille dont il aurait été témoin ». Pourquoi ? Parce que, précisément, l'authenticité psychologique, ce n'est pas forcément la réalité. C'est là le malentendu assez fréquent que nous constatons quand nous rédigeons des rapports d'expertise concernant des présumées victimes. Nous ne savons pas distinguer, comme l'a dit Freud en 1924, entre le fantasme et la réalité quand nous entendons un sujet qui nous raconte une scène traumatique. Quand on est dans une procédure judiciaire, il faut bien que cette distinction soit faite. Mais appartient-il à l'expert d'imputer les faits à tel ou tel ? L'authenticité psychologique, cela veut dire que quand l'enfant raconte ce qu'il raconte, il est en plein drame émotionnel. S'agit-il d'une réalité ? Il cite un certain nombre de noms, dont certains désignent des personnes que je ne connais même pas, dont d'autres désignent des personnes qui ont été mises hors de cause. Cela signifie que l'on a procédé à des vérifications, et que ce n'est quand même pas l'expertise qui détermine que, parce que l'enfant vit une émotion authentique, ce qu'il dit est vrai.

S'agissant de l'assassinat, non seulement nous n'en savions rien, mais une instruction séparée avait été ouverte. Il n'était pas question d'entrer sur ce terrain. C'est pourquoi, dans la conclusion du rapport, nous prenons des précautions et soulignons l'imprécision des dires de l'enfant. Mais nous n'avons pas de doute sur l'authenticité de l'enfant : il s'agit bien d'un enfant traumatisé. Nous n'avons pas d'autres explications que celles qui sont dans le dossier.

En effet, le dossier va dans un seul sens. Et si l'on veut comparer le réel psychique à la réalité, il faut nous donner la réalité.

M. le Président : Je suis votre raisonnement, qui est d'ailleurs assez convaincant. Mais pardonnez-moi cette question qui va certainement vous paraître très simpliste. Plutôt que d'écrire : « Aucun élément de nos examens ne permet de penser que l'enfant invente des faits », pourquoi ne pas écrire tout simplement : « Aucun élément de nos examens ne nous permet de penser qu'il dit la vérité ou qu'il ment » ? Autrement dit, vous pouviez laisser le champ des possibles complètement ouvert. La formulation de votre phrase va quand même plus dans un sens que dans un autre, même s'il est vrai que vous employez le conditionnel à la page suivante. Il reste que votre phrase est tournée de telle façon qu'elle incite celui qui la lit à penser que l'enfant a plutôt dit la vérité.

M. Jean-Luc VIAUX : Je suis complètement d'accord avec vous, monsieur le président. Cette rédaction, je l'ai d'ailleurs dit devant la cour d'assises, a induit quelque chose. D'autant plus qu'on a surtout lu cette phrase-là et pas le reste. C'est dommage, parce que nous disons, dans le corps de l'expertise, un certain nombre de choses qui font réserve, qui montrent bien que nous restons sur le plan de la psychologie, mais qui, prises au pied de la lettre, deviennent des accusations.

M. le Président : S'agissant des critères de validation relatifs à la structuration du récit, pour reprendre une formule qui figure dans vos travaux, vous écrivez, page 27 de votre rapport, à propos du même enfant : « La mémoire se développe en cercles progressifs, depuis le centre de souvenirs jusqu'à la périphérie, par association avec des personnes. » Si je comprends bien, il y a un centre du souvenir, auquel il convient de donner une authenticité forte - et de fait, les enfants ont bien été violés par leurs parents - et une zone périphérique dans laquelle les personnes citées, et notamment celles qui ont été innocentées à Saint-Omer ou à Paris, entrent par association.

Ne pensez-vous pas qu'il y a une contradiction entre le fait de dire que ces personnes n'apparaissent dans le récit des enfants que par association, et le fait d'affirmer, par ailleurs, qu'ils n'imputent pas des faits à des personnes non concernées ? Autrement dit, pourquoi ne pas vous être davantage appuyé sur vos publications pour faire la distinction entre ce que les enfants disaient avoir subi de leurs parents et ce qu'ils disaient, par association, avoir subi d'autres personnes ?

M. Jean-Luc VIAUX : Il est toujours difficile de revenir en arrière, sur les discussions que Mme Gryson-Dejehansart et moi-même avons eues. Il y a en effet un élément central, qui est l'inceste, d'autant plus probable que la mère reconnaissait toutes sortes de choses, du moins à ce moment-là, dans le dossier que nous avons. Il semble que certaines choses s'associent autour de ce centre. Nous le disons comme cela. Après coup, on se dit qu'il n'aurait pas fallu dire les choses ainsi, qu'il aurait fallu faire des distinctions. La difficulté est que nous n'avions aucune déclaration contradictoire. Je ne pouvais pas faire ce que je fais très couramment en disant à un sujet, qu'il soit présumé victime ou présumé auteur : « J'entends bien ce que vous êtes en train de me dire, mais ça ne colle pas avec d'autres choses, que le juge me dit. » Pourquoi lui dis-je cela ? Parce que cela me permet de comprendre comment le sujet fonctionne psychologiquement, et donc de juger avec un certain recul de son rapport à la réalité. Dans cette expertise, et cela a été tout à fait désastreux, nous n'avions aucun moyen de douter. Les procès-verbaux des adultes allaient tous dans le même sens, évoquant des faits nombreux qui impliquaient de nombreuses personnes. Par rapport à cela, les enfants ne disent rien d'extraordinaire. Nous n'allons donc pas chercher plus loin. Si l'on était revenu sur cette expertise à un stade ultérieur du dossier, on aurait pu mettre en évidence des incohérences. Mais il n'y a pas eu de complément d'expertise.

La deuxième difficulté est que Mme Gryson-Dejehansart avait vu les enfants en 2001, et avait l'impression que l'examen des enfants ne faisait que confirmer les examens antérieurs. Par conséquent, tout allait dans le sens de ces confirmations. Je ne peux qu'admettre que nous n'avons pas eu assez de doute sur tout cela.

M. le Président : Le doute est certainement ce qui a le plus manqué du début à la fin de cette affaire. Nous aurons l'occasion d'y revenir lorsque nous aurons à formuler des propositions.

J'en ai terminé avec les questions précises sur cette affaire. J'en viens à des questions plus générales.

Les demandes d'inscription sur la liste des experts dressée par une cour d'appel sont valables cinq ans. Selon vous, les critères qui accompagnent les demandes de réinscription sont-ils suffisamment précis et exigeants ? Pensez-vous notamment qu'en matière de recueil de la parole de l'enfant, on est assez exigeant avec les experts que l'on va nommer dans telle ou telle cour d'appel ?

M. Jean-Luc VIAUX : La loi de 2004 a refondu tout cela. Au moment où elle était en préparation, nous avons été plusieurs à écrire que la rubrique « Psychologues » était insuffisante. Nous ne sommes pas tous spécialisés dans le même domaine. Certains n'ont une expérience qu'en ce qui concerne les adultes, d'autres qu'en ce qui concerne les enfants. Certains sont spécialisés dans les problèmes de la famille. D'autres, qui ne sont pas des cliniciens, sont spécialisés dans le témoignage. La psychologie du témoignage aurait peut-être dû constituer une rubrique particulière. Plusieurs de mes collègues et moi-même sommes intervenus pour attirer l'attention sur ce problème. Nous n'avons pas été entendus.

D'autre part, les magistrats qui ont à dresser les listes d'experts devraient être aidés par des professionnels de la spécialité. Qui peut aider les magistrats à savoir quelle est la compétence d'un psychologue sinon ceux qui forment les psychologues ?

M. le Président : La disposition relative à l'audition des candidats experts est-elle vraiment appliquée ?

M. Jean-Luc VIAUX : Je n'en sais rien, parce qu'on applique ce texte pour la première fois cette année.

M. le Président : Vous suggérez, en tout cas, que lorsqu'ils auditionneront les candidats experts, les magistrats puissent être entourés de spécialistes de la discipline concernée ?

M. Jean-Luc VIAUX : Je pense que ce serait une bonne chose.

M. le Président : Ce serait sans doute utile.

D'autre part, sans revenir sur votre phrase choc concernant le tarif des expertises, est-il envisageable de moduler les tarifs des prestations d'expert selon la difficulté et la complexité de l'affaire, et pas seulement selon le nombre de personnes à expertiser ?

M. Jean-Luc VIAUX : Cela se fait dans d'autres pays. Je crois que ce serait préférable. Certaines affaires sont beaucoup plus compliquées que d'autres, engagent beaucoup plus de responsabilités et prennent beaucoup plus de temps.

M. le Président : Vous avez dit qu'il serait souhaitable d'aller vers beaucoup plus de contradictoire en matière d'expertise. Pourriez-vous préciser ce point ? Quel rôle, selon vous, les différentes parties devraient-elles jouer ?

M. Jean-Luc VIAUX : À l'étranger, c'est la procédure québécoise qui me paraît la plus adaptée. Chaque partie a son expert, ce qui conduit à un débat sur la qualité technique, sur la question posée et la possibilité d'y répondre, et donc aussi sur l'état des connaissances. Ce qui me frappe, en France, c'est qu'on ne demande pas toujours aux personnes inscrites sur la liste d'experts de faire la preuve de leurs compétences. Cela a été mon cas. J'ai été inscrit pour la première fois sur la liste d'experts en 1977. J'étais alors un très jeune professionnel. Il se trouve que je travaillais avec un chef de service hospitalier qui était un psychiatre expert. On ne m'a rien demandé. J'ai eu ensuite le souci de me former, de passer des diplômes, de suivre des enseignements de droit pour essayer de comprendre dans quel système j'étais appelé à intervenir. Mais une fois que l'on a nommé quelqu'un expert, il peut ne pas suivre l'évolution des connaissances dans son domaine d'expertise. J'ai rencontré des collègues qui, aujourd'hui, ne savent pas qu'une conférence de consensus a fait le point, en 2001, sur ce qu'est la personnalité d'un agresseur sexuel. De toute évidence, il faut remédier à cela.

Il convient de faire des expertises par étapes. En début d'instruction, on a besoin de certains éléments sur la personnalité d'un sujet : l'expert répond aux questions qui lui sont posées. Il serait souhaitable que la défense puisse faire des objections à cette expertise, au besoin en recourant à un autre expert. Au fur et à mesure que l'instruction avance, un certain nombre de faits sont établis. Il faudrait compléter l'expertise. On peut penser que ce système est lourd. En réalité, il n'impliquerait que deux ou trois expertises.

Ou alors, on retient un système beaucoup plus proche du système anglo-saxon, dans lequel on distingue l'imputabilité des faits, qui ne concerne que le système judiciaire, de la personnalité du sujet, à laquelle on ne s'intéresse que dans un second temps.

Quoi qu'il en soit, je crois qu'à partir du moment où l'une des parties demande une contre-expertise, il faut faire droit à cette demande si elle est motivée. La psychologie est une science complexe, au sens qu'Edgar Morin a donné à ce mot. Deux approches différentes peuvent être plus éclairantes. Un débat entre experts pourrait être organisé, par exemple, devant la chambre de l'instruction.

M. le Président : Tout cela devant évidemment se faire dans un délai raisonnable, afin de ne pas allonger la durée de l'instruction, et donc de l'éventuelle détention provisoire.

M. Jean-Luc VIAUX : Il vaudrait mieux que l'on fasse moins d'expertises et qu'on les fasse mieux.

M. Jacques REMILLER : Dans votre propos liminaire, vous avez parlé d'un « on » : « On s'est servi du rapport d'expertise » ; « On détourne » ; « On exploite le dossier tel qu'il est ». Pourriez-vous préciser qui est-ce « on » ?

Deuxièmement, vous avez parlé d'un élément central, l'inceste. Pourquoi ne pas avoir approfondi votre expertise sur l'inceste, ce qui aurait peut-être permis de disculper certaines personnes mises en examen ?

Troisièmement, inutile de vous dire que votre phrase a choqué la France. Les femmes de ménage sont au demeurant très respectables. Quelle est la rémunération d'un expert sur une telle expertise ?

M. Jean-Luc VIAUX : On s'est servi du rapport d'expertise : je ne remets nullement en question la liberté des médias, mais c'est un fait qu'ils ont plutôt adopté le credo de la défense. On m'a attribué dans la presse des phrases qui sont en réalité des questions de la défense. « On » désigne tout un ensemble de gens, toute une émotion médiatique autour de cette histoire.

On détourne quand on cite un morceau d'un rapport d'expertise pour montrer que l'expert a conclu à la crédibilité. Je n'ai pas employé ce terme, qui l'a été par la défense, et parfois par le parquet. Cela dit, je ne veux pas dicter les comptes rendus de presse. Chacun entend ce qu'il a envie d'entendre. Mais d'une façon générale, l'ambiance a été à ce détournement.

À l'audience de Paris, l'avocat général me dit : « Quand on ne sait pas répondre à une question, monsieur l'expert, on peut peut-être dire tout simplement qu'on ne sait pas. » Or, je n'ai pas répondu à la question de la crédibilité, ni à la question 7 : « Compte tenu des faits que l'enfant dit avoir subi, ne peut-il avoir des troubles de perception de la réalité ? » Cette question n'a apparemment intéressé personne. Mme Gryson-Dejehansart et moi-même avons répondu que nous ne connaissions aucune littérature sur le sujet qui puisse permettre d'y répondre. Quand nous ne savons pas, nous disons que nous ne savons pas.

M. Jacques REMILLER : Pourriez-vous être plus précis ?

M. Jean-Luc VIAUX : À l'audience, certains avocats ont dit : « C'est à cause de cette phrase que mon client est en prison. » Mais la phrase en question ne vaut pas mandat de dépôt. Je ne suis pas juge des libertés, je ne suis pas la chambre de l'instruction. J'estime que dire cela, c'est un détournement de la fonction de l'expertise. L'expertise est un avis. Elle n'est pas une preuve. Un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation, datant de 2003, a dit très clairement que l'expert psychologue peut faire des hypothèses sur la culpabilité d'une personne sans que cela n'engage rien sur le fond. Nous dire, à nous experts, à l'audience, que c'est notre faute si telle personne est en prison, j'appelle cela un détournement.

S'agissant de l'inceste, j'ai aussi un regret. Dans une affaire d'inceste, au moins un des experts est désigné pour voir l'ensemble de la famille. Car dans l'inceste, la scène du crime, c'est le psychisme familial. On ne peut pas comprendre une affaire incestueuse si l'on ne connaît pas tous les membres de la famille, y compris des personnes qui n'ont rien fait. Il arrive que des présidents de cour d'assises me demandent, au dernier moment, de voir la mère, qui n'a pas été mise en examen, parce qu'il manque quelque chose pour comprendre comment cette famille a fonctionné pour qu'on en arrive à l'inceste.

Cela dit, le juge d'instruction est maître de son instruction. Il procède comme il en a envie.

Il me demande de ne voir que quatre victimes, je ne vois que quatre victimes. Mais j'aurais certainement mieux compris les choses si j'avais vu M. et Mme Delay, les parents de ces enfants, parce que j'aurais compris la dynamique incestueuse. On aurait peut-être évité quelques errements.

La rémunération de l'expert est fixée par le code de procédure pénale. C'est exactement le même tarif qu'en 1979 : 172,80 euros par personne examinée. J'ai vu quatre enfants, j'ai donc touché quatre fois 172,80 euros, plus mes frais de déplacement pour aller jusqu'à Boulogne-sur-Mer.

M. Jean-Yves HUGON : Monsieur Viaux, je voudrais tout d'abord confirmer vos dires sur la nomination des experts. Je suis moi-même expert. Lorsque j'ai été nommé expert près d'une cour d'appel, jamais on ne m'a demandé de prouver ma compétence dans la spécialité qui est la mienne.

En ce qui concerne la place de l'expertise, si j'ai bien compris, vous refusez d'assumer une responsabilité qu'on vous donne. Nous avons entendu ici des magistrats, des avocats, qui ont dit s'être fait une opinion aussi sur la base de l'expertise. Il me semble que vous ne voulez pas assumer cette responsabilité. Dans ce cas, où se place l'expertise ? Ou, pour le dire de manière plus triviale, à quoi servez-vous ?

M. Jean-Luc VIAUX : Je comprends votre préoccupation. C'est un vrai débat de fond. Si on demande aux psychologues - et je reconnais être tombé dans ce piège - d'analyser des faits, je pense que ce n'est pas leur métier. Notre champ de travail, c'est le psychisme humain, ce n'est pas la réalité. Il me semble que, en bonne justice, on doit apprécier les faits sur leur réalité, pas sur le psychisme des gens.

Certains collègues éminents se sont spécialisés dans le témoignage. Je pense notamment à Jacques Py et Alain Somat, deux des auteurs de l'ouvrage Témoins sous influence, un très beau livre. De nombreux travaux existent sur le sujet. On pourrait imaginer de créer un corps particulier d'experts sur la question du témoignage. Les choses seraient plus claires.

Laissons les cliniciens expliquer, par exemple, la dynamique incestueuse.

Il me semble également important de donner à une cour d'assises une idée du développement intellectuel d'un sujet. Cela me semble important pour savoir si le sujet comprend ce qu'on est en train de lui dire, tout simplement.

Un lieu d'accueil pour les enfants victimes serait aussi souhaitable, où il serait possible d'effectuer des examens permettant aux officiers de police judiciaire de savoir à quel type d'enfants ils ont affaire. Quand on n'est pas clinicien, on ne sait pas ce que c'est qu'un enfant psychotique, et l'on peut parfaitement penser que l'enfant qu'on a en face de soi sait répondre à une question du seul fait qu'il sait parler.

Le clinicien peut également avoir une utilité en fin d'instruction. Il peut essayer de dégager quelle est la position de chacun, victimes ou accusés, par rapport aux faits tels qu'ils sont en train d'être établis. Cela permettrait à la juridiction de jugement de se faire une idée de la manière dont les sujets comprennent ce qui leur arrive ou pourquoi ils sont dans cette situation. On nous demande toujours, en cour d'assises, quel peut être le devenir de ce sujet, ce que l'on peut faire de lui. La réponse un peu systématique des cliniciens consiste à dire qu'il faut une psychothérapie. J'ai tendance à répondre qu'il faut réfléchir au type de thérapie qu'il devrait suivre, ou à d'autres solutions, par exemple de type éducatif.

Voilà ce qui me semble pouvoir être l'utilité des psychologues. Mais le glissement qui s'est produit depuis plusieurs années a été de penser que les psychologues pouvaient apporter une réponse à la question du mensonge et de la vérité. Cela, il faut absolument le proscrire.

M. Christophe CARESCHE : Un autre glissement ne s'est-il pas produit ces dernières années ? Pendant longtemps, on n'a pas reconnu la réalité du problème des agressions sexuelles sur mineurs. Depuis quelques années, on constate une tendance inverse. Comment avez-vous vécu cette évolution ? Ne pensez-vous pas que les experts, comme tout le monde, participent à cette évolution et à ce climat ? Par exemple, auriez-vous fait en 1980 l'expertise que vous avez faite dans cette affaire ?

M. Jean-Luc VIAUX : Vous avez sans doute raison : peut-être pas. Il est vrai que nous avons été quelques-uns, peu nombreux, à parler du traumatisme de l'inceste. On doit à Marceline Gabel d'avoir beaucoup œuvré pour mettre en évidence l'urgence que revêtait un meilleur traitement des enfants maltraités, et pas seulement ceux victimes d'abus sexuels, lesquels représentent un quart des enfants maltraités. Le sujet est devenu très passionnel. Et les psychologues, comme les autres, et moi aussi, certainement, nous nous sommes en effet laissés gagner par ce climat général. À un moment donné, on a commencé à mettre les freins. Cela date notamment du moment où remontent à la Chancellerie un certain nombre de dossiers de conflit entre parents, l'un accusant l'autre d'agressions sexuelles sur les enfants. C'est ce qu'on a appelé les fausses allégations dans les contentieux de divorce. La Chancellerie met alors en place un groupe de travail, auquel j'ai d'ailleurs été invité à participer. On s'aperçoit qu'on ne dispose pas véritablement de méthode pour affronter ce problème, ce qui décidera la Chancellerie à me demander un rapport. À l'époque, la sociologue Évelyne Sullerot avait affirmé qu'au tribunal aux affaires familiales de Paris, un tiers des affaires étaient remplies de fausses allégations d'abus sexuels. Après l'étude de quelque 30 000 dossiers, nous avons essayé de tempérer les choses, mais pas assez. Au moment où l'on me sollicite pour l'affaire d'Outreau, je suis en train de faire ce travail pour la Chancellerie. La situation est complexe. C'est pourquoi je souhaite, comme je l'ai dit, que la justice entreprenne un travail de pédagogie de la raison.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Je voudrais revenir à l'une des questions posées par le président, à partir de l'examen de votre rapport d'expertise. Vous avez souligné l'ancienneté de vos fonctions d'expert, et personne ne peut contester vos capacités en la matière. Cela met d'autant plus en relief nos interrogations sur votre rapport, et notamment sur un point précis : vous dites, dans le corps de l'expertise, que les mises en cause par les enfants sont authentiques, et dans votre conclusion, vous allez plutôt dans le sens du doute. Le problème est que le juge d'instruction vous a posé une question littéralement extra-ordinaire. Il est allé, et vous avez dit que c'était rare, jusqu'à vous demander de vous prononcer sur le fond du dossier. Cela signifie, pour le moins, qu'il s'interrogeait. Et devant ces interrogations, qui ne peuvent pas ne pas vous interpeller, vous nous dites que vous avez en quelque sorte cédé en donnant une réponse « négligée », c'est-à-dire une réponse qui ne correspondait pas aux compétences qui étaient les vôtres. Il y a là quelque chose qui ne tient pas. Comment avez-vous pu rédiger cette réponse alors que, surtout dans le contexte médiatique de l'époque, vous ne pouviez pas ignorer le poids qu'elle aurait, puisque le juge, en posant ces questions, venait en quelque sorte chercher la validation des accusations des enfants ? C'est terrible.

M. Jean-Luc VIAUX : Je suis tout à fait d'accord avec vous, monsieur le député, c'est terrible. Je ne peux pas répondre précisément à votre question. Il faudrait que je me souvienne avec précision de ce qu'était mon état d'esprit à l'époque de cette expertise. En effet, le juge a un vrai questionnement. Comme je l'ai dit tout à l'heure, je lui ai écrit, le 15 juin 2002, pour lui demander des pièces complémentaires sur les déclarations des enfants. Je m'en veux d'avoir voulu rendre le rapport en respectant les délais.

J'ai lu les rapports d'expertise concernant les parents, qui ne révélaient rien de particulier. Mme Badaoui s'accusait, et accusait d'autres personnes, d'avoir abusé de ses enfants. Je ne m'interroge pas sur la vérité de ces accusations. Je comprends l'étonnement de tout le monde devant cette absence d'interrogation. Eh bien non, je ne me suis pas posé jusqu'au bout cette question.

Cela pose aussi, mais je ne dis pas cela pour me défausser, le problème des moyens que l'on donne à l'expert. À l'époque où j'étais psychologue hospitalier, nous hospitalisions la personne pendant huit jours pour la voir suffisamment longtemps, s'interroger sur son cas, discuter entre nous pour pourvoir faire l'expertise. C'est là un vrai moyen, institutionnel, l'hôpital prenant en charge les frais. Dans ce dossier, il aurait fallu avoir beaucoup de temps. J'habite à 250 km de Boulogne-sur-Mer, je ne vais pas aller au palais de justice uniquement pour lire le dossier. L'expertise que j'ai à faire n'est que l'une de mes responsabilités. J'ai par ailleurs trente autres rapports d'expertise à rendre. Encore une fois, ce n'est pas une excuse, mais c'est un fait que nous travaillons dans des conditions impossibles. Un jour ou l'autre, voilà, on tombe dans ce traquenard.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Je le répète, la question du juge est extraordinaire. Ce n'est pas une question que l'on rencontre habituellement dans les questions posées aux experts par les juges d'instruction. L'importance de cette question ne peut pas vous échapper. Le juge est en train de se demander s'il est sur la bonne piste. Et, certes, vous lui ne répondez pas par l'affirmative, mais vous lui donnez la réponse qui le conduit à penser que oui, il est sur la bonne piste.

M. Jean-Luc VIAUX : Oui. Et c'est quelque chose que je n'ai pas vu. Je suis très habitué au traquenard que constitue la fameuse question de la crédibilité. La question que me pose le juge, qui est très nouvelle, et qui porte très directement sur l'imputation des faits, je ne vois pas le piège qu'elle recèle. Mais je me suis permis de faire remarquer à la commission que personne ne l'a vu. Je ne comprends pas pourquoi. Car comment peut-on demander à un expert de raisonner sur l'imputation des faits ? C'est cela qui est extraordinaire.

M. le Président : Je rappelle cette question : « Existe-t-il des raisons particulières permettant de penser que le sujet a inventé les faits qu'il décrit ou qu'il les impute à des personnes qui ne seraient pas concernées par ces faits ? »

Je voudrais vous interroger, monsieur Viaux, sur la question n° 10 : « Faire toute observation ou remarque jugée utile à la manifestation de la vérité ». Une telle question est-elle fréquente, ou est-elle, elle aussi, « extra-ordinaire » ?

M. Jean-Luc VIAUX : Elle est tout à fait habituelle. On la retrouve dans toutes les missions d'expertise.

M. le Président : Vous servez-vous souvent de cette possibilité que vous donne cette question de compléter votre expertise ?

M. Jean-Luc VIAUX : Il peut arriver que j'en profite pour insister sur la déficience d'un sujet, en disant qu'étant donné son niveau de développement intellectuel, il sera très difficile d'exploiter son témoignage. Il peut m'arriver de suggérer qu'une expertise de l'ensemble de la famille serait utile, par exemple pour comprendre qu'une personne traumatisée met en cause quelqu'un dont on ne voit pas, d'un point de vue psychologique, pourquoi il aurait commis l'acte dont il est accusé.

M. le Président : En l'espèce, vous n'avez pas utilisé cette question ?

M. Jean-Luc VIAUX : En l'espèce, nous ne l'avons pas utilisée.

M. le Président : C'est dommage.

M. Jean-Luc VIAUX : Oui.

M. François CALVET : Vous avez dit tout à l'heure, monsieur Viaux, que les expertises ne sont pas une preuve, ce qui a été rappelé par la Cour de cassation. Or, à la lecture de l'ordonnance de mise en accusation, il apparaît que les expertises sont analysées comme une preuve de la culpabilité des personnes mises en examen. Vous avez également dit que dans le système anglo-saxon, l'expertise psychologique n'intervient qu'après la condamnation, et uniquement pour une analyse de personnalité. En France, dans le cadre de notre système inquisitoire, on s'en sert en fait comme d'une preuve.

Que doit-on faire de ces expertises ? Pensez-vous qu'elles doivent servir de base dans une ordonnance de mise en accusation, ou pensez-vous qu'elles sont faites uniquement pour cerner la personnalité d'un individu ? Leur statut ne devrait-il pas être précisé dans le code de procédure pénale ?

M. Jean-Luc VIAUX : C'est la question de fond, sur laquelle différentes commissions ont rédigé des rapports depuis un peu plus d'une dizaine d'années. Une expertise sert à décrire une personnalité. Cela dit, quand quelqu'un reconnaît les faits, l'expert psychologue peut proposer des pistes de réflexion sur la question de savoir pourquoi cette personne, avec la personnalité qui est la sienne, a commis un homicide, par exemple. L'expertise peut alors conseiller le système judiciaire sur ce qu'il est possible de faire, au-delà de la sanction, pour que l'acte ne se reproduise pas. C'était d'ailleurs la vocation première de l'expertise au XIXsiècle.

Mais une sorte de détournement s'est progressivement opéré. Je le vois bien quand le parquet classe une affaire sans suite, et que des personnes reviennent devant le juge d'instruction en se constituant partie civile. J'ai vu des dossiers où le seul acte du juge d'instruction qui ouvre une affaire contre X est de demander une expertise psychologique de l'enfant pour savoir s'il est crédible. Cela signifie que l'on donne à l'expert la mission de faire l'instruction. C'est un réel glissement. Il faut que cela cesse. Je ne sais pas si une loi est nécessaire. Peut-être des textes réglementaires suffiraient-ils. Mais quoi qu'il en soit, on ne peut pas instrumentaliser le savoir psychologique afin qu'il se substitue à la recherche de la vérité, celle qui permet à la justice de juger.

Nous donnons un avis, et cet avis doit être débattu. La question essentielle est celle du contradictoire. Les avocats se plaignent beaucoup, et ils ont souvent raison, de ce qu'on leur oppose l'expertise : « L'expert dit que... » Non, l'expertise n'est qu'un avis, et ne peut pas être constamment utilisée dans ce type de dossiers. Il faut également que ces avis soient contradictoires.

M. Georges COLOMBIER : Vous nous avez dit : « Un jour ou l'autre, on tombe dans ce traquenard. » Je ne vous jette surtout pas la pierre. Mais pensez-vous que cette affaire malheureuse vous permettra, par la suite, d'éviter de tomber dans ce piège ?

M. Jean-Luc VIAUX : Dans ce métier, on apprend tous les jours sur le travail que l'on fait. Je pense en effet que depuis Saint-Omer, il y a une plus grande vigilance. Je me rends compte, avec tout le monde, des conséquences désastreuses d'un certain nombre de choses, y compris de cette réponse à la question que le juge a posée. Les conclusions de la commission du procureur général Viout me semblent parfaitement adaptées. Je souhaite qu'on les mette en application. Sans épuiser complètement le sujet, elles constituent une réponse. Je crois qu'il faut aussi aller vers plus de pluridisciplinarité. Il y a quelques lieux, je pense notamment au service d'accueil et d'urgence de Bordeaux, où les victimes sont accueillies par des équipes pluridisciplinaires. Ma collègue et moi communiquions par fax et par téléphone, en étant à 250 km l'un de l'autre. Ce n'est pas la même chose que de travailler et d'échanger tous les jours dans le même service. Il y a un problème de conditions matérielles. À Boulogne, qui m'a prêté des locaux pour examiner les enfants ? La réflexion sur les lieux d'accueil des victimes, adultes ou enfants, doit être approfondie.

M. le Président : Où avez-vous vu les enfants ?

M. Jean-Luc VIAUX : Dans les locaux que m'a prêtés l'aide sociale à l'enfance, dans un bureau que je ne connaissais pas, et où j'ai installé mon matériel comme j'ai pu. Quand je le peux, je fais venir les personnes que j'ai à examiner dans le bureau où je travaille habituellement. C'est plus confortable.

M. Léonce DEPREZ : Monsieur Viaux, nous retenons de ce que vous nous avez dit que le drame de l'affaire d'Outreau est dû en partie à l'incroyable compartimentage qu'impose la procédure judiciaire. Chacun joue son rôle. Vous avez eu l'honnêteté de reconnaître que vous êtes tombé dans un piège, et ce d'autant plus que l'inexpérience du juge Burgaud l'a poussé à vous demander plus qu'il n'aurait dû vous demander.

Vous avez dit que nous ne pouvions pas distinguer, dans les dires des enfants, entre le fantasme et la réalité. Mais je voudrais comprendre. Les enfants ne peuvent pas, dans cette affaire, être dissociés de leur mère. Quand vous avez su que celle-ci avait menti, par exemple, au sujet du meurtre, cela ne vous a-t-il pas éclairé ? Votre fonction ne demande-t-elle pas une ouverture, au-delà de l'expertise des quatre enfants, sur les parents ?

M. Jean-Luc VIAUX : Vous avez raison, monsieur le député. Je ne savais pas, au moment où j'ai rédigé mon expertise, que la mère s'était rétractée. Je demande des pièces au juge d'instruction, qui ne s'empresse pas de me dire que la situation a évolué en ce qui concerne l'histoire du meurtre. Il ne me répond pas. Il me demande de lui rendre mon rapport pour le 30 juin.

M. le Président : C'est sans doute une piste de réforme qu'il faut explorer, afin que le juge d'instruction ne soit pas seul à décider quelles pièces doivent être ou non communiquées à l'expert. Qu'en pensez-vous ?

M. Jean-Luc VIAUX : Je pense qu'il y a un problème, en effet. Nous ne sommes pas tous d'accord, au sein de la profession, sur la question de savoir si l'expert doit lire le dossier.

M. le Président : L'une de vos collègues m'a répondu, en effet, qu'elle ne souhaitait pas prendre connaissance du dossier avant d'examiner les personnes, et ce afin de ne pas être influencée dans son expertise.

M. Jean-Luc VIAUX : Je pense pour ma part qu'il est impossible de faire une expertise judiciaire sans savoir de quoi il s'agit.

Le drame est que je n'ai pas imaginé l'influence qui pouvait être celle de la mère. Dans le dossier, j'ai simplement les déclarations de Mme Delay, qui accuse tout le monde, et personne ne met en doute ses accusations. C'est désespérant. Je demande des pièces complémentaires au juge. Il ne me répond pas. Je crois savoir que ma collègue lui a téléphoné. Il fallait absolument rendre le rapport avant le 30 juin, et je me suis arrêté là. Très sincèrement, c'est un regret, parce que je vois bien quelles ont été les conséquences.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Compte tenu de la particularité de la question qu'il vous avait posée, vous n'avez pas jugé pertinent d'interroger le juge et d'exiger d'examiner le dossier ? La distance géographique n'est pas une explication.

M. Jean-Luc VIAUX : En effet, ce n'est pas une explication. Je me suis demandé où a été mon erreur. J'aurais dû dire au juge qu'il ne m'appartenait pas d'imputer les faits. Ce qui m'étonne, c'est qu'aucun magistrat n'ait vu le problème et n'ait dit : « Même si l'expert a répondu, surtout ne tenez pas compte de cette question. » Ce sont d'ailleurs des choses qui arrivent. Il m'est arrivé qu'un président de cour d'assises dise : « C'est là une question que l'on ne peut pas poser à un expert psychologue. On n'en tiendra pas compte, et je vous demande, mesdames et messieurs les jurés, de ne pas en tenir compte. » En l'espèce, personne n'a dit cela. Et notre expertise a alimenté l'acte d'accusation. Je ne comprends pas que personne n'ait vu que cette question est une question qu'on n'aurait jamais dû poser. Je m'en veux d'y avoir répondu. Cette affaire était très émotionnelle. Tous ont été très perturbés.

M. le Président : Pourriez-vous nous transmettre une copie de la lettre que vous avez adressée au juge ? Cela permettrait à la commission d'étayer son argumentation sur le pouvoir du juge d'instruction en matière de communication des pièces aux experts.

M. Jean-Luc VIAUX : Je vais vous la laisser, monsieur le président.

M. le Président : Monsieur, je vous remercie

Audition de M. Yves BOT, procureur général près la Cour d'appel de Paris


(Procès-verbal du mercredi 8 mars 2006)


Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Monsieur le procureur général, je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire d'Outreau.

Avant votre audition, je souhaite vous informer de vos droits et de vos obligations.

En vertu de l'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d'enquête parlementaire sont tenues de déposer, sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel et de l'article 226-14 du même code qui autorise la révélation du secret en cas de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

L'ordonnance du 17 novembre 1958 exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vais donc vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(M. Yves Bot prête serment).

Je m'adresse aux représentants de la presse pour leur rappeler les termes de l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse. Celui-ci punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. J'invite donc les représentants de la presse à ne pas citer nommément les enfants qui ont été victimes de ces actes.

Monsieur le procureur général, la commission va maintenant procéder à votre audition, qui fait l'objet d'un enregistrement. Vous avez la parole.

M. Yves BOT : La première idée que je tire de l'affaire d'Outreau est que la justice ne se divise pas. Elle ne se divise pas quand elle trébuche, ni quand elle se relève. Nous avons à faire en sorte que ce qui a été, le fait qu'elle ait trébuché, ne puisse pas se reproduire.

Comment ai-je ressenti, en tant que magistrat, l'affaire d'Outreau ? Comme une affaire qui renvoyait l'image d'une justice qui fait mal. Et c'est une image qui nous a fait mal. Pourtant, l'architecture de la procédure pénale est conçue pour que cela n'ait pas lieu. À chaque stade important du déroulement de la procédure, en effet, on porte un œil neuf, en tout cas indépendant de celui qui s'est posé avant et de celui qui se posera après, de façon à faire une analyse objective et indépendante de la précédente comme de la suivante. Or, dans l'affaire d'Outreau, cela n'a pas fonctionné, contrairement à ce qui s'est passé à Angers. On doit se demander pourquoi.

Votre commission doit commencer à avoir une idée suffisamment précise de ce qui s'est passé. Elle sera peut-être d'accord avec moi pour dire que l'expression utilisée par mon collaborateur, Yves Jannier, d'un millefeuille de petites erreurs, de petits dysfonctionnements, est appropriée.

Je pourrais prendre une autre image, tirée d'une étude américaine sur les accidents d'avions. On y développait une théorie assez originale, celle de la tranche de gruyère. Comme un système de sécurité, représenté par la tranche de gruyère, n'est jamais parfait, on en institue plusieurs. Pour que l'accident se produise, il faut que l'avion passe à travers la première tranche, à travers la deuxième, etc. Cela est possible si, en face du premier trou, il y en a un deuxième, et un troisième en prolongement du deuxième, etc. La probabilité qu'une telle circonstance soit réunie est infinitésimale, mais quand elle se produit, l'avion percute la montagne. On peut utiliser cette image en substituant à chaque système de sécurité aérienne chacune des phases de la procédure pénale. La solution n'en est pas facile pour autant.

L'affaire d'Outreau a été une expérience tout à fait particulière que j'ai vécue avec mes collègues du Parquet général de Paris lors du procès en appel. Dans cette salle d'audience, au fur et à mesure, la parole s'est libérée. Une des personnes poursuivie, maintenant acquittée, l'a d'ailleurs exprimé en disant : « Pour la première fois, on a l'impression d'avoir été entendus ». Ce qui signifie qu'auparavant, elle n'avait pas été entendue, ou qu'elle avait le sentiment de ne pas l'avoir été. Cette fois, la communication s'est faite. Et puis, grâce au jeu de chacun des acteurs de la justice, on a vu aboutir la recherche de la vérité, mais d'une vérité commune. On ne peut dissocier de ce résultat la présidence, qui a permis l'expression de cette parole. Lorsque je suis intervenu lors de la dernière audience, j'ai d'ailleurs commencé par remercier la cour pour la qualité des débats. C'est quelque chose que je suis heureux de renouveler aujourd'hui.

Je n'oublierai pas le travail de mes collaborateurs, non plus que celui de la défense. À partir d'un certain moment, on s'est rendu compte de la convergence de l'action de chacun, chacun étant à sa place et dans son rôle, pour aboutir à la solution que nous connaissons tous et qui a emporté une adhésion totale.

Après qu'Yves Jannier a prononcé son réquisitoire, que j'ai moi-même pris la parole, il y a eu une première suspension d'audience. Et pour la première fois de ma carrière, j'ai vu le collectif de la défense, par l'intermédiaire de son doyen, déclarer à la cour d'assises : « après ce que nous avons entendu, nous n'avons rien à ajouter et nous renonçons à plaider ». Un vrai moment de justice est alors passé. Voilà pourquoi j'ai parlé de la justice qui se relève. C'est cela qui doit fonder notre espoir, dans la démarche de reconstruction collective qui devra se faire.

L'acquittement a été requis, non pas comme on fuit devant un dossier qui vous gêne, non pas comme on jette l'éponge, mais comme une démonstration. C'était l'accomplissement d'un vrai travail de magistrats. Mais il y avait aussi la crainte que ce travail d'élaboration de la vérité apparaisse aux yeux de l'opinion publique comme un travail de déconstruction de l'autorité de la justice.

Voilà pourquoi il était pour moi impensable de ne pas dire que ce qui s'était passé dans la salle d'audience était la justice et que l'image qu'on avait eue auparavant n'était l'image de la justice de personne. Car personne ne se lance dans la magistrature pour faire un jour un Outreau.

Cela a profondément troublé le corps judiciaire, individuellement et collectivement. Mais parce que cette démarche a été faite, nous pouvons considérer que l'événement que constitue Outreau, événement récent qui fera bientôt partie de l'histoire de la magistrature et de la justice française, pourra être purgé.

Je ne veux pas dire par là qu'on pourra le passer par pertes et profits. Nous savons tous ce que représente un dossier en charge humaine, avec des gens qui sont allés plusieurs fois devant la justice, des victimes, etc. Je veux dire qu'il sera possible de retrouver l'élan, de procéder à une reconstruction, à une amélioration dans le sens de la modernité, de l'efficacité et du renforcement des garanties.

Il faudra procéder à un décloisonnement entre les différents services qui concourent au dépistage ou à la protection de l'enfance. Il n'est pas question de reporter la responsabilité de quoi que ce soit sur d'autres. Mais s'agissant de ces enfants victimes, se pose le problème de la prévention et du dépistage. En tant que magistrats, nous savons qu'il est fondamental. C'est en agissant suffisamment tôt qu'on peut éviter la commission ou la continuation des sévices. Et tous ceux d'entre nous qui se sont occupés de mineurs ont eu pour obsession de décloisonner, pour anticiper l'évolution péjorative de situations déjà critiques. Mais cela nécessite des études très approfondies.

Nous avons du mal à faire passer l'idée qu'en matière de protection de l'enfance, nous sommes autant protecteurs que sanctionneurs, que nous pouvons mettre en place des procédures de pure sauvegarde et coordonner l'intervention des différents acteurs susceptibles de restaurer le lien familial.

Un autre problème se pose : c'est celui de la détention provisoire. J'ai entendu que s'il n'y avait pas eu le problème de la détention provisoire, il n'y aurait pas eu d'affaire Outreau. Le magistrat que je suis émet quelque réserve sur cette opinion. Ce n'est pas parce qu'on ne met pas les gens en détention provisoire qu'on peut prendre des libertés avec la rigueur de la recherche de la preuve. Pour autant, la détention provisoire a contribué à rendre certaines choses irrémédiables. Dans ce domaine également, il y aura des clarifications à apporter.

Si on examine les législations étrangères les plus proches de nous, on se rend compte que la détention provisoire, quel qu'en soit le régime, est toujours mise en regard de l'importance et de la gravité des charges. Or, l'article 144 du code de procédure pénale, qui énumère les motifs pour lesquels on peut mettre en détention, ne fait pas référence à la gravité des faits et à la certitude de la culpabilité. Sinon, que ferait-on de la présomption d'innocence ? Il convient de bien la définir. Car elle ne consiste pas à faire semblant de nier les charges. Elle consiste, quelles que soient la gravité et l'évidence des charges, à faire bénéficier la personne concernée des mêmes droits et des mêmes garanties et du même respect que si elle était innocente.

Si la démarche de la justice est essentiellement de rechercher la vérité, il faut pouvoir faire preuve d'objectivité et de pragmatisme. Voilà pourquoi il me semble qu'il serait positif que tout débat sur la détention soit public. D'ailleurs, ce qui a complètement changé les choses, dans l'affaire qui nous intéresse, c'est l'audience.

Notre procédure pénale comporte deux phases : la phase d'enquête et d'instruction, écrite, et la phase d'audience, orale. À l'audience, les gens peuvent s'exprimer et apparaître dans toute leur vérité, dans toute leur humanité. Tous ceux qui y ont assisté savent que les choses y apparaissent sous un autre jour. C'est ainsi.

À partir du moment où des questions aussi fondamentales que la liberté des personnes se posent, il faut, selon moi, confronter l'écrit et la vérité de la personne humaine.

Du même coup, on va devoir aborder les charges. Comment garder en détention des personnes dont on ne serait pas persuadé qu'il y a de sérieuses raisons de le faire ? On est donc obligé de régler et de clarifier le problème de la présomption d'innocence : sa place et son rôle dans notre procédure pénale.

Parlons de l'efficacité des contrôles. Il faut savoir que les dossiers sont de plus en plus lourds. Cela est dû à l'effet mécanique du traitement moderne du contentieux, et de l'évolution de la délinquance.

La délinquance est de plus en plus sophistiquée, de plus en plus souvent transfrontalière et technique. Le traitement en temps réel fait qu'on envoie de plus en plus directement devant les juridictions des dossiers d'importance moyenne, qui, autrefois, auraient été à l'instruction. Vous n'avez donc plus à l'instruction que des dossiers difficiles et lourds où se pose la question de l'ordre public et, par répercussion, celle de la détention.

Les dossiers sont volumineux. Le phénomène de la délinquance de bande organisée y est de plus en plus présent. On ne peut pas examiner ces dossiers en 20 jours - en réalité 12, compte tenu des formalités. C'est une réalité à prendre en compte. Peut-être pourrait-on donner au président de la chambre de l'instruction la possibilité, sur des dossiers de ce type, de fixer le délai dans lesquels ils devront être examinés - et examinés à fond. Ce ne serait guère que la transposition, dans la procédure pénale, d'une notion de la Convention européenne des droits de l'homme, la notion de « délai raisonnable », qui ne se confond pas avec le délai préfixe. Ce n'est qu'à ce prix que nous pourrons mettre en regard les différents contrôles, et que les regards croisés pourront apporter chacun un complément d'analyse au dossier.

Il faut préserver l'unité de la justice. Je connais très bien les débats qui ont lieu, au sein de l'institution judiciaire elle-même, sur la place et le rôle de chacun. Je disais, tout à l'heure, que la justice est une construction commune et que, dans l'affaire d'Outreau, je saluais notamment, la défense pour le rôle qu'elle avait joué. Je pense qu'il serait tout à fait souhaitable d'augmenter la part du contradictoire dans notre procédure pénale. Dans ce dossier, les expertises ont posé problème. Pourquoi ne pas passer à un système d'expertises contradictoires ? Je n'y vois aucun inconvénient. La fonction de magistrat du parquet est justement d'aller porter la vérité du dossier, laquelle ne peut résulter que de la confrontation des points de vue.

J'insiste sur le fait que la loi et le code de procédure pénale donnent au ministère public une mission tout à fait fondamentale d'impartialité, d'objectivité. La justice ne se divise pas, elle se complète. Le rôle du ministère public est séparé, indépendant de celui des magistrats du siège, et inversement. Mais si l'on se réfère au mode moderne de traitement des contentieux, on s'aperçoit que l'utilisation de voies alternatives aux poursuites n'est qu'une autre face d'une décision judiciaire qui consiste essentiellement à rendre la justice. Ce n'est pas parce qu'on fait une médiation qu'on doit être injuste, ou qu'on ne doit pas être totalement indépendant.

Cela me paraît être la condition sine qua non pour que, à partir de tout ce que nous avons vécu, nous puissions retrouver et vous puissiez donner à la justice cette reconstruction, ce nouvel élan dont elle a effectivement besoin.

M. le Président : Vous avez parlé de l'unité de la justice. Je vais vous citer une phrase de MDupond-Moretti, l'un des avocats des personnes acquittées, qui nous a dit :

« Le (...) risque est qu'on considère que le juge Burgaud est responsable de tout. Jusqu'à l'ouverture du procès de Paris, et même jusqu'à sa clôture, il a été soutenu par toute sa hiérarchie. Il a été applaudi devant une commission du Sénat (...) » Il s'agissait en fait d'un colloque tenu au Sénat, et auquel je crois que vous participiez.

Que vous inspire cette déclaration ?

M. Yves BOT : Je crois avoir été le premier à dire qu'il ne fallait pas de bouc émissaire dans ce dossier, car ç'aurait été trop facile. En l'occurrence, MDupond-Moretti faisait expressément référence à la réaction de la salle après une de mes interventions. C'était à l'époque où le premier procès de Saint-Omer démarrait, et nous assistions à un déchaînement médiatique. J'ai dit qu'il était un peu facile de livrer quelqu'un, que l'on parlait de l'un de mes collaborateurs dans l'affaire d'Outreau, et que l'image que j'avais de ce collaborateur ne correspondait pas du tout à l'image du juge que renvoyait le dossier. Il ne fallait pas l'interpréter comme une marque de corporatisme, mais comme un signal d'alerte : il n'est pas possible que quelqu'un change en six mois. Cela voulait dire qu'il y avait quelque chose de beaucoup plus grave qu'un simple dysfonctionnement personnel.

M. le Président : Comment avez-vous préparé l'audience en cours d'assises de Paris avec l'avocat général Yves Jannier ? Avez-vous travaillé ensemble sur le dossier ? Lui avez-vous fait part de certaines indications, d'observations ? L'avez-vous laissé faire ?

M. Yves BOT : Le dossier est arrivé à la cour d'appel de Paris, par décision de la chambre criminelle de la Cour de cassation, qui désigne la juridiction d'appel. Il a fallu l'audiencer et le confier à un magistrat du parquet. Je l'ai confié à Yves Jannier, magistrat que je connais depuis longtemps et dont j'apprécie les qualités de rigueur et d'humanité. Il s'est mis à étudier le dossier et il est venu me voir assez rapidement pour me dire que le dossier était difficile et qu'il souhaitait être assisté d'un autre collègue. J'ai donc désigné un autre magistrat, Pierre Dilange, du parquet général de Paris, que je ne connaissais pas avant d'avoir pris mes fonctions. L'aboutissement du travail du parquet de Paris est donc bien l'aboutissement d'un travail collectif. Je vous sais gré d'avoir manifesté votre estime à Yves Jannier. Pierre Dilange mériterait d'être associé à un tel hommage.

À partir de ce moment-là, j'ai pris du recul vis-à-vis du dossier, considérant que j'avais à jouer un rôle de référent. À la fin de l'audience, presque chaque soir, ils venaient me dire comment cela s'était passé, quelles étaient leurs impressions de l'audience et si leurs perceptions et leurs convictions avaient ou non été confirmées sur tel ou tel point. C'est ainsi que leur conviction commune s'est forgée en même temps qu'elle rejoignait et entraînait la mienne.

Je n'ai jamais donné une instruction à quelqu'un qui part à l'audience. Quand on requiert dans un dossier, c'est un instant de vérité complet. Vous ne pouvez pas aller à l'audience requérir des peines contre quelqu'un sans être totalement au clair avec vous-mêmes. D'ailleurs, s'il fallait une référence autre que celle de la conscience, le statut interdirait qu'il en soit autrement. Je n'ai moi-même jamais reçu, pour une réquisition quelconque, une instruction de mon procureur lorsque j'étais substitut.

Il est arrivé que des collaborateurs viennent dire au procureur qu'ils ne savaient pas trop comment requérir. Ils se sont toujours entendu répondre : on ne requiert jamais une peine qu'on n'aurait pas prononcée soi-même.

M. le Président : Vous êtes intervenu après l'avocat général. Vous en aviez tout à fait le droit et les textes le prévoient expressément. Il est beaucoup plus inhabituel d'intervenir, et je fais allusion à votre « point de presse », à votre déclaration dans la salle d'audience, avant que le jury ne se retire pour délibérer.

M. Jannier n'a pas voulu se prononcer sur cette initiative. En revanche, la présidente de la cour d'assises, que nous avons entendue la semaine dernière, nous a déclaré avoir été « abasourdie ». Elle nous a dit ne pas avoir été prévenue. Elle nous a dit également qu'elle avait envoyé une lettre au premier président de la cour d'appel, signée par 14 présidents de cours d'assises, avec copie au premier président de la Cour de cassation, pour protester contre l'utilisation de la salle d'audience, par vous-même, pour cette « conférence de presse ».

Cette lettre est restée sans réponse à ce jour. En avez-vous été informé ? Le premier président de la cour d'appel vous a-t-il demandé des éléments pour y répondre ? Le premier Président de la Cour de cassation vous a-t-il fait part de ce courrier ?

M. Yves BOT : Il convient de se replacer dans le contexte. Je vous ai décrit comment nous avions vécu cela. Depuis plus d'un an, à chaque fois qu'était évoquée l'affaire d'Outreau, c'était la justice qui était attaquée et son image qui était dégradée. Pendant tout le temps du procès à Paris, je n'ai rien dit. Et puis, il m'est apparu qu'il fallait que j'intervienne à l'audience. Comme vous l'avez dit, les textes le prévoient. Mais ce n'était pas la question. La question était : qu'est-ce que les Français attendaient de leur justice ? Fallait-il que le corps judiciaire apparaisse comme se repliant frileusement derrière son ministre, le laissant s'exprimer à sa place, sans qu'aucun magistrat n'intervienne pour dire comment il avait ressenti cette affaire ?

Si on se replie sur soi, si on refuse de constater l'évidence, le fossé risque de se creuser davantage encore. J'ai pris mes réquisitions. L'audience était terminée. Tout le monde avait quitté la salle. Restaient des journalistes, qui étaient présents depuis trois semaines. Ils m'ont posé des questions, j'ai enlevé ma robe, je leur ai répondu et je suis parti. Si je l'ai fait, c'est parce qu'il me paraissait obligatoire que l'opinion publique sache pourquoi le procureur général de Paris avait adopté cette attitude, certes légale, mais inhabituelle.

Cela dit, le problème d'Outreau est peut-être autre chose que la localisation géographique de l'endroit où le procureur général de Paris, compte tenu de la liberté d'opinion que les textes lui reconnaissent et de la faculté, voire du devoir qu'il a de communiquer lorsqu'il y a des choses qui intéressent fondamentalement la justice, a pris la parole.

M. le Président : Rétrospectivement, ne pensez-vous pas que les propos que vous avez tenus dans la salle d'audience auraient pu être tenus à l'extérieur ? Comprenez-vous le trouble qu'ont ressenti les jurés lorsqu'une fois rentrés chez eux, ils vous ont vu à la télévision, vous qui êtes le magistrat le plus important du parquet général, faire une telle déclaration, alors qu'ils n'avaient pas encore délibéré ? Est-ce que le premier président de la cour d'appel et le premier président de la Cour de cassation vous ont fait part du courrier qu'ils ont reçu de la part de la présidente de la cour d'assises ? Vous ont-ils demandé des éléments de réponse ? Trouvez-vous normal qu'elle n'ait jamais eu de réponse ?

M. Yves BOT : Personnellement, je n'ai pas perçu le trouble des jurés. Et je ferai observer que pendant tout le temps du procès, lorsqu'ils ouvraient leur poste de télévision le soir, ils voyaient d'autres personnes que le procureur général ou l'avocat général s'exprimer pour reprendre, expliquer ou développer des arguments ou des attitudes qu'ils avaient adoptés au cours de l'audience qui venait d'avoir lieu.

Quoi qu'il en soit, ce qu'ils ont vu ne pouvait être en aucun cas une surprise pour eux, dans la mesure où ce n'était que la reprise de ce que j'avais dit devant eux. Enfin, qu'un magistrat s'exprime avant le délibéré, c'est justement ce que la loi prévoit.

J'ai eu communication de cette lettre, peut-être même directement par l'un des présidents de la cour d'assises. Je ne vois pas d'ailleurs pourquoi le premier président de la cour d'appel de Paris ou le premier président de la Cour de cassation aurait demandé des éléments de réponse au procureur général.

M. le Président : Ma dernière question se réfère à une dépêche de l'AFP de lundi dernier, qui relatait votre carrière. On pouvait y lire que vous aviez marqué votre passage au parquet de Paris en limitant les « instructions fleuves ». Cela me semble d'ailleurs très bien.

Pensez-vous que l'instruction de l'affaire d'Outreau a été trop longue et, si oui, comment auriez-vous pu la limiter ?

M. Yves BOT : Je vous remercie de dire que c'est très bien de limiter les instructions fleuves. Mais je ne suis pas sûr que cette opinion, reprise par la presse, constitue un compliment.

M. le Président : C'est très bien si cela ne se fait pas au détriment de la manifestation de la vérité.

M. Yves BOT : Sur ce point aussi, nous nous retrouvons.

Quand un dossier comporte des ramifications, faut-il ou non ouvrir un dossier séparé ? Je ne sais pas si l'on peut dégager une règle générale en la matière. Mais ce qui est sûr, c'est que dans le domaine des affaires financières, les dossiers duraient pendant plus de quinze ans, avec des ramifications sans fin. Dans le domaine de la délinquance non financière, c'est à chaque fois une question d'espèce.

Le dossier type est celui du trafic de stupéfiants. On remonte la chaîne des fournisseurs. Mais où s'arrêter ? Doit-on continuer deux ans de plus pour tenter d'accrocher celui qui, deux pays plus loin, fait rentrer de la drogue ? Doit-on s'arrêter là et ouvrir un autre dossier à côté ? Il arrive qu'on s'en tienne à un seul dossier et quand, lorsque deux branches apparaissent, on disjoigne. Joindre et disjoindre sont des actes d'administration judiciaire relativement courants.

M. le Président : Pensez-vous que l'instruction a été conduite comme il fallait, s'agissant dans l'affaire d'Outreau, des épisodes du meurtre de la petite fille et de la piste belge ?

M. Yves BOT : Il est facile de refaire la guerre une fois qu'on l'a terminée. Et puis, étudier le fonctionnement ou les étapes d'un dossier, cela doit se faire sans porter a priori de jugement de valeur. Ce n'est pas la même chose que d'étudier les responsabilités. Cela suppose que l'on se place dans la situation concrète dans laquelle la personne s'est trouvée, compte tenu des circonstances, des moyens, etc.

À partir du moment où vous êtes devant un dossier, avec tout un environnement qui accrédite un réseau, si certaines personnes dénoncent elles-mêmes des faits dans lesquels d'autres personnes seraient impliquées, il est normal qu'on garde l'ensemble, dans la mesure où ces faits nouveaux peuvent éclairer ceux qui ont eu lieu auparavant.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Monsieur le procureur général, vous nous avez dit que plus cela allait, plus les dossiers d'instruction étaient « lourds, difficiles, complexes, volumineux, techniques. » Est-il donc de bon sens de les confier à des magistrats qui sortent de l'école ?

M. Yves BOT : Ces dossiers sont difficiles, complexes et lourds. Neuf fois sur dix, nous sommes confrontés à des situations violentes : violences familiales, enfance en danger, enfants victimes, martyrs. Ce sont des affaires qui choquent, qui marquent. Je pense effectivement qu'il y a des fonctions pour lesquelles il faut laisser le temps d'acquérir l'expérience humaine qui permet, au quotidien, d'encaisser certains chocs.

M. le Rapporteur : Il serait donc préférable de les confier à des gens qui aient un peu plus d'expérience ?

M. Yves BOT : Voilà. Est-ce que, par exemple, certaines fonctions devraient ne pas être des fonctions de sortie d'école ? Ma réponse est : oui.

M. le Rapporteur : Vous intervenez après l'avocat général pour vous associer à ses réquisitions d'acquittement. Et vous faites part, à ceux qui vont être acquittés ensuite, de vos regrets. Est-ce que cela voulait dire qu'il y a eu des dysfonctionnements ? J'ai bien entendu votre réponse aux termes de laquelle il ne s'agissait pas de déterminer telle ou telle responsabilité. J'ai bien entendu qu'il y avait d'autres instances, le cas échéant, pour sanctionner les fautes. Mais y a-t-il eu, globalement, un ou des dysfonctionnements ? Y a-t-il eu, comme l'a dit M. Jannier, un millefeuille d'erreurs et d'inattentions ? Si oui, lesquelles ?

M. Yves BOT : Cette expression de regret m'est venue spontanément, parce que j'avais le sentiment que ces personnes, dont nous venions de requérir l'acquittement, avaient vraiment besoin de sentir de l'humanité.

On peut dire que du moment où il y a eu acquittement, il n'y a pas eu d'erreur. En effet, il n'y a pas eu de condamnation. Je ne partage pas cette analyse. Je me mets à la place de la personne acquittée, qui a été poursuivie à tort.

Cela pose clairement la question d'un éventuel dysfonctionnement. Il est clair que certains systèmes ne se sont pas « parlé entre eux ». Je vise les différents organismes qui s'occupent du dépistage de l'enfance en danger. Les services sociaux sont intervenus au début de l'année 2000 et le signalement au procureur de la République date du mois de décembre. Il y a sûrement là des choses à remettre en ordre.

Lorsque la communication est insuffisante entre les différents rouages de l'institution judiciaire, entre ceux qui sont au cœur du problème et ceux qui sont mis en examen, il y a tout un aspect de la vérité du dossier qui ne passe pas. On peut pointer ce genre de choses sans pour autant jeter l'opprobre sur telle ou telle formation ou sur telle ou telle personne. C'est bien sûr ce point que notre procédure pénale mérite d'être améliorée.

La procédure inquisitoire, dans son principe, donne aux magistrats un rôle dynamique dans la recherche de la preuve. Elle est conçue comme étant une garantie de la recherche de l'objectivité. C'est ce qui justifie les pouvoirs qui sont donnés aux magistrats, du parquet ou de l'instruction selon le type d'enquête, pour aboutir à la vérité. Mais si on n'introduit pas ces temps de dialogue nécessaires au sein du déroulement de la procédure, on risque de se retrouver devant deux dossiers : d'abord un dossier papier, ensuite un dossier humain.

M. le Rapporteur : C'est ce que nous a dit M. Lesigne. L'instruction, c'est le moment du papier. Et ensuite, il y a le miracle de l'audience.

M. Yves BOT : Il est incontestable que dans l'affaire d'Outreau, c'est à l'audience que les choses sont apparues. Au cours d'une confrontation collective, on a assisté à un premier retournement à propos d'une accusation. Pour moi, le signal est assez fort. La procédure pénale française permet de mettre quelqu'un en détention et de ne plus l'entendre pendant quatre mois. Est-ce normal ? Qui peut dire que dans un dossier forcément lourd et difficile, on n'a rien à se dire pendant quatre mois ?

M. le Rapporteur : Je comprends bien que la question ne soit pas forcément facile, même si elle est très simple. Ce n'est pas une question de responsabilité individuelle. Je ne souhaite en aucun cas vous entraîner à répondre sur ce terrain. Mais enfin, à peu près tous ceux de vos collègues que nous avons entendus disent que le travail a été fait normalement. De notre côté, si nous voulons dresser un rapport répondant à la mission qui nous a été confiée par l'Assemblée nationale, nous allons devoir dire quelles ont été les causes de dysfonctionnement. Nous constatons que cette affaire a abouti, après des années de détention, après l'arrêt de la cour d'assises de Saint-Omer, à vos réquisitions et à vos regrets.

Globalement, diriez-vous qu'il y a eu dysfonctionnement ou pas ? À la fin de cette procédure, vous avez demandé un acquittement général et vous avez présenté vos regrets. Et ensuite, le Président de la République, le Premier ministre et le garde des Sceaux ont présenté également leurs excuses au nom de l'institution judiciaire.

Nous devons essayer de comprendre pourquoi, d'un côté, le travail a été bien fait, et pourquoi, de l'autre, on a présenté excuses et regrets. Nous devons répondre simplement à cette question simple.

M. Yves BOT : C'est faussement simple. Mais je vais répondre.

Il y a là toute la difficulté du travail d'analyse. Les magistrats que vous avez entendus vous ont dit que le travail avait été fait de manière normale. Vous avez pu vous faire votre conviction vous-mêmes. Ces magistrats sont de totale bonne foi. Ils ont fait leur métier. La question fondamentale qui se pose est la suivante : n'est-on pas devant le spectacle d'une justice qui a tourné à vide ? On se trouve devant un système procédural tellement complexe, tellement contraignant qu'à un moment, ne serait-ce que parce qu'on est pris dans des délais, on finit par se fier exagérément à ce qui a été fait avant que l'on intervienne soi-même.

Ce qui s'est passé m'a amené à m'interroger sur la manière dont je fonctionnais - je veux parler du parquet général de Paris - et à modifier certaines choses. J'ai réalisé que, finalement, je ne sais pas si quelqu'un est à l'abri d'une situation de ce genre, c'est-à-dire de passer à côté...

M. le Rapporteur : Vous voulez parler du magistrat ou du justiciable ?

M. Yves BOT : Du magistrat, bien sûr. De passer à côté d'un dossier qui lui paraît carré, net, alors qu'il n'a pas vu certaines choses. Depuis, il m'arrive de faire venir certains dossiers qui sont signalés à mon attention et de les soumettre à un avocat général d'assises pour lui demander ce qu'il en pense. Cela signifie que nous ressentons le besoin de remettre à plat un certain nombre de choses.

Sans vouloir renvoyer la balle au législateur, il faut bien voir que notre système de procédure pénale, à l'heure actuelle, est extraordinairement complexe : les conditions varient selon l'âge, la peine encourue, l'absence de récidive, en cas de récidive selon qu'on a été condamné ou pas à une peine... Cela devient inextricable. Le respect de la forme est en train de prendre le pas sur l'étude approfondie du fond. Voilà le problème.

M. le Rapporteur : Mais le fait qu'il y ait une ordonnance de non-lieu pour quelqu'un qui n'avait pas été mis en examen ? La complexification dont le législateur est responsable ne peut pas tout expliquer dans ce dossier.

Finalement, monsieur le procureur général, je n'ai pas bien compris si vous me disiez que oui, il y a eu des dysfonctionnements ; ou que non, il n'y en a pas eu et que ce sont d'autres causes qui ont fait que cela s'est passé ainsi.

Pourriez-vous me répondre par oui ou par non ? Ce serait tellement plus simple et nous comprendrions tellement mieux.

M. Yves BOT : Je vais le faire. Je pensais que votre question se situait au niveau de l'analyse du système procédural.

M. le Rapporteur : Si la réponse est oui, je voudrais savoir lesquels. Parce que cela nous permettra, après, de procéder à des réformes.

M. Yves BOT : La réponse est oui. Je vous ai déjà donné une partie de cette réponse : le caractère extrêmement complexe, en partie assez illisible, du système procédural dont nous avons hérité aujourd'hui. Mais il est clair que, quel que soit le système procédural, aussi parfait soit-il, rien ne remplacera le contact personnel et humain. Dans un nombre incalculable de cas, un bon coup d'œil vaut mieux que la lecture d'un long rapport. Le transport sur les lieux est un acte essentiel d'une enquête et d'une instruction. C'est évident.

M. le Rapporteur : Le Président vous a posé une question en citant une déclaration de MDupond-Moretti devant notre commission. Elle concernait le magistrat instructeur, M. Burgaud. Je vais lire la suite :

« Je rappelle tout de même que lorsqu'il apparaît devant le juge de Saint-Omer, il est accompagné de Mme Caillebotte, magistrat du parquet de Paris, chargée de la communication. Tout le monde sait qu'il a été « coaché » pour préparer son système de défense, et ce à la demande des plus hautes autorités judiciaires. »

Qu'en est-il de ce « coaching », sachant que ce n'est pas un système de défense qu'il avait éventuellement à préparer, mais un témoignage, ce qui n'est pas la même chose ?

M. Yves BOT : Avez-vous eu le sentiment de quelque chose en ce domaine ?

M. le Rapporteur : Était-il accompagné ou non par Mme Caillebotte ?

M. Yves BOT : Oui. Mais je vous parle du « coaching » : qu'est-ce qui permet de dire cela ? Personne. Rien.

M. le Rapporteur : Donc, c'est non ?

M. Yves BOT : Bien sûr. En revanche...

M. le Rapporteur : Bien sûr que non ?

M. Yves BOT : Oui. En revanche, il a été accompagné, pour une raison qui est très simple : lorsque l'affaire est venue sur le devant de la scène, j'ai eu à faire à un substitut qui était complètement perdu. Je pense que le simple réflexe de solidarité humaine...

M. le Rapporteur : Je comprends bien qu'il ait été accompagné. Ma question était : est-ce qu'il a été préparé, « coaché », pour employer un terme à la mode ? Donc, la réponse est non ?

M. Yves BOT : Que voulez-vous dire par « coaché » ?

M. le Rapporteur : Est-ce qu'il a été préparé à son audition comme témoin par la cour d'assises de Saint-Omer, ou pas ?

M. Yves BOT : De quelle manière ?

M. le Rapporteur : C'est la question que je vous pose.

M. Yves BOT : Comment est-ce qu'on peut préparer quelqu'un ? Je ne comprends pas.

M. le Rapporteur : C'est très simple, monsieur le procureur général : on a connaissance du dossier, on s'en entretient avec lui. On préfigure l'audition par la cour d'assises, par exemple.

M. Yves BOT : Vous voulez parler du système : question-réponse ?

M. le Rapporteur. Je ne sais pas.

M. Yves BOT : Mais le préparer à quoi, en plus ?

M. le Rapporteur : Donc, il n'y a pas eu d'entretien de préparation ?

M. Yves BOT : Gardons les pieds sur terre : préparer quelqu'un, qui est le juge d'instruction du dossier, dossier qu'il connaît mieux que personne ? Voyons...

M. le Rapporteur : Très bien. Mais la déclaration faite ici même par MDupond-Moretti nous avait, les uns et les autres, interpellés. La question ne pouvait pas ne pas être posée. Mais votre réponse est claire : cela n'a pas été le cas.

Je vous poserai une autre question concernant les affaires dites « signalées ». Dans cette hypothèse, quels sont les rapports à l'intérieur de la hiérarchie judiciaire et, le cas échéant, avec la Chancellerie ?

M. Yves BOT : Dans le cadre du dossier ? Au cours du premier traitement du dossier, pour l'audience, au parquet général de Paris ?

M. le Rapporteur : Non. Cette affaire qui a été très médiatisée a sans doute été, selon l'expression consacrée, signalée : c'est-à-dire signalée dans le cadre de la hiérarchie judiciaire et probablement signalée à la Chancellerie. Qu'est-ce qu'il se passe à ce niveau-là ?

M. Yves BOT : Dans ce cas, c'est excessivement simple. Les relations qui ont eu lieu entre le parquet général, ou la cour d'appel, et la Chancellerie concernaient avant tout l'aménagement des locaux : sécurité, transmission des débats dans une salle destinée à la presse. S'agissant du suivi du dossier sous l'angle de l'action publique, à savoir le contenu des réquisitions, je vous ai indiqué comment les choses se sont passées. Il n'y avait aucun suivi particulier à effectuer avec la Chancellerie. Si le sens de votre question était : y a-t-il eu des demandes ou des incitations à requérir dans tel ou tel sens, la réponse est non.

En revanche, lorsque, le matin de l'audience, ma position a été définitivement arrêtée, j'ai averti la direction des affaires criminelles et des grâces du sens dans lequel il allait être requis. Il était normal que la Chancellerie le sache avant tout le monde.

M. le Rapporteur : La présidente de la cour d'assises de Paris nous a dit que, selon elle, il serait opportun de séparer les carrières d'accusation et de jugement, c'est-à-dire le parquet du siège, après une période d'option. Quelle est votre idée sur une telle proposition de réforme ?

M. Yves BOT : Cette règle, si elle existait déjà, aurait empêché que M. Truche fût Premier Président de la Cour de cassation. De la même manière, Yves Jannier n'aurait jamais requis pour la cour d'assises de Paris. Si je vous donne ces deux exemples, c'est pour dire qu'il existe une unité profonde dans le fonctionnement de la justice. Certes, les fonctions peuvent être différentes, mais on peut faire crédit à chacun de ce que l'engagement reste le même.

C'est un vieux débat au sein de la magistrature et on n'a pas encore su dire quels étaient les avantages qui en résulteraient. Certains considèrent que la place du parquet contribuerait à créer un déséquilibre dans le procès pénal. Certains invoquent l'égalité des armes et l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme.

C'est peut-être l'occasion de replacer les choses dans leur contexte et de dire que la Convention européenne des droits de l'homme a été élaborée par le Conseil de l'Europe. Le Conseil de l'Europe a pris également une recommandation concernant le ministère public. Il commence par définir ce qui doit être la fonction du ministère public dans les États membres : engager ou ne pas engager de poursuites, soutenir l'accusation, exercer les voies de recours. C'est ce que fait le parquet français. Mais de manière idéale, dans l'article 2 ou dans l'article 3 de sa recommandation, le Conseil de l'Europe précise qu'il faudrait que le parquet surveille la police, qu'il veille à ce que les victimes reçoivent l'assistance dont elles ont besoin, à ce qu'il soit pris des mesures de médiation, des mesures alternatives, etc. Or, c'est bien ce dont le parquet français est chargé depuis une dizaine d'années. S'agissant des carrières, le Conseil de l'Europe dit que les États doivent, chaque fois que c'est possible, permettre qu'un même magistrat puisse successivement exercer les fonctions de juge ou de ministère public. C'est tout simplement affirmer le principe de l'unité du corps. Cela me semble souhaitable, parce que c'est ainsi que se développe une culture de la justice. Ainsi, la justice ne se divise pas dans son action ; elle se complète.

M. le Rapporteur : Sauf qu'on ne peut peut-être aller jusqu'à dire qu'il y a une unité entre les fonctions de jugement et d'accusation. Il y a une unité du corps.

M. Yves BOT : L'unité résulte de la complémentarité des fonctions. On ne peut pas requérir une peine différemment de la manière dont on la prononce.

M. le Rapporteur : Vous êtes plutôt d'un avis contraire de celui de la présidente de la cour d'assises de Paris.

M. Yves BOT : Je suis d'un avis contraire. En outre, une telle solution ferait naître une crainte. Une solution de ce genre pourrait être le point de départ vers une évolution plus profonde, à savoir une fonctionnarisation du parquet. Cela pose un vrai problème s'agissant des libertés publiques et du contrôle de la police.

Je pense que la commission a compris que je ne suis pas la meilleure représentation du corporatisme. Mais je pense aussi qu'il y a là des choses qu'il faut aborder avec beaucoup de prudence. Il en est de même du devenir du juge d'instruction. Sa suppression poserait automatiquement la question du statut du parquet. Mais il ne faut pas oublier que c'est sur ce système, malgré ses imperfections, que repose à l'heure actuelle la sécurité des Français. Je fais notamment référence à la lutte antiterroriste.

M. le Rapporteur : Je lisais l'ouvrage d'une de vos collègues, Mme Vichnievsky qui s'intitule « Sans instructions », publié chez Stock. Elle écrit : « La réforme de l'institution judiciaire et de ses pratiques nécessite aussi, au-delà de l'évolution légale et statutaire, un changement des mentalités. La gestion des carrières des magistrats est pour une grande part dépendante de considérations syndicales et corporatistes. » Qu'est ce que cela vous inspire ?

M. Yves BOT : En dehors de l'opinion précise qui est exprimée ici, il me semble incontestable que la magistrature est un corps en évolution et qu'elle doit accepter à la fois une ouverture sur l'extérieur et un travail en équipe. Ne serait-ce qu'en raison de leurs difficultés techniques, il faut se mettre à plusieurs pour aborder les dossiers. Cela suppose une évolution des fonctions et des mentalités.

M. le Président : Certes, il eût été regrettable que M. Truche n'ait pas pu devenir Premier Président de la Cour de cassation. Mais il aurait pu le devenir dans un système de séparation entre siège et parquet s'il avait choisi le siège au début de sa carrière.

M. Yves BOT : Certes. Mais vous avez bien compris que j'avais pris une image forte pour montrer qu'on pouvait être un excellent magistrat du siège après avoir été un excellent magistrat du parquet, et même être exemplaire dans ces deux domaines.

M. Jean-Paul GARRAUD : Je voudrais revenir sur l'excès de formalisme et l'excès de procédure qui peut « encourager » ce dossier papier, dont on a vu le côté pervers. À titre personnel, il me semble que cette complexification de la procédure peut accentuer le cloisonnement que vous avez dénoncé.

On tirera de nos travaux quelques réformes à faire. Mais en superposant les réformes, on risque d'accentuer encore le formalisme. Nous allons sans doute prendre certaines décisions et nous proposerons certaines réformes, alors que la procédure pénale est déjà très complexe. Les magistrats sont souvent davantage concentrés sur la forme que sur le fond, au risque de commettre des erreurs judiciaires.

Je voudrais avoir votre avis.

M. Yves BOT : Il n'y a pas d'autre solution que de réécrire un certain nombre de choses et de repenser le système de la procédure pénale française. Vous pourriez envisager déjà de supprimer le JLD. C'était une idée qui paraissait bonne mais, aujourd'hui, on peut dire que c'est une fausse bonne idée, ne serait-ce que parce qu'elle a abouti à une dilution des responsabilités.

M. le Président : Une bonne idée mal appliquée.

M. Yves BOT : Comme on voudra.

M. le Président : En tout cas, cela ne marche pas.

M. Xavier de ROUX : Il s'agit d'une affaire d'abus de détention provisoire. Cela fait quinze ans que le législateur tourne autour de cette affaire. On a d'abord inventé le référé-liberté, puis on a considéré qu'il n'était pas suffisamment protecteur. On a inventé ensuite le JLD, ce qui a plutôt moins bien fonctionné. Dans l'affaire d'Outreau, on s'est rendu compte que le contrôle était faible en ce domaine. Deux concepts s'entrechoquent : la présomption d'innocence et le trouble à l'ordre public.

Il convient d'être pratique. Je lisais ce matin le pénultième rapport sur la détention provisoire, qui vient de sortir. On y apprend qu'en France on indemnise très bien les personnes indûment privées de liberté, mais que les conditions dans lesquelles s'exerce la détention provisoire y sont très précaires.

Comment traiteriez-vous cette question de la détention provisoire ?

M. Yves BOT : On ne peut pas la traiter autrement qu'avec beaucoup de clarté. Dans le système français d'instruction, il est obligatoire que les affaires graves prennent un certain temps. À la différence d'autres systèmes comme le système anglo-saxon, le juge français doit rechercher la vérité. Il doit procéder à des vérifications et doit notamment vérifier les aveux. L'histoire judiciaire française fourmille d'exemples. Prenez celui de l'assassinat odieux, à côté de Saint-Malo, de la petite Dickinson, il y a une dizaine d'années. Le juge d'instruction avait reçu un individu qui avait passé des aveux complets et circonstanciés. S'il s'était arrêté là, il y aurait eu une erreur judiciaire. Mais il a gardé la personne en détention provisoire, le temps de procéder aux vérifications indispensables, et on a pu faire la preuve qu'elle était innocente.

Si nous nous tenons à un tel système, qui correspond à notre philosophie et qui consiste à ne pas se contenter d'une apparence, il faut admettre que dans des dossiers graves et difficiles, la question de la détention provisoire se posera. Et si, dans de tels dossiers, il n'y avait pas de mise en détention, c'est la remise en liberté de la personne qui créerait le scandale.

Le choix est fondamental : est-ce qu'on privilégie la vérité ? Est-ce qu'on privilégie la célérité ?

M. Xavier de ROUX : Ou la liberté ?

M. Yves BOT : Oui, mais il y a des cas où personne ne peut concevoir qu'on remette quelqu'un en liberté. Prenez quelqu'un qui est arrêté avec, sur lui, les empreintes biologiques de la victime, qui est un récidiviste et qui n'a aucune garantie de représentation.

M. Jacques FLOCH : Est-ce qu'il y en a 22 000 dans ce cas ?

M. Yves BOT : Que dirait-on si un JLD remettait en liberté dans des circonstances de cette nature ? On dirait qu'il est irresponsable et on aurait raison. Nous nous trouvons enserrés dans un dilemme fait de notions théoriques et de réalités pratiques.

M. Xavier de ROUX : C'est la vieille histoire de celui qui est poursuivi par la clameur publique. Or, nous sommes dans ce cas-là.

M. Jacques FLOCH : Il y a tout de même 22 000 détenus provisoires !

M. Yves BOT : Je pense que tout le monde partage la philosophie de la procédure pénale française, à savoir la vérité plutôt que l'apparence. Le problème qui va se poser en matière de détention sera celui de la durée de détention. Il entraîne celui du contrôle, du suivi et du travail en équipe. Si une détention risque de se prolonger, il faut accélérer les choses.

Il faut peut-être aussi que se développe la pratique des référents. Qu'il y ait ou non une demande de la défense, il faudrait pouvoir faire une pause et faire le point, en dehors de tout contexte hiérarchique ou procédural. Ce serait l'équivalent des contrôles de qualité qui existent dans le privé. C'est sur ce point-là que les mentalités peuvent et doivent évoluer. Il y a toute une technique de gestion et de management des dossiers qui rentre en ligne de compte.

On travaille sur de la « matière humaine », pourrait-on dire, au risque de choquer. Certains disent la vérité, d'autres mentent. On se demande ce qu'il faut faire, si certaines personnes risquent de récidiver, etc. Et ce n'est pas seulement le jugement de l'opinion publique qu'on peut craindre : c'est sa propre conscience. Car on constate quotidiennement la souffrance des victimes.

Il faut savoir que le système pénal est la transposition de la philosophie d'une société et que ce système, tout comme la société, ne sera jamais parfait. On ne peut pas concilier les inconciliables. Cela ne veut pas dire qu'il faut baisser les bras et tout accepter. Mais il faut prendre en compte cette réalité humaine : untel a fait ceci, ou il ne l'a pas fait. Les preuves ne sont pas suffisantes, je le remets dehors ; elles sont suffisantes, je l'incarcère, et je peux le justifier.

Le système français est malheureusement très formaliste. Tout le monde sait qu'une personne mise en détention peut faire 300 demandes de mise en liberté par jour et davantage si elle le peut. À Outreau, il y a eu 114 passages devant la chambre de l'instruction. Dans un tel cas, le dossier finit par ne plus quitter la chambre de l'instruction. Comme il y revient tous les quinze jours, un double y reste en permanence.

À chaque demande, une copie des pièces est adressée par le juge d'instruction à la chambre de l'instruction. Cette copie concerne la personne qui a fait appel, ce qui fait que la mise à jour de l'ensemble du reste du dossier a toutes les chances d'échapper à la chambre de l'instruction. Mais, quand on lit les textes, c'est parfait. La liberté est la règle, on peut demander mille fois sa mise en liberté par jour. En réalité, la machine tourne à vide et on aboutit à une duplication de ce qui a été fait.

Je ne sais pas quelle est la solution. Mais telle est bien la réalité. Nous en avons conscience, sans qu'elle nous satisfasse. Nous sommes les premiers à en sentir le poids.

M. Etienne BLANC : Vous avez dit que, devant la cour d'assises de Paris, l'acquittement avait été requis comme une démonstration. Reste que cette démonstration s'est faite trop tardivement. Ce sont pratiquement les mêmes pièces, les mêmes preuves, les mêmes accusés qui, quinze ou dix-huit mois plus tôt, auraient permis de faire cette même démonstration.

Vous avez dit également qu'à un moment de la procédure, il fallait qu'il y ait un débat public. Certains pays d'Europe ont d'ailleurs un dispositif de procédure pénale qui le permet. Selon vous, où ce débat public devrait-il avoir lieu, et par qui devrait-il être organisé ? Devant le JLD ? Ce juge est une illusion. Une réforme de ses fonctions pourrait peut-être lui donner corps. Nous pourrions imaginer un système permettant au JLD non seulement de se prononcer sur les critères de l'article 144 du code de procédure pénale, mais aussi d'aborder le fond - ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.

Peut-on imaginer ce débat public au niveau de la cour d'appel, devant la chambre de l'instruction, laquelle, aujourd'hui, n'examine pas non plus le fond de l'affaire ? Ou envisagez-vous une autre juridiction ?

J'ai perçu dans votre propos une très grande sensibilité aux phénomènes médiatiques. Nous sommes un certain nombre à penser que l'opinion publique et la justice ne font pas toujours bon ménage. Ne pensez-vous pas que, dans cette affaire, l'opinion publique a pris le pas sur la raison. Quelles suggestions pourriez-vous nous faire pour que cela ne se reproduise pas ?

M. Yves BOT : Je vais commencer par répondre à votre dernière question. Je crois beaucoup à la transparence de la justice. La justice souffre d'un déficit de connaissance. Nos concitoyens ne savent pas comment nous travaillons. Quand ils l'apprennent, c'est souvent à l'occasion de catastrophes. Les travaux de cette commission seront sans doute un moyen, pour nos concitoyens, de « plonger » dans le fonctionnement de la justice.

La presse est le chien de garde de la démocratie. Elle est le prolongement de la publicité des débats vers le citoyen, au nom de qui se rend la justice. Elle n'est pas à négliger. Elle permet à la justice de montrer comment elle fonctionne.

Mais, et ce fut le cas dans l'affaire qui nous intéresse, elle peut avoir une influence psychologique, en cas d'emballement : on a pu trouver la piste belge décrite dans certains articles comme une vérité démontrée.

Cela peut constituer une pression indirecte sur un juge ou sur un substitut. Je pense néanmoins qu'un magistrat est fait pour résister aux pressions. Nous sommes dans une société démocratique, dans laquelle plusieurs institutions ont leur place, dont la presse. C'est au magistrat de prendre du recul. Avec une certaine expérience, il a les moyens de répondre à une telle pression.

Je pense effectivement que l'examen de la détention doit donner lieu à une séance publique. Cette séance publique devrait être collégiale. Où ? Devant la chambre de l'instruction de la cour d'appel ou devant une chambre du tribunal correctionnel - composée des vice-présidents en cas de suppression du JLD - qui examinerait les charges en même temps qu'elle statuerait sur la liberté.

Le débat porterait sur les charges, la détention, la nécessité de la détention par rapport aux charges. Mais il ne faudrait pas venir nous dire après qu'en organisant les débats, on a bousculé la présomption d'innocence.

Mme Elisabeth GUIGOU : Ma première question porte sur les liens que vous avez eus avec le procureur général de Douai, M. Lathoud. On voit bien que le procès devant la cour d'assises de Paris n'a pas été le même que celui de Saint-Omer, le procureur général Lathoud n'ayant pas fait appel des condamnations, qui n'ont pu être aggravées.

Avez-vous eu des liens, des discussions avec lui ?

M. Yves BOT : Il n'y en a pas eu sur ce thème-là. Au moment où les appels ont été formés, je ne savais même pas que l'appel viendrait à Paris. La question ne se pose donc pas. Sur la préparation du dossier, nous n'avons pas échangé, ne serait-ce que par respect de la liberté et de l'individualité de chacun.

Mme Elisabeth GUIGOU : Ma deuxième question porte sur vos relations avec la Chancellerie. Vous nous avez dit que vous en aviez eu pour mettre au point l'organisation du procès, ce qui est tout à fait habituel. C'est ainsi que dès que je suis arrivée aux affaires, j'ai dû m'occuper de la préparation du procès Papon à Bordeaux. Mais vous avez dit aussi que vous n'aviez pas reçu d'instructions. Or, depuis juin 2002, les gardes des Sceaux successifs ont revendiqué leur intention de donner des instructions, sauf dans les dossiers de nature financière.

Quels ont donc été vos contacts avec la Chancellerie ? Avez-vous rendu compte ? Je pense à deux entités distinctes : la direction des affaires criminelles et des grâces d'une part, et le cabinet du garde des Sceaux d'autre part.

Vous nous dites que vous n'avez pas sollicité d'instructions. Mais vous en a-t-on donné, et sous quelle forme : écrite ou orale ?

Quelle est enfin votre conception de l'indépendance du parquet par rapport à la Chancellerie ?

M. Yves BOT : Je vous confirme qu'il n'y a pas eu d'instructions concernant l'action publique elle-même, c'est-à-dire les réquisitions.

Il y a eu des contacts à propos de l'organisation matérielle du procès. Des comptes rendus ont été adressés par le parquet général sur la date de l'audiencement, sur de nouveaux événements - l'apparition d'un « nouveau Legrand ». Les décisions échappaient d'ailleurs au parquet ; c'est la présidente de l'époque qui a ordonné un supplément d'information.

Sur le sens des réquisitions, il n'y a eu aucune demande de ma part et aucune instruction ne m'a été adressée sous quelque forme que ce soit.

Mme Elisabeth GUIGOU : S'agissant de l'indépendance du parquet par rapport à la Chancellerie ?

M. Yves BOT : Je ne suis pas sûr d'avoir bien compris.

Mme Elisabeth GUIGOU : Dans cette affaire, vous n'avez pas sollicité ni reçu d'instructions. Vous avez rendu compte sur les éléments factuels, entre le 2 juillet 2004, date à laquelle les assises de Saint-Omer rendent leur verdict et le 30 novembre 2005, date à laquelle l'avocat général Jannier prononce ses réquisitions. On connaît votre attitude dans cette affaire.

Nous sommes chargés, en tant que législateurs, de faire des propositions sur le fonctionnement de la justice. Quelles sont vos conceptions sur ce que doit être l'indépendance du parquet - notamment celle des procureurs généraux qui ont traditionnellement des liens avec la Chancellerie - s'agissant des affaires particulières ?

M. Yves BOT : Ce problème fait partie des enjeux futurs de l'évolution du système judiciaire français. Le lien qui existe entre les magistrats du parquet et la Chancellerie, du fait de leur organisation hiérarchique, est souvent invoqué pour critiquer notre statut. La structure pyramidale du parquet français est, à mon avis, une nécessité. En effet, c'est elle qui permet la transmission des orientations de politique pénale. Il serait inconcevable que le garde des Sceaux doive s'adresser individuellement à chacun des procureurs.

Les orientations de politique pénale sont les germes de la mise en œuvre, sur l'ensemble du territoire, de l'application de la loi. Le fait que les mêmes critères soient observés dans chaque juridiction est un facteur de l'égalité des citoyens devant la loi. C'est très important.

Dans un système théorique d'indépendance, il faudrait recréer ce lien à l'un des sommets de la hiérarchie, c'est-à-dire à ce qui correspond aujourd'hui au directeur des affaires criminelles et des grâces, pour instaurer ce que d'autres pays connaissent sous forme d'un procureur général de l'État.

Ce serait une réforme profonde, un vrai choix politique, qui n'appartient pas aux magistrats. Mais puisque vous me demandez mon avis, je dirai que je ne conçois guère une rupture du lien que techniquement et dans ce système-là.

Dans le système actuel, tel que prévu par la loi du 9 mars 2004 et les articles 34 et suivants du code de procédure pénale, c'est le procureur général qui représente le ministère public en personne par l'intermédiaire de ses substituts, pouvant donner au procureur de la République des instructions écrites, légales, versées au dossier, lui-même étant dans une situation tout à fait symétrique vis-à-vis du garde des Sceaux.

Mais la question a été agitée à propos des instructions individuelles. Or il est difficile, par définition, de prouver ce qui n'existe pas. La situation actuelle est encadrée par la loi. Les rapports entre le garde des Sceaux, les procureurs généraux et les procureurs de la République sont maintenant relativement anciens puisqu'ils résultent de dispositions figurant dans un projet de loi présenté par M. Pierre Méhaignerie.

Je ne pense pas que le système actuel crée un véritable malaise dans le fonctionnement du ministère public français. Il est acquis que les instructions doivent être écrites, versées au dossier, donc soumises au débat contradictoire. Et il existe toujours la liberté de parole, qui est imprescriptible.

Je conçois que ce soit difficile à faire passer à l'extérieur. Vous auriez pu me demander dans quel sens le ministère public français allait évoluer. Je pense qu'en effet ce genre de question viendra sur le devant de la scène et qu'on ne pourra pas, dans la solution qui sera prise au sein de l'hexagone, faire abstraction des systèmes judiciaires qui nous entourent. Par ailleurs, l'instauration d'un parquet européen bouleversera profondément les systèmes judiciaires nationaux.

M. le Président : Vous dites que c'est un enjeu du débat futur sur la justice. Mais ce fut l'enjeu d'un débat très récent. Alors que Mme Guigou était garde des Sceaux, le Gouvernement avait déposé un projet de loi, dont je fus rapporteur, qui concernait les rapports entre la Chancellerie et le parquet. Ce projet fut bloqué dans les conditions que l'on sait. Ce ne fut la faute ni du Gouvernement ni de la majorité parlementaire.

Le système était très simple et très clair : oui aux directives de politique pénale, mais non aux instructions individuelles de nature à dévier le cours de la justice. C'était un projet très intéressant et je me demande quand il sera remis sur le métier.

M. Yves BOT : Je crois avoir été le premier procureur de Paris dont le statut découlait directement d'une réforme prise en votre temps et qui fait que, avant d'être procureur de Paris, on est avocat général à la Cour de cassation. Ce n'est qu'ensuite qu'on « dévie » vers les fonctions de procureur de Paris pour une durée maximale de sept ans.

Cette réforme est passée inaperçue des commentateurs et des spécialistes de procédure pénale. Or il n'y a pas plus indépendant, dans le statut, qu'un avocat général à la Cour de cassation. En effet, celui-ci n'est même pas relié à son procureur général. Cela n'empêche pas le procureur de Paris de mettre en œuvre les instructions générales que le procureur général lui transmet.

Mme Elisabeth GUIGOU : Je remercie André Vallini d'avoir bien montré que l'objet de ma question n'était pas les instructions de politique pénale générale, mais bien les instructions particulières, qui restent un sujet sur lequel je pense que le législateur devra se pencher à nouveau.

Je vous poserai une dernière question, monsieur le procureur général : vous avez évoqué à plusieurs reprises le caractère irremplaçable du contact humain et personnel - transport sur place, contact avec les personnes mises en cause, etc. Est-ce que vous-même, ainsi que les magistrats de votre parquet, rendez visite régulièrement aux personnes placées en détention dans les prisons qui dépendent de votre ressort, comme la loi le demande ?

M. Yves BOT : J'y suis d'autant plus sensible que lorsque j'ai commencé ma carrière, j'avais dans mes attributions celles de substitut chargé de l'exécution des peines, domaine alors beaucoup moins développé que maintenant. J'examinais les requêtes des détenus et j'allais les voir. C'était un moyen également d'avoir un œil sur la façon dont les affaires évoluaient et sur les conditions de la détention pénitentiaire. Il existait alors encore des emprisonnements en commun.

La présence du magistrat en détention fait partie intégrante de son métier. Mais nous vivons une ère de spécialisation des tâches. Les magistrats spécialisés dans l'exécution et l'application des peines y sont très fréquemment, alors que les autres y vont beaucoup moins souvent. Soyez en tout cas assurés que c'est une préoccupation réelle et constante.

Un des problèmes fondamentaux de notre société, aujourd'hui, est de savoir ce qu'est une peine. C'est une sanction. Mais une fois qu'elle est mise à exécution, quel est son contenu ? À quoi correspond la notion de réinsertion à travers la peine ?

M. le Président : Je vous propose une pause de quelques minutes.

(La séance est suspendue quelques instants)

M. Bernard DEROSIER : Vous avez dit qu'à chaque stade de la procédure, il était souhaitable qu'il y ait un œil neuf. Est-ce que cela sous-entend qu'il n'est pas tout à fait souhaitable que le procureur de la République près le tribunal de grande instance de Boulogne soit en même temps avocat général aux assises ?

Vous nous avez dit également que la parole s'était « libérée ». Vous avez cité l'un des acquittés qui a déclaré : « On a l'impression d'avoir été entendus. » Cela signifie-t-il qu'auparavant, les acquittés n'avaient pas été entendus ? Est-ce que les preuves étaient suffisantes, durant toute la période qui a précédé le procès devant la cour d'assises de Saint-Omer, pour maintenir en détention provisoire les personnes qui ont été acquittées soit à Saint-Omer, soit à Paris ?

Vous avez enfin salué le travail de la défense. Je pense que c'est surtout parce qu'elle n'a pas plaidé après que l'avocat général a requis l'acquittement. Est-ce que, selon vous, la défense a toujours été entendue dans la procédure comme il convenait ?

M. Yves BOT : Concernant la nécessité d'avoir un œil neuf, vous avez bien noté que j'étais très attaché à cette complémentarité de l'analyse. Pour autant, on ne peut pas avoir des règles dogmatiques. Il y a des dossiers dans lesquels cela n'apporterait rien. Je pense aux dossiers simples, bien que dramatiques.

Les dossiers les plus graves, avec des crimes crapuleux, ne sont pas forcément les plus difficiles à traiter : on dispose de preuves, d'empreintes, d'éléments matériels, des trajectoires de balles, etc. Dans de tels cas, l'efficacité commande que ce soit le même du début à la fin.

Dans d'autres cas, je pense qu'il faut soit demander l'avis des autres, soit demander à un autre de prendre le dossier lorsqu'on juge qu'on n'a pas suffisamment de recul.

Vous avez évoqué cette parole qui s'était « libérée ». Nous avons pris le dossier à Paris, dans des circonstances beaucoup plus faciles qu'au premier degré. Nous savions déjà que le dossier était difficile et qu'il nous faudrait être prudents.

Objectivement, lorsque le dossier démarre, il y a déjà des éléments qui justifient la mise en détention. Ensuite, il aurait fallu pénétrer l'alchimie de la machine pour pouvoir porter une appréciation. Quand, pour qui et à quel moment peut-on dire qu'il aurait fallu mettre Untel dehors et garder Untel en détention ? Je ne sais même pas si quelqu'un pourrait le dire aujourd'hui sans risque d'être contredit. C'est pour cela que je redis qu'à certains moments de la procédure, qu'il y ait ou non des demandes de remise en liberté, il faudra s'arrêter, tout reprendre, débattre sur les charges et faire le point. Ce serait un garde-fou, s'agissant de situations de cette nature.

Ce n'est pas pour ce qu'elle a dit à la fin que j'ai salué le travail de la défense. On a parfaitement senti, au long des débats, que certains jeux de rôle avaient cessé - pour reprendre après, ce qui est normal. Il faut le mettre en évidence. Sur la présence, l'efficacité et la pugnacité de la défense sur l'ensemble du dossier, je ne peux dire que ce que j'ai constaté et je suis heureux de dire ce que je dis. Dans la salle d'audience, de chaque côté, on avait affaire tant pour l'accusation que pour la défense à des personnes d'expérience, qui s'étaient déjà rencontrées dans des prétoires. Cela n'a pas empêché une certaine convergence, que j'ai sentie de manière palpable.

M. Jacques FLOCH : Le juge d'instruction, que nous avons reçu ici et longuement questionné, nous a expliqué qu'il n'avait pas fait de faute de procédure. Nous savons qu'il a refusé de nombreuses demandes d'actes - 250. Il nous a dit que le code de procédure pénale dispose que « le juge peut... ». Pour avoir participé à son écriture, je me souviens que nous n'avions pas écrit « le juge doit... » afin d'éviter le risque d'inflation de demandes d'actes.

Certes, le juge « peut ». Ce qui me fait supposer que le code de procédure pénale est fait pour les gens intelligents, capables d'en utiliser les articles à bon escient. Ce code est un élément essentiel de la défense de nos libertés.

Vous avez dit que les charges étaient suffisantes pour mettre quelqu'un en détention provisoire. Je n'en citerai qu'un exemple : un des enfants victimes, une fillette, a accusé certaines personnes mises en examen, inculpées, mises en prison, de l'avoir abominablement violentée. Mais on a attendu un an pour vérifier l'intégrité physique de cette fillette. Pendant cette année-là, quelqu'un est resté en prison. Ne pensez-vous pas qu'il y a là un dysfonctionnement ?

Vous avez dit au début de votre propos qu'il fallait faire disparaître les différents cloisonnements. Au fur et à mesure de nos auditions, nous nous sommes rendu compte que le juge d'instruction rencontrait quasiment quotidiennement le procureur de la République et qu'ils parlaient de l'affaire, ainsi que le JLD.

Au moment où nous avons institué le JLD, nous pensions libérer le juge d'instruction de la contrainte formidable que constituait son droit de mettre quelqu'un en prison en fonction de ce qu'il pouvait savoir du dossier, de son appréhension de l'affaire ou de la pression éventuelle de l'opinion publique.

J'aimerais que vous puissiez me préciser quelles seraient d'après vous les relations intéressantes qui éviteraient les dysfonctionnements qui ont néanmoins eu lieu dans l'affaire d'Outreau - avant nous, des magistrats et des experts judiciaires ont fait un rapport sur ces dysfonctionnements. Comment éviter les cloisonnements ?

M. Yves BOT : La réponse n'est pas facile. Dans l'exemple que vous prenez, y a-t-il eu des dysfonctionnements ? Bien sûr. Si l'affaire d'Outreau n'est pas la justice de tous les jours, elle peut être l'illustration des risques que court la justice tous les jours. Parmi les personnes mises en cause, certaines ont des troubles de la personnalité, et les victimes souffrent d'une grande fragilité et sont particulièrement traumatisées. Cela pose déjà au départ le problème du recueil de la parole de l'enfant. Dans un tel domaine, il faut beaucoup de protocoles. Et il faut effectivement un décloisonnement immédiat entre les différents intervenants. Quand on retire un enfant parce qu'on a des suspicions de violences, à plus forte raison à caractère sexuel, mais que le processus pénal, avec l'intervention des médecins légistes, ne s'enclenche que dix mois plus tard, les cartes sont déjà brouillées. Et c'est un cas typique de cloisonnement.

Comment faire disparaître ce cloisonnement ? Vous pouvez interroger tous les collègues qui s'occupent du droit des mineurs, ils se heurtent systématiquement à ce problème. Je ne parle pas des conventions qu'on peut signer et où tout le monde est d'accord. Je parle du traitement concret des situations. Une évolution des mentalités est nécessaire, et pas forcément chez nous. Ensuite, au cours de la procédure, et j'y reviens, il est nécessaire de prendre des temps de respiration et remettre les choses à plat. Sinon, les mêmes causes continueront à produire les mêmes effets. La conséquence en sera, non pas la complication, mais la simplification du système, qui a besoin d'humanité et de bon sens.

M. Jacques FLOCH : Dans cette affaire, on a manqué d'humanité.

M. Yves BOT : On a parlé des regrets tout à l'heure.

M. Jean-Yves HUGON : Vous, les acteurs de la justice, et nous, les responsables politiques, avons un point commun : nous sommes au service du peuple français. Or ce peuple français a aujourd'hui une image de la justice qui est faussée par le prisme de l'affaire d'Outreau. Les gens nous disent : cela peut nous arriver demain et cela fait peur.

Comment pouvons-nous, vous et nous, restaurer la confiance ? Qu'est-ce que vous, les magistrats, attendez de nous, les responsables politiques ? En particulier, qu'attendez-vous des membres de la commission d'enquête parlementaire ?

M. Yves BOT : Je crois qu'effectivement il y a un avant et un après Outreau. Ce fut un séisme et maintenant, il faut reconstruire. Les choses vous ont peut-être paru un peu crispées, au début, de la part du corps judiciaire. Je crois que les choses sont en train de se décrisper. Les magistrats attendent une grande réforme de la procédure pénale. Certains m'ont écrit :

« Comme leurs collègues des autres juridictions, les magistrats de cette juridiction appellent une réforme ambitieuse qui permette à la procédure pénale de trouver une réelle cohérence et aux magistrats de se consacrer pleinement à leur véritable mission sans se perdre dans des formalismes excessifs et qui soit assortie des moyens nécessaires à une justice digne d'un grand pays démocratique. »

Nous avons besoin d'un nouvel élan et nous attendons le législateur.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Je souhaiterais que vous nous disiez en quoi le parquet a pu dysfonctionner dans cette affaire. Et ce depuis 1995 jusqu'aux réquisitions devant la cour d'assises de Saint-Omer et jusqu'au non-appel par le parquet général.

Quel effet a pu produire le dispositif législatif introduit ces deux dernières années, qui a étendu l'action du parquet en matière de comparution immédiate, d'ordonnance pénale, de reconnaissance préalable de culpabilité, toutes matières qui lui compliquent d'ailleurs singulièrement la tâche ?

Autre problème, celui du juge des libertés et de la détention. À l'origine, le juge d'instruction décide tout seul ; un jour, on croit nécessaire de le faire décider après un débat contradictoire ; puis de confier à un autre juge le soin d'apprécier l'opportunité de la détention. Le JLD ne souffre-t-il pas d'un manque de moyens ?

M. Yves BOT : Sur le premier aspect, je ne peux pas vous répondre. Votre question suppose, en réalité, une expertise du fonctionnement du parquet à l'époque. En outre, je ne connais pas le parquet de Boulogne, et ce n'est pas mon rôle aujourd'hui. Déontologiquement, vis-à-vis de vous-même, cela ne me paraît pas possible, dans la mesure où les éléments me manquent.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Est-ce que cela sous-entend qu'il n'y a pas de progression possible dans le fonctionnement du parquet dans ce genre de dossiers ? On a parlé de parquet spécialisé ou de juges spécialisés dans le domaine de la pédophilie et de l'agression sexuelle des enfants mineurs.

M. Yves BOT : Je n'ai pas du tout compris votre question.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Le parquet n'a pas été exempt de reproches dans la prise en compte de la réalité factuelle de l'affaire d'Outreau. Je voudrais savoir, notamment par rapport au dispositif législatif qui a été introduit dernièrement, si le parquet garde la capacité d'être le gardien vigilant que vous nous avez affirmé qu'il doit être ?

M. Yves BOT : On a effectivement assisté, depuis quelques années, au renforcement des pouvoirs d'enquête et des missions du parquet français. À l'heure actuelle, ce dernier est écartelé entre l'infiniment grand et l'infiniment petit. Ses missions touchent à la fois à l'international et au traitement de la situation individuelle d'un quartier, voire d'une famille dans un quartier ; c'est notamment le cas des parquets frontaliers. En même temps, il faut s'occuper de la cage d'escalier, qui pose un problème ; on est alors dans le cadre de la politique de la ville et de la lutte contre les violences urbaines. Cet aspect est nouveau, il suppose des contacts avec le secteur associatif, avec les maires, avec les services déconcentrés de l'État dans le domaine de la prévention de la délinquance et de l'aide à l'enfance. Cela demande énormément de temps. Alors que j'étais procureur à Nanterre, j'avais fait relever, sur un mois, le temps que mes collaborateurs passaient à l'extérieur, dans des réunions sur la politique de la ville. On arrive très vite à un temps plein. Or, c'est indispensable. Et il est évident que le temps qu'on passe dehors, on ne le passe pas dans son bureau.

Entre le temps où j'ai commencé ma carrière et maintenant, il y a un monde. Aujourd'hui, les substituts ne peuvent plus, sur leur temps de travail, régler les dossiers, alors qu'autrefois, le règlement des dossiers constituait leur travail essentiel, avec l'audience et la permanence. Pour autant, je ne veux pas dire par là qu'il faille diminuer les attributions du parquet. Il faut tout de même le prendre en compte. Je vous remercie d'ailleurs de votre question, qui permet de mettre en lumière cette évolution du parquet dont on n'a pas toujours conscience.

Selon moi, la fonction de JLD pourrait aussi bien être supprimée. On peut se poser la question de savoir pourquoi cette évolution a eu lieu. Comme vous l'avez fait remarquer, monsieur le député, on a commencé par instituer un débat contradictoire ; ensuite, on a dissocié le débat de la mise en examen et la mise en détention. Le but était de diminuer le nombre de détentions provisoires. Or cela ne marche pas.

Mme Elisabeth GUIGOU : Cela a marché.

M. Yves BOT : Il faut prendre en compte l'évolution de la difficulté intrinsèque des dossiers. De nombreux dossiers sont envoyés directement devant les juridictions de jugement. De tels dossiers n'encombrent pas les cabinets d'instruction, qui n'ont plus que les affaires lourdes et graves. Sans compter de nouveaux contentieux, notamment dans le domaine de l'environnement, de la santé publique et de la délinquance transfrontalière - ou la nécessité de créer des pôles de juridiction interrégionale.

La question fondamentale s'agissant des détentions provisoires est : sont-elles justifiées et jusqu'à quand ? On peut toujours essayer de décourager les juges de mettre en détention. Mais vont se présenter certains cas où les personnes ne seront pas mises en détention et, s'il se produit un drame, on assistera à un retournement de l'opinion. L'histoire judiciaire est truffée d'exemples de ce type. Il suffit de se reporter aux débats parlementaires relatifs aux textes nouveaux de procédure pénale pour se rendre compte de l'évolution de l'opinion publique.

M. Georges FENECH : Vous avez évoqué un vœu émis par l'assemblée générale d'un tribunal, à savoir une réforme ambitieuse et un nouvel élan. En vous entendant, on peut avoir le sentiment d'un grand conservatisme, qui est celui de la magistrature en général. Vous êtes très attaché à l'unicité du corps, conception française largement partagée. Vous estimez que cette unicité ne crée pas de déséquilibre avec la défense, et vous citez d'ailleurs Pierre Truche comme exemple de passage du siège au parquet. Je vous rappelle que celui-ci a été l'un des membres éminents de la commission Delmas-Marty qui s'était prononcée très clairement pour l'évolution de notre système de procédure pénale, allant d'un juge d'instruction à un juge de l'instruction, et pour un parquet rénové.

Vous vous prononcez très clairement s'agissant du maintien ou non de l'institution du juge d'instruction. Et pour argumenter votre position en faveur du maintien du système actuel, qui reste inquisitoire, vous brandissez la menace d'un affaiblissement de la lutte antiterroriste dans notre pays. Ceux qui ne connaissent pas l'institution du juge d'instruction sont-ils moins préoccupés par la lutte antiterroriste ? Je pense à l'Allemagne, à l'Italie, aux pays scandinaves, à la Grande-Bretagne et aux États-Unis. Est-ce qu'un juge antiterroriste, ce ne serait pas antinomique ? Est-ce qu'un juge peut être « anti » quelque chose ? Est-ce que finalement notre sécurité, à nous Français, ne vient pas plus de la qualité de nos services spéciaux, des échanges entre services spécialisés que de l'extraordinaire plus-value qu'apporterait un juge d'instruction qui, finalement, ne fait qu'apprécier les éléments recueillis par les services de police pour estimer la nécessité d'une mise en examen, d'un renvoi ou d'un non-lieu ?

En même temps, vous avez fait l'éloge de la procédure orale. Vous n'êtes pas le premier. Le procureur Lesigne nous avait parlé de « miracle de l'audience ». Vous préconisez la publicité de la détention provisoire. Or, vous savez très bien que l'instruction ne représente plus que 5 % environ des poursuites. Vous savez qu'aujourd'hui le parquet a des pouvoirs élargis, qu'il existe une procédure de reconnaissance préalable de culpabilité et qu'il est possible de faire appel au JLD dans le cadre des procédures préliminaires et de flagrant délit. Tout cela montre bien une évolution vers une procédure plus contradictoire. Pour autant, je ne défends pas le système anglo-saxon. J'essaie d'imaginer, à travers ce désastre d'Outreau, ce que la France peut inventer avec son propre génie et prendre ce qu'il y a de bon ici et là.

Je constate que le juge d'instruction est une véritable vache sacrée dans notre pays. C'est une statue indéboulonnable. On a le sentiment que si l'on touche au système inquisitoire qui nous vient de la Révolution, toute la justice va s'effondrer. Y a-t-il un argument sérieux pour empêcher que l'avocat soit présent en garde à vue et joue son rôle d'assistant, de conseil en garde à vue, et non pas d'assistant psychologique ? Cette affaire d'Outreau s'est jouée aussi en garde à vue, avant même que le parquet n'intervienne.

Qu'est-ce qui s'oppose à ce qu'on réfléchisse sérieusement, sans tabous, à un système plus contradictoire, surtout lorsque les libertés sont en danger ? Notre système aboutit à donner trop de pouvoirs et des pouvoirs contradictoires à un seul homme qui joue le rôle d'un chef d'orchestre, comme l'a remarqué Me Delarue. Mais qu'est-ce qui fait que notre pays soit tellement attaché au système inquisitoire ?

M. Yves BOT : « Inquisitoire » signifie qu'il y a enquête et, en l'occurrence, que c'est le juge qui enquête. Et c'est la culture de notre pays. Certes, on peut la balayer d'un revers de main. Si on modifie la procédure pénale demain, je l'appliquerai avec ma conscience, ma liberté d'appréciation et ma liberté de parole. Malgré tout, avant de choisir une telle option, il faudra prendre le temps de la réflexion. Il faudra se demander, par exemple, pourquoi la Cour pénale internationale a été créée avec une chambre de l'instruction. Il faudra voir ce qui se fait ailleurs et expertiser ce qui se fait de meilleur.

Il existe un mouvement favorable à la suppression du juge d'instruction et au passage à l'accusatoire. Or, de l'autre côté de la Manche, il semble qu'on adopterait volontiers notre système. Cela mérite réflexion.

Vous avez fait allusion à la lutte antiterroriste. Certes, on ne peut pas bâtir un système juridique autour de la lutte antiterroriste. Mais on peut s'interroger sur la préservation des garanties essentielles et des libertés. Dans ce domaine, on ne peut pas nier que l'intervention d'un magistrat, dès qu'il y a un minimum de coercition, constitue une garantie. Ce qui est sûr, c'est que, en France, nous n'avons pas de Guantanamo... C'est la différence.

Dans le système français, le magistrat instructeur, en raison de son statut, de son indépendance, est à même de dire que tel élément doit rentrer en procédure. Un juge « de l'instruction » ne pourra pas le faire. Sinon, il se transformera aussitôt en juge d'instruction.

Il faut savoir exactement ce que l'on met derrière une étiquette. Vendredi dernier, j'ai eu l'occasion de rencontrer l'actuel ministre de la justice américain. Je peux vous dire qu'il était très intéressé par le système français.

M. Christophe CARESCHE : On a pu constater, dans cette affaire d'Outreau, le poids du parquet sur l'enquête, la solidité du tandem procureur-juge d'instruction, la quasi-inexistence de la défense. On peut s'interroger sur les relations entre le parquet et les juges du siège. Il est vrai que le déroulement de la carrière ne favorise pas la séparation entre les deux.

Je comprends votre position. Mais il se trouve que, dans l'affaire d'Outreau notamment, on a le sentiment d'une certaine confusion. On a le sentiment que l'on y a conforté en permanence l'accusation au détriment de la défense. Si le juge d'instruction n'a pas la force de caractère pour y résister, il se trouve dans un rapport déséquilibré.

Mme Mondineu-Hederer n'a pas parlé de séparation au sein du corps, mais d'une spécialisation au cours de la carrière ; elle a parlé d'une séparation physique, matérielle s'agissant des bureaux. Ce serait plutôt une distinction, plus effective qu'aujourd'hui.

Vous avez dit qu'une séparation pourrait aboutir à une fonctionnarisation. Mais cette fonctionnarisation n'existe-t-elle pas déjà, dans la mesure où le système actuel permet au ministre de la Justice d'intervenir dans les affaires individuelles ? De fait, dans le système actuel, le parquet n'est pas indépendant.

M. Yves BOT : Ce qui est dans votre question, en réalité, monsieur le député, c'est le rapport de forces.

M. Christophe CARESCHE : L'ordonnance de renvoi du juge d'instruction devant la cour d'assises est un copié-collé du réquisitoire. Il n'y a pas meilleure preuve du poids qu'exerce le parquet sur l'instruction.

M. Yves BOT : Il existe une solution immédiate : appliquer correctement les textes. D'après eux, ce n'est pas le parquet qui est obligé de motiver, c'est le juge d'instruction. La seule obligation du parquet tient dans le dispositif du réquisitoire définitif, où il requiert du juge d'instruction le renvoi de X devant telle juridiction, pour tel fait puni par tel article de loi. Les 15 pages ou les 12 lignes qui précèdent, et qui sont la motivation que le magistrat instructeur va reprendre, ne sont pas du tout imposées par les textes. La solution est simple sans qu'il soit besoin pour cela de modifier les carrières.

Je ne vois pas non plus très bien ce que viendrait faire le problème des carrières dans le rapport de forces. Si, après cinq ans de carrière, un magistrat est obligé de choisir définitivement entre le siège et le parquet, qu'est-ce que cela change à un éventuel rapport de forces ? Le problème n'est pas dans le statut ; il est dans la procédure. Prenez un magistrat qui est au parquet depuis dix ans et ne peut plus revenir au siège, et qui a devant lui un juge d'instruction. S'il y a une différence de personnalité entre les deux, qui est telle que l'un impose sa loi à l'autre, le statut ne pourra rien y faire. Voilà pourquoi je pense que la solution se trouve dans l'équilibre de la procédure.

M. Jacques REMILLER : Lors de la dernière audience de la cour d'assises, à Paris, vous vous êtes excusé auprès des acquittés. Par ce geste fort et unique, vous reconnaissiez le dysfonctionnement de la justice et vous reconnaissiez ce désastre judiciaire. Selon vous, comment en est-on arrivé là ? Qu'est-ce qui a péché dans les différentes étapes de la procédure, sachant que vous nous avez dit que les magistrats avaient fait correctement leur travail. Quelles propositions pourriez-vous faire afin d'éviter de tels dysfonctionnements ?

M. le Président : La question est un peu vaste à 18 h 30...

M. Yves BOT : J'ai expliqué quels avaient été mes regrets devant l'image qu'avait pu donner la justice de son fonctionnement. Je n'ai pas présenté d'excuses, pour la bonne raison qu'il ne m'appartenait pas de le faire. Ce n'est pas moi qui ai la responsabilité de l'institution. Je me serais attribué un rôle qui n'était pas le mien.

M. Jacques REMILLER : Regrets et excuses sont voisins...

M. Yves BOT : J'ai ressenti le besoin de dire cela. Il n'était pas possible de ne pas le faire.

Pour le reste, je constate que votre question comprend en elle-même tout le débat. À travers toutes les réformes techniques qui pourraient être faites, il faudra privilégier le fait que la réalité humaine ne doit jamais être masquée par le maquis des dispositions techniques. Je suis sûr que le premier président de la cour d'appel de Paris serait tout à fait d'accord avec moi pour vous inviter à venir voir comment nous fonctionnons. Par exemple, lorsqu'un dossier de 15 tomes arrive avec un appel, il faut statuer dans les douze jours.

M. Thierry LAZARO : Je voudrais poser une question sur le secret de l'instruction. Dans cette affaire, dès la deuxième vague d'interpellations, cette question a pris une dimension médiatique. MDelarue ou MBerton ont été très présents dès le départ. MNormand, l'avocat des petites victimes, du haut de sa sincérité, a eu des mots très forts, comme « nous avons atteint le degré zéro de l'humanité ». Cela m'a paru normal. Mais, dans la presse, il y avait des informations beaucoup plus précises, qui ne venaient pas de personnes autorisées, mais de personnes dont on aurait pu penser qu'elles étaient tenues par le secret.

J'ai cru comprendre que de nombreuses demandes d'actes n'ont pas été suivies d'effet. J'en déduis que la police, dès l'enquête préliminaire, s'est avérée être une passoire, tout comme le cabinet de certains juges d'instruction.

On a parlé de la publicité. Ne devrait-il pas y avoir, au cours de l'instruction, un point de rencontre sur une communication qui se voudrait objective et qui permettrait d'éviter tous ces dérapages ?

Vous êtes haut magistrat d'une institution judiciaire républicaine. J'ai cru comprendre qu'on ne contestait pas une décision de justice. Depuis quelques jours, le modeste élu et le républicain que je suis est un peu désolé. Certains ont laissé entendre que les acquittés l'ont été pour d'autres raisons que celles qui ont été avancées. Quel est votre avis à ce propos ?

M. Yves BOT : S'agissant du secret de l'instruction, nous sommes là encore enserrés dans des notions totalement contradictoires : code de procédure pénale et secret de l'instruction contre Cour européenne des droits de l'homme. Plus une affaire intéresse l'opinion publique et pose un problème de société, moins il doit y avoir de secret.

Dans un de ses arrêts dont j'ai oublié le nom, la Cour européenne des droits de l'homme a utilisé l'expression de « chien de garde de la démocratie » pour qualifier la presse. C'est dire l'importance qu'elle accorde à la transparence dès qu'il y a un problème de société.

Il faut concilier les deux. Ce n'est pas facile. Cela étant, le problème du secret est aussi le problème de la transparence de l'action de la justice, de la façon dont il est rendu compte de l'institution à l'opinion publique. C'est un domaine dans lequel les mentalités doivent évoluer et auquel on doit réfléchir.

On commence à aborder le problème de la communication de manière institutionnelle, et il faut s'en féliciter. Le ministère de la justice, notamment, fait de gros efforts. Il y a quelques années, Pierre Méhaignerie avait imaginé un projet de porte-parole des juridictions. À l'époque, ce projet avait été repris par une commission parlementaire, une commission sénatoriale si mes souvenirs sont bons. Des idées sont en germe. Peut-être faudrait-il les reprendre.

Pour le reste, je suis assez choqué. Moi aussi j'ai entendu ces bruits. Je vous ai dit ce que j'en pensais. Vous avez entendu Yves Jannier. Je pense que cela suffit à vous apporter une réponse.

Nous avons pris un dossier dans l'état où il se trouvait. Nous l'avons mené jusqu'au bout, avec toute la rigueur de notre conscience de magistrats.

M. Michel HUNAULT : S'agissant de la détention provisoire, vous avez dit qu'il y avait des clarifications à apporter. Vous avez donné comme exemple que, tout en appliquant la loi, on pouvait ne rien faire pendant quatre mois. Notre collègue Jacques Floch en a donné l'illustration. Il est évident qu'il y aura des réformes à apporter à la détention provisoire. Pensez-vous choquant qu'on réfléchisse sur la responsabilité des acteurs, dont les magistrats ?

M. Yves BOT : Je me suis déjà exprimé sur ce point. Dans le discours de rentrée lors de l'audience solennelle de la cour d'appel de Paris, j'ai dit que notre époque était celle de la fin des pouvoirs absolus. J'ai ajouté que ce que les magistrats avaient appris à d'autres, il était normal qu'ils se l'appliquent à eux-mêmes. Il n'est pas question de clouer qui que ce soit au pilori. Mais les problèmes de responsabilité sont de ceux que les magistrats sont habitués à traiter.

Cette responsabilité s'apprécie en fonction du statut. L'indépendance et l'activité juridictionnelle sont des questions sacro-saintes. Et puis il y a les missions, les responsabilités, les moyens dont on dispose, les conditions matérielles dans lesquelles on se trouvait quand la décision a été prise.

Quoi qu'il en soit, il est juste que la loi soit la même pour tous, avec, évidemment l'application des garanties statutaires. Mais je pense que tous les magistrats sont d'accord sur ce point.

M. Léonce DEPREZ : Vous avez exprimé votre souhait d'une réforme ambitieuse pour la procédure pénale. Il faudra beaucoup de temps pour la mettre au point. Le calendrier de l'année ne s'y prêtera pas. Pour que l'après Outreau commence dès cette année, ne pensez-vous pas qu'on pourrait mettre à profit les trois idées clé que vous avez formulées : le travail en équipe, les contacts humains et le débat public, dans un cadre collégial, avant la mise en détention ?

Comme vous l'avez laissé entendre, ce travail en équipe a terriblement manqué, notamment entre les deux juges d'instruction. Pendant plus de six mois, des innocents sont restés en prison parce que le deuxième juge d'instruction considérait l'instruction close, tout en la cautionnant. Quelle réforme prévoir pour assurer ce travail en équipe et mettre fin au pouvoir absolu du juge d'instruction ?

Vous avez dit que les contacts humains avaient manqué. Nous l'avons constaté nous-même. Il était effarant qu'il n'y ait pas eu plus de contact entre le juge d'instruction et les inculpés.

On a pensé que l'institution du JLD était une bonne solution pour mettre fin au pouvoir absolu du juge d'instruction. Vous proposez qu'on aille plus loin et que l'on institue un débat public en chambre de l'instruction.

Ces quelques thèmes ne vous paraissent-ils pas susceptibles de passer à l'après Outreau dès 2006, avant la grande réforme ambitieuse de la procédure pénale, réforme que nous souhaitons tous ?

M. Yves BOT : Dans les notions que vous avez bien voulu reprendre, il y a pratiquement tout ce qui fonde la vraie décision de justice : l'humanité, la prudence, et ce doute qui doit nous animer. J'ai été frappé en rentrant dans le bureau de l'un de mes collègues de lire sur son économiseur d'écran cette phrase : « Et quand j'affirme, je doute encore ». C'est une démarche de prudence qui est au cœur même de la démarche du magistrat.

Il serait tout à fait dommage de ne pas rendre hommage aux magistrats du ministère public pour le travail qu'ils font tous les jours, avec les imperfections qui tiennent aux hommes, pour leur contribution à l'œuvre de justice.

Je citerai, en terminant, une phrase extraite d'un rapport qu'un de mes prédécesseurs, procureur général de Paris, avait adressé au garde des Sceaux. Il lui indiquait comment il concevait ses fonctions : « Ministre de la loi, c'est de la loi seule qu'il tient sa mission. » À cette missive, le garde des Sceaux, M. Chéron a répondu - certes, 110 ans plus tard - par ces mots : « J'entends, en matière de poursuites pénales, quelles que soient les personnes en cause, que les chefs des parquets se décident d'après les seules inspirations de leur conscience dans le cadre des prescriptions de la loi. Dans ma pensée, cette mesure est destinée, en développant le sentiment de la responsabilité chez les représentants du ministère public, à élever encore leur conscience professionnelle et à fortifier l'indépendance de la magistrature, garantie essentielle de notre droit public. »

Je voulais vous dire que c'était cela aussi, notre combat quotidien. Je vous remercie de m'avoir donné l'occasion de le dire.

M. le Président : Merci, monsieur le procureur général.

Audition de MM. Jean-Michel BRETONNIER, rédacteur en chef de La Voix du Nord,
Laurent RENAULT et Éric DUSSART, journalistes à La Voix du Nord



(Procès-verbal de la séance du 9 mars 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête.

Avant votre audition, je souhaite vous informer de vos droits et obligations.

En vertu de l'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d'enquête sont tenues de déposer, sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal, qui réprime la violation du secret professionnel, et de l'article 226-14 du même code, qui autorise la révélation du secret en cas de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Cette même ordonnance exige des personnes auditionnées par une commission d'enquête parlementaire qu'elles prêtent le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(MM. Jean-Michel BRETONNIER, Laurent RENAULT et Éric DUSSART prêtent serment).

M. le Président : Je m'adresse maintenant aux représentants de la presse pour leur rappeler les termes de l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse, qui punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. J'invite donc les représentants de la presse à ne pas citer nommément les enfants qui ont été victimes de tels actes.

La Commission va maintenant procéder à votre audition, qui fera l'objet d'un enregistrement.

M. Jean-Michel BRETONNIER : Quelle contribution pouvons-nous apporter à la commission d'enquête ? Compte tenu de son intitulé, je suppose que l'audition des médias doit être comprise comme la volonté de mesurer leur influence éventuelle dans le déroulement de l'affaire d'Outreau au plan judiciaire. Nous allons donc tenter de vous aider dans cette recherche.

Même si nous sommes les premiers représentants des médias à être entendus, nous ne parlerons qu'en nos noms et non pas pour l'ensemble de nos confrères.

Laurent Renault est un jeune journaliste de notre édition de Boulogne-sur-Mer, qui couvre l'actualité de la ville d'Outreau. Éric Dussart est intervenu tôt dans le traitement du dossier, comme grand reporter, puisqu'il a suivi les deux procès d'assises. Je suis pour ma part rédacteur en chef de La Voix du Nord. Ma fonction consiste à diriger la rédaction mais aussi à définir la ligne éditoriale, en accord avec le directeur de la publication, et à faire respecter les règles déontologiques de la profession.

Quelle place occupent les faits divers dans notre journal ? Nous n'avons jamais versé dans un traitement sensationnaliste du fait divers, mais nous ne considérons pas pour autant le fait divers comme une maladie honteuse du journalisme. Le fait divers n'est pas un genre mineur ; il mobilise au contraire de très belles qualités chez les journalistes qui s'en occupent. Refuser le fait divers, c'est nier la dimension tragique de la vie. Le fait divers dit des choses sur l'état de la société mais aussi sur nous-mêmes.

Nous ne devons pas nous excuser de traiter des faits divers et des faits de justice. Une presse libre est indispensable au fonctionnement d'une société démocratique et cette liberté ne doit pas s'arrêter au seuil des affaires criminelles. Cette liberté ne doit être encadrée et délimitée que par la loi et les règles de déontologie fixées par la profession. Raisonnons par l'absurde : imaginons une société sans presse libre dans laquelle une affaire comme celle d'Outreau se serait déroulée, à l'insu de l'opinion, des premières mises en examen jusqu'au deuxième procès d'assises.

La couverture des faits divers et de justice est un sujet sensible, qui doit suivre des règles précises. Pour notre part, nous les avons définies, voilà dix ans, dans une charte, destinée à chacun de nos 270 journalistes, actualisée en fonction des évolutions législatives. Nous allons revoir ce chapitre de fond en comble, dans les semaines qui viennent, à la faveur d'un changement de formule de notre journal.

Je vais décrire quelques-unes des recommandations que nous faisons à nos journalistes, dont le respect est la règle et la transgression l'exception.

La rigueur : se rendre sur les lieux, vérifier les faits, recueillir des sources contradictoires, être curieux, assurer un suivi systématique.

Le discernement : mesurer toutes les conséquences humaines et juridiques du fait divers, dans le respect des personnes et du principe intangible de la présomption d'innocence, ne jamais s'ériger en juge.

Le sens de la responsabilité : tout fait divers engage notre responsabilité éthique ; il faut toujours se demander quelle serait notre réaction à la lecture de l'article si nous étions directement concernés en tant que victime, auteur, témoin, entourage familial ou professionnel.

L'écriture : trouver le ton juste entre la froideur de l'examen clinique et l'émotion excessive.

Si nous devons vendre des journaux pour vivre, personne ne nous demande d'exploiter ce filon en forçant le trait pour accroître notre diffusion. Le cynisme, dans notre métier, n'est pas si répandu ; le journaliste qui apprend des faits de viol ou d'inceste est d'emblée bouleversé. Sa mission exige de lui la maîtrise de son émotion, ce qui n'est pas toujours le cas. De toute manière, si nous étions tentés d'aller trop loin dans le sensationnel, notre vocation et notre large audience dans la région nous l'interdiraient. Nous intervenons à Outreau tous les jours ou presque et continuerons d'écrire la chronique locale de cette ville. Dès que les lecteurs constatent ou croient percevoir un dérapage, ils écrivent au rédacteur en chef car ils considèrent La Voix du Nord comme leur journal. Malgré ces mesures de précaution, malgré cette tradition du respect des faits et des hommes, nous ne sommes pas toujours irréprochables et nous ne l'avons pas été, notamment au début de l'affaire.

La loi sur les délits de presse a évolué ces dernières années ; le public est de plus sensible et vigilant quant à son respect. Nous avons donc lancé, voilà plusieurs années, une formation à destination de nos journalistes, intitulée « presse-justice ». L'un de ses buts est de rappeler les conséquences de l'évolution législative, notamment de la loi sur la présomption d'innocence, sur la pratique du métier. Ces deux dernières années, nous avons généralisé la fonction de « fait-diversier », exercée par des journalistes dédiés à ces sujets, qui connaissent beaucoup mieux la législation en vigueur.

Comment le journal a-t-il couvert l'affaire d'Outreau ? Nous avons réparti nos articles en sept périodes.

Première partie, le 7 avril 2001, un premier article de Laurent Renault, sur deux colonnes, en pages locales, tente de circonscrire la rumeur : « Pédophilie, un couple écroué ». Il y est question d'une instruction ouverte par le juge Burgaud pour des faits de pédophilie à Outreau. Un couple a été placé en détention. Nous évoquons déjà la possibilité d'autres mises en examen et des ramifications à l'extérieur du département. Nous employons le conditionnel. La rumeur enfle depuis janvier et nous estimons nécessaire de tenter d'obtenir confirmation et précisions afin d'« éviter que les faits ne soient amplifiés ou déformés ». Nous ne donnons aucune identité, aucun détail. Nous laissons les enquêteurs enquêter et le juge instruire. Puis, du 7 avril au 15 novembre 2001, rien ne paraît : alors que nous savons que l'enquête continue, nous sommes loin de nous précipiter vers le sensationnel d'une affaire sordide. L'instruction, à ce moment, ne se déroule pas sous l'effet désastreux d'une quelconque pression médiatique.

La deuxième partie court du 15 novembre 2001 au 10 janvier 2002.

Le 15 novembre 2001, quatre colonnes en pages régionales : « Pédophilie : le Boulonnais touché à son tour ». Nous apprenons à nos lecteurs que la rumeur s'est installée à Boulogne dès le début de l'année et que l'affaire a connu un rebondissement avec le placement en garde à vue de quatre personnes supplémentaires : un huissier de justice, un chauffeur de taxi et deux patrons de production d'une société de vidéo en Belgique. Même si des vérifications sont faites, les mesures de prudence imposées par la loi sur la présomption d'innocence dans la présentation des faits ne sont pas suffisantes, et ce sera le cas dans la plupart des articles de cette deuxième partie.

Le 16 novembre 2001, quatre colonnes en pages régionales : « Les enfants vendus pour des viols et des films ». L'article confirme la piste des ramifications en Belgique, évoque les faits de prostitution des enfants. Nous reparlons de l'huissier et de son épouse, du prêtre-ouvrier, du taxi qui conduisait les enfants en Belgique pour des tournages. Les enquêteurs recherchent d'autres participants. Nous mélangeons l'indicatif et le conditionnel.

Le 17 novembre 2001, huit colonnes en pages régionales : « Outreau : vingt-quatre enfants de quatre à douze ans étaient prostitués ». Les noms de certains mis en cause sont donnés : celui de l'huissier, du prêtre-ouvrier, du taxi, du patron de sex-shop. Nous rapportons les dénégations de leurs avocats, Mes Berton, Delarue, Wable, qui vont installer le doute, lequel resurgira un peu plus tard pour ne plus quitter l'affaire.

Le 18 novembre 2001, six colonnes en pages régionales : « Combien d'enfants détruits dans le Boulonnais ? » Cet article récapitule les faits connus de la presse, dans cette affaire mais aussi dans deux autres, qui ont aussi pour cadre la ville d'Outreau. L'inceste et la pédophilie représentent en effet une part importante des affaires criminelles.

Le 20 novembre 2001, six colonnes en pages régionales : « Réseau pédophile : seize personnes incarcérées ». Le procureur de Boulogne annonce que des investigations complémentaires sont en cours. Nous citons le témoignage d'habitants du quartier sans prendre suffisamment de précautions. Le procureur relève : « Il n'y a eu aucun dysfonctionnement des services de l'État ». Les assistantes maternelles ont entendu les enfants et prévenu les services sociaux, qui ont pris ces déclarations au sérieux et les ont transmises à la justice, ce qui a déclenché une instruction.

Le 21 novembre 2001, quatre colonnes en pages locales : le maire d'Outreau déclare que « la justice doit se montrer intraitable ». Nous évoquons la particulière gravité des faits. Le maire s'interroge sur les raisons pour lesquelles personne n'a donné l'alerte plus tôt.

Le 24 novembre 2001, deux colonnes en pages locales : « L'appel des Marécaux rejeté ». L'entrée des avocats dans l'affaire se précise. Nous donnons de nouveau la parole aux avocats en allant chercher les informations à la chambre de l'instruction. Nous rapportons précisément les propos de Mes Berton et Delarue, qui réfutent les arguments fondant la décision de maintien en détention.

Le 1er décembre 2001, six colonnes en pages régionales : « Affaire de pédophilie : à la recherche de la vérité ». Les parties dans une ferme belge sont de nouveau évoquées. Nous parlons d'autres interpellations possibles dans des milieux « aisés » - le mot reviendra à plusieurs reprises.

Le 12 décembre 2001, huit colonnes en pages locales : « Les victimes seront entendues cette semaine ». Si les demandes de mise en liberté sont refusées, c'est devant la gravité des faits et l'importance des mises en cause.

Le 21 décembre 2001, six colonnes en pages régionales : « Boulonnais : l'un des suspects avoue ses viols ». L'article justifie la justesse de la méthode du juge Burgaud par les aveux de l'un des mis en cause, Daniel Legrand fils.

Le 10 janvier 2002, six colonnes en pages régionales : « Un meurtre dans l'affaire de pédophilie d'Outreau ». Daniel Legrand fils déclare avoir assisté au viol et au meurtre d'une fillette ; il parle d'un Français domicilié en Belgique. Le procureur de Boulogne appelle à la prudence.

Les journalistes écrivant sur cette deuxième période de l'affaire en découvrent les aspects sordides, dont certains seront ensuite remis en cause. Ils sont bouleversés et cela se sent à la lecture de leurs papiers. Ils relatent les faits tels que l'on pense, à l'époque, qu'ils se sont déroulés. Les précautions prises sont insuffisantes. Il n'est pas assez rappelé que les personnes mises en cause sont présumées innocentes jusqu'au moment de l'arrêt en cour d'assises d'appel. Nous ne résistons pas toujours à la formule facile et réductrice mais nous limitons les jugements moralisateurs prématurés. Nous ne nous complaisons pas dans le registre du réseau de notables achetant les enfants à des parents en pleine déchéance. Nous rapportons dès le 17 novembre 2001 les dénégations et les protestations des avocats des futurs condamnés puis acquittés. Les faits que nous rapportons ne sont démentis à aucun moment.

Le bilan de cette deuxième période est négatif. Je regrette que nous n'ayons pas pris du recul et rapporté les faits avec plus de prudence : emploi du conditionnel, rappel du principe de la présomption d'innocence. Je comprends la douleur de ces gens placés sous les verrous, qui clament leur innocence et dont le nom est jeté en pâture. Au nom du journal, je leur exprime, ainsi qu'à leurs familles, mes regrets sincères. Nous nous sommes abrités alors derrière le vacarme médiatique tout en l'alimentant. Cette période sombre - assurément pas celle dont je suis le plus heureux - a beaucoup marqué les journalistes de notre journal qui l'ont traversée, et je m'emploie à ce que tous les autres en tirent les leçons. Pour autant, je ne pense pas que notre attitude ait influencé les décisions de mise en examen et en détention provisoire prises par le juge dans la mesure où elles sont antérieures.

La troisième partie s'étend du 11 janvier 2002 au 15 mai 2003.

M. le Président : Comptez-vous dresser l'inventaire complet des articles de La Voix du Nord ? Nous aimerions avoir le temps de vous poser des questions.

M. Jean-Michel BRETONNIER : Je me suis volontairement attardé sur la partie qui nous est défavorable pour vous montrer que je ne masque rien, mais je ne voudrais pas passer plus rapidement sur les autres parties.

M. le Président : Je vous rappelle qu'il s'agit d'une audition : nous sommes là pour vous poser des questions et vous pour y répondre.

M. Jean-Michel BRETONNIER : Je me contenterai donc de vous livrer mes conclusions concernant chacune des périodes ultérieures.

Dans la troisième partie, nous nous faisons de plus en plus fréquemment l'écho des doutes qui planent sur certaines accusations. La conclusion d'un des articles de Laurent Renault pose une affirmation qui reviendra souvent dans le débat et se révélera déterminante : « Outre les accusations des enfants, tout ce dossier s'articule autour des déclarations d'une seule personne, Myriam D. ». Les articles sont plus rares. Nous tenons la chronique de cette triste affaire, qui a débuté médiatiquement seize mois plus tôt et est encore loin de sa conclusion.

La quatrième partie, thématique plus que chronologique, tend à démontrer les bénéfices de la publicité des débats en matière judiciaire, notamment à partir d'un article rare : le compte rendu des débats contradictoires au sein de la chambre de l'instruction, qui permet d'entendre les avocats de la défense démonter une bonne partie de l'instruction du juge Burgaud.

La cinquième partie, qui va du 2 juillet 2003 au 3 juillet 2004, englobe par conséquent le procès de Saint-Omer. C'est le triomphe d'une part de vérité en même temps que la révélation du fiasco judiciaire. Cette vérité apparaît à la faveur de l'oralité des débats mais aussi de leur continuité. Grâce aux audiences publiques, la relation de l'affaire par les journalistes gagne en clarté et en rigueur. Pour autant, la relation que nous faisons du procès et des accusations tombant en lambeaux n'influence toujours pas la justice : des accusés sont condamnés, qui seront ensuite blanchis.

La sixième partie, qui court du 3 juillet 2004 au 25 septembre 2005, révèle les conséquences du fiasco d'Outreau : « Rien ne sera plus jamais comme avant ». Nous portons à la connaissance du public que la justice peut se tromper lourdement et que l'État peut réagir immédiatement, en évoquant des réparations. Si nous pesons peu sur le cours de la justice, le Président de la République et le Premier ministre sentent bien que l'opinion a été marquée par les comptes rendus d'audiences réalisés par les médias et qu'il faut des actes.

La septième et dernière partie débute le 30 octobre 2005, avec le procès en appel.

Quel a été le rôle de notre journal dans le déroulement de l'affaire d'Outreau ? Après analyse, je crois que nous n'avons pas influencé directement le cours de la justice. La plupart des futurs acquittés avaient été arrêtés avant le deuxième article. Pour certains, ils sont restés incarcérés de très nombreux mois, alors que nous rendions compte des invraisemblances de l'accusation dénoncées par les avocats de la défense. Même la vérité qui se fit jour aux assises de Saint-Omer n'empêcha pas la justice de prononcer plusieurs condamnations, qui seront ultérieurement annulées.

Dans les tout premiers mois, la présomption d'innocence a fait les frais de l'émotion qui a gagné les journalistes comme l'opinion. Nous en avons tiré les leçons. Nous devons refuser de céder au discours ambiant, nous méfier de nos convictions intimes et respecter cette présomption d'innocence dont nous pouvons tous avoir besoin un jour ou l'autre.

Aurions-nous dû et pu mener une contre-enquête ? Aucun média n'a les moyens humains et matériels ni les prérogatives lui permettant de mener les investigations nécessaires, d'où la nécessité plus grande encore de recourir à la prudence dans l'exposé des faits.

La communication sur les développements d'une affaire criminelle contribue à la manifestation de la vérité au lieu de la contrarier. La publicité des débats porte leurs contradictions à la connaissance de l'opinion de façon claire et équilibrée : entendre tous les avis, ceux de l'accusation et ceux de la défense, est la meilleure façon d'éviter que soit oubliée la présomption d'innocence.

Si j'estime que l'influence de notre journal n'a pas été déterminante dans le déroulement judiciaire de l'affaire d'Outreau, je ne considère pas pour autant qu'il ne s'est rien passé dans l'histoire des médias, avec cette affaire comme avec d'autres. La profession doit être capable, comme cela a été proposé ici et là, d'organiser, dans le cadre d'un colloque évidemment public, une réflexion sur ses dérapages et les meilleurs moyens d'y remédier ; c'est notre crédibilité qui est en jeu. Depuis cette affaire, la Voix du Nord s'attache quotidiennement à éviter le renouvellement de ces erreurs.

M. le Président : Après les affaires criminelles à grand retentissement comme celles de Bruay-en-Artois, du petit Grégory ou l'affaire Alègre à Toulouse, le rôle de la presse est toujours contesté a posteriori. À chaque fois, tout le monde déclare que, dans l'avenir, il faudra se montrer plus prudent et éviter les dérapages. Vous venez d'ailleurs de conclure que vous tâcheriez d'être plus circonspects, vigilants et respectueux de la déontologie. En même temps, vous estimez ne pas avoir pesé sur l'opinion ni sur les magistrats. Je décèle là une première contradiction.

Par ailleurs, vous avez fait référence, sans la citer, à la charte de déontologie de la presse quotidienne régionale.

M. Jean-Michel BRETONNIER : J'ai fait référence à une charte propre à La Voix du Nord.

M. le Président : Votre journal n'a-t-il pas signé la charte déontologique de la PQR en 1995 ?

M. Jean-Michel BRETONNIER : Je ne la connais pas, monsieur le président.

M. le Président : Dans quel sens comptez-vous modifier votre propre charte ?

M. Jean-Michel BRETONNIER : Je maintiens que nous ne pensons pas avoir influé sur le cours de la justice.

M. le Président : Les magistrats, notamment les juges de la liberté et de la détention, nous ont dit eux-mêmes que l'opinion exerçait une influence directe sur eux ; il leur est difficile de statuer lorsque 300 personnes manifestent sous leurs fenêtres. En influençant l'opinion, vous influencez, consciemment ou inconsciemment, le travail des magistrats.

M. Jean-Michel BRETONNIER : Il n'est jamais arrivé que 300 personnes se réunissent sous les fenêtres du juge d'instruction pour crier vengeance ; seuls quelques cris ont pu être entendus. J'ajoute que, même lorsque la presse n'évoque pas une affaire, la rumeur fait son œuvre ; c'est un vecteur d'information ou de désinformation redoutable.

Nous allons effectivement revoir notre charte de déontologie pour attirer davantage l'attention de nos journalistes sur la nécessité de respecter la loi sur la présomption d'innocence. Après chaque affaire malencontreuse, les journalistes répètent que l'on ne les y reprendra plus. Je tiens à souligner que les articles dont nous ne sommes pas fiers sont minoritaires : sur des quantités d'affaires, nous n'avons rien à nous reprocher.

M. le Président : Concrètement, quelles pistes explorez-vous ? Que penseriez-vous d'une modification législative obligeant les organes de presse à faire systématiquement état du point de vue des avocats des personnes mises en cause dans les affaires de pédophilie ?

M. Jean-Michel BRETONNIER : C'est une nécessité, mais je ne sais pas si la bonne piste est d'ordre législatif. Lorsque nos sources sont multiples, nous écrivons moins de bêtises : la contradiction éclaire le débat.

M. Philippe HOUILLON, Rapporteur : Nous abordons là un problème de société crucial : la liberté des médias, souvent qualifiée de « chien de garde de la démocratie », mérite, selon moi, d'être sacralisée. En même temps, le modelage de l'opinion publique par les médias risque d'orienter les décisions judiciaires. La jurisprudence apporte quelques réponses : le journaliste est tenu à une obligation de prudence et doit informer ses lecteurs objectivement, surtout lorsque l'affaire fait l'objet d'une procédure judiciaire en cours.

Vous avez respecté cette règle à de multiples reprises, en employant le conditionnel ou en manifestant des doutes. À d'autres occasions, il semblerait que ce ne fut pas le cas : vous employez la forme affirmative, vous allez jusqu'à dresser une carte géographique intitulée « les lieux du trafic », vous nourrissez l'imaginaire en confrontant « deux mondes qui se rencontrent et se partagent les enfants », le premier, « misérable et miséreux », et le second, « bien plus confortablement installé dans la société boulonnaise », celui des « notables ». Comment la ligne directrice du traitement de l'information est-elle définie ? Au coup par coup ? Comment expliquer le passage d'un mode de traitement à l'autre ?

M. Jean-Michel BRETONNIER : Le passage d'un registre à l'autre se produit lorsque les pistes se multiplient et que les journalistes sont à leur tour saisis de doutes.

M. le Rapporteur : Au début de la couverture de l'affaire, le conditionnel et l'indicatif sont mêlés dans vos articles.

M. Jean-Michel BRETONNIER : Certains journalistes ont été plus prudents que d'autres. Chacun doit s'imposer des règles. Quand il ne le fait pas, trois filtres agissent : le chef d'édition, qui donne un bon à tirer après avoir relu et corrigé le papier ; le secrétaire de rédaction, qui relit lui aussi l'article et doit alerter le journaliste quand il perçoit un dérapage ; le rédacteur en chef adjoint, qui intervient sur les sujets sensibles. À l'époque, hélas, ces filtres n'ont pas toujours fonctionné. Juste après mon entrée en fonction, qui est intervenue le 1er septembre 2003, nous avons généralisé la fonction de « faits-diversier » et mis en garde nos journalistes contre ce type de dérapages, qui se sont d'ailleurs raréfiés depuis lors.

M. le Rapporteur : Le 7 avril 2001, vous écrivez : « Afin de protéger les victimes et dans le cadre de la loi sur la présomption d'innocence, il est interdit de décliner l'identité des victimes et des personnes actuellement incarcérées. » Néanmoins, le 17 novembre 2001, vous dévoilez les noms, les professions et les communes de résidence de six personnes arrêtées. Vous avez le mérite de reconnaître que tous les contrôles n'ont pas fonctionné - ce qui n'est pas le cas de toutes les personnes auditionnées par la commission d'enquête - mais comment expliquez-vous cette contradiction ? Qu'apportent ces informations à vos lecteurs ? Le seul intérêt de ces révélations n'est-il pas de faire vendre ?

M. Jean-Michel BRETONNIER : Dans le premier article, les noms ne sont pas donnés car les personnes mises en cause sont les parents des petites victimes, qui doivent absolument être protégées. Pour les personnes étrangères aux familles des victimes, la loi ne nous interdit pas de publier les noms mais de porter atteinte à la présomption d'innocence. Lorsque paraît le second papier dont vous avez parlé, tout le monde, à Boulogne, sait déjà qu'un huissier et un chauffeur de taxi sont en cause, et des personnes exerçant ces professions nous contactent pour faire savoir que ce ne sont pas elles ; notre intention est alors de circonscrire la rumeur.

M. le Rapporteur : Le secret des sources est essentiel à la liberté des médias et il n'est pas question de vous demander de dévoiler vos sources. M. Daniel Legrand père est décrit comme un patron de sex-shop à Ostende alors que cette information, qui sera reprise par la presse nationale, ne figure nulle part dans le dossier ; lorsqu'un avocat de M. Daniel Legrand père déclare que son client est ouvrier, vous ne consacrez qu'une brève à l'information. Vous indiquez que vos informations sur le « réseau belge » émanent d'« un proche du dossier ». Avez-vous vérifié vos sources ?

M. Jean-Michel BRETONNIER : Nous ne dévoilerons aucune de nos sources. La rumeur est abondante, elle véhicule des fantasmes, et nous devons faire le tri : les propos que nous rapportons ne sont pas ceux véhiculés par la rumeur. Nos sources, au début de l'affaire, n'étaient toutefois pas suffisamment nombreuses et contradictoires pour nous permettre de démêler le vrai du faux.

M. Éric DUSSART : Notre seule possibilité de vérification était le contradictoire, qui ne peut venir que de la défense des personnes mises en cause.

M. le Rapporteur : Avez-vous eu des rapports avec le procureur de la République pour obtenir des informations officielles ?

M. Éric DUSSART : Il lui est arrivé de s'exprimer publiquement. Pour le reste, nous avions d'autres sources que, au départ, personne n'était en mesure de contredire, car les avocats de la défense n'avaient connaissance d'aucune pièce du dossier. Nous voyons apparaître de nouveaux interlocuteurs quand ils commencent à accéder au dossier, après maintes difficultés.

M. le Rapporteur : N'avez-vous pas eu l'idée de procéder à une contre-enquête ?

M. Éric DUSSART : Les affaires de mœurs sont très particulières. Nous nous sommes heurtés à l'impossibilité d'apporter des preuves ou des contre-preuves. Les charges ne tenaient que sur les déclarations d'enfants, de la principale accusatrice et de deux autres adultes qui la suivaient systématiquement. Le meilleur exemple est celui de Pierre Martel : il n'a cessé de demander que des dates précises soient données pour qu'il puisse montrer leur incompatibilité avec son agenda ; il obtiendra gain de cause une seule fois, il établira qu'il était au golf ce jour-là, et plus aucune date ne sera donnée. Les seuls faits matériels disponibles concernent l'affaire en Belgique : après un premier article dans lequel nous ne sommes pas assez prudents, nous affirmons dès le deuxième que les investigations n'ont rien donné et qu'aucune disparition susceptible de correspondre aux accusations n'est signalée en Belgique. Hormis cet aspect du dossier, nous avons eu des contacts avec les proches des personnes mises en cause, notamment les familles des époux Marécaux et surtout le frère de Dominique Wiel, qui, face aux accusations, n'a pu que nous livrer sa conviction que son frère n'avait pas le profil.

M. le Président : Le 11 janvier 2002, vous titrez, en page intérieure : « Aucune disparition signalée en Belgique » et « Une fillette enterrée à Outreau ? », avec un point d'interrogation. Mais, le même jour, cette phrase barre votre une : « Violée et frappée à mort ».

M. Jean-Michel BRETONNIER : Avec un point d'interrogation.

M. Éric DUSSART : C'est d'ailleurs l'époque où les points d'interrogation fleurissent...

M. le Rapporteur : Même avec un point d'interrogation, c'est évidemment le titre de la une qui constitue l'accroche. Les sous-titres ont beau être plus prudents et les articles plus prudents encore, le lecteur est interpellé par le titre. Le point d'interrogation module-t-il suffisamment les mots ?

M. Jean-Michel BRETONNIER : À ce moment, l'affaire rebondit puisque l'un des mis en cause déclare qu'une enfant a été tuée et enterrée, déclaration confirmée par une autre personne mise en cause ; notre travail est d'en informer nos lecteurs.

M. le Rapporteur : Bien sûr. Mais quelles considérations commandent le choix du titre ? Les motivations commerciales ne poussent-elles pas à retenir des titres accrocheurs ?

M. Jean-Michel BRETONNIER : La question qui se pose à l'époque est celle-ci : une petite fille a-t-elle été battue à mort ? Nous nous efforçons de vendre nos journaux, mais nous ne faisons pas n'importe quoi pour y parvenir.

M. le Rapporteur : Réfléchissez-vous à vos titres dans l'intention d'attirer l'œil, ce qui, le cas échéant, peut avoir des conséquences ?

M. Jean-Michel BRETONNIER : Nous y réfléchissons tous les jours, toute la journée. Rétrospectivement, le titre paraît très fort parce que nous savons maintenant qu'il n'y a pas eu de meurtre. Mais, à l'époque, la question se pose et personne ne détient la réponse.

M. le Rapporteur : Des magistrats ont affirmé devant la commission d'enquête que les manquements à la prudence de la presse avaient eu des conséquences fondamentales sur les décisions de justice. Dans celles-ci, il est du reste assez fréquemment fait référence à la surmédiatisation pour motiver des maintiens en détention fondés sur le trouble à l'ordre public.

M. Jean-Michel BRETONNIER : Je n'entrerai pas dans la polémique entre la justice et les médias. Le juge et le journaliste exercent des métiers différents, aux intérêts parfois divergents. Je m'étonne simplement que des magistrats, qui revendiquent leur indépendance et la séparation des pouvoirs, se laissent à ce point impressionner par le pouvoir de la presse, qui n'est pourtant qu'officieux. Il me semble qu'ils ont une personnalité, une formation et un tempérament suffisants pour résister à notre pression.

M. Georges FENECH : Vous reconnaissez une certaine responsabilité, un manque de recul et vous avez exprimé des regrets sincères. Mais ne minimisez pas votre rôle : vous avez la faculté d'amplifier les effets de la machine judiciaire ; dans certains contextes, vous êtes le premier pouvoir car vous donnez une caisse de résonance extraordinaire. Vous vous abritez derrière la loi sur la présomption d'innocence, pousse-au-crime pour la presse, qui est exonérée de donner ses sources, même en cas de violation du secret de l'instruction. En réponse à vos défaillances, vous proposez d'organiser un colloque sur la justice et la presse. Mais il y en a déjà toutes les semaines ! Vous avouez même votre ignorance de la charte de la PQR de 1995, ce qui en dit long sur le souci d'éthique professionnelle dans les rédactions des grands quotidiens français. Disposez-vous d'une veille permanente, de clignotants ? Il ne s'agit pas de brider la liberté de l'information mais d'empêcher les lynchages médiatiques. L'ancien directeur de la rédaction du Monde, Edwy Plenel, s'est naguère présenté en secouriste des juges : vous vous substituez au travail de la justice et vous le contrariez.

Combien de fois votre journal a-t-il été condamné pour violation de la présomption d'innocence ? Quelles mesures votre rédaction a-t-elle mis en place pour faire appliquer la charte que vous semblez ne pas connaître ? Que proposez-vous de concret, hormis un colloque, pour que de tels lynchages médiatiques, irréparables, ne se reproduisent pas ?

M. Jean-Michel BRETONNIER : À vous entendre, le colloque sur la responsabilité des médias a déjà débuté... Je ne peux pas vous laisser prétendre que je néglige la dimension éthique de mon métier. La charte de la PQR, me dit Éric Dussart, comporte moins de garanties que la nôtre. Les dates montrent que les mises en examen n'ont pas été provoquées par le lynchage médiatique.

La Voix du Nord est très rarement poursuivie en justice et condamnée, mais nous ne tenons pas de statistiques ; néanmoins, pour ne pas me dérober devant votre question, je vous communiquerai les chiffres. Au demeurant, le nombre d'actions intentées contre nous régresse. Depuis que je suis en poste, c'est-à-dire depuis le 1er septembre 2003, je fais preuve d'une grande rigueur dans ces affaires.

M. Éric DUSSART : En 2003, pour préparer le procès, j'ai relu tout ce qui avait été écrit et j'ai eu les surprises que vous imaginez. Je m'en suis ouvert à l'un des rédacteurs en chef adjoints et nous avons réuni l'ensemble des faits-diversiers à plusieurs reprises afin de rédiger un document, indépendant de la charte évoquée par Jean-Michel Bretonnier, articulé en trois parties : un rappel de la loi, des mises en garde et des recommandations. Le journaliste qui couvre ce genre d'événements se doit de maîtriser son émotion ; tel est le principal écueil.

M. Jacques FLOCH : Personnellement, je ne crois pas du tout à un dispositif législatif organisant les relations entre, d'une part, la presse et, d'autre part, l'opinion publique et les pouvoirs publics, qui se traduit, dans tous les pays où il existe, par des atteintes formidables à la liberté. C'est une question d'éthique, et de nombreux colloques ont été organisés sur ce thème, pas toujours productifs. Vous n'avez pas échappé au sensationnalisme, notamment en évoquant les « notables », avec un huissier et un curé - seul manquait l'homme politique. On ne peut pas exiger de vous de livrer des papiers sans saveur et sans odeur mais au moins de limiter la casse. Lorsque vous avez jugé insuffisante la conviction du frère de M. Dominique Wiel, n'avez-vous pas réagi comme les magistrats et les policiers ? N'êtes-vous pas entré dans leur jeu ? Vous attendiez de M. Dominique Wiel qu'il prouve son innocence alors que c'était aux policiers et au juge de prouver sa culpabilité.

M. Éric DUSSART : Journaliste depuis vingt-deux ans, j'ai compris depuis bien longtemps qu'il n'était pas dans mon rôle d'entrer dans la peau d'un juge ou d'un policier. Pour mener une contre-enquête, encore faut-il pouvoir accéder à des faits. Pour M. Dominique Wiel, précisément, il m'est arrivé d'obtenir une information très concrète. Son frère m'a confié que l'abbé détenait une preuve de son innocence : une lettre envoyée par Mme Badaoui au début de sa détention provisoire, où elle lui demandait des services et où elle racontait l'affaire d'Outreau, avec des détails assez crus et poignants. Ce courrier s'achevait par cette phrase : « Tu vivais à côté de chez nous et tu ne te rendais compte de rien. » M. Dominique Wiel, à l'époque, refuse que la lettre soit publiée car c'est son atout ultime pour sortir de prison quand il sera entendu par le juge ou la chambre de l'instruction. Le jour où l'on me lit cette lettre, après m'avoir fait promettre le secret - que je trahirai un tout petit peu, en évoquant l'existence d'un fait matériel -, une nouvelle conviction se forge dans mon esprit : M. Dominique Wiel est sans doute innocent et d'autres peuvent par conséquent l'être également. C'est l'un des seuls faits précis dont nous avons eu connaissance au cours de l'instruction.

M. Jean-Yves HUGON : D'où vient la référence aux « notables » ? Êtes-vous à son origine ?

Si les personnes mises en cause avaient été libérées au moment où elles étaient diabolisées, avez-vous le sentiment que leur sécurité n'aurait pas pu être assurée ?

M. Jean-Michel BRETONNIER : La loi ne peut pas tout régler. La responsabilité individuelle, morale et éthique des journalistes est en cause, de même que leur formation, leur culture générale et leur philosophie. J'ai eu la chance de recruter beaucoup de journalistes depuis 2003, et ce sont les aspects sur lesquels j'insiste le plus.

Nous avons, je le crains, été parmi les premiers à employer le mot « notables ». Il s'agit là d'un cliché et d'une stigmatisation sociale ; cela n'ajoute rien à l'horreur des faits et ne constitue pas une preuve de leur culpabilité.

M. Jean-Yves HUGON : Il ne s'agissait même pas de notables.

M. Jean-Michel BRETONNIER : Peu importe. C'est la stigmatisation qui pose problème.

M. Laurent RENAULT : Les seules personnes que j'ai entendu s'exprimer devant le palais de justice étaient les membres du comité de soutien de l'abbé Wiel, pour crier son innocence. Je ne pense pas que la libération de Pierre Martel aurait provoqué des problèmes à Outreau.

M. Jacques REMILLER : L'emballement médiatique a pu provoquer un emballement judiciaire. Il existe une école de la magistrature mais aussi des écoles de journalisme, à Paris, à Lille et ailleurs. Avez-vous tenu compte des premiers doutes et des rumeurs contradictoires ? N'avez-vous pas privilégié les rumeurs à charge ? Dès lors que des doutes se sont fait jour, n'aurait-il pas été préférable de ne rien publier ? Les conséquences, pour les acquittés, auraient été beaucoup moins dramatiques.

M. Jean-Michel BRETONNIER : La rumeur n'attend pas la presse pour faire son œuvre. La presse se doit justement d'intervenir pour corriger la rumeur.

M. Jacques REMILLER : Est-il normal que vous publiiez des informations dont vous n'êtes pas sûrs, alors que des milliers de lecteurs vont les prendre pour argent comptant ? Les magistrats nous ont expliqué que le procès médiatique avait rendu son verdict avant le véritable procès.

M. Jean-Michel BRETONNIER : Les faits, je le répète, auraient dû être rapportés avec davantage de prudence.

M. Thierry LAZARO : Nous devons être pondérés car nombre de nos collègues, salle des Quatre Colonnes, sont pendus aux micros, stylos et caméras de la presse... J'ai apprécié votre humilité ; j'aurais aimé que d'autres, comme vous, reconnaissent leurs erreurs.

L'ancien maire d'Outreau, lorsqu'il a été interviewé, a répondu en toute honnêteté ; à sa place, j'aurais certainement aussi exprimé des doutes. La vraie catastrophe, c'est la détention provisoire, pour éviter le trouble à l'ordre public, qui se transforme en trouble à l'opinion publique. À cet égard, vous portez une part de responsabilité, au moins indirecte, puisque certains magistrats affirment tenir compte de vos articles.

Quoi qu'il en soit, vos informations proviennent forcément des policiers ou des magistrats.

M. le Président : N'oubliez pas les avocats...

M. Thierry LAZARO : Les avocats sont souvent cités, mais certaines informations ne peuvent pas émaner d'eux ; elles proviennent forcément de fuites de l'instruction et, logiquement, vous les récupérez. Mais ne faudrait-il pas prévoir, au cours de la procédure, des fenêtres de publicité à l'occasion desquelles la défense, l'accusation et la presse pourraient croiser leurs informations ?

Quels devoirs vous sont inculqués dans les écoles de journalisme ? Des enseignements ont-ils été tirés de l'affaire d'Outreau ?

M. Jean-Michel BRETONNIER : La notion de présomption d'innocence est importante et la loi sur la présomption d'innocence est un bon texte. Pour la respecter, il faut se garder de toute conviction, même au mépris de l'évidence.

Sur nos sources, je ne dirai rien.

Quand Laurent Renault a la chance d'assister à des débats contradictoires devant la chambre de l'instruction, nous apprenons beaucoup de choses et nos lecteurs commencent à prendre connaissance d'incertitudes. En matière criminelle, il est fondamental que nous ayons très rapidement accès à une vraie information contradictoire pour pouvoir en rendre compte à nos lecteurs.

Tous nos journalistes ne sont pas passés par des écoles. Je tiens beaucoup au brassage dans la rédaction mais je prête la plus grande attention à des prérequis : une culture générale suffisante pour faire face à des situations sensibles et changeantes ; un vrai engagement éthique car ce que nous écrivons est grave.

M. Éric DUSSART : Sur la fenêtre de publicité, je vous ferai part de ma conviction d'homme de terrain. Cette notion fait partie des avancées de la loi du 15 juin 2000, dans le but d'éviter que les soupçons soient amplifiés par des rumeurs. Il ne s'agit toutefois encore que d'une possibilité et pas d'une obligation. La journée du 4 juin 2003 est déterminante : la chambre de l'instruction ouvre ses portes pour la première fois et le papier de Laurent Renault rend compte du démontage en règle de l'instruction par les avocats. Un an plus tard, à Saint-Omer, lorsque nous découvrirons toutes les pièces du dossier, nous serons envahis par le même sentiment ; j'en conclus que, si d'autres fenêtres de publicité avaient été ouvertes, nous aurions gagné au moins un an.

M. Guy LENGAGNE : À l'instar du président de la commission d'enquête, je suppose que 90 % des lecteurs de La Voix du Nord n'ont pas vu le point d'interrogation du titre accrocheur « Violée et frappée à mort ? ». Je note au passage, Monsieur Bretonnier, que vous n'avez pas indiqué, par pudeur, que vous n'occupiez pas encore vos fonctions à l'époque pour laquelle votre journal est incriminé.

Quel est le rôle d'un journal régional ? La tonalité des articles dépend des journalistes qui les rédigent : étant un habitué de La Voix du Nord, quand un journaliste vient à Boulogne, je connais le sens qu'il donnera à son papier - bon ou pas, objectif ou pas - avant même d'ouvrir le journal. La Voix du Nord détient un monopole d'information, ce qui, sur le plan de la déontologie, lui crée des obligations. Avez-vous tiré des conclusions des dérapages de la dramatique affaire d'Outreau pour que tous les journalistes exercent consciencieusement leur difficile métier ?

Étant député d'Outreau, je voudrais rendre hommage à mon ami Jean-Marie François, ancien maire de la ville, décédé l'an dernier d'un cancer du foie. Cette affaire l'a beaucoup marqué, de même que celle des frères Jourdain, qui étaient également d'Outreau. Maintenant que l'affaire est derrière nous, comment La Voix du Nord pourrait-elle nous aider à redorer l'image de marque d'Outreau et du Boulonnais ?

M. Jean-Michel BRETONNIER : La Voix du Nord exerce certes un monopole mais pas sur les grandes affaires, qui sont reprises par la presse nationale.

Je ne voudrais pas que mes regrets se retournent contre nous. Nous publions tous les jours 220 pages grand format et je n'ai que très rarement à rougir des informations que nous diffusons sur les territoires de notre région. Nous défendons tous les jours la réputation de notre région, à laquelle nous sommes attachés, et nous ne portons pas la responsabilité d'affaires aussi cruelles. La meilleure manière de vous aider est de continuer de relater la chronique locale d'Outreau et les efforts de ses élus, de ses habitants et de ses associations pour améliorer la vie, malgré des conditions sociales assez difficiles - 70 % des habitants de la Tour du Renard sont allocataires du RMI.

M. Georges COLOMBIER : Les innombrables trains qui arrivent à l'heure, pères de famille qui s'occupent bien de leurs enfants et jeunes qui travaillent ou étudient n'intéressent personne. Notre société n'est-elle pas attirée par le sensationnel, le pessimisme, la critique négative ? En tant que professionnels du journalisme, qu'en pensez-vous ?

M. Jean-Michel BRETONNIER : Nous sommes là, je le répète, pour parler de l'affaire d'Outreau et uniquement au nom de La Voix du Nord. Pour revenir à l'affaire d'Outreau, nous avons commencé par écrire sur les trains en retard mais, par la suite, nous avons parlé des innocents à longueur de colonnes pour les réhabiliter.

M. Léonce DEPREZ : Vous avez évoqué les filtres et les titres. Les journalistes ne sont pas infaillibles, pas plus que les juges d'instruction, et des filtres doivent veiller à la responsabilisation des différents niveaux de pouvoir. La mission d'informer est noble mais il suffit de très peu pour que l'information devienne déformation. Dans nos propositions, il conviendra de mettre en valeur l'idée des filtres et l'honnêteté intellectuelle indispensable pour que les titres ne déforment pas l'information.

M. Jean-Michel BRETONNIER : Les filtres sont du ressort du rédacteur en chef et nos lecteurs constituent aussi un garde-fou contre les emballements politico-médiatiques : s'ils considéraient que nous dérapions trop couramment, ils nous le reprocheraient.

M. le Président : J'émets le souhait qu'une autre commission d'enquête ne soit pas créée, dans quelques années, après les précédents de Bruay-en-Artois, du petit Grégory, d'Alègre à Toulouse et d'Outreau, pour rechercher les causes du dysfonctionnement de la justice dans une nouvelle affaire. Je vous remercie.

Audition de M. François-Xavier MASSON,
commissaire au Service régional de police judiciaire de Lille



(Procès-verbal de la séance du 9 mars 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Je vous remercie d'avoir répondu à une nouvelle convocation de la commission d'enquête. Nous vous avions déjà entendu le 11 janvier mais cette audition était à huis clos. Nous avons souhaité vous interroger à nouveau et vous avez accepté que cette audition soit publique.

Avant votre audition, je souhaite vous informer de vos droits et obligations.

En vertu de l'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d'enquête sont tenues de déposer, sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal, qui réprime la violation du secret professionnel, et de l'article 226-14 du même code, qui autorise la révélation du secret en cas de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Cette même ordonnance exige des personnes auditionnées par une commission d'enquête parlementaire qu'elles prêtent le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(M. François-Xavier MASSON prête serment).

M. le Président : Je m'adresse maintenant aux représentants de la presse pour leur rappeler les termes de l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse, qui punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. J'invite donc les représentants de la presse à ne pas citer nommément les enfants qui ont été victimes de tels actes.

La Commission va maintenant procéder à votre audition, qui fera l'objet d'un enregistrement.

M. François-Xavier MASSON : La police judiciaire de Lille intervient dans le dossier en juin 2001, six mois après le début de l'enquête initiée par le commissariat de Boulogne-sur-Mer, alors qu'interviennent des développements importants. Dix personnes sont déjà écrouées et plusieurs éléments vont conduire à étendre le champ des investigations.

Début mai, Myriam Badaoui évoque un sex-shop de Boulogne-sur-Mer où Thierry Delay avait ses habitudes. Fin mai, elle envoie au juge Burgaud une lettre où elle indique que son mari avait eu l'intention d'emmener ses enfants en Belgique, pour faire des photos avec d'autres mineurs et d'autres adultes : c'est la première évocation d'un possible réseau et d'une possible piste belge. Mi-juin, Aurélie Grenon déclare au juge d'instruction que, « peu de temps avant l'interpellation des Delay, deux ou trois hommes, typés, âgés entre trente et quarante ans », l'avaient menacée de représailles si elle parlait en cas d'arrestation par la police ; ces propos seront repris par David Delplanque dans un interrogatoire ultérieur. Enfin, courant juin, un rapport des assistantes sociales des enfants Delay cite plusieurs autres adultes, notamment un Dany Legrand habitant en Belgique, le taxi Martel, l'abbé Wiel, M. et Mme Marecaux, M. et Mme Lepers.

C'est sur ces bases que le juge d'instruction nous confie une commission rogatoire en nous demandant de rechercher les autres adultes impliqués et en laissant le commissariat de Boulogne le soin de poursuivre les investigations concernant les mineurs victimes. Notre premier travail consiste à définir une méthode d'enquête, à tenter d'identifier les mis en cause et à faire corroborer les déclarations des enfants par les trois personnes mises en examen : les interrogatoires de Myriam Badaoui, Aurélie Grenon et David Delplanque seront capitaux car, avec les déclarations des enfants, ils constitueront notre première base de travail.

En parallèle, l'enquête s'est orientée vers la Belgique, sur commission rogatoire internationale, les enfants ayant été victimes de séances photos et de viols dans un bâtiment de ferme.

En octobre 2001, huit objectifs sont retenus, soit parce qu'ils sont dénoncés de manière constante par les enfants Delay et les trois adultes déjà cités, soit parce que nous pensons trouver des éléments matériels corroborant ces déclarations, avec ce handicap majeur que nous intervenons plus de six mois après le début de l'enquête. Le 14 novembre 2001, huit personnes sont interpellées mais les perquisitions sont négatives et tous les mis en cause nient. Six personnes sont présentées au juge d'instruction et incarcérées par le juge des libertés et de la détention.

Puis nous avons poursuivi notre enquête en tentant de vérifier les éléments dont nous disposions et d'en découvrir d'autres. En décembre, une nouvelle commission rogatoire internationale est délivrée aux autorités belges pour vérifier si les mis en cause s'étaient bien rendus en Belgique, en particulier dans le bâtiment de ferme.

En décembre 2001 et janvier 2002, deux éléments vont relancer l'affaire et contribuer à la complexifier encore davantage : Daniel Legrand fils, qui n'avait rien dit en garde à vue, s'accuse maintenant d'avoir participé aux viols et d'avoir assisté, fin 1999, chez les Delay, au meurtre et au viol d'une fillette belge de cinq ou six ans. Le 4 janvier, il envoie en effet à la rédaction de France 3 Lille et au cabinet du juge une lettre où il décrit ces crimes. Nous avons connaissance du courrier le 9 janvier par un coup de téléphone d'un journaliste de France 3 Lille, auquel nous demandons de ne pas publier l'information afin de nous laisser le temps de la vérifier.

Dans le même temps, un débat d'instaure avec le juge d'instruction pour décider de la conduite à tenir et nous nous opposons sur la stratégie. Le SRPJ demande au juge la délivrance d'une commission rogatoire contre X pour meurtre de façon à distinguer l'affaire de meurtre de celle de pédophilie, ce qui nous aurait permis d'entendre Daniel Legrand et surtout Myriam Badaoui - ceux-ci étant déjà mis en examen, seul le juge d'instruction pouvait les interroger sur le dossier d'Outreau. Le parquet décide au contraire de joindre cette nouvelle procédure et délivre un réquisitoire supplétif : nous ne pouvons donc intervenir. Le juge d'instruction extrait immédiatement Daniel Legrand fils et Myriam Badaoui de leurs cellules, la seconde confirmant les affirmations du premier. Malgré notre demande à France 3 Lille, l'information est diffusée le soir même et reprise par toutes les chaînes nationales. Je situe à ce stade le basculement de l'affaire d'Outreau, en tout cas pour ce qui concerne la police judiciaire : si les faits étaient vrais, l'un des auteurs principaux, non identifié, ferait disparaître des indices ; si les faits étaient faux, la diffusion de cette information donnait à l'affaire une coloration inexacte. La fouille du jardin ouvrier ne donne rien, les messages à Interpol concernant la disparition éventuelle d'une fillette nous reviennent avec des réponses négatives mais il faut désormais compter avec la médiatisation.

Nouveau rebondissement : le 1er février, Daniel Legrand fils avoue n'avoir rien fait et avoir inventé toute l'histoire.

Notre action se poursuit mais beaucoup plus prudemment : nous continuons à entendre les personnes citées par Mme Badaoui et, de manière plus sporadique, par les autres adultes, mais nous n'organisons pas de nouvelle vague d'arrestations - nous relâchons par exemple, à l'issue de leur garde à vue, le docteur Leclerc et M. et Mme Lepers, au vu de nos vérifications. Parallèlement, les premières expertises qui parviennent au bureau du juge d'instruction donnent un autre éclairage à l'affaire.

En juillet 2002, nos investigations n'ont rien donné, nous n'avons pas pu corroborer les accusations. Je rédige un rapport de synthèse, dans lequel je m'efforce de restituer le contexte général, en indiquant notamment que ce cas est emblématique des difficultés à traiter les affaires de pédophilie, avec généralement des déclarations d'enfants et des dénégations d'adultes, sans preuves matérielles. Nous avions le double objectif de protéger les victimes et de trouver d'autres auteurs. J'ai deux certitudes - aucun meurtre de fillette belge n'a été commis, il n'existe pas de réseau belge - et j'en conclus qu'il faut peut-être se recentrer sur le noyau initial du couple Delay et des voisins les plus immédiats. Je suis incapable de me prononcer - ce qui, dans un rapport de synthèse, est assez exceptionnel - sur la culpabilité des adultes auditionnés en novembre. Mon rapport est communiqué au juge d'instruction en juillet 2002 et notre dernier acte consistera à rendre une nouvelle conclusion sur le meurtre, deux ans plus tard, lorsque ce volet sera disjoint et l'affaire terminée.

M. le Président : France 3 n'a pas tenu compte de votre demande de garder le silence sur une information importante, ce qui a compliqué votre travail. Suggérez-vous une modification des textes en vigueur pour éviter que de tels faits se reproduisent ? Plus généralement, que pensez-vous du secret de l'instruction ?

M. François-Xavier MASSON : Nous sommes bien sûr astreints au secret de l'instruction, contrairement aux journalistes. Il est délicat d'envisager des contraintes normatives vis-à-vis de ces derniers. Il arrive que les choses se passent bien ; tout dépend de notre interlocuteur. D'une façon générale, tant qu'elle n'a pas réuni tous les éléments de l'enquête, la police judiciaire n'aime pas la publicité, qui nuit évidemment à son efficacité. Avant d'envisager des mesures coercitives, il convient d'engager une réflexion avec les médias pour systématiser une plus grande réserve. Nous demandons simplement de pouvoir effectuer notre travail de vérification ; ensuite, tout est possible. En tout cas, tout n'est pas bon à dire, en particulier au cœur de l'instruction.

M. Philippe HOUILLON, Rapporteur : Je souligne que vous aviez répondu très clairement à nos questions lors de votre audition à huis clos - ce n'est pas le cas de tout le monde - et que vos propos seront publiés dans le rapport.

Le SRPJ de Lille intervient après le commissariat de Boulogne, sur enquête préliminaire et commission rogatoire. Sa saisine est-elle motivée par le fait que le juge d'instruction entrevoit un développement de l'affaire, avec une dimension internationale et un réseau ?

M. François-Xavier MASSON : Absolument : l'affaire déborde alors du cadre familial et strictement local. Le SRPJ de Lille était un service approprié pour mener des investigations beaucoup plus larges.

M. le Rapporteur : Les personnes que vous avez entendues, nous le savons maintenant, étaient innocentes. Vos collaborateurs et vous-même, comment avez-vous vécu ce moment, humainement ? Les futurs acquittés ont-ils clamé fermement leur innocence ? Comment avez-vous ressenti leurs dénégations ?

M. François-Xavier MASSON : Ils nous ont tous dit, chacun avec ses mots, ses attitudes et sa personnalité, qu'ils ne comprenaient pas ce qui leur arrivait ; ils semblaient totalement abasourdis. Mais nous disposons alors d'accusations précises d'enfants et d'adultes, avec des charges assez lourdes concernant des faits graves. Et n'oublions pas que ces accusations partent de faits réels : le premier noyau existe bien, avec des viols commis dans le cercle familial, au cinquième étage de l'immeuble de la Tour du Renard. Nous avons donc envisagé, car il était de notre devoir de le faire, que les accusateurs disaient vrai et que les gardés à vue pouvaient mentir - comme cela arrive très fréquemment, charge à nous de mettre à profit la relation qui s'instaure pendant le court laps de temps dont nous disposons pour démêler le vrai du faux. Nous avions décidé ces interpellations car nous comptions sur des perquisitions pour découvrir des indices.

M. le Rapporteur : Avez-vous procédé à ces interpellations sur demande du magistrat instructeur ou à partir des éléments que vous aviez recueillis vous-mêmes ?

M. François-Xavier MASSON : Nous ne maîtrisions pas les interrogatoires de Myriam Badaoui, Aurélie Grenon et David Delplanque, qui sont conduits dans le bureau du juge d'instruction. Celui-ci nous communiquait leurs accusations, que nous devions essayer de vérifier. Nous avons retenu plusieurs objectifs, qui étaient à la fois dénoncés par les enfants et par les trois adultes.

M. le Rapporteur : Les manifestations d'innocence vous ont-elles interpellés, vous et vos collègues ?

M. François-Xavier MASSON : Elles ont instillé un doute mais dans les deux sens : certains enquêteurs de ma brigade étaient persuadés de leur culpabilité, d'autres, ébranlés par les accents de sincérité, n'y croyaient pas.

M. le Rapporteur : C'était donc un travail d'équipe.

M. François-Xavier MASSON : Nous travaillons en équipe et confrontons au maximum les témoignages. En l'occurrence, cela n'a pas été possible car les personnes ne se connaissaient pas.

M. le Rapporteur : En dehors du rapport de synthèse, avez-vous fait part au juge d'instruction de ces divergences d'appréciation ?

M. François-Xavier MASSON : Forcément car nous rendons compte régulièrement par téléphone et nous communiquons les procès-verbaux. Mais je rappelle qu'il était alors extrêmement difficile de se forger une opinion et que nous avions besoin de plus de temps pour vérifier les déclarations, emplois du temps et comptes bancaires des uns et des autres.

M. le Rapporteur : Ce qui n'a finalement pas été fait.

M. François-Xavier MASSON : Si : nous nous sommes en particulier efforcés de resituer les personnes dans leur environnement et d'examiner les comptes bancaires des Legrand. Mais les accusateurs affirmaient que les différents protagonistes n'avaient pas de contacts téléphoniques, que, gravitant dans un cercle restreint, ils venaient comme cela ; et de fait, toutes ces personnes, à un moment ou l'autre, ont été en contact avec les Delay.

M. le Rapporteur : Confirmez-vous que vous n'avez pas trouvé d'éléments matériels susceptibles de conforter la participation de tel ou tel aux actes reprochés ?

M. François-Xavier MASSON : Tout à fait mais, au vu du délai, ce n'était pas anormal.

M. le Rapporteur : Les membres de la commission d'enquête savent comment le magistrat instructeur organisait les confrontations. Que pensez-vous de ces méthodes et de leur caractère systématique ? S'agit-il de bonnes pratiques professionnelles ?

M. François-Xavier MASSON : L'organisation de confrontations groupées peut s'avérer positive à condition de ne pas être systématique. Pour notre part, nous préférons dans un premier temps procéder à des auditions distinctes, quitte à affiner les choses par la suite en confrontant les personnes mises en cause.

M. le Rapporteur : Si vous aviez agi vous-mêmes, vous auriez pratiqué des confrontations groupées mais pas de façon systématique.

M. François-Xavier MASSON : Absolument. En particulier pour l'épisode de la dénonciation du meurtre.

M. le Rapporteur : Et que pensez-vous de la manière dont étaient organisées les présentations de planches photographiques ? Ne suggérait-elle pas les réponses ?

M. François-Xavier MASSON : Effectivement, au vu de la façon dont les noms surgissent, la question se pose : les questions n'étaient-elles fermées et orientées ? Soit l'enquêteur demande à la personne si elle reconnaît un, deux ou plusieurs visages sur la planche sans intervenir, soit il montre du doigt et demande : « Reconnaissez-vous untel ? »

M. le Rapporteur : Pensez-vous que la deuxième méthode a été privilégiée ?

M. François-Xavier MASSON : Peut-être. En ce qui nous concerne, nous privilégions la première !

M. le Rapporteur : Par quel miracle les Legrand père et fils ont-ils pu être identifiés comme ayant participé aux faits dénoncés alors que Myriam Badaoui ne les connaissait même pas ?

M. François-Xavier MASSON : La même méthode a présidé à toutes les identifications : nous essayions d'obtenir les indications les plus précises de la part des enfants, corroborées évidemment par Mme Badaoui, après quoi nous lancions les recherches. Pour les Legrand, les recherches étaient aussi orientées du côté de la Belgique et nous avons reçu une réponse pendant l'été : un Daniel Legrand avait été interpellé pour une escroquerie mineure. Nous avons transmis cette information au juge d'instruction, comme nous le faisions systématiquement.

M. le Rapporteur : Si j'ai bien compris, vous avez dit tout à l'heure que, dans cette affaire, vous n'aviez pas disposé d'une maîtrise suffisante du dossier. Est-ce habituel ?

M. François-Xavier MASSON : Non. Généralement, lorsque les auteurs sont inconnus, la police procède aux premières investigations pour tâcher de trouver les indices susceptibles de les confondre, de les interpeller et de les interroger. Lorsque les mises en examen interviennent, l'affaire arrive entre les mains du juge d'instruction et nous perdons la maîtrise des opérations.

M. le Rapporteur : Revenons aux Legrand.

M. François-Xavier MASSON : Les investigations en Belgique nous permettent d'identifier Daniel Legrand fils et des recherches sur fichier classiques nous conduisent à son père, qui porte le même prénom. Nous communiquons cette information au juge d'instruction afin qu'il interroge Mme Badaoui pour savoir de qui elle parle. Parallèlement, nous entreprenons des démarches pour récupérer des photos de ces deux personnes.

M. le Rapporteur : Mais comment Mme Badaoui a-t-elle pu identifier des gens qu'elle ne connaissait pas ?

M. François-Xavier MASSON : Les photos parviennent au juge d'instruction et sont montrées à Myriam Badaoui. Le juge nous informe alors que les deux sont incriminés.

M. le Rapporteur : Cette identification a-t-elle pu être suggérée à Mme Badaoui ?

M. François-Xavier MASSON : Tout dépend de la façon dont les photos lui ont été présentées et dont les questions lui ont été posées au moment de l'interrogatoire.

M. le Rapporteur : Le procès-verbal d'interrogatoire ne comporte pas de question.

M. François-Xavier MASSON : Tout peut donc être envisagé. En ce qui nous concerne, sur nos procès-verbaux, nous indiquons toujours : « Question : Nous vous présentons une planche photographique. Reconnaissez-vous quelqu'un ? »

M. le Rapporteur : Le procès-verbal comporte juste une indication, à l'intérieur d'une déclaration fleuve de Mme Badaoui : « Le propriétaire s'appelle bien Daniel Legrand ».

Lorsque Daniel Legrand fils révèle le meurtre d'une fillette, vos services se manifestent-ils clairement pour demander au procureur de la République une information séparée plutôt qu'un réquisitoire supplétif ?

M. François-Xavier MASSON : Oui, très clairement : je me souviens que nous appelons alors le procureur de la République ou plutôt le juge d'instruction, dont nous dépendons pour la conduite de l'enquête, afin de lui demander d'ouvrir une information distincte. Ce ne sera malheureusement pas l'option retenue et nous ne pourrons entendre ni Daniel Legrand fils ni Myriam Badaoui pour vérifier les premiers éléments en notre possession.

M. le Rapporteur : Une ordonnance de disjonction sera en revanche prise lorsque les investigations s'avéreront infructueuses.

M. François-Xavier MASSON : Cela explique que, dans le rapport de synthèse, je ne m'exprime pas sur le sujet, même si notre religion est faite.

M. le Rapporteur : Existe-t-il un moment précis où le doute s'impose de manière indiscutable ? Vos collègues belges disent avoir appris, le vendredi 1er mars 2002, par la bouche de leur collègue français Frank Devulder, « que la déclaration au sujet de l'enfant qui aurait été assassiné a été inventée de toutes pièces » et que, « en ce qui concerne la région d'Ostende, rien ne serait vrai non plus ».

M. François-Xavier MASSON : Il s'agit d'échanges d'impressions informels. Je situe personnellement le basculement de l'affaire au moment de la révélation du meurtre car un échelon supplémentaire dans l'horreur était gravi et il était indispensable de faire immédiatement la lumière : si le meurtre se confirmait, l'affaire d'Outreau tenait ; si nous ne découvrions rien, il faudrait se montrer prudent pour le reste des investigations. Or nous ne découvrons rien ; nous continuons cependant à rechercher l'éventuelle disparition d'une fillette de cinq ou six ans. Sauf erreur de ma part, aucun procès-verbal n'évoque de sex-shop à Ostende ; il s'agit d'une rumeur pure et simple. Quant à la position de Daniel Legrand père à la tête du réseau, à la fin de l'enquête, en juillet 2002, nous savons qu'il n'en est rien.

M. le Rapporteur : Lorsque l'affaire bascule, vous posez-vous des questions ? En faites-vous part au juge d'instruction ? Je rappelle qu'il faudra attendre mars 2003 pour l'ordonnance de renvoi.

M. François-Xavier MASSON : À partir de mars, les vérifications continuent mais nous ne procédons plus à des arrestations car les charges contre de nouvelles personnes sont plus légères et les dénonciations n'émanent que des enfants et de Myriam Badaoui, plus du trio d'adultes. C'est ce qui explique la prudence du rapport de synthèse concernant les personnes interpellées et mises en examen en novembre. Ma seule certitude, c'est qu'il n'y a eu ni meurtre ni réseau international.

M. le Rapporteur : Avez-vous un entretien avec le juge pour lui faire part de cette certitude ? Si oui, comment réagit-il ?

M. François-Xavier MASSON : Le juge d'instruction a eu communication du rapport de synthèse et du retour de la commission rogatoire internationale. Nous attirons son attention sur les nouveaux objectifs, notamment le docteur Leclerc et M. et Mme Lepers, à propos desquels nous agissons plus prudemment. Nous ne nous intéressions qu'aux auteurs majeurs dénoncés, le commissariat de Boulogne suivait les mineurs et il y avait tout le reste : les expertises commandées par le juge d'instruction parvenaient à son cabinet sans transiter par nos services. Le juge nous informait de leurs conclusions mais nous n'en avions pas connaissance directement.

M. le Rapporteur : Pardonnez-moi d'insister, mais avez-vous fait état de votre avis selon lequel l'affaire ne tenait plus dès lors que le meurtre était infirmé ?

M. François-Xavier MASSON : Je ne me souviens pas d'avoir été aussi clair avec le juge d'instruction mais, en tout cas, nous lui avons recommandé la prudence. Il détenait toutefois d'autres éléments qui lui permettaient de porter un regard différent.

M. le Rapporteur : Bien que directeur d'enquête, vous n'avez pas été cité devant la cour d'assises de Saint-Omer. Le procureur de la République nous a expliqué que la pratique évoluait et privilégiait de plus en plus les témoignages des gens de terrain - ce qui laisse entendre que vous ne l'êtes pas. Quant aux explications du président de la cour d'assises, elles n'ont guère été convaincantes. Est-il habituel d'écarter ainsi le directeur d'enquête ?

M. François-Xavier MASSON : Non. La personne qui signe le rapport de synthèse a une vision globale du dossier et est, par conséquent, capable de restituer le contexte général. Le directeur d'enquête est systématiquement cité et je m'attendais à l'être, en compagnie d'ailleurs d'autres policiers qui avaient accompli des actes clés, d'autant que je m'étais attaché à produire un rapport de synthèse globale, reprenant les investigations des policiers de Boulogne-sur-Mer entre janvier et juin 2001.

M. le Rapporteur : Contrairement à ce qui nous a été dit, il n'existe donc pas de tendance à ne plus citer les directeurs d'enquête ?

M. François-Xavier MASSON : Non. La preuve, c'est que j'ai été cité au second procès d'assises.

M. le Rapporteur : C'est évidemment ce que j'avais répondu.

M. le Président : Avez-vous manifesté auprès des magistrats votre étonnement de ne pas être cité ?

M. François-Xavier MASSON : Oui. Quand j'ai demandé au procureur s'il escomptait me citer en cour d'assises, il m'a répondu : « Je ne l'envisage pas pour l'instant. »

M. le Rapporteur : M. Lesigne, procureur de la République, nous avait indiqué avoir reçu des « consignes du procureur général, qui étaient également relayées par les présidents de cour d'assises, lesquels souhaitaient entendre à la barre des enquêteurs de terrain ».

Mme Élizabeth GUIGOU : Je vous remercie d'avoir accepté une seconde audition, cette fois en public. Pour que nous puissions être complètement éclairés, il est crucial que tous les acteurs de l'affaire soient entendus ; je souhaiterais d'ailleurs que nous auditionnions aussi les policiers du commissariat de Boulogne.

Je ne vous interrogerai pas sur le travail des magistrats mais sur le vôtre et celui des policiers de Boulogne.

Le procureur confie l'enquête préliminaire au commissariat de Boulogne le 9 janvier et celle-ci se conclut le 22 février par l'ouverture d'une information. Le capitaine de police Wallet, dans son rapport, relate en deux pages les dénonciations des enfants, concernant surtout les parents Delay et leur entourage. Le réquisitoire introductif du procureur, encore plus succinct, qualifie les faits : viols sur mineurs de quinze ans, agressions sexuelles sur mineurs de quinze ans, corruption de mineurs et proxénétisme aggravé. Ainsi, au bout d'un mois et demi d'enquête, avant la saisine du magistrat instructeur, l'idée d'un réseau pédophile occupe déjà les esprits. Quand vous arrivez dans l'enquête, comment travaillez-vous avec vos collègues du commissariat de Boulogne ? Comment faites-vous le point sur leurs investigations préliminaires ?

M. François-Xavier MASSON : En juin 2001, quand le juge d'instruction envisage de saisir notre service - dix personnes sont déjà écrouées, après plusieurs vagues d'arrestations -, il nous contacte lui-même et organise une réunion tripartite avec le capitaine Wallet afin de faire le point sur le dossier et de définir une méthode d'enquête. Nous menons un travail d'approche classique tout au long de l'été de façon à vérifier les éléments dont nous disposons. Entre juin et octobre, nous rencontrons une fois par mois environ les policiers du commissariat de Boulogne et le juge pour faire le point sur l'état de nos investigations. L'enquête de la police judiciaire ayant été confiée à l'antenne de Coquelles, ce groupe de cinq personnes entretient des relations beaucoup moins formelles et plus suivie avec nos collègues de Boulogne-sur-Mer mais les objectifs à interpeller sont désignés lors des réunions de cadrage avec le juge.

Mme Élizabeth GUIGOU : Une fois que vous êtes saisi, des réunions de travail sont-elles organisées avec les enquêteurs du commissariat de Boulogne hors de la présence du juge ?

M. François-Xavier MASSON : Je n'étais évidemment pas présent à chaque contact mais le chef de groupe de Coquelles voyait très régulièrement les collègues de Boulogne-sur-Mer.

Mme Élizabeth GUIGOU : Vous rendait-il compte ?

M. François-Xavier MASSON : Oui.

Mme Élizabeth GUIGOU : Manifestait-il des doutes ?

M. François-Xavier MASSON : Non, pas à ce moment : nous n'avons aucun élément pour établir leur innocence et corroborer leurs déclarations ; nous ne savons pas sur quoi nous allons déboucher.

Mme Élizabeth GUIGOU : Rien de plus facile en effet que de refaire l'histoire après-coup. Mais il est important de se pencher sur l'enchaînement des faits qui ont conduit à déférer dix-sept personnes devant le tribunal et à évaluer à une vingtaine le nombre d'enfants victimes. En juillet 2001, lorsque vous êtes saisis par commission rogatoire, quelles vérifications concrètes opérez--vous ? Pour vérifier les allégations du commissariat de Boulogne concernant des faits de proxénétisme et de corruption, examinez-vous les comptes bancaires des personnes mises en cause ? Et leurs emplois du temps ?

M. François-Xavier MASSON : Cela fait partie du travail obligatoire à accomplir dans ce type d'affaire, au premier chef pour Daniel Legrand père, qui était initialement présenté comme la tête du réseau. Nous avons travaillé sur les comptes bancaires, les communications téléphoniques et les emplois du temps. Les comptes bancaires ne présentaient pas de mouvements particuliers et aucun signe d'enrichissement ou de train de vie ne permettait de déduire quoi que ce soit mais les transactions de la main à la main ne laissent pas de trace. Et je répète que, selon David Delplanque, les personnes incriminées se rendaient visite sans prendre rendez-vous.

Mme Élizabeth GUIGOU : Pour M. Pierre Martel, qui n'habitait pas la Tour du Renard, à quelles vérifications avez-vous procédé ?

M. François-Xavier MASSON : En fonction de ses déclarations, nous avons procédé à des vérifications dans sa famille et son club de golf, ainsi qu'à des enquêtes de voisinage. Si son implication, au départ, était tout à fait crédible, c'est qu'il transportait assez régulièrement le couple Delay, et nous ne voulions pas passer à côté du pire.

Mme Élizabeth GUIGOU : Avez-vous ressenti des doutes ? En avez-vous fait part au juge d'instruction ? Le docteur et l'infirmière ont été libérés à l'issue de leur garde à vue. Vous êtes-vous posé les mêmes questions pour M. Pierre Martel ?

M. François-Xavier MASSON : Quand le docteur Leclerc et M. et Mme Lepers sont placés en garde à vue, nous sommes dans une phase de prudence, consécutive à l'épisode de janvier 2002. Nous communiquons notre avis au juge d'instruction qui, au vu des charges, décide ou non de la mise en examen. Je n'ai pas dit expressément au juge d'instruction que je ressentais des doutes mais nous l'avons informé que nous n'avions rien découvert.

Mme Élizabeth GUIGOU : Dans votre rapport de synthèse, vous écrivez que l'affaire est emblématique des difficultés rencontrées dans les dossiers de pédophilie, parole contre parole, avec peu de possibilités de vérifications matérielles. Vous concluez sur le fait que l'action des enquêteurs s'est fondée sur le devoir de prudence en précisant que les interpellations de novembre 2001 « furent décidées parce que les allégations des enfants étaient suffisamment précises et recoupées par les interrogatoires de Mme Delay puis confirmées par ceux d'Aurélie Grenon et David Delplanque » et que « les époux Delay avaient mis en place contre rémunération un véritable réseau de prostitution ». Votre rapport de synthèse émet donc de doutes généraux tout en accréditant l'existence d'un réseau.

M. François-Xavier MASSON : En juillet 2002, je ne suis malheureusement pas en mesure de conclure, dans un sens ou dans l'autre. Mes seules certitudes sont qu'il n'y a pas de meurtre ni de réseau en Belgique. Le rapport de synthèse donne une image de notre état d'esprit, au moment où nous le rédigeons ; il ne clôt pas l'instruction.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Dans une procédure, l'écrit, qu'il s'agisse d'un rapport d'expertise ou de police, est le pire des instruments, imparfait voire malveillant à l'égard de l'intime conviction de ses auteurs. Votre rapport de synthèse, selon moi insuffisamment distancié par rapport au travail du juge d'instruction, est extrêmement lourd de conséquences. Il se termine par une annexe qui évoque « les auteurs » et non « les mis en examen ». Et vous concluez : « La Tour du Renard fut ainsi le théâtre d'agressions sexuelles répétées monstrueuses, sur des enfants âgés de quatre à douze ans, entre 1995 et 2000. Les époux Delay avaient mis en place contre rétribution un véritable réseau de prostitution localisé à leur seul appartement. Des voisins, des amis proches, parfois accompagnés de leurs propres enfants, purent s'adonner à des viols en toute connaissance de cause, lors de soirée où n'importe quel adulte pouvait choisir sa petite victime. Ces séances étaient ensuite élargies à un second cercle de personnes apparemment bien insérées socialement qui furent, à un moment donné en contact avec cette famille. Intervinrent ainsi un ancien prêtre-ouvrier, un chauffeur de taxi, un couple d'huissiers, un père et son fils. » Vous validez ainsi la mise en cause de ces personnes. Vous excluez certes l'extension belge mais le rapport de synthèse n'exprime pas totalement votre doute ; il ne fait même que confirmer le travail qui a conduit le juge à procéder aux mises en examen, contrairement à ce que votre première audition laissait entendre.

Par ailleurs, les conditions des interpellations et des gardes à vue posent question car elles semblent attentatoires à la vie humaine et au lien parental : des pressions physiques et morales ont été exercées contre toutes les personnes mises en cause, sans exception. Les procédés des services de police sont contestés par les acquittés, qui portent une parole devant l'opinion publique.

M. François-Xavier MASSON : Le rapport de synthèse est une image instantanée de l'état de l'enquête. Dans les éléments objectifs qui nous sont communiqués, il est toujours question de rémunérations, de victimes, de plusieurs cercles autour de la Tour du Renard, et je ne dispose pas de moyen d'infirmer ou de confirmer l'implication des uns et des autres. Sur la forme, tout rapport de synthèse évoque les « auteurs » ; c'est peut-être un peu réducteur mais c'est ainsi. Je rappelle que ce document, même s'il constitue de plus en plus un acte clé de l'instruction, n'est pas d'une pièce de procédure.

Je n'y fais pas part de mes sentiments car je ne dispose pas d'assez d'éléments ; j'avais des doutes mais j'aurais préféré avoir des certitudes, dans un sens ou dans l'autre, et pouvoir en faire part au juge d'instruction. J'avais remis au juge d'instruction une disquette contenant ce rapport en lui demandant s'il lui convenait mais je n'ai pas eu de retour. Est-ce parce qu'il était sur le départ ou bien parce qu'il était globalement d'accord ? Je l'ignore.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Si le juge d'instruction vous avait demandé de modifier votre rapport, auriez-vous obtempéré ?

M. François-Xavier MASSON : Nous en aurions discuté car c'est tout de même ma signature qui est apposée, et elle m'engage.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Est-il habituel de soumettre le rapport de synthèse au juge d'instruction ?

M. François-Xavier MASSON : Non, pas du tout, mais cela me semblait important.

Une garde à vue n'est pas une causerie au coin du feu ; c'est un moment difficile, surtout pour ceux qui n'ont absolument rien à se reprocher. Mais l'exercice est fermement encadré par la loi, avec un accès pour les avocats et les médecins. Les policiers ne peuvent se permettre de faire n'importe quoi car les gardés à vue sont placés sous leur responsabilité. Nous disposons d'un temps très court - vingt-quatre heures plus vingt-quatre heures -, durant lequel nous devons nous forger une idée, et l'établissement d'une synthèse était d'autant plus difficile que nous travaillions sur plusieurs sites. La garde à vue est aussi un contact entre deux personnalités, avec des réactions très différentes selon les gens - je rappelle que plus de 380 000 gardes à vue ont lieu chaque année. Dans la très grande majorité des cas, les policiers sont d'excellents professionnels ; il est contre-productif de crier car leur interlocuteur risquerait de se braquer et de se refermer. Étrangement, des liens, un peu particuliers, se créent avec les officiers de police. Mais 90 % de gardes à vue commencent par des protestations d'innocence.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Gardés à vue assis par terre et menottés, absence de nourriture pendant plusieurs heures, fouille d'une femme par un homme en pleine nuit : tout cela est anormal.

M. François-Xavier MASSON : Sur les conditions de garde à vue, il y aurait effectivement beaucoup à faire. Les policiers seraient les premiers ravis si les personnes gardées à vue disposaient d'une geôle individuelle, d'un repas chaud, d'une couverture et pouvaient prendre une douche. Quelqu'un de reposé, au petit matin, est en effet dans de bien meilleures dispositions pour engager le dialogue.

M. le Président : Sans anticiper sur la table ronde que nous organiserons sur le thème de la garde à vue, notamment avec les syndicats de policiers, que pensez-vous, à titre personnel, d'une présence systématique de l'avocat lors des interrogatoires de garde à vue ?

M. François-Xavier MASSON : Il est déjà présent.

M. le Président : Au début, en principe. Mais que penseriez-vous de sa présence systématique lors des interrogatoires ?

M. François-Xavier MASSON : Tout dépend des objectifs recherchés. La garde à vue est un temps privilégié de contact direct entre l'enquêteur et la personne soupçonnée ; si l'avocat est présent lors de tous les interrogatoires, ce lien s'en trouvera affecté.

M. le Président : De quelle sorte de lien s'agit-il ? D'un lien de confiance ? Craignez-vous que les policiers rencontrent davantage de difficultés à obtenir les aveux, qui occupent hélas une place privilégiée dans la procédure pénale française ?

M. François-Xavier MASSON : Après quarante-huit heures, des liens se nouent, presque des liens de confiance, auxquels la police judiciaire est très sensible : un enquêteur qui avait interrogé Daniel Legrand fils est allé demander aux gardiens de la maison d'arrêt où ce dernier allait être incarcéré de tâcher de le protéger. Une garde à vue peut aussi être un moment pénible, pour tout le monde. C'est un acte important, car des personnes sont privées de leur liberté, mais pas un acte central, car un maximum d'informations est recueilli auparavant et nous n'avons plus la religion de l'aveu ; nous privilégions de plus en plus la recherche de preuves matérielles, qui, dans ce dossier, faisaient défaut.

M. Jacques FLOCH : Je souligne que la présence de l'avocat en garde à vue doit être assortie du droit d'accès au dossier.

Vous arrive-t-il d'utiliser la presse pour déclencher des réactions et obtenir des informations ?

Il est tout de même extrêmement rare qu'un responsable d'enquête ne soit pas entendu par la cour d'assises. Cela renforce ma conviction qu'il y a eu des accommodements entre magistrats pour « limiter la casse » dans le désastre judiciaire qui s'annonçait avant le procès.

M. François-Xavier MASSON : Le temps de l'enquête judiciaire et celui de la presse sont souvent incompatibles. Nous n'utilisons - si j'ose dire - que très rarement la presse. Dans les affaires de pédophilie, cela comporte plutôt un risque de déperdition de preuves. En revanche, la presse peut devenir un allié dans des affaires de disparition d'enfants ; c'est ce qui motive le dispositif Amber Alert ; mais tout dépend de la relation de confiance avec l'organe de presse.

M. François CALVET : Si une information judiciaire distincte avait été ouverte après l'envoi de la lettre de Daniel Legrand fils, le dérapage aurait-il pu être évité ?

Les personnes de la première vague ont été placées en détention provisoire pendant plusieurs mois voire plusieurs années ; par la suite, eu égard à la faiblesse des charges, vous avez « levé le pied », avez-vous dit lors de votre première audition. Les charges qui pesaient sur les personnes placées en détention provisoire étaient-elles semblables à celles pesant sur les personnes libérées après leur garde à vue, qui auraient simplement eu la chance d'être inquiétées alors que les doutes commençaient à affleurer ?

M. François-Xavier MASSON : Il est délicat de répondre à la place de l'autorité judiciaire. Placer en détention provisoire des personnes soupçonnées de faits graves se pratique mais, si les charges sont jugées insuffisantes, il est également possible de les soumettre à un contrôle judiciaire. Les accusés de novembre étaient dénoncés par trois adultes et par les enfants en des termes pratiquement identiques ; ceux que la presse a baptisés les « innocents chanceux », en revanche, n'étaient parfois cités que dans une seule déclaration. Comme je l'ai dit devant la cour d'assises, si l'on avait continué d'écouter Mme Badaoui, la moitié d'Outreau aurait fini parmi les auteurs et l'autre moitié parmi les victimes ; faire le tri était compliqué.

J'ignore si nous aurions pu éviter le dérapage en entendant Myriam Badaoui. Peut-être nous aurait-elle aussi manipulés ; sans doute aurions-nous employé d'autres méthodes, mais je ne sais pas ce qu'elles auraient donné. Il est difficile de refaire l'histoire cinq ans après.

M. Thierry LAZARO : Mon intervention ne portera pas directement sur l'affaire d'Outreau. La confiance envers l'institution judiciaire commence chez les policiers. Je suis effaré par ce chiffre de 380 000 gardes à vue par an et je pense que nombre d'entre elles n'ont vraiment pas lieu d'être. Je vais vous rapporter une anecdote : un responsable de PME de Lille, mal stationné, confronté à des policiers trop zélés - beaucoup sont de bons professionnels mais quiconque détient une once de pouvoir, journaliste, parlementaire, policier ou magistrat, manque parfois de discernement -, s'est retrouvé au trou pendant près de cinq heures pour quelques mots trop véhéments qui méritaient une verbalisation mais pas une privation de liberté humiliante.

M. François-Xavier MASSON : Je ne puis me prononcer sur ce cas d'espèce, car je n'y étais pas. Il est difficile d'être policier sur la voie publique car l'on est insulté tous les jours, l'on est constamment exposé à des risques et l'on doit systématiquement rendre des comptes. Il n'est pas facile non plus de conduire une enquête judiciaire car cela requiert de se faire une opinion en très peu de temps. Les gardés à vue sont placés sous la responsabilité de la police, qui a, par conséquent, intérêt à ce que tout se passe le mieux possible. En tout cas, lorsque la police judiciaire décide de garder quelqu'un à sa disposition, c'est que les charges sont relativement importantes et qu'elle juge ce moyen approprié pour procéder à ses investigations. Mais la procédure est très contrôlée et les prolongations sont décidées par un magistrat. Les policiers sont très professionnels et la très grande majorité des gardes à vue se passent très bien.

M. Léonce DEPREZ : Cette affaire aurait dû rester cantonnée aux quatre personnes vraiment coupables. À vous entendre, nous avons le sentiment que vous êtes un excellent directeur d'enquête, un officier de police judiciaire exemplaire. Mais on vous a laissé dans votre compartiment en vous empêchant de monter dans le train des assises. La procédure devrait être au service de la justice ; or il semble que ce soit quelquefois l'inverse. Vous n'avez pas eu la possibilité de dialoguer avec le juge d'instruction ni de témoigner en cour d'assises. Ne s'agit-il pas du vice du système ? La réforme que nous essaierons sans tarder de promouvoir ne doit-elle pas tendre à renforcer l'esprit d'équipe indispensable au système judiciaire comme à toute vie en société ou en entreprise ?

M. François-Xavier MASSON : Je vous remercie, mais je me dois de tempérer vos propos. Rien ne m'interdisait de dialoguer plus fréquemment avec le juge d'instruction et d'aller dans son bureau pour lui signifier qu'il faisait totalement fausse route mais les choses n'étaient pas si claires. Il nous a du reste écoutés en ne mettant pas le docteur Leclerc en examen. Nous nous sommes efforcés de jouer la prudence et la modération. Cela dit, dans d'autres affaires, le dialogue avec le juge d'instruction est constant ; c'est notre référent et l'esprit d'équipe fonctionne.

Chacun a ses spécificités : le magistrat instructeur, dont la fonction reste à mon sens importante ; la police judiciaire, avec sa culture, ses méthodes d'investigation, son savoir-faire, qu'il faut impérativement sauvegarder ; les commissariats et notamment les brigades des mineurs. À nous d'éviter le cloisonnement excessif et de mettre tout cela en commun pour ne pas qu'un nouvel Outreau se produise.

M. le Président : Je vous remercie pour votre témoignage parfaitement clair et honnête - ce n'est pas toujours le cas devant notre commission d'enquête -, qui nous sera très utile.

Audition de M. Jean-Amédée LATHOUD,
procureur général près la cour d'appel de Versailles,
ancien procureur général près la cour d'appel de Douai



(Procès-verbal de la séance du 14 mars 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui M. Jean-Amédée Lathoud, procureur général près la cour d'appel de Versailles et ancien procureur général près la cour d'appel de Douai.

Monsieur le procureur général, je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire d'Outreau.

Avant votre audition, je souhaite vous informer de vos droits et de vos obligations.

En vertu de l'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d'enquête parlementaire sont tenues de déposer, sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel et de l'article 226-14 du même code qui autorise la révélation du secret en cas de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Cette même ordonnance exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vais donc vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(M. Jean-Amédée Lathoud prête serment).

Je m'adresse aux représentants de la presse pour leur rappeler les termes de l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse. Celui-ci punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. J'invite donc les représentants de la presse à ne pas citer nommément les enfants qui ont été victimes de ces actes.

La commission va procéder maintenant à votre audition qui fait l'objet d'un enregistrement.

Monsieur le procureur général, vous avez la parole.

M. Jean-Amédée LATHOUD : Je souhaite tout d'abord vous exprimer ma grande considération, à vous qui êtes les élus de la nation, garants du bien commun, les représentants du pouvoir législatif. Je trouve normal, après des événements si douloureux, de vous rendre compte de mon action. Vous êtes les élus du peuple français, au nom duquel la justice est rendue. Je ressens la solennité de cette audition, dans les murs de l'Assemblée nationale, qui est au cœur de l'histoire de notre pays depuis plus de deux siècles.

Permettez-moi, ensuite, de dire ma profonde compréhension pour ce qu'ont pu vivre les hommes et les femmes qui ont injustement souffert dans cette procédure dramatique. Comme tous mes concitoyens, j'ai été bouleversé par la retransmission de l'audition des acquittés devant votre commission. J'ai personnellement ressenti ce qu'avaient été l'angoisse, la douleur, le désespoir de ceux qui ont été injustement emprisonnés et qui ont eu le sentiment, durant ces longs mois, que leur innocence ne pourrait se faire entendre.

Oui, cette affaire a été catastrophique : catastrophique pour les mineurs, qui ont été victimes de sévices graves ; catastrophique pour les adultes, acquittés après une longue détention provisoire ; catastrophique pour les institutions impliquées dans cette procédure, la justice, les services sociaux du département, la police, les médecins, les psychologues, etc.

Je ressens d'autant plus douloureusement l'échec de cette affaire que ce n'est pas pour vivre cela que je suis entré dans la magistrature. Depuis plus de trente-cinq ans, je me suis engagé avec passion au service du droit et de la justice. Les actes de toute ma vie personnelle et professionnelle ont été motivés par le service du bien commun, le respect de l'homme et des libertés. Je crois avoir toujours voulu éviter les incarcérations arbitraires ou injustifiées, je n'ai jamais été partisan de la répression inutile ou excessive. Je ne peux accepter l'idée d'avoir failli être associé à une erreur judiciaire.

Tous ceux qui m'ont fait confiance depuis trente-cinq ans, tous ceux qui savent comment j'ai pris mes responsabilités dans huit juridictions différentes, pourraient témoigner que cela est contraire à mes convictions et à mes actions de tous les jours. Et pourtant nous nous sommes trompés.

Malgré tout, je peux vous affirmer avec force, et sans corporatisme, que dans les tribunaux et cours d'appel où j'ai servi, j'ai eu la chance de travailler avec de très nombreux magistrats humains et courageux, désintéressés et modestes. Les magistrats sont des hommes et des femmes divers, avec leurs faiblesses et leurs limites. Mais l'immense majorité d'entre eux sont des « gens bien », qui méritent, je vous l'assure, votre considération.

La masse de leur travail est considérable, leurs décisions quotidiennes sont difficiles à prendre. Mais je peux témoigner qu'ils s'efforcent, sans compter leur temps, de servir leurs concitoyens. Aucun d'entre eux n'est attiré par le désir de puissance, le goût des honneurs ou la soif de l'argent. L'obligation de réserve explique la pudeur, la discrétion de beaucoup d'entre nous. Mais aussi, nos relations difficiles avec cette société de communication : notre trop fréquent silence n'est pas, je vous l'assure, de l'indifférence à la souffrance des autres, à la misère, au malheur. Elle révèle, le plus souvent, de la prudence, de la pudeur, de la réflexion, du doute.

C'est pour cela que cette affaire bouleverse aussi l'ensemble de la magistrature, de votre magistrature, qui est face à ses responsabilités et aux questions de nos concitoyens.

Vous avez indiqué, monsieur le président, qu'aucune réforme de la justice ne serait possible sans le concours des magistrats. Vous devez être persuadé de la loyauté de tous et de notre volonté de servir le bien commun avec vous.

Pour m'expliquer sur cette affaire, je souhaite exposer successivement : les missions du procureur général de Douai de 2002 à 2004, à l'époque de la procédure ; le rôle du procureur général de Douai dans la procédure instruite à Boulogne et jugée à Saint-Omer ; l'examen critique que l'on peut faire du travail du parquet dans ce dossier. Comment faire pour que de telles catastrophes ne se reproduisent pas dans l'avenir ?

En premier lieu, donc, je souhaite décrire les responsabilités qui étaient les miennes à l'époque de cette procédure dramatique, dans une région que j'ai aimée profondément. D'octobre 1999 à septembre 2004, j'ai dirigé les 14 avocats et substituts généraux du parquet général de la cour d'appel de Douai. J'ai également animé et coordonné l'action des onze parquets du ressort, composé d'environ 78 magistrats du ministère public, procureurs et substituts. En 2003, le budget de fonctionnement de la cour d'appel de Douai s'élevait à 11 410 000 euros, avec un total de 1 215 fonctionnaires de justice, travaillant dans 50 sites et palais de justice. Je rappelle que le ressort représentait en 2003 environ 4 millions d'habitants, dont 28 % jeunes de moins de 20 ans, et un taux de chômage de 12,5 %, alors que la moyenne nationale de l'époque était de 9,7 %. Chaque année, environ 34 000 arrêts et jugements étaient rendus en matière de crimes et délits. Ces chiffres traduisent l'importance de l'activité de la cour d'appel, l'une des plus importantes de notre pays.

Dans une cour de la taille de celle de Douai, mon rôle de procureur général ne consistait pas ordinairement à me rendre à l'audience pour présenter des conclusions ou réquisitoires oraux ou à traiter des dossiers individuels présentés aux juges.

Je devais tout d'abord veiller à la bonne application de la loi, à sa mise en œuvre par les parquets et les officiers de police judiciaire du ressort. Je rappelle qu'à cette époque, les magistrats ont eu à assimiler des réformes pénales considérables. Des réunions de travail multiples ont été organisées, pour étudier, pour appliquer concrètement les lois, décrets et nombreuses circulaires. Je citerai notamment les six lois suivantes : loi du 3 juin 1999 sur l'efficacité de la procédure pénale ; loi du 15 juin 2000 sur la présomption d'innocence ; loi du 15 novembre 2001 sur la sécurité quotidienne ; loi du 9 septembre 2002 d'orientation de programmation sur la justice ; loi du 18 mars 2003 sur la sécurité intérieure ; loi du 9 mars 2004 sur l'adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité.

Plusieurs centaines de pages de circulaires ministérielles ont ainsi été étudiées, discutées à l'occasion de multiples réunions de travail, que j'ai organisées.

Procureur général, j'étais également responsable de l'animation, de l'impulsion, de la coordination des politiques pénales menées par les onze parquets de mon ressort. Dans le Nord - Pas-de-Calais, avec mes collègues j'ai, par exemple, travaillé sur : la lutte contre l'insécurité routière ; la lutte contre les trafics de stupéfiants et de cigarettes ; la coopération transfrontalière avec la Belgique ou le Royaume-Uni ; la prévention de la délinquance des mineurs ; la direction et le contrôle de la police judiciaire - habilitations, notations, suspensions, sanctions, réunions périodiques des conseils de politique pénale départementaux avec les préfets et les chefs de service de la police judiciaire... - ; les relations avec les conseils généraux, les élus locaux, dans le cadre de la politique de la ville, de la préparation du contrat de plan État-régions ; les relations avec les conseils départementaux de prévention et de sécurité ; l'aide à la mise en place des maisons de justice et du droit.

J'ai rendu compte de toutes ces actions par les rapports de politique pénale annuels et des comptes rendus écrits réguliers, que je laisserai à la disposition de votre commission.

Procureur général, j'avais en outre des responsabilités significatives en matière de gestion et de direction administrative, seul ou en dyarchie avec le premier président : cela implique les rencontres, les évaluations des 92 magistrats du parquet, des 1 200 fonctionnaires, notamment les greffiers en chef, la participation au comité technique paritaire régional.

Ces tâches de gestion étaient considérables et m'ont pris beaucoup de temps : je pourrais évoquer les multiples réunions avec les greffiers en chef du service d'administration régional - au budget annuel de 11 410 000 euros -, les questions immobilières concernant 48 sites judiciaires, le développement de l'informatique - représentant un budget annuel d'un million d'euros.

J'indique qu'aujourd'hui, la LOLF, avec les nouvelles responsabilités confiées aux chefs de cour, ordonnateurs secondaires et signataires des marchés publics, exige un contrôle accru de la gestion, du suivi des consommations de crédits, de la fixation d'objectifs et du respect des performances.

Enfin, en ma qualité de procureur général, je m'inscrivais dans la structure hiérarchique du ministère public. À ce titre, avec mon équipe, je dialoguais avec la Chancellerie. Cet échange d'informations écrites et verbales était permanent. C'est ainsi que j'ai rendu compte concrètement à l'époque, entre 2000 et 2004, par des rapports réguliers sur la situation dans les établissements pénitentiaires du ressort au regard des incidents qui s'y produisaient, les visites périodiques effectuées ; la grave crise économique et sociale du Nord-Pas-de-Calais, régulièrement exposée au garde des Sceaux dans des rapports écrits. J'ai évoqué dans des rapports le drame de la fermeture de l'usine Metaleurop de Noyelles-Godault - un ministre avait parlé de « patrons voyous » -, qui avait été suivie d'une procédure judiciaire complexe.

L'engagement du ministère public contre la maltraitance, aux côtés du conseil général, a été important. La Chancellerie en a été informée par rapport du 22 octobre 2003, que je vous laisserai.

Je dois également insister sur le poids judiciaire des événements de Sangatte : multiples interpellations de migrants, lutte contre « les passeurs », gardes à vue très nombreuses, environ quarante chaque matin. Tout cela a été exposé dans des rapports écrits bimensuels périodiques.

J'évoquais également dans mes rapports la situation morale des magistrats du Nord-Pas-de-Calais, les difficultés de gestion des ressources humaines. J'ai formulé un certain nombre de propositions de réformes dans mes rapports du 16 janvier 2001, de juin 2001, du 21 mai 2002.

J'en viens maintenant, en deuxième lieu, au rôle qui fut le mien, en tant que procureur général, dans le cadre de la procédure de Boulogne-sur-Mer. J'exposerai mes relations avec les différents intervenants de la procédure d'Outreau.

Je rappelle que cette affaire concernait un dossier sur 2 167 procédures d'instruction ouvertes en 2001 dans les 11 tribunaux de grande instance du ressort. Elle constituait un dossier sur les 331 111 procédures d'enquêtes traitées dans les parquets, un dossier sur les 27 000 jugements correctionnels rendus cette année-là.

L'information ouverte au tribunal de grande instance de Boulogne le 22 février 2001 a été clôturée, après 19 mises en examen, par une ordonnance de mise en accusation le 13 mars 2003. La chambre de l'instruction a rendu son arrêt en appel le 1er juillet 2003. La Cour de cassation a rendu son arrêt rejetant les pourvois le 15 octobre 2003. L'affaire a été audiencée devant la cour d'assises du Pas-de-Calais en mai 2004.

Quelles ont été mes relations avec la Chancellerie ? J'ai adressé à la direction des affaires criminelles et des grâces sept rapports écrits d'information : le premier après les premières mises en examen le 20 novembre 2001, puis les 9 janvier 2002, 14 février 2002, 22 octobre 2002, 19 décembre 2002, 24 mars 2002 et 3 octobre 2003. Plusieurs échanges téléphoniques ont eu lieu entre un magistrat de la DGAC et le substitut général, qui suivait le dossier à mes côtés et sous mon autorité. Ces échanges portaient sur des informations ponctuelles, concernant les événements de la procédure.

La DACG a accusé réception de mon premier rapport le 29 novembre 2001, par une dépêche dans laquelle elle me disait que cette affaire avait « retenu toute son attention » et me demandait que l'on « continue à la tenir informée semestriellement ». Elle ne m'a pas donné d'instructions particulières sur ce dossier, et ne m'en donnera pas par la suite. Je n'ai pas gardé, et je sais que je parle sous la foi du serment, le souvenir de contact personnel avec la DACG et le cabinet du garde des Sceaux au sujet de ce dossier jusqu'à l'audience de juin 2004. Je n'ai reçu aucune instruction, aucune recommandation, aucune demande positive ou négative particulière du ministère de la justice pendant l'enquête, l'instruction et la procédure de jugement.

Quelles étaient mes relations avec le procureur de la République de Boulogne ? Les rapports écrits et verbaux entre le procureur de la République et mon parquet général étaient réguliers et confiants, bien que nos deux parquets fussent éloignés de 133 kilomètres. M. Gérald Lesigne, procureur depuis 1985, est un homme rigoureux, consciencieux, travailleur, chef de parquet expérimenté, ne ménageant ni son temps ni sa peine. Le procureur de la République, qui dirige l'exercice de la police judiciaire lors de l'enquête, qui apprécie l'opportunité des poursuites et présente ses réquisitions, ne m'a pas demandé d'instructions préalables à ses décisions, qu'il s'agisse de ses réquisitions introductives et définitives, de ses réquisitions sur la détention, de ses réquisitions supplétives ou de disjonction. Il n'avait pas à le faire. Il s'agit, en effet, de responsabilités qui lui sont propres. Je rappelle qu'il tient ses pouvoirs de la loi, et non d'une délégation de signature comme dans une administration ou une collectivité locale. J'ai été normalement renseigné par lui, dans le cadre de nos relations hiérarchiques, sur le déroulement de cette procédure largement médiatisée, qui concernait notamment un officier public et ministériel. Avant l'audience de la cour d'assises, le parquet de Boulogne m'avait adressé douze rapports écrits entre le 26 juin 2001 et le 19 mars 2003.

J'ai considéré pour ma part, à l'époque, et c'était ma première préoccupation, que la procédure ne subissait aucun retard injustifié. Les rapports administratifs du procureur donnaient une synthèse en apparence satisfaisante, et non alarmiste, du contenu du dossier et de son évolution.

De son côté, le réquisitoire définitif, d'une centaine de pages, contenait un exposé détaillé, une discussion précise des éléments à charge et à décharge. Il m'est apparu, en l'état des informations dont je disposais à l'époque, pertinent.

Le procureur de la République, conformément à mes recommandations expresses, n'a pas donné aux médias d'informations, officielles ou officieuses, sur le contenu du dossier, respectant ainsi le secret de l'instruction. Je lui avais suggéré, téléphoniquement, courant 2002, étant donné le nombre de personnes mises en examen, de proposer au président du tribunal de grande instance et au juge d'instruction - que je n'ai jamais évidemment jamais rencontré - une co-saisine, avec un deuxième magistrat. Il m'a été répondu que M. Burgaud ne le souhaitait pas.

J'ai, enfin, en fonction des moyens dont je disposais, aidé le parquet de Boulogne par des visites sur place deux fois par an environ ; l'affectation d'au moins un substitut placé et d'assistants ; la délégation d'un substitut général, pour assurer l'intérim à Boulogne, pendant le procès de Saint-Omer ; la proposition du concours d'un substitut général pour l'audience, offre déclinée par le procureur.

J'ai approuvé que M. Gérald Lesigne aille occuper le siège du ministère public à l'audience de la cour d'assises en mai 2004. Il a organisé avec le président son audience, en ce qui concerne la liste des témoins et le calendrier. Lors de l'audience de Saint-Omer, lorsqu'une partie du dossier s'est « effondrée » pendant les débats, lesquels ont mis en lumière la catastrophe, cela a été un choc épouvantable à l'intérieur du parquet. J'ai été en contact téléphonique quotidien avec M. Gérald Lesigne. Je me suis rendu deux fois à Boulogne-sur-Mer, un samedi matin, pour échanger avec lui afin de le soutenir, mais sans du tout intervenir pour restreindre sa liberté de parole.

Onze magistrats du parquet général de Douai ont travaillé successivement sur ce dossier, au cours de ces trois ans. Un magistrat du service central a analysé les rapports administratifs du parquet de Boulogne et m'a proposé à la signature des rapports d'information pour la Chancellerie, qui confirmaient des comptes rendus téléphoniques aux magistrats rédacteurs de la DACG. À l'époque, 200 procédures étaient suivies par le service central.

Les substituts généraux ont requis devant la chambre de l'instruction, à l'occasion des 244 arrêts relatifs à la détention - dont 15 ont été rendus en 2001, 49 en 2002, 106 en 2003, 74 en 2004 - et 6 arrêts sur le fond de l'instruction. Ces chiffres sont très importants. Les appels de refus d'actes ou de contre-expertises ont été rares : six. Sur les 224 appels concernant la détention, seuls 66 étaient antérieurs à la clôture de l'information du juge d'instruction. Ils ont concerné principalement le prêtre - 134 - et l'huissier - 23. Notons que 8 des accusés n'ont pas saisi la cour d'appel ou ne l'ont fait qu'une fois... J'avais, et j'ai toujours, une grande estime pour ces substituts et avocats généraux, pour leurs qualités humaines et professionnelles. Ils avaient des expériences différentes - ancien juge des enfants, juge d'instruction, juge d'instance ; brillants avocats généraux d'assises ; provinciaux ou parisiens. Il s'agissait, il s'agit toujours, d'hommes et de femmes honnêtes, équilibrés, travailleurs... Ils ont pris leurs réquisitions dans cette affaire en leur âme et conscience, avec la liberté qui leur est reconnue par la loi et qui ne les soumet à aucun contrôle préalable. Je suis convaincu qu'ils croyaient en leur dossier.

Outre des rencontres individuelles multiples, des réunions de travail collectives se tenaient dans mon bureau, toutes les trois semaines, avec les avocats et substituts généraux. Deux fois par trimestre, j'organisais des rencontres régulières entre procureurs de la République et magistrats du parquet général. Aucun désaccord entre le siège et le parquet ou entre magistrats du parquet ne m'a été signalé, comme ne m'a pas été signalée d'anomalie dans le contenu et la conduite de ce dossier. Dans le cas contraire, il va de soi que j'aurais pris, en accord avec mon parquet, toutes les initiatives nécessaires.

S'agissant de mes relations avec les avocats, je considère qu'aucun signal d'alarme officieux ou solennel n'a été tiré par les très nombreux avocats de la cause, à l'exception, il est vrai, de la requête en dépaysement. Cette requête, datée du 8 février 2002, reçue le 11 février 2002, était fondée sur l'article 665, alinéa 2, du code de procédure pénale. Il m'était demandé de saisir la chambre criminelle de la Cour de cassation à cet effet « dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice ».

J'ai traité personnellement cette requête en demandant aux deux avocats, Mes Berton et Delarue, de venir m'exposer verbalement leur requête, pratique peu courante dans la plupart des ressorts. Je les ai reçus à mon cabinet et j'ai entendu leurs explications, le 12 février à 11 heures. J'ai répondu à leurs arguments par une réponse de rejet motivée, datée du 13 février. S'ils n'étaient pas convaincus par ma décision, les conseils des parties pouvaient, aux termes de l'article 665, alinéa 3 du code de procédure pénale, adresser un recours au procureur général près la Cour de cassation. Ils ne l'ont pas fait. Ils pouvaient également formuler d'autres recours. Ni eux-mêmes ni leurs confrères ne l'ont fait. J'aurai sans doute l'occasion de revenir sur les raisons de ma décision en répondant à vos questions.

En ce qui concerne mes relations avec les magistrats du siège, je n'ai jamais rencontré le juge Burgaud, comme je me suis toujours interdit de rencontrer personnellement les juges d'instruction de mon ressort, pour ne pas porter atteinte à leur indépendance. Pour la même raison, je n'ai jamais parlé du contenu de ce dossier, avant l'audience de Saint-Omer, avec le président de la chambre de l'instruction, le président de la cour d'assises, le premier président. Je n'ai pas non plus parlé de ce dossier aux conseillers de la cour d'appel, ou aux assesseurs de la cour d'assises du Pas-de-Calais.

En revanche, je me suis entretenu avec le premier président pour préparer l'organisation matérielle du procès de Saint-Omer, pour lui signaler l'importance de la délivrance des copies aux avocats - c'est dans ces conditions que nous avons fait en sorte que l'ensemble des dossiers soient scannés et envoyés aux avocats des différentes parties -, pour lui suggérer, en 2002, la désignation d'un deuxième juge d'instruction aux côtés de M. Burgaud, pour m'étonner qu'on ne puisse pas retarder la mutation de ce magistrat avant la clôture de son instruction. Cela dit, ces questions échappaient aux attributions du parquet et relevaient exclusivement des responsabilités du siège.

Je voudrais à présent vous faire part de mes réflexions sur les questions que pose cet échec pour le ministère public Les magistrats qui ont eu à connaître de cette affaire ont conscience d'un immense échec. Ils en ressentent douloureusement les conséquences. Nous n'avons cessé de méditer les raisons de cette tragédie depuis maintenant deux ans. J'assume ma part de responsabilités dans ces erreurs. Les leçons que je tire, pour le parquet, de cet échec humain et institutionnel sont multiples. Je souhaiterais les évoquer, pour qu'ensemble nous puissions comprendre et en tirer des enseignements pour l'avenir.

En premier lieu, il nous faut mieux savoir discerner les « signaux d'alerte ». Dans ce dossier dramatique, beaucoup considèrent à juste titre qu'un « diagnostic critique » aurait dû être effectué à plusieurs occasions dans la procédure, pour éviter le désastre qui s'en est suivi. C'est ainsi, notamment, que l'on aurait dû être attentif aux signaux d'alerte que constituaient les grèves de la faim de deux accusés, la mort en prison d'un mis en examen en détention provisoire, les demandes de mise en liberté réitérées. Il est vrai que nous aurions pu, que nous aurions dû prendre d'autres réquisitions devant la chambre de l'instruction.

Cependant, il est essentiel que nous nous replacions à l'époque de l'instruction de ce dossier. Nous devons comprendre pourquoi nous n'avons pas, à ce moment-là, discerné ces « signaux d'alerte ».

Je vous l'ai dit, les membres du parquet croyaient en leur dossier. Ils pensaient qu'il existait des charges : déclarations précises, corroborées par des adultes - assistantes maternelles, travailleurs sociaux, experts -, confirmées par la découverte un peu effrayante de 170 cassettes pornographiques, d'objets érotiques, de pratiques sexuelles hors norme. Nous étions à l'époque, dans le Nord-Pas-de-Calais, très sensibilisés à la lutte contre les violences intra-familiales.

Nous avions des enfants en souffrance devant nous. Nous devions les protéger. À l'époque la parole de l'enfant était « sacralisée ». Il est vrai que les enregistrements des interrogatoires ont été défaillants, faute de matériel adéquat et en raison de la formation insuffisante des enquêteurs à ces techniques.

Les magistrats, je vous l'assure, n'étaient pas obsédés par la religion de « l'aveu », et ce d'autant moins qu'il est courant de constater le déni des adultes dans les affaires sexuelles sur mineurs victimes.

J'ajoute qu'à l'époque, les magistrats étaient très sensibles à la nécessité de lutter avec détermination contre la pédophilie, surtout lorsqu'elle était le fait de réseaux. L'affaire Dutroux, en Belgique, était récente. Je pourrais évoquer ce titre du Figaro, en avril 2000 : « La justice ne sait pas travailler sur les réseaux » ; « Pédophilie : la justice est incapable » ; et en page 8 : « Les troublantes indifférences judiciaires ». Cela n'est pas une excuse, ni un réquisitoire contre les journaux, mais c'était le contexte, la réalité du moment. La presse avait été tellement excessive, à l'origine de l'instruction, pour accuser les mis en cause, en appeler à la répression, que lorsqu'elle a changé son analyse et critiqué la justice, les magistrats ne l'ont pas prise en considération.

À tort, les grèves de la faim n'ont pas été perçues comme des « appels au secours ». Les magistrats, malheureusement, ont tendance à considérer que ces comportements constituent un « chantage », une façon de protester, qui fait appel à l'émotionnel et non à des arguments rationnels.

Les appels innombrables du prêtre et de l'huissier devant la chambre de l'instruction n'ont malheureusement pas non plus été pris en compte. Mais je me permets de citer le rapport de la commission de suivi de la détention provisoire publié en novembre 2005. Il souligne que « les examens répétés de mêmes dossiers, sur des mêmes demandes, chronophages par nature, nuisent incontestablement à une possibilité d'examen approfondi, même si le code de procédure pénale réglemente ces demandes. Il s'agit de ce que l'on peut appeler la « mithridatisation » de l'analyse. Cela signifie que la répétition de demandes (identiques ou presque) sur un même dossier, pour des mêmes faits concernant les mêmes personnes ne favorise pas, de fait, une analyse poussée, voire objective du dossier. C'est ainsi que peut échapper à la vigilance des uns et des autres un argument sérieux et crédible, non pris comme tel par l'effet de l'habitude génératrice, parfois, de la lassitude. » C'est épouvantable, mais c'est la réalité. Là encore, ce n'est ni une justification ni une excuse, mais l'une des explications de la catastrophe.

J'indiquerai, enfin, que l'absence de conflits d'analyse, pourtant relativement courants dans la magistrature, entre les magistrats du premier et du deuxième degré, entre les magistrats du siège et du parquet, entre magistrats du parquet général, l'absence de démarche collective des avocats ne nous ont pas, malheureusement, alertés.

La masse des affaires à traiter, l'éloignement géographique entre la cour et Boulogne-sur-Mer, l'isolement humain des uns et des autres, l'insuffisance de l'esprit critique, l'extrême difficulté des affaires touchant à la sexualité, ne justifient pas, mais expliquent, les graves défaillances de l'époque. Notre vigilance a été gravement mise en défaut. J'en ai tiré des leçons, je vous l'assure.

Comment, aujourd'hui, pouvons-nous, ensemble, faire en sorte que ces erreurs ne se renouvellent pas ? Respectueux de la séparation des pouvoirs, je me garderai de me substituer au législateur ou de critiquer la loi. Pour l'avenir, je voudrais cependant vous faire partager mes réflexions de praticien du parquet.

Le deuxième enseignement que nous devons tirer de cette affaire est la nécessité de renforcer la capacité des magistrats du parquet à savoir travailler en groupe. Certes, le délibéré est une technique traditionnelle du siège. Certes, le parquet est très attaché au principe d'unité du ministère public. Mais leurs études classiques et juridiques ont appris, en priorité, aux magistrats à savoir prendre leurs responsabilités personnelles, à assumer des décisions individuelles. Nous n'avons peut-être pas suffisamment été formés au lycée, à la faculté de droit et à l'ENM au travail en groupe. Il me semble que les entreprises, les chercheurs, les médecins savent mieux travailler en équipe.

Dans les parquets, nous n'avons guère l'occasion de discussions internes collectives sur un dossier, sur une situation complexe, sur une évaluation critique. Le travail « en réseau », le brainstorming ne font pas suffisamment partie de notre culture professionnelle. Il nous fait surmonter notre individualisme foncier.

Par exemple, en janvier dernier ont été organisés par l'ENM dans le cadre de la formation continue, deux stages, l'un pour les magistrats chargés de fonctions d'instruction, l'autre pour les magistrats du parquet. Le premier ne prévoyait aucune intervention de magistrats du parquet et n'avait inscrit à son ordre du jour aucune question concernant les relations avec les avocats. Dans le second, la formation n'était assurée que par des procureurs de la République. Rien n'était prévu sur les relations avec les juges d'instruction, ni avec le parquet général, ni avec les avocats.

Dans le respect des attributions de chacun, un dialogue plus approfondi des magistrats du parquet avec la DACG est certainement souhaitable pour permettre une analyse critique des rapports de politique pénale et une « expertise extérieure » sur les affaires individuelles avec les chefs de parquet concernés ; une description des relations à recommander entre substituts et procureur, entre parquets et parquets généraux, entre parquets généraux et chancellerie.

Le troisième enseignement de cette affaire est la nécessité de réfléchir à une méthodologie de « contrôle de qualité » des procédures pénales. Aujourd'hui, les collègues du siège et du parquet ont pour seules références écrites le code de procédure pénale, la jurisprudence, les circulaires générales de la DACG, le très récent « guide de la permanence » publié en novembre 2004. Mais pour les enquêtes approfondies et complexes, dans le cadre du dialogue avec les juges d'instruction, ils ne disposent pas d'un guide méthodologique. Les bonnes pratiques sont transmises par les hasards de l'expérience ou par les conseils personnels des plus anciens. Nous ne connaissons pas des recommandations professionnelles applicables aux magistrats du ministère public, comme les conférences de consensus en médecine. Nous ne disposons pas de l'équivalent du référentiel des bonnes pratiques des commissaires aux comptes, définies par le décret du 16 novembre 2005 pris en application de la loi du 1er août 2003. On pourrait également évoquer les normes d'audit, les « guide lines » des experts comptables.

Il ne faut pas « plaquer » des obligations ou interdictions normatives sur les dispositions légales. Il ne faut pas non plus diminuer la liberté d'appréciation personnelle de chacun. Mais ne pourrait-on pas envisager des recommandations méthodologiques ? Certes, des parquets généraux prennent parfois l'initiative de faire un « debriefîng » des affaires judiciaires réussies ou désastreuses, largement médiatisées. J'ai par exemple réuni à Lille les chefs de parquets de mon ressort, le 29 mars 2002, pour évoquer les enseignements que l'on pouvait tirer de l'affaire d'Auxerre. J'ai également, en tant que procureur général près la cour d'appel de Versailles, adressé à mes procureurs de la République une note tirant les enseignements de la terrible affaire dite des « disparus de Mourmelon », après le jugement du 24 juin 2004 du tribunal de grande instance de Paris condamnant l'État.

L'évaluation et l'inspection hiérarchiques sont des outils à la disposition des chefs de juridiction. Mais ces dialogues ne débouchent pas toujours sur des modifications concrètes des organisations et des méthodes. Trop de magistrats évalués ou inspectés ne s'approprient pas la démarche : ils la subissent. Ne pourrait-on pas s'inspirer des méthodes mises en œuvre pour les médecins, qui tiennent la vie de leurs patients entre leurs mains et, eux aussi, sont très attachés à leur indépendance ?

Il s'agit de pistes de réflexion, sans doute à approfondir. Il ne s'agit pas de « reprendre en main » de bureaucratiser les pratiques individuelles, les appréciations personnelles, mais de proposer des améliorations méthodologiques, de diffuser des références de bonnes pratiques.

Le quatrième enseignement de cette affaire, et il est terrible, est que la défense n'a pas été entendue comme elle aurait dû l'être. Dans la cour d'appel de Douai, trop souvent, les relations entre avocats pénalistes et magistrats étaient mauvaises. Les magistrats se considéraient trop souvent dans « une forteresse assiégée », craignant incidents et mises en cause personnelles. Les conflits relationnels étaient très nombreux. C'est ainsi que je m'étais efforcé, dans ce climat d'agressivité et d'hostilité, de prendre l'initiative de rencontres entre magistrats et avocats pour apprendre aux interlocuteurs du débat judiciaire à se parler, se connaître, s'écouter, s'estimer. J'avais pris l'initiative d'organiser, en février 2004, un colloque qui s'est tenu à la faculté de droit de Lille sur le thème : « Procédure pénale et déontologie de l'avocat : jusqu'où peut-on aller trop loin ? » Participaient à ce colloque Me Henri Leclerc, le barreau de Lille, le président Monier. Cela est resté insuffisant. Trop peu d'avocats et de magistrats s'étaient sentis concernés.

Il est indispensable que les avocats pénalistes, tout en restant libres de leur système de défense et indépendants des magistrats, ne soient pas uniquement des adversaires, mais soient aussi des auxiliaires de justice, qui sachent parler au cœur, à la raison des magistrats, à leur intelligence et leur humanité. Cette fonction d'auxiliaire de justice de l'avocat, rappelée par le très récent « Règlement intérieur unifié » des barreaux français dans ses articles 6-1 et 20-1, doit être mieux comprise de tous les acteurs du procès, et notamment des magistrats. Une formation commune et suffisamment longue est certainement nécessaire. Elle devrait être obligatoire. Barreau et magistrature sont des composantes indissociables de cet idéal de justice, auquel nous sommes tous profondément attachés.

Depuis plus de dix-huit mois, il n'y a pas un jour, il n'y a pas une nuit où je n'aie médité cette tragédie judiciaire et humaine. Je peux vous assurer qu'aujourd'hui, avec mes collaborateurs, nous en avons tiré des enseignements personnels pour la conduite et le suivi des dossiers juridictionnels. Mais la multiplicité et la dispersion de nos missions, judiciaires et administratives exigent sans doute des choix difficiles pour l'avenir. L'importance de la prise en compte de l'humain dans les dossiers doit certainement être renforcée. Cela exige, bien sûr, des moyens nouveaux. Au-delà des réformes législatives sans doute nécessaires, une remise en cause des pratiques professionnelles individuelles, une capacité accrue de travail en équipe, un meilleur dialogue avec les avocats, sont des exigences indispensables. C'est en pensant une fois de plus aux victimes de ces dysfonctionnements extrêmement graves que nous devons, ensemble, magistrats et responsables publics, permettre à la justice de notre pays d'épouser son temps et de se réconcilier avec les Français.

M. le Président : M. Burgaud nous a dit le 8 février dernier que personne, au cours de l'instruction, ni le procureur de la République de Boulogne-sur-Mer, ni le procureur général de Douai, ne lui avait dit qu'il faisait fausse route. Le lendemain, le procureur Lesigne nous a indiqué que « le procureur général, qui faisait preuve d'un certain niveau d'exigence à l'égard de ses parquets, était informé très rapidement de l'état du dossier. » Rétrospectivement, pensez-vous que vous auriez pu ou dû, directement ou par l'intermédiaire du procureur, donner des conseils au juge d'instruction et le prévenir qu'il faisait fausse route ?

M. Jean-Amédée LATHOUD : Le procureur général a autorité hiérarchique sur le procureur de la République et ses substituts, il contrôle l'activité des officiers de police judiciaire, mais à aucun moment il n'a à faire savoir à un juge d'instruction qu'il fait fausse route. Ce serait inimaginable qu'il le fasse. Je n'avais pas à le faire.

Je vous ai décrit mes relations avec le procureur de la République. Nous étions constamment en contact. Je vous ai dit aussi que les signaux d'alerte n'ont pas fonctionné. Il est clair que si j'avais mesuré que le parquet général faisait fausse route, notamment dans ses réquisitions devant la chambre de l'instruction, j'aurais alerté le procureur de la République. Je n'ai pas interprété comme j'aurais dû le faire un certain nombre d'événements. Je vous ai dit pourquoi je ne l'ai pas fait, pas plus que mes collègues du parquet. Nous nous sommes trompés faute d'esprit critique, faute de méthode d'analyse des événements. Mais encore une fois, je n'avais pas, sur le plan des principes, à adresser au juge d'instruction quelque mise en garde que ce soit.

M. le Président : Nous savons bien, monsieur le procureur général, quelle est la différence entre le siège et le parquet, et que vous n'aviez pas à donner d'instructions au magistrat instructeur. Malgré tout, vous vous êtes entretenu à plusieurs reprises de cette affaire avec le procureur de la République. Vous auriez pu lui dire qu'il faisait fausse route. De même, puisque le procureur avait des contacts fréquents avec le juge d'instruction, vous auriez pu suggérer à votre subordonné de dire à celui-ci qu'il faisait fausse route. Vous n'auriez violé aucun texte.

Deuxièmement, vous avez proposé au procureur de suggérer au président du tribunal et au juge d'instruction une co-saisine. Cela signifie bien que vous aviez quelques interrogations sur la façon dont M. Burgaud conduisait son travail ?

M. Jean-Amédée LATHOUD : Ma première préoccupation, en tant que procureur général, était de veiller à ce que la procédure ne subisse aucun retard.

Deuxièmement, les rapports écrits et verbaux du procureur de la République ne me signalaient pas d'anomalies, et je n'ai moi-même pas perçu d'anomalies.

Troisièmement, concernant M. Burgaud, je me préoccupais du grand nombre de personnes mises en examen et de parties civiles. Le dossier commençait à prendre une ampleur importante. La pression médiatique, la pression morale, la pression de la défense étaient très réelles. Voilà pourquoi j'ai souhaité que le parquet propose une co-saisine. Cette proposition ne correspondait pas du tout à l'idée que le juge d'instruction n'était pas à la hauteur ou faisait fausse route. Cela n'a jamais été mon analyse à l'époque.

M. le Président : Vous avez considéré qu'il était tout à fait normal et légitime que M. Lesigne ait requis à l'audience devant la cour d'assises de Saint-Omer. Cette question, vous le savez, est controversée. L'avocat général Jannier, qui a requis devant la cour d'assises d'appel, nous a dit que cette façon de procéder l'avait surpris. Il était plutôt partisan que le procureur ne soit pas celui qui requiert à l'audience, notamment dans les affaires complexes comme celle d'Outreau. Vous maintenez, pour votre part, que la solution que vous avez retenue était la bonne ?

M. Jean-Amédée LATHOUD : À l'époque, c'était une bonne solution. M. Lesigne était volontaire. Il était expérimenté : 56 ans, procureur de la République depuis 1985. Il était entouré, au parquet de Boulogne, de sept magistrats, dont les plus anciens avaient deux ans d'ancienneté. Je considérais que c'était l'homme qui devait faire face à la situation. Il connaissait bien ce dossier. Il l'avait suivi. J'ajoute qu'il est habituel que le magistrat qui a rédigé le réquisitoire définitif aille soutenir oralement à l'audience l'accusation qu'il a soutenue par écrit. C'est une motivation réelle pour les magistrats du parquet, qui ne doivent pas être des bureaucrates du réquisitoire définitif ; ils doivent en mesurer le poids et l'importance lors de l'audience.

En termes de gestion des ressources humaines, il était également essentiel que le magistrat qui avait fourni ce gros travail de rédaction et de mise en perspective des charges puisse en assurer la responsabilité à l'audience.

J'ajoute que, lorsque la cour d'assises n'est pas au siège de la cour d'appel, c'est le magistrat qui a rédigé le réquisitoire définitif qui va assumer l'accusation à l'audience. Et je crois que les magistrats du parquet apprécient de pouvoir suivre un dossier de bout en bout, de même qu'un avocat apprécie de pouvoir suivre la défense de son client du début de l'affaire jusqu'à l'audience.

J'ai proposé à M. Lesigne d'être assisté d'un substitut général, qui avait suivi le dossier à la chambre de l'instruction. Il a décliné ma proposition. Il m'a simplement demandé de désigner un substitut général pour « tenir » le parquet de Boulogne.

Je prends acte de l'analyse critique de notre collègue du parquet général de Paris. Elle pourra contribuer à l'analyse critique méthodologique que j'appelle de mes vœux dans l'avenir.

M. le Président : Le 20 février dernier, dans un discours que vous avez prononcé devant l'Académie des sciences morales et politiques, vous déclariez ceci : « Il est légitime qu'un dialogue permanent existe entre le parquet, qui assure une « interface » avec des juges indépendants, et le ministre de la justice. Un renforcement des garanties statutaires reconnues aux procureurs, la transparence des instructions individuelles et générales, une meilleure organisation de comptes rendus d'activité doivent permettre de renforcer un dialogue, permanent, confiant et sans servilité. »

Vous avez répondu par avance à la question que je voulais vous poser concernant des instructions que vous auriez reçues ou non de la Chancellerie. L'affaire était particulièrement signalée, nous a-t-on dit à plusieurs reprises. Elle était très médiatisée. Il est donc évident que les ministres successifs, ainsi que le directeur des affaires criminelles et des grâces, la suivaient de près. Vous avez dit, en insistant sur le fait que vous parliez sous la foi du serment, que vous n'aviez reçu aucune instruction. Auriez-vous souhaité en recevoir ?

M. Jean-Amédée LATHOUD : Je considère que ce n'était pas une affaire particulièrement signalée. Les affaires de Sangatte, l'affaire Humbert, l'affaire Metaleurop, l'affaire Jourdain étaient des affaires particulièrement signalées. Celle-ci ne l'était pas. Elle était certes médiatisée, mais comme beaucoup d'autres le sont.

Dans cette affaire, tout au long de l'enquête et de l'instruction, je n'ai pas reçu d'instruction et je n'en ai pas demandé. J'ai pris l'initiative, après l'interpellation de ceux que la presse a appelés les « notables », d'un premier rapport écrit à la Chancellerie. Celle-ci m'a demandé que je la tienne informée. Je n'ai pas le souvenir d'avoir eu un contact téléphonique avec le directeur des affaires criminelles et des grâces, et encore moins avec le cabinet du garde des Sceaux.

A posteriori, je me dis qu'il aurait été tout à fait normal que la direction des affaires criminelles et des grâces me demande des précisions sur des points qui auraient pu être perçus comme des clignotants, par exemple la grève de la faim.

Arrive l'audience. Je l'ai dit, cela a été un bouleversement. Les débats contradictoires, marqués par un affrontement violent entre la défense et l'accusation, ont provoqué l'effondrement d'un certain nombre de charges. Cela a été un séisme. À partir du deuxième jour, j'ai été en contact permanent avec le directeur des affaires criminelles et des grâces de l'époque, qui me disait : « Mais enfin, qu'est-ce qui se passe ? Expliquez-moi. » Il me demandait des informations. À aucun moment, pendant cette période, la DCAG ou le cabinet du garde des Sceaux ne m'ont demandé de faire passer quelque message que ce soit au procureur de la République.

Après le procès, le parquet n'a pas fait appel. Je n'ai jamais eu d'instruction à ce sujet de la part de la DCAG, et je n'en ai pas demandé. Par contre, il est vrai que j'ai évoqué cette question avec le directeur des affaires criminelles et des grâces. La question était d'importance. L'audience avait été un séisme. Le verdict est tombé : des condamnations, des acquittements. Le ministère public n'a pas interjeté appel des acquittements de David Brunet, de Daniel Legrand, de Pierre Martel, d'Odile Marécaux, de Karine Duchochois, de Roselyne Godard, de Christian Godard. Ces acquittements avaient été requis par le parquet à l'audience. Le procureur de la République, je le souligne, avait déjà requis le non-lieu, le 6 mars 2003, en faveur de Mme Odile Marécaux et de M. Christian Godard.

La décision de ne pas faire appel a été une décision que j'ai prise personnellement. J'en ai parlé à Jean-Claude Marin, directeur des affaires criminelles et des grâces, mais je n'ai reçu de lui aucune instruction.

Certains se sont étonnés que le parquet général n'ait pas interjeté appel incident des condamnations prononcées par la cour d'assises de Saint-Omer contre M. Alain Marécaux, M. Dominique Wiel, M. Daniel Legrand fils, M. Franck Lavier, Mme Sandrine Lavier et M. Thierry Dausque. J'ai hésité, compte tenu de ma pratique habituelle, qui est de permettre à la cour de revoir le dossier. Le verdict avait été plus sévère que les réquisitions prononcées à l'encontre de M. Thierry Dausque, de M. Dominique Wiel, de Mme Sandrine Lavier, de M. Daniel Legrand. Il avait été très exactement conforme aux réquisitions du parquet en ce qui concerne M. Marécaux et M. Franck Lavier. J'ai considéré que l'appel incident était inopportun et inutile. Compte tenu de la lecture et de l'écoute que nous avions eus des débats, le ministère public n'allait certainement pas demander, en appel, l'aggravation des peines prononcées à Saint-Omer. Ce n'était pas envisageable.

Aux termes de l'article 380-3 du code de procédure pénale, la cour d'assises désignée en appel pouvait, sans appel incident du parquet général, confirmer les peines, les réduire ou acquitter. J'ai donc considéré que l'appel du parquet général était inutile. Je suis même convaincu qu'il aurait été perçu à l'époque comme de l'acharnement. Je considère donc que l'appel incident ou principal du ministère public était sans conséquence sur les questions qui nous préoccupent et nous interpellent, la détention provisoire et la manifestation de la vérité. Je crois que la décision de ne pas faire appel était cohérente avec les réquisitions, et empreintes de mesure et d'humanité.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Monsieur le procureur général, vous avez répondu à beaucoup des questions que je comptais vous poser. Je vous remercie de nous avoir apporté le dossier administratif, dont nous ne disposions pas. Je vous remercie également pour l'esprit d'ouverture que j'ai cru déceler dans vos propos sur les réformes envisageables pour notre justice.

Vous nous avez parlé de « mithridatisation » en cas de multiples demandes de mise en liberté. Je rapprocherai ce phénomène du fait que beaucoup de décisions de refus de mise en liberté ont été motivées par le « système de défense » de la personne mise en examen, lequel système de défense consistait, pour la personne en question, à clamer son innocence. Un article du journal le Monde publié le 7 février 2006 fait à ce sujet mention d'une note que vous auriez adressée à la Chancellerie le 9 janvier 2002. Je donne lecture de ce petit extrait d'article : « Le procureur de Boulogne-sur-Mer et son supérieur à Douai ne cessent, pour leur part, d'alimenter, parfois avec des notes communes, Robert Finielz, le responsable de la DACG. Le 9 janvier 2002, ils font part de leurs regrets face à l'attitude de François Mourmand, autre voisin de palier des Delay, détenu depuis le 25 avril 2001. Accusé par Daniel Legrand fils d'être lié à l'affaire de la fillette tuée en 1999, M. Mourmand a refusé de répondre aux questions du juge, en clamant son innocence. »

Quand une personne est innocente, il est normal qu'elle le clame, et notamment en déposant de multiples demandes de mise en liberté. Cela semble être apprécié de manière plutôt négative par certains magistrats. Qu'en pensez-vous, et que pensez-vous qu'il faudrait faire pour qu'une personne innocente puisse, sans crainte, dire qu'elle l'est ?

M. Jean-Amédée LATHOUD : L'article que vous avez cité évoque des « notes communes » entre le procureur et le procureur général. Je ne vois pas de quoi il peut être question. Je n'ai pas retrouvé de telles notes dans le dossier.

J'ai été très frappé par le décès de M. Mourmand en détention. Son suicide à la maison d'arrêt de Douai a été pour moi quelque chose d'épouvantable. Le suicide des détenus est horrible. J'avais d'ailleurs alerté le garde des Sceaux sur la situation à cet égard dans le Nord-Pas-de-Calais.

M. le Rapporteur : Monsieur le procureur général, on ne peut pas parler de suicide pour l'instant. Une information est en cours, qui n'a toujours pas abouti.

M. Jean-Amédée LATHOUD : À l'époque, cela paraissait un suicide, qui pouvait être considéré comme la preuve suprême de sa volonté d'affirmer son innocence. Je dois dire que je ne l'ai pas perçu ainsi à l'époque. Par contre, j'ai été révolté par le fait que ce décès illustrait le problème de la santé en milieu carcéral. J'avais été très frappé par le nombre très important de suicides dans les établissements pénitentiaires du Nord-Pas-de-Calais, J'avais saisi le préfet Pautrat. Nous avions travaillé avec le directeur régional de l'administration pénitentiaire, M. Toulouse, sur cette question. J'avais eu une discussion vive avec les personnels médicaux de l'UCSA, l'unité centrale de soins ambulatoires, sur le problème de l'insuffisante prise en compte de la santé physique et mentale en milieu carcéral. C'est dans cet esprit que j'ai réagi au décès de M. Mourmand. Je vous avoue que je ne l'ai pas interprété comme une protestation de son innocence.

S'agissant des demandes de mise en liberté à répétition, il faut se souvenir qu'à l'époque, la souffrance des enfants, les actes dont ils avaient été victimes nous bouleversaient. Les magistrats étaient, en effet, plus attentifs à cette souffrance qu'à la parole des personnes mise en examen. En matière d'agressions sexuelles en milieu familial, le déni est la règle. Le parquet n'a pas été suffisamment critique. Je pense que le parquet général aurait pu requérir autrement devant la chambre de l'instruction, notamment après la clôture de l'instruction. Cela dit, la chambre de l'instruction avait rendu son arrêt et les charges retenues contre les personnes mises en examen avaient été confirmées par la chambre criminelle de la Cour de cassation, présidée par son président. Rétrospectivement, je me dis que nous aurions dû requérir autrement, mais à l'époque, compte tenu des éléments dont nous disposions et de l'importance des enjeux auxquels nous étions sensibles, nous avons fait ce que nous avons cru devoir faire, en notre âme et conscience.

M. le Rapporteur : Vous avez dit que M. Gérald Lesigne était « volontaire » pour requérir devant la cour d'assises de Saint-Omer. Cela veut-il dire qu'il a demandé à requérir ?

M. Jean-Amédée LATHOUD : Non. Devant l'importance du dossier, j'ai demandé à M. Gérald Lesigne s'il souhaitait soutenir l'accusation ou pas. Il m'a dit que oui. Je lui ai proposé de requérir aux côtés d'un autre magistrat. Il ne l'a pas souhaité. Mais ce n'est pas lui qui a demandé à requérir.

M. le Rapporteur : Vous vous êtes exprimé sur la demande de dépaysement. Vous avez entendu les avocats, initiative qui est respectueuse du contradictoire. Avez-vous vous-même pris connaissance du dossier ? D'autre part, vous nous avez dit que les relations entre magistrats et avocats dans le ressort de la cour d'appel de Douai étaient marquées par un « climat d'agressivité et d'hostilité ». N'y avait-il pas là un motif possible de dépaysement de l'affaire ?

M. Jean-Amédée LATHOUD : Je reçois la demande de dépaysement le 11 février 2002. Téléphoniquement, je demande au procureur de la République de me faire parvenir des informations précises sur la délivrance des copies de pièces à la défense. Je lui demande également de me dire ce qu'il en est de ces violations du secret de l'instruction et du « climat délétère » invoqués par Mes Berton et Delarue à l'appui de leur demande de dépaysement. Il me répond par un rapport daté du 11 février 2002, que je vous laisserai. Je sais du dossier ce que m'en dit par écrit le procureur de la République.

D'autre part, j'indique au premier président qu'il y a un problème de bon fonctionnement de la justice. Je crois qu'il a dû prendre contact avec le président du tribunal de Boulogne-sur-Mer pour faire en sorte que le greffier en chef veille à ce que les photocopieuses se mettent activement en action.

En ce qui concerne la décision, je la motive pour les raisons suivantes. J'indique aux avocats que les moyens matériels nécessaires pour la délivrance des copies de pièces seront mis en œuvre. À l'argument selon lequel le juge d'instruction refuse trop de demandes d'actes, je leur réponds qu'ils doivent saisir le juge comme ils en ont le droit aux termes de l'article 82-1 du code de procédure pénale, et faire appel des refus qui leur seraient opposés. Nous savons que très peu de refus d'actes ont fait l'objet d'appel : six au total.

S'agissant des violations du secret de l'instruction, je demande aux avocats si elles sont, selon eux, le fait du juge d'instruction. Ils me répondent que non. Je peux d'ailleurs vous assurer que ni MBerton ni Me Delarue ne m'ont dit du mal du juge d'instruction.

S'il y a bien une décision que je ne regrette pas et que j'assume complètement, c'est bien le refus du dépaysement, qui me paraissait, en fait et droit, largement motivé. J'ajoute que, depuis, je me suis préoccupé auprès de la chambre criminelle de la Cour de cassation des conditions dans lesquelles elle acceptait le dépaysement d'un dossier. J'ai fait faire une analyse des soixante demandes de dépaysement et des décisions qui ont été prises au cours de 2004 et 2005. Quels étaient les motifs pour lesquels la chambre criminelle acceptait le dépaysement ? Dans la grande majorité des cas, il s'agissait de la qualité des personnes mises en cause : magistrats, avocats, fonctionnaires du greffe. Le deuxième motif de dépaysement est l'existence de liens familiaux ou personnels entre les magistrats qui connaissent de la procédure et les personnes mises en cause. Le troisième motif est le fait que plusieurs procédures sont en cours dans plusieurs juridictions et qu'elles doivent être rassemblées. C'est ce que l'on aurait dû faire, par exemple, dans l'affaire dite des disparus de Mourmelon.

Il me paraît essentiel de rappeler que c'est le concept de juge naturel qui est la règle en droit français. Il n'appartient pas au procureur de la République, au procureur général ou aux avocats de choisir, en fonction de leurs convenances, le lieu du procès ou le juge. Le juge compétent, c'est le juge naturel, territorialement compétent en fonction du lieu des faits et du lieu du domicile de la personne en cause.

Pour toutes ces raisons, je suis persuadé, encore aujourd'hui, que la chambre criminelle de la Cour de cassation n'aurait pas dépaysé l'affaire. Dans toutes les décisions de dépaysement qu'elle a rendues en 2004 et 2005, aucune n'a été motivée par l'insuffisance des moyens matériels ou de greffe dans la juridiction.

M. le Rapporteur : M. Masson, qui avait dirigé l'enquête du SRPJ de Lille, nous a dit qu'il avait été le premier étonné de ne pas être cité comme témoin devant la cour d'assises de Saint-Omer. Il avait même demandé à l'être. Nous en avons demandé la raison à M. Lesigne, qui nous a répondu ceci : « La raison en est que nous avions reçu des consignes du procureur général, qui étaient également relayées par les présidents de cours d'assises, lesquels souhaitaient entendre à la barre des enquêteurs de terrain. » Le président Monier n'a pas vraiment démenti cette affirmation, en nous disant que ce n'était plus la pratique que d'entendre les directeurs d'enquête, qu'on préférait les gens de terrain. M. Masson a dit au contraire que c'était la pratique habituelle. Y a-t-il eu des consignes de votre part pour ne pas citer M. Masson, ce qui paraîtrait surprenant ?

M. Jean-Amédée LATHOUD : S'agissant des consignes tendant à citer devant la cour d'assises les enquêteurs de terrain, je n'en ai pas de souvenir, mais il est très vraisemblable que des consignes générales aient été données pour que les témoins qui viennent à l'audience soient utiles et que ce ne soit pas un hiérarque qui n'a pas suivi directement l'enquête qui vienne témoigner.

M. le Rapporteur : Je précise que M. Masson a été cité devant la cour d'assises de Paris, et qu'il a participé lui-même à l'enquête sur le terrain.

M. Jean-Amédée LATHOUD : Comme je l'ai dit tout à l'heure, ce n'est pas le procureur général qui dresse la liste des témoins. C'est M. Gérald Lesigne qui devait prendre la responsabilité de citer les témoins qu'il estimait opportun de citer. Le procureur général n'avait pas à valider la liste des témoins.

J'ajoute que, pendant le procès, lors d'une conversation téléphonique, le directeur des affaires criminelles et des grâces m'a demandé pourquoi les directeurs d'enquête n'avaient pas encore été entendus. J'ai appelé M. Gérald Lesigne, qui m'a dit qu'il était prévu d'entendre je ne sais plus quel témoin avant les OPJ de Lille.

Encore une fois, je n'ai pas donné d'instruction à M. Gérald Lesigne. Je suis convaincu qu'il a fait pour le mieux, mais je n'ai pas donné d'instruction, directe ou indirecte, pour empêcher que M. Masson témoigne devant la cour d'assises de Saint-Omer.

M. le Rapporteur : Vous nous avez dit que onze magistrats du parquet général étaient intervenus dans cette affaire. La composition de la chambre de l'instruction a, elle aussi, beaucoup changé au cours de la procédure. Ces deux facteurs conjugués n'aboutissent-ils pas à une plus grande difficulté pour chacun à prendre connaissance d'un dossier volumineux ? Cela ne participe-t-il pas à une certaine forme de dysfonctionnement ?

M. Jean-Amédée LATHOUD : Vous soulignez là un élément important, je ne peux pas le contester. La question que l'on pourrait poser est celle de savoir pourquoi autant de magistrats se succèdent à la chambre de l'instruction ou au parquet général de Douai. Cela est lié aux problèmes de gestion des ressources humaines dans les cours d'appel du Nord-Pas-de-Calais et de l'est de la France. Cette mobilité des magistrats est un vrai problème.

D'autre part, cette question renvoie à la nécessité, à l'intérieur d'un parquet ou d'un parquet général, de mieux savoir travailler en équipe, de façon critique étant donné la masse du contentieux porté devant la chambre de l'instruction.

En troisième lieu, cela me conforte dans l'idée qu'il est nécessaire de définir des règles de méthodologie pour maîtriser à l'avenir ce genre de difficultés.

M. le Rapporteur : Vous seriez donc favorable à ce que l'on organise mieux la gestion des ressources humaines ?

M. Jean-Amédée LATHOUD : Oui. Il faudrait, à l'intérieur des cours d'appel, un dialogue plus construit avec les collègues sur les perspectives de carrière, sur l'évaluation, et même sur des contrats d'objectifs. Je trouverais normal que les magistrats qui acceptent d'exercer dans les cours moins « attractives » puissent, en contrepartie, avoir l'occasion, après trois ou quatre ans, d'être nommés dans des cours qui le sont plus.

Mme Arlette GROSSKOST : Monsieur le procureur général, votre collègue procureur général près la cour d'appel de Paris a souhaité que l'on repense la procédure pénale. Il s'est notamment prononcé contre le JLD. Quelle est votre position à ce sujet ?

D'autre part, certains insistent sur l'équilibre des pouvoirs au sein même du monde judiciaire, et concluent à la nécessité de séparer fortement les juges du siège et les magistrats du ministère public. Qu'en pensez-vous ?

M. Jean-Amédée LATHOUD : En ce qui concerne le JLD, permettez-moi de dire que je suis trop respectueux de la séparation des pouvoirs pour critiquer la loi ou mettre en cause les conditions dans lesquelles elle a été appliquée. Je ne formulerai aucune appréciation critique sur le travail des juges : c'est le principe de la séparation des autorités de poursuite, de jugement et d'instruction. Et en ce qui concerne la loi, nommé procureur général en Conseil des ministres, je m'interdis de discuter des conditions d'élaboration de la loi et de son application.

M. le Président : Peut-on en déduire que votre collègue procureur général près la cour d'appel de Paris n'est pas respectueux de la séparation des pouvoirs ?

M. Jean-Amédée LATHOUD : Vous évoquez une appréciation subjective de l'application de la loi qui a institué le JLD. J'ai lu le rapport de la commission de suivi de la détention provisoire publié en novembre 2005, que j'ai cité tout à l'heure. Il évoque comment on pourrait améliorer le fonctionnement des JLD et des chambres de l'instruction. Personnellement, je ne critique pas la loi. Je m'interdis de le faire. J'ai trop de respect pour la représentation nationale pour intervenir dans ce domaine.

Mme Arlette GROSSKOST : Livrez-nous votre sentiment personnel.

M. Jean-Amédée LATHOUD : Je considère que l'institution du JLD a été prévue par la loi du 15 juin 2000 dans des conditions tout à fait intéressantes. Je pense que l'on peut très certainement améliorer le système. Mais le principe, je ne le critique pas.

M. Georges FENECH : Nous sommes sensibles au fait que vous ayez assumé votre part de responsabilité dans ce qui a été une erreur collective, ainsi qu'à votre souci d'en tirer les enseignements et de remettre toujours l'humain au centre du système judiciaire. Le fait même que cette question se pose peut d'ailleurs nous étonner, car si on enlève l'humain de la justice, on se demande ce qui peut rester.

Vous pensez que le parquet devrait tenir des réunions de travail autour d'un dossier particulier. Mais qu'est-ce qui interdit à un procureur général ou à un procureur de la République d'organiser ce type de réunions ?

Par ailleurs, vous préconisez un référentiel des bonnes pratiques. Je crois savoir qu'il existe déjà, dans chaque parquet, La pratique du parquet. Peut-être faudrait-il l'améliorer et le rendre plus lisible.

Vous avez évoqué un debriefing après l'audience. Ne serait-il pas utile également pour les magistrats du siège, notamment les juges d'instruction ? Le juge d'instruction est-il toujours informé, officiellement, du devenir de son dossier ?

M. Gérald Lesigne a soutenu l'accusation à Saint-Omer. Ne pensez-vous pas qu'un deuxième regard, aux assises, serait une garantie supplémentaire ? Je précise que l'on voit souvent, dans les cours d'appel, des avocats généraux se déplacer dans les tribunaux périphériques pour soutenir l'accusation en lieu et place du procureur du tribunal.

Enfin, vous avez été très critique envers les médias, en parlant d'une presse « excessive ». Auriez-vous un avis à nous donner sur ce que doivent être les relations entre la presse et la justice. Votre parquet général organise-t-il ces relations ? Existe-t-il un porte-parole auprès de la presse ?

M. Jean-Amédée LATHOUD : Dans la justice, où est l'humain ? Qu'il me soit permis de dire, avec beaucoup d'insistance et de solennité, que les magistrats doutent, que leurs interrogations personnelles, au quotidien, sont lourdes. Du doute au scrupule, du scrupule au désespoir, nos fonctions sont parfois terribles à assumer. Quelques semaines avant l'ouverture du procès de Saint-Omer, le 9 mars 2004, les magistrats de la cour d'appel de Douai, et tout particulièrement ceux du parquet, avaient été bouleversés par le suicide, à 45 ans, d'un substitut d'Avesnes-sur-Helpe, issu d'un concours exceptionnel, décédé tout juste un an après le début de l'exercice de ses fonctions. Son procureur m'écrivait ceci dans son rapport : « Ce magistrat introverti et solitaire s'épanchait peu. Mais il est manifeste qu'elle supportait mal la lourdeur de sa charge de travail, le niveau de responsabilité et le stress généré par la permanence. Elle avait toujours fait preuve d'un grand dévouement et d'une grande disponibilité. » C'est aussi cela, le doute, pour les magistrats.

Je suis convaincu qu'il serait opportun d'organiser des détachements, qui permettraient aux magistrats de travailler par exemple, pendant deux ans dans une collectivité territoriale, dans une administration ou dans une entreprise publique. Cela leur permettrait d'avoir un autre regard, de percevoir l'humain autrement.

Il est invraisemblable qu'en 2006, les procureurs de la République et les substituts ne disposent pas d'attachés. Les procureurs disposent d'agents de catégorie C, au mieux de catégorie B. Dans mon secrétariat, j'ai trois fonctionnaires de catégorie B, un point c'est tout. J'ai un fonctionnaire de catégorie A chargé de l'ensemble du pénal. Si l'on veut que les magistrats des parquets consacrent plus de temps à l'humain, il faut qu'ils puissent se décharger de tâches administratives énormes. J'avais lu avec intérêt que la commission s'interrogeait sur la raison pour laquelle le procureur de la République ou les substituts n'assistaient pas aux confrontations. Ce serait une très bonne chose, en effet. Mais comment pourraient-ils le faire quand ils ont à répondre à des centaines de coups de téléphone, comme au courrier imposant qu'ils reçoivent ? Aujourd'hui, c'est le procureur de la République ou le procureur général qui répond lui-même, par exemple, aux lettres des élus. Je suis convaincu qu'un corps d'attachés ou de greffiers en chefs formés à ces tâches est indispensable. Et je ne parle pas de la LOLF et des indicateurs de performance : il va falloir mettre de l'humain dans tout cela.

Vous parliez, monsieur le député, des réunions de travail internes au parquet. Rien n'empêche de les organiser, avez-vous dit. Certes, mais ce n'est pas suffisamment dans la culture de la maison que les procureurs, les substituts généraux et les avocats généraux parlent ensemble d'un dossier.

Vous évoquez le fait d'informer les juges d'instruction des affaires qu'ils connaissent. Il appartient au président du tribunal de diffuser l'information. Mais il est vrai que les rôles du président du tribunal et du doyen des juges d'instruction ne sont pas clairement définis dans cet échange d'informations. Je rappelle aussi que les présidents des chambres de l'instruction ont également ce rôle à jouer. Je suis persuadé qu'on doit pouvoir développer cette fonction.

M. le Président : Monsieur le procureur général, je vous remercie.

Audition de M. Michel CHICHE, ancien rédacteur en chef de FR3 Nord-Pas-de-Calais,
M. Hervé ARDUIN, ancien journaliste à FR3 Nord-Pas-de-Calais,
Mme Corinne PEHAU et M. Bernard SEITZ, journalistes à FR3 Nord-Pas-de-Calais
et M. Georges HUERCANO-HIDALGO, journaliste à la Radio Télévision belge
de la communauté française Wallonie-Bruxelles (RTBF)



(Procès-verbal de la séance du 14 mars 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui M. Michel Chiche, ancien rédacteur en chef de FR3 Nord-Pas-de-Calais, M. Hervé Arduin, ancien journaliste à FR3 Nord-Pas-de-Calais, Mme Corinne Pehau et M. Bernard Seitz, journalistes à FR3 Nord-Pas-de-Calais, et M. Georges Huercano-Hidalgo, journaliste à la Radio Télévision belge de la Communauté française Wallonie-Bruxelles (RTBF).

Madame, messieurs, je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire d'Outreau.

Avant votre audition, je souhaite vous informer de vos droits et de vos obligations.

En vertu de l'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d'enquête parlementaire sont tenues de déposer sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel et de l'article 226-14 du même code qui autorise la révélation du secret en cas de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Cette même ordonnance exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Je vais donc vous demander, tour à tour, de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(Les personnes auditionnées prêtent successivement serment).

Je m'adresse aux représentants de la presse pour leur rappeler les termes de l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse qui punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. J'invite donc les représentants de la presse à ne pas citer nommément les enfants qui ont été victimes de ces actes.

Madame, messieurs, la commission va procéder maintenant à votre audition qui fait l'objet d'un enregistrement.

M. Michel CHICHE : J'appartiens à France 3, chaîne du service public à vocation régionale, et dans le cadre du dossier d'Outreau, ce n'est pas une vague définition : nous vivons là où vivent les gens dont nous parlons. Cette proximité, qui est un rapport de confiance, nécessite un respect absolu. Avec cette affaire, beaucoup ont pu ressentir que leur honneur, leur personne, leur intégrité étaient mis à mal. Au nom de ma chaîne, de ma station régionale, je leur exprime mes regrets et leur présente mes excuses.

Mais cela ne suffit pas. Encore faut-il comprendre ce que furent notre rôle, nos pratiques, analyser nos dysfonctionnements, parfois nos erreurs, mais aussi notre volonté d'établir une vérité. Tout cela pour que nos garde-fous professionnels soient renforcés et diffusés au sein de toutes nos entités éditoriales, pour que le désastre d'Outreau soit utile à tous.

J'étais à l'époque rédacteur en chef pour la région Nord-Pas-de-Calais. Elle comprend trois rédactions : Lille, Lille-Métropole et Boulogne-sur-Mer. À Lille, trois rédacteurs en chef adjoints sont à mes côtés, les deux autres bureaux étant dirigés par deux autres adjoints. Le tout s'inscrit dans le réseau de France 3. Entre toutes ces entités ont lieu quotidiennement des échanges d'images et d'informations.

C'est la rédaction locale de Boulogne-sur-Mer qui réalise les premiers comptes rendus de l'affaire, d'abord pour sa propre édition, mais également pour l'édition régionale. C'est à partir de l'interpellation d'un nombre important de nouveaux suspects que j'ai décidé de confier la couverture de l'affaire à Hervé Arduin, avec le soutien, à Lille, de Corinne Pehau.

Nous commençons à faire état de ce fait divers à la mi-novembre 2001. Sans vouloir minimiser quoi que ce soit, j'observe que cette actualité n'était, en novembre 2001, que l'un des sujets parmi la dizaine traités quotidiennement dans nos éditions. Certes, elle va se révéler importante. Elle fera parfois l'ouverture de nos éditions, et même l'objet de directs quand cela nous semblera nécessaire.

Dès les premiers reportages, l'équipe de Boulogne-sur-Mer donne tour à tour la parole aux avocats des victimes et à ceux de la défense, mais également aux magistrats du parquet. Dans la plupart des sujets qui suivront, nous tenterons de recueillir et de mettre en lumière les propos de toutes les parties et d'être au plus juste de l'évolution de cette information. Pour autant, j'ai conscience de certains dysfonctionnements. Dans certains reportages, on omet le conditionnel indispensable. Des images ont pu être parfois floutées et parfois non. Certains visionnages n'ont pas été réalisés avec la rigueur nécessaire. En l'occurrence, personne n'est exempt de reproches, et moi le premier.

Dans notre pratique, il y a deux temps. Celui du quotidien contraint à une certaine rapidité, particulièrement dans la mise en forme. Celui de « l'investigation magazine » donne beaucoup plus de temps à l'enquête. Tout au long de l'affaire, nous avons donné au téléspectateur un suivi des temps forts de cette actualité. Dès le 4 avril 2002, dans le cadre du magazine national Pièces à conviction, une enquête d'Hervé Arduin, spécialement détaché de la rédaction de Lille pendant trois mois, mettra en lumière les doutes, les invraisemblances et les zones d'ombre de ce dossier.

Malgré des erreurs commises, je veux que vous soyez certains que vous n'avez affaire ni à des journalistes sans scrupules, ni à des inconditionnels du scoop, à la recherche d'une augmentation de l'audimat, ni à des justiciers soucieux de crier haut et fort leur vérité.

Pour moi, la vérité journalistique n'est ni un cri du cœur ni une science en soi. La pratique journalistique est d'informer, à partir de faits et de déclarations obtenus sur le terrain. Elle requiert de la part du journaliste réflexion et pondération, pour mettre en perspective cette information. C'est ce que nous avons tenté de faire dans cette pénible affaire.

M. Hervé ARDUIN : Le 15 novembre 2001, j'apprends l'interpellation et le placement en garde à vue de sept personnes à Boulogne-sur-Mer. On parle de démantèlement de réseau pédophile. J'ai travaillé pendant cinq ans à Boulogne-sur-Mer, je connais très bien le milieu judiciaire pour avoir suivi d'autres affaires. Je passe des coups de téléphone ; l'extrême gravité des faits dénoncés m'apparaît immédiatement. Surtout, ce sont des enfants qui dénoncent. Toutes les sources contactées sont unanimes : les enfants sont tellement précis qu'ils ne peuvent pas avoir inventé ce qu'ils disent. Voilà les certitudes qui me sont assenées, alors que j'ai d'entrée de jeu un doute. En effet, je connais très bien la fille de l'une des personnes mises en examen. Je lui téléphone, et ce que j'entends ne colle pas du tout avec ce que je connais d'elle et de sa famille. Je tirerai de ce coup de téléphone, en termes de traitement de l'image, un enseignement : respecter l'anonymat des mis en examen. C'est une règle de base que je renforce : floutage systématique des visages et non-diffusion des noms. J'ai un regret, celui d'avoir utilisé le mot « notables ». Je ne sais pas qui, dans la presse, l'a utilisé le premier. En tout cas, je l'ai repris à mon compte. C'est une erreur, que je regrette profondément, parce que ce mot est terriblement connoté lorsque l'on parle de réseau pédophile.

Le 7 janvier 2002, la rédaction régionale de France 3 reçoit une lettre de Loos-lès-Lille. Elle est signée de Daniel Legrand fils. Il parle d'une soirée à laquelle il participait. Un homme de nationalité belge serait arrivé avec une petite fille. Celle-ci aurait été maltraitée, violée. Elle serait morte des suites de ces blessures. Thierry Delay aurait fait disparaître le corps avec l'aide d'un complice. À la lecture de cette lettre, je suis partagé. Le scénario décrit paraît incroyable. Mais d'un autre côté, les faits dénoncés depuis le début de cette affaire sont tellement sordides que, d'une certaine façon, il ne manquait plus qu'un meurtre pour verser définitivement dans l'horreur. Le scénario paraît déjà crédible.

Le fait de diffuser cette lettre n'a jamais été guidé par l'envie du scoop à tout prix. Nous la recevons le lundi 7 janvier à 9 heures. Nous ne la révélons que 58 heures plus tard, le mercredi 9 janvier à 19 heures. Entre-temps, j'ai eu le juge Burgaud au téléphone, ainsi que les policiers et l'avocat de Daniel Legrand fils, et ce dans la journée de lundi. Ils me disent ne pas avoir reçu cette lettre. Ils ne la recevront que le lendemain. Dès le lundi, je dicte aux policiers la lettre que nous avons reçue. Ils en connaissent donc très vite les termes exacts, dans leur intégralité. À ce moment, mon souci est d'authentifier cette lettre, et surtout de savoir si elle est crédible. J'enquête à Boulogne-sur-Mer, je rencontre un maximum de personnes. Pour moi, il est hors de question de sortir la lettre telle quelle. L'élément déclencheur viendra d'une source très proche du dossier. Elle nous indique que Myriam Badaoui a confirmé au juge Burgaud les allégations de Daniel Legrand fils. À l'époque, on ignore tout de Myriam Badaoui, sauf que le juge Burgaud accorde énormément de crédit à ses déclarations. Nous décidons, le mercredi 9 janvier à 19 heures, de diffuser l'information.

Dès le vendredi 11 janvier, après les fouilles infructueuses, je suis détaché sur le magazine Pièces à conviction. On me demande d'enquêter pour tenter d'y voir plus clair. J'ai passé trois mois en immersion totale, entre la Tour du Renard, le palais de justice, les familles des mis en examen. Je rencontre beaucoup de gens, y compris des personnes que vous avez entendues. Je pense notamment à Mme Couvelard, à Lydia Mourmand, à la concubine de François Mourmand. Je retrouve, et ce n'est pas rien, le frère de Myriam Badaoui. Parallèlement, je travaille, avec une autre journaliste de France 3, Pascale Justice, sur la réalité du réseau en Belgique.

Le 4 avril 2002, soit deux ans avant le procès de Saint-Omer, dans une édition spéciale de Pièces à conviction, je signe deux sujets. Dans le premier, je mets clairement en doute la vérité d'un dossier qui repose en partie sur les allégations d'une femme dont le propre frère nous dit qu'elle est mythomane, et ce depuis toujours. Dans le second, je reviens sur l'épisode de la lettre. J'annonce que France 3 a été victime d'une manipulation, que je démonte pièce par pièce. Un dernier sujet fait éclater la thèse du réseau en Belgique.

C'était deux ans avant le procès de Saint-Omer, dont le verdict ne m'a pas étonné. Je regrette que cette émission n'ait pas été relayée par d'autres médias à l'époque de sa diffusion. Je pense avoir fait mon travail comme je devais le faire.

M. Bernard SEITZ : Je suis journaliste reporter d'images, ou JRI, à France 3 Côte d'Opale. C'est à ce titre que j'ai suivi l'affaire d'Outreau.

Le caméraman travaille en duo avec le rédacteur de l'équipe. Il n'est quasiment jamais seul. Il est lui-même journaliste, exactement au même titre que le rédacteur qui va, lui, écrire le commentaire. Ce n'est donc pas un simple illustrateur. Il ne fait pas n'importe quelle image, avec n'importe quel cadrage, à n'importe quel prix. Ses images sont signifiantes, au même titre que les mots du commentaire.

Le JRI est toujours en première ligne. Il est donc soumis à la pression. Pression de l'instantanéité : il faut faire vite, pour ne pas louper l'image de l'événement qui se produit devant vous. Pression de la concurrence, il ne faut pas le nier : il est difficilement imaginable, il est même inimaginable, dans certains cas, de ne pas avoir ce qu'a la concurrence. C'est d'ailleurs pour cela que, très souvent, les journalistes s'observent, font quasiment la même chose, se déplacent au même moment au même endroit. C'est à mon sens l'une des causes de la surmédiatisation. Pression du timing : à France 3, il y a une édition du midi, du soir, de la nuit. Il faut prévoir des délais pour travailler, des délais de déplacement, des délais de montage. Il faut aussi du temps pour réfléchir à ce que l'on fait.

Dans l'affaire d'Outreau, au départ, il n'y a pas d'images. On a une histoire, mais on n'a pas d'images. Dans le tout premier reportage, il va falloir illustrer l'affaire par des images de lieux. Je me rends à Outreau, dans le quartier, au pied de l'immeuble. Qu'est-ce que je filme ? Comment je le filme ? Ce n'est un secret pour personne que la presse nationale a davantage privilégié, dans ses images comme dans ses commentaires, le côté plutôt sordide d'Outreau, allant jusqu'à choquer la population par l'image qu'on donnait d'elle. Dans une telle cité, n'est-ce pas, il ne peut que se passer des choses horribles. On est dans le cliché, dans la succession de clichés : Nord égale pauvreté égale chômage égale alcoolisme égale pédophilie égale coupables. Dès le premier reportage, on est déjà dans le dérapage.

Peu à peu, on en a su plus sur les circonstances et les protagonistes de cette affaire. Il a fallu préciser les images, car on ne peut pas se contenter de filmer des immeubles. On m'a demandé, par exemple, d'aller filmer le cabinet de l'huissier de justice. Je suis allé filmer la plaque « Huissier de justice », sans que l'on puisse, à l'écran, identifier l'huissier en question, ni le cabinet, ni la ville. Pourquoi cette retenue, que certains qualifient de faute ? Parce que, quelques années auparavant, avait eu lieu l'affaire Jourdain. La maison des Jourdain avait été incendiée, en représailles des meurtres qu'ils avaient commis. J'avais cela en mémoire. Je sais très bien quelles conséquences peut avoir la diffusion d'une image.

Des confrontations sont organisées au palais de justice de Boulogne-sur-Mer. Impossible de ne pas avoir d'images ! Nous avons donc filmé l'image des personnes mises en examen, entrant ou sortant du palais de justice. Encore une fois, dans cette affaire, nous n'avons aucun autre élément visuel pour illustrer les reportages. C'est vrai, on peut s'interroger sur la nécessité de certaines images, par exemple celles des mis en examen à l'intérieur des voitures de police, des images fugitives d'une silhouette à peine visible, parfois même mises au ralenti, ou encore des images au téléobjectif, qui peuvent apparaître comme des images volées. À titre personnel, je pense que l'on pourrait, que l'on devrait se passer de telles images. Je ne suis pas persuadé, en effet, qu'elles apportent une vraie information, nécessaire à la compréhension du sujet.

Deuxième problème : le floutage. C'est le journaliste, sous couvert de son rédacteur en chef, qui décide ou non de flouter des images. Le floutage obéit à un impératif premier, celui de la loi. Il est interdit, par exemple, de diffuser l'image d'une personne, identifiée ou identifiable, faisant apparaître qu'elle porte des menottes. Le floutage obéit aussi à un impératif déontologique. Par exemple, si l'on sait que les enfants d'une personne ont été victimes de sévices, identifier une personne permet d'identifier, à travers elle, les enfants. Donc, nous allons la flouter, alors que la loi ne nous y oblige pas. Certaines règles sont donc claires, alors que d'autres sont fluctuantes. Comme vous avez pu vous en rendre compte, dans nos différents sujets, l'appréciation déontologique n'a pas été constante.

De manière générale, il faut préserver le secret de l'instruction, et tout le monde est d'accord sur ce point. Il faut préserver la présomption d'innocence, et tout le monde est d'accord sur ce point. Mais informer les journalistes sur une affaire en cours, pourquoi pas ? Et comment ? Aujourd'hui, il n'y a pas de règle en la matière. Tel procureur va s'exprimer, tel autre va se taire. Les avocats défendent leur client, c'est bien normal. Les journalistes, et c'est aussi normal, grattent l'information comme ils peuvent, où ils peuvent, partent à la chasse aux sources. Pourquoi n'instituerait-on pas une sorte de communicateur de justice, chargé d'être l'interlocuteur des médias, notamment dans les affaires difficiles ? Les médias incluent évidemment la télévision. La télévision, c'est surtout de l'image. Or, je le sais par expérience, une interview accordée en dehors de la présence d'une caméra ou une réunion ouverte à la presse mais interdite aux caméras, pose plus de problèmes pour nous, gens de télévision, qu'elle n'en résout.

Mme Corinne PEHAU : Je suis journaliste à France 3 depuis quinze ans. Il n'y a pas un jour où je ne me sois pas posé la question, modestement mais sans faillir, de la pertinence de mes propos, du sens des images, de la responsabilité qui est la mienne lorsque je livre à un large public un reportage et donc un regard, une analyse, voire une opinion.

Témoigner devant vous aujourd'hui m'a obligée à mettre par écrit ce travail sur ma pratique quotidienne du métier de journaliste. Je suis tout à fait consciente de la solennité de ce moment. Je souhaite être dans l'explication de mon travail, pas dans sa justification.

L'affaire d'Outreau en appelle à une responsabilité collective, mais aussi, bien sûr, individuelle. Outreau a été mon quotidien professionnel, et quasiment personnel, depuis novembre 2001. À l'époque je suis chargée de vérifier, voire de trouver des informations, auprès de sources diverses. Nous sommes au début de l'affaire. Par la suite, c'est moi qui couvrirai les deux procès, à Saint-Omer et à Paris.

En novembre 2001, je me souviens très précisément de deux choses. D'abord, nous apprenons très vite ce que contiennent les témoignages des enfants. Je me souviens de mon effroi : une véritable sidération. J'ai pensé qu'il était impossible que des enfants aient inventé des choses pareilles. Le souvenir de cet effroi me poursuivra longtemps. À cette époque, j'apprends également que des enfants, qui n'ont plus de contact entre eux, accusent les mêmes personnes, que ces accusations sont confirmées par leur mère, emprisonnée depuis plusieurs mois, et par deux voisins. Des accusations convergentes, des sources multiples et de bonne foi. Je pense qu'il aurait fallu être extra-lucide pour penser que ces accusations ne tenaient pas. C'est donc un point qu'à l'époque nous ne parviendrons pas à éclaircir.

Ce n'est qu'à Saint-Omer que je découvre que les enfants avaient des contacts entre eux, via leurs assistantes maternelles, et donc que ces témoignages n'étaient pas spontanés. C'est également à Saint-Omer que je découvre la personnalité de Myriam Badaoui qui, en quelques jours, est capable de dire tout et son contraire, et dont le témoignage n'est donc pas fiable. Je veux vous rappeler, même si cela peut paraître évident, que nous n'avions jamais eu accès jusque-là à ces personnages clefs du dossier.

Je veux revenir encore un instant au procès de Saint-Omer, pour vous expliquer que la vérité est apparue très tard. Je me souviens d'un avocat qui, à quelques jours de l'ouverture du procès, était persuadé de la culpabilité de son client. Il était effondré parce que son client continuait à nier. Son client a été acquitté.

Avons-nous toujours fait du bon travail ? À l'évidence, non. Mais nous sommes allés le plus loin possible dans la compréhension de ce dossier.

Pour conclure, et pour revenir à la pratique de mon métier, je veux vous dire que je ne me suis jamais contentée d'observer le monde qui m'entoure avant de le restituer à mes concitoyens. Je vis mon métier avec, je crois, le sens des responsabilités. J'assume les miennes, et j'assume mes contradictions. L'affaire d'Outreau, si elle n'a pas entamé mes convictions sur le sens profond du métier de journaliste, m'en a confirmé deux valeurs fondamentales : l'exigence et l'humilité.

M. Georges HUERCANO-HIDALGO : Sur cette affaire d'Outreau plane l'ombre de l'affaire Dutroux. Je travaillais à la RTBF depuis 1996, pour l'émission Au nom de la loi, une émission d'investigation judiciaire. Nous avions travaillé sur les faits horribles commis par Marc Dutroux. Dans ses premiers temps, cette affaire avait également déchaîné les passions. Et nous nous sommes très vite rendu compte que tant la justice que les médias avaient fait fausse route. Nous avons très vite défendu la thèse selon laquelle Marc Dutroux était un prédateur isolé, qui avait commis ses actes avec quelques comparses isolés, sans qu'il y ait la moindre trace d'un réseau international de pédophilie.

Lorsque j'ai vu les images des fouilles menées à Outreau, en janvier 2002, elles m'ont fait penser aux fouilles qui avaient eu lieu dans l'affaire Dutroux. Et lorsque j'ai entendu que diverses pistes menaient en Belgique, je me suis intéressé de très près à cette affaire. Quelles étaient ces pistes ? Celle de la ferme à Ypres, où des enfants auraient été violentés et filmés. Celle du fameux sex-shop à Ostende. Celle, enfin, de cette petite fille qui aurait été assassinée et enterrée à Outreau. Dès février 2002, nous avons entamé des vérifications. Toutes les pistes se sont avérées complètement creuses.

À ce moment-là, je me suis aussi rendu compte que la justice belge, par l'entremise du procureur d'Ypres, avait déjà transmis au parquet de Boulogne des informations faisant apparaître que les soupçons qui pesaient sur les propriétaires de cette ferme étaient infondés, et que des voitures immatriculées en France n'avaient pas déposé d'enfants dans le coin. Nous sommes en février 2002, c'est très tôt.

Le lien entre la Belgique et la France, c'était aussi la famille Legrand. Nous sommes allés voir cette famille en février 2002. Là aussi, nous nous sommes rendu compte que quelque chose ne collait pas. Il y avait comme une « erreur de casting ». Quand nous arrivons chez les Legrand, nous rencontrons une famille dévastée, très pauvre. Nous constatons que le père, le fils et la mère n'ont plus de domicile. Le père et le fils dormaient dans leur voiture, une vielle Citroën Visa pourrie, toujours garée, trois mois après leur arrestation, devant la porte du domicile de la fille. Les fiches de paie de M. Daniel Legrand étaient toujours dans la commode. Nous pouvons donc vérifier, puisque ces fiches de paie faisaient apparaître les heures de travail, que les dires de Mme Badaoui étaient inexacts.

En continuant notre enquête, nous nous sommes rendu compte qu'il n'était pas possible d'établir les faits qui étaient reprochés à toutes ces personnes qui étaient emprisonnées.

J'ai ensuite travaillé à un autre reportage, Les fantômes d'Outreau, coproduit par la RTBF et France 5, en avril 2005. À cette occasion, nous avons pu souligner d'autres incohérences, notamment l'erreur de transcription transformant un « Dany le grand » en Daniel Legrand. Il m'est aussi apparu que le juge Burgaud et les enquêteurs avaient entre leurs mains tous les éléments qui leur permettaient de disculper une bonne partie des accusés et qu'ils ont tardé, de manière très étrange, à verser ces éléments au dossier. Pourquoi ? Sans doute parce qu'ils étaient dérangeants et allaient à l'encontre de la thèse qui était défendue depuis le début.

M. le Président : Entre la Belgique et la France, quelles sont les différences législatives et les différences de pratiques professionnelles quand il s'agit de protéger la présomption d'innocence ?

M. Georges HUERCANO-HIDALGO : Il y a très peu de différences législatives. Nos lois sont presque semblables puisqu'elles sont issues du code Napoléon. Du point de vue de l'enquête, un juge d'instruction est chargé, en Belgique, d'instruire à charge et à décharge, tandis que le rôle du parquet est d'instruire à charge.

Je ne vois pas non plus de grandes différences dans le comportement de la presse. Il se trouve simplement que nous avions cette expérience de l'affaire Dutroux, qui nous a permis, dans l'affaire d'Outreau, d'être un peu plus prudents avant tout le monde. Il n'y a pas de journalistes qui ne se trompent pas. Il faut seulement avoir le courage et l'honnêteté de le reconnaître et de le faire savoir aux auditeurs ou aux lecteurs.

Je pense aussi que nous avons un rôle de garde-fou de la démocratie. Nous devons vérifier toutes les informations qu'on nous donne. Il est parfois tentant, lorsque nous sommes pressés par notre rédaction, d'être seulement le canal de transmission de l'information. Très peu de médias donnent aux journalistes le temps de vérifier leurs informations.

M. le Président : Lorsque vous avez eu vos premiers doutes sur l'affaire d'Outreau, en avez-vous fait part à vos confrères français ?

M. Georges HUERCANO-HIDALGO : Nous avons eu très peu de contacts avec les médias français. J'ai eu un contact avec mon collègue de France 3 ici présent, et c'est tout. La fille du chauffeur de taxi a fait la transcription écrite de mon émission, qui a été diffusée en Belgique en mars 2002. Elle l'a envoyée à divers médias français, ainsi qu'au juge d'instruction, à maintes reprises. Personne n'a semblé s'y intéresser.

M. le Président : Madame Pehau, messieurs les journalistes de France 3, avez-vous changé, depuis Outreau, votre façon de travailler ?

M. Michel CHICHE : Concernant la responsabilité du rédacteur en chef et de ses adjoints, la difficulté majeure consiste à visionner intégralement toutes les images et tous les sujets. Oui, depuis Outreau, des consignes ont été données, en particulier pour les sujets sensibles. À France 3, un travail avait été entamé bien avant l'affaire. Il s'agit du logiciel Mona Lisa, qui nous permet de disposer d'une traçabilité de toutes les images qui circulent sur notre réseau et nous donne une capacité d'alerte. Certaines informations, par exemple celles qui concernent les enfants, sont des alertes pour l'ensemble des rédactions. Nous pouvons ainsi mieux contrôler l'origine de l'image, en sachant à quel moment elle a été tournée et dans quel contexte, et mieux déterminer les conditions dans lesquelles elle peut ou ne peut pas être diffusée.

Mme Corinne PEHAU : Il est certain que depuis l'affaire d'Outreau, je suis encore plus consciente que je ne l'étais auparavant du fait que l'émotion aveugle. C'est une chose qu'un journaliste apprend avec l'expérience.

À l'époque, je vérifiais beaucoup les informations. Je le fais encore plus à présent. Quand un fait divers survient, si je sens que les informations qui me parviennent ne sont pas suffisamment sûres, je discute beaucoup plus avec ma rédaction pour remettre le sujet au lendemain. Je suis en tout cas beaucoup plus convaincante, je le dis d'une manière qui m'engage beaucoup plus.

M. Hervé ARDUIN : Dans cette affaire, j'ai pu mesurer le poids de l'image en regardant les informations télévisées au domicile de certaines familles de mis en examen. J'ai vu comment les images étaient interprétées, ressenties. Je me souviens notamment d'un sujet où il était question de la demande de mise en liberté du prêtre : on voit Myriam Badaoui faire un bras d'honneur à la caméra. Cette image est regrettable. Elle n'apporte rien et elle perturbe l'écoute du téléspectateur, qui réagit à l'image et n'écoute plus. La conclusion que les gens ont tirée du sujet était : « Il va être remis en liberté ? ». Ce jour-là, j'ai encore plus pris conscience du poids de l'image. J'y pense régulièrement.

M. Bernard SEITZ : À France 3, il y a une volonté de changer les choses. Mais ce n'est pas si simple que cela. À France 3 Côte d'Opale, nous ne sommes que dix. Nous sommes les moins nombreux et nous subissons la pression la plus importante, parce que nous sommes sur le terrain. De plus, nous n'avons pas beaucoup de temps, et peu de structures autour de nous.

Mona Lisa est un outil formidable, mais il faut que tout le monde le remplisse. Il suffit que quelqu'un n'entre pas les bonnes données pour que cette belle machine informatique s'enraye. Il ne faudrait pas donner l'impression que tout a changé et qu'il n'y aura plus d'erreur. J'ai plutôt le sentiment que, même si des avancées ont été faites, il faut rester vigilant.

Dans l'affaire d'Outreau, sur le plan judiciaire, tout a très bien fonctionné en ce sens que tous les textes ont été appliqués. Cela n'a pas empêché le dérapage. Chez nous, c'est un peu la même chose : tout est en place, mais la question est de savoir comment on l'applique.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : J'ai un certain nombre d'exemples de libertés prises avec le respect de la présomption d'innocence, des règles déontologiques, avec la vérification de l'information. Par exemple, vous montrez l'image d'une ferme en disant que la piste belge se confirme. Mais je n'y insisterai pas, puisque vous dites vous-mêmes qu'il y a eu des dérapages et que vous avez, depuis, modifié votre comportement. Dont acte. Cela dit, M. Seitz nous dit, loyalement, que les choses ne sont pas aussi faciles que cela.

On pourrait également aborder l'aspect commercial du problème, que vous avez évoqué, monsieur Seitz.

En outre, lorsqu'une information fait l'objet d'un démenti, celui-ci n'occupe pas toujours la même place rédactionnelle que celle qui était donnée à l'information initiale. La lettre de Daniel Legrand fils a été montrée à plusieurs reprises. Mais lorsque celui-ci est revenu sur ses accusations, vous avez parlé de son revirement avec beaucoup moins d'insistance.

L'émission de votre confrère belge, Mirage à Boulogne, a été diffusée le 6 mars 2002 sur la RTBF. Apparemment, elle n'a pas eu d'écho dans la presse française.

M. Hervé ARDUIN : L'image de la ferme dont vous parlez s'inscrivait dans le cadre d'un récapitulatif de l'affaire, en 2001. Je ne dis pas que c'est dans cette ferme-là que les faits se sont passés. Dans un plan extrêmement large, on distingue à peine le toit d'une ferme. Dans un autre plan, on ne voit que le toit d'une ferme et un arbre. Ces deux plans ne sont que des images de couverture.

Longtemps après le magazine de M. Huercano-Hidalgo, M. Lesigne nous a affirmé qu'il y avait une piste belge, que les Legrand père et fils étaient bien des producteurs et réalisateurs de films pornographiques mettant en scène des enfants. Il nous l'a dit et répété, à moi comme à Pascale Justice. La simple enquête de personnalité sur les Legrand fait pourtant tomber cette idée d'un réseau.

M. le Rapporteur : Justement, expliquez-nous comment les deux professionnels que vous êtes peuvent aboutir à des conclusions différentes, ou aux mêmes conclusions mais à des moments différents.

M. Hervé ARDUIN : Nos conclusions ne sont pas différentes.

M. Georges HUERCANO-HIDALGO : Nous parvenons à entrer dans la ferme et à rencontrer ses propriétaires. Ils ont un fort accent flamand. J'ai pu communiquer avec eux par l'intermédiaire d'un collègue flamand. C'est ainsi qu'ils m'ont expliqué que la police française était venue les voir, ainsi que la police belge, qu'ils avaient été entendus au palais de justice d'Ypres. Ils m'ont donné les coordonnées des enquêteurs belges. J'ai rencontré ces derniers, ainsi que le procureur d'Ypres, qui m'ont dit avoir communiqué toutes leurs informations au parquet de Boulogne, donc à M. Lesigne. J'étais dans mon pays. Cela m'a pris deux jours. J'imagine que les choses sont moins simples pour des journalistes français.

M. le Rapporteur : Vous nous avez dit, monsieur Huercano-Hidalgo, que les images des fouilles à Outreau ont été à l'origine d'un déclic parce qu'elles évoquaient pour vous les fouilles menées dans le cadre de l'affaire Dutroux. Est-ce un phénomène psychologique qui explique la différence entre un journaliste belge qui décide de mener une contre-enquête et des journalistes français qui n'ont pas la même démarche ?

M. Hervé ARDUIN : Nous recevons la lettre de Daniel Legrand fils le 7 janvier 2002. Le 11 janvier, je suis détaché pour travailler sur cette affaire. Le 4 avril, le magazine Pièces à conviction montre notre travail d'enquête et arrive exactement aux mêmes conclusions que nos collègues belges.

M. le Rapporteur : Mais le journal télévisé insiste moins sur les résultats de votre enquête.

M. Michel CHICHE : La mécanique est relativement complexe. Trois jours après notre diffusion de la lettre de M. Daniel Legrand fils, un embryon de contre-enquête est lancé. Le traitement quotidien de l'information est parallèle à l'enquête approfondie menée, pendant trois mois, par Hervé Arduin.

M. le Rapporteur : Monsieur Seitz, au cours de l'émission Arrêt sur images du 18 décembre 2005, vous avez indiqué que vous teniez vos informations de sources policières proches de l'enquête - pour ne pas dire dans l'enquête - qui ont dit : « C'est béton, allez-y ». Avez-vous continué à privilégier cette source pendant tout le déroulement de l'affaire ?

M. Bernard SEITZ : Dans le premier reportage de France 3 Côte d'Opale, tout est dit au présent de l'indicatif. Erreur monumentale. En préparant l'émission Arrêt sur images, je m'attendais à être interrogé sur ce point. J'ai contacté la journaliste qui avait réalisé ce reportage. Elle a écrit son texte dans l'urgence.

Le mot « sources » doit être mis entre guillemets. Il y a des sources « sûres », policières ou judiciaires...

M. le Rapporteur : Celles qui vous disent que « c'est béton » ? Ce sont les sources sûres ?

M. Bernard SEITZ : Comment pouvez-vous, au premier jour de l'affaire, mettre en doute, une source comme celle-ci ? Vous la croisez avec une autre : cette autre source vous dit la même chose.

Mme Corinne PEHAU : Aujourd'hui, cela paraît aberrant. Mais n'oubliez pas que le 15 novembre 2001, tout le monde est dans l'effroi, tout le monde y croit.

M. le Rapporteur : Cela dit, votre collègue de la RTBF nous dit que le juge d'instruction était en possession des éléments qui lui permettaient d'aboutir aux conclusions finales.

M. Georges HUERCANO-HIDALGO : Oui, mais en janvier 2002, pas en novembre 2001.

Il y a deux journalismes : celui du magazine et celui du quotidien. Il est impensable qu'un journal ou une chaîne de télévision n'en dise pas autant que les autres. C'est comme ça.

M. le Rapporteur : Pour des raisons commerciales ?

M. Georges HUERCANO-HIDALGO : Bien sûr. Vous ne pensez tout de même pas qu'un journaliste que l'on envoie pour couvrir les fouilles puisse revenir sans images. C'est impossible.

M. le Rapporteur : Les fouilles sont un élément objectif. Elles ont eu lieu. Il est normal que l'on diffuse des images.

M. Georges HUERCANO-HIDALGO : Oui, mais j'ai rencontré deux journalistes de la presse écrite qui m'ont dit la même chose : « Le jour où l'on est présent aux fouilles, on se fout de ce qu'on écrit. Il faut écrire, il faut faire des photos. »

M. le Rapporteur : Que l'on ramène une image, c'est normal. La question est de savoir quel commentaire accompagne l'image.

M. Georges HUERCANO-HIDALGO : Dans l'immédiateté, nous sommes aussi soumis à l'instrumentalisation. Tant les magistrats que certains avocats ont intérêt à faire passer certaines informations dans les médias. Au début d'une enquête, il y a très peu de sources : les magistrats, certains enquêteurs, les avocats, certaines familles d'accusés. Des journalistes de presse quotidienne doivent travailler pour le soir même, et leurs sources sont minimes.

M. Bernard SEITZ : L'exemple des fouilles est un excellent exemple. J'étais, avant qu'elles ne commencent, dans la maison qui jouxte le jardin. Nous tournons les images et, à aucun moment, nous ne nous disons qu'il est tout de même curieux qu'on ait pu enterrer le cadavre d'une petite fille, même de nuit, au pied d'une barre d'immeubles de cinq étages, sans que personne n'ait rien vu ni rien entendu. À aucun moment, nos commentaires ne soulèvent cette question.

M. le Rapporteur : Pourquoi ?

M. Bernard SEITZ : Parce qu'on est dans le feu de l'action. Parce que l'on ne remet pas en cause ce que dit un mis en examen qui a avoué. C'est facile de dire aujourd'hui qu'il a avoué pour telle ou telle raison mais, à l'époque, ce n'était pas facile. Nous sommes aveuglés par ce qui se passe.

Mme Corinne PEHAU : S'agissant de ces fouilles, les commentaires de M. Arduin manifestent beaucoup de précaution. Il ne faut pas croire que tout a été « balancé » n'importe comment. Je savais moi-même, à l'époque, qu'avant les fouilles certaines personnes ne croyaient absolument pas à ce meurtre. Dans cette affaire, tout est extrêmement complexe. Cela se joue à un jour près.

M. Bernard SEITZ : Le deuxième jour des fouilles, nous nous posons des questions.

M. le Rapporteur : En révélant l'existence de la lettre de M. Daniel Legrand fils, vous précisez à l'antenne : « Nous avons hésité à divulguer cette lettre à cause des doutes qu'elle soulève et des incertitudes qu'elle contient, mais elle nous a paru très importante pour l'enquête confiée à la PJ de Lille. » Or, le commissaire Masson nous a dit, au cours de son audition du 9 mars dernier, que le SRPJ de Lille avait demandé à la rédaction en chef de France 3 de ne pas diffuser l'information. Malgré cela, vous la diffusez. Pourquoi ?

M. Michel CHICHE : J'ai reçu cette lettre le 7 janvier 2002 au matin. Elle est postée de Loos-lès-Lille. J'appelle M. Arduin pour qu'il en prenne connaissance. Cette lettre a été lue en détail aux magistrats et aux policiers. Il y a plus de 48 heures entre le moment où nous recevons cette lettre et le moment où nous décidons de la publier.

Pourquoi la diffuser ? Le métier de journaliste est parfois en contradiction avec un certain nombre d'attitudes, ou de ressentis personnels ou citoyens. Dans notre esprit, il est clair que la deuxième lettre va arriver sur le bureau du juge. Notre travail est d'abord de savoir si c'est bien M. Daniel Legrand fils qui a écrit cette lettre. Il est ensuite de recueillir des éléments de confirmation.

M. le Rapporteur : La confirmation, c'est l'audition par le juge de Mme Badaoui.

M. Hervé ARDUIN : Le juge Burgaud entend M. Daniel Legrand fils pour qu'il s'explique. Une confrontation a ensuite lieu, avec Mme Badaoui, Aurélie Grenon et David Delplanque. Puis, le juge demande à Mme Badaoui de rester dans son bureau. Il lui donne lecture de la lettre avant de lui demander ce qu'elle en pense. C'est une méthode d'ailleurs étonnante, sur laquelle je me suis interrogé. On m'a répondu : c'est un respect absolu des droits de la défense. Le juge d'instruction donne à Myriam Badaoui du grain à moudre, elle va en moudre dix kilos de plus. Après un léger malaise, elle confirme le meurtre et elle en rajoute. Le 9 janvier, je ne connais pas Myriam Badaoui comme je la connaîtrai le 4 avril, le jour de la diffusion de Pièces à conviction. Le 9 janvier, je ne connais pas non plus les méthodes du juge. Je les connaîtrai un peu plus par la suite, notamment lorsque je lirai le procès-verbal de cette audition.

M. le Rapporteur : Vous avez lu ce procès-verbal le même jour ?

M. Hervé ARDUIN : Non. Je l'ai lu plus tard, grâce à des sources que je garderai pour moi.

M. le Rapporteur : Ces sources, apparemment, n'ont pas de problème de copie. Il semble que les copies puissent circuler plus facilement que ce qu'on nous a dit.

M. Michel CHICHE : Pour revenir à la diffusion de cette lettre, le 9 janvier au soir, nous savons que Mme Badaoui a confirmé le meurtre.

M. le Rapporteur : À ma connaissance, aucune disposition légale ou réglementaire ne vous interdit de diffuser cette lettre. Ma question était de savoir si vous n'auriez pas pu tenir compte de la demande du commissaire Masson de ne pas la diffuser. Votre réponse est que vous différez cette diffusion et que vous prenez votre décision après la confirmation par Mme Badaoui.

Certains magistrats entendus par la commission d'enquête ont indiqué que les refus de mise en liberté des personnes incarcérées étaient, au moins en partie, motivés par l'extrême médiatisation de l'affaire. Le maintien en détention permettait d'éviter tout trouble à l'ordre public. Pensez-vous que cette médiatisation ait pu avoir une influence sur la décision des magistrats, qui y font référence dans certaines décisions de justice ?

M. Michel CHICHE : On ne peut pas parler pour les autres médias. À titre personnel, je n'ai pas la sensation d'avoir contribué à quoi que ce soit, d'avoir contribué à faire naître le sentiment que l'ordre public aurait été troublé. Je m'interroge sur les décisions prises par certains juges « sous la pression médiatique ». Nous sommes tous responsables de nos actes. Par exemple, pression ou pas pression, j'ai pris la décision de diffuser la lettre. Que quelqu'un voie dans le travail de la presse quelque chose qui l'empêcherait de faire son travail jusqu'au bout, cela me conduit à m'interroger.

M. Georges HUERCANO-HIDALGO : Il est tout de même assez paradoxal que des juges se retranchent derrière l'ordre public, qui pourrait être troublé par la médiatisation.

M. le Rapporteur : Pour être tout à fait honnête, je précise que ce n'était pas la seule motivation des décisions de refus de mise en liberté, et heureusement. Il reste que l'on trouve dans plusieurs décisions une référence à la médiatisation.

M. Georges HUERCANO-HIDALGO : La médiatisation a aussi été organisée par certains enquêteurs et certains magistrats. La divulgation de certaines accusations ou de certaines pièces du dossier a servi à alimenter l'affaire. Les enfants entendaient les informations parues dans les médias. Ils parlaient à leurs assistantes maternelles et celles-ci disaient : « Voilà, le petit X ou Y a dit... »

M. le Rapporteur : Vous êtes en train de nous dire que c'était volontaire ?

M. Georges HUERCANO-HIDALGO : Mais bien sûr ! Reprenons l'exemple de la lettre. Un meurtre qui n'existe que dans la tête d'une personne détenue est d'abord décrit en détail à l'accusatrice principale par le juge, puisqu'il lui lit la lettre. Ensuite, six versions de ce meurtre seront données par les enfants. Voilà l'instrumentalisation.

M. le Rapporteur : Vous dites que certains magistrats ou enquêteurs diffusent une information pour qu'elle soit reprise et que tout le monde soit bien au courant ?

M. Georges HUERCANO-HIDALGO : Tout à fait. Dans d'autres affaires, je me suis retrouvé dans le bureau de certains procureurs qui me livraient des informations incroyables. Ils savaient très bien à qui ils parlaient. Quand un enquêteur dit à un journaliste : « C'est béton », il sait ce qu'il fait, il sait à qui il parle.

M. le Président : Nous avions tous plus ou moins compris depuis quelques années que certains magistrats utilisaient la presse pour éviter l'enterrement de certaines affaires politico-financières. En matière criminelle, c'est la première fois que j'entends une chose de ce genre.

M. Jean-Yves HUGON : Ma question concerne vos règles déontologiques, en particulier la nécessité de respecter le secret de l'instruction et la présomption d'innocence. Je me demande s'il n'y a pas là une contradiction. Je retiens, par exemple, de l'audition du juge Burgaud par notre commission l'image de la meute de photographes qui sont entrés dans cette salle en renversant tout sur leur passage. Vous avez vous-mêmes parlé de la pression de l'actualité et de la concurrence. Comment est-il possible de concilier les impératifs qu'engendre cette pression et le respect de la déontologie ?

M. Bernard SEITZ : C'est la grande difficulté. Même dans le travail de l'actualité quotidienne, il y a deux moments : celui de la captation de l'actualité et celui du montage. Pour un reportage télévisé, il nous faut une matière d'image et de son d'environ quinze minutes pour une minute trente d'antenne. Nous filmons donc tout, ce qui ne veut pas dire que toutes les images vont figurer dans le reportage. Le temps du montage est un temps de réflexion, durant lequel nous pouvons écarter, par exemple, une image trop choquante.

M. Jacques REMILLER : Monsieur Chiche, vous avez senti, à un moment donné, le dérapage de cette affaire. Vous avez donc eu des doutes, ce qui aurait dû vous inciter, vous et votre rédaction, à la prudence. N'avez-vous pas eu le sentiment, à un moment ou à un autre, de faire des reportages à charge ?

Par ailleurs, il m'est difficile d'imaginer, madame Pehau, que tout le monde à Outreau croyait à cette affaire. Vous connaissiez bien Outreau, monsieur Arduin, j'imagine qu'il devait tout de même y avoir des sources contradictoires. Vérifiez-vous vos sources ? Aviez-vous des sources contradictoires, et si oui, les avez-vous entendues ?

M. Michel CHICHE : Je ne crois pas avoir employé le mot dérapage, mais je comprends ce que vous voulez nous dire. Après les interpellations de novembre 2001, nous devons gérer les informations qui nous parviennent au fur et à mesure.

Dès le 9 janvier 2002 au soir, le reportage de M. Arduin se conclut par les mots suivants : « Ici, on admet que depuis le début, toute cette affaire a progressé à partir de déclarations invraisemblables. » Des doutes, oui, nous en avions.

Le lendemain, à l'antenne, M. Arduin dit : « Mais tout reste à confirmer. »

Le 11 janvier 2002, nous donnons la parole à M. Jean-Marie François, le maire d'Outreau, qui dit ceci en s'adressant à ses administrés : « Surtout, ne colportez pas des rumeurs, parce que vous risquez, d'abord, de faire beaucoup de mal. Soupçonner des gens de crime comme ceux-là, cela peut les marquer à vie, quelquefois. » Le même jour, un avocat de la défense déclare : « C'est une négation totale, même si la femme l'accuse. »

Le 16 janvier 2002, un reportage se conclut ainsi : « Qui ment ? Qui dit vrai ? C'est toute la difficulté de cette affaire sordide. »

Nous faisons donc attention, nous ne prenons pas tout pour argent comptant. Je n'ai pas l'impression que nous n'ayons pas eu de doutes et que nous ne les ayons pas exprimés. Si nous n'avions pas eu de doutes, pensez-vous que nous aurions chargé une équipe de mener une enquête, une contre-enquête ?

M. Jacques FLOCH : M. Huercano-Hidalgo vient de décrire l'un des moments scandaleux de l'affaire d'Outreau : la fabrication par l'accusation d'éléments à charge. Ce n'est plus un dysfonctionnement, c'est une faute majeure. Cela permet de démonter l'argument selon lequel le « poids médiatique » aurait empêché la limitation des détentions provisoires.

La lettre de M. Daniel Legrand fils que vous avez reçue, monsieur Chiche, monsieur Arduin, a-t-elle été ouverte par l'administration pénitentiaire ?

M. Michel CHICHE : Non.

M. Georges HUERCANO-HIDALGO : Il y a eu deux lettres. Celle qu'a reçue FR3 est sortie de la maison d'arrêt via un co-détenu. Celle qu'a reçue le juge d'instruction a été envoyée par la voie régulière.

Pour ce qui est de l'instrumentalisation, oui, je pense qu'à certains moments de cette enquête, des informations sont distillées, ou on les laisse filtrer. C'est le fait de certains enquêteurs ou de certains avocats. Ces derniers ont joué le rôle de relais de l'instruction. Quand je fais l'interview de l'avocate de Mme Badaoui en février 2002, cette dame relaie les thèses du parquet et du magistrat instructeur, et ce sans jamais pouvoir étayer quelque affirmation que ce soit. Or, toutes les chaînes de télévision disposent de cette seule source. Qui peut parler à la place de Mme Badaoui sinon MPouille ? Et que nous dit-elle ? Qu'il y a eu des horreurs, qu'il y a eu des viols, qu'il y a eu un meurtre, qu'il y a eu ceci et cela. C'est l'avocat de l'accusatrice principale qui vous le dit : il est difficile d'aller contre ces éléments.

Je voudrais préciser, pour répondre à M. Remiller, qu'il y avait une source contradictoire très importante, je veux parler de MDelarue, l'avocat d'Alain Marécaux. En février 2002, il me dit qu'il y a dans ce dossier quelque chose de très troublant : il y a eu une première « affaire d'Outreau ». Il s'agit des premières accusations lancées par les enfants de Myriam Badaoui, en 1999, à l'encontre d'un voisin. Ce sont les mêmes services sociaux, les mêmes enquêteurs, le même parquet. Je m'interroge. Cette première affaire est une sorte de répétition générale. Lorsque l'affaire qui nous intéresse explose en 2001, personne ne s'inquiète du fait que ces gosses avaient déjà menti.

M. Hervé ARDUIN : Il est clair qu'autour du juge d'instruction, y compris parmi les avocats de la défense, le message est en substance : laissez-le travailler, il travaille bien, ne vous inquiétez pas, c'est quelqu'un qui est méthodique, qui fait avancer le dossier, qui instruit à charge et à décharge. Sans les avocats lillois, sans Me Dupond-Moretti et Me Lejeune, mais aussi sans Me Delarue et Me Berton, qui a lui aussi rappelé cette première affaire de 1999 restée sans suite, l'affaire n'aurait pas eu la même issue. Il y a, à Boulogne-sur-Mer, des avocats qui ont une attitude étrange. Je ne parlerai pas d'instrumentalisation, mais il y a là quelque chose qui n'est pas normal.

Mme Corinne PEHAU : De novembre 2001 à février 2002, il n'y avait pas de sources contradictoires. Elles sont apparues avec l'arrivée de Me Delarue.

M. Alain MARSAUD : Vous nous avez parlé de deux sortes de journalisme, celui du quotidien et celui qui a forcément un peu plus de recul. Je dirai qu'un certain nombre de journalistes ont, à deux reprises, volé au secours de la victoire : quand le camp de la victoire était celui qui accusait et quand le camp de la victoire était celui qui innocentait.

En janvier 2002, un avocat extraordinaire, Me Duport, fait cette déclaration aux journalistes : « Vous imaginez deux hommes en train d'agresser et de violer une petite fille de cinq ans, qui crie, qui se démène, qui pleure, qui est blessée, gravement blessée, qui est battue, finalement battue à mort. C'est quelque chose d'effroyable ! » Ces propos sont diffusés à l'antenne, sur une autre chaîne que la vôtre. Le 19 mai 2004, la même chaîne de télévision pose la question suivante : « Pourquoi policiers et juges en charge de l'affaire depuis trois années ne se sont-ils pas aperçus avant le procès qu'ils faisaient fausse route ? »

À la même époque, dans un journal, on lit ceci : « La petite serait venue avec un Belge d'une cinquantaine d'années. L'enfant, violée par l'homme aux cheveux gris, hurle et pleure. Pour la faire taire, M. D. lui donne des claques, puis s'acharne. Selon le témoignage de Daniel L., la petite fille meurt sous les coups. » Dans ce même journal, au mois de mai 2004, le directeur de la rédaction fustige les « pratiques détestables de la justice ».

Vous avez influencé le cours des choses. Car nous tous, magistrats, responsables politiques, lisions la presse. Ensuite, vous avez, comme nous tous, volé au secours de la victoire. Je pense que vous vous rendez compte de la responsabilité qui est la vôtre.

M. Michel CHICHE : Dans les phrases que vous venez de citer, je ne reconnais pas les reportages que nous avons diffusés.

Nous réfléchissons tous les matins, lorsque nous préparons le journal, en veillant à ce que les sujets que nous allons traiter ne nuisent à personne. Oui, nous avons une responsabilité, et nous en sommes conscients. Dans les conférences de rédaction, le matin, des voix contradictoires se font entendre sur le bien-fondé ou non de tel ou tel sujet.

M. Michel HUNAULT : J'apprécie la qualité de vos interventions. Vous avez notamment, madame Pehau, mis l'accent sur l'exigence et les responsabilités de chacun.

M. Seitz a dit qu'il serait bon que les médias aient un interlocuteur, une sorte de magistrat référent, porte-parole. On a l'impression, quand vous parlez dans vos reportages d'une mise en examen, que ces mots évoquent pour les téléspectateurs une culpabilité. Avez-vous des propositions ou des pistes de réflexion à nous suggérer qui pourraient tendre à mieux garantir le respect de la présomption d'innocence, tout en n'entravant pas votre rôle qui est d'informer ?

M. Bernard SEITZ : Je n'ai aucune réponse à votre question. Je constate que, de fait, on est dans une impasse. On croyait que les choses s'amélioreraient en remplaçant le mot « inculpation » par l'expression « mise en examen ». Aujourd'hui, dans l'opinion publique, un mis en examen est un coupable. On peut chercher encore un autre mot, mais je pense que cela ne changera rien.

Faut-il flouter systématiquement ? Faut-il s'abstenir de donner les noms, en désignant des gens très connus par leurs initiales ? Cela ferait rire tout le monde. Je ne sais pas, je n'ai aucune réponse à votre question.

M. Georges HUERCANO-HIDALGO : En Belgique, dans les affaires importantes, un magistrat est chargé de communiquer avec la presse. Il devient la voix officielle de l'enquête. Je pense que c'est une bonne piste à explorer. Nous avons la voix des magistrats, et dès lors, nous ne sommes pas obligés d'interpréter des informations que nous avons pu récolter Dieu sait comment. Ce magistrat de référence n'entrerait évidemment pas dans le détail des dossiers, mais au moins le public entendrait la voix des magistrats.

M. Bernard SEITZ : Avec cette réserve, cher confrère, que du côté de la magistrature, dans cette affaire, tout le monde est allé dans le même sens. Il vaudrait peut-être mieux confier le rôle de porte-parole à un petit nombre de personnes qui feraient entendre des points de vue différents, éventuellement avec la participation d'un avocat.

M. Georges HUERCANO-HIDALGO : En Belgique, le magistrat chargé de communiquer avec la presse n'est pas celui qui instruit le dossier. Il y a au tribunal un magistrat dont le travail est de communiquer avec la presse.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Parmi toutes les personnes que nous avons auditionnées, aucune ne s'est considérée comme ayant été totalement épargnée par la presse et la pression médiatique.

Il nous faut admettre l'idée que les journalistes sont acteurs de l'investigation judiciaire. Si nous ne l'admettons pas, nous ne trouverons pas de solution. La grande difficulté, c'est que la presse n'apparaît pas dans le code de procédure pénale. Il est compliqué pour le législateur de changer cela. Or, pourtant, c'est bien par la loi qu'il nous faut agir. Faut-il écarter la presse au nom de la sacro-sainte liberté de la presse ? Ou faut-il faire entrer la presse dans ce qu'on appelle l'investigation judiciaire ? Dans cette hypothèse, les journalistes ne seraient pas renvoyés à une déontologie dont ils sont les seuls à juger. Faut-il au contraire rester dans un équilibre du non-dit, du non-procédural, qui préserve avant tout la présomption d'innocence ?

Enfin, ne faut-il pas que la presse éduque le lecteur ? J'ai toujours expliqué, par exemple, que la mise en examen est la meilleure chose qui puisse arriver à une personne que l'on suspecte de quelque chose, parce que c'est à partir de là qu'elle peut savoir ce qu'on lui reproche. La déontologie ne doit-elle pas conduire le journaliste à expliquer au lecteur ou au téléspectateur le sens et la portée des termes qu'il emploie ?

M. Michel CHICHE : Je n'ai pas la sensation que la presse doive entrer dans un tel schéma. Ce serait même dangereux pour nous d'être, à un moment ou à un autre, soumis à un bornage législatif qui nous conduirait à devenir des « collaborateurs » de la justice. Chacun doit être à sa place. En l'occurrence, pourquoi sommes-nous devant vous ? Parce que nous aurions commis des « dérapages » ? Un « lynchage » ? Ces termes me laissent très perplexes.

M. Christophe CARESCHE : Vous vous êtes excusé.

M. Michel CHICHE : Je me suis excusé, c'est vrai, mais pour avoir commis certaines erreurs. Pour autant, qui a dérapé ? Nous ? Je m'interroge. Avons-nous été suivistes ? Pas nécessairement. Nous ne sommes pas des suiveurs, nous ne sommes pas des roule-ta-bille. Nous devons avoir une certaine distance, dans cette affaire comme dans les autres. J'ai du mal à entendre des propos qui nous font apparaître comme ceux qui ont déclenché un dérapage, une cacophonie judiciaire.

M. Georges COLOMBIER : M. Huercano-Hidalgo a parlé d'instrumentalisation. C'est un point sur lequel notre commission devrait se pencher.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : Au-delà des erreurs ou dérapages, voire des transgressions de la loi, dont on sait quelles ont été les conséquences pour les victimes - je veux parler ici des acquittés -, je voudrais revenir à l'éthique, à la déontologie du journaliste. Quand on achève ses études de journalisme, on signe une charte. Cette charte comprend un passage important sur le contradictoire. La liberté de la presse ne doit pas porter atteinte à la liberté qu'a le téléspectateur de juger par lui-même en ayant accès à des points de vue contradictoires. Elle ne doit pas non plus nuire à la liberté des personnes injustement accusées. Que pensez-vous de l'idée d'accorder un droit de réponse immédiat à la victime ou à son avocat ?

M. Michel CHICHE : Actuellement, un droit de réponse peut être demandé, monsieur le député.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : Il doit l'être avant trois mois.

M. Michel CHICHE : Je peux vous garantir que lorsqu'il est demandé, c'est souvent bien avant trois mois. Mais je précise qu'il est très rarement demandé.

M. Hervé ARDUIN : En ce qui concerne les éclairages susceptibles d'introduire une vision contradictoire, je précise qu'après avoir réussi à savoir où habitait le frère de Myriam Badaoui, il m'a fallu trois semaines pour obtenir qu'il consente à me dire, dos à la caméra, ce qu'il savait de sa sœur. J'ai rencontré la sœur et la concubine de François Mourmand : impossible de les faire parler devant une caméra. De même pour Mme Couvelard. Il est difficile d'amener quelqu'un devant les caméras.

M. Jacques FLOCH : Les personnes concernées ont un avocat.

M. Hervé ARDUIN : Avant l'arrivée dans le dossier d'Outreau des avocats de Lille et d'Amiens, les avocats de la défense nous apportaient peu d'éléments de contradictoire.

M. Georges HUERCANO-HIDALGO : La proposition de M. Bénisti paraît évidente à la lumière de cette affaire, mais dans d'autres affaires, elle serait difficilement applicable car il peut arriver qu'une personne mise en cause refuse de s'exprimer. Devrait-on s'abstenir de donner la parole à la victime ou à l'accusation parce que le contradicteur est absent ? J'insiste sur ce point parce que cela arrive très souvent : vous lancez une enquête pour démontrer quelque chose, mais la personne que vous allez mettre en cause a tout intérêt à ne pas parler et à demander à son avocat de ne pas parler non plus, afin de freiner le travail de la presse. Il est beaucoup plus difficile pour nous de travailler dans ces conditions. Je pense, pour trouver un moyen terme, que l'on pourrait demander au journaliste de prouver qu'il a tout fait pour prendre contact avec le contradicteur. Mais obliger le journaliste à donner la parole au contradicteur, c'est impossible. Cela aboutirait à ce qu'il n'y ait plus de journalisme d'investigation : il suffirait de s'abstenir de parler pour empêcher le journaliste de faire paraître ce qu'il souhaite.

M. Gilles COCQUEMPOT : Je voudrais revenir à la lettre de Daniel Legrand fils. Quand et comment avez-vous su qu'il y avait deux lettres, l'une adressée à France 3, l'autre au juge d'instruction ?

M. Hervé ARDUIN : C'est dans sa lettre même qu'il indique très clairement qu'il a envoyé parallèlement une lettre au juge d'instruction et une à son avocat. Dès le lundi, j'appelle le juge d'instruction, la police judiciaire et son avocat, MRangeon.

M. Gilles COCQUEMPOT : La police judiciaire vous demande d'attendre, avant de diffuser l'information, qu'elle puisse mener des investigations complémentaires. Avez-vous appelé la police judiciaire avant le juge d'instruction et, si oui, avez-vous fait part à celui-ci de la demande que vous adressait la police ?

M. Hervé ARDUIN : Le juge d'instruction est la première personne que nous contactons le lundi. Les demandes répétées du commissaire Masson interviennent bien après, jusqu'au mercredi à 19 heures. La décision de diffuser l'information a été prise après les confirmations de Myriam Badaoui.

M. Jean-François CHOSSY : J'ai appris des choses étonnantes, et même édifiantes, ce qui me permet d'apprécier le rôle de la presse. Mais ma question demeure : où s'arrête l'information et où commence l'investigation ? La télévision peut-elle être un outil d'investigation policière ? Peut-on, quand on est journaliste, faire ou refaire l'enquête ? En clair, le journaliste doit-il ou peut-il faire le travail de la police et de la justice ?

M. Michel CHICHE : La réponse est simple : non. L'enquête du journaliste n'est pas une enquête policière. Nous n'avons pas les mêmes moyens, ni la même nécessité, ni le même pouvoir, ni le même objectif. Nous ne disons pas, lorsque nous faisons une enquête, que nous allons trouver le coupable et le dénoncer. Ce n'est pas notre rôle. Une enquête est un temps d'immersion que nous nous donnons, non pas pour trouver une vérité, ce qui serait d'une prétention incroyable, mais pour trouver des éléments qui nous permettent d'éclairer le téléspectateur.

M. Christophe CARESCHE : Il serait injuste de vous reprocher de ne pas avoir vu ce que ni les magistrats ni la police n'ont vu. Ce n'est pas à vous, en effet, de faire le travail des magistrats et des policiers.

Par contre, la question qui se pose est de savoir comment vous pouvez, dans l'urgence, prendre de la distance. De ce point de vue, comment les choses se sont-elles passées ? Au départ, l'affaire d'Outreau n'est-elle pas un fait divers comme les autres, que vous traitez comme les autres ? Une fois que vous êtes entrés dans une certaine logique, à partir des informations que vous recevez sur l'affaire, n'est-il pas très difficile de revenir en arrière ? Comment faire pour avoir de la distance ? Je pense que la réponse à cette question appartient en grande partie à la profession, qui doit fixer des règles et les affirmer sans cesse.

S'agissant de la lettre, vous n'êtes pas les premiers journalistes à en recevoir. Au moment où vous la recevez, ne vous êtes-vous pas dit que vous pouviez être manipulés ? Le fait de vous adresser, à vous, une lettre de cette nature répondait tout de même à une certaine intention. N'avez-vous pas pris un peu rapidement la décision de la diffuser ?

M. Hervé ARDUIN : Dès que nous recevons cette lettre, nous pensons à l'hypothèse d'une manipulation possible. Mon premier souci est même d'en identifier l'auteur : s'agit-il bien de Daniel Legrand fils, s'agit-il bien de sa signature ? Je recherche sa signature dans les différentes pièces dont je peux disposer.

Nous réfléchissons également aux enjeux auxquels il faut être attentif avant de diffuser l'information. Et puis, je le répète, Myriam Badaoui confirme le meurtre. Nous décidons ensuite, collégialement, de diffuser l'information. Mais nous avons des doutes, nous nous demandons si cette lettre ne va pas nous conduire sur une fausse piste.

M. Georges HUERCANO-HIDALGO : A posteriori, on peut se dire que cette lettre est une bénédiction car jusque-là, on n'avait que des paroles d'accusation. La lettre de Daniel Legrand fils, pour la première fois, évoque un élément tangible : l'existence d'un cadavre. Or, ce cadavre, on ne le trouve pas. On a donc la preuve que Myriam Badaoui ment, puisqu'elle a confirmé le meurtre. Les enfants mentent également. Le magistrat instructeur a donc, à ce moment-là, tous les éléments qui peuvent le conduire à conclure qu'il a en face de lui des gens qui inventent et qui mentent. Cette lettre est donc capitale. Si elle avait été exploitée de manière adéquate, elle aurait pu faire éclater la vérité beaucoup plus vite.

M. Bernard SEITZ : Je précise que l'affaire est importante : le 15 novembre 2001, France 3 Côte d'Opale ouvre le journal sur ce sujet, mais il n'est pas le seul. Le 16, nous ouvrons également le journal sur cette affaire. Le lundi 19, nous ouvrons également le journal sur cette affaire. Dans ce climat d'urgence, comment prenons-nous de la distance ? Très rapidement, nous faisons le point de la situation. L'affaire est complexe. Nous en faisons le résumé en prenant plus de temps. À partir de là, nous employons plus le conditionnel. Nous insistons sur le fait que la parole des enfants est la seule qu'on ne mette pas en doute. Une distance commence à apparaître, et nos journaux le montrent clairement.

M. Jean-Paul GARRAUD : Nous avons abordé à plusieurs reprises, durant nos auditions, la question de la formation : celle des magistrats, celle des avocats, celle des experts. S'agissant de celle des journalistes, y a-t-il pour les écoles de journalisme un « avant Outreau » et un « après Outreau » ? L'affaire d'Outreau n'est d'ailleurs pas la seule qui pourrait justifier une évolution des comportements. Je pense notamment à l'affaire Alègre.

Par ailleurs, je note que les journalistes qui couvrent les affaires judiciaires sont souvent ceux qui couvrent aussi les faits divers. Un enseignement spécifique concernant le traitement des affaires judiciaires ne serait-il pas nécessaire ?

Mme Corinne PEHAU : Beaucoup d'affaires judiciaires ont défrayé la chronique. Je ne sais pas si elles ont provoqué des avant et des après. Je ne sais pas non plus si les écoles de journalisme ont modifié leur enseignement depuis Outreau.

M. Michel CHICHE : Je ne pense pas que les écoles de journalisme ne se servent pas des grandes affaires judiciaires pour tenter de mieux décliner l'enseignement d'un certain nombre de méthodes et de règles.

S'agissant du deuxième aspect de votre question, ce que vous dites est surtout vrai pour la presse écrite. À France 3, un journaliste est chargé du suivi des dossiers de justice et a des relations privilégiées avec des sources policières. Nous n'avons pas de « fait-diversier ».

M. Bernard SEITZ : Seules les rédactions d'une certaine taille peuvent compter en leur sein des journalistes spécialisés. Dans de petites structures, ce n'est pas possible.

M. le Président : On peut espérer qu'il y aura un après-Outreau, comme on a espéré un après-Bruay-en-Artois, comme on a eu le même espoir après un certain nombre d'autres affaires. Assistent à cette audition, dans cette salle, des élèves de l'école de journalisme de l'Institut d'études politiques de Paris. Pour eux au moins, on peut espérer qu'il y aura un après-Outreau.

M. Georges FENECH : C'est moi, monsieur Chiche, qui ai employé le mot « lynchage », que je maintiens totalement. Je ressens un profond malaise en vous écoutant. Vous semblez considérer que tout va bien. Vous présentez des excuses, et la vie continue.

En même temps, vous venez de nous faire l'aveu que cela ne vous gêne pas beaucoup de profiter d'un système de fraude. Vous reconnaissez, en effet, que vous vous faites instrumentaliser par des gens qui sont tenus au secret de l'instruction. Cela ne vous pose apparemment pas de problème de conscience. Vous reconnaissez recevoir une lettre sortie par effraction de la maison d'arrêt. Vous la diffusez, et cela ne vous pose pas non plus de problème de conscience. Vous vous abritez derrière la loi du 15 juin 2000 relative au renforcement de la présomption d'innocence en disant : nous floutons, nous floutons, nous floutons. Bien sûr, vous floutez les menottes de quelqu'un dont tout le monde comprend qu'il est menotté. Bref, vous n'avez rien à vous reprocher : vous respectez la loi et quand vous ne la respectez pas, il n'y a rien à dire, puisque la loi vous permet de protéger vos sources. Pire encore, vous nous dites que vous n'y êtes pour rien. Le dérapage, ce n'est pas votre faute.

Faut-il vous rappeler que dans l'affaire Baudis, le procureur de Toulouse a dit avoir ouvert une information sous la pression des médias ? Faut-il vous rappeler le bagagiste de Roissy, présenté à la France entière comme un terroriste ? Faut-il vous rappeler la fausse agression antisémite du RER D ? Et après tout cela, tout va bien dans le meilleur des mondes, parce que nous faisons notre travail. Mais j'oubliais : vous préconisez une vérité officielle, le porte-parole de la magistrature. Mais à qui ferez vous croire que le journaliste se contentera
- et il fort heureux que ce ne soit pas le cas - d'une réponse officielle et n'ira pas chercher ses sources ailleurs ?

Monsieur Seitz, vous vous nourrissez du secret de l'instruction, qui est pour la presse un fonds de commerce. En effet, elle est la seule fenêtre de liberté et d'information auprès de l'opinion publique. Le jour où le secret de l'instruction n'existera plus, les gens pourront se faire une opinion en direct, ils n'auront pas besoin de votre vérité, qui est souvent une vérité instrumentalisée, que vous relayez sans que cela vous pose, manifestement, de cas de conscience.

Pouvez-vous, monsieur Seitz, imaginer un système où il n'y aurait plus de secret dans la phase préparatoire à l'enquête et où le juge, tenu de faire respecter le secret qui doit entourer, pour les nécessités de l'enquête, un certain nombre d'éléments pourrait, comme en Angleterre, interdire à la presse de publier quoi que ce soit sur ces éléments, avec à la clé un délit de contempt of court puni par des amendes extrêmement dissuasives ? Ce système vous paraît-il viable en France ?

M. Bernard SEITZ : Je ne connais pas bien le système anglais. Je suis favorable au système actuel, c'est-à-dire au secret de l'instruction. Ce n'est pas le journaliste qui le viole, mais les magistrats. Si des informations filtrent, ce n'est pas la faute du journaliste.

M. Jacques FLOCH : Il existe un délit de recel de violation du secret de l'instruction.

M. Bernard SEITZ : Je suis pour la présomption d'innocence. J'ai du mal à répondre à votre question, monsieur le député. Je suis un journaliste de terrain. Nous faisons comme nous pouvons.

M. Georges HUERCANO-HIDALGO : J'aimerais répondre à cette question. Lorsque j'ai parlé d'instrumentalisation, je n'ai pas dit que nous nous étions sciemment et volontairement laissé instrumentaliser. Il y a un risque d'instrumentalisation, qu'il nous revient évidemment de mesurer. Lorsqu'un avocat ou un enquêteur nous donne une information, c'est à nous qu'il appartient de nous demander pourquoi il nous la donne et dans quel but. C'est à la conscience de chaque journaliste qu'il appartient de juger s'il doit ou non l'utiliser.

Vous dites que nous avons tous dérapé dans cette affaire. Je pense que vous pratiquez l'amalgame. Vous avez devant vous les journalistes français qui, le plus tôt, ont vu clair dans cette affaire. Je vous dis cela de l'extérieur.

Et je pense, en ce qui concerne le magistrat porte-parole, que vous présentez les choses de manière biaisée. Je n'ai pas dit qu'il fallait se contenter de la voix d'un magistrat de presse. Mais je pense que cela peut être un élément qui s'ajoute à l'information globale que nous sommes chargés de transmettre à l'opinion publique.

Ce n'est pas au journaliste de faire la justice et ce n'est pas au journaliste de continuer le travail de la police. Notre rôle est un rôle de vigilance. Nous n'avons pas non plus à dire quelle est la vérité. Notre travail est de dire : à ce moment-ci, voici les informations dont nous disposons ; à vous, citoyens, de juger.

M. Léonce DEPREZ : Monsieur Seitz, vous connaissez parfaitement la région Nord-Pas-de-Calais, et notamment cette Côte d'Opale qui vous est si chère. Ne pensez-vous pas que l'une des causes de cette dramatique affaire d'Outreau a été l'effarante rotation des juges ? Comment peut-on travailler sérieusement un dossier aussi complexe si l'on ne reste en poste que six mois ou un an ?

Cette rotation importante, d'aucuns l'expliquent par le fait que les magistrats sont réticents à occuper des postes dans le Nord-Pas-de-Calais. N'est-il pas urgent de restaurer l'image de cette région ?

M. Bernard SEITZ : Je ne pense pas qu'il y ait eu une forte rotation des juges. Au demeurant, je constate, dans la profession qui est la mienne, que le fait de venir d'une autre région peut être un atout. Je suis depuis vingt-trois ans journaliste à Boulogne. Je connais bien la ville, mais je la connais peut-être trop bien, justement. Un jeune journaliste venu d'ailleurs découvre des choses qui étaient sous mes yeux et que je ne voyais plus. Pour les magistrats, je pense que c'est la même chose : ce n'est pas une tare fondamentale que de ne pas être de la région.

Je ne sais pas s'il faut réhabiliter Outreau. Je souhaite, mesdames, messieurs les députés, que vous fassiez une réforme qui satisfasse tout le monde, de sorte qu'Outreau soit, demain, associé à une loi positive.

M. le Président : Madame, messieurs, je vous remercie.

Audition de Mmes Florence AUBENAS, grand reporter à Libération,
auteur du livre La Méprise, l'affaire d'Outreau,
et Haydée SABERAN, journaliste à Libération,
MM. Stéphane ALBOUY, ancien journaliste au Parisien,
François VIGNOLLE, journaliste au Parisien,
et Stéphane DURAND-SOUFFLAND, chroniqueur judiciaire au Figaro



(Procès-verbal de la séance du mardi 14 mars 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Nous accueillons ce soir Mme Florence Aubenas, grand reporter à Libération, auteur du livre La Méprise, l'affaire d'Outreau, Mme Haydée Saberan, journaliste à Libération, M. Stéphane Albouy, ancien journaliste au Parisien, M. François Vignolle, journaliste au Parisien, et M. Stéphane Durand-Souffland, chroniqueur judiciaire au Figaro, pour une audition conjointe consacrée au rôle de la presse quotidienne d'information générale.

Mesdames, Messieurs, je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête. Au préalable, je souhaite vous informer de vos droits et obligations.

En vertu de l'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal, réprimant la violation du secret professionnel, et de l'article 226-14 du même code, qui autorise la révélation du secret en cas de privations ou de sévices, dont les atteintes sexuelles.

Cette même ordonnance exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(Les personnes auditionnées prêtent successivement serment).

Je m'adresse maintenant aux représentants de la presse pour leur rappeler les termes de l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse qui punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. J'invite donc les représentatns de la presse à ne pas citer nommément les enfants qui ont été victimes de ces actes.

Mesdames, Messieurs, la Commission va maintenant procéder à votre audition collective, qui fera l'objet d'un enregistrement. Si vous le souhaitez, vous pouvez faire chacun un bref exposé liminaire. Qui veut prendre la parole en premier ?

M. François VIGNOLLE : Je travaille au Parisien depuis 1998. Je me suis rendu à Outreau en tant que reporter pour ce journal le 13 janvier 2002. J'ai remplacé Stéphane Albouy, qui avait couvert les fouilles. J'ai suivi l'audition de l'abbé Wiel face à ses accusateurs, la confrontation entre Myriam Badaoui et Daniel Legrand fils. En février 2002, j'ai relaté l'initiative de deux avocats de la défense qui soulignaient les nombreux dysfonctionnements de l'instruction. En avril 2002, dans un article titré « La justice suspectée de négligences à Outreau », j'ai signalé que les enfants Delay étaient suivis depuis 1995 par un juge pour enfants et des éducateurs sociaux dans le cadre d'une assistance éducative en milieu ouvert. En juin 2002, je suis revenu sur l'enquête policière qui arrivait à son terme, soulignant que le dossier était dépourvu d'éléments matériels et était bâti sur la parole d'enfants et sur celle de personnes mises en cause. Après l'annonce du renvoi devant les assises de Saint-Omer, le dossier a été repris par nos chroniqueurs judiciaires car, en général, le reporter ne suit pas les audiences, le journal estimant qu'il est important d'avoir un double regard et de séparer la couverture de l'enquête judiciaire et celle du procès lui-même.

M. Stéphane ALBOUY : J'ai, pour ma part, quitté la rédaction du Parisien en décembre dernier, après y avoir travaillé sept ans. À l'époque de l'affaire d'Outreau, j'ai été envoyé sur place quand les médias se sont mis à s'intéresser à l'affaire pour couvrir ce qu'on a appelé les fouilles pendant quatre jours, avant d'être relevé par François Vignolle.

Mme Haydée SABERAN : J'étais correspondante de Libération dans le Nord-Pas-de-Calais, où je travaillais sur tous les sujets régionaux susceptibles d'intéresser les lecteurs de Libération. Je ne suis pas une spécialiste des faits divers.

J'ai connaissance de l'affaire à partir de novembre 2001, par les articles de La Voix du Nord. Au début, c'est juste une affaire sordide, je lis cela avec un certain détachement, j'en parle à mon journal, mais il ne donne pas suite. À un moment donné, une idée me traverse l'esprit quand je lis qu'un huissier est mis en cause et qu'un certain nombre de personnes arrivent dans le dossier. Comme je suis beaucoup les sujets à caractère social, j'ai pu constater qu'un huissier est un personnage qu'on voit souvent dans les quartiers populaires. Et ça m'interpelle, ça me paraît étrange qu'un chauffeur de taxi, qu'un médecin soient mis en cause. Puis l'idée qui m'avait traversé l'esprit s'en va, et je ne suis plus l'affaire que par les journaux.

Le 10 janvier 2002, je suis à Dunkerque, quand on m'appelle du journal vers midi pour me dire qu'à l'affaire d'Outreau s'ajoute une affaire de meurtre et qu'il faut absolument que je me rende sur place. Je laisse tomber le sujet sur lequel je travaille, je dois rendre mon papier vers vingt heures, j'ai une heure pour aller à Boulogne, où je dois prendre contact avec un avocat dont Libération m'a donné le nom comme étant celui de quelqu'un de confiance, il faut donc que je fasse vite. L'avocat se met à me raconter l'affaire, avec des détails extrêmement crus, je suis littéralement abasourdie, à certains moments je suis même si effrayée que j'arrête de prendre des notes, il faut que je me concentre. L'avocat me raconte des détails du meurtre parce qu'il a eu accès à des bribes du dossier. Au bout d'une heure à peu près, à la fin de l'entretien, il me dit : « Ils sont en train de fouiller à la Tour du Renard. » Je me dépêche d'y aller, il y a déjà une équipe de France 3 sur place, mais pas d'autres journalistes à part cette équipe et moi.

L'avocat, en me racontant l'histoire de la lettre, me dit qu'une deuxième personne confirme le meurtre. Pour moi, il n'y a pas de doute, étant donné qu'il y a deux sources différentes. Il ajoute toutefois une phrase qui me semble grotesque : « Le juge marche au Badaoui »... Cela me paraît assez bizarre, car je sais bien, par la lecture des journaux, que ce n'est pas une seule personne qui donne des informations au juge.

Je sais aussi qu'il y a des enfants victimes de sévices, qu'on a parlé de réseau ; je me dis donc que l'avocat défend son client, mais l'idée qui m'a traversé l'esprit reste quand même dans un coin de ma tête.

L'avocat me dit aussi, au cours de notre entretien, que le juge interroge les gens en même temps. C'est quelque chose qui me paraît totalement invraisemblable. C'est aussi notre rôle de ne pas nous laisser impressionner par des affirmations de ce genre. C'est pour moi tellement rocambolesque que je n'y crois absolument pas.

Donc, je me rends sur place pour trouver l'endroit des fouilles. Je ne connais pas encore Outreau et, en même temps que je circule, il faut que je joigne d'autres sources, d'autres avocats. C'est difficile, car je ne sais pas qui est l'avocat de qui. Il faut aussi que je joigne le parquet, je n'y arrive pas, je n'y arriverai que plus tard, je me contente de reprendre l'AFP - mais en la citant. Surtout, je cherche à joindre les services de l'aide sociale à l'enfance, puisque l'information principale provient des enfants. Il est évidemment difficile d'avoir un rendez-vous téléphonique, mais j'y tiens parce que c'est une source obligatoire, et aussi parce que l'avocat m'a dit cette fameuse phrase qui m'a paru incroyable : « Le juge marche au Badaoui ». Je veux savoir s'il y a une source unique ou plusieurs sources. Je reste à peu près une heure sur place, à parler avec les gens du voisinage, puis je rentre à Lille pour écrire mon papier, étant donné que je n'ai pas d'ordinateur portable à l'époque.

C'est à ce moment que le journal décide de la place que doit prendre l'article dans le numéro du lendemain : quatre feuillets, ce qui est assez long pour un fait divers. Je dois donc prévoir deux heures d'écriture. C'est sur une aire d'autoroute que j'arrive enfin à joindre un responsable de l'aide sociale à l'enfance. Je lui demande d'où provient l'information sur l'existence d'un réseau, sur les sévices. Il me dit que ce sont les enfants qui, en découvrant chez les assistantes maternelles un cadre familial nouveau, une vie paisible, ont été étonnés que ce soit la norme et se sont mis à parler. Il me dit aussi que les enfants, séparément, disent tous la même chose. Je lui demande s'ils peuvent voir leur mère, car leur mère pourrait leur avoir dit ce qu'ils doivent dire, et on sait que les enfants victimes de sévices culpabilisent d'avoir mis leurs parents en prison. Il me garantit que non, il m'assure que les informations concordent et proviennent de sources différentes. À ce moment-là, toutes ces impressions que j'avais eues, qui ne sont pas vraiment des doutes - bien que je trouve tout de même très étrange, très préoccupant qu'il y ait tant de pédophiles au mètre carré à Outreau et me rappelant aussi la phrase de l'avocat -, toutes ces impressions s'évanouissent quand il me garantit que les sources sont plurielles et non reliées entre elles. Je dois ajouter que j'ai une grande confiance dans les services sociaux, car j'ai deux amis qui ont été enlevés à leur famille dans leur enfance et qui sont très reconnaissants aux services sociaux. J'ai un contact de confiance absolue avec les gens des services sociaux, je dirais même qu'ils parlent ma langue.

Donc, je rentre chez moi et j'écris. Je n'écris pas la fameuse phrase : « Le juge marche au Badaoui. » Je l'ai regretté par la suite, parce que cette phrase laissait entendre beaucoup de choses qui vont se révéler justes. Je parle d'un réseau - au présent de l'indicatif, c'est vrai -, d'un sex-shop - je l'ai lu dans La Voix du Nord, et une autre source, l'avocat de confiance que je rencontre au début de l'affaire m'en confirmera l'existence ensuite - et, bien sûr, de la mort d'un enfant - au conditionnel. Certains passages, donc, sont au conditionnel, d'autres sont au présent de l'indicatif, puis j'emploie de nouveau le conditionnel pour citer les sources qui racontent la mort de l'enfant. Je ne donne aucun nom, il me paraît évident de ne pas le faire, et je m'y tiendrai dans chacun des cinq articles que je consacre à l'affaire.

Je fais deux papiers encore, le vendredi et le lundi - écrit le dimanche, donc -, puis, dans les jours qui suivent, je dis à ma rédaction que je ne veux plus aller à Outreau. Personne, au journal, n'éprouve le besoin de me demander pourquoi, car tout le monde entend, au simple son de ma voix, que ça ne va pas. Je suis, à ce moment-là, psychologiquement abîmée par cette affaire, par ce que j'ai entendu, par ce que j'ai vécu, par ce que j'ai écrit.

Assez vite, on se rend compte qu'il n'y a pas de corps d'enfant enterré. Assez vite aussi, j'entends dire que le sex-shop d'Ostende n'existe pas et je me dis que, si ces deux choses que j'ai écrites sont fausses, peut-être d'autres le sont-elles aussi. C'est aussi ce qui m'incite à ne plus écrire. Mais c'est surtout le fait que je ne veux plus y aller parce que c'est trop dur pour moi.

Dans la deuxième semaine de février, le journal me rappelle pour me dire : « On sait que tu ne veux plus y retourner, mais on aimerait que tu y ailles pour faire un papier sur la vie des gens dans le quartier. J'y vois une occasion de parler autrement de la Tour du Renard, de prendre du recul par rapport à ce que j'ai écrit. Je fais un papier extrêmement long, où je fais parler les gens, je cite des gens qui connaissent l'abbé, le chauffeur de taxi, qui me disent qu'ils les croient innocents. Je relaie tout cela comme étant des témoignages de voisins. Mais à ce stade de l'affaire, il y a deux personnes qui se disent témoins d'un meurtre, quatre personnes qui avouent avoir participé à un réseau et plusieurs enfants qui disent la même chose. Voilà pourquoi, dans mes trois premiers papiers, j'y crois.

Mme Florence AUBENAS : Je travaille à Libération comme Haydée. Je suis journaliste depuis un peu moins de vingt ans et je dois souligner, quitte à vous étonner, qu'il arrive qu'on soit très choqué par un dossier, au point de ne plus vouloir travailler dessus. Il est vrai que c'est rare, car c'est difficile à assumer : dans notre métier, on aurait plutôt tendance à faire des concours de muscles, à rouler des mécaniques. Mais à Libération, notre politique est de considérer que, quand quelqu'un est écœuré par un dossier, il ne le traite plus. Quand quelqu'un est dans une zone de violences ou de guerre et qu'il dit : « J'ai peur, je veux rentrer », on lui répond : « Si tu veux rentrer, tu rentres, c'est tout à fait normal ». C'est donc une chose que le journal a assumée.

Je reprends le dossier beaucoup plus tard, au moment du procès de Saint-Omer. Pourquoi moi ? Vous savez que je suis grand reporter, que je travaille en France et à l'étranger et que je me déplace facilement. Or, il fallait quelqu'un qui puisse se libérer pour les cinq semaines que devait durer, en principe, le procès. Donc, je commence par regarder le dossier de presse, qui comporte assez peu d'articles de Libération. Il y a un curé qui nie, quelqu'un qui fait la grève de la faim, des choses qui me semblent curieuses, même si on me dit : « Vous savez, ils nient tous. » Je fais alors quelque chose d'interdit : je consulte le dossier d'instruction. Je pense très sincèrement y passer deux jours, en fait j'y passe quinze jours - et je dois dire que j'y aurais bien passé un mois. C'était pour moi quelque chose de fascinant, parce que le dossier était extrêmement creusé, il n'y avait pas de lacune dans l'enquête, tout était vérifié, on était allé voir les gens, on avait interrogé les témoins de moralité - et pourtant, tout s'effondrait dans le dossier même, on avait l'impression d'avoir du sable entre les mains.

Je ne suis pas spécialiste des affaires juridiques, je n'ai pas fait d'études de droit, mais le soir, je disais à mes collègues que je trouvais quand même tout cela bizarre, et j'étais étonnée que les magistrats considèrent que tout était normal alors que même quelqu'un comme moi pouvait voir que certaines choses clochaient. J'ai appelé tous les avocats, qui m'ont donné leurs versions. Cela dit, avant Saint-Omer, je ne pensais pas que j'étais en train de suivre une erreur judiciaire. Je pensais que certains éléments du dossier étaient contestables, mais je ne pensais pas qu'il y aurait treize acquittés. J'avais travaillé sur l'affaire Roman, sur le meurtre de la petite Céline à la Motte-du-Caire, et au moment du procès il y avait une réelle bataille, l'enjeu était de savoir si l'un des deux accusés serait mis hors de cause ou non. À Saint-Omer, l'enjeu n'était pas celui-là : c'était de savoir comment la justice ferait le tri à partir d'un dossier en sable, où la rafle avait sans doute été un peu large, mais où je n'imaginais pas que ce soit à ce point.

C'est à Saint-Omer qu'il y a eu ce fameux revirement de la presse, dont je voudrais vous parler. Au début, les bancs de la presse étaient divisés. Pour la moitié des journalistes présents, il s'agissait d'une affaire Dutroux à la française, d'un dossier très bétonné, avec la Belgique, un curé, des bergers allemands, des enfants violés à la pleine lune. Mais de l'autre côté, quelques-uns pensaient que ce n'était pas si bétonné que ça.

Le procès commence. On vous a souvent dit que la lumière s'était faite tout à coup et que la presse s'était retournée d'un bloc. Ce n'est pas tout à fait comme ça que ça s'est passé. Le fameux « miracle de l'audience » dont on vous a parlé s'est pourtant déroulé sous nos yeux. À l'audience, tout est étalé devant vous, chacun abat son jeu. Nous n'étions plus dans les suppositions, à base de coups de fil passés en secret aux rédactions sans révéler ses sources. Le doute a commencé quand les accusés se sont levés successivement. Ils étaient tous assis sur leurs bancs, ils se méfiaient les uns les autres, ils faisaient en sorte de ne pas se toucher, de ne pas se côtoyer, de ne pas avoir l'air de former un réseau. Ils nous l'ont expliqué après : « Je savais que je n'y étais pas, mais je pensais que les autres y étaient. » Une accusée m'a dit : « Quand il y a eu la deuxième vague d'arrestations, je me suis crue tirée d'affaire, je me suis dit qu'ils tenaient enfin le vrai réseau. ». Chacun se croyait le seul innocent, il y avait entre eux une suspicion généralisée, tout le monde croyait dur comme fer à la réalité du dossier. Ils se sont tous levés, donc, l'un après l'autre, ils ont clamé leur innocence, en pleurant, et chaque journaliste vous dira que c'est Untel ou Untel qui l'a fait chavirer. L'un disait que les conditions de la confrontation avaient été iniques, un autre se mettait à dire « Moi, c'est pareil », et c'est comme ça qu'ils se sont convaincus les uns les autres de leur innocence, que la solidarité entre les accusés a commencé à naître, avec un effet d'entraînement.

De l'autre côté, il y avait trois accusateurs. Quant à Thierry Delay, qui avait d'abord nié totalement, il s'est mis à reconnaître sa culpabilité, tout en mettant les autres hors de cause. Ce jour-là, les avocats lui ont demandé : « Combien étiez-vous ? » Il a répondu : « Quatre et seulement quatre. » Ils lui ont alors demandé, tour à tour : « Et le mien, il y était ? » Il répondait « Non », et chacune des personnes concernées s'effondrait en larmes.

Le deuxième choc a été la rétractation de Myriam Badaoui. Ce jour-là, nous avons tous été extrêmement choqués. Elle s'est levée, elle a pointé les gens les uns après les autres, en disant à chaque fois : « Il n'y était pas. »

Le troisième choc a été le témoignage des enfants. Sur quoi le dossier était-il fondé ? Sur le fait qu'ils donnaient des détails sur la vie de chacun des accusés, notamment l'huissier. Les enfants avaient dit qu'il habitait à tel endroit, qu'il avait un manoir à tel endroit, son cabinet à tel endroit, qu'il avait un 4X4 de telle couleur. Les enquêteurs se sont dit : « S'ils connaissent tous ces détails, c'est qu'ils y sont allés. ». Or, à l'audience, une assistante maternelle a raconté comment un enfant lui avait parlé de tout ça : « Il m'a donné le nom de l'huissier, je n'en revenais pas. Je lui ai demandé : `Tu es sûr que c'est l'huissier ?' Il a répondu : `Oui.' Je lui ai dit : `C'est quelqu'un d'important, tu ne peux pas l'accuser comme ça, c'est bien celui qui a un manoir à Wirwignes ?' Il a répondu : `Oui.' ». Et c'est comme ça qu'elle lui avait donné tous les éléments, en toute bonne foi, pour être sûre que c'était bien cet huissier-là, pour qu'on n'accuse pas quelqu'un à tort. À ce moment-là, concernant tous les accusés qui paraissaient avoir des vies très réglées, ne collant pas avec les faits qui leur étaient reprochés, et compte tenu de la rétractation de Myriam Badaoui, tout prenait son sens.

Une autre chose qui m'a posé problème, c'est qu'il y avait treize personnes. Nous passions notre temps, quand nous parlions entre nous, à nous dire : lui, j'en suis sûr, lui aussi, mais est-ce qu'on n'est pas en train d'innocenter tout le monde par effet d'entraînement, de la même façon qu'avait fait le juge d'instruction, mais à l'envers ? J'étais hantée par l'affaire Tangorre, l'affaire du « violeur des quartiers nord de Marseille », que j'avais couverte pour Libération au début des années 1980. La cour d'assises l'avait condamné pour avoir violé dix femmes, mais lors d'un de ces viols, il se trouvait à l'hôpital avec un bras dans le plâtre et ne pouvait donc l'avoir commis. Son avocat a argué de cela pour le disculper des autres viols aussi, un comité de soutien s'est créé, avec des avocats brillants, avec Marguerite Duras, des pétitions ont circulé, un livre a même été publié, sous le titre Coupable à tout prix, qui démontait toute l'instruction. Il a été gracié par François Mitterrand, le comité de soutien lui a offert un bar-tabac et une 4L vert pomme. Là-dessus, il est allé à un baptême, et le lendemain, deux femmes sont allées porter plainte au commissariat pour avoir été violées par un homme qui roulait en 4L vert pomme et qui ressemblait à la photo de Luc Tangorre. Les politiques étaient très embêtés, Marguerite Duras aussi, et on s'est rendu compte que le comité de soutien avait réagi comme l'enquêteur, mais à l'envers : pour eux, puisqu'il n'était pas coupable d'un des viols, il n'était coupable d'aucun. La chercheuse qui avait écrit le bouquin a été convoquée au commissariat et a fait un malaise cardiaque des suites duquel elle est morte. J'y repensais souvent, et je me demandais si on n'était pas en train de faire la même chose. C'était un cas de conscience, et dire qu'il y avait treize innocents n'était pas facile tous les jours.

Voilà mon témoignage sur cette affaire.

M. Stéphane DURAND-SOUFFLAND : Je voudrais vous emmener dans les coulisses du procès, car, plus que jamais, il y avait deux procès : le « in » et le « off ». Le « in », c'était l'audience, cette évidence, de plus en plus prégnante chaque jour, que l'affaire n'était pas ce qu'on avait cru. Le « off », c'était l'obsession de l'accusation et de la partie civile de « ne pas rentrer bredouilles ». La presse a été sous la pression. Je veux toutefois vous rassurer : on y résiste très bien, et je n'ai jamais été censuré par ma rédaction pour avoir émis des doutes.

Je suis chroniqueur judiciaire depuis quatre ans à l'époque. Je suis volontaire pour aller à Saint-Omer, car je suis assez dubitatif quant à l'existence de réseaux pédophiles structurés et là, justement, il semble y en avoir un. Pour ne pas avoir d'idées préconçues, je lis seulement l'ordonnance de mise en accusation et le dossier de presse, et je téléphone à tous les avocats. Pour commencer, je demande à Me Normand si les audiences seront publiques ou, comme c'est souvent le cas dans ce genre d'affaires, à huis clos. Surprise : on me dit que non, qu'il n'y aura pas de huis clos, et on m'invite à venir voir ce qu'est un réseau pédophile. Je dis cela parce qu'il y aura ensuite, à Saint-Omer comme à Paris, un détestable chantage au huis clos : « Si vous allez trop loin, attention : le huis clos est de droit dès lors qu'on le demande ».

Dès qu'on entend les accusés parler, naissent les premiers doutes. Et quand on entend Mme Badaoui raconter sa vie lors de l'interrogatoire de curriculum vitae, une vie épouvantable, avec les coups, les viols, les mariages forcés, on se dit qu'elle est complètement folle, qu'il y a quelque chose qui ne va pas, on se demande qui peut « marcher au Badaoui ». On commence à faire état de nos doutes dans la presse et la partie civile commence sa pression, sur le mode : « Attendez les témoignages des enfants, vous allez voir, vous n'aurez plus de doutes. » Les auditions commencent le 17 mai 2004, et là, surprise : la partie civile demande le huis clos, alors qu'on m'avait dit, Me Normand notamment, que les enfants eux-mêmes voulaient que tout - sauf dans le cas de certaines victimes plus fragiles - soit public, afin d'éviter les racontars de couloirs... Nous n'avons même pas accès à la salle vidéo, nous n'y aurons accès que plus tard. Nous sommes donc dans la cour, où se trouve un magistrat du parquet, très sympathique d'ailleurs, qui s'occupe des relations avec la presse. Nous lui demandons : « Pourquoi nous met-on dehors ? Parce que c'est gênant ? ». Il nous répond : « Non, réfléchissez : vous allez comprendre vous-mêmes. ». Nous réfléchissons. Il nous dit : « Bon, il y aura trois ou autre acquittements, c'est sûr, mais le reste, ça tient. » C'est le même discours qui sera tenu jusqu'au procès de Paris.

Quand on nous ouvre la salle vidéo et que nous pouvons enfin voir les enfants témoigner, il se passe quelque chose de très intriguant dans l'ordonnancement du procès. Les enfants qui déposent ne vont pas à la barre des témoins, ils sont assis dans ce qui est le box des accusés, mais ils ne sont pas seuls : ils sont entourés des avocats des parties civiles, ou plutôt des avocats des associations. C'est là que, le 2 juin, se passe un événement extraordinaire. Un enfant, un des plus grands, accuse, comme les autres, et dans la salle vidéo nous voyons en gros plan sur l'écran, à côté de lui, Me Padovani, avocate de l'association « L'Enfant bleu », qui a énormément de certitudes aujourd'hui encore. On interroge l'enfant : « Est-ce que tu peux regarder dans la salle et dire qui t'a fait du mal ? ». L'enfant répond : « Thierry, Myriam, Aurélie et son mari. ». Et c'est tout. Alors, on peut lire sur les lèvres de Me Padovani qu'elle dit : « Lavier ? » en montrant Sandrine Lavier. L'enfant ajoute : « Elle. La dame en bleu. Mme Lavier. ». À ce moment, il y a eu une clameur dans la salle vidéo. Comme chroniqueur judiciaire, j'étais très choqué, c'était la première fois que je voyais ça. Mais dans la salle d'audience, ça a passé très bien, le président a continué...

Il y a eu aussi le juge Burgaud, qui était très ému de venir témoigner. Le procureur de la République de Paris, M. Yves Bot lui a fourni une dame de compagnie pour lui tenir la main sur la route, mais on ne l'a évidemment pas préparé, surtout pas... Quand il est arrivé, on s'est dit : « Voilà Arafat ! » ; il y avait un cortège de motards, le palais de justice était bouclé, il y avait un cordon entier de CRS en plus du service d'ordre habituel, nous avons même été palpés à l'entrée. Les accusés n'ont jamais eu de gestes menaçants, ils ont toujours été d'une correction parfaite, mais dans la salle il y avait des policiers en civil, d'une brigade très musclée, très impressionnants, très chauves, avec d'énormes revolvers, l'un d'eux tenait même une mallette en kevlar devant lui quand le juge Burgaud circulait dans le palais, sans doute au cas où Daniel Legrand père, le chef du réseau, lui tirerait dessus... Les fenêtres de la cour d'assises étaient obturées ce jour-là au papier calque pour éviter les photos au téléobjectif ; très bonne idée, à laquelle on n'avait toutefois pas pensé avant, de sorte que la presse a publié des photos de M. Martel prises à la sauvette - mais il n'y a pas eu de photos de M. Burgaud. Quand le juge est entré, les CRS ont fait un pas en avant, tous en même temps comme la légion romaine dans Astérix, sans doute pour le cas où les accusés voudraient lui sauter dessus... Quant à Mme Caillebotte, c'est tout à fait par hasard que nous avons su qu'elle était là : comme Me Dupond-Moretti entrait au même moment dans le palais avec sa robe, nous avons pu lui demander qui c'était. On peut sourire de tout cela parce que la scène est cocasse mais si ce n'est pas une pression sur le jury, qu'est-ce que c'est ? Il s'agissait de démontrer qu'il y avait des menaces pour la sécurité du juge.

Le verdict que vous connaissez tombe en juillet, ensuite le procès en appel approche - il aura lieu avec un peu de retard - en novembre 2005 au lieu de mai. On passe des coups de fil à des magistrats, haut placés ou non. Ils sont unanimes à nous dire qu'il y aura deux condamnés : « Vous pouvez penser ce que vous voulez, j'ai lu le dossier, il tient. ». C'est hallucinant, le nombre de gens qui avaient lu le dossier avant et qui, après, ne l'avaient plus lu... « À Saint-Omer, c'est le bazar parce que les magistrats de province ne sont pas très bons, et quant aux jurés, n'en parlons pas. Pensez donc : ils ont condamné le fils Legrand alors que c'était le père. Mais à Paris, c'est autre chose, on va remettre tout ça en ordre ! ».

En tant que président de l'association de la presse judiciaire, j'ai rendez-vous le 21 octobre au parquet général avec Mme Weiss pour la préparation matérielle du procès. Elle me demande mon sentiment. Je lui dis qu'il faudra que M. Jannier soit très fort pour soutenir l'accusation. Deux jours après, on me fait passer par un magistrat du parquet général le message suivant : « Dites à M. Durand-Souffland de ne pas s'investir autant dans cette affaire, car il aura l'air d'une andouille quand les condamnations vont tomber. ». J'en suis encore tout ému...

J'appelle tout de même les nouveaux avocats de la partie civile, Mes Pantaloni et Leick, pour vérifier qu'il n'y aura pas de huis clos. Ils me disent que le huis clos sera total, à la demande du conseil général du Pas-de-Calais, « dans l'intérêt des enfants » - argument qu'on invoque toujours. Mais je dois dire que le parquet général n'était pas du tout sur cette longueur d'ondes. Nous écrivons donc nos articles sans savoir s'il y aura vraiment huis clos. Nous n'avons jamais su si c'était vraiment le conseil général qui avait l'intention de le demander, car chaque fois que nous avons posé la question, on nous a renvoyés aux avocats.

Le 3 novembre, à l'ouverture du procès, il y avait encore des magistrats qui nous disaient charitablement : « Ça tient à la colle » - c'est leur grande expression - ou bien : « La boulangère peut allumer un cierge pour son acquittement ». Alors que nous sommes dehors, sans salle vidéo, pendant l'audition des enfants, nous recevons la visite impromptue du procureur général, qui nous demande si nous sommes bien installés et nous dit que cette malheureuse affaire est bien compliquée. Il passe environ une demi-heure avec nous, après quoi nous nous regardons en disant : « J'ai compris comme toi, c'est fini. ». C'est-à-dire que l'accusation n'a pas tenu après l'audition des enfants. Celui qui accusait le curé s'est rétracté, puis deux autres, puis le fils de l'huissier a invoqué un malentendu, les autres ont en revanche maintenu leurs dépositions, mais leurs déclarations étaient invraisemblables. On a compris qu'on allait vers un réquisitoire d'acquittement.

Le réquisitoire d'Yves Jannier a été effectivement exceptionnel, et c'est tout à son honneur. Il est rare d'entendre un avocat général démonter le dossier pièce par pièce et demander d'acquitter chacun des accusés, non pas « au bénéfice du doute », mais « parce qu'il est innocent ». C'était extrêmement émouvant. Puis, le procureur général est venu en personne présenter ses regrets, dire que ce n'était pas sa justice qui avait fait ça. Je n'avais vu cela qu'une fois, quand M. Nadal était venu pour le procès Erignac. Puis, il y a eu le fameux point de presse, alors que les avocats avaient renoncé à plaider. On a dit que les journalistes, spontanément, avaient souhaité poser des questions et que, puisqu'on était dans la salle d'audience, ça s'est passé dans la salle d'audience... Pas du tout : c'était très bien organisé. Mme Weiss nous a dit : « Ne partez pas, le procureur général va tenir une conférence de presse dans la salle d'audience. ». En fait, il a simplement répété ce qu'il avait déjà dit, mais devant les caméras.

Le lendemain, il y a eu les acquittements. Mais aujourd'hui, une rumeur est toujours là, dans tous les palais de justice de France. Dans le meilleur des cas, c'est : « Êtes-vous sûrs qu'ils sont vraiment innocents ? » ; dans le pire, c'est : « Il y en a qui ont eu de la chance. ». Et cette rumeur, ce ne sont pas les journalistes qui la font circuler.

M. le Président : C'est une rumeur que nous entendons aussi.

Je voudrais revenir sur la conférence de presse du procureur général. Je suis un peu ennuyé pour lui que sa version ne soit pas la vôtre, car vous avez tous deux prêté serment...

Nous avons entendu des journalistes de La Voix du Nord, qui ont présenté leurs regrets, voire leurs excuses aux acquittés pour les excès, les dérapages, les erreurs d'appréciation, et les journalistes de France 3 ont eu la même attitude tout à l'heure. Je vois que vous n'êtes pas sur cette ligne, que vous estimez avoir travaillé correctement, avoir traité correctement l'affaire d'Outreau.

M. Stéphane ALBOUY : Il y a deux réalités journalistiques. Florence Aubenas et Stéphane Durand-Souffland faisaient de la chronique judiciaire, ils ont profité de l'oralité des débats, de l'étude du dossier, qui permet une lecture très complète de ce dernier. Haydée Saberan, François Vignolle et moi sommes des reporters. Nous sommes arrivés quand l'affaire a éclaté médiatiquement, c'est-à-dire à un moment où des gens étaient en détention provisoire depuis dix mois, et où Daniel Legrand fils venait de faire ses révélations.

Le travail des journalistes de la presse nationale est de recueillir le maximum de documentation et de nouer des contacts rapides sur un dossier couvert par le secret de l'instruction. Nous avons ces contacts avec des avocats, mais nous avons une vision très limitée du dossier dans sa complexité. Notre travail doit donc être de multiplier les sources : avocats, policiers, magistrats, services sociaux - ces derniers étant plus facilement accessibles à des journalistes travaillant localement. Nous n'avons pas cette lisibilité qu'on peut avoir devant une cour d'assises. Nous essayons de faire jouer le contradictoire, par exemple entre avocats de la défense et avocats de la partie civile. Ce qu'il faut savoir, c'est que les accusés innocents ont eu la chance qu'il y ait eu, dès le départ, des avocats très pugnaces. Me Delarue, que je me suis empressé d'aller voir, m'a dit que le dossier reposait uniquement sur des accusations orales, qu'il n'y avait pas d'éléments matériels, que rien ne permettait d'étayer la réalité des faits - mais il est vrai que c'est le discours habituel dans ce type de dossier. Les parties civiles m'ont dit que les accusations étaient croisées et confrontées, que les enfants n'avaient pas pu inventer ce qu'ils ont raconté. Florence Aubenas a bien expliqué la construction qui s'est faite chez certaines assistantes sociales...

Nous faisons donc notre travail le plus sérieusement, le plus consciencieusement possible, en rappelant que les supsects sont présumés innocents et en parlant même de « victimes présumées » - car si on parle de victimes tout court, on accrédite les accusations - mais d'un autre côté, ce n'est pas facile d'écrire « victimes présumées », car ça ne fait pas plaisir à tout le monde et il y a une forme de pression qui s'exerce sur le terrain.

Certains confrères ont présenté leurs regrets. On ne peut que présenter des regrets, mais si, dans les mêmes circonstances, une affaire du même type éclatait aujourd'hui, je crois sincèrement que le travail que j'effectuerais serait sensiblement le même : multiplier les sources, aller voir le voisinage, etc... Ce système a ses limites, mais on ne peut envisager de déployer plus d'énergie qu'on ne l'a fait à l'époque.

On a parfois l'impression qu'on découvre seulement le questionnement sur la parole de l'enfant. Mais si j'en crois ma propre pratique professionnelle, c'est une question qui est soulevée devant les tribunaux depuis des années, dans des affaires qui ne vont pas forcément jusqu'aux assises, notamment des procédures de divorce, avec des allégations d'un parent contre l'autre, parfois relayées à la fois sincèrement et à tort par les enfants. Ce questionnement est quelque chose que les journalistes qui traitent des affaires judiciaires ont intégré depuis longtemps.

Mme Florence AUBENAS : Il est vrai que pas mal de gens ont exprimé des regrets, il y a même eu une course aux regrets. Étant donné le niveau auquel la barre est placée - le garde des Sceaux, le président de la République - il aurait été un peu ridicule de notre part que nous exprimions les nôtres. C'est donc plutôt par modestie que nous ne l'avons pas fait...

M. le Président : Je n'ai cité que La Voix du Nord et France 3 Nord-Pas-de-Calais...

Mme Florence AUBENAS : Ce que nous avions à dire, nous l'avons dit directement aux accusés lorsque nous les avons rencontrés. Nous ne pensons pas, pour autant, qu'il y a des bons et des mauvais, nous ne nous croyons pas au-dessus de tout cela. Nous sommes au contraire très au-dessous...

M. le Président : Monsieur Durand-Souffland, pensez-vous, en tant que président de l'association de la presse judiciaire, qu'il y aura un « avant Outreau » et un « après Outreau » en matière de traitement des affaires pénales par la presse ?

M. Stéphane DURAND-SOUFFLAND : Quand on ne sait pas comment conclure un article, on écrit : « Seul l'avenir le dira »... Mais je suis un peu pessimiste de façon générale.

M. le Président : J'ai eu l'occasion de dire que je craignais une nouvelle affaire et une nouvelle commission d'enquête, dans dix ans. Mais nous avons rencontré des magistrats qui disaient souhaiter depuis longtemps changer leur pratique, et l'avoir fait depuis l'affaire d'Outreau.

M. Stéphane DURAND-SOUFFLAND : Absolument. Cela a été une grande leçon. Tout le monde s'est dit qu'il fallait lancer une grande réflexion pour ne pas retomber dans les mêmes travers dans de telles largeurs... Les journalistes de la presse judiciaire essaient de rassembler leurs idées là-dessus.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Je vous remercie pour cet éclairage des coulisses du procès, comportant même certains éléments que nous ignorions. Vous n'êtes pas forcément les bonnes personnes à qui poser la question, mais je vous la pose à vous comme je l'ai posée aux représentants de la Voix du Nord et de France 3. Il y a certes eu, dans certains articles, respect du contradictoire, confrontation des sources, prudence et utilisation du conditionnel, mais n'a-t-on pas, dans d'autres articles, fait largement appel au sensationnel, sans conditionnel ni contradictoire ni doute, alors qu'il l'aurait justement fallu ?

On pouvait ainsi lire, dans Le Figaro du 21 novembre 2001 : « Des enfants pauvres vendus par leurs parents pour assouvir les plaisirs sexuels des gens riches ? » avec, je vous l'accorde, un point d'interrogation, mais il n'y avait plus d'interrogation ni de conditionnel, le 1er janvier 2002, dans le même journal où l'on affirmait : « Le chauffeur de taxi conduisait les petites victimes dans une ferme en Belgique ».

Le Parisien du 11 janvier 2002 n'hésite pas à parler d'un « sex-shop clandestin à Ostende » et de « réalisation d'images vidéo à caractère pornographique mettant en scène des enfants ».

Dans Libération du même jour, sous le titre « Pédophilie : le quartier de l'horreur à Outreau », un article affirme, en s'appuyant sur « une source proche du dossier » : « Le groupe d'enfants se trouvait au milieu d'une grande pièce avec des jouets. Sur le côté, une table avec des préservatifs. (...) Régulièrement, un adulte venait se servir et repartait dans un coin avec l'enfant pour l'agresser sexuellement ou le violer, parfois même avec des accessoires. ».

Dans le Figaro du lendemain, 12 janvier 2002, on pouvait lire : « Car côté acheteurs, il y a du beau monde : un huissier et son épouse, une infirmière scolaire, un prêtre ouvrier et un chauffeur de taxi chargé de livrer les enfants-marchandises à Geluweld, dans la banlieue d'Ypres, dans les Flandres belges, où deux Français propriétaires d'un sex-shop à Ostende, Daniel Legrand père et fils, tournaient des films pornographiques. ».

Je ne veux pas alourdir le bilan, mais on voit bien que les deux attitudes ont coexisté : d'un côté, le contradictoire, les phrases au conditionnel, la prudence ; de l'autre, le sensationnel, l'appel à l'imaginaire - et encore n'ai-je pas cité certains titres accrocheurs, dont on peut d'ailleurs se demander qui les choisit et pourquoi. Comment s'opère le partage entre le respect de la déontologie et le fait de céder à l'excès en se cachant derrière des formules magiques du type : « selon des sources proches du dossier » ou : « selon des sources bien informées » - sources que l'on s'abstient évidemment de citer ? Bref, comment cela fonctionne-t-il ?

M. Stéphane ALBOUY : Vous êtes en droit de vous poser la question des sources. J'ai travaillé pendant une dizaine d'années sur les dossiers policiers et judiciaires. Nous nouons des contacts avec des interlocuteurs qui nous font confiance et à qui nous devons rendre cette confiance. Jamais je n'ai utilisé des formules comme : « de source judiciaire » ou : « selon certaines sources proches du dossier » pour introduire quelque chose que j'aurais inventé moi-même. Je tenais à le dire clairement, et j'espère vous avoir ainsi rassurés.

M. le Rapporteur : Il n'y avait pas que cela dans ma question...

M. François VIGNOLLE : Ces « sources proches de l'enquête » nous ont parfois aidés à remettre le curseur à la bonne place : c'est ainsi, par exemple, qu'après un article que j'avais écrit, quelqu'un m'a dit être très circonspect sur les déclarations de Myriam Badaoui, qu'il jugeait manipulatrice. Le rôle de ces sources peut donc être très précieux.

M. Stéphane ALBOUY : Quant aux titres racoleurs ou sensationnalistes, je ne sais pas comment les choses se passent au Figaro, mais au Parisien, les reporters ont pour rôle de vérifier les faits sur le terrain et ne sont pas maîtres des titres. C'est un débat que nous avons d'ailleurs régulièrement. Un titre, c'est quatre ou cinq mots, ou une phrase sur deux lignes. Je concède que cela peut être réducteur et caricatural, et il nous arrive de ne pas être d'accord.

M. le Rapporteur : Et les textes des articles ?

Mme Florence AUBENAS : Il est vrai que la presse a globalement dérapé, même avec le conditionnel. Nous l'avons tous fait. Il y a eu trois grandes phases.

La première, c'est le début de l'enquête à la Tour du Renard. Dix arrestations, ce n'est tout de même pas rien. Or, du 21 février 2001 à l'arrestation de ceux que l'on a appelés les « notables », il y a en tout et pour tout un article dans La Voix du Nord. Dix personnes ont été arrêtées, mais ce sont des pauvres, c'est un autre monde, des gens qui boivent, qui sont au RMI, qui ont quatre enfants de trois pères différents. Il y a une sorte de mépris social, il faut dire les choses telles qu'elles sont.

La deuxième phase, c'est l'arrestation des fameux « notables ». La presse nationale s'empare de l'affaire, mais celle-ci ne fait pas la « une ». Il y a des verrous. Les noms ne sont pas donnés, les visages sont plus ou moins floutés, de dos, les menottes sont cachées sous un pull. On rappelle la présomption d'innocence.

La troisième phase est celle qui suit la lettre de Daniel Legrand fils, avec la pelleteuse à Outreau. Tous les verrous sautent, on donne les noms, on montre les visages, et tout le monde se vautre là-dedans : « On peut y aller, c'est sur la place publique ». Et puis il y a un conseil des ministres où Ségolène Royal dit : « Attention à la pédophilie, la répression est insuffisante, il faut une lutte totale. ». Il y a une sorte de consensus pour faire sauter tous les tabous. Même les journaux qui disaient : « Nous, on ne donne pas les noms », se mettent à les donner. C'est à cela qu'il faut réfléchir aujourd'hui : le moment où les choses dérapent.

Qu'est-ce qui fait qu'on l'accepte ? Que même les mis en examen n'osent pas porter plainte, alors que la loi le leur permet ? Est-ce parce qu'ils ont honte ? Parce qu'ils pensent que les magistrats ne leur donneraient pas raison ? Il faut que nous nous interrogions collectivement sur cette chasse aux sorcières.

M. le Rapporteur : Vous avez entendu ce que disent les magistrats sur l'hyper-médiatisation de l'affaire. Certaines décisions de refus de mise en liberté faisaient allusion, dans leur motivation même, à cette médiatisation. Que pensez-vous de l'influence des médias sur le cours de la justice, la décision du juge, etc... ?

Mme Florence AUBENAS : À ce stade, dire « les médias » ou « la presse » est une façon détournée de désigner l'opinion publique.

M. le Rapporteur : L'opinion publique n'est-elle pas en partie modelée par les médias ? Et, en tout cas, informée par eux ?

Mme Florence AUBENAS : Si, mais l'information ne fait pas tout. Si vous titrez tous les jours sur la pollution de l'air à Paris et que vous écrivez : « Arrêtez de circuler en voiture », vous ne serez pas suivis... Il y a des moments où l'opinion publique et la presse sont en phase, d'autres où ce n'est pas le cas. Ce serait donner raison aux dictateurs, à ceux qui comptent sur la Pravda pour dire aux Russes ce qu'ils doivent penser.

M. Stéphane DURAND-SOUFFLAND : Il y a une grande ambivalence dans le discours des magistrats. D'un côté, ils disent tenir à leur indépendance, ils affirment prendre leurs décisions dans le secret de leur conscience, ils contestent la commission d'enquête, ils disent : « Burgaud a été soumis à la torture, c'est épouvantable ! ». Et de l'autre, ils disent : « Imaginez le tollé si on avait remis en liberté »... Mais pourquoi n'ont-ils pas essayé, rien que pour voir ? Ce n'est tout de même pas la presse qui a convoqué la foule devant le palais de justice de Boulogne pour crier : « À mort ! » quand M. Martel était auditionné ! L'opinion publique dévore tout sur son passage : un article par-ci, une vieille croyance par-là...

M. le Président : Ma question était motivée par les déclarations d'un certain nombre de magistrats...

Mme Florence AUBENAS : J'en ai été moi-même surprise, car je n'ai vu aucune campagne de presse après la remise en liberté de cinq des accusés avant le procès, dont une reconnaissait pourtant sa propre culpabilité !

M. Stéphane ALBOUY : On pourrait presque retourner l'interrogation. Je me suis souvent posé cette question : si la presse avait été présente lors de certaines audiences sur le placement ou le maintien en détention, qui sont une étape essentielle dans la procédure, les décisions auraient-elles été les mêmes ? La pression médiatique, si décriée, n'aurait-elle pas joué un rôle inverse ?

M. Stéphane DURAND-SOUFFLAND : Je suis très frappé de voir qu'au cours des procès, on verse souvent des articles de presse au débat. Quand j'écris des articles judiciaires, j'espère toujours que les juges et les jurés ne les liront pas. Mme Mondineu-Hederer vous a dit qu'elle ne les lisait pas, et elle a bien raison. Ce qu'on écrit dans la presse n'a pas sa place dans un dossier judiciaire. Je me souviens du premier procès Erignac, en juillet 2003. Il y avait des critiques virulentes dans la presse sur les auditions du procès, et chaque audience commençait par une réponse du président, pendant un quart d'heure, à la presse du matin. Je trouve cela choquant.

M. Stéphane ALBOUY : Ce qui serait regrettable, c'est que ressorte de votre travail et de vos auditions l'idée d'un fossé, d'une opposition frontale et permanente entre magistrats et journalistes, hors le cas de petites frictions sur telle ou telle affaire particulière. On se rencontre régulièrement, on discute...

M. le Rapporteur : Cela arrive-t-il qu'ils vous donnent des informations ?

M. Stéphane ALBOUY : Je n'ai pas compris la question...

Mme Florence AUBENAS : Nous gardons le secret des sources...

M. le Rapporteur : Je parle en général, pas forcément de l'affaire d'Outreau elle-même.

M. Stéphane ALBOUY : En général, il y a un représentant du parquet qui a le droit de s'exprimer devant la presse.

Mme Haydée SABERAN : Il nous arrive tous les jours de citer des magistrats dans nos papiers.

M. Stéphane DURAND-SOUFFLAND : Nous ne sommes pas là non plus pour faire le procès de tel ou tel magistrat. Nous en connaissons tous de remarquables, à tous les postes, qui résistent aux pressions et se fichent de ce que dit la presse. Il y en a même qui respectent les avocats, qui aiment que la défense défende et que l'accusation accuse. S'ils parlent aux journalistes, je ne crois pas que ce soit quelque chose d'abominable.

M. le Rapporteur : Madame Aubenas, vous écrivez dans votre livre, que j'ai d'ailleurs trouvé très bien écrit, que vous avez pu consulter l'intégralité du dossier. Je ne vous demanderai pas comment, mais quand, à quel stade. Et quid du secret de l'instruction, en dépit duquel il y a souvent des fuites ou des communications de documents ?

Mme Florence AUBENAS : Dans la plupart des affaires, il nous arrive de recevoir des documents. C'est un jeu très risqué pour tout le monde, car plus l'enquête est avancée, plus il est dangereux de les utiliser, dans la mesure où vous ne savez jamais de quelle fraction du document vous disposez vraiment - vous pouvez, par exemple, n'avoir que la première page d'un PV qui en compte cinq... Or, ce sont des pratiques courantes, qui alimentent les vantardises de salle de rédaction.

C'est justement pour éviter cela que j'ai consulté le dossier dans son intégralité, à un mois environ de l'audience de Saint-Omer. Je n'aurais pas accepté de ne voir que quelques pièces, qui sont généralement celles qui intéressent la personne qui vous les communique... A contrario, vous avez bien vu que, dans l'affaire Baudis, il y avait une grande manipulation des faits. En outre, lorsque j'ai consulté le dossier d'Outreau, l'instruction était terminée, aucun acte n'était susceptible de s'y ajouter.

La déontologie est à la fois un grand mot et la petite cuisine de chacun. Dans Libération, avant le procès, aucun nom n'a été publié, ni aucune photo. Chacun a ses coquetteries, la déontologie est à géométrie variable selon les rédactions. Pour moi, le fait que le dossier soit complet et clôturé était une garantie contre la manipulation.

M. Jacques FLOCH : Cela me démange un peu de vous poser la question sur vos sources, sur la façon dont vous avez eu le dossier...

M. le Président : Elle ne vous le dira pas !

M. Jacques FLOCH : Peut-être un jour...

Ce qu'a dit Stéphane Durand-Souffland sur la conférence de presse du procureur général me dérange et m'inquiète beaucoup. Je n'aime pas être pris pour un imbécile, et je n'aime pas qu'on me le dise. Si la conférence de presse a été organisée, le procureur général m'a pris pour un imbécile et me l'a fait savoir. En plus, il a prêté serment devant la commission d'enquête, et le vieux parlementaire que je suis n'aime pas qu'on abaisse le Parlement. S'il y a eu mensonge, il faudra qu'on le sache, car c'est la crédibilité de la commission d'enquête qui est en jeu, son poids dans le débat sur la justice. Confirmez-vous, monsieur Durand-Souffland, votre version ?

M. Stéphane DURAND-SOUFFLAND : Je la confirme, mais je ne sais pas quand l'intervention du procureur général à l'audience a été décidée. Comme journaliste, je suis plutôt intrigué par le fait qu'une conférence de presse se tienne dans une salle d'audience, mais ce n'est pas mon affaire. En tout cas, la responsable de la communication a invité les journalistes à rester pour entendre le procureur général.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Je voudrais revenir sur le problème du dossier, car les avocats ont travaillé pendant des mois sans y avoir accès. Quand vous le consultez, toutes les parties l'ont reçu, naturellement, mais je m'interroge sur la pertinence, pour un journaliste, de cet accès à un dossier que ceux qui sont appelés à juger, c'est-à-dire les jurés, ne verront pas, et qui n'est donc plus l'instrumentum du procès.

Je voudrais savoir également ce que doit être, à vos yeux, l'information sur une affaire comme celle d'Outreau, ce qui est dû au lecteur ?

Enfin, la presse doit-elle, selon vous, rester en dehors du code de procédure pénale ? Peut-on réguler son comportement autrement que par un code de déontologie ou faut-il surtout se garder de le faire, comme je l'ai lu ce matin dans un excellent éditorial ?

M. Stéphane DURAND-SOUFFLAND : Il est vrai que les jurés, comme les assesseurs, n'ont pas le dossier. On leur lit l'ordonnance de mise en accusation, qui est la synthèse d'une partie du dossier, l'accusation, laquelle est, par définition, extrêmement à charge, sans que les avocats puissent émettre leurs réserves dans la foulée. À Saint-Omer, la lecture a causé une stupeur monumentale et une impression terrible parce que les faits étaient épouvantables, tandis qu'à Paris, elle a eu l'effet contraire, compte tenu de ce qui s'était passé entre-temps.

Mme Florence AUBENAS : Ma démarche, dans ce procès, a consisté à essayer de dépasser la contradiction entre le contenu de l'ordonnance de renvoi et celui du dossier de presse, qui ne coïncidaient pas du tout, comme s'il s'était agi de deux affaires différentes. J'étais très intriguée, et c'est pour cela que j'ai voulu aller plus loin. Il est vrai que la démarche n'est pas commune, certains confrères disent même qu'ils veulent au contraire arriver à l'audience sans avoir suivi le fait divers. Moi, je me disais que, si j'y allais sans rien savoir, je serais très mal à l'aise. C'est pour cela que je me suis démenée pour avoir le dossier.

S'agissant de la législation, il y a beaucoup d'éléments qui régissent la presse, je dirais qu'il y en a même trop. Le rapport Delmas-Marty suggérait d'ouvrir, au cours de la phase préparatoire, des fenêtres de débat contradictoire et public. Je crois que cela aurait pour effet de faire descendre la pression, d'empêcher que se passent des choses comme celles que nous avons vues, et de faire le point de l'information dont tout le monde peut disposer. Pour le reste, des lois existent ; il faudrait déjà avoir l'audace de les appliquer. Aujourd'hui, quel accusé de pédophilie osera attaquer La Voix du Nord parce que sa photo sur les marches du palais de justice de Boulogne a été publiée ? Je me tire peut-être une balle dans le pied, mais je crois qu'il faut faire appliquer ces lois. De nouvelles dispositions répressives ne feraient qu'accentuer la cacophonie. C'est un peu le même problème que pour le code de procédure pénale : les magistrats eux-mêmes ne savent plus, étant donné le grand nombre de régimes différents, combien de temps peut durer une garde à vue. Commençons donc par appliquer les textes qui protègent les personnes.

M. François VIGNOLLE : Nous aurions eu bien besoin de « fenêtres de visibilité », car nous n'avions que des informations partielles et partiales.

M. Jean-Yves HUGON : Ce que je trouve passionnant, c'est d'avoir, à chaque audition, un regard différent sur l'affaire. J'ai deux questions brèves.

Premièrement, quelle est votre explication du dernier verrou qui a sauté à Paris, c'est-à-dire du dernier revirement des enfants ?

Deuxièmement, j'observe que vous mettez un peu en cause l'accusation, vous dites même qu'une rumeur persiste et que ce ne sont pas les journalistes qui la font circuler. Quelle est, avec le recul, votre interprétation ? Quelqu'un a-t-il intérêt à maintenir cette rumeur ? Ou est-elle l'expression d'une conviction ?

M. Stéphane DURAND-SOUFFLAND : Malheureusement, on nous a interdit de regarder les auditions des enfants. J'ai cru comprendre qu'ils ont été mieux interrogés par la présidente de la cour d'assises de Paris, car l'audience était moins chaotique qu'à Saint-Omer. On sait que certains se sont rétractés, tandis que d'autres ont maintenu leurs accusations.

Je ne mets pas en cause l'accusation : chacun fait son métier. Ce qui m'a choqué, c'est simplement cette volonté d'une partie des intervenants de ne pas « rentrer bredouilles ». Cela donnait l'impression qu'on pouvait accepter quelques pertes, mais pas treize acquittements sur dix-sept.

Quant à la rumeur, je n'accuse pas du tout le parquet. Elle court dans la magistrature au sens large, dont les membres sont traumatisés par cette histoire et ne comprennent pas comment le corps a pu se tromper, alors que c'est la justice elle-même qui a arrêté l'erreur, sans qu'il y ait besoin de grâce ni d'amnistie, et que, d'une certaine façon, le dysfonctionnement est donc relatif. Mais l'idée que des magistrats se soient trompés si longtemps ne passe pas. Cette rumeur est un exutoire.

M. le Président : Je pense que le traumatisme des magistrats vient aussi de la médiatisation de l'affaire, ainsi que de la création de la commission d'enquête, la confiance des Français dans la justice n'ayant pas attendu l'affaire d'Outreau pour s'éroder.

M. Georges FENECH : Monsieur Durand-Souffland, vous avez fait des déclarations qui pourraient être prises par certains magistrats, que vous n'avez pas nommés et qui nous regardent actuellement, comme des accusations graves, et les Français, qui nous regardent aussi, vont sûrement se poser des questions. Vous laissez d'abord entendre qu'un magistrat du parquet a tenté d'influencer la presse en vous disant des choses comme : « Ça tient à la colle » ou comme : « Vous risquez d'avoir l'air d'une andouille », propos qui peuvent apparaître comme des « pressions amicales »...

Vous parlez, en outre, d'une rumeur qui viendrait de la magistrature quant à l'innocence effective des acquittés. Cela peut provoquer un certain malaise.

Enfin - c'est d'ailleurs votre droit, et vous êtes sous la foi du serment -, vous contredisez formellement le plus haut magistrat du parquet de Paris. Maintenez-vous vraiment vos propos tels quels ? Et si oui, est-il habituel que des magistrats essaient d'influencer des articles de presse ou exercent des pressions discrètes sur les journalistes, ou est-ce exceptionnel ?

Madame Aubenas, je crois que c'est la première fois que j'entends un journaliste avouer publiquement, avec désinvolture, avoir eu accès à un dossier d'instruction. Je m'interroge évidemment sur la façon dont vous l'avez obtenu, qui est en toute hypothèse illégale puisque quelqu'un participant à l'instruction vous l'a remis illégalement. La fin, qui est pour vous la recherche de la vérité, justifie-t-elle tous les moyens, même illégaux ? Si oui, n'avez-vous pas le sentiment de vous ériger vous-même en juge ? Quelle est votre légitimité pour enfreindre la loi de cette façon ? Votre carte de presse ? Vos talents professionnels ?

Cela met en cause le fonctionnement même de l'institution judiciaire. Croyez-vous que les personnes qui figurent dans le dossier verront d'un bon œil que leur dossier se retrouve entre les mains de quelqu'un qui n'a pas à être dans la procédure ? Je vous retourne donc votre question : à quoi sert-il de faire des lois si elles ne sont pas respectées ? Cela ne semble d'ailleurs pas être une exception, puisque vous nous dites recevoir souvent des pièces incomplètes...

M. Stéphane DURAND-SOUFFLAND : S'agissant des pressions dont j'ai fait état, je ne conteste à personne le droit de défendre son point de vue. Pour tous les procès, nous avons des rapports avec le procureur, et c'est normal. Mais les parties civiles ont un rôle très actif aussi : non seulement les avocats du conseil général, ce qui est on ne peut plus légitime, mais encore ceux des associations, qui font d'autant plus pression qu'ils ne connaissent pas le dossier. Ce qui m'a impressionné, c'est la volonté de « faire du chiffre ». Je suis très habitué à ce qu'on vienne nous dire que la défense est bien gentille, mais que le dossier est accablant ; là, c'était très différent.

Est-ce habituel ? Vous connaissez comme moi la réponse. Vous savez que les journalistes sont soumis en permanence aux pressions de tout le monde : magistrats, élus locaux, élus nationaux... C'est normal, puisqu'ils relaient la parole. On essaie de nous faire croire que telle ou telle parole est la bonne, et nous essayons de résister. D'ailleurs, ces pressions n'ont pas donné grand-chose. Nous avons fait notre métier comme d'habitude, sans être spécialement ébranlés. La seule différence tenait à la façon insidieuse dont on procédait, sans apporter d'éléments déterminants - je note à ce propos que M. Lesigne a été très discret et habile, fuyant les journalistes et préférant passer par d'autres relais. Si on m'avait montré des éléments démontrant la culpabilité, j'aurais été très troublé et j'en aurais tenu compte, mais cela n'a jamais été le cas. C'était toujours sur le mode : « Vous êtes bien sûr ? Vous avez bien réfléchi ? ».

Mme Florence AUBENAS : Je n'ai pas dit « avec désinvolture » que j'avais eu accès au dossier, mais avec une certaine solennité, qui n'a visiblement pas été comprise. Je l'ai dit pour que vous compreniez comment nous travaillons. Je ne suis pas venue pour jouer à cache-cache, et je suis confuse que vous pensiez que j'ai enfreint la loi avec désinvolture.

Ce qui me semble particulier dans cette histoire, c'est que j'ai pensé que je ferais mieux mon travail en faisant quelque chose d'interdit. C'est une première interrogation professionnelle. J'ajoute que je n'ai reproduit ni recelé aucune pièce, je n'ai rien photocopié.

Je ne me prends pas pour un juge. Pendant le procès, jamais je ne me suis permis d'écrire que quelqu'un était innocent ou coupable, contrairement à certains journaux qui titraient sur « la vie brisée des innocents ». À Libération, nous en avons discuté et avons décidé de ne pas écrire le mot « innocents » avant le verdict. Cela aurait été un manque de respect vis-à-vis des magistrats et des jurés. Nous nous prenons donc pour tout sauf pour des juges.

Sans doute me suis-je mal fait comprendre : je crois que le socle des lois existe, qu'il faut simplement les appliquer. Comment les appliquer mieux ? Dans quelle mesure faut-il avoir accès au dossier ? C'est une question qu'il faut poser. Mais je vous rassure : la plupart des journalistes sont paresseux, il n'y aurait pas beaucoup de demandes.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Au moment où Florence Aubenas consulte le dossier, l'instruction est close. L'article 280 du code de procédure pénale dispose que les parties peuvent en demander copie. Le dossier est donc tel qu'il a été communiqué aux parties. Par contre, la reproduction, la transmission, l'enlèvement de pièces pourraient être frauduleuses. Mais ma question de tout à l'heure avait trait à la pertinence de la consultation du dossier par rapport à la démarche journalistique de ceux qui, au contraire, veulent arriver frais à l'audience.

Mme Florence AUBENAS : Les deux se défendent. C'est un débat que nous avons souvent entre nous.

M. le Rapporteur : Je donne lecture de l'alinéa 1er de l'article 11 du code de procédure pénale : « Sauf dans les cas où la loi en dispose autrement et sans préjudice des droits de la défense, la procédure au cours de l'enquête et de l'instruction est secrète. ». On peut donc s'interroger sur le caractère illégal de votre démarche...

M. le Président : Vous n'avez pas fait quelque chose de très grave, peut-être même pas d'illégal...

Mme Florence AUBENAS : Je suis déçue...

M. le Président : Peut-être pourrez-vous nous dire, alors, comment vous avez fait...

M. Jean-François CHOSSY : Madame Aubenas, j'avais eu connaissance de l'affaire de façon confuse et désordonnée, et j'ai remis de l'ordre dans la chronologie grâce à votre livre. En le lisant, je me suis demandé comment vous aviez eu le dossier, mais surtout qu'est-ce qui vous a conduit à voir du sable là où les autres voyaient du béton ? Qu'avez-vous vu, que les juges n'avaient pas remarqué ?

Mme Florence AUBENAS : Rien ne tenait, sauf une seule chose, sur laquelle achoppaient tous les avocats : le fait que quatre enfants et trois adultes, sans s'être concertés, accusaient les mêmes personnes. De fait, quand on lit le dossier, la question cruciale posée à tous les accusés est : « Comment expliquez-vous que quatre enfants et trois adultes qui ne se sont pas vus vous accusent ? » Et la réponse était généralement : « Je ne sais pas. ». Et à Saint-Omer, on s'est demandé d'où venaient des noms comme celui des Legrand ou comme celui de l'huissier, que les accusateurs n'étaient pas censés connaître. Là où le rideau se déchire, c'est quand on apprend que le juge d'instruction a demandé : « Il y avait l'huissier ? » Réponse : « Non. » « Il n'y avait pas l'huissier ? » « Si. » Et Myriam Badaoui d'expliquer : « J'ai cité tous les huissiers que je connaissais, étant donné que nous étions surendettés. Et à chaque fois, le juge d'instruction disait : `Non, ce n'est pas lui.' Je n'avais pas d'autres noms. Il m'a dit : `Et Marécaux ?' J'ai répondu : `Oui, c'est Marécaux.' Et il m'a demandé : `C'est bien celui dont la femme s'appelle Odile ?' » De la même façon que l'assistante maternelle, pour être bien sûr de ne pas se tromper, il lui donne les éléments au fur et à mesure, en toute bonne foi. Même chose pour les Legrand : « Il y avait deux photos avec `Daniel Legrand' écrit en dessous ». C'est confondant de naïveté ! « Il m'a demandé : `Lequel ?' J'ai dit : `Les deux' ». Et elle l'a maintenu devant deux cours d'assises ! Quant aux gens qu'elle nomme spontanément, jusqu'à trente personnes dont sa belle-mère, ils ne sont pas poursuivis : le cadre de l'enquête, ce sont ceux que quatre enfants et trois adultes accusent. Le commissaire Masson vous l'a expliqué : il y a eu 70 personnes citées, et, à la fin, les enfants, au supermarché, désignaient des gens du doigt dans les rayons. C'était tout de même la preuve que quelque chose n'allait pas ! Et les assistantes maternelles, gagnées par l'empathie, disaient : « Vous vous rendez compte ce qu'ils ont subi ! » On reste désarmé devant des choses comme ça.

À Saint-Omer, M. Burgaud donnait comme exemple de gens encore impliqués Odile Marécaux, alors qu'elle avait eu deux non-lieux.

M. Stéphane DURAND-SOUFFLAND : Aux assises, la lecture des PV faisait vraiment problème. Un PV d'anthologie est celui de l'interrogatoire de David Delplanque : « Question : Vous connaissez Daniel Legrand ? Réponse : Non. Question : Vous en avez peur ? Réponse : Non. ». Le juge revient six fois à la charge et, la sixième fois, Delplanque répond : « Oui, je le connais, et j'en ai très peur. ».

Autre exemple : la description par Luc Delay du meurtre de la petite fille. Trois ou quatre enfants donnent chacun une version différente, mais dans celle de Luc il y a du sang partout, des bras arrachés qui tombent, et il dit : « C'est moi qui ai creusé dans le jardin pour l'enterrer en pleine nuit ». C'est dans le PV ! Là, on sent vraiment le sable couler entre les doigts.

Mme Florence AUBENAS : La presse est une caisse de résonance permanente. Pourquoi trois gamins parlent-ils de meurtre au même moment ? Le PV de l'audition d'une des assistantes maternelles dit : « Nous écoutions la radio quand on a parlé du meurtre, le gamin s'est roulé par terre en disant : `J'y étais' ». Dans un autre PV, c'est : « Nous regardions la télévision quand nous avons appris le meurtre... ». Que faire contre cela, contre le fait que le dossier s'auto-alimente en permanence ? Il y a des moments de l'instruction qui sont terribles pour un journaliste. C'est ainsi que Détective a publié un article avec une photo de « Franck Lavier, père de famille et pédophile présumé ». L'assistante maternelle l'a montré à sa fille, qui peu à peu s'est mise à dire : « Oui, c'est vrai. ». Des choses comme celles-là nous font nous interroger sur notre métier...

M. Gilles COCQUEMPOT : Je voudrais poser à M. Durand-Souffland la même question que j'ai posée à l'avocate de Mme Badaoui. On parle beaucoup du juge Burgaud, mais soixante-quatre magistrats sont intervenus dans la procédure, qui ne sont pas tous idiots ni incompétents. Est-ce que la chaîne judiciaire n'a pas eu l'intelligence, d'une certaine façon, de renvoyer tout le monde devant les assises en espérant faire acquitter la moitié des accusés à Saint-Omer et le reste à Paris, de façon à ce que l'on puisse dire qu'il n'y a pas eu d'erreur judiciaire ? En d'autres termes, le corps des magistrats s'est-il blanchi collectivement ?

Quant à Mme Aubenas, elle a dit qu'elle avait pu consulter l'ensemble du dossier un mois avant l'audience de Saint-Omer. Je veux bien croire qu'elle a dû « ramer » pour l'avoir, mais pourquoi seulement un mois avant ? Et à défaut de savoir par qui, peut-on savoir où elle l'a consulté ? À Saint-Omer ? À Boulogne ?

M. Stéphane DURAND-SOUFFLAND : Si cela peut vous rassurer, je n'ai pas l'impression qu'il s'agisse d'un plan concerté de la justice. Celle-ci a suivi son cours, il y a eu des condamnations, et le parquet n'a pas fait appel puisque les décisions étaient grosso modo conformes à ses réquisitions. S'il y avait eu un plan concerté, il aurait été très compliqué à mettre en œuvre et aurait nécessité la complicité de la Chancellerie et du chef de l'État pour les excuses et les chèques. Je crois qu'il y a tout de même eu une grande part d'improvisation...

Mme Florence AUBENAS : Si je n'ai consulté le dossier qu'un mois avant le procès, c'est parce que c'est à ce moment-là qu'on m'a dit que je couvrirais l'audience des assises. Avant, je couvrais les élections en Algérie. C'est une simple question de timing. Je n'aurais pas accepté de lire le dossier s'il avait été incomplet ou si l'instruction n'avait pas été achevée. Quant à savoir où je l'ai consulté, ma foi, je ne m'en souviens plus...

M. le Président : Tel le marchand de sable, M. Deprez arrive avec sa dernière question...

M. Léonce DEPREZ : Monsieur Durand-Souffland, vous avez prononcé le mot « rumeur ». Or, si nous avons créé cette commission d'enquête, c'est justement pour y voir plus clair, pour que de telles choses ne se reproduisent plus, et rien n'est plus terrible que d'entendre dire qu'il subsiste toujours des rumeurs. Je vous pose donc la question très franchement : êtes-vous d'accord avec Mme Aubenas pour dire qu'il y a eu trois phases, la première avec quatre accusés finalement reconnus coupables, la deuxième née de l'imagination perverse de Mme Badaoui et enfin l'intoxication générale, gagnant jusqu'au procureur de Boulogne, qui nous a même parlé de « mythe ».

Et pensez-vous que, si le procès avait été dépaysé hors du Pas-de-Calais, la démonstration remarquablement claire de l'innocence de ces gens par l'avocat général de Paris aurait été faite bien avant, et les innocents libérés plus vite ? Comme vous êtes président de l'association de la presse judiciaire, votre avis est précieux. Enfin, n'avez-vous pas, en tant que président de l'association de la presse judiciaire, jugé « confondante de naïveté », comme Mme Aubenas, la façon de procéder du juge Burgaud ?

M. Stéphane DURAND-SOUFFLAND : Une rumeur court toujours, selon laquelle certains acquittés seraient coupables. Je ne crois pas à cette rumeur, et je dirai même que je confierais mes enfants à n'importe lequel d'entre eux.

Quant au dépaysement, demandé par deux avocats dont Me Delarue, il a été refusé au motif que le « juge naturel » se trouvait sur place. C'est une réponse très intéressante, mais alors, pourquoi le parquet général a-t-il proposé le dépaysement de l'affaire dite « Outreau bis » ?

M. Léonce DEPREZ : Et êtes-vous d'accord pour dire que l'avocat général Jannier a clarifié les choses ?

M. Stéphane DURAND-SOUFFLAND : Oui, bien sûr.

M. le Président : Mesdames, Messieurs, je vous remercie.

Audition de M. Jean-Olivier VIOUT,
procureur général près la cour d'appel de Lyon



(Procès-verbal de la séance du 15 mars 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : À la suite du verdict de la cour d'assises du Pas-de-Calais, qui avait acquitté sept des accusés de l'affaire dite d'Outreau, M. le garde des Sceaux avait chargé un groupe de travail, présidé par M. le procureur général Viout, de tirer tous les enseignements utiles du traitement judiciaire de cette procédure et de formuler toute préconisation paraissant opportune.

Il nous a donc paru particulièrement utile de vous entendre, Monsieur le procureur général, dans le cadre de nos travaux. Je vous remercie d'avoir répondu, en dépit d'un souci de santé passager, à la convocation de notre commission. Avant votre audition, et tout en ayant conscience du caractère un peu « décalé » de cette formule, je souhaite vous informer de vos droits et de vos obligations.

En vertu de l'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d'enquête parlementaire sont tenues de déposer, sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel et de l'article 226-14 du même code qui autorise la révélation du secret en cas de privations ou de sévices, dont les atteintes sexuelles.

L'ordonnance du 17 novembre 1958 exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(M. Jean-Olivier Viout prête serment).

Je m'adresse aux représentants de la presse pour leur rappeler que l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. J'invite donc les représentants de la presse à ne pas citer nommément les enfants qui ont été victimes de ces actes.

La commission va procéder maintenant à votre audition, qui fait l'objet d'un enregistrement. Je vous donne la parole pour un exposé liminaire.

M. Jean-Olivier VIOUT : Vous venez de le rappeler : au lendemain du verdict de la cour d'assises du Pas-de-Calais, acquittant sept des accusés qui comparaissaient devant elle, le garde des Sceaux a constitué un groupe de travail chargé de tirer tous enseignements utiles du traitement judiciaire de cette procédure et, surtout, de formuler toute préconisation paraissant opportune.

Comment constituer ce groupe de travail ? Quelle légitimité pouvait-il avoir, si ce n'est de réunir des professionnels ayant une expérience incontestable de ce dont ils auraient à traiter ? C'est ainsi que quatorze personnes ont été réunies, dont huit magistrats.

- Six magistrats du siège : M. Hervé Grange, premier président de la cour d'appel de Pau, qui a une grande pratique de la procédure pénale ; M. Gilles Straehli, président de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Nancy ; M Pierre Delmas-Goyon, président du tribunal de grande instance de Montpellier ; M. Hervé Stephan, président de la cour d'assises des Hauts-de-Seine ; M. Philippe Herald, premier vice-président du tribunal de grande instance de Paris, en charge de la juridiction de la liberté et de la détention ; M. Marc Trevidic, vice-président chargé de l'instruction au tribunal de grande instance de Nanterre ;

- Deux magistrats du parquet : M. Jean-Marie Huet, procureur de la République de Nantes, et moi-même ;

-  Deux avocats : l'un d'un barreau de province, Me Alain Molla, avocat au barreau de Marseille ; l'autre du barreau de Paris, Me Nathalie Faussat ;

-  La responsable d'un important service spécialisé d'enquête, notre choix s'étant porté sur Mme la commissaire divisionnaire Yvette Bertrand, chef de la brigade de protection des mineurs de la direction de la police judiciaire de Paris,

-  Enfin, nous nous sommes adjoint trois experts, à la pratique incontestable : Mme le docteur Dominique Fremy, pédopsychiatre, expert près la cour d'appel de Besançon ; M. le docteur Daniel Zagury, psychiatre, expert près la cour d'appel de Paris ; Mme Geneviève Cedile, psychologue, expert près la cour d'appel de Paris.

S'agissant de la méthode, il convenait de nous départir de deux écueils. D'une part, nous ne devions pas être une commission disciplinaire ou para disciplinaire, le garde des Sceaux disposant pour cela de l'Inspection générale des services judiciaires. D'autre part, l'instance étant pendante devant la cour d'appel de Paris, notre commission n'avait pas à s'ériger en pré-chambre de je ne sais quel procès en appel ou en révision.

C'est ce qui nous a amenés à prendre le parti de n'entendre aucun des acteurs du procès, ce qui n'a pas toujours été compris, et que j'ai dû expliquer, mais qui était essentiel : nous n'avions pas à recueillir des plaidoyers en faveur de la pratique de tel ou tel.

Nous nous sommes donc tenus à l'examen du dossier pour voir comment il avait cheminé pour aboutir à ce résultat. Et nous avons procédé à l'audition d'un grand nombre de praticiens pouvant apporter un éclairage par leur expérience : 63 personnes ont ainsi été entendues, magistrats, avocats, experts et journalistes.

À partir de cela, nous avons dégagé six problématiques incontournables : le recueil et l'expertise de la parole de l'enfant ; l'apport de la procédure d'information judiciaire ; le contrôle de la détention provisoire ; la prise en charge du mineur victime ; le déroulement du procès d'assises ; les relations avec les médias.

Je crois sincèrement que ce serait un nouveau dommage collatéral de l'affaire d'Outreau si celle-ci venait à entraîner une régression de la prise en compte de la parole de l'enfant durant si longtemps réduite au silence ou vouée à l'incrédulité face aux clameurs de l'adulte dénégateur. À la faveur d'une longue croisade d'individualités désintéressées, d'associations, cette parole de l'enfant a peu à peu occupé toute sa place dans le prétoire, au point d'encourir la critique de sacralisation. Le problème n'est pas de croire ou non en la parole de l'enfant, c'est de savoir l'écouter pour pouvoir l'authentifier et l'expertiser.

Il est inopportun, au stade d'avancement des travaux de votre commission, d'insister sur la spécificité que revêt le recueil de la parole de l'enfant et sur la technicité qu'il exige. Mais c'est ce qui nous a conduits, pour notre part, à prôner la généralisation de la spécialisation des enquêteurs. Nous avons ainsi proposé que toute révélation d'atteintes à l'intégrité physique émanant d'un mineur de 15 ans soit désormais recueillie par un service ou une brigade spécialisés, qui devraient être présents dans chaque compagnie de gendarmerie et commissariat d'une certaine importance. Si de tels services ne pouvaient être saisis, notamment en raison de leur éloignement, la déposition du mineur devrait être recueillie par un policier ou gendarme ayant suivi une formation spécifique. Pour que les choses soient claires, la liste de ces enquêteurs certifiés devrait être adressée au procureur de la République territorialement compétent.

Dans ce cadre, la formation des enquêteurs devrait être renforcée. Certes, il existe déjà des formations de qualité. Pour la gendarmerie, le Centre national de formation de la police judiciaire de Fontainebleau, organise huit sessions annuelles d'une semaine « Audition du mineur », mais, au rythme de 20 gendarmes formés par session, ils ne sont guère que 160 chaque année. Quant à la police nationale, depuis 1989, ce sont 60 enquêteurs qui sont formés en quatre sessions annuelles « Entretien de l'enfant » au centre national d'études et de formation de Gif-sur-Yvette, avec la collaboration du centre de psychologie de l'université Paris X - Nanterre. Intensifier ces formations, renforcer leur pluridisciplinarité, augmenter les capacités des stages : telles sont les pistes que nous avons tracées.

Nous avons aussi insisté pour qu'on rende effective, dans tous les services et ressorts judiciaires, l'application de la loi du 17 juin 1998, en particulier de l'article 706-52 du code de procédure pénale : « Au cours de l'enquête et de l'information, l'audition d'un mineur victime de viol, agressions sexuelles ou atteintes sexuelles, fait, avec son consentement ou, s'il n'est pas en état de le donner, celui de son représentant légal, l'objet d'un enregistrement audiovisuel ». Une circulaire du ministre de la justice du 20 avril 1998 et une circulaire interministérielle ont rappelé cette obligation ; il faut que nous insistions avec force sur l'utilité de cet enregistrement.

Ce dernier permet d'apprécier dans leur authenticité les modalités, la forme du dévoilement des faits par le mineur : la forme de la parole, la verbalisation, l'attitude, la gestuelle, les silences, la modalité du questionnement, tout cela est révélé sans fard par l'enregistrement, qui permet d'appréhender tout ce que peut traduire cette parole beaucoup mieux que ne le fait sa retranscription sur procès-verbal, si fidèle soit-elle.

L'enregistrement de la parole du mineur sert la recherche de la preuve et évite au mineur de devoir répéter la même chose à plusieurs reprises tout au long de la procédure. En présence d'un enregistrement liminaire, les interrogations ultérieures pourront être réduites à des précisions, à des compléments de déposition. L'utilisation de l'outil audiovisuel évite que le mineur soit « revictimisé » par la procédure.

Il y a, il est vrai, une réticence en certains lieux et services, où l'on invoque l'absence de consentement du mineur. Nous avons cependant été étonnés, alors que dans certaines autres unités le taux d'acceptation atteint 80 %, d'apprendre qu'en 2003, dans une importante circonscription de police, sur 336 mineurs entendus, 328 auraient opposé un refus. Nous demandons donc que l'éventuel refus du mineur soit acté en procédure. Il convient aussi, bien évidemment, que nous répondions à ceux qui nous reprochent une inutilité de ces enregistrements, qu'on se contenterait de verser au dossier, en les prenant en compte dans la phase de traitement judiciaire, en faisant en sorte qu'ils soient considérés comme des pièces du dossier par l'ensemble des parties. Bien sûr, faute de temps, le président devra sélectionner avec l'accord des parties les éléments qui seront effectivement employés, mais on ne peut plus aujourd'hui se passer de l'enregistrement.

Je me souviens des accusations portées par un enfant contre le compagnon de sa mère, dont la cour d'appel de Grenoble a eu une toute autre appréciation que le tribunal correctionnel quand elle a visionné l'enregistrement, tant les hésitations et les balbutiements de l'enfant paraissaient évidents et imposaient de relaxer au bénéfice du doute.

Nous avons donc bien besoin de l'enregistrement, d'autre chose que la vision papier du dossier, à laquelle personnellement je n'adhère pas car, au-delà du dossier, il y a des hommes et des femmes qui sont concernés par notre institution judiciaire. Pourtant, j'ai entendu parler devant vous d'une appréhension papier qui précéderait l'appréhension in concreto des choses, comme si la justice pouvait se contenter de l'abstraction !

C'est pour toutes ces raisons que je suis de ceux qui pensent que la loi que vous avez votée en 1998 doit recevoir une application entière et effective. Pour cela, il faut bien évidemment que nous donnions aux juridictions les moyens de disposer de matériels fiables et compatibles entre eux.

Toujours sans proposer de réforme mais en demandant simplement l'application des textes, nous avons préconisé un recours plus fréquent aux dispositions de l'article 706-53 du code de procédure pénale, qui dispose qu'« au cours de l'enquête ou de l'information, les auditions ou confrontations d'un mineur victime de viol ou atteinte sexuelle sont réalisées sur décision du procureur de la République ou du juge d'instruction en présence d'un psychologue ou d'un médecin spécialistes de l'enfance ». Jusqu'ici, cette présence d'un professionnel n'est effective que dans un très faible nombre de cas, alors qu'il peut pourtant jouer un rôle important comme conseiller technique de l'enquêteur : c'est lui qui peut l'aviser de la nécessité de suspendre un interrogatoire, lui faire des observations sur la formulation de ses questions, etc. Mais que les choses soient claires : je ne demande pas qu'un médecin soit le second enquêteur, mais bien un simple conseiller.

Il convient aussi, avant que le dossier soit envoyé au parquet, que soit systématiquement diligentée une enquête de contexte et d'environnement : dans quelles circonstances le dévoilement est-il intervenu ? Dans quel contexte ? Dans quel environnement l'enfant évolue-t-il ? Se trouve-t-il au cœur d'un conflit entre adultes ?

Recueillie par un spécialiste assisté, le cas échéant, d'un professionnel de l'enfance, fixée dans sa matérialité et dans son authenticité par l'outil audiovisuel, placée dans son contexte par une enquête d'environnement, la parole de l'enfant peut être ainsi recueillie avec des garanties accrues.

C'est cette parole, que nous n'allons pas recevoir et sacraliser comme si elle ne pouvait être mise en doute, qu'il va falloir ensuite expertiser. Cette expertise exige l'intervention de professionnels disposant d'une compétence et d'une expérience incontestables.

Nous avons douloureusement touché du doigt la situation critique dans laquelle se trouve l'expertise psychiatrique ou médico-psychologique dans notre pays. Sur près de 13 800 psychiatres, 800 seulement sont inscrits sur les listes d'experts et moins encore sont disponibles pour les expertises pénales qui présentent des sujétions spéciales : entretien avec l'expertisé avec le problème du déplacement dans les maisons d'arrêt lorsqu'il est incarcéré ; rédaction du rapport ; soutien du rapport à l'audience de la cour d'assises, éventuellement renouvelé devant la cour d'assises d'appel.

Comment s'étonner, dès lors, d'une désaffection pour l'expertise psychiatrique, rémunérée 205,80 €, auxquels s'ajoutent 35,17 € pour le rapport devant la cour d'assises ? Pourtant, en dépit des dérapages de certains, les experts sont bien les auxiliaires, les véritables partenaires de la justice et ils se font une idée extrêmement élevée de leur mission. Eux, qui sont saisis pour nous éclairer dans ces dossiers si difficiles où à la parole de l'enfant s'oppose la dénégation de l'adulte, doivent être entendus quand ils nous parlent de leurs difficultés. Il faut améliorer leur formation, peut-être en envisageant qu'elle soit dispensée au niveau national ; faciliter leur accès aux pièces de la procédure indispensables à l'accomplissement de leur mission ; exiger dans la commission rogatoire le visionnage préalable de l'enregistrement de la parole de l'enfant à expertiser ; supprimer le terme « crédibilité », porteur d'importants glissements sémantiques car on peut être parfaitement crédible sur le plan médico-légal tout en ne disant pas la vérité.

Il ne s'agit pas de priver le magistrat instructeur d'être renseigné sur le profil psychologique et psychiatrique du mineur plaignant. C'est pour cela que nous avons proposé que la mission de l'expert soit déclinée en six demandes : relever les aspects de la personnalité du plaignant, dire s'il présente des troubles ou anomalies susceptibles d'affecter son équilibre psychique et indiquer son niveau d'intelligence ; analyser les circonstances et le contexte de la révélation ; rechercher les facteurs éventuels de nature à influencer les dires du plaignant ; décrire le retentissement éventuel et les modifications de la vie psychique depuis les faits en cause ; faire toute remarque utile sur le récit du plaignant et sur son évolution ; indiquer le degré de connaissance et de maturation du plaignant en matière sexuelle ; formuler, si c'est possible, un pronostic sur le retentissement observé.

Le mineur plaignant est un mineur souffrant, ce qui ne veut bien sûr pas dire qu'on va par avance tenir pour acquis ce qu'il dit et condamner le majeur qu'il accuse, mais qu'il convient de tenir compte d'un éventuel besoin de prise en charge thérapeutique. Nous disposons pour cela d'un certain nombre d'unités d'accueil médico-judiciaires et de protocoles dans plusieurs établissements hospitaliers. Je pense à la collaboration entre la police judiciaire et un service de l'hôpital Trousseau à Paris ainsi qu'aux belles expériences menées dans le Doubs, où l'on dispose de lieux neutres pour procéder à l'audition de l'enfant en présence d'un médecin qui évalue immédiatement le besoin de prise en charge.

Tout cela doit s'accompagner d'un renforcement de l'indispensable synergie entre le juge des enfants et les acteurs de l'instance pénale. Nous avons ainsi préconisé que toute dénonciation par un mineur de faits d'agression sexuelle dans la cellule familiale conduise non seulement à l'ouverture d'une enquête pénale, mais aussi à celle d'un dossier d'assistance éducative devant le juge des enfants, afin que celui-ci puisse immédiatement faire le point sur le besoin de prise en charge. Ce va-et-vient est indispensable pour éviter que les mesures ne se contrarient.

J'en viens à l'essentiel, nos réflexions sur la procédure d'instruction

Les premières ont trait à la jeunesse. Tout auditeur de justice qui, à l'issue de sa formation initiale de 31 mois à l'École nationale de la magistrature, a été déclaré apte par le jury de classement, peut prétendre à toutes les onctions de base au sein de la magistrature, sous réserve de l'appréciation du Conseil supérieur de la magistrature. Il y avait autrefois une exception : les fonctions de juge d'instance - juge unique, possédant des attributions multiples - ne pouvaient être confiées en premier poste à un jeune magistrat sortant de l'ENM. Cette restriction n'existe plus depuis plusieurs décennies.

La spécificité des missions dévolues au juge d'instruction justifie-t-elle l'introduction d'une restriction de ce type, qui n'a jamais été envisagée jusqu'à ce jour ? Les jeunes juges d'instruction ont-ils fait montre, par le passé, d'une inexpérience, d'une insuffisante maturité et d'une connaissance insuffisamment affermie des réalités de la vie pour se voir opposer, à la lumière d'une affaire isolée même si elle est dramatique, la règle de la réserve d'accès à cette fonction à l'issue d'une période minimum d'exercice professionnel dans d'autres fonctions de la magistrature ?

Notre groupe de travail n'en a pas été convaincu. Il a d'abord considéré que tel dysfonctionnement judiciaire passé mettant en cause un magistrat instructeur proche de la cinquantaine, et fort de plusieurs dizaines d'années de pratique professionnelle, avait montré que l'erreur d'appréciation n'était pas liée à l'âge. N'oublions pas, en outre, que, lorsque des réserves sont exprimées par le jury de classement des auditeurs de justice sur la capacité de l'un d'entre eux à assumer immédiatement une fonction, elles sont systématiquement prises en compte par l'autorité de nomination. Ce caractère obligatoire du respect de ces réserves, qui va pour l'instant de facto, pourrait être inscrit dans les textes.

Par ailleurs, pourquoi se défier de la jeunesse du juge d'instruction - qui ne possède plus le pouvoir de mettre en détention - et non de celle du juge aux affaires familiales, qui a l'énorme pouvoir d'attribuer la garde d'un enfant à un parent, ou de celle du juge des enfants, qui dispose du pouvoir non moins énorme d'ôter, parfois définitivement, un enfant à sa famille pour le confier à un tiers ?

C'est pourquoi, pour notre groupe de travail, la garantie d'une information judiciaire alliant compétence technique, impartialité et recul dans la recherche et l'appréciation des éléments à charge et décharge, ne passe pas par une défiance de principe vis-à-vis de la jeunesse du juge d'instruction, mais doit être recherchée dans la rupture de son isolement.

Croire la parole de l'enfant ? Croire la parole de l'adulte ? Que faire pour vérifier le poids des charges réunies en faveur de l'une ou de l'autre ? C'est bien en rompant l'isolement qu'on pourra garantir la compétence technique du magistrat instructeur dans la conduite d'informations touchant des infractions sexuelles dénoncées par des mineurs s'en déclarant victimes.

Cela ne dispense, bien sûr, pas de renforcer la formation spécialisée. L'École nationale de la magistrature a déjà fait un travail important : les futurs magistrats bénéficient, au cours de leur formation initiale, de 9 heures de conférences et débats sur la maltraitance et l'inceste et de 42 heures optionnelles de recherches et activités d'ouverture sur la pédophilie et la parole de l'enfant, outre les développements sur ce thème dans les directions d'études « Parquet et Instruction ».

Mais on doit aller plus loin, notamment dans la formation continue qui, dans notre institution judiciaire, est conseillée, prise en compte dans la notation, mais n'est pas obligatoire. Il convient donc de la rendre systématique, en particulier lorsqu'on change de fonction.

Par ailleurs, si devaient perdurer des tribunaux ne comptant qu'un seul cabinet d'instruction, il conviendrait que n'y soient jamais affectés de jeunes juges d'instruction, sauf à prendre le risque de conforter la solitude du magistrat instructeur.

C'est pour cela que nous avons préconisé la co-saisine, d'ailleurs déjà prévue par l'article 83 du code de procédure pénale, qui permet au président du tribunal de grande instance de co-saisir deux ou plusieurs juges au moment de l'ouverture de l'information judiciaire. Mais le texte est rédigé de telle façon que, dès que l'information judiciaire est ouverte, nul ne peut imposer à un juge cette co-saisine : même si chacun est persuadé de sa nécessité, il faut son consentement. C'est pour cela que nous prônons d'ouvrir la possibilité d'une co-saisine imposée par la chambre de l'instruction statuant en collégialité, afin d'offrir le plus de garanties. Ainsi mettra-t-on définitivement un terme au temps de l'isolement fonctionnel.

Oui, il faut rompre avec le regard univoque d'un juge isolé, le conforter par le dialogue, le protéger de toute influence extérieure, tel le retentissement médiatique. Tout cela justifie la co-saisine.

Bien sûr, elle pourrait être un corset excessivement rigide si l'on imposait au magistrat initialement de n'instrumenter que collégialement, de ne pouvoir délivrer une ordonnance que si elle est co-signée. Nous, ce que nous proposons, c'est la possibilité pour les deux magistrats d'instrumenter conjointement avec l'obligation de cosigner à deux moments essentiels de la procédure : l'avis de l'article 175 du code de procédure pénale, par lequel on estime que les investigations sont parachevées, et surtout l'ordonnance de clôture, qui décide du non-lieu ou du renvoi devant la juridiction. S'il n'y a pas, alors, total accord des magistrats co-saisis, on dresse procès-verbal de discordance et c'est la chambre de l'instruction qui tranche. C'est dans le souci de pragmatisme qui a conduit nos travaux que nous avons proposé cette co-saisine souple.

J'ai, par ailleurs, entendu parler d'un projet qui me séduit beaucoup, celui de l'instauration de pôles départementaux. Permettant de consacrer la co-saisine par la collégialité de l'instruction, ils seraient présidés par un vice-président chargé de l'instruction, véritable leader doté de l'expérience professionnelle, et intégreraient autour de lui de jeunes magistrats. On réglerait ainsi le problème de la jeunesse du juge d'instruction tout en assurant la co-saisine que je viens de décrire.

Je n'ignore pas que cela créerait un sentiment de dépossession dans les juridictions qui perdraient leur juge d'instruction. Mais beaucoup d'entre elles n'ont déjà pas de juge des enfants et s'en portent parfaitement bien. C'est le cas d'un des trois tribunaux de grande instance de l'Isère, du tribunal de Montbrison dans la Loire, de celui de Bellay dans l'Ain. Il n'y aurait donc aucune raison pour que les tribunaux ressentent comme une atteinte à leur existence le fait que l'instruction se déroule ailleurs. À la différence de ce que nous faisons dans les huit grandes juridictions interrégionales spécialisées, le jugement de l'affaire pourrait être évoqué devant la juridiction territorialement compétente.

Ce pôle départemental réglerait aussi le problème de la collégialité de la mise en détention provisoire, dont la nécessité apparaît comme une évidence dans vos travaux et qui est inenvisageable dans les petites juridictions, puisque tout magistrat qui a statué dans l'instruction ne peut siéger en instance de jugement. Comment priver des trois magistrats ayant placé collectivement en détention un petit tribunal ne comptant que cinq ou six magistrats du siège, dont le juge d'instruction ? Au cours des travaux de notre commission, nous avons d'ailleurs pris connaissance d'un rapport de l'Inspection générale des services judiciaires concluant en novembre 2003 à l'impossibilité matérielle d'organiser la collégialité de la mise en détention dans de nombreuses juridictions.

Et puis, je pose la question car je n'ai guère l'habitude d'user de la langue de bois, le fait que l'on soit en présence d'une collégialité de magistrats instructeurs ne rend-il pas inutile le maintien du juge des libertés et de la détention ? Je sais que cette césure est apparue comme une garantie quand elle a été instituée, mais dans la mesure où nous sommes en présence d'un débat contradictoire au sein de la collégialité, n'atteint-on pas le but recherché ?

Il convient, par ailleurs, de confirmer l'effectivité des pouvoirs de contrôle de la chambre de l'instruction. Aujourd'hui, qu'il s'agisse des pouvoirs propres du président, du suivi de la procédure de l'instruction, elle est dans l'incapacité absolue d'appliquer les dispositions du code de procédure pénale. Totalement submergées par les procédures, les chambres de l'instruction ne peuvent rendre leurs arrêts dans le bref laps de temps prévu par la loi. Les trois malheureux magistrats qui composent la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Lyon ont rendu l'an dernier 1 741 décisions. Comment serait-il possible, dans un dossier aussi volumineux que celui d'Outreau, qu'après qu'une première option a été prise, et à chacun des passages devant la chambre de l'instruction, le magistrat se replonge dans le dossier ? Les chambres de l'instruction sont donc obligées de s'en tenir à une approche sommaire. Or elles sont très importantes parce qu'elles devraient assurer la liaison, le dialogue permanent avec le magistrat instructeur. Les choses seraient complètement différentes si le président ou un de ses conseillers était le véritable référent permanent du juge d'instruction. On pourrait, en particulier, imaginer qu'au lieu d'envoyer par la poste la notice semestrielle dans laquelle il fait le point de l'avancement de ses dossiers, le juge d'instruction vienne personnellement l'apporter au magistrat chargé du suivi de son cabinet, pour qu'il y ait un véritable dialogue sur les difficultés de tel ou tel dossier. On ferait ainsi un grand pas dans la lutte contre la solitude du juge d'instruction. Et puis, il faut aussi donner à la chambre de l'instruction les moyens de pouvoir, à un moment donné, s'appesantir sur un dossier. Il faut ouvrir un espace où l'on puisse faire le point, aller en profondeur.

L'audience semestrielle répondrait à ce besoin : lorsqu'une personne mise en examen serait en détention provisoire depuis plus de six mois, la chambre de l'instruction aurait l'obligation de tenir une audience publique d'examen des charges et des perspectives de l'accusation. On y examinerait où en sont les éléments à charge et à décharge, on débattrait contradictoirement des mesures d'instruction demandées par les avocats et qui n'ont pas été suivies d'effet. Surtout, on examinerait l'opportunité de la poursuite de la détention provisoire : en dehors de tout contentieux de la liberté, que l'on ait ou non fait une demande de mise en liberté, que l'avocat soit pressant ou non, tous les mis en examen seraient logés à la même enseigne. Cette audience ouvrirait une fenêtre fort utile de publicité dans le cadre de l'information judiciaire et offrirait une garantie importante.

J'en viens au statut du parquet et à l'unité du corps, auxquels je suis très attaché. On a évoqué la trop grande proximité du parquet par rapport au juge d'instruction et le caractère pernicieux de l'absence d'une stricte équidistance du juge d'instruction et du parquet, d'une part, du juge d'instruction et de la défense, d'autre part.

Cette proximité porterait, en elle, des ferments d'atteinte à l'indépendance du magistrat instructeur et, partant, à son impartialité. Appartenant au même corps, travaillant dans le même lieu, soumis à la même condition professionnelle - le parquetier étant toutefois soumis à une hiérarchie et ne bénéficiant pas de l'inamovibilité -, juge d'instruction et procureur seraient dans une trop grande communauté de pensée ou pour le moins dans une proximité fonctionnelle dont est privé l'avocat de la défense, et qui serait potentiellement porteuse, dans le meilleur des cas, de risques de dévoiement de la procédure.

D'où l'idée d'une césure entre magistrature du ministère public et magistrature du siège, qui offrirait l'architecture rassurante du juge arbitre tenant à distance égale accusation et défense. On apaiserait ainsi l'éventuelle crainte d'un juge plus prompt à prêter l'oreille à la voix de l'accusation qu'à celle de la défense.

C'est parce que j'ai toujours milité pour un respect jaloux des droits de la défense, dans la plénitude de leur exercice, et que je tente dans ma pratique professionnelle quotidienne de mettre mes actes en conformité avec cette conviction, que j'éprouve la plus grande réserve vis-à-vis de cette vision binaire des choses.

Dans le cadre du procès, le procureur n'a pas plus de droits et de prérogatives que la partie adverse : c'est dans ce contexte que l'on parle de l'égalité des armes, concept intimement lié à la notion de procès équitable. Les parties au procès ne peuvent tenter de faire prévaloir leurs prétentions qu'en étant placées sur un pied d'égalité quant aux preuves et moyens qu'elles peuvent mettre en œuvre à cette fin. Tels deux plaideurs ordinaires, ministère public et défense sont soumis à une même déontologie dans la loyauté de l'administration de la preuve, dans la communication préalable de leurs moyens de preuve, en un mot ils doivent être placés dans une posture strictement égalitaire au sein du débat judiciaire.

Mais, ceci posé, on ne peut nier le rôle spécifique, différent de celui d'un simple défenseur des intérêts de la société, dévolu au magistrat du ministère public, acteur incontournable de l'instruction, vers lequel le magistrat instructeur va devoir en permanence s'adresser procéduralement, pour obtenir ses avis ou réquisitions. Ces dernières sont nécessaires pour que le magistrat instructeur soit saisi, puisqu'il ne peut s'autosaisir ; elles le sont aussi s'il souhaite de façon supplétive que sa saisine initiale soit étendue. Dans de multiples cas de figure, le juge doit solliciter la position du parquet : dessaisissements, demandes de restitution, demandes d'actes, demandes de mise en liberté, jonctions de procédures, etc. Tout au long de l'instruction il a besoin de l'avis du parquet, peu importe qu'il le suive ou non. Il y a donc un dialogue permanent, non pervers mais institutionnel.

Doit-on prohiber que la communication du dossier pour telle ou telle réquisition s'accompagne de tout contact oral, en préférant une communication administrative par l'intermédiaire du greffier pour une réponse non moins administrative et muette ? Pour ma part, je pense qu'il n'est pas malsain que juge d'instruction et parquetier dialoguent. De même, il n'y a pas lieu de s'émouvoir, du côté du parquet, que le juge d'instruction, hors interrogatoire, s'entretienne avec l'avocat de la défense. Nombre d'avocats évoquent avec des juges ouverts au dialogue une investigation souhaitable, ou évaluent les chances d'une demande de mise en liberté, etc.

Le magistrat du ministère public n'est pas que l'avocat de l'accusation. Il est l'initiateur, le soutien de l'action publique qu'il a mise en mouvement, à l'issue d'une enquête qu'il a dirigée, contrôlée en sa qualité de directeur de l'exercice de la police judiciaire. C'est lui qui a choisi les modalités d'exercice de l'action publique. C'est lui qui a choisi la voie procédurale qu'il va mener jusqu'à son terme.

Il est un magistrat à part entière, même s'il est soumis à une subordination hiérarchique, même s'il ne dispose pas de l'imperium et de la jurisdictio, ce pouvoir de dire le droit qui va s'imposer à tous et qui n'appartient qu'au juge. Mais il exerce bien de véritables prérogatives de magistrat lorsqu'il juge de l'opportunité des poursuites. Décider de l'opportunité de mettre en mouvement l'action publique, n'est-ce pas exercer une véritable fonction d'essence juridictionnelle, qui l'apparente au juge ? Comme le juge, le magistrat du ministère public doit se positionner sur la légalité de la poursuite envisageable ; comme le juge, qui va, subjectivement et en opportunité, apprécier la nature et le quantum de la peine qu'il prononce, le magistrat du parquet a la même démarche intellectuelle pour apprécier l'opportunité d'engager des poursuites, ou de recourir à un mode alternatif, ou encore de ne pas donner suite.

C'est bien son statut de magistrat garant des libertés individuelles qui justifie que le législateur lui ait conféré des pouvoirs spécifiques : réquisition écrite pour un contrôle d'identité, autorisation expresse pour toute prolongation de la garde à vue, contrôle des locaux de garde à vue, surveillance des établissements psychiatriques afin de garantir l'absence de tout internement arbitraire.

Il y va de la garantie des libertés individuelles que celui qui se trouve placé en position de contrôler la légalité et la régularité d'atteintes à la liberté d'aller et de venir d'un individu ait le statut plein et entier de magistrat. D'où la question : doit-on concevoir deux magistratures ? L'une, patricienne, tiendrait le glaive et la balance, dans la posture d'arbitre entre les positions antagonistes de la société face à l'individu qu'elle poursuit. L'autre, plébéienne, parce qu'entachée d'une suspicion d'inféodation au pouvoir, ne représentant que le seul intérêt de la société face à l'intérêt particulier et ne pouvant ainsi prétendre à ce rôle d'arbitre, serait d'une essence si différente qu'elle justifierait que soit mis fin à l'errement que constituerait depuis plus d'un siècle l'unité du corps de notre magistrature républicaine.

Pour ma part, je crois fondamentalement, non par corporatisme égoïste mais vraiment pour ce que j'estime être les intérêts supérieurs de notre institution judiciaire, que l'unité du corps est sa force. Elle évite une fonctionnarisation rampante d'une magistrature du ministère public séparée de la magistrature du siège. On cite l'exemple de l'Allemagne, mais il n'y pas dans ce pays de magistrature du ministère public : les magistrats des parquets ont le statut de fonctionnaire. Être magistrat appartenant à un corps unique, pouvoir passer du siège au parquet et vice-versa tout au long de la carrière, offre au ministère public une véritable possibilité de recourir à une sorte de clause de conscience. En effet, si le magistrat du ministère public, soumis à l'obligation hiérarchique de faire appliquer une loi, venait un jour, en des circonstances exceptionnelles, à estimer que la loi heurte sa conscience profonde, son éthique - pensons aux lois antijuives de Vichy en 1942 et 1943 -, il pourrait régler ce problème de conscience, en demandant son passage au siège où, dans sa prise de décision juridictionnelle, il serait déchargé de ce devoir de soumission hiérarchique. Permettre à un magistrat du parquet de poursuivre sa carrière au siège, n'est-ce pas le meilleur garant d'une culture de magistrat et non de fonctionnaire qui doit imprégner l'éthique et la déontologie du ministère public ?

Le magistrat du ministère public qui exerçait hier en toute indépendance des fonctions au siège sait ce qu'est l'indépendance et l'impartialité. Tout en étant un excellent parquetier, il ne se départit pas de ses fondamentaux. J'ai dans mon parquet général d'excellents substituts généraux et avocats généraux qui étaient naguère juges d'instruction ou présidents d'importantes formations de jugement correctionnelles. Ils n'ont pas eu à jeter aux orties leur culture de juge du siège, car notre culture est identique même si nos fonctions sont différentes. Le procès Barbie a été exemplairement présidé par un président qui avait fait sa carrière au parquet, et je ne parle pas de tel éminent Premier Président de la Cour de cassation accédant à cette fonction après avoir été une figure emblématique du parquet.

C'est l'unité de notre corps, notre formation commune, notre serment commun qui nous permettent à nous, magistrats du parquet, de comprendre la nécessité d'indépendance du juge pour rendre une bonne justice. Ne sommes-nous pas au bout du compte les meilleurs paravents contre toute velléité d'influencer le juge ? N'est-il pas d'une plus grande sécurité que le représentant de la société qui exerce l'action publique devant le juge, soit lui-même magistrat à part entière, avec tout ce que cela comporte comme éthique, comme attachement à des fondamentaux communs ? L'indépendance serait-t-elle mieux garantie si l'interface du juge était demain un homme ou une femme ne disposant que d'un ersatz de statut de magistrat ou cantonné dans un statut distinct ? Pour ma part, je suis persuadé que le juge ne doit pas craindre les proximités du parquet s'il possède en lui l'indépendance chevillée au corps.

Pardonnez-moi d'être peut-être sorti du champ de cette audition, mais m'étant investi toute ma vie dans le ministère public, croyant en l'action publique et en l'unité du ministère public, et ne militant pas pour l'indépendance de celui-ci car je sais que c'est de vous que je tiens ma légitimité, il me paraissait utile de vous faire part de mes convictions.

M. le Président : Je vous ai connu dans vos fonctions de procureur général de l'Isère et, si j'étais persuadé que le ministre de la Justice ne pouvait pas faire de meilleur choix pour présider ce groupe de travail, je le pense encore davantage après vous avoir entendu.

Je me contenterai de deux questions sur des points que vous avez traités avec brio, mais sur lesquels vous ne m'avez pas convaincu, qu'il s'agisse de l'âge du juge d'instruction ou de la séparation entre le siège et le parquet.

Il ne s'agit bien évidemment pas, pour moi, de faire part ici de mon point de vue, nous aurons le temps venu tous les débats nécessaires au sein de notre commission, mais j'aimerais savoir ce que vous pensez de la règle qui prévaut dans certains pays, et qui exige qu'on ait été d'abord avocat avant d'être magistrat. Cette solution me paraît présenter des avantages. Elle permet en particulier de retarder l'entrée dans la magistrature. Platon ne disait-il pas : « Ne confiez pas la justice à un homme trop jeune car il n'a pas connu l'injustice » ? Surtout, les futurs magistrats pourront ainsi mieux comprendre ce qu'est le rôle du défenseur et de la partie civile.

Je sais que certains jeunes juges d'instruction font très bien leur travail, tel a été le cas dans la grande affaire de pédophilie d'Angers, qui s'est bien déroulée. Je pense néanmoins qu'on multiplie les risques de dysfonctionnements quand on n'a pas suffisamment d'expérience - je ne parle pas seulement d'expérience professionnelle, mais aussi d'expérience de la vie. Il est vrai que le même problème se pose pour le juge aux affaires familiales et pour le juge des enfants. Pour exercer toutes ces fonctions si importantes, qui mettent en cause la liberté et la vie familiale et professionnelle du justiciable, je pense qu'il faut s'être frotté à la vie. Il y a quand même bien d'autres fonctions dans la magistrature qu'on peut occuper avant 30 ou 35 ans.

S'agissant du siège et du parquet, vous avez dit : « Notre culture est identique » et vous y avez vu un avantage. Mais ne pensez-vous pas que ce peut être aussi un inconvénient ? Que si cette culture est davantage celle du siège et du parquet, cela pourrait porter préjudice à la façon dont on exerce les fonctions de magistrats du siège ?

M. Jean-Olivier VIOUT : J'ai indiqué qu'il me paraissait injuste de considérer que seule la fonction de juge d'instruction justifiait une exception. On peut tout à fait concevoir qu'on décide qu'à la sortie de l'École nationale de la magistrature, le juge ne siégera que dans une formation collégiale et que toute fonction individuelle lui sera prohibée. Car la jeunesse pose aussi problème pour le juge d'application des peines, à qui la nouvelle loi confère d'énormes pouvoirs, ainsi que pour le juge des enfants et le juge aux affaires familiales. Pourquoi réserver un sort particulier au juge d'instruction ? C'est ce qui se faisait autrefois pour le juge d'instance, mais on a très vite vu que l'exception n'était pas justifiée. On pourrait en revanche revenir à une formule de stage comme attaché au parquet.

Je suis de ceux qui militent depuis longtemps pour des plages de formation commune entre les magistrats et les avocats, car, là aussi, nous avons une culture commune. C'était précisément la question posée aux « Entretiens du Palais », organisés il y a quelques jours par la Gazette du Palais et à laquelle le bâtonnier de Lyon a répondu, suscitant l'approbation : « C'est plus qu'un consensus, c'est une unanimité ». La notion de culture, c'est le respect d'un certain nombre de fondamentaux, ce qu'on appelle les principes directeurs du procès, le principe du contradictoire, le principe de l'égalité des armes, le principe de la loyauté de la preuve. Qu'on soit du siège ou du parquet, ces fondamentaux ne peuvent être différents. L'inverse serait inquiétant. Je sais que vous avez entendu ici un magistrat du parquet indiquer, ce qui m'a atterré, que quand on avait un doute on renvoyait quand même devant la juridiction de jugement pour voir comment les choses se passeraient.

M. le Président : Le même magistrat nous a dit que, jusqu'à l'audience, le dossier n'était que papier...

M. Jean-Olivier VIOUT : Quel homme serais-je si je soutenais l'accusation, si je signais une ordonnance de renvoi, si je montais au siège de la cour d'assises, en ayant une once de doute ? Nous ne sommes pas des consciences de louage ! Nous ne sommes pas des mercenaires de l'accusation ! Nous sommes des magistrats qui avons cette même culture. C'est ce qui fait notre force et qui est notre meilleur garant. Il faut que nous insufflions cette idée aux élèves de l'École nationale de la magistrature.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Je suis heureux d'entendre ce que vous dites, mais vous n'avez donc pas cette culture qui nous a été exposée ici et que tous les collègues de celui qui nous l'a exposée ont soutenue ?

M. Jean-Olivier VIOUT : Il y a 185 procureurs en France, il faudrait les interroger tous. Mon activité de procureur général, c'est aussi de vérifier que cette culture existe chez les jeunes auditeurs de justice et procureurs. Il faut revenir à ces fondamentaux : Outreau, ce ne sont pas seulement des problèmes de texte et de procédure, c'est aussi un problème d'humanité. La culture d'humanité, ce beau mot qui a été employé à plusieurs reprises devant votre commission, est à la base de tout. Je revendique cette culture identique car, si je ne l'avais pas, je serais quelqu'un de dangereux, de pernicieux vis-à-vis du juge, la proximité avec lui pouvant entraîner des influences tout à fait néfastes. Cette culture signifie que notre éthique nous interdit de porter atteinte à l'indépendance des magistrats du siège, d'utiliser cette proximité pour faire passer je ne sais quel message ou conviction que la partie adverse ne pourrait pas faire passer. C'est cela aussi, l'égalité des armes avec la défense, le respect de la défense, la déontologie de la parole lors du débat judiciaire.

M. le Président : Ne pensez-vous pas que certains magistrats sont davantage faits pour le siège et d'autres pour le parquet et que, dans le cadre d'une politique de gestion des ressources humaines qui n'existe pas actuellement au ministère de la justice, on pourrait envisager qu'au bout de dix ans d'expérience professionnelle au cours desquels on aurait pu passer du parquet au siège et réciproquement, en accord avec le magistrat et le plus souvent à sa demande, on puisse décider qu'on poursuivra sa carrière au siège ou bien au parquet ?

M. Jean-Olivier VIOUT : Je me méfie des options par défaut à la quarantaine... Bien sûr, certains sont davantage faits pour le parquet : celui qui ne veut pas avoir de contact avec les élus, qui ne veut pas aller dans la cité pour expliquer ce qu'est l'institution judiciaire, qui préfère l'étude du droit en cabinet et le fait de trancher en qualité d'arbitre, celui-là va au siège. En revanche, celui qui estime que l'action publique, cette interface entre la collectivité et la justice, mérite d'être vécue, trouvera à s'épanouir au parquet. Je pense que la situation actuelle est la meilleure et qu'on doit laisser sans cesse cette possibilité ouverte. Un magistrat doit bien sentir s'il est plus prompt à exprimer la parole de la société qu'à juger. Mais, à certains moments de sa carrière, on peut se dire qu'on va changer de voie : « J'ai vécu le siège pendant des années, votre activité m'attire », me disait récemment un président de cour d'assises. J'ai trouvé cette démarche intéressante.

M. le Rapporteur : Les travaux qu'a conduits votre commission nous seront particulièrement utiles, et je vous remercie pour toutes les indications complémentaires que vous venez de nous apporter de façon très vivante.

Sur cette question de culture, nous avons bien entendu votre position, qui est partagée par d'autres, mais il y a aussi la position inverse, par exemple celle de la présidente de la cour d'assises de Paris, que nous avons auditionnée, et qui soutient que les fonctions ne sont pas les mêmes et qu'on ne peut donc avoir une culture identique. Vous avez aussi décrit cette culture commune avec les avocats. Là aussi, on entend des opinions dissonantes : nous étions hier au palais de justice de Paris à une journée « portes ouvertes » organisée par les syndicats de magistrats et j'y ai entendu le président du Conseil national des barreaux dire qu'il y avait un fossé entre les avocats et les magistrats et que notre commission contribuerait peut-être à le combler. Nous avons auditionné hier M. le procureur général Lathoud, qui était conscient qu'il y avait à Douai des relations d'hostilité et d'agressivité entre les magistrats et les avocats. Nous avons entendu un certain nombre d'avocats nous déclarer qu'ils avaient le sentiment d'être méprisés, tenus un peu en suspicion par les magistrats. Manifestement, le concept de la culture commune n'est pas encore totalement répandu, mais si cette commission, par ses travaux, par le dialogue qu'elle essaie de nouer peut y contribuer, tant mieux !

Ma religion n'est pas faite sur la nécessité de maintenir un corps unique. Il ne paraît pas contradictoire que les membres du parquet soient des magistrats et non des fonctionnaires, mais peut-être pourrait-on considérer que le siège et le parquet ne relèvent pas de la même culture. Ainsi, du point de vue de l'égalité des armes, si un magistrat qui a fait vingt ans de carrière au parquet, devient magistrat du siège, sa culture de l'accusation ne risque-t-elle pas, même inconsciemment, de l'influencer ?

Pour finir sur une boutade ce qui s'apparente plus à une réflexion qu'à une question, puis-je vous demander, dans la mesure où vous avez dit qu'à l'audience, l'accusation et la défense devaient avoir une posture strictement égalitaire, si vous êtes partisan de la suppression de « l'erreur du menuisier » ?

M. Jean-Olivier VIOUT : L'égalité des armes à l'audience est l'égalité des moyens, mais je suis pour la symbolique judiciaire. Indiquer par « l'erreur du menuisier » que l'intérêt que défend le parquet est spécifique et se distingue de l'intérêt particulier ne porte absolument pas atteinte au principe de l'égalité des armes : ce n'est pas parce que l'avocat se trouve, architecturalement, quelques centimètres au-dessous du procureur qu'il y a pour le juge deux poids deux mesures dans la dévolution de la preuve. Sous l'ancien régime, les gens du roi se tenaient dans ce petit enclos parqueté pour qu'on les distingue parmi les autres plaideurs, parce qu'ils représentaient les intérêts collectifs : il faut rester attaché à cette architecture pour le symbole.

M. le Rapporteur : Cette « erreur » existe-t-elle à l'étranger ?

M. Jean-Olivier VIOUT : Je ne sais pas.

M. le Rapporteur : La réponse est plutôt négative...

M. Jean-Olivier VIOUT : Parce que le ministère public français est une spécificité. Il serait dangereux de plaquer ce qui se fait à l'étranger sur le système français. Je m'intéresse beaucoup à l'évolution actuelle en Italie : interrogeons nos collègues italiens et nous verrons que les choses ne sont pas si simples.

Pour revenir à cette idée de culture, il ne s'agit pas d'un problème fonctionnel ou de méthodologie. La culture commune, c'est un certain nombre de principes avec lesquels on ne transige pas : la prévalence de la loi, le contradictoire, le respect du plaideur, l'administration de la preuve. L'objectif commun n'est pas d'asseoir une accusation mais tout simplement de servir la justice. L'accusation ne repose pas sur la stricte administration de la preuve, c'est le triomphe de la justice.

Bien sûr, il y a aujourd'hui une marge de progression énorme, comme on dit dans les entreprises, pour combler le fossé entre les magistrats et les avocats. Je le déplore très profondément. Quand je vois les incompréhensions qui naissent précisément parce qu'il y a des deux côtés une méconnaissance de cette culture commune, je me dis que c'est en réaffirmant que nous avons des repères communs que nous parviendrons à combler ce fossé. Car la justice se porterait extrêmement mal, qui verrait la magistrature et les barreaux camper sur leur Aventin dans une superbe ignorance, voire dans une détestation réciproque. Or nous, responsables des barreaux comme de l'évolution des corps de magistrats, sommes comptables de l'évolution de la justice.

M. le Rapporteur : On a constaté, dans le dossier qui nous intéresse, qu'on avait usé de la méthode du « copié-collé », pour ne pas dire du recopiage du réquisitoire définitif du procureur de la République, dont on retrouve les termes dans l'ordonnance de mise en accusation du juge d'instruction.

Toujours dans le débat sur la séparation entre siège et parquet et sur cette culture commune dont cette méthode peut sembler une déclinaison, la présidente de la cour d'assises de Paris suggérait que ce soit le juge d'instruction qui commence par un résumé des éléments à charge et à décharge et qu'ensuite seulement le parquet prenne position. Ainsi éviterait-on ce recopiage qui n'apparaît pas, même si on nous en a donné des explications, comme la meilleure méthode pour faire la part entre les choses.

M. Jean-Olivier VIOUT : C'est très simple, il suffit de réintroduire la vieille pratique du récapitulatif, qui fut pendant des décennies le document fondamental et même la référence du parquet. Chez certains juges d'instruction, ce document faisait plusieurs dizaines de pages et permettait de préparer l'ordonnance de renvoi. Il suffit de prévoir l'obligation d'un récapitulatif détaillé pour se mettre à l'abri de la critique selon laquelle le juge d'instruction serait inspiré par le raisonnement du parquet. Pendant toute la première partie de ma carrière, j'ai travaillé sur des dossiers criminels qui comportaient un récapitulatif à la fin, et je me faisais une ascèse de ne pas le lire avant d'étudier le dossier, afin de ne pas avoir le raisonnement du juge d'instruction. Je suis tout à fait partisan du récapitulatif.

M. le Rapporteur : Il semble qu'il y ait eu dans ce dossier une insuffisance, voire une absence totale, du contradictoire. Vous abordez cette question dans le rapport de la commission que vous avez présidée, mais pas, semble-t-il, au regard de la garde à vue et de l'enquête préliminaire. Quelle est votre position ? Estimez-vous, comme le demandent certains, qui vont jusqu'à réclamer que les auditions soient filmées, qu'il faut que le contradictoire s'instaure immédiatement.

Il y a aussi la question du rôle de l'avocat pendant la garde à vue. Doit-il avoir accès au dossier dès le début ? Certains avocats nous disent que, faute d'en disposer, ils jouent surtout le rôle d'assistante sociale.

M. Jean-Olivier VIOUT : Notre commission devait raisonner sur le traitement judiciaire de l'affaire d'Outreau. La garde à vue, ce n'est pas judiciaire.

M. le Rapporteur : Dans cette affaire, ce n'est pas complètement exact, dans la mesure où nombre d'interpellations, donc de gardes à vue, ont eu lieu sur demande du juge d'instruction, c'est-à-dire dans le cadre d'une commission rogatoire et d'une enquête préliminaire, mais j'emploie volontairement le terme non technique de « demande », car les fonctionnaires du SRPJ nous ont expliqué que les choses se passaient comme cela. C'était donc quand même un peu judiciaire...

M. Jean-Olivier VIOUT : Merci de me faire préciser ce point : je voulais parler de la garde à vue habituelle, celle qui précède l'ouverture de l'information judiciaire. La quasi-totalité des gardes à vue s'inscrivent dans le cadre des enquêtes de flagrance ou des enquêtes préliminaires. Il me semble difficile de judiciariser la garde à vue, qui est une phase policière.

Je ne pense pas que l'avocat soit une assistante sociale : s'il apporte une grande garantie, c'est de vérifier les conditions de la garde à vue, de s'assurer que les droits du gardé à vue, en particulier en ce qui concerne son intégrité physique, sont complètement respectés. Qu'un individu placé en garde à vue ait la certitude qu'au bout d'un certain nombre d'heures un avocat va venir auprès de lui, qu'il va pouvoir éventuellement lui faire des observations qui seront consignées, constitue déjà une très grande avancée.

Faut-il que, dès le début de la garde à vue, l'avocat entame son activité de conseil et oriente les réponses de son client ? Je n'en suis pas persuadé, car il s'agit d'une phase différente. D'autant que, si tout se judiciarise dès ce moment, il convient aussi que l'avocat de la victime soit présent pour pouvoir accéder dans le même temps au dossier. En l'état de mes réflexions, je n'y suis donc pas favorable. En revanche, je suis attaché à la présence de l'avocat, bien au-delà du rôle d'une assistante sociale.

M. le Rapporteur : Il a ou il n'a pas connaissance du dossier. S'il n'y a pas accès, que peut-il faire pour l'exercice spécifique de sa profession, à part s'assurer que tout va bien ?

M. Jean-Olivier VIOUT : Si on a autorisé la présence de l'avocat, ce que nous-mêmes avions mal ressenti alors, c'est parce qu'une certaine suspicion pesait sur le parquet en ce qui concernait le contrôle de la garde à vue.

M. le Rapporteur : Vous l'avez souligné dans votre propos liminaire, leur charge de travail ne permet pas aux procureurs de ce pays de se rendre régulièrement dans les locaux de garde à vue pour y voir concrètement ce qui s'y passe.

M. Jean-Olivier VIOUT : La visite des locaux s'effectue chaque semestre et un rapport est adressé au parquet général, que je suis personnellement avec attention. Ponctuellement, les parquets se déplacent dans les locaux. À Lyon, nous avons instauré la visioconférence afin que toute prolongation de garde à vue fasse l'objet d'un entretien direct entre la personne concernée et le magistrat du parquet. C'est déjà un progrès considérable car, si nous prolongeons physiquement les gardes à vue de mineurs, l'éparpillement des locaux rend impossible d'être présent physiquement aux prolongations de tous les majeurs.

M. le Rapporteur : Au bout de 24 heures, grâce à votre système de visioconférence, le substitut de permanence s'entretient directement avec le gardé à vue ?

M. Jean-Olivier VIOUT : Absolument. Ce système fonctionne entre l'hôtel de police et le parquet de Lyon.

M. le Rapporteur : Quid de l'enregistrement, prôné par certains, des interrogatoires lors des phases de garde à vue ?

M. Jean-Olivier VIOUT : Sur le plan de l'éthique et des principes, je n'y vois personnellement aucun inconvénient. Cela ne me choque pas. L'avocat est déjà là pour s'assurer de la régularité de la garde à vue, mais si la représentation nationale estime qu'il faut accorder une garantie supplémentaire quant aux aveux recueillis par les services de police, pourquoi pas ? Cela existe d'ailleurs déjà pour les mineurs.

M. le Rapporteur : Dans les textes...

M. Jean-Olivier VIOUT : Comme pour les victimes, je l'ai évoqué tout à l'heure, il est en effet très difficile d'appliquer concrètement cette disposition. Quand dix mineurs sont entendus dans un commissariat qui ne dispose que d'une seule caméra, on voit bien quelle est la difficulté de procéder à tous les enregistrements dans un délai restreint... Certes, on ne saurait opposer des difficultés pratiques à des principes généraux, mais il faut chaque fois avoir en tête la faisabilité de ce qu'on propose. Combien de fois a-t-on mis à l'index des dispositions qui étaient séduisantes sur le papier mais qu'on était incapable de mettre en application ?

M. le Rapporteur : Certains sont allés plus loin en nous disant qu'il faudrait filmer les interrogatoires du magistrat instructeur.

M. Jean-Olivier VIOUT : Dans la mesure où la loi le lui imposerait, il me semblerait bon que le magistrat instructeur donne l'exemple. N'enregistrer que les interrogatoires menés par l'officier de police judiciaire ferait peser la suspicion sur lui seul. Si l'on estime qu'il faut enregistrer les propos tenus, ce doit être dans toute la phase de l'enquête préparatoire et de l'information.

M. le Rapporteur : On parle beaucoup de la « religion de l'aveu » et de ce qui est fait pour essayer de valider certaines accusations. Vous l'avez très certainement entendu au long de votre carrière. C'est ce qui conduit certaines des personnes entendues par notre commission à proposer l'enregistrement. Selon vous, cela se justifie-il ou pas ?

M. Jean-Olivier VIOUT : Soit j'ai eu beaucoup de chance au cours de ma carrière, soit j'ai été très naïf, mais je n'ai pas vu beaucoup de cas d'extorsion d'aveux par la force de la part des services de police ou de gendarmerie...

M. le Rapporteur : Je n'ai pas dit « sous la torture »...

M. Jean-Olivier VIOUT : Disons plutôt « par la contrainte ».

M. le Rapporteur : Par la contrainte morale.

M. Jean-Olivier VIOUT : Qu'est-ce que la contrainte morale ? Il s'agit plutôt de chantage.

M. le Rapporteur : Nombre de ceux qui ont fait l'objet d'une garde à vue stigmatisent des comportements, une ambiance particulière, une pression morale. De l'autre côté on dit : « Pas du tout, cela n'a jamais existé ! ». On retrouve d'ailleurs cela dans les prétoires, quand certains prévenus disent que c'est sous la pression qu'ils ont reconnu les faits. Il y a là deux postures antinomiques.

M. Jean-Olivier VIOUT : Je vais très loin : je pense qu'est bon à prendre tout ce qui est de nature à lever la suspicion que la preuve n'aurait pas été acquise conformément à la stricte déontologie. Notre justice se grandit par la façon dont elle pose l'acte de justice, non pas seulement par son résultat. Si nos concitoyens ont besoin qu'on en passe par là pour restaurer la confiance dans la procédure pénale telle qu'elle se déroule dans notre pays, je dis : pourquoi pas ?

M. le Rapporteur : Vos travaux se sont déroulés dans un cadre particulier puisque vous n'avez pas entendu les acteurs du procès. En outre, l'arrêt de Saint-Omer était intervenu, mais pas encore celui de Paris. Cela étant, vous avez regardé le dossier. Quel est, dans ces conditions, votre avis, sur les éventuels dysfonctionnements ? Que s'est-il passé ? Peut-on parler, comme l'avocat général Jannier, d'un « millefeuille » ? S'agit-il plutôt d'un « gruyère », comme l'a dit un autre magistrat ? Le travail a-t-il été mené tout à fait correctement comme l'ont dit beaucoup d'autres ?

M. Jean-Olivier VIOUT : Si la problématique de l'affaire se réduisait à un seul individu, je crois que nous ne serions pas tous là...

M. le Rapporteur : Je n'ai pas dit cela.

M. Jean-Olivier VIOUT : Mais je vous réponds en ce sens.

M. le Rapporteur : Je partage votre avis : il n'y aurait pas de commission d'enquête s'il ne s'agissait que d'un seul individu. Mais pour le reste, vous ne me donnez pas de réponse ! Nous allons devoir donner un avis sur les causes du dysfonctionnement. Vous, qui êtes un professionnel, qui avez par ailleurs présidé une commission de travail qui a abouti à des conclusions fort pertinentes, qui avez commencé par l'examen du dossier, vous n'avez sans doute pas moins d'avis que nous n'aurons à en avoir sur cette affaire...

M. Jean-Olivier VIOUT : Je n'envie pas ceux qui auront à mettre en évidence d'éventuelles responsabilités, car c'est loin d'être simple ! Un certain nombre d'automatismes et de circonstances se sont ajoutés. Il y a eu le stress de la procédure, la surcharge de la chambre de l'instruction, que j'ai évoquée tout à l'heure, et qui a fait, ses membres vous l'ont expliqué, qu'on est parti à un moment sur une posture qui n'a pas été modifiée par la suite.

Mais je m'interdis de porter un regard sur les responsabilités individuelles, car c'était aux antipodes de notre démarche qui concernait uniquement les problématiques. Nous avons voulu être positifs et c'est pour cela que je me suis concentré devant vous sur des propositions réalisables. Je sais qu'on nous a reproché d'avoir accouché de conclusions timides et d'avoir été frileux. Je rappelle que nous ne disposions à l'origine que de trois mois, délai qui a ensuite été prolongé à deux reprises de deux mois : nous avons été nommés le 3 juillet et nous avons déposé notre rapport fin janvier.

Nous avons voulu proposer des petits pas qui paraissaient aller dans le sens d'offrir des garanties supplémentaires pour éviter que de tels faits ne se renouvellent. C'est pour cela que nous avons systématiquement vérifié que nos propositions étaient faisables : nous ne voulions pas rédiger un rapport intellectuellement flamboyant, mais dont les préconisations ne pourraient être appliquées.

M. Jacques REMILLER : Je suis heureux de vous retrouver. En vous entendant, j'avais le sentiment d'être à l'audience de rentrée de la cour d'appel de Grenoble...

Je connais votre prudence, qui vous honore, mais je vous rappelle qu'avant de faire des propositions, nous devons comprendre ce qui s'est passé. Sans chercher des responsabilités individuelles, je souhaite revenir à la question de la parole de l'enfant. Vous avez dit qu'il fallait, si ce n'est la sacraliser, du moins l'écouter, mais aussi la vérifier. Selon vous, que s'est-il passé à Outreau, sachant que les experts qui ont eu à les entendre étaient rompus aux expertises pénales ?

Pouvez-vous, par ailleurs, nous dire comment vous traitez, dans vos préconisations, la culture du doute des magistrats ?

M. Jean-Olivier VIOUT : La culture du doute, c'est placer la lumière sans ombre du chirurgien sur une preuve qui se trouve dans un dossier. Dans ce genre d'affaires, vous avez des accusations d'enfants, des dénégations d'adultes. Il faut à partir de cela se demander en quoi ces accusations sont fondées, à partir de quel moment elles franchissent la ligne qui sépare éléments de preuve suffisants et insuffisants.

Quand on arrive à la fin d'une information judiciaire et qu'on a la certitude qu'on ne peut administrer la preuve absolue de la réalité de l'infraction, nous avons l'habitude d'inviter la victime afin de lui expliquer qu'elle va recevoir un avis de non-lieu et que l'institution judiciaire estime qu'il n'y a pas lieu à poursuivre la personne contre laquelle elle a déposé plainte. C'est un moment extrêmement douloureux quand nous devons faire comprendre que cela ne signifie pas qu'on piétine sa parole, qu'on la traite de menteuse, mais que c'est parce que, précisément, nous avons la culture du doute, que dans ce dossier-là il ne nous paraît pas sérieusement envisageable de renvoyer l'affaire devant la juridiction de jugement. Nous devons le faire avec beaucoup de précautions, faire preuve de beaucoup de psychologie pour expliquer ce mécanisme à la victime. De cela, les médias ne parlent pas...

Vous avez souligné à juste titre la qualité des experts qui ont examiné les enfants. Quand j'ai évoqué les précautions qu'il convenait de prendre dans le recueil de la parole de l'enfant, la nécessité pour les experts de disposer des éléments du dossier et de visionner l'enregistrement, je pensais à la nécessité d'améliorer encore la qualité d'expertise. C'est dans ce cas également qu'il me paraît important de prévoir une formation spécifique. Pour lever toute suspicion de partialité de l'expert, nous avons demandé que celui qui milite dans une association susceptible de se constituer partie civile dans l'affaire en question, en fasse état auprès du magistrat instructeur. Ainsi, les choses seraient claires dès le départ. Il faut qu'on améliore encore les conditions de l'expertise.

M. Jacques REMILLER : Qu'est-ce qui a, selon vous, péché dans les expertises de cette affaire ?

M. Jean-Olivier VIOUT : A-t-on vraiment péché avec les éléments dont on disposait à ce moment-là ? Il est vrai que si un expert avait dit que la crédibilité de l'enfant était douteuse, on ne serait pas allé plus loin. Quand un expert nous dit qu'un enfant est très perturbé, qu'il présente une fragilité psychologique et qu'il a une tendance à la mythomanie, s'il n'y a pas d'autres éléments dans le dossier, face à des dénégations totales, nous en tirons les conclusions logiques.

En l'espèce, ce n'est pas ce qui s'est passé.

M. Jacques REMILLER : L'affaire se serait arrêtée.

M. Jean-Olivier VIOUT : Bien sûr ! À aucun moment on n'a vu un professionnel remettre en cause les certitudes.

M. Jean-François CHOSSY : Grâce à la pédagogie de votre propos et à votre approche humaine, moi, qui ne suis pas juriste, j'avance à grand pas dans la compréhension du fonctionnement de la justice.

Je souhaite simplement revenir sur l'article 706-52 du code de procédure pénale, qui prescrit de procéder à l'enregistrement audiovisuel des propos, avec une dérogation si l'enfant refuse. Ne pensez-vous pas qu'il faudrait aller jusqu'à l'obligation d'enregistrement, qui aurait sans doute évité quelques dysfonctionnements dans l'affaire qui nous occupe ?

M. Jean-Olivier VIOUT : Je souscris tout à fait à votre idée. Je suis de ceux qui pensent qu'on devrait poser comme principe l'enregistrement systématique de l'audition des mineurs et qu'on ne puisse y déroger que sur décision du procureur de la République ou du juge d'instruction, à titre exceptionnel et pour des motifs explicitement exposés dans le corps de la procédure, en particulier si les spécialistes donnent un avis de contre-indication tant le mineur est perturbé.

D'ores et déjà, nous préconisons que s'il y a un refus du mineur, il soit explicité dans le procès-verbal et que le procureur en soit avisé immédiatement. Cela devrait être de nature à dissuader toute tentation de ne pas se montrer très prompt à l'enregistrement.

M. Jean-Yves HUGON : Je ne suis pas non plus juriste.

À quel niveau doit, selon vous, se situer l'expertise dans la réflexion du juge d'instruction ? Peut-elle être considérée comme une preuve ou est-elle simplement un élément qui alimente cette réflexion ?

S'agissant de la détention provisoire, vous envisagez une fenêtre de publicité tous les six mois. N'est-ce pas long quand on est en détention provisoire, surtout quand on est considéré comme un « pointeur » ? Est-il normal qu'une personne en détention provisoire soit incarcérée dans le même lieu que des personnes déjà condamnées ?

Enfin, comment jugez-vous, sans langue de bois, le budget de la justice ? Est-il vraiment insuffisant ? N'est-il pas à la hauteur de la justice que nous devons à nos concitoyens ?

M. Jean-Olivier VIOUT : L'expertise n'est pas une preuve mais un avis de l'homme de l'art, du sachant, qui éclaire le juge sur un point technique. L'expertise d'incendie ou d'automobile procède de la même logique. Quand on est en matière humaine, le juge a besoin de ce que lui dit ce sachant sur le profil de la personne. Face à une parole, on a besoin d'en apprécier le poids. C'est pour cela que le juge, qui n'a pas le pouvoir d'investiguer sur le profil psychologique, se tourne vers l'expert.

Sur votre deuxième question, la fenêtre de publicité de six mois ne signifie pas que la personne détenue ne peut pas déposer une demande de mise en liberté chaque jour. Le système actuel n'est absolument pas modifié, c'est un « plus » que je préconise.

S'agissant du lieu de la détention provisoire, vos collègues de l'Isère savent l'action que nous avons menée au centre de détention de Saint-Quentin-Fallavier. Je suis sensible à la sauvegarde de l'intégrité physique de la personne détenue, et à la liberté d'aller et de venir à l'intérieur du lieu de détention pour ceux que l'on appelle les « pointeurs ». Il serait anormal qu'une sous-population pénitentiaire composée de gens ayant commis des agressions sexuelles, subisse autre chose que la simple privation de liberté. Une réflexion approfondie doit donc être conduite dans chaque établissement sur le lieu où on va les installer, afin qu'ils n'aient pas à croiser d'autres détenus lors des séances de sport ou à la douche. De cela, nous sommes comptables. C'est un point auquel sont particulièrement sensibles les commissions de surveillance, auxquelles participent le procureur général, le procureur de la République, le premier président, le préfet.

Enfin, je rappelle que, si l'on rapporte le budget de la justice au nombre d'habitants, nous sommes au 23e rang européen. Si nous demandons des moyens, ce n'est pas pour notre confort, ce n'est pas pour augmenter nos salaires, c'est parce que nous sommes persuadés que nous ne pourrons faire progresser la justice que si nous avons un minimum de moyens. On a parlé d'« avancées », eh bien elles doivent se traduire par la mise à disposition de moyens supplémentaires.

M. le Rapporteur : Et par une évaluation de leur utilisation...

M. Jean-Olivier VIOUT : Absolument. La LOLF nous fournit les éléments nécessaires. Depuis deux ans, la Cour d'appel de Lyon est une cour expérimentale et nous avons appris la culture non pas du résultat, car l'idée fait peur en matière de justice, mais d'adéquation entre les moyens engagés et ce qu'ils permettent d'obtenir. Nous sommes ainsi en négociation sur les frais de justice, la téléphonie, les empreintes génétiques, etc. L'ère du crédit évaluatif, quand le magistrat se désintéressait des implications budgétaires des dépenses qu'il engageait, est désormais révolue : plus de moyens ne signifie pas gabegie mais efficience.

M. Georges FENECH : Je salue le procureur général de Lyon et je souligne à quel point je me suis enrichi en travaillant à ses côtés. Connaissant sa capacité d'écoute, de respect des opinions différentes, je sais qu'il comprendra mes questions, qui se démarqueront peut-être de ses positions que je qualifierai, sans que cela ne soit péjoratif, de très conservatrices.

Qu'on comprenne bien la mission qui vous a été confiée par le garde des Sceaux. Vous indiquez vous-même, page 27 de votre rapport, qu'« il convient de rappeler que le débat récurrent sur l'éventuelle suppression du juge d'instruction, ou sur le choix entre un système accusatoire ou inquisitoire, n'entre pas dans le cadre du mandat donné au groupe de travail ». Votre mission était donc très confinée, puisqu'elle devait s'inscrire dans le cadre de notre procédure existante. C'est à l'intérieur de ce carcan que vous avez essayé, de manière extrêmement intelligente, d'apporter des améliorations. Mais, de votre propre aveu, il s'est agi d'une mission « à petits pas » parce que vous ne pouviez pas aller au-delà et parce que cela correspondait à votre conception personnelle de la magistrature, qui est d'ailleurs très largement partagée par le corps. Je souhaite, pour ma part, que nous, nous fassions de grands pas, voire de grands sauts, car c'est ce qui est attendu par nos concitoyens.

Vous avez dit votre attachement à une unicité du corps, à deux. Or la juridiction est composée de trois acteurs, dont l'un, l'avocat, se retrouve face aux deux autres qui sont unis. Tous les arguments que vous avez développés sur la culture et l'unicité du corps pourraient vous être retournés, car c'est précisément ce qui provoque un déséquilibre entre l'accusation, qui peut prendre deux visages, ceux du procureur et du juge d'instruction, et l'avocat. Preuve en est que le juge d'instruction peut devenir lui-même un accusateur car, nonobstant des réquisitions de non-lieu d'un procureur, il peut quand même considérer qu'il y a des charges suffisantes pour renvoyer devant une cour d'assises. Cela montre bien toute l'ambivalence, que vous n'avez pas évoquée, de ce cumul des fonctions d'enquête et de jugement, certains magistrats instructeurs de grande notoriété l'ont dit eux-mêmes.

Vous êtes donc attaché à l'unicité mais vous cherchez en même temps le moyen d'éviter la solitude du juge, ce qui vous amène à croire dans les vertus de la co-saisine. Or, vous écrivez page 30 de votre rapport : « En pratique, il est parfois constaté que la co-saisine ne correspond à aucune réalité concrète, le magistrat instructeur initialement saisi ne confiant que des tâches subalternes à celui ou ceux qui lui sont adjoints ». Parlant de son instruction aux côtés d'Éva Joly et de Laurence Vichnievski, le magistrat instructeur Renaud Van Ruymbeke a dit publiquement que les choses s'étaient mal passées, ne s'améliorant que le jour où elles sont parties... On voit là combien il est difficile de mener une instruction à trois, tout comme on imagine mal une armée commandée par trois généraux ou un navire piloté par trois capitaines à la même barre...

Vous n'avez pas éludé cette difficulté, mais vous avez dit qu'en cas de désaccord, les juges en dresseront le constat et le soumettront à la chambre de l'instruction, qui tranchera le conflit. Encore une usine à gaz ! Quand on voit qu'il y a quatorze ans que l'affaire du mont Sainte-Odile est à l'instruction, on comprend mal pourquoi on compliquerait encore notre procédure en constatant le désaccord entre les juges, en transmettant à la chambre de l'instruction, qui devra trancher, donner raison à l'un ou à l'autre. Outre que cela prendra du temps, on imagine la convivialité qui régnera ensuite entre les juges...

À propos de l'architecture des juridictions, vous avez répondu au rapporteur que « l'erreur du menuisier » était un symbole. Mais comment pouvez-vous dire que l'intérêt général, représenté par l'avocat général doit se situer au-dessus de l'intérêt particulier ? Pourquoi un État devrait-il montrer de la sorte qu'il est au-dessus d'un individu ? N'est-ce pas précisément parce que la liberté de l'individu est en danger qu'il faut rééquilibrer les forces en présence, entre l'accusation et la défense ?

Enfin, j'ai été surpris de vous entendre déjudiciariser la garde à vue. Comment peut-on dire qu'il ne s'agit pas d'une période judiciaire ? Si tel n'est pas le cas, c'est une période de non-droit. Or c'est là que la liberté individuelle est en danger. Vous dites que l'avocat est présent à la première et à la 24e heures, mais, comme le président et le rapporteur vous l'ont fait observer, il n'y a pas vraiment d'assistance d'un avocat. Vous ne leur avez pas répondu, pour la bonne raison qu'il n'y a pas d'argument à opposer puisque nous sommes désormais le dernier pays dans ce cas. Vous qui ne pratiquez pas la langue de bois, donnez-moi un seul argument valable montrant qu'un avocat ne devrait pas assister à la garde à vue, si ce n'est pour protéger cette culture de l'aveu ? C'est ainsi qu'on arrive à des résultats comme ceux des procès de Patrick Dils, puisque ce sont ses aveux lors de la garde à vue, certes réitérés au cours de l'instruction, qui ont conduit à sa condamnation à 15 ans de prison, avant que votre cour d'assises ne l'acquitte en dernier lieu.

Je l'ai dit, nous voulons faire de grands pas, sortir de cette vision avec des œillères qu'a aujourd'hui la magistrature. Quand on tient ce discours et qu'on est soi-même ancien magistrat, on est considéré comme un traître à la cause. J'ai le sentiment qu'on ne veut pas voir les choses en face. Je vous demande donc de sortir de votre mission pour nous parler avec la plus grande sincérité et de nous dire, à nous représentants de la nation, le fond de votre pensée.

M. Jean-Olivier VIOUT : Je n'opposerai pas la frilosité à la fièvre et je vous répondrai de manière très directe. Que l'avocat soit présent et muet, cela ne me choque absolument pas s'il faut en passer par là pour lever toute suspicion. Quand j'ai parlé de garde à vue déjudiciarisée, c'est bien entendu à l'opposé de toute idée d'abandon de son contrôle judiciaire, mais simplement pour répondre à la question qui m'était posée de savoir si l'avocat devait commencer dès le début à travailler le dossier, à préparer sa défense et à indiquer à la personne gardée à vue comment elle allait être élaborée. S'il était présent, nous serions déjà là dans une phase juridictionnelle, ce qui induirait la présence du parquet et de l'avocat de la victime.

Vous pensez, par ailleurs, que nous construisons une « usine à gaz » en prévoyant que l'ordonnance de renvoi fera l'objet d'une saisine de la chambre de l'instruction en cas de désaccord au sein d'une collégialité. Mais cela ne renverra pas du tout au juge : si la chambre estime qu'il y a lieu à renvoi, par son arrêt elle saisira la juridiction de jugement, comme en matière criminelle lorsqu'il y a un recours contre l'ordonnance qui clôture la procédure. J'ai bien indiqué que j'étais pour une co-saisine souple - dans laquelle ne seraient cosignés que l'avis de l'article 175 du code de procédure pénale, où l'on explique que les investigations sont arrivées à leur terme, et l'ordonnance de renvoi - et non pour la co-saisine extrême que vous caricaturez et que nous n'avons pas proposée.

M. Georges FENECH : Nous sommes au cœur du problème : pendant le déroulement de l'instruction, si un juge veut procéder à une perquisition et si l'autre refuse, que se passera-t-il ?

M. Jean-Olivier VIOUT : Eh bien les deux juges pourront instrumenter côte à côte : ils juxtaposeront leurs investigations et, une fois que les matériaux auront été rassemblés, ils prendront position, cette fois collégialement, sur la nécessité de saisir ou non la juridiction de jugement.

M. Georges FENECH : Il n'y aura pas de juge directeur ? Chacun aura les mêmes pouvoirs ?

M. Jean-Olivier VIOUT : On peut très bien imaginer deux cas de figure dans la co-saisine souple : dans l'un, il y aurait un juge directeur et le deuxième juge n'interviendrait que ponctuellement ; dans l'autre, les deux juges seraient à égalité.

Quant aux vertus de la co-saisine, allez donc voir, Monsieur le député du Rhône, comment elle se passe à la juridiction interrégionale spécialisée de Lyon. Tous les dossiers
- nous en avons actuellement 47 - sont instruits en co-saisine. Nous arrivons ainsi à instruire et à juger dans l'année les affaires de criminalité organisée. J'ai entendu tel ou tel éminent juge d'instruction émettre des doutes, mais si j'en avais eus moi-même, que ce soit sur la rapidité de l'information judiciaire en co-saisine ou sur la qualité de l'échange entre les juges d'instruction, ils auraient été levés par cette expérience.

Bien sûr, nous l'avons écrit page 30, cela exige une évolution des mentalités. Trop souvent, aujourd'hui, la co-saisine n'existe que sur le papier. Si on a des juges caractériels, des juges qui campent dans un superbe isolement fonctionnel, des juges qui s'estiment propriétaires de leurs dossiers, il n'y aura jamais de co-saisine : il faut que les juges apprennent l'humilité, comme au parquet où l'on propose sans disposer, où l'on travaille en équipe, où l'engagement de l'un engage l'autre.

Je sais que tout cela vous paraît conservateur, mais nous étions dans un cadre donné et, parce qu'il est évolutif, je préfère ce conservatisme à la promesse de je ne sais quel grand soir, peut-être satisfaisant intellectuellement mais qui ne serait pas réaliste : mieux vaut avancer par petits pas. Car qui n'avance pas recule...

M. Georges COLOMBIER : Je me réjouis de vous avoir entendu, Monsieur le procureur général, insister sur l'humanité : comme l'ont dit plusieurs des personnes que nous avons auditionnées, il faut aimer les gens pour les entendre.

Par ailleurs, n'étant pas familier des prétoires, j'aimerais que l'on m'explique ce qu'est exactement « l'erreur du menuisier ».

M. Jean-Olivier VIOUT : Dans les salles d'audience, le siège du ministère public est placé sur une estrade qui se trouve au même niveau que celle du tribunal, alors que l'avocat de la défense est légèrement en dessous. Cela symbolise la prévalence de l'intérêt collectif sur l'intérêt particulier, car ils sont d'essences différentes, mais ne marque en aucune façon une rupture de l'égalité des armes. Nous ne sommes les clients de personnes mais les serviteurs de la seule collectivité. Aux termes du code de procédure pénale, le ministère public exprime ce qu'il estime utile pour le bien de la justice. Et c'est d'ailleurs pour cette raison qu'à la grande règle de la soumission hiérarchique du ministère public, existe une exception fondamentale : « La plume est serve mais la parole est libre ».

M. le Président : Les menuisiers seront rassurés : peut-être l'un d'entre eux s'est-il trompé, il y a longtemps, mais je pense surtout qu'on lui avait demandé de le faire...

M. Jean-Paul GARRAUD : La proposition relative aux pôles départementaux de juges d'instruction me paraît intéressante et pas du tout conservatrice. Elle présente de nombreux avantages, en particulier vis-à-vis du juge des libertés et de la détention. Mais je me demande si sa mise en œuvre sera aisée car la vie quotidienne du dossier exige des échanges fréquents - dont vous avez dit à juste titre qu'ils n'avaient rien de malsain - entre le parquet et le juge d'instruction, lors de l'ordonnance de soit-communiqué, de supplétifs et en diverses occasions. Comment cela pourra-t-il s'organiser quand le procureur ne sera pas dans le chef-lieu qui accueillera le pôle ? Avez-vous envisagé ces difficultés techniques ?

Pourriez-vous, par ailleurs, nous dire pourquoi la pratique du récapitulatif a été abandonnée en dépit de ses avantages notables, se voyant ainsi remplacée par le copié-collé ?

M. Jean-Olivier VIOUT : On l'a abandonnée pour des questions tout à fait prosaïques de temps et non parce qu'on la trouvait inutile : le juge d'instruction débordé, sachant qu'on allait prendre un réquisitoire définitif, ne faisait plus l'usage des récapitulatifs que dans les affaires très délicates ou quand il avait le sentiment qu'il n'allait pas être suivi par le parquet.

Pour le pôle départemental, il faut raisonner comme pour la juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) : c'est le procureur départemental qui ouvrira l'information judiciaire. Aujourd'hui, dans le cadre de la JIRS de Lyon, si un fait se déroule à Clermont-Ferrand et que nous estimons qu'il relève d'une délinquance organisée d'un certain niveau, les procureurs de la République et les procureurs généraux de Lyon et de Riom dialoguent à fin de se mettre d'accord pour saisir la JIRS de Lyon, le plus souvent avant même la fin de la garde à vue. Ainsi, le réquisitoire introductif est ouvert par le procureur de la république de Lyon et tout au long de la formation, l'interlocuteur est le procureur de la JIRS. C'est pour cette raison que cette dernière a, à Lyon, non seulement trois juges d'instruction, mais aussi trois vice-procureurs.

S'agissant de la saisine de la juridiction de jugement, on raisonne un peu comme en matière criminelle : quand un juge d'instruction d'un tribunal qui n'est pas siège de la cour d'assises prend une ordonnance de renvoi criminel, il saisit le siège. En l'espèce, le pôle départemental d'instruction verrait son procureur prendre des réquisitions et un juge d'instruction rendre une ordonnance renvoyant, le cas échéant, devant le tribunal naturel. À défaut, cette solution serait inenvisageable : on voit mal comment le dialogue permanent que vous évoquiez pourrait se dérouler à distance.

M. Jean-Paul GARRAUD : Ce que vous venez de dire montre que le récapitulatif n'était pas une obligation légale en tant que tel.

M. Jean-Olivier VIOUT : Je ne le pense pas, mais il faudrait vérifier les anciens textes.

M. Christophe CARESCHE : Je vous remercie de la clarté de votre exposé et me réjouis que vous soyez sorti du cadre étroit de votre rapport.

Sur la réforme, je ne pense pas que l'on puisse se contenter d'opposer conservateurs et progressistes. Mais il me semble qu'on a déjà mené depuis quelques années une politique de petits pas sans parvenir à résoudre les problèmes. Aujourd'hui, face à l'affaire d'Outreau, qui a vu les plus hautes autorités de l'État présenter leurs excuses, et qui a entraîné la création de cette commission d'enquête, ne convient-il pas précisément de remettre en cause cette politique ? Sans forcément vouloir faire un grand saut, le moment n'est-il pas venu une réforme beaucoup plus importante ? Beaucoup de ceux qui sont venus devant nous ont semblé le penser.

Sur la question du parquet et du siège, tout en prenant acte de l'exigence qui est la vôtre dans la conception de votre métier, je me demande s'il n'y a pas une forme d'utopie à vouloir tout faire en même temps : porter l'accusation tout en étant le garant des libertés, mener l'enquête et la contrôler. Car au bout du compte, on l'a constaté dans l'affaire d'Outreau, cela se traduit par une prééminence très forte de l'accusation sur la défense. N'est-il pas temps de dissiper cette illusion, de clarifier le rôle de l'une et de l'autre, de faire du juge le véritable garant de l'équité et des libertés ?

Enfin, il m'apparaît que la collégialité compliquerait les procédures, alors qu'un certain nombre d'acteurs du monde judiciaire ont déjà dit à quel point le code de procédure pénale était devenu complexe. En outre, la culture du juge, son indépendance, ne sont-elles pas un peu antinomiques avec l'acceptation d'un regard extérieur sur son travail ? Je me demande d'ailleurs si certaines difficultés rencontrées en ce qui concerne le rôle du juge des libertés et de la détention ou de la chambre de l'instruction ne tiennent pas essentiellement à cette culture, à cette volonté farouche du juge d'instruction de préserver son indépendance.

M. Jean-Olivier VIOUT : C'est vrai si l'on part du postulat que l'indépendance est consubstantielle à l'exercice solitaire des fonctions judiciaires. Mais n'est-il pas temps de procéder à un aggiornamento ? L'indépendance signifie que lorsque le juge prend sa décision, il le fait dans son intime conscience, sans pouvoir être influencé de quelque manière que ce soit. L'indépendance du juge, c'est l'indépendance juridictionnelle. Mais, dans la vie de tous les jours, elle ne se situe ni dans les actes qu'il doit accomplir, ni dans les diligences que l'on attend de lui. Sinon, il n'aurait pas de comptes à rendre par sa notice semestrielle sur l'état d'avancement de l'instruction ; il serait totalement irresponsable pour tous ses actes.

Bien sûr, la collégialité exige une évolution de nos mentalités, de nos cultures, de nos manières de faire. Mais si on ne dit pas que le drame d'Outreau, c'est la solitude du juge et le fonctionnement autiste des uns et des autres, on passe, me semble-t-il, à côté de la grande leçon qu'elle nous donne. C'est pour cela que je suis de ceux qui pensent que nous devons faire apprentissage de tout ce qui peut conduire à la rupture de cet isolement.

Si on réduit le ministère public à un rôle d'avocat de la collectivité face aux avocats des parties civiles et qu'on ne voit pas qu'à côté de cette activité de l'audience il y a toute une série d'autres prérogatives pour la mise en mouvement l'action publique, pour l'orientation de la procédure ; si on oublie tout ce que le législateur a confié au fil des années au ministère public - et que je me suis permis de vous rappeler - alors, oui, on peut en avoir la conception que vous avez exprimée.

J'ai parlé de « petits pas » parce qu'ils sont isolés, mais si déjà nous parvenions à faire passer les idées de la collégialité de toute décision relative à la détention provisoire, de la collégialité dans la conduite de l'instruction, de l'obligation pour la chambre de l'instruction d'examiner tous les six mois la durée des détentions provisoires, je crois que nous aurions fait avancer les choses de manière considérable.

M. Léonce DEPREZ : Vos « petits pas » peuvent conduire à un grand pas pour notre justice. Vous m'avez impressionné en traduisant devant nous l'esprit et la culture qui doivent, selon vous, animer notre justice.

Dans l'affaire d'Outreau, l'accusation et l'instruction se sont confondues et on a le sentiment, comme nous l'a dit notamment le procureur de Boulogne, qu'on n'a utilisé que la procédure papier, sans jamais l'approfondir par des contacts humains pourtant indispensables dans l'exercice des fonctions de magistrat, ce qui est tout bonnement révoltant ! C'est ainsi qu'on a abouti à des erreurs et à ce drame judiciaire. S'il y avait eu de tels contacts, le bon sens l'aurait emporté et il n'y aurait jamais eu cette affaire.

Pensez-vous, comme moi, qu'il convient de veiller à l'effectivité de ces contacts humains, à tous les stades de la procédure, pour compléter la procédure papier ?

M. Jean-Olivier VIOUT : Comment ne pas adhérer à votre appel à l'humanité de la justice ? C'est fondamental, je ne puis rien vous répondre d'autre.

M. Léonce DEPREZ : Ne pensez-vous pas que l'affaire n'aurait pas existé dans son aspect dramatique s'il y avait eu ces contacts humains ?

M. Jean-Olivier VIOUT : Peut-être.

M. le Président : C'est sur ce consensus, que nous partageons, que s'achève cette audition.

Merci de ce que vous nous avez dit, dont nous ferons notre miel pour rédiger notre rapport.

Audition de Maîtres Marc PANTALONI et Didier LEICK,
avocats de la partie civile



(Procès-verbal de la séance du 15 mars 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Maîtres, je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire d'Outreau.

Avant votre audition, je souhaite vous informer de vos droits et de vos obligations.

En vertu de l'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d'enquête parlementaire sont tenues de déposer, sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel et de l'article 226-14 du même code qui autorise la révélation du secret en cas de privations ou de sévices, dont les atteintes sexuelles.

Cette même ordonnance exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vais donc vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(MM. Marc Pantaloni et Didier Leick prêtent successivement serment).

Je m'adresse aux représentants de la presse pour leur rappeler les termes de l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse. Celle-ci punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. J'invite donc les représentants de la presse à ne pas citer nommément les enfants qui ont été victimes de ces actes.

La commission va procéder maintenant à votre audition qui fait l'objet d'un enregistrement. Je vous donne la parole pour un bref exposé liminaire.

M. Marc PANTALONI : Nous avons été chargés de ce dossier par le conseil général du Pas-de-Calais, lui-même désigné comme administrateur ad hoc des enfants victimes des sévices reprochés aux accusés. Nous sommes intervenus après de précédents conseils qui avaient renoncé à assurer la défense des enfants. Si nous avons été mandatés par le conseil général, nous n'étions pas, pour autant, les avocats du conseil général, mais bien ceux des enfants, et des enfants seuls. J'insiste sur ce point.

Pour ma part, je représentais les trois enfants qui mettaient en cause M. Dominique Wiel, ainsi que le fils de M. Marécaux. Nous étions parties civiles, et être partie civile, ce n'est pas être un parquet en réduction, sur le mode mineur : c'est représenter un intérêt particulier, celui de la victime, et plus précisément encore, exercer un droit à réparation individualisé, matériel et moral, en l'espèce surtout moral, car la victime demande à être reconnue comme telle, à ses propres yeux, mais aussi aux yeux de ses agresseurs. En tout cas, c'est de cette manière là que je conçois le rôle de la partie civile.

Lorsque j'ai pris en charge ce dossier, mon premier travail fut de m'abstraire de tout ce qui avait été dit, car on était passé du « tous coupables » au « tous innocents ».

S'abstraire, c'est d'abord procéder à une lecture chronologique du dossier. Mais nous étions au stade de l'appel, et intervenir à ce moment-là, c'était se concentrer sur les déclarations des enfants par rapport aux personnes qui avaient interjeté appel, c'était lire les déclarations des accusés par rapport à ce qu'avaient dit les enfants les concernant, c'était également examiner l'ensemble des rapports d'expertises psychologiques, psychiatriques, multipliés à satiété dans ce dossier.

Le dossier n'était pas vide de charges, et c'est pour cette raison qu'il y avait eu renvoi devant une cour d'assises, qu'il y avait eu des condamnations, des acquittements, et des condamnés, dont certains n'avaient pas interjeté appel, et d'autres si.

Les déclarations des enfants qui mettaient en cause M. Dominique Wiel me sont d'abord apparues un peu formatées, répondant à peu près à la même logique interne, ce qui m'avait surpris. Par ailleurs, M. Dominique Wiel apparaissait comme un violeur furtif. Les faits pour lesquels il était renvoyé concernaient un enfant, avaient été commis dans un jardin ou une cuisine, sans témoin, et en même temps, il semblait avoir participé à des faits mêlant beaucoup plus de personnes, ce qui m'apparaissait contradictoire.

Les déclarations du fils de M. Alain Marécaux étaient plus audibles, notamment parce qu'elles ne se rattachaient pas véritablement au dossier Outreau, mais concernaient la relation du père au fils. Je rappelle que M. Alain Marécaux avait été acquitté en première instance des faits de participation à un réseau pédophile, et n'avait été condamné qu'au titre de faits relevant du tribunal correctionnel - des attouchements pratiqués sur un de ses fils.

Surtout, les déclarations de ce dernier étaient elles-mêmes nuancées dans leur contenu. Il mettait ainsi en cause son père, mais jamais sa mère. Quand il donnait des précisions sur les faits qu'il reprochait à son père, il se donnait la peine d'ajouter que c'était le soir, à des moments où sa mère n'était pas là, ou était occupée à faire la vaisselle. Sa déclaration était d'une autre nature.

Après avoir pris la mesure des éléments écrits, des procès-verbaux, nous avons rencontré les enfants. Aux trois enfants qui mettaient en cause M. Dominique Wiel, j'ai dit qu'il y avait une grande différence entre un petit garçon de neuf ans, qui a fait les déclarations qu'il a faites, et le jeune homme - le mot est excessif, mais il était flatteur - qu'il était devenu, et que cela ne me poserait pas de problème s'ils ne disaient plus la même chose aujourd'hui, qu'en tout état de cause je serais à leurs côtés.

Deux de ces enfants ne sont pas revenus sur leurs déclarations. Le troisième était partiellement revenu sur ses déclarations, mais il était difficile d'apprécier ses propos du fait de la place des parents.

S'agissant du fils de M. Alain Marécaux, je ne l'ai rencontré que quelques minutes avant l'audience. Sa mère m'avait téléphoné, après avoir été invitée à me rencontrer. Elle m'a écrit une lettre, que j'ai d'ailleurs remise à la cour d'assises, et qui pouvait poser question.

Ensuite est venu le temps de l'audience. Il nous est apparu que le respect des enfants, mais aussi la sérénité des débats, imposaient le huis clos. Cette décision a été très commentée par une certaine presse qui voulait absolument une sorte de « justice-spectacle », une « justice-réalité », où tout le monde serait offert en pâture à tous. Et puis, certains de nos confrères de la défense y ont vu la volonté de respecter des enfants qui, quels qu'ils soient, ont tous, peu ou prou, été maltraités. Le huis clos étant de droit, il a été ordonné.

Les enfants qui accusaient M. Dominique Wiel sont revenus sur leur parole. Son acquittement s'imposait, et c'est très naturellement qu'il est intervenu. Le fils de M. Marécaux a confirmé ses déclarations. Ce qu'a fait une cour, une autre cour peut le défaire. L'appréciation qu'a faite la cour d'appel de Paris des faits a été différente de celle de la cour d'assises de Saint-Omer, et M. Marécaux a été acquitté. Cette décision est définitive. On dira simplement qu'elle s'impose et qu'elle n'appelle pas de commentaire.

Quelles conclusions pouvons-nous tirer de ce chassé-croisé de décisions ?

La première serait, si je ne craignais d'être paradoxal, que l'institution a fonctionné. Il y a eu des accusés, une ordonnance de renvoi et des personnes ont été renvoyées devant la cour d'assises. La cour d'assises de Saint-Omer a prononcé des condamnations et des acquittements, certains ont accepté cette décision, d'autres ont interjeté appel et ont été acquittés. L'institution a donc fonctionné, si ce n'est que le maintien en détention provisoire de ceux qui ont été acquittés apparaît inacceptable, notamment parce que le code de procédure pénale dispose que la mise en détention doit être l'exception, et la liberté la règle.

Cependant, dans le climat médiatiquement créé et entretenu, était-il concevable que les acquittés d'aujourd'hui fussent maintenus à l'époque en liberté ? Il me semble que non. Je me souviens, à l'audience de la cour d'assises de Paris, de M. Pierre Martel expliquant comment, sortant du palais de justice en fourgon cellulaire, il était passé sous les lazzis du public. Comment la décision de le laisser en liberté aurait-elle pu être comprise ? Je suis un peu surpris que ceux qui ont conduit la meute de l'opinion publique se permettent aujourd'hui de donner des leçons. Par ailleurs, sommes-nous près à accepter que des gens qui ne sont pas condamnés soient maintenus en liberté, dans tous les cas, y compris dans des dossiers comme celui-là où les charges apparaissaient très lourdes ? Il ne me semble pas, ni qu'un certain discours sécuritaire, ni que le mouvement législatif de ces dernières années, ni même que le climat général de la société y invitent.

La balance est l'un des symboles de la justice, et elle renvoie à deux images, celle d'une pesée des éléments à charge et des éléments à décharge, et celle d'un équilibre entre des intérêts à la fois divergents, mais pas nécessairement contradictoires : celui d'une sanction, celui d'une réinsertion, celui de la victime. Cette symbolique n'est pas nécessairement absente des cabinets d'instruction, grâce aux principes de la présomption d'innocence et de l'instruction à charge et à décharge. Malheureusement ces principes sont, à beaucoup d'égards, des abstractions flamboyantes. Que signifie la présomption d'innocence pour la personne gardée à vue, qui risque d'être mise en détention, à qui on a enlevé ses lunettes, sa montre, les lacets de ses chaussures, sa ceinture ?

D'autre part, les textes et l'institution elle-même ne réservent pas une place éminente à ces principes. Le parquet est l'aiguillon de l'instruction. Les magistrats du parquet et les magistrats instructeurs travaillent de concert. Il n'est ainsi pas rare que l'ordonnance de renvoi reprenne mot pour mot le réquisitoire définitif.

Les avocats, dont le rôle est d'assister leur client et de faire valoir les éléments à décharge, sont parfois perçus comme des obstacles au bon déroulement d'une procédure, en termes d'efficacité. Je vous renvoie aux écrits du juge Halphen qui se plaignait que toute une kyrielle d'avocats l'empêche de mener à bien ses instructions.

Quant aux demandes d'actes, elles sont arbitrées par le juge d'instruction, dont les décisions, soit ne sont pas susceptibles d'appel, soit le sont, mais c'est alors le président de la chambre de l'instruction qui tranche. Comment rétablir l'équilibre, au-delà des grands principes ?

Peut-être faudrait-il distinguer de manière structurelle entre les métiers, entre les carrières, faire qu'une carrière ne se fasse pas en passant de l'instruction au parquet, du parquet au siège. Il conviendrait également d'assurer la place du contradictoire au moment de l'instruction. Les experts désignés dans les dossiers d'instruction contredisent rarement le dossier en termes de charges. Les personnes soupçonnées de viol sont rarement considérées autrement par les experts que comme des criminels sexuels. Parfois ils le sont. En l'espèce, ils ne l'étaient pas toujours.

Il serait enfin souhaitable d'assurer, dans des affaires aussi sensibles que celle-ci, un certain secret, car tout a été mis sur la place publique et ce dossier n'aurait pas pris une telle importance si chacun était resté à sa place. En témoigne la diffusion par France 3 d'une lettre que leur avait expédiée M. Daniel Legrand fils, et ce malgré la demande des policiers de ne pas la diffuser.

M. Didier LEICK : Comme souvent, je suis partagé entre le souci de me taire et de répondre à vos questions, et le sentiment que, peut-être, je peux avoir quelque chose d'utile à dire. C'est un sentiment ambivalent que tout avocat a au moment où il se présente devant une juridiction. Je n'ai pas l'impression de me présenter devant un tribunal parlementaire, mais je ressens cette ambivalence.

J'ai prêté serment en 1983, deux ans après l'abolition de la peine de mort. J'étais dans ce dossier avocat de la partie civile en appel. Je suis membre du conseil de l'ordre, et j'ai à ce titre réfléchi aux propositions que M. le Bâtonnier remettra au président de l'Assemblée nationale mercredi prochain. Enfin, je suis citoyen et passionné des choses de la justice, comme vous.

Tout d'abord, j'étais l'avocat de cinq enfants, trois des enfants du couple Delay-Badaoui, et deux des enfants du couple Lavier. Ces cinq enfants ont été reconnus, par la cour d'assises de première instance de Saint-Omer, victimes de viols et agressions sexuelles. Pour eux la pédophilie n'a pas été un mythe, mais objectivement, judiciairement, et sans doute vraiment, dans leur chair, le drame et la catastrophe de leur jeune existence.

Par ailleurs, on pourra reprendre si vous l'estimez utile le problème du huis clos, du recueil de la parole de l'enfant, du fait que Pierre soit venu déposer devant la cour d'assises alors même qu'il avait un certificat médical qui contre-indiquait sa venue, de l'audition des enfants. J'ouvre une parenthèse : la cour d'appel d'assises de Paris a essayé de visionner la cassette de l'audition d'Estelle. Échec. Non que le magnétoscope, comme souvent, ne marchait pas - on a essayé tout de même de faire quelques efforts pour le procès d'appel d'Outreau - mais la cassette contenait une série télévisée et une émission de télévision consacrée à un des futurs acquittés!

Des souvenirs de l'audience, j'en ai mille, mais ce qui m'a le plus frappé n'est pas tant le problème de la parole et de sa validité, car dans ce dossier, vous le savez mieux que quiconque, beaucoup de gens ont menti, que la difficulté à exiger d'enfants, souvent très jeunes, et traumatisés, la restitution d'une mémoire difficile. Nous savons tous très bien que pour des enfants de six, huit, dix ans, répondre à des questions simples, dire où, qui, quand et combien de fois, c'est extraordinairement difficile, quand bien même il s'agirait de choses banales de la vie quotidienne. Et quand il est question de faits susceptibles de recevoir une qualification pénale, et d'engendrer un traumatisme, cela devient extraordinairement difficile. Dans le même temps, il est légitime que l'institution judiciaire exige de ces petites victimes des précisions, des garanties et de la cohérence. Il est à la fois légitime et absurde d'exiger que ces enfants restituent les faits avec la précision d'un journaliste ou la minutie d'un greffier, et fassent preuve de cohérence, alors qu'ils se sont fait violer par leurs parents, ce qui est le contraire même de la cohérence, de la norme et de la règle. Mais je n'ai pas de solution miracle.

Par ailleurs, il est important de s'entendre sur les mots. Je me souviens d'une enfant, qui déclarait avoir été violée, alors qu'elle était vierge. Il y avait un réel problème ! Et quand le juge Burgaud est le premier, je dis bien le premier, à lui demander si elle sait ce que veut dire le terme « violer », elle répond : « C'est s'allonger sur les enfants quand ils ne sont pas du tout habillés, quelque fois on rentre le zizi dans l'enfant, ça fait très mal, on embrasse les enfants sur la bouche, on touche les enfants partout. » Quand on s'est donné la peine de poser des questions précises, de nommer les choses, et d'écouter les réponses, on a déjà un début de réponse à l'invraisemblable. Elle peut estimer avoir été violée, alors que juridiquement, et physiologiquement, elle n'a pas été victime de viol.

Vous avez pour mission de formuler des propositions afin d'éviter le renouvellement des dysfonctionnements. J'ai suivi vos travaux, et j'ai entendu Mme Odile Mondineu-Hederer dire  : « C'est l'audience qui permet de rétablir l'équilibre, c'est là que l'avocat se lève. » Elle vénère l'audience, comme d'autres l'ont fait avant elle notamment M. Pierre Bilger - on a parlé de la « magie de l'audience », etc - mais cette déclaration est terrible. Avant l'audience, l'avocat serait-il assis, voire couché ? L'instruction, qui peut durer des années, recèlerait-elle du déséquilibre ? Cette façon de magnifier l'audience est une terrible accusation contre le système actuel. Qu'est-ce qui empêche qu'avant l'audience, l'équilibre existe entre la défense et l'accusation ? Quelques réformes s'imposent pour que, sans faire la révolution, le système fonctionne autrement et mieux.

Par ailleurs, Outreau n'aurait pas été la même histoire avec ou sans détention provisoire. Il faut s'attaquer radicalement au problème de la détention provisoire afin que, pour certaines infractions, elle ne soit pas possible, et qu'en tout état de cause, elle soit limitée dans le temps. Aux Pays-Bas, que l'on ait violé sa sœur ou tué sa mère, on ressort au bout de 300 jours de détention provisoire. C'est bien ou ce n'est pas bien, je n'en sais rien, mais ces textes que nous avons en France et qui, comme sur les boîtes de jeux des enfants, affichent des règles qu'on ne respecte pas, parce que la culture est soit de faire pression, soit de privilégier le confort de l'enquête, soit d'utiliser la détention provisoire comme une peine préalable au jugement, font que la loi devient un chiffon de papier. La détention provisoire est devenue la règle, et la seule manière de s'en sortir n'est pas de rajouter des adjectifs ou des adverbes relatifs à l'ordre public, mais d'énoncer des critères objectifs.

Car avec la meilleure loi de procédure pénale du monde ou de l'univers, on n'évitera sans doute jamais des erreurs judiciaires, ni qu'à un instant T, devant une cour d'assises Z, douze personnes déclarent six autres personnes coupables, et que X mois ou années après, à propos du même dossier, certes au terme d'une autre audience, mieux tenue sans doute, quinze personnes déclarent ces six-là innocents. Philosophiquement, c'est insupportable. Judiciairement, c'est la règle. Cela renvoie tout simplement à l'extraordinaire complexité de la fonction de juger. Il faut donc s'entourer du maximum de garanties, et notamment instaurer le contradictoire en matière d'expertise. Comment expliquer que dans notre pays, en matière pénale, il y ait moins de contradictoire qu'en matière civile ? Je n'oublie pas les problèmes liés au secret de l'instruction, mais qu'est-ce qui empêcherait que le parquet et la défense soient associés à la définition de l'expertise ? Qu'est-ce qui empêcherait que les parties se fassent assister par des experts ? Qu'est-ce qui empêcherait de rendre obligatoire un pré-rapport, ou un rapport d'étape, lequel serait disputé contradictoirement de sorte que l'équilibre se créerait bien avant l'audience ?

Voilà, pêle-mêle, quelques idées.

Je terminerai par une observation quelque peu cynique. L'un d'entre vous, au cours d'un colloque, parlait de « l'effet de souffle d'Outreau », disant que les parlementaires se saisissaient de ce scandale et qu'une réforme allait être lancée. Sur le terrain, où est l'effet de souffle ? Où est cette culture du doute, chère à M. le procureur général Yves Bot ? En quoi les comportements ont-ils changé ?

La seule manière de s'en sortir, c'est de cadrer. Faisons en sorte de ne pas être arbitre et joueur, à deux ans d'intervalle. Conseiller et défendre, c'est être avocat ; poursuivre et accuser, c'est être magistrat du parquet : trancher, c'est être juge du siège. Il faut, radicalement et définitivement, séparer les corps, car ce sont trois métiers, trois états d'esprit différents. Cette espèce de consanguinité entre ceux qui accusent et ceux qui jugent, lesquels ont été formés ensemble et se connaissent, savent qu'ils échangeront leurs fonctions au cours de leur carrière, c'est la meilleure manière d'arriver à la confusion des genres. On vous dira que ce n'est pas très grave, parce que les gens sont globalement honnêtes et loyaux. Sans doute, mais les catastrophes existent. Celle d'Outreau est visible, mais il en est beaucoup d'autres dont on parle moins, et qui sont tout aussi dramatiques.

M. le Président : L'effet de souffle, dont vous venez de parler, existe bel et bien, que ce soit dans l'opinion publique ou dans la magistrature, comme en témoigne l'initiative prise hier par les syndicats de magistrats, auxquels nous avons répondu. Mais l'effet de souffle, il sera surtout législatif.

Je n'ai pas bien compris ce que vous avez dit à propos de cette petite fille qui disait avoir subi une triple pénétration alors que le certificat médical attestait qu'elle était vierge...

M. Didier LEICK : Le mot « viol », dans notre esprit, correspond à la définition juridique : un acte de pénétration sexuelle. Dans l'esprit de cette enfant, ce furent des actes qui juridiquement relèvent de l'attouchement ou de l'agression sexuelle.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Sauf qu'elle dit que ça fait très mal.

M. Didier LEICK : Lorsque l'on a sept ou huit ans, être victime d'attouchements appuyés peut effectivement faire très mal.

M. le Président : La crédibilité que vous lui accordiez n'a donc pas été remise en cause ?

M. Didier LEICK : Je n'avais pas à apprécier la crédibilité de cette enfant. J'étais son conseil. Un certificat médical ayant attesté de sa virginité, je cherche à comprendre, et je m'aperçois que lorsqu'elle parle de viol, elle vise en réalité des actes juridiquement qualifiés d'agressions sexuelles ou d'attouchements. Une fellation, c'est aussi un viol, et cela ne laisse pas de trace. Je rappelle que cette enfant a été reconnue victime de viol de la part de trois ou quatre condamnés définitifs.

M. le Rapporteur : À partir de ses déclarations et du certificat médical, est-ce cette thèse que vous avez défendue ?

M. Didier LEICK : J'ai en effet essayé de faire émerger l'idée qu'il y avait de la place pour une vérité relative qui correspondait à des attouchements.

M. le Rapporteur : Quel rôle ont pu jouer les expertises ? Les avez-vous utilisées comme des preuves, et si oui, comment se sont passés les débats? D'une manière plus générale, utilise-t-on des expertises comme éléments de preuve ?

M. Marc PANTALONI : De fait, les expertises, n'étant jamais contradictoires, ni menées contradictoirement, viennent toujours au soutien de l'accusation. Si on rétablissait la contradiction au niveau de l'expertise, il est évident que leur résultat ne serait pas un monologue, et ne viendrait pas systématiquement en complément des charges. Il est tout de même extraordinaire dans ce dossier que tous les experts aient considéré Mme Badaoui crédible, mais il est vrai qu'elle accusait.

M. Didier LEICK : Je me serais bien gardé d'utiliser les expertises car je ne suis intervenu qu'en appel, et à l'audience, il n'y avait plus grand-chose à utiliser. La psychologie et la psychiatrie n'étant pas une science exacte, soit l'expert est catégorique, et il perd tout crédit, soit il est extrêmement prudent, il émet des hypothèses, et il ne fait alors guère avancer le schmilblick.

M. Marc PANTALONI : À titre d'exemple, et presque pour sourire, un nouvel expert a été désigné juste avant l'audience d'assises, et à propos du fils de M. Alain Marécaux, Il conclut de cette manière : « Les vérités, pour exister, ont besoin d'évoluer ». Tirez-en ce que vous voulez ...

M. Jean-Yves HUGON : Tout d'abord, comment expliquer le revirement des enfants à Paris ?

Par ailleurs, faut-il imputer la violation des droits de la défense au cours de l'instruction à des erreurs humaines, ou à des dysfonctionnements de l'institution ?

M. Marc PANTALONI : Ce sont les enfants que je défendais qui ont changé leur parole. En les recevant, je leur ai dit qu'ils étaient libres de leurs déclarations, et qu'en toute hypothèse, je serais à leurs côtés.

Par ailleurs, nous avons demandé le huis clos, car il y a un problème de cristallisation de la parole. Au fond, ce n'est pas un hasard si le confessionnal a été mis en place, car on dit plus facilement la vérité derrière un rideau que devant tout le monde. Dans une classe, c'est la même chose : quand on demande à un élève de se dénoncer, personne ne le fait, mais l'un d'eux ira voir le maître ou la maîtresse à la fin de la classe. Et le fait que ces enfants aient été livrés en pâture, comme le voulaient d'aucuns, a cristallisé leur parole à un point tel qu'il n'y avait pas de place pour la décristallisation. Du reste, Mme Odile Mondineu-Hederer ne les accusait pas d'avoir ou non menti, au contraire, elle leur répétait qu'il n'y avait pas de caméra et qu'ils étaient libres. Tous ces éléments ont fait que leur parole était plus facile.

M. Didier LEICK : Les enfants dont j'avais la charge ne sont pas revenus sur leurs déclarations, ce qui ne veut pas dire, a contrario, qu'ils aient été contraints dans un discours. Les choses sont ainsi.

S'agissant de la deuxième question, c'est précisément parce que les hommes ne sont pas des surhommes et qu'il est très difficile d'exiger de quelqu'un, jeune ou pas, seul ou pas, d'être le juge et l'enquêteur, d'instruire à charge et à décharge, qu'il faut imaginer un système dans lequel on se préserve au maximum des risques. Vous allez encore me prendre pour un séparatiste à tout crin, mais la fonction de jugement devrait être radicalement séparée de la fonction d'enquête. Il est extrêmement difficile d'instruire à charge et à décharge, d'autant qu'il y a de plus en plus de dossiers où on n'en est même plus à rechercher l'auteur, mais l'infraction - je pense à des dossiers financiers.

M. Jacques REMILLIER : Maître Pantaloni, vous avez dit à propos de la décision d'acquittement de M. Alain Marécaux : « Elle s'impose, elle n'appelle pas de commentaire ». Je vous ai senti hésitant... Pourriez-vous nous en dire davantage?

Par ailleurs, quel a été le rôle des services sociaux du Pas-de-Calais dans cette affaire ?

M. Marc PANTALONI : Je n'ai pas à commenter ce que j'ai dit.

M. Jacques REMILLIER : Je vous ai senti hésitant sur la décision de la cour d'assises de Paris....

M. Marc PANTALONI : Ce qu'une cour a fait, une autre cour peut le défaire. C'est ce qui s'est produit. Je n'ai rien d'autre à ajouter par rapport à cette décision qui doit être respectée puisqu'elle s'impose à nous.

Concernant les services sociaux du Pas-de-Calais, je crois qu'ils ont géré une situation difficile. Ils ont placé des enfants dans des familles d'accueil, qui ont recueilli une certaine parole, et l'ont transmise aux autorités judiciaires. Après, c'est l'affaire des autorités judiciaires.

M. Jacques FLOCH : Me Pantaloni a déclaré que la pression des médias ou de l'opinion publique avait pu empêcher la remise en liberté. C'est une conception grave des médias ou de l'opinion publique, laquelle ne s'est d'ailleurs pas manifestée de manière outrancière. Exception faite du cas de M. Pierre Martel cinq accusés ont été remis en liberté sans que cela engendre de manifestations intempestives.

D'autre part, Mme Odile Marécaux a bien été remise en liberté et envoyée en Bretagne. Une telle mesure n'aurait-elle pu être prise pour d'autres ? Vous m'avez donné l'impression que ces risques justifiaient de longues détentions provisoires, mais on doit tout de même pouvoir trouver d'autres solutions...

M. Marc PANTALONI : Je me suis probablement mal exprimé. Je ne suis pas favorable à des détentions provisoires longues. Mais dans le climat de l'époque, juste après l'affaire Dutroux, imaginez le scandale et la menace pour ces personnes si le juge ne les avait pas placées en détention provisoire. Cela étant, le fait qu'elles aient passé toutes ces années en détention est évidemment choquant.

M. Jacques FLOCH : Votre raisonnement ouvre grand la porte à tous ces abus de mise en détention.

M. le Président : L'expression est mal choisie : « ouvrir la porte » à la détention...

M. Georges FENECH : Placer un individu en détention provisoire pour le protéger, c'est dans la loi.

M. Marc PANTALONI : Si cette affaire n'avait pas eu un tel retentissement, la détention provisoire n'aurait pas été décidée de cette manière, même s'il y a une forte tendance à placer les gens en détention provisoire. L'opinion publique était remontée à un tel point qu'il n'y avait de place pour une autre solution.

M. Jacques FLOCH : On peut donc continuer à accuser les médias d'avoir jeté de l'huile sur le feu et manipulé l'opinion publique... Je crois que Voltaire avait dit quelque chose d'assez juste à ce propos.

M. le Président : Sans remonter jusqu'à Voltaire, le grand avocat Maurice Garçon traitait l'opinion publique de « garce »...

M. Georges COLOMBIER : Vous avez dit des enfants que tous, peu ou prou, ont été maltraités, et des accusés et des délinquants sexuels. Vous avez déclaré que la décision de la cour d'assises de Paris était définitive, qu'elle s'imposait et n'appelait pas de commentaire. Si j'ai bien compris vos propos, je suis inquiet, car vous entretenez le doute. Vous n'êtes d'ailleurs pas le premier à le faire depuis le début de ces auditions, et nos concitoyens ne cessent de nous interroger à ce sujet, ce qui me gêne pour ces gens qui ont été acquittés.

M. Marc PANTALONI : Je n'ai rien d'autre à ajouter. Il faut se défier de l'opinion publique...

M. Georges COLOMBIER : Mais c'est un doute que j'entends ici même, depuis maintenant plusieurs semaines ! Si je me pose ces questions, c'est que je suis avant tout un représentant du peuple, et non pas de la rumeur publique. Je représente ici un certain nombre de mes concitoyens. J'essaie de le faire correctement, posément, mais votre audition m'interpelle.

M. le Président : On va en rester là sur ce point. À chacun son opinion et sa façon de faire, mais sur cette rumeur malsaine, j'ai une attitude très claire : je refuse de répondre aux questions, et je refuse d'en parler, y compris devant la commission d'enquête. Je crois que la meilleure façon d'agir face à cette rumeur malsaine est de ne pas en parler, car si nous-mêmes continuons de poser des questions à ce propos, nous ne ferons que l'amplifier.

M. Michel HUNAULT : C'est ce qui fait la qualité du président de cette commission...

Vous étiez les avocats des parties civiles, et vous avez mis l'accent sur la difficulté de la parole de l'enfant. Nous avons assisté à un certain nombre de colloques sur ce thème. Vous avez souhaité une amélioration, et notamment une contradiction dans les expertises. Seriez-vous favorable à ce que les avocats d'enfants victimes d'actes aussi odieux aient les moyens de réclamer des expertises au service de la défense ?

M. Didier LEICK : Il y a plusieurs sujets. Un rapport d'expertise est notifié, et ouvre droit à un délai pour solliciter un complément ou une contre-expertise que l'on demande la plupart du temps. C'est au magistrat instructeur d'y faire droit, ce qu'il ne fait pas systématiquement. On peut déjà se demander pourquoi, dans un domaine qui est loin de relever de la science exacte, on ne joue pas le jeu de la contradiction, simplement par la pluralité.

Par ailleurs, quand un expert examine un mis en examen, ou un plaignant, qu'est-ce qui empêche qu'à un moment ou à un autre des opérations d'expertises, les parties se fassent assister par leur expert, et que s'instaure, à l'instar de ce qui se passe au civil, un débat entre les experts eux-mêmes, ce qui permettrait de créer un équilibre entre des thèses contradictoires avant l'audience. Cela nourrirait le débat et permettrait d'éviter toute thèse officielle - le magistrat instructeur se servant des conclusions de l'expert pour justifier la détention et la chambre de l'instruction s'empressant de la confirmer, alors même que l'expert n'est pas chargé de dire si les gens sont coupables ou pas, mais simplement de fournir un certain nombre de renseignements sur leur psychologie. Tout cela pour qu'on s'aperçoive à l'audience, trois ans et demi après, que l'expert a répondu à des questions qui dépassent complètement sa sphère de compétence parce qu'il s'est trouvé un juge d'instruction pour demander si Untel était pourvu de sens moral ! On peut penser que, dans un autre système, un autre expert, un autre psychologue aurait tapé du poing sur la table ou tiré sur la manche de son collègue pour attirer son attention sur cette question !

Parce que c'est cela aussi les expertises dans l'affaire Outreau : des questions absolument insensées, qui ont été posées et auxquelles il a été répondu.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Je reviens sur les conditions dans lesquelles les enfants sont assistés par des avocats. Vous êtes intervenus en cour d'assises d'appel à Paris, et vous êtes les avocats du président du conseil général du Pas-de-Calais, en sa qualité d'administrateur ad hoc des enfants. C'est une réalité juridique qui n'est pas neutre. Ne pensez-vous pas qu'établir un lien avec des enfants, dans ce contexte, était assez complexe? Ne croyez-vous pas que dans ce genre d'affaire, un avocat spécialisé dans la défense des enfants devrait être désigné, pour n'être que l'avocat de l'enfant, et l'accompagner, comme l'avocat accompagne toute personne, en établissant un lien de confiance, et en construisant la présence de l'avocat de l'enfant dans l'instruction et dans le procès ? Ne pensez-vous pas qu'il faudrait autonomiser l'enfant et qu'il ait son avocat ?

M. Marc PANTALONI : Tout d'abord, il y a un aspect factuel : les avocats qui assuraient la défense des enfants l'ont assurée jusqu'à l'audience de Saint-Omer, et y ont renoncé ensuite. C'est leur droit le plus absolu, mais il fallait que les enfants continuent à être représentés.

Par ailleurs, les enfants étant mineurs, ils n'ont pas la capacité de choisir leur avocat. Normalement, leurs parents les représentent. En l'espèce, ils ne le peuvent pas. Un administrateur ad hoc est donc chargé de représenter les enfants, et il va choisir un avocat pour les assister. Mais cet avocat est le conseil des enfants et non celui du conseil général ! Nous nous sommes toujours considérés comme les avocats des enfants. Nous étions là pour assurer leur défense, leur poser des questions et les aider à se présenter au mieux à l'audience de la cour d'assises de Paris.

Enfin, il existe en effet des avocats strictement spécialisés dans la défense ou l'assistance des enfants.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Avez-vous eu le sentiment que les enfants ont été imprégnés de l'idée que vous étiez leur avocat ? Comment, du reste, l'ont-ils vécu ?

J'ai parlé d'une autonomie de l'enfant, je n'ai pas posé le problème de sa représentation légale. On peut très bien concevoir qu'il y ait la représentation légale avec l'avocat de la représentation légale, et la représentation de l'enfant en tant que tel.

M. le Président : Qu'est-ce que cela veut dire ? Qu'il faudrait deux avocats ?

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Il faudrait distinguer l'accompagnement de l'enfant dans la procédure et la représentation des intérêts de l'enfant dans sa dimension quasi patrimoniale.

M. Marc PANTALONI : Ce que vous dites est très abstrait.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Pas du tout.

M. Marc PANTALONI : Pour les enfants, si. Les enfants rencontrent des avocats qui leur disent qu'ils vont être à leurs côtés à l'audience. La difficulté dans ce dossier, comme dans beaucoup de dossiers de maltraitance, c'est que les enfants sont blessés. On leur donne la main, on discute avec eux, mais il y a toujours un décalage entre ce qu'on dit et ce qu'ils comprennent, d'autant plus que le problème judiciaire est compliqué, comme l'est la perception de ce qu'est une audience, un dossier, une partie civile.

Mme Arlette GROSSKOST : On nous a dit qu'un des enfants n'avait pas été accompagné dans une audition auprès des policiers. Un avocat identifié devrait pouvoir prendre en charge les enfants dès le départ, dans quelque audition que ce soit.

S'agissant du recueil de la parole de l'enfant, on indiquait beaucoup de distorsion entre la parole prononcée par l'enfant, et celle rapportée dans la procédure. On nous a même dit qu'il y avait une certaine contamination entre les enfants, notamment par l'intermédiaire de leurs assistantes maternelles. Comment pourrait-on éviter ce genre de problème ?

M. Didier LEICK : À l'instruction, les enfants ont des avocats, qui ont été convoqués. Il s'avère que l'un ne s'est pas rendu à la convocation, ce qui est infiniment regrettable, et n'est pas à l'honneur du barreau. À partir du moment où l'avocat a été convoqué dans les délais, l'acte d'instruction a lieu, mais un acte d'instruction sans avocat, surtout pour une petite fille qui a six ans et qui se plaint, c'est hautement dommageable.

Pour le reste, je me suis toujours considéré comme l'avocat des enfants, et non comme l'avocat du conseil général. Les enfants ont bien compris que nous étions leurs avocats. La question de savoir qui était l'administrateur ad hoc ou autre leur passait heureusement au-dessus de la tête.

S'agissant d'une éventuelle contamination de leur parole, je ne suis pas un témoin éclairé, car je n'ai pas vécu progressivement les événements. Sans doute y a-t-il eu, comme souvent, un peu de contamination, mais je me souviens de plusieurs dépositions d'assistantes maternelles à la cour d'assises de Paris. Certaines avaient entendu les enfants leur faire des révélations. Une a dit avoir filé dans sa chambre, s'être enfermée, avoir pleuré. Le ciel leur tombait sur la tête. Certaines ont noté sur un papier. Le temps a passé, l'enfant a pu revenir sur ses déclarations, et l'avocat général Yves Jannier de reprocher à ces assistantes d'avoir été des scriptes par trop serviles et d'avoir entretenu l'enfant dans des déclarations qui, au bout du processus judiciaire, paraissent ne pas correspondre à la vérité ! L'audience se poursuit, et il s'avère que d'autres assistantes maternelles ont adopté une méthode différente. Elles ont attendu, elles ont repris leurs esprits, et elles en ont parlé le lendemain. Il y en a même une qui dit avoir tendu un piège, et promis trois desserts si l'enfant disait la vérité - et le gamin s'est mis en colère. Et l'avocat général de reprocher à cette assistante, qui a eu l'attitude inverse de la première, d'avoir recueilli la parole de l'enfant en l'interrogeant. Qu'elles aient fait blanc ou noir, de toutes manières, elles avaient mal fait ! C'est un peu facile. Elles ont fait comme elles ont pu.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Je n'ai pas sous-entendu que les avocats, qui étaient ceux de l'administrateur ad hoc, ne faisaient pas leur métier d'avocats des enfants, mais j'ai dit qu'il pouvait y avoir des conflits d'intérêts. Dans la conception d'ensemble, c'est le conseil général qui déclenche l'assistanat d'enfant, et il a été à l'origine du signalement d'enfants. L'instruction, comme on l'a vu, a été complexe : retards, absence de communication, etc., toute une matière judiciaire dans laquelle les avocats n'ont pas semblé s'investir.

Ne serait-il pas possible que, dès le moment où un enfant se trouve impliqué dans le processus, l'avocat soit présent ?

M. Marc PANTALONI : Il appartient à la représentation nationale de déterminer comment un mineur peut choisir un avocat.

M. Georges FENECH : Maître Pantaloni, le procureur général Yves Lesigne et l'avocat général Jannier nous ont dit ici leur certitude de l'innocence des acquittés. Pourriez-vous dire la même chose ?

M. Marc PANTALONI : Je ne répondrai pas.

M. Georges FENECH : Votre absence de réponse pourrait être interprétée....

M. le Président : La réponse est claire, passons à la suite.

M. Gilles COCQUEMPOT : Les avocats des associations parties civiles, que nous avons auditionnés, ont tenu un discours beaucoup plus militant que le vôtre, notamment sur la question du recueil de la parole de l'enfant...

Sur la détention provisoire, le JLD est-il un juge suiveur ? Faut-il lui donner plus de moyens ?

M. Didier LEICK : Mon seul militantisme, c'est la défense. La variété de notre profession fait tout son intérêt, et la passion de la défense en est le trait commun.

Le JLD, sur le papier, ce n'est pas mal, mais en pratique, il est souvent un juge faible, car il est sous la dépendance, soit du juge d'instruction, soit du parquet. Je pense qu'il ne sert pas à grand-chose, et qu'il faudrait plutôt créer un juge de l'enquête et de l'instruction. Tout le monde se focalise sur l'instruction, alors qu'elle ne concerne que 5 % des affaires environ. Dans les autres, le parquet a seul « les manettes », sans contradictoire. Il faut un juge de l'enquête et de l'instruction, à égale distance de l'autorité de poursuite et de la défense, et qui soit, pour tout ce qui concerne le coercitif ou la manifestation de la vérité, le juge garant des libertés, le juge de la preuve.

M. Gilles COCQUEMPOT : Mais ce juge dont vous parlez devrait prendre sa décision dans le cadre d'un débat contradictoire ?

M. Didier LEICK : Oui.

M. Marc PANTALONI : Le juge d'instruction n'a pas besoin de saisir le juge des libertés quand il n'entend pas mettre en détention, ce qui montre que lorsqu'on saisit le JLD, la seule question qui se pose est celle de la détention.

M. le Président : Nous avons interrogé hier les JLD. À Paris, le système fonctionne mieux qu'ailleurs, car les JLD ne font que cela, et sont des magistrats de qualité. Dans 10 % des cas, le JLD ne suit pas la demande qui lui est faite. On peut, bien sûr, considérer que c'est peu...

M. Léonce DEPREZ : Les enfants que vous défendiez étaient les enfants de parents reconnus coupables. Vous dites, Maître Pantaloni, ne pas avoir cherché à orienter les enfants dans leurs déclarations, mais n'avez-vous pas pensé qu'en réalité ces enfants étaient manipulés par leur mère ? N'était-ce pas pour vous un sujet de préoccupation, sachant que leur mère avait menti et avait provoqué la mise en détention de personnes reconnues ensuite innocentes ?

M. Marc PANTALONI : Je ne défendais pas les enfants de Mme Badaoui.

M. Didier LEICK : Si vous voulez me faire dire que Mme Badaoui, dans ce dossier, a beaucoup menti, je vous le confirme.

M. Léonce DEPREZ : C'est important que vous nous le confirmiez. Par ailleurs, vous avez dit, et nous avons apprécié votre flamme, votre courroux face à l'excès de détention provisoire. Nous partageons votre pensée, et c'est parce que nous voulons sortir de ce système que nous nous retrouvons dans cette commission, avec la volonté de tirer les leçons de cette triste affaire Outreau. J'ai noté qu'en 2003, il y avait eu 584 années de prison injustifiées. C'est un drame pour ceux qui les vivent et leurs familles.

Quelle est votre opinion à ce sujet ? La collégialité pourrait-elle être une première solution ?

M. Didier LEICK : La collégialité ne changerait pas grand-chose. Je vous rappelle que la chambre de l'instruction réunit trois magistrats, et que cette chambre a souvent la mauvaise réputation qu'elle mérite, c'est-à-dire de confirmer très généralement.

De même qu'en première instance, la co-saisine ne me paraît pas de nature à renforcer la performance de l'instruction.

La seule manière de s'en sortir est de rendre, pour un certain nombre d'infractions, la détention impossible, même si cela peut être difficile à expliquer dans les circonscriptions, et en tout état de cause, d'enserrer la détention provisoire dans des délais très brefs, qui ne souffriraient pas d'exception.

Je me souviens avoir jadis écrit un rapport sur le contrôle judiciaire. Le législateur de l'époque l'avait conçu pour mordre, déjà, sur la détention provisoire. Et dans la majorité des cas, le contrôle judiciaire s'est appliqué à des inculpés et des mis en examen qui seraient restés libres...

M. Georges FENECH : L'institution d'un JLD est un échec.

M. Marc PANTALONI : Si on réserve le choix, quel juge prendra le risque de laisser en liberté celui pour lequel il suppose qu'il y a justement un danger ?

M. le Président : Vous avez parfaitement posé le problème auquel nous allons être à nouveau confrontés, car ce débat, nous l'avons eu au moment de la loi du 15 juin 2000, et nous l'aurons à nouveau d'ici quelques semaines. Maîtres, nous vous remercions.

Table ronde intitulée : « Quel traitement rédactionnel pour les affaires de mœurs ? »
réunissant : Mme Florence RAULT, avocate et co-auteur
du livre La dictature de l'émotion,
MM. Acacio PEREIRA, ancien chroniqueur judiciaire au Monde,
Gilles MARINET, journaliste à France 2,
Dominique VERDEILHAN, chroniqueur judiciaire à France 2,
et Jean-Pierre BERTHET, ancien chroniqueur judiciaire à TF1,
président d'honneur de l'association de la presse judiciaire



(Procès-verbal de la séance du 15 mars 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire dite d'Outreau. Avant votre audition, je souhaite vous informer de vos droits et de vos obligations.

En vertu de l'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d'enquête parlementaire sont tenues de déposer sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel et de l'article 226-14 du même code qui autorise la révélation du secret en cas de privations ou de sévices, dont les atteintes sexuelles.

Cette même ordonnance exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(Les personnes auditionnées prêtent successivement serment).

Je m'adresse maintenant aux représentants de la presse pour leur rappeler les termes de l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse. Celui-ci punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. J'invite donc les représentants de la presse à ne pas citer nommément les enfants qui ont été victimes de ces actes.

La commission va maintenant procéder à votre audition, qui fait l'objet d'un enregistrement.

M. Jean-Pierre BERTHET : Avant de commencer à m'exprimer sur cette affaire, je n'avais fait que lire, écouter ou regarder les médias. L'affaire d'Outreau a commencé pour moi deux mois avant le procès de Saint-Omer par une rencontre fortuite, à Paris, avec un magistrat de Douai que je connais et que j'estime. Au cours de la conversation, il m'a dit : « Il y a un gros souci avec l'affaire d'Outreau, il faut s'attendre à un problème, l'accusation ne tient pas bien. » C'est un homme discret, il n'a pas dit davantage et je ne lui ai pas posé de questions, mais je suis reparti avec cette idée en tête.

Quand, deux mois plus tard, le procès s'ouvre à Saint-Omer, je découvre une salle d'audience inadaptée. Il y a beaucoup de monde, et on n'y a pas réfléchi. Tout le monde est mélangé sur les bancs du public, les accusés, leurs avocats et les journalistes. J'ai trouvé cela curieux, et j'ai pensé que cela ne favoriserait pas l'interrogatoire des accusés. Je constate, par ailleurs, que le président est inaccessible, ce qui est inhabituel pour moi qui suis à l'époque président de l'association de la presse judiciaire et qui ai coutume, par courtoisie, de saluer le président de la cour d'assises et d'évoquer avec lui les quelques derniers réglages d'organisation pour la presse.

Ensuite, je découvre les accusés et avec Pierre Martel vient le premier choc visuel. Je le vois blême, livide, mais droit comme un I et digne malgré sa position accablante, épouvantable à supporter. Il y a aussi Odile Marécaux que j'aperçois, à la première suspension d'audience, se retirant dans un coin pour pleurer doucement, comme quelqu'un qui a déjà beaucoup pleuré et qui, à l'évidence, ne cherche pas à apitoyer. Dès le premier soir, je ressens la nécessité de dire, à la fin de mon compte rendu, qu'il faudra démêler le vrai du faux ; j'indique également que les avocats soulignent déjà qu'il ne faudrait pas ajouter à l'horreur des faits décrits par l'accusation le drame de condamner des innocents. La suite, vous la connaissez : les rebondissements, les contradictions, l'accusation qui s'effrite au fil des jours, le verdict. C'est le moment où s'arrête ma couverture de l'affaire.

Comment avais-je préparé ce procès ? Comme les autres, avec une retenue professionnelle qui tient à ce que, lorsqu'en 1990-1995 ont commencé à fleurir les grands procès politico-financiers, j'ai fait l'objet d'approches et j'ai eu des rapports tendus avec certains accusés et parfois leurs avocats. J'ai alors pris le parti d'établir une certaine distance pour me protéger des influences extérieures et de mes propres émotions, gardant avec tous des relations courtoises mais qui se limitaient aux questions d'intendance, en évitant d'aborder le fond. C'est l'attitude que j'ai gardée jusqu'au dernier procès que j'ai eu à couvrir.

Comment doit-on traiter les affaires de mœurs et les grands faits divers criminels à la télévision ? J'ai une expérience de trente-cinq ans de journaux télévisés et de vingt-cinq ans de chronique judiciaire, j'ai donc connu les dernières années de l'ORTF. À l'époque, la chronique judiciaire était abandonnée parce que jugée dérangeante. Quant aux faits divers, ils étaient considérés subversifs. Je me rappelle un rédacteur en chef visionnant les reportages sur les faits divers dans un silence de plomb avant de se tourner vers son auteur pour lui dire : « C'est très bien ce que tu as fait, mais quel sens, quel enseignement peut-on en tirer ? » En 1974, puis en 1981, les choses ont évolué, l'information s'est libérée et, insensiblement, on est passé, en matière de faits divers, de la frilosité à la frénésie, avec une appétence et une consommation immodérées, car il y avait une jouissance à traiter de ces affaires criminelles spectaculaires dont la presse était privée depuis des années. Mais, évidemment, cela ne s'est pas passé sans inconvénients, et il est très vite apparu que les précautions élémentaires n'accompagnaient pas ce goût pour le fait divers.

Ces précautions élémentaires, ce sont le respect de la présomption d'innocence, la vérification des informations, le contradictoire, le conditionnel, l'anonymat à protéger. On n'y réfléchissait pas trop parce que l'on n'avait pas le temps ; déjà, la concurrence jouait, et il fallait être le premier ou, en tout cas, pas le dernier, à apporter au journal de 20 heures ce nouvel objet du désir. Et c'est ainsi que l'on en est arrivé à l'affaire d'Outreau, mais aussi à l'affaire Alègre dans laquelle, à mon sens, la responsabilité journalistique est encore plus grande.

Il me semble, en conclusion, que le journaliste de télévision déraille lorsqu'il perd son identité, ses repères professionnels, quand l'émotion ou la stupéfaction le submerge, quand il n'est plus l'observateur critique ou cynique mais le spectateur des événements. Alors, il ne peut plus être un bon journaliste traitant de faits divers.

M. Dominique VERDEILHAN : J'ai couvert l'affaire, en qualité de chroniqueur judiciaire, dans sa seconde partie, avec un éditorial au lendemain de la rétractation de Myriam Badaoui à l'audience du 18 mai 2004. Le procès de Saint-Omer était couvert par Agnès Gardet ; pour ma part, je couvrais le procès de Marc Dutroux qui se déroulait concomitamment en Belgique. Puis, j'ai suivi l'« après-Saint-Omer » et le procès en appel.

Entre le 15 novembre 2001, date de l'annonce du démantèlement du prétendu réseau, et le 23 janvier 2002, jour où est révélé que la principale accusatrice s'est rétractée dans le bureau du juge, dix-sept sujets ont tenté de relater l'évolution de l'instruction. Nous nous sommes efforcés de concilier notre souci d'informer et le respect de la présomption d'innocence mais, comme nos confrères, nous avons commis des maladresses, des inexactitudes, des fautes et des erreurs qu'il n'est pas question de nier ou de minimiser. Mais l'affaire Outreau arrivait après le choc de l'affaire Dutroux, et aussi après celle des frères Jourdain dont le procès s'était tenu un an plus tôt, à Saint-Omer.

Les différents journalistes qui ont couvert le fait divers se sont appliqués à ne révéler aucun nom, pas plus ceux de prétendus « notables » que celui de la principale accusatrice. Les patronymes sont apparus à l'antenne soit lorsque les familles des accusés acceptaient de témoigner à visage découvert, soit après le début du premier procès, et les images de leurs visages, à leur arrivée ou à leur départ du palais, ont été floutées à la diffusion.

Ensuite, l'affaire n'est plus évoquée jusqu'à l'ouverture du procès, soit après quelque deux ans et demi de silence. Les fouilles sans résultat et l'abandon de la « piste belge » nous avaient probablement conduits à la prudence, sans doute trop tardivement.

Je l'ai dit, plusieurs journalistes ont eu à traiter de cette affaire dans nos journaux. C'est une erreur. Nous ne nous sommes peut-être pas suffisamment investis dans ce dossier. Si un seul journaliste avait suivi de l'affaire de bout en bout, le « rendu antenne » aurait été meilleur.

Près d'une centaine de sujets, directs et plateaux, ont été réalisés pour le décryptage du procès de Saint-Omer. Vingt-cinq papiers environ ont relaté la réception des premiers acquittés à la Chancellerie, leur indemnisation, leur retour à la vie normale et le supplément d'information ; on a traité du procès en appel à Paris dans une cinquantaine de sujets.

Encore une fois, il ne s'agit pas de chercher une quelconque excuse. La presse a sa place dans le « millefeuille d'erreurs » évoqué par M. Yves Jannier dans son réquisitoire au procès de Paris et ici même. Il est malheureusement banal de rappeler que le temps judiciaire et le temps médiatique ne sont pas les mêmes. La vérité médiatique d'aujourd'hui est bien différente de celle de novembre 2001, et la différence est encore plus grande entre la vérité judiciaire du verdict de décembre 2005 et celle du réquisitoire définitif de décembre 2002 ou de l'arrêt de renvoi de juillet 2003.

Ce n'est pas une recherche d'excuse, je le répète, mais une quête d'explication. Notre souci d'information s'est probablement heurté à un manque de communication de la part des autorités judiciaires. Le silence des magistrats, dès le début de la procédure, a contribué à la propagation de contre-vérités, qu'il s'agisse du sex-shop à Ostende ou de la ramification du prétendu réseau en Belgique. Sans doute, c'est un regret, nous fallait-il quelqu'un pour nous dire : « Stop, vous faites erreur ».

L'affaire Grégory a annoncé le temps de l'investigation journalistique. La presse s'était lancée dans une contre-enquête, une instruction parallèle, les médias choisissant un camp, le clan Villemin ou le clan Laroche. Ensuite, la presse s'est assagie. Une autre optique a été choisie, peut-être le suivisme des sources officielles ou officieuses, peut-être aussi celui de la presse elle-même, l'information photocopie, avec un « papier-collé » journalistique à l'image du « copié-collé » judiciaire dont il a souvent été fait état ici.

Il est désormais constant qu'au démarrage des faits divers importants, la communication, principalement celle du Parquet, a pour conséquence de faire baisser la tension médiatique et d'éviter toutes dérives regrettables. Pierre Méhaignerie l'avait bien compris lorsque, en 1994, alors garde des Sceaux, il avait lancé l'idée du « porte-parole de juridiction ». Cette proposition a ressurgi dans le rapport Viout, soit onze ans plus tard.

Les procureurs ont admis de façon inégale qu'il est peut-être parfois préférable de communiquer, certes avec modération, en tenant des conférences de presse, comme on l'a vu dans l'affaire dite du « gang des barbares ». On se souvient aussi qu'au lendemain de l'affaire Grégory, le procureur de la République du Mans a décidé de tenir régulièrement la presse au courant de l'avancée de l'enquête sur l'assassinat sauvage de toute une famille. Le résultat a été que la presse n'a pas dérapé comme elle l'avait fait à propos des familles Villemin et Laroche. Un autre exemple plus récent est la volonté de communiquer du procureur de la République d'Angers à propos du rapt de la petite Aurélia, qui a débouché sur la première application du dispositif « alerte enlèvement ». Le fait que ce magistrat soit l'ancienne directrice du service de la communication de la Chancellerie n'est peut-être pas un hasard. La parole du procureur ne doit pas être prise pour argent comptant, mais elle permet d'équilibrer la parole d'un avocat ou d'une autre source.

Force est enfin de constater que la couverture médiatique du réseau pédophile d'Angers n'a pas engendré de dérive. Faut-il en déduire que lorsque le fait divers part sur de mauvais rails, toute la chaîne judiciaire et médiatique risque de déraper ? Le magistrat référent-presse est une nouveauté dans l'institution judiciaire. Les journalistes français l'ont découvert en Belgique lors du procès de Marc Dutroux, puis à Auxerre lors du procès des disparues de l'Yonne.

Mais, bien qu'enseignée en formation continue à l'ENM depuis plus de quinze ans, bien que désormais encouragée par le ministère, la culture de la communication fait peut-être encore mauvais ménage avec la culture du secret. Informer et juger sont deux fonctions bien différentes et indépendantes l'une de l'autre, même si elles répondent à des engagements communs en faveur de la présomption d'innocence, du souci du contradictoire, du respect de la vie privée, de la protection des mineurs. Comme il est écrit en toutes lettres dans la charte de l'antenne de France Télévisions, le journaliste n'est ni un auxiliaire de justice ni un juge ni un procureur, et il doit faire preuve « de mesure, de rigueur, d'honnêteté et d'équité, sans entraver les investigations judiciaires en cours ».

Dans les affaires de mœurs, plus que dans tout autre dossier, nous n'avons aucun moyen d'investigation en dehors des éléments dont dispose la justice. Nous devons donc faire un choix difficile : informer sans sous-estimer la gravité du drame supposé et en ayant conscience du risque de se tromper, ou se taire avec la crainte d'être accusé de cacher quelque chose ou de protéger quelqu'un, peut-être un notable.

Il est peut-être exagéré de dire que les journalistes se livrent délibérément à une pression médiatique. Les journalistes ne peuvent que s'étonner et regretter qu'à leur corps défendant la notion de trouble à l'ordre public évoquée par les juges cherche à les inclure dans une procédure à laquelle ils sont étrangers. Je rappelle que la remise en liberté d'Aurélie Grenon, aujourd'hui l'une des quatre personnes condamnées, n'a provoqué aucun commentaire de la presse ou de l'opinion publique ni suscité aucun éditorial vengeur.

La tâche du chroniqueur judiciaire est évidemment toute autre. Elle n'est pas forcément plus facile, mais elle est en tout cas facilitée. C'est la force de l'audience et du contradictoire : il n'y a qu'à écouter et à mettre en avant la parole et les arguments de chacun. Nous avons toujours soutenu la démarche consistant à rendre publiques les audiences devant la chambre de l'instruction. Prévu par le code, ce principe, très peu appliqué, le fut à Douai, dans l'indifférence presque générale. Reconnaissons notre contradiction.

Enfin, la presse n'a pas acquitté les treize accusés avant les jurés, comme on l'a dit ici. Les journalistes judiciaires ont seulement dit ou écrit, à la lumière des audiences, que le dossier se vidait. Il y a une nuance entre dire et écrire, avant que les jurés ne délibèrent, qu'il ne reste rien des accusations, et présenter ses excuses au nom de l'institution.

Notre rédaction n'a pas attendu cette commission d'enquête pour s'interroger sur son travail. Désormais, tous les faits divers importants sont traités dans le service des informations générales par deux journalistes - c'est notre co-saisine. Par ailleurs, une formation juridique est offerte aux journalistes peu rompus à la procédure pénale. Enfin, une réflexion va être menée, visant à redéfinir les règles de précaution et les procédures d'alerte.

Ma dernière remarque sera la suivante. Durant le procès de Saint-Omer, les médias audiovisuels ont été témoins d'un phénomène inattendu. Les accusés sont allés au devant des caméras et des micros pour clamer leur innocence. Accusés des crimes les plus abjects, ils ont d'eux-mêmes décidé d'affronter le regard des journalistes et l'opinion publique, ils sont sortis du silence et de l'anonymat pour se faire entendre, peut-être parce qu'ils avaient été confrontés à une justice sourde dans son ensemble à leurs cris d'innocence. Après que les deux verdicts ont été rendus, la presse, tous organes confondus, leur a donné la parole en rappelant sans cesse leur situation d'acquittés. Certains diront qu'il s'agit là d'une réhabilitation collective. C'était peut-être le moins que l'on pouvait faire.

M. Gilles MARINET : Comment l'affaire a-t-elle démarré pour France 2 ? Le 15 novembre 2001, je suis de permanence et je pars dans la matinée à Outreau avec les informations suivantes : dix personnes sont incarcérées depuis plusieurs mois, elles sont soupçonnées d'avoir abusé des enfants d'un couple avec l'accord de celui-ci, qui aurait même prostitué ses enfants, lesquels auraient fini par raconter les faits aux services sociaux. La vague d'arrestations de novembre 2001 serait donc le deuxième volet de l'affaire, après dix mois d'enquête. Apprendre que les enquêteurs sont sur l'affaire depuis dix mois apporte de la crédibilité aux informations données par notre source. Une telle durée laisse penser que les enquêteurs ont eu le temps d'être minutieux ; ce n'est pas une confirmation, mais c'est une indication.

Outre cela, il y a la profession des personnes mises en cause. En effet, arrivé à la Tour du Renard en début d'après-midi, je frappe à toutes les portes, avec des fortunes diverses : il ressort de ces entretiens la confirmation des arrestations de février 2001 et, surtout, des explications donnant à penser que le prêtre, le chauffeur de taxi, celle qui deviendra « la boulangère » et l'huissier de justice peuvent tous se connaître. Le prêtre parce qu'il habite au même étage que Mme Badaoui, le chauffeur de taxi parce qu'il emmène régulièrement des groupes de mères de famille sans voiture vers les grandes surfaces, la commerçante ambulante parce qu'elle vend des friandises au pied de l'immeuble, l'huissier parce qu'il est venu exercer son office sur les lieux. L'affaire devient plus crédible si tous peuvent se connaître. En fin d'après-midi, j'ai une conversation, hors caméra, avec le procureur Lesigne, qui ne veut pas s'exprimer publiquement, mais qui renforce l'idée qu'il s'agit d'une affaire appelée à d'importants développements ; il ne fera d'intervention télévisée que le lendemain. Les services sociaux, contactés, ne souhaitent pas répondre, comme souvent, car ils se concentrent sur leur mission qui est de protéger les enfants.

À 18 heures 46, le même jour, une dépêche de l'AFP annonce « le démantèlement d'un réseau pédophile à Boulogne-sur-Mer ». Notre premier sujet est diffusé à l'antenne à 20 heures. Il n'y a ni noms ni visages, mais les conditionnels manquent, ce que je regrette. Les deux sujets suivants, diffusés le lendemain, 16 novembre, à 13 heures et à 20 heures, en contiendront. Les personnes mises en cause ne sont toujours pas identifiées ; on entend le procureur énoncer les chefs de mise en examen, on spécifie que tous les mis en cause nient les faits, et l'on interviewe l'avocat de Mme Marécaux qui, après avoir dit le désarroi et l'effondrement de sa cliente, évoque une machination. De ceux que nous avons contactés, c'est le seul avocat qui a accepté de nous parler.

Après quoi, ma direction me demande de rentrer à Paris, et je travaille à tout autre chose. Il n'y a pas, alors, d'« affaire d'Outreau », mais un fait divers sordide dont la couverture médiatique dépend de l'enquête. Il faut donc attendre et voir, et c'est ce qui se passe jusqu'à ce qu'en janvier 2002, Daniel Legrand fils évoque devant le juge Burgaud le meurtre d'une fillette, ce qui relance la « piste belge », dont nous n'avions pas fait état. Les enquêteurs visitent un domaine agricole non loin d'Ypres. Le 10 janvier, France 2 couvre les fouilles dans ses journaux de 13 heures et de 20 heures, mais n'évoque la piste belge que le lendemain, depuis Paris, sur la base d'images et d'interviews fournis par la RTBF. Cela donnera deux sujets que j'ai signés mais qui ont été élaborés collectivement, car je suis dans la salle de montage et une discussion a lieu avec le rédacteur en chef. Nous diffusons un extrait de reportage de la RTBF réalisé auprès d'une association qui enquête sur les enfants disparus, laquelle dit n'avoir reçu aucune demande relative à la fillette décrite. Pour autant, le sujet laisse entendre que la « piste belge » existe.

Nous pouvons nous faire deux reproches. Le premier, c'est de ne pas avoir envoyé de journaliste enquêter sur la « filière belge ». Ensuite, quand des doutes et des failles sont apparus, la rédaction a fait le choix de la prudence, celui d'attendre et de ne pas se laisser embarquer. C'est un choix critiquable car, de ce fait, nous n'avons pas dénoncé ce sujet sur la « filière belge », dont on s'aperçoit qu'elle n'existe pas.

Après le 11 janvier, je n'ai plus traité l'affaire d'Outreau. J'ajoute que je n'ai jamais utilisé le terme de « notables », qui m'a toujours paru erroné, voire fantasmatique, au regard de la situation sociale des mis en cause. Cette approche - du Chabrol mal compris - m'a toujours gêné.

Je souhaite dire la difficulté, pour les chaînes de télévision, de réaliser l'indispensable illustration de l'information judiciaire, difficulté qui explique que l'on s'en tient le plus souvent à des « images prétexte » : gens filmés de dos, couloirs de palais de justice, avocats parlant entre eux... Je veux souligner aussi la difficulté de recueillir des interviews quand les gens ont choisi la stratégie du silence. Il faut pourtant parler de l'affaire et, dans certains cas, - ce fut vrai pour l'affaire d'Outreau dans les toutes premières heures - la rareté de la matière n'est pas étrangère à certaines erreurs. Mais que dirait-on si, au motif de cette complexité à illustrer les sujets judiciaires, on décidait de ne pas traiter l'information ?

Mme Florence RAULT : Je n'ai pas participé à cette affaire, je n'ai défendu personne et je n'ai pas assisté aux procès. Je suis avocate au barreau de Paris depuis 1984. Je dirige le département droit judiciaire privé du cabinet de Castelnau. J'ai écrit plusieurs articles et ouvrages relatifs à des questions qui nous occupent dans l'affaire d'Outreau, notamment, en collaboration avec Régis de Castelnau, un livre intitulé Le fonctionnaire et le juge pénal, publié en avril 1997. J'ai alors été saisie du dossier d'un professeur d'éducation physique accusé d'agression sexuelle sur ses élèves. Un nombre important d'enseignants a été poursuivi pour les mêmes raisons depuis cette époque. En réalité, depuis 1997, les affaires de ce genre se sont multipliées et l'expérience me fait dire que le point de départ de cet emballement judiciaire correspond à la parution de la « circulaire Royal ».

Depuis, sans tenir de comptabilité stricte, j'ai traité environ une soixantaine de dossiers de ce type, qu'ils relèvent de la cour d'assises ou du tribunal correctionnel. Le bilan, à ce jour, en est deux suicides, une dizaine d'innocents condamnés, d'autres qui attendent leur jugement, quelques non-lieux ou relaxes dont la plupart, d'ailleurs, ont été prononcés après l'affaire d'Outreau, et aucun acquittement.

Avec Paul Bensussan, j'ai écrit La dictature de l'émotion, paru en mars 2002. Nous y annoncions beaucoup de ce que l'on a pu constater avec l'affaire d'Outreau.

C'est donc à partir du poste d'observation qui fut le mien durant toutes ces années que j'apporte aujourd'hui mon témoignage à la commission d'enquête. À titre liminaire, je ferai trois observations. En premier lieu, il est incontestable que notre pays vient de vivre une période particulière de son histoire pénale, l'affaire Outreau n'en étant qu'une expression paroxystique. Les statistiques le démontrent, la place des affaires de mœurs dans la vie judiciaire est devenue à la fois considérable et complètement disproportionnée. On est bien en présence d'une véritable catastrophe globale, et notre pays n'est pas le seul à avoir connu une crise de cette nature ; j'y reviendrai.

Ensuite, la pratique semble permettre de considérer qu'il y aura un « avant Outreau » et un « après Outreau » et que l'on va peut-être revenir à un traitement plus civilisé et plus conforme aux principes fondamentaux de la procédure pénale pour ce type d'affaires. Enfin, beaucoup a été dit sur les nécessaires réformes de la justice pénale en France ; je ne reviendrai pas sur le débat technique, même si je partage beaucoup des idées et critiques qui se sont exprimées.

Quel fut le rôle de la presse dans le traitement des affaires d'abus sexuels par la justice française, et quel fut l'impact de la presse sur les préjudices subis par les mis en cause dans ces affaires ?

La justice pénale française est loin d'être la pire du monde mais, malheureusement, son histoire, ses traditions, sa culture, ses défauts et son criant manque de moyens l'exposent particulièrement dès qu'elle est soumise à une pression sociale forte. La magistrature française entretient des rapports particuliers avec les notions d'ordre public et d'intérêt général et, dès lors que la presse, pouvoir fort aujourd'hui, exige le respect de ces notions, la justice française a tendance à céder, négligeant et parfois violant les principes qu'elle est pourtant chargée de faire respecter.

La culture de la justice, de l'arbitrage, de l'impartialité, est suffisamment faible dans notre pays pour que l'impératif « la fin justifie les moyens » l'emporte. L'opinion publique, s'exprimant au travers des médias, a fait de la lutte contre la pédophilie - phénomène réel -, les réseaux pédophiles - phénomène largement fantasmatique - et les atteintes sexuelles un impératif social urgent. C'est ce qui s'est passé au début des années 2000 où, dans le sillage de la Belgique, on a assisté à un véritable emballement médiatique. À cet égard, l'article de Jacques Généreux paru dans Libération le 20 février 2001 est exemplaire : il y accuse de « complicité de crime » les recteurs d'académie, les évêques, les ministres, les élus et jusqu'au président de la République...

On a assigné à la justice une mission qui n'est pas la sienne. La justice n'a pas pour fonction de lutter contre la pédophilie, la corruption, le terrorisme, non plus que d'aider tel ou tel à « se reconstruire » ou à accéder au statut de « victime ». Son seul objectif devrait être de rendre la justice, c'est-à-dire une décision prise au terme d'une procédure contradictoire scrupuleuse arbitrant entre les positions respectives de l'accusation, des parties civiles et des personnes mises en cause. Lui assigner d'autres objectifs ou d'autres fonctions ne peut qu'aboutir au dévoiement de sa mission et conduit inéluctablement à la mise en cause ou à l'abandon de ses propres règles, alors considérées comme des obstacles à la mise en œuvre de ces objectifs.

Voilà ce qui, à mon sens, explique la catastrophe d'Outreau, mais aussi toutes celles dont on n'a pas parlé. Si les sécurités procédurales et les contrôles n'ont pas joué, c'est que la cause était noble et que personne ne la discutait. On pourrait dire que dans cette sommation faite à la justice d'être l'instrument de l'éradication de la pédophilie, la responsabilité de la presse est très importante. Voici ce qu'écrivait à ce sujet Pierre Bourdieu, il y a maintenant dix ans : « L'intervention de la presse peut mettre en question des acquis assurés et garantis par l'autonomie d'un univers juridique capable d'opposer sa logique propre aux intuitions du sens de la justice, du sens commun juridique, souvent victimes des apparences ou des passions. On a le sentiment que la pression des journalistes, qu'ils expriment leur vision ou leurs valeurs propres ou qu'ils prétendent en toute bonne foi se faire les porte-parole de « l'émotion populaire » ou de « l'opinion publique », oriente parfois très fortement le travail des juges. » L'affaire d'Outreau et les autres, toutes les autres, témoignent de la pertinence de cette analyse. Cela n'exonère pas la justice de sa responsabilité mais devrait amener la presse à s'interroger sur son rôle dans l'expression d'une soi-disant « demande sociale » en direction de la justice. La justice a moins failli à sa mission qu'elle n'a cédé à la pression.

S'agissant de l'impact de la presse sur les préjudices subis par les mis en cause, nous sommes confrontés à un paradoxe, car si la médiatisation des affaires a sûrement aggravé les préjudices subis par les mis en cause, ce n'est pas le problème principal. Pour une affaire d'Outreau très médiatisée avant le procès, la plupart des dossiers de ce type se traitent dans un environnement médiatique assez calme, voire inexistant.

Il est nécessaire de le dire : on ne se remet pas d'une mise en cause dans une affaire d'abus sexuels, et une décision de non-lieu, de relaxe ou d'acquittement n'empêche rien. À chaque fois, une vie est brisée, et les dégâts constatés ont tous pour origine le fonctionnement de la justice, y compris dans la perception des justiciables. La crédibilité de la presse étant aléatoire, elle ne déçoit pas mais, jusqu'à présent, la confiance dans la justice était réelle. La déception en est d'autant plus forte et traumatisante.

On ne doit pas non plus négliger le rôle positif de la presse. Tout d'abord, le rôle qu'elle a joué lors du premier procès d'Outreau et depuis lors n'a pas peu contribué à ce qu'enfin le débat soit ouvert. Ensuite, pour les justiciables injustement mis en cause, la presse a pu, à certaines occasions, jouer utilement le rôle de contre-pouvoir. La presse n'est pas facile à mobiliser, pour la défense, sur des cas particuliers. Mais lorsque cela m'a été possible, j'ai pu faire évoluer les choses, les magistrats étant sensibles, trop sensibles peut-être aux prises de position des médias. Cela marche dans les deux sens !

Pour conclure, je souhaite vous livrer quelques réflexions prospectives sur les évolutions qui me semblent indispensables. Notre pays, je l'ai dit, vient de vivre une décennie d'emballement sur les questions de la délinquance sexuelle. L'affaire d'Outreau, au-delà de l'éclairage cru jeté sur les dysfonctionnements de notre justice pénale, a constitué le paroxysme d'un dysfonctionnement de la société française dans son rapport à ces questions. Mais d'autres pays avant nous ont connu des phénomènes de grande ampleur de ce type. En particulier, entre 1983 et 1994, une véritable catastrophe judiciaire s'est produite aux États-Unis. Théorie du complot, paranoïa sataniste, fantasmes des réseaux pédophiles, ravages d'un psychologisme sommaire - les faux souvenirs retrouvés - ont contribué à des centaines de condamnations injustes, ce qui montre que le système accusatoire ne permet pas d'éviter les dérives. Le sursaut qui a permis d'y mettre fin, par le biais d'une décision du gouvernement fédéral et la remise en liberté immédiate des innocents condamnés, a eu pour origine l'attitude de la presse. C'est elle qui, après avoir d'abord accompagné le mouvement, s'est ressaisie et, avec l'aide d'avocats, de spécialistes et d'hommes politiques, a lancé une campagne qui a permis de mettre fin à la dérive. À titre d'exemple, si, désormais, dans les procédures de divorce, l'un des époux accuse faussement son conjoint d'abus sexuels sur les enfants, il est juridiquement qualifié d'« époux éradicateur » et la garde des enfants lui est automatiquement retirée. Nous en sommes encore loin. Le chemin est long et le travail à accomplir important.

M. le Président : Nous en arrivons aux questions. M. Verdeilhan, vous avez parlé d'« erreurs » et même de «fautes », avant de déclarer : « nous fallait-il quelqu'un pour nous dire stop ». Que vouliez-vous dire précisément ? Parliez-vous d'une autorité ? D'une chambre spécialisée du CSA ?

M. Dominique VERDEILHAN : Je n'allais pas si loin. Il arrive que dans certains dossiers, un magistrat nous mette en garde. Je crois que, dans cette affaire, un certain nombre de contre-vérités ont été diffusées, mais à aucun moment des sources proches de l'enquête ne nous ont demandé de faire attention. Je ne parlais pas d'une autorité suprême.

M. le Président : Parlons-en tout de même, car l'idée m'est venue en vous écoutant. Le CSA a pour mission de faire régner l'ordre public en matière audiovisuelle. C'est une autorité qui a acquis toute sa légitimité et est aujourd'hui reconnue et respectée. Pourrait-on imaginer qu'une chambre spécialisée du CSA s'occupe d'affaires criminelles, d'affaires pénales, de respect de la présomption d'innocence... ?

M. Dominique VERDEILHAN : Le CSA intervient quand il est sollicité par une partie ou par une personne effectivement évoquée dans un journal télévisé et qui estime avoir été diffamée. En tout cas, c'est une procédure rare, et je n'ai pas connaissance que, dans l'affaire d'Outreau, le CSA se soit manifesté auprès de la rédaction.

M. le Président : Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire, je pensais simplement à des propositions de réforme.

M. Dominique VERDEILHAN : J'ai parlé de procédures d'alerte, de règles qui sont peut-être à redéfinir. Il est possible que des filtres n'aient pas fonctionné non plus chez certains médias. Après tout, il n'y a pas que France 2 et, malheureusement, les erreurs que nous avons commises sont assez communes. Ce n'est pas une satisfaction, mais une constatation. Que nous définissions des règles à l'intérieur de nos rédactions, oui. Que nous respections ce qui existe déjà dans la loi, oui. Faut-il en rajouter avec un super CSA ? Je reste prudent. La multiplication des contrôles peut conduire, au contraire, à un certain relâchement car chacun se dit qu'il y aura forcément un garde-fou.

M. le Président : L'affaire d'Outreau a-t-elle changé quelque chose dans vos pratiques professionnelles ? Avez-vous les uns et les autres, dans vos organes de presse, une charte de déontologie interne ? L'avez-vous modifiée, ou envisagez-vous de le faire ?

M. Jean-Pierre BERTHET : TF1 a édicté il y a une dizaine d'années une charte de déontologie assez complète, suivie d'un plan de formation juridique des reporters. Je n'ai pas connaissance d'une évolution sur ce plan, si ce n'est le souci de notre direction de nous rappeler régulièrement le respect de certains principes.

Je suis convaincu que tout se règle dans les premières années du journaliste. Or, les futurs journalistes ne sont pas suffisamment préparés à la chose judiciaire, qui imprègne pratiquement tous les sujets aujourd'hui. Sciences-Po Paris a mis en place, il y a quelques années, une section d'entrée dans les écoles de journalisme avec une formation juridique spécifique. Je sais que les magistrats et les avocats souhaitent se rapprocher au niveau de la formation post-universitaire, afin de créer une sorte de socle commun de formation. Il est évident que les journalistes n'auraient pas la même formation que les avocats ou les magistrats, mais peut-être pourraient-ils être associés, ne serait-ce que par des stages, à cette formation, si du moins le projet aboutit. Ce ne serait pas un luxe.

M. Acacio PEREIRA : Nous avons également, au Monde, une charte déontologique, mais qui est très générale. En revanche, nous avons surtout un principe de fonctionnement pour tout ce qui concerne les affaires judiciaires. La personne qui travaille sur une enquête au moment de l'instruction n'a pas le droit, chez nous, de suivre le procès qui se déroule après l'instruction. Les deux fonctions sont séparées, afin de préserver une sorte de neutralité par rapport à l'audience qui va s'ouvrir.

M. le Président : J'ai l'impression, depuis que nous auditionnons les médias, que ces deux métiers ne sont pas totalement différents, mais que dans beaucoup d'organes de presse, il y a des journalistes qui suivent l'instruction et des chroniqueurs judiciaires qui suivent le procès. Il semble être de règle de séparer ces deux fonctions, non ?

M. Acacio PEREIRA : C'est vrai pour l'affaire d'Outreau, mais de manière générale, les affaires suivies à l'instruction sont ensuite suivies à l'audience par les mêmes journalistes.

M. Jean-Pierre BERTHET et M. Dominique VERDEILHAN : Nous le confirmons.

M. Jean-Pierre BERTHET : Il y a aujourd'hui une telle multiplication des procès, plus ou moins médiatiques, aux quatre coins de notre pays, que les chroniqueurs judiciaires ne suffisent plus. Souvent, des reporters du service société ou du service informations générales sont dépêchés sur des procès. Je sais qu'à TF1, on veille à choisir le reporter qui semble le plus désigné, mais il faut parfois tenir compte des disponibilités et des permanences. Et il arrive que celui qui a couvert l'instruction couvre aussi le procès.

M. Acacio PEREIRA : Il nous arrive de faire appel à un reporter pour suivre un procès, mais ce ne sera pas celui qui aura suivi l'instruction de ce procès.

M. Dominique VERDEILHAN : À France 2, les dossiers sensibles sont couverts par le chroniqueur judiciaire, parce qu'il a un regard neuf. J'essaie d'arriver le plus vierge possible à l'audience et d'être le moins pollué par des pressions, des manipulations. Je me réfère à l'ordonnance de renvoi, au réquisitoire supplétif, et c'est parfois suffisant pour réaliser que l'accusation est peut-être un peu faible. Surtout, ce qui intéresse le chroniqueur judiciaire, c'est ce qui se passe à l'audience. Je suis toujours un peu irrité quand on me demande si untel est coupable ou innocent, car ce n'est pas ma priorité. Je préfère savoir si la justice a bien fonctionné ou pas, si les gens ont été condamnés ou acquittés après un débat contradictoire.

M. Jean-Pierre BERTHET : J'évoquais cette sorte d'hygiène de vie professionnelle que j'avais acquise en tant que chroniqueur judiciaire, dans les années 1990-1995, à l'époque où les hommes d'influence, parfois les hommes politiques, qui passaient devant la justice, croyaient encore que les procès se gagnaient à la télévision. Vous voyez tout de même que l'on a évolué depuis.

M. le Président : On espère qu'ils ne se perdent pas à la télévision...

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : La question de l'influence des médias sur le fonctionnement de la justice est régulièrement abordée. Madame, vous sembliez dire que les magistrats étaient sensibles aux médias. Les magistrats eux-mêmes nous ont dit qu'il n'y avait pas eu forcément la sérénité nécessaire pour travailler sur ce dossier surmédiatisé. Un certain nombre de décisions, plus particulièrement de la chambre de l'instruction, mais aussi du JLD, ont d'ailleurs fait référence à cette médiatisation, pour illustrer le trouble à l'ordre public.

Les représentants des médias que nous avons entendus estiment, quant à eux, que le juge est indépendant et qu'ils n'ont pas d'influence sur la décision de justice ou, en tout cas, ne devraient pas en avoir.

Par ailleurs, chacun reconnaît l'existence de dérapages, certains parlent de fautes, d'autres d'imprudences. Ces dérapages ont en tout cas des conséquences sur la façon dont l'opinion publique perçoit l'évolution d'une affaire, mais aussi des conséquences directes sur les personnes mises en cause.

Florence Aubenas nous disait hier soir que les dispositions législatives existantes étaient suffisantes et qu'il suffisait de les appliquer. Je suis d'accord avec cette position. Chaque média a un code de déontologie interne, pas forcément connu du grand public. Peut-être suffirait-il d'unifier ces règles de déontologie, de les rendre publiques ?

Je reprends un passage du livre de Mme Rault, sous-titré : « Mais que peut faire un innocent entraîné dans cette spirale » ? Il ne s'agissait pas, en l'espèce, de l'affaire d'Outreau. À cette question, vous répondez : « Il faudrait qu'il puisse riposter très vite, et encore rien ne lui garantit de gagner le procès en diffamation. Il s'agit d'une procédure lourde et complexe à manier. Les délais pour agir sont très brefs. On doit attaquer dans les trois mois suivant la parution de l'article qui met en cause son honneur : au-delà, aucune action n'est recevable. En réalité, dans une telle situation, il est difficile de faire face et surtout d'obtenir que les principes soient respectés. Dès lors, l'action intentée par le mis en cause peut se révéler plus destructrice qu'un jugement qui n'interviendra peut-être jamais. »

À la question de savoir s'il existe d'autres moyens d'action judiciaire, vous répondez que « si le texte protégeant la présomption d'innocence est très récent, les mises en cause médiatiques existent depuis bien longtemps. La loi du 29 juillet 1881 sur les délits de presse prévoit un droit de réponse pour la personne lésée par un article. Il n'est toutefois pas toujours publié si le journal ne fait preuve d'aucune bonne volonté. »

Il serait intéressant que chacun d'entre vous nous donne sa façon de voir les choses.

M. Jean-Pierre BERTHET : Je connais les pratiques des magistrats depuis un certain nombre d'années. Ils ne peuvent naturellement pas être insensibles au tintamarre médiatique, surtout lorsqu'ils sont dans une petite juridiction. Il est vrai aussi que les magistrats, qui ont longtemps vécu retranchés dans leurs palais comme dans des bunkers, qui se refusaient à être au contact des citoyens, des justiciables, s'efforcent maintenant de s'intégrer dans la vie de la cité et ne peuvent donc pas être indifférents à ce qui se dit. Mais je ne leur ferai pas pour autant l'injure d'imaginer qu'au moment où une décision grave doit être prise, le bruit des médias soit pour eux un argument décisif. Je crois qu'ils sont nombreux à exercer leur magistère avec l'esprit d'indépendance que vous évoquiez. Je n'imagine pas qu'ils puissent mettre des gens en prison parce que l'opinion publique le réclame.

M. le Rapporteur : Les mettre en prison, non, mais ne pas les libérer ?

M. Jean-Pierre BERTHET : Là encore, même si la démarche est plus compliquée, je suis de ceux qui considèrent que le critère de l'ordre public est néfaste dans la mesure où il offre au juge un moyen sans doute un peu facile de prétexter le trouble à l'ordre public pour maintenir les gens en détention. Encore une fois, je considère que les magistrats sont courageux dans les décisions graves, d'une manière générale.

M. Dominique VERDEILHAN : Nous sommes sur la même ligne. Nous avons un peu l'impression d'être récupérés par les magistrats. J'aimerais qu'on me prouve où est cette pression médiatique. Je crois que nous avons couvert cette affaire sans excès, par rapport à d'autres dossiers, comme Elf.

Je suis, de toutes manières, assez sceptique sur l'influence que nous pouvons avoir sur les magistrats ou les jurés. Si cette influence médiatique était aussi forte, pourquoi les treize personnes n'ont-elles pas été acquittées à Saint-Omer ?

M. Acacio PEREIRA : Et pourquoi n'ont-elles pas été libérées au moment où Mme Badaoui a avoué qu'elle avait menti ? On les a laissées en prison encore quelques jours, alors même que la presse, dès le lendemain, appelait à leur libération.

Mme Florence RAULT : J'ai dit, je crois, que les dysfonctionnements provenaient de la justice beaucoup plus que de la presse. Il y a des centaines d'affaires dans lesquelles la presse n'est pas présente et qui connaissent malgré tout ce type de dysfonctionnement. Très souvent, de surcroît, les conditions ne sont pas les mêmes que pour l'affaire d'Outreau, et le procès ne dure pas aussi longtemps.

Vous savez, on a cette image des affaires médiatiques qui durent très longtemps. Tous ces grands procès, qui ont occupé la une des médias, se déroulent sur un temps suffisamment long pour qu'il puisse s'y passer quelque chose, mais les autres affaires ne durent parfois que quelques heures. En cour d'assises, il est très fréquent que l'audience ne s'étale que sur une ou deux journées, et la presse n'est pas forcément présente.

Par ailleurs, la justice ne fonctionne pas de la même manière dès lors qu'il s'agit d'abus sexuels. En matière de mœurs, quand des mineurs sont impliqués, la justice n'a plus les mêmes repères et ne respecte plus les mêmes règles. Quand les accusations portent sur une tout autre matière, les réticences ne sont pas les mêmes. Un magistrat ne se demande pas, dans une affaire de hold-up, ce qu'il va dire à la victime s'il rend une ordonnance de non-lieu. Et ce n'est pas normal.

M. Jacques FLOCH : Si !

Mme Florence RAULT : Bien sûr que non, car la procédure pénale doit être la même pour toutes les infractions.

M. Jacques FLOCH : On ne peut pas mettre dans le même panier ce qui touche à des personnes et ce qui touche à de l'argent.

Mme Florence RAULT : On poursuit des infractions, on saisit le juge pénal, il y a des règles du jeu à respecter.

M. Jacques FLOCH : Voler un sac de billets et violer une fille, ce n'est pas la même chose !

Mme Florence RAULT : Vous réagissez uniquement à l'émotion et vous n'appliquez plus les règles de la procédure pénale.

M. le Rapporteur : Les règles existantes sont-elles suffisantes ? Sont-elles ou non appliquées ?

Mme Florence RAULT : Je crois que les règles existantes sont suffisantes et qu'il est inutile d'en rajouter encore. Si déjà on connaissait bien toutes ces règles et qu'on les appliquait...

M. le Rapporteur : Vous semblez dire dans votre ouvrage qu'elles ne sont pas faciles à appliquer.

Mme Florence RAULT : Le passage que vous avez lu concerne le moment où un mis en cause est exposé médiatiquement et où il doit pouvoir réagir. C'est vrai que ce n'est pas facile de mettre ces procédures en œuvre. Cela dépend des circonstances. Certaines personnes mises en cause n'ont jamais été de leur vie inquiétées par la justice, elles ne connaissent pas d'avocat, ne savent pas comment s'y prendre et dans un délai de trois mois, s'il s'agit d'une procédure en diffamation, n'ont pas le temps ni la possibilité d'avoir recours à la bonne personne.

M. Jean-Pierre BERTHET : TF1 est extrêmement prudent, car les sanctions sont lourdes. Son journal de 20 heures étant le plus regardé, dit-on, d'Europe, quand l'information dérape dans plusieurs médias le même jour, c'est vers le 20 heures de TF1 que se dirigent les plaignants. La direction de TF1 le sait, comme elle sait que le coût peut être très lourd et que nombre d'avocats sont prêts à soutenir des clients qui voudraient poursuivre ce grand média. Cela incite donc à une autorégulation et à une vigilance permanente. Ce n'est pas glorieux, mais c'est ainsi.

M. Dominique VERDEILHAN : Je préfère le terme d'erreurs à celui de dérapages, qui me paraît excessif. Je vous ai dit tout à l'heure ce qui avait été mis en place sur France 2. Quel que soit le nombre de téléspectateurs, de lecteurs ou d'auditeurs, nous nous devons de les respecter en leur donnant l'information la plus proche possible de la vérité, au moment où nous la donnons car, malheureusement, l'information peut être démentie le lendemain. Nous avons ce devoir. La première sanction, pardonnez ma grossièreté, c'est l'audimat.

France 2 a la particularité d'avoir une émission hebdomadaire, « L'hebdo du médiateur », au cours de laquelle nous rencontrons des téléspectateurs à qui nous rendons compte de nos choix, de nos erreurs, de nos imprécisions.

M. Georges FENECH : Je m'adresse aux représentants de TF1 et France 2. Vous dites : « fautes », « erreurs », « retenue professionnelle », mais nous serions tentés de vous répondre : « jackpot de l'information », « productivité à flux tendu », « concurrence exacerbée », « marketing de la révélation ». Ce ne sont pas mes termes, mais ceux employés dans un article du Monde diplomatique à l'encontre des médias. Il est évident que l'on peut se poser certaines questions car vous nous parlez de vérité due aux téléspectateurs, mais vous n'avez à aucun moment évoqué la réalité économique que représentent aussi de grands organes de presse comme les vôtres, et notamment les journaux de 13 heures et 20 heures.

Permettez-moi de vous rappeler certains propos de vos journalistes. TF1, le 10 janvier 2002, au journal de 20 heures : « J'en viens maintenant à ce rebondissement dans une sordide affaire franco-belge d'un réseau de pédophilie dans la banlieue de Boulogne-sur-Mer ». C'est affirmatif !

France 2, le lendemain, au journal de 20 heures : « Affaire sordide où le père vendait ses enfants pour assouvir les déviances sexuelles d'un réseau pédophile ». Comment parler de retenue personnelle ?

Le 12 janvier 2002, le journal de 12 heures de TF1 donne la parole à Me Duport : « Il y a véritablement une séquence très courte, mais très poignante entre le moment où la petite fille est agressée, le moment où elle refuse, le moment où on la force, le moment où elle refuse encore, où on la force encore, et puis le moment où arrivent les coups. La petite fille commence à saigner de la bouche et puis elle finit par mourir ». Ce « client » de TF1 est récupéré le lendemain par France 2, puisqu'au « 20 heures », Me Duport déclare : « Vous imaginez deux hommes en train de violer une petite fille de cinq ans qui crie, qui se démène, qui pleure, qui est gravement blessée, qui est battue ... finalement battue à mort. C'est quelque chose d'effroyable ». On voit bien s'instaurer le mécanisme de la surenchère évoqué par le Monde diplomatique.

TF1 montre les images d'une ferme, assorties de ce commentaire : « Cette ferme serait l'un des lieux de rendez-vous belges fréquentés par les pédophiles. Les enfants auraient été violés et filmés dans ce corps de ferme ». TF1 encore, le 12 janvier 2002 : « Le meurtre ne fait plus guère de doute. Il y a deux témoins de la scène, deux personnes différentes qui ne pouvaient pas communiquer entre elles ». On pourrait multiplier les exemples.

On a envie de vous croire car nous connaissons votre valeur professionnelle, mais c'est un problème récurrent que celui du traitement de l'information quand il s'agit de protéger des principes supérieurs à la liberté d'expression - la présomption d'innocence et le respect de la vie privée -, comme l'a rappelé la Cour de cassation.

Quand le président parle d'une autorité, M. Verdeilhan rappelle que les journalistes ont leur propre charte et leurs propres contrôles. Les magistrats ont une autorité supérieure et répondent de leur responsabilité devant le Conseil supérieur de la magistrature. Les avocats ont un Conseil de l'ordre et répondent de leurs agissements qui ne respectent pas la déontologie. Il en va de même pour les médecins.

Parce qu'un tel organe n'existe pas chez vous, le législateur est en droit de s'interroger - la question se pose également pour la presse écrite, du reste. Vous faites état, Monsieur Berthet, d'une charte de déontologie qui a dix ans, et que je ne connais pas. Mais je me la procurerai, comme je me suis procuré la charte de la presse quotidienne régionale qu'apparemment le rédacteur en chef de La Voix du Nord ne connaissait pas... C'est vous dire à quel point ces chartes sont suivies à la lettre, alors que l'on peut y lire que la presse ne doit pas se substituer à la justice, mais informer sans condamner.

En définitive, on aimerait vous croire, mais tant que des sanctions réelles n'existent pas, on peut craindre que cette façon de traiter l'information, véhiculée aussi pour des raisons autres que la simple recherche de la vérité, ne se reproduise à l'avenir.

Vous dites que la sanction est très lourde, mais donnez-nous des exemples, dites-nous quelles sommes ont été versées à titre d'indemnisation, dites-nous si vous avez fait des démarches, depuis les acquittements, auprès de ces pauvres gens que vous avez traînés dans la boue ? Un droit de réponse est-il possible ? Certainement pas, car si on commence à faire des droits de réponse au journal de 20 heures, il est évident qu'il n'y a plus d'information. Nous sommes tous très attachés à la liberté d'information, nous sommes tous téléspectateurs et nous sommes tous demandeurs d'informations, mais la vraie garantie ne serait-elle pas que le CSA veille au respect d'une charte ?

M. Jean-Pierre BERTHET : Vous prêchez un convaincu. Il va de soi que je ne suis pas insensible à ces titres ravageurs, dévastateurs.

Pour autant, je vous confirme que le droit de réponse existe et que je l'ai vu exercé dans les journaux télévisés. Il faut reconnaître que c'est rare, mais cela veut dire aussi que les journaux de TF1 se tiennent assez bien. J'ai vu aussi, il n'y a pas si longtemps, un panneau se dérouler avant un programme télévisé pour signaler une rectification.

Quant au CSA, je me souviens d'être allé devant lui avec Étienne Mougeotte, avant le procès de Maurice Papon, car une émission de la chaîne avait diffusé une interview de Maurice Papon, alors qu'il allait être jugé. Il s'agissait de savoir comment nous allions traiter le procès. Il arrive que le CSA s'érige en gendarme de l'actualité judiciaire, mais là encore, c'est rare, parce que l'information est bien traitée à TF1.

M. Dominique VERDEILHAN : Ai-je donné l'impression de traiter par-dessous la jambe ce qui a pu être écrit ou dit, d'une façon collective ? Ce sont des erreurs communes. Relisez le réquisitoire définitif de décembre 2002, et là aussi vous aurez froid dans le dos. Vous ai-je demandé la suppression du CSA ? Non. J'ai simplement répondu que ce n'était pas la peine d'en rajouter. Le CSA est-il intervenu sur France 2 pour l'affaire d'Outreau ? Non. Y a-t-il eu des demandes de droit de réponse ? Non. Là encore, le droit de réponse existe, et ce n'est peut-être pas la peine d'en rajouter en proposant un nouveau dispositif législatif. Nous a-t-on intenté des procès pour diffamation dans l'affaire Outreau ? Non. Ce n'est pas une satisfaction, c'est un constat.

Les magistrats vous ont suffisamment dit, depuis que vous les auditionnez, que ce n'est pas la peine d'épaissir encore plus le code de procédure pénale.

M. Georges FENECH : Il ne s'agit pas du code de procédure pénale, mais d'une autorégulation de vos médias par vos propres pairs. Y a-t-il un contrôle déontologique de vos émissions d'information par le CSA ?

M. Dominique VERDEILHAN : Le CSA existe, et vous entendrez M. Dominique Baudis. Ce n'est pas la peine de créer autre chose.

M. Georges FENECH : Avez-vous déjà été invités par le CSA à vous expliquer sur une affaire ?

M. Dominique VERDEILHAN : Non.

M. Georges FENECH : Mais ce serait possible ?

M. Dominique VERDEILHAN : La seule fois où le CSA s'est un peu occupé de moi, c'est quand Bernard Tapie, pendant le procès OM-Valenciennes, n'était pas tout à fait satisfait de mes comptes rendus d'audience. Et le CSA m'a fait répondre que je pouvais continuer.

M. le Président : Le CSA est donc un organe de régulation de l'audiovisuel qui s'occupe aussi des affaires judiciaires...

M. Jean-Yves HUGON : « Le temps judiciaire et le temps médiatique ne sont pas les mêmes », avez-vous dit, Monsieur Verdeilhan. Dès lors, aussi réelle soit votre volonté d'observer le code de déontologie de votre chaîne et même avec les meilleures intentions du monde, pensez-vous que la pression de l'actualité et de la concurrence vous permettent de respecter la présomption d'innocence ?

M. Dominique VERDEILHAN : Nous sommes tous amenés à travailler trop vite parce que, c'est vrai, il y a la concurrence, et que souvent un rédacteur en chef est là qui nous presse. Il y a donc parfois une précipitation probablement dommageable. Nous y réfléchissons et nous nous disons qu'à l'avenir il faudra peut-être attendre, ne serait-ce que vingt-quatre heures.

M. Jean-Pierre BERTHET : Je me rappelle une affaire de pédophilie venue devant la cour d'assises de Melun. Nous étions en train de préparer les prises de vue quand sont arrivées les parties civiles, des jeunes gens dont l'avocate nous a priés d'éviter toute diffusion de l'image. Alors que j'acquiesçais, j'ai appris qu'à ce moment déjà, leur image passait sur la chaîne de diffusion continue... Que faire contre l'accélération ? Rien, sinon rappeler aux confrères la prudence qui doit accompagner la diffusion de toute image sensible et la nécessité, pour la chaîne considérée, d'en différer la diffusion pour éviter qu'elle soit intempestive.

M. Michel HUNAULT : Vous qui avez une longue expérience de la chronique judiciaire, considérez-vous qu'il faille parler des affaires avant qu'elles soient jugées ? Par ailleurs, seriez-vous partisans de faire pénétrer les caméras dans les prétoires ? Enfin, les médias ne devraient-ils s'interroger sur leur manière de relater les affaires judiciaires ?

M. Dominique VERDEILHAN : À mon avis, l'opinion publique n'est pas prête à accepter qu'on lui cache des informations. Cela étant dit, il faut les lui donner avec les mots et les images justes. Quant à attendre le procès... Il a fallu attendre des années pour que le procès ait lieu à Saint-Omer. Aurait-il fallu attendre quatorze ans pour parler du crash du Mont Sainte-Odile et de longues années pour parler de l'affaire du sang contaminé ou des affaires financières ? Par ailleurs, nous avons participé aux travaux de la commission Linden sur l'enregistrement et la diffusion des débats judiciaires, installée en juin 2004 par M. Perben, alors garde des Sceaux. Le rapport a été remis en février 2005 à la Chancellerie, mais le ministre a changé.

M. Jean-Pierre BERTHET : Lisez ce rapport, Monsieur Fenech. Vous constaterez que les chroniqueurs judiciaires peuvent faire preuve d'une retenue inespérée puisque, redoutant les shows indécents tels que ceux qui ont accompagné le procès de O.J. Simpson aux États-Unis, ils refusent la diffusion d'extraits d'audience pendant les journaux télévisés, qui porterait atteinte à la protection des droits des accusés. Ils préconisent, en revanche, l'autorisation de diffuser, une seule fois, de larges extraits de tel ou tel procès, à un moment choisi intelligemment en raison de sa signification sociale, aussitôt que l'arrêt de première instance a été rendu. Telles sont les conclusions de ce rapport, dont j'espère qu'il sortira de son début de marginalisation.

Mme Arlette GROSSKOST : Les travaux de notre commission suscitent de nombreuses réactions, comme en témoignent les conférences de presse de magistrats qui parlent de nos travaux comme de « manipulation de l'opinion publique » et de « menace pour la démocratie ».

M. Jean-Pierre BERTHET : Quand on est blessé, on est souvent dans l'outrance, les mots échappent et, j'imagine, dépassent la pensée de ceux qui les ont prononcés.

M. le Président : Je n'ai pas connaissance de tels propos.

Mme Arlette GROSSKOST : J'ai sous les yeux un article dans lequel une vingtaine de magistrats de Nanterre évoquent une « menace pour la démocratie » et estiment que « la démocratie coule ». Vous qui relayez ces propos, qu'en pensez-vous ?

M. Jean-Pierre BERTHET : J'ai une grande prévention à l'égard des communiqués de presse émanant d'assemblées générales tendues.

M. Jacques FLOCH : Je souhaite présenter mes excuses à Mme Florence Rault, non que je revienne sur le fond de mon intervention mais en raison du ton, inadapté, avec lequel je me suis adressé à elle. Aux quatre journalistes présents, qui minimisent leur capacité d'influence, j'indique que tous les magistrats auditionnés nous ont dit qu'il était très difficile de remettre en liberté certains prévenus, car la pression médiatique était telle que cela aurait posé des problèmes.

M. Dominique VERDEILHAN : Les faits ont montré le contraire.

M. Jacques FLOCH : Parce que cinq prévenus ont été libérés et que cela n'a pas posé problème ? Donc, les magistrats auraient tort ? Est-ce, alors, une manière de se défausser de leurs responsabilités ?

M. Jean-Pierre BERTHET : Il y a une confusion dans les rôles : nous, chroniqueurs judiciaires, ne parlions pas de l'instruction mais des procès.

M. Jacques FLOCH : Je souhaite revenir sur ce point. Les chroniqueurs judiciaires du Monde ne lisent-ils pas Le Monde ? Monsieur Berthet, n'avez-vous pas regardé TF1 pendant la durée de l'instruction ? Vous ne pouvez nous dire que vous tronçonnez ainsi votre pensée et que vous êtes arrivés « vierges » au procès. Comme tout le monde, vous avez eu des informations et, comme tout le monde, vous en avez oublié certaines et retenu d'autres. Les journalistes qui ont couvert l'instruction et ceux qui ont couvert les procès ne sont pas les mêmes, soit ; mais ne dites pas qu'il n'y a pas d'échanges d'informations au sein d'une rédaction, ce n'est pas possible.

M. Jean-Pierre BERTHET : Si vous voulez me faire dire...

M. Jacques FLOCH : Je ne veux rien vous faire dire.

M. Jean-Pierre BERTHET : Bien sûr que, lorsqu'un propos dit à l'antenne était choquant, j'avais mal à ma carte de presse et je n'étais pas fier ! Mais ce n'était pas ma nourriture lorsque je suis allé couvrir le procès. J'ai lu l'ordonnance de renvoi et j'ai peut-être visionné quelques reportages, mais ils étaient caducs car décalés par rapport à la réalité que le débat contradictoire allait mettre à jour. Croyez-moi, le chroniqueur judiciaire cherche à prendre une distance par rapport à ce qui s'est passé en amont. Voilà pourquoi je suis embarrassé. Je ne cherche à protéger personne, mais je ne veux pas non plus accabler des confrères qui sont peut-être innocents dans cette affaire.

M. Acacio PEREIRA : On arrive avec des informations, mais on essaye d'arriver sans a priori. Pour ma part, c'est en lisant les articles d'Alexandre Garcia, mon confrère du Monde, que je me suis rendu compte de zones d'ombre et de doutes sur la culpabilité de certains accusés, et j'ai pensé que l'on y verrait plus clair à l'audience. Je ne me suis dit ni que les dix-sept accusés étaient tous coupables, ni qu'il y avait treize innocents. J'attends que le débat se déroule à l'audience pour me faire ma propre opinion. C'est pourquoi l'on évite de faire suivre les procès par les journalistes qui ont suivi les affaires lors de l'instruction, temps pendant lequel ils se sont forgés une intime conviction.

M. François CALVET : Monsieur Marinet, vous nous avez expliqué qu'arrivé à Outreau, vous avez rencontré le procureur Lesigne et que vous avez compris de ses propos qu'il s'agissait d'une grosse affaire. Vous glanez donc vos informations ici et là. Je suis un peu inquiet pour le respect du secret de l'instruction, violé tous les jours pour les affaires courantes et particulièrement quand il s'agit d'affaires politico-financières. L'essentiel n'est-il pas, pourtant, de préserver la présomption d'innocence ? Comment concilier le respect du secret de l'instruction et le droit à l'information ? Qui vous donne les informations ? Sont-ce les juges d'instruction ?

M. Acacio PEREIRA : On me donne des informations, et je ne me sens pas particulièrement concerné par le secret de l'instruction.

M. François CALVET : Pourtant, vous devriez l'être.

M. Acacio PEREIRA : Ne pas le respecter n'est pas forcément bafouer la présomption d'innocence, car cela permet de faire ressortir des éléments à décharge qui n'ont pas obligatoirement été mis en avant par un juge ou un procureur.

M. François CALVET : Ce n'est pas votre rôle.

M. Acacio PEREIRA : Mon rôle, c'est d'informer. Alors que la presse allait dans un sens, Alexandre Garcia s'est rendu compte, en glanant ainsi des informations, qu'il y avait peut-être autre chose à dire. S'il ne l'avait pas fait, nous aurions, comme les autres, jeté ces gens en pâture à l'opinion publique et nous serions en train de battre notre coulpe.

M. François CALVET : Aviez-vous accès, pour écrire vos articles, à des pièces du dossier d'instruction ?

M. Acacio PEREIRA : Oui. Ce serait de l'hypocrisie de dire le contraire. Et, après le verdict définitif, j'ai écrit un livre sur l'affaire et j'ai eu accès à l'ensemble du dossier d'instruction.

M. le Président : Quel est le titre de votre ouvrage ?

M. Acacio PEREIRA : Justice injuste : le scandale de l'affaire d'Outreau.

M. Dominique VERDEILHAN : Il y a peut-être une contradiction entre le respect du secret de l'instruction prévu par le code de procédure pénale et la démarche, désormais tout à fait officielle, des procureurs qui s'adressent aux médias au début de l'instruction, certes avec modération. Quand un procureur de la République tient une conférence de presse alors que M. Fofana n'est pas encore rentré sur le territoire français, il participe à la transparence et, peut-être, à la violation du secret de l'instruction, mais ce n'est pas à moi de le dire.

M. Georges COLOMBIER : Madame Rault, vous avez dit avec raison que, dans de nombreuses affaires, il y a eu des dérapages alors que la presse n'était pas présente. Par ailleurs, ce fut peut-être la « chance » des acquittés d'Outreau d'être treize, plus François Mourmand, décédé en prison. Selon vous, aboutit-on au même résultat judiciaire selon qu'on est seul accusé ou que les accusés sont nombreux ?

M. Acacio PEREIRA : Pour ma part, je me demande ce qu'il serait advenu si le procès avait eu lieu à huis clos.

Mme Florence RAULT : Le fait qu'il y avait beaucoup d'accusés a sans doute attiré les médias. J'ai connaissance d'un cas qui pourrait rappeler l'affaire d'Outreau, mais où l'accusé était seul. Après avoir fait de la détention provisoire, il a dû résider très loin de son domicile et il a fini par se suicider. Cette affaire n'a intéressé personne. Pourtant, les errements qui se sont produits là sont comparables à ceux qui ont été commis dans l'affaire d'Outreau.

M. Jean-Pierre BERTHET : J'avais à faire, à TF1, à une hiérarchie très réservée. Nous étions sous le coup de l'affaire Dutroux, et la rédaction en chef considérait qu'il y avait un risque de nausée face à cette vague de pédophilie. Il fallait définir quelle « dose » serait supportable au journal de 20 heures, qui rassemble tous les publics. C'est fort du signal lancé par le magistrat de Douai que je connaissais, me disant qu'il y avait un gros problème judiciaire, que j'ai insisté pour que l'on y soit, et c'est pourquoi je suis parti à Saint-Omer avec une probabilité de couverture plus forte que celle qui avait été prévue à l'origine.

M. Acacio PEREIRA : J'observe que pendant ce procès qui a duré neuf semaines, on a assez peu parlé de pédophilie.

M. Dominique VERDEILHAN : Je me souviens d'une affaire que j'ai couverte et où il y avait une présence médiatique. Il s'agissait d'un médecin de campagne jugé à Laval pour viols et attouchements sexuels et qui clamait son innocence. Il a été condamné à huit ans de prison, puis rejugé en appel à Rennes et acquitté. Cet homme a-t-il reçu des excuses ? A-t-il été convié à la Chancellerie ? Une commission d'enquête a-t-elle été créée pour débattre de son cas ? Son histoire fait-elle l'objet d'un rapport ?

M. Georges COLOMBIER : Autrement dit, selon vous, si chacun des accusés avait été seul, bon nombre seraient en prison ?

M. Jacques FLOCH : Si ce médecin a pu être acquitté, c'est que l'Assemblée nationale a voté une loi pour instituer l'appel en cour d'assises. Si les juges ont finalement bien jugé, je ne suis pas sûr, en revanche, que ses confrères en aient fait de même, car il a un mal fou à se faire réintégrer dans l'ordre des médecins.

M. Dominique VERDEILHAN : Vous allez dans mon sens.

M. Jacques FLOCH : C'est toute la question de la réintégration sociale qui se pose. Chaque année, environ 1 500 personnes font de la détention provisoire pendant quatre mois et demi en moyenne, avant d'être innocentées. Quatre mois et demi suffisent à briser une vie !

M. Dominique VERDEILHAN : Et s'il n'y avait pas eu appel ? S'agissant de l'affaire d'Outreau, il y en aurait encore beaucoup en prison. L'abbé Wiel serait encore aux yeux de l'opinion publique un homme coupable.

M. Jacques FLOCH : Très heureusement, parfois, la loi fait faire des progrès.

M. le Président : Cette loi, que tout le monde a votée, est une bonne chose, mais je rappelle que l'initiative en revient aux sénateurs, ce qui prouve que le Sénat a du bon.

M. Jacques FLOCH : Vous avez assisté à la conférence de presse ou à la prestation de presse, je ne sais plus comment l'appeler, de M. le procureur général Yves Bot. Avez-vous été invités ou pris par surprise ?

M. Dominique VERDEILHAN : Tout d'abord, nous avons découvert la présence du procureur général à l'audience. Il y avait eu un précédent avec la présence de M. Nadal, lors du premier procès de l'affaire Erignac, tout simplement parce qu'il intervenait trois jours après l'arrestation d'Yvan Colonna.

Cela étant, je suis incapable de vous dire comment les choses se sont déroulées, si l'interview était de son fait ou si certains de mes confrères ont souhaité qu'il s'exprime. En revanche, tout s'est déroulé dans la salle de la cour d'assises, où l'on ne peut pénétrer sans y avoir été invité. C'est peut-être un élément de réponse.

M. Acacio PEREIRA : Un journaliste a parlé d'une « conférence de presse convoquée par M. Yves Bot ».

M. Etienne BLANC : La presse, surtout les grands médias audiovisuels, prend une place de plus en plus importante dans notre système judiciaire. Nous sommes un certain nombre à penser que ce n'est pas une mauvaise chose, et de toute façon l'opinion n'accepterait pas que l'on fasse marche arrière aujourd'hui. Je rappelle tout de même que le code de procédure pénale prévoit que les jugements sont rendus alors que les portes des tribunaux sont ouvertes.

Je voudrais vous interroger sur le phénomène de mode dans la justice. Nous avons le sentiment qu'il y a des moments dans la vie d'une société où l'on se saisit de certains événements, de certaines affaires, pour créer une mode. L'été va arriver, il y aura certainement un accident d'autocar et dans les six ou sept mois qui vont suivre, y compris dans le journal de 20 heures, on va grossir un événement, souvent anodin, parce qu'il est dans un contexte de mode. J'ai vu dans cette affaire d'Outreau un véritable dérapage du fait de la mode créée autour des affaires de mœurs, de pédophilie. Cela a d'ailleurs été dit au cours de nos auditions. L'opinion est très sensible à ces sujets, et les dérapages sont dus à ce phénomène de mode qui encourage les excès.

Comment, avec un peu de déontologie et avec une rédaction qui fait des choix, éviter d'amplifier ces phénomènes ? Il n'est, en effet, pas bon pour la sérénité des débats que des avocats viennent assurer la défense de leurs clients dans un tel climat.

M. Jean-Pierre BERTHET : Je connais beaucoup d'avocats qui ne détestent pas voir arriver les caméras, quelle que soit la nature du dossier et quelle que soit la mode judiciaire à laquelle vous faites allusion. Il est certain que, dans nos choix de couverture ou de procès, nous cédons, peut-être pas à une mode, mais à des thèmes de société, auxquels il est difficile d'échapper. Cela étant, j'ai toujours remarqué que les chroniqueurs judiciaires discutent beaucoup et s'interrogent sur l'opportunité de couvrir tel ou tel procès, sur les moyens à mettre en œuvre, sur la durée de la couverture, mais je ne peux pas nier que des grands courants de société conditionnent l'actualité judiciaire.

M. Acacio PEREIRA : S'agissant du procès de Saint-Omer, on y allait un peu à reculons, par obligation, et parce que l'affaire avait pris une grande ampleur médiatique. J'avais l'intention de n'y rester qu'une seule semaine, en me disant qu'il s'agissait encore d'une énième affaire de pédophilie et que j'irais juste au début pour voir ce qui s'y passait. Je suis resté finalement neuf semaines, parce qu'il s'y est passé autre chose qu'une affaire de pédophilie. Il y a une mode, c'est vrai, mais on sait aussi relativiser l'importance des procès.

M. Dominique VERDEILHAN : Remettons les choses dans l'ordre. C'est la justice qui fait les affaires, et non les médias. Ce ne sont pas les médias qui ont inventé les affaires financières par exemple. Après, en effet, il y a l'opportunité de traiter un sujet, et c'est vrai que pour les affaires de pédophilie, il n'était pas bon d'être le premier abbé ou le premier instituteur à être jugé pour pédophilie, mais là encore, on ne pouvait pas ne pas l'évoquer, parce que c'est une information et surtout un fait de société.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Il y a deux temps, celui du procès et celui de l'investigation judiciaire. Vous vous êtes beaucoup placés dans le temps du procès, parce que c'est celui des chroniqueurs judiciaires et que le procès est moins dangereux, en ce qu'il relève pleinement de la responsabilité du président de la juridiction. Mais les commentaires relevés par M. Fenech concernaient le temps de l'investigation, et vous ne nous enlèverez pas l'idée que la rumeur s'est auto-alimentée durant cette période. Personne n'en est responsable, mais la période de l'investigation est une chose et celle du procès en est une autre.

On ne peut pas ne pas s'interroger sur cette période de l'investigation, sur son traitement par les médias ; c'est un quartier qui a été stigmatisé, un portage de quasi-réalités voire de certitudes. Quand on compile toute la presse, on s'aperçoit qu'il y avait une sorte d'évidence.

Dans le même temps, il faut replacer la pédophilie dans sa réalité sociale, replacer la justice maîtresse de ses instruments par rapport à ces faits et renvoyer à l'opinion publique une réalité de vie dans laquelle la rumeur qu'elle instrumente est au rendez-vous de la pire des choses.

Au-delà de vos propres règles, peut-on construire un système à même d'empêcher cela ? Si votre profession y est impuissante, la loi ne pourra pas laisser ce vide.

M. Jean-Pierre BERTHET : Je suis prêt à signer dès demain. Le constat est imparable, mais je n'ai pas à rendre de comptes sur le travail d'investigation, qui est assez éloigné de mon éthique professionnelle. Je suis mal à l'aise pour critiquer les travaux de confrères, mais je suis bien conscient des problèmes. Cela étant, j'ai des doutes sur un système qui soudain, miraculeusement, permettrait de garantir que le traitement de l'investigation ne dérape jamais. Cela reste une entreprise humaine. J'ai vu des journalistes, même de grande qualité, perdre les pédales et leurs repères, parce que trop excités par une affaire, et du coup participer à un dérapage.

Mais je suis prêt à rechercher les moyens d'encadrer un peu mieux cette période hypersensible du traitement du fait divers pendant l'investigation.

M. Gilles MARINET : S'agissant de ce facteur humain, on parle beaucoup des interviews retenues, mais évidemment pas de celles qui ne l'ont pas été. S'agissant d'Outreau, un habitant de l'immeuble m'a raconté le premier soir une histoire extraordinaire avec des notables, des gens connus, des chefs d'entreprise et même des hommes politiques. J'étais tout seul, et il fallait bien prendre une décision très vite pour que le sujet soit monté pour le 20 heures. L'histoire ne me paraissait pas crédible, mais sur quels critères se fonder ? La rumeur travaillait ce quartier et, dans ces cas-là, on sait qu'il faut faire attention. Il restera toujours ce facteur humain, quelqu'un vous racontera quelque chose, et vous prendrez sur vous de le croire ou non. Je crois davantage à une régulation interne qu'à une nouvelle loi.

M. Léonce DEPREZ : Messieurs les journalistes, vous qui êtes des figures de proue des médias, ne pensez-vous pas que l'impact de l'affaire d'Outreau tient au fait qu'il s'agit d'un drame sociétal qui colle à la peau d'une région réputée souffrante ? Du coup, les journalistes ne sont plus les seuls à s'y intéresser, la France entière a les yeux rivés sur Outreau, d'autant plus que dans ce drame sociétal, il y a de la pauvreté, du chômage et la question des mœurs.

En fait, à force d'avoir, dans les médias notamment, banalisé le fait sexuel, n'a-t-on pas abouti à le dégrader, à tel point qu'il en devient obsessionnel ? Il y avait tout de même trois cents cassettes pornographiques dans le foyer où trois enfants ont été violentés par leurs parents ! Ne pensez-vous pas qu'à force d'avoir bafoué tout ce qui fait la dignité de la vie, d'avoir visé dans beaucoup d'émissions « en dessous du niveau de la ceinture », la jeunesse et la population ont été progressivement intoxiquées ? Il faudrait que les journaux en prennent conscience, mais aussi la société française, si elle veut se redresser moralement.

M. Dominique VERDEILHAN : Nous ne devons pas lire les journaux de la même façon, car l'aspect sexuel de l'affaire, nous ne l'a jamais évoqué. Ce qui nous a intéressés, c'est le fonctionnement de la justice, et non pas le côté graveleux de l'affaire.

M. Jean-Pierre BERTHET : Il y a eu à TF1 une époque où certains journalistes utilisaient des mots malheureux - viol, sodomie, etc ... - mais cela a été corrigé depuis.

M. le Président : Je crois que M. Deprez ne parlait pas du traitement de l'affaire d'Outreau, mais de l'envahissement de la société par le sexe, notamment à la télévision.

M. Léonce DEPREZ : Exactement. C'est peut-être l'occasion de repenser le contenu des émissions et celui des journaux télévisés, en fonction de la dégradation de la société contre laquelle nous devons lutter.

M. Dominique VERDEILHAN : Nous transmettrons aux directeurs des programmes.

M. le Président : Vous faites sans doute référence, M. Deprez, au relâchement des mœurs, à l'exhibitionnisme généralisé, y compris dans les publicités...

M. Léonce DEPREZ : Le tout aboutissant à une affaire comme Outreau.

M. le Président : Parce que les gens sont oisifs, désœuvrés, sombrent parfois dans l'alcoolisme, et cela peut aboutir à des horreurs. Nous avons bien compris votre question.

Madame, Messieurs, je vous remercie.

Audition de M. Dominique BARELLA,
président de l'Union syndicale des magistrats (USM),
Mmes Catherine AYACHE et Sabine ORSEL,
MM. Thomas BRIDE, Jean-Michel MALATRASI et Henry ODY,
membres du même syndicat



(Procès-verbal de la séance du 16 mars 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Mesdames, messieurs, je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire dite d'Outreau.

Votre audition se situe à la charnière de nos travaux. Notre commission d'enquête, je le rappelle, a été chargée de rechercher les causes des dysfonctionnements de la justice dans l'affaire dite d'Outreau. Nous avons donc entendu les personnes concernées directement par cette affaire, c'est-à-dire les acquittés, les policiers, les magistrats, les avocats, ceux des acquittés, des condamnés et des parties civiles. Nous entamons avec vous un second cycle d'auditions consacrées aux réformes nécessaires, puisque l'autre vocation de la commission est de formuler des propositions pour éviter le renouvellement des dysfonctionnements que l'on aura constatés dans cette affaire.

Je vous rappelle que des représentants de votre organisation professionnelle seront aussi invités à participer prochainement à des tables rondes thématiques sur la garde à vue, la réforme de l'instruction et la responsabilité des magistrats.

L'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vais donc vous demander de lever la main droite et de dire « je le jure ».

(Les personnes auditionnées prêtent successivement serment).

M. Dominique BARELLA : L'Union syndicale des magistrats a fait le choix, non pas de venir avec le bureau ou le conseil national, mais avec une représentation de l'ensemble des magistrats de ce pays, représentant des fonctions diverses, des âges divers, des expériences de carrière très diverses, de façon que vous puissiez leur poser les questions que vous souhaitez et que vous soyez éclairés le mieux possible. C'est dire à quel point l'USM, à la suite de cette catastrophe démocratique et de ce drame humain que constitue l'affaire d'Outreau, entend contribuer à l'amélioration de l'institution judiciaire et de la justice de notre pays, laquelle est rendue au nom de nos concitoyens.

D'emblée, je voudrais dire que nous tous, magistrats, avons été particulièrement meurtris par le drame vécu par les personnes acquittées, qui ont dû faire de long mois de détention provisoire alors qu'elles étaient innocentes.

Nous faisons notre métier parce que nous croyons aux libertés publiques et à la justice. Nous savons que ce métier est difficile. Quand, dans notre exercice professionnel, nous nous rendons compte que nous avons échoué, loin de nous envelopper dans un corporatisme frileux, nous débattons entre nous, dans nos unions régionales, dans les assemblées générales de tribunaux, au sein de notre conseil national. Nous doutons dans notre exercice quotidien.

Les magistrats ne se reconnaissent pas dans certains commentaires. Nous ne sommes pas des « Eichmann au petit pied ». Certaines comparaisons que nous avons lues dans la presse sont non seulement excessives, mais encore extrêmement blessantes.

Nous ne sommes pas non plus, comme je l'ai lu dans Télérama, des « Ben Laden de plat pays ». Nous avons de l'humanité. Dans l'exercice de nos fonctions, notamment en matière pénale, quand nous sommes confrontés la nuit au cadavre d'une personne de soixante ans au crâne fracassé, nous sommes troublés. Or nous n'y sommes pas toujours préparés, notamment quand nous sommes jeunes, quand nous débutons. Un être humain n'imagine pas qu'il va passer sa vie professionnelle dans l'horreur. Mais bien souvent les juges d'instruction et les parquetiers, tout au long de leur parcours professionnel, sont face à l'inacceptable.

Quand la police, sous le contrôle du parquet, arrête dans une ville quelqu'un qui a commis des viols multiples, ce que ressent le magistrat, comme le policier, comme l'ensemble de la population, c'est le soulagement : le monstre est arrêté, ces horreurs ne vont plus se reproduire. Dans ces moments-là, la présomption d'innocence a plutôt tendance à s'affaiblir. C'est là que notre travail devient très difficile. En tant que magistrats, nous devons nous dire : c'est un présumé innocent. Ce n'est pas parce que la police l'a arrêté qu'il est automatiquement coupable. Nous devons résister à ce qui s'est développé ces dernières années, à savoir l'utilisation de la détention provisoire comme un principe de précaution.

J'ai souvent entendu dire que les magistrats étaient irresponsables. D'abord, ils ne le sont pas sur le plan professionnel. Ensuite, ils sont responsables de beaucoup plus de choses que vous ne l'imaginez.

Ils sont responsables, notamment, d'accepter que l'on juge à deux heures du matin. Nous n'aurions jamais dû accepter que des JLD statuent à deux heures ou à quatre heures du matin.

Nous n'aurions pas dû accepter, depuis des années, que des juges d'instruction se retrouvent avec 120 dossiers, voire 200 dossiers en même temps. Ce qui signifie qu'un juge d'instruction, en France, devrait être capable de « sortir » un dossier Outreau par jour de travail ! Nous savons tous que c'est impossible.

Nous n'aurions pas dû accepter non plus des durées d'audiences de cour d'assises extrêmement longues, qui nous ont valu des condamnations répétées par la Cour européenne des droits de l'homme.

Nous n'aurions pas dû, et nous en sommes responsables, accepter d'attendre pendant six mois le retour de commissions rogatoires.

Nous n'aurions pas dû accepter de continuer à envoyer des personnes en prison, alors que nos prisons sont dans un état lamentable, ainsi que vous l'avez noté vous-mêmes, ainsi que l'ont noté la Cour des comptes et le commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, Álvaro Gil Roblés. Vous connaissez également les rapports sur les prisons, qui fleurissent tous les six mois, sans que la situation des prisons françaises ne bouge.

Nous ne devrions pas accepter, comme c'est le cas à Paris, de laisser des juges aux affaires familiales statuer sans greffier. C'est une violation de la loi.

La liste est très longue. Nous n'aurions pas dû accepter les comparutions immédiates et les jugements en 15 minutes. Ce fut le cas au moment de l'affaire des banlieues, et personne ne s'en est ému. Nous l'avons fait parce que l'institution le demandait, parce que les victimes le souhaitaient, et parce que nous aimons ce métier.

Nous voulons bien faire notre métier, mais les stocks s'accumulent et il faut, dans certaines régions, plus d'un an pour faire passer une affaire aux assises alors que l'instruction est close. Nous avons sans doute tort de l'accepter. Mais comment faire autrement ?

Je vous ferai remarquer, monsieur le Président, que votre commission a été à l'origine d'un dysfonctionnement judiciaire puisqu'une affaire d'assises a dû être reportée : en effet, le magistrat qui devait prendre l'affaire a été convoqué ici. Vous pouvez constater que nous travaillons à flux tendus, ce qui ne nous dispense pas de rester vigilants : douter, nous éloigner de nos présupposés, rester humains.

Je voulais également rappeler que selon le dernier rapport statistique du ministère de la justice - d'octobre 2005 - 832 personnes ont bénéficié en 2004 d'un non-lieu, d'une relaxe ou d'un acquittement après avoir fait de la détention provisoire. Quand votre commission rendra son rapport, elle devra penser à ces 832 détentions provisoires « anormales ».

Je voudrais dire à mes concitoyens que l'état de la justice française est bien pire que ce qu'ils peuvent imaginer.

En matière pénale, les parquets reçoivent chaque année 5 400 000 procédures - alors que le ministère de l'intérieur ne « revendique » que 3 600 000 infractions, crimes, délits ou contraventions de 5classe. Parmi ces procédures, il y en a à peu près 2 200 000 pour lesquelles il y a une identification. Sur ces 2 200 000, notre capacité de traitement, c'est-à-dire de passage en cours d'assises ou en correctionnelle est d'un peu plus de 600 000. Notre capacité d'exécution est totalement effondrée. Je ne peux que me référer à l'excellent rapport du vice-président de l'Assemblée nationale, M. Jean-Luc Warsmann qui a expliqué combien notre justice tournait à vide.

Dans beaucoup d'endroits, ce sont les fax, et non les magistrats, qui contrôlent les gardes à vue. À Bobigny, un magistrat de permanence reçoit 15 coups de téléphone par nuit ; et 200 le week-end, alors qu'il est seul. Et ce n'est pas pour des vols de pommes à l'étalage.

Je vous ai parlé du retard à l'audiencement en assises. Ce n'est pas acceptable de devoir attendre un passage en audience alors que l'affaire est close.

Certes, les droits de la défense dépendent des lois que vous votez. Mais ils dépendent aussi de leur application, et de quelqu'un que vous ne pourrez pas entendre : la photocopieuse. Pourtant, combien d'avocats attendent pendant trois ou six mois la copie du dossier !

Vous savez comme moi comme il est difficile de travailler sur un dossier. Mais vous êtes assistés par une équipe brillante de hauts fonctionnaires pour travailler sur une seule affaire, celle d'Outreau. Pas nous, et c'est pourquoi la photocopieuse et le scanner sont des outils précieux. Il en est de même pour les avocats, qui ne peuvent bien défendre que s'ils connaissent bien le dossier. Je sais d'ailleurs que c'est très dur aussi pour vous, qui dépendez tous du rapporteur, dans la mesure où vous n'avez pas non plus copie du dossier. C'est du moins ce que j'ai compris.

M. le Président : Encore une fois, je vais devoir rectifier les choses : tous les députés ont accès au dossier.

M. Dominique BARELLA : À la lecture de la presse et de certaines déclarations de membres de la commission, j'avais compris le contraire.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Le rapporteur a un rôle particulier, notamment celui d'appréhender les pièces. Ensuite, comme son nom l'indique, il fait un rapport. Mais les membres de la commission peuvent consulter le dossier.

M. Dominique BARELLA : De notre côté, en cour d'appel, nous avons un conseiller rapporteur.

Le premier président de la cour d'appel de Paris a signalé 420 postes de fonctionnaires vacants dans sa cour. À Versailles, il y en a 40 sur 210. Les quatre principales associations de tutelle, qui gèrent 220 000 personnes, ont fait état de la gravité de leur situation financière et de la menace de cessation de paiement qui les guette.

Il me semble que votre commission aurait intérêt à demander au ministère de la justice de faire un audit très sérieux sur quelques points : les délais d'audiencement dans toutes les cours d'assises de France ; le nombre de dossiers en stock à l'enregistrement dans les parquets ; le nombre de dossiers en attente d'audiencement en correctionnelle ; le nombre de dossiers en attente d'exécution et les délais dans l'ensemble des tribunaux de France. Je pourrais vous décliner un certain nombre d'indicateurs qui seraient très intéressants pour votre commission.

Si nous voulons que la justice fonctionne, il faut procéder à un audit complet et global des juridictions françaises. L'USM a demandé un audit disciplinaire. Cela prouve que nous sommes très loin du corporatisme dont on nous accuse parfois. Nous l'avons fait parce que nous sommes conscients qu'il faut mettre à plat les difficultés existantes et qu'avant de réformer quoi que ce soit, il faut déjà faire appliquer les textes existants. Nous l'avons fait pour faire tomber certains préjugés et délires sur le comportement et la responsabilité des magistrats. Allons donc voir ce qui se passe, ce qui permettra aussi de rassurer la population.

Il doit en être de même s'agissant du fonctionnement des juridictions. Faites procéder à un état des lieux complet à partir de quelques indicateurs. Vous avez le temps d'ici le mois de juin.

Vous saurez ainsi de quoi vous parlez. Vous saurez sur quel point important il est nécessaire d'intervenir et cela éclairera grandement le travail du législateur. J'ai entendu, avant ce débat, un député regretter qu'il n'y ait pas d'études d'impact sur lesquelles s'appuyer au moment du vote des textes. Cette remarque est excellente. En France, à la différence de l'Allemagne, nous sommes dans l'incapacité d'évaluer, de faire des audits efficaces et, quand nous modifions les structures et les textes, d'évaluer l'impact des réformes à venir.

Les magistrats qui travaillent dans ce contexte de pénurie et de dysfonctionnement global sont eux-mêmes mis sous pression. On vous a parlé de la pression de la presse, de celle de l'opinion publique. Je voudrais vous parler de celle qui concerne leur propre sécurité ou qui s'exerce par le biais d'insultes.

Depuis le début des travaux de votre commission, un certain nombre d'incidents se sont produits dans les tribunaux. On avait déjà déploré des menaces avec cutter, des coups de couteau sur des magistrats ; un rapport du ministère a été fait sur le sujet. Jusqu'alors, c'était l'institution qui faisait l'objet d'agressions verbales ; maintenant, ce sont ceux qui la servent qui font l'objet d'agressions verbales ou physiques.

Il n'est pas question de vous faire des reproches. Mais l'événement a levé certaines inhibitions. Cette semaine encore, dans une région de l'Est, lors d'une séance d'assises, l'avocat général qui requérait a été menacé de mort ainsi que sa famille ; on l'a aussi menacé de le déférer devant le président de la commission d'enquête !

Les sujets que nous traitons en matière pénale sont des sujets graves, psychologiquement lourds. Or nous travaillons de plus en plus sous une pression extrêmement forte. Votre commission a levé certains tabous. Il faut que vous en ayez conscience et que certains propos tenus contre les magistrats soient un peu « lissés ». Qu'on nous critique quand nous sommes critiquables, oui. Mais attention de ne pas nourrir la haine des institutions, de ne pas mettre au pilori les élites de la nation. Un jour ou l'autre, ce vent poujadiste, ce vent mauvais pour la démocratie risque d'atteindre le Parlement.

Nous, magistrats, qui sommes attachés à la démocratie et aux principes républicains sommes un peu inquiets de voir ce qui se passe actuellement dans les palais de justice. Nous disposons d'une liste de 1 300 magistrats. Les retours que nous avons sont très mauvais. Des menaces ont été proférées contre les familles de certains magistrats. C'est inacceptable.

L'USM est le principal syndicat de magistrats, avec 63,4 % des voix aux élections professionnelles. Nous avons 2 000 adhérents à jour de cotisation. Aux élections professionnelles, le taux de participation est de 70 %, ce qui est un record dans la fonction publique. Cela prouve que notre institution va mal.

Je sais que beaucoup d'entre vous n'aiment pas le syndicalisme. J'ai d'ailleurs les déclarations de certains sur le sujet. Mais nous croyons que les partis politiques, les associations et les syndicats sont une richesse pour la démocratie.

Nous avons beaucoup de respect pour la loi et pour l'engagement politique des parlementaires, des maires et pour l'engagement de ceux qui, dans les associations, servent de relais. On ne peut pas laisser perdurer un face-à-face terrible entre le peuple et des élites de décideurs sans s'appuyer sur les corps intermédiaires.

En matière judiciaire, le syndicalisme est très important. Hier soir, nous avons tenu une réunion de préparation de cette réunion et nous avons débattu pendant plus de trois heures sur ce que nous allions vous dire et qui nous paraissait important.

Le syndicalisme regroupe ceux qui croient en leur profession. Ce n'est pas du corporatisme. Mais si être corporatiste, c'est aimer son métier, c'est aimer la justice, vouloir faire que nos conditions de travail soient bonnes, que nos concitoyens aient une justice de qualité, alors oui, je suis corporatiste. Si vous aimez et si vous défendez la loi, alors vous êtes des corporatistes de la loi et vous avez bien raison.

Je commence à en avoir assez de voir, dans ce pays, des personnes qui n'ont aucun engagement, ni politique, ni syndical, nulle part, venir donner des leçons à tous ceux qui passent des heures et des heures à se réunir et à travailler. Quand vous proposerez ces réformes, n'oubliez pas que nous ne sommes pas vos ennemis, même si nous sommes parfois désagréables avec vous. Il faut que vous appreniez à travailler avec les corps intermédiaires. C'est souvent avec les enquiquineurs qu'on arrive à faire les meilleures réformes.

Le magistrat a un métier difficile. Il travaille avec des moyens « effondrés ». Mais il travaille pour appliquer les lois que vous votez.

Sur la détention provisoire, je vous sens, vous les parlementaires, très mal à l'aise depuis des années. Quand Véronique Vasseur a publié son rapport, vous avez tous été en émoi, à l'unanimité des groupes du Parlement. Une fois dans vos circonscriptions, sur le marché, vous avez rencontré un électeur mécontent de ce qu'un voleur de bicyclette, arrêté par la police, ait été relâché dès le lendemain. Et vous étiez bien embêté. Il faut dire que nos concitoyens sont contradictoires : ils veulent bien des prisons, mais ils ne veulent pas de détenus !

Il va falloir qu'en cette matière vous réfléchissiez dans le cadre de votre rapport et que vous fassiez des propositions structurantes pour la société. Que vous disiez aux magistrats quelle est la ligne que vous avez tracée. À partir des pistes de réformes que je vais vous présenter, il vous appartiendra en effet de préciser le guide que constitue la loi pour un magistrat.

Si la ligne tracée par les députés passe son temps à sinuer, voire à faire des demi-tours, comment voulez-vous que nous, les professionnels, nous nous y retrouvions ?

Le ministre de l'intérieur, M. Nicolas Sarkozy, déclare : « Remettre en liberté avant que le tribunal ait jugé au fond, c'est compliquer notre tâche. » Si les acquittés d'Outreau ont entendu cette phrase, ils ont compris qu'ils étaient restés en détention pour éviter de compliquer la tâche du ministère de l'intérieur.

Le rapporteur, M. Houillon, ...

M. le Rapporteur : Vous remarquerez que je suis venu sans avocat !

M. Dominique BARELLA : Monsieur le rapporteur, j'ai beaucoup de respect pour la présomption d'innocence, pour les droits de la défense et pour le métier d'avocat. En l'espèce, monsieur le rapporteur, le barreau de Paris avait souhaité que les avocats puissent être présents lors des commissions d'enquête, comme cela se fait aux États-Unis. Pour notre démocratie, c'est un grand progrès que les personnes qui sont entendues puissent venir avec des avocats qui ont préparé leur dossier. Cela prouve que ces personnes prennent le Parlement et la commission d'enquête au sérieux. J'assume volontiers que l'USM ait préparé un pool de 6 avocats pour assister nos collègues qui le souhaitaient.

Monsieur le rapporteur, j'ai noté que vous aviez déposé un amendement pour que la motivation spéciale en cas de prononcé de peine de prison soit supprimée. Comme quoi, de même que nos concitoyens et que nous-mêmes, vous hésitez parfois sur ce qu'il faut faire.

M. le Rapporteur : C'était dans le texte sur la récidive.

M. Dominique Barella. Vous étiez également intervenu en 1996 sur la détention provisoire comme rapporteur. Je ne vais pas vous infliger les déclarations de tous les membres de la commission ; je voulais simplement dire que les hésitations sont compréhensibles. Mais nous, magistrats qui avons à appliquer les lois, nous avons tous besoin que vous sachiez enfin ce qui est nécessaire. Car la sécurité et la liberté des Français sont beaucoup trop sérieuses pour que la variation devienne un mode de fonctionnement.

Il y a eu 137 réformes du code de procédure pénale en trente ans. C'est beaucoup trop. Le président du Conseil constitutionnel, Pierre Mazeaud, et le président de l'Assemblée nationale, Jean-Louis Debré, ont très bien dit de quoi nous avons besoin : qu'on définisse le rôle de la loi dans la société et qu'on évite les lois dont le seul but est de faire de l'affichage et de la communication politique.

Définissez mieux le rôle de la justice dans la société. Définissez ensuite le rôle du juge dans la société. Notamment, recentrez-le sur ses missions essentielles : dire le droit, être un recours, protéger les libertés individuelles. Ces dernières années, on a beaucoup trop utilisé le juge pour tout et n'importe quoi.

Le métier de magistrat est complexe humainement et techniquement.

On peut faire en sorte d'améliorer sa formation. Je fais observer que, pour les concours complémentaires, on a dispensé les magistrats recrutés de toute formation - ou plutôt, on leur a accordé une formation de quinze jours, ce qui est tout à fait insuffisant.

On peut faire en sorte d'unifier cette formation. Je signale que l'École Nationale de la Magistrature, contrairement à ce qu'on dit, assure une formation qui est copiée et enviée dans l'ensemble du monde. La section internationale de l'ENM fonctionne très bien. Vous pouvez travailler sur l'ENM, mais faites-le en enrichissant ce qui existe plutôt qu'en le cassant.

Travaillez aussi sur une réforme de l'expertise qui nous permette de disposer des plus grands experts, et des experts bien payés.

Faites en sorte que les gardes à vue se passent beaucoup mieux que ce qu'ont raconté les acquittés dans l'affaire d'Outreau. Or, malheureusement, ces conditions de garde à vue se rencontrent bien souvent.

Je vous avais promis de terminer sur des propositions, ou plutôt sur des pistes de propositions car il faut en débattre avec vous et avec nos concitoyens.

Premièrement, il nous paraît indispensable d'éduquer la population au droit. Le niveau de méconnaissance juridique de la population française est abyssal. Par ricochet, il en est de même des élites, y compris chez certains hauts fonctionnaires de l'ENA. Toute notre vie, en tant que citoyens, nous allons signer des contrats ; nous allons éventuellement nous marier, nous « pacser », divorcer. Nous vivons dans un monde de droit. Nous risquons de commettre des délits. Nous ignorons la loi la plupart du temps. Il faut dire que le fichier judiciaire national estime, sans en être sûr, qu'il y a 10 000 textes permettant des sanctions. Personnellement, je ne les connais pas. Il faudrait donc instituer, au collège ou au lycée, une formation juridique sérieuse.

Deuxièmement, il nous semble nécessaire de mieux former et de mieux recruter les magistrats. Il faut ouvrir la magistrature à d'autres expériences. Déjà, beaucoup ont exercé d'autres professions. Mais si vous voulez faire venir dans la magistrature les avocats les plus brillants, d'anciens bâtonniers comme M. le rapporteur, il faut leur assurer des conditions et une qualité de travail, un intérêt, une valorisation de leur nouvelle profession qui soient suffisants. Ce n'est pas actuellement le cas. À titre d'exemple, je vous indique que nous avions eu une collègue qui venait de la DRH de L'Oréal et qui, au bout de trois mois, est repartie écœurée par les conditions de travail, et très déçue.

Beaucoup de magistrats sont d'accord pour faire un tour à l'extérieur. Accueillez donc des magistrats dans vos collectivités territoriales. Ils sont prêts à venir y travailler quelque temps. Car vivre toute sa vie entre viols et cadavres, quand on est au pénal, ce n'est pas toujours très agréable ; aller travailler comme administrateur à l'Assemblée nationale ou dans un cabinet d'avocats serait une chance pour l'institution. Cela libérerait quelques postes de magistrats, remplacés par quelques bons administrateurs et avocats. Je n'ai pas le souvenir que nous ayons des avocats connus, de grands cabinets, intégrant la magistrature. C'est dommage.

Votre rôle pourrait être de proposer des mesures très novatrices pour permettre l'« aération » de la magistrature.

Il faut absolument rapprocher la formation des magistrats et des avocats. Ce sont deux professions complémentaires. Tous les avocats un peu anciens et tous les magistrats qui ont plus de vingt ans d'exercice ont constaté une énorme dégradation des relations entre avocats et magistrats et les auditions de la commission d'enquête l'ont confirmé. Ce n'est pas sain pour la démocratie. Le juge n'est pas l'ennemi de l'avocat, le procureur non plus, l'avocat n'est pas l'ennemi du juge ou du procureur, arrêtons ces bagarres qui n'ont aucun intérêt.

Il faut ouvrir la magistrature. Surtout, ne séparez pas le siège et le parquet. Vous allez créer une nouvelle micro-chapelle. Or il faut que chacun comprenne que le métier de l'autre est difficile et que si l'on veut que l'institution avance, on ne peut le faire qu'en travaillant en commun.

Vous devez faire en sorte que l'on puisse juger mieux et que l'on protège mieux les libertés. Il faut instaurer une réalité de la défense. Depuis trop d'années, nous avons vécu ces droits comme des droits formels, inscrits dans le code de procédure pénale, sans vérifier s'ils pouvaient s'exercer au quotidien. Tout simplement, il faut pouvoir scanner l'intégralité d'un dossier. Nous nous sommes déplacés récemment au tribunal de Rotterdam. Tout le monde, dans une salle, peut avoir accès, sur un écran d'ordinateur, au dossier entièrement scanné : président, assesseurs, avocats, victime et auteur. Quand le président parle, on voit défiler sur l'écran la partie du PV correspondant. Il y a une ambiance de respect mutuel entre la défense et l'accusation. Quand j'ai vu cette justice hollandaise fonctionner, j'ai eu honte pour notre pays.

Il faut réformer les critères de la détention provisoire. Il faut aller vers des critères beaucoup plus objectifs si l'on veut éviter ce flou artistique autour de la détention provisoire. Il vous appartient d'en décider.

Remettez en place ce qui n'aurait jamais dû être abandonné : la collégialité. Je sais bien qu'un avocat a dit ici très gentiment : « Trois cons, c'est pas mieux qu'un con ! » Une fois qu'on a dit cela, on n'a pas beaucoup avancé. Je crois que c'est un problème de statistiques. La plupart des magistrats sont de bons magistrats, honnêtes, qui doutent. À trois, nous partageons nos doutes, nous croisons nos interrogations et nous sommes bien meilleurs que seuls. C'est une garantie d'écoute pour la défense, c'est une garantie pour la société. Nous sommes passés au juge unique trop rapidement et de façon trop massive pour des raisons que vous connaissez parfaitement et qui tiennent à la gestion des flux.

Réfléchissez à la possibilité d'instaurer l'échevinage devant certaines juridictions. Notre juridiction pénale suprême, la cour d'assises, qui prononce les peines les plus graves et les plus longues, est échevinée. Pour les non-spécialistes, l'échevinage est le mélange de professionnels et de non-professionnels. Il fonctionne dans le domaine prud'homal ; il fonctionne au tribunal pour enfants à la satisfaction de tout le monde. En matière correctionnelle, il fonctionne en Nouvelle-Calédonie. C'est une piste. Étudiez-la.

Simplifiez les procédures. Nous-mêmes, professionnels, n'y comprenons plus rien. Je viens de lire un article très intéressant de deux avocats qui ont essayé de mettre en place un logiciel de détection des nullités possibles. Ils ont automatisé le système et détecté plus de 1 600 possibilités de nullité. Si ce logiciel fonctionne bien, bientôt plus une instruction ne tiendra debout.

Si vous voulez qu'il y ait moins de détentions provisoires et moins de détentions, il faut rendre crédibles les mesures alternatives aux poursuites. Il faut développer la semi-liberté. Il faut développer le système de l'assignation à résidence. Si l'on veut éviter que quelqu'un se retrouve en détention provisoire, mais qu'on a peur que s'exercent des pressions sur les témoins ou les victimes, il faut essayer de trouver des systèmes plus individualisés. Il faut créer des centres de détention allégée.

Les plaintes de nos concitoyens contre la justice ou contre les magistrats sont légitimes. Mais les systèmes consistant à ce que les citoyens saisissent directement le CSM, organe disciplinaire, risquent de conduire au blocage de l'institution. Je vais vous donner un exemple. Un bon avocat d'un cabinet financier, dans un dossier pénal très important qui concerne une grosse entreprise, est très énervé contre le juge d'instruction qui travaille trop ou trop bien. Il veut le déstabiliser. Dans une petite affaire annexe, il porte plainte directement devant le CSM contre lui. Il revient ensuite dans son affaire financière et récuse le magistrat en disant : « Il ne peut plus statuer, j'ai une affaire disciplinaire contre lui dans un dossier annexe. » Ce sera utilisé systématiquement, on ira vite vers un blocage et le CSM sera submergé.

Prévoyez l'accueil de la parole des citoyens, mais prévoyez aussi de nombreux filtres. On peut étendre le champ du médiateur, instituer un numéro vert et un bureau de réception des plaintes au sein de l'inspection des services. Ce sont des pistes. Je vous les livre. À vous d'en débattre et d'en décider.

Il faut également mieux administrer la justice. La justice, ce sont non seulement des magistrats, non seulement des textes, mais aussi une administration. Je vous l'ai dit, il faut concentrer le juge sur ses missions essentielles. Il faut modifier la carte judiciaire. Je suis sûr que vous seriez tous d'accord, en tant que parlementaires : dans ce pays, très jacobin, on est incapable de mettre en cohérence les cartes pénitentiaire, judiciaire, policière, administrative, etc. Il faut absolument y réfléchir. Si l'affaire d'Outreau pouvait aboutir à une volonté politique susceptible de faire passer l'intérêt général avant les intérêts fort légitimes des élus locaux que vous êtes pour la plupart, ce serait une bonne chose pour nos concitoyens. Allez-y. Il n'est pas besoin d'attendre les élections présidentielles ou législatives pour faire ce type de réforme. Certains souhaitent une grande réforme constitutionnelle ou de procédure pénale avec, éventuellement, la suppression du juge d'instruction. Ces grandes réformes méritent une réflexion approfondie, une volonté politique, une validation par le peuple. Pour l'instant, engagez-vous vers des réformes comme celle de la carte judiciaire.

Faites en sorte que pour 2007, c'est-à-dire dans le projet de loi de finances 2007, on aligne le niveau budgétaire de la France judiciaire sur certains États comme l'Allemagne ou l'Angleterre. Le Conseil de l'Europe, qui a rendu un excellent rapport, nous place au 23rang européen pour notre budget de la justice par habitant ! Et vous pouvez le faire tout de suite.

L'USM se déplace souvent pour assister au vote du budget de la justice. Vous n'êtes d'ailleurs pas nombreux en séance, ce que je regrette. Si l'on faisait un peu pression sur Bercy, ce serait une bonne chose.

Pourquoi n'étudiez-vous pas la création d'un Institut national de l'expertise, qui serait chargé de valider les capacités des candidats experts ? On demande au juge, en première instance et en appel, d'inscrire des experts. J'ai été juge d'instance, procureur de la République, juge aux affaires matrimoniales. Si vous me demandez quelles sont mes connaissances en physique du solide, en béton armé et en analyse génétique, je vous répondrai que je suis proche de la nullité en ces domaines. Ne me demandez donc pas de savoir quel sera le bon généticien, le bon expert en béton, et de l'inscrire. Je préférerais un collège d'inscription, avec des juristes, des magistrats, des avocats et des experts du domaine concerné qui pourraient dire si tel professionnel possède de bons diplômes et une bonne expérience.

Si vous voulez que les commissions rogatoires ne mettent pas six mois pour revenir après les demandes des juges d'instruction, ce qui implique des durées de détention provisoire et des durées d'instruction trop longues, adoptez la solution qu'avait défendue le président de cette commission à une époque : le rattachement de la police judiciaire au ministère de la justice. Je me doute que les oreilles du ministère de l'intérieur sont en train de chauffer en ce moment. Reste qu'une telle piste me semble très intéressante.

Tous les Français se plaignent de la complexité de notre justice. Unifiez donc les ordres de juridiction. Ne croyez-vous pas qu'ils seraient contents, en cas de litige, de pouvoir aller devant « le » tribunal de leur lieu, divisé en une chambre administrative, commerciale, sociale, pénale, civile. Ils porteraient plainte, ils assigneraient devant le tribunal, et la répartition entre les chambres relèverait d'un travail d'administration interne qu'on ne ferait pas peser sur le justiciable. À l'heure actuelle, on ne sait jamais devant quel tribunal aller. Ce n'est jamais au même endroit, ce n'est même pas dans la même ville. Il y a des ordres de juridiction, des différences incompréhensibles même pour les professionnels. Il existe même un tribunal des conflits pour régler les problèmes trop complexes de compétences que nous avons nous-mêmes créés ! On pourrait simplifier cet éclatement invraisemblable des juridictions françaises. Je sais que cela ferait hurler le Conseil d'État. Mais cette honorable institution fait déjà un merveilleux travail de conseil du Gouvernement, ne la surchargeons pas.

Venons-en à la politique pénale. Le parquet doit-il être indépendant, ou doit-il être soumis aux ordres du ministre de la justice ? La position de l'USM est la même depuis plusieurs années : aucune de ces solutions n'est la bonne. Il est légitime qu'un gouvernement détermine la politique pénale. La plupart des magistrats, notamment du parquet, n'ont jamais contesté ce point. Ce qui est contesté, en revanche, par beaucoup et par l'opinion publique, ce sont les interventions dans des dossiers individuels, notamment les instructions orales qui dépendent de la capacité des magistrats du parquet à être sensibles aux appels du ministère. Nous sommes dans le cadre de l'égalité des citoyens devant la loi. Laissons faire les magistrats. Par contre, sur la politique générale, il faut que le Gouvernement, que le Parlement existent davantage. Les magistrats, du parquet comme du siège, seraient ravis de connaître la politique pénale du Gouvernement, exposée chaque année par le ministre de la justice devant le Parlement.

Le ministre pourrait alors préciser les capacités de traitement en matière pénale dans l'ensemble des juridictions françaises ; les priorités - violences familiales, pollution, incendies de forêts, telle ou telle partie du code pénal - qui supposent qu'on traite les affaires concernées plus rapidement, qu'on y consacre tous les moyens de la police et de la justice. On rendrait ainsi lisible et crédible la politique pénale de l'État. Un an après, le même ministre de la justice viendrait rendre compte devant le Parlement des orientations de politique pénale qu'il a transmises aux parquets généraux et qui ont été appliquées par l'ensemble des parquets de France.

En quoi faudrait-il modifier le système et prévoir une séparation du siège et du parquet ? Ce n'est absolument pas nécessaire. Il suffit que les responsables politiques utilisent les moyens qu'ils ont ou créent de nouveaux systèmes permettant de rendre une politique pénale plus crédible. Nous souhaitons qu'une politique pénale claire soit exprimée au niveau de l'État. Cela permettrait à tout le monde de savoir ce que les magistrats du parquet doivent faire dans certains domaines du droit pénal. Ensuite, les juges du siège prendront individuellement les décisions nécessaires après les poursuites qui auront été engagées dans le cadre de cette politique pénale.

Voilà, monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, ce que je voulais vous dire au nom de l'ensemble de mes collègues de l'USM. Nous avons tous compris le message de l'opinion publique. Nos concitoyens trouvent que la justice est trop longue, trop chère, trop obscure. En outre, ils ne croient plus à leur justice. Cela nous blesse beaucoup, car nous faisons ce que nous pouvons pour qu'elle fonctionne. Nous aimons notre métier et nous attendons des parlementaires qu'ils nous donnent les moyens matériels et juridiques de bien l'exercer, en respectant à la fois la sécurité des Français et les libertés publiques. Je vous en supplie, ne profitez pas de l'affaire d'Outreau pour régler des comptes à des magistrats en estimant que parfois, dans les affaires politico-financières, ils vous ont titillés ou embêtés. J'ai relu les déclarations qui ont été faites après certaines condamnations d'hommes politiques. Ces derniers ont parfois été considérés comme des citoyens comme les autres. C'est bien. Les juges ont agacé ? C'était leur rôle. Je pense que l'enjeu démocratique est trop important pour que nous restions dans un affrontement entre autorité judiciaire, pouvoir législatif et pouvoir exécutif. Ce n'est pas le moment. Si nous sommes là aujourd'hui, si nous avons développé certaines pistes, c'est pour que vous preniez les choses en main, sans haine vis-à-vis des magistrats. Nous appliquerons toujours la loi républicaine que vous votez, parce que c'est notre mission. Nous essaierons de le faire le mieux possible. Mais vous, faites votre métier. Faites-nous de bonnes lois, nous vous ferons une justice de qualité, nous pouvons vous le promettre.

Mme Sabine ORSEL : J'ai vu la plus grande partie des auditions de votre commission. J'ai relevé la formule selon laquelle l'instruction serait le temps du papier et l'audience serait le moment de l'humain. Certes, on manie beaucoup de papier pendant l'instruction dans la mesure où tout doit figurer dans le dossier pour être ensuite utilisé par l'ensemble de ceux qui y auront accès. Mais l'instruction, c'est tout sauf du papier, c'est de l'humain : des rencontres avec des gens, des interrogatoires où l'ambiance peut être tendue, on y aborde toutes les questions, dont la sexualité, etc.

Les avocats sont évidemment nécessaires à la procédure pénale. Les juges d'instruction préfèrent qu'il y ait des avocats dans la procédure. Nous aimerions parfois qu'ils jouent davantage leur rôle de contradicteurs. De multiples possibilités leur sont accordées par le code de procédure pénale, et il arrive qu'on les attende. Par exemple, au moment d'une ordonnance de règlement, on dispose du réquisitoire définitif du parquet et on aimerait bien que l'avocat, dont on sait qu'il fera appel d'une éventuelle décision de renvoi, commence par nous dire pourquoi il estime qu'il faudrait un non-lieu. Je suis à l'instruction depuis cinq ans et je peux compter sur les doigts d'une main les fois où un avocat m'a envoyé un courrier justifiant un non-lieu.

L'instruction est une fonction humaine, où l'on passe son temps à être au contact des justiciables. Certains commentaires nous semblent donc un peu rudes lorsqu'ils concluent à l'inhumanité des magistrats en général et des juges d'instruction en particulier.

M. Thomas BRIDE : Votre commission est une formidable chance pour la justice, à partir d'une affaire qui a mis en évidence certaines difficultés, et notamment le mal français que constitue la détention provisoire. C'est l'occasion pour vous d'expertiser le système judiciaire dans son ensemble, d'en déterminer les sources de dysfonctionnement et de proposer des réformes, qui nécessiteront, pour certaines, beaucoup de courage.

Ces réformes devront s'accompagner des moyens budgétaires adaptés. Je vous renvoie à l'excellent rapport d'information sur la mise en œuvre de la LOLF rédigée par M. du Luart, sénateur de la Sarthe. Celui-ci relevait : « La situation actuelle nécessite qu'il soit mis fin aux habitudes de sous-évaluation des besoins en loi de finances initiale. » « La dotation globale des frais de justice pour 2005 résulte manifestement d'une sous-évaluation qui ne répond pas à l'exigence de transparence. ».

Les magistrats attendent beaucoup. Ils attendent des réformes, de la transparence, du courage politique et que vous affirmiez que la justice est une priorité nationale. Trop d'espoirs sont nés dans les années passées. Je pense à l'excellent rapport sur les prisons, fait à l'Assemblée nationale en 2000 : tout était dit, y compris les difficultés économiques, sociales. Or aucune réforme n'a été mise en œuvre.

Le métier de magistrat est un métier passionnant. Il est au cœur des passions, il met le magistrat au cœur de la société. J'ai du mal à entendre que le magistrat vit dans une tour d'ivoire. Mon quotidien de substitut de base dans ma juridiction de l'Yonne, c'est la violence, c'est le chômage, l'alcool, le surendettement, des actes de désespoir, de vengeance, la misère affective, les déficiences mentales, les regrets aux audiences, les insultes et la mort. Il y a de plus en plus d'appels au secours de la part de personnes qui ne savent plus à qui s'adresser et qui s'adressent au procureur de la République. Pour exercer ce métier, il faut avoir l'amour de son prochain et une vocation à vouloir lui venir en aide.

Comme l'a rappelé Dominique Barella, pour devenir magistrat par le premier concours, il faut à peu près cinq années d'études. Le concours est très sélectif. Il faut subir 31 mois dans une école dont la renommée est internationale. De nombreux pays s'informent sur notre mode de fonctionnement, notre recrutement et notre formation. La richesse de l'ENM est d'avoir un corps unique, ce qui nous permet effectivement, au cours de notre carrière, d'oxygéner mutuellement les fonctions. Vous êtes substitut, vous serez peut-être un très grand juge aux affaires familiales ; vous êtes juge d'instruction, vous serez peut-être un très bon juge des enfants.

C'est un métier d'une extrême complexité. Si vous discutez avec un juré à l'issue d'une session d'assises, il vous dira que son regard sur la justice a totalement changé. Car il a compris combien il est difficile de décider de la vie des gens et de leur culpabilité.

Il est difficile de devoir faire la part des choses entre des intérêts contradictoires, entre des versions tout aussi crédibles les unes que les autres. Il n'est pas rare que, dans un dossier d'agression sexuelle ou de viol, il y ait une part de mensonge dans chaque version ; la victime peut mentir pour être sûre qu'on la croie, etc.

La difficulté de ce métier nécessiterait des conditions de travail confortables. Ce n'est pas le cas. Aujourd'hui, sans notre conscience professionnelle, sans notre vocation, l'institution judiciaire ne fonctionnerait plus depuis bien longtemps. Dernier exemple en date : l'audience du tribunal correctionnel de Sens, à 22 heures 40. On aurait pu s'arrêter à 18 heures et renvoyer les dossiers. Mais nous savons que les gens se plaignent de la lenteur de la justice et qu'il y a des victimes dans la salle, qui attendent depuis quatre, cinq ou six mois. Par ailleurs, par conscience professionnelle, on rajoute au rôle habituel de l'audience les affaires très graves, les comparutions immédiates. Je ne vous parle pas des dossiers d'instruction que l'on étudie à son domicile le week-end parce qu'on ne peut pas faire autrement. Les audiences se terminent tard, sans aucun service de sécurité, N'importe qui peut rentrer dans le tribunal et faire ce qu'il veut à l'encontre de la victime ou d'un magistrat.

Nous n'aurions pas dû accepter ces conditions de travail, qui sont sans comparaison possible avec les autres corps de la fonction publique. Du fait de ce surtravail et de notre situation de fatigue, ces conditions de travail portent le germe de décisions qui ne seront pas forcément parfaites.

À Sens, on compte 14 000 procédures pour trois magistrats du parquet. Nous n'avons aucune possibilité de délégation de pouvoir ou de signature. C'est sans comparaison avec les autres corps de la fonction publique. Parmi ces 14 000 procédures, il y a de plus en plus de faits graves : dénonciations, agressions sexuelles, violences très graves. La présence aux audiences est obligatoire. Nous nous efforçons de répondre, dans des délais raisonnables, au courrier des justiciables, de plus en plus nombreux. Nous allons à la commission d'indemnisation des victimes d'infractions, nous donnons un avis sur les dossiers de filiation, nous visons les dossiers de tutelle, nous traitons les successions vacantes, nous participons aux contrats locaux de sécurité et de prévention de la délinquance, nous visitons les établissements psychiatriques et contrôlons, en théorie du moins, les locaux de garde à vue, nous contrôlons l'ensemble des registres d'état civil des communes du ressort, nous présentons des requêtes en adoption, nous assurons des permanences, une semaine sur trois jour et nuit en ce qui me concerne, nous participons au comité de lutte contre le travail illégal, au comité de lutte contre les discriminations et à l'ensemble des réunions auxquelles nous sommes conviés en préfecture, nous en assurons le suivi. Notre présence est obligatoire et effective aux audiences des tribunaux de commerce. Il nous faut enfin assurer la surveillance des offices ministériels, etc. Tout cela à trois, avec des journées qui ne font que 24 heures.

Dans ces conditions, il est évident que la politique pénale devient trop souvent une politique de gestion de flux. Certes, il existe de très nombreuses circulaires de politique pénale. Autant de circulaires rappelant le caractère prioritaire de tel ou tel domaine. De nombreux contentieux sont aujourd'hui prioritaires. Mais on ne peut pas procéder à des comparutions immédiates à longueur de journée pour certaines infractions.

Sans l'opportunité des poursuites, qui est possible aujourd'hui en droit français, nous serions dans une situation catastrophique - 110 000 jugements pénaux sont rendus par an et un nombre incommensurable de procédures sont reçues chaque année.

Les magistrats ressentent une grande frustration de ne pas pouvoir recevoir les justiciables qui souhaiteraient certaines explications - par exemple en cas de classement sans suite, dans une affaire de circulation routière, alors que les parents viennent de perdre leur fils ; dans les affaires d'agression sexuelle, pour des raisons de prescription. Et quand on le fait, il faudrait le faire plus longtemps que 15 ou 20 minutes.

On peut se demander si le parquet pourrait faire mieux que le juge d'instruction. Je ne vois pas comment le parquet pourrait réussir à mieux travailler en héritant de 14 000 procédures, de l'ensemble des tâches diverses, et des 100 dossiers les plus importants qui reviennent au juge d'instruction.

Le parquet a du mal à digérer l'ensemble des réformes qui se sont multipliées depuis 1995. Des projets de loi sont, par ailleurs, en germe, qui risquent de rendre notre travail plus difficile. Je pense notamment à l'imprescriptibilité des agressions sexuelles sur les mineurs.

Un mot concernant la LOLF : la politique pénale peut devenir une politique budgétaire et comptable. Dans de nombreuses juridictions, on n'autorise plus les réquisitions pour les téléphones portables volés, pour les chèques volés, etc. La LOLF complique notre travail. Je vais vous en donner un exemple : l'autre jour, trois personnes étaient en comparution immédiate. Il fallait bien les nourrir. Nous avons envisagé de leur acheter un sandwich. Eh bien, il fallait trois devis ! Tous les jours, de nombreux enquêteurs auxquels on a donné des instructions claires nous appellent pour toute réquisition susceptible d'entraîner des dépenses.

Je ferai une comparaison entre la Moselle et le Land de Sarre en Allemagne, qui ont une superficie et une population identiques : 109 magistrats en Moselle et 283 en Sarre, 423 greffiers en Moselle et 1 075 en Sarre, 430 affaires par magistrat en France et 182 en Allemagne, où le budget est cinq fois plus élevé.

Au parquet, nous sommes tributaires du travail des enquêteurs, des policiers, des gendarmes, comme nous le sommes de la qualité des expertises. Parfois il est très difficile d'en obtenir.

La pression médiatique est extrêmement importante. À ce propos, je vous rappellerai l'affaire du « Chinois » en 2001 : une personne mise en détention provisoire, et remise en liberté par la chambre de l'instruction, avait commis plusieurs meurtres. D'où une réaction très vive de l'ensemble des médias et de certains députés dont vous-même, monsieur le rapporteur. Vous déclariez en effet à l'Assemblée nationale à l'adresse du garde des Sceaux : « Au moins quatre personnes sont mortes parce que le laxisme s'installe dans les esprits. Avez-vous l'intention de laisser la justice s'asphyxier en lui imposant de nouvelles contraintes comme « la loi Guigou » sans les moyens de les assumer, et de laisser ainsi s'épanouir impunité, laxisme et insécurité ? Savez-vous vraiment où vous allez ? »

Et la garde des Sceaux de répondre qu'il y a parfois des décisions de justice qui nous sidèrent ou nous révoltent. Il se trouve que le « Chinois » a été par la suite acquitté des faits qu'on lui reprochait. Il aurait donc fallu laisser en prison une personne innocente pour s'épargner un certain nombre de meurtres !

M. le Rapporteur : Je connaissais cette phrase. Je m'attendais à l'entendre. J'ai aussi mon stock. Mais ce n'est pas du tout mon état d'esprit.

M. Henri ODY : À propos du juge des libertés et de la détention, je me contenterai de faire quelques observations.

Premièrement, s'agissant de l'absence de statut du JLD : il est assez extraordinaire de présenter le JLD comme le pivot du système pénal, surtout depuis la loi « Perben 2 », et comme le contre-pouvoir du parquet, car le JLD n'a pas d'existence budgétaire. Ce n'est qu'un poste au sein du tribunal, ce qui favorise un turnover relativement important dans les petites et moyennes juridictions. Il n'est pas très sain que le JLD ne soit pas un magistrat spécialisé.

Deuxièmement, s'agissant du caractère solitaire du JLD : on a parlé de notre attachement à la collégialité, qui offre de multiples garanties. Or le JLD se trouve dans une position pire que celle de ses collègues. Lorsque vous êtes juge unique dans une audience pénale ou dans une audience civile, vous pouvez toujours, à la demande des parties ou de votre propre initiative, renvoyer le dossier devant une formation collégiale. Lorsque vous êtes JLD, vous n'avez pas ce pouvoir. Vous êtes obligé de statuer seul.

Troisièmement, s'agissant de ses conditions de travail : certains dossiers sont simples, avec un fait qui vient d'être commis, les 48 heures de garde à vue et une personne qui vous est présentée. Vous disposez d'un temps acceptable pour lire le dossier. Mais la personne peut vous être présentée après plusieurs semaines ou plusieurs mois d'enquête. Et vous voyez arriver dans votre cabinet, vers 18 ou 19 heures, six personnes avec trois ou quatre volumes de dossiers particulièrement indigestes. Concrètement, vous êtes bien obligé de prendre les dossiers, de les lire et de les terminer à trois ou quatre heures du matin. Le lendemain, vous devrez tout de même être présent à neuf heures en raison d'une prolongation de garde à vue ou une rétention d'étranger. Ces conditions de travail sont inacceptables pour le JLD et pour son greffier, mais aussi pour la défense et pour la personne qui nous est présentée. On ne peut pas avoir de débats sereins à deux ou trois heures du matin. Or c'est ce qui se passe quotidiennement dans nos juridictions.

Quatrièmement, s'agissant de la réforme du JLD : qu'on ait été pour ou contre, au départ, il y avait une certaine cohérence. Or cette cohérence s'est perdue. L'idée qui avait présidé à l'institution du JLD était d'apporter un autre regard que celui du juge d'instruction, celui d'un magistrat plutôt plus âgé et plus expérimenté. Elle a complètement disparu, en l'espace de deux réformes. Actuellement, le JLD peut être saisi directement par le parquet si le juge d'instruction refuse de le saisir ; et les fonctions de JLD peuvent être occupées, non plus par un magistrat expérimenté ayant le rang de vice-président ou de président, mais par un magistrat débutant qui sort de l'école.

Cinquièmement, s'agissant des pouvoirs du JLD, qui sont limités : on a parlé du délai qui sépare la fin de l'instruction du jour de l'audience. Cela peut prendre des proportions extraordinaires dans certaines cours d'assises, ou dans certains départements, à savoir : plusieurs mois. Cela échappe complètement au JLD, qui arrête son travail à partir du moment où la personne est renvoyée devant la juridiction de jugement. Assez curieusement, ce n'est pas lui qui maintient la personne en détention, c'est toujours le juge d'instruction.

Sixièmement, le fait que le JLD ne puisse siéger dans l'affaire comme le juge d'instruction est incompatible avec le fonctionnement des petites juridictions. Je préside actuellement une petite juridiction et j'ai le plus grand mal à composer une audience correctionnelle. J'ai pour voisine une juridiction encore plus petite que la mienne et je suis obligé, à chaque audience correctionnelle collégiale, d'envoyer un magistrat de mon tribunal dans le tribunal voisin. On ne peut pas continuer comme cela. L'idée de réformer la carte judiciaire est évidente pour celui qui est sur le terrain.

M. Jean-Michel MALATRASI : Jusqu'au début 2005, j'ai été président de la cour d'assises de Nice, et je suis maintenant président d'un tribunal départemental, juge des référés, juge aux affaires familiales, JLD, je fais des audiences de comparution sur reconnaissance de culpabilité, etc. Cela suffit à m'occuper.

Par rapport à ce que je fais aujourd'hui, la cour d'assises est la Rolls Royce de la justice. C'est encore une juridiction où on a le temps d'examiner les dossiers, de rencontrer tout le monde et de discuter. Surtout depuis la création d'une cour d'assises d'appel, c'est une juridiction qui, dans le principe, tourne bien. Mais les difficultés sont importantes, dans la mesure où le nombre de cours d'assises n'a pas varié, où le nombre de présidents de cours d'assises a été à peine augmenté. Les délais d'audiencement sont de plus en plus longs.

Devant la cour d'assises, la procédure est orale. Seul le président a le dossier. Les avocats, l'avocat général et les assesseurs, qui ne sont pas des spécialistes des assises, ne l'ont pas, et les jurés non plus. Cela peut créer des difficultés. En effet, ce sont les dernières déclarations faites à l'audience qui vont impressionner le plus la cour d'assises. Tout ce qui est dans le dossier passe parfois à la trappe. Il faudrait peut-être réfléchir à donner le dossier, ou du moins des extraits du dossier à tout le monde. Je ne vois pas pourquoi les jurés ne pourraient pas avoir au moins connaissance des pièces qui sont visées par le réquisitoire, qui sont visées par les avocats dans leur mémoire, qui sont visées dans la décision de la chambre de l'instruction qui renvoie devant la cour d'assises. Au XIXsiècle, les jurés n'étaient pas tous capables de prendre connaissance de certaines pièces, mais ce n'est plus le cas. Évidemment, il faudrait avoir des moyens supplémentaires, disposer d'un peu plus de temps et rémunérer les jurés un peu plus longtemps. On peut y réfléchir.

Parlons des agressions sexuelles dans la famille ou dans l'entourage, qui représentent 40 à 50 % des affaires aujourd'hui. Ce sont des affaires spécifiques et parmi les plus difficiles, dans la mesure où il n'existe pratiquement pas de preuves scientifiques. Nous n'avons que des témoignages du proche entourage. Et les délais de prescription font que nous jugeons des faits très anciens. On ne pourra donc qu'analyser la parole et procéder à des comparutions.

Qui voit les gens ? La cour d'assises et le juge d'instruction.

Une seule personne, le juge d'instruction, les aura vus pendant les deux ou trois ans de l'instruction. Il n'y aura eu qu'un seul regard. À mon sens, il faudrait au moins un double regard. Lorsque le JLD, lorsque la chambre de l'instruction statuent sur les éléments de l'instruction, ils n'ont pas vu les gens. Et la différence qu'il peut y avoir entre une audition et un écrit qui retranscrit une audition est vertigineuse.

Si le président les laisse parler assez longtemps, pose des questions courtes et ouvertes et permet aux différents intervenants de s'exprimer, on apprend ce qui s'est passé, quelles sont les interactions au sein de la famille.

Intervient également la parole de l'expert, qui est très importante elle aussi. Il faudrait disposer d'experts psychologues et psychiatres particulièrement intéressés par ce type d'affaires. Ce n'est pas la même chose d'évaluer la parole de l'enfant et de donner des éléments sur l'état dangereux ou non d'un braqueur de banque. Il faudrait aussi une analyse systémique, c'est-à-dire que les experts voient tout le monde. Cela demande qu'on crée des groupes d'expertise, comme cela se fait au Québec. Cela signifie aussi qu'il faut payer les experts. Aujourd'hui, un expert psychologue est payé 172 euros pour voir les gens, pour venir à la cour d'assises et à la cour d'assises d'appel. Quand il s'agit d'une expertise médico-psychologique, l'expert médecin touche 68 euros. Il faut le savoir. Il y a des départements, comme le mien, où il n'y a plus qu'un seul expert psychologue parce que les autres refusent. Il faudrait donc réétudier cette question de l'expertise.

Mme Catherine AYACHE : En tant que juge de l'application des peines, je souhaiterais vous donner un bref aperçu du fonctionnement et des responsabilités des JAP. En vertu des articles D. 116 et suivants du code de procédure pénale, nous sommes chargés de l'exécution des peines des détenus condamnés définitifs dans les établissements pénitentiaires de notre ressort. Nous ne travaillons que lorsque le parquet a pu procéder à l'exécution des peines. Il en ressort que le temps de détention sur lequel nous travaillons est parfois très court et que, d'autre part, il n'y a pas lieu de lier automatiquement un aménagement de peine avec la crainte d'une fin de peine sèche. Nous ne sommes pas des administrateurs de peines. Nous travaillons avec des détenus réinsérables. Leur demande est faite à travers une administration pénitentiaire qui doit apprendre à être à leur écoute. Ces détenus nous sollicitent pour nous donner des preuves, des garanties de réinsertion sociale, professionnelle, familiale, psychologique, compte tenu des faits commis. N'oublions jamais ces derniers.

Nous avons également un rôle prépondérant dans l'impulsion d'une politique de réinsertion. Cela signifie que nous devons avoir les moyens, la disponibilité d'aller à la rencontre des organismes existants ou à créer des organismes qui sont susceptibles de nous proposer des lieux de placement extérieurs, avec hébergement des détenus indigents, qui sont très nombreux, de nous proposer des tâches qui peuvent être exécutées sous forme de travaux d'intérêt général - mais des tâches ayant un sens pour la réinsertion des détenus.

Nous nous préoccupons de l'affiliation de chaque détenu à une caisse de sécurité sociale, pour qu'il puisse continuer ses soins à la sortie. Nous rencontrons le milieu médico-psychiatrique. J'aimerais qu'on puisse un jour discuter du secret partagé entre le milieu psychiatrique et le milieu de la justice.

Nous cherchons à mettre en place des suivis à l'extérieur pour les toxicomanes, les dépendants à l'alcool, les agresseurs sexuels, de tous les détenus qui sont soumis à des obligations ou injonctions de soins. Pour la mise en place du suivi socio-judiciaire, se pose le problème de la définition des relations entre le JAP, le médecin coordonnateur et le conseiller de probation. Nous ne cessons de débattre sur l'interprétation des textes concernant ce suivi, concernant le rôle du médecin coordonnateur lorsque nous en avons, lorsqu'il veut bien s'inscrire sur la liste, lorsque nous avons une liste. De l'avis de beaucoup d'entre nous, le médecin coordonnateur ne doit pas être l'expert qui est intervenu dans l'affaire ayant abouti à la condamnation du détenu en question. Se pose le problème de la mise en place du suivi psychologique sans lequel le détenu ne bénéficie pas de réduction de peine supplémentaire.

Il est nécessaire d'insister sur les vérifications indispensables des promesses d'embauche, des lieux d'hébergement qui sont souvent les lieux de commission des faits, et de travailler sur la protection des victimes. En débat contradictoire, nous avons besoin d'enquêtes de police, d'enquêtes qui sont demandées aux conseillers d'insertion, d'expertises, outre les expertises obligatoires. Dans un but de réinsertion, et dans le but de préserver le public des récidives, toutes ces enquêtes, ces expertises et ces vérifications ont un coût. Actuellement, il faut savoir que des experts, notamment parisiens, risquent de ne pas être payés, et cela nous inquiète profondément.

Je signalerai le manque de moyens en ce qui concerne les conseillers de probation et d'insertion, manque criant dans certains départements. Dans les Bouches-du-Rhône, un certain nombre de personnes parties à la retraite n'ont pas été remplacées. Il reste deux adjoints sans directeur et plusieurs postes vacants.

Nous n'avons que peu de prise directe sur les conditions de détention. Nous déplorons que la prison soit un lieu de garde ou d'asile, alors que le temps de détention pourrait être d'une grande utilité : lutte contre l'illettrisme, formation professionnelle, suivis psychothérapeutiques.

L'article 717-1 alinéa 2 du code de procédure pénale dispose que dans certaines circonstances, pour certaines infractions, notamment les viols, les agressions contre mineurs de quinze ans, il est nécessaire de permettre aux détenus d'avoir un suivi psychiatrique dans de bonnes conditions.

Il est dans nos fonctions d'adresser au garde des Sceaux un rapport annuel, dans lequel nous dénonçons régulièrement les conditions carcérales déplorables. Le rapport de M. Alvaro Gil Roblès, commissaire aux droits de l'homme, ne peut étonner que les ignorants.

En milieu ouvert, il semble utile de rappeler que le placement sous surveillance électronique statique, outre son coût, n'est réservé qu'à une population déjà bien insérée : il faut qu'elle ait un domicile fixe, qu'elle paie sa ligne téléphonique. Dès qu'un probationnaire avec son bracelet au pied ne paie pas sa ligne, nous ne pouvons plus le suivre. Il faut en outre qu'il ait un emploi rémunéré.

Le placement électronique mobile, dont le coût est particulièrement élevé, en admettant qu'il puisse se mettre en place, ne protégera vraisemblablement pas de la récidive. Même s'il y a autant de personnel derrière un écran qu'il y aura de bracelets à la cheville du détenu, on ne pourra pas vérifier la présence du probationnaire sur les lieux de l'infraction
- qui, au demeurant, ne vaudra pas condamnation.

Le travail du JAP, dans le suivi de ces mesures d'assistance et de contrôle, exige un dévouement au service public, une collaboration permanente et une disponibilité en temps réel. Si nous voulons rester efficaces, nous travaillons avec notre téléphone portable. L'administration pénitentiaire peut nous appeler à tout moment pour nous demander de rendre une ordonnance modificative d'horaires, pour statuer sur une difficulté de réintégration en quartier de semi-liberté, pour adapter l'aménagement de peine à la semi-liberté aux exigences de l'employeur.

Je tiens à rappeler que l'indigence matérielle des probationnaires et des détenus est monstrueuse. Certaines permissions de sortie ne sont pas exécutées parce que nous ne pouvons pas payer le ticket de métro !

Le juge d'application des peines doit jongler avec un arsenal de lois parfois élaborées dans un contexte émotionnel qui peut desservir la sérénité avec laquelle nous devons rendre la justice. Le risque zéro n'existe pas.

Enfin, il me semble que la mission légale et la responsabilité du JAP s'arrêtent à la date de fin d'exécution des obligations mises à la charge du détenu ou du probationnaire. Un relais doit alors être pris par d'autres institutions, médicales, psychiatriques, sociales.

M. le Président : J'indique à nos collègues que nous organisons les prochaines semaines des tables rondes avec les syndicats, dont l'USM, sur la garde à vue, l'instruction et la responsabilité des magistrats.

S'agissant de la mobilité, monsieur Barella, je suis très intéressé par ce que vous avez dit et par l'idée de recevoir des magistrats au conseil général de l'Isère.

S'agissant du CSM, vous avez parlé de sa saisine directe par le citoyen. Pour vous, c'est une idée séduisante, mais dangereuse en raison de risques de blocage, de recours dilatoire, voire de paralysie de la justice. Je vous rappelle que dans un projet de loi de 1998, qui n'a pas pu être voté et dont j'étais le rapporteur, était prévu le rattachement de la police judiciaire au ministère de la justice, ainsi que la création d'une commission de filtrage destinée à accueillir les recours des justiciables avant qu'ils ne soient transmis au CSM.

S'agissant toujours du CSM, on parle souvent d'en modifier la composition et de faire en sorte que les magistrats n'y soient plus majoritaires. Qu'en pensez-vous ?

Je suis très attaché, pour ma part, à l'échevinage. Il existe déjà dans les cours d'assises, au tribunal pour enfants, dans les juridictions consulaires, les tribunaux de commerce, les juridictions professionnelles, les conseils de prud'hommes. Mais ne pensez-vous pas que c'est une façon, pour vous comme pour nous, de fuir nos responsabilités : d'abdiquer celle, qui vous incombe, de rendre la justice et celle, qui est la nôtre, de faire en sorte qu'elle soit bien rendue ?

Nous sommes tous armés de beaucoup de courage et nous sommes tous convaincus qu'il faut réformer la carte judiciaire. Monsieur Barella, vous avez totalement tort de nous demander de le faire avant les élections. Il faut surtout ne rien commencer. Une fois les élections passées, très vite, dans l'année qui suivra, il faudra réformer cette carte judiciaire. Hier soir, dans l'ascenseur, un collègue m'a dit à l'issue de la séance : c'est une bonne idée de vouloir réformer la carte judiciaire, mais il ne faut pas tout m'enlever, quand même ! Il pensait à sa circonscription. Je l'ai rassuré en lui disant qu'il garderait le TGI, le tribunal d'instance et le tribunal correctionnel, mais qu'il faudrait sans doute aller vers la concentration, au chef-lieu des départements, des juges d'instruction, pour aboutir à cette collégialité dont on parle souvent.

M. Dominique BARELLA : J'accepte volontiers d'avoir tort. C'est vous qui êtes maîtres du temps politique.

Concernant le CSM, nous tenons dans deux mois, en Lituanie, notre réunion annuelle de l'Association européenne des magistrats. Si les magistrats étaient minoritaires, en France, au sein du CSM, nous serions un cas en Europe.

J'observe, par ailleurs, que dans l'ensemble des corps professionnels de notre pays, je n'en connais pas un dans lequel l'organe chargé de sanctionner serait composé minoritairement de membres de la profession concernée.

Si on modifie la composition du CSM pour qu'il y ait plus d'« autres » et moins de magistrats, que sera ce plus d' « autres » ? Va-t-on doubler le nombre des personnalités désignées par le président de la République, par le président du Sénat, par le président de l'Assemblée nationale ? Est-ce que ce sera un progrès ?

M. le Président : L'idée est de faire en sorte que les non magistrats soient nommés à une majorité qualifiée, des trois cinquièmes, par le Parlement, Assemblée nationale et Sénat réunis.

M. Dominique BARELLA : Je voudrais mettre à bas certains fantasmes. Les élus de l'USM, au sein de la formation « siège » du CSM, sont deux sur dix, et trois sur dix au sein de la formation « parquet ». Pourtant, je lis et j'entends que l'USM y ferait la pluie et le beau temps !

Il existe une seconde tendance, non dite, qui vise à faire disparaître le syndicalisme du CSM. J'ai défendu le syndicalisme, qui est un cheminement, une formation à la réflexion et une forme de compétence. Il peut apporter à de grandes institutions. J'ai été membre du CSM en 1994-1998, juste après la réforme. Je voudrais ajouter, sans violer le secret du délibéré, que bien souvent, les membres les plus durs, lorsqu'il s'agit de prononcer des sanctions, sont les magistrats.

Notre réflexion sur l'échevinage part d'une réflexion sur la question de la légitimité. On nous a souvent demandé quelle était notre légitimité. L'élection est-elle la seule légitimité, dans les institutions d'un pays démocratique et républicain ? Si tel était le cas, il faudrait élire le Gouvernement. N'existe-t-il pas de légitimité professionnelle ? Bien sûr que oui. N'existe-t-il pas une source de légitimité, dans le cadre du pouvoir judiciaire dans différents pays, qui est la Constitution ? Bien sûr que si.

Ne peut-on pas croiser les différentes légitimités ? Il ne s'agit pas de l'abandon d'une compétence. La possibilité d'écheviner existe déjà.

On parle de mélanger la légitimité directe du peuple lui-même, que nous connaissons dans le cadre des cours d'assises, et la légitimité constitutionnelle et professionnelle du magistrat. C'est plutôt une avancée. Mais les observations que vous avez faites, monsieur le président, sont justes : il y a bien une part d'abandon de responsabilité. L'idéal serait d'avoir des magistrats très bien formés, qui ont une grande expérience, qui sont compétents en psychologie comme en droit, qui n'attendent ni décoration ni avancement, qui sont totalement insérés dans la société et imperméables à toute pression sociale. Bref, des demi-dieux. Or nous ne sommes que de pauvres êtres humains et nous sommes heureux d'accueillir des assesseurs aux assises ou devant les tribunaux paritaires des baux ruraux.

M. le Président : Vous avez parlé de légitimité. Il y a des pays où les juges sont élus. Selon moi, c'est dangereux. Vous avez parlé de décorations. L'un de nos collègues, Alain Tourret, avait proposé qu'un magistrat en exercice ne puisse plus être décoré. Il faut réfléchir à cette idée.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Monsieur le président Barella, je vous ai écouté avec attention, ainsi que vos collègues. Je partage certaines des pistes de réflexion que vous nous avez soumises, notamment l'impérieuse nécessité de réformer la carte judiciaire. Celle-ci figurera dans notre rapport. Il faudra que les politiques prennent leurs responsabilités sur la durée et conservent leur courage politique quelle que soit la majorité politique le moment venu.

Vous dites que nous sommes à la 23place pour ce qui est du budget de la justice. C'est bien ce qu'indique une enquête du Conseil de l'Europe. Mais celui-ci intègre un certain nombre de pays de l'Est. Une étude de 2002 du même Conseil de l'Europe, qui se base sur la dépense en euros par habitant, place la France en 17e position. Je n'ai pas dit que c'était brillant, mais je tenais à le rectifier. La situation a dû néanmoins s'améliorer un peu, puisque le budget est passé de 4,5 milliards d'euros en 2002 à 5,9 milliards aujourd'hui.

Vous nous avez parlé de mobilité, de respiration, d'ouverture, etc. Concrètement, comment peut-on combiner cette mobilité avec l'unité du corps et l'inamovibilité ?

Que pensez-vous, d'autre part, du rapport Cabanes, qui n'a pas eu de suites ?

Vous appelez, par ailleurs, à plus de collégialité. Mais la chambre de l'instruction est une formation collégiale. Que pensez-vous de son fonctionnement ?

Vous appelez au renforcement des droits de la défense. Nous étions ensemble au palais de justice de Paris mardi. M. Paul-Albert Iweins, président du Conseil national des barreaux, a dit qu'il y avait un fossé, et le procureur général Lathoud, que nous avons entendu ici, a parlé d'hostilité et d'agressivité à propos des relations entre les magistrats et le barreau. Un avocat a indiqué que, lorsque la commission d'enquête s'était mise en place, on avait pu espérer un souffle nouveau, mais que, pour sa part, il avait constaté sur le terrain que rien n'avait changé. À votre avis, y a-t-il l'amorce d'un changement ?

Enfin, quelle est votre appréciation de la gestion des ressources humaines au sein de la magistrature ?

M. Dominique BARELLA : Sur la respiration et l'inamovibilité : vous savez que dans le cadre des corps recrutés par l'ENA, la mobilité est obligatoire. Je n'ai pas dit que la mobilité devait être obligatoire, mais qu'il fallait faciliter le départ en disponibilité ou en détachement des magistrats. Beaucoup sont prêts à le faire, parce qu'ils ont conscience que leur métier est très usant et qu'ils ont besoin d'aller s'enrichir à l'extérieur.

Il n'y a pas au ministère de la justice de véritable gestion des ressources humaines, de valorisation des parcours des magistrats. Nous avons des collègues remarquables qui viennent de la banque, des DRH, du barreau, qui ont des expériences en finances publiques, en droit financier, en psychologie... Nous avons maintenant une grande diversité d'expériences au sein de la magistrature par le biais des filières professionnelles, des concours complémentaires. Mais il n'y a pas de valorisation.

Il faut prévoir une respiration, notamment pour les collègues qui viennent du concours externe parce qu'ils sont arrivés plus jeunes et n'ont pas eu d'expérience professionnelle préalable.

L'inamovibilité est une garantie pour les citoyens, et non pour les magistrats ; elle vise à éviter qu'on ne retire une affaire à un magistrat sous prétexte qu'il ne plairait pas au pouvoir exécutif ou législatif. Je ne pense pas que ce soit un obstacle fondamental. Je vous rappelle que la durée de certaines fonctions est déjà limitée - président, juge d'instruction, etc.

Lors d'une réunion avec le ministère de la justice, nous avions fait une liste des orientations du rapport Cabanes que nous avions trouvées très intéressantes, et de celles qui nous paraissaient dangereuses ou pas intéressantes. Si vous le souhaitez, je vous transmettrai cette double liste.

M. le Rapporteur : Volontiers.

M. Dominique BARELLA : Votre objection sur la collégialité est très bonne. Nous voyons comment cela se passe dans les cours d'appel, où la collégialité se réduit à un rapport du conseiller rapporteur. Pour qu'elle existe concrètement, l'audience doit avoir lieu devant trois juges. Un collègue président d'assises vous l'a indiqué : lorsque vous avez devant vous des jurés et trois juges professionnels qui écoutent les débats, il y a une véritable collégialité et une véritable oralité.

Le système des juges rapporteurs est sans doute problématique. Il y a des charges énormes. Le premier président de la cour d'appel de Lyon rappelait que, dans sa cour, trois magistrats seulement traitaient 1 800 dossiers en appel !

M. le Rapporteur : Que suggérez-vous ? De modifier les fonctions du conseiller rapporteur ?

M. Dominique BARELLA : Il faut faire en sorte que la collégialité vive réellement. Il faut se pencher sur ce problème du rapporteur. Sinon, on est dans une fausse collégialité, avec un juge unique de fait.

Concernant les rapports avec les avocats, vous avez raison. Ils sont hélas mauvais. Est-ce que la commission aura un effet bénéfique ? D'un certain point de vue, oui, parce qu'elle a poussé les organisations professionnelles de magistrats et d'avocats, vous l'avez vu le 14 mars, à essayer de réfléchir tous ensemble pour s'exprimer face à vous et à l'opinion publique. Mais certaines expressions vont laisser des traces chez certains collègues. Les propos de certains avocats, notamment sur l'endogamie, n'ont pas fait beaucoup progresser les choses. Ces propos ont sans doute été le résultat d'années de frustrations et de difficultés pour exercer leur métier. Mais ils n'ont pas contribué à un rapprochement entre magistrats et avocats.

J'en parlais le 14 mars avec le président de la conférence des bâtonniers. Nous sommes toutefois bien décidés à faire en sorte que nos professions travaillent ensemble, et il faut que vous nous y aidiez. Une formation commune, plus ou moins importante, pourrait faire changer les mentalités. Il en serait de même des allers et retours simplifiés entre le barreau et la magistrature.

Le barreau, souvent, n'a pas conscience de la difficulté matérielle, des conditions de travail et des problèmes d'organisation que nous rencontrons. Quand vous êtes avocat, si votre photocopieuse tombe en panne, vous la changez. Si votre secrétaire est malade, vous prenez une intérimaire. Vous êtes votre patron et vous pouvez gérer le problème comme vous le voulez. Un magistrat, un président d'assises, un JAP, etc., n'a pas la maîtrise de sa sphère professionnelle et organisationnelle. Tout est décidé au niveau de la Chancellerie dans un climat de pénurie.

Mme Sabine ORSEL : Il y a effectivement une collégialité en appel au niveau de la chambre de l'instruction. Mais pourquoi cette collégialité serait-elle réservée aux juridictions d'appel ? Il serait important que, dès le stade de la première instance, il puisse y avoir une réflexion commune. C'est ce à quoi nous sommes habitués. Nous avons été formés dans le débat, dans la contradiction. Il faut qu'il puisse y avoir des échanges sur un dossier.

La collégialité limite les risques d'erreurs. Cela dit, il ne faut pas non plus penser qu'elle pourra tous les éviter, que l'on soit trois ou cinq à prendre une décision.

M. le Président : Ou trente, comme dans une commission d'enquête parlementaire...

M. Georges FENECH : Monsieur le président Barella, malgré tout ce que vous avez dit d'intéressant dans votre exposé liminaire, j'ai le sentiment d'un rendez-vous manqué. On a finalement réduit l'essentiel de notre rencontre à un problème budgétaire. Comment n'en pas parler ? Comment évoquer les problèmes de démocratie quand on a le ventre vide ? Mais imaginez ceux qui nous écoutent : Karine Duchochois, le couple Lavier, Mme Godard, etc. Ils attendent de nous de comprendre ce qu'il leur est arrivé ?

La question budgétaire évidemment essentielle. C'est une question récurrente. Souvenez-vous du rapport sénatorial Haenel-Arthuis, qui remonte à une quinzaine d'années. Nous avons un sentiment d'impuissance : même si beaucoup a été fait ces dernières années, on reste loin du compte.

Le procureur général Lathoud est venu nous dire qu'il n'avait pas d'assistant ni de collaborateur direct - alors qu'un parlementaire en a quatre ou cinq. La magistrature reste ce grand corps de l'État qui cumule à la fois la fonction de décider et celle d'exécuter sa propre décision, ce qui est un non-sens. Nous espérons que cette commission nous permettra d'avoir un meilleur budget.

Mais une fois qu'on a dit cela, on peut se trouver déçu lorsque vous agitez cette espèce de fantasme d'un règlement de compte des politiques vis-à-vis des juges. C'est vous qui l'avez évoqué tout à l'heure. Vous avez employé des mots très forts : haine des institutions, poujadisme. Or jamais dans notre esprit il n'est question de cela. Il n'y a pas de parlementaire anti-juges. Il y a un profond respect de l'institution judiciaire et de l'indépendance de la justice.

De grâce, ne réduisons pas ce débat qui est tellement attendu par nos concitoyens à une fausse querelle entre politiques et juges. Je regrette les premières réactions du CSM qui a saisi le Président de la République pour s'émouvoir de ceci ou de cela. Finalement, les choses se sont apaisées. Votre ton aujourd'hui le montre aussi...

M. le Président : Alors, n'y revenez pas, et posez votre question.

M. Georges FENECH : Je tenais à dire que je partageais votre souci sur la question budgétaire, et que nous sommes passés aujourd'hui sur ce qui me paraît l'essentiel. Finalement, l'affaire d'Outreau a été traitée de manière « luxueuse ». Combien d'avocats, de magistrats, de greffiers, combien de personnes sont intervenues - sans pour autant, d'ailleurs, empêcher le désastre ? J'attends davantage une réflexion qui porte, au-delà des moyens, sur la qualité de la justice et son système répressif sur lequel j'aurais aimé vous entendre davantage. Vous avez eu raison d'évoquer ces 832 détentions provisoires non suivies. J'aimerais vous entendre sur cette culture du doute. Comment arriver à mieux entendre la défense dans notre système répressif ? Il y a un déséquilibre entre l'accusation et la défense. C'est là-dessus que notre commission est attendue et qu'elle a un travail important à faire.

Comment améliorer notre système répressif pour que des personnes qui crient leur innocence pendant des années puissent être effectivement entendues ? Il faut que nous ayons un véritable juge-arbitre et non pas un juge trop souvent isolé, trop souvent à l'écoute de ses propres convictions.

M. Dominique BARELLA : Soyez assuré que, pour nous, ce n'est pas du tout un rendez-vous manqué. Beaucoup de choses ont été dites, peut-être même vous avons-nous « saoulés ». Mais il n'y a pas eu que du matériel. Aujourd'hui, nous vous avons fait plus de quarante propositions, ce qui n'est pas rien.

Je connais Mme Roselyne Godard et Mme Karine Duchochois pour avoir participé à un colloque avec elles et pour les avoir rencontrées sur les plateaux de télévision. Leur espérance, qui croise la nôtre, est d'avoir une justice de qualité. Nous devons tout faire, magistrats et législateurs, pour sortir par le haut de cette terrible affaire d'Outreau.

Tout le monde sait que vous voulez la suppression du juge d'instruction. On reproche à ce dernier de devoir instruire à charge et à décharge. Et on nous dit : puisqu'on ne peut pas instruire totalement à charge et à décharge, enquêtons totalement à charge. Comme l'idéal n'est pas accessible, soyons de mauvaise foi, utilisons le système que l'on connaît en Angleterre et aux États-Unis.

Pour ceux qui sont favorables au système de « tolérance zéro », je rappelle qu'il y a aux États-Unis 2 millions de détenus, ce qui correspond, ramené à la population française, à 400 000 détenus. 95 % des affaires font l'objet d'un accord entre l'accusation et la défense, laquelle ne connaît pas l'intégralité des pièces de l'accusation. Je conseille à la commission d'entendre MInchauspé, qui a écrit deux livres passionnants sur les systèmes anglais et américain.

Enfin, pour ma part, je ne passe pas mon temps à regarder le système judiciaire ou le système économique américain. Je suis fier de notre pays, de nos traditions économiques et judiciaires. Nous devons tout faire pour les améliorer et je ne vois pas pourquoi nous prendrions le risque d'ouvrir le marché juridique français aux cabinets américains. Le système américain est inégalitaire, il est fait pour une défense de riches, avec des procès qui durent une éternité. Quand on s'appelle O.J. Simpson, on peut se payer un bataillon d'experts et quarante avocats. Pas quand on est un pauvre hère. Et puis, qui, en France, pourrait se payer, dans un système accusatoire, des heures d'avocats, quand on sait qu'un grand pénaliste, à Paris, coûte 500 euros de l'heure ?

M. Georges FENECH : Je n'ai jamais défendu le système américain !

M. le Président : Je sais, mais nous aurons l'occasion de revenir sur l'instruction à la française, sur le système accusatoire, etc., la semaine prochaine, lors de la table ronde consacrée à la réforme de l'instruction.

M. Bernard DEROSIER : Les responsables de l'USM nous ont livré beaucoup d'éléments de leur propre réflexion. Je voudrais réagir aux propos de M. Bride qui a dit que la loi organique sur les lois de finances compliquait la tâche des magistrats. Ce n'est pas la première fois que je l'entends.

La loi organique est à mes yeux le meilleur moyen de contrôle du Parlement sur les dépenses publiques. Mais à Outreau, ce n'est pas la loi organique qui a fait qu'on ne puisse pas enregistrer les dépositions des enfants, photocopier les dossiers pour les remettre à la défense. C'est tout autre chose.

N'est-ce pas sur l'administration de la justice qu'il faut se pencher ? L'institution judiciaire doit s'adapter et trouver, aux côtés des magistrats, des fonctionnaires compétents pour régler tous ces problèmes d'administration. Qu'en pensez-vous ?

M. Thomas BRIDE : Nous avons eu, à Sens, une affaire très médiatique. Si cette triste histoire avait eu lieu cette année, aurait-il fallu, avant de commencer à creuser la terre d'un pavillon, lancer trois devis pour tenter de louer pour moins cher le meilleur tractopelle ? Quand je dis que la LOLF complique notre travail, c'est parce que c'est, effectivement, ce qui se passe tous les jours. Les enquêteurs doivent maintenant nous contacter pour être autorisés à faire la moindre dépense.

Le rapport dont nous parlions dénonçait l'importance des frais de justice. J'observe que ce ne sont pas les magistrats qui tarifient les actes, qui décident que pour deux identifications de numéros de téléphone, pour obtenir l'identité des deux titulaires de ligne, c'est 4 euros par numéro et quelque 60 euros de frais de dossier ! De mémoire, cette année, à Sens, nous aurons 450 000 euros de frais de justice, contre quasiment le double l'année dernière, eu égard notamment à l'affaire dont je parlais tout à l'heure.

M. Bernard DEROSIER : Cela n'a rien à voir avec la LOLF.

M. Thomas BRIDE : Cela a un rapport avec la LOLF, dans le sens où les crédits qui nous ont octroyés pour les frais de justice sont limitatifs, et ont été fixés cette année à 450 000 euros.

M. Bernard DEROSIER : Non, c'est le problème des moyens du budget. Ce n'est pas la LOLF.

M. Thomas BRIDE : C'est une conséquence directe de la loi de finances.

M. le Président : De la loi de finances, oui, mais pas de la loi organique relative aux lois de finances. La loi organique organise la gestion du budget de l'année « n ».

M. Dominique BARELLA : C'est tout de même depuis la LOLF que les frais de justice criminelle sont devenus des crédits limitatifs et non plus évaluatifs. C'est en ce sens que la LOLF a un peu compliqué les choses.

Il ne s'agit pas du tout pour nous de critiquer le travail parlementaire et son contrôle des finances de l'État. Nous essayons de faire remonter des dysfonctionnements, qui ont été constatés - dysfonctionnements toujours possibles, même quand les textes sont bons.

M. Bernard DEROSIER : D'où la nécessité d'une administration de la justice.

M. Dominique BARELLA : J'appelle votre attention sur les « râleries » des médecins hospitaliers contre l'administration de l'hôpital, qui est totalement autonome. C'est une bagarre insensée. Vos collègues passent leur temps à se plaindre de ce système. Il faut être très prudent en la matière.

M. Jacques FLOCH : Cela a été un progrès considérable en matière de santé.

M. le Président : La parole est à M. Jean-Paul Garraud, rapporteur pour avis du budget de la justice à la commission des Lois.

M. Jean-Paul GARRAUD : Je partage un certain nombre des observations que vous avez formulées, notamment sur le système anglo-saxon, sur la grandeur et la misère du métier de magistrat, et sur le risque de clivage entre le politique et le judiciaire, qui serait désastreux pour le fonctionnement de la société et de l'État.

Il est bien certain qu'une des premières causes de dysfonctionnement des systèmes judiciaires tient aux moyens de la justice. Comme vous l'avez rappelé, de nombreuses réformes du code de procédure pénale ont été prises depuis trente ans. On a multiplié les procédures, les recours, les garanties pour tenter d'éviter l'erreur judiciaire. Ces réformes multiples et variées ont été dévoreuses de moyens humains et matériels. Le problème qui se pose aujourd'hui, c'est d'élaborer des réformes qui ne se superposent pas forcément aux autres, sans pour autant limiter les garanties contre les risques d'erreurs judiciaires.

Finalement, malgré les efforts budgétaires, malgré l'augmentation du nombre de magistrats, la situation est la même dans les tribunaux. Les procédures sont très complexes et vous êtes astreints à respecter des formalités de plus en plus lourdes. Comment arriver à faire simple tout en garantissant les droits des individus ?

M. Dominique BARELLA : Je rappelle que, dans le cadre de la LOLF, le programme « justice judiciaire » s'élève à 2,2 milliards d'euros. Le budget de la justice anglaise est de 10 milliards d'euros, alors même qu'elle ne prend pas en charge la pénitentiaire, rattachée au ministère de l'intérieur. Je rappelle cela pour vous donner une idée des différences de périmètre d'intervention budgétaire dans les différents pays d'Europe.

C'est à vous, et ce n'est pas aux magistrats, d'arbitrer entre les nécessités budgétaires et les nécessités des libertés publiques. C'est à vous de dire : voilà ce que coûte une mesure indispensable en matière de libertés publiques et de sécurité des Français. Nous l'assumons budgétairement ou nous ne l'assumons pas. Ce n'est pas aux magistrats de vous dire : ne faites pas cette réforme, parce qu'elle serait trop coûteuse en moyens ou en matériels.

La collégialité peut être une garantie, mais elle a un impact. J'ai commencé mon intervention en disant que si vous vouliez faire des économies d'échelle, il vous fallait recentrer le juge sur ses missions. Nous avons entamé, à la demande de l'USM et du ministère de la justice, un état des commissions administratives inutiles dans lesquelles les magistrats perdent un temps fou. Le travail a été commencé par les commissions dont la composition pouvait être modifiée par décret. Mais il est en panne s'agissant des commissions dont la composition dépend de la loi. C'est un exemple.

Mme Sabine ORSEL : J'ai l'exemple d'une réforme qui part d'une très bonne intention, mais qui vient manger une partie de l'augmentation du budget de la justice : l'obligation de notifier aux victimes l'ouverture d'une information judiciaire pour les aviser de leur droit à se constituer partie civile. Il faut les aviser par courrier recommandé. Si elles se constituent partie civile, on leur notifie, toujours par courrier recommandé, les droits qu'ils ont du fait de leur constitution de partie civile. On leur notifie la fin de l'information et l'ordonnance de règlement.

Si quelqu'un a volé un chéquier et fait 40 ou 50 chèques, je vais devoir envoyer 40 ou 50 courriers recommandés à des gens qui ont subi un préjudice d'une trentaine d'euros. Et s'ils se constituent partie civile, comme ils en ont tout à fait le droit, j'enverrai 40 ou 50 recommandés, etc. Et si j'ai soumis le mis en examen à une expertise psychologique ou psychiatrique, je notifierai à nouveau, avec 40 ou 50 recommandés, les conclusions de l'expertise en question.

Il est très important que les victimes soient avisées de l'ouverture d'une information, de leur droit à se constituer partie civile. Cependant dans un dossier de ce type, il faudra payer 300 ou 350 fois un courrier recommandé pour un préjudice qui n'est pas très important. Et cela est pris sur le budget de la juridiction. Les augmentations récentes du budget de la justice sont aussi utilisées pour les coûts supplémentaires induits par les récentes réformes de la justice.

M. Jean-Michel MALATRASI : Je rejoins ce que vous disiez, à savoir que la LOLF est un progrès, dans la mesure où elle nous oblige à définir des objectifs. Mais on ne peut pas faire de progrès avec une tirelire vide.

On a créé les juges d'application des peines. Dans mon département, il y en a bien un, mais on nous a alors supprimé le juge aux affaires familiales, qui s'est trouvé « transformé ». Maintenant, nous n'avons plus de JAF et nous partageons le travail du JAF. Et évidemment, les affaires familiales vont être embouteillées.

Le budget de fonctionnement, en 2005, pour mon département, était de 395 000 euros. En 2006, on m'alloue 275 000 euros. J'ai donc perdu 27 % de ma dotation. Comment ferai-je pour chauffer mon tribunal, qui est en montagne, jusqu'au mois de décembre ? Je ne sais pas. Comment ferai-je pour payer le téléphone ? Je ne sais pas.

La LOLF oblige à des efforts. Nous avions 1 100 000 euros de frais de justice en 2004. En y réfléchissant et en commençant à appliquer la LOLF, nous sommes descendus à 661 000 euros. Mais cette année, on nous alloue 437 000 euros, alors qu'on ne peut plus faire mieux.

Comment finirons-nous l'année ? Comment payer le fioul, l'électricité, les experts, les enquêtes sociales ? Je ne sais pas. Je pense que le 15 octobre, on n'aura plus de crédits. Oui pour la LOLF, mais donnez à la LOLF les moyens de fonctionner. Il est légitime que vous contrôliez nos dépenses, mais encore faut-il que nous ayons les moyens de remplir les objectifs que nous nous fixons.

M. le Président : Peut-être est-il dommage de terminer sur cet aspect des choses. Mais il faut des réformes, tout le monde en est convaincu. Il faut aussi des moyens à la justice.

Merci, monsieur le président Barella, merci mesdames et messieurs.

Audition de Mme Aïda CHOUK, présidente, M. Côme JACQMIN, secrétaire général,
Mmes Délou BOUVIER, secrétaire générale adjointe,
Agnès HERZOG, Hélène FRANCO et M. Eric ALT,
vice-présidents du Syndicat de la magistrature



(Procès-verbal de la séance du 16 mars 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Madame la Présidente, mesdames, messieurs, je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire dite d'Outreau.

Comme je l'ai dit à la délégation de l'USM qui vous a précédés, l'audition d'aujourd'hui se situe à la charnière de nos travaux. La commission d'enquête a été chargée de rechercher les causes des dysfonctionnements de la justice dans l'affaire dite d'Outreau. Après avoir entendu les personnes directement concernées par cette affaire, magistrats, avocats des acquittés, des condamnés, des parties civiles, policiers, services sociaux, experts, médias, nous ouvrons ce matin un second cycle d'auditions consacrées aux réformes nécessaires, puisque l'autre vocation de la commission est de formuler des propositions pour éviter le renouvellement des dysfonctionnements que l'on a constatés.

Je vous rappelle que des représentants de votre syndicat seront aussi invités à participer, à partir de la semaine prochaine, à des tables rondes thématiques sur la garde à vue, la réforme de l'instruction et la responsabilité des magistrats. Aussi je vous demanderai, dans la mesure du possible, de ne pas aborder ces questions. Nous parlerons ce matin avec vous du fonctionnement de la justice en général, des réformes à y apporter et des moyens de la justice.

L'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vais donc vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(Les personnes auditionnées prêtent successivement serment).

La commission va procéder maintenant à votre audition, qui fait l'objet d'un enregistrement.

Mme Aïda CHOUK : Le Syndicat de la magistrature est le second syndicat de magistrats, dont il représente le tiers. Pour nous, l'affaire d'Outreau est très importante. Elle a eu un retentissement extraordinaire dans la société, interrogeant tant les citoyens que les médias ou l'institution judiciaire. Il nous semblait très important de dépasser l'émoi légitime suscité par cette affaire pour réfléchir sereinement et rationnellement sur les questions de justice. C'est pourquoi nous avons accueilli favorablement la création de votre commission d'enquête parlementaire. Il nous semblait important que chacun des acteurs puisse s'exprimer, qu'un débat apaisé puisse s'instaurer et que des propositions de réforme puissent émerger, afin de garantir les droits des justiciables.

Nous redoutions certains écueils, tels qu'un rejugement de l'affaire ou la recherche des responsabilités individuelles des acteurs de la procédure. La recherche de telles responsabilités, que nous ne fuyons pas, relève d'autres instances. C'est pourquoi nous avons été amenés à vous interpeller. Nous avons constaté que le débat s'était apaisé. C'était d'ailleurs le sens de la journée que nous avons organisée mardi dernier en compagnie des autres syndicats de magistrats et des organisations professionnelles d'avocats. Nous voulions montrer que nous souhaitions vraiment un dialogue de fond avec l'ensemble des partenaires sur les questions de justice.

Nous suivons attentivement les débats de la commission d'enquête depuis le début. Certains des constats que vous avez faits rejoignent l'analyse globale que nous faisons de la justice pénale ces dernières années. Aujourd'hui nous ne découvrons pas les conditions de déroulement de la garde à vue, la place réduite qui est faite à la défense et au contradictoire, et, de manière générale, l'inégalité des armes dans la procédure pénale. Nous ne découvrons pas non plus les problématiques posées par l'évolution du parquet, les difficultés liées au traitement de la délinquance sexuelle ainsi que le recours excessif à la détention provisoire et à l'incarcération.

Après les attentats du 11 septembre 2001, la campagne présidentielle de 2002 a été centrée quasi uniquement sur les questions de sécurité, rendant impossible et inaudible la défense des principes fondamentaux : présomption d'innocence, procès équitable et droits de la défense. Dès 2001, des syndicats de policiers avaient dénoncé des décisions de mise en liberté en les qualifiant de « bavures judiciaires ». La loi sur la présomption d'innocence a été qualifiée de « loi des voyous », et certains responsables politiques ont mis en cause des magistrats qui avaient opté pour la liberté plutôt que pour la détention.

Le message adressé à l'institution judiciaire était clair : mieux valait maintenir parfois des innocents en prison ; la liberté était devenue une prise de risques inutile. Ce contexte sécuritaire a été largement orchestré par les médias et a eu un impact très important sur les pratiques professionnelles des magistrats. Depuis 2001, le nombre de détentions provisoires et la population carcérale ont augmenté de 25 %.

Cette évolution a été parachevée par l'exploitation politique de nombreux faits divers. Sous le coup de l'émotion, on a voté des lois déséquilibrant toujours plus le procès pénal. Depuis longtemps, le Syndicat de la magistrature a milité pour que les victimes aient une vraie place dans le processus pénal, mais nous estimons que la justice pénale ne doit en aucun cas se réduire à l'idée de vengeance.

Nous avons dénoncé cette inflation législative qui déséquilibrait la procédure pénale, rompant le nécessaire équilibre entre les parties au procès. Ainsi, la garde à vue a été portée à six jours en matière de terrorisme. On a noté ces dernières années une volonté de réduire les audiences publiques, dont l'affaire d'Outreau a pourtant démontré l'intérêt, ainsi qu'une réduction drastique de la collégialité pour un juge unique qui, évidemment, est d'un coût moindre.

Nous vous avons également alertés sur les difficultés qu'ont les magistrats aujourd'hui d'assumer leur rôle constitutionnel de garants des libertés individuelles.

Les pouvoirs du garde des Sceaux sur les magistrats du parquet ont été renforcés. Ces magistrats sont sommés de « faire du chiffre » au détriment de la protection des libertés publiques. La procédure de traitement en temps réel s'est généralisée, on décide au téléphone des orientations de procédure et il faut savoir que dans certains tribunaux les magistrats du parquet n'ont même pas le temps de lire les dossiers. On ne leur fixe pas comme priorité de diriger et de contrôler la police judiciaire. Le contrôle des gardes à vue et des lieux de détention est devenu virtuel.

Les magistrats du siège subissent également la pression des attentes sécuritaires. Encore récemment, des JLD ont été rappelés à l'ordre par leur hiérarchie parce qu'ils avaient libéré des étrangers dans le respect des droits fondamentaux. En novembre 2005, au moment des émeutes, on a incité les magistrats à faire des comparutions immédiates et à placer des gens en détention provisoire au nom d'impératifs d'ordre public, alors que les dossiers étaient vides.

Cette affaire d'Outreau nous a rappelé combien le traitement de la délinquance sexuelle est devenu un droit d'exception. La France est le pays le plus répressif d'Europe en la matière : les condamnés pour agression sexuelle représentent 23 % des condamnés définitifs, alors que la moyenne européenne est seulement de 5 %. Le viol et les agressions sexuelles sont la première cause d'incarcération des condamnés. Ces chiffres résultent notamment d'une multiplication par deux des condamnations pour ce type d'infraction entre 1984 et 2001, ainsi que du quantum des peines prononcées.

Ces dernières années, on a caricaturé cette image du délinquant monstrueux, qui justifie tous les excès législatifs. Ainsi, la loi « Perben 2 » prolonge le délai de prescription en matière d'infractions sexuelles jusqu'à vingt ans après la majorité du plaignant. Alors que le scandale de l'affaire d'Outreau avait éclaté, une loi a imposé aux magistrats de décerner des mandats de dépôt en cas de récidive dans le domaine des infractions sexuelles, comme si l'appel n'avait plus aucun intérêt.

Après Outreau, le Syndicat de la magistrature estime effectivement qu'il faut repenser et réformer la justice. Mais il faudra le faire de manière globale. Outreau n'est pas le seul dossier où il y a eu des détentions provisoires injustifiées. En 2004, le nombre d'indemnisations dues à ce titre a augmenté de 36 %. Souvenons-nous de l'affaire Chalabi instruite par la section antiterroriste, qui a abouti à 57 relaxes après des années de détention provisoire.

Délinquance sexuelle et terrorisme ont justifié la création de droits et de procédures d'exception limitant les garanties fondamentales et le droit au procès équitable. Insidieusement, ces droits d'exception ont contaminé le droit commun.

Outreau doit nous permettre aussi de repenser la justice de manière globale. Cette affaire fait partie des 5 % qui bénéficient d'une instruction préparatoire. 95 % des dossiers passent par une justice que nous qualifions « d'abattage ».

En 2004, les comparutions immédiates ont été à l'origine de 33 % des entrées en prison. Ces audiences, qui à l'origine, devaient rester exceptionnelles, tendent à se généraliser et à augmenter constamment depuis ces quinze dernières années. Ces audiences sont très longues, surchargées et ne sont satisfaisantes ni pour les victimes ni pour les plaignants. Ni les unes ni les autres n'ont le temps de constituer un dossier intéressant à soumettre à l'appréciation du tribunal.

La récente procédure issue de la loi « Perben 2 », la procédure de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, est très peu garante de droits. Elle est maîtrisée par les parquets qui sont soumis à l'exécutif, qui a le monopole des propositions de peine. Elle repose sur l'aveu, au mépris d'un débat de fond en audience publique.

Le constat que nous faisons est assez alarmant, mais nous ne sommes pas les seuls à le faire. Depuis quelques années, les rapports des instances européennes et internationales ont dénoncé l'état de nos lieux d'enfermement : prisons, lieux de rétention, les restrictions du droit d'asile qui exposent les ressortissants étrangers à des risques de torture dans leur pays d'origine, la place restreinte faite à l'avocat, notre difficulté à sanctionner les violences policières et, de manière générale, l'indigence de notre justice. Cette liste n'est pas exhaustive. Les rapports se succèdent également en France, mais restent sans suite. Ainsi, les rapports parlementaires de 2000 s'insurgeant contre les « prisons de la honte » ne se sont pas traduits par une véritable réforme pénitentiaire.

Aujourd'hui, pour qu'il y ait des changements, il faudrait une véritable volonté politique. Or, pour accomplir des réformes progressistes dans le domaine des libertés, il faut du courage politique. Ce courage politique a existé en son temps quand la peine de mort a été abolie. Nous espérons que les travaux de la commission et les débats qui en découleront permettront cette évolution.

Après ce constat, le Syndicat de la magistrature vous fait des propositions pour une autre justice.

M. Côme JACQMIN : Dans l'affaire d'Outreau, comme dans bien d'autres, les équilibres, les contrôles, les délais prévus par le code de procédure pénale n'ont pas joué leur rôle. La réflexion ainsi ouverte sur notre justice pénale doit permettre de repenser notre équilibre institutionnel pour assurer les garanties d'un procès équitable. Les garanties de nature à repenser le respect effectif de la présomption d'innocence et des droits de la défense doivent également être renforcées. Mais cette justice pénale indépendante, rééquilibrée et responsable ne peut se concevoir sans la promotion d'une justice démocratique, plurielle dans son recrutement et enrichie dans sa formation.

Le parquet est à la fois omniprésent dans la procédure pénale et totalement subordonné au pouvoir exécutif. La loi « Perben 2 », qui a fait du garde des Sceaux le chef de la politique d'action publique, a mis la touche finale au déséquilibre. L'écrasante majorité des enquêtes pénales est aujourd'hui supervisée par un magistrat du parquet, qui est chargé du contrôle de l'enquête et du choix des procédures. Il va jusqu'à exercer des pouvoirs quasi juridictionnels, mais est subordonné au ministre de la justice. Dans une telle configuration, supprimer le juge d'instruction pour transférer ses prérogatives à un parquet dépendant serait donner au ministre de la justice la possibilité de neutraliser définitivement les investigations sur les dossiers gênants. L'emprise déjà importante de l'exécutif sur le judiciaire serait ainsi consacrée au détriment de la séparation des pouvoirs et, surtout, du procès équitable.

L'indépendance du parquet est le préalable incontournable d'une réforme ambitieuse, confiant au magistrat du parquet l'enquête pénale. Afin d'éviter l'écueil de chefs de parquet tout puissants et détenteurs d'un pouvoir éclaté, sans unité possible de la politique pénale, le principe de légalité des poursuites, tempéré par la loi dans les domaines et pour les infractions ciblées par le seul législateur, doit remplacer le principe actuel d'opportunité des poursuites.

Un juge chargé de toutes les mesures touchant aux libertés individuelles et une défense renforcée dans ses prérogatives constituent la contrepartie de ce statut nouveau qui serait donné au parquet. Nous vous proposons donc la création d'un juge de l'instruction, qui serait le garant d'une procédure contradictoire.

Ce nouveau juge serait en charge de la mise en état de l'enquête pénale et des mesures touchant aux libertés individuelles. Le parquet serait tenu de justifier devant lui des diligences effectuées et de l'avancement de l'enquête. Ce magistrat aurait pour rôle de fixer les délais impartis à l'enquête. Il serait compétent tant en matière criminelle qu'en correctionnelle, pour apprécier l'opportunité des actes d'enquête nécessaires. Il ordonnerait les expertises, des perquisitions, les écoutes téléphoniques, les saisies et statuerait en matière de contrôle judiciaire et de détention provisoire. Il assurerait ainsi la mise en état de l'enquête pénale, dans une mission d'arbitrage entre le parquet et la défense, indispensable au respect de l'égalité des armes. Il siègerait en formation collégiale pour prendre les mesures les plus graves telles que la détention provisoire ou le contrôle judiciaire.

La qualité de l'enquête pénale dépend largement des services d'enquête. La tutelle actuelle du ministre de l'intérieur pèse lourdement sur l'indépendance et les marges d'action des officiers de police judiciaire. Le rattachement aux juridictions des officiers de police judiciaire s'avère donc indispensable.

L'équilibre de la justice pénale repose aussi sur le « contre-regard » de la défense, qui nous sert à mieux juger. La réforme pénale que nous préconisons doit assurer une possibilité d'intervention de la défense à tous les stades de la procédure. La présence effective et active de la défense ne doit plus être l'apanage de quelques justiciables dont les moyens financiers ou l'intérêt de l'affaire leur permettent d'accéder à une défense de qualité. Cela passe nécessairement par un abaissement significatif du seuil d'admission au bénéfice de l'aide juridictionnelle et par l'accroissement de la rémunération servie à ce titre aux avocats.

Dans une vision plus ambitieuse encore, la création de services d'avocats de défense sociale ou d'un véritable service public de la défense, dont la rémunération serait garantie par l'État, pourrait être envisagée. Elle n'est pas incompatible avec la nécessaire indépendance de la défense.

Ce nouvel équilibre permettrait de pallier les inconvénients de notre actuel système inquisitoire, sans tomber dans les travers d'un système accusatoire.

La mise en place d'un contrôle démocratique d'une justice qui serait ainsi plus indépendante est le corollaire indispensable de cette réforme.

Dans notre architecture institutionnelle, c'est au Conseil supérieur de la magistrature qu'il appartient de garantir l'indépendance et de l'institution judiciaire et de veiller au respect de la séparation des pouvoirs. Or, actuellement, 95 % des nominations de magistrats échappent au CSM et restent contrôlées par la chancellerie. Le CSM peut empêcher la nomination à un poste d'un magistrat du siège, mais il ne peut pas y substituer le candidat qu'il juge plus apte à occuper ce poste. Pire encore : l'avis du CSM n'a aucune valeur contraignante vis-à-vis du garde des Sceaux en ce qui concerne les nominations au parquet. Je ne parlerai pas des procureurs généraux, qui restent nommés en conseil des ministres, sans aucun avis du CSM.

Le CSM, pour jouer pleinement son rôle constitutionnel, doit voir sa compétence élargie. Il doit être consulté sur toutes les questions relatives au fonctionnement de la justice telles que l'organisation judiciaire, le budget de la justice, la formation des magistrats. En matière de nomination, nous sommes favorables à ce que le CSM soit compétent pour décider de l'ensemble des nominations des magistrats, du siège comme du parquet, ainsi que de l'intégration directe ou sur titre dans la magistrature.

Pour lui permettre ces compétences élargies, ses moyens et son autonomie budgétaires doivent être renforcés. Il est indispensable de créer un corps d'inspecteurs, qui lui serait rattaché, lesquels seraient susceptibles de l'aider dans sa mission disciplinaire, voire d'assurer une mission d'évaluation rénovée telle que nous l'aborderons tout à l'heure.

Afin que soient assurées l'autonomie et la légitimité démocratique de cette institution, la composition actuelle du CSM doit être repensée elle aussi. Le Président de la République et le garde des Sceaux, membres du pouvoir exécutif, ne doivent plus en faire partie. En revanche, pour garantir un regard citoyen sur la justice, le CSM doit être composé majoritairement de membres extérieurs au corps judiciaire. Actuellement, trois personnalités extérieures sont désignées par le Président de la République et les présidents des deux Assemblées parlementaires. Nous proposons que les membres extérieurs du CSM soient élus par le Parlement selon un mode de scrutin pluraliste. Accessoirement, les représentants des magistrats devraient être élus au scrutin proportionnel direct.

Cette nouvelle architecture institutionnelle resterait cependant insatisfaisante si elle n'était pas accompagnée d'une véritable interface entre les citoyens et la justice. Nous proposons pour cela la création d'une nouvelle institution, qui réponde aux nombreuses réclamations adressées actuellement à diverses institutions judiciaires, sans faire l'objet d'un traitement transparent et cohérent. Une telle situation est source de méfiance et d'incompréhension de la part des justiciables.

Cette institution autonome serait chargée de recevoir les réclamations des usagers, qu'elles concernent les dysfonctionnements des services ou les comportements individuels d'un professionnel ou d'un auxiliaire de justice, magistrat, greffier, huissier, avocat... Elle répondrait aux réclamations et les orienterait vers les institutions compétentes, y compris les institutions disciplinaires, dont le CSM.

Le débat sur la responsabilité des magistrats occupe et divise les professionnels de justice, les observateurs du monde judiciaire et les citoyens. Rappelons que les magistrats sont responsables civilement, disciplinairement et pénalement pour les infractions qu'ils pourraient commettre dans l'exercice de leurs fonctions.

La faute lourde personnelle du magistrat engage la responsabilité de l'État. Ce régime de responsabilité ne se distingue de celui applicable aux autres agents publics que par l'interdiction d'exercer à leur encontre une action directe engageant leur responsabilité financière personnelle.

Nous sommes favorables à une évolution de la responsabilité du service public vers la faute simple - déjà largement en germe dans la jurisprudence actuelle de la Cour de cassation.

L'État, lorsqu'il est condamné à indemniser l'usager de la justice, dispose d'une action récursoire qui lui permet de se retourner vers le magistrat qui, par sa faute personnelle, a causé un préjudice. À ce jour, cette action récursoire n'a jamais été engagée. Rien n'interdit de le faire. Si elle devait effectivement être exercée, elle devrait être limitée dans son quantum et soumise à l'autorisation préalable du CSM, comme le recommande d'ailleurs la Charte européenne sur le statut des juges adoptée au sein du Conseil de l'Europe. De même, un système d'assurance professionnelle, à l'instar de celui dont bénéficient les enseignants, devrait être mis en place. Enfin, des régimes de responsabilité sans faute, qui existent déjà dans certains cas, pourraient être développés.

La loi organique du 25 juin 2001 a renforcé l'effectivité du droit disciplinaire. Le garde des Sceaux n'est plus le seul habilité à saisir le Conseil supérieur de la magistrature en matière disciplinaire. Les audiences disciplinaires du CSM sont maintenant publiques en principe, ce qui est tout à fait exceptionnel en matière de droit disciplinaire.

Le CSM prononce chaque année des sanctions tout à fait rigoureuses et effectives. Les insuffisances professionnelles ne sont pas exclues du champ disciplinaire. Pour autant, nous pensons que le « mal jugé » que constitue l'erreur d'appréciation du droit ou du fait dans le cadre de l'acte juridictionnel ne doit pas constituer une source de responsabilité, ni du service public, ni du magistrat. Cela favoriserait une autocensure des pratiques judiciaires les plus favorables à la liberté.

Le nouvel équilibre institutionnel auquel nous sommes favorables, s'il n'incluait pas l'indépendance du parquet et la réforme du CSM, serait inacceptable. La suppression du juge d'instruction constituerait, sans de telles réformes, une manœuvre purement politique pour mettre au pas un juge qui s'est avéré gênant. Une telle réforme doit être complétée par un renforcement des garanties propres à préserver la présomption d'innocence et les droits de la défense, qui ont déjà été mis à mal au fil des réformes les plus récentes.

Le premier champ est celui des infractions sexuelles. Dans ce domaine, des évolutions et des remises en cause sont absolument nécessaires.

La protection des victimes doit être mieux assurée. La multiplication d'unités d'investigation spécialisées, tant au niveau des enquêteurs que des magistrats, est à favoriser. Les blocages que vous avez pu constater ne tiennent pas seulement à des difficultés objectives de moyens, mais résultent aussi d'insuffisances dans la formation et dans la spécialisation des acteurs.

Il faut mettre un terme à la surenchère répressive en matière d'infractions sexuelles et à l'affirmation d'un véritable droit d'exception dans ce domaine.

Le régime de la prescription des infractions sexuelles doit revenir au droit commun. Pour plus de précisions, je vous renvoie à notre étude sur ce point. Seule exception : le report du point de départ de la prescription à la majorité du plaignant.

Nous souhaitons une remise à plat du fichier judiciaire national automatisé des auteurs d'infractions sexuelles créé par la loi « Perben 2 ». Nous demandons l'abrogation de l'automaticité de cette inscription, notamment pour les personnes condamnées pour des crimes ou des délits punis d'une peine supérieure à cinq ans d'emprisonnement. Les durées peuvent aujourd'hui atteindre vingt à trente ans. Nous souhaitons qu'elles soient réduites et que les obligations de pointage soient remises en cause.

La disposition dont vous a parlé Mme Aïda Chouk, et qui résulte de la loi du 12 décembre 2005, oblige à prononcer un mandat de dépôt, quel que soit le quantum de la peine, dans certains cas de récidive. Elle doit être abrogée.

Les travaux de la commission ont permis d'éclairer les parlementaires et les citoyens sur la garde à vue, les conditions de son déroulement et la fragilité des déclarations recueillies dans ce cadre. Le contrôle de ces gardes à vue ne s'effectue plus de façon effective par les magistrats, en raison de leurs conditions de travail et du cadre juridique dans lequel ce contrôle doit s'exercer.

Nous sommes favorables à l'enregistrement audiovisuel de l'intégralité des auditions des gardés à vue. C'est une garantie intégrée par un certain nombre de nos voisins. Elle est tout à fait praticable et permet de vérifier les conditions du recueil des auditions.

La présence de l'avocat pour assister le gardé à vue lors de ses auditions, confrontations, présentations à témoins, l'accès au dossier intégral et le retour à l'information sur le droit à garder le silence, constituent des garanties incontournables. Ces garanties doivent être prévues dès la première heure et jusqu'au terme de la garde à vue sans aucune exception en fonction des contentieux.

La présentation effective des gardés à vue au magistrat dans la perspective d'une prolongation de la garde à vue doit devenir obligatoire, sous peine de nullité. La garde à vue ne doit jamais être supérieure à 48 heures. Il faut absolument rétablir un droit commun unifié de la garde à vue et mettre fin à cet éclatement des régimes de garde à vue que vous connaissez.

La détention provisoire constitue l'atteinte la plus grave à la présomption d'innocence. Les conditions dans lesquelles elle se déroule, surtout pour les mis en examen pour infractions sexuelles, ont pu être considérées comme inhumaines et dégradantes. Elles sont d'ailleurs régulièrement dénoncées par les instances européennes. Pourtant, les textes récents n'ont fait qu'encourager le placement et le maintien en détention provisoire. Seul un régime restrictif et rigoureux permettra de mettre fin à cette réalité.

Cela passe par la suppression du critère du trouble à l'ordre public. Nous pensons également nécessaire de revenir à l'interdiction, prévue par la loi du 15 juin 2000, de placer en détention provisoire des personnes poursuivies pour des infractions aux biens pour lesquelles la peine encourue est inférieure à cinq ans. D'une manière plus générale, les durées maximales de détention provisoire et les conditions liées aux peines encourues prévues par cette loi doivent être rétablies.

Dans cette logique, il convient d'abroger un certain nombre de dispositions qui résultent plus particulièrement des lois « Perben 1 » et « Perben 2 ». Je vous renvoie à la liste que nous avons établie à ce sujet.

Évidemment, le contentieux de la détention provisoire doit être confié une juridiction collégiale et le placement en détention provisoire doit faire l'objet d'audiences publiques.

Une politique volontariste de développement du contrôle judiciaire est incontournable. Actuellement, les services et associations chargés de l'exécution de ces mesures souffrent d'un manque cruel de moyens et parfois de la réduction des subventions en ce domaine.

Quelle que soit l'architecture institutionnelle qui sera conservée ou adoptée, la collégialité constitue une garantie essentielle. Elle doit redevenir le principe dans notre procédure pénale, et même au-delà. Pour lui redonner un contenu plus dynamique, nous proposons d'introduire dans notre droit la possibilité pour le juge de rendre publique une opinion dissidente.

La difficulté de l'acte de juger et l'isolement des magistrats rendent aussi nécessaire une réflexion sur la création d'espaces, d'échanges non hiérarchisés sur les pratiques professionnelles et sur les problématiques auxquelles les magistrats sont confrontés. Ainsi, des pratiques telles que l'« intervision », que connaît la justice néerlandaise, pourraient être une piste à explorer.

La publicité est une garantie indispensable, et pas seulement au stade de la détention provisoire. Nous pensons que des fenêtres de publicité doivent être développées pendant l'instruction, notamment dans le cadre de débats en présence du magistrat instructeur, des parties et de leurs avocats.

Nous appelons de nos vœux une justice démocratique et plurielle. Le recrutement et la formation des magistrats constituent à l'évidence un élément essentiel de la qualité de la justice et de prévention des dysfonctionnements. Ils doivent favoriser une approche diversifiée et humaniste du métier de magistrat et de la fonction de juger.

Le recrutement de futurs magistrats par la voie d'un concours et par l'intégration directe est à maintenir. Il préserve du conservatisme ou de la dépendance des magistrats à l'égard d'un électorat. Malgré tout, le constat du manque de diversité sociale et culturelle de la magistrature s'impose.

L'antagonisme qui oppose, de façon plus ou moins explicite, les magistrats aux avocats constitue une regrettable tradition. Pour contrebalancer cette tendance, nous sommes favorables à une formation commune initiale des étudiants, candidats au métier de magistrat ou d'avocat. Ce tronc commun pourrait être assuré au sein d'instituts d'études judiciaires renforcés. Ceux-ci doivent bénéficier de moyens très substantiels, de nature à leur permettre d'accueillir et de préparer aux concours d'entrée à l'École nationale de la magistrature un plus grand nombre d'étudiants, actuellement contraints de se diriger vers des instituts fort coûteux, et donc discriminants pour les étudiants aux revenus modestes.

La formation des auditeurs de justice, telle qu'elle est conçue depuis quelques années, a favorisé l'émergence de magistrats normalisés et concentrés sur une appréhension technocratique du métier de magistrat. Favoriser, comme cela a pu être le cas dans le passé, tant par la formation initiale que continue, l'ouverture des auditeurs ou des magistrats en exercice aux sciences sociales ou humaines serait primordial. Surtout, un stage, non plus de deux mois en fin de formation, mais de plus longue durée, en tant qu'avocat, en tout début de scolarité à l'ENM serait de nature à modifier la perception de l'acte de juger.

Il est nécessaire de renforcer l'indépendance de l'ENM, tout en assurant un meilleur contrôle extérieur. Nous proposons notamment que la nomination du directeur, qui a lieu actuellement par décret du Premier ministre, soit soumise à l'avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature. Enfin, la désignation de chargés de formation devrait faire l'objet d'un avis conforme du conseil d'administration de l'ENM, et on pourrait envisager la désignation de chargés de formation qui ne soient pas magistrats.

Les systèmes d'évaluation des qualités individuelles des magistrats ne remplissent que des objectifs fort éloignés de la préoccupation de qualité du service public de la justice. Je ne vais pas m'étendre sur le sujet mais nous considérons que les indicateurs de performance retenus dans le cadre budgétaire depuis l'entrée en vigueur de la LOLF, essentiellement quantitatifs, ne pallient pas les limites du système d'évaluation individuelle des magistrats.

Pour répondre aux besoins des usagers de la justice, le système d'évaluation doit être rénové pour permettre de mieux rendre compte d'une activité et de la qualité du service rendu. L'évaluation doit gagner en impartialité. Elle ne doit plus être confiée aux supérieurs hiérarchiques, mais à des évaluateurs extérieurs à la juridiction. En outre, l'évaluation individuelle devrait être concomitante à celle d'une juridiction ou d'un service.

Ce tour d'horizon serait incomplet s'il n'incluait pas la critique de l'insuffisance criante des ressources humaines, budgétaires et matérielles tant au niveau des juridictions que des services d'enquête.

Nous avons aujourd'hui une ambition : travailler à l'émergence d'une justice équitable et respectueuse des droits fondamentaux et des libertés individuelles. À cette condition, l'affaire d'Outreau pourrait devenir une chance paradoxale : une occasion pour le législateur de faire qu'une autre justice soit possible en lui donnant les moyens de retrouver et d'inspirer une confiance sans laquelle il n'est pas d'État de droit. C'est dans cet esprit que nous vous présentons une quarantaine de propositions détaillées, qui figurent en annexe du document que nous vous avons remis.

M. le Président : J'ai bien entendu votre constat de la situation actuelle et vos propositions de réforme. Je poserai une seule question, très générale et à mon avis cruciale : celle du lien entre la justice et la nation. Ce lien est érodé, fragile, parfois rompu. La majorité des Français a perdu confiance dans la justice de leur pays.

Je pense que vous avez raison, monsieur Jacqmin, quand vous dites que cette affaire d'Outreau peut être une chance paradoxale pour la justice. Pour moi, c'est le travail de la commission d'enquête parlementaire à la suite de l'affaire d'Outreau qui provoque le débat auquel nous participons tous ce matin qui peut être une chance paradoxale pour la justice. Il faut savoir s'en saisir.

Pour vous, quelle est la meilleure façon de rétablir ce lien de confiance ? Des réformes, des moyens ? Pensez-vous que l'échevinage soit une des pistes à explorer ? Faut-il le développer, voire le généraliser et l'étendre au tribunal correctionnel, à la chambre de l'instruction ? Doit-on introduire le plus souvent possible des citoyens dans les juridictions pour qu'ils participent, eux aussi, à l'œuvre de justice ? Mais ne serait-ce pas une façon d'abdiquer ses responsabilités, pour vous comme pour nous ?

Mme Aïda CHOUK : Lors du débat sur la juridiction de proximité, nous avons souhaité qu'on réfléchisse et qu'on s'oriente vers un échevinage généralisé. Cela permettrait de nous rapprocher des citoyens. Nous travaillons extrêmement vite, en oubliant parfois de nous poser les bonnes questions. Nous serions alors obligés d'assumer un rôle pédagogique en exposant, lors des délibérés, les enjeux aux citoyens qui seraient amenés à siéger avec nous. En matière commerciale, notamment, nous avions déjà souhaité que les juridictions bénéficient d'un échevinage. Je ne pense pas du tout que ce soit le moyen d'abdiquer ses responsabilités. Ce serait le moyen de faire en sorte que les citoyens se rendent compte de la difficulté de rendre la justice et de créer un lien plus grand entre magistrats, institution judiciaire et justiciables. Les audiences correctionnelles, qui sont pour partie collégiales, seraient composées de deux magistrats professionnels et d'un échevin. Un tel système fonctionne très bien en Allemagne.

M. le Président : Dans l'affaire d'Outreau, si les citoyens avaient eu accès à la procédure, que se serait-il passé ? D'un côté, les citoyens sont soucieux de fermeté et de sécurité. De l'autre, lorsque les acquittés ont été entendus devant la commission, beaucoup se sont dit que, s'ils les avaient eus devant eux, ils n'auraient pas réagi comme les magistrats professionnels. En l'occurrence, est-ce qu'il aurait fallu de l'échevinage pour éviter la catastrophe ? Ou est-ce que cela n'aurait rien changé ?

Mme Aïda CHOUK : Aux assises, il y en avait.

M. le Président : Cela incite plutôt à aller dans le sens de l'échevinage, puisque les gens ont vu de quoi il s'agissait et que des acquittements ont été prononcés.

Mme Aïda CHOUK : Le Syndicat de la magistrature travaille avec d'autres organisations syndicales et avec des justiciables. Lorsqu'on fait preuve de pédagogie et qu'on leur explique clairement, les citoyens sont capables de comprendre qu'il faut un équilibre dans la procédure pénale, prendre en compte la personnalité du prévenu et d'admettre la nécessité de la réinsertion. Quand on siège en comparution immédiate, on voit des victimes qui, face à la sévérité de cette juridiction, souhaitent retirer leur plainte.

M. Côme JACQMIN : Dans l'affaire d'Outreau, ce n'est pas uniquement le fait qu'il y ait eu des échevins à la cour d'assises qui a permis à la vérité de se décanter. Ce sont aussi le principe du contradictoire et la publicité de l'audience. On rejoint là les propositions que je vous ai présentées tout à l'heure. Sur l'appréciation de fond des éléments de preuve qui ont été présentés, les magistrats professionnels et les échevins sont ex aequo, à la fois dans le doute et dans l'assurance.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Quelle est votre position s'agissant de la séparation des carrières entre le parquet et le siège ?

M. Eric ALT : Il est important de souligner que magistrats du siège et magistrats du parquet doivent défendre les mêmes valeurs. C'est pourquoi nous sommes pour l'unicité du corps. Il appartient au parquet de protéger les libertés individuelles : contrôle des gardes à vue, décision de prolonger une garde à vue. Il appartient aussi au parquet de défendre l'intérêt de la société, l'intérêt général. L'accusation n'a pas pour mission d'obtenir coûte que coûte la condamnation du prévenu. Pendant toute la procédure, le parquet doit l'aider à examiner les choses à charge et à décharge. Il doit veiller à l'égalité des citoyens devant la loi. Il est très important aussi qu'il n'y ait pas d'immixtion illégitime dans la décision du parquet. La recherche de la vérité fait partie de ses missions.

Il y a donc des valeurs communes, une mission commune même si, chacun, à sa place, doit assumer le rôle qui est le sien. Mais au nom de ces missions et de ces valeurs, je pense que nous avons de puissants arguments qui militent en faveur de l'unicité du corps.

M. Côme JACQMIN : Si, aujourd'hui, on se contentait de séparer les carrières du siège et du parquet, on ne répondrait pas aux questions qui nous sont posées à travers vos travaux, à savoir l'instauration d'une procédure pénale plus équilibrée qui permette d'assurer réellement le principe du contradictoire. Tenter aujourd'hui une telle séparation reviendrait à livrer le parquet à l'exécutif, compte tenu du statut qui est le sien.

M. le Rapporteur : Dans vos propositions, vous avez émis l'idée de la possibilité d'une opinion dissidente à l'occasion d'un délibéré. Cela ne va-t-il pas à l'encontre du secret du délibéré ?

Mme Délou BOUVIER : Notre idée sur l'opinion dissidente n'est pas théorique. Cela existe, notamment dans les juridictions européennes et internationales.

M. le Rapporteur : Essentiellement pour les cours suprêmes.

Mme Délou BOUVIER : Notre représentant à la Cour européenne, M. Costa, était réfractaire à l'opinion dissidente, au début, parce qu'il n'y était pas habitué. Finalement, il s'est aperçu qu'elle renforçait la collégialité dans la mesure où elle permet à un juge qui n'est pas d'accord avec une opinion majoritaire d'exprimer les raisons pour lesquelles il aurait opté pour une décision contraire. Loin d'affaiblir la décision rendue, elle est source de progression et d'évolution de la jurisprudence. Par exemple, on lit attentivement les opinions dissidentes pour voir comment pourrait évoluer la jurisprudence européenne.

M. le Rapporteur : Mais qu'en est-il du secret du délibéré ?

Mme Délou BOUVIER : On est là au stade de la décision. On n'est pas dans une violation du secret du délibéré. On est dans deux temps différents. C'est comme si vous disiez que la décision que l'on rend est une violation des discussions des débats. Depuis longtemps, les systèmes qui ont adopté l'opinion dissidente ont montré que cela enrichit la décision judiciaire et qu'il n'y a pas de contradiction avec le secret du délibéré.

M. le Rapporteur : Est-ce que cela n'aboutit pas à ce que le secret du délibéré n'existe plus ? Lorsque vous délibérez en correctionnelle, il y a trois magistrats. Si un magistrat émet une opinion dissidente, on sait implicitement qui s'est prononcé dans tel sens et qui s'est prononcé dans l'autre sens.

Mme Délou BOUVIER : C'est un choix procédural qui vient affaiblir le secret du délibéré mais qui rend la justice à la fois plurielle et plus transparente.

M. le Rapporteur : Donc, le secret du délibéré ne vous paraît pas essentiel ?

Mme Délou BOUVIER : Le respect de la diversité d'une approche juridique d'un problème donné nous semble particulièrement important. Cette évolution de la jurisprudence permet de redonner confiance à la collégialité. Il est parfois difficile d'être mis en minorité en collégialité. Si vous voulez exprimer votre désaccord, c'est important de pouvoir le faire, lors de la décision rendue.

Mme Aïda CHOUK : Actuellement, la motivation des décisions correctionnelles est très réduite, sauf en cas d'appel.

M. le Rapporteur : En pratique, elles sont motivées après coup s'il y a un appel, ce qui soulève un vrai problème de fond. Nous serons sans doute amenés à le dire. Comment quelqu'un, sur le plan de l'égalité des armes, peut-il décider sereinement et lucidement de faire appel d'une décision dont il ne connaît pas la motivation, ou dont il ne connaîtra la motivation que lorsqu'il aura interjeté appel ?

Mme Délou BOUVIER : L'opinion dissidente peut être une réponse à ce grave dysfonctionnement que vous dénoncez.

M. le Rapporteur : Ce n'est pas lié.

Mme Aïda CHOUK : Cela nous permet de poser le problème de la nécessité, pour les magistrats, de motiver leurs décisions en matière pénale. Nous nous battons pour cela. En termes de moyens, cela demanderait un effort considérable. La motivation des décisions prend du temps. L'opinion dissidente permettrait de prendre du temps. En matière pénale, ce serait le moyen d'accéder à une justice de meilleure qualité.

M. le Rapporteur : Quel est votre avis sur la motivation, maintenant qu'il y a un appel, de la décision de la cour d'assises de première instance ?

M. Côme JACQMIN : Cette question avait été débattue lors de la réforme du 15 juin 2000. Il était difficile de trancher, puisque motiver une décision prise en présence d'échevins non professionnels posait problème. Mais le Syndicat de la magistrature était plutôt favorable à cette idée d'une motivation. D'ailleurs, on connaît de nombreuses juridictions échevinées dans lesquelles il y a une motivation.

M. le Rapporteur : Je reconnais que ce n'est pas simple.

Mme Hélène FRANCO : Cela nous permet d'analyser ce qu'est devenue la justice pénale dans ce pays. Sur fond de tolérance zéro, on assiste à une justice pénale productiviste où les procédures rapides ont pris de l'importance, dans les conditions de jugement que vous connaissez, conditions indignes que les magistrats réprouvent.

M. le Rapporteur : Qu'est-ce que vous entendez par « favoriser les espaces de collégialité hors du délibéré » ?

M. Côme JACQMIN : Nous constatons qu'un certain nombre de magistrats sont dans des fonctions exposées et solitaires. Nous souhaitons que, dans ces fonctions, la collégialité soit développée ; que l'instruction soit collégiale, qu'un minimum de dispositifs de co-saisine soit développé. Nous sommes favorables à ce qu'un juge des enfants puisse renvoyer un dossier lourd à une collégialité. C'est dans l'acte juridictionnel.

Nous pensons aussi qu'en dehors de l'acte juridictionnel il faut favoriser des lieux de discussion entre magistrats, éventuellement avec l'intervention de tiers extérieurs, comme des psychologues, qui permettent, en quelque sorte, de « débriefer » certaines problématiques. Il ne s'agirait pas forcément d'évoquer des dossiers nominatifs, mais d'évoquer concrètement des difficultés liées à un type de situation donné.

L'autre dispositif auquel nous faisons allusion est celui de l'« intervision » hollandaise, qui est une sorte de dispositif d'auto-évaluation. Il n'a aucun lien avec la carrière, avec une évaluation hiérarchique. Il est destiné à permettre aux acteurs de voir quels sont leurs difficultés, leurs faiblesses et les points sur lesquels il faut qu'ils travaillent. Dans ce système très libre, on choisit un interlocuteur, souvent un pair qui va voir comment on travaille, avec lequel on discute ensuite. Aujourd'hui, des magistrats peuvent être en difficulté mais ils n'ont pas de lieux organisés institutionnellement pour réagir. On a beaucoup parlé de la jeunesse du juge d'instruction. Mais ce sont des problèmes auxquels tous les magistrats peuvent être confrontés, quels que soient leurs fonctions et leur parcours personnel.

M. le Rapporteur : Vous avez évoqué à plusieurs reprises la dépendance du parquet à l'égard de l'exécutif, dont vous semblez souhaiter sa disparition. De même, vous souhaitez la désignation du directeur de l'ENM après avis conforme du CSM ; de même pour les chargés de formation.

M. Côme JACQMIN : Du conseil d'administration de l'ENM.

M. le Rapporteur : N'avez-vous pas peur que cela renforce les craintes de corporatisme et d'enfermement qui se manifestent ici ou là ? Sinon, où situez-vous le lien avec la nation ?

M. Côme JACQMIN : Nous avons répondu sur l'échevinage. Nous vous avons répondu sur la composition du CSM, dont nous proposons qu'il soit majoritairement formé de membres extérieurs au corps judiciaire. Je ne pense pas que vous connaissiez beaucoup d'autres représentants de corps de la haute fonction publique qui vous proposent ce genre de système.

Nous vous proposons aussi et surtout une institution, à créer et à imaginer, qui recueille les observations quotidiennes des citoyens sur le fonctionnement de la justice. Elle pourrait réorienter vers les institutions professionnelles compétentes - pour les magistrats, le CSM ; pour le barreau, les ordres ; pour les huissiers, les chambres départementales, etc. Elle rendrait un rapport annuel qui serait un outil d'évaluation de la qualité du service public de la justice, outil qui nous manque manifestement aujourd'hui. Nous proposons là les bases d'un lien avec la nation très renforcé par rapport à l'existant.

M. Eric ALT : Si le parquet est effectivement indépendant, il n'y a plus d'opportunité des poursuites, laquelle sert d'alibi. En revanche, il y a la légalité des poursuites. Les parquets sont soumis à la loi et c'est au législateur de définir, dans le cadre d'une légalité tempérée, quelles sont les situations dans lesquelles le parquet pourrait éventuellement décider de classer.

On modifierait la logique du système actuel. Mais la loi, dans de telles conditions, serait sans doute mieux respectée que dans un système très large d'opportunité des poursuites, ouvert aux influences et aux coups de téléphone.

M. le Rapporteur : C'est le Parlement qui définirait la politique pénale ?

M. Éric ALT : Par la loi.

M. le Rapporteur : On dirait, sur l'ensemble du territoire, ce qu'il est possible de ne pas poursuivre.

Mme Délou BOUVIER : Cela existe déjà dans notre code, et dans d'autres pays comme l'Allemagne. Par exemple, dans la politique pénale de répression des stupéfiants, le principe de légalité n'intervient pas en deçà d'un certain seuil de hachich et on applique l'opportunité des poursuites. Le fait que ce soit le Parlement qui définisse ces exceptions et non un chef de parquet détaché de la tutelle de l'exécutif serait une réponse, protectrice pour les citoyens, à l'indépendance du parquet.

Je voudrais rebondir sur les propos selon lesquels la hiérarchisation du parquet ne pèserait pas tellement sur le quotidien. Je suis acteur du monde judiciaire depuis une vingtaine d'années. J'ai quitté le parquet en 1990 pour y revenir en 1999. Et j'ai été stupéfaite, en revenant à l'instruction, de constater le poids de la hiérarchie sur le comportement des magistrats. Je ne mets pas en cause mes collègues parquetiers. C'est une réalité sociologique. Même ceux d'entre vous qui auraient quitté la vie judiciaire il y a dix ans seraient étonnés par la « caporalisation » du parquet. Il s'agit à la fois d'une hyperhiérarchisation et d'une omniprésence dans le procès pénal. 95 % des enquêtes pénales échappent à l'instruction et c'est le parquetier qui choisit les modes de poursuite ; c'est lui qui décide de mettre un terme à l'enquête, sauf en matière criminelle.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : C'est même lui, parfois, qui décide de la sanction.

Mme Délou BOUVIER : Il négocie désormais l'aveu, avec l'avocat, en huis clos, après une garde à vue dont on connaît maintenant parfaitement le mode de fonctionnement. Ainsi, vous êtes déféré et le parquetier vous dit : « Voulez-vous éviter la comparution immédiate ? Reconnaissez que vous êtes coupable et je vous propose telle peine. » C'est cela, la réalité, monsieur le rapporteur.

M. Jacques FLOCH : J'apprécie la présentation de vos propositions, mais pas la première page : après avoir exprimé un sentiment favorable à l'égard de la commission, nous avons eu droit à une volée de bois vert sur la manière dont nous avons apparemment conduit les premières auditions.

Pour la petite histoire, sachez que ce n'est pas nous qui avons voulu que l'audition de M. Burgaud soit rendue publique, c'est lui qui en a décidé ainsi. Regardez une deuxième fois cette séance, et vous verrez que globalement la commission s'est bien conduite et que nous n'avons pas abusé de notre position.

Cela dit, vous avez fait une proposition d'amélioration du CSM, que je partage complètement, et que nous avions d'ailleurs faite avant. Le CSM devrait avoir une plus large audience et une plus large possibilité de fonctionnement. Mais il y a un autre organisme, à l'intérieur du ministère de la justice, dont on parle très peu : l'inspection générale des services judiciaires. C'est la seule inspection générale d'un service de l'administration de la République qui soit fermée. Dans les autres, les inspecteurs généraux proviennent en partie des corps de l'administration dans laquelle ils vont continuer à travailler, et en partie d'autres corps ou d'autres fonctions. Cela donne une ouverture à l'inspection générale d'un service. L'inspection générale des services judiciaires, elle, est composée uniquement de magistrats ; c'est même souvent une récompense. Quel est votre sentiment sur l'ouverture du corps de l'inspection générale des services judiciaires et l'interconnexion que vous voyez entre le CSM et IGSJ ?

Mme Aïda CHOUK : Nous ne sommes pas opposés à l'ouverture du corps de l'inspection. Nous souhaitons qu'il soit rattaché au CSM.

Dans la première partie de notre intervention, nous avons fait état de nos sentiments. Vous faites état des vôtres. Il faut s'entendre les uns et les autres et je ne pense pas que l'ensemble de ce que nous vous avons fait savoir était infondé. Cette époque est dépassée et je pense que, dans un sens comme dans l'autre, il faut savoir entendre les reproches.

M. Côme JACQMIN : Les inspections les plus intéressantes qui ont été faites ces dernières années en termes de services ont souvent réuni plusieurs services, et cela n'a posé aucune difficulté. Je pense à la justice des mineurs et aux tutelles, dont nous attendons la réforme.

Ce qui est important pour nous, c'est une certaine indépendance de l'IGSJ par rapport à l'exécutif. Nous dénonçons très régulièrement des conclusions d'enquêtes disciplinaires qui se terminent en queue de poisson pour des raisons purement politiques, nous le savons tous.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Le parquet a été au cœur de nos derniers débats législatifs. Cela n'a pas fait sourciller le Conseil constitutionnel, malheureusement. On a abouti, entre autres, à la dualité d'autorité dans une juridiction. En effet, le chef de parquet se trouve aujourd'hui à égalité avec le président. Jusqu'à présent, le processus reposait sur la convivialité et la compréhension mutuelle. Quand un président de tribunal avait une décision à prendre, il demandait l'avis du procureur et cela se passait très bien. Cette réalité, qui paraît annexe, exprime tout.

Même si l'affaire d'Outreau n'a pas été affectée par ces dispositifs qui ont intervenus après, le travail législatif va être très compliqué, car les deux derniers textes ont accentué la primauté du parquet.

Comment pouvons-nous reprendre notre réflexion sur ce sujet ? Comment faire pour que la mission du parquet, que personne ne peut contester et qui est fondamentale dans le processus pénal, réside dans l'action publique, dans la poursuite, dans la réflexion sur l'opportunité de la poursuite et que la mission du siège soit de juger dans la plénitude ?

Cette démarche peut-elle ne pas reposer sur une dualisation des corps ? Faut-il rétablir dans le code une distinction vraie ? Je serais très intéressé par les statistiques : ordonnances pénales, jugements homologués par le siège sur les comparutions immédiates. On pourrait commencer à voir qui rend la justice en France.

Je voudrais que vous reveniez sur l'idée très intéressante d'un institut d'études judiciaires, qui serait susceptible d'assurer la préparation commune pour l'examen de l'école des avocats et de l'ENM. On pourrait envisager également un tronc commun, dans l'école du barreau ou à l'ENM.

M. Eric ALT : Nous sommes tout à fait d'accord avec votre analyse sur l'excès du poids qui a été donné au parquet, notamment par la loi « Perben 2 ». Mais si cela devait aboutir à une scission du corps, laquelle irait dans le sens d'une fonctionnarisation du parquet, ce serait catastrophique.

Avant le jugement, il y a une décision de poursuite, il y a une enquête. À quoi servirait l'indépendance des magistrats du siège si tout ce qui est décidé en amont est dépendant d'influences ou de décisions politiques ? La séparation des pouvoirs resterait formelle.

Mme Aïda CHOUK : Ce serait un événement. Nous souhaitons vraiment que le parquet ait cette indépendance qui lui permette, dans les procédures, de sauvegarder les libertés individuelles.

Le problème doit être posé de façon plus globale. Nous avons souvent entendu dire, à la commission, que les magistrats du siège et les magistrats du parquet sont ensemble. C'est un constat. Mais ce qu'il faut faire, c'est réintroduire de la défense, l'égalité des armes. Et quand on aura vraiment un jeu à trois, la question de la séparation se posera avec beaucoup moins d'acuité.

La question de la défense pose deux problèmes qui sont liés, s'agissant de la formation des magistrats. Un magistrat ne fait que deux mois de stage dans un cabinet d'avocats. Il nous semblerait plus pertinent qu'ils puissent faire un stage de plein exercice, ou presque, dans un cabinet d'avocats et qu'inversement, des avocats puissent faire à l'occasion de leur formation des stages importants au sein des juridictions. Il faudrait également travailler à l'idée d'un tronc commun, c'est-à-dire favoriser, avant l'intégration à différentes écoles, l'idée que ces professions doivent travailler main dans la main, avocats et magistrats. Cela permettrait d'éviter certains écueils du concours actuel, avec le recours excessif aux préparations privées très coûteuses, ce qui aboutit à une sélection sociale dans l'accès à ces professions.

Aux Pays-Bas, les magistrats font un an de stage soit dans un cabinet d'avocats soit dans des associations. Cela leur permet de mieux connaître les professions. Ce système est très intéressant et on pourrait y réfléchir.

M. le Président : Nous aurons l'occasion de revenir sur cette question du parquet dans les tables rondes. Vous avez une position tranchée, que je connais depuis longtemps. J'ai été rapporteur de la loi « Chancellerie-Parquet ». J'ai ma propre approche. Je ne suis pas pour un parquet aux ordres, mais pour un parquet autonome.

C'est un sujet controversé, qui transcende les clivages politiques. Chez les parquetiers eux-mêmes, les choses sont nuancées. J'en ai rencontré beaucoup lorsque j'étais rapporteur de cette loi. J'ai remarqué que c'était souvent une question de génération : les parquetiers plus âgés et expérimentés sont demandeurs de directives de politique pénale, et d'une certaine hiérarchisation. Les jeunes parquetiers le sont moins.

Vous proposez, si j'ai bien compris, que les directives de politique pénale soient données par le Parlement, et que le ministre de la justice puisse venir rendre compte de leur application une fois par an. Mais nous aurons l'occasion d'y revenir la semaine prochaine.

M. Georges FENECH : Je me félicite que nous parlions de sujets relatifs au fonctionnement du système et pas seulement des moyens matériels, même s'ils ont leur importance. Vous proposez un système dit « du juge de l'instruction ». Vous avez dit, madame la présidente, que vous n'étiez pas hostile, par principe, à la séparation parquet-siège, à condition de savoir ce qu'on mettait dans les statuts.

Mme Aïda CHOUK : Non. Je me suis peut-être mal exprimée.

M. Georges FENECH : Alors, vous êtes pour l'unicité du corps ? La crainte de M. Alt était que l'on s'oriente vers une fonctionnarisation rampante. Que penseriez-vous de la rénovation du corps par une évolution vers un juge arbitre, ce qui pose de manière très réelle le problème du statut du parquet ? C'est une question incontournable.

On doit se demander au nom de quoi un membre du Gouvernement, fût-il ministre de la justice, pourrait donner des instructions individuelles dans un dossier qui relève de la justice. C'est une vraie question, que l'on ne doit pas écarter d'un revers de main. Il faut préciser que ces instructions individuelles sont rarissimes. Je me souviens de celle de M. Perben, qu'on comprend parfaitement, lorsqu'il a ordonné un pourvoi en cassation dans l'affaire Papon. Mais comment justifier une immixtion ? Je précise que dans ma bouche ce terme n'est pas péjoratif, car, contrairement à vous, je n'ai pas ce fantasme de l'interventionnisme politique, qui me semble inévitable. Ce qui m'intéresse, ce sont les rapports entre l'exécutif, le législatif et le judiciaire.

Seriez-vous favorable à une réflexion visant à maintenir, dans le cadre d'une plus grande autonomie du parquet, le nécessaire lien ombilical entre le procureur qui représente les intérêts de la nation et la nation elle-même ? Autrement, nous tomberions dans un système de roitelets de la République où chacun mènerait sa politique pénale dans son coin, ce qui créerait un déséquilibre et une rupture d'égalité.

Seriez-vous favorable à l'idée d'un procureur général de la nation, une sorte de procurature, idée soulevée notamment par Jean-François Burgelin, l'ancien procureur général près la Cour de cassation ? Ce pourrait être une personnalité nommée par le Parlement devant lequel il rendrait compte de son mandat et à laquelle serait rattachée la direction des affaires criminelles et des grâces. Cela supposerait une très importante réforme de structures. On retirerait la DACG au garde des Sceaux, qui resterait le ministre de l'institution judiciaire et qui impulserait une politique pénale générale par le biais de circulaires, en accord avec la volonté du législateur.

L'unité des parquets serait assurée par une autorité morale, statutairement protégée, qui pourrait être le procureur général de la nation, ou le procureur général près la Cour de cassation, qui, aujourd'hui, n'a plus d'attributions sur l'action publique. Cela permettrait de sortir d'un système un peu bancal et un peu hypocrite. Ce procureur aurait autorité sur l'ensemble des procureurs et rendrait compte de son action devant le Parlement.

Mme Délou BOUVIER : L'équilibre que nous suggérons serait fondé sur ce parquet indépendant, un juge de l'instruction qui serait un juge spécialisé, un juge-arbitre pour toutes les mesures importantes : expertises, contrôle judiciaire, détention provisoire, etc., et une défense dont la place serait renforcée.

Peut-être majorons-nous les difficultés que vous évoquiez. Mais peut-être aussi avez-vous quitté les juridictions depuis quelque temps. Nous ne pensons pas uniquement aux instructions de nature politique. Souvenez-vous de l'affaire Tallineau, où l'intervention du garde des Sceaux pour demander une contre-expertise médicale fut ubuesque. Il s'agissait d'un détenu gravement malade qui était sorti en suspension de peine pour raisons médicales. Comme si le magistrat du parquet ne pouvait pas requérir cette contre expertise et comme si le JAP ne pouvait pas en décider librement et en toute indépendance !

Le schéma que vous proposez est possible. Il peut être intéressant, à partir du moment où le parquet est indépendant, qu'il y ait un représentant de la magistrature qui vienne rendre compte au Parlement de cette politique une fois par an. Mais ce qui nous semble le plus important, c'est que le principe de légalité soit adopté si le parquet devenait indépendant, pour éviter ce phénomène de petits roitelets chefs de parquet que vous décriviez fort bien, et que ce soit le législateur qui définisse de façon démocratique les exceptions à la loi en matière de poursuites et d'action publique.

M. Gilles COCQUEMPOT : J'ai eu l'occasion de visiter le centre pénitentiaire de mon secteur. Je me suis attaché à suivre le parcours de ces personnes en maison d'arrêt depuis plusieurs mois et qui attendaient leur jugement devant le tribunal correctionnel. Je me suis aperçu qu'il y avait une sorte d'adéquation entre le jugement rendu par le tribunal correctionnel et le temps passé en détention provisoire.

Par ailleurs, j'ai vu un procureur de la République qui vient, en dehors de la salle d'audience, s'entretenir avec la presse qui l'agace et lui dit : « Ce n'est pas la peine de rester, je vous donne le résultat du jugement ; cette personne sera condamnée à tant. » Passant deux heures après, on peut vérifier que la personne concernée a été condamnée exactement à ce qu'avait annoncé le procureur de la République à la presse.

Voilà pourquoi je me dis, en tant que citoyen, que l'échevinage pourrait avoir un intérêt également dans les tribunaux correctionnels.

Mme Aïda CHOUK : Il n'y a pas vraiment d'échevinage en matière d'audience correctionnelle collégiale, à l'heure actuelle. Mais il est possible d'avoir deux magistrats professionnels et un juge de proximité. Des systèmes d'échevinage ont été expérimentés, notamment en Nouvelle-Calédonie, et qui fonctionnent très bien. C'est un système auquel nous sommes très favorables et qui permettrait de réintroduire de la réflexion au sein des délibérés professionnels.

M. Gilles COCQUEMPOT : Ma question pose le problème de la connivence qui peut exister entre le parquet et les magistrats du siège. La proximité des uns et des autres me fait rebondir sur une réflexion d'une présidente de cour d'assises que nous avons auditionnée. Elle pensait non seulement qu'ils devraient être séparés, mais qu'ils devraient l'être physiquement. La connivence peut aboutir à ce genre de situations et, en tant que citoyen, cela me choque.

Mme Aïda CHOUK : Est-ce qu'on estime qu'il y a connivence lorsqu'un magistrat du parquet discute avec un magistrat du siège ? Il ne semble pas. Il est tout à fait normal que les magistrats du siège et ceux du parquet discutent avec les avocats, puisque c'est aussi en échangeant sur les dossiers qu'on peut progresser.

L'impression que vous avez correspond à cette grande dépendance du ministère public vis-à-vis du corps exécutif et des directives qu'on leur donne très précisément. En matière d'immigration irrégulière notamment, on demande aux magistrats du parquet de ne pas lever les gardes à vue, de ne pas poursuivre les étrangers en situation irrégulière mais d'utiliser la garde à vue pour que les procédures administratives d'expulsion puissent aboutir.

On demande également aux magistrats du parquet d'utiliser la comparution immédiate et la détention provisoire pour les étrangers en situation irrégulière. C'est ce genre de directives qui nous choque.

L'image qu'on peut avoir de la justice et de cette proximité du ministère public et des magistrats du siège tient à cette connivence du pouvoir exécutif et des magistrats du parquet. Il faut réintroduire une place de la défense pour que ce soit un jeu à trois, et plus de citoyenneté au sein des audiences correctionnelles.

La séparation des corps ou des carrières n'empêchera aucunement le fait que les magistrats du parquet et les magistrats du siège continueront à déjeuner ensemble à la cantine.

M. Gilles COCQUEMPOT : Le second exemple que je vous ai donné est encore plus choquant pour moi, parce qu'il signifie que cette connivence est telle que le jugement est déjà rendu avant même la plaidoirie de l'avocat pour son client.

Mme Aïda CHOUK : L'exemple que vous avez vécu ne correspond pas à la majorité des décisions qui sont rendues. Il vous suffit d'assister à une audience correctionnelle et vous verrez que les réquisitions du parquet ne sont pas systématiquement suivies par les décisions du siège.

M. le Rapporteur : Il se peut aussi que votre procureur ait une intuition géniale et qu'il soit tombé pile sur la peine prononcée un peu plus tard.

Mme Hélène FRANCO : L'échevinage que nous appelons de nos vœux n'a rien à voir avec l'entrée dans les tribunaux correctionnels de ce qu'on appelle les juges de proximité. Nous nous sommes prononcés contre les juges de proximité, notamment en correctionnelle, justement parce qu'il convient de combattre ce sentiment, répandu chez certains de nos concitoyens, d'une sorte de connivence entre gens de robe. Les juges de proximité, par leur mode de désignation, ne permettent pas de combattre ce sentiment. Ils aboutissent à une notabilisation de la justice. L'échevinage que nous proposons va justement à l'opposé de ce sentiment de connivence et de cette notabilisation.

M. Gilles COCQUEMPOT : Je n'avais rien compris à l'échevinage. Je considérais que, dans un tribunal correctionnel, on pouvait avoir éventuellement un ou deux citoyens qui viendraient à l'audience, comme en cour d'assises. Pour moi, cela n'avait rien à voir avec un juge de proximité.

M. le Président : Vous aviez très bien compris, au contraire.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Au tribunal pour enfants, il y a un échevinage, sauf que cela se passe à huis clos. Qu'en pensez-vous ? Cette juridiction est-elle exemplaire ? Sa façon de fonctionner est-elle intéressante ?

Mme Hélène FRANCO : Ce n'est pas tout à fait un huis clos, mais une publicité restreinte. La décision est rendue portes ouvertes et en public.

C'est un mode de justice tout à fait intéressant, d'abord pour les professionnels que nous sommes. Nous nous retrouvons plusieurs fois par mois avec des assesseurs venant d'autres corps. Ils sont choisis en fonction de leur intérêt pour les choses de l'enfance. Il faudrait sans doute réévaluer leur rôle, par exemple grâce à un droit à la formation. Ils ont en général des activités professionnelles annexes, et devraient pouvoir s'absenter un peu plus souvent pour pouvoir suivre une formation continue, le droit des mineurs étant éminemment complexe. Cette formation devrait être pluridisciplinaire et porter sur la psychologie de l'enfant, sur un certain nombre d'approches dont les juges des enfants ont besoin.

Mme Aïda CHOUK : On peut signaler aussi l'intervention des magistrats professionnels dans le cadre du départage prud'homal : les tribunaux des prud'hommes sont composés à parité de représentants des employeurs et de salariés. En cas de désaccord, interviennent des juges départiteurs. Il est extrêmement intéressant de travailler dans de telles juridictions, où il y a partage d'expériences.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : C'est le délai du départage qui pose problème.

Mme Aïda CHOUK : On le déplore.

M. Côme JACQMIN : Dans l'échevinage, un des enjeux importants est celui des modalités de désignation. On pourrait déplorer un certain manque de transparence dans les modalités de sélection des assesseurs pour enfants, sélection qui se fait sous le haut contrôle de la Chancellerie.

M. Etienne BLANC : Dans les propositions que vous formulez, il y en a une qui est un peu nouvelle. Elle figure en page 5 : « un traitement transparent des réclamations des usagers de la justice ». C'est une proposition originale et d'actualité. Depuis que la commission d'enquête a médiatisé ses travaux, nous recevons une avalanche de réclamations et de récriminations sur le fonctionnement du système judiciaire.

Il s'agit de créer une nouvelle institution qui serait chargée d'examiner, une fois épuisées toutes les voies de recours, les dysfonctionnements. Est-ce que cela existe dans d'autres systèmes judiciaires européens ?

Il est difficile, quand on juge a posteriori le fonctionnement de la justice sur une procédure, de déconnecter le jugement sur la procédure elle-même du jugement sur le fond. On l'a bien vu dans l'affaire d'Outreau. Quand on touche au fonctionnement de nos institutions, nous sommes obligés d'aller voir dans le fond du dossier comment les choses se sont passées. Comment porter un jugement sur le fonctionnement administratif sans aborder la question de fond ? Je me demande donc si cette proposition ne serait pas irréaliste, car ce serait un troisième degré de juridiction qui inciterait, le moment venu, une sorte de commission administrative à ressortir le dossier, à se repencher sur le fond.

M. Côme JACQMIN : Il faut que vous relisiez l'intégralité de notre texte ou que vous vous remémoriez l'intégralité de notre intervention. Nous proposons cette commission pour l'examen d'un certain nombre de réclamations. J'ai également évoqué la question de la responsabilité des magistrats, notamment dans le champ juridictionnel. Nous n'avons pas a priori considéré que cette commission ne pourrait pas intervenir avant l'épuisement des voies de recours. En revanche, ce qui est très clair, c'est qu'elle n'a pas du tout vocation à devenir une nouvelle instance juridictionnelle infirmant une décision.

La critique du fond de la décision de justice ressort des voies de recours. C'est le propre de la justice. Et la règle même fait que c'est la dernière juridiction, la plus haute dans l'organisation judiciaire, qui a le dernier mot. Est-ce qu'elle a davantage raison que la première ? Ce n'est pas la question. La loi prévoit cette organisation pour qu'il y ait un dernier mot. Lorsque ce dernier mot est là, la discussion est close.

Cette commission a vocation à s'occuper de dysfonctionnements de services : l'accueil dans un certain nombre de palais de justice, les horaires d'audience, le comportement de certains acteurs du service public de la justice, magistrats, greffiers, avocats sont tout à fait anormaux. Il faut que les réclamations sur ces questions puissent être adressées quelque part et recevoir des réponses. Quand un magistrat du parquet se montre insultant, voire raciste à une audience, cette question entre dans le champ disciplinaire et il est normal qu'elle soit traitée.

Évidemment, cela ne porte pas sur la décision juridictionnelle. Le service, la prestation que les citoyens justiciables sont en droit d'attendre de la justice, ce n'est pas un résultat. Le service, la prestation qu'ils sont en droit d'attendre, c'est le travail procédural, c'est l'exercice des voies de recours, c'est le respect du contradictoire, c'est le procès équitable. Il ne s'agit pas qu'ils obtiennent une décision dans le sens qu'ils souhaitent, le plus rapidement possible. On ne peut pas résumer le service public de la justice à cela. C'est d'ailleurs un des reproches que l'on peut faire aux indicateurs de performance qui sont retenus dans la LOLF.

M. le Président : Je ne veux pas dévaloriser votre proposition, mais ce n'est pas nouveau puisqu'elle figurait dans la loi de 1998 à laquelle je faisais allusion tout à l'heure. Cette loi était décidément très riche puisqu'elle comprenait la modification des liens entre la Chancellerie et le parquet, le rattachement de la police judiciaire au ministère de la justice et la création de recours des justiciables auprès de chaque cour d'appel. Leur dénomination était même : « commission de recours des justiciables contre les fonctionnements défectueux du service public de la justice ». On est là au cœur du sujet.

Il ne s'agirait pas d'une instance de recours, d'appel contre la cour d'appel, voire entre la cour d'appel ou la Cour de cassation. Il s'agirait d'une commission chargée de statuer sur les dysfonctionnements du service public de la justice. Mais j'avoue, monsieur Blanc, que la nuance est délicate entre instance d'appel, instance de recours et commission chargée de vérifier que la justice fonctionne bien.

On pourrait revenir sur cette proposition, qui n'est pas allée jusqu'au bout. On pourrait en discuter entre nous. Ce serait une façon d'éviter que le CSM ne soit embouteillé, engorgé par des recours abusifs, dilatoires, voire de bonne foi de la part de justiciables qui s'estiment victimes de dysfonctionnements.

M. Etienne BLANC : Le problème, c'est que, souvent, le justiciable ne distingue pas les deux choses et qu'il est persuadé que le dysfonctionnement administratif, aussi minime soit-il, a une incidence sur la décision de fond. C'est patent lorsqu'on examine certains courriers que nous recevons aujourd'hui. Parfois, pour le justiciable, un détail a une incidence considérable. Ce que les professionnels ne voient pas, lui le ressent comme cela.

M. Georges FENECH : Ce peut être tout de même un déni de justice.

Mme Aïda CHOUK : Le problème est que le justiciable n'a pas de réponse. Il faudrait que l'institution puisse le faire. Cela suppose un travail pédagogique sur le fonctionnement du système judiciaire. Vous dites que vous êtes saisis de nombreuses réclamations de justiciables. De notre côté, nous recevons quotidiennement des appels de personnes qui ne savent pas à qui s'adresser. Or ce n'est bon pour personne, ni pour eux, ni pour les magistrats, ni pour l'institution judiciaire.

M. le Président : Ce n'est pas bon non plus pour le député obligé de répondre qu'il n'a pas de solution. L'administré-justiciable-citoyen-électeur en puissance devra repartir bredouille de la permanence.

Mme Délou BOUVIER : Nous sommes un peu peinés que M. Étienne Blanc ait dit que nous n'avions qu'une seule proposition neuve par rapport aux autres organisations, et que vous-même ayez ajouté, ensuite, qu'elle n'était pas nouvelle.

M. le Président : M. Léonce Deprez va vous redonner le moral...

M. Léonce DEPREZ : Vous avez reconnu que cette commission d'enquête avait grand intérêt, contrairement à ce que vous aviez pu dire ou écrire.

Nous avons retenu de cette audition que vous étiez d'accord pour que les parlementaires ici présents se préoccupent d'engager des réformes et des moyens qui s'imposent aujourd'hui après tout ce que nous avons entendu.

S'agissant de la séparation entre le parquet et les juges du siège, notamment les juges d'instruction, il semble que vous soyez plutôt d'accord avec les représentants de l'autre syndicat - l'USM - que nous avons entendus. Comme vous l'avez dit, les magistrats, quels qu'ils soient, du parquet ou du siège, défendent les mêmes valeurs. Un procureur général l'a dit avec beaucoup de conviction.

S'agissant de l'affaire d'Outreau, je remarque que les auditions se sont déroulées en deux temps. Au début, nous avons cru qu'il y avait eu une séparation réelle entre le parquet et le juge d'instruction, auquel on aurait pu reprocher d'être resté passif pendant des mois, voire des années. Nous avons déploré, sans le comprendre, que le procureur ait laissé des pauvres gens en prison et ne soit pas intervenu avec davantage de vigueur dans la procédure. Mais ensuite, nous nous sommes rendu compte que le procureur était en connivence avec le juge d'instruction et que, finalement, il le laissait agir en sachant qu'il risquait de s'engager dans une impasse. Il en est d'ailleurs ressorti contrit et a déclaré que c'était à l'audience qu'il avait constaté que le papier ne suffisait pas et qu'il fallait prendre en compte l'humain. Malheureusement, on ne l'avait pas fait à temps et il avait fallu avoir recours aux assises pour découvrir la vérité de l'humain. Nous devons donc tenir compte de cette nécessité d'une plus forte coopération.

Êtes-vous bien d'accord pour que deux idées forces nous imprègnent l'esprit : la nécessité de la collégialité dès le moment de l'instruction, collégialité qui a fait défaut dans cette affaire, et la nécessité d'une magistrature plurielle ?

Ne pensez-vous pas qu'il n'y aurait pas eu d'affaire d'Outreau si ces deux idées forces avaient prévalu ? Car nous pourrons en tenir compte dans les propositions que nous ferons.

Mme Aïda CHOUK : Il ne manque dans votre propos que la place de la défense, qui a été très problématique dans cette affaire.

Mme Délou BOUVIER : Nous l'avons dit et répété, la collégialité est importante. Moi qui ai été juge d'instruction pendant une douzaine d'années, je peux vous dire que le fait d'être seul a un certain intérêt : cela permet d'innover, de prendre des décisions qu'on considère comme courageuses. La collégialité peut vous mettre en minorité, de façon douloureuse. Cela dit, même si elle est dérangeante, la collégialité au moment de l'instruction est absolument indispensable, en raison du regard contradictoire qu'elle permet.

Nous demandons, par ailleurs, que la défense ait une place plus importante. Il n'y a pas de bon juge sans défense effective, sans bon avocat. Dans les dernières années où j'ai été juge d'instruction, et j'ai fini en 2003, j'étais un peu désespérée devant l'absence de la défense dans des dossiers d'instruction. Il faut dire qu'actuellement, il est très difficile d'être avocat pénaliste. Ils ont beaucoup de mal à vivre de leur activité. Je souhaiterais d'ailleurs vivement que la commission puisse se pencher sur cette paupérisation de l'avocat pénaliste.

Mme Hélène FRANCO : Monsieur Deprez, vous n'avez pas parlé de la publicité au long de l'instruction. Celle-ci nous paraît fondamentale. L'économie générale du projet que nous vous proposons repose sur le fait d'instiller au maximum du contradictoire tout au long de l'instruction. L'idée de permettre de la publicité et d'ouvrir des fenêtres de publicité régulière nous paraît fondamentale.

M. le Rapporteur : Que Mme Bouvier se rassure : j'ai trouvé vos propos et vos propositions très constructifs. Ce qui ne signifie pas que certaines ne mériteront pas débat.

Mme Aïda CHOUK : Nous avons l'habitude...

M. le Rapporteur : Merci de nous les avoir livrés.

M. le Président : J'espère que la commission saura démontrer l'intérêt de la collégialité lorsqu'elle travaillera sur vos propositions. J'espère qu'avec le Rapporteur, nous démontrerons l'intérêt d'une co-saisine, voire de l'exercice du contradictoire.

Mesdames, Messieurs, je vous remercie.

Table ronde intitulée : « L'état de la réflexion sur la réforme de l'instruction » réunissant : Mme Michèle-Laure RASSAT et M. Jean PRADEL, professeurs émérites des facultés de droit,
M. Didier GUÉRIN, président de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Versailles,
M. Gilbert THIEL, premier juge d'instruction du tribunal de grande instance de Paris,
et Me Daniel SOULEZ-LARIVIÈRE, avocat



(Procès-verbal de la séance du 21 mars 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui Mme Michèle-Laure Rassat et MM. Jean Pradel, Didier Guérin, Gilbert Thiel et Daniel Soulez-Larivière.

Madame, messieurs, je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation. La commission d'enquête, je le rappelle, a été chargée de formuler des propositions pour éviter le renouvellement des dysfonctionnements de la justice constatés dans l'affaire dite d'Outreau. C'est dans ce cadre que nous entamons aujourd'hui avec vous une première table ronde consacrée à « l'état de la réflexion sur la réforme de l'instruction. » L'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Tout en ayant conscience du caractère un peu décalé de cette obligation, je vais vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(Les personnes auditionnées prêtent successivement serment).

La commission va maintenant procéder à votre audition qui fait l'objet d'un enregistrement. Je suggère que chaque intervenant fasse un exposé d'une durée de 15 minutes maximum. Puis nous passerons à un échange de questions que je propose d'organiser autour des thèmes suivants : À quel juge confier l'instruction ? Quelles fonctions attribuer au juge d'instruction ? Comment améliorer les méthodes de travail du magistrat instructeur ? Comment définir un nouveau régime de la détention provisoire ? Comment améliorer le contrôle effectif de l'instruction par la chambre de l'instruction ?

Qui souhaite prendre la parole en premier ?

Mme Michèle-Laure RASSAT : Je crois qu'il est souhaitable que je prenne la parole en premier, parce je ne vais pas rester longtemps parmi vous.

Quand j'ai reçu la convocation de votre commission, ma première réaction a été de vous écrire pour vous dire que je ne viendrai pas. Et je suis d'ailleurs passée à l'acte : j'ai rédigé la lettre. Et puis, j'ai eu une communication téléphonique avec quelqu'un qui m'est proche intellectuellement, qui travaille habituellement avec moi, qui avait participé avec moi au travail qui m'avait été demandé, à l'époque, par M. le garde des Sceaux Jacques Toubon. Cette personne m'a dit que j'avais tort, et elle a rameuté un certain nombre de nos amis, qui sont venus me dire qu'il était indispensable que je vienne. Je n'ignore pas l'article 6-III de l'ordonnance, monsieur le président. Seulement, je crois que si j'avais décidé de ne pas venir, j'aurais été justifiée par l'état de nécessité, et comme, en outre, vous ne sembliez pas brûler de l'intention de me voir, je doute que vous m'auriez fait saisir par la force publique pour m'amener devant vous menottée.

L'argument de ce que j'appellerai, pour faire simple, mon fan-club, se déroulait en deux phases. La première était de constater que je m'étais imposé une certaine attitude à partir du moment où votre commission a été constituée, parce que je croyais que je serai entendue. Cette attitude n'a été respectée par personne, ni parmi les personnes que vous avez auditionnées ni parmi les membres de votre commission. Je m'étais imposé de ne jamais parler d'Outreau devant les médias, parce que j'estimais qu'il était convenable que je vous réserve la primauté de mes observations. Or, il se trouve que je n'en avais pas parlé non plus avant, parce que franchement je n'en avais pas vu l'intérêt. Résultat : je ne m'étais pas exprimée du tout. Ces personnes ont trouvé qu'il était un peu dommage que je sois la seule en France à ne pas l'avoir fait, et ont donc souhaité que je vienne le faire, ou au moins le faire en partie, ici.

La seconde raison qui les inspirait, c'est qu'elles croyaient, à tort ou à raison, que si je ne venais pas, un certain nombre de choses qui leur paraissaient mériter d'être dites ici ne le seraient pas, et que par conséquent, il fallait, en quelque sorte, que je m'y « colle ».

Ayant recueilli ces observations contradictoires, les miennes d'abord, les leurs ensuite, j'ai délibéré avec moi-même, et j'ai décidé de venir, pour deux choses. La première, et à titre principal - vous comprendrez que je m'accorde l'intérêt principal -, c'est de vous expliquer pourquoi je ne suis pas là. La seconde, à titre subsidiaire, et pour leur faire plaisir, c'est de dire les deux, trois choses qu'ils souhaitaient être dites, en utilisant les quinze minutes que vous avez bien voulu m'accorder.

La raison pour laquelle je ne souhaitais pas venir, c'est que j'ai été gravement trompée par votre commission. J'imagine, monsieur le président, que vous répondez de votre secrétariat. J'imagine que ce que dit votre secrétariat, c'est ce que vous lui avez dit de dire. Or, lorsqu'on m'a appelée pour me demander de venir devant vous, on m'a dit qu'il s'agirait d'une demi-journée consacrée à l'audition de ma collègue Mireille Delmas-Marty, de M. le président Truche et de moi-même. Il serait, certes, intéressant pour nous d'entendre Donnedieu de Vabres et Mattéi mais ils ne sont plus là. Nous, nous sommes toujours vivants. Cela m'a paru couler de source, puisque nous sommes les trois derniers rapporteurs officiels de la République sur les questions qui vous intéressent. Cela m'a paru couler de source parce que, si vous voulez une vraie information, là, vous l'aviez. Et cela m'a paru couler de source aussi parce que trois personnes sur une demi-journée, en comptant bêtement, cela faisait une heure et quart, une heure et demi chacun. C'est naturellement insuffisant, cela l'est toujours, mais au moins, en une heure et quart, une heure et demie, on fait passer un certain nombre de choses. Or, lorsque j'ai reçu votre convocation, c'était une convocation à une table ronde. Je ne récuse personne. Lorsque votre commission aura achevé ses travaux, je regretterai qu'elle n'ait pas entendu davantage de monde. Plus vous en entendrez, et mieux cela vaudra. Mais il me paraît évident qu'il y a une différence de nature objective entre ceux qui réfléchissent à titre individuel - c'est parfait, il faut les encourager et les féliciter - et ceux qui ont réfléchi dans le cadre d'une mission officielle.

Je ne suis pas en train de faire une crise d'ego surdimensionné. Ma personne n'a aucun intérêt dans cette affaire. Vous avez parfaitement le droit de considérer que ma personne et mes travaux sont sans intérêt. Le problème, c'est que M. le Président de la République, M. le Premier ministre Alain Juppé et M. le garde des Sceaux Jacques Toubon n'ont pas été de cet avis. Ou plus exactement, ils m'ont chargée d'une mission. Vous avez le droit de ne pas vouloir en tenir compte. Moi, je ne peux pas y contribuer. Par conséquent, je ne peux pas m'entretenir ici en étant simplement Michèle-Laure Rassat, ce qui n'est pas grand-chose. J'ai été un rapporteur officiel de la République, et j'aurais aimé qu'on me donne ce titre, et surtout le temps pour expliquer ce qu'il y avait à dire. Car je vous rappelle que mes lettres de mission, que je possède ici, me chargeaient de promouvoir une réforme générale du code de procédure pénale, depuis le soupçon de commission d'infraction pénale jusqu'à la fin de l'exécution des peines. Alors, parler de cela en un quart d'heure, excusez-moi, mais c'est un tour de force que je ne sais pas faire.

J'en viens aux deux ou trois déclarations qu'on m'a demandé de faire ici. Cela ne va pas détendre l'atmosphère, mais je n'y peux rien, c'est pour cela que je suis venue.

La première est une déclaration extrêmement générale, et de ce point de vue, relativement neutre. Depuis que les hommes sont des hominidés, ils ont trouvé qu'il était plus efficace pour eux de se grouper, de vivre ensemble. Je doute que ceux qui l'ont fait les premiers l'aient fait parce qu'ils se sont dit qu'un jour, ce serait plus commode d'être quatre pour faire un bridge et vingt-deux pour faire une partie de football. S'ils l'ont fait, c'est parce qu'ils y ont vu une garantie pour leur sécurité. Ils se sont dit qu'ensemble, ils seraient plus forts. Cela étant, ce groupement qu'ils ont choisi leur a imposé d'énormes sacrifices. Pendant des décennies, ils ont exposé leur propre intégrité corporelle : pour défendre leur suzerain quand il faisait la guerre, pour défendre le roi lorsqu'il faisait la guerre, puis pour défendre leur pays, et maintenant pour défendre des idées. Ils ont aussi payé l'impôt, de tout temps, extrêmement lourd. Alors, je me pose une question, que j'aimerais que vous vous posiez. Est-ce que le risque que nous courons tous, car nous sommes tous égaux devant la loi, d'être un jour, pendant un certain temps, pris par hasard dans une poursuite pénale, à condition qu'il y ait ensuite une indemnisation raisonnable - je dis bien raisonnable, si j'étais venue devant vous, j'aurais eu à en parler -, est-ce que ce risque n'est pas le prix que nous devons tous payer pour avoir une justice pénale relativement efficace ?

Je vous rappelle qu'à l'heure où nous parlons, on est en train de juger les tortionnaires de Paul, et que bientôt, on jugera ceux d'Ilan. J'ai renoncé, à l'échelon de ma propre vie, à voir un jour la justice pénale traiter autrement qu'en réagissant au coup par coup à des faits divers. Les deux que je viens de vous citer, à mon avis, valent bien Outreau, et ce qu'il y a eu de pire dans Outreau, à mon sens, c'est-à-dire ce qu'ont subi les enfants Delay. J'aimerais vraiment que vous ayez cette réflexion. Et personnellement, puisque je suis là, j'en profite, je vous incite très fortement à ne pas désarmer la justice pénale actuellement. Ce n'est vraiment pas le moment.

J'en viens à mes déclarations individuelles, et cela va être un petit peu plus difficile. J'ai lu dans la bouche d'un de vos interlocuteurs, monsieur le président - pas ici, ne rêvons pas, dans la presse -, que votre commission était le « bal des faux-culs ». Je n'ai personnellement pas d'opinion sur ce point, mais ce que je peux vous dire, c'est que pendant quelques minutes, ça va changer.

Ma première déclaration individuelle concerne Fabrice Burgaud. J'ai été trente ans directeur des instituts d'études judiciaires des facultés dans lesquelles j'enseignais : Dijon, Nantes, Rouen et Paris-XII. J'ai la prétention d'avoir une petite idée sur la question, sur ce que sont les fonctions de magistrat et ceux qui les exercent. Compte tenu de ses fonctions, de ses compétences, des pouvoirs qui étaient les siens et des moyens dont il pouvait disposer, Fabrice Burgaud a fait son travail, et il l'a remarquablement fait. Et il a bien du mérite. Car il y a un élément qui semble avoir échappé à tout le monde, et qui pourtant est capital dans cette affaire, c'est que Fabrice Burgaud n'est pas issu d'une faculté de droit et d'un institut d'études judiciaires. Il est issu d'un institut d'études politiques. Ce qui veut dire qu'au moment où il est entré à l'École nationale de la magistrature - et il a eu bien du mérite d'y entrer -, sa culture juridictionnelle ressemblait à un gruyère. Comme on fait beaucoup de choses à l'École, mais peu de droit, ce n'est pas là qu'il a comblé ses lacunes. Autrement dit, Fabrice Burgaud s'est fait tout seul. Eh bien, permettez-moi de vous dire que le résultat est plutôt flatteur !

Je tenais à le dire parce que le malheureux n'a été soutenu par personne. Pas par sa hiérarchie. On vous a dit ici qu'elle était pesante. Cela doit dépendre de ce qu'elle fait, parce que là, elle a été merveilleusement absente. Pas par ses pairs, qui l'ont soutenu avec des pincettes : on ne sait pas ce qui peut arriver, il vaut mieux ne pas se mouiller. Il n'a été soutenu par personne. Alors, je ne suis pas grand-chose. Je suis, je le répète, directeur d'instituts d'études judiciaires depuis trente ans. Je lui donne acte qu'il a bien fait ce qu'il avait à faire. Je précise qu'à ma connaissance, je ne connais pas Fabrice Burgaud. Je dis « à ma connaissance », parce que quand on a l'habitude de s'exprimer devant des auditoires de plusieurs centaines de personnes, il est très difficile de savoir à qui on parle. Donc, à ma connaissance, je n'ai jamais rencontré Fabrice Burgaud.

La deuxième personne dont je voudrais parler, je la connais bien, et, à ma connaissance toujours, j'ai toujours eu les meilleurs rapports avec elle. Mais je parle sous la foi du serment, et je suis là parce que je suis censée connaître un peu quelque chose. Cette personne, c'est M. le procureur général Yves Bot. Je suis désolée de devoir dire que l'attitude de M. Yves Bot a été absolument scandaleuse. Car elle correspond exactement au délit défini par l'article 434-16 du code pénal. Pour les non juristes, l'article 434-16, c'est celui qui réprime le fait d'exercer une pression sur la justice. Ce n'est pas la peine d'ergoter pour savoir si c'était dans la salle d'audience, devant la salle d'audience, dans la salle des pas perdus ou au Jardin du Luxembourg. Cela ne change rien. Cela n'est pas la peine non plus de se demander s'il avait convoqué une conférence de presse ou s'il a parlé spontanément. L'infraction en question n'ayant pas de circonstance aggravante de préméditation il n'y a pas d'intérêts. La seule chose qu'il faut se demander, c'est ce qu'il a dit et le moment où il l'a dit. Manifestement, il a - ou c'est comme cela que ses propos pouvaient s'interpréter - annoncé un acquittement alors que les jurés n'avaient pas délibéré.

Cet article 434-16 punit toute déclaration avant les délibérations de toute juridiction, mais en ce qui concerne la cour d'assises, cela prend forcément une résonance particulière. Car le jury de la cour d'assises, ce n'est pas, comme d'aucuns vous l'ont dit ici, l'échevinage ! Le jury de la cour d'assises, c'est la souveraineté nationale incarnée dans sa cour de justice. Dans l'ancien droit, on aurait dit que M. Yves Bot avait commis un crime de lèse-majesté. Je crois qu'il faut protéger la cour d'assises. Son président vous a dit qu'elle n'avait pas été atteinte, je m'en félicite. Il n'en demeure pas moins que ce comportement me paraît tout à fait inadmissible. Et je constate que d'aucuns qui réagissent plus vite que leur ombre pour engager certaines procédures de contrôle ou disciplinaires sont brutalement frappés de cécité dans certains cas.

Reste la dernière déclaration, dans laquelle je sais que je m'exprime au nom d'un très grand nombre, sans doute du plus grand nombre des professeurs de droit pénal français, puisque beaucoup ont écrit dans nos revues scientifiques des articles sur la question, et que d'autres, sachant que vous étiez constitués, m'ont téléphoné pour me dire : « Michèle-Laure, vous qui serez entendue, n'oubliez pas de leur dire ! » Alors, je ne suis pas entendue, mais je vais quand même vous dire ceci. Quand on a eu, disons le front, pour rester courtois, de voter à l'unanimité des groupes parlementaires représentés dans les assemblées - ce qui, soit dit en passant, en dit long sur le corporatisme des parlementaires, parce que le corporatisme, on le voit toujours chez les autres, mais jamais chez soi - deux lois successives, la première n'ayant pas été jugée suffisamment protectrice, pour mettre officiellement, au moins vous n'avez pas été hypocrites, à l'abri des conséquences des infractions pénales qu'ils commettent dans l'exercice de leurs fonctions les élus locaux, tout en laissant reposer cette responsabilité pénale sur les collectivités qu'ils dirigent, on n'est peut-être pas les mieux placés pour venir donner des leçons de responsabilité aux autres. Je suis désolée de devoir vous le dire, mais je sais, et vous le savez aussi, parce que vous avez dû lire les articles en question, que c'est l'avis du plus grand nombre des pénalistes français.

Je vous remercie, mesdames, messieurs les députés, du peu d'attention que vous avez bien voulu m'accorder. Et puisque je ne suis pas là, je vais vous laisser à vos travaux. Rassurez-vous, monsieur le président, moi, je suis bien élevée, je ne claquerai pas la porte en sortant.

(Mme Michèle-Laure Rassat quitte la salle).

M. le Président : Nous allons reprendre le cours normal de nos travaux, pour la réflexion qui nous attend, et qui est sérieuse et importante. J'assume totalement la composition de la table ronde d'aujourd'hui. Je pourrai m'en expliquer auprès de la presse si elle le souhaite, ou auprès de vous, mes chers collègues, mais nous n'avons pas de temps à perdre. Nous en avons perdu assez pour aujourd'hui. Qui souhaite s'exprimer à présent ?

M. Jean PRADEL : Cette affaire, dont on parlera encore longtemps - un peu comme l'affaire Marie Besnard au milieu du XXe siècle, que l'on évoque encore - appelle une forte réflexion parce que c'est toute la procédure pénale préparatoire au procès qui est en cause. Il semble, en effet, que les dysfonctionnements de notre justice pénale aient concerné essentiellement l'enquête et l'instruction et notre propos concernera seulement cette phase de la procédure.

L'impression partagée par beaucoup, et en tous cas par moi-même, est que l'on ne fera pas l'économie d'une réforme de la procédure pénale. Mais faut-il envisager une réforme sur des points précis ou faut-il réformer l'ensemble de la discipline ? Pour ma part, je pense qu'il convient plutôt d'apporter des aménagements au code de procédure pénale.

Faut-il maintenir le principe même du juge d'instruction ? Nous sommes sur un terrain mouvant. Les avis sont partagés et l'on observera que la légitimité du juge d'instruction est remise en question à chaque échec judiciaire médiatiquement exploité. C'est alors que des esprits suggèrent de renverser le système inquisitoire symbolisé par le juge d'instruction et d'y substituer le système accusatoire.

Je suis favorable au maintien du juge d'instruction, et ce pour cinq raisons.

La première est d'ordre historique : le juge d'instruction remonte au moins à 1670, avec le lieutenant-criminel, et il fait ainsi partie de notre tradition juridique, de notre patrimoine culturel, un peu comme le jury pour nos voisins anglais. Ce premier argument renvoie à des habitudes, à des modes de pensée, à des pratiques dont on ne peut se débarrasser brutalement et l'on peut considérer qu'à cet égard la disparition du juge d'instruction gênerait le fonctionnement de la justice.

On répondra que ce magistrat est de moins en moins saisi. C'est vrai arithmétiquement puisque l'instruction concerne un peu plus de 5 % des affaires. Au vrai, les grosses affaires, crimes et délits complexes, passent toujours entre les mains des juges d'instruction.

L'argument historique garde donc sa valeur, car il façonne les habitudes mentales.

Le deuxième argument, infiniment plus puissant à mes yeux, est celui de l'indépendance. Le juge d'instruction est indépendant de l'exécutif contrairement au ministère public. Dès lors, on peut émettre des inquiétudes sur l'indépendance des organes de la phase d'instruction si le parquet en est l'agent directeur. On répondra que l'on peut imaginer un parquet indépendant de l'exécutif en le subordonnant à une sorte de procureur général de la République, comme au Portugal. Ce subterfuge n'est pas à l'abri de la critique, et ce pour deux raisons.

D'abord, la culture du parquetier le pousse à la poursuite et à « faire tenir » les affaires, même s'il doit être objectif. Ensuite et surtout, le Gouvernement abandonnerait difficilement son « rôle d'impulsion » dans la politique pénale car il est raisonnable qu'il la dirige, comme il dirige, par exemple, la politique économique ou culturelle. C'est d'autant plus vrai que la politique pénale émane de l'orientation politique, au sens large, du Gouvernement, qui dépend elle-même du sens des élections, dont il faut tenir compte en partie.

J'en viens à mon troisième argument. On invoque à l'encontre du juge d'instruction le fait qu'il cumule la fonction d'investigation et la fonction juridictionnelle : il est à la fois Maigret et Salomon, comme l'a dit M. Robert Badinter. Ce cumul serait contradictoire et déraisonnable. L'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme serait donc violé au motif que le juge d'instruction ne serait pas « indépendant et impartial ». Cette conception peut être critiquée à plusieurs égards.

D'abord, le juge d'instruction, bâtisseur du dossier, est à l'aise pour prendre des décisions juridictionnelles, puisqu'il connaît mieux que quiconque les données factuelles de l'affaire.

Ensuite, on doit rappeler la règle de droit selon laquelle le juge d'instruction ne rend de décisions juridictionnelles qu'après avoir demandé l'avis du parquet, qui peut, comme la défense, faire appel d'une décision qui ne lui convient pas : le magistrat instructeur est donc encadré et n'est pas le potentat tout droit sorti de l'inquisition que l'on a imaginé.

Enfin, la Cour européenne des droits de l'homme n'a jamais condamné la France au motif qu'elle possède le juge d'instruction : ce qu'elle veut seulement, c'est que la procédure soit contradictoire, que les parties privées puissent solliciter des investigations et soulever des nullités. Or notre procédure pénale est aujourd'hui contradictoire et donc inquisitoire de façon tempérée. Pour un législateur, avoir ou pas l'institution du juge d'instruction fait partie de la « marge nationale d'appréciation » qu'a évoquée la Cour européenne des droits de l'homme dans certains de ses arrêts.

Quatrièmement, la suppression du juge d'instruction laisserait face à face le parquet et les parties privées pour la recherche des preuves dans un contexte prétendu d'« égalité des armes », notion que l'on trouve dans certains arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme, voire de la chambre criminelle de la Cour de cassation, mais pas dans la Convention européenne des droits de l'homme, ni dans l'article préliminaire du code de procédure pénale. Or ce concept égalitaire est d'abord discutable en lui-même, car le parquet seul défend l'intérêt général, pas la personne poursuivie.

Ensuite, si l'on recherche à toute force l'égalité, elle pourrait bien aboutir à des déséquilibres fâcheux. Une défense très fortunée multipliera les investigations, fût-ce par des détectives privés, et triomphera du parquet, ce qui permettra le développement d'un système socialement injuste comme le montre l'exemple de la justice américaine. Dans d'autres cas, c'est le parquet qui sera tout-puissant face à une personne poursuivie mal défendue. Poussée à l'extrême, la logique accusatoire aboutirait à des situations très critiquables. Au lieu d'avoir une vérité, on risque fort d'avoir « deux demi-vérités », comme le dit joliment M. Jean-Luc Sauron.

Cinquièmement, enfin, il est utile de regarder ce qui se passe chez nos voisins. Il est vrai que le modèle du juge d'instruction est en recul. Mais en Italie, où il a été abandonné en 1989, il est des voix pour le regretter et, ajoutons-le, la procédure s'est développée vers un procureur instructeur qui n'est pas meilleur que l'ancien système. L'Espagne, qui garde le juez instructor, paraît s'en satisfaire. On peut également évoquer la Belgique, dont le droit est proche du nôtre. Il y a une dizaine d'années la commission Franchimont avait envisagé de remplacer le juge d'instruction par le juge de l'instruction. Et malgré tout, ladite commission et par voie de conséquence le législateur ont conservé le juge d'instruction. Évoquant le juge de l'instruction, deux auteurs, MM. Henri Bosly et Damien Vandermeersch écrivent ceci : « Cependant, un juge désincarné de la réalité qu'il est censé appréhender, risque d'être cantonné dans un contrôle marginal où son rôle se limiterait à entériner les demandes ou suggestions formulées par le parquet et les services de police. (...) N'y a-t-il pas lieu de préférer un « juge dans l'instruction », qui assure activement la direction de l'instruction et qui est responsable de sa régularité, à un « juge de l'instruction », sorte de magistrat alibi que le caractère ponctuel de ses interventions peut priver d'une vue d'ensemble et d'une emprise réelle sur les pratiques policières ? L'option retenue dans la réforme Franchimont a été de maintenir la figure du juge d'instruction tout en renforçant le rôle et l'activité de ce magistrat dans la gestion des enquêtes. Il en est le véritable animateur. »

Ajouterons-nous, mais brièvement, qu'en common law, où le juge d'instruction n'existe pas, les erreurs judiciaires sont loin d'être inexistantes. Les Anglais envisagent l'adoption d'un code de procédure pénale où serait introduite une certaine dose d'inquisitoire, avec notamment le pouvoir pour un juge d'apprécier, voire de compléter les preuves qui seraient soumises au tribunal. On n'est pas loin du juge d'instruction.

En conclusion, s'il n'y a certes pas de système parfait, le maintien du juge d'instruction apparaît comme la moins mauvaise solution. Faut-il pour autant se contenter des règles actuelles de l'enquête et de l'instruction ? Rien n'est moins sûr.

Doit-on modifier certaines règles de l'instruction ? L'instruction se complexifie chaque année davantage du fait de la nécessité d'assurer, avec les changements des idées et des techniques, la conciliation entre la recherche de la vérité, les droits de la défense et le respect de la vie privée. La situation est la même à l'étranger et il ne paraît guère possible de revenir à la simplicité des temps passés. En revanche, l'affaire d'Outreau a mis en exergue certains défauts souvent graves, qu'il faut essayer de corriger, soit par des aménagements de la pratique, soit par une réforme législative. J'en donnerai six exemples.

Le premier concerne la garde à vue. Il semble que certaines des personnes qui en ont été l'objet aient subi des insultes, des remarques blessantes, voire certaines formes de violence plus ou moins verbale. La présence de l'avocat pendant les auditions laisse très hésitant, à cause du risque de fuites. L'enregistrement des auditions en audio, voire en vidéo, est un procédé certes lourd et coûteux, mais qui fonctionne déjà pour les mineurs et qui peut assurer une bonne garantie pour les justiciables. On tarirait ainsi dans une large mesure les requêtes en nullité de la garde à vue que présentent très souvent les intéressés, que ce soit à l'instruction ou à l'audience de jugement. Bien sûr, cela nécessiterait une réforme législative.

Il faudrait aussi rendre plus nombreuses les visites des magistrats pendant le déroulement d'une garde à vue. Certes, ce droit de visite est déjà prévu par l'article 41 du code de procédure pénale, mais ce texte est peu exigeant car il se borne à préciser que le magistrat du parquet visite les locaux « chaque fois qu'il l'estime nécessaire et au moins une fois par an ». Il n'est pas question de modifier la loi. Mais il faudrait qu'une pratique s'instaure selon laquelle, notamment pour les affaires délictuelles, les visites soient plus fréquentes. Car elles sont actuellement rarissimes.

Deuxièmement, la jeunesse des juges d'instruction est un grave problème. Dans l'affaire d'Outreau, le magistrat instructeur n'avait pas trente ans quand il a commencé à instruire ce dossier. Il n'est pas question de mettre en cause ici sa procédure, ni, plus généralement, la formation à l'ENM, mais seulement la maturité des magistrats. La fonction d'instruction est l'une des plus délicates de la magistrature. Elle ne devrait donc en aucun cas être attribuée dès la sortie de l'ENM à un nouveau juge. Une sorte de « noviciat » est indispensable. En Belgique, pour pouvoir être nommé juge d'instruction, le juge doit avoir exercé pendant trois ans au moins les fonctions de parquetier ou celle de juge au tribunal de première instance. Mais il ne faudrait pas non plus réserver les fonctions de l'instruction à mi-carrière, entre quarante-cinq et cinquante ans, car la charge est si lourde que le ministère de la justice aura grand mal à trouver des volontaires.

Troisièmement, et toujours à cause de la difficulté de la fonction, il faut impérativement procéder à un regroupement ou à une co-saisine des juges d'instruction, pour qu'ils opèrent systématiquement en équipe, au moins pour les affaires très complexes. Cette idée n'est pas nouvelle puisqu'il existe déjà pour tous les juges de tous les tribunaux la possibilité pour le président « d'adjoindre » au juge saisi un autre juge d'instruction. En outre, en matière de criminalité aggravée, la loi du 9 mars 2004 a créé des juridictions régionales spécialisées, les juridictions interrégionales spécialisées (JIRS), qui déjà donnent satisfaction.

Quatrièmement, l'affaire d'Outreau a montré que l'une des questions les plus graves reste celle de la contradiction, ou droit pour les parties, notamment la personne mise en examen, de pouvoir proposer des mesures ou contester celles qui sont prises. La contradiction intéresse d'abord les investigations. Peut-on aller plus loin que ce qui est déjà admis depuis les réformes de 1993 ? Légalement, c'est très douteux : les parties peuvent déjà solliciter toutes investigations. Il faudrait seulement que les chambres de l'instruction soient plus strictes lorsqu'elles sont saisies de recours des parties privées contre une ordonnance du juge d'instruction leur ayant refusé de procéder à une investigation qu'elles avaient demandée. La motivation est essentielle : elle ne saurait se limiter à des formules stéréotypées. Il faut y voir un avantage pour les juges, ainsi obligés de mieux préciser leur pensée. Il y aurait aussi un avantage pour la partie concernée, qui accepterait mieux la décision. Mais là encore, c'est un problème pratique.

On pourrait d'ailleurs créer une contradiction à l'issue de l'instruction sous la forme d'un droit pour les parties d'avoir communication d'un projet du réquisitoire de clôture du parquet. Cette pièce est en effet essentielle pour la suite de la procédure. On pourrait imaginer d'accorder aux parties un délai de cinq jours, par exemple, pour leur permettre de faire toutes observations. À l'issue de ce délai, le parquet rédigerait un réquisitoire de clôture qui celui-là serait définitif. L'expérience montre en effet que le réquisitoire définitif est essentiel. C'est sur lui que le président de la juridiction de jugement se fonde pour diriger les débats. Il serait bon qu'une once de contradiction se manifeste à ce stade de la procédure.

Ma cinquième proposition concerne la détention provisoire. Cette question a été au cœur des critiques de l'opinion dans l'affaire d'Outreau. On pourrait d'abord songer à supprimer le juge des libertés et de la détention, qui, apparemment, ne sert pas à grand-chose, et l'affaire d'Outreau a confirmé les craintes de ceux qui, dès le début, ne lui étaient pas favorables. Le JLD est un juge alibi. Son avantage est cependant de nous mettre à l'abri d'une éventuelle critique de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) au regard du principe d'impartialité : le juge d'instruction ne juge pas en la matière, se contentant d'instruire et de demander au JLD la mise en détention. Dès lors, pour concilier ces idées contraires, le meilleur serait de supprimer le JLD dans la phase première de la détention : le juge d'instruction déciderait seul de la mise en détention, lui qui connaît mieux le dossier que le JLD, lequel opère dans l'urgence et sans avoir toujours eu le temps de voir toutes les pièces. En revanche, par la suite, c'est-à-dire lors de l'examen des demandes de mise en liberté et lors des prolongations, le JLD devrait apparaître. En outre, il faut conserver le référé-liberté.

Enfin, reste la question de la presse, qui au début de l'affaire approuvait la justice pour la critiquer à la fin. C'est sans doute le problème le plus difficile à résoudre. La presse est si importante aujourd'hui qu'elle en arrive à causer de véritables indignités médiatiques, sorte de pendant de l'indignité nationale créée par une loi éphémère de 1944. Le système anglais de l'incarcération d'un journaliste pour violation du secret de l'enquête est évidemment insusceptible d'être appliqué en France. Alors que faire ? Il faudrait simplement appliquer plus systématiquement les textes qui sanctionnent, selon des modalités diverses, les violations du secret de l'enquête et de l'instruction. Ces textes, d'ailleurs, sont assez nombreux. La construction jurisprudentielle sur le recel de violation du secret de la procédure est excellente.

En conclusion, si le juge d'instruction doit être maintenu, les règles sur la procédure de l'enquête et de l'instruction appellent trois séries de remarques.

Il y a d'abord des dispositions à ne pas changer, comme le référé-liberté, l'expertise, l'ordre public comme fondement de la détention provisoire, ou comme la séparation du siège et du parquet comme cela a pourtant été suggéré ces derniers mois.

Ensuite, il y a des dispositions à ne pas modifier législativement, et pour l'application desquelles il suffirait de changer les pratiques. C'est le cas du contrôle des gardes à vue par le parquet ou le juge d'instruction. On peut y adjoindre le rôle des chambres de l'instruction, ainsi que le respect du secret de l'enquête et de l'instruction. Sur ces points, le rôle du procureur général décrit à l'article 35 du code de procédure pénale - il « veille à l'application de la loi (...), anime et coordonne l'action du procureur de la République » - est fondamental.

Il y a, enfin, des points où une réforme législative s'impose à notre avis. On devrait : prévoir l'enregistrement audio ou vidéo des interrogatoires lors de la garde à vue ; exclure de l'instruction les magistrats débutants ; créer, soit dès l'ouverture de l'instruction, soit au cours de l'instruction, des équipes de juges d'instruction pour les affaires délicates même n'appartenant pas à la catégorie de la criminalité organisée ; exclure le JLD de la décision initiale sur la mise en détention provisoire ; accroître le délai dans lequel la chambre de l'instruction doit statuer en matière de détention provisoire, ce délai passant de dix à vingt jours ; prévoir une certaine contradiction à propos du réquisitoire définitif qui serait communiqué en tant que projet aux parties, lesquelles disposeraient d'un délai de cinq jours pour en contester la teneur ; le parquet pourrait alors aménager son projet de réquisitoire définitif.

Bien évidemment, des moyens accrus en personnel et en matériel réduiraient sensiblement les difficultés éprouvées par les magistrats et leurs greffiers.

M. Daniel SOULEZ-LARIVIÈRE : Je voudrais, pour ma part, insister sur cinq points, qui ne se limitent pas à l'instruction elle-même, car toute réforme sur un aspect de notre procédure pénale implique une réorganisation d'ensemble de celle-ci. Si, dans une pièce, on change un meuble de place, ce sont tous les autres meubles qui doivent changer de place.

Les cinq points que je voudrais aborder sont les suivants : la nécessité de séparer le siège du parquet ; la nécessité de distinguer les fonctions juridictionnelles de celles de l'investigation ; le renforcement des droits de la défense ; la réforme de l'expertise pénale ; la réforme du secret de l'instruction.

On pourrait penser que la séparation du siège et du parquet n'a rien à voir avec notre sujet. En fait, elle a beaucoup à voir. On peut constater, dans l'affaire d'Outreau comme dans beaucoup d'autres, que notre appareil pénal manque d'équilibre, d'antidotes et d'antagonismes fonctionnels. L'existence d'un corps unique rassemblant en son sein le siège et le parquet fait naître une confusion, une absence de garanties, un ronronnement. C'est une anomalie du système français que cet adage selon lequel la justice est rendue par les magistrats du siège et du parquet. Dans aucun pays au monde la justice n'est rendue de cette manière : elle est rendue par les magistrats qui jugent. L'annexe 3 du rapport Truche fait apparaître que, outre tous les pays anglo-saxons, 12 des 14 États que la commission avait étudiés ne connaissent pas l'identité entre magistrats du siège et du parquet : l'Afrique du Sud, l'Allemagne, le Brésil, le Danemark, l'Espagne, les États-Unis, la Norvège, les Pays-Bas, le Portugal, le Royaume-Uni, la Russie, la Suède. Seules la France, l'Italie, et, dans une moindre mesure, la Belgique connaissent cette confusion. Dans un système judiciaire, il y a ceux qui jugent, ceux qui requièrent et ceux qui défendent. On ne peut pas mélanger les genres. En France, on les mélange à un point tel que le public lui-même ne s'y reconnaît plus. On a pu voir, dans un tribunal, un magistrat occuper pendant six ans le siège du ministère public avant d'occuper celui de la présidence. C'est incompréhensible. Ils ont le même costume, ils sont sur la même estrade, ils ont fait la même école, ils sont juges tous les deux et très souvent, le public ne comprend pas qu'ils ne soient pas d'accord entre eux.

Une fois qu'on a dit cela se pose un problème un peu démodé, celui de savoir si le parquet doit être indépendant du pouvoir politique ou pas. Le cordon qu'il faut couper n'est pas celui qui relie le parquet au Gouvernement, mais celui qui relie la magistrature du siège et celle du parquet. L'idée selon laquelle il serait effrayant de confier l'investigation à des magistrats qui dépendent du Gouvernement est une idée fausse. Car elle s'inscrit dans un modèle ancien, un modèle dans lequel on ne comprend pas ce qu'est un juge. Le problème de savoir si le parquet est dépendant de ses passions, de son intelligence ou de celles d'une hiérarchie ou d'un Gouvernement est relativement secondaire. Dans le système proposé par le rapport Delmas-Marty, la chambre de l'instruction peut dessaisir un parquet défaillant ou qui se dévoie : dès lors, le problème de savoir de qui le parquet est dépendant ou indépendant ne se pose plus. De toute façon, la transformation que j'appelle de mes vœux suppose une réflexion sur le statut du parquet et une redéfinition de ce qu'il est. Ses membres auront une activité spécifique, et devront d'ailleurs, à terme, se loger dans un lieu différent de celui où se trouvent les juges.

La division des fonctions juridictionnelles et d'investigation est possible dans un système nouveau. Elle ne suppose pas de supprimer purement et simplement le juge d'instruction pour le remplacer par le parquet. Elle suppose de redéfinir complètement la fonction du juge de l'instruction, en en faisant le personnage dominant de l'instruction pénale, la chambre de l'instruction étant juridiction d'appel. Elle suppose aussi de lui donner un pouvoir dans l'ensemble des affaires, et pas seulement dans les 5 % d'affaires actuellement traitées par un magistrat instructeur. Il faut qu'un juge du siège contrôle l'ensemble des affaires qui sont mises en état avant d'aller à l'audience. Le parquet, lui, doit être chargé des investigations, le juge en étant déchargé. Car on ne peut pas, on le dit souvent, être à la fois Maigret et Salomon.

Le renforcement des droits de la défense est une nécessité. L'argument constamment opposé à une reconstruction de notre procédure pénale est qu'elle aboutirait à une justice à deux vitesses, celle des riches et celle des pauvres. En 1897, lorsque le juge d'instruction a été obligé d'accepter les avocats, la même argumentation était avancée : il y aura ceux qui pourront se payer un avocat et ceux qui ne le pourront pas. C'est un raisonnement par le bas, qui n'a aucun sens. La question est de savoir quelle est la fonction de chacun. Si l'on redistribue les pouvoirs entre le parquet et le juge et que l'on donne une capacité plus grande à la défense d'intervenir à certains moments, cela suppose qu'elle soit payée. Le système d'aide légale devrait donc être totalement différent. Je préconise depuis longtemps la création d'un internat du barreau, analogue à celui qui existe en médecine. Des jeunes, encadrés par de plus anciens, payés à plein temps comme des magistrats, pendant une durée maximale de cinq ans, seraient les acteurs d'un véritable service public de la défense pour ceux qui ne peuvent pas du tout trouver un avocat sur le marché.

Quelles seraient les tâches de l'avocat ? Il doit intervenir lorsque son client est mis en accusation, car ce moment déclenche toute une série de droits qui nécessitent sa présence. Il doit intervenir lorsqu'un témoin est entendu et qu'il est suspecté. Et il doit évidemment intervenir aussitôt qu'une contrainte est exercée sur l'individu, et d'abord en garde à vue, tout au long de la garde à vue, et non pas pour jouer le rôle d'assistante sociale pendant une demi-heure.

Ainsi, l'enquête serait secrète pendant un certain temps. Le juge contrôlerait toutes les mesures portant atteinte aux libertés individuelles, comme les écoutes téléphoniques ou les perquisitions. Il exercerait également un contrôle sur les délais. Et dès la signification des charges, la défense interviendrait, avec tous ses moyens, dans cette deuxième phase de la mise en état des affaires pénales.

S'agissant de l'expertise, je dois dire, malheureusement, que depuis que j'exerce le métier d'avocat, je n'ai presque jamais vu un expert, au pénal, faire autre chose que suivre le désir du juge. Il y a évidemment des exceptions. L'expert pénal, c'est le clone du juge d'instruction, dont il partage tous les défauts. La première fois que je suis entré, comme avocat de la partie civile, dans le cabinet d'un juge d'instruction, c'était en 1973. Il y avait une demi-douzaine de personnes autour de lui, et il m'a dit : « Maître, je suis désolé, je suis en train d'expliquer à mes experts ce qu'il faut qu'ils trouvent ». Cela n'a pas beaucoup changé depuis.

L'expert, par la force des choses, reproduit le désir de la poursuite. Il est là pour trouver des infractions, pour satisfaire ceux qu'il voit tous les jours. Il n'y a aucune espèce de discussion contradictoire.

Une première possibilité est d'instaurer une double expertise, l'une pour l'accusation, l'autre pour la défense. Cela pose beaucoup de problèmes. Dans les pays anglo-saxons, on voit des experts qui courent le cacheton pour raconter des boniments.

Actuellement, l'article 114 du code de procédure pénale, dans son sixième alinéa, prévoit que « seules les copies des rapports d'expertise peuvent être communiquées par les parties ou leurs avocats à des tiers pour les besoins de la défense. » Lorsque les clients en ont les moyens, l'avocat peut donc procéder à une sorte de contre-expertise en communiquant ce rapport d'expertise « officiel » à un autre expert. Si l'on veut que cette possibilité puisse être réellement utilisée par tous de manière efficace, un fonds d'aide légale très différent de ce qui existe aujourd'hui est nécessaire.

Une autre solution consiste à rendre l'expertise pénale contradictoire, dans des conditions à déterminer. Dans les affaires pénales importantes, notamment les sinistres, il y a presque toujours une expertise civile et une expertise pénale. L'expertise civile est souvent beaucoup plus riche, parce qu'elle est le résultat de multiples réunions, de multiples contradictions, de la prise en compte de multiples difficultés.

Le secret de l'information doit être réformé. Pour le faire, il faut distinguer les activités juridictionnelles et les activités d'investigation, qui ne sauraient être recouvertes du même secret. Autant il est évident qu'on ne peut pas mener l'enquête en la mettant sur la place publique, et certainement pas avant la mise en accusation, autant on peut considérer que tout ce qui est d'ordre juridictionnel a vocation à être ouvert au public, et que, par conséquent, toutes les phases de l'instruction peuvent être publiques.

Il faut également, pour restaurer le secret de l'instruction, exercer une discipline plus grande sur les médias, mais à condition que l'instruction ne dure pas quatorze ans. Il faut être réaliste : ce secret ne peut être respecté que pendant une période brève, qui doit coïncider avec la relative brièveté de la mise en état de l'affaire pénale.

J'ajouterai une seule observation. La loi du 15 juin 2000 n'a pas été décisive. La création du JLD, à laquelle j'étais opposé, n'a pas donné les résultats que les auteurs de la loi en escomptaient. Une seule réforme récente va dans le sens d'une réorganisation de l'ensemble du système, je veux parler du plaider-coupable, que j'ai toujours soutenu. Il ne doit pas donner lieu aux excès et aux aberrations auxquels ils donnent lieu aux États-Unis. Le plaider-coupable à la française est une bonne loi, qui permet d'alléger le fonctionnement du système, de se concentrer sur les affaires les plus importantes en faisant passer par un circuit court les affaires qui le sont moins.

La réforme sérieuse de l'instruction que l'on peut envisager, car les rustines ne servent à rien, doit passer par une première phase, durant laquelle il importe de poser les principes. La deuxième phase doit être celle des devis et des moyens : on ne peut pas faire une réforme d'ampleur sans savoir ce qu'elle représente en termes de coûts, notamment pour la défense. Le calendrier qu'il faut définir pour cette réforme est à mon avis de l'ordre de cinq ans. Si l'on bricole, on a vu ce que cela donne : cela ne sert à rien.

M. Didier GUÉRIN : Je vais tenter de vous faire part des réflexions que j'ai tirées d'une double expérience professionnelle : de longues années au sein de la Chancellerie, que j'ai quittée en 2000 après avoir été, en dernier lieu, pendant sept ans sous-directeur de la législation pénale à la direction des affaires criminelles et des grâces, et donc à la tête du service chargé d'élaborer, sous l'autorité du ministre, les textes de droit pénal et de procédure pénale ; et, d'autre part, la présidence, depuis six ans, de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Versailles. Je tiens à souligner le caractère passionnant de ces fonctions qui me permettent de me confronter chaque jour à l'application des textes dont j'ai suivi l'élaboration, et aussi à celle de nombreux autres textes plus récents.

La cour d'appel de Versailles regroupe quatre tribunaux, ayant chacun une compétence départementale : Nanterre, Versailles, Pontoise et Chartres. Y sont actuellement affectés 38 juges d'instruction. La chambre de l'instruction est composée de deux sections. Les deux présidents sont affectés à plein temps. Les quatre conseillers ont un service annexe qui les occupe chacun à quart-temps. Nous avons rendu l'année dernière 2 600 arrêts dont 60 % concernaient le contentieux de la détention provisoire et du contrôle judiciaire. Je ne reviendrai pas sur le caractère spécifique de la chambre de l'instruction ; votre commission a déjà pu en prendre conscience à travers plusieurs auditions.

En ce qui concerne l'objet de vos réflexions, je vous dirai tout d'abord que je me place dans l'hypothèse du maintien du juge d'instruction. Pour ma part, et au-delà des débats théoriques, la procédure anglo-saxonne telle que j'ai pu la voir fonctionner aux États-Unis à l'occasion d'un voyage d'études organisé par le gouvernement fédéral américain en 1999 ne m'a absolument pas convaincu. Ce qui se passe actuellement à Alexandria me confirme pleinement dans ce point de vue.

Par ailleurs, le débat sur la confusion des rôles d'enquêteur et de juge me paraît faussé. La tradition française veut que le juge d'instruction recherche la vérité. Aucun juge animé par l'éthique de sa fonction ne cherche à établir la justesse d'une thèse qu'il n'estime pas être la bonne. Il est donc en définitive plus performant d'avoir, pour mener les enquêtes complexes, un juge qui n'a pas à corroborer une thèse accusatrice, ce qui sera toujours le rôle du ministère public, quel que soit son statut, mais qui recherche la vérité dans le cadre d'une démarche contradictoire avec le parquet, la défense et la partie civile.

Je voudrais aussi souligner que le caractère performant ou non de l'institution du juge d'instruction doit nécessairement s'évaluer à la lumière des moyens de travail qui sont fournis à ce magistrat. Dans le ressort de Versailles, les moyens des greffes d'instruction souffrent d'une insuffisance criante. Les juges d'instruction ne disposent pas de greffiers à plein temps, les fonctionnaires bénéficiant légitimement des règles sur le temps de travail et n'étant pas remplacés pendant leurs périodes de récupération. Les absences de greffiers pour maladie ou pour congé maternité signifient souvent que le juge n'a plus de greffe. Les services de reprographie sont squelettiques. Je connais des juges du ressort qui viennent pendant la fin de semaine faire des photocopies pour avancer le travail de leurs greffiers. Si chaque juge d'instruction avait un greffier à plein temps et une secrétaire à mi-temps, leur performance en serait fortement accrue. Les juges d'instruction de mon ressort peuvent dégager environ un tiers de leur temps pour faire des actes effectifs. Il faut vraiment qu'à l'avenir, le juge d'instruction, comme tout juge, puisse avoir les moyens de travailler utilement, sereinement, avec le temps de la réflexion, et en étant dégagé de toute tâche de secrétariat.

Je souligne aussi un autre impératif qui n'est pas respecté actuellement : la fonction du juge d'instruction exige une grande stabilité ; la spécificité de cette fonction est que le juge d'instruction gère des dossiers dans la durée ; seule une présence de quatre à cinq ans dans un cabinet permet un suivi approfondi.

Je vais maintenant aborder quelques pistes de réflexion autour des thèmes suivants. Le juge d'instruction doit pouvoir travailler : en maîtrisant son temps ; en disposant et en établissant des procédures fiables et incontestées ; en étant entouré d'éléments de contradiction, ce qui suppose une présence plus réelle de la défense au cours de l'instruction. J'aborderai enfin la question de la détention provisoire en cours d'instruction.

Le juge d'instruction doit pouvoir traiter de manière égale l'ensemble de ses dossiers et ne pas être contraint de traiter essentiellement les dossiers avec détenus. Il faut aussi redynamiser son travail en abandonnant la logique d'évacuation de stock, et en donnant à son travail une véritable portée pratique. Dès lors que le juge a pris une ordonnance de renvoi devant une juridiction de jugement, le dossier devrait être examiné par le tribunal correctionnel, même en l'absence de détenu provisoire, dans un délai maximum de six mois. Il est en effet choquant de voir que les dossiers les plus complexes ne sont audiencés que pour autant que le traitement des dossiers de comparutions immédiates et de convocation par procès-verbal le permettent. Cette accélération devrait s'accompagner d'un effort de prévision d'audiencement permettant d'envisager, dès l'origine de la procédure, la comparution à l'audience à délai rapproché de la fin de l'information.

Pour rechercher la vérité, le juge doit disposer de temps. Il est illusoire de penser qu'il puisse simultanément mener de front plus de cent dossiers complexes. Il doit faire des choix. À cet égard, il serait bon que la plainte avec constitution de partie civile, sauf en matière de délits de presse, soit abandonnée au profit d'un système qui donnerait au justiciable un recours effectif contre les classements sans suite. L'expérience me montre, en effet, que l'immense majorité de ces dossiers a pour objectif de retarder d'autres contentieux ou de régler des conflits personnels portant sur des faits ne constituant pas des infractions. On pourrait ainsi imaginer, dans l'hypothèse où le procureur général n'enjoint pas au procureur de la République d'engager des poursuites, que soit prévue la possibilité de saisir une juridiction d'appel qui pourrait décider d'enjoindre au procureur de la République d'engager des poursuites, au besoin en recourant à l'instruction. On dégagerait ainsi les juges d'instruction d'environ 40 % de leurs dossiers, qui, pour les deux tiers, aboutissent à des décisions de non-lieu. Dégagé des contraintes dues à la multiplication des dossiers exigeant de lui un travail souvent vain, le juge retrouverait de la disponibilité pour traiter dans un temps plus court de vrais dossiers d'information. Cela lui permettrait de faire des actes de fond dans un délai plus rapide, et ce en évitant le recours trop fréquent à des commissions rogatoires. Ainsi, en matière criminelle, un dossier simple de viol devrait pouvoir être instruit dans un délai de six à huit mois, cet objectif exigeant du juge d'instruction qu'il fasse, dès sa saisine, toutes les diligences nécessaires sur la personnalité du mis en examen.

Le juge d'instruction devrait aussi disposer de procédures plus fiables et incontestées. La procédure d'information ne doit pas être l'occasion de volte-face multiples de la part des mis en cause. Rendre obligatoire l'enregistrement audiovisuel des auditions en garde à vue offrirait une garantie d'amélioration du fonctionnement de la procédure pénale. Il serait alors possible de vérifier le fondement des allégations de ceux qui prétendent s'être vu soutirer leurs déclarations, et d'éviter ainsi la multiplication d'allégations injustifiées. Une telle précaution représenterait une protection pour les officiers de police judiciaire.

En matière criminelle, un transport du juge d'instruction sur les lieux du crime avec reportage photographique devrait être systématique. Dans les affaires autres que les affaires sexuelles, la reconstitution des faits devrait aussi être obligatoire.

La procédure d'instruction doit être plus contradictoire. L'impératif premier est celui d'une plus grande présence de la défense au cours de l'instruction, et ce pour toutes les catégories de justiciables. La commission d'office doit donc déboucher sur l'intervention d'un avocat normalement rémunéré pour ses diligences. Il serait aussi positif que, dans les informations criminelles, il soit obligatoire qu'un avocat intervienne pour le mis en examen, de même qu'il intervient obligatoirement au stade de la cour d'assises.

En cours de procédure, il faut donner des droits supplémentaires aux témoins assistés : pourquoi en définitive ne pas aligner ses droits sur ceux des personnes mises en examen ? Cela éviterait que le passage du statut de témoin assisté à celui de mis en examen soit l'occasion d'un allongement de la procédure par de nouvelles demandes d'actes. La personne mise en examen doit voir son statut évoluer en cours d'information en fonction de l'état du dossier. Ce statut de mis en examen ne peut actuellement être contesté qu'à l'origine de l'information. Le mis en examen devrait pouvoir demander en cours d'information à devenir témoin assisté du fait que les indices réunis ont perdu leurs caractères de gravité ou de concordance.

De manière générale, les requêtes sur l'annulation de la mise en examen ab initio ou en cours d'information devraient être examinées dans un délai fixe, par exemple deux mois, faute de quoi, il y serait fait automatiquement droit.

La loi devrait prévoir que la confrontation du mis en examen avec la personne qui l'accuse est de droit lorsqu'elle est demandée, sauf ordonnance spécialement motivée du juge d'instruction.

La personne mise en examen qui n'a pas été entendue depuis plus de quatre mois devrait être automatiquement entendue, si elle en fait la demande, dans un délai de deux mois à compter de sa demande, faute de quoi elle deviendrait témoin assisté, cela ayant évidemment pour conséquence la mise en liberté.

On pourrait aussi introduire en fin d'information criminelle une obligation pour le juge de faire un interrogatoire récapitulatif du mis en examen, qui serait l'occasion de bien montrer l'évolution de la position des mis en examen.

En fin d'information, le réquisitoire définitif du procureur devrait être adressé aux parties, qui disposeraient d'un délai de vingt jours pour faire leurs observations. Le juge ne pourrait prendre son ordonnance de règlement qu'après l'expiration de ce délai et devrait prendre en compte ces observations.

Toujours dans la perspective d'une instruction plus contradictoire, le double degré d'instruction en matière criminelle devrait être rétabli, la chambre de l'instruction redevenant seule compétente pour saisir la cour d'assises. Il faut, dans ces procédures lourdes, qu'un regard extérieur et neuf puisse porter sur l'existence des charges de nature à justifier la mise en accusation devant la cour d'assises. Il faut également que la défense fasse part de ses critiques sur l'information avant le stade du jugement. De plus, la comparution à l'audience de la chambre de l'instruction des mis en examen et des parties civiles qui en font la demande devrait être de droit. Actuellement, les personnes détenues peuvent venir nous voir lorsqu'il est fait appel d'un refus de mise en liberté, mais n'ont pas voix au chapitre pour faire valoir leur point de vue sur le dossier. C'est tout de même assez contradictoire.

La question de la détention provisoire devrait être repensée. Les conditions de fond du placement en détention provisoire doivent être revues pour être adaptées aux exigences de sauvegarde de la présomption d'innocence et au fait que la détention provisoire ne doit pas être une pré-peine. À cet égard, il est indéniable que le critère du trouble à l'ordre public est celui qui ouvre la voie à toutes les ambiguïtés. Rappelons qu'actuellement, pour justifier le placement ou le maintien en détention provisoire le trouble à l'ordre public doit être « exceptionnel et persistant ». Ces adjectifs laissent évidemment une grande latitude à l'interprétation. Or, il faut éradiquer l'idée, consciente ou non, que la détention provisoire est un instrument de punition. L'abrogation du motif de trouble à l'ordre public est donc à envisager.

La solution de repli, faute d'une abrogation pure et simple de ce motif, pourrait être de maintenir cet article sans avoir recours à ces adjectifs par trop imprécis, et en en limitant l'application à une certaine durée à compter de la mise en examen, par exemple huit mois en matière correctionnelle et un an en matière criminelle.

Sur le plan de la procédure, l'intervention du juge des libertés et de la détention en urgence n'est utile que lorsqu'elle apporte des garanties supérieures. Des juges d'instruction m'avouent qu'ils se sentent déresponsabilisés : lorsque le soir arrive, ils hésitent, ils ne tranchent pas, et ils soumettent l'affaire au juge des libertés et de la détention. Et parfois, la surprise est grande pour le juge d'instruction, lorsqu'il revient le lendemain matin, de constater que la personne a été placée en détention.

Ce n'est pas dans l'urgence et dans des conditions de confusion que le juge des libertés et de la détention peut être utile : son examen est forcément moins approfondi lorsqu'une procédure complexe lui est transmise en fin de soirée et qu'il doit tenir dans des délais brefs un débat sur le placement en détention provisoire. Aussi, pourrait-t-on envisager de redonner au juge d'instruction le pouvoir de prendre la décision initiale de placer en détention provisoire après la mise en examen, sans que le juge des libertés soit conduit à intervenir en bout de chaîne après le passage de l'intéressé successivement devant le procureur puis devant le juge d'instruction.

L'expérience montre que les placements en détention provisoire sont assez peu contestés et les recours devant la chambre de l'instruction examinés rapidement, notamment par la voie du référé-liberté devant le président de la chambre de l'instruction. Cette procédure serait grandement améliorée s'il était prévu que le président puisse ordonner, soit la comparution personnelle du mis en examen dans les trois jours ouvrables qui suivent, soit un contact avec le détenu par vidéoconférence.

Le délai donné à la chambre de l'instruction pour statuer sur un appel de placement en détention provisoire devrait, par ailleurs, être porté à vingt jours, pour rendre possible un examen plus approfondi du dossier et pour permettre à la défense de proposer une solution alternative à la détention.

Le juge des libertés et de la détention, qui pourrait devenir, si les moyens suivent, un tribunal des libertés et de la détention, constitue en revanche une garantie forte pour l'examen des demandes de mise en liberté et de prolongation de la détention.

À cet égard, la comparution du détenu provisoire devant le juge des libertés, qui ne l'a jamais rencontré, soit en personne, soit par le biais de la vidéoconférence, serait une forme importante d'humanisation de la procédure. Par ailleurs, une enquête sociale devrait être versée au dossier préalablement à tout examen d'une demande de mise en liberté ou de prolongation de détention provisoire : il est choquant de statuer plusieurs mois après la mise en détention sans renseignements de personnalité nouveaux par rapport à ceux disponibles à l'origine.

La procédure devant la chambre de l'instruction en matière de détention provisoire pourrait être améliorée de deux manières.

Il m'est depuis longtemps difficile à admettre, il est intolérable, que l'on examine la détention provisoire sans avoir à se préoccuper du fond. Peut-on imaginer de laisser en prison une personne contre laquelle les indices sont faibles, voire inexistants ? La chambre de l'instruction devrait ainsi recevoir compétence pour examiner, sur demande de la défense, à l'occasion de tout contentieux de détention provisoire et de contrôle judiciaire, le bien-fondé de la mise en examen. Lorsque le contentieux est ainsi rendu plus complexe, la chambre devrait avoir un délai supplémentaire d'au moins cinq jours pour statuer.

Il serait important de repenser de manière approfondie les conditions de l'utilisation de la vidéoconférence devant la chambre de l'instruction. Actuellement, celle-ci n'est possible que pour les demandes de mise en liberté. Il serait de toute évidence normal que la vidéoconférence puisse être utilisée pour tous les contentieux de la détention provisoire soumis à la chambre de l'instruction. Il y a quelques mois, un système de vidéoconférence a été installé à la cour d'appel de Versailles, qui nous permet de nous connecter à la maison d'arrêt de Bois-d'Arcy. Mais le législateur a adopté un texte trop restrictif, de sorte que nous ne pouvons pas l'utiliser.

En matière de détention provisoire, pourrait enfin être évitée la multiplication des demandes de mise en liberté. De telles demandes ne devraient être recevables qu'après décision définitive du juge d'instruction ou décision en appel sur une précédente demande. En revanche, il m'apparaît dangereux d'étendre la publicité des procédures relatives à la détention provisoire. Ce serait une démarche contre-productive et qui ne correspondrait pas aux souhaits des mis en examen - en six ans de présidence de chambre de l'instruction, je n'ai vu que deux cas de demande de publicité.

En conclusion, je dirai que l'information préparatoire doit évoluer dans un sens plus contradictoire et de plus grande humanisation : mon expérience des audiences de la chambre de l'instruction me montre que ce dernier point est essentiel, l'entretien avec le détenu provisoire donnant une tout autre vision de la situation que l'examen de la procédure. Il faut que l'humain soit au cœur de l'institution.

M. Gilbert THIEL : Je suis juge d'instruction : il est normal que l'accusé ait la parole en dernier ! Je n'ai pas jugé utile de revêtir la robe de bure, ni même d'enfiler la camisole de force du schizophrène patenté, pour venir défendre devant votre commission la fonction de juge d'instruction.

Je pensais que Me Soulez-Larivière nous parlerait davantage, avec le talent qu'on lui connaît, de la procédure inquisitoire, avec les rappels historiques obligés : l'Inquisition, Philippe le Bel, le procès des Templiers et ses 5 000 inculpés, et, pourquoi pas, Jean-Louis Bruguière et le procès Chalabi, avec ses 170 mis en examen.

Dans la procédure accusatoire, il y a un arbitre entre une accusation, qui est toujours bien dotée, et en hommes et en moyens, et qui représente l'autorité publique, et une défense souvent démunie qui représente des intérêts particuliers.

Aujourd'hui, la procédure inquisitoire signifie surtout que c'est un magistrat indépendant, un juge, qui va prendre en charge, au nom de la collectivité, la collecte de la preuve. Ce n'est pas un juge passif dans l'enquête : il est enquêteur. Il n'attend pas que l'accusation et la défense viennent lui apporter des éléments de conviction qui seront nécessaires pour éclairer la juridiction de jugement.

On s'est souvent plaint, et à juste titre, d'une pénalisation excessive de la vie sociale. On a en effet assisté, au cours de ces dernières années, à une pénalisation rampante. Dans les années 1980, dans la plupart des affaires de responsabilité médicale, par exemple, les victimes ont eu davantage recours à la voie pénale, par le biais des plaintes avec constitution de partie civile. Pourquoi ? Parce qu'au civil, ces personnes avaient souvent un mal fou à obtenir leur dossier médical. Elles allaient alors au pénal, et le juge d'instruction, avec ses gros sabots et ses grands pouvoirs, envoyait un service de police, en compagnie d'un représentant de l'Ordre des médecins, saisir le dossier médical. On voit que ce juge qui va à la recherche de la preuve est peut-être un instrument d'égalité des chances, encore que ce terme soit souvent perverti, dans bien des domaines.

La procédure inquisitoire a été fortement mâtinée de contradictoire : les demandes d'actes, les demandes d'annulation de la procédure. Il faut sans doute aller plus loin en développant les droits de la défense.

Dès le moment où l'on veut bien admettre qu'il faudra toujours des investigations, des enquêtes complémentaires pour mettre en état des affaires qui ne sont pas suffisamment achevées pour être jugées immédiatement, la vraie question qui se pose est de savoir à qui confier ces investigations.

Au civil, où le procès est la chose des parties, on a bien été obligé de créer, à la fin des années 1960, le juge de la mise en état, c'est-à-dire un juge investi de pouvoirs coercitifs, pouvant prononcer une injonction de conclure ou une décision de clôture, parce que laisser aux seules parties le soin d'organiser le débat était laisser la porte ouverte à toutes les manœuvres dilatoires.

Dès le moment, donc, où la nécessité d'une enquête est patente, il faut décider qui va la conduire. Deux options existent. La première est celle d'un juge indépendant, qui ne peut être dessaisi que par la chambre de l'instruction en cas de difficulté majeure, et à qui on ne peut pas retirer une affaire sensible parce qu'il ne plaît pas. Il dirige l'action de la police. À cet égard, je me permets de rappeler que la police, quand elle agit sur commission rogatoire, n'agit que parce que le juge lui délègue ses pouvoirs. C'est un contrôle bien plus performant que le contrôle général, a posteriori, de l'activité des services de police dans le cadre des enquêtes de flagrance et des enquêtes préliminaires. Le juge, à la fin de son enquête, va essayer d'évaluer le plus précautionneusement possible la qualité de son travail, et décider, en fin de course, de renvoyer ou non la personne mise en examen devant une juridiction de jugement, et ce sous le contrôle de la chambre de l'instruction. En d'autres termes, une ordonnance de règlement ne manifeste aucun talent divinatoire du juge d'instruction.

J'entends parfois des gens se plaindre du nombre de décisions de non-lieu. On ne peut pas reprocher à la fois au juge d'instruction d'être arc-bouté sur une vérité initiale et de mettre des personnes en examen avant de prononcer finalement un non-lieu.

L'autre option consiste à confier l'enquête au parquet, lequel est déjà très puissant, ce qui ne me choque pas, parce qu'il représente des intérêts parfaitement légitimes. Ce parquet a une main sur le robinet - c'est ce que l'on appelle le pouvoir d'apprécier l'opportunité des poursuites -, et l'autre main sur l'aiguillage, puisqu'il décide du choix de la voie procédurale : comparution immédiate, convocation par OPJ, mandement à comparaître. En matière criminelle, dès lors qu'il ne classe pas sans suite, il sera obligé d'ouvrir une information.

Ce parquet est organisé hiérarchiquement, il est statutairement dépendant, et sa présence, ce qui est normal, se fait sentir à tous les stades de l'enquête : dès le départ, au moment où la police lui rend compte ; pendant l'information judiciaire ; devant la juridiction de jugement ; enfin, par le biais des parquets généraux, devant les juridictions de deuxième degré.

Certains proposent une réforme conduisant à donner à cette institution encore davantage de pouvoir, celui de diriger effectivement, et tout le temps, l'action de la police, et de partir à la collecte des preuves : à la collecte des preuves nécessaires, mais on peut craindre, sans sombrer dans le pessimisme le plus noir ou dans le procès d'intention, qu'il parte à la collecte des preuves nécessaires à l'accusation. Les autres preuves, nous dit-on, la défense s'en chargera.

Le parquet est une institution au sein de laquelle les hommes bougent beaucoup plus que ceux qui sont assis, à défaut de bien l'être, dans leur siège de juge. Souvent, je constate que, quand les magistrats du parquet prennent leurs réquisitions, ils emploient des formules passe-partout qui font assez peu réponse aux éléments de fait du dossier. Pourquoi les choses se passent-elles ainsi ? Parce que qui trop embrasse mal étreint : le parquet a énormément d'attributions. Et puis, les interlocuteurs du parquet changent, en fonction des permanences de l'un, de la présence en audience de l'autre.

Pour des affaires sensibles, l'inamovibilité du juge est une garantie. Le jour où elles seront confiées au parquet, et où le magistrat saisi ne suivra pas forcément les prescriptions de sa hiérarchie, celle-ci sera tentée de l'affecter à une autre place.

À un système de séparation des autorités de poursuite, d'instruction et de jugement, certains préfèrent un système binaire : poursuite et l'instruction d'un côté, jugement de l'autre, avec, en marge, une espèce de super-juge des libertés et de la détention, alors que l'affaire d'Outreau a malheureusement démontré la faillite de l'institution du JLD, du moins telle qu'elle a été conçue par la loi du 15 juin 2000. On a remplacé un juge unique qui connaissait son dossier, qui était censé prévoir l'évolution de l'instruction, par un autre juge unique qui n'a pas véritablement la capacité de connaître le dossier. Les juges des libertés et de la détention vous ont dit qu'ils remplissaient cette fonction parmi bien d'autres activités. Quand on en est encore au début de l'affaire, ils peuvent se faire une idée du dossier, mais quand celui-ci atteint dix tomes, ils sont dépendants de l'ordonnance de saisine du juge d'instruction ou des réquisitions du parquet. Paradoxalement, cela peut entraîner un renforcement de la notion d'ordre public : « les choses sont graves, je vais déjà pouvoir placer la personne en détention au regard de ce critère ». Cela se fait au détriment de ce que devraient être les critères fondamentaux : les nécessités de l'enquête, les risques de concertation, les risques de disparition des preuves, etc.

Le juge de l'instruction instauré en Italie n'est pas une franche réussite.

Ce qu'on nous propose, c'est de créer l'homme le plus puissant de France : le procureur de la République, qui, cumulant tous ces pouvoirs, soit demeurera subordonné au pouvoir politique - et plus cette institution aura de pouvoir, plus les chances qu'existent des contre-pouvoirs seront limitées -, soit risquera de devenir une espèce de potentat local tout-puissant dans sa circonscription judiciaire. On aura ainsi supprimé le seul espace, certes imparfait, où peuvent encore intervenir des débats contradictoires en dehors de l'audience. Ce n'est pas moi qui vous le dis, c'est la Conférence des bâtonniers du 11 janvier 2006.

La défense, je soutiens qu'elle verra son efficience mesurée à l'aune des facultés contributives de la personne poursuivie. Me Soulez-Larivière nous a dit que c'était un raisonnement par le bas, et nous invite à nous projeter dans le meilleur des mondes, où l'aide juridictionnelle sera profondément bouleversée. Mais même si la République parvenait à trouver les deniers nécessaires, il va sans dire, et c'est normal, que les avocats se font payer pour les services rendus. À l'heure actuelle, assister à plusieurs interrogatoires, dans une procédure longue, nécessite de prendre connaissance du dossier, et, lorsque l'on n'a pas réussi à éviter le renvoi, de plaider devant la juridiction de jugement, du premier degré et éventuellement devant la juridiction d'appel. Le jour où la défense aura les contre-pouvoirs nécessaires pour contrebalancer le parquet surpuissant que je vous ai décrit, il va sans dire que c'est l'avocat qui va manager les équipes d'experts ou de contre-experts, de détectives privés, et pour cela il se fera rémunérer. Il n'aura plus des présences intermittentes, dans le sens non péjoratif du terme, mais un pouvoir et un devoir de management pour essayer de collecter les preuves que l'accusation ne collectera plus. C'est un choix, il faut savoir à quoi il engage.

Quel que soit le système que vous choisirez, toute réforme sans moyens, non seulement sera vouée à l'échec, mais contribuera encore un peu plus que les précédentes à discréditer l'institution judiciaire, qui ne parvient plus à évacuer la surproduction législative et à assimiler un code de procédure pénale frappé d'obésité.

Il y a quelques années, le garde des Sceaux avait envisagé le regroupement des juges d'instruction au sein du tribunal le plus important du département. Cette réforme a échoué. Pourquoi ? Pour une fois, ce n'était pas à cause de la réticence corporatiste des magistrats. Ce sont les barreaux qui ont fait obstacle. Si vous décidez de constituer des pools de l'instruction au sein de chaque département ou de chaque cour d'appel, vous savez à quoi vous attendre.

En 1984, M. Robert Badinter décide qu'un juge seul ne pourra pas placer en détention provisoire. La loi Badinter institue une collégialité. En 1986, M. Albin Chalandon dit que cette loi n'a pas été assortie des moyens suffisants. Le nouveau garde des Sceaux nommé en 1988 fait le même constat. Il faut, comme l'a dit Me Soulez-Larivière, procéder à un devis, à une estimation de ce que vont coûter les réformes.

Tout le monde doit balayer devant sa porte : la magistrature, bien évidemment ; les parlementaires, peut-être ; les gouvernements successifs aussi.

Une réforme nécessite un travail exigeant et ingrat.

Si, comme on vous le dit, le fait de rechercher la vérité dans ses composantes et dans toute sa diversité humaine est forcément l'œuvre d'un schizophrène, confier cette attribution au parquet, c'est risquer de lui transmettre cette tare éminemment contagieuse. Du même coup, vous pourrez toujours dissoudre le CNRS, qui, lui aussi, cherche. Ou alors, peut-être admettrez-vous que le juge d'instruction peut instruire à charge et à décharge. Un avocat, surtout si les choses se passent mal pour son client, vous dira que le juge n'instruit qu'à charge. Je dirai, pour ma part, qu'un juge qui n'instruirait qu'à charge serait purement et simplement un accusateur, et que celui qui n'instruirait qu'à décharge serait purement et simplement un défenseur. Si vous considérez comme acquise l'impossibilité d'instruire à charge et à décharge, cela signifie que les juges d'instruction, à défaut du coupable, cherchent un coupable. Je n'ai jamais vu, quant à moi, un juge partir délibérément sur une thèse fausse et s'y arc-bouter. Je soutiens, avec force et conviction, que les juges d'instruction, avec leurs défauts et leurs défaillances, avec les défauts et les défaillances du système, cherchent le coupable, ils ne cherchent pas un coupable.

Dans le coffre de la voiture d'Abderrezak Besseghir, le bagagiste de Roissy, à la fin de l'année 2002, on avait retrouvé des explosifs, des armes. Il avait été dénoncé, et pas anonymement. On a mis quinze jours pour découvrir le complot. Ce sont quinze jours de trop, pour un innocent. Mais il n'était pas facile d'effectuer un travail complet dans les quatre jours de garde à vue. La pression médiatique et politique, allant dans le sens de l'accusation, était réelle. La préfecture de police de Paris faisait une conférence de presse toutes les 24 heures, pendant la garde à vue. Le parquet était plus mesuré, mais allait quand même dans le même sens. Quand la situation est crispée, un juge indépendant, à défaut de pouvoir toujours s'abstraire du contexte émotionnel, a plus de chance de résister que celui qui a un statut de subordination.

Les magistrats ont bien des défauts. Ils ont des responsabilités incontestables, mais parmi elles celle d'avoir trop longtemps accepté de travailler dans des conditions particulièrement indigentes. Nous avons admis le tout et n'importe quoi, surtout depuis que le quantitatif a pris le pas sur le qualitatif. Paradoxalement, cette détérioration a coïncidé avec une période d'accroissement du champ de compétences des magistrats, lesquels ont dû faire face à une inadéquation cruelle des moyens. Ces moyens, c'est au Parlement de les leur donner. Cette responsabilité, c'est la vôtre. Elle est annuelle et a un nom, le vote du budget.

Winston Churchill, à la fin de sa vie, ne se faisait peut-être plus beaucoup d'illusions sur les hommes et sur la démocratie. Sans en avoir d'excessives, à mon âge, ni sur la justice ni sur mon métier, je vous le dis, l'instruction préparatoire à la française est le pire des systèmes à l'exclusion de tous les autres.

M. Jean-Paul GARRAUD : Dans un système accusatoire, un pouvoir d'investigation serait confié à l'avocat. Comment cela est-il réellement possible en France sans réformer en profondeur la profession d'avocat ? Je ne sais pas, d'ailleurs, si la profession y serait prête.

D'autre part, je voudrais connaître le point de vue du juge Thiel sur la co-saisine des juges d'instruction. Comment peut-elle être efficace en même temps que facilement gérable sur le plan matériel ? Deux juges, ou trois, peuvent-ils diriger ensemble les affaires, qu'elles soient complexes ou banales ?

M. Daniel SOULEZ-LARIVIÈRE : Ne raisonnons pas à partir d'exemples étrangers, qu'il s'agisse des États-Unis ou de l'Italie, mais à partir de ce qui, en France, a été imaginé il y a déjà quinze ans par la commission Delmas-Marty. Ce système introduit le contradictoire de façon beaucoup plus importante que ce qui existe aujourd'hui.

Voyons ce qui s'est passé avec la création de la Cour pénale internationale. Les Américains n'en font pas partie. Le travail qui a abouti à la définition du règlement de procédure a été fait en Europe. La procédure suivie est assez proche du système accusatoire. Les avocats doivent procéder à des investigations, mais il est vrai que le procureur a des pouvoirs différents de ceux qu'il avait lors de la création du Tribunal pénal international.

Fatalement, l'évolution du système vers beaucoup plus de contradictoire aboutira à ce que les avocats aient des capacités d'investigation. Aujourd'hui, l'avocat est constamment au bord de la subornation de témoin, de l'entrave ou de la violation du secret professionnel, s'il sort de son rôle de grand discoureur. L'évolution législative va dans le sens d'une plus grande capacité d'investigation de l'avocat. L'article 114, alinéa 6, du code de procédure pénale permet aux avocats, je le répète, de communiquer des rapports d'expertise à des tiers.

Pour le moment, il faudrait aménager cette autonomie de l'avocat dans la recherche des preuves, sans forcément en faire un « super-détective ». Il fait aussi que les demandes d'investigations possibles depuis 1993 soient effectives. Car aujourd'hui, pour dire les choses de manière quelque peu schématique, 90 % des demandes formulées par la défense sont rejetées, tandis que 90 % de celles demandées par le parquet sont acceptées. En outre, quand les demandes d'investigations formulées par la défense sont acceptées, elles sont mises en œuvre par la police, qui, pendant six mois ou un an, a fait exactement le contraire de ce que la défense lui demande de faire. De sorte que dans la pratique, bien souvent, le policier chargé de mettre en œuvre la demande de la défense interroge un témoin avec un sourire en coin : « Le cabinet de Me Soulez-Larivière m'a chargé de vous poser cette question. Quelle est votre réponse ? »

Fatalement, à terme, les capacités d'investigation de l'avocat seront élargies. On ne va pas passer du jour au lendemain d'un système à un autre. Il faut prévoir un calendrier.

M. Gilbert THIEL : S'agissant des demandes d'actes, je précise tout de même que les juges d'instruction rejettent souvent des demandes fantaisistes, voire dilatoires. Le taux de rejet des demandes de la défense sera donc toujours plus élevé que le taux de rejet des demandes du parquet, lequel nous ne demande d'ailleurs pas souvent grand-chose, car il a tendance à ne s'intéresser à une information qu'au moment où il doit la régler. Il y a, contrairement à ce que l'on pourrait supposer, une certaine absence du ministère public pendant la durée de la procédure d'instruction, sauf pour quelques affaires très sensibles.

En septembre 1995, j'ai été co-saisi, avec Jean-Louis Bruguière, du dossier Chalabi : 170 personnes ont été mises en examen, 130 ont été renvoyées devant la juridiction de jugement en 1998. Combien de demandes d'actes ont-elles été formulées par les quelque 200 avocats de la défense ? Deux. Toutes deux ont été honorées. Combien de demandes d'annulation de la procédure, montée à la suite d'interpellations successives sur lesquelles il y aurait peut-être eu des choses à dire ? Zéro. D'ailleurs, Mohamed Chalabi a écrit par la suite pour s'étonner du rôle des avocats : « C'est quoi, ces avocats ? Ils n'ont rien trouvé dans ce dossier de 50 000 pages ? Pas un élément d'irrégularité ? » Les droits de la défense sont aussi ce que les avocats en font. Et de même que l'on constate parfois une forme d'absence du ministère public, on constate aussi, parfois, une espèce d'absence de la défense, qui, un peu à l'instar du parquet, semble se dire : « On verra à la fin. »

La co-saisine n'est pas une panacée. Un juge d'instruction a environ 120 dossiers en cours. S'il s'en voit confier 100 chaque année, il doit en clore 100 pour que son nombre de dossiers en cours n'augmente pas. Si la co-saisine consiste à confier 240 dossiers à deux juges, ou 360 à trois juges, nous deviendrons les greffiers de l'insécurité. Un juge d'instruction doit mener des interrogatoires, organiser des confrontations, effectuer des transports sur les lieux, contrôler les activités de la police judiciaire. Je pense donc qu'il faut résister à la tentation de demander aux juges d'instruction de faire un pot commun de tous leurs dossiers.

Pratiquement, en cas de co-saisine, l'un des deux juges est le directeur d'enquête de fait. C'est en général le premier désigné, mais il y a des exceptions. Celui qui s'occupe du dossier en parle à l'autre, ou aux deux autres, quand il est face à une difficulté. Mais il n'est pas nécessaire d'être co-saisi pour parler d'un dossier avec un collègue. Ce serait une conception rigoriste de la notion de secret de l'instruction.

Lorsque je suis co-saisi, en Corse, avec mon collègue Renaud van Ruymbeke, les choses sont simples : il s'occupe du volet financier et moi du volet terroriste. Mais la plupart du temps, dans les autres procédures conduites en co-saisine, un seul juge instruit.

Voilà pourquoi je reviens à l'idée de regrouper les juges d'instruction au sein d'un pôle. L'expérience se transmet quand vous êtes au contact de collègues qui font le même métier que vous. Celui qui est isolé n'a pas cette possibilité d'acquérir l'expérience de ses aînés.

À la galerie Saint-Eloi, je fais des co-saisines avec les collègues nouvellement arrivés, afin qu'ils connaissent le contentieux et voient comment je travaille. Non pas que je sois un modèle de perfection, mais il y a une vraie transmission de l'expérience et de la manière de faire. Mais il ne faut pas croire que parce que, de manière systématique, deux ou trois juges seront co-saisis, la production sera meilleure ou plus rapide.

J'ajoute que l'institution de l'instruction est celle où l'on accumule tous les retards : ceux de la police, ceux des experts, ceux, parfois, du parquet. Et quand des mesures de détention ont été prises, cela devient dramatique, d'autant que les délais d'audiencement sont longs. À Paris, la plupart du temps, il s'écoule presque autant de temps entre la première mise en examen et l'ordonnance de règlement qu'entre l'ordonnance de règlement et l'ouverture du procès d'assises. Quand une détention provisoire dure deux ans, il y a parfois dix-huit mois d'attente dans le circuit. Cela est dû en partie au fait que les verdicts prononcés en assises peuvent maintenant, et c'est une bonne chose, faire l'objet d'appels. L'intendance n'a pas suivi. Et je crains qu'à Paris, les affaires criminelles où il n'y a pas ou plus de personnes mises en détention provisoire ne soient purement et simplement plus jugées, ou qu'elles le soient cinq ou six ans après leur ouverture.

Pour résumer, je suis favorable à la co-saisine s'il s'agit d'éviter qu'un juge d'instruction se retrouve isolé. Il n'est pas bon qu'un juge se retrouve tout seul dans un petit tribunal. Redessiner la carte judiciaire n'est pas facile, et la co-saisine peut être une solution parmi d'autres. La co-saisine permettra d'éviter que certaines erreurs judiciaires ne se reproduisent mais pas toutes... La justice est faillible, elle est rendue par des hommes. Ce n'est pas revendiquer le droit à l'erreur que de le dire. Il faut le dire parce qu'il faut se prémunir contre l'illusion qu'un nouveau système que certains nous fourniraient clé en main nous garantira à tout coup l'absence d'erreurs judiciaires.

M. Georges FENECH : Gilbert Thiel a dressé un portrait finalement assez sombre de la fonction de procureur : dépendant, soumis hiérarchiquement. Il faut tout de même rappeler que le parquet traite lui-même 95 % des affaires. Le juge d'instruction est un juge résiduel, même si ce résidu concerne les affaires les plus sensibles et les plus difficiles, notamment les affaires criminelles. Devrait-on se demander si, dans 95 % des affaires, le parquet remplit bien son rôle ?

Vous mettez en avant, monsieur Thiel, et à juste raison, le fait que le juge d'instruction instruit à charge et à décharge. Je souscris d'ailleurs à votre très belle formule : le juge d'instruction ne cherche pas un coupable, mais le coupable. Peut-on raisonnablement dire que le procureur de la République - et vous avez exercé cette fonction - enquête à charge plutôt qu'à décharge ? Le parquet chercherait-il un coupable, et non le coupable ? Allant plus loin, peut-on soupçonner la police française de fabriquer des preuves ? Non, à chaque stade de la procédure, qu'il s'agisse des policiers, des magistrats du parquet, des juges d'instruction ou des juridictions de jugement, chacun est épris de vérité, chacun cherche le coupable. Ce qui vaut pour le juge d'instruction vaut aussi pour le parquet.

Faut-il réfléchir à une modification du statut du parquet ?

On se souvient, Maître Soulez-Larivière, de votre ouvrage, Du cirque médiatico-judiciaire et des moyens d'en sortir, paru en 1993. Nous avons entendu de nombreux représentants de la presse. Malgré les mea culpa, on sent bien que le discours des journalistes consiste à dire que c'est la justice qui fait des erreurs et qu'ils ne font, eux, que relayer les informations. La presse tente ainsi d'amoindrir sa responsabilité. Vous avez souhaité que l'on exerce une discipline plus grande sur les médias. Vous imaginez bien les réactions qu'une telle formule peut susciter du côté des journalistes : « On cherche à nous contrôler, on fait fi de la liberté de la presse ! ». En Grande-Bretagne, le système du gag order et du contempt of court prévoit des sanctions dissuasives pour la presse au cas où elle divulguerait une information couverte par le secret de l'enquête. En France, notre presse doit comprendre que la liberté de la presse à laquelle nous sommes tous extrêmement attachés ne s'oppose pas à ce que le juge puisse garder la maîtrise d'un certain nombre d'informations. N'y a-t-il pas moyen de réaliser des avancées dans les rapports entre la justice et les médias ?

M. Daniel SOULEZ-LARIVIÈRE : Le mot discipline n'est peut-être pas le mieux choisi. Disons qu'une plus grande rigueur de la part de la presse est souhaitable. L'affaire qui a donné lieu à la création de votre commission montre d'ailleurs qu'il y a un problème. Dans le cadre de la procédure qui est la nôtre, il n'y a absolument aucun moyen d'en sortir. Elle est en principe secrète mais elle dure beaucoup trop longtemps pour que la confidentialité soit respectée. On peut faire respecter le secret de l'instruction durant un temps bref, mais pas durant une instruction qui peut durer jusqu'à quatorze ans !

Dans un certain nombre de pays, une restriction est appliquée au début de l'enquête, et est culturellement acceptée. Elle n'est rendue possible que parce que la phase préparatoire est très rapide.

Chez nos amis britanniques, au début des années 1980, la cour de Londres a pris une décision extraordinaire en estimant qu'une affaire avait été tellement polluée médiatiquement qu'il n'était plus possible de la juger. Elle a purement et simplement annulé la procédure, sans aucun renvoi devant la juridiction de jugement. On ne verrait jamais une chose pareille arriver en France.

En outre, je le répète, on ne peut pas recouvrir du même secret ce qui relève de l'investigation et ce qui relève des décisions juridictionnelles. Quand vous mettez quelqu'un en prison, cela ne peut pas rester confidentiel. De même, certaines phases de l'instruction devraient nécessairement être publiques.

À chaque fois que l'on imagine un changement, cela donne le vertige. Je l'ai dit en répondant tout à l'heure à M. Garraud s'agissant du rôle de l'avocat, c'est également vrai pour le rôle de la presse. C'est aussi vrai pour le rôle du juge d'instruction. M. Fenech a fort justement fait remarquer que le parquet instruit 95 % des affaires. Il n'est pas proposé de supprimer simplement le juge d'instruction en confiant au parquet 100 % des affaires. Il est proposé de faire en sorte que toutes les affaires soient contrôlées par le juge. C'est un tout autre système, et non pas simplement la modification du système actuel. Et c'est parce que cela donne le vertige qu'on ne fait rien de substantiel. On se contente de rapiéçages depuis 1947.

M. Didier GUÉRIN : À la cour d'appel de Versailles, nous traitons les affaires de la justice quotidienne, les affaires de la banlieue. Dans 99,5 % des dossiers, il n'y a aucun intérêt à la médiatisation. Je suis inquiet à l'idée que la réforme de la justice doive se faire en fonction des médias. C'est la pratique des médias qui doit tenir compte des impératifs qu'impose la bonne marche de la justice, et notamment des règles de secret. La justice n'a pas à être publique dans toutes ses phases au motif que les médias sont intéressés.

Depuis la loi de 2000, la publicité des débats devant la chambre de l'instruction est possible. Je l'ai vue demander à deux reprises. La publicité n'est pas véritablement une demande des parties mises en examen.

M. Jean PRADEL : Je pense qu'on ne peut pas tirer grand-chose du droit anglais, et ce pour deux raisons. La première est que les Anglais ont également le secret de l'enquête, par une dilatation du délit de contempt of court. Il leur arrive même d'aller beaucoup plus loin que nous, en embastillant un journaliste qui aurait parlé, commettant ainsi un contempt of court. En France, ce n'est pas un délit, pour un journaliste, que de s'exprimer sur une affaire. Il ne collabore pas à l'instruction.

En second lieu, s'il est vrai que la procédure anglaise dure moins longtemps que la nôtre, les Anglais « plea-bargainisent », si je puis dire, presque toutes les affaires. Si nous ne traitons que 5 % des affaires dans le cadre d'une procédure d'instruction, eux ne renvoient que 5 % des affaires devant une juridiction de jugement qui aura à examiner les preuves. En fait, un accord est passé, aux termes duquel on minore l'accusation, parfois en abandonnant certains faits. Reste un petit résidu qui fait l'objet d'un accord entre le parquet et l'accusé, après quoi le juge prononce une peine, sans savoir du tout comment les faits se sont passés. Avec le plea-bargaining, on gagne en célérité, mais on perd en qualité de justice.

M. Jacques REMILLER : Nous avons beaucoup parlé du juge d'instruction, du juge de l'instruction et du juge dans l'instruction. Il semble, d'après ce que nous dit M. le juge Thiel, que le juge de l'instruction italien soit un fiasco. Par contre, monsieur Pradel, vous avez cité de manière favorable l'exemple belge. Pensez-vous que le juge dans l'instruction pourrait être une réforme souhaitable ?

J'ai demandé la semaine dernière au procureur général Viout si l'affaire d'Outreau se serait arrêtée dans l'hypothèse où les experts avaient pu déceler les mensonges des enfants. Il m'a répondu qu'elle se serait arrêtée instantanément. Vous avez dit, Maître Soulez-Larivière, que les experts suivent presque toujours les désirs du juge. Comment l'expliquez-vous, et quelle réforme pourrait-elle remédier à cela ? Car vous semblez nous dire que, dans notre système, les experts ne servent à rien.

M. Jean PRADEL : Les Belges ont quasiment le système français. Ils ont encore le code d'action criminelle de Napoléon Ier, même s'ils l'ont aménagé. Un débat d'opinion a eu lieu il y a une quinzaine d'années. Il s'agissait de savoir s'il convenait de maintenir le juge d'instruction ou de créer le juge de l'instruction. La commission Franchimont s'est prononcée pour le maintien du juge d'instruction. Deux auteurs, Bosly et Vandermeersch, ont forgé l'expression de « juge dans l'instruction » pour soutenir ce maintien en soulignant que le juge d'instruction est bien dans l'instruction : il la fait, il n'est pas à sa périphérie.

M. Gilbert THIEL : Monsieur Fenech, vous avez rappelé que les juges « résiduels » que sont les juges d'instruction ne traitent que 5 % des affaires. Mais il ne faut pas additionner les carottes et les navets. Qu'il s'agisse de terrorisme, de santé publique ou de trafic de stupéfiants, les affaires traitées par les juges d'instruction ne sont pas de même nature que celles instruites par le parquet.

D'autre part, vous n'allez tout de même pas présenter comme un modèle les procédures de comparution immédiate, où l'avocat a trois minutes quarante-sept pour prendre connaissance de la procédure, où le procureur de la République présent à l'audience voit arriver les charrettes des personnes sortant de garde à vue et qui attendent leur tour, et où le président, tout en entendant la plaidoirie de l'avocat, essaie de prendre connaissance de l'affaire suivante. Ce n'est pas un parfait exemple de respect des droits de la défense, de connaissance des dossiers, de respect du contradictoire.

Bien sûr, la police et le parquet cherchent, eux aussi, et tout comme le juge d'instruction, le coupable et non un coupable. Si j'ai plus particulièrement souligné ce fait en ce qui concerne le juge d'instruction, c'était uniquement pour répondre à ceux qui invoquent sa « schizophrénie » et son incapacité à revenir sur une hypothèse de départ erronée. Cela dit, certaines enquêtes menées par la police et le parquet ont montré que certains, au sein de ces institutions, pouvaient être plus sensibles aux sirènes du pouvoir politique. Le parquet me paraît plus démuni qu'un juge indépendant quand il s'agit de résister à certaines sollicitations. Encore une fois, je donne tout à fait acte aux magistrats du parquet qu'eux aussi font leur métier en conscience, et en conformité avec l'éthique qui est la leur. Simplement, leur statut est beaucoup moins protecteur que celui du juge.

M. Daniel SOULEZ-LARIVIÈRE : Le problème de l'expertise ne peut pas être isolé de celui de l'instruction. L'expert est le bras scientifique du juge, et il agit de la même façon. Il n'expertise pas plus à décharge que le juge n'instruit à décharge. Il peut y avoir des exceptions, mais en règle générale, il suit en effet le désir du juge. Ce qui est diabolique, c'est qu'il passe pour être le détenteur de la vérité officielle, objective, alors qu'en réalité il est l'expert de l'accusation.

Que peut-on faire pour changer cela ? Il faut changer la procédure. Car tant que les conditions psychologiques, procédurales et morales dans lesquelles l'expert travaille seront ce qu'elles sont, les résultats seront les mêmes. Quand l'expertise est objective, une analyse d'ADN par exemple, l'expert ne va pas forcément dans le sens du juge, mais dans tous les autres cas, ceux où il est amené à porter une appréciation subjective, il ne va que dans le sens de l'accusation. De plus, quand il a déposé son rapport, puisqu'il n'y a aucune espèce de contradiction, il défend son rapport et cela ne va pas plus loin. Ce système est catastrophique, et vous en avez vu l'illustration dans l'affaire qui vous occupe. Je le vis au quotidien depuis quarante ans.

M. Didier GUÉRIN : Je diverge totalement de Me Soulez-Larivière. Il est clair que les experts psychiatres disent leur vérité. Je vois souvent des personnes bénéficier d'une ordonnance de non-lieu du fait de leur état mental et les juges d'instruction ne font pas pression sur les experts. C'est caricaturer l'instruction que de penser que les juges veulent à tout prix des coupables, même s'ils ne sont pas sains d'esprit.

Les experts psychologues mènent des expertises qui les conduisent à se prononcer sur la crédibilité. M. Viout a dû vous en parler. Je sais que beaucoup de gens s'interrogent sur la qualité de ces expertises. De là à dire que les juges d'instruction tirent la sonnette pour obtenir d'eux l'expertise qu'ils veulent, il y a une marge. C'est déformer la réalité, et même porter atteinte à l'éthique des juges d'instruction.

M. Daniel SOULEZ-LARIVIÈRE : Je ne critique pas l'éthique des magistrats instructeurs. Depuis une vingtaine d'années, je critique un système qui aboutit à un certain résultat, même si les personnes sont d'une parfaite honorabilité, qu'il s'agisse des experts ou des juges d'instruction.

M. Gilbert THIEL : Maître Soulez-Larivière, je vous rappelle que l'expertise contradictoire existe en matière de fraude, en application de la loi de 1905. J'avais d'importantes affaires de mouillage de lait lorsque j'ai commencé ma prestigieuse carrière à Nancy. Dans ce cadre, j'ordonnais des expertises contradictoires. J'ajoute qu'aucun juge d'instruction n'a jamais demandé à un expert en balistique ou à celui chargé d'expertiser un téléphone portable ou le disque dur d'un ordinateur de rendre des conclusions allant dans tel ou tel sens. Dans tout ce qui relève véritablement des expertises scientifiques, il n'y a pas de place pour autre chose que pour une analyse objective. Au demeurant, cela ne signifie pas que les conclusions de ces expertises soient nécessairement et absolument certaines.

Que l'on se pose la question de la qualité de certains experts, de leur mode de recrutement, de leur inscription sur les listes des cours d'appel, j'en suis tout à fait d'accord. Mais je ne pense pas que les experts soient les alliés objectifs du juge d'instruction. Il peut y avoir des problèmes de qualité, des problèmes de délai, mais en aucun cas des problèmes de connivence.

S'agissant du contradictoire, j'ordonne une contre-expertise quand elle m'est demandée, même si la demande est faiblement motivée.

M. Daniel SOULEZ-LARIVIÈRE : Avez-vous une idée du nombre de personnes ayant bénéficié d'un non-lieu au titre de l'ancien article 64, comparé au nombre de détenus qui sont dits être des malades mentaux ? Vous verrez que la différence est saisissante. Le second chiffre est très supérieur au premier.

Quand un expert psychiatre passe autant de temps à examiner le dossier qu'à parler avec la personne et qu'à l'audience d'assises, on commence par se pencher sur la personnalité de l'accusé avant de savoir s'il est coupable, il y a un problème de mise en ordre des facteurs. Le système est tel que l'expert psychiatre est surdéterminé par la poursuite, par le crime, par le dossier, et ses réponses sont largement dépendantes de tout cela. C'est le système qui est pervers, pas les personnes.

S'agissant d'expertises très techniques, comme les analyses ADN, il n'y a pas de problème, mais dès que l'expertise implique une certaine subjectivité - en matière financière, en matière de sinistres divers et variés -, les experts sont prisonniers du système.

Vous posiez, monsieur Remiller, la question de savoir ce qui se serait passé si les experts n'avaient pas jugé crédibles les témoignages des enfants. Je pense surtout que la question même qui leur a été posée n'est pas raisonnable. Les experts n'ont pas à répondre à ce genre de question. Il reste que c'est le juge d'instruction qui la leur a posée.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Monsieur Thiel, quels sont les reproches qu'il est possible d'adresser à l'institution du juge de l'instruction en Italie ?

D'autre part, la question des demandes d'acte par la défense est importante. Beaucoup insistent sur le fait que la défense dépend d'un processus extrêmement complexe, qui ne va pas suffisamment dans le sens du contradictoire. Qu'en pensez-vous ?

M. Gilbert THIEL : Le juge d'instruction français est un enquêteur. Le juge de l'instruction, c'est un arbitre qui contrôlera, et validera ou non, les mesures attentatoires aux libertés individuelles ordonnées par le parquet enquêteur. À la fin de l'année 1999, je suis allé, en compagnie de Jean-Louis Bruguière, à la prison de Naples, où étaient détenus des islamistes radicaux. Un juge de l'instruction était présent. Il ne connaît pas le dossier. Il n'a même pas le droit de le lire. Il est un véritable arbitre aveugle, unijambiste, et éventuellement dépourvu de sifflet. Il donne la parole au procureur, à la police, à tout le monde. Sans vouloir être désagréable vis-à-vis de nos amis italiens, c'est une foire. Tout le monde parle en même temps. Tout cela est enregistré. En outre, il a fallu avoir recours à des traducteurs, ce qui compliquait un peu les choses. Le juge de l'instruction dit à chacun qu'il a le droit de poser telle question, ou qu'il n'a pas le droit de poser telle autre, sans lui dire pourquoi. Au milieu de cette joyeuse assemblée, il est très difficile, même avec les meilleures intentions du monde, de parvenir à la manifestation de la vérité.

S'agissant des demandes d'actes, je suis favorable à un élargissement contradictoire de la procédure. La procédure des demandes d'acte n'est pas compliquée. Il suffit de déposer une lettre au greffe du juge d'instruction et de faire remplir par le greffier le bordereau authentifiant la date de la demande. Le juge accédera à la demande s'il l'estime justifiée. Je n'ai jamais vu un juge refuser une demande d'acte susceptible d'établir que la personne mise en examen était, à la date des faits, à 100 kilomètres du lieu où ils ont été commis. Si le juge refuse, la chambre de l'instruction, saisie en appel, peut statuer. La plupart du temps, quand l'acte paraît utile - c'est une notion un peu subjective, je le concède -, le juge d'instruction fait droit à la demande.

Il est certain qu'il serait souhaitable de modifier les refus de manière plus précise que par des formules générales qui ne veulent rien dire. Cela dit, il m'arrive que les avocats de la défense m'adressent des demandes farfelues, invraisemblables, qui s'inscrivent dans une certaine stratégie.

Je crois aussi que l'avocat qui est présent au cours de l'instruction pour prêter à son client une véritable assistance apporte une aide efficace à l'instruction, en contribuant au caractère contradictoire de la procédure. Mais beaucoup d'avocats, compte tenu de leur surcharge de travail, ont une présence en pointillé. Ils viennent assister à un interrogatoire, sans examiner de près ce qui s'est passé avant, sans vraiment examiner ce qui se passe après, et bombardent le juge de demandes à la fin de l'instruction. En fin d'instruction, on est un peu plus rigoureux qu'au début. Si les juges doivent s'interroger sur leur pratique, les avocats ne peuvent, de leur côté, faire l'économie d'une réflexion sur la leur. Je vous citais tout à l'heure l'exemple de l'affaire Chalabi, qui montre qu'il ne suffit pas de mettre à la disposition de qui que ce soit, juge ou avocat, un instrument juridique d'intervention pour qu'il l'utilise, et a fortiori pour qu'il l'utilise à bon escient.

M. Didier GUÉRIN : Certains actes devraient être de droit. Je pense à la reconstitution, à la confrontation d'une personne accusée avec celle qui l'accuse. Il me semble que la loi pourrait, sans inconvénient, poser de telles règles. Il y a dans la loi actuelle une ambiguïté : si le juge ne répond pas, cela veut dire qu'il refuse. Pourquoi ne pas inverser les choses ? On pourrait poser en principe que si le juge ne répond pas dans un délai d'un mois à une demande d'acte, il a obligation de la mettre en œuvre avant l'avis de fin d'information.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Dans la pratique, comment les magistrats de la chambre de l'instruction analysent-ils ces demandes d'actes ? Ont-ils tendance à confirmer la position du juge d'instruction ?

M. Didier GUÉRIN : Pour ma part, j'ai pour habitude de saisir presque systématiquement, notamment pour les demandes que j'évoquais à l'instant. Les dossiers concernés sont souvent assez lourds. Il n'est pas rare que nous n'ayons eu à en connaître qu'à l'occasion du contentieux de la détention. C'est à l'occasion de l'examen de demandes d'actes que nous pouvons nous rendre compte des failles de l'instruction. C'est l'un des rares cas où nous pouvons juger de la question de savoir si le juge fait fausse route ou s'il instruit bien.

Le fait de dessaisir le juge d'instruction est rarissime. C'est une arme suprême qu'il est très difficile d'utiliser. Quand vous n'avez que quelques juges d'instruction à votre disposition, dessaisir un juge d'un dossier pour le confier à un autre provoquerait une révolution à l'étage de l'instruction dans le tribunal concerné.

Mais je le répète, ces dossiers sont assez lourds pour nous, puisqu'il faut les étudier sans disposer d'une synthèse.

M. Daniel SOULEZ-LARIVIÈRE : Pour formuler des demandes d'actes pertinentes, il est vrai que les avocats doivent bien connaître le dossier. Il convient de demander au juge d'instruction des actes dont vous savez qu'ils seront utiles. Dans un système où l'avocat est limité, d'un côté, par la subornation de témoin, et de l'autre par l'entrave, et où il peut même être poursuivi, comme cela s'est vu, parce qu'il a parlé à la mère de son client, il est très difficile d'y arriver. Si l'on veut donner un contenu réel à cette faculté qu'a l'avocat de formuler des demandes d'actes, il faut qu'il puisse lui-même effectuer un travail minimum, sans aller jusqu'à le transformer immédiatement en investigateur. Il le sera forcément à terme, dans vingt-cinq ans, mais pour le moment, il faut soulager l'avocat, lui faire confiance, et réprimer les fautes éventuelles. Il ne faut pas construire le système en fonction des fautes éventuelles. Il faut réprimer les fautes, et donner aux professionnels, en leur faisant confiance, une réelle capacité d'agir.

D'autre part, le juge de l'instruction décrit il y a maintenant quinze ans dans le rapport de Mireille Delmas-Marty, ce n'est pas du tout le système italien. Celui-ci résulte de l'importation quelque peu dogmatique du système américain à une époque où beaucoup de progrès avaient été faits aux États-Unis. Ce n'est pas du tout le système italien que je préconise.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Monsieur le président Guérin, pourriez-vous préciser les difficultés qui font obstacle à l'utilisation, dans votre chambre de l'instruction, de la vidéoconférence ?

D'autre part, certains pensent qu'il conviendrait de supprimer les plaintes avec constitution de partie civile. Je suis d'un avis plus nuancé. Ne pensez-vous pas que déjà, de fait, les juges d'instruction ont tendance à ne pas traiter avec une grande diligence les plaintes avec constitution de partie civile. On voit nombre d'instructions durer plusieurs années dans ce type de dossiers.

M. Didier GUÉRIN : S'agissant du premier point, l'article 706-71 du code de procédure pénale prévoit que l'utilisation de la vidéoconférence est possible lorsque la chambre de l'instruction doit statuer sur une demande de mise en liberté. Or, nous sommes saisis essentiellement d'appels contre des décisions de refus de mise en liberté, ou d'appels contre des décisions de prolongation, de sorte qu'il ne nous est pas possible d'utiliser cette possibilité. Certains, à la Chancellerie, m'ont dit que j'étais trop puriste, trop rigide dans l'interprétation de cet article. Mais je m'en suis ouvert auprès de collègues de la chambre criminelle de la Cour de cassation, qui m'ont dit en substance : « Vous pouvez prendre ce risque, mais nous ne savons pas quel sera le résultat. » Si l'article en question prévoyait l'utilisation de la vidéoconférence « en matière de contentieux de la détention provisoire », je pourrais utiliser régulièrement l'appareil qui a été installé à la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Versailles.

S'agissant des plaintes avec constitution de partie civile, je vous concède, monsieur le rapporteur, que les juges d'instruction sont extrêmement réticents à traiter utilement ces dossiers. Ces dossiers, la chambre de l'instruction a souvent l'occasion d'en connaître, justement parce qu'ils sont mal traités, à la hâte ou avec beaucoup de retard. Ils vont même jusqu'à la chambre criminelle de la Cour de cassation, parce que les personnes concernées sont, légitimement, très attachés à leur dossier, qu'ils voient traîner parfois depuis des années. L'instruction aboutit parfois à une ordonnance de non-lieu après des années d'inaction quasi-totale. Dans ce cas, pour le coup, la chambre de l'instruction mérite souvent son nom de chambre des évêques. Il est vrai aussi que nous évitons des illégalités. Nous ne voulons pas rendre des arrêts susceptibles d'être cassés. Mais il est clair que c'est une mauvaise justice qui est rendue.

Je dois à l'honnêteté de vous dire qu'en six ans, j'ai vu quelques dossiers en constitution de partie civile déboucher sur des affaires importantes, et même ultérieurement jugées en cour d'assises. Mais ces exemples sont rares.

Je reviens brièvement sur la co-saisine. Vous ne pourrez mettre en place cette co-saisine, à laquelle les juges d'instruction sont très réticents, que si elle aboutit à ce que ces derniers n'aient pas 100 dossiers à mener de front. Ils ont beaucoup de dossiers en constitution de partie civile, qu'ils traitent mal, mais qui handicapent leur action. Je pense qu'il serait bon d'imaginer un système de substitution. Il n'est évidemment pas possible de priver les citoyens de tout recours contre les classements sans suite.

M. le Rapporteur : La plainte avec constitution de partie civile n'est-elle pas, précisément, le pendant au principe selon lequel le parquet est juge de l'opportunité des poursuites ?

M. Didier GUÉRIN : Oui, c'est notre tradition juridique.

M. le Rapporteur : D'autre part, dans une affaire de diffamation, qui nécessite une plainte avec constitution de partie civile, comment faire, avec une prescription de trois mois, si une plainte simple au parquet n'est pas suivie d'effet, voire s'il y a classement sans suite ?

M. Didier GUÉRIN : Ma proposition ne vaut pas pour les délits de presse, monsieur le rapporteur.

M. le Président : Messieurs, je vous remercie.

Audition de Mmes Sylvie VÉRAN, journaliste au Nouvel Observateur,
Delphine SAUBABER, journaliste à L'Express,
MM. Jean-Marie PONTAUT, rédacteur en chef du service investigations de L'Express,
Gilles BALBASTRE, ancien journaliste au Monde diplomatique,
et Jean-Michel DÉCUGIS, journaliste au Point



(Procès-verbal de la séance
du 21 mars 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Nous accueillons aujourd'hui Mmes Sylvie Véran, journaliste au Nouvel Observateur, Delphine Saubaber, journaliste à L'Express, MM. Jean-Marie Pontaut, rédacteur en chef du service investigations de L'Express, Gilles Balbastre, ancien journaliste au Monde diplomatique, et Jean-Michel Décugis, journaliste au Point. Mesdames, Messieurs, je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire d'Outreau.

Avant votre audition, je souhaite vous informer de vos droits et de vos obligations.

En vertu de l'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d'enquête parlementaire sont tenues de déposer sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel et de l'article 226-14 du même code qui autorise la révélation du secret en cas de privations ou de sévices dont les atteintes sexuelles.

Cette même ordonnance exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vais donc vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(Les personnes auditionnées prêtent successivement serment).

Je m'adresse aux représentants de la presse pour leur rappeler les termes de l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse qui punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. J'invite donc les représentants de la presse à ne pas citer nommément les enfants qui ont été victimes de ces actes.

La commission va procéder maintenant à votre audition, qui fait l'objet d'un enregistrement. Je vais vous donner la parole pour un bref exposé liminaire. Qui d'entre vous veut, sur cette affaire que vous avez vécue et traitée, prendre la parole en premier ?

M. Jean-Michel DÉCUGIS : Je crois être l'un des premiers journalistes à avoir relayé l'affaire sur le plan national. Je m'y suis intéressé dans la troisième semaine de novembre 2001, au moment où elle vient de rebondir et de faire la « une » des journaux locaux. Elle ne touche plus seulement des gens du quart-monde, mais aussi des personnes plus aisées : un huissier, un artisan taxi, une infirmière, etc. Le week-end précédant mon article, dix personnes ont été écrouées et l'on prédit de nombreuses autres arrestations. Ce qui m'intéresse, ce sont deux choses : la rencontre de deux mondes, d'une part, et l'idée du réseau pédophile, d'autre part. Après l'affaire Dutroux, il est vrai que jamais encore on n'a démantelé en France de réseau pédophile avec des ramifications à l'étranger.

Mais Le Point juge le sujet un peu trop « crade » et me propose une page seulement, de sorte que je ne me rends pas sur le terrain, contrairement à mes habitudes. J'appelle les différents avocats des parties civiles et de la défense, je prends contact avec une source au sein du parquet et une autre au sein de la municipalité. Les avocats de la défense, pour certains, viennent à peine d'être saisis, ils n'ont que des bribes du dossier. Tous disent ne jamais avoir eu entre les mains un dossier aussi horrible. La plupart des accusés nient, mais ils sont reconnus sur photos par les enfants, dont les témoignages sont concordants et semblent recoupés par les déclarations de deux des accusés principaux.

Je fais donc mon article, intitulé « La maison de l'horreur », que j'aimerais ne jamais avoir écrit, car il manque cruellement de recul et de distance et comporte la formule plus que malheureuse : « La vérité a éclaté », une phrase toute faite qui me permet de faire la liaison entre deux paragraphes... Mais il ne faut pas oublier qu'il y a eu des enfants martyrs, des enfants violés. On peut donc bien parler de « maison de l'horreur ».

Deux mois plus tard, la machine médiatique s'emballe ; il y a les fouilles dans les jardins à la suite du témoignage de M. Daniel Legrand fils qui dit avoir assisté à l'assassinat d'une fillette. Je fais un petit papier, sur le mode éditorial, qui s'intitule : « Peut-on expliquer l'horreur ? » - pour trouver, peut-être, une explication sociologique.

Puis, je fais encore plusieurs papiers. Je suis sollicité, à plusieurs reprises, par la défense, par les familles des accusés, qui me demandent de venir faire une contre-enquête sur le terrain, mais j'ai d'autres affaires qui me requièrent et je ne donne pas suite. Il faut dire que nous sommes tous très sollicités et que donc souvent, nous « zappons ».

Environ un mois avant le procès, en avril 2004, je reprends contact avec les avocats de la défense. C'est de nouveau l'unisson, mais en sens inverse : tous annoncent des acquittements ou une erreur judiciaire. Cette fois, je me rends sur place, parce que c'est mon devoir de rectifier le tir. Je rencontre les avocats qui pointent tous de nombreuses incohérences. Je retiens trois éléments qui me convainquent qu'il y a d'énormes ratés. Le premier, c'est que les enfants ont dénoncé plus de trente personnes, dont une poignée seulement a été écrouée, sur des critères très flous et abscons. Le deuxième, c'est le cas de M. Jean-Marc Couvelard, hydrocéphale et impuissant, qui ne peut pas marcher, et que les enfants accusent de les avoir violés dans un appartement au cinquième étage sans ascenseur ! Le troisième, c'est la crédibilité très relative de Mme Myriam Badaoui, qui avait, dans une précédente affaire, accusé un autre couple et avait reconnu avoir forcé ses enfants à mentir.

J'interviewe aussi Me Alain Marécaux, un homme brisé, avec qui je passe une heure et demie à deux heures, et qui me convainc de son innocence. Je fais un article d'une page, intitulé « Outreau, une justice trop zélée », dans lequel j'annonce la possibilité de certains acquittements. Ensuite, durant tout le procès, nous allons - à trois, avec deux collègues - essayer de montrer les incohérences du dossier. Je le dis très solennellement - en regardant M. Georges Fenech, car je sais qu'il va être furieux - : j'ai eu accès au dossier d'instruction. Et je regrette même de ne pas y avoir eu accès plus tôt, car cela m'aurait évité d'écrire des bêtises ! Le boulot d'un journaliste, à ce moment-là, c'était d'essayer de consulter le dossier d'instruction.

Cela dit, l'affaire d'Outreau remet en question certaines méthodes journalistiques. Trop souvent, les « fait-diversiers » ou les journalistes « d'investigation » se contentent des seuls dossiers ; il y a de moins en moins de contre-enquêtes. Si les sources policières ou judiciaires se fourvoient, les journalistes se fourvoient aussi, comme dans l'affaire Alègre, dans celle du RER D, dans celle du bagagiste de Roissy, dans celle d'Outreau.

Mme Sylvie VÉRAN : Je suis arrivée à Outreau au moment de la rumeur sur l'assassinat d'une petite fille. Nous avons, dans les hebdomadaires, beaucoup plus de temps pour travailler et pour réfléchir que dans les quotidiens. J'ai donc fait une enquête, une enquête ordinaire. Je suis allée à la Tour du Renard, j'ai rencontré des gens qui habitaient la même cage d'escalier que les principaux accusés, j'ai vu le chef d'enquête du SRPJ, qui laissait entendre qu'il ne croyait pas trop à l'assassinat mais qu'il faisait tout de même les vérifications d'usage. J'ai vu Mes Delarue et Duport, avocats de M. Alain Marécaux et M. Daniel Legrand fils, tous deux présents à Saint-Omer. J'ai vu le maire socialiste, désespéré car éprouvé déjà par l'affaire Jourdain, et le maire UDF du Portel. J'ai interviewé une psychanalyste, spécialiste des enfants, qui a un peu dépassé les bornes parce qu'elle accusait les parents.

J'étais un peu distante, parce que j'avais couvert l'affaire Dutroux jusqu'au procès et que je ne croyais pas trop au réseau pédophile. J'ai donc écrit des papiers assez nuancés. Puis je suis allée à Saint-Omer dix jours après le début du procès, parce que Le Nouvel Observateur pensait qu'on parlait trop de pédophilie. Ensuite, j'ai suivi les audiences comme tout le monde. Je n'ai pas fait partie des journalistes qui ont annoncé très tôt l'innocence des accusés. Une chose me gêne, c'est que j'ai été contactée par lettre par la fille de M. Pierre Martel, qui m'écrivait que son père était innocent. Dans des cas comme ceux-là, nous sommes très ennuyés, parce que cela nous arrive souvent et que nous n'avons guère d'éléments. J'ai essayé de joindre le procureur : silence radio. On est obligés de faire avec les éléments qu'on a, et on ne les a pas tous...

M. Jean-Marie PONTAUT : Nous sommes, à L'Express, dans une situation un peu paradoxale, parce que nous n'avons presque pas suivi l'affaire à chaud. Notre premier article date du 3 mai 2004. Je vais expliquer pourquoi.

Les hebdomadaires sont un peu privilégiés, car ils ont la chance de pouvoir choisir leurs sujets, hormis les sujets d'actualité qu'ils sont bien obligés de couvrir. J'ai en mémoire ce que disait Claude Imbert : « Les lecteurs vous reprocheront rarement de ne pas avoir traité un sujet, mais ils vous reprocheront beaucoup plus d'avoir écrit de grosses bêtises. »...

Nous n'avons pas traité l'affaire parce que j'ai une certaine méfiance pour les affaires dites « de notables », à cause de leurs réminiscences dans la société française. J'avais suivi, privilège de l'âge, l'affaire de Bruay ; j'avais été reçu par le juge Pascal qui m'avait expliqué comment le notaire avait tué la jeune fille. À l'époque, un magistrat qui parlait à la presse, c'était quelque chose d'assez surprenant... On sait maintenant que tout était faux et cela m'a mis en garde contre ce genre de choses.

Plus récemment, nous avons eu une autre affaire sur laquelle nous sommes restés très prudents : c'est l'affaire Alègre à Toulouse, avec les notables de la ville. Là, nous avons enquêté, nous nous sommes aperçus que l'hôtel de l'Europe était en plein centre-ville et qu'il était donc hors de question que M. Dominique Baudis s'y rende : c'était comme si M. Jacques Chirac était allé à la Goutte-d'Or ! Nous avons même été jusqu'à demander à M. Dominique Baudis où il était le jour où la prostituée disait avoir été violée. Il a été établi qu'il était à l'Assemblée nationale ce jour-là !

Sur ce genre d'affaires, donc, nous sommes prudents. Quand nous avons vu celle d'Outreau, nous avons décidé de ne pas la suivre parce qu'elle était sordide et parce qu'elle développait les mêmes fantasmes. Nous avions suivi l'affaire Dutroux. Je reste persuadé qu'il n'y avait pas de réseau : la jeune fille séquestrée disait qu'elle était seule. Quand j'ai vu les pelleteuses dans le jardin, à la recherche d'un corps qu'on ne trouvait pas, nous n'avons fait aucun papier. Nous avons démarré juste avant le procès ; Delphine Saubaber a fait les premiers papiers.

Mme Delphine SAUBABER : Je ne suis pas allée à Saint-Omer, j'ai fait un article assez prudent avant le procès. J'étais à L'Express depuis un mois, le dossier était passablement confus, j'ai vu les avocats de la défense qui criaient l'innocence de leurs clients. Un avocat a parlé d'une lettre adressée de prison par Mme Badaoui au juge Burgaud, où elle lui promettait d'en dire plus sous certaines conditions... J'étais frappée par ses accusations à géométrie variable. Je n'ai pas grand mérite à avoir été prudente un mois avant le procès. C'est un autre reporter qui s'est rendu sur place. Nous avons fait un autre article après les révélations fracassantes de Mme Badaoui, en essayant de prendre un peu de recul. Un expert a dit qu'on avait confondu la vérité psychologique des enfants avec la vérité factuelle.

Puis, peu avant le procès en appel, nous avons revu les mis en examen et pris la mesure de l'immense vague pro-acquittement, mais j'ai aussi rencontré certaines parties civiles. Je ne pense donc pas avoir fait le balancier entre le « tous coupables » et le « tous innocents ».

M. Gilles BALBASTRE : Je précise, tout d'abord, que je ne suis plus journaliste, mais réalisateur de documentaires. J'ai été journaliste pendant une quinzaine d'années, non pas dans la presse hebdomadaire, mais dans la presse quotidienne, à la radio, puis, pour finir, à la télévision, où j'ai vu traiter quotidiennement l'actualité générale, économique, sportive et, de plus en plus, « fait-diversière ». J'ai notamment été correspondant de France 2 dans la région Nord-Pas-de-Calais en 1990-1995, ce qui fait que je connais un peu cette région et que je connais aussi un peu Outreau.

Quand j'ai écrit, en décembre 2004, cet article dans Le Monde diplomatique sur le rôle de la presse dans l'affaire d'Outreau, je faisais référence non seulement à mes collègues journalistes, mais aussi à mon propre passé, car beaucoup des propos qu'ils tenaient et que j'ai décrits dans cet article, j'aurais pu les tenir quand je travaillais dans l'information au quotidien.

Par ailleurs, après avoir quitté France 2, j'ai eu l'occasion de travailler dans l'unité de Pierre Bourdieu à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales et de mieux comprendre ce qu'on me faisait faire et ce que faisaient beaucoup de mes collègues.

J'ai quitté France 2 et le traitement du news en général entre autres parce que je ne supportais plus la manière de traiter l'information au quotidien. Je voyais la région traverser une grave crise économique et sociale ; je ne supportais plus que les demandes de la hiérarchie parisienne se focalisent constamment sur les faits divers et autres catastrophes ou pseudo-catastrophes. Car lorsqu'un rédacteur en chef voulait - je reprends les propos exacts que l'on entendait à cette époque et je pense que cela n'a guère changé - une  « belle histoire d'alcoolisme et de meurtre », c'était à nous, aux gens du Nord qu'il pensait - je précise que, depuis, je suis resté vivre dans le Nord, même si je travaille sur Paris.

Je ne m'étendrai pas trop longtemps sur le rôle de la presse au début de cette affaire. La forte implication de la quasi-totalité des médias dans la culpabilisation des futures victimes commence à poindre peu à peu. J'en fais part dans mon article de décembre 2004. Vous y retrouverez une partie, une toute petite partie des propos qui ont été rapportés par les médias à cette époque, l'horreur des accusations, les noms livrés au grand public, la maison des époux Marécaux montrée au « 20 heures » de TF1 le 11 janvier 2002, etc. Je dis bien « commence », car durant près de deux ans, de mai 2004 à mars 2006, il n'a jamais été question de critique des médias. En décembre 2005, personne, à part Daniel Schneidermann dans son émission « Arrêt sur images », n'avait pointé la responsabilité des journalistes dans cette affaire.

Certes, depuis que votre commission auditionne des journalistes, on peut lire çà et là des confidences sur les responsabilités des médias, des auto-critiques des pratiques journalistiques, mais elles ne font pas, contrairement à l'audition du juge Burgaud, la « une » des journaux ni l'ouverture des journaux télévisés. Elles se font dans une certaine, voire dans une totale confidentialité, sans retransmission en direct sur les grandes chaînes hertziennes. De plus, l'autocritique est parcellaire, souvent centrée sur la couverture de la seule affaire d'Outreau et sur la seule période antérieure au 18 mai 2004, date des « révélations » de Mme Myriam Badaoui au procès de Saint-Omer.

Je voudrais, cependant, revenir rapidement sur le rôle qu'a eu la presse, dans sa grande majorité, à la fin de l'année 2001 et au début de l'année 2002, en prenant trois exemples qui éclairent de façon intéressante le fonctionnement du champ médiatique.

Le premier est le choix de bon nombre de journalistes de faire de ce fait divers une affaire plus ample, un remake de l'affaire Dutroux. Le présentateur de France Inter, M. Jean-Marc Four, lance la charge dans son « 12-14 » du 11 janvier 2002 : « Et si la France était en passe de se retrouver face à une nouvelle affaire Dutroux ?». Les autres médias, écrits ou audiovisuels, vont lui faire écho, qu'il s'agisse du Parisien du même jour ou de la revue de presse de Jean-Yves Chaperon sur RTL, toujours le 11 janvier : «C'est une nouvelle affaire Dutroux qui est en train de livrer ses horribles secrets. ». En réalité, la comparaison avec l'affaire Dutroux n'a d'autre fonction que de grossir ce fait divers et de le dramatiser à l'excès. Je reviendrai sur les raisons de ce procédé.

On retrouve la même manœuvre de dramatisation dans le choix d'orienter le fait divers vers une affaire, plus vaste, de réseau. Dès le 16 novembre 2001, dans le « 20 heures » de Claire Chazal sur TF1, le mot est lâché : « On pourrait être face à un réseau pédophile beaucoup plus important qu'il n'y paraît. ». Il s'agira d'une véritable obsession, le mot sera répété à longueur d'antenne et d'articles : cinq fois dès le 16 novembre 2001 dans Le Figaro, cinq fois dans le Point du 23 novembre 2001, cinq fois dans Le Monde du 24 janvier 2002, etc. Un journal aussi sérieux que Le Monde validera la thèse, en titrant à quatre reprises : « Les suspects du réseau pédophile d'Outreau reviennent sur leurs déclarations », « Outreau : l'enquête sur le réseau pédophile se poursuit dans un climat délétère », « Le principal suspect du réseau pédophile d'Outreau mis en examen pour meurtre », « Dix-sept mis en examen dans l'enquête sur un réseau franco-belge »... Plusieurs mois après, Le Monde écrira : « L'obsession du réseau de pédophilie a conduit aux dérapages de l'enquête », ce qui ne manque pas de sel car il s'agit de qualifier le travail de la justice et non son propre travail, qui a pourtant participé de ces dérapages...

En troisième lieu, l'utilisation à l'excès des propos de certains protagonistes a eu pour effet d'accentuer et de dramatiser encore plus le côté sordide du fait divers. C'est ainsi que MDuport intervient le 12 janvier 2002 dans le « 13 heures » de Claire Chazal : « II y a véritablement une séquence très courte, mais très poignante entre le moment où la petite fille est agressée, le moment où elle refuse, le moment où on la force, le moment où elle refuse encore, où on la force encore, et puis le moment où arrive les coups, les coups de pied, etc., et que la petite fille commence à saigner de la bouche et puis... et puis qu'elle finit par mourir. ». On revoit le même MDuport le lendemain au « 20 heures » de France 2 : « Vous imaginez deux hommes en train d'agresser et de violer une petite fille de cinq ans, qui crie, qui se démène, qui pleure, qui, euh... qui est blessée... gravement blessée, qui est battue... finalement battue à mort. C'est quelque chose d'effroyable, quoi. ». On peut même présumer, tant les propos se ressemblent, que la source « proche du dossier » dont fait état Haydée Saberan dans son article de Libération du 11 janvier 2002, intitulé, je le rappelle, « Le quartier de l'horreur », est également Me Duport : « La petite serait venue avec un Belge d'une cinquantaine d'années (...) L'enfant, violée par l'homme aux cheveux gris, hurle et pleure. Pour la faire taire, M. D. lui donne des claques, puis s'acharne ». Et peut-être la source de Francis Puyalte dans Le Figaro du 15 janvier est-elle encore MDuport, ou son double : « La scène aurait eu lieu un soir de 1999 à la Tour du Renard. Un Belge, bedonnant, aurait amené une gamine étrangère, âgée d'environ six ans. Là, D. aurait commencé à tourmenter l'enfant, puis à tenter de la violer. Pour faire taire ses hurlements, il l'aurait violemment frappée au visage. Du sang aurait coulé de sa bouche. D. aurait paniqué et aurait achevé la petite sous les coups. ». Me Duport est donc ce qu'on appelle, dans le jargon professionnel du news, « un bon client »: comme vous pouvez le constater, il est efficace dans ses propos, il fait court, pas plus de quinze secondes, il n'hésite pas à en rajouter dans le sordide, et il est certainement joignable facilement. Ce n'est certainement pas un hasard si l'on retrouve d'autres propos de Me Duport dans Le Monde du 24 janvier 2001 : « On patauge dans la fange. Il y a à Boulogne cinq ou six dossiers en cours de ce type. C'est la gangrène, c'est devenu une sorte de mode de vie dans les cités. On se tape une bière comme on se tape un garçon. Ça n'a rien de nouveau, c'est comme ailleurs, en Bretagne ou en Normandie. »

Comme vous pouvez le constater au vu de ces quelques exemples, ainsi que de tous les articles et reportages de l'époque, beaucoup de faits ont été grossis, caricaturés, exagérés, voire inventés, pour faire de ce fait divers une énorme affaire. Et c'est là qu'il faut s'arrêter pour tenter de comprendre pourquoi les journalistes ont eu intérêt à le dramatiser autant.

Tout d'abord, la pédophilie est un sujet médiatique assez récent. J'ai effectué, en décembre 2004, un petit test simple qui consiste à taper, dans les moteurs de recherche des archives des journaux, les mots « pédophile » ou « pédophilie » et à compter le nombre d'occurrences chaque année. Certes la méthode n'a rien de scientifique, mais elle donne une idée de l'évolution : dans Le Monde, 7 occurrences en 1988, 4 en 1989, 5 en 1991, 23 en 1995, 122 en 1996, 199 en 1997, 191 en 2001, 180 en 2004. Le déferlement à partir de 1996 s'explique peut-être en partie par l'occultation du phénomène avant cette date, mais comment ne pas supposer que le caractère « vendeur », ou supposé tel, d'informations de ce genre après la fameuse affaire Dutroux constitue une motivation-clé ? Le livre récent de Marie-Monique Robin, L'école du soupçon, paru aux éditions La Découverte, démonte l'engrenage dans lequel sont tombés, à partir du milieu des années 1990, un certain nombre d'instituteurs innocents. Je cite, dans mon article, l'exemple de cet instituteur de Seine-et-Marne, qui a vu sa carrière brisée en mars 2002 à la suite d'accusations graves, largement relayées par la presse avant qu'un non-lieu intervienne. Une autre affaire, qui mettait gravement en cause le mari de la directrice d'une école primaire du Pas-de-Calais en septembre 2001, s'est conclue de la même façon en décembre 2005.

Si le fait divers d'Outreau est devenu exemplaire, ce n'est pas seulement, selon moi, à cause du « Tchernobyl judiciaire » - ainsi que l'ont appelé maints journaux - auquel il a abouti, mais aussi en raison de ce que cette affaire révèle du champ journalistique et des pratiques professionnelles qui y ont cours, c'est-à-dire en particulier des conditions de production de l'information, soumises aux lois libérales qui dictent l'économie en général : productivité à flux tendu, concurrence exacerbée, marketing de la révélation croustillante.

Productivité à flux tendu, d'abord. L'audition de Haydée Saberan, correspondante de Libération, devant votre commission reflète parfaitement mes propos. Ses supérieurs lui ont demandé à midi, un jour de janvier 2002, un papier sur cette affaire pour le soir même. La rapidité de production est devenue une donnée fondamentale du métier de journaliste, avec tous les risques de dérapage que cela comporte. C'est ce que disait déjà le journaliste du Figaro, Francis Puyalte, dans une des rares émissions à être revenues sur la responsabilité des médias, « Arrêt sur images » du 23 mai 2004. Pourquoi aucun journaliste, ou presque, n'a-t-il enquêté sur le prétendu sex-shop d'Ostende des Legrand ni sur la ferme supposée près d'Ypres ? En grande partie pour une question de temps : il faut rendre sa copie vite. Je rappelais en 1997 dans un livre que j'ai écrit en compagnie de deux confrères et du sociologue Alain Accardo, Journalistes au quotidien, qu'un présentateur de France 2, dont je tairai le nom, avait l'habitude de nous répéter, quand j'étais en poste à Lille : « Je préfère un sujet mal ficelé qui arrive en premier qu'un sujet bien ficelé qui arrive en second. » On voit, avec le fait divers d'Outreau, où ce genre d'axiome peut amener finalement.

Concurrence exacerbée, ensuite. Pourquoi Haydée Saberan doit-elle, à votre avis, rendre sa copie le soir même ? Pourquoi le présentateur de France 2 martèle-t-il l'axiome que je viens de vous citer ? Pourquoi la quasi-totalité des médias ont-ils foncé tête baissée dans le fait divers d'Outreau ? Parce que la concurrence est devenue une autre donnée du champ journalistique, qui pèse sur la fabrication de l'information. Une des principales hantises que nous avions quand j'étais à France 2 c'était - pardonnez-moi l'expression - de nous faire « baiser la gueule » par TF1. Quand j'arrivais sur le terrain, je cherchais très rapidement à savoir si c'était moi qui avais « baisé la gueule » à TF1 ou si c'étaient eux. C'est ce que vérifiaient chaque jour nos chefs à Paris. Et gare à nous si nous loupions une information spectaculaire que les concurrents avaient ! C'était une faute, même si ladite information s'avérait, plus tard, exagérée, voire fausse.

La productivité à flux tendu et la concurrence exacerbée amènent les journalistes à travailler de plus en plus vite. C'est même, pour beaucoup d'entre eux, un élément constitutif du métier, une qualité essentielle, enseignée dans les écoles de journalisme. Je cite souvent une phrase d'un procureur de la République, lors d'un précédent fait divers, qui me paraît tout à fait intéressante pour appréhender le phénomène. Je ne sais pas si vous vous souvenez de l'affaire du caillassage d'un homme à la gare d'Évreux en mars 2002, à quelques semaines de l'élection présidentielle ; la presse en avait énormément parlé. Quelques mois plus tard, l'enquête s'orientait vers une version sensiblement différente de celle qu'avait développée l'ensemble des médias en mars 2002, et le procureur d'Évreux, M. Jean Berkani, disait au Monde, le 7 juin 2002 : « Vous ne nous laissez pas le temps de la réflexion, du recoupement serein. Les seules pressions que je connaisse, c'est celles de la presse, qui veut nous arracher la vérité du ventre dès le premier jour de l'enquête. ». Cette temporalité effrénée des journalistes a des conséquences importantes sur les acteurs des autres champs, qui peuvent et doivent, eux, déployer plus de temps pour bien travailler. Elle les oblige bien souvent à répondre à leur sommation de vitesse. Je pense que vous, députés, en êtes bien souvent victimes aussi. Le temps est encore un élément important dans nos sociétés pour bien agir, mais il ne l'est pas pour le quotidien des journalistes. Le résultat de cette temporalité effrénée est parfois lourd de conséquences pour des acteurs comme les juges, par exemple, ou comme les policiers, qui ont besoin de temps pour approcher une vérité.

Marketing de la révélation croustillante, enfin. Le fait divers est devenu le produit marchand par excellence de l'ensemble des médias ; on le retrouve bien souvent à la « une » de la presse écrite et audiovisuelle. L'utilisation, par l'ensemble des médias, des assassinats, inondations, catastrophes, accidents comme « produit d'appel » est caractéristique de la transformation du champ journalistique de ces vingt dernières années. En cela on peut parler d'une certaine uniformisation de l'information. Un journal comme Le Monde fait des « unes » qu'il n'aurait pas faites il y a vingt ou trente ans.

Les quatre plus grands quotidiens nationaux - Libération, Le Monde, Le Figaro et Le Parisien - ont consacré 540 articles au fait divers d'Outreau entre novembre 2001 et juillet 2004 : 153 pour Le Figaro, 135 pour Le Parisien, 134 pour Le Monde, 118 pour Libération. Je n'ai pas encore fait le comptage depuis juillet 2004, mais j'imagine que les chiffres sont colossaux... Pendant les deux mois du procès, c'est-à-dire mai et juin 2004, ces quatre quotidiens ont accordé plus de place à cette affaire qu'au changement de statut d'EDF-GDF : 344 articles contre 319.

Le 25 septembre 2003, deux événements se télescopent dans l'actualité du jour : la mort de Vincent Humbert, un jeune tétraplégique, euthanasié par sa mère, et l'annonce du budget pour l'année 2004. D'un côté, un événement terrible, mais qui ne concerne directement que quelques familles tant il est rare ; de l'autre, une décision politique qui conditionne en partie l'avenir de soixante millions d'individus. Le fait divers fera la « une » de vingt-cinq quotidiens nationaux et régionaux, dont Le Monde et Libération ; l'annonce du budget de six seulement. Douze éditoriaux seront consacrés à Vincent Humbert, un au budget. France 2 ouvrira toutes ses éditions du 25 et du 26 septembre sur l'acte de la « mère modèle » et y consacrera quatorze reportages d'une durée totale de 30 minutes 50 secondes. Le budget, relégué systématiquement au milieu des journaux, bénéficiera de quatre sujets, pour un total de 7 minutes 45 secondes.

L'information tend à s'adresser de plus en plus à l'émotion, de moins en moins à la raison. On trouve d'ailleurs 654 occurrences du mot « émotion » dans les articles du Monde en 1987 et 930 en 2004 ; dans les titres, on en compte respectivement 9 et 52.

Depuis quelques jours, certains médias et certains journalistes ont entamé une certaine autocritique autour de l'affaire d'Outreau. Le problème est que ce début d'autocritique oublie de placer Outreau dans une problématique plus vaste de la transformation économique du champ des médias depuis une vingtaine d'années, qui ont vu les bavures se multiplier : affaire Besseghir, affaire Alègre, affaire du RER D quelques jours seulement après le premier procès d'Outreau, qui n'a nullement servi de leçon, alors qu'on aurait pu l'espérer.

Pour terminer cette présentation, je voudrais vous remettre en mémoire les fameuses ordonnances de 1944, qui avaient pour ambition de placer l'information au-dessus des produits marchands, de la sortir de cette période noire de l'avant-guerre et de la guerre, quand les grands groupes industriels et financiers possédaient la majorité des médias et qu'ont sévi la corruption, puis la collaboration. Je voudrais notamment vous rappeler ce que proposait le 24 novembre 1944, comme projet de déclaration des droits et devoirs de la presse libre, Albert Bayet, résistant et président de la Fédération nationale de la presse française : « La presse n'est pas un instrument de profit commercial. C'est un instrument de culture. Sa mission est de donner des informations exactes, de défendre des idées, de servir la cause du progrès humain. La presse ne peut remplir sa mission que dans la liberté et par la liberté. La presse est libre lorsqu'elle ne dépend ni du Gouvernement ni des puissances d'argent, mais de la seule conscience des journalistes et des lecteurs ». Hélas, on en est loin aujourd'hui !

M. le Président : Je vous remercie. J'ai noté que vous avez relevé que, depuis quelques jours, certains organes de presse font leur autocritique.

M. Gilles BALBASTRE : Comme par hasard, au moment où ils passent devant la commission d'enquête. Mais ils ne le font pas en « une »...

M. le Président : Je voudrais cependant informer mes collègues que La Voix du Nord a titré en première page « Examen de conscience », et que France 3 a consacré une édition spéciale de « Soir 3 » à cette audition et au fait que ses journalistes avaient fait leur autocritique.

M. Gilles BALBASTRE : C'est vrai.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Pensez-vous que les choses sont susceptibles de changer, ou bien que le système est tel que la nature reprendra le dessus ?

M. Gilles BALBASTRE : Ce n'est pas une question de nature : c'est dû au fait que des décisions politiques et des lois ont permis que le champ médiatique soit aux mains de certains groupes industriels et financiers, comme Bouygues, Lagardère ou Dassault, lesquels ont imposé les règles du marketing à l'encontre des lois Bayet de 1944. Le législateur a une responsabilité, car l'évolution vers le spectaculaire n'a rien de naturel.

Serge July estime qu'il faut légiférer le moins possible en matière de médias. Mais, si l'affaire d'Outreau pose le problème de la justice, elle pose aussi, même si cela a été moins relayé, le problème de la presse. Or, très peu de rédacteurs en chef se sont excusés, de même qu'ils ont été très peu à le faire sur l'affaire Besseghir, le bagagiste de Roissy, qui est encore en arrêt de maladie. J'ai le projet de faire un documentaire sur les victimes des médias, non pas seulement du point de vue primaire, mais en expliquant comment on en arrive là, et pourquoi il y a de plus en plus de bavures.

Je ne vois pas les prémices d'un changement. Après Timişoara, il y a eu des autocritiques des médias, mais cela n'a pas empêché ce qui s'est passé au moment de la guerre du Golfe. Ce que j'ai écrit à propos d'Outreau, j'aurais pu l'écrire quand j'étais au bureau régional de France 2, car il y avait une pression croissante dans les news au quotidien.

M. le Rapporteur : Florence Aubenas nous a dit que, selon elle, la législation était suffisante, et qu'il fallait simplement l'appliquer. À titre personnel, je partage assez cet avis : si l'on avait le courage de faire usage de la loi de 1881... Mais vous, pensez-vous que cela suffirait, ou bien qu'il faudrait modifier telle ou telle disposition ?

M. Gilles BALBASTRE : Le poids du champ médiatique est tel qu'il en devient problématique : qui peut dénoncer ce que font les médias ? Les hommes politiques ? Les avocats ? Un grand nombre d'entre eux tirent leur notoriété des médias eux-mêmes. Les magistrats ? Ils cherchent à se faire oublier. Les assistantes maternelles ? Elles m'écrivent pour se plaindre que si elles ne disent rien, on le leur reproche, et que si elles disent quelque chose, les télévisions rappliquent avec leurs caméras...

Qui a présenté des excuses après les bavures ? L'expert qui a parlé d'« expertises de femme de ménage » s'est excusé, mais quel journaliste l'a fait ? A-t-on pointé la responsabilité des auteurs du journal télévisé de TF1 qui a montré la maison des Marécaux ? De ceux qui ont publié le nom des Legrand, père et fils ? Les victimes ont certes été détruites par la justice, mais aussi par la presse.

M. le Rapporteur : Qu'est-ce qui explique, à votre avis, le revirement des médias ?

M. Gilles BALBASTRE : Le fait qu'on gagne à tous les coups, au « tirage » de la dénonciation comme au « grattage » de la compassion : les ventes augmentent dans les deux cas ! Après le revirement de Myriam Badaoui, tous les médias, entre le 19 mai 2004 et juillet 2004, ont dit : « Ils sont innocents », avant même que la justice indépendante rende son verdict - vous imaginez dans quel état d'esprit les jurés ont siégé... La messe était dite, mais ce n'est pas aux journalistes de la dire.

M. le Rapporteur : D'où une question simple : la médiatisation a-t-elle une influence sur les décisions de justice, et, si oui, laquelle ?

M. Jean-Marie PONTAUT : Je crois qu'il faut aller un peu plus loin dans l'analyse. On peut, certes, disséquer les dérapages de la presse, mais il y a un vrai problème au cœur de l'affaire, qui est celui des relations entre la presse, d'une part, et la police et la justice, d'autre part, celui de la façon dont l'information parvient aux journalistes. C'est un problème central, car le système repose sur le secret, sur la confidence, sur la complicité. Il y a eu toute une période où il y avait une certaine complicité entre la presse, les juges, la police, etc., pour dénoncer des scandales politico-financiers. Mais c'est en train de disparaître depuis que chacun s'en est servi à son profit.

Il y a maintenant un besoin de plus grande transparence. Si, chaque fois qu'une personne était mise en examen, il y avait une audience publique, comme dans une partie du système anglo-saxon, la presse pourrait constater que certains éléments sont à décharge. Nous nous dirigeons vers un changement structurel des relations entre la presse et justice.

M. le Rapporteur : Quel doit être, selon vous, le rôle des journalistes ? Après avoir fait son mea culpa, M. Jean-Michel Décugis nous a dit qu'il aurait dû demander le dossier plus tôt, car il n'aurait peut-être pas écrit ce qu'il a écrit. Mais n'y a-t-il pas, à un moment donné, un risque de confusion entre le rôle du journaliste et celui du juge ? Où sont les frontières ?

M. Jean-Marie PONTAUT : Comment les journalistes, sur place, sont-ils informés ? Par les avocats, mais aussi, en sous-main, par la police et la justice. L'information est donc partielle ; je ne dis pas qu'elle soit tronquée. Tant que ce sera ainsi, il y aura des catastrophes. Le système est ambigu. On n'a pas le dossier, on ne vous en montre qu'une petite partie.

M. le Rapporteur : Que répondez-vous à M. Gilles Balbastre sur la façon dont sont choisis les titres ?

Mme Delphine SAUBABER : Un deuxième procès d'Outreau va être jugé à Saint-Omer dans quelques jours, et Mme Myriam Badaoui y est annoncée comme témoin guest star. A priori, c'est une petite affaire d'inceste familial. Certains médias ont titré : « Vers un Outreau bis ? » Pas nous, car nous nous posons des questions. J'ai suivi le procès d'Angers : la presse a été très digne, les noms des mineurs étaient remplacés par des initiales, ce n'était pas du tout comme à Outreau. La façon dont sera traité le deuxième procès d'Outreau sera intéressante, car l'ombre de la première affaire, où les mêmes avocats sont présents, est écrasante.

M. le Rapporteur : Vos organes de presse ont-ils un code déontologique interne ? Une charte ?

Mme Sylvie VÉRAN : Oui, mais qui n'est pas spécifique à ces questions-là ; elle porte notamment sur les voyages de presse, les sujets de ce genre. Il me semble, pour ma part, qu'il faut s'interroger sur certaines dérives journalistiques, sur la course au scoop qui existe depuis les années 1990. C'est un pousse-au-crime, car lorsqu'on cherche à couvrir en premier une affaire qu'un juge d'instruction vous fournit, on n'est plus dans la logique d'un travail journalistique de fond. Et pourquoi fait-on un scoop ? Pour être cité dans les revues de presse et mieux se vendre. Beaucoup de jeunes journalistes tombent dans le panneau parce que, quand on parle de l'affaire dont ils parlent, on parle d'eux. Je trouve que c'est grave.

M. le Président : M. Gilles Balbastre me semble assez pessimiste : selon lui, rien ne changera.

M. Gilles BALBASTRE : Je n'ai pas dit cela. Le changement peut venir de l'application de la loi, mais aussi d'une prise de conscience, car les médias aussi ont besoin d'être interpellés.

M. le Président : J'espère, comme vous, que la deuxième affaire d'Outreau ne sera pas jugée de la même façon, et que la presse tirera les leçons de la première.

Monsieur Jean-Michel Décugis, pensez-vous que si, dans deux ou cinq ans, une nouvelle affaire sort, vous la traiterez différemment, ou bien que vous obéirez à la même logique commerciale ?

M. Jean-Michel DÉCUGIS : Notre logique n'est pas commerciale, puisque Le Point n'a pas été intéressé par cette affaire, à laquelle je me suis cependant intéressé personnellement. J'ai souvent fait des contre-enquêtes qui ont fait apparaître les failles de certains dossiers. À Outreau, ma principale erreur a été de ne pas me déplacer, de ne me fier qu'à des sources policières et judiciaires. Actuellement, il y a de moins en moins d'enquêtes sur le terrain, y compris pour des raisons de rentabilité : la presse ne va pas très bien ; enquêter coûte cher. Personnellement, je suis beaucoup plus attentif qu'avant. Au Point, nous travaillons à trois, un peu comme dans la presse anglo-saxonne. Quand on travaille en groupe, on a des points de vue et des sources différents, si bien que le résultat est plus fiable.

Je crois aussi qu'il y a une utilisation et une manipulation des médias. Prenez l'affaire Ilan Halimi, sur laquelle nous avons lu des pages et des pages : d'où croyez-vous que les journaux tiennent leurs informations ? De la police ; il y a donc aussi un certain jeu de la part de la police. Comment savoir ce qu'il y a dans l'enquête de police, si la hiérarchie policière décide de ne pas communiquer ? Or, dans cette affaire, tous les journalistes sont informés de façon à peu près semblable. Les médias ne sont pas seuls responsables.

M. Jean-Marie PONTAUT : C'est vrai, mais cela n'empêche pas que nous devions, nous aussi, nous comporter en professionnels, essayer de multiplier les sources pour avoir l'opinion la plus objective possible. Certes, un hebdomadaire dispose de plus de temps, mais nous ne pouvons pas nous permettre d'apparaître comme manipulés en permanence, sous peine de voir le lecteur, à un certain moment, réagir. L'affaire d'Outreau est exemplaire parce qu'elle met en cause la crédibilité de la justice comme celle de la presse et qu'elle peut, de ce fait, modifier notre façon de procéder.

M. Gilles BALBASTRE : Il ne s'agit pas de ne pas parler d'Outreau, mais de savoir quelle doit être la hiérarchie de l'information. Il y a un effet « caisse de résonance ». Libération a titré six fois en huit jours sur l'affaire Halimi, alors qu'il se passait beaucoup d'autres choses. Quand on décide de parler beaucoup d'une affaire, il faut « torcher » de la copie, monter une grosse mayonnaise avec un œuf et beaucoup de moutarde.

M. le Président : Votre parallèle entre l'affaire Vincent Humbert et le budget de l'État ne m'a pas convaincu. D'une part, le budget de l'État vient en discussion chaque année, pendant de longues semaines. D'autre part, l'affaire Vincent Humbert n'est pas un fait divers, mais un fait de société.

M. Gilles BALBASTRE : Le Figaro a titré sur le budget. Le Monde l'aurait fait il y a vingt ans. Il fallait évidemment parler de Vincent Humbert, mais le problème c'est le choix de la hiérarchie des titres. Il y a trente ou quarante ans, il n'y avait pas obligatoirement une seule information dominant toutes les autres. Le fait d'en mettre une seule en avant n'est pas neutre.

M. Jean-Marie PONTAUT : Le fait est qu'il y a une demande de faits divers dans l'opinion publique.

Mme Sylvie VÉRAN : En « une » du Nouvel Observateur, il y a trois ou quatre sujets.

M. Gilles BALBASTRE : Que l'opinion publique soit demandeuse de faits divers, c'est l'histoire de l'œuf et de la poule : comment savoir qui a commencé ?

Quant à la presse quotidienne, j'observe que ses ventes ont tendance à chuter, malgré les faits divers.

M. le Président : Je maintiens, pour ma part, que l'affaire Vincent Humbert n'est pas un fait divers, mais un fait de société.

M. le Rapporteur : Étiez-vous informée, madame Saubaber, de la législation qui interdit de citer les noms et prénoms des mineurs ? Et si oui, pourquoi ne pas l'avoir respectée ?

Mme Delphine SAUBABER : J'en étais informée, mais j'ai suivi le mouvement. C'est regrettable. À Angers, j'ai pris beaucoup de précautions.

M. le Rapporteur : Il y a donc une sorte de banalisation de l'infraction ?

Mme Sylvie VÉRAN : Si chaque journal rebaptise les enfants de façon différente, comment voulez-vous que le lecteur s'y retrouve ? Pour « Outreau bis », on nous a communiqué les prénoms modifiés à donner aux enfants.

M. le Rapporteur : C'est intéressant. Qui vous les a donnés ?

Mme Sylvie VÉRAN : Je ne sais pas. Peut-être le procureur de Saint-Omer. De cette façon, tout le monde donnera à chaque enfant le même prénom, qui ne sera pas son vrai prénom.

M. Jean-Yves HUGON : Vous nous avez dit, monsieur Décugis, avoir des sources au Parquet. S'agit-il de sources officielles ou occultes ?

Vous avez affirmé également que, si vous aviez eu accès au dossier, vous n'auriez pas écrit ce que vous avez écrit. Mais où se situe la limite de votre travail ? Devez-vous vous contenter de l'information que vous recevez ou faire votre propre enquête, voire votre contre-enquête ?

M. Jean-Michel DÉCUGIS : Le travail, c'est l'enquête. C'est ce qui permet parfois de lever des lièvres que l'institution ne veut pas voir sortir. La source est occulte, mais c'est quelqu'un de très officiel. Quant à la limite, elle est évidemment très difficile à fixer, car comment savoir, quand on couvre un fait divers, quand on est en contact des policiers, de la hiérarchie, de la direction de la police judiciaire, et qu'on n'a qu'une seule source, si elle dit vrai ou faux ?

S'agissant du bagagiste, on a bien vu qu'il y avait eu une erreur au début de l'enquête. Mais qui a donné l'information aux journalistes ? Tout le problème est là : on a informé trop vite les journalistes, au lieu d'attendre quelques jours ou quelques semaines. C'est la même chose pour l'affaire du RER D, dans laquelle, cette fois, les politiques ont une grosse responsabilité - même si les médias ont repris un peu trop vite ce que disaient les politiques. La responsabilité est collective. Les politiques, la police, les médias ne vont pas particulièrement bien. Et la France non plus...

M. le Président : En ce moment, vous devez avoir un problème avec vos sources policières ?

M. Jean-Michel DÉCUGIS : Avec nos sources, non. Avec la hiérarchie, oui...

M. Georges FENECH : N'avez-vous pas le sentiment d'être les « cocus » d'un système judiciaire incohérent et à bout de souffle ? Vous avez reconnu, comme Florence Aubenas, avoir eu accès au dossier d'instruction - et, contrairement à ce que vous craigniez, cela ne me rend pas furieux... C'était le gage d'une information bonne et objective, mais cela pose tout le problème de la relation entre juges et journalistes, problème bien connu de tous les professionnels, mais dont on ne parle jamais.

Vous suggérez de rendre publiques certaines décisions. Toute mise en examen devrait être juridictionnelle et publique, et non pas couverte par ce secret de l'instruction qui vous coince. Si l'on appliquait strictement la loi pénale, on ne saurait rien sur aucune affaire. Nous sommes dans un système hypocrite qui ne tient plus la route. Comment en sortir ? Me Soulez-Larivière nous a dit, lors de la précédente audition, que ce n'était pas possible tant que le système judiciaire resterait ce qu'il est... N'y a-t-il pas une réflexion à mener sur le secret de l'instruction ? Sur un accès officiel des journalistes à des informations judiciaires, mais assorti de garanties ? Sur un accès direct du citoyen, qui ne passerait pas seulement par votre intermédiaire ? La meilleure garantie ne consisterait-elle pas, finalement, à réviser l'article 11 du code de procédure pénale, sinon en supprimant le secret de l'instruction, du moins en aménageant de larges fenêtres de publicité, afin de permettre une information complète, transparente, objective, qui ne soit pas hors la loi ?

M. Jean-Marie PONTAUT : Nous ne sommes pas les cocus du système, car il a longtemps arrangé tout le monde. Il permettait aux journalistes d'obtenir des informations, tout en conservant une marge de liberté, un professionnalisme, un recul - de la même façon qu'un juge d'instruction ne croit pas non plus tout ce qu'on lui dit. Mais je crois qu'il faut trouver un mode d'information du public - à travers les journalistes - qui soit plus ouvert et plus transparent. Mais comment fabriquer des fenêtres de publicité sans mettre en danger l'enquête ni instaurer un préjugement ? Le système anglo-saxon n'est pas totalement satisfaisant.

Mme Sylvie VÉRAN : Quand nous nous adressons au SIRPA-Gendarmerie, il nous donne ou non son accord pour rencontrer le chef du SIRPA local. La nomination d'un procureur chargé de la presse, habilité à donner des informations, est aussi une bonne chose.

M. Jean-Marie PONTAUT : Si les débats de la chambre de l'instruction étaient systématiquement publics, nous aurions beaucoup plus d'informations et nous informerions mieux.

M. Jacques REMILLER : Par rapport à la prudence et à la précaution que vous évoquez, j'ai deux questions qui peuvent être aussi des propositions. L'interdiction de citer les noms des personnes mises en examen serait-elle compatible avec la liberté de la presse ? Pourrait-on envisager que ces noms soient tus pendant l'enquête et l'instruction, pour n'être révélés qu'au moment du, si jugement il y a ?

M. Jean-Marie PONTAUT : C'est impossible en pratique. Quand le maire de Grenoble est mis en examen...

M. Jacques REMILLER : Je parlais en général. Je précise, au cas où vous ne le sauriez pas, que je suis élu du département de l'Isère...

M. Jean-Marie PONTAUT : Certes, mais si c'est impossible pour une catégorie de gens, comme les élus ou les chefs d'entreprises importantes, cela met en cause tout le système. Il est vrai que celui-ci est incohérent : parfois les noms sont cités, parfois non. Les Britanniques l'interdisent, mais sur une période très courte.

M. Jacques REMILLER : Si la presse n'avait mis que les initiales, il n'y aurait pas eu tous ces dégâts. Les acquittés nous l'ont dit. Ma question est : une telle règle serait-elle compatible avec la liberté de la presse ?

M. Jean-Marie PONTAUT : Je le répète : c'est impossible en pratique. On ne peut pas donner le nom des gens s'ils sont connus, et ne pas le donner si ce sont des inconnus. On ne peut pas édicter une loi qui vaudrait pour certains et pas pour d'autres.

M. Jean-Michel DÉCUGIS : Si on donne les initiales, tout le monde saura, dans le quartier - et même dans la ville - de qui il s'agit. Le plus difficile à vivre, c'est la proximité, c'est quand on va chercher son pain et que les gens disent sur votre passage : « C'est le violeur d'Outreau. »

M. Jean-Marie PONTAUT : Dans la presse quotidienne régionale, citer les noms est à la fois important et dangereux. Mais dans la pratique, la rumeur est parfois pire que l'information.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : J'avais compris le propos de M. Gilles Balbastre comme signifiant qu'il n'y a pas plus de neutralité à titrer sur le budget, comme l'a fait Le Figaro, que sur l'affaire Humbert, comme Le Monde...

Sur le fond, je ressors assez mal à l'aise de cet ensemble d'auditions avec la presse. Nous avons entendu des constats de vérité assez forts, qui sont tout à votre honneur. Mais d'un autre côté, alors qu'on nous demande de changer le statut des juges d'instruction, des assistantes maternelles, de tout le monde ou presque, il apparaît impossible, lorsqu'il s'agit de la presse, de faire évoluer les choses, notamment sur le principe de la présomption d'innocence. Si ce principe avait été présent dans l'esprit de M. Jean-Michel Décugis, il n'aurait pas écrit l'article en question. Or, et c'est bien le problème, on ne peut pas injecter quotidiennement ce principe à tous les journalistes, les surveiller lorsqu'ils prennent la plume ou la caméra.

Comment faire, dans ces conditions, pour que l'on comprenne que ce n'est pas parce qu'un responsable de la communication de la gendarmerie nationale a dit quelque chose qu'il faut considérer que la justice s'est exprimée ? Même les « fenêtres de publicité » que l'on nous propose ne sont pas susceptibles de nous satisfaire ; la seule expression de la justice, c'est le jugement définitif. Tant qu'on n'est pas condamné, on n'est pas coupable. On nous dit qu'il n'est pas possible de faire entrer la presse dans le code de procédure pénale, mais peut-on faire reposer sur le seul contrôle de la déontologie professionnelle le respect des principes fondamentaux qui protègent les libertés de chacun ? Si l'on considère qu'on ne peut s'en tenir là, faut-il élargir ou faciliter l'accès aux dispositions de la loi de 1881, qui existent mais ne sont pas utilisées dans les faits ?

M. Jean-Marie PONTAUT : Le législateur n'a cessé de renforcer, à l'encontre de la presse, la législation sur la diffamation, sur le droit à l'image, alors que nous avons à faire face à un nombre croissant de procès. Le contrôle auquel nous sommes soumis est un contrôle judiciaire. Quand on écrit le nom d'un mineur, on peut être attaqué, et on est condamné de plus en plus souvent.

M. Gilles COCQUEMPOT : Monsieur Gilles Balbastre, vous m'êtes très sympathique, d'abord parce que vous portez le même prénom que moi, et ensuite parce que je suis très heureux de vous avoir entendu dire que, malgré tous les propos désobligeants qui ont été tenus à l'occasion de cette affaire sur les affreux jojos de notre région, vous avez choisi d'y habiter - même si vous vous êtes installé dans le département du Nord, et non dans mon cher Pas-de-Calais dont les détracteurs disent qu'il est une raison supplémentaire d'aimer le Nord...

Nous avons bien compris qu'il s'agit de vendre plus de papier, de faire du « business », mais j'ai été très choqué, hier soir, d'entendre à la télévision que le manifestant de SUD victime d'un accident dramatique avait trop bu. D'où venait cette information ?

M. Jean-Michel DÉCUGIS : On se le demande...

M. Gilles COCQUEMPOT : Je trouve cette révélation pour le moins inacceptable.

On nous « bassine » avec l'indépendance des juges, mais il faudrait aussi savoir comment, en contrepartie, ceux-ci sont contrôlés. On nous « bassine » aussi avec la liberté de la presse, mais ce que je me dis, en tant que simple citoyen, c'est que la presse n'est pas vraiment libre. Quelle est l'indépendance véritable des journalistes dans une presse contrôlée par les forces financières ? Comment leur donner les moyens de mieux se défendre contre la chape de plomb que font parfois peser les rédactions ? Un jour, un jeune journaliste de la télévision régionale est venu me voir parce qu'il devait faire un reportage « sensible » : il était en CDD et devait rentrer le soir avec son sujet, sinon il était viré ! Comment garder, dans ces conditions, son indépendance d'esprit ? Nous aimerions vous aider, au moins indirectement, dans votre travail au quotidien, car nous sommes aussi, d'une certaine façon, dans le show business et faisons appel à vos services. Il faudrait que nous ayons une meilleure interaction, pour travailler ensemble sans nous accuser les uns les autres.

M. le Président : La commission d'enquête fait peut-être partie du show business politique, mais il n'a jamais été dans notre esprit de remettre en cause le principe sacré, constitutionnel, de l'indépendance des juges et de la justice.

Mme Sylvie VÉRAN : J'ai l'impression qu'on grossit le trait, qu'on représente les médias sous la coupe des financiers, écrivant n'importe quoi au gré de l'actualité. Sans généraliser, il est vrai qu'il est difficile de travailler dans la presse quotidienne ou au journal télévisé, parce qu'on doit travailler plus vite que dans un hebdomadaire ou un mensuel.

M. Jean-Marie PONTAUT : Il est un peu abusif de parler de la presse en général, car les problèmes de la télévision ne sont pas forcément ceux des radios, ni ceux des quotidiens ni ceux des hebdomadaires. Je travaille dans un hebdomadaire dont les propriétaires sont des capitalistes, mais ils ne nous ont jamais empêchés de publier un article dès lors que nous avions des éléments solides pour le faire.

Mme Sylvie VÉRAN : L'hebdomadaire pour lequel je travaille appartient à 98 %, depuis sa fondation, à un propriétaire unique, ce qui nous laisse une grande liberté. Naturellement, il ne faut pas perdre d'argent - et il faut donc trouver des « unes » attrayantes - mais ce n'est pas pour autant que nous allons vendre n'importe quoi...

M. le Président : Nous avons hésité à inviter Détective. Nous avons finalement renoncé, nous disant que cela n'aurait pas servi à grand-chose.

M. Jean-Marie PONTAUT : Peut-être sont-ils justement les plus touchés par ce problème...

M. Gilles BALBASTRE : J'ai pu constater au quotidien la dérive de France 2. L'information sur l'actualité est beaucoup plus présente que l'info magazine, reléguée à des heures plus tardives ou à des heures creuses, par exemple quand on traite la dérégulation du marché de l'électricité sur France 5. J'ai constaté cette dérive depuis le début des années 1990, quand on nous disait, à France 2, d'y aller « mollo » sur les faits divers. Aujourd'hui, dès le lendemain d'Envoyé spécial, on reçoit le résultat de l'enquête audimat, détaillé minute par minute. Il y a une pression énorme pour dire ce que les gens ont aimé ou non. Les journalistes doivent-ils être soumis à cela ? Pour être un peu provocant, faut-il, en 1943, ne pas faire de sujet sur Auschwitz au motif que « ça ne se vend pas, coco » ? Il faut dénoncer cette logique extrême de la pression de l'audimat.

Quant à la comparaison entre l'affaire Vincent Humbert et le budget, je l'ai faite pour dire que j'ai vu progresser de façon outrancière l'importance du fait divers. Même lorsque l'usine de ferro-manganèse a fermé à Boulogne, l'événement a été beaucoup moins couvert, sur place, que l'affaire d'Outreau. On peut traiter le fait divers de façon plus intéressante, plus sociologique, mais cela demande beaucoup de travail.

J'ai quitté France 2 Nord-Pas-de-Calais parce qu'on nous « bassinait » avec les faits divers alors que nous étions en grave récession, que le chômage montait. Les rédacteurs en chef, avenue Montaigne, ont le nez collé sur France-Info et sur LCI. Le jour de l'incendie d'une usine, nous leur avions dit que c'était fini, qu'il n'y avait plus de flammes ; et ils nous avaient répondu, à nous qui étions sur place : « Mais si, puisque France-Info en parle » !

Je dois aussi rappeler le contexte dans lequel le juge Burgaud, que je ne défends pas forcément, a travaillé. Un instituteur accusé de pédophilie, laissé en liberté, ne s'était pas présenté à son procès, et le « 13 heures » de TF1 avait dit que cela posait le problème de la liberté provisoire, ajoutant qu'un autre instituteur dans la même situation, à Rennes, avait été laissé libre et que les parents d'élèves étaient « inquiets ». Qu'auraient dit les médias si le juge Burgaud avait libéré des gens que les médias présentaient comme des monstres, des pédophiles invétérés ?

Il faut parler de cette toile de fond que les médias contribuent à tisser - et sur laquelle se meuvent les acteurs sociaux - qui en paient les conséquences. Les assistantes maternelles disent que, désormais, elles travaillent à deux, que les hommes sont interdits d'études de puériculture, et qu'elles doivent éviter de regarder le sexe quand on change une couche...

M. Jacques FLOCH : C'est aussi parce qu'il y a eu une campagne des femmes contre les viols et les atteintes sexuelles, qui étaient une réalité : le droit de cuissage des propriétaires terriens dans l'Ouest était encore une réalité il n'y a pas si longtemps. À la prison de la Roche-sur-Yon, 40 % des détenus le sont pour des délits ou des crimes sexuels, parce que depuis vingt ans il y a une révolte contre cela. Il est vrai que le balancier va trop loin, et que les éducateurs, les enseignants, les moniteurs sportifs sont prévenus de faire très attention à ces sujets.

Dans l'affaire d'Outreau, il y a quelque chose que je n'arrive pas à comprendre. On nous a dit que c'est à cause de la pression des médias que le juge Burgaud a été excessif dans son instruction. D'autres nous ont dit, inversement, que c'est parce qu'il en a rajouté que les médias en ont eux-mêmes « remis une couche ». C'est tout le problème de la poule et de l'œuf... Je crois, pour ma part, que, dans un pays démocratique, moins on légifère sur les médias, mieux cela vaut. Vous nous dites que les choses sont très encadrées, mais il ne faut tout de même pas exagérer : ce n'est pas l'URSS ! Pour faire un procès à la presse, il faut se lever de bonne heure, et surtout avoir les moyens... Il serait intéressant de savoir combien de procès en diffamation sont gagnés.

Mme Sylvie VÉRAN : Nous sommes de plus en plus souvent condamnés, même quand il s'avère que la personne dont il a été dit au conditionnel qu'elle serait coupable s'avère l'être effectivement.

M. Jacques FLOCH : Nous sommes ici pour prendre la mesure des dysfonctionnements et pour éviter qu'ils ne se renouvellent. Faut-il que les médias aient accès aux dossiers d'une façon plus formelle et plus officielle qu'actuellement, où les policiers et les juges, mais surtout les accusés et les avocats, qui, eux, ne sont pas soumis au secret de l'instruction, communiquent aux journalistes les éléments qui les arrangent ? On peut ainsi lire dans l'article de Sylvie Véran, ce propos de l'avocat de M° Alain Marécaux : « Cette femme, mythomane et manipulatrice, qui a déjà accusé de viol un homme depuis innocenté, ne met plus en cause mon client », et s'étonner que l'auteur, compte tenu des doutes qu'elle exprime, n'aille pas jusqu'à demander la libération de M  Alain Marécaux.

Mme Sylvie VÉRAN : Je conclus tout de même l'article en question par ces phrases : « Des noms de prétendus coupables laissés en liberté circulent des marches du palais de justice aux escaliers de la Tour du Renard, en passant par les boutiques et les comptoirs des cafés. (...) Et tout le monde tremble à l'idée d'être à son tour montré du doigt. » Que pouvais-je écrire de plus, en n'ayant aucun accès au dossier ?

M. Jacques FLOCH : Reste que vous faites une différence entre ceux qui sont montrés du doigt et cités nommément et ceux qui ne le sont pas, et que vous écrivez des choses qui laissent penser qu'il pourrait être remis en liberté. Quant à M. Jean-Michel Décugis, il écrit dans son article « La maison de l'horreur » que l'avocat de l'huissier parle de « règlement de comptes » dont son client serait victime, mais ajoute aussitôt : « Tous ont néanmoins été identifiés sur photo par six enfants » - sans imaginer un seul instant que les enfants pouvaient mentir, ou raconter leur propre vérité, ou avoir été manipulés...

M. Jean-Michel DÉCUGIS : Je cite en effet Me Delarue ; les avocats de la défense sont bien obligés de dire que leurs clients ont été reconnus sur photos. C'est une réalité, dont on ne comprendra la raison qu'après.

M. Jacques FLOCH : Il y avait les noms sous les photos...

M. Jean-Michel DÉCUGIS : C'étaient des gens qu'ils voyaient tous les jours. M. Burgaud les a mis en prison sur ce critère-là. Quand l'avocat dit : « Mon client nie, mais il a été reconnu sur photo et tous les témoignages concordent », la situation est tout de même difficile. Si nous avions eu le dossier, nous aurions pu nous demander pourquoi et sur quels critères M° Alain Marécaux avait été écroué, et pas le docteur Leclerc
- mais nous aurions alors fait le travail du juge.

M. Jacques FLOCH : Petite question subsidiaire : avez-vous assisté à la prestation du procureur général dans la salle d'audience de la cour d'assises de Paris ?

Mme Sylvie VÉRAN : Non, mais je me la suis fait raconter peu après...

Mme Arlette GROSSKOST : Pour ma part, je trouve qu'il aurait été scandaleux que la presse ne fasse pas état du fait que le syndicaliste blessé était sous l'emprise de l'alcool.

M. Jacques FLOCH : Ce n'était pas une raison pour lui taper dessus...

Mme Arlette GROSSKOST : On a dit que la détention provisoire était motivée par le trouble non pas à l'ordre public, mais à l'opinion publique. Peut-on trouver des solutions de nature à éviter les dérapages, par exemple, tout simplement, en imposant un droit de réponse systématique ?

M. Jean-Marie PONTAUT : La loi nous y oblige déjà.

M. le Rapporteur : Mais il n'est pas toujours publié à la même place, et il y a parfois un commentaire du journal sous la réponse de l'intéressé.

M. Jean-Marie PONTAUT : Mais dans ce cas, il a le droit de répondre au commentaire.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Le temps de la presse n'est pas celui de la justice. Quand vous écrivez un article, êtes-vous dans celui-ci ou dans celui-là ? Est-ce informer que de se contenter de signaler que les uns disent une chose et les autres une autre, alors que l'effet est catastrophique pour celui qui a quelque chose à défendre ?

M. Jean-Michel DÉCUGIS : Prenons l'exemple de l'affaire Ilan Halimi. S'il avait fallu attendre le temps de la justice pour savoir quelque chose sur sa mort, sur la façon dont il a été tué, il n'y aurait eu aucun article.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Mais à défaut d'attendre le temps de la justice, ne vous imposez-vous pas certaines obligations ?

M. Jean-Michel DÉCUGIS : Il ne faut pas oublier d'où vient l'information. Quand on ne veut pas que les journalistes communiquent, on ne la leur donne pas.

M. Jacques FLOCH : Qu'est-ce qui, selon vous, intéresse le lecteur ?

M. Jean-Michel DÉCUGIS : M. Gilles Balbastre a dit qu'il y avait davantage de faits divers depuis les années 1990. C'est vrai. Mais ce qu'on ne dit pas, c'est que le thème de la sécurité est devenu un thème majeur des campagnes politiques, ce qui n'était pas le cas dans les années 1980. On ne peut pas accuser les médias de traiter davantage les faits divers quand les politiques font leurs choux gras de l'insécurité.

M. Jacques FLOCH : Pas tous !

M. Georges COLOMBIER : Ce qui se vend, ce sont les faits divers, le sensationnel, la pédophilie, et ce qui va mal en général, plutôt que ce qui va bien, et cela finit par engendrer le pessimisme, la morosité, etc. Mais est-ce, comme nous l'entendons dire, la presse qui suit l'opinion publique, ou bien l'opinion publique qui suit la presse ?

M. Jean-Marie PONTAUT : 90 % des médias étaient pour le oui au référendum, et vous avez vu le résultat... Je ne crois pas que la presse fasse l'opinion. Elle essaie d'intéresser l'opinion, et ce n'est pas forcément démagogique. Il y a quarante ans, France-Soir faisait des « unes » à sensation, et cela intéressait déjà les lecteurs. Notre intérêt est de mettre en « une » ce qui intéresse le plus l'opinion publique. Mais cela ne marche pas toujours. Nous nous efforçons aussi de suivre l'actualité. Je vais prendre un exemple tout chaud : celui de la bavure de samedi soir, qu'on a découverte lundi matin seulement. Étant donné qu'on ne peut pas ne pas en parler, que fallait-il faire ? Multiplier les sources : SUD, la préfecture de police, les témoins, les médecins, etc. On peut toujours se tromper, mais il n'y a pas tellement d'autres façons de procéder. S'agissant des 2,7 grammes d'alcool dans le sang de la victime, on ne pouvait pas les passer sous silence dès lors que l'information était confirmée. On a maintenant des photos qui montrent que l'homme était très probablement ivre et apostrophait les CRS. Cela dit, je reconnais que ce n'était pas une raison pour lui taper dessus...

M. Gilles BALBASTRE : J'ai une formation de sociologue ;les sciences humaines ont leur importance pour expliquer comment est fabriqué l'être humain. J'ai du mal à accepter la notion d'« opinion publique », car il y a des toiles de fond sur lesquelles se meuvent les acteurs sociaux, et les médias sont un des fabricants de cette toile de fond. Comme le disait Albert Bayet, la presse ne doit pas être un « instrument de profit commercial », mais de « culture », dont la mission est de « servir la cause du progrès humain ». Je ne crois pas que donner en pâture des informations sordides serve la cause du progrès humain. Pourquoi parle-t-on autant de ces faits divers au lieu de laisser la justice faire son boulot ? C'est d'ailleurs, heureusement, ce qu'ont fait le juge d'instruction et les policiers dans l'affaire Besseghir ; ce dernier peut dire merci au juge qui a su mettre des boules Quiès pour travailler. Il y a d'autres informations importantes que les faits divers pour expliquer comment le monde fonctionne.

M. Léonce DEPREZ : Cette commission d'enquête a, d'ores et déjà, un résultat positif, qui est que la presse, à travers ses représentants, réfléchit à son rôle, et je suis très intéressé par les propos qu'a tenus M. Gilles Balbastre.

J'ai une question d'ordre professionnel. Vous avez dit que la presse était engagée, comme les autres secteurs, dans une compétition économique. Elle se porte mal, c'est vrai ; les quotidiens perdent des lecteurs. Mais comment les patrons de presse pensent-ils retrouver les lecteurs perdus ? Les tirages sont là pour prouver que ce n'est pas en exploitant abusivement les faits divers qu'ils y arriveront ! L'objectif ne devrait-il pas être plutôt de redonner de la qualité à l'information, à l'expression écrite - notamment par rapport à la télévision, où elle est souvent médiocre ! De redonner à la presse sa noblesse, dans la ligne de ce qu'écrivait Albert Bayet en 1944 ?

Il est très beau que M. Jean-Michel Décugis nous ait dit : « Je ne referais plus ce que j'ai fait à propos d'Outreau ». N'a-t-il pas le sentiment que la presse fait fausse route en traitant de façon excessive les faits divers, la pédophilie ? Ne devrait-elle pas saisir cette occasion pour redonner aux citoyens une perspective différente, un horizon qui ne soit pas celui de la désespérance ?

M. Jean-Marie PONTAUT : Je crains que les trains qui arrivent à l'heure n'intéressent pas les gens, et que le problème est en grande partie là.

M. Léonce DEPREZ : Mais les hebdomadaires ont le temps, eux, de veiller à la qualité de l'information.

M. Jean-Marie PONTAUT : Nous nous y efforçons...

M. Léonce DEPREZ : Et ils perdent moins de terrain que les quotidiens.

M. Jean-Marie PONTAUT : Les quotidiens gratuits gagnent beaucoup de lecteurs. Le Monde a réagi en faisant plus d'enquêtes approfondies, comme les hebdomadaires. Mais je crains qu'il n'y ait en fait d'autres difficultés, au premier rang desquelles la concurrence de la télévision.

M. Jean-Michel DÉCUGIS : Les ressources des médias proviennent, de plus en plus, de la publicité. Le vrai problème, c'est que nous avons perdu des lecteurs parce que la population s'est renouvelée, que nos vieux lecteurs sont morts sans que nous en regagnions chez les jeunes, qui ne trouvent pas dans la presse écrite ce qui les intéresse. Quand les hebdomadaires font la même « une » la même semaine, cela pose problème ! Mais encore une fois, les journalistes ne sont pas décervelés : ils se remettent en question, tout comme les hommes politiques et les juges.

M. Jean-Marie PONTAUT : Le terme « presse » est lui-même trop global. Nous avons, en France, beaucoup d'hebdomadaires politiques, et la presse magazine est très dynamique et très diversifiée.

M. le Président : Mesdames, Messieurs, je vous remercie.

Audition de Mme Naïma RUDLOFF,
secrétaire générale du Syndicat national FO des magistrats



(Procès-verbal de la séance du 22 mars 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Nous reprenons nos auditions en entendant cet après-midi Mme Naïma Rudloff, secrétaire générale du Syndicat national FO des magistrats. Madame, je vous souhaite la bienvenue

Avant votre audition, je souhaite vous informer de vos droits et de vos obligations.

En vertu de l'article 6, § IV de l'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d'enquête parlementaire sont tenues de déposer, sous réserve des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel et de l'article 226-14 du même code qui autorise la révélation du secret en cas de privations ou de sévices, dont les atteintes sexuelles.

Cette même ordonnance exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vais donc vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(Mme Naïma Rudloff prête serment).

Je m'adresse aux représentants de la presse pour leur rappeler les termes de l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse. Celui-ci punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. J'invite donc les représentants de la presse à ne pas citer nommément les enfants qui ont été victimes de ces actes.

La commission va procéder maintenant à votre audition qui fait l'objet d'un enregistrement.

Je vous donne la parole pour un exposé liminaire.

Mme Naïma RUDLOFF : Il est des rendez-vous avec l'histoire que l'on n'a pas le droit de manquer ; tel est le cas du face à face entre le législatif et le judiciaire. Aujourd'hui, cette confrontation de l'institution judiciaire et du pouvoir législatif - je dis bien confrontation et non affrontement - doit se faire dans un dialogue loyal, serein et impartial.

Mais tout de même, comment faire abstraction de cette image singulière d'un magistrat qui vient déposer devant une commission parlementaire, coincé entre le secret professionnel et le serment du témoin, encadré par deux avocats taisants ? Oui, il s'agissait d'une image choc, et les médias ne s'y sont pas trompés.

Cette image était chargée de bien des confusions. Confusion d'abord dans l'esprit des magistrats : comment a-t-on pu croire un instant que cette commission pourrait s'ériger en tribunal ? Comment ce magistrat a-t-il pu penser que la justice serait en état d'accusation ? Confusion ensuite dans l'esprit des avocats : une défense qui participe, une défense présente, mais une défense taisante, pour quoi faire ? Confusion enfin dans l'opinion publique : il ne se passe pas un jour sans que, dans les juridictions, les magistrats ne soient menacés par les justiciables mécontents d'être traduits devant la « commission parlementaire Vallini » !

Je représente le syndicat FO, troisième organisation syndicale de magistrats. Je ne suis pas venue avec un programme et 40 propositions : le choix d'un système judiciaire plutôt qu'un autre appartient au législateur, c'est un choix politique. Mais je faillirais à ma tâche, je manquerais à mon devoir et je trahirais mon mandat si je ne vous faisais pas comprendre l'inquiétude des magistrats, le message fort qu'ils entendent vous faire passer et, surtout, l'idée qu'il est un débat dont vous ne pouvez faire l'économie, sauf à prendre le risque d'une rupture.

Aucun magistrat ne remet en cause ni ne conteste la légitimité de la commission parlementaire. Elle est une émanation de la représentation nationale, et, à ce titre, elle est légitime. Mais les choses sont-elles si simples que cela ? Souvenez-vous : lorsqu'un magistrat a cru devoir convoquer le Président de la République dans son cabinet pour l'entendre en qualité de témoin, d'abord les membres du Conseil constitutionnel, puis les magistrats de la Cour de cassation ont eu une interprétation stricte du statut pénal du chef de l'État. Ils ont fait application avec rigueur du principe de séparation des pouvoirs et conclu, sans aucune ambiguïté, que le chef de l'État ne pouvait pas être entendu dans le cabinet d'un magistrat. Cette rigueur d'hier n'est pas aujourd'hui, on le constate, un obstacle à la comparution de magistrats devant votre Assemblée. Tous sont venus, tous ont prêté serment, tous ont accepté de déposer. Voilà qui, pour moi, clôt définitivement le débat sur le corporatisme judiciaire.

Que cette commission soit légitime ne signifie pas qu'elle soit à l'abri de toute critique. Je cite : « Le rapporteur » - je regrette que celui de votre commission ne soit pas là - « n'a eu de cesse de jeter la suspicion et le discrédit sur les tribunaux par des méthodes inquisitoriales vexatoires (...) Le rapporteur semble être parti de postulats primaires (...) Il est grave d'aller jusqu'à créer une suspicion qui aboutit aujourd'hui concrètement dans le prétoire à la mise en cause de la légitimité des juges (...) Une grande médiatisation a également contribué à déstabiliser cette institution de la République qui commence à en subir les conséquences au quotidien dans les prétoires ». Nous sommes en 1998, avec la commission Colcombet, première commission parlementaire sur la justice, mais cette fois sur la justice consulaire. Devant le refus des juges consulaires d'ouvrir leurs greffes et de venir déposer, le rapporteur, Arnaud Montebourg, avait dû alors recourir à la force publique pour se faire ouvrir les tribunaux de commerce. Ce que je viens de lire, ce sont des extraits des explications de vote des groupes UDF, RPR et Démocratie libérale. Car la commission avait alors été fustigée par les parlementaires eux-mêmes. Dans ses conclusions, François Colcombet, député socialiste et magistrat de la Cour de Cassation, avait eu ces mots terribles : « justice pourrie ». À cela, l'opposition, dont Philippe Houillon, dont je déplore une nouvelle fois l'absence, répondait : « C'est d'abord la loi et les moyens de donner à sa bonne application qu'il faut changer avant de jeter l'anathème sur les tribunaux de commerce ». Ce que je veux dire, c'est qu'une commission parlementaire, pour légitime qu'elle soit, est aussi éminemment politique, ne l'oublions pas !

L'inquiétude des magistrats quant aux méthodes de la commission et à son intrusion dans la sphère juridictionnelle s'est révélée fondée dès les premières séances de travail, car la difficulté tient au fait que vous partez d'une affaire judiciaire et d'une seule, avec le risque évident de procéder à une contre enquête et à une contre instruction.

Nous avons suivi la totalité de vos auditions, et cela se voit bien dans les questions posées. M. Burgaud a ainsi été interrogé sur ses méthodes de confrontation. Certains parlementaires sont même allés jusqu'à affirmer que la méthode des confrontations collectives servait l'accusation et à reprocher au juge d'instruction d'avoir recouru exclusivement à cette méthode.

Il faut quand même rappeler devant vous que le choix de la méthode de confrontation est un choix juridictionnel du magistrat et qu'il a été, dans cette affaire, validé par la chambre de l'instruction, puis, on ne l'a peut-être pas assez souligné, par la chambre criminelle de la Cour de cassation, devant laquelle la défense avait soulevé la violation de l'article 6-3 de la Convention européenne des droits de l'homme, qui stipule que toute personne accusée peut être confrontée à celle qui l'accuse.

On a également questionné le juge d'instruction Burgaud sur le choix qu'il avait fait de recourir à la mise en examen plutôt qu'au statut de témoin assisté. Je rappelle, là encore, le droit : le juge d'instruction apprécie le dossier dont il est saisi, son choix est un choix juridictionnel, qui relève de lui et de lui seul, de par ses fonctions et de par la Constitution.

Je sais qu'il y a parmi vous des spécialistes et des professionnels du droit, et je ne puis donc que m'étonner que l'on ait demandé au juge d'instruction pourquoi il était présent à six heures du matin lors de la perquisition dans une étude d'huissier. Peut-être voulait-on sous-entendre qu'il avait fait preuve d'un zèle exceptionnel et s'était montré particulièrement acharné. Mais je rappelle que la profession d'huissier est protégée et qu'il s'agissait tout simplement d'une obligation légale : si le magistrat instructeur n'avait pas été présent, il eût été en faute et eût violé la loi.

Allons plus loin et raisonnons par l'absurde : cette commission d'enquête a pour intitulé « les causes des dysfonctionnements de la justice dans l'affaire dite d'Outreau », ce qui signifie, si l'on fait preuve du bon sens dont on a beaucoup parlé ici, qu'elle part du postulat qu'il y a eu des dysfonctionnements. Mais qui les a constatés ? Je rappelle qu'une mission de l'Inspection générale des services est en cours et que le rapport n'a pas encore été déposé. On part donc d'une présomption de culpabilité qui est contraire à tous nos principes.

Mais c'est logique : si la commission part de ce postulat, c'est qu'à défaut elle serait obligée de conduire une enquête et qu'elle porterait ainsi gravement atteinte au principe de séparation des pouvoirs.

Mais si demain l'inspection générale concluait à l'absence de dysfonctionnement, quel sens aurait cette commission ? À l'inverse, quelle est aujourd'hui la marge de manœuvre de l'inspection, sachant qu'une commission parlementaire travaille déjà sur « les causes des dysfonctionnements » ?

La commission est également confrontée à un problème de méthode car, après l'analyse des dysfonctionnements, il lui faut proposer des réformes pour éviter qu'ils ne se renouvellent. De deux choses l'une : ou bien vous considérez que cette affaire est à l'image de l'ensemble de la justice, ce qui reste bien évidemment à démontrer, et vous en déduisez une réforme pour l'ensemble de l'institution ; ou bien vous retenez qu'il s'agit, comme on l'a dit dans la presse, d'une affaire hors normes, exceptionnelle, qui n'a rien à voir avec le quotidien de la justice, et on peut légitimement se demander pourquoi vous en tireriez une réforme pour toute notre justice.

La bonne méthode aurait été déductive : pour avoir une approche globale, les parlementaires se seraient déplacés dans les juridictions, auraient dépisté les dysfonctionnements, en auraient tiré des propositions pour l'ensemble de l'institution.

(Mme Arlette Grosskost et M. Jacques Remiller se lèvent et se dirigent vers la sortie de la salle.)

M. Jacques REMILLER : Nous ne sommes pas ici pour qu'on fasse notre procès !

Mme Naïma RUDLOFF : Quelle preuve d'ouverture d'esprit !

L'instruction représente 6 % de l'activité pénale, le reste étant constitué très majoritairement du traitement en temps réel et des mesures alternatives. Il y a donc une césure entre la justice dite « de luxe » - certains magistrats allant jusqu'à dire qu'il faut « mériter » le juge d'instruction - et la justice au quotidien.

Nous craignons également que la commission parlementaire ne travaille essentiellement dans l'émotion. Je rappelle qu'elle a été créée le 7 décembre 2005, après le prononcé de 14 acquittements, dont ceux de nombreuses personnes ayant subi une détention provisoire abusive. C'est évident, la détention provisoire subie est insupportable pour tout le monde. Mais il suffisait d'un seul jour pour un seul acquitté pour que cela soit insupportable : la liberté est le bien le plus précieux. On peut donc se demander pourquoi le législateur a attendu cette affaire pour créer une commission, alors qu'il y a chaque année près de 500 demandes d'indemnisation pour détention provisoire abusive, qui n'ont jusqu'ici ému personne.

Attention : détention provisoire abusive ne veut pas dire détention provisoire arbitraire ou illégale. Prévue par la loi, même abusive, la détention provisoire est conforme au droit. La preuve en est que le législateur l'indemnise sans qu'il soit besoin de démontrer une quelconque faute. C'est donc à lui qu'il appartient de réfléchir au système de détention provisoire qu'il souhaite.

Cette commission a été créée après que l'opinion publique s'est émue à l'issue des quatorze acquittements et s'est identifiée aux acquittés. Mais qu'est-ce que l'opinion publique ? Doit-on légiférer en fonction d'elle ? La question est d'actualité : 68 % des Français sont opposés au contrat première embauche, cela signifie-t-il qu'il faut le retirer ? Certains d'entre vous ne partageront pas cet avis... L'opinion publique, on peut lui faire dire tout et son contraire.

On nous dit que, d'après les sondages, majoritairement l'opinion publique n'a pas confiance dans sa justice. Mais qui a-t-on interrogé : les parties qui ont perdu leur procès ou celles qui ont obtenu satisfaction ? Selon une enquête réalisée en 2003 par Ipsos, 82 % des personnes interrogées considéraient que la justice n'était pas assez sévère dans le domaine politico-financier, 80 % qu'elle n'était pas assez sévère à l'encontre du trafic de drogue et 60 % à l'encontre de la délinquance des mineurs.

Et quand un des membres de cette commission déclare : « nous avons un devoir d'ingérence dans la justice », comment ne pas légitimement se demander si l'objectif n'est pas le contrôle de l'activité juridictionnelle par commission d'enquête interposée ?

L'inquiétude des magistrats est d'autant plus vive qu'ils sont déjà soumis au contrôle budgétaire et comptable de leur activité par la mise en place de la LOLF. Bien sûr, il est normal de rendre des comptes sur l'utilisation des deniers publics. Mais il ne faut pas que la LOLF soit l'instrument de la rigueur et de la répartition de la pénurie sur l'ensemble des juridictions. Or, au quotidien, son application fait que l'on fixe des objectifs plus élevés à des juridictions qui ne peuvent y parvenir car elles travaillent déjà à flux tendu. Avec la LOLF, on nous dit : « atteignez les objectifs et l'on vous donnera les moyens de fonctionner »... Les juridictions n'ont ainsi pas d'autre choix que d'évacuer les stocks, en privilégiant la quantité au détriment de la qualité, ou de maintenir la qualité, au risque d'être classées parmi les moins performantes. L'objectif du législateur est-il de limiter le coût de la vérité judiciaire ?

Dans ces conditions, on ne peut que rendre hommage au rapport de votre collègue Jean-Luc Warsmann, qui a appelé de ses vœux un plan d'urgence pour la justice.

Par ailleurs, au plus haut niveau de l'État, alors que, je le rappelle, l'inspection générale n'a pas encore déposé le moindre pré-rapport, on est passé de l'affaire d'Outreau à une réforme de la responsabilité des magistrats et du Conseil supérieur de la magistrature.

Quelques pistes de travail à propos du CSM. Il ne faut pas lui donner plus de pouvoirs qu'il n'en a : en ce qui concerne les nominations des magistrats, il donne un avis, simple ou conforme et il n'a pas compétence pour nommer les procureurs généraux. On voudrait passer, je l'ai entendu devant cette commission, d'une composition où les magistrats sont majoritaires à une autre où ils ne le seraient plus. Mais personne n'a envisagé d'appliquer, comme pour d'autres corps de l'État, le paritarisme. Vous pourriez, me semble-t-il, y réfléchir.

Il est, par ailleurs, choquant que le principe qui voudrait que l'on soit nommé et jugé par ses pairs ne s'applique pas au sein du Conseil. La candidature d'un magistrat à un poste est en effet examinée par les magistrats qui sont élus au CSM, et il suffit pour cela d'avoir cinq ans d'ancienneté. Ainsi, de jeunes magistrats sont amenés à statuer sur la carrière de collègues qui postulent à des postes importants après vingt ou trente ans de service.

Vous pourriez aussi vous intéresser aux modes de scrutin et à ce suffrage censitaire à deux degrés, qui prive de fait les magistrats de la possibilité d'élire directement leurs représentants au CSM et qui favorise l'immobilisme des syndicats traditionnels et le manque d'ouverture que j'ai entendu reprocher à la magistrature.

On dit, par ailleurs, que le conseil se montrerait timide à sanctionner les magistrats. C'est bien mal connaître sa jurisprudence ! Le Conseil d'État a, ces dernières années, annulé à plusieurs reprises des décisions de sanction prises par le garde des Sceaux.

Il faut rappeler aussi qu'en matière disciplinaire les magistrats sont les seuls, dans toute la fonction publique, à bénéficier d'audiences publiques, et que les décisions du CSM ne sont pas susceptibles d'appel.

Certaines organisations syndicales sont favorables au rattachement de l'inspection générale des services judiciaires au CSM, mais pas la nôtre. Cela nous paraîtrait en effet contrevenir au principe que nul ne peut être juge et partie : le conseil ne peut à la fois superviser l'enquête et statuer sur le fond.

On a aussi envisagé, soit que les commissions régionales recueillent les plaintes des justiciables, soit que soit ouverte une possibilité de saisine directe du CSM. Pourtant, cette question a déjà été débattue au cours des entretiens de Vendôme, et on a renoncé à l'idée d'une saisine directe en raison du risque d'inflation des plaintes, d'autant que, d'ores et déjà, chaque fois qu'un justiciable se plaint d'une décision d'un magistrat, sa hiérarchie demande des explications à ce dernier, qui est tenu de répondre par un rapport.

Par ailleurs, parler d'« irresponsabilité » des magistrats est une preuve d'ignorance : leurs responsabilités existent sur le plan disciplinaire, pénal et civil - mais non pas, naturellement, au titre du contenu de la décision, car elle peut faire l'objet des voies normales de recours et car cela constituerait une atteinte à l'indépendance de la magistrature.

Au regard de l'importance de l'enjeu pour la démocratie elle-même, je veux maintenant m'adresser aux républicains que vous êtes, vous faire part des fortes inquiétudes de l'ensemble de la hiérarchie judiciaire, bien au-delà des seuls syndicats, et vous transmettre des messages forts de la part des magistrats.

Le premier message est que juger est un métier. On a en effet beaucoup parlé ici de « bon sens ». Mais juger, c'est décider à partir de la loi : nous sommes dans un état de droit et, comme le disait l'un de vos prédécesseurs, « la loi est la religion du citoyen ». Oui, n'en déplaise à certains, les magistrats sont et doivent être des techniciens du droit. Le droit est le meilleur rempart contre l'arbitraire : il serait dangereux de dire qu'il y a d'un côté les magistrats techniciens du droit, froids et sans aucune humanité, et de l'autre le vécu, le bon sens et l'élan du cœur. La loi, c'est l'œuvre du législateur, vous êtes mieux placés que quiconque pour le savoir. Elle est à l'image de notre société, de l'évolution de nos mœurs, elle incarne l'œuvre de justice. Le droit ne peut pas être une application désincarnée de la loi.

Comment pourrait-on laisser dire que les magistrats sont inhumains, alors qu'ils sont en immersion dans l'humain, 24 heures sur 24, 365 jours par an ? Dans la justice, il n'y a pas de distinction selon que les jours sont ou non ouvrables. Il faut le faire savoir, nous sommes en immersion permanente, au mépris du droit du travail, à tel point que les magistrats parlent à ce propos du « ministère de l'illégalité » ! Si un garde des Sceaux que vous allez entendre tout à l'heure a pris une circulaire sur le « délai raisonnable », ce n'est pas pour le confort des magistrats, mais parce qu'à deux heures du matin, après huit heures d'audience, nous ne pouvons pas rendre la justice dans des conditions raisonnables et satisfaisantes pour le justiciable. Dans les petites et moyennes juridictions, les magistrats du parquet travaillent sept jours et sept nuits d'affilée, sans aucune interruption, parce que les effectifs sont insuffisants. Oui, nous sommes immergés dans l'humain en permanence : les tracasseries quotidiennes de la vie, les voisins bruyants, la compagnie d'assurances qui ne veut pas rembourser, le drame du divorce, le partage de la garde des enfants, le retrait des enfants en danger de leurs familles, le surendettement, la toxicomanie, l'alcoolisme au volant, les viols, tout cela, c'est notre vie de tous les jours ! Car, ne l'oubliez pas, la justice ce n'est pas seulement la justice pénale mais aussi la justice civile, c'est-à-dire tout ce qui fait le quotidien ordinaire de nos concitoyens.

Pour combattre une idée reçue, qui a été relayée en cette enceinte, je rappelle que, selon les professionnels eux-mêmes, il y a aussi une part de technicité dans les relations humaines, en particulier dans la conduite de l'entretien et dans l'interrogatoire. Vous vous êtes interrogés sur la question des expertises psychologiques et psychiatriques : cela ne s'improvise pas, ce n'est pas qu'une question de « bon sens », là aussi il y a de la technicité !

Avec la judiciarisation de la société, les contentieux techniques se multiplient, le législateur le sait bien, qui a créé des pôles de compétences pour la santé, les affaires financières, la criminalité organisée, le terrorisme. Or toutes ces réformes ont été menées sans aucune étude d'impact, et la justice travaille à flux tendus. Alors que l'on comptait, en 1857, 6 254 magistrats pour 37 millions d'habitants, nous étions 7 782 en 2005 alors que la France a désormais 62,9 millions d'habitants. Le Sénat lui-même en a fait l'observation en 2002, dans le rapport de sa mission sur l'évolution des métiers de la justice : « Le magistrat du XXIe siècle diffère radicalement des anciens juges de paix, supprimés en 1958, qui jouissaient d'une autorité morale et d'une situation sociale établie. Élus, puis nommés à partir du Consulat, ces derniers étaient désignés parmi les notables locaux et faiblement rémunérés. Les magistrats sont devenus des techniciens du droit, très compétents. La magistrature nécessite un niveau de technicité croissant du fait de la complexité des procédures et de l'entrée en vigueur des lois nouvelles. »

Paradoxe, dans le même temps, on crée les juges de proximité et on reparle de l'échevinage. Alors qu'on avait promis 2 300 juges de proximité en 2007, on n'en a laborieusement recruté que 600 à ce jour, et non sans que cela pose d'importants problèmes dans les juridictions. L'échevinage, c'est-à-dire la participation des citoyens à la justice hors cours d'assises, est possible, mais pas dans les contentieux techniques. Le citoyen peut être associé à la justice pénale, mais pas, bien évidemment, pour ce qui touche aux droits des brevets, de la propriété intellectuelle, de la construction, à toutes les questions relatives à la responsabilité médicale. On cite à ce propos l'exemple des prud'hommes, des tribunaux des baux ruraux, des tribunaux pour enfants. Mais, dans les prud'hommes, le juge professionnel intervient au titre de juge départiteur, et les conseillers sont élus sur des listes syndicales et reçoivent une formation. Dans les tribunaux pour enfants, les assesseurs sont des professionnels de l'enfance. Dans les tribunaux des baux ruraux, ils ont aussi un certain savoir. L'échevinage ne peut être envisagé que s'il apporte quelque chose au magistrat, pas s'il appauvrit la justice. Surtout, il pose le problème du démembrement de la fonction judiciaire. À tout cela vous devez réfléchir avant de vous aventurer dans cette voie.

Le deuxième message, solennel, des magistrats a trait aux injonctions contradictoires du législateur, dans lesquelles ils sont enferrés.

Le premier exemple est celui de la détention provisoire. C'est au législateur de décider si elle doit être liée à la notion de charges ou si elle peut cohabiter avec la présomption d'innocence. Ce qui est scandaleux dans l'affaire d'Outreau, ce ne sont pas les acquittements, qui relèvent du jeu normal de nos institutions : après une première décision, les voies de recours ont joué et la cour d'appel en a pris une autre, comme elle en a le droit parce qu'elle n'est pas une simple chambre d'enregistrement de la décision prise en premier ressort. Ce qui est scandaleux, c'est la détention provisoire. Or, en la matière, les magistrats n'ont fait qu'appliquer des textes de loi que vous avez votés !

M. Thierry LAZARO : Et le discernement ?

M. Gilles COCQUEMPOT : Tout ira mieux quand vous serez députée, Madame !

Mme Naïma RUDLOFF : Les motifs de prononcer la détention provisoire sont fixés par la loi. Les investigations du juge d'instruction motivent la détention provisoire. On a créé le juge des libertés et de la détention lorsqu'on a voulu retirer au juge d'instruction et confier à une autre autorité la responsabilité de la détention provisoire. Le problème est que le juge des libertés n'est pas le mieux placé pour apprécier la nécessité des investigations du dossier, puisque ce n'est pas lui qui a en charge la recherche de la vérité. Faut-il redonner au juge d'instruction, sous une forme qui pourrait être collégiale, la responsabilité de la détention provisoire puisque, dans notre code de procédure pénale, celle-ci est essentiellement appréhendée sous l'angle de la nécessité des investigations, du risque de pressions sur les témoins ou les victimes, et de l'absence de garanties de représentation ?

Il faut aussi savoir ce que l'on met derrière la détention provisoire : on peut distinguer selon qu'elle intervient avant la clôture de l'instruction ou entre celle-ci et le jugement de la cour d'assises. Lorsqu'une instruction est terminée, le délai d'audiencement devant une cour d'assises est, selon les lieux, de 12 à 18 mois - c'est par exemple la moyenne de la cour d'appel de Douai... Les mois pendant lesquels les personnes sont en attente d'une convocation pour être jugées devant la cour d'assises ne sont quand même pas de la responsabilité du magistrat instructeur ! Si les magistrats, les greffiers et même les cours d'assises sont en nombre insuffisant pour pouvoir évacuer les affaires, cela relève bien de la responsabilité du législateur. Rappelons les chiffres : 62 438 détenus en 2005, dont 20 999 en détention provisoire !

Qui plus est, le débat sur la détention provisoire au sein de votre Assemblée n'est pas vraiment simple. On a bien vu lors de précédentes discussions que certains d'entre vous étaient favorables à la référence à l'ordre public parmi les motifs de la détention provisoire, tandis que d'autres militaient pour son retrait.

Comme je l'ai rappelé aux parlementaires qui se sont rendus le 14 mars au tribunal de grande instance de Paris, vous avez adopté, cinq jours après la création de la commission d'enquête le 7 décembre, la loi sur la récidive modifiant l'article 144 du code de procédure pénale sur la détention provisoire, en ajoutant un nouveau motif permettant aux juges des libertés et de la détention de placer en détention provisoire. En fait, d'un côté vous reprochez aux magistrats un recours excessif à la détention provisoire, de l'autre vous le facilitez !

En outre, alors que la liberté est une question fort grave, le législateur a fait le choix de la confier à un seul homme, le juge des libertés et de la détention. Il est vrai que l'Assemblée n'a pas été unanime sur ce point, qu'il a parfois été question de collégialité, mais vous avez au bout du compte opté pour le juge unique. Pourtant, le Conseil constitutionnel avait considéré en 1975 que « la collégialité est une garantie pour le citoyen », que « la collégialité doit être la règle et le juge unique l'exception ». Cela ne vous a pas empêchés de faire un choix différent pour une question aussi importante que la liberté. À vous, aujourd'hui, d'assumer ce choix au lieu de reprocher aux magistrats de réduire les problèmes de justice à des questions de moyens. Car c'est précisément pour des questions de moyens que vous avez retenu la solution du JLD unique au lieu de celle d'un tribunal de la détention !

Tout le monde dit que le juge d'instruction est un homme seul, que, si plusieurs juges avaient instruit l'affaire d'Outreau, celle-ci n'aurait pas connu le même sort, qu'il faut donc introduire la collégialité. Mais il y a là encore des injonctions contradictoires qui nous laissent perplexes : d'un côté, la proposition récente du garde des Sceaux d'introduire la collégialité de l'instruction, de l'autre, la loi « Perben 2 » qui étend le nombre des affaires confiées au juge unique.

L'affaire d'Outreau a aussi posé la question de l'appréciation de la preuve, notamment lorsqu'elle repose sur la parole de l'enfant. On assiste à une véritable explosion de la preuve scientifique, avec la multiplication des expertises ADN. C'est pour cela que l'opinion publique supporte de moins en moins l'aléa judiciaire. Mais l'appréciation de la parole des enfants n'est pas si simple. Au moment où l'affaire Dutroux a éclaté en Belgique, on a assisté à des déclarations extrêmement intéressantes des hommes politiques. En 1997, Jacques Chirac a été le premier à parler d'une « présomption de crédibilité » de la parole de l'enfant. Le 4 novembre 2003, certains parlementaires ont défendu un texte qui posait comme principes l'imprescriptibilité des crimes dont sont victimes les enfants et la crédibilité de la parole de l'enfant dans les procédures. Là encore, cela débouche sur des injonctions contradictoires, puisqu'on reproche aujourd'hui au magistrat d'avoir fait la part trop belle à la parole de l'enfant.

Je crois que votre commission doit dépasser l'affaire d'Outreau et engager, au-delà de la seule justice, un véritable débat de société. Cette affaire a mis en évidence les risques de dysfonctionnement d'une institution. Par ailleurs, l'opinion publique n'accepte plus l'aléa, on l'a vu dans le domaine médical avec une augmentation du champ de la responsabilité des médecins. Il y a eu l'arrêt Perruche, puis les lois anti-Perruche, le législateur venant limiter cette importante extension de la responsabilité médicale. De même, dans le domaine des infractions non intentionnelles, on est passé, par l'intervention du législateur, de la faute simple à la violation manifestement délibérée. Aujourd'hui, c'est de l'aléa judiciaire qu'il est question. Mais, à l'inverse des exemples que je viens de citer, on voudrait plus de responsabilité pour les magistrats.

Les responsables politiques doivent se demander s'il est possible de faire fonctionner une société sûre à 100 %, de se doter d'institutions sans aucun aléa. Si vous répondez oui, les magistrats devront en tenir compte dans leurs pratiques professionnelles, et ce qui est vrai aujourd'hui pour la magistrature sera vrai demain pour l'ensemble de la fonction publique et pour l'ensemble des mandats publics, parlementaires, exécutifs, judiciaires. C'est cette question qui est au cœur des débats, et vous ne pouvez en faire l'économie.

Merci de m'avoir prêté attention.

M. le Président : Il eût été difficile de faire autrement, au regard de la tonalité de votre propos comme du fond de ce que vous avez dit.

Je partage totalement la fin de votre intervention : une société sans aléa n'existe pas, non plus que le risque judiciaire zéro ou le risque médical zéro. Je déplore, comme vous, cette sorte de « politiquement correct » qui consiste à faire croire à nos concitoyens qu'il existerait une justice parfaite.

En revanche, je reste sur ma faim en ce qui concerne vos propositions de réforme. Surtout, je veux revenir sur le début de votre intervention, au cours duquel j'ai eu l'impression que vous faisiez le procès de la commission d'enquête, que vous avez d'ailleurs trop rapidement appelée « commission Vallini » car il s'agit d'une commission d'enquête parlementaire collective, composée de 30 députés. Vous avez, pour le moins, mené une instruction totalement à charge, et je ne puis laisser passer sans y répondre certains points de votre intervention.

Elle arrive un peu tard par rapport à ce que nous avons vécu, difficilement, tout au long du mois de février. J'espère que vos propos ne vont pas relancer une polémique que nous avons dû affronter et qui est aujourd'hui derrière nous. J'ai dit, à l'époque, que les inquiétudes des magistrats et les crispations qui se manifestaient dans la magistrature étaient légitimes, mais qu'ils se rendraient compte qu'elles n'étaient pas fondées. Je pense que tel est le cas aujourd'hui : à force de leur expliquer que nous n'étions pas là pour mettre en accusation la justice, et encore moins tel ou tel magistrat, mais au contraire pour donner à la justice toutes les chances de mieux fonctionner, ils l'ont compris. De grâce, dans l'intérêt de la justice, ne revenons pas à des débats dépassés, stériles et contre-productifs. Je répète donc, une nouvelle fois, que cette commission d'enquête est une chance pour la justice, pour la magistrature et pour les magistrats : pour la première fois dans l'histoire de notre pays, la justice est au centre du débat politique, et elle peut l'être encore dans quelques mois à l'occasion du grand rendez-vous électoral de 2007.

Un mot de ce que vous avez dit sur notre rôle en ce qui concerne l'affaire d'Outreau. Vous avez raison, nous ne sommes pas là pour refaire le procès ni même l'instruction. Nous l'avons toujours dit. Vous avez mis en cause tel ou tel d'entre nous et ses questions trop insistantes ou trop précises. Mais comment voulez-vous que nous remplissions notre mission, qui consiste à savoir ce qui s'est passé dans cette affaire, sans demander aux magistrats comment ils ont travaillé, pourquoi ils ont pris une décision plutôt qu'une autre ? Il ne s'agit pas pour nous de remettre en cause leur travail ; nous voulons savoir comment les choses se sont passées, pourquoi elles se sont passées de la sorte et en tirer d'éventuelles leçons pour d'éventuelles réformes.

Si ce sont les hommes qui ont failli, ce n'est pas à nous, vous avez raison, de le dire, et nous ne le dirons pas. Nous ne l'avons pas fait hier, nous ne le ferons pas dans notre rapport. Cela incombe à l'inspection générale des services judiciaires et ensuite au Conseil supérieur de la magistrature. En revanche, si c'est le système qui a failli, qui a permis que cette affaire se déroule de la sorte, c'est à nous qu'il appartient de le réformer et nous sommes bien dans notre rôle.

S'agissant des dysfonctionnements, que vous semblez remettre en cause, le Conseil supérieur de la magistrature a dit le 15 décembre 2005 : « Compte tenu de l'extrême complexité de l'acte de juger, le Conseil souhaite qu'à l'occasion de cette enquête parlementaire, une information publique sur les processus d'élaboration des décisions judiciaires permette de renforcer la confiance dans la justice. » Le chef de l'État lui-même a écrit le 5 décembre 2005 aux acquittés d'Outreau : « Au nom de la justice dont je suis le garant, je tiens à vous présenter regrets et excuses devant ce qui restera comme un désastre judiciaire sans précédent. » Pour sa part, le Premier ministre exprimait son émotion le 1er décembre en parlant de « drame » et de « gâchis judiciaire », et reconnaissait « au nom du Gouvernement, au nom de l'État, la faute qui a été commise ». La « faute » : on est au-delà du dysfonctionnement ! Enfin, le garde des Sceaux, ministre de la justice, a dit qu'il présentait « ses excuses à tous les acquittés et à leurs familles », ajoutant : « Je voudrais vous dire, maintenant que la justice est passée, l'émotion du Gouvernement et la mienne devant toutes ces vies gâchées ».

Si, après tout cela, vous continuez à remettre en cause la nécessité de cette commission d'enquête parlementaire, qui siège ici au nom de l'Assemblée nationale, elle-même siégeant au nom du peuple français au nom duquel la justice est rendue, libre à vous, mais nous ne pouvons pas vous suivre sur ce terrain.

M. Jean-Yves HUGON : Si vous avez adopté un autre ton dans la deuxième partie de votre intervention, j'ai eu au début l'impression, comme le président Vallini, que vous faisiez l'instruction à charge de notre commission.

Je veux vous dire simplement dans quel esprit nous travaillons. Je fais partie de ceux qui ne sont pas spécialistes de la justice. Je ne découvre pas complètement son fonctionnement mais, au fur et à mesure des travaux, j'apprends beaucoup de choses.

Vous avez parlé de l'opinion publique, oubliant d'ailleurs le rôle des médias. Mais nous, représentants du peuple, sommes en contact quotidien de cette opinion, nous ne pouvons l'oublier. Or, dans nos circonscriptions, les gens se posent aujourd'hui des questions sur la justice, et notre tâche est d'essayer d'établir un lien entre le peuple français, au nom duquel la justice est rendue, et l'institution judiciaire. Nous travaillons donc dans un esprit très positif : nous ne sommes pas là pour faire le procès de la justice, nous voulons tirer les conclusions d'une affaire malheureuse, dont nous savons bien qu'elle n'est pas représentative de tout le fonctionnement de notre justice. Mais, hélas, nos concitoyens, par le prisme des médias, voient la justice à travers l'affaire d'Outreau, nous devons bien en tenir compte.

Quand nous allons rendre nos conclusions, que nous voulons courageuses et positives, nous entendons qu'une vraie réforme de la justice permette aux magistrats et aux avocats de travailler mieux et plus sereinement, au service du peuple, car nous sommes, vous et nous, à son service.

Je n'ai personnellement rien contre les magistrats, je veux simplement qu'ils puissent travailler dans de meilleures conditions. Si l'on peut y parvenir grâce au travail que nous accomplissons aujourd'hui, si nous pouvons ainsi nous mettre, nous aussi, au service de la justice, nous le ferons.

C'est parce que je suis dans cet état d'esprit que, je vous le dis sans agressivité, votre ton m'a choqué et m'a même fait mal.

Mme Naïma RUDLOFF : Je représente une organisation syndicale et nous sommes venus ici vous faire part des inquiétudes de nos collègues. Tant mieux si cela permet de débattre entre magistrats et parlementaires. Je suis d'accord avec vous, il faut que ce soit une démarche constructive. Si le ton de mon propos a été ferme et solennel, c'est parce que je croyais qu'il fallait qu'un certain nombre de choses soient dites...

M. Thierry LAZARO : Il y a quand même une façon de les dire !

Mme Naïma RUDLOFF : ...de façon à ce qu'on puisse ensuite se tourner vers l'avenir.

Nos collègues sont inquiets et on ne peut le passer sous silence. Il est quand même historique qu'une commission d'enquête se penche sur la justice. Mon propos n'était pas de remettre en cause son existence mais son objet. Vous avez raison, il faut sans doute renouer des relations de confiance entre le peuple et la justice, mais au lieu de stigmatiser une affaire, on aurait peut-être mieux compris qu'on créât une commission d'enquête sur la détention provisoire ou que l'on parlât de l'aléa judiciaire et du fonctionnement de la justice en général.

C'est la démarche suivie que nous contestons, et non le principe de la commission.

M. Jean-Yves HUGON : J'en viens à mes questions.

Les magistrats sont-ils conscients de la vision que le peuple français a aujourd'hui de la justice ? Se rendent-ils compte qu'ils doivent s'ouvrir davantage au grand public ? Avant même l'affaire d'Outreau, la justice faisait peur. Nos concitoyens l'appréhendent comme un monde opaque, auquel il vaut mieux éviter d'avoir affaire. Pouvons-nous faire ensemble quelque chose pour y remédier ?

Quelle est, par ailleurs, la position de votre syndicat sur le juge d'instruction ? Faut-il réformer sa fonction ? De quelle manière ?

Mme Naïma RUDLOFF : En effet, l'opinion publique a une image déformée de la justice. Cela vient de l'enseignement et d'une méconnaissance du fonctionnement de nos institutions. Peut-être n'ouvre-t-on pas assez les palais de justice pour permettre d'en découvrir le fonctionnement quotidien. Mais, peut-être ne serez-vous pas d'accord, je dirai qu'il est quand même heureux que la justice fasse peur.

S'agissant du juge d'instruction, j'ai tracé des pistes de réflexion dans mon propos liminaire. Mais nous sommes une organisation syndicale et non pas un parti politique : nous n'avons pas à proposer un programme de société. Telle qu'elle est prévue dans le code de procédure pénale, la détention provisoire est déconnectée de la notion de preuve et essentiellement vue sous le prisme des nécessités de l'instruction et des investigations. Je serais favorable à ce qu'on redonne au juge d'instruction le pouvoir de placer en détention provisoire, car il est le mieux placé pour apprécier l'intérêt des investigations. Nous sommes pour la collégialité dans une décision aussi importante que la détention provisoire. On pourrait aussi considérer qu'elle ne devrait être prononcée que lorsqu'il y a des preuves de la culpabilité et la lier à la notion de charges. Tout dépend de ce que veut faire le législateur. Mais dans le code de procédure pénale, il y a contradiction entre le fait de parler de présomption d'innocence et la détention provisoire. Conformément à notre droit, cette dernière peut être utilisée pour un innocent puisqu'elle n'est pas liée à l'existence de preuves, mais à la nécessité des investigations, aux risques de pression et aux risques de troubles à l'ordre public. Il y a donc bien à un choix à faire, qui appartient au législateur.

M. le Président : Je reviens à votre intervention liminaire : vous avez dit que nous avions parfois tendance à remettre en cause l'indépendance de la justice, au moins par nos propos. Eh bien, je vous mets au défi de citer un mot de notre part contre ce principe sacro-saint, non pas seulement de notre procédure pénale, mais de notre démocratie. Que les choses soient claires : l'affaire d'Outreau est définitivement jugée, nous en faisons l'examen clinique, a posteriori, nous ne remettons en aucun cas en cause l'indépendance de la justice.

Vous dites, par ailleurs, que nous aurions pu nous intéresser uniquement à la question de la détention provisoire. Mais vous savez, puisque vous nous avez dit avoir suivi l'intégralité de nos débats, que nous nous penchons beaucoup sur la détention provisoire, qui est au cœur de cette affaire comme de notre travail et de nos préoccupations. Reste qu'elle n'est pas la seule question qui nous occupe, du fait même que cette affaire est un concentré de dysfonctionnements. Vous avez une interprétation différente de la nôtre, mais si on met de côté la procédure pénale et qu'on regarde tout le reste, nous avons entendu des professionnels - experts, journalistes, policiers, travailleurs sociaux - qui ont tous reconnu qu'ils s'étaient trompés, qu'ils avaient commis des erreurs d'appréciation, qu'ils n'avaient pas toujours fait correctement leur travail ; ils ont fait leur examen de conscience, voire leur autocritique. Nous avons abordé la question du recueil de la parole l'enfant, nous avons pointé toute une série de dysfonctionnements qui font hélas de l'affaire d'Outreau comme un cas d'école. Alors oui, nous parlons de la détention provisoire, nous allons proposer des réformes pour améliorer le système français, mais nous avons eu bien raison de vouloir élargir notre travail à l'ensemble de l'affaire.

M. Jacques FLOCH : Vous avez, Madame, posé un certain nombre de principes dont on doit discuter.

Je rappelle que, plus que d'autres branches du droit, le droit pénal fait appel à l'intelligence de ceux qui le pratiquent. Dans un certain nombre d'articles, on dit « le juge peut » et non « le juge doit », lui laissant ainsi une marge d'appréciation. On a vu dans le cadre de l'affaire d'Outreau que le juge n'a pas commis de faute de droit. Il n'y a pas d'erreur judiciaire dans cette affaire, mais il y a des dysfonctionnements et des fautes, par exemple quand le juge a refusé systématiquement les actes demandés par les avocats. Il n'a pas commis de faute de droit : il pouvait refuser, ainsi que les législateurs, dont j'étais, lui en avaient donné la possibilité pour éviter que des avocats n'abusent des demandes d'actes. Mais quand un juge refuse systématiquement, commet-il une erreur de droit ou une faute d'appréciation ?

Vous venez, par ailleurs, de dire que la justice doit faire peur. Mais quelle est cette société de pères et de mères Fouettard que vous nous proposez ? En quoi la justice doit-elle faire peur ? Au contraire, elle doit attirer la confiance de nos concitoyens pour que, aussi bien en droit civil, commercial voire pénal, ils puissent s'adresser à elle en toute sérénité. Tel n'est pas le cas aujourd'hui parce qu'ils la craignent. Peut-on, d'après vous, changer cela ?

Mme Naïma RUDLOFF : Je ne crois pas, Monsieur le président, avoir parlé d'atteinte à l'indépendance de la magistrature, mais d'intrusion dans la sphère juridictionnelle, ce n'est pas tout à fait la même chose.

Quand vous parlez, Monsieur Floch, de l'intelligence du juge, cela signifie que vous lui laissez l'appréciation et la responsabilité de la décision. Il est vrai que juger est un métier.

Je fais partie de ceux qui n'ont pas lu l'intégralité du dossier mais j'ai écouté, comme tout le monde, l'audition du juge Burgaud, qui était le mieux placé pour répondre. Il a expliqué qu'il n'avait pas « refusé systématiquement » les demandes d'actes, qu'il en avait refusé certaines et accepté d'autres. Mais le législateur a prévu des voies de recours et le juge d'instruction n'est pas dans la toute-puissance : quand on n'est pas d'accord avec lui, que l'on soit du parquet ou de la défense, on peut faire appel de ses décisions. Je le sais d'autant mieux que, même si vous avez dit tout à l'heure que j'avais mené une instruction à charge, je ne suis pas juge d'instruction mais magistrat du parquet...

M. Jacques FLOCH : Un des dysfonctionnements dans l'affaire d'Outreau est précisément que les voies de recours n'ont pas joué et que la chambre de l'instruction a suivi systématiquement ce que demandait le juge d'instruction.

Mme Naïma RUDLOFF : Pour ma part, j'attends les conclusions de l'inspection générale des services judiciaires pour savoir s'il y a eu des dysfonctionnements.

Quand on dit que la justice fait peur, il s'agit surtout de la justice pénale.

M. Jacques FLOCH : La justice civile aussi !

Mme Naïma RUDLOFF : L'ordre public et la paix sociale exigent que les risques encourus en cas de violation de la loi fassent peur à nos concitoyens. Mais la judiciarisation de la société les conduit de plus en plus fréquemment à se tourner vers la justice et même à lui demander de jouer plus que son rôle. C'est pour cela qu'il faut une fois de plus se méfier de l'opinion publique, des sondages et de ce qu'on leur fait dire.

M. Jacques FLOCH : Nous, nous entendons ce qu'ils viennent nous dire dans nos permanences...

M. Thierry LAZARO : Après le mauvais numéro de clown que nous a fait hier un professeur émérite - j'aimerais d'ailleurs un jour que l'on m'expliquât ce que signifie cette expression -, nous avons subi aujourd'hui un cours de dressage : il ne vous manquait Madame, que le fouet ou le martinet !

Je le dis avec une pointe d'humour. Mais quand deux de nos collègues nous ont quittés tout à l'heure, vous avez dit qu'ils manquaient d'ouverture d'esprit, alors qu'ils se sentaient humiliés et que je partageais largement leur sentiment.

Depuis que je siège dans cette commission, j'ai constaté que les choses se faisaient toujours en concertation. Nous avons décidé, conformément d'ailleurs à la loi, de nous pencher sur ce qu'il convient quand même d'appeler, que cela vous plaise ou non, des « dysfonctionnements ». Nous avons auditionné les personnes de toutes sensibilités, de toutes qualités, de toutes convictions. Nous avons entendu les principaux protagonistes de cette affaire, qui ont eux-mêmes employé ce mot.

Il y a eu, à un moment, une vilaine polémique, qui nous a tous blessés. Nous sommes les représentants du peuple et nous avons vu ici beaucoup de gens qui avaient la volonté, la capacité et l'ambition de dire qu'il y avait effectivement des choses à faire, que le législateur avait sans doute beaucoup légiféré et qu'il était peut-être temps, au bénéfice du peuple français et de la justice, de nous saisir du sujet d'autant que, le président Vallini l'a fait justement observer, le calendrier y est plutôt favorable.

Dans mon département, j'ai organisé il y a quelques jours avec le sénateur Jean-René Lecerf, une table ronde, à laquelle notre collègue Léonce Deprez était présent, de même qu'une quarantaine de magistrats et d'avocats. J'ai vraiment eu l'impression, que je n'ai pas retrouvée dans vos propos, qu'on en avait fini avec la polémique et que chacun voulait aujourd'hui avancer.

Nul ne conteste que les magistrats soient humains, heureusement. Mais, dans la nature humaine, il y a des choses qui fonctionnent et d'autres qui ne fonctionnent pas. Vous nous dites que vous pouvez être appelée à deux heures du matin, mais en tant que maire, quand je suis appelé à l'aube, alors que je suis encore en pyjama, parce que quelqu'un a eu la triste idée de se suicider sur une voie ferrée, je ne vous demande pas si je dois mettre deux sucres dans mon café, j'y vais ! Quand on m'appelle le soir parce qu'il y a une effraction, comme tous mes collègues maires, j'y vais ! C'est cela le sens de l'intérêt collectif. Je ne le mets pas en doute pour vous, j'aimerais qu'il en aille de même pour nous.

Enfin, quand vous considérez que l'affaire d'Outreau est un cas unique et qu'il n'y a pas lieu de s'y intéresser, vous oubliez que nous nous renseignons tout de même un peu et que, depuis cette affaire, comme le procureur Lesigne nous l'a confirmé, neuf personnes accusées dans six dossiers traités par le tribunal de Boulogne-sur-Mer et renvoyées devant les assises de Saint-Omer sont sorties libres, dont une après 35 mois de détention préventive. Quel est votre sentiment à ce propos ?

Nous ne sommes pas ici en redresseurs de torts, mais j'ai la faiblesse de penser que, si le Parlement a adopté des lois, on peut s'efforcer de les appliquer avec discernement, comme je tente de le faire dans mes fonctions de législateur, de maire et d'homme de terrain.

Quand je représente ma formation politique, comme vous-même représentez aujourd'hui votre syndicat, si je pense que la pression est trop forte, j'essaie précisément de faire preuve de discernement.

Mme Naïma RUDLOFF : Vous dites vous être senti blessé, mais les magistrats l'ont aussi été...

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Pas tous...

Mme Naïma RUDLOFF : Vous parlez, par ailleurs, des acquittements devant la cour d'assises de Douai, mais les acquittements font partie du jeu normal de nos institutions.

M. Thierry LAZARO : Je suis d'accord, mais vous avez parlé d'Outreau comme d'un cas unique et vous avez dit qu'il n'y avait pas eu de dysfonctionnement, que le scandale dans cette affaire était la détention provisoire.

Mme Naïma RUDLOFF : Je n'ai pas dit qu'il n'y avait pas eu de dysfonctionnement, j'ai dit que nous attendions le rapport de l'inspection générale des services judiciaires. Pour ma part, je serais bien en mal de me prononcer sur les dysfonctionnements dans un dossier que je n'ai pas lu.

M. Thierry LAZARO : Et moi je suis en mal de vos propositions, car l'idée de cette commission est de préparer l'avenir, d'élaguer ce qui doit l'être et de faire des propositions. J'ai entendu beaucoup de choses désagréables de votre part, je n'ai pas entendu de propositions.

Mme Naïma RUDLOFF : Alors vous ne m'avez pas bien écoutée !

M. Georges FENECH : Il me semble que nous ne parlons pas de la même chose. Nous, nous parlons d'une commission d'enquête qui se penche sur les dysfonctionnements de la justice au travers de l'étude clinique d'un dossier ; vous, vous répétez à l'envi que vous attendez les conclusions de l'inspection générale des services judiciaires. Mais cette dernière doit se pencher sur d'éventuelles responsabilités individuelles de certains magistrats, ce n'est pas du tout notre travail : nous ne sommes ni des inspecteurs ni des juges, nous essayons de trouver des solutions pour remédier à ce problème de la détention provisoire.

Vous avez beau dire que les acquittements font partie de la procédure normale, le citoyen s'inquiète quand même de voir autant d'acquittements après autant de détentions provisoires. Vous ne pouvez vous contenter de dire qu'on a appliqué la loi et que tout va bien. Et si la loi était mauvaise ?

Mme Naïma RUDLOFF : Je dis simplement que vos travaux ne peuvent pas partir de dysfonctionnements qui n'ont pas été démontrés.

M. Jacques FLOCH : Une commission a quand même publié un rapport sur les dysfonctionnements dans l'affaire d'Outreau et fait des propositions pour que cela ne se reproduise pas, ce n'est pas nous qui l'avons inventé !

M. le Président : Madame, je fais l'effort d'essayer de vous suivre intellectuellement : nous allons débattre collectivement, après avoir auditionné l'ensemble des protagonistes, des syndicats, des organisations professionnelles, des ministres successifs, après avoir organisé des tables rondes, et si, au bout de cinq mois de travaux, au moment de remettre notre rapport, nous nous apercevons qu'il n'y a eu aucun dysfonctionnement dans l'affaire d'Outreau, croyez que nous aurons le courage de le dire. C'est intellectuellement possible, mais après trois mois de travaux, ce n'est pas tout à fait ce que nous pensons et ce n'est pas sur cette voie que nous semblons nous engager.

Mme Naïma RUDLOFF : C'est pour cela que je vous ai rappelé qu'à l'issue des travaux de la commission parlementaire d'enquête sur la justice consulaire, certains groupes avaient conclu qu'il n'y avait pas eu de dysfonctionnement et qu'il fallait donner à cette justice les moyens de fonctionner. Je ne sais pas si votre commission parviendra à des conclusions identiques.

M. le Président : Eh bien nous verrons : comme en matière de bonne justice, ne préjugeons pas.

Je n'ai plus de demande de question, l'audition est donc terminée.

Audition de Mme Marylise LEBRANCHU,
députée du Finistère, ancienne garde des Sceaux



(Procès-verbal de la séance du
22 mars 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Madame la ministre, je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête sur l'affaire dite d'Outreau. Je rappelle que vous avez exercé les fonctions de garde des Sceaux du 18 octobre 2000 au 6 mai 2002. Vous avez donc été chargée du ministère de la justice au début de l'affaire dite d'Outreau.

L'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous demander de lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(Mme Marylise Lebranchu prête serment).

Je m'adresse aux représentants de la presse pour leur rappeler les termes de l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse, qui punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. J'invite donc les représentants de la presse à ne pas citer nommément les enfants qui ont été victimes de ces actes.

Madame la ministre, la commission va maintenant procéder à votre audition, qui fait l'objet d'un enregistrement.

Mme Marylise LEBRANCHU : Chacun retiendra de ce dossier une catastrophe humaine, une plaie pour la démocratie française, et la cicatrice demeurera. Mais à cette affaire doivent être associées des catastrophes similaires puisque, chaque année, plusieurs centaines de personnes sont acquittées ou relaxées après avoir subi la détention provisoire et après que, souvent, leur nom a été cité dans la presse. Or, l'acquittement est toujours plus discret que la mise en examen.

Lorsque, à partir de témoignages d'enfants auprès de leurs assistantes maternelles, s'ouvre l'affaire dite d'Outreau, les informations que je reçois de la personne chargée de la politique pénale au sein de mon cabinet sont de même nature que pour beaucoup d'autres dossiers.

Comme vous le savez, depuis 1997, le ministre de la justice - Mme Elisabeth Guigou puis moi-même - ne donne plus aucune instruction aux magistrats dans les affaires individuelles. En revanche, nous donnons, bien sûr, des instructions de caractère général permettant d'orienter la politique pénale vers des priorités souhaitées par le Gouvernement.

Le garde des Sceaux n'est pas informé de toutes les affaires ouvertes. Ce serait d'ailleurs impossible puisque, cette même année, 36 000 dossiers ont été confiés aux juges d'instruction, dont la moitié pour crimes ou viols.

Les notes transmises suivent un parcours identique : procureur, procureur général, direction des Affaires Criminelles et des Grâces (DACG), cabinet du ministre, ministre. Le choix de transmettre est lié à l'importance de l'affaire, au problème juridique qu'elle peut soulever, à sa médiatisation, au fait qu'une question posée montre une inadaptation des procédures. Ce qui justifie l'absence d'intervention dans des affaires individuelles, c'est précisément l'impossibilité pour le garde des Sceaux de connaître toutes les procédures en cours, qui créerait une injustice dans le cas où l'on choisirait d'intervenir. Le ministre ne pouvant intervenir que pour quelques cas dramatiques ou pour des dossiers qui concernent des personnes connues, le risque serait de revenir à la justice « des puissants et des misérables ».

La note que j'ai reçue le 20 novembre 2001, et que j'ai communiquée à votre commission avec l'autorisation du garde des Sceaux, comporte les éléments recueillis depuis février 2001, que chacun connaît et que la presse a d'ailleurs publiés. Rien, dans cette note, ne demande d'action particulière.

Les autres notes, reçues plus tard, sont de même nature et font état de l'accusation de meurtre d'une petite fille, accusation dont j'avais déjà eu connaissance par la télévision, qui montrait un avocat décrivant en détail une « scène » qui n'a pas existé.

Le document qui peut être considéré comme une alerte est un courrier de la famille de M. Pierre Martel, reçu parmi les centaines de lettres de ce type qui arrivent tous les jours au ministère. Il est lu et transmis à la direction des affaires criminelles et des grâces, puis au procureur général. Une autre lettre, adressée par Mme Roselyne Godard à M. le Président de la République, est considérée comme une requête, et transmise en tant que telle par le directeur adjoint de mon cabinet au procureur général pour attribution. Compte tenu de ce qu'ils rapportent, ces deux courriers ont donc eu un cheminement particulier.

L'affaire est, bien sûr, considérée comme complexe, mais personne ne demande de moyens supplémentaires, comme le ministre peut décider d'en attribuer dans le cas de dossiers difficiles.

Je ressens le besoin de vous dire combien, à l'époque, le contexte était lourd. Depuis le discours de M. le Président de la République, le 14 juillet 2001, il n'est plus de semaine sans que des questions d'actualité portent sur des questions de sécurité et de justice, sans qu'on laisse entendre que le Gouvernement ne serait pas assez répressif. La baisse du nombre des détentions provisoires, sujet qui est au cœur de la réflexion de votre commission, suscite bien plus de critiques que d'encouragements. Il se trouve même des services de police pour mettre en cause la loi sur la présomption d'innocence et pour recenser les mises en liberté en attendant instruction et jugement. En cette période, la demande de mise en détention est pressante, ce qui conduit d'ailleurs à ce que la France compte, aujourd'hui encore, plusieurs centaines de personnes acquittées ou relaxées après détention provisoire. Ce climat vaut particulièrement pour ce qui concerne les crimes dont les victimes sont des enfants.

Les affaires de mœurs, singulièrement les viols d'enfants et la pédophilie, sont, à cette époque, très commentées. L'affaire Dutroux, en Belgique, laisse planer un doute, que reprend la « marche blanche ». Les associations qui, d'ailleurs, se portent partie civile à Outreau et qui comptent dans leurs rangs des familles d'enfants disparus ou de victimes, sont pour beaucoup persuadées que la justice ne va pas au bout de ses enquêtes, protégeant des réseaux de pédophiles. Nous sommes alertés par des hebdomadaires sur l'existence probable de DVD montrant des horreurs, et de réseaux en ligne ; des chaînes de télévision ouvrent des enquêtes sur d'éventuels liens franco-belges.

À l'époque, des textes récents permettent de recueillir la parole de l'enfant dans de meilleures conditions, et nous sommes en train d'établir le fichier des empreintes génétiques décidé en 1998.

La pression est forte. Je me souviens nettement de l'étude que nous avons voulu mener, à partir de procédures de divorce, sur les allégations des enfants, pour savoir comment aider ceux qui ont relayé de fausses informations, sur des attouchements par exemple. J'ai renoncé à parler des enfants qui peuvent travestir une vérité ou être conduits à mentir, parce que la parole de l'enfant ne semblait pas, à l'époque, pouvoir être remise en cause. Tel est donc le discours très dominant. Depuis lors, une proposition de loi a d'ailleurs été déposée sur le bureau de l'Assemblée nationale, qui dit ceci : « Il nous paraît important que la présomption de crédibilité de la parole de l'enfant puisse être retenue comme un principe dans toutes les procédures le concernant. » Or, on sait qu'un enfant peut décrire des faits réels mais les attribuer à une autre personne que leur auteur en raison de la difficulté qu'il éprouve à dénoncer un proche parent.

Cette pression s'explique sans doute, car l'horreur existe, mais rappelez-vous aussi qu'un instituteur, arrêté dans son école alors qu'il était présumé innocent, s'est suicidé. D'aucuns ont alors osé dire que ce suicide était sans doute une preuve de culpabilité alors que, bien souvent, le suicide traduit l'impossibilité de supporter l'indignité d'une mise en examen sans respect de la présomption d'innocence. C'est malheureusement ce qui s'est produit pour une des personnes incriminées dans le dossier que vous étudiez.

Cette pression ne peut suffire à tout expliquer, mais 200l et 2002 ont été des années insupportables pour la justice. Au nom de l'insécurité, on a senti, pour tous sujets, le passage de la demande de justice, qui fait la force d'une société éclairée, à la demande de vengeance, expression de l'absence de justice car l'esprit de vengeance qui anime forcément les victimes et leur famille ne peut être celui d'une démocratie.

Les magistrats qui, comme les politiques, doivent faire l'effort quotidien de s'abstraire de l'émotion, mais qui rencontrent l'horreur, ont besoin de temps, d'aide et de soutien pour éviter ce que nous avons fait subir aux acquittés d'Outreau. Je dis « nous », parce que si l'inspection générale des services judiciaires et le Conseil supérieur de la magistrature doivent dire la responsabilité du juge d'instruction et des magistrats concernés, votre commission doit aider à éclairer la responsabilité des politiques.

Il est facile d'accuser seulement les magistrats. Nul, en conscience, ne peut dire ce qu'il aurait fait exactement s'il avait été confronté, seul, dans le même contexte, à des horreurs dont des adultes se sont rendus responsables et pour lesquelles ils ont d'ailleurs été condamnés, face à des enfants dont la vie est tellement inacceptable qu'ils refont leur histoire, embarquant avec eux des victimes imaginaires qui les rendent moins seuls dans l'horreur subie, devant une mère et d'autres adultes qui corroborent leurs dires.

Mais n'y a-t-il pas faute de l'institution ? Comme dans l'affaire dite des disparues de l'Yonne, à propos de laquelle j'ai mis en cause l'institution judiciaire qui a failli, les personnes mises en examen à Outreau ne connaissent pas l'institution judiciaire et ont de faibles moyens. La défense s'exerce mal au départ. Or, il n'est de bonne instruction et de bon procès que si le débat est équilibré. Nous devons aux personnes les plus fragiles d'être accueillies, accompagnées, défendues. Il faut faire de l'accès au droit et à la justice une réalité, comme le préconisait le rapport Bouchet, qui ne connaît toujours pas de suites législatives réelles.

N'y a-t-il pas faute quand la chambre de l'instruction ne peut pas remplir son rôle parce que les magistrats sont incapables de faire face au nombre de dossiers qui leur sont confiés ? Nous devons libérer du temps pour les magistrats, comme ils le réclament. La justice de proximité n'a rien réglé. Avocats, magistrats, greffiers et fonctionnaires avaient fait des propositions lors des Entretiens de Vendôme que j'avais réunis. C'étaient des propositions de réorganisation, avec l'élargissement des compétences des tribunaux d'instance, le règlement de certains contentieux de masse, l'échevinage, l'organisation d'une instruction collégiale à d'autres niveaux que celui de chaque TGI pour répondre au problème de la solitude du juge. Cette réflexion a été abandonnée, alors que les difficultés demeurent. Elle doit être reprise.

N'y a-t-il pas faute, aussi, quand l'avocat ne peut être présent pour tous les actes, depuis le début de la garde à vue ? Cette affaire aura permis de mettre en lumière la nécessité de la présence d'un avocat à tous les stades de la procédure.

N'y a-t-il pas faute quand les experts de passage n'ont ni le temps ni parfois la compétence nécessaire pour éclairer l'instruction ? Les moyens de l'expertise sont aussi ridicules qu'est inefficace le mode de recrutement des experts.

N'y a-t-il pas faute quand les greffiers et les fonctionnaires sont dans l'impossibilité, faute de temps, de répondre aux demandes des magistrats et aux avocats ? N'y a-t-il pas faute quand manquent des lieux d'échanges entre magistrats ? N'y a-t-il pas faute quand les moyens matériels sont si insuffisants ? Ces fautes-là relèvent du manque de moyens budgétaires, car si Mme Guigou et moi-même avons eu la chance de pouvoir les augmenter de 25 %, nous sommes encore loin du compte.

D'autres fautes sont imputables à l'esprit qui règne aujourd'hui, au sentiment que le code pénal et celui de procédure pénale dépendent plus du ministère de l'intérieur que de la chancellerie.

Le retour à la collégialité est nécessaire. C'était la règle, mais l'on se rend compte avec cette affaire que c'est malheureusement devenu l'exception.

Enfin, le déroulement des carrières des magistrats doit encore être amélioré. Il ne peut plus y avoir de magistrat débutant dans des affaires difficiles, au pénal comme au civil. Pourquoi ne pas faire commencer les carrières en cour d'appel ou en Cour de cassation pour apprendre, par l'étude de ces dossiers, comment les procès se déroulent et se former au contact de collègues plus anciens ? Parler carrière, c'est aussi parler formation continue, parler connaissance du droit mais aussi connaissance des hommes, apprentissage à s'extraire personnellement de l'horreur, à garder des distances pour instruire à charge et à décharge, aussi grande soit la difficulté émotionnelle à faire face au crime. Il faudrait aussi ouvrir la carrière de magistrats à d'autres, mais d'autres qui auraient une formation solide en plus de l'expérience. Nous avions commencé de le faire et il serait utile de continuer.

Il faut, aussi, interdire la publication du nom des personnes mises en examen, travailler à la collégialité des décisions de détention et supprimer la clause de l'ordre public, qui empêche tout véritable débat. De nombreuses autres propositions ont été faites qui éviteraient de jeter le bébé avec l'eau du bain. L'instruction peut permettre une justice équitable pour tous, mais ne pas répondre à la question de son fonctionnement serait une erreur.

À chaque émotion, des textes sont votés, alors qu'il faudrait analyser globalement l'institution et ses capacités à répondre aux besoins avant de proposer des réformes pénales et de les évaluer.

J'entends dire, ici ou là, qu'il faudrait choisir le système accusatoire. Mais pourquoi le même juge aurait-il eu une attitude différente s'il avait été au parquet avec, face à lui, les mêmes victimes, les mêmes mis en cause et les mêmes défenseurs ? Au parquet, le magistrat aurait-il été moins influencé par la pression de l'opinion, de certains parlementaires, de ceux qui laissaient à penser que la justice n'était pas assez soucieuse de démasquer des réseaux pédophiles, peut-être parce que ces réseaux comprenaient des notables ?

Voilà les éléments de réflexion, succincts et résumés, que je voulais vous donner.

M. le Président : Je vous remercie, Madame la ministre. Vous nous avez dit que, de 1997 à 2002, Mme Elisabeth Guigou puis vous-même vous vous étiez interdit de donner des instructions individuelles dans les affaires judiciaires en cours. Ma question sera inspirée par un article paru dans un grand quotidien du soir daté du 7 février 2006. Intitulé « Outreau, une instruction très surveillée », il fait état de pièces administratives transmises par le parquet à la Chancellerie et à la direction générale des affaires criminelles et des grâces et il indique à ce sujet : « Ces notes, rédigées entre 2001 et 2004, attestent le degré de connaissance très précis de la procédure en cours dont disposaient le parquet de Boulogne-sur-Mer et le parquet général de Douai. Cela n'exonère en rien le juge Burgaud de ses responsabilités. Mais ces documents démontrent que le cabinet de la ministre de la justice, Marylise Lebranchu, comme celui de son successeur à partir de mai 2002, Dominique Perben, étaient en permanence en mesure d'analyser les événements et d'établir leur propre conviction sur ce dossier de pédophilie. »

Si vous avez lu cet article, comment y avez-vous réagi ?

Mme Marylise LEBRANCHU : Je l'ai lu, et j'ai demandé au garde des Sceaux l'autorisation de transmettre à votre commission les notes en question. Même avec l'éclairage que l'on a aujourd'hui de l'affaire, on voit, quand on relit ces notes, que le parquet a prévenu le parquet général qui a prévenu la DACG puis le cabinet car il s'agissait d'une horreur et d'une affaire complexe, mais l'on voit aussi qu'à aucun moment des interrogations ne se posent sur la manière dont l'enquête et l'instruction sont menées. Seul le courrier de la famille Martel, qui est une sorte d'appel au secours, est transmis au parquet général et à la DACG pour donner suite, mais suite ne sera pas donnée. Quand au « meurtre de la fillette », j'en avais déjà pris connaissance par l'interview télévisée d'un avocat.

Le cabinet d'un garde des Sceaux comprend une quinzaine de magistrats, dont un seul est chargé des affaires pénales. Je n'imagine pas comment, à quelques centaines de kilomètres de distance et disposant pour toute information de notes hyper-synthétiques, guère plus que ce qu'il y avait dans la presse, nous aurions pu être plus clairvoyants que les magistrats sur place, qui disposaient de toutes les pièces et qui rencontraient les avocats. Vous constaterez, à la lecture des pièces qui vous ont été communiquées, qu'aucune ne concerne les éléments de défense. Seules parviennent au ministère la réflexion d'une avocate selon qui l'enquête est mal menée, faute de vouloir, en raison de la présence de notables, aller au bout et rechercher un réseau, et celle d'un autre avocat disant que la pression est telle à Boulogne-sur-Mer qu'il faudrait dépayser le dossier. C'est peu dire que ces informations sont contradictoires ! Il y a plus de cent ordonnances de refus de remise en liberté, mais l'alerte n'a pas été suffisante pour que les choses soient revues. Quoi qu'il en soit, il ne faut pas imaginer que deux ou trois personnes puissent réagir au vu de résumés de deux ou trois pages ou après une conversation téléphonique. On oublie trop souvent que si des instructions du ministère étaient possibles, c'était pour demander de poursuivre et non pour intervenir dans un procès. Laisser la porte ouverte aux instructions individuelles, c'est laisser libre cours aux appels téléphoniques. Quant aux pièces qui ont trait à d'autres affaires, elles concernent essentiellement des personnalités connues.

M. le Président : Il est vrai que lorsqu'on parle d'instructions individuelles, on pense aux instructions de poursuite, dont beaucoup, sur tous les bancs, pensent qu'elles sont légitimes ; certaines instructions de classement, dans le passé, ont pu poser plus de problèmes. Continuez-vous de penser qu'un système qui empêcherait tout garde des Sceaux de donner des instructions individuelles serait le bon ? Avez-vous souffert de la règle que votre prédécesseur et vous-même vous étiez fixé ?

Mme Marylise LEBRANCHU : Je n'ai pas souvenir d'en avoir souffert. Lorsque j'étais garde des Sceaux, nous avons eu à déplorer que des procès-verbaux déposés par la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes relatifs au trafic de produits alimentaires susceptibles de mettre en danger la santé des consommateurs n'aient pas été suivis de poursuites. J'ai pris immédiatement une instruction adressée à l'ensemble des procureurs généraux et des procureurs, qui exigeait des poursuites dans de tels cas. Il s'agit là de politique pénale générale, par laquelle le ministère exige que telle ou telle action soit prise en priorité, et peut-être faudrait-il un rapport annuel au Parlement à ce sujet. Seuls les actes racistes m'ont fait m'interroger. Si, dans pareils cas, le parquet ne réagit pas, alors, me suis-je dit, une instruction individuelle peut se justifier. Mais je demeure convaincue que lorsque les dossiers d'instruction se comptent en dizaines de milliers chaque année, l'instruction individuelle est chose dangereuse car les affaires qui en seront l'objet seront forcément sélectionnées.

M. le Président : Le projet de loi relatif à l'action publique en matière pénale déposé par Mme Elisabeth Guigou, alors ministre de la justice, et dont j'ai été le rapporteur sous la précédente législature, prévoyait un droit d'action propre du garde des Sceaux dans l'hypothèse où une affaire grave ne serait pas poursuivie par le parquet.

Mme Marylise LEBRANCHU : Ce texte nous a manqué. Si les nominations des magistrats du parquet se faisaient autrement qu'elles sont faites aujourd'hui, si le Conseil supérieur de la magistrature proposait des nominations totalement indépendantes du pouvoir politique, la question des instructions individuelles pourrait se poser à nouveau. Aujourd'hui, les nominations des magistrats du parquet dépendent du garde des Sceaux, ce qui est un problème majeur. Je regrette que le projet de loi sur la réforme du CSM n'ait pu aller à son terme, et qu'en conséquence le texte « chancellerie-parquet » auquel vous avez fait référence, et qui traitait aussi de la responsabilité des magistrats, n'ait jamais été appliqué.

M. le Président : Nous débattrons de cette question dans le cadre d'une table ronde, car les avis divergent. Tout à l'heure, il a été reproché au législateur que le CSM ne soit pas une institution paritaire. Pour votre part, que suggérez-vous pour éviter à cette instance le reproche de corporatisme qui lui est fait, et pour lui permettre de mieux refléter la société ?

Mme Marylise LEBRANCHU : Il conviendrait de tenir compte, dans la composition du CSM, de la représentativité des syndicats de magistrats, mais l'instance gagnerait à ce que les magistrats n'y soient pas majoritaires, car la confiance des citoyens en serait renforcée. La défiance actuelle est telle que l'on ne peut que déplorer, une nouvelle fois, que la réforme proposée n'ait malheureusement pas abouti. Pour autant, dans l'affaire des disparues de l'Yonne, le CSM avait demandé que des sanctions soient prises, mais le Conseil d'État ne l'a pas voulu. On ne peut dire que, dans ce cas, le CSM ait fait preuve de corporatisme.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : De nombreux documents émanant de la DACG mentionnent des « comptes rendus téléphoniques » avec le parquet général près la cour d'appel de Douai. Qui prenait l'initiative de ces appels ? Quelle suite leur a été donnée ?

Mme Marylise LEBRANCHU : Je n'ai pas assisté à la prise de notes au téléphone, mais ces appels ont lieu soit lorsque quelque chose de nouveau se produit, soit lorsqu'une médiation est nécessaire. Alors le procureur général appelle la DACG, ou l'inverse. On voit bien qu'au début le procureur général tient à informer la DACG et que celle-ci choisit, au moment, je pense, où l'hypothèse du meurtre d'une fillette a été évoquée, d'alerter le cabinet du ministre. Chaque appel correspond à un événement grave. Le procureur général est couramment en relations avec la DACG. Un débat a eu lieu à ce sujet au cours des Entretiens de Vendôme, et les magistrats ont souligné l'importance de la permanence de ce lien, y compris pour demander conseil. Le garde des Sceaux est donc prévenu quand une affaire est très grave, quand un besoin de médiation se manifeste ou quand il y a un vide juridique.

M. le Rapporteur : Mais que s'ensuit-il ? Les informations sont-elles seulement reçues passivement ?

Mme Marylise LEBRANCHU : Il n'y a pas eu de travail spécifique du cabinet sur cette affaire. On a pris acte de l'horreur. Si des moyens supplémentaires avaient été demandés, ils auraient été accordés, mais le juge ne les a pas demandés. Si un dysfonctionnement avait été repéré, sans doute une réunion aurait-elle eu lieu, regroupant le cabinet, la DACG et le parquet. Mais quand on relit ces notes on se rend compte qu'il n'y avait là aucun moyen d'être alerté : elles ne mettent en exergue aucun problème.

M. le Rapporteur : Si ce n'est qu'une note émanant du SRPJ de Lille invitait à accueillir « avec prudence » la nouvelle du meurtre de la fillette.

Mme Marylise LEBRANCHU : Oui, mais pour autant la note ne dit pas : « D'autres que moi ne le font pas ».

M. le Rapporteur : C'est vrai.

L'un des avocats, MFrank Berton, a présenté une demande de dépaysement du dossier, qui a été rejetée. Un de ses arguments était le retard dans la délivrance des copies des pièces de procédure ; étiez-vous informée de la pénurie de moyens du greffe du tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer dont on nous a tant parlé ? À l'appui de sa requête en dépaysement, MBerton parlait aussi du « climat délétère et malsain » qui régnait, selon lui, au tribunal de Boulogne-sur-Mer. Le procureur général, quant à lui, a parlé devant nous d'un climat « d'extrême hostilité et agressivité entre les magistrats et les avocats ». En avez-vous été informée ?

Mme Marylise LEBRANCHU : De la pénurie de moyens matériels, pour cette affaire comme pour beaucoup d'autres, oui : elle était connue de longue date et avait été explicitement évoquée lors de la manifestation des avocats devant le palais de justice de Paris. C'était l'un des points qui avaient fait l'objet de négociations, on avait débattu du nombre de copies et des moyens en personnel nécessaires pour les faire et de très longues discussions avaient eu lieu sur le partage des moyens. Autant dire que le problème des copies et, plus largement, des moyens de fonctionnement, se pose à Boulogne-sur-Mer comme dans pratiquement dans toutes les juridictions et ceux d'entre vous qui en ont visité auront été atterrés, notamment par l'état des archives.

M. le Rapporteur : Il n'y avait donc pas de problème spécifique ?

Mme Marylise LEBRANCHU : Le problème est aigu, crucial et constant. Il n'était donc pas mis en exergue là plus qu'ailleurs, et il n'a pas entraîné de réaction particulière dans ce cas.

M. le Rapporteur : Le parquet général dit avoir alerté la Chancellerie à ce sujet, sans que suite soit donnée à sa demande.

Mme Marylise LEBRANCHU : Je reviens sur les opinions contradictoires qui s'expriment dans deux notes : dans l'une, il est dit que l'enquête ne va pas assez loin car des notables seraient mis en cause ; dans l'autre, que la pression est telle qu'elle suscite un climat malsain. Je ne ressens pas cela.

M. le Rapporteur : C'est devant notre commission que le procureur général a fait état de ce climat « d'hostilité ».

Mme Marylise LEBRANCHU : Il ne l'a jamais mentionné dans les pièces qu'il a transmises à la Chancellerie.

M. le Rapporteur : C'est vrai.

Vous avez indiqué, dans votre propos liminaire, que la famille de M. Pierre Martel vous a adressé un courrier clamant son innocence. Votre chef de cabinet lui répond comme suit : « Sensible à vos préoccupations, Madame la ministre m'a chargée de transmettre votre courrier à monsieur le directeur des affaires criminelles et des grâces, auquel elle a demandé de procéder à un examen attentif de ce dossier et de vous informer de la suite susceptible de lui être réservée. » Est-ce une clause de style, ou y a-t-il effectivement eu un « examen attentif » de ce dossier par la DACG ?

Mme Marylise LEBRANCHU : Si mes souvenirs sont exacts, la Chancellerie reçoit chaque année quelque 25 000 courriers relatifs à des affaires en cours, émanant de personnes qui se considèrent mal traités ou mal jugés. Quatre-vingt-quinze pour cent de ces courriers, dirigés directement vers les services concernés, ne sont pas traités par le cabinet. Les 5 % restant ont ce traitement « privilégié » car ils laissent apparaître quelque chose. La lettre que vous mentionnez, qui émanait de toute une famille, a connu un cheminement particulier, je vous l'ai dit, et elle a été transmise au parquet intéressé. Mais cette transmission a eu lieu le 2 avril 2002 et, pour les raisons que vous savez, je n'étais plus là pour longtemps. Je n'ai donc pas su quel a été le retour.

M. le Rapporteur : La pratique est-elle que la DACG se fait une opinion personnelle par des questionnements plus approfondis ou se limite-t-on, comme dans ce cas, à transmettre le courrier au parquet général du ressort où se déroule l'affaire, c'est-à-dire à celui-là même qui est chargé d'en traiter ?

Mme Marylise LEBRANCHU : Même si un courrier l'alerte, la DACG ne peut traiter une affaire elle-même ; elle le transmet au procureur général, qui le transmet à son tour au procureur concerné, lequel peut discuter avec le magistrat du siège. Mais l'ensemble des magistrats de France déplore le manque de lieux d'échanges où ils pourraient précisément débattre entre eux dans les tribunaux. De plus, un procureur général auquel un tel courrier est transmis peut décider d'informer ou de ne pas informer. La DACG est un centre de ressources : étant donné l'afflux de textes, elle peut éclairer, dire que l'un ou l'autre n'est peut-être pas appliqué. Mais, dans le cas dont nous parlons, il s'agissait d'autre chose, de l'affirmation, par une famille, que l'innocence d'un des siens n'était pas reconnue. Or, c'est le type de courriers dont la Chancellerie reçoit le plus grand nombre.

M. le Rapporteur : Comment s'organise, pratiquement, la transmission de ces courriers depuis le cabinet ?

Mme Marylise LEBRANCHU : Imaginez le processus à l'envers, imaginez qu'à la lecture de cette lettre j'aie interpellé la juridiction concernée : il y aurait eu un déferlement, justifié, de critiques. Le garde des Sceaux n'a pas à intervenir dans une instruction, à devenir une sorte de super-chambre de l'instruction. Seuls les magistrats peuvent dire s'ils accordent une attention différente à un courrier qui leur est transmis par la DACG. La décision a été prise, dans un cas, de transmettre le courrier à la DACG puis au procureur général. Dans l'autre, la lettre a été transmise au procureur général pour attribution. Je ne vois pas comment on aurait pu aller au-delà.

M. le Rapporteur : J'en viens à deux questions d'ordre général. M. Yves Bot, procureur général près la cour d'appel de Paris, s'est prononcé devant nous en faveur de la suppression du juge des libertés et de la détention. Quant à M. Maurice Marlière, ancien juge des libertés et de la détention dans le cadre de l'affaire d'Outreau, il a fait, lors de son audition, la déclaration suivante : « Le débat contradictoire me semble tronqué. Je me démarquerai de M. Lesigne, qui vous a parlé du caractère artificiel de ce débat. Je ne pense pas qu'il soit le moins du monde artificiel, mais il est nécessairement tronqué. Il l'est pour la bonne et simple raison qu'aux termes de la loi, le juge des libertés et de la détention ne peut pas aborder les faits, donc le fond du dossier. Il en a connaissance, naturellement, mais on ne peut pas en débattre avec la personne mise en examen ni avec son avocat. (...) Cela m'apparaît un point extrêmement important. Le juge des libertés et de la détention m'apparaît, à ce niveau, comme un juge privé, de par la loi, de la possibilité de prendre une décision pleinement éclairée, du fait qu'il lui est impossible de poser des questions relatives aux faits à la personne mise en examen. » Que vous inspirent ces réflexions ?

Mme Marylise LEBRANCHU : Le double regard aurait dû être une garantie. À mon avis, il aurait fallu aller plus loin dans la loi relative à la présomption d'innocence et décider que les juges des libertés et de la détention sont nommés par décret au lieu que, comme c'est souvent le cas, la fonction soit dévolue au dernier arrivé ou à celui qui a le temps. L'idée d'un juge des libertés et de la détention est bonne mais elle est mal appliquée car il découvre l'affaire au dernier moment. Il faut réfléchir à son statut.

M. le Rapporteur : Mieux vaudrait donc un juge à plein temps qu'un juge quand il a le temps...

Mme Marylise LEBRANCHU : Certainement. La question avait été débattue au cours des Entretiens de Vendôme. Pourquoi ne pas envisager un assesseur, un échevinage ? Dans une fonction conçue pour prendre en compte l'aspect humain, point n'est besoin d'être très ferré en droit. Pourquoi ne pas donner au citoyen la possibilité d'un véritable débat public, dans lequel l'assesseur offrirait un autre type de garantie ? En revanche, je n'imagine pas que l'on supprime le double regard, l'instruction fût-elle collégiale. Selon moi, il faut un juge des libertés et de la détention, un assesseur et un débat réel, aussi souvent que nécessaire. Il faut tenir compte de l'impossibilité de fait de lire les dossiers et, à des demandes répétitives, on a tendance à apporter des réponses identiques, sans remettre en question le raisonnement qui a eu lieu avant. Voilà pourquoi la collégialité est importante.

M. le Rapporteur : Mais elle existe au sein de la chambre de l'instruction.

Mme Marylise LEBRANCHU : Étant donné le nombre de dossiers que doit lire une petite équipe, nous savons tous, ici, que très souvent ils se partagent la tâche et que chaque dossier est lu par un seul magistrat, s'il arrive à le lire en entier. Les magistrats parlent de l'impossibilité de bien faire.

M. le Rapporteur : Pour ce dossier en tout cas, ils nous ont dit l'avoir tous lu.

Mme Marylise LEBRANCHU : Étant donné le nombre de dossiers qui leur sont confiés, ils sont poussés à « dépoter » et n'ont ni le temps d'une lecture longue, ni celui d'en discuter.

M. le Rapporteur : Il y a donc une question de temps et de moyens.

Mme Marylise LEBRANCHU : Il faut donner du temps aux magistrats, ce qui pose la question de la carte judiciaire ; mais si elle est révisée, les parlementaires et les barreaux doivent prendre conscience que les tribunaux de certaines villes auront des compétences en moins. De nombreuses propositions ont été avancées aux Entretiens de Vendôme. Il faut les appliquer en sachant que si on souhaite une instruction collégiale, l'instruction ne se fera pas partout. Toutes ces questions doivent être débattues publiquement et c'est un des grands avantages de votre commission de permettre aux citoyens de prendre conscience des difficultés auxquelles on se heurte.

M. le Rapporteur : Que pensez-vous de l'autonomisation des carrières ?

Mme Marylise LEBRANCHU : Lors des Entretiens de Vendôme, les magistrats avaient fait d'excellentes propositions relatives à l'organisation du parquet. Le jour où les magistrats du parquet auront la même indépendance que ceux du siège, on aura fait une grande partie du chemin. Un magistrat qui le souhaite est parfaitement capable de passer du siège au parquet, et vice versa. Si le CSM le propose, pourquoi ne pas nommer un magistrat du siège au parquet ? Je redoute un parquet qui s'éloignerait de plus en plus du siège et qui se rapprocherait de ce qu'est l'organisation du ministère de l'intérieur. Une grande prudence s'impose pour ce qui est de l'indépendance du parquet, et il ne faut pas prendre les choses à l'envers. Ce n'est pas la carrière qui pose problème, mais le fait que l'on n'ait pas prévu d'organiser le parquet de manière à garantir que son rôle est bien exercé. Il faudrait aussi évoquer le fait que la police judiciaire dépend du ministère de l'intérieur.

M. le Rapporteur : Si le parquet était indépendant, quel serait son lien avec la nation ?

Mme Marylise LEBRANCHU : Pourquoi ne pas revenir au texte relatif à l'action publique en matière pénale, qui organise l'indépendance du parquet et son lien avec la Chancellerie ? Il serait beaucoup plus simple de s'orienter vers une instruction organisée comme le prévoit ce texte et l'on cesserait, tous, de marcher sur des œufs.

M. le Président : Je rappelle que le texte a été, en son temps, voté en première lecture. Il prévoit aussi le rattachement de la police judiciaire à la Chancellerie ainsi qu'une commission de recours des justiciables pour traiter des dysfonctionnements de la justice. Tout y est, et il est prêt à l'emploi !

M. Christian PHILIP : Vous avez dit qu'en matière de détention provisoire, l'affaire d'Outreau n'est malheureusement pas une exception. Comment expliquez-vous que cette situation ancienne, à laquelle vous avez vous-même été confrontée lorsque vous étiez garde des Sceaux, perdure ? S'agissant de la carrière des magistrats, vous avez regretté la nomination de magistrats débutants à l'instruction. Plus largement, quel fut votre regard sur l'ENM et quelles évolutions recommanderiez-vous ?

Mme Marylise LEBRANCHU : Pour ce qui est de la détention provisoire, il a fallu cette horreur pour que le sujet soit publiquement débattu. Lors de mon passage au ministère, la détention provisoire commençait à baisser, par l'effet de la loi sur la présomption d'innocence. Mais après une affaire sans lien avec ce texte dont tout le monde se souvient, elle a recommencé d'augmenter. Je vous l'ai dit, les années 2001 et 2002 ont été des années très difficiles pour la justice, soumise à de fortes pressions et accusée de laxisme. Sans cesse, on entendait dire : « La police arrête et la justice relâche », des victimes s'indignaient que leur agresseur ait été remis en liberté. On était passé à une demande de vengeance, et la pression permanente en faveur de la détention provisoire exercée sur les magistrats - dans les questions au Gouvernement, dans la presse, dans les discours - a fait qu'elle n'a pas baissé autant qu'elle l'aurait dû. Je me souviens avoir mentionné la baisse de 23 % des détentions provisoires sous les sifflets de certains parlementaires. Or, les juges des libertés et de la détention ne sont pas insensibles aux broncas de l'Assemblée nationale, ils se font excessivement prudents, et l'on en arrive à une détention provisoire systématique au lieu qu'elle devrait être exceptionnelle et uniquement ordonnée pour garantir le bon déroulement de l'instruction. Il est bien que votre commission fasse œuvre pédagogique à ce sujet aussi.

J'ai connu l'ENM alors qu'elle augmentait sa capacité d'accueil pour faire face aux recrutements rendus nécessaires par la loi sur la présomption d'innocence. Une grande vigilance du ministère s'impose sur ce qui relève, dans le contenu de son enseignement, du message de la société. Autrement dit, il n'y a pas que le droit. Les futurs magistrats doivent apprendre à garder une distance face au crime. Je ne remets pas en cause la qualité de l'enseignement mais j'observe qu'il ne permet pas aux jeunes juges d'affronter des affaires difficiles. Voilà pourquoi je serais favorable, si l'on souhaite maintenir les petits tribunaux, à ce que les affectations initiales soient faites au sein des cours d'appel.

M. Jacques FLOCH : L'article du Monde cité par le rapporteur expose en fait que tout le monde étant au courant, tout le monde est responsable. C'est facile à dire, et nous avons été quelques-uns à être aussi cruels, nous demandant comment il se pouvait que personne ne se soit rendu compte de ce qui se passait. Mais plus les auditions avancent et plus ma cruauté s'atténue, car je me sens également responsable. Cet article vous paraît-il outrancier, ou avez-vous eu des informations qui sont passées dans l'« ordinaire » de la justice ?

Mme Marylise LEBRANCHU : Une affaire de ce type n'est pas « ordinaire » et le ministère de la justice lui prête une attention particulière. Mais j'ai relu les pièces, et je ne vois toujours pas lesquelles auraient pu m'alerter, alerter mon cabinet, alerter la DACG sur un dysfonctionnement. Elles mettent en exergue que quatre enfants sont victimes de viols confirmés médicalement. Ces enfants parlent, et en parlant réinventent leur histoire que, parce qu'elle leur est insupportable, ils élargissent à d'autres, et ce qu'ils disent est corroboré par la mère et par une autre personne qui, par la suite, sera acquittée. Je n'ai aucun élément d'alerte. Deux courriers ont fait l'objet d'un traitement séparé, mais ce n'est pas suffisant pour que l'on se rende compte d'un dysfonctionnement. Aux pièces administratives que je vous ai transmises, j'ai joint les articles de presse de l'époque, rédigés par des journalistes sur les lieux ; ils vont dans le même sens, et même, ils en rajoutent. Voilà pourquoi je ne me sens pas capable de dire qu'à la place du juge Burgaud j'aurais agi différemment, même si je sais qu'il aurait dû en être autrement. Il sera intéressant que vous preniez connaissance des comptes rendus téléphoniques, qui ne sont d'ailleurs pas tous remontés au cabinet, car ils retracent l'état d'esprit, selon la chronologie. Ce sera pour vous la meilleure façon d'en juger.

M. Georges FENECH : Vous avez proposé de supprimer la clause d'ordre public des motifs autorisant la détention provisoire. Mais imaginons qu'un homme tue sa femme. Il est père de famille, il est domicilié et il travaille. Rien, hormis le crime qu'il a commis, ne justifie donc la détention provisoire en ce qui le concerne. Peut-on pour autant envisager de supprimer la clause d'ordre public dans un tel cas ? Pensez-vous que l'opinion publique peut évoluer jusqu'à accepter le principe de la présomption d'innocence totale ou établiriez-vous une hiérarchie dans les motifs de détention provisoire ? S'agissant par ailleurs de la responsabilité des magistrats, question délicate, seriez-vous favorable à ce que la faute grossière ou l'erreur manifeste d'appréciation soit sanctionnée ? Seriez-vous favorable à ce qu'une commission extérieure à la magistrature puisse être saisie par tout citoyen ? Pour ce qui est des instructions individuelles, on sent une gêne dans vos réponses. Vous avez dit qu'elles se justifieraient dans les cas de discriminations et vous avez suggéré de les maintenir à condition que le parquet soit plus indépendant. Mais à quoi servent les remontées vers la Chancellerie si vous vous interdisez les instructions individuelles ? Si la loi sur les instructions individuelles adoptée à l'initiative de M. Pierre Méhaignerie ne vous semble pas suffisamment garantir l'indépendance de la justice, pourquoi ne pas aller au terme de la démarche et détacher la DACG du ministère pour la confier à une sorte de procureur général de la nation, ce qui maintiendrait le lien avec la nation et l'unicité de la politique pénale ?

Mme Marylise LEBRANCHU : C'est bien sûr une question capitale de savoir si nous acceptons qu'une personne poursuivie pour une infraction grave ne soit pas placée ou maintenue en détention provisoire. Si ce n'est plus le juge d'instruction qui en décide seul mais que la décision est prise collégialement, avec un assesseur, on doit être capable de l'accepter. Malheureusement, la pression est souvent telle qu'il est très difficile pour les juges des libertés et de la détention nouvellement installés de prendre la décision de ne pas maintenir en détention ; ils l'ont dit lors des Entretiens de Vendôme. Il faut donner des moyens nouveaux, et les bracelets électroniques ou les autres dispositifs de ce type offrent des pistes. Dans tous les cas, il n'est plus acceptable que de 600 à 800 personnes soient chaque année acquittées ou relaxées après avoir subi une période de détention provisoire. L'urgence est là, et nous devons avoir ce courage car ce n'est pas une réponse de dire : « Il n'a pas été relâché parce que l'opinion publique ne le voulait pas ». Et si l'on continue de ne pas parler de la justice et du droit à l'école, les citoyens continueront de ne pas les comprendre.

Je suis tout à fait favorable à une commission de recours. Pour ce qui est des instructions individuelles, je ne suis pas gênée le moins du monde, mais je dis que le retour à ces instructions sans que le projet de loi relatif à l'action publique en matière pénale ait été adopté est dangereux. Nous ne sommes pas tous vertueux et l'on ne sait ce qui peut se passer. Dois-je rappeler que la suppression des instructions individuelles, en 1997, a suivi l'affaire dite des hélicoptères ? Enfin, j'imagine mal que la DACG, centre de ressources, puisse être totalement indépendante et elle me semble devoir rester une direction du ministère. Mais si l'on prévoit un recours du justiciable, on aura un dispositif satisfaisant.

Mme Elisabeth GUIGOU : Je vous remercie, chère collègue, de cette intervention qui nous a beaucoup éclairés. Nous devrons continuer de réfléchir sur l'application des lois, les moyens de la justice et de la police et l'amélioration des textes. Vous avez eu raison d'insister sur le contexte de l'époque et sur la nocivité des tête-à-queue dans le domaine de la justice. Les magistrats, citoyens comme les autres, ne sont pas insensibles à l'opinion. Comme vous l'avez rappelé à juste titre, c'est notre rôle de législateur de nous en abstraire, même si c'est difficile, et de faire comprendre à nos concitoyens que, dans une démocratie, le garde des Sceaux n'est pas saint Louis rendant la justice sous son chêne et qu'il ne peut y avoir de recours, administratif ou politique, contre les décisions judiciaires. Vous nous avez incités à plus de responsabilité dans nos réponses à nos administrés. Mon seul regret est que votre audition ne puisse être plus longue.

Je demande à être également entendue par la commission d'enquête. Si le fait que j'en sois membre paraît incompatible avec cette demande, je suis prête à en démissionner.

Mme Marylise LEBRANCHU : J'insiste pour que le rapport de synthèse des Entretiens de Vendôme soit remis à votre commission. Il reflète un travail collectif d'une grande richesse, dont il ressort que les magistrats et les auxiliaires de justice ne peuvent rendre la justice comme ils le voudraient. Le rapport formule un grand nombre de propositions sur l'autonomie du parquet, sur l'organisation des cabinets d'instruction et sur la nécessité d'une meilleure communication, qui sont toute de nature à rendre la justice plus proche du citoyen.

M. le Président : Je ferai volontiers distribuer ce rapport aux membres de la commission, comme le seront les propositions de réforme de la justice remises par le barreau de Paris au président de notre Assemblée. Madame la ministre, je vous remercie.

Audition de M. Dominique PERBEN,
ministre des transports, de l'équipement, du tourisme et de la mer,
ancien garde des Sceaux



(Procès-verbal de la séance du 22 mars 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Monsieur le Ministre, je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire d'Outreau. Je rappelle que vous avez exercé les fonctions de garde des Sceaux du 7 mai 2002 au 31 mai 2005.

L'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vais donc vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(M. Dominique Perben prête serment).

Je m'adresse aux représentants de la presse pour leur rappeler les termes de l'article 30 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse qui punit de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle. J'invite donc les représentants de la presse à ne pas citer nommément les enfants qui ont été victimes de ces actes.

La commission va procéder maintenant à votre audition, qui fait l'objet d'un enregistrement.

M. Dominique PERBEN : L'affaire d'Outreau est douloureusement ressentie par les Français parce qu'elle est une somme de souffrances inacceptables. Souffrance des enfants agressés d'abord, souffrance d'innocents accusés et incarcérés à tort ensuite.

Cette souffrance doit servir à ce que la justice s'améliore et ne réitère pas ces erreurs : c'est cela qu'ont dit les personnes acquittées. Leurs épreuves ne doivent être ni oubliées, ni inutiles et leur vœu doit être entendu.

J'en suis d'autant plus convaincu que, dès la fin du procès de Saint-Omer, j'ai demandé au procureur général Viout de proposer des mesures, et que j'ai reçu les premiers acquittés pour leur témoigner ma compassion et organiser leur indemnisation dans des conditions de rapidité et de montant sans équivalent jusqu'alors.

Je voudrais tout d'abord vous dire dans quelles conditions j'ai été tenu informé de cette affaire.

Tout a débuté par un réquisitoire introductif du procureur de la République de Boulogne-sur-Mer du 22 février 2001. Je suis arrivé place Vendôme le 7 mai 2002. Un premier rapport a été rédigé le 22 octobre 2002 par le procureur général de Douai sur les perspectives de clôture de l'instruction. Ce rapport n'a pas été transmis au cabinet, ni fait l'objet d'une note.

La direction des affaires criminelles et des grâces a adressé une note à mon cabinet le 9 avril 2003 pour résumer le réquisitoire définitif du procureur de Boulogne, que le procureur général de Douai avait transmis, déjà signé, le 19 décembre 2002. Cette note ne contenait aucun élément d'alerte sur le fond du dossier.

Entre ces deux dates, j'ai reçu plusieurs courriers de personnes mises en examen, de leurs proches, et de parlementaires, et elles ont fait l'objet de réponses d'attente, compte tenu des décisions judiciaires déjà intervenues à l'époque.

Dans ce contexte, aucune instruction n'a été donnée au parquet, et du reste, aucune instruction n'était possible, en vertu de l'article 36 du code de procédure pénale alors en vigueur, qui dispose que le garde des Sceaux peut dénoncer au procureur général les infractions à la loi pénale dont il a connaissance et lui enjoindre, par instructions écrites et versées au dossier de la procédure, d'engager ou de faire engager des poursuites ou de saisir la juridiction compétente de telles réquisitions écrites que le ministre juge opportunes.

S'agissant de dénoncer des infractions, l'instruction était déjà en cours et même en voie d'achèvement. Quant à la possibilité de saisir la juridiction de réquisitions, les juridictions de contrôle de l'instruction avaient été saisies à l'initiative des mis en examen.

Je précise que la loi du 9 mars 2004 n'a pas modifié l'ancien article 36 du code de procédure pénale, mais l'a refondu dans un nouvel article 30, précédé de la formule suivante : « Le ministre de la justice conduit la politique d'action publique déterminée par le Gouvernement. Il veille à la cohérence de son application sur le territoire de la République. À cette fin, il adresse aux magistrats du ministère public des instructions générales d'action publique. »

Dans ce contexte, les magistrats du parquet conservent et usent de la liberté de parole que leur donnent de façon historique leur qualité et leur formation de magistrat. C'est pourquoi il me paraît important de maintenir dans son principe l'unité du corps judiciaire.

La question de l'article 36 ne se posait donc plus pour moi, puisque le procureur de Boulogne avait pris son réquisitoire définitif sans m'avoir au préalable ni consulté ni informé. Sur ce point, le juge d'instruction n'a d'ailleurs pas totalement suivi les réquisitions du procureur puisqu'il a renvoyé devant les assises une personne qui faisait l'objet de réquisitions de non-lieu.

J'ai eu l'occasion, au cours des nombreux débats parlementaires sur la loi du 9 mars 2000, de m'expliquer sur ma conception du rôle du garde des Sceaux.

Il lui appartient de veiller à la cohérence de l'application de la loi au plan général, en donnant des instructions d'action publique sur des thèmes déterminés, mais aussi au plan particulier, en indiquant aux parquets, selon les modalités prévues par l'article 30 du code de procédure pénale, d'office ou sur la question d'un procureur général, de quelles réquisitions saisir le juge.

Le garde des Sceaux ne peut donc pas être un ministre-juge, mais il doit avoir, en toute transparence, les moyens de soumettre au juge l'application de la loi - c'est ce que j'ai fait dans des affaires individuelles en demandant à plusieurs reprises à des parquets de retenir les nouvelles circonstances aggravantes en matière de discrimination : boycottage de produits israéliens par le maire de Seclin, agressions homophobes...

C'est aussi pour cette raison que je ne pouvais déclencher aucune procédure à la suite des lettres que j'avais reçues. Le juge d'instruction avait statué et je ne pouvais tenir pour nulle et non avenue sa décision.

Permettez-moi de revenir sur le contexte général « post-Outreau ».

L'affaire d'Outreau est d'abord une souffrance pour toutes les victimes, qu'il s'agisse des enfants agressés, des innocents accusés à tort, ou de leurs familles, mais c'est également un traumatisme pour l'institution judiciaire. L'examen approfondi auquel vous vous livrez est une nécessité démocratique car notre justice ne peut vivre dans ce climat.

Mais nous devons être attentifs à éviter tout effet déformant. J'ai été garde des Sceaux durant trois ans, j'ai visité deux ou trois juridictions par mois en moyenne, j'ai rencontré des centaines de magistrats et de fonctionnaires sur leurs lieux de travail. Je tire de cette expérience plusieurs réflexions. Tout d'abord, ce qui s'est mal passé dans le procès de pédophilie d'Outreau ne résume pas davantage le fonctionnement de la justice que ce qui s'est bien passé dans le procès de pédophilie d'Angers. La justice pénale, en 2005, c'est en effet un peu plus de 5 millions de procédures pénales traitées par les parquets.

Par ailleurs, cette affaire nous en apprend au moins autant sur le fonctionnement de la justice que sur le fonctionnement de la société elle-même. Notre société est très sensibilisée à la violence, mais trop longtemps, les violences intra-familiales et les violences faites aux mineurs sont restées masquées. La parole s'est libérée, et les souffrances des victimes sont prises en compte par la justice. Aujourd'hui, 25 % des personnes condamnées et emprisonnées le sont pour des infractions sexuelles. Ces infractions constituent la première cause d'incarcération.

Chaque affaire judiciaire, si mineure soit-elle, est le croisement de destins individuels et de beaucoup de souffrances humaines. C'est un domaine où l'habitude n'a pas sa place, mais qui est le quotidien des magistrats. On mesure alors toute la difficulté de leur travail, et je tiens à leur rendre hommage.

Au cœur de cette difficulté est l'obligation de décider, de trancher, comme le rappelle l'article 434-7-1 du code pénal : « Le fait, par un magistrat, toute autre personne siégeant dans une formation juridictionnelle ou toute autre autorité administrative, de dénier de rendre la justice après en avoir été requis et de persévérer dans son déni après avertissement ou injonction de ses supérieurs est puni de 7 500 euros d'amende et de l'interdiction de l'exercice des fonctions publiques pour une durée de cinq à vingt ans. »

Il est facile d'avoir une opinion, il est plus difficile de rendre un jugement. La décision du juge se nourrit de ce que lui apportent d'autres organes de régulation sociale - police, gendarmerie, services sociaux.

Enfin, le juge statue en toute indépendance, ce qui signifie, non pas, comme je l'ai entendu dire devant vous, sous la pression de « l'air du temps », mais uniquement en considération de motifs explicites qui rendent compte de l'adéquation des faits dont il est saisi à la loi qu'il est chargé d'appliquer.

Les travaux de votre commission ont fait apparaître plusieurs grilles de lecture de l'affaire d'Outreau.

Je ne crois pas que l'on puisse se satisfaire d'une première approche technique et purement procédurale, et tout d'abord parce qu'aucune faute procédurale au sens strict n'a jusqu'à présent été mise en évidence dans cette affaire. Il ne faudrait pas que le fait de s'interroger sur des ajustements procéduraux aboutisse à ne pas aborder des questions de fond sur l'organisation et le fonctionnement de la justice.

En réalité, l'essentiel des débats techniques et procéduraux auxquels a donné lieu cette affaire porte sur la détention provisoire du fait de l'usage qui en a été fait.

S'agissant de la détention provisoire, il ne faut pas se tromper de débat. Je ne pense pas que le débat doive porter principalement sur les critères légaux - risques de réitération, de disparition de preuves, de pressions, ordre public. Ces critères ne peuvent qu'être abstraits. En revanche, il importe qu'ils fassent l'objet d'une motivation soumise au contrôle de la cour d'appel.

La suppression du critère de l'ordre public serait une erreur et pourrait conduire à des situations aberrantes - l'ordre public est une composante de la paix sociale, qu'il est du devoir de la justice de préserver.

En revanche, il faut mieux organiser le travail des JLD et renforcer le contrôle par les chambres de l'instruction. C'est le sens des propositions du rapport Viout et de la majorité des professionnels que vous avez auditionnés.

Les dossiers qui concernent des personnes en détention provisoire doivent donner lieu à des examens publics et à des échéances obligatoires. J'avais proposé en juillet 2004 le principe d'un rendez-vous judiciaire obligatoire et public sur la détention au bout de six mois de détention provisoire, en dehors des cas de terrorisme.

À ce sujet, ni la loi du 9 septembre 2002, ni celle du 9 mars 2004 n'ont « facilité » le placement en détention provisoire. Ces lois ont ainsi renforcé l'obligation de motivation du placement en détention provisoire ou du refus du placement en détention provisoire demandé par le parquet. Elles ont permis au parquet de saisir la juridiction d'appel en cas de désaccord avec le JLD - le « référé-détention ». La personne placée en détention provisoire avait déjà ce droit en cas de placement en détention - le « référé-liberté ». C'est l'égalité des armes, principe fort de la procédure pénale.

Elles ont même créé deux alternatives à la détention provisoire, le placement sous bracelet électronique et l'inscription dans le fichier des délinquants sexuels - ces deux modalités du contrôle judiciaire sont malheureusement trop peu utilisées par les juges.

Mais on ne doit pas tout attendre de la procédure pénale, et il faut aller au-delà d'une approche uniquement réparatrice.

La réparation est indispensable. C'est autant une nécessité humaine envers les acquittés et leurs familles que la preuve que l'institution est capable de reconnaître et d'assumer ses erreurs. Ce fut la réaction spontanée du président Jacques Chirac. À cet égard, j'ai été le premier garde des Sceaux à recevoir en personne des acquittés. J'en garde un souvenir très fort.

Je revendique la démarche inédite d'indemnisation et sa portée symbolique, plutôt que la mise en œuvre de la procédure lourde prévue par le code de procédure pénale. J'ai demandé que les discussions avec les acquittés et leurs avocats soient engagées très vite à la Chancellerie, et des sommes importantes ont été très vite débloquées.

Mais on ne saurait se limiter à cette approche.

Je ne crois pas non plus que l'approche médiatique suffise à comprendre. Pas plus que quiconque, la presse ne doit être un bouc émissaire. Elle a fait son travail avec les matériaux dont elle disposait et il serait dangereux de toucher à la loi de 1881, qui assure un équilibre satisfaisant.

En revanche, dans le cadre de la loi, la justice devrait mieux communiquer. J'ai souhaité qu'à chaque procès d'envergure, des magistrats du parquet soient chargés de communiquer et d'expliquer. C'est ce qui s'est passé lors du procès de pédophilie d'Angers et de celui de l'affaire des disparues de l'Yonne.

J'ai également demandé que les procureurs soient formés à aller au-devant des médias pour expliquer leur action, qui concerne aussi tout le domaine de la prévention de la délinquance. Cette pratique est désormais comprise, acquise et courante.

Je voudrais surtout que cette affaire permette d'avancer vers une meilleure organisation du travail de la justice. Parce que je suis convaincu que la justice peut tirer profit d'une vraie « démarche qualité », j'ai commandé un audit du fonctionnement du tribunal de Thonon-les-Bains.

Il faut, je crois, bien distinguer les choses. Le code de procédure pénale est un outil législatif de protection des libertés individuelles, mais il n'est pas, en soi, un mode d'organisation du travail ni un outil de management. Pour faire avancer les choses, nous devons nous saisir de l'organisation du travail dans les tribunaux, dans toutes ses composantes.

Je me suis engagé dans cette voie avec la loi que vous avez bien voulu adopter le 9 mars 2004.

Nous devons tout d'abord aller vers une logique de spécialisation. J'ai ainsi commencé par mettre notre organisation judiciaire en phase avec les enjeux de la criminalité organisée, grâce à une réforme « fonctionnelle » de la carte judiciaire. Huit juridictions interrégionales spécialisées ont été créées avec, sur ces sites, de vrais plateaux techniques et des équipes de magistrats spécialisés. Les modifications de procédure pénale ont été adossées à ces modifications de structures pour servir leur cohérence - critères de saisine, création de la catégorie juridique « criminalité organisée » par la définition d'une liste d'infractions.

Il faut absolument poursuivre dans cette voie en matière de justice du quotidien. Le JLD ne doit plus être dans les juridictions non spécialisées le «juge alibi » ou le « juge inachevé » de la loi sur la présomption d'innocence, unanimement critiqué par les professionnels. Nous devons donc professionnaliser ces fonctions, quitte à les regrouper et à les mutualiser sur plusieurs juridictions.

En matière d'instruction, nous pourrions améliorer le contrôle « à l'entrée », par la formation - par exemple par l'exercice préalable de fonctions judiciaires au sein d'une collégialité correctionnelle avant de prétendre aux fonctions d'instruction.

Une autre idée serait de constituer des équipes de magistrats instructeurs, en s'inspirant d'un principe de « séniorité » bien connu des médecins hospitaliers, où les plus jeunes peuvent compter sur l'expertise de collègues plus anciens.

En corollaire, dans un corps judiciaire en pleine expansion, cette évolution doit s'accompagner d'une politique de gestion des ressources humaines moderne.

C'est ce que j'ai fait à la suite du déploiement des JIRS : les candidatures ont été proposées à la validation du Conseil supérieur de la magistrature sur la base de la publication de profils de poste à comparer avec les qualités des candidats telles qu'elles résultaient de leur dossier professionnel.

Il faut également offrir un appui méthodologique aux magistrats dans les domaines les plus complexes humainement ou juridiquement.

S'agissant du dossier Outreau, tout a été dit de sa complexité - difficulté de la preuve, fragilité du témoignage, dévoiement de l'expertise psychologique, difficulté du recueil de la parole de l'enfant.

Prenons garde que cette affaire ne se traduise par un recul de la prise en considération de l'enfance maltraitée. C'est pourquoi il faut renforcer le contenu et le contrôle des procédures en matière de délinquance sexuelle contre les mineurs - c'est la sécurisation des procédures.

Je m'y suis engagé dès le lendemain du procès de Saint-Omer, et j'ai donné en ce sens des instructions très précises, par la circulaire du 2 mai 2005 sur l'amélioration du traitement judiciaire des procédures relatives aux infractions de nature sexuelle. J'ai notamment demandé aux juridictions de ne saisir que des services d'enquête spécialisés, de multiplier les investigations objectives sur le contexte dans lequel les faits ont été révélés - l'environnement familial et social -, de s'assurer de l'enregistrement systématique des dépositions de mineurs pour que ces enregistrements soient effectivement utilisés dans la suite de la procédure, de conclure des protocoles locaux avec les centres hospitaliers pour qu'un lieu neutre et approprié soit utilisé pour la prise en charge des enfants dénonçant des abus sexuels, de mieux contrôler les experts et de bannir définitivement la notion d'expertise de crédibilité.

Votre commission se propose de rechercher les causes des dysfonctionnements de la justice dans l'affaire d'Outreau et de formuler des propositions pour éviter leur renouvellement. C'est la confiance retrouvée dans la justice qui est en jeu. Pour nos concitoyens, le fait de se trouver « sous la protection de la justice » doit conserver tout son sens.

C'est dire si les réponses attendues se situent au-delà des controverses doctrinales mais concernent bien l'institution judiciaire tout entière et sa place dans l'organisation de l'État.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Vous nous avez dit que vous ne pouviez déclencher aucune procédure à la suite des lettres que vous aviez reçues, ce qui est évident. Cela étant, vous avez reçu un certain nombre de lettres, notamment de la part du Président de la République et du Premier ministre, en particulier à l'époque où M. Alain Marécaux avait annoncé qu'il allait entamer une grève de la faim pour protester de son innocence. Certes, vous ne déclenchez aucune procédure, mais n'y a-t-il pas eu de réaction à ces lettres ? Est-ce que vous ne faites rien parce que le ministère, institutionnellement, ne peut rien faire, ou faites-vous redescendre la chaîne, en vous adressant à la direction des affaires criminelles et des grâces, au parquet général qui, lui-même, se retourne vers le procureur de la République, ou faites-vous autre chose ?

M. Dominique PERBEN : Tout d'abord, les 5 000 lettres que le garde des Sceaux reçoit, en moyenne mensuelle, sur les affaires en cours font l'objet de réponses d'attente, car justement les procédures sont en cours.

Surtout, la DACG ne dispose que d'informations ponctuelles sur les affaires, et elle n'est pas organisée pour vérifier sur le fond, dans chaque affaire traitée par les tribunaux de France, si les actions menées par le Parquet ou les magistrats du siège sont pertinentes.

Que serait du reste cette organisation, avec des tribunaux sur le terrain et une énorme structure au ministère qui doublonnerait les juridictions ? C'est important d'insister sur ce point, car on peut en effet se demander pourquoi les services du ministère, alertés, ne sont pas intervenus. Eh bien, c'est parce qu'ils ne le pouvaient pas, ni juridiquement, ni intellectuellement.

On peut bien sûr attirer l'attention du procureur général, qui ensuite s'adresse au procureur de la République - ce qui a été fait -, mais on ne peut pas doubler le travail des juridictions.

M. le Rapporteur : On a entendu ici plusieurs thèses sur la question de la séparation des carrières entre magistrats du parquet et magistrats du siège. Certains y sont favorables, à l'instar de la présidente de la cour d'assises d'appel de Paris, qui prône une séparation totale. D'autres y sont opposés, arguant du fait qu'il s'agit d'un seul et même corps au service de la justice, qui assure la protection des citoyens et se porte garant des libertés.

Dans ce contexte, je voudrais vous interroger à propos du directeur d'enquête, le commissaire Masson, qui n'a pas été convoqué devant la cour d'assises de Saint-Omer, alors que l'on nous a dit ici que les directeurs d'enquête étaient toujours cités dans un procès d'assises. Interrogé à ce sujet, le procureur de la République de Boulogne nous a dit avoir reçu instruction du procureur général de Douai de ne citer que les personnes qui étaient allées sur le terrain, et cette instruction aurait été relayée par les présidents de cours d'assises du ressort. Le président de la cour d'assises de Saint-Omer nous a confirmé préférer entendre les gens de terrain, ce qui sous-entendait que le directeur d'enquête n'était pas une personne de terrain, alors même qu'il avait participé à l'enquête. On a enfin questionné le procureur général, pour lequel il était vraisemblable que des instructions aient été données en ce sens.

Nous avons examiné le dossier administratif tenu par le parquet général, et celui tenu par la Chancellerie, sachant que le rapport de synthèse de M. Masson était plutôt dubitatif. Nous nous sommes donc benoîtement demandé si l'on n'avait pas omis de citer M. Masson parce que son rapport n'allait pas complètement, franchement, dans le sens de l'accusation. On nous a répondu que non.

On retrouve tout de même dans le dossier une note, transmise par le procureur général à M. le garde des Sceaux, Direction des affaires criminelles et des grâces, où nous lisons que les conclusions particulièrement prudentes et subjectives de ce rapport ont incité le ministère public à ne pas citer à l'audience le commissaire Masson. Cela au moins, c'est clair et logique, mais ce n'est pas ce que l'on nous a dit.

La DACG a reçu cette lettre. Est-il habituel, selon vous, de citer systématiquement le directeur d'enquête aux assises ? Avez-vous eu connaissance de cette lettre ? Si oui, y a-t-il eu des réactions ?

J'en reviens au problème de la séparation du siège et du parquet. Cette note témoigne bien de l'existence d'une posture d'accusation. Les deux fonctions peuvent-elles réellement se fondre en un seul et même corps, comme c'est le cas aujourd'hui ?

M. Dominique PERBEN : Sur les faits, je rappelle que je n'ai pas eu connaissance de cette note. Cela étant, ceux qui connaissent bien la Chancellerie se doutent que ni la DACG, ni le cabinet du ministre, ni le ministre lui-même, n'interviennent dans la convocation des témoins, lesquels auraient d'ailleurs pu être appelés par la défense, ce qui n'a pas été fait.

S'agissant de la séparation des carrières, il me semble important que tous soient magistrats, que tous aient prêté serment, et que tous aient la même liberté d'appréciation et de parole. Pour ce qui est de la gestion des carrières, je rappelle que le CSM a posé la règle selon laquelle un magistrat ne pouvait pas passer du siège au parquet ou du parquet au siège dans le même environnement géographique. Faut-il aller plus loin et faire diverger les carrières ? Il faut essayer de prendre le problème de la gestion des ressources humaines dans sa globalité, et de prendre garde qu'en accumulant les contraintes, la recherche qualitative d'une bonne gestion ne devienne de plus en plus difficile, et n'aboutisse à un système de nomination quasi-automatique. L'un des grands enjeux est de travailler sur les profils de postes et les profils de carrière.

Par ailleurs, je ne suis pas certain que dans l'exercice réel de leur fonction, le système actuel présente autant d'inconvénients, d'autant plus qu'aujourd'hui, dans les faits, beaucoup de magistrats se sont spécialisés personnellement et ne changent plus de fonction au bout d'un certain nombre d'années.

M. le Rapporteur : Que pensez-vous de la réforme de la carte judiciaire, de celle de la composition du CSM, et de la mise en place éventuelle d'un régime de responsabilité ?

M. Dominique PERBEN : La question de la carte judiciaire s'est posée lorsque j'ai dû renforcer les moyens de la justice pour lutter contre la criminalité organisée. J'ai alors choisi de spécialiser huit juridictions, avec un parquet spécialisé, un juge d'instruction spécialisé, etc. Il est évident que cela ne recouvre pas la totalité de la problématique.

Peut-on régler un certain nombre de difficultés en mutualisant les moyens sur plusieurs tribunaux ? Faut-il aller plus loin en termes de suppressions de TGI ? Pour avoir, après d'autres gardes des Sceaux, réduit le nombre des tribunaux de commerce, je sais que celui qui prendra la décision de supprimer quelques TGI devra s'appuyer sur un large consensus politique...

Le problème de la composition du Conseil supérieur de la magistrature est étroitement lié à celui de la responsabilité des magistrats. Deux questions se posent. Qui exerce le pouvoir disciplinaire ? Dans quelles conditions se met en jeu la responsabilité disciplinaire ?

C'est aujourd'hui le CSM qui exerce le pouvoir disciplinaire. Il est composé de magistrats, ce qui est normal, mais je pense qu'ils doivent tout de même être minoritaires.

La responsabilité d'un magistrat peut être engagée suite à un comportement par exemple indigne, et le dispositif actuel est alors satisfaisant, d'autant plus que les chefs de cour peuvent aujourd'hui saisir le CSM, mais la question que vous posez est celle de la responsabilité éventuelle d'un juge suite à une décision qu'il aurait prise, ce qui est beaucoup plus délicat, car le juge est indépendant, et prend sa décision en fonction de l'analyse des faits rapportés à la loi qu'il est chargé d'appliquer. Il peut le faire plus ou moins bien, mais à partir de quel moment doit-on s'engager dans une mise en cause disciplinaire de sa responsabilité ? Avant d'ouvrir le débat, nous devons nous demander si nous sommes capables de définir ce qu'est une erreur manifeste d'appréciation. En fonction de la réponse, nous saurons si nous pouvons ou non nous engager dans cette voie.

Mme Elisabeth GUIGOU : Vous dites que la DACG ne peut pas doublonner les tribunaux, mais dans ce cas, comment justifier les instructions individuelles, qui peuvent de surcroît porter sur toute réquisition formulée par le parquet ?

M. Dominique PERBEN : La réponse est évidente. Une chose est de donner des instructions sur un fait porté à la connaissance de la justice par procès-verbal, avec une enquête préliminaire du parquet, une autre est d'en donner en cours d'instruction, ou dans la préparation du procès.

Mme Elisabeth GUIGOU : Dans votre pratique, vous avez donc donné des instructions quand il s'agissait de faire engager des poursuites, mais non pas, comme le prévoit l'article 30 du code de procédure pénale, sur les réquisitions du ministère public ?

M. Dominique PERBEN : C'étaient des instructions de fermeté. Ainsi, pendant les étés caniculaires, alors que des personnes avaient été arrêtées pour des feux de forêts, j'ai demandé aux procureurs de la République de requérir des peines de prison ferme.

Mme Elisabeth GUIGOU : Et dans cette affaire, vous n'avez donc pas donné d'instructions sur les réquisitions du parquet ?

M. Dominique PERBEN : C'est ce que j'ai dit.

Mme Elisabeth GUIGOU : Vous nous avez dit, par ailleurs, qu'il ne fallait pas tout attendre de la procédure pénale et que le problème fondamental était le fonctionnement concret des tribunaux. Je partage votre opinion, mais je vous rappelle que, dès votre arrivée, par les lois « Perben 1 » et « Perben 2 », vous avez modifié profondément la loi du 15 juin 2000 sur la présomption d'innocence et les droits des victimes, allongeant la durée de la détention provisoire...

M. Dominique PERBEN : C'est faux, je pense que vous parlez de la garde à vue.

Mme Elisabeth GUIGOU : ...et celle de la garde à vue, renforçant le rôle du parquet, dégradant la position du juge des libertés et de la détention.

Au vu de l'affaire d'Outreau, portez-vous un regard différent sur la garde à vue et la détention provisoire, et envisagez-vous de revenir aux principes de la loi du 15 juin 2000 ?

M. Dominique PERBEN : Je ne sais pas si nous sommes totalement dans le sujet, mais je confirme les orientations des lois dites « Perben 1 » et « Perben 2 ». S'agissant de la garde à vue, un tableau comparatif des situations sous la loi Guigou et sous les lois Perben montre bien que j'en ai augmenté la durée pour certaines infractions, mais que j'ai étendu la possibilité de la présence de l'avocat dès la première heure.

Quant à la détention provisoire, je ne l'ai pas rallongée, fort heureusement. Ce n'est pas la loi qui en détermine la durée, mais le juge, et la loi « Perben 2 » a justement permis de restaurer l'équilibre.

Je suis, tout comme vous, inquiet de la durée de certaines détentions provisoires, mais c'est au niveau de la motivation de la décision, et du contrôle de cette motivation par la cour d'appel que l'on peut améliorer le dispositif, sans compter qu'il faudrait que les instructions durent moins longtemps - nous sommes les champions en Europe en matière de durée des instructions.

M. le Président : Vous avez tout de même créé, par la loi « Perben 2 », le référé-détention, qui est de nature à faciliter la mise en détention provisoire.

M. Dominique PERBEN : Je l'ai dit.

Mme Elisabeth GUIGOU : Ma dernière question porte sur les moyens de la justice, qui préoccupent tous les magistrats que nous avons auditionnés. En loi de finances initiale pour 2003, qui est le premier budget que vous ayez fait voter, vous avez créé 700 postes de magistrats et de greffiers en juridiction judiciaire, alors que Mme Lebranchu, en loi de finances initiale pour 2002, en avait créé 845. Le nombre tombe à 662 en loi de finances initiale pour 2004, et à 355 en loi de finances initiale pour 2005 !

Au vu de ce que nous avons entendu ici, ne pensez-vous pas qu'il faudrait accélérer le rythme de création des postes de magistrats et de greffiers ?

M. Dominique PERBEN : La question des moyens ne peut pas être séparée de celle de l'organisation. Faut-il, comme je l'ai prévu en 2002, augmenter le nombre de magistrats de 900 ? De plus ? De moins ? C'est qu'il s'agit de savoir quel est le rôle et la fonction du magistrat, et cette question n'est pas indépendante du nombre de postes de greffiers à créer. Les magistrats ont derrière eux au moins sept ans d'études supérieures, leur investissement personnel est considérable, et la collectivité a également beaucoup donné pour leur formation. De combien de ces hommes et femmes avons-nous besoin ? De combien de collaborateurs auront-ils besoin pour les aider ?

Il est évident que la question des moyens se pose, et notre pays doit faire un effort plus important pour sa justice, mais il faut aussi se poser les bonnes questions en termes d'organisation : comment un tribunal est-il organisé ? Quelle est la répartition du travail ?

C'est, tout autant qu'une question de moyens, une question de culture et d'organisation.

Ainsi, les magistrats du parquet ne travaillent pas du tout de la même manière que les magistrats du siège. Bien sûr que les tâches sont différentes, mais c'est aussi un problème de culture. La République ne pourra jamais faire autant que nécessaire, mais qu'au moins les moyens que l'on accorde soient les plus efficaces possibles.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : L'affaire d'Outreau ne révèle aucune violation par les magistrats de règles de procédure pénale, ce qui met encore davantage l'accent sur cette procédure. Je voudrais revenir sur les débats qui ont entouré le vote des derniers textes. Le dernier alinéa de l'article 30 du code de procédure pénale dispose que le ministre de la justice « peut dénoncer au procureur général les infractions à la loi pénale dont il a connaissance et lui enjoindre, par instructions écrites et versées au dossier de la procédure, d'engager ou de faire engager des poursuites ou de saisir la juridiction compétente de telles réquisitions écrites que le ministre juge opportunes ».

Nous avions alors beaucoup discuté de la manière de protéger le ministre de la justice contre les querelles que l'on pourrait lui chercher. En l'espèce, imaginez-vous les reproches que l'on pourrait adresser au garde des Sceaux d'avoir ou non enjoint ? Et justement, avoir fait ou n'avoir pas fait est une question essentielle dans cette affaire. Aujourd'hui, cette possibilité pour le garde des Sceaux de demander des réquisitions à la juridiction n'est-elle pas de nature à le fragiliser ?

S'agissant de l'enquête préliminaire, si la loi qui porte votre nom n'était pas en vigueur au moment de l'affaire d'Outreau, je rappelle qu'elle a largement ouvert le champ d'investigation des enquêtes, notamment en matière de bande organisée, et que le Conseil constitutionnel a considéré que la nullité pouvait toujours être un instrument de correction de ces formalités au niveau de la procédure.

Je reconnais que vous avez, par ailleurs, clarifié le dispositif de la garde à vue, et prévu la présence de l'avocat dès la première heure pour certaines infractions. Tout le monde nous a dit que l'avocat devait être présent dès la première heure, chaque fois qu'une personne était interrogée, non pas pour jouer les assistantes sociales, mais pour assurer les droits de la défense. Qu'en pensez-vous ?

Enfin, c'est vrai que le référé-détention a élargi le champ de la détention provisoire, et nombre de personnes que nous avons auditionnées vous ont reproché d'avoir instauré la primauté du parquet sur le juge des libertés et de la détention : le JLD prononce la mise en liberté, le parquet fait appel, la personne reste détenue.

Ne faudrait-il pas revoir votre « copie » sur tous ces points ?

M. le Rapporteur : Je rappelle que l'ensemble de l'affaire d'Outreau s'est déroulé sous l'empire de la loi du 15 juin 2000.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Je l'ai rappelé aussi.

M. Dominique PERBEN : Je le dis avec force, lors de l'affaire d'Outreau, c'était en effet la loi Guigou qui s'appliquait ! La loi « Perben 2 » date de mars 2004, et à cette époque, tout était consommé !

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : On vous avait demandé par amendement d'autoriser la présence de l'avocat en garde à vue, vous l'aviez refusé. Le refuseriez-vous encore aujourd'hui ?

M. Dominique PERBEN : Bien entendu, car l'affaire d'Outreau n'a rien à voir avec cette question. Je me suis investi, je le rappelle, pour donner à la police et à la justice les moyens de lutter contre les bandes organisées, qui sont extraordinairement dangereuses et de dimension internationale. L'affaire d'Outreau, vous en conviendrez, est un tout autre sujet.

Par ailleurs, vous êtes trop juriste pour ignorer que l'article 30 nouveau du code de procédure pénale ne change rien aux fonctions du garde des Sceaux par rapport à l'article 36, et qu'il ne s'agit que d'une simple mise aux normes.

Quant à la garde à vue, j'ai mis en ordre les différentes règles et veillé à la présence de l'avocat.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Et à l'audition de la personne ?

M. Jean-Yves HUGON : S'agissant de l'audition des enfants, vous vous êtes prononcé pour un enregistrement systématique. Des voix se sont élevées pour demander un enregistrement dès la garde à vue. L'aviez-vous envisagé ?

M. Dominique PERBEN : Nous connaissons la fragilité psychologique des enfants victimes de violences, et la difficulté à recueillir leur parole. Il s'agit donc de réunir les conditions psychologiques et matérielles pour que l'enfant ait le plus possible la possibilité de dire la vérité au moment où on l'interroge. L'enregistrement permettra ensuite de ne pas traumatiser l'enfant avec de nouveaux interrogatoires.

J'ai observé un tel dispositif aux États-Unis, lors de mes premiers déplacements. Après avoir travaillé avec des policiers, des magistrats, des médecins, j'ai poussé à la mise en place de telles structures - pièces sécurisantes, avec une glace sans tain, un système d'enregistrement vidéo et sonore, éventuellement la présence d'un psychologue pour aider le policier qui interroge l'enfant.

Ces dispositifs sont souvent installés dans les hôpitaux, car ce sont en général les services pédiatriques qui nous alertent après avoir vu arriver un enfant maltraité. Toutes les villes ne disposent pas d'une telle structure, mais il faut qu'au moins il puisse y avoir enregistrement. C'est pour cette raison que dans la circulaire du 2 mai 2005, qui résulte du rapport Viout, il est demandé un enregistrement audiovisuel systématique.

M. Georges FENECH : Vous avez créé la procédure de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, qui donne davantage de pouvoirs au parquet et au JLD. Pourriez-vous en dresser un bilan ?

M. Dominique PERBEN : La CRPC a connu des débuts difficiles et a eu du mal à se faire accepter du monde judiciaire, en particulier des avocats. Ces derniers ont aujourd'hui compris qu'ils avaient encore un rôle très important à jouer et que le texte, enrichi de nombreux amendements, assurait un bon équilibre, tout en leur conservant la possibilité de porter l'affaire devant le tribunal correctionnel. Cette procédure est aujourd'hui très utilisée dans de nombreuses juridictions.

M. le Rapporteur : Notre collègue Jean-Luc Warsmann a écrit un rapport sur ce sujet en juin 2005.

M. Christophe CARESCHE : Le fait que le garde des Sceaux puisse intervenir directement auprès du parquet, et qu'il puisse également intervenir sur la nomination des membres du parquet ne justifie-t-il pas justement que l'on sépare le siège du parquet ?

Par ailleurs, vous avez dérogé à la procédure normale de réparation : quels ont été les critères d'indemnisation ? Avez-vous agi ainsi parce que la procédure actuelle ne vous paraissait pas satisfaisante ?

M. Dominique PERBEN : S'agissant de la séparation du parquet et du siège, je n'ai pas changé d'avis ; il faut inscrire ce débat dans une réflexion plus large de gestion de l'ensemble du corps.

Par ailleurs, nous devons réfléchir au renforcement de la direction du service judiciaire pour qu'elle soit capable d'apprécier les profils de postes et les profils de carrière, et donner au CSM les moyens de remplir sa tâche dans de meilleures conditions qu'aujourd'hui, car aussi bien la DSJ que le CSM courent après le calendrier ! Des centaines de magistrats sont mutés chaque année, il faut respecter une multitude de règles, et une fois toutes ces règles insérées dans le programme informatique, il ne reste plus beaucoup de marge pour une gestion des carrières en fonction des profils.

Concernant la réparation, nous étions face à un désastre judiciaire exceptionnel. L'émotion de l'opinion publique était immense. Une procédure classique aurait duré des mois, ce qui équivalait à une non-réponse à cette émotion comme à la situation des acquittés. J'ai donc pris la décision d'entamer des discussions hors norme avec les avocats de ces personnes.

Peut-être faut-il aujourd'hui réexaminer le dispositif d'indemnisation ? Je ne suis pas en mesure de dire si le droit commun est satisfaisant.

M. Jean-Paul GARRAUD : Tous les magistrats sont aujourd'hui passés par l'École nationale de la magistrature, établissement public placé sous l'autorité du ministre de la Justice, et administré par une direction et un conseil d'administration. Certains, et pas plus tard que ce matin, le barreau de Paris, proposent de la supprimer. Qu'en pensez-vous ?

M. Dominique PERBEN : Je suis partisan de faire évoluer le mode de fonctionnement de cette école. Cela mériterait d'ailleurs une réunion spéciale sur ce sujet.

Nous devons continuer à développer la formation continue sous la responsabilité de l'ENM, qui offre une bonne formation, ouverte sur l'extérieur et nourrie d'échanges, notamment avec les barreaux. Ce qui est fait en matière de formation continue doit avoir le plus de retentissement possible sur la formation initiale. Malheureusement, la formation continue est dispensée à Paris, alors que l'école est à Bordeaux, mais je suis convaincu que nous devons concevoir la formation du magistrat sur toute sa vie professionnelle, et considérer l'école de Bordeaux comme un élément d'un tout.

Par ailleurs, le corps enseignant doit être diversifié. Des enseignants permanents doivent évidemment se charger de l'enseignement de base, mais d'autres professionnels doivent également intervenir, qu'ils soient issus de la magistrature ou non - barreaux, entreprises, autres administrations. Cela n'a pas toujours été le cas, mais j'ai poussé la direction à aller dans ce sens, et des progrès ont été accomplis. Il faut aujourd'hui aller encore plus loin.

Enfin, il faudra développer une formation commune entre les avocats et les magistrats.

Un dernier point, même s'il est peut-être hors sujet. Il faut réfléchir à placer les jeunes magistrats en début de carrière auprès de plus anciens. Nous devons concevoir que ces jeunes gens de grande qualité intellectuelle - c'est l'un des concours les plus difficiles de notre pays - aient besoin de quelques années pour apprendre auprès des autres.

M. Jacques FLOCH : Vous avez reçu avec dignité les acquittés d'Outreau, à qui vous avez offert les indemnités prévues par la loi, sauf à un seul, celui qui n'a pas été acquitté, parce qu'en raison de son handicap, il n'avait pas été mis en examen après avoir été mis en cause. Sur lui pèse toujours l'opprobre car il n'a pas été jugé, et notre système ne prévoit aucune réparation dans une telle hypothèse.

Avez-vous eu une réflexion à ce sujet pour éventuellement modifier la loi ? Avez-vous imaginé d'aller plus loin en matière de crimes commis par des personnes reconnues irresponsables, pour que l'on puisse juger l'acte sans juger la personne ?

M. Dominique PERBEN : Cette question n'a pas été évoquée avec les acquittés. Je comprends votre préoccupation, mais il est difficile d'indemniser quelqu'un qui n'a pas été mis en examen ni jugé. Cela étant, la situation de cette personne pourrait être examinée en dehors de toute réforme législative.

S'agissant des personnes déclarées irresponsables, je me souviens avoir évoqué la possibilité de modifier la loi pour permettre, justement, le seul jugement des actes, ce qui n'avait pas suscité l'unanimité à l'Assemblée - la majorité était plutôt pour, et l'opposition plutôt contre...

M. Jacques FLOCH : Les avis étaient partagés de part et d'autre.

M. Gilles COCQUEMPOT : L'affaire d'Outreau a été instruite dans le cadre de la loi Guigou, sur fond de soupçon de réseau de pédophilie, que j'assimile à une bande organisée. Si l'affaire avait été instruite sous la loi Perben, aurait-on pu éviter de tels dysfonctionnements, ou au contraire, les risques auraient-ils été accrus ?

Par ailleurs, j'ai appris que l'affaire concernant le « meurtre » de la petite fille belge n'était toujours pas éteinte, alors qu'il est démontré qu'elle n'était que pure invention. Comment faire ?

M. Dominique PERBEN : S'agissant de votre deuxième question, il faut une décision du juge, et je ne sais pas pourquoi elle tarde.

Quant à votre première question, je la comprends d'autant moins que la loi « Perben 2 » ne concerne pas les infractions sexuelles sur mineurs. J'ai bien saisi, en revanche, que vous étiez contre cette loi !

M. Jacques FLOCH : Les réseaux de pédophilie, ce sont tout de même des bandes organisées, non ?

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Bien sûr !

M. Jacques REMILLER : Au moins deux journalistes que nous avons auditionnés nous ont dit avoir eu connaissance du dossier. Que pensez-vous du secret de l'enquête ?

M. Dominique PERBEN : Je suis partisan du maintien du principe du secret de l'instruction. Je sais qu'il n'est pas toujours respecté, au-delà du fait que les personnes concernées - les mis en examen et leurs avocats - ne sont pas tenues au secret. Cela étant, même s'il n'est pas total, nous devons le maintenir car il est protecteur de la présomption d'innocence de nombreuses personnes.

M. Léonce DEPREZ : La commission d'enquête a pour mission de proposer, à l'issue de ces auditions, des mesures afin que ne se renouvelle pas une affaire telle que celle d'Outreau. Les Français attendent ces mesures. Les députés seraient sévèrement jugés s'ils n'avaient pas le courage de les prendre. On nous a dit que les violations du code de procédure pénale ne sautaient pas aux yeux à première vue, mais seriez-vous d'accord pour que le président, le rapporteur, soutenus par les membres de cette commission, proposent des mesures simples ?

Ma crainte est qu'on attende un grand débat, pour une grande réforme, pour une grande élection, ce qui nous reporterait à 2007 ! Ne pourrait-on, très vite, prendre des mesures simples, ne serait-ce que pour tenir compte des vices que cette affaire a révélés, comme l'effarant cloisonnement des fonctions et des personnes à l'intérieur de ces fonctions, ou le fait que les lois existantes n'ont pas toujours été appliquées ? On a beau dire qu'il n'y a pas eu de faute, j'estime que le fait de ne pas appliquer la loi est une faute par omission.

Nous devons nous mobiliser, toutes formations politiques confondues, pour donner les moyens humains et financiers à la justice de fonctionner, car ce qui n'a pas marché, ce sont les filtres.

M. le Président : Imaginons que M. Dominique Perben réponde non à toutes ces questions...

M. Dominique PERBEN : J'ai formulé cet après-midi un certain nombre de propositions. Il appartient ensuite à la commission d'en tirer les conséquences. Je suis convaincu, comme vous, que des changements sont nécessaires, et que les Français les attendent.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de MM. Olivier DAMIEN, secrétaire général adjoint du syndicat
des commissaires et hauts fonctionnaires de la police nationale (SCHFPN)
et Denis COLLAS, commissaire principal de la préfecture de police,
direction de la police judiciaire



(Procès-verbal de la séance du 22 mars 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Messieurs, je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire d'Outreau.

L'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vais donc vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(MM. Olivier Damien et Denis COLLAS prêtent serment).

La commission va maintenant procéder à votre audition qui fait l'objet d'un enregistrement.

M. Olivier DAMIEN : Le syndicat que je représente vous remercie de l'avoir invité. Les commissaires de police regrettent les dysfonctionnements qui se sont produits dans le cadre de l'affaire d'Outreau, et espèrent sincèrement que d'un mal jaillira un bien pour les justiciables de notre pays, pour le fonctionnement des services qui concourent à la justice, pour l'État qui, nous le souhaitons, saura remettre en cause ses modes de fonctionnement et trouver des remèdes.

Pour notre syndicat, l'heure n'est pas à la polémique, ni à l'attribution de bons ou de mauvais points, et encore moins à celle des remises en cause hâtives. Elle est, en revanche, à la remise en cause de pratiques professionnelles inadaptées à notre société.

Hommes de terrain plongés au cœur du corps social, les commissaires de police savent que la demande de justice est grande. Sachons donc tirer profit d'un événement qui marquera l'histoire judiciaire de ce siècle.

Deux types d'enseignements s'imposent, tout d'abord sur le fonctionnement et l'organisation de la police nationale, dans le cadre particulier de sa mission de police judiciaire, et ensuite sur l'administration de la justice dans notre pays. Il ne s'agit pas de porter un jugement de valeur sur le travail de ceux qui œuvrent pour la justice, mais de souligner ce qui entrave le bon fonctionnement de cette grande institution.

Le débat sur la nécessité de réformer la procédure pénale afin de l'adapter régulièrement aux évolutions sociales n'est pas nouveau, et notre syndicat mène depuis plusieurs années une réflexion en ce domaine. Pourquoi, malgré de multiples réformes, la procédure pénale n'est-elle pas suffisamment efficace ? Nous pouvons avancer un certain nombre de raisons : le droit des victimes n'est pas assez pris en compte, l'équilibre entre le respect de l'autorité de l'État et celui des libertés individuelles est précaire, la forme procédurale semble désormais plus importante que le fond, les marges de manœuvre sont de plus en plus réduites pour les officiers de police judiciaire, le régime de la garde à vue est devenu un véritable parcours d'obstacles, le droit pénal des mineurs est complètement dépassé, les cabinets d'instruction sont paralysés, la justice est au bord de l'explosion.

Ces constats ne datent pas de mars 2006, ils remontent à 2001, voire, pour certains, aux années 1992-1993.

Toute réforme de la procédure pénale doit reposer sur de solides fondements. Il faut maintenir, voire renforcer la séparation des pouvoirs et des fonctions au sein de la chaîne judiciaire. Au nom de ce principe, nous affirmons qu'il doit y avoir en France une police judiciaire et non une justice policière.

La police judiciaire, par ailleurs, en tant que mission régalienne de l'État, doit être reconnue comme un travail de spécialistes et continuer de relever du pouvoir exécutif.

Au-delà de ces principes, nous devons nous interroger sur le mode de fonctionnement de la police nationale.

D'une manière générale, la police nationale doit, en interne, se décloisonner davantage, et les directions et services doivent se recentrer sur leur cœur de métier. Au fil du temps, nous avons en effet vu émerger des unités qui avaient pour seul objet de répondre à des préoccupations ponctuelles. Aujourd'hui, presque toutes les directions de la police nationale font du judiciaire à un titre ou à un autre, sans parler des autres administrations - défense, finances... - dont les prérogatives ont été largement étendues dans ce domaine. Et pour quel bilan ? La justice, le justiciable y ont-ils trouvé leur compte ?

Face à cette dispersion de l'effort, a-t-on su développer des modes de coopérations modernes et efficaces ? Là encore, la réponse est nuancée. Si une telle tendance existe, elle est encore insuffisante. Police, territoire et justice doivent connaître de nouveaux développements pour mieux répondre aux défis de la délinquance et aux attentes de nos concitoyens.

Pour répondre à ces préoccupations, nous devons clarifier le fonctionnement des filières judiciaires, et investir la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ) d'un rôle plus affirmé encore de coordination générale.

Par ailleurs, des réformes importantes ont été mises en place ces dernières années, dont la création, au sein de la police nationale, d'un nombre important d'officiers de police judiciaire. S'il faut saluer le saut qualitatif dans les compétences judiciaires des policiers, la question du fonctionnement efficace des services se pose. Comment juguler la déferlante des affaires judiciaires dans les commissariats et, au-delà, sur les bureaux des magistrats ? Le traitement de masse des affaires judiciaires n'a fait que fragiliser davantage l'équilibre précaire qui préexistait et que nous avions dénoncé.

Nous devons repenser l'organisation des compétences judiciaires et restructurer les unités afin que les procédures soient coordonnées et filtrées avant d'arriver sur le bureau d'un magistrat du parquet ou de l'instruction. À cet égard, la création d'une compétence spécifique d'officier supérieur de police judiciaire pourrait être une réponse. Il ne s'agit pas de créer des sur et des sous-officiers, mais d'organiser une filière.

Cette proposition n'est pas exclusive de la création d'un véritable statut de chef de police. Les commissaires de police, de par leur formation et leur statut, constituent déjà, aux postes qu'ils occupent à la croisée des ordres judiciaire et administratif, la clé de voûte du principe constitutionnel de séparation des pouvoirs. Ils sont parfaitement à même, en y associant leurs collaborateurs, de solidifier une chaîne judiciaire dont ils sont les acteurs incontournables, et de lui donner toute son efficacité.

Tout cela passe par l'instauration d'un nouveau dialogue entre policiers et magistrats. Nous devons quitter ce monde de la suspicion réciproque qui ne peut conduire qu'à de graves dysfonctionnements.

Il est sans doute bien difficile de dire ce que doit être un véritable échange dans le cadre d'une procédure judiciaire, et pourtant, dans de nombreux cas, nous savons que ce dialogue fait défaut. Il y a là une vraie réflexion à mener.

Mais il faut également s'interroger sur le fonctionnement de l'institution judiciaire.

Les commissaires de police fréquentent de trop près les magistrats et le monde de la justice, pour ne pas avoir mené une réflexion globale visant à améliorer l'administration de notre justice.

La carte judiciaire apparaît ainsi complètement dépassée. Aucun service ne connaît de superposition efficace et logique, et chaque administration a favorisé ses propres développements sans toujours tenir compte de ce que faisaient ses partenaires. Les quelques réformes adoptées, notamment sur la compétence territoriale des OPJ, n'ont rien arrangé véritablement, et la multiplicité des interlocuteurs ne fait qu'alourdir des procédures déjà complexes.

Nous manquons de magistrats en France, et plus encore de greffiers et de personnels administratifs. À cet égard, il faudra envisager, en même temps que la révision de la carte judiciaire, des redéploiements de postes.

De même, s'agissant de la nature des missions, le contentieux contraventionnel, extrêmement « chronophage » pourrait peut-être être redistribué particulièrement en ce qui concerne les poursuites. Les officiers du ministère public, déjà compétents pour les quatre premières classes, apparaissent d'autant plus désignés qu'ils ont déjà assuré cette mission par le passé.

En réalité, derrière des difficultés qui touchent à l'organisation de la justice, se trouve une institution qui manque cruellement de moyens. Ce n'est pas au syndicat des commissaires de plaider la cause des magistrats, mais il en va de l'efficacité de toute la chaîne pénale.

Quelles que soient les mesures que vous proposerez, prenez garde à ce qu'elles ne complexifient pas encore davantage notre procédure. Notre droit doit pouvoir être compris de tous et nous devons aller, comme le préconise le vice-président du Conseil d'État, vers plus de simplicité et de compréhension.

Par ailleurs, méfions-nous des lois qui s'entrechoquent, et souvenons-nous de celles de l'année 2000 - lois sur les 35 heures, sur la police de proximité, sur la procédure pénale - avec les conséquences que l'on connaît.

Pour l'heure, mentionnons la mise en place de la LOLF, instrument sûrement utile, mais qui fait déjà peser sur les services à vocation opérationnelle, des contraintes administratives supplémentaires. C'est ainsi que la gestion des frais de justice vient d'échoir aux services de police alors qu'ils ne sont pas décideurs en la matière.

Il existe des marges de manœuvre importantes pour qui voudra réformer, pour peu qu'y préside une approche lucide et pragmatique des modes de fonctionnement de la chaîne pénale.

M. le Président : Que pensez-vous de l'idée de filmer, ou du moins d'enregistrer, les interrogatoires de garde à vue, et quelle est votre position sur la présence d'un avocat tout au long des interrogatoires de garde à vue ?

Par ailleurs, je souhaite comme vous une police judiciaire et non pas une justice policière, mais que pensez-vous alors d'une police qui serait tellement judiciaire qu'elle serait rattachée au ministère de la justice ?

M. Olivier DAMIEN : Nous ne sommes pas hostiles au principe d'une évolution de la procédure pénale, mais nous attachons une grande importance aux motivations, et nous excluons de faire de l'avocat un superviseur de l'enquête. De même, l'enregistrement vidéo des interrogatoires de garde à vue ne doit pas être une marque suspicion pour le travail des policiers.

En revanche, si la présence de l'avocat est de nature à faire évoluer la procédure, nous y souscrivons pleinement, mais prenons garde à ses conséquences. Sur le fond, il faut savoir que la procédure reposait jusqu'ici sur un équilibre entre le moment de l'enquête policière et celui de l'enquête judiciaire, et que l'intervention de l'avocat au cours de l'enquête policière pourrait bouleverser cet équilibre.

Par ailleurs, sur le plan matériel, la mise en place d'un tel dispositif d'enregistrement a un coût. Je rappelle qu'il existe 2 000 locaux de garde à vue, sans compter les bureaux des enquêteurs.

M. le Président : Il n'est pas question de vous surveiller, mais d'assurer les droits de la défense de la personne gardée à vue.

M. Olivier DAMIEN : Dans cette perspective, nous y souscrivons, à condition de prendre garde aux conséquences et au risque de déséquilibre.

M. Denis COLLAS : Le principe de l'enregistrement existe déjà pour les mineurs, mais notre syndicat n'est pas persuadé que cela ait ajouté une plus-value aux auditions et à l'enquête, d'autant plus que la plupart du temps, les CD-Rom ne sont pas visionnés par les magistrats, et que les avocats ne le demandent pas davantage.

En revanche, cela représente une charge supplémentaire de travail énorme pour les policiers. En effet, en général, le policier chargé de l'interrogatoire n'occupe pas seul son bureau, ce qui implique que les autres occupants quittent leur poste le temps de l'interrogatoire. De surcroît, les policiers n'ont pas l'habitude de travailler devant une caméra, et les personnes gardées à vue ne sont en général pas plus à l'aise, ce qui ne facilite pas les auditions, et représente plutôt une entrave au confort de l'audition.

M. le Président : Vous pensez au confort des policiers, ou à celui des gardés à vue ? Croyez-vous que ces derniers soient plus à l'aise quand ils sont seuls en présence des policiers ?

M. Denis COLLAS : Bien sûr. Ils nous demandent parfois de ne pas inscrire dans le procès-verbal certaines confidences.

M. le Président : Et la présence de l'avocat, qu'en pensez-vous ?

M. Denis COLLAS : Dans la pratique, les avocats ne viennent pas dès la première heure, d'une part parce qu'ils n'ont pas les moyens de répondre à toutes les sollicitations, d'autre part parce qu'ils ne voient pas forcément l'intérêt de venir tout de suite. Et ceux qui y viennent n'assurent pas ensuite les autres visites ! Cette réforme pourrait donc s'avérer assez lourde à mettre en œuvre pour les avocats.

M. le Président : J'apprécie votre sollicitude à l'égard des avocats, mais quel est le point de vue des policiers ?

M. Denis COLLAS : Si un gardé à vue demande à voir un avocat, et que l'avocat ne peut pas venir, nous sommes obligés de l'attendre, ce qui retarde d'autant l'enquête.

M. le Président : Les magistrats ont eu les mêmes réticences et les mêmes arguments lorsqu'il s'est agi, il y a un siècle, d'introduire l'avocat dans le cabinet du juge d'instruction.

Que pensez-vous, par ailleurs, du rattachement de la police judiciaire au ministère de la justice, ou du moins, sur le plan fonctionnel, au juge d'instruction ? En 1998, une loi a d'ailleurs été soumise au Parlement pour qu'à titre expérimental, et dans le ressort de quelques cours d'appel, la police judiciaire soit rattachée au ministère de la justice.

M. Olivier DAMIEN : Le cadre procédural dans lequel nous évoluons aujourd'hui permet de mener les enquêtes policières dans de bonnes conditions. Je ne suis pas certain que le fait de placer la police judiciaire sous l'autorité du ministère de la justice représente un progrès. Les pays qui en font l'expérience n'en retirent pas forcément de bénéfice.

Les policiers français ont acquis un certain savoir-faire, ils travaillent avec les magistrats dans un cadre procédural qui est certes à améliorer, avec de nouveaux modes de coopération, mais placer la police judiciaire sous l'autorité du ministère de la justice ne présente pas un intérêt évident pour l'enquête.

M. le Rapporteur : Vous connaissez l'expression de « religion de l'aveu », mais vous savez comme nous que nombre de personnes gardées à vue, du fait des conditions de la garde à vue et des pressions, au moins morales, qui sont exercées sur elles, sont poussées à l'aveu, avant de se rétracter devant le juge. Comment préserver les garanties de la personne gardée à vue durant cette période qui a beau être importante pour l'enquête, n'en est pas moins, tout d'abord, privative de liberté ?

Plusieurs pistes sont évoquées, qu'il s'agisse de la présence de l'avocat dès la première heure, mais en véritable défenseur cette fois, et non plus en simple « assistant social » chargé de vérifier si tout va bien, ou de l'enregistrement de l'audition.

Vous prétendez que cela créerait un déséquilibre au niveau de l'enquête, mais ne serait-ce pas justement parce que la garde à vue intervient trop tôt ? Ne devrait-elle pas intervenir à la fin de l'enquête, lorsque suffisamment de preuves ont été réunies ?

M. Olivier DAMIEN : Nous n'y serions pas hostiles. En vérité, pourquoi avoir fait aujourd'hui de la garde à vue un préalable ? Parce que la personne gardée à vue a des droits - voir un médecin, consulter un avocat - qui font que la garde à vue s'impose presque d'elle-même.

M. le Rapporteur : Vous pensez donc qu'elle intervient trop tôt dans un certain nombre de cas ?

M. Olivier DAMIEN : Sans doute, mais parce que c'est aussi le moyen de permettre à certaines personnes mises en cause de bénéficier de droits.

M. le Rapporteur : Je ne peux vous suivre dans ce raisonnement ! Entre une personne laissée libre, qui peut librement consulter de son côté un médecin ou un avocat, et une personne gardée à vue, il y a tout de même une différence !

M. Olivier DAMIEN : N'oublions pas que cette personne a commis une infraction qui justifie aussi le placement en garde à vue, d'autant plus qu'elle bénéficiera alors de droits.

M. le Rapporteur : Mais quels sont ces droits ? Rencontrer un avocat ? S'il n'a pas accès au dossier, quels droits aurait une personne gardée à vue que n'aurait pas celle laissée en liberté ?

M. Olivier DAMIEN : Certes, l'avocat n'a pas accès au dossier, mais il peut tout de même s'entretenir avec la personne gardée à vue, rédiger ensuite des conclusions, faire un certain nombre de choses. Il ne faut pas non plus réduire cet entretien à un simple « Bonjour - au revoir ».

Cela étant, nous ne sommes pas opposés à l'évolution de la garde à vue, mais c'est notre rôle que de vous mettre en garde contre le déséquilibre qui pourrait s'instaurer du fait de la présence de l'avocat durant toute la garde à vue.

M. le Rapporteur : S'il y a un équilibre à rétablir, ne serait-ce pas justement du côté de la personne gardée à vue ? En quoi la présence de l'avocat serait-elle de nature à créer un déséquilibre ?

M. Olivier DAMIEN : Tout simplement parce que la présence de l'avocat dès la première heure et sur l'ensemble de la procédure, avec accès au dossier, nécessite une certaine préparation, et c'est autant de temps qui ne sera pas consacré à l'enquête. Si l'on multiplie encore les contraintes procédurales, où est la plus-value pour l'enquête ? N'oublions pas que le but des services de police est de conduire une enquête pour rassembler des preuves, à charge et à décharge, et qu'on ne peut pas se baser uniquement sur des erreurs commises à titre individuel.

Je le répète, nous sommes favorables à l'aménagement de la garde à vue. Le syndicat des commissaires ne s'est jamais opposé à la présence de l'avocat dès la première heure.

M. le Rapporteur : C'est aussi parce que la présence de l'avocat, y compris dès la première heure, avait peu d'incidence sur le travail des enquêteurs, sauf si l'avocat recommandait à son client de ne répondre à aucune question...

M. Olivier DAMIEN : Ce qui arrive ! La présence de l'avocat dès la première heure, avec accès au dossier, aura forcément des répercussions sur le déroulement de l'enquête, et il faudra en tenir compte.

M. Denis COLLAS : Nous ne sommes pas opposés au fait d'informer l'avocat des charges existantes, mais il faut bien prendre conscience du risque de fuite. Si l'on démantèle un réseau de stupéfiants et que l'on communique toute la procédure à l'avocat, il y aura toujours le risque qu'il en fasse un mauvais usage.

M. le Rapporteur : Les avocats ont tout de même des devoirs et ils encourent des sanctions pénales en cas de faute de ce genre, on l'a encore vu récemment !

M. Denis COLLAS : Il est vrai que l'on pourrait communiquer les charges aux avocats...

M. le Rapporteur : Et que pensez-vous de la présence de l'avocat aux interrogatoires de garde à vue ?

M. Denis COLLAS : Nous n'y sommes pas opposés, à condition de définir clairement le rôle de l'avocat, et de déterminer notamment s'il intervient ou non au cours des auditions, car si c'était le cas, le policier deviendrait une sorte de juge d'instruction, l'audition de garde à vue ne se distinguerait plus vraiment de l'audition de première comparution, et perdrait de son sens.

M. le Rapporteur : Pour reprendre l'exemple du démantèlement de trafic de stupéfiants, l'avocat n'intervient dans ce cas qu'à la 72e heure tout de même...

M. Denis COLLAS : Il me semblait que vous parliez de la présence de l'avocat aux auditions, dès la première heure...

M. le Rapporteur : Comment répondre à tous ceux, très nombreux, qui nous parlent de la « religion de l'aveu » ? Quand un aveu est obtenu, l'affaire est bouclée, pour parler de manière triviale. Des pressions morales auraient tout de même été exercées, nous a-t-on dit...

M. Denis COLLAS : Nous ne sommes pas opposés au principe d'un enregistrement, du moins audio car un enregistrement audiovisuel serait assez pesant. C'est vrai que nous le faisons pour les mineurs, mais les locaux sont adaptés. Il faudrait, à tout le moins, adapter nos locaux.

M. le Rapporteur : À défaut d'un enregistrement audiovisuel et de la présence de l'avocat dès la première heure avec accès au dossier, que proposez-vous pour que les personnes gardées à vue ne soient plus soumises à une pression telle qu'elles sont prêtes à dire n'importe quoi pour sortir ?

M. Olivier DAMIEN : Il est vrai que les pressions exercées lors de la garde à vue sont réelles. Nous devons aujourd'hui clarifier le fonctionnement de cette procédure judiciaire, car dans les commissariats trop d'enquêteurs travaillent chacun de leur côté, et il devient de plus en plus difficile de coordonner leurs actions et d'exercer un quelconque contrôle hiérarchique.

Par ailleurs, il faudrait vraiment mettre en œuvre tout ce qui existe en matière de contrôle. Le fait que certains acteurs, pour diverses raisons que je ne juge pas, ne suivent pas les prescriptions qui leur sont données, contribue à fragiliser le processus même de la garde à vue.

On ne peut pas, pour autant, faire de l'avocat le garant du bon fonctionnement de la garde à vue, ce serait, d'un point de vue déontologique, difficilement acceptable par les policiers.

M. le Rapporteur : L'avocat serait plutôt garant du respect des droits de la défense. À vous entendre, on a presque envie de vous demander ce qu'il y a à cacher...

M. Olivier DAMIEN : Il n'y a rien à cacher, mais nous devons trouver dans l'organisation de nos propres services une manière de rétablir ces différents types de contrôle de l'action policière. Les magistrats eux-mêmes nous disent crouler sous les affaires et être incapables de discerner ce qui est important de ce qui ne l'est pas, de les filtrer.

Outre que ce serait un bon point pour la transparence et la préservation des libertés individuelles, cela permettrait de redonner à l'ensemble de la filière judiciaire toute la liberté d'expression qui doit être la sienne.

M. le Rapporteur : Cela reste très théorique. Comment améliorer concrètement les garanties de la personne gardée à vue, sachant qu'en dehors des terroristes ou des grands trafiquants, souvent bien préparés à cette épreuve, les personnes gardées à vue, qu'on a interpellées à six heures du matin sans préavis et maintenues isolées du monde extérieur pendant vingt-quatre heures, avec des interrogatoires qui se succèdent, sont bien en situation de faiblesse, sans parler des conditions matérielles qui, nous dit-on, sont déplorables ? Que peut-on faire, donc, sans entraver l'action de la police ? N'a-t-on pas trop facilement recours à la garde à vue alors que, dans nombre de cas, de simples interrogatoires pourraient suffire ?

M. Olivier DAMIEN : Certainement, mais de plus en plus, la garde à vue est prescrite par le parquet ! Dans de nombreux cas, la garde à vue n'est pas nécessaire, mais ce sont les pratiques qu'il faut faire évoluer.

Il est vrai aussi que les conditions de la garde à vue doivent changer. La France compte environ 800 sites de garde à vue et 2 000 cellules. Chaque année, un budget est consacré à la réfection de certaines d'entre elles, car il est évident que les locaux doivent être décents, que les personnes doivent pouvoir dormir et se nourrir normalement.

Par ailleurs, les problèmes de surcharge de travail et d'absence de contrôle hiérarchique ne sont pas que théoriques, car le premier garde-fou contre les dérives dans un commissariat reste la hiérarchie.

M. le Rapporteur : S'agissant du recueil de la parole de l'enfant, un texte oblige, sous réserve de l'accord de l'enfant, à enregistrer de manière audiovisuelle ses déclarations. Pensez-vous qu'il faille rendre cet enregistrement obligatoire dans tous les cas, même en l'absence d'accord de l'enfant ?

M. Denis COLLAS : Ce serait envisageable.

M. le Président : Je suppose que vous avez suivi nos débats...Je me souviens en particulier de Mme Marécaux décrivant les conditions dans lesquelles son domicile avait été perquisitionné, les insultes des enquêteurs. Je me souviens encore de Mme Duchochois nous racontant qu'elle avait été giflée au cours de sa garde à vue. En êtes-vous surpris ? Choqué ? Est-ce courant ?

M. Olivier DAMIEN : Je suis choqué, bien sûr, et je le suis d'autant plus que ces actes ne sont pas courants. Plusieurs dizaines de milliers de garde à vue sont décidées chaque année, et la plupart se déroulent normalement. Ces actes sont anormaux. Quand la culpabilité d'un policier est avérée dans ce genre d'actions, il doit être sévèrement puni.

Il est évident qu'il faudra améliorer la formation, insister davantage sur la déontologie, restaurer la hiérarchie.

M. Georges FENECH : Je regrette que ce syndicat de commissaires ne soit pas plus connu, car ce sont les OPJ qui mènent les enquêtes, et ce qu'ils ont à nous dire est essentiel.

Au fond, les avocats et les commissaires sont favorables à la présence de l'avocat dès la première heure, tandis que ce sont les magistrats qui opposent le plus de résistance car ils craignent de verser dans une procédure de type accusatoire, et s'accrochent à leur fonction de juge d'instruction.

Je vous connais bien et je sais que vous appelez de vos vœux depuis un certain nombre d'années le remplacement du juge d'instruction par un juge de l'enquête et de l'instruction. C'est un véritable réquisitoire de l'enquête que vous venez de dresser - hybride, dépassée, inefficace.

Par ailleurs, lors de cette affaire, il s'est avéré que le juge d'instruction avait procédé à l'audition d'un certain nombre de personnes mises en examen, sans que les officiers de police judiciaire n'interviennent. On voit bien cette ambiguïté du juge d'instruction qui mène sa propre enquête, et on finit par ne plus savoir qui est le juge, qui est l'enquêteur, où se place l'avocat. Cette procédure ne tient plus la route.

Expliquez-nous clairement le type de procédure que vous souhaitez.

M. Olivier DAMIEN : Il est vrai que, depuis quelques années, la procédure s'est peu à peu déséquilibrée au fil des réformes, le juge d'instruction a peu à peu perdu quelques-uns de ses pouvoirs, de nouveaux magistrats sont arrivés, comme le JLD. La procédure a tellement évolué qu'elle oscille aujourd'hui entre l'accusatoire et l'inquisitoire, mais nous ne pourrons pas éternellement rester au milieu du gué, et il faudra bien choisir un jour.

De là est née l'idée d'évoluer vers une procédure que nous avons appelée « contradictoire », qui emprunterait à l'accusatoire, tout en conservant son aspect secret et écrit.

Selon nous, la meilleure manière de rétablir l'équilibre des pouvoirs serait de confier au parquet les fonctions d'accusation - la mise en accusation par le parquet, dans notre esprit, pourrait remplacer la mise en examen, dès lors que les charges présentées par les OPJ seraient suffisantes. Le parquet contrôlerait toujours la légalité des actes accomplis par la police judiciaire, et pourrait demander un certain nombre d'actes d'enquête.

Les OPJ et les APJ seraient chargés de conduire l'enquête, après mise en accusation par le parquet, avec les mêmes garanties que devant le juge d'instruction.

Enfin, le juge d'instruction se positionnerait en arbitre et donnerait éventuellement des pouvoirs de coercition à la police judiciaire.

Dans ce contexte, nous donnerions à la défense la place qui lui revient - présence de l'avocat dès la première heure, accès au dossier, suivi de la personne gardée à vue.

Ce serait une piste de réflexion intéressante pour faire évoluer la procédure.

M. Gilles COCQUEMPOT : Nous avons auditionné un de vos collègues de la SRPJ de Lille, le commissaire Masson, qui a été directeur d'enquête dans l'affaire d'Outreau, et j'ai cru percevoir, moi qui ne suis pas juriste, qu'il y avait une différence de niveau entre un interrogatoire mené dans un commissariat de quartier comme celui de Boulogne, et celui mené par des spécialistes de la SRPJ, ce qui pose la question des moyens en matière de recueil de la parole. Ne faudrait-il pas des lieux adaptés ? Nous sommes en ce moment filmés, mais je ne suis pas certain que vous vous soyez aperçus de la présence des caméras. Et certaines peuvent être encore plus discrètes, et ne pas gêner du tout la personne gardée à vue. À mon avis, la question de l'enregistrement devrait être facilement résolue.

Par ailleurs, le recueil de la parole de l'enfant étant très délicat, serait-il possible qu'une personne spécialisée assiste l'enquêteur - de manière très discrète, grâce à une oreillette par exemple - et le conseille en fonction de la gestuelle de l'enfant, de ses réactions...

M. Denis COLLAS : Certains personnels de la police judiciaire peuvent en effet être spécialisés - affaires financières, proxénétisme, stupéfiants... -, et cette spécialisation s'acquiert avec l'expérience. C'est vrai que les enquêteurs d'un commissariat sont beaucoup plus polyvalents que ceux de la SRPJ. Il faut trouver un juste milieu, mais le découpage actuel des services spécialisés est indispensable.

Rien n'interdit, dans les textes, à un magistrat, de saisir un commissariat plutôt qu'un SRPJ.

M. Olivier DAMIEN : Sur le recueil de la parole, la présence d'une caméra ne nous dérange pas, nous n'avons rien à cacher. Votre suggestion est intéressante, car en effet, nous ne pouvons pas tout savoir.

M. Gilles COCQUEMPOT : Je vous posais cette question car j'ai rencontré hier une jeune avocate qui me disait qu'elle enlevait sa robe d'avocate quand elle rencontrait de très jeunes enfants pour ne pas les impressionner.

M. Jacques FLOCH : 400 000 gardes à vue sont décidées chaque année, et seules 100 000 se concluent par une condamnation, ce qui veut dire que les trois quarts des personnes gardées à vue en ressortent libres, mais après avoir vécu quelques heures dans des conditions très difficiles. Comment établir un équilibre entre la nécessité, pour vous, de faire votre travail, et celle de ne pas perturber trop gravement la personne gardée à vue ?

Dans les années 1999-2000, je me souviens qu'à l'occasion de la loi de juillet 2000, le ministre de l'intérieur nous avait demandé de présenter devant vos grands patrons nos projets en matière de garde à vue, et on nous a tout simplement accusés d'être les complices du grand banditisme, sous prétexte que nous tentions de limiter la garde à vue !

Je comprends les difficultés des policiers chargés de mener les interrogatoires, mais beaucoup de pays démocratiques ont essayé de trouver un équilibre entre la garantie des libertés individuelles, et le travail des policiers.

Vous dites que vous êtes favorables à la présence de l'avocat dès que la personne concernée le demande, mais que vous craignez que certains avocats ne fassent pas un bon usage des éléments d'enquête qui pourraient leur être fournis. Jusqu'où, selon vous, pourrions-nous autoriser les avocats à accéder au dossier sans que cela entrave le travail de la police ?

Enfin, je rappelle que nous avons instauré le principe de l'enregistrement vidéo des auditions des enfants pour les protéger et leur épargner de multiples interrogatoires. Il y a eu un dysfonctionnement extraordinaire à Outreau : on a demandé à une fillette de cinq ans si, en vertu de l'article tant du code de procédure pénale, elle acceptait d'être filmée, et l'enfant de répondre « En vertu de l'article tant du code de procédure pénale, je ne veux pas être filmée », tout simplement parce que la caméra était en panne !

M. Olivier DAMIEN : C'est vrai que nous avons souvent recours à la garde à vue, mais c'est le cadre procédural qui nous y a poussés. Je suis conscient que, dans un certain nombre de cas, nous pourrions l'éviter, à tel point qu'il m'est arrivé, lorsque j'étais en service, d'interroger des personnes mises en cause, sans pour autant les placer en garde à vue. C'est possible, mais cela dépend de l'enquête, de l'affaire, autant de paramètres qu'il est difficile de normer.

Vous demandez par ailleurs dans quelle mesure on peut autoriser l'avocat à accéder au dossier. Nous craignons que des mesures supplémentaires viennent accentuer encore le glissement vers un nouveau cadre procédural. On peut, certes, rajouter une touche d'accusatoire, mais si vraiment nous voulons avancer, sautons le pas.

Comprenez bien que ce sont nos enquêteurs qui devront gérer toutes ces contraintes procédurales supplémentaires, et il faudra y réfléchir. Quand une affaire importante se produit à trois heures du matin, qu'un avocat se présente, et qu'il faut lui donner une copie de la procédure, des problèmes tout bêtes de photocopieuse vont se poser. Cela peut paraître idiot, mais c'est une réalité et il faut l'intégrer.

Nous voulons bien transmettre le dossier à l'avocat, mais il faudra être très rigoureux sur le respect du secret professionnel.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : L'obstacle que vous évoquez est fort, mais concerne d'abord les dossiers qui font l'objet d'une instruction, lesquels ne représentent que 5 % des affaires. Tous les dossiers ayant une connotation pénale font l'objet de la procédure d'investigation de la police qui, du même coup, ouvre le champ de la garde à vue. Celle-ci concerne donc tous les dossiers, alors que la problématique de l'instruction, de la dualité des commissions rogatoires, n'en concerne qu'une infime partie.

Dans le cadre actuel, l'instrument de la privation de liberté est envisagé comme l'instrument de l'investigation, ce qui fait problème. Pourquoi ne pas imaginer que l'audition de la personne concernée ne puisse être que l'aboutissement que d'un certain nombre de démarches ? Je signale au passage que la loi « Perben 2 » fournit des instruments hors du commun, au niveau européen, qui auraient pu être utilisés dans l'affaire d'Outreau !

N'est-on pas capable de construire des déontologies acceptées, car tout le monde est comptable des droits fondamentaux, avec des instruments de contrôle ?

La garde à vue, la privation de liberté doivent rester du domaine de l'extraordinaire. La déontologie repose d'abord sur l'acceptation par tous de tous les acteurs. L'avocat doit accepter le rôle de la police, et réciproquement. Ne peut-on ouvrir un débat entre les policiers, les juges, les avocats, sur cette question de déontologie ?

M. le Rapporteur : Je rappelle que l'article 706-73 du code de procédure pénale n'aurait pas pu s'appliquer à l'affaire Outreau, car il concerne la criminalité organisée.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : J'attends que la Cour de cassation définisse la criminalité organisée !

M. Olivier DAMIEN : Il faut un cadre procédural adapté. Les commissaires sont favorables à l'évolution du droit, à condition que cette évolution ne concerne pas qu'une infime partie de la procédure. Ayons une vue d'ensemble.

Mme Arlette GROSSKOST : Je vous félicite de la réflexion approfondie que vous avez menée sur tous les stades de la procédure.

On a beaucoup parlé du désastre médiatique qui aurait contribué au désastre judiciaire. La presse vous utilise, mais vous utilisez aussi la presse. Pourriez-vous nous en dire un peu plus ?

Par ailleurs, que pensez-vous de la notion de « trouble exceptionnel persistant à l'ordre public » par rapport au contrôle judiciaire ?

M. Olivier DAMIEN : Il est évident qu'un commissaire de police travaille avec les journalistes. C'est un vecteur intéressant pour faire passer des messages, mais il faut bien faire attention à la manière dont ils seront interprétés.

La loi a posé des règles claires sur le respect de la présomption d'innocence, mais peut-être faudra-t-il les réaffirmer par rapport à certains journalistes.

De même, nous, policiers, devons également faire notre mea culpa, car nous devons être discrets et rigoureux dans nos enquêtes.

Pour ce qui est du contrôle judiciaire, je reconnais que le recours à la notion d'ordre public est assez délicat. Dans certains cas, le risque de trouble à l'ordre public est réel, dans d'autres moins. Il est difficile d'en mesurer la portée, et peut-être la décision devrait-elle être collégiale... Rejeter en bloc cette notion serait, à mon sens, très dangereux.

M. Léonce DEPREZ : Un consensus s'est évidemment dégagé : nous sommes tous favorables à une police judiciaire plutôt qu'à une justice policière. Ce sont des mots qui m'ont marqué, et nous devrons les traduire dans les propositions de réforme que nous ne manquerons pas de faire dès cette année. Mais il faut aller jusqu'au bout.

Nous avons été très frappés, lorsque nous avons entendu un capitaine de police évoquer plusieurs enquêtes, de réaliser qu'il semblait totalement sous la dépendance du jeune juge d'instruction. Lorsqu'on lui demandait les raisons de tel ou tel acte, il répondait invariablement que c'était le juge qui l'avait souhaité. C'est tout à fait contraire à ce que nous voulons. L'enquête, si elle était menée comme vous le dites, et n'avait pas été sous la dépendance du juge d'instruction, n'aurait sans doute pas conduit à ce désastre.

Par ailleurs, vous avez dit « police-territoire-justice ». La police, et les élus locaux s'en rendent bien compte, colle à la peau du territoire, et doit être l'expression de la sécurité sur le territoire, ce qui la distingue de la justice, qui doit être rendue à un niveau supérieur et qui concerne l'ensemble de la vie en société. Mais pour que la police puisse jouer ce rôle, il faut une formation et une éthique.

Ne devons-nous pas développer la formation de la police, pour qu'elle puisse jouer un plus grand rôle qu'aujourd'hui, cette formation devant aller jusqu'à exiger des policiers une certaine tenue, une certaine éducation au langage et à l'interrogation des adultes et des enfants, pour changer l'image de la police ? La police doit être formée à des tâches qui dépassent celles qui sont les siennes aujourd'hui.

M. Olivier DAMIEN : Où dois-je signer ? Les commissaires, les chefs de service souscrivent pleinement à vos propos, d'autant plus qu'aujourd'hui, ils passent la moitié de leur temps à faire de la gestion interne, en prenant en compte les problématiques que vous avez évoquées - tenue des policiers, accueil de nos concitoyens... C'est notre préoccupation quotidienne, et nous soutenons toutes les actions en faveur d'une amélioration de notre image, mais surtout du service rendu. Le syndicat des commissaires fera tout vous aider dans cette tâche.

Par ailleurs, l'implantation de la police sur tout le territoire est une de ses forces. Nous devons nous retrouver à tous les niveaux de ce territoire, nous organiser en conséquence, et faire que les directions de la police nationale soient aujourd'hui complètement recentrées sur leur cœur de métier. La direction de la sécurité publique doit faire de la sécurité publique.

M. Léonce DEPREZ : Il est nécessaire, pour le nouveau siècle, de faire que les locaux de la sécurité publique soient dignes de leur nom de locaux de la sécurité publique. Tous ces incidents liés aux gardes à vue sont aussi une conséquence de l'insalubrité des locaux.

Je connais les locaux de tous les commissariats du Pas-de-Calais, et leur situation est impensable ! Dans ma commune du Touquet, je veux transférer le commissariat dans un local public très différent, mais je sais que cela va choquer !

Vous semblez perturbé, à propos de l'enregistrement des auditions, par la question des moyens techniques, mais si les locaux permettaient d'auditionner dans d'excellentes conditions matérielles, dans des locaux irréprochables, avec des policiers en tenue élégante, adaptée à leur fonction, ne croyez-vous pas que cela changerait complètement le climat ?

Il faut faire des propositions au niveau de l'État, mais aussi au niveau des territoires qui veulent accueillir une police, pour que les collectivités locales fassent des efforts, en lien avec l'État.

M. le Président : Ce n'est pas leur rôle, elles sont déjà surchargées ! C'est le rôle de l'État.

M. le Rapporteur : Elles doivent déjà entretenir des polices municipales.

M. Léonce DEPREZ : Je parle de la police nationale, et c'est en effet à l'État de la prendre en charge, mais encore faut-il que l'on propose à l'État des locaux dignes de la fonction de la police.

M. Olivier DAMIEN : 85 % du budget de la police nationale sert à rémunérer les personnels. Seuls 15 % sont consacrés à l'investissement - quand il n'y a pas de gel budgétaire. Nous avons à plusieurs reprises proposé la mise en œuvre d'un plan pluriannuel affecté à des constructions et des rénovations.

M. le Président : Je vous remercie.

Table ronde intitulée : « La réforme de l'instruction : l'avis des organisations professionnelles - le regard du droit comparé » réunissant : Mme Catherine VANDIER, membre du bureau de l'Union syndicale des magistrats,
M. Christophe REGNARD, vice-président du conseil national
de l'Union syndicale des magistrats,
M. Luc FONTAINE, procureur-adjoint au tribunal de grande instance de Grenoble,
Mme Geneviève GIUDICELLI-DELAGE, professeur à l'université Paris-I,
Mme Délou BOUVIER, secrétaire générale adjointe du Syndicat de la magistrature,
M. Ollivier JOULIN, membre du Syndicat de la magistrature,
M. Claude CHOQUET, président de l'Association française
des magistrats instructeurs,
M. Frank NATALI, président de la Conférence des bâtonniers,
M. Paul-Albert IWEINS, président du Conseil national des barreaux,
M. Yves REPIQUET, bâtonnier de l'Ordre des avocats du barreau de Paris



(Procès-verbal de la séance du 23 mars 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Mesdames, Messieurs, je vous remercie d'avoir répondu à l'invitation de notre commission d'enquête, chargée, je le rappelle, de formuler des propositions pour éviter le renouvellement des dysfonctionnements de la justice constatés dans l'affaire dite d'Outreau. Dans ce cadre, nous poursuivons aujourd'hui avec vous notre réflexion sur la réforme de l'instruction. L'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je me suis interrogé sur la nécessité de vous faire prêter serment, puisque vous n'êtes pas auditionnés à proprement parler mais, dans un souci de parallélisme des formes que les juristes que vous êtes comprendront certainement, je vais néanmoins vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(Les personnes auditionnées prêtent successivement serment).

La commission va procéder maintenant à votre audition, qui fait l'objet d'un enregistrement.

Mme Catherine VANDIER : À ma sortie de l'ENM, j'ai exercé les fonctions de juge d'instruction pendant quatorze ans dans une petite juridiction. Je suis actuellement vice-présidente d'une de ces juridictions, où j'exerce aussi la fonction de juge des libertés et de la détention. Les collègues qui m'accompagnent ont également été juges d'instruction.

Les réformes qui se sont succédé se sont souvent contredites, au rythme effréné des cas particuliers médiatisés. Elles ont toujours été faites sans étude d'impact, sans moyens, sans vision globale, et elles ont abouti à une procédure sans cohérence, génératrice d'insécurité juridique et de danger sur le plan technique. Des avocats parisiens ont ainsi mis au jour pas moins de 2 600 sources de nullité possibles.

Après l'affaire dite d'Outreau, vous vous êtes donnés pour mission, après avoir examiné les causes éventuelles de dysfonctionnement de la justice, de proposer des réformes. Votre responsabilité est grande, car les citoyens attendent beaucoup de vous et les magistrats aussi. Espérons que, pour une fois, vous saurez éviter les écueils auxquels se sont heurtés vos prédécesseurs. Espérons que vous ne succomberez pas aux sirènes qui vous incitent à anéantir tout un édifice en faisant disparaître le juge d'instruction et l'ENM et en séparant le siège du parquet, sans propositions sérieuses alternatives, ce qui aboutirait à désarmer la justice pénale, alors que la délinquance, elle, ne désarme pas.

Pour ce qui nous concerne, magistrats responsables, raisonnables, nous vous ferons des propositions réalistes, sans bouleverser l'ensemble de l'édifice procédural. Mais ces réformes, quelles qu'elles soient, ne se feront en aucun cas sans moyens humains, matériels et budgétaires. Oui, il faut améliorer l'instruction, mais cela doit se faire dans une perspective de cohérence et de simplification des procédures. Il faut, aussi, à l'évidence, réformer en profondeur la détention provisoire.

Nous souhaitons, avant toute chose, rappeler l'attachement profond de l'USM à l'institution même du juge d'instruction tel qu'il existe actuellement, et nous faisons nôtres, pour partie, les observations de M. Pradel, qui vous a brillamment expliqué ce qui milite en faveur de la pérennité du système. Quels sont ses avantages ? Le juge d'instruction est un magistrat indépendant du pouvoir exécutif et la procédure d'instruction permet l'exercice du débat contradictoire au stade des investigations. Et M. le bâtonnier Natali d'observer, dans son discours de janvier 2006, que l'instruction est « le seul espace où peuvent avoir lieu des débats contradictoires en dehors de l'audience. Curieusement, c'est elle que l'on voudrait supprimer. »

À supposer que l'on supprime le juge d'instruction, par quel dispositif le remplacerait-on ? Le travail de mise en état du dossier et de recherche de la vérité, il faut bien que quelqu'un le fasse ! Comment envisager de le confier en intégralité au parquet, déjà débordé par ses tâches traditionnelles et rattaché statutairement au garde des Sceaux ? Savez-vous comment fonctionne, dans bon nombre de parquets, la chaîne pénale et plus particulièrement les bureaux des enquêtes pénales, chargés d'assurer le suivi et la mise en état des dossiers qui ne passent pas entre les mains d'un juge d'instruction ? Très mal.

Rappelez-vous que lorsque Mme Delmas-Marty proposait, il y a une quinzaine d'années, de supprimer le juge d'instruction, elle proposait en corollaire l'indépendance des magistrats du parquet vis-à-vis de l'exécutif et une augmentation significative des moyens. Êtes-vous prêts à aller dans cette direction ? Si tel n'était pas le cas, on assisterait à une extraordinaire régression des libertés publiques, n'existant dans aucun autre pays européen démocratique. L'Italie, l'Allemagne, la Hongrie n'ont pas de juge d'instruction, mais tous ont un parquet indépendant de l'exécutif.

Enfin, si toute l'instruction devait être confiée au parquet, il faudrait donner des moyens considérables à la défense, notamment en termes d'aide juridictionnelle, pour assurer l'égalité des armes que revendiquent les avocats. À défaut, vous favoriseriez les délinquants les plus nantis qui seraient nécessairement les mieux conseillés et qui auraient les moyens de mener des enquêtes et des expertises parallèles. Les autres, les 95 % au moins de justiciables « ordinaires », auraient toujours affaire à une justice indigente qui, faute de moyens, ne leur donnerait pas la possibilité d'assurer une défense de qualité. Vous créeriez alors une justice à deux vitesses, une justice différente « selon que vous serez puissants ou misérables »... Le juge d'instruction, lui, traite équitablement tous les contentieux, quelle que soit la qualité du justiciable.

On reproche au juge d'instruction d'être à la fois un enquêteur et un juge et de n'instruire en réalité qu'à charge ; lui faire ces reproches, c'est méconnaître fondamentalement la réalité.

Sur le premier point, est-il le seul magistrat pénal à avoir cette double casquette ? À l'évidence, non. Les juges du fond, présidents des audiences correctionnelles, présidents de cours d'assises, peuvent eux aussi ordonner des suppléments d'information et juger ensuite l'affaire. Dit-on d'eux qu'ils sont schizophrènes ? Sur le second point, un quart au moins des dossiers ouverts à l'instruction se terminent par des non lieux, preuve la plus évidente que, contrairement à ce que l'on entend dire ici et là, le juge d'instruction conduit bien ses investigations de manière impartiale.

Nous sommes toutefois conscients que le système de l'instruction peut être amélioré, et nous formulerons des propositions en ce sens. Il faut, en premier lieu, recentrer le travail du juge d'instruction sur ses fonctions fondamentales. L'instruction est inutile si elle n'apporte rien à la procédure. Il convient donc de réserver l'instruction aux procédures les plus complexes et de réfléchir au mécanisme actuel de la constitution de partie civile, qui a pour effet d'embouteiller de manière déraisonnable la plupart des cabinets d'instruction. Pour diminuer le nombre de ces constitutions tout en respectant le droit légitime des victimes d'accéder à la justice, on pourrait supprimer la règle selon laquelle « le criminel tient le civil en l'état », ce qui éviterait les nombreuses actions dilatoires destinées à paralyser les diverses instances. On pourrait aussi instituer un filtre au niveau du parquet, la victime ne pouvant se constituer partie civile qu'après que lui aurait été notifié un classement sans suite ou en cas d'inaction prolongée du parquet.

Il faut ensuite donner aux juges d'instruction les moyens de mieux travailler. À cet égard, une instruction de qualité suppose d'avoir à traiter un nombre de dossiers limités. Devoir gérer 150, voire 220 dossiers, comme c'était le cas à Pontoise il y a quelques années, ce n'est plus gérer, c'est subir. Il est temps de définir la charge normale d'activité d'un magistrat instructeur, celle qui lui permet d'exercer tous les contrôles édictés par le code de procédure pénale, sur la police judiciaire notamment, mais aussi de lancer les enquêtes et de procéder aux multiples auditions, confrontations et autres interrogatoires prévus par les textes.

Une instruction de qualité suppose aussi d'adjoindre au magistrat des auxiliaires compétents et disponibles. Est-il normal qu'en France la police judiciaire ne soit pas rattachée au ministère de la justice comme elle l'est dans la plupart des grandes démocraties européennes ? Est-il normal qu'il revienne au directeur départemental de la sécurité publique et au commandant de groupement de gendarmerie, qui dépendent du ministère de l'intérieur, de décider de l'affectation des enquêteurs au traitement de telle ou telle affaire ? Le rattachement proposé permettrait de constituer des équipes d'enquêteurs au service de l'instruction. Il aurait pour conséquence immédiate le raccourcissement des délais d'enquête, l'exécution actuelle des commissions rogatoires, qui demande souvent plusieurs mois, posant de réels problèmes.

Par ailleurs, la constitution des listes d'experts par les magistrats ne constitue pas une garantie suffisante de qualité. L'USM est favorable à la création d'un institut national de l'expertise qui aurait pour mission d'évaluer et d'inscrire les candidats experts. Mais pour disposer d'un vivier d'experts de qualité, il faut prévoir une rémunération convenable, à la hauteur de leurs compétences et de leur disponibilité. À cet égard, l'application des nouvelles dispositions budgétaires issues de la LOLF ne va pas sans poser problème, car les frais d'expertises entrent dans l'enveloppe des crédits dits limitatifs. Nous savons tous que dans bon nombre de juridictions, les experts ne sont plus payés faute de crédits. Dès lors, il est impossible aux magistrats instructeurs d'être exigeants quant au respect des délais. Je signale à ce sujet que la commission des experts médecins de Paris a adopté hier une motion dans laquelle ses 300 membres, qui n'ont pas été payés depuis décembre 2005, menacent de se mettre en grève. Au TGI de Perpignan, le total des vacations non encore payées aux experts s'élève à 15 000 euros. L'heure est grave, car le risque est grand de paralysie de la justice criminelle.

Enfin, est-il normal que le juge d'instruction soit amené à travailler seul avec son greffier, sans aucune assistance technique ? Ils sont loin les assistants de justice recrutés il y a quelques années pour effectuer les recherches de jurisprudence et le nécessaire travail de préparation des dossiers.

Les dossiers les plus complexes supposent des moyens spécifiques. Est-il normal que les magistrats instructeurs chargés des procédures les plus volumineuses et les plus techniques doivent gérer en même temps des dizaines de dossiers ordinaires ? Dans la célèbre affaire de pédophilie d'Angers, dont chacun a reconnu la qualité de l'instruction, un poste de juge d'instruction a été spécialement créé, après intervention de l'USM, pour décharger le magistrat chargé de l'affaire. Nous proposons la création d'un pool national dans lequel on pourrait puiser en cas de catastrophes ou de circonstances exceptionnelles.

Par ailleurs, le travail solitaire du juge d'instruction peut poser problème. De ce point de vue, la co-désignation est une piste de réflexion intéressante mais qui ne peut être érigée en solution à tous les maux. Elle existe déjà, et vous avez d'ailleurs modifié récemment, par la loi du 9 mars 2004 dite « Perben 2 », l'article 83 du code procédure pénale qui la régit. À l'évidence, pour les dossiers difficiles, il s'agit d'un réel apport. Mais, à moyens et à nombre de dossiers constants, c'est un leurre.

Sauf à envisager une véritable réforme de la carte judiciaire, dont les contours datent de 1958, il sera illusoire de mettre en place un véritable travail en équipe dans les petites juridictions. D'aucuns proposent la départementalisation des seuls services de l'instruction. À nos yeux, c'est une fausse bonne solution, qui pose plus de problèmes qu'elle n'en résout. Cela supposerait la départementalisation des parquets, des greffes, des juges des libertés et de la détention et des juges du fond, en un mot la suppression, non dite, des petites juridictions, et la mutualisation de la pénurie. Par ailleurs, qu'adviendra-t-il des juridictions départementales à juge d'instruction unique comme il en existe à Aurillac, à Gap, à Mende ou encore au Puy-en-Velay ? En outre, sur le plan matériel, on voit mal comment pourraient être accueillis dans des locaux judiciaires déjà exigus et souvent inadaptés des magistrats et des fonctionnaires supplémentaires. Y aura-t-il des moyens financiers suffisants pour louer de nouveaux locaux ? Comment envisager les multiples transfèrements des mis en cause induits par cette éventuelle réforme sans renforts des effectifs de gendarmes et de policiers ? Elle supposerait enfin des mesures sociales indispensables d'accompagnement, tant pour les magistrats que pour les fonctionnaires.

L'USM est, de longue date, favorable à une réforme de la carte judiciaire, mais après une étude d'impact de coût, et en tenant compte des spécificités locales...

M. le Président : Madame, l'USM s'étant déjà longuement exprimée devant notre commission, je vous prie de conclure pour que chacun ait le temps de prendre la parole.

Mme Catherine VANDIER : Je ne parlerai donc pas de la détention provisoire, qui est pourtant le problème principal dans cette affaire. Je conclurai, pour ce qui est de nos propositions de réforme de l'instruction, sur la nécessité de parachever son caractère contradictoire. Les parties disposent depuis de nombreuses années de multiples droits, dont celui de contester le placement en détention provisoire devant la chambre de l'instruction, mais ces droits ne sont pas toujours exercés ou ils le sont tardivement, ce que nous regrettons. Nous sommes favorables à l'instauration d'une sorte de contrat de procédure qui permettrait aux avocats, lors de la première comparution ou de la première audition de partie civile, de solliciter du magistrat instructeur la réalisation d'un certain nombre d'actes qui lui paraissent nécessaires. Par ailleurs, en fin de procédure, on pourrait envisager l'égalité des droits entre le parquet et la défense, avec notification de l'avis de fin d'information au parquet et, en parallèle, obligation faite aux avocats des parties d'adresser au juge d'instruction un mémoire sur les charges et la qualification juridique des faits.

Je m'abstiendrai de développer la partie de mon exposé dans laquelle je comptais traiter de la détention provisoire. Je me limiterai à vous dire que nos propositions à ce sujet tendent à instaurer la collégialité au sein d'un tribunal de la détention, à préciser les critères de placement en détention et notamment le critère d'ordre public, à harmoniser et à raccourcir les délais de détention.

Vous l'aurez compris, l'USM n'est pas opposée à une évolution de la loi pénale si elle va dans le sens de la simplification, avec une vision d'ensemble du système. Nous souhaitons une réforme qui simplifie le système et qui nous permette d'exercer nos fonctions dignement, dans le respect du justiciable.

M. Ollivier JOULIN : S'il vous plaît, Mesdames et Messieurs les parlementaires, faites une loi simple, pas tant pour nous, les juges, que pour les citoyens, auxquels s'applique la procédure pénale. Cette loi simple doit partir d'un principe fondamental, celui du procès équitable. Puisque le dispositif français, du fait de la Convention européenne des droits de l'homme, conduit à converger vers les autres dispositifs européens, il faut, sans abandonner ce qui fait le propre de la procédure française, adopter certains éléments de la procédure accusatoire qui nous paraissent bons et retenir certains éléments de la procédure inquisitoire.

La réforme ambitieuse que propose le Syndicat de la magistrature place chacun des acteurs à un niveau correspondant aux principes de la CEDH. Elle passe par l'indépendance du parquet, acquise dans beaucoup de pays européens. Le parquet, qui dirige l'action publique, dirige aussi déjà 95 % des enquêtes. Il est possible d'accroître encore les compétences de ses magistrats mais, en contrepartie, il faut déterminer des contrôles par des magistrats du siège et notamment par un juge de l'instruction. Le magistrat du parquet doit répondre au principe de l'égalité. Il revient donc au législateur de fixer par la loi les conditions de poursuite en fonction des textes d'incrimination.

Il faudra, je l'ai dit, passer de l'accusatoire au contradictoire et faire du juge de l'instruction un juge de la mise en état des affaires pénales. Le juge d'instruction a, on le sait, deux niveaux d'intervention : le contrôle de l'enquête et l'analyse effective des charges. Or, celle-ci est laissée de côté par notre dispositif légal. Actuellement, le juge d'instruction prononce une mise en examen qui n'est pas motivée et rend pour cela une ordonnance qui n'est pas susceptible d'appel mais seulement d'une requête en nullité. Le juge de l'instruction doit être à même de permettre aux parties de discuter précisément l'existence des charges à mesure que l'enquête avance, et leur incidence sur la qualification et sur le renvoi devant une juridiction.

Par ailleurs, il est légitime que le magistrat enquêteur fasse des actes qui ne soient pas contradictoires, car la procédure pénale doit parfois se faire avec des éléments de surprise. Néanmoins, lorsqu'il est porté atteinte aux libertés individuelles, ou lorsqu'il y a un risque d'atteinte aux libertés individuelles, un contrôle par le juge de l'instruction est nécessaire. Toutes les mesures coercitives - mandat, perquisition, garde à vue et singulièrement contrôle judiciaire et détention provisoire - doivent donner l'occasion d'un débat sur leur proportionnalité au regard des besoins de l'enquête par un magistrat du siège, le juge de l'instruction.

Le procès pénal connaît deux autres acteurs, qui sont la police judiciaire et la défense. Il va de soi qu'un parquet indépendant qui dirige les enquêtes doit être accompagné par une police judiciaire directement soumise à son autorité. Ce système prévaut en Suède et dans d'autres pays. Par ailleurs, pour assurer une véritable égalité des armes, il faut repenser la défense pénale devant le procureur de la République ou le juge de l'instruction. La défense doit être abordable, ce qui signifie l'existence de moyens permettant à tous les citoyens de la financer. Il faut également introduire le principe du contradictoire dans la procédure - caler, par exemple, l'expertise pénale sur l'expertise civile - pour permettre un réel débat sur les demandes d'actes devant le juge de l'instruction. Enfin, en cas de besoin, une véritable défense sociale doit pouvoir être assurée par un avocat de la défense sociale.

Ces propositions, énoncées de manière elliptique, correspondent à l'idéal vers lequel nous souhaitons que vous tendiez. Elles peuvent, s'il le faut, être entreprises par étapes, étapes que Mme Délou Bouvier vous présentera brièvement.

Mme Délou BOUVIER : La contribution écrite que nous vous avons remise contient des propositions d'amélioration de l'existant. Elles forment un tout qui peut donner lieu à une réforme globale, mais elles peuvent aussi être appliquées progressivement si la réforme globale est jugée trop audacieuse. Elles sont axées sur le renforcement de la collégialité, du contradictoire et de la publicité, et prévoient une audience devant la chambre de l'instruction au cours de laquelle le juge d'instruction serait tenu de justifier et l'avancement de son enquête et les charges. Je préfère m'en tenir là pour l'instant, et répondre à vos questions éventuelles après avoir entendu avec intérêt les autres intervenants.

M. le Président : Monsieur Claude Choquet, vous qui êtes président de l'Association française des magistrats instructeurs, dites-nous s'il faut vous supprimer ou vous réformer...

M. Claude CHOQUET : Notre association, la seule qui représente les juges d'instruction, est ouverte, sans exclusive politique ou syndicale, à tous ceux qui souhaitent réfléchir à la fonction, et elle mène depuis des années une réflexion de fond sur les questions abordées aujourd'hui. Cela me conduira à vous soumettre des propositions, dont nous aurions souhaité pouvoir débattre dans un cadre plus large. Les juges d'instruction, particulièrement affectés par l'affaire d'Outreau, parce qu'ils ont été mis en avant et parce que de tels drames sont extrêmement douloureux, ont accéléré leurs projets de réforme. Nous abordons ce débat avec confiance à votre égard, car nous ne sommes pas là pour défendre des intérêts corporatistes mais pour proposer des pistes de réforme conformes à l'intérêt des citoyens. L'affaire d'Outreau permet que se tienne le débat public que nous souhaitions de longue date ; nous y participons volontiers car, comme vous, nous souhaitons une bonne justice.

Dans cette affaire, qu'aucun de nous ne connaît précisément, deux choses frappent : la détention provisoire, car il est insupportable que ceux qui ont été acquittés soient demeurés détenus si longtemps ; le mécanisme d'enclenchement d'une erreur judiciaire, cette fois évitée d'extrême justesse, erreur judiciaire que nous redoutons tous.

Le placement en détention provisoire est motivé, selon les textes, par les nécessités de l'enquête, mais le maintien en détention devient illégitime quand l'enquête est mal orientée. Il y a donc un lien entre erreur judiciaire et détention provisoire, dispositif au demeurant très critiqué aujourd'hui et que certains proposent de supprimer. Il revient au législateur de fixer l'équilibre entre liberté et sécurité mais, dans les cas complexes de démantèlement d'associations de malfaiteurs, de trafiquants ou de réseaux de proxénètes, on voit mal comment aboutir à la manifestation de la vérité sans recourir à la détention provisoire. Pour autant, celle-ci doit être contrôlée. En effet, comment savoir, lorsque l'enquête commence, quel sera le sort final des mis en cause ? Qui parle de la détention provisoire de ceux qui ont été condamnés ?

Je constate que, dans cette affaire, le juge des libertés et de la détention n'a pas rempli son office. En réalité, il n'est pas surprenant qu'il ait failli, car il est le plus mal placé pour prendre les décisions gravissimes que l'on attend de lui puisque c'est un juge intermittent mais aussi un juge aveugle, qui ignore les détails de l'enquête. Nous proposons donc le renforcement de la collégialité pour ce qui concerne la détention provisoire, mais une collégialité optionnelle. On pourrait, en effet, envisager un mécanisme à double détente, telle que la décision pourrait être prise soit par le juge d'instruction, soit par une collégialité dont aurait été exclu le juge d'instruction impliqué dans l'enquête.

S'agissant précisément de l'enquête, tous les officiers de police judiciaires fondent leurs investigations sur des hypothèses, ce qui n'a pas d'incidence sur la suite sauf si les recherches sont fondées sur une hypothèse unique, terreau de l'erreur judiciaire. Tout enquêteur doit accepter d'être contredit, dérangé par d'autres hypothèses.

Comment, alors, rendre possible l'expression de la parole divergente ? D'abord, en séparant clairement les fonctions de poursuite et celles d'enquête : celui qui accuse ne peut être le directeur de l'enquête car il privilégiera spontanément les hypothèses favorables à l'accusation. Parallèlement, en favorisant l'expression la plus libre possible du contradictoire, au premier chef la défense. Enfin, en confiant la direction et le contrôle de l'enquête à une autorité indépendante de l'accusation et de la défense, suffisamment forte pour contrarier, si nécessaire, les premiers éléments de l'enquête afin de donner plus de poids aux arguments de la défense.

L'alternative au dispositif actuel couramment proposée aujourd'hui est de créer un juge de l'enquête. Le schéma est intellectuellement séduisant en ce qu'il institue une sorte de juge arbitre entre le procureur et la défense, mais il soulève de nombreuses difficultés. En effet, la conduite de l'enquête serait entre les mains de l'accusation. Comme, en l'état, le parquet est soumis à l'exécutif, se poserait inéluctablement la question de son indépendance, car on ne peut envisager une autonomie relative, aux contours impossibles à cerner et qui serait de ce fait source de tous les soupçons.

L'indépendance du parquet est-elle souhaitable ? Dans un État démocratique, ne revient-il pas au pouvoir exécutif de conduire la politique pénale ? D'autre part, qui ne perçoit le risque de voir se constituer des féodalités locales définissant leurs propres priorités, induisant une incohérence de l'action publique source d'inégalité de traitement des citoyens devant la loi ?

Par ailleurs, il n'est pas certain que la situation de la défense serait améliorée par un tel dispositif qui créerait une inégalité puissante entre les justiciables, bien mieux à même d'assurer le financement des investigations à décharge s'ils sont riches que s'ils ne le sont pas. Une telle procédure ne peut s'envisager que si l'on améliore parallèlement et considérablement le financement de la défense - mais qui contrôlera ce financement ? Et si, dans une autre hypothèse, le juge de l'enquête avait faculté d'ordonner au parquet les investigations sollicitées par la défense, qui accomplirait ces actes sinon l'agent de poursuite, c'est-à-dire l'accusation ? La police judiciaire ira-t-elle contre l'accusation ? C'est institutionnellement peu probable, et peu crédible. En tout état de cause, le juge de l'enquête sera impuissant si la défense est défaillante, sauf à redevenir juge d'instruction, impliqué dans l'enquête.

En d'autres termes, cette construction est séduisante mais illusoire. J'ai évoqué, au début de mon propos, le juge des libertés et de la détention. Si l'on adoptait le dispositif dont je viens de parler, le juge de l'enquête se retrouverait, comme le juge des libertés et de la détention, intermittent et solitaire et, pas plus que lui, il ne connaîtrait le fond de l'enquête.

Quelle est alors la solution possible ? Je ne dirai pas qu'en matière d'instruction, tout va bien. La solitude, l'inexpérience éventuelle du juge d'instruction - aggravée par le fait que les jeunes magistrats sont volontiers nommés dans les plus petits tribunaux - sont des maux réels. La gestion des carrières pose problème, car elle conduit à ce que des juges choisissent l'instruction sans compétence ni intérêt particulier pour l'exercice de la fonction. Une critique mérite aussi débat : celle selon laquelle la fonction de juge d'instruction, étant hybride, fait de celui qui l'exerce un être schizophrène, tenté de justifier les atteintes aux libertés par les besoins de l'enquête, et laisse ainsi s'installer une procédure fermée de nature à favoriser les erreurs judiciaires.

Pour autant, les avantages du dispositif ont été rappelés par la représentante de l'USM. Le magistrat instructeur est un magistrat indépendant. Il a le pouvoir de réorienter l'enquête et de demander des comptes. Il est contraint par la loi de répondre aux demandes d'actes de la défense qui a accès à tout moment à la procédure. Il met à la disposition des mis en cause et des victimes, puissants et misérables, les moyens de la puissance publique. Seulement, c'est là ce que disent les textes, mais cet idéal n'est pas toujours atteint car manquent les greffiers et les agents de catégorie C qui devraient faire les photocopies des dossiers qu'attendent les avocats. Sachez incidemment qu'à Marseille, d'où je viens, les avocats doivent les attendre deux mois... Les moyens manquent, c'est certain, et il faut les augmenter, mais cela ne suffira pas à faire cesser la solitude du juge face à ses dossiers ni à rendre moins difficiles la conduite et le contrôle d'enquêtes complexes. Je ne saurais non plus passer sous silence le manque d'ouverture à la parole divergente de la défense.

Notre association propose deux axes de réforme. Il s'agit, d'une part, d'améliorer l'efficacité de l'enquête en instaurant une instruction collégiale, d'autre part de renforcer significativement le contradictoire.

Allons au-delà de la co-saisine par la création d'une équipe de l'instruction, au sein de laquelle les collègues pourraient discuter des dossiers, des atteintes aux libertés publiques et des difficultés juridiques. Cela suppose, en particulier, de modifier l'article 83 du code de procédure pénale pour pouvoir discuter des dossiers dont nous ne sommes pas saisis. Nous le faisons à Marseille ; c'est en violation de la loi, mais cela fait avancer les choses. Outre ces regards croisés sur les dossiers, la création d'une équipe de l'instruction permettrait de réorienter plus facilement les enquêtes en cas de besoin. Elle aurait aussi pour effet de dépersonnaliser les dossiers, dont moins resteraient en souffrance en cas de congés ou de mutations. Elle instituerait enfin un heureux compagnonnage entre magistrats chevronnés et débutants, car l'instruction est un métier en soi ; il est difficile de conduire une enquête, de mener une équipe d'enquêteurs, d'être à l'écoute de chaque petite chose et de la parole divergente de la défense. Cela s'apprend sur le terrain. L'inclusion de jeunes collègues au sein d'équipes comptant des magistrats plus anciens serait une bonne chose.

Les conséquences probables d'une telle réforme seraient la refonte de la carte judiciaire, mais aussi le profilage des postes car tout le monde ne peut être juge d'instruction : il faut une appétence particulière, et ne pas être psychorigide. Le mythe du juge, chevalier solitaire face aux puissants, est fort et doit être brisé. Il faut aussi, j'y insiste, veiller, lorsque l'on affecte un magistrat instructeur, à mêler les âges et les compétences et, plus largement, instituer une véritable carrière de l'instruction. À ce jour, le seul juge d'instruction haut placé dans la hiérarchie est le juge Bruguière.

L'autre axe de réforme devrait être de renforcer le contradictoire, c'est-à-dire de resituer la place de l'accusation. Le juge d'instruction doit apparaître comme le juge de l'équilibre entre défense et accusation. À cette fin, notre association suggère de prévoir dans le cursus de la formation initiale de l'ENM une phase d'apprentissage commune aux futurs magistrats et aux avocats sur le contradictoire ; actuellement, les auditeurs de justice font un stage dans un cabinet d'avocat, mais cela ne suffit pas.

Il conviendrait, par ailleurs, dans le déroulement de l'instruction, d'introduire l'obligation de motiver la mise en examen, avec possibilité d'appel, de supprimer le filtre du président de la chambre de l'instruction lorsqu'un acte est rejeté et de notifier le réquisitoire définitif aux parties en leur laissant la possibilité de présenter des observations qui seront adjointes au dossier avant que le juge ne rende son ordonnance de renvoi ou de mise en accusation.

Ainsi le juge d'instruction serait-il en mesure de jouer pleinement son rôle, en rééquilibrant défense et accusation.

M. le Président : Je donne maintenant la parole aux représentants de la profession d'avocat.

M. Paul-Albert IWEINS : La profession d'avocat se réjouit de vos travaux. L'affaire d'Outreau a été un traumatisme, un révélateur, et c'est grâce à votre commission que ce débat existe. Vous avez parfois été critiqué, mais sans vous, ces intéressants débats n'auraient pas eu lieu.

Cela dit, cette affaire n'est pas l'affaire d'un homme, ce n'est pas un dysfonctionnement individuel. Il serait extrêmement dangereux et réducteur de considérer que c'est cette erreur qui nous réunit. Nous sommes tous à peu près d'accord aujourd'hui sur la nécessité de revoir le système.

Nous avons été témoins, au fil des années, de la dégradation des droits de la défense, tels qu'ils avaient été instaurés. Vous en voyez la consécration dans les auditions que vous avez menées. J'ai été frappé par cette répétition de M. Burgaud expliquant que ni la police ni le parquet ne lui avaient donné de signal d'alarme, comme si la défense n'était pas susceptible de le lui donner.

Trop souvent, un certain nombre de magistrats instructeurs fonctionnent en grande confiance avec le parquet et les services de police, tandis que la défense semble réduite à un rôle d'alibi ou de spectateur. Un acquitté d'Outreau ne disait-il pas qu'à l'instruction, l'avocat « ne sert à rien » ?

Nous souhaitons que vous puissiez faire des réformes réelles et immédiates à partir de tout ce qui se sera dit ce matin. Une de mes inquiétudes est que, si l'on se lance dans de très vastes réformes, nécessitant par exemple des modifications constitutionnelles, cela prenne du temps, alors qu'il est urgent de réformer.

En préalable à tous nos travaux, il nous faut résoudre deux questions fondamentales. Tout d'abord, dans quelle société voulons-nous vivre ? J'ai l'impression d'être né dans une société où l'on considérait qu'il valait mieux un coupable en liberté qu'un innocent en prison. C'était un sentiment largement partagé et l'un des fondements de la société démocratique. J'ai le sentiment que cette règle simple n'est plus partagée par tout le monde. Quand j'entends des représentants de diverses organisations, je me demande s'il ne s'est pas peu à peu intégré dans notre procédure pénale ce principe de précaution qui pollue trop souvent notre droit, et selon lequel il serait préférable de mettre trop de gens en prison, plutôt que de prendre le risque de laisser en liberté une personne potentiellement dangereuse.

On a sans doute par trop privilégié la sécurité à la liberté. Le principe de précaution ne doit pas exister en matière pénale. Il doit y avoir un consensus sur ce point. Les magistrats n'ont pas tort quand ils déclarent qu'ils se seraient sans doute fait insulter s'ils avaient remis en liberté telle ou telle personne soupçonnée de pédophilie. C'est vrai, nous devons avoir le courage, la représentation nationale en tête, d'affirmer que ces remises en liberté sont normales.

Par ailleurs, la justice est une mission régalienne fondamentale de l'État. Si les gens se sont organisés en société, à partir des sociétés les plus primitives, c'est pour confier à une personne plus âgée le règlement des litiges et se substituer à la justice privée. N'aurions-nous pas oublié cette vision fondamentale de la société ? Si l'on revient à cette vision fondamentale, et que l'on fait de la Justice davantage une vertu qu'une administration, cela ne justifie-t-il pas que l'on y mette les moyens ? Il y a là une détermination politique dont votre commission donne l'exemple en provoquant ce débat public : n'est-ce pas l'occasion d'obtenir un débat budgétaire de même ampleur, car si l'on continue ainsi, c'est le lien social qui sera brisé.

M. Frank NATALI : Je suis avocat dans l'Essonne, où j'exerce depuis près de trente ans.

L'affaire d'Outreau a provoqué une vive émotion chez les avocats et les a conduits à poursuivre et approfondir leur réflexion en matière de droit pénal et de procédure pénale. Il convient, en effet, de préserver et de renforcer le contradictoire et les droits de la défense là où ils existent et de les instaurer là où ils n'existent pas. Une défense libre à côté d'un juge indépendant, tel est notre credo.

Les principes qui figurent à l'article préliminaire du code de procédure pénale doivent être mis en exergue et appliqués. Ils devraient être affichés dans toutes les salles d'audience, dans tous les lieux d'audience, pour que chacun s'en souvienne.

Au-delà du problème de l'insuffisance des moyens humains et matériels, il faut évaluer aussi objectivement que possible les dispositifs existants, les dysfonctionnements observés, et réfléchir aux moyens d'y remédier.

L'institution du juge d'instruction s'insère dans une histoire ancienne de notre justice et a fait l'objet de questionnements périodiques. Elle a cependant profondément évolué et a conduit à la mise en place d'un système mixte entre inquisitoire et accusatoire.

Nos voisins européens s'y intéressent, étant à la recherche, eux aussi, du modèle idéal. Les Anglais sont venus observer le juge d'instruction « à la française ».

Nous assistons, par ailleurs, à une montée en puissance du ministère public, notamment depuis novembre 2001, avec des lois qui ont donné de plus en plus de pouvoirs à l'accusation au détriment des droits de la défense, en particulier dans le cadre de l'enquête préliminaire qui concerne 95 % des contentieux.

La profession d'avocat a ainsi été amenée à se mobiliser en 2005, avant que n'interviennent d'importantes modifications législatives, notamment en matière de secret professionnel et de protection de l'intervention de l'avocat et de sa relation avec son client.

L'enquête et l'instruction ont au moins un point commun, celui d'être secrètes, mais il n'existe aucun statut du mis en cause ni de la victime dans l'enquête. À l'issue de cette enquête, le procureur peut décider l'ouverture d'une information. Celle-ci est obligatoire en matière criminelle.

Le juge d'instruction peut aussi être saisi par le biais d'une constitution de partie civile. Cette disposition est la contrepartie du principe de l'opportunité des poursuites laissée au Parquet.

Le juge d'instruction est saisi « in rem », ce qui signifie qu'il instruit sur des faits, sans identification préalable nécessaire des auteurs de l'infraction. Il a donc une compétence très large et une mission d'investigation très importante, puisqu'il doit rechercher les auteurs des infractions alléguées et instruire à charge et à décharge.

Aujourd'hui, lorsque le juge d'instruction n'est pas saisi à l'issue d'une enquête du parquet, l'opinion publique doute de la volonté du ministère public d'aller jusqu'au bout de l'affaire.

Que l'on remonte aux époques où le juge d'instruction s'appelait l'enquêteur, ou l'inquisiteur autour de l'an 1200, ou le juge apte à recevoir des preuves au Moyen Âge, ou bien le lieutenant criminel institué par François 1er, que l'on examine les ordonnances criminelles de 1539 et 1670, que l'on reprenne les débats au cours desquels le Parlement de 1789 s'est fait l'écho des cahiers de doléance qui ont conduit à la mise en place du directeur du jury chargé d'établir l'acte d'accusation, ou que l'on étudie le code d'instruction criminelle de 1808 et la loi d'organisation judiciaire de 1810 établissant la procédure secrète, écrite et non contradictoire, l'on s'aperçoit que le débat autour du juge d'instruction existe dans notre pays depuis de nombreux siècles.

De 1810 à 1856 existait à côté du juge d'instruction, chargé de rassembler les preuves, une chambre du Conseil qui décidait du placement en détention et du règlement de la procédure. Cette chambre fut accusée de tous les maux : d'entraver le rôle du juge, de prolonger les détentions, ou au contraire de le suivre en tout. Elle fut supprimée en 1856, mais il faudra attendre 1897 pour que l'avocat ait enfin accès au cabinet du juge d'instruction !

Une loi de 1921 instillera les prémices du contradictoire, mais il faut attendre la réforme de 1957, instituant le code de procédure pénale, et l'ordonnance de 1958 pour que le juge d'instruction ne soit plus placé sous l'autorité du procureur général, mais sous celle de la chambre d'accusation, instituée au niveau de la cour d'appel. C'est le président du tribunal de grande instance qui attribue alors les dossiers.

Dans la foulée du texte sur le contrôle judiciaire et la détention provisoire du 17 juillet 1970, plusieurs réformes interviendront et relanceront notamment le débat sur la collégialité.

La loi du 10 décembre 1985 l'instaurera en mettant en place une chambre de l'instruction, dispositif complété par celui de la loi du 30 décembre 1985 qui accroît le contradictoire dans l'instruction pénale.

La loi du 30 décembre 1987 abrogera la chambre de l'instruction et met en place une chambre des demandes de mise en détention provisoire.

L'examen des débats de l'époque reflète presque à l'identique les débats actuels, mais ces dispositifs n'ont jamais pu fonctionner, faute de moyens et de détermination.

Les lois du 4 janvier 1993 et du 24 août 1993 marqueront une étape très importante vers la mise en place d'un système contradictoire dans la phase de l'instruction pénale - création d'un statut du mis en examen, système des demandes d'actes, présence de l'avocat lors de la garde à vue, etc.

Enfin, la loi du 15 juin 2000, sur la présomption d'innocence et les droits des victimes, votée à la quasi-unanimité du Parlement, va parachever cette évolution et accorder des droits plus importants aux mis en examen et aux parties civiles lors de l'instruction.

Il convient, en outre, de noter le statut de témoin assisté.

Enfin, la procédure pénale et le fonctionnement de l'instruction évoluent sous le contrôle de la Cour européenne des droits de l'homme et notamment de l'application des articles 6 et 8 de la Convention européenne des droits de l'homme.

Les normes européennes ont conduit à de profondes modifications de la norme pénale, mettant ainsi en place un « modèle européen » original auquel il a fallu s'adapter et qui doit servir de référence au moment où des réformes sont envisagées.

Les lois de 1993 et de 2000 comportent des acquis importants pour la défense des mis en examen et des victimes. Il est hors de question pour la défense d'y renoncer. L'article 82-1 du code de procédure pénale, qui permet de demander au juge de procéder à tous autres actes paraissant nécessaires à la manifestation de la vérité, est un progrès important.

On peut s'interroger sur les dérives possibles d'un système qui conduirait à confier à une partie au procès, en l'espèce l'accusation, la maîtrise exclusive des investigations : l'acte d'accuser est fondamentalement différent de l'acte d'instruire.

L'enquête est confiée par le parquet aux services de police et de gendarmerie, ou à d'autres services spécialisés, qui sont les maîtres d'œuvre de la procédure. Il n'existe alors bien évidemment aucune garantie d'un procès équitable, au sens des dispositions de l'article 6 de la CEDH.

Notre système actuel d'enquête préliminaire démontre les inconvénients d'un tel dispositif et les limites du positionnement d'un parquet qui propose des peines et des sanctions. Les systèmes purement accusatoires, pratiqués dans les pays anglo-saxons, ont montré leurs limites, notamment le grave déséquilibre entre une accusation surpuissante, bénéficiant de services spécialisés et de moyens techniques sophistiqués, et une défense démunie.

Il ne semble pas qu'il soit à l'ordre du jour, en France, de décupler les moyens financiers de la défense en matière d'aide juridictionnelle - laquelle concerne près de 80 % du contentieux pénal - et d'adjoindre aux avocats des services spécialisés d'enquête....

Dans ces conditions, nous devons nous interroger sur les modifications à apporter au système afin qu'il garantisse le respect du contradictoire et les droits des parties.

Il s'agit de s'assurer que les débats sont loyaux et contradictoires au cours de la phase d'instruction, notamment lors de la discussion des preuves et des expertises techniques ou médicales.

Le débat sur les conditions dans lesquelles la preuve, qui reste libre, est rapportée, est en effet essentiel puisque le juge décide d'après son « intime conviction ». L'aveu reste aussi un élément de preuve, même s'il est laissé à la libre appréciation des juges. La notion de doute, qui doit bénéficier à l'accusé et qui apparaît dans l'instruction, lue aux jurés d'assises, devrait ainsi être mise en évidence et en application.

Le juge d'instruction doit donc être conservé et occuper une place de contrôle de l'instruction et d'arbitre dans un débat où se confrontent les parties, indépendamment des investigations auxquelles il procède lui-même.

Il convient, par ailleurs, d'instaurer une séparation plus nette dans les rapports professionnels que le juge entretient avec le parquet.

Des améliorations sont possibles et nécessaires.

Il convient, tout d'abord, de s'interroger sur la mise en place d'une véritable mise en état pénale au niveau de l'instruction. Elle se pratique en matière civile, mais elle peut être envisagée sous la forme d'audiences périodiques dans le cabinet du juge d'instruction pour faire le point sur l'évolution du dossier.

Il faut procéder à certains rééquilibrages entre le parquet et la défense. La défense doit ainsi avoir accès au dossier dans les mêmes conditions que le parquet et recevoir la copie des actes de procédure automatiquement, notamment à l'occasion des auditions.

L'avocat doit pouvoir intervenir au cours de l'instruction et non pas seulement à la fin, comme c'est l'usage.

Les convocations doivent préciser la nature de l'acte.

Les délais doivent courir de la date de réception de la lettre recommandée et non de la date d'envoi.

Ils doivent être harmonisés entre le parquet et la défense, et être impératifs pour le parquet comme pour la défense.

Une véritable réflexion doit s'engager sur la retranscription des auditions et notamment en ce qui concerne les enfants.

On peut enfin envisager qu'à la fin de l'instruction, le juge d'instruction notifie aux parties, au moment de la notification de l'article 175 du code de procédure pénale, une ordonnance récapitulative des diligences effectuées, afin que chacune des parties puisse prendre position.

Dans cette hypothèse, le parquet pourrait prendre des réquisitions de renvoi qui deviendraient, par leur dispositif, les termes de la citation à comparaître.

L'expertise doit devenir contradictoire et les parties doivent pouvoir se faire assister de l'expert de leur choix.

Le choix de l'expert et le contenu de l'expertise doivent être repensés. Le recours à la co-saisine doit être plus fréquent et sans doute élargi.

Pour autant, l'idée d'une départementalisation de l'instruction est à proscrire car le juge est alors éloigné des justiciables et des auxiliaires de justice alors qu'il doit rester accessible.

Elle n'est pas, en soi, la garantie d'un travail en équipe.

Le juge d'instruction doit être présent au sein de chaque tribunal de grande instance, et pourrait être inséré dans une chambre de première instance de l'instruction.

Au niveau de la chambre d'instruction d'appel, il convient d'accéder plus largement à la juridiction d'appel en supprimant le filtre du président de la chambre ou en le limitant à des circonstances exceptionnelles.

Ainsi, en matière d'actes ou d'expertises, l'appel doit être de droit et non exceptionnel.

Les débats doivent y être publics, sauf demande expresse du mis en cause ou exception dûment motivée.

La notion d'« observations sommaires » doit disparaître.

Les réquisitions du parquet général doivent être systématiquement communiquées aux parties, au moins trois jours avant l'audience.

Les personnes physiques mises en cause ou victimes doivent pouvoir assister aux audiences les concernant.

L'audience, après six mois de détention, doit être mise en place à la demande du mis en examen ou d'office, et l'affaire doit alors faire l'objet d'un examen complet.

Les pourvois en cassation doivent être recevables immédiatement lorsqu'il s'agit de dispositions essentielles concernant les droits de la défense ou des moyens concernant la régularité de la procédure et la prescription de l'action publique.

En matière de détention provisoire, instruire n'est pas détenir. La détention provisoire doit être exceptionnelle et effectivement provisoire.

Le juge d'instruction ne doit plus pouvoir saisir le juge des libertés et de la détention. Il faut définitivement séparer l'acte d'instruire de l'acte de détenir. Il conservera cependant la possibilité d'une remise en liberté.

Seul le parquet doit pouvoir prendre des réquisitions de placement en détention.

Le recours à la collégialité et à la publicité des débats doit pouvoir être demandé.

Le critère tiré du trouble à l'ordre public doit être supprimé.

Les délais fixés en matière de détention doivent être maintenus et raccourcis.

Dans cette hypothèse, l'assistance de l'avocat doit être obligatoire pour tout débat sur la détention et pour toute personne placée en détention. Le juge des libertés et de la détention doit être le garant des libertés fondamentales, éventuellement au sein d'une collégialité. Il faut lui en donner les moyens.

M. Yves REPIQUET : Je considère que c'est une double chance historique qu'offre votre commission d'enquête à l'opinion qui a marqué sa passion pour vos travaux. La première est de réconcilier la nation avec l'État, et de redonner confiance dans cette première mission régalienne de l'État qui est de rendre la justice.

La seconde est de rassembler tous les acteurs de la famille judiciaire. Il pourrait être tentant pour les avocats, alors que les magistrats étaient mis en cause, fragilisés, de régler des comptes, ou de crier haro sur ceux qui rendent la justice. Nous avons choisi l'inverse. Nous considérons qu'il nous appartient à tous de remplir ce devoir national de restaurer la confiance de nos concitoyens dans la justice que nous servons tous.

Ce n'est en aucun cas dans un esprit polémique que j'aborde cette audition, et si certains termes ont pu choquer, je le regrette. En mai 1968, il était « interdit d'interdire » ; j'ai le sentiment qu'en mars 2006, il faut supprimer la suppression...

L'idée n'est évidemment pas de supprimer le juge d'instruction, mais de le remplacer par un juge de l'enquête et de l'instruction. L'idée n'est pas d'affirmer que le juge d'instruction n'instruit qu'à charge, mais de dire qu'il est saisi exclusivement à charge.

La question est de savoir si le juge d'instruction, tel qu'il existe, garantit les libertés. Si c'était le cas, cela se saurait, et ce débat n'aurait pas de raison d'être.

Comme dans la nature, on peut enterrer pour mieux faire éclore. On enterre un grain de blé pour récolter ensuite un épi. C'est cette démarche qui nous a habités dans la proposition que nous avons faite de supprimer le juge d'instruction pour créer un juge de l'enquête et de l'instruction.

Commençons par la fin : l'audience. La présidente de la cour d'assises de Paris vous a déclaré que c'était à l'audience que la contradiction a lieu, que l'avocat se lève, et que la vérité jaillit.

Dans la phase préparatoire de l'audience, c'est-à-dire au niveau de l'enquête dans 95 % des cas, et de l'instruction pour les 5 % restants, faut-il laisser les choses en l'état pour conserver l'effet de surprise de l'audience, ou assurer cette contradiction telle qu'elle est organisée à l'audience ?

Je pense qu'il est préférable d'assurer cette contradiction durant toute la phase préparatoire de l'audience. Cette contradiction, qui est le fondement même du processus judiciaire, c'est l'opposition loyale entre l'accusation et la défense. Qui doit veiller à l'égalité des armes ? Un juge de l'enquête et de l'instruction : un juge arbitre, un juge neutre, un juge garant de cet équilibre.

Lorsque vous l'aurez déchargé de tout ce qui relève de l'instruction, à savoir les investigations, alors vous lui aurez donné la mission pour laquelle il est fait, et qui consiste aussi à donner des instructions, à réorienter l'instruction depuis sa place élevée et neutre, au-dessus des contingences.

Nous ne voulons pas remplacer le système à la française par un autre système que l'on dit accusatoire. Nous voulons simplement l'améliorer.

Le juge d'instruction n'a cessé de voir son statut modifié et amélioré. Il est temps, aujourd'hui, de passer à une autre phase. Les arguments qui s'opposent à ce projet de réforme, selon lesquels nous créerions une justice des riches, sont irrecevables. Il n'y a rien à changer dans notre système. Qu'on ne me dise pas que le juge d'instruction instruit lui-même : il délègue en général ses pouvoirs d'investigation à la police judiciaire. Le juge d'instruction va entendre des parties, des témoins : pourquoi ses auditions ne seraient-elles pas contradictoires ?

Vous êtes la représentation nationale. L'ensemble de nos concitoyens attend de bien comprendre ce qu'est la justice. À cette fin, il faut clairement identifier les acteurs de justice. C'est la raison pour laquelle le parquet doit être clairement séparé du siège, la défense doit être la défense et le juge du siège doit se positionner en arbitre.

M. le Président : Nous allons en terminer avec ces exposés liminaires en entendant la parole universitaire...

Mme Geneviève GIUDICELLI-DELAGE : Je limiterai mon propos à la phase préparatoire du procès pénal et à quelques procédures pénales de l'Europe occidentale.

Historiquement, ces procédures se partageaient entre deux modèles, le modèle anglais d'origine accusatoire qui ne connaissait pas le juge d'instruction et qui ne le connaît toujours pas, et le modèle continental, d'origine inquisitoire, qui confiait à un juge d'instruction le soin d'instruire les affaires les plus graves.

La rupture avec ce schéma classique s'est opérée lorsque l'Allemagne, tout en maintenant une inspiration inquisitoire de sa procédure pénale, supprima en 1975 le juge d'instruction, entraînant dans son sillage certains autres pays comme le Danemark ou la Norvège.

La rupture s'est accentuée lorsque l'Italie décida d'une refonte complète de sa procédure dans laquelle le juge d'instruction n'avait plus sa place, mais dans une optique très différente de celle de l'Allemagne, puisque c'est une affiliation au modèle accusatoire qu'a choisie l'Italie.

Les systèmes européens se sont donc diversifiés selon des inspirations différentes, ce qui rend leur présentation beaucoup plus complexe, d'autant que la Norvège, par exemple, qui a en principe écarté le juge d'instruction, prévoit des hypothèses dans lesquelles il est possible d'y recourir ; que le Portugal, qui a conservé le juge d'instruction, ne lui accorde qu'une place résiduelle ; que l'Espagne, qui connaît toujours le juge d'instruction, envisage, peut-être, à plus ou moins long terme, de le supprimer. À l'inverse, certains autres pays, qui réforment actuellement leur procédure, non seulement n'envisagent pas de supprimer le juge d'instruction, mais diversifient ou spécialisent ses fonctions - Belgique, Luxembourg, Grèce.

De ce rapide survol émergent deux constats. Tout d'abord, partout, l'existence du juge d'instruction a été ou est discutée, même si les réponses divergent. Par ailleurs, le « modèle procureur-police » semble l'emporter ou devoir l'emporter à l'avenir, du moins quantitativement, sur le « modèle juge d'instruction ».

Je voudrais donc tenter d'expliquer les raisons de cette tendance, puis présenter les systèmes allemand et italien en les comparant au système anglais, avant de conclure sur quelques réformes générales.

Deux explications peuvent être données de la suppression du juge d'instruction dans certains systèmes.

Je ne signalerai que la première, que l'on peut dire philosophique ou idéologique. À raison - ou peut-être à tort, mais cela serait trop long à examiner -, le juge d'instruction apparaît comme le symbole du modèle inquisitoire. Or, le modèle inquisitoire passe pour être autoritaire, peu soucieux des libertés individuelles, à la différence du modèle accusatoire que la lutte, entre autres, du jury anglais contre l'arbitraire royal, a imposé comme le symbole de la garantie des libertés individuelles.

Cette vision explique notamment l'attrait des procédures accusatoires dans les pays qui se libèrent d'un pouvoir arbitraire.

La deuxième explication joue certainement un rôle plus important dans les démocraties européennes. Elle tient à la recomposition des fonctions des acteurs de la procédure et à l'influence de nouveaux standards qui ont conduit à rendre plus complexes, voire plus illisibles, les procédures.

Dans le système français du code d'instruction criminelle, qui a servi de modèle aux procédures continentales européennes, depuis le début du XIXe siècle, le personnage clé de la phase préparatoire était le juge d'instruction, alors que le procureur était cantonné dans le seul rôle de poursuivant et d'accusateur. Or, la nécessité d'une simplification et d'une accélération des procédures a conduit partout à une montée en puissance du procureur de la république, qui s'appuyant sur la police, se chargeait de plus en plus des enquêtes dans les affaires à l'origine simples.

Cette évolution a eu des conséquences considérables, et tout d'abord pratiques. La part des affaires confiées au juge d'instruction n'a cessé de décroître, faisant du ministère public le principal maître d'œuvre de la phase avant jugement, et faisant dès lors naître l'idée que l'éclatement des procédures préparatoires n'était plus justifié et qu'il convenait de revenir à une unité en confiant toutes les fonctions d'investigation au ministère public.

Conséquences théoriques ensuite : le principe fondamental qui gouvernait la phase préparatoire du procès dans le code d'instruction criminelle était la stricte séparation des fonctions de poursuite et d'instruction, interdisant au procureur de faire quelque acte d'investigation, si léger fût-il. « Si celui qui a poursuivi pouvait instruire », disait Cambacérés, « ce serait un petit tyran ».

L'évolution, tout au contraire, a fait basculer les actes d'investigation toujours plus en amont de la procédure, avant le déclenchement de l'action publique, et a conduit à en confier la direction ou le contrôle au ministère public, modifiant la finalité de ces actes, et relativisant, par là même, l'importance du principe de la séparation des fonctions d'instruction et de poursuite.

Parallèlement est monté en puissance un second principe, celui de la séparation des fonctions d'instruction et de jugement, du moins dans la phase préparatoire. Cela a emporté la contestation de la confusion de telles fonctions entre les mains du juge d'instruction.

Ce faisant, cette contestation a conduit certains systèmes à se rapprocher de la conception traditionnelle anglaise, dans laquelle le principe fondamental n'était pas la séparation des investigations et de la poursuite, mais celle des investigations et du jugement.

C'est ce dernier principe de séparation qu'ont mis en place dans la phase préparatoire les systèmes allemand et italien. Quelles que soient la nature, la gravité ou la complexité des affaires, l'investigation et la poursuite sont confiées au ministère public, qui est le maître de la phase préparatoire - le « souverain de l'avant-procès », disent les Allemands. L'enquête préalable est donc sous la seule responsabilité du ministère public, assisté dans cette tâche par la police qu'il dirige et contrôle.

Le paradoxe pourrait être qu'au moment même où ces deux pays continentaux choisissaient de confier l'investigation et la poursuite à un même acteur, l'Angleterre choisissait, en 1985, de tenter de séparer les fonctions d'investigation et de poursuite en créant un ministère public. En Angleterre, en effet, jusqu'en 1985, la police était le seul acteur public investi des fonctions d'investigation et de poursuite. Les raisons de la création d'un ministère public en Angleterre sont diverses, mais l'une d'entre elles était le souci de limiter le pouvoir discrétionnaire et le zèle répressif de la police. Le rôle du ministère public anglais est donc principalement d'arrêter les poursuites injustifiées, de modifier les qualifications retenues. Mais en aucun cas, il ne peut donner d'ordre à la police qu'il ne dirige pas et ne contrôle pas.

Théoriquement, donc, les systèmes allemand et italien sont fort différents du système anglais.

En pratique cependant, ces trois systèmes ne sont pas si éloignés les uns des autres.

En Allemagne ou en Italie, les investigations sont le plus souvent le fait de la police, le ministère public se contentant, à partir du dossier qu'on lui transmet, d'apprécier la suite à lui donner - du moins lorsque les affaires relèvent d'une délinquance, voire d'une criminalité, ordinaire. Ce constat rejoint celui d'études comparées en Europe, qui relèvent une « relégation bureaucratique » du ministère public, ce qui n'est pas sans poser question au regard de certains principes.

Le principe de la séparation des fonctions d'enquête et de poursuite d'une part, et des fonctions juridictionnelles d'autre part, a conduit, en Allemagne et en Italie, à une redistribution des pouvoirs, et à une recomposition des phases de la procédure pénale - qui rapprochent, sur ces points, les deux systèmes du système anglais.

Redistribution des rôles et des pouvoirs car le ministère public ne peut, à la différence du juge d'instruction, prendre aucune mesure juridictionnelle. Les décisions qui portent atteinte à la liberté d'aller et venir, à l'intégrité physique, à la vie privée, à la propriété doivent, en principe, être prises par un juge.

Recomposition des phases de la procédure, par l'existence ou la création d'une phase intermédiaire. Une fois l'enquête terminée, si le ministère public estime qu'il existe des charges suffisantes pour renvoyer en jugement, il doit transmettre le dossier au juge, qui décidera soit du non-lieu, soit du renvoi en jugement, soit dans certains cas, d'un supplément d'information. L'entrée dans la voie du jugement n'appartient pas à la poursuite, mais uniquement au juge.

Les exemples étrangers qui ne connaissent plus le juge d'instruction montrent que sa suppression ne peut pas se résumer simplement en un transfert de fonctions au ministère public, mais qu'elle impose une recomposition des phases de la procédure pénale et une répartition claire du rôle des acteurs.

Je dirai simplement que, par cette recomposition et cette clarification, les systèmes allemand et italien présentent globalement, sur le système français, l'avantage d'une meilleure lisibilité, ne serait-ce que parce qu'en France, le procureur et le juge d'instruction d'une part, le juge d'instruction et le JLD de l'autre, peuvent, selon les domaines et matières, se voir confier les mêmes types de fonctions.

Je ferai trois remarques en conclusion.

La première est qu'au regard de nos engagements internationaux, aucun modèle de procédure n'est imposé. Le modèle « juge d'instruction » n'est pas moins compatible avec les droits du procès équitable, que le modèle « ministère public - police ».

Reste toutefois posée la question du caractère souhaitable ou non d'un modèle unique de procédure en Europe et de l'éventuel choix de ce modèle. Quel que soit le modèle, il ne peut y avoir compatibilité qu'à la condition de mettre en place des mécanismes qui garantissent effectivement des principes et droits du procès équitable.

C'est donc en référence à ces principes et droits que se situent mes deux autres remarques.

La deuxième remarque tient au respect du principe du contradictoire, des droits de la défense et de l'égalité des armes.

La suppression du juge d'instruction est souvent souhaitée pour assurer une meilleure garantie des droits de la personne impliquée. Il est notamment avancé qu'intellectuellement il est difficile à un juge d'instruction d'instruire à charge et à décharge. Vous me permettrez cette réflexion personnelle : je ne vois pas ce qui justifierait d'admettre que ce soit plus facile pour un procureur ou un policier.

Doivent donc être mis en place des mécanismes permettant à la personne impliquée ou la victime de participer elle-même ou par son avocat à la recherche des preuves. Mais ces mécanismes ne sauraient suffire. Même, en Italie, où il est affirmé, dans la loi, le droit des parties privées de mener des investigations, l'égalité des armes est une fiction puisque la partie privée ne bénéficie jamais des moyens de la force publique, et en Angleterre, les démarches faites auprès des témoins peuvent, dans certains cas, être analysées comme des moyens de pression illicites.

Pour assurer une véritable égalité des armes, le rôle du juge est donc primordial. Il faut que soit donné à la partie privée le droit de saisir le juge de la phase préparatoire d'une demande d'actes, que ce dernier effectuera lui-même ou qu'il ordonnera au ministère public ou à la police d'effectuer, et que ces demandes soient de droit - sauf à mettre en place des mécanismes prévenant ou sanctionnant les abus. Or, on constate de réelles faiblesses dans les pays étrangers. Sur ce point, toute modification éventuelle du système français devrait tirer les leçons de ces faiblesses et renforcer les droits de demandes d'actes durant l'instruction.

L'égalité des armes suppose également une présence et un rôle accrus de l'avocat dans la phase préparatoire. Dans les systèmes qui ont transféré les fonctions d'enquête au ministère public, il était indispensable que s'opère aussi un transfert ou un déplacement des droits de la défense - communication du dossier, présence de l'avocat lors de certains actes d'investigation, et surtout présence de ce dernier lors des interrogatoires. Sans doute constate-t-on, sur ces points, certaines faiblesses des droits étrangers. Par exemple, si l'avocat est présent lors des interrogatoires en Angleterre et en Italie, sa présence en Allemagne n'est obligatoire que devant le juge du contrôle de la légalité : elle est facultative devant le procureur, et n'est jamais prévue devant la police.

Mais ces faiblesses ne font que souligner la difficulté, face au déplacement de la procédure en amont, d'imposer le déplacement de certaines garanties, notamment la nécessaire présence de l'avocat à tous les interrogatoires, même policiers.

Ma dernière remarque tient à l'articulation mise en place entre les acteurs qui enquêtent et ceux qui les contrôlent. Le principe fondamental de la garantie judiciaire impose non seulement que cette garantie soit formellement prévue, mais encore qu'elle soit effective.

Or, sur ce point, les faiblesses pratiques, et non théoriques, que l'on constate dans les systèmes allemand, voire italien et anglais, posent la question des limites de tout système procédural.

Le constat de ces pratiques étrangères est que le juge de contrôle entérine quasi systématiquement les demandes du ministère public ou de la police, et ce pour deux raisons. Tout d'abord, les contrôles se font le plus souvent en légalité et non en opportunité, et il va de soi que, dans l'immense majorité des cas, la légalité est respectée. Mais ne pas apprécier en opportunité risque fort de vider le principe de la garantie de son effectivité. Si un contrôle effectif fait défaut, cela conduit à donner au ministère public ou à la police tous les pouvoirs, à confondre toutes les fonctions.

La deuxième raison tient à la confiance mutuelle qui existe entre les différents acteurs. Celle-ci emporte une position de retrait du juge du contrôle qui, connaissant bien moins le dossier que le ministère public ou la police, s'en remet à sa vision. Cette confiance apparaît d'ailleurs d'autant plus profonde à l'égard du ministère public par l'appartenance des différents acteurs à un même corps, et quand ils appartiennent à des corps différents, par une formation intellectuelle et professionnelle similaire.

Il ne suffit pas de changer les textes, il ne suffit pas d'inscrire le contrôle dans les textes, même si cela est indispensable. C'est profondément un apprentissage de l'esprit de contrôle qui s'avère nécessaire, et qui ne peut passer que par une évolution des conceptions et des formations. Ce n'est sans doute pas le plus facile, mais les pays occidentaux me semblent confrontés à ce nécessaire défi.

M. le Président : Merci beaucoup.

Je voudrais faire trois réflexions rapides. La première, c'est que les professeures de droit se succèdent et, Dieu merci, ne se ressemblent pas toutes ! La deuxième, c'est qu'il est traditionnel de commencer par la théorie et de donner ensuite la parole aux praticiens, mais que nous avons bien fait de faire l'inverse. Enfin, le rapporteur m'a dit en aparté, Madame, qu'il vous écouterait pendant des heures ; je partage son point de vue et je me disais, en vous écoutant, que vos étudiants ont beaucoup de chance...

M. Jean-Paul GARRAUD : Après avoir entendu ces exposés très intéressants, j'ai quatre questions à poser.

La première porte sur la gestion des ressources humaines. Il faut revoir l'existant et l'améliorer, à commencer par la gestion des ressources humaines, le but étant de mettre la bonne personne au bon endroit. À Outreau, un juge d'instruction inexpérimenté, sortant de l'ENM, arrive au tribunal de grande instance où son collègue le plus ancien avait un an d'ancienneté. Je voudrais connaître vos observations sur ce point important. C'est délicat, car cela dépend des politiques de nomination, c'est-à-dire du ministre et du CSM.

Lundi, nous nous rendons à l'ENM à Bordeaux. Nous poserons la question de la formation. Mais M. Repiquet a proposé la suppression et du juge d'instruction et de l'ENM, au profit d'une grande école du droit. La demande n'est pas nouvelle, mais ne faudrait-il pas d'abord que la profession d'avocat se réforme aussi ? Comment concilier le recrutement par concours de 250 personnes et des recrutements tout à fait différents, épars, concernant des milliers de gens chaque année ? Le barreau devrait-il organiser un concours national ?

Ma troisième question porte sur le système accusatoire. Je ne reviens pas sur ce qui a été dit sur le parquet indépendant, mais la police judiciaire dépendant d'un parquet indépendant pose une série de questions. Mais donner plus de poids à la défense, avec une défense sociale, ne comporte-t-il pas un risque de fonctionnarisation du barreau, ou de dévoiement de l'aide juridictionnelle par un certain nombre d'avocats ?

S'agissant enfin du « fameux » JLD, je crois pouvoir dire que pas un seul intervenant n'a vanté ce système. On a même parlé de faillite... On voulait un double regard, on a eu la cécité, un vrai dysfonctionnement, notamment à Outreau. Cela pose le problème de la dilution de la responsabilité, et aussi de l'incompatibilité des fonctions dans les petites juridictions, puisque le JLD ne participer à des formations de jugement. Si, finalement, on proposait que la mise en détention soit décidée par une collégialité véritable - dont ferait ou non partie le juge d'instruction, c'est selon - avec un débat public et contradictoire, le barreau trouverait-il cela intéressant ?

M. Claude CHOQUET : Nous avons travaillé sur la question de la nomination des magistrats. Le mouvement historique va vers la spécialisation par type d'infraction, comme chez les avocats et les policiers. On a compris qu'un magistrat ne peut pas faire n'importe quoi. Il y a des compétences qui se construisent progressivement. La criminalité est de plus en plus complexe, mondialisée, il faut se coordonner, travailler avec des collègues étrangers, etc. Dans le cadre d'une réforme de l'instruction avec des équipes d'instruction, il faudra profiler les postes en fonction de ce que font les pôles et en fonction des compétences particulières, par exemple en matière linguistique. Il faut attribuer les postes en fonction des besoins structuraux, et pas seulement en fonction de la carrière et de l'ancienneté, quitte à heurter un certain nombre d'habitudes. Mais on est obligé d'y passer. Le profilage concerne aussi les personnes elles-mêmes : il faut éviter de mettre dans des équipes des gens qui sont certes de bons juristes, mais qui n'ont pas forcément la capacité d'écoute et de remise en cause souhaitée.

Mme Délou BOUVIER : L'important n'est pas tant l'âge ou l'expérience - car il y a des gens qui arrivent à l'instruction à quarante-cinq ans sans rien y connaître, et dans l'affaire de Bruay-en-Artois le juge n'était pas tout à fait jeune, non plus que dans le procès Chalabi - que la collégialité de l'instruction, de façon à associer la fraîcheur des connaissances juridiques des nouveaux magistrats avec l'expérience et la sérénité des plus anciens - bien qu'il y ait des jeunes très sages et des vieux qui le sont moins...

Le mot « profilage » me gêne un peu. Je me méfie des modèles, mais le débat sur la formation sera utile.

Quant à la « culture commune », j'ai écouté le bâtonnier avec grand plaisir, car nous tenons beaucoup à cette culture commune. Un tronc commun pour les futurs avocats et magistrats est indispensable. Nous l'appelons de nos vœux.

Mme Catherine VANDIER : L'USM a une réflexion sur le placement de la bonne personne au bon endroit. Actuellement, on ne sait pas toujours quelles sont les qualités de nos collègues, leurs connaissances, notamment en langues. Il n'y a pas d'éléments suffisants dans les dossiers des magistrats pour permettre une vraie gestion des ressources humaines. Le profilage ne serait pas négatif, il permettrait de connaître les qualités des magistrats, vérifiées par des évaluations contradictoires, et auxquelles les magistrats pourraient avoir accès de façon à faire toutes observations. Cela nourrirait le CSM qui déplore souvent de ne pas avoir assez d'éléments.

M. Christophe RÉGNARD : On peut envisager de nombreux systèmes. Ainsi, le CSM pourrait entendre les procureurs et les présidents avant nomination, de même que les juges d'instruction. Deuxièmement, nous sommes surpris de constater que, si les présidents des chambres de l'instruction sont désignés sur des postes statutaires, il n'en est pas de même des conseillers de ces chambres. Je crois pourtant que ce serait utile.

M. Paul-Albert IWEINS : J'ai entendu avec passion Mme le professeur Giudicelli-Delage et partage une grande partie de ses conclusions, mais je voudrais dire un mot de la garde à vue et de la détention.

Pour la garde à vue, je souhaite que l'avocat soit présent dès la première heure, qu'elle soit enregistrée, limitée à 48 heures, et que soient supprimés tous les régimes dérogatoires qui aboutissent à six jours, ce qui est une aberration absolue et conduit à des aveux obtenus dans des conditions parfaitement anormales.

S'agissant de la détention provisoire, il n'y a pas d'autre façon de régler le problème que de fixer des butoirs. Les prétendues souplesses introduites sont telles qu'on peut faire n'importe quoi et maintenir indéfiniment les gens en détention. S'il y a des butoirs, les juges auront au moins un argument pour obtenir l'appui de la force publique afin d'accélérer les investigations.

M. le Président : La profession d'avocat sera entendue sur cette question de la garde à vue et de l'enquête policière, lors d'une table ronde qui aura lieu mercredi prochain, et à laquelle participeront notamment Me Gérard Tcholakian, membre de la commission des libertés et des droits de l'homme du Conseil national des barreaux, et Me Jacques Martin, président de la commission pénale de la Conférence nationale des bâtonniers.

M. Paul-Albert IWEINS : Dont acte.

Pour ce qui est de la formation, il y a deux systèmes possibles : le système ancien dont les magistrats ne se plaignaient pas. On était avocat, on devenait magistrat, comme dans d'autres pays. Depuis, on a créé l'ENM, qui n'a cessé de rivaliser avec l'ENA sur le plan intellectuel, de sorte que le recrutement à la sortie de Sciences Po est devenu prédominant, le juge d'Outreau en est d'ailleurs issu. Sciences Po est une excellente formation, mais qui attire des gens qui ont une culture du pouvoir plutôt qu'une culture juridique humaniste comme celle dispensée dans les facultés de droit. Le reproche adressé à l'ENM par ses critiques les plus radicaux est qu'elle constitue un milieu fermé, fermé aux avocats et au monde extérieur en général, avec une culture de grande école dont les élèves se marient entre eux car ils sont à l'âge où on se marie. Faut-il fermer l'école ? Je ne suis pas partisan des solutions radicales, contrairement à Yves Repiquet, mais d'une ouverture sur l'extérieur, avec de vrais stages. Actuellement, il y a deux mois de stage dans un cabinet d'avocat, ce qui ne permet pas de donner grand-chose à faire d'intéressant aux stagiaires. Si l'on veut que les magistrats sachent ce qu'est la vie d'un avocat - car ils n'en ont souvent aucune idée -, qu'ils comprennent la difficulté qu'il y a à constituer un dossier, à recevoir des clients qui vous racontent parfois des histoires, il faudrait porter ce stage à six mois, voire à un an.

J'ai appris, et j'en ai été sidéré, qu'il n'y avait pas, à l'ENM, de direction d'études consacrée aux relations avec les avocats et aux droits de la défense, alors qu'il y en a sur les relations avec la police, ainsi que sur les relations entre le siège et le parquet. Mais j'ai cru comprendre qu'on allait en créer une.

Il y a, enfin, une nouvelle conception, perverse, des palais de justice : au nom de la sécurité, la convivialité qui permet de rencontrer les magistrats, de discuter avec eux, est en train de disparaître. On parle au greffier à travers un hygiaphone, on a de plus en plus de mal à obtenir des rendez-vous compatibles avec des horaires d'avocat, à rencontrer les magistrats qui sont dans une sorte de bunker. Quand je vois le projet de nouveau palais de justice de Paris, je suis inquiet, non seulement parce qu'il s'agit de dépenses considérables, mais aussi parce qu'il renforce, pour de prétendues raisons de sécurité, cette logique de bunker qui empêche le nécessaire dialogue quotidien.

Autre exemple : le pôle financier. Je ne peux pas y voir un juge d'instruction sans montrer ma carte professionnelle à un huissier qui en prend note, comme si nous étions dans une entreprise travaillant pour la défense nationale. Or, je peux avoir des choses à dire à un magistrat sans que tout le monde doive le savoir.

Quant au JLD, nous ne l'accusons pas de tous les maux. On a dit qu'il y avait eu faillite du JLD dans l'affaire d'Outreau, mais on l'a dit aussi du juge d'instruction. En province, 10 à 15 % des décisions des JLD - et 20 à 25 % à Paris - sont non conformes aux demandes du juge d'instruction ou du parquet. Je trouve que c'est bien. Le taux de confirmation par les chambres de l'instruction est nettement supérieur. Il ne faut pas jeter le JLD avec l'eau du bain, car c'est l'un des meilleurs « deuxièmes regards » possibles, ce que n'est pas la chambre de l'instruction.

Je ne crois pas un seul instant, en revanche, à une collégialité, qui inclurait le juge d'instruction, pour statuer sur la mise en détention. Ce serait redonner au juge d'instruction la possibilité de mettre en détention, que le Parlement a voulu à juste titre lui retirer, et d'extorquer des aveux en exerçant des pressions.

Y a-t-il un risque de fonctionnarisation des avocats ? Il y a, M. Garraud a raison, un vrai souci de financement de la défense des personnes démunies, et cela pose deux problèmes. Le premier est celui des flux, car les magistrats tendent à donner la priorité non pas aux libertés, mais à la « gestion des flux ». L'instruction, même s'il faut la réformer, c'est du luxe : dans 95 % des cas, il n'y en a pas, on fait de l'abattage. Nous n'arriverons pas, dans l'actuel état d'engorgement du système, à défendre toutes les personnes déférées devant les juridictions, si nous ne réussissons pas à structurer une défense collective, dépendant non de l'État, mais des CARPA. Il existe à Paris des permanences financées par les CARPA sous la responsabilité du bâtonnier. Si nous voulons assurer une présence en garde à vue, nous devrons nous organiser mieux, sous la responsabilité des bâtonniers.

M. Yves REPIQUET : Je voudrais ajouter un mot sur le JLD. Il y a un élément invisible, non quantifiable, qui contribue selon moi à justifier cette institution. Le juge d'instruction avait le pouvoir de placer en détention, ce qui lui conférait un moyen de pression considérable sur les mis en examen. Il en a été dépossédé et doit désormais, s'il veut placer en détention, saisir un autre juge. Le fait qu'il y soit obligé est, en soi, considérablement dissuasif, et c'est une chose que l'on ne pourra jamais quantifier. Le bâtonnier Iweins a certes donné des chiffres, a dit qu'il y avait, à Paris, 20 à 25 % de décisions non conformes, mais il y a aussi tout cet élément invisible et non quantifiable. Cela dit, le juge de l'instruction que j'appelle de mes vœux pourrait remplir cette fonction.

Supprimer l'ENM ? De même qu'il était interdit d'interdire, il faudrait supprimer la suppression... La supprimer serait évidemment excessif, mais la proposition a au moins permis de poser le problème. Faut-il raser pour reconstruire autre chose ? Je ne sais pas, mais je suis profondément convaincu qu'il faut améliorer les choses, qu'il est très important de mêler les cultures dès la formation. La difficulté, c'est qu'il y a 2 000 élèves avocats par an, et 250 élèves magistrats ; comment concilier les deux ? Une école commune de A à Z n'aurait pas de sens, mais un tronc commun, comme le propose Mme Bouvier du Syndicat de la magistrature, est indispensable. En sortant de la faculté, on est censé savoir le droit, et c'est ensuite qu'on apprend le métier. Si la coupure est totale avec les autres acteurs de la justice, ce n'est bon ni pour la justice, ni pour les justiciables.

Le premier président de la Cour de cassation, en notre présence et sous l'autorité du ministre de la justice, a proposé une expérimentation qui prendra corps dans un mois : qu'une quarantaine d'élèves avocats aillent dans la promotion de 250 élèves magistrats, et qu'un enseignement dispensé par des avocats chevronnés leur donne cette culture de la défense dont parlait tout à l'heure. Il y a peut-être mieux à faire que de supprimer, mais il y a assurément beaucoup de choses à améliorer.

M. Luc FONTAINE : Sur le terrain, le JLD fonctionne mal. Il n'a pas les moyens d'assurer sa fonction. Premièrement, il n'a pas, dans son cabinet, de copie du dossier d'instruction. Il le consulte de façon ponctuelle et n'en a pas une connaissance globale. Deuxièmement, il n'a pas de statut, puisqu'il est simplement désigné par le président du tribunal. Ne devrait-il être nommé par décret du président de la République, comme le président de la chambre de l'instruction ? Troisièmement, il est polyvalent : dans les petites juridictions, il est souvent juge aux affaires familiales, juge de commerce, il peut remplacer le juge des enfants, etc. Si l'on veut renforcer, légitimer la fonction du JLD, il faudra réfléchir à son statut et à ses moyens.

M. Claude CHOQUET : J'ai, sur les conséquences de l'existence du JLD, une analyse un peu différente de celle de M. Repiquet. Oblige-t-il vraiment le juge d'instruction à être plus prudent au lieu de recourir à la facilité du placement en détention ? Lorsque je discute de cette question avec des avocats dans mon cabinet, ils me disent qu'il était plus facile, avant, de « négocier » - ou du moins de « discuter » - avec le juge d'instruction de l'opportunité du placement en détention. Dès lors que le parquet requiert la mise en détention, le juge d'instruction peut avoir tendance - cette fois, je vous livre une idée personnelle - à dire au JLD : « À toi de trancher », alors que ce juge est un juge intermittent qui n'a que des contacts ponctuels avec le dossier, sauf peut-être dans les très grandes juridictions, comme Paris ou Marseille, et encore plusieurs JLD interviennent-ils sur un même dossier, suivant les rythmes de la permanence.

Un mot sur la collégialité. L'AFMI considère que le double regard doit être conservé. Nous proposons que les décisions relatives à la détention soient prises par une collégialité, dans laquelle nous ne souhaitons pas être partie prenante, mais seulement donner notre avis, dans la mesure où le juge d'instruction a une connaissance complète du dossier. Nous sommes favorables à un système souple, dans lequel les personnes en cause pourraient soit acquiescer au mandat de dépôt, soit demander à comparaître devant cette collégialité.

M. Ollivier JOULIN : La défense est bel et bien enseignée à l'ENM, où j'ai enseigné pendant cinq ans. C'est un souci constant. Surtout, l'ENM - comme l'ENA, peut-être, mais ce n'est pas le sujet - est un des éléments qui fondent le système démocratique du recrutement, puisque l'auditeur de justice est recruté par concours et rémunéré pendant sa formation. Tout autre système, qui supposerait que l'on suive des formations privées ou que l'on exerce au préalable une profession libérale pendant quelques années, risquerait de limiter le caractère démocratique du recrutement.

Le JLD, de par son statut de vice-président, n'a pas reçu de formation initiale à cette fonction de JLD, puisque l'École ne forme qu'aux fonctions que l'on exerce à sa sortie. C'est une vraie difficulté, car lorsque vous devenez vice-président, vous ne savez pas si vous aurez à être JLD, et c'est pourquoi, au cours de la semaine de formation obligatoire avant tout changement de fonction, un temps insuffisant est consacré à celle de JLD.

Un stage d'une durée d'un an dans un cabinet d'avocat ? Oui. Un tronc commun dans le cadre des instituts d'études juridiques avant de choisir l'une ou l'autre voie ? Oui. Des échanges permanents entre la défense et la magistrature ? Oui. Surtout, ne constituons pas des blocs séparés : ce ne serait pas dans l'intérêt de la justice.

M. Georges FENECH : Je suis très intéressé par les propositions de M. Choquet, notamment sur l'évolution de l'instruction vers davantage contradictoire, sur l'appel de la mise en examen, sur les demandes d'actes. Mais en même temps, M. Choquet a reconnu que le système du juge de l'instruction, pour séduisant qu'il soit, se heurtait à deux obstacles : le premier est qu'on va confier l'enquête à l'accusation, le second est de créer une justice à deux vitesses. Je me réjouis au passage que la discussion entre les tenants du juge d'instruction et du juge de l'instruction soit enfin sérieuse, que l'on sorte des discours vengeurs, et qu'il y ait un débat riche entre deux thèses aussi légitimes l'une que l'autre, entre des moyens différents d'arriver à ce qui nous réunit tous : le respect de la présomption d'innocence, la limitation de la détention provisoire, le respect des droits de la défense, la recherche de la vérité judiciaire.

Mme Giudicelli-Delage a répondu au moins en partie, me semble-t-il, à l'objection selon laquelle l'enquête serait confiée à une des parties : le procureur n'est pas seulement un accusateur, mais un agent chargé des investigations, qu'il conduit à charge et à décharge, tout comme le juge d'instruction. La preuve en est que 80 % des affaires sont classées sans suite.

Je voudrais néanmoins demander à Mme le professeur, qui a semblé présenter le système allemand comme une réussite, comment les Allemands résolvent le problème de l'unicité de la politique pénale et du risque de rupture de l'égalité devant la loi, ainsi que celui des inégalités de moyens financiers entre les justiciables. Faut-il que nous essayions de préserver notre système en l'améliorant, ou que nous tentions une expérience nouvelle ?

Mme Geneviève GIUDICELLI-DELAGE : Le système allemand, comme le système italien, n'est pas forcément une réussite, mais il est intéressant, avec ses avantages et ses limites. Dans le système allemand, le représentant du ministère public n'est pas magistrat mais fonctionnaire, et donc tenu d'appliquer une certaine politique, ce qui évite l'éclatement de la politique pénale, mais il a une indépendance et une liberté fonctionnelles fortes - et c'est surtout cela qui compte, bien plus que le statut lui-même.

En Italie, en revanche, les membres du ministère public sont bien des magistrats, aussi indépendants que ceux du siège. On a cherché à résoudre le problème de l'unicité de la politique pénale par la loi de délégation en 2005, laquelle est toutefois diversement appréciée, certains affirmant qu'elle constitue une reprise en mains du ministère public. L'idée est de restreindre l'indépendance de chaque représentant du ministère public et surtout de séparer les deux corps au sein de la magistrature.

Le système allemand présente, par rapport à l'anglais, l'avantage de permettre au juge du contrôle de la légalité, après l'interrogatoire de la personne, d'ordonner les actes qui vont dans le sens de la défense, à sa demande. C'est un élément très important pour l'égalité des armes.

M. Georges FENECH : Mais c'est toujours la puissance publique qui mène l'enquête ?

Mme Geneviève GIUDICELLI-DELAGE : Le système allemand, contrairement à l'italien, est resté d'inspiration inquisitoire. Le ministère public n'est pas une partie, car les Allemands considèrent qu'il n'y a pas de parties en matière pénale, seulement au civil. En Italie, le système est accusatoire, avec une partie publique et d'une partie privée.

M. Frank NATALI : Je voudrais présenter deux observations et une suggestion.

Première observation : si l'on veut qu'un juge soit chargé de contrôler l'enquête, pourquoi ne pas le faire dès l'enquête préliminaire ? Je ne vois pas la difficulté sémantique qu'il y aurait à donner au JLD des pouvoirs plus importants qu'actuellement.

Deuxièmement, la place du JLD est une place complexe. On avait envisagé de lui donner des pouvoirs étendus, notamment en matière de contrôle de la rétention des étrangers, des personnes internées, des requêtes effectuées dans le cadre des procédures de l'article 706-73 du code de procédure pénale contre la grande criminalité.

Enfin, il faut signaler l'existence de l'article 706-105 du code de procédure pénale, dispositif très intéressant qui permet à l'avocat de l'intéressé de demander, en cas de perquisition ou d'interception, communication du dossier au procureur six mois après son placement en détention. Les bases existent donc d'un statut du suspect ou du mis en cause. Au lieu de le réduire en supprimant le juge d'instruction, déplaçons plutôt le curseur, de façon à mettre du contradictoire et du contrôle là où il n'y en a pas.

J'ajoute que les JLD sont parfois soumis à la pression de l'opinion publique quand ils ont une décision importante à prendre, et que la collégialité peut les en préserver.

M. Claude CHOQUET : J'ai dit que le système était très séduisant intellectuellement parce qu'il était simple. Mais la vraie question est celle du statut du parquet : doit-il être indépendant, ou pas ? Deuxièmement, le juge de l'enquête pourra-t-il faire réorienter les investigations proprio motu ? Apparemment pas.

M. Georges FENECH : Si.

M. Claude CHOQUET : À la demande de la défense. On en revient au système du juge d'instruction. En réalité, le système n'est pas viable et il est dangereux. Le parquet reste propriétaire de l'action publique. S'il n'est pas indépendant, c'est un peu ennuyeux, car il est institutionnellement lié au pouvoir politique. En outre, les parquetiers - et ce n'est pas leur faire injure que de le dire - ont un souci du trouble à l'ordre public, que les juges d'instruction n'ont pas au même degré. Je me souviens du calvaire vécu, lors de l'affaire de Carpentras, par un de mes collègues à qui on voulait absolument - « on », c'est-à-dire le procureur et un certain nombre d'avocats - faire mettre en examen les fils de notables de la ville. Il a résisté avec un courage extraordinaire, dont je puis témoigner, car j'étais en poste à Carpentras à l'époque.

Songeons aussi au bagagiste de Roissy, dont la situation n'aurait pas été la même dans le système proposé. L'avantage du juge d'instruction, c'est qu'il est indépendant, et qu'il a le pouvoir de faire réorienter l'enquête.

Mme Délou BOUVIER : Nous n'avons peut-être pas été clairs en présentant nos propositions. Nous partons du constat que 95 % des enquêtes sont menées par un parquet qui dépend du garde des Sceaux. C'est cela, et non pas la critique du juge d'instruction, qui nous fait repenser cet équilibre et nous fait souhaiter que toutes les enquêtes criminelles ou correctionnelles soient suivies et effectuées par ce magistrat du parquet indépendant avec ce juge de l'instruction qui aurait un rôle très important. Il faudrait arriver à un système où ce juge de l'instruction exerce un contrôle effectif, comme le demandait Mme Giudicelli, sur les mesures touchant aux libertés. Sinon, le but serait manqué.

Nous souhaitons vraiment, au Syndicat de la magistrature, que l'avocat soit présent dès la première heure de la garde à vue, ait accès au dossier, assiste à tous les actes, à toutes les confrontations ou perquisitions. Nous souhaitons aussi que tous les interrogatoires soient enregistrés, comme c'est le cas dans beaucoup de pays européens, et que toutes les audiences fassent l'objet d'un enregistrement sonore - possibilité qui existe aux assises de par l'article 308 du code de procédure pénale, mais qui n'est guère utilisée.

M. Frank NATALI : J'ai écouté Mme Giudicelli-Delage avec un très grand intérêt, mais il ressort de son exposé qu'en fait, seule la police mène l'enquête. Si, demain, on devait écarter le juge d'instruction instruisant à charge et à décharge, je serais très inquiet pour les libertés publiques. Je le suis encore plus quand j'entends Mme le professeur dire que la faiblesse de tous les dispositifs proposés réside dans celle des pouvoirs de la défense, notamment en matière de demandes d'actes.

Nous, barreaux, avons accompli, à travers les protocoles de défense pénale, un effort considérable, même s'il reste insuffisant. C'est une activité qui s'apparente souvent au sacerdoce : permanences pénales d'instruction pour les comparutions immédiates, groupes de défense des mineurs victimes... Nos maîtres mots sont : formation, compétence, déontologie. Nous discutons ces protocoles avec la Chancellerie, notamment quant aux aspects financiers. Je ne distinguerai pas entre les types de défense, sacerdotale ou non, car ce que nous voulons, c'est une organisation globale de défense, qui s'adapte à tous les cas de figure, afin que tous les justiciables soient assistés, qu'ils soient accusés ou victimes.

M. Luc FONTAINE : Le bâtonnier Natali a tout à fait raison : sur le terrain, le parquet comme le juge d'instruction ont un pouvoir limité sur les enquêtes de police et de gendarmerie. Ce sont les enquêteurs qui font les investigations. Si l'on veut donner un vrai pouvoir de contrôle sur l'enquête, il faut que les services d'enquête dépendent du ministère de la justice.

M. le Rapporteur : J'ai seulement une question qui a été abordée à plusieurs reprises au cours de ces auditions : celle de la constitution de partie civile auprès du doyen des juges d'instruction. Certains nous ont proposé de supprimer ou de restreindre considérablement cette possibilité qui correspond à 40 % de la charge de travail des cabinets d'instruction.

M. Paul-Albert IWEINS : Nous sommes pour le maintien de la constitution de partie civile, qui permet à certaines affaires de sortir. S'il y a un filtre du parquet, un certain nombre d'affaires ne sortiront plus. J'ajoute que le dispositif a été amélioré par certains textes récents, et que les constitutions abusives peuvent être sanctionnées par des amendes, prononcées directement par le juge d'instruction lui-même. Certains magistrats instructeurs se plaignent que leur cabinet soit engorgé, notamment en matière commerciale, mais il est rarissime qu'ils infligent des amendes. Commençons par appliquer les textes, plutôt que de supprimer cette garantie. Ce serait une erreur grave - sauf à considérer le juge d'instruction comme un auxiliaire du parquet, auquel cas j'irai de mon côté au bout de ma logique, et rejoindrai celle de mon ami Repiquet.

M. Luc FONTAINE : On pourrait envisager un système dans lequel la constitution de partie civile ne serait possible qu'en cas de classement sans suite, ou de carence du parquet dans un délai de plusieurs mois. Il serait normal qu'il y ait au moins un embryon d'investigation par la police.

M. Paul-Albert IWEINS : On ne fera jamais d'investigation : si quelqu'un porte plainte avec constitution de partie civile, c'est justement parce que la police ne veut pas s'intéresser à l'affaire. Je précise que je ne parle pas des contentieux commerciaux : s'il y a des abus en matière commerciale, sanctionnez-les !

Mme Délou BOUVIER : Nous sommes totalement d'accord ! Il serait très dangereux de supprimer la constitution de partie civile ou de filtrer l'accès du citoyen à la justice pénale. J'observe d'ailleurs que la Cour pénale internationale avait commencé par exclure les victimes du procès pénal, avant de revenir en arrière.

J'ai eu à instruire des dossiers sensibles de crimes contre l'humanité, mettant en cause une puissance étrangère. À cette occasion, j'ai pu constater que jamais un procureur français n'a ouvert d'instruction de son propre chef, mais seulement sur constitution de partie civile. Il est impératif que le citoyen puisse accéder à la justice pénale.

Mme Catherine VANDIER : Je suis également tout à fait d'accord. Il faut maintenir la constitution de partie civile. Ce que nous dénonçons, ce sont les constitutions dilatoires, y compris dans de tout petits dossiers, portant par exemple sur des attestations produites aux prud'hommes ou devant le JAF, afin de retarder le procès civil. C'est cela que nous souhaitons limiter, éventuellement par abandon de la règle selon laquelle « le criminel tient le civil en l'état ».

M. le Rapporteur : Certains magistrats y sont favorables.

M. Frank NATALI : Il y a une jurisprudence assez élaborée de la Cour de cassation, qui n'empêche pas la poursuite du procès civil même en cas de constitution de partie civile. Expliquer qu'il faudra, une fois la décision civile rendue, faire un procès en révision si la décision pénale est différente de la décision civile est impraticable. Il peut y avoir des aménagements, des dispositifs d'information du procureur, mais la constitution de partie civile est la contrepartie du fait que le parquet est juge de l'opportunité des poursuites.

M. Claude CHOQUET : Nous sommes très attachés à la possibilité de se constituer partie civile. Il est certain qu'elle entraîne certains encombrements, et qu'il faut trouver un système qui élimine plus rapidement les constitutions dilatoires, mais il faut absolument maintenir cette possibilité.

M. Léonce DEPREZ : Plus les auditions passent, plus je ressens qu'un consensus est possible. Plutôt qu'une grande réforme l'année prochaine, des améliorations possibles sans trop tarder. Je retiens ce qu'a dit le bâtonnier sur la nécessité de mêler la formation et la culture des avocats et des magistrats. J'ai aussi retenu la leçon de Mme le professeur, comme l'étudiant en droit que j'ai été : il faut mieux assurer les contrôles, et c'est cela qui n'a pas fonctionné à Outreau, si bien que le procureur nous a dit qu'il avait fallu attendre l'audience pour que l'humain et le papier se rejoignent et nous éclairent. Je pense que vous serez tous d'accord pour dire que les deux ne doivent pas être dissociés dans l'instruction.

M. le Président : Il me semble que oui...

Mesdames, Messieurs, je vous remercie.

Audition de M. Michel DOBKINE,
directeur de l'École nationale de la magistrature



(Procès-verbal de la séance du 27 mars 2006,
à l'École nationale de la magistrature à Bordeaux)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. Michel DOBKINE : Nous sommes très heureux de la venue de votre commission à l'École nationale de la magistrature, et des échanges sans tabous que cette visite permettra. L'École fait actuellement l'objet d'attaques virulentes, sinon violentes, le barreau de Paris allant jusqu'à demander sa suppression. J'ai aussi lu dans la presse qu'un ancien directeur suggère, pour les magistrats français, une formation « à la hollandaise », c'est-à-dire six mois dans un barreau. On ne fait donc ni dans la dentelle ni dans la nuance. Pourtant, les conclusions du rapport Cointat sur l'évolution des métiers de la justice, qui considérait l'École comme incontournable, étaient diamétralement opposées. Tout récemment encore, le législateur a confié à l'École la formation des juges de proximité et, les juges consulaires étant entrés dans le giron de l'Etat, le rapport Guinchard-Fricero a plaidé en faveur de la reconnaissance de la compétence de l'ENM dans leur formation. En résumé, certains sont tout à fait contre mais d'autres sont tout à fait pour l'école que je vais vous présenter.

L'École trouve son origine dans l'ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, qui crée un Centre national d'études judiciaires. Cette ordonnance fondatrice de l'école est signée par le général de Gaulle et le garde des Sceaux de l'époque, Michel Debré. Le moins que l'on puisse dire est que ce dernier a ferraillé pour cette création car si l'on se reporte à la littérature de l'époque et à celle de l'avant-guerre sur ce sujet, rien n'était moins évident.

L'argument utilisé contre la création d'une école de magistrats, qui revient comme un leitmotiv, était que la formation des juges ne pouvait résulter que de la seule expérience. Ainsi, dans la Revue politique et parlementaire d'octobre 1949, un conseiller à la cour expose que « la formation morale et intellectuelle des magistrats n'est pas l'affaire d'une école : c'est une œuvre de longue haleine pour laquelle les conseils et l'exemple sont plus efficaces que les leçons ». Un conseiller à la Cour de cassation signe dans le Pouvoir judiciaire un article sur le recrutement dans la magistrature, dans lequel il explique que « la véritable école du magistrat, c'est le palais ». Et, postérieurement à la réforme Debré, le bâtonnier Thorp souligne, lors du congrès des avocats à Nantes, que nul ne saurait contester « la part d'esprit administratif » qui a présidé à la réforme...

On peut dire que la haute hiérarchie judiciaire s'est montrée globalement hostile à la création d'une école en France, attachée qu'elle était sans doute à permettre à ses seuls fils d'intégrer le corps judiciaire. C'était une haute hiérarchie volontairement sourde à la désolation matérielle de la magistrature de l'époque. Car, du principe « pas d'école, car seule l'expérience est formatrice » découlait l'inefficacité notoire du système, la formation des magistrats consistant pour l'essentiel en un stage au parquet et un stage au barreau - et je vous laisse à deviner qui trouvait ces stages. La revue le Pouvoir judiciaire, menant une grande enquête dans tous les parquets généraux en 1955-1956, note que les attachés sont astreints à des besognes fastidieuses, que ce sont des « teneurs de livres », des « copistes de recours en grâce », qui végètent sans directives et sans contrôle.

Le constat, accablant, est partagé, et MMinjoz, avocat et député, dépose le 29 décembre 1949 une proposition de résolution invitant le gouvernement à organiser l'apprentissage de la magistrature, considérant que la formation pratique des magistrats est « très incomplète, presque nulle ».En bref, la preuve semble apportée que l'État n'entreprend rien pour hisser la magistrature à la hauteur d'une justice professionnalisée. Il faudra attendre l'après-guerre pour voir se dessiner en France une recomposition de la haute fonction publique dont la magistrature va bénéficier grâce à l'opiniâtreté de Michel Debré et du général de Gaulle qui ont une certaine idée du pays et de ceux qui sont à son service. Trois principes président à la création d'une École nationale de la magistrature : la professionnalisation ou la compétence, un recrutement démocratique, la possibilité de vivre dignement. À l'époque, l'État républicain considère que le recrutement démocratique postule le concours, que la compétence, autrement dit le métier, postule une école. C'est le métier qui appelle l'école et non l'inverse, point capital : c'est parce que juger est un métier qu'il y a une école de la magistrature, comme il y a au demeurant des écoles du barreau, du notariat, de contrôle de gestion.

Des années plus tard, Albin Chalandon, alors garde des Sceaux, demande au professeur Terré, dans une lettre de mission du 30 juillet 1986, de mener une réflexion sur l'harmonisation du recrutement et de la formation des jeunes magistrats et des jeunes avocats. Le professeur Terré ne peut que constater qu'« il existe des particularités techniques professionnelles propres à l'exercice respectif des professions et des fonctions de magistrat et d'avocat qui mettent obstacle, de bout en bout, à une formation unique et identique ». On retrouve cette approche dans l'excellent rapport du sénateur Christian Cointat, et dans le rapport Guinchard-Fricero consacré à la justice consulaire.

Nul doute que les écoles concourent à créer un esprit de corps. Les métiers judiciaires sont fortement générateurs d'identités. La division judiciaire naît de là, beaucoup plus que des écoles qui forgent moins qu'on ne le croit l'identité de ceux qui y entrent. On peut certes retarder cette division des métiers, par exemple en créant des troncs communs, mais vient un moment où les choses divergent. Est-ce vraiment au début d'une carrière que l'on est avocat, magistrat, notaire ou huissier, que l'on en a l'essence ? Je crois plutôt qu'il s'agit d'une inculcation, de l'incorporation d'une multitude de processus, d'attitudes, d'apprentissages. On apprend à agir et à réagir comme un avocat, comme un notaire, comme un banquier, comme un expert comptable - tics compris. C'est le narcissisme des petites différences... Il est vrai que ces assignations, car c'est de cela qu'il s'agit, peuvent prêter à sourire, ou à pleurer, en ce qu'elles sont des sortes de frontières magiques, et que certains avocats ne sont que des avocats, comme certains magistrats ne sont que des magistrats. D'aucuns en abusent, et jouent les gardes frontières - mais peut-être ces frontières symboliques donnent-elles un sens à leur existence ?

L'École nationale de la magistrature est-elle une école technicienne ? Il me semble qu'elle s'est toujours trouvée au centre d'une tension entre technicisme et humanisme, ou art et humanité. II y a là une permanence peut être plus féconde qu'on ne le croit si l'on n'essaye pas de trancher. Dans les facultés de droit, l'après-guerre est l'époque de l'émergence d'une pensée humaniste et sociale à l'origine d'une nouvelle façon d'enseigner et de penser le droit. De même, on considère alors que le magistrat ne peut plus se limiter à ses codes et qu'il lui faut connaître le monde et ses évolutions. Maxime Leroy, juge de paix honoraire à Paris et correspondant de l'Institut, note que les futurs magistrats devraient recevoir un enseignement à base économique et sociologique « au caractère le plus nouveau » pour apprendre « les règles de l'observation sociale ».

Transportons-nous vingt ans plus tard. L'école est née et, à la suite d'une décision prise par Pierre Sudreau, ardent défenseur de la « décentralisation intellectuelle », lors du conseil de cabinet du 6 avril 1960, elle a migré à Bordeaux et se nomme École nationale de la magistrature depuis 1970. Mais la problématique demeure. Lors de l'inauguration des locaux dans lesquels nous sommes, M. Waquet, directeur de l'École, s'exprime ainsi : « Notre mission pédagogique, si elle doit amener le futur magistrat à réfléchir sur les problèmes de la fonction judiciaire, doit aussi lui faire saisir que cette réflexion serait vaine si elle ne s'accompagnait d'une prise de conscience personnelle, d'une critique lucide de soi-même. » Il termine son propos par cette phrase, que je vous laisse goûter : « Toute pédagogie est reconnaissance d'une inquiétude et d'une incomplétude. » Quant à l'architecte Guillaume Gillet, qui a dessiné l'École, il y voit une sorte d'académie socratique, un lieu de réflexion pour des esprits déjà nourris de culture et de philosophie. C'est cette conception qui, dit-il, a dicté la composition architecturale de l'école.

Nous voilà bien loin d'une école technicienne ou techniciste, et l'on voit que sa genèse intellectuelle est bien éloignée des caricatures et des outrances de ces derniers temps. C'est une école en bonne compagnie - celle du chancelier d'Aguesseau. Il n'est pas vrai qu'à l'ENM ne s'enseigneraient que des techniques. Elle forme à requérir, à juger, c'est à dire à décider. Juger, pour un juge, c'est trancher des litiges, parfois violents, parfois très durs. Requérir, pour le parquetier, c'est porter la parole de la loi, l'intérêt de la société dans des affaires parfois sordides ; c'est toujours réinscrire le crime, aussi terrible soit-il, dans un ordre humain. Voilà ce qui s'enseigne ici, dans une stricte équidistance entre l'« ordre victimaire » et l'« ordre des bourreaux ».

Qui entre à l'ENM, et comment y entre-t-on ? La promotion 2006 comprend 250 auditeurs de justice. Il y a 197 femmes et 53 hommes, soit 79 % de femmes et 21 % d'hommes. Deux cent vingt quatre candidats ont réussi le premier concours, 19 le second, 7 le troisième. La moyenne d'âge de la promotion est de 25 ans, comme dans toutes les autres écoles françaises. L'auditrice la plus jeune a 22 ans, la plus âgée 40 ans. Soixante-six pour cent des admis ont un niveau « bac + 5 » ; 21 % sont diplômés d'un IEP. C'est donc le concours étudiant, dit « concours externe », qui assure le gros des entrées dans la magistrature. Il est ouvert aux étudiants âgés de 27 ans au plus, titulaire d'un diplôme « bac + 4 » ou délivré par un IEP. Le second concours est ouvert aux fonctionnaires âgés de 46 ans au plus et justifiant de quatre années de services publics : il existe un cycle préparatoire d'une ou deux années selon que le fonctionnaire est, ou non, titulaire de diplômes juridiques. Le troisième concours, ouvert aux personnes qui justifient de huit années au total d'une ou plusieurs activités, ne permet que peu de recrutements car les épreuves, qui doivent être du même niveau que celui des deux autres concours, sont difficiles.

Il existe aussi des modes de recrutement directs pour les docteurs en droit, les personnes justifiant de sept années d'activité professionnelle après un diplôme de niveau « bac + 4 » et âgées de 35 ans au moins, et enfin un concours complémentaire ouvert aux personnes âgées de 35 ans au moins, titulaires d'un diplôme de niveau « bac + 4 », et justifiant de dix années au moins d'expérience professionnelle dans les domaines juridique, administratif, économique et social.

La promotion sortante 2004, ce seront 32 juges de l'application des peines, 21 juges d'instance, 13 juges d'instruction qui rejoindront des tribunaux dans lesquels ils ne seront pas seuls, 24 juges des enfants, 29 juges placés, 89 substituts, 32 substituts placés. Mais ces auditeurs qui prendront leur premier poste début septembre 2006 l'auront choisi en fonction de critères géographique lors du classement, sans égard aux dispositions de chacun. Cela fait s'interroger.

Comment se déroule la scolarité à l'École ? Après avoir prêté son serment d'auditeur de justice, le magistrat stagiaire commence un apprentissage de 31 mois. Il débute par un stage extérieur de trois mois : quinze jours de découverte en juridiction et dix semaines dans une association, une entreprise, à l'étranger, dans une administration. Ensuite commence la scolarité à proprement parler, qui dure huit mois, soit moins d'un quart du temps total de l'apprentissage. Puis l'auditeur de justice part en juridiction, où il reste quatorze mois. Au cours de ce stage, il exerce successivement les fonctions de juge civil, juge aux affaires familiales, juge d'instance, juge de l'application des peines, juge des enfants, juge d'instruction, sous le contrôle de maîtres de stage. Des stages complémentaires à ce stage juridictionnel sont organisés. En détention, pendant deux semaines, les auditeurs endossent obligatoirement l'uniforme de surveillant pénitentiaire et vivent le quotidien de l'univers carcéral. Ils passent aussi deux semaines chez les policiers et deux semaines chez les gendarmes, et sont également en stage dans les services d'aide sociale à l'enfance, dans une étude d'huissier de justice ou dans d'autres services partenaires du juge, selon les possibilités.

L'auditeur termine son apprentissage par un stage dans un cabinet d'avocat où il est mis « dans la peau » d'un avocat, chargé de recevoir des clients, de monter un dossier, de rédiger des conclusions, de plaider devant les juges, de découvrir le quotidien des avocats, mêlant l'attente parfois interminable pendant les audiences, la pression face à certains dossiers, l'écoute, parfois malaisée, des clients.

La spécialisation dure cinq mois, dont un mois de spécialisation théorique à Bordeaux et quatre mois de stage de pré-affectation en juridiction. Le jury de l'examen de classement peut assortir la note finale de recommandations sur l'aptitude d'un auditeur à exercer telle ou telle fonction mais, statutairement, ces recommandations ne sont pas opposables au CSM.

Qu'apprend-on aux auditeurs de justice à l'École ? Ils sont regroupés en « directions d'études », dont chacune comprend dix-huit auditeurs. Une direction d'études dure environ trois heures, à raison de quatorze à dix-sept pour chacune des six fonctions : substitut, juge, juge d'instruction, juge d'instance, juge des enfants, juge d'application des peines. Ainsi, l'École dispense à chaque auditeur environ quarante heures pour la fonction « instruction », mais toutes les fonctions se nourrissent les unes les autres. En tout, quelque 245 heures d'enseignement sont dispensées sous forme de directions d'études.

Ce qui s'enseigne ici, c'est l'équidistance du juge d'instruction entre le parquet et la défense - chacun dans son rôle, sans fusion ni confusion -, l'importance du contradictoire et de l'oralité des débats, la co-saisine pour essayer de faire comprendre que l'on est plus intelligent à plusieurs que seul, le rôle de la défense et surtout la représentation que les magistrats en ont, les questions d'éthique et de déontologie, la réserve, la retenue et le respect du justiciable, cet « autre » vers qui tout converge. Mais nous savons qu'il ne suffit pas de parler pour être entendu. Aussi, le fil rouge de la pédagogie est le travail sur des dossiers de juridiction réels, rendus anonymes. Par exemple, dans la direction d'étude « parquet », il est demandé aux auditeurs de rédiger un réquisitoire à partir d'un dossier de viol sur mineur de 15 ans.

Dans les directions d'études « enfants » et « instruction », les auditeurs travaillent sur des enregistrements audiovisuels d'auditions de mineurs victimes d'abus sexuels réels. Il leur est demandé d'analyser les paroles des enfants et leurs comportements, et de dire les conséquences à en tirer dans la prise de décision. À partir de cette matière première se travaillent les fondamentaux que sont l'acte de juger, la méthodologie du jugement et l'application des grands principes du procès, à savoir le contradictoire, les droits de la défense, l'intime conviction, le doute qui, toujours, profite à celui à qui l'on fait reproche. Les questions éthiques et déontologiques sont abordées régulièrement lors des directions d'étude, dont deux sont consacrées à la loyauté et à l'obligation de discrétion, de dignité et de réserve.

Une part importante de l'enseignement se fait sous forme de simulations d'audiences avec prise de réquisitions orales par les parquetiers, d'entretiens, d'interrogatoires auxquels participent des comédiens et des élèves avocats qui occupent le terrain de la défense. L'objectif est de mettre l'auditeur en situation, en testant sa capacité d'adaptation et de réaction, sa maîtrise, en provoquant le questionnement, la remise en cause, en travaillant le doute... Il n'y a pas d'autisme dans cette école.

Des intervenants extérieurs, partenaires du juge, sont totalement associés aux travaux des équipes pédagogiques. L'accent est mis sur le travail pluridisciplinaire : des psychiatres viennent livrer leurs connaissances sur les pathologies mentales, des pédiatres hospitaliers décrire les symptômes de la maltraitance, des psychologues expliquer les mécanismes de l'inceste ou les phases de développement de l'enfant et de l'adolescent.

Cette pédagogie traduit le fait que l'École nationale de la magistrature est une école d'application, à laquelle il revient d'envoyer en juridiction, après qu'ils auront passé huit mois en son sein, des auditeurs qui ont acquis les rudiments de ces six fonctions, ce qui n'est pas rien. L'ENM est nécessairement une école d'application, parce que juger est un métier comme, au demeurant, le Conseil constitutionnel l'a rappelé à plusieurs reprises : « Les fonctions de magistrat de l'ordre judiciaire doivent en principe être exercées par des personnes qui entendent consacrer leur vie professionnelle à la carrière judiciaire. » Nous sommes au droit ce que l'école Boulle est aux arts décoratifs ou l'école Estienne à la gravure, ni plus, ni moins. C'est ainsi, la France est un pays de métiers, et c'est parce que juger est un métier qu'il y a une école. C'est tout : il y a des ébénistes, des menuisiers et des juges.

Dans son métier, le juge est le législateur des cas particuliers, un praticien de la loi. Il dit pour les besoins de l'espèce ce qui vaut de manière générale. Cela paraît banal de le souligner mais il y aurait quelque naïveté à faire accroire que l'acte de juger peut être entendu dans son sens commun. Dans cette acception, tout le monde, d'une certaine façon, porte des jugements. Mais ce n'est pas ce dont il est question ici. Ici, nous nous colletons, parmi tant d'autres, aux questions suivantes : quelle est la nature juridique d'un logiciel ? La fourniture d'un logiciel constitue-t-elle une prestation de service au sens de l'article L. 213-1 du code de la consommation, avec toutes les conséquences qui s'y attachent au plan pénal ?

L'acquisition de l'art de juger, d'interpréter la loi avec rigueur, est au cœur des enseignements dispensés par l'École, pour trois raisons constitutionnelles : parce que l'aptitude à juger que nous devons apprendre ici garantit la qualité des décisions rendues, garantit l'égalité de tous les citoyens devant la justice et garantit la sécurité juridique. Pour juger, l'expérience suffit-elle ? La question, d'importance, a été souvent débattue, et encore récemment par le Parlement lors de l'examen de la loi organique relative aux juges de proximité. Après tout, le concours n'est qu'un ensemble de critères qu'une société, à un moment donné, se donne pour recruter dans tel ou tel métier. Il est contestable dans son essence, et il ne garantit pas tout. Mais je tiens à rappeler que, dans sa décision du 20 février 2003 relative à cette loi organique, le Conseil constitutionnel a jugé que « l'exercice antérieur de fonctions impliquant des responsabilités dans le domaine administratif, économique ou social ne révèle pas par lui-même, quelles que soient les qualités professionnelles antérieures des intéressés, leur aptitude à rendre la justice ». Cette décision essentielle fait suite à une décision du 19 février 1998 dans laquelle le Conseil, à propos d'une loi qui avait organisé un recrutement exceptionnel de magistrat, a jugé que la formation dispensée par l'ENM constituait une règle de recrutement concourant directement à assurer le principe d'égalité devant la justice, mais aussi les qualités des décisions rendues. Voilà les seules fonctions assignées à cette technique parfois décriée. L'art de juger, c'est la première des garanties, le premier rempart contre l'arbitraire du juge, sa subjectivité.

Par qui sont dispensés les enseignements à l'École, autre question qui fait débat, et pourquoi un corps de permanents ? Il n'est pas contestable que le corps des enseignants doit être composé de magistrats, cela relève de l'évidence. Les chargés de formation de l'école transmettent les savoirs du juge d'instruction, du juge des enfants, du juge du siège, du substitut qu'ils ont été. Ils s'entourent de nombreux collègues qui viennent les épauler dans leur tâche ardue, ils ont massivement recours à d'autres professionnels, ils suivent des formations, s'adaptent. La règle qui vaut ici est celle de l'interprofessionnalité. J'insiste sur le fait qu'on peut être un excellent juge mais un piètre pédagogue - cela vaut aussi pour les avocats. C'est dire qu'un enseignement entre les mains de vacataires n'est pas sans présenter des inconvénients en termes d'égalité, d'homogénéité, de qualité. Ce n'est pas si simple.

Je tiens que l'interdisciplinarité et l'interprofessionnalité sont des modèles de formation moderne, pour l'ENM comme pour toutes les écoles françaises. Elles doivent en conséquence participer pleinement de la pédagogie mise en œuvre dans cette école, car ce sont des facteurs d'ouverture et d'échanges propres à éviter un fonctionnement endogamique. C'est aussi une école d'humilité et de réduction de certitudes. Un enseignement de ce type tient compte de ce que les sciences humaines et le droit se sont compliqués. Une école moderne, attentive aux évolutions, ne peut qu'être une école ouverte sur les savoirs externes, sur d'autres manières d'être. L'École a toujours eu recours à des compétences extérieures, mais je crois le temps est venu de les intégrer.

J'expérimenterai donc l'ouverture dès cette année. À titre expérimental, des élèves avocats rejoindront nos directions d'études, en accord avec les écoles d'avocat de Bordeaux et de Paris. Désormais, les directions d'études seront mixtes ; j'en attends beaucoup, car nous serons ainsi confrontés à des interrogations, des attentes, des horizons professionnels qui ne sont pas les nôtres. Une direction d'études sera consacrée aux droits de la défense et l'enseignement sera assuré par plusieurs avocats qui enseigneront ici à l'égal des chargés de formation. Je crois les avocats mieux placés que nous pour dispenser ce type d'enseignement.

J'ai également pris langue avec les facultés de Bordeaux et de Paris-II pour obtenir le détachement de professeurs agrégés qui seront intégrés à nos équipes enseignantes ; j'attends aussi de cet apport un regard externe sur notre pédagogie. Je souhaite également qu'un ancien juge à la Cour suprême des Etats-Unis et ancien avocat, résidant en France, soit chargé d'enseignement à l'École afin de nous ouvrir à cette autre culture judiciaire, imprégnée des droits de la défense qu'est la common law ; cet enseignement sera dispensé en anglais. Je souhaite de même qu'un enseignement de psychologie corrélée à la matière judiciaire soit dispensé par un professeur d'université, dans le cadre d'une nouvelle direction d'étude. Nous sommes, tout au long de notre carrière, confrontés à des questions de ce type sans être armés pour cela et je considère qu'en cette matière comme en d'autres le juge ne doit pas être subordonné à l'expert. Je compte aussi confier une ou plusieurs directions d'étude à des magistrats de juridiction qui seront associés à l'École. Si ces expérimentations se révèlent fructueuses, nous demanderons à la Chancellerie d'engager les modifications statutaires nécessaires. L'ensemble de ces expérimentations suppose une augmentation du budget de l'École de 3 millions d'euros en année pleine. Je les ai demandés à ma tutelle.

Je ne terminerai pas sans observer que la formation dispensée à l'ENM a ses limites. En premier lieu, elle est tributaire de la carte judiciaire, de l'organisation judiciaire, de la carrière judiciaire. S'agissant de la jeunesse des juges, je rappelle que la jeunesse, dans la magistrature comme ailleurs, c'est l'audace, le courage, le dynamisme, l'innovation, et c'est un facteur majeur de renouvellement du corps. J'ai pu mesurer, lorsque j'étais procureur général à Nîmes, la qualité et la compétence de jeunes magistrats à qui avaient été confiés des services de « traitement en temps réel » parmi les plus difficiles, et j'avais comme collaboratrice une jeune substitut de très grand talent. Mais la jeunesse, ce peut être aussi la certitude, l'inexpérience, l'intempérance, la raideur. Voilà pourquoi je crois à la nécessité d'intégrer les auditeurs de justice sortant de l'École à un exercice délibératif.

Par ailleurs, la production normative, qu'il s'agisse de lois de fond ou de lois de procédure, sature le débat judiciaire français depuis de nombreuses années. La foi dans la toute-puissance de la loi est une constante de notre pays, qui a la loi chevillée au corps, comme il a l'idée que la loi est propre à changer les mœurs judiciaires.

Ensuite, les lois relatives à l'organisation judiciaire, aux méthodes de travail, aux ressources humaines sont les plus porteuses de changement et d'évolution. Or, elles me semblent avoir été délaissées. Lorsque j'ai commencé ma carrière, il y a vingt-cinq ans, on parlait déjà de l'enjeu majeur pour l'institution et les libertés publiques que constitue la direction de la police judiciaire. On en débat sans fin. En sera-t-il encore ainsi dans vingt-cinq ans ? Dans l'intervalle, aucun logiciel de procédure de la police ne permet que les données de l'enquête soient immédiatement transmises sur les ordinateurs de la magistrature. Je l'avais demandé ; je vous laisse deviner la réponse qui m'a été faite.

Les pôles de compétence, sur le modèle des juridictions interrégionales spécialisées, sont, selon moi, des organisations de travail pertinentes tant par le nombre de magistrats que par les compétences complémentaires réunies. Recueillir la parole de l'enfant, l'évaluer n'est pas chose aisée ; cela requiert des savoirs, des manières d'être, d'agir, d'élaborer qui n'ont rien d'évident. Mais lorsque cette parole est recueillie dans le cadre d'un pôle de compétence « mineurs » rassemblant des magistrats intéressés par la matière, des psychiatres, des travailleurs sociaux, des policiers ou des gendarmes et l'avocat de l'enfant, alors la solitude, l'appropriation, l'incertitude laissent place à l'échange, au dialogue, à une toute autre méthode de recherche de la vérité judiciaire. Alors, l'âge du juge n'est plus le facteur déterminant. C'est l'application d'un protocole qui le devient, c'est-à-dire le choix préalable, réfléchi, d'une méthode.

Mais encore faut-il vouloir organiser la justice, et surtout la penser, ainsi. En matière pénale, il conviendrait de mettre un terme à ce qui est attributif de compétence. Ainsi du lieu de commission des faits, cette étrangeté d'un autre temps, qui fait que l'on ne tient aucun compte de la compétence technique de celui à qui échoit l'affaire. N'a-t-on pas créé une COB, une AMF, une direction de la concurrence ? Actuellement, alors que certains juges d'instruction ont acquis, difficilement, des connaissances pointues en matière d'accidents d'aviation civile, ces connaissances sont perdues si un autre accident se produit dans le ressort de collègues qui n'auront jamais été confrontés à des dossiers de ce type.

La magistrature, ce sont aussi des femmes et des hommes désirants. C'est de ce désir qu'il doit être tenu compte si l'on veut une magistrature heureuse, adaptée, employée au mieux de ses talents, de ses vertus, de ses mérites. Or, elle n'est pas très ouverte si bien que l'on peut, et ce n'est qu'un exemple, tenir pendant des années un discours plaintif sur les relations entre le monde économique et la justice. Je suis partisan d'instituer une obligation statutaire de mobilité qui conduirait les magistrats à quitter, deux fois trois ans, le corps judiciaire pour exercer leurs talents ailleurs et s'enrichir au contact d'autres réalités sociales, économiques, associatives, administratives. Ce serait une réforme aux conséquences considérables.

L'enjeu actuel pour la justice, ce n'est pas nécessairement une nouvelle réforme de fond, quelle qu'en soit la forme - et je me garderai de m'immiscer dans ce débat. L'enjeu, c'est peut-être de trouver comment s'extraire d'une pénible compulsion de répétition, de la perpétuation lassante des mêmes problèmes.

Table ronde à l'École nationale de la magistrature (ENM), à Bordeaux, intitulée :
« Comment améliorer la formation des auditeurs de justice et des magistrats ? » réunissant :
M. Michel DOBKINE, directeur de l'École nationale de la magistrature,
M. Michel ALLAIX, directeur adjoint, directeur de la formation initiale
et des recrutements,
M. Philippe VIGIER, chargé de formation dans les fonctions « application des peines », Mme Françoise ANDRO-COHEN, chargée de formation dans les fonctions « enfants », M. Francis JULLEMIER-MILLASSEAU, chargé de formation
dans les fonctions « instance »,
M. Thierry PONS, chargé de formation dans les fonctions « instruction »,
Mme Isabelle RAYNAUD, chargée de formation dans les fonctions « parquet », Mme Véronique VENNETIER, chargée de formation dans les fonctions « siège civil »,
Mme Sylvie ACHARD-DALLES, chargée de formation dans le service
de la formation continue des magistrats



(Procès-verbal de la séance du 27 mars 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. Michel DOBKINE : Je propose que nous engagions le débat à partir de mon exposé de ce matin, après quoi les chargés de formation présenteront chacun leur domaine.

M. le Président : Je m'interroge sur le recrutement sociologique de l'École. Vous n'avez pas fait état de statistiques à ce sujet, et je ne sais pas s'il en existe. Qui sont les étudiants ? Quels sont leurs milieux d'origine ? Et si ceux-ci ne sont pas assez diversifiés, qu'est-il possible de faire pour modifier les choses ? Que pensez-vous des expérimentations menées par le directeur de Sciences Po Paris, qui pratique une sorte de « discrimination positive » - terme que je n'aime guère - pour que le recrutement soit davantage à l'image de la société française ?

M. Michel DOBKINE : Je ne dispose pas légalement de données sociologiques sur l'origine des étudiants, mais je crois qu'ils se recrutent principalement dans les classes moyennes salariées. S'agissant de la diversification, nous avons les recrutements latéraux, nous avons aussi le troisième concours - dont j'ai parlé - mais celui-ci n'a abondé l'actuelle promotion que de sept personnes, dont une était auparavant sans emploi, une employée, une secrétaire, un steward... Mais nous avons obligation, de par la loi, de recruter au même niveau par chacun des concours ; il ne peut donc y avoir de disparités dans la notation. Je suis tenu par les décisions du Conseil constitutionnel : il n'y a pas de discrimination positive dans le recrutement, seuls doivent compter « le talent, la vertu et le mérite » aux termes de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

Comment, cela dit, conduire les populations socialement discriminées à s'acculturer aux métiers du droit ? Je voudrais que nos auditeurs puissent se rendre dans des lycées professionnels pour y parler des métiers de la justice à ces jeunes gens qui n'ont pas encore dix-huit ans, car les choses se jouent très tôt, trop tôt. Je vais conclure des conventions avec les rectorats, j'espère que l'initiative sera pérenne.

M. Christophe CARESCHE : Je vous remercie pour votre exposé, mais j'en ai retiré l'impression qu'il n'y avait, pour ainsi dire, pas de problème, étant donné que l'École enseigne l'importance de l'équidistance, du contradictoire, du doute, de l'oralité, du respect des justiciables - toutes choses avec lesquelles on ne peut qu'être d'accord. Or, nous avons pu constater que, dans l'affaire d'Outreau, les choses n'avaient pas vraiment fonctionné de cette façon, qu'il s'agisse de l'équidistance entre la défense et l'accusation - celle-ci paraissant avoir bénéficié d'un rang privilégié - ou du respect des justiciables, notamment en matière de détention provisoire. Par quels modules de formation, par quelle pédagogie peut-on faire que ces conditions d'une justice équitable soient enseignées ?

M. Michel DOBKINE : C'est justement l'objet de la table ronde qui aura lieu tout à l'heure...

M. le Président : En effet, nous aurons des exposés des différents chargés de formation. Je propose que nous nous en tenions, pour l'instant, aux aspects généraux de l'exposé de M. le directeur.

M. Michel DOBKINE : Loin de moi l'idée que tout irait bien, que tout serait facile. La pédagogie, c'est beaucoup d'idéal, mais il y a, comme dans toutes les professions, un certain écart avec la pratique professionnelle. Outreau est un dossier dont je n'ai pas à connaître, et sur lequel je ne souhaite pas m'exprimer. Je ne peux parler que de la formation dispensée à l'École.

M. Jean-Yves HUGON : Dont acte, mais quels enseignements concrets, quelles conclusions concrètes en tirez-vous, même si vous ne connaissez pas le dossier, quant aux modifications à apporter à la formation dispensée ?

M. Michel DOBKINE : Si l'on considère, à travers ce que j'ai pu lire dans la presse, qu'au cœur de l'affaire se trouve l'évaluation de la parole de l'enfant, il nous revient de retravailler cette question. Est-ce un problème de psychologie ? Un problème lié à l'âge du juge ? À son inexpérience ? Ou s'agit-il d'un problème de structures ? Dans certains ressorts, il existe des unités médico-judiciaires, où la parole de l'enfant est recueillie et évaluée autrement qu'elle pourrait l'être par n'importe lequel d'entre nous. Il faut dire aux auditeurs que si, au lieu de travailler seuls, ils travaillent avec des psychologues, des pédo-psychiatres au sein de structures dédiées, le « résultat judiciaire » ne sera pas le même.

L'éducation à l'humanité, au doute, à l'humilité, est chose très difficile, et qui peut s'en targuer ? Pour éviter des subjectivités infinies, il faut recourir à des pôles de compétences. Dans le midi de la France, le crime organisé relève du parquet de Marseille. Faisons de même en créant des pôles de compétence.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Les auditeurs de la promotion 2004 sont allés, pour 120 d'entre eux, vers le parquet, et pour plus de 150, vers le siège. Pourquoi les besoins du siège sont-ils plus importants que ceux du parquet ? Quel est l'effet indirect, deux ou trois ans après, des choix individuels ?

Je voudrais, d'autre part, que vous reveniez sur les modules de communication et de relations avec les médias, ainsi que sur les conditions dans lesquelles vous appréhendez la dimension sociale, voire sociétale, de l'œuvre de justice, de son effet sur l'opinion publique, de la façon dont vous l'explicitez ?

M. Michel DOBKINE : La première question n'est pas de la compétence de l'École, mais relève de la carte judiciaire. Les postes vacants nous sont communiqués par la Chancellerie, nous ne pouvons qu'en prendre acte. Il y a notamment 13 postes de juges d'instruction, mais qui ne sont pas dans de petites juridictions - il y a eu une circulaire du garde des Sceaux à cet effet.

M. le Président : Cette circulaire est-elle une conséquence de l'affaire d'Outreau ?

M. Michel DOBKINE : Elle lui est postérieure.

M. le Président : C'est déjà, donc, un premier effet.

M. Michel DOBKINE : Je ne peux, en tout cas, qu'en prendre acte.

La question du choix est complexe. Il faut engager une réflexion sur l'existence de passerelles entre toutes les carrières ; je crois que c'est un aspect sous-jacent à votre question. Si l'on s'engage un jour dans une réforme du parquet, il devra s'agir d'une réforme de l'État. Actuellement, le parquet est mixte, il est à l'interface de l'État et de la société, d'une part, et de la justice du siège, d'autre part. J'ai pris connaissance de l'arrêt stupéfiant rendu en juillet 2005 par la Cour de justice des communautés européennes en matière de pêche : la France, attaquée en manquement par la Commission pour n'avoir pas engagé de poursuites et avoir prononcé des peines qui n'étaient pas « à la hauteur » des espérances communautaires, a été condamnée à 20 millions d'euros d'amende et à une astreinte de 1,5 million d'euros par semestre ! Quand on médite cet arrêt, on se dit que toute réforme du parquet engage une réforme profonde des rapports entre l'autorité publique et la justice judiciaire du siège. Ce n'est pas, contrairement à ce que certains pensent, une simple question intra-judiciaire.

La question des relations avec les médias est également importante. Il y a quinze ou vingt ans, la décision judiciaire était encore protégée. Aujourd'hui, elle est beaucoup plus exposée, sa réception fait l'objet de commentaires. Il y a un côté positif à cela : c'est la transparence. Mais le risque est celui d'une justice d'opinion, d'une justice émotionnelle. Nous organisons des journées là-dessus, au cours desquelles les auditeurs évoquent ces questions avec des représentants des grands médias. Les jeunes magistrats sont très rétifs, ils craignent la presse et redoutent que la maîtrise des choses ne leur échappe. Mais les médias sont au cœur de l'enseignement dispensé ; il ne peut en être autrement.

M. Christian PHILIP : J'anticipe peut-être sur la suite, mais je voudrais savoir, puisque vous avez beaucoup parlé de formation initiale, quelle est la place de la formation continue.

M. le Président : Il y aura un exposé thématique sur ce point.

M. Léonce DEPREZ : L'échange, monsieur le directeur, a complété très utilement votre propos, et le directeur-adjoint chargé de la formation a évoqué l'idée de compagnonnage. Cette idée a-t-elle votre soutien ? Cela n'aurait-il pas permis, dans l'affaire d'Outreau, d'éviter des drames ?

M. Michel DOBKINE : Je préfère, pour ma part, parler de « tutorat ». C'est un exercice collégial et délibératif de la profession. Beaucoup pensent que l'on peut imaginer un début de carrière en cour d'appel, non pas comme conseiller, mais au contact de magistrats plus anciens, en se colletant au droit social, au droit commercial, branches du droit auxquelles on n'a guère affaire en début de carrière, et ce pendant quelques mois, voire deux ou trois ans - ou bien au sein de pôles de compétence. Qu'est-ce qu'Outreau ? C'est d'une affaire qui naît par hasard à Boulogne-sur-Mer, avec aucun mécanisme de renvoi à aucun moment.

M. Jean-Paul GARRAUD : Seriez-vous en mesure de recruter et de former chaque année davantage de magistrats, sans pour autant abaisser le niveau ? Le vivier de candidatures est-il suffisant ?

D'autre part, vous avez dit qu'à la sortie, les recommandations de l'École n'étaient pas opposables au CSM. Vous avez tous les éléments, au bout de trente et un mois, pour dire que tel auditeur est plutôt fait pour être juge aux affaires familiales, juge d'instruction, substitut, etc. C'est important. Votre analyse est déterminante, mais l'expertise que vous avez est-elle suffisamment prise en compte par le ministre et par le CSM, afin qu'ils placent la bonne personne au bon endroit ?

M. Michel DOBKINE : Il est clair que le Gouvernement ouvre un concours de recrutement, des postes, eu égard à l'état de la carte judiciaire, qui est ce qu'elle est, et dont vous savez ce que je pense.

Pourrions-nous former davantage de magistrats chaque année ? Si nous voulons avoir des magistrats de qualité, la réponse est : non. Mais avons-nous besoin, d'ailleurs, de multiplier le nombre des magistrats ? Peut-être faut-il plutôt créer des postes d'assistants, attachés à des substituts ou à des juges d'instruction, en raisonnant en termes de cabinets plutôt que d'individus.

M. Alain MARSAUD : Un précédent garde des Sceaux disait que les facultés de droit et les IEP pouvaient « sortir » 250 bons candidats chaque année, mais pas 400.

M. Michel DOBKINE : C'est aussi mon point de vue.

À la sortie de l'école, nous n'avons pas de gestion des ressources humaines. Nous pouvons déceler, par exemple, qu'un auditeur a de grandes compétences pour un poste de juge aux affaires familiales, mais nous n'avons pas le pouvoir de lui faire obtenir un tel poste. Et le pire, c'est que, quelques années plus tard, au moment de son premier changement de poste, il risque d'être trop tard car il aura perdu les compétences acquises, faute de les avoir exercées. La carte judiciaire ne permet pas de faire carrière dans une spécialité, comme au sein du barreau.

M. Georges COLOMBIER : Vous avez exposé votre politique d'ouverture de l'École, notamment aux avocats. Mais cela veut-il dire moins d'élèves magistrats, compte tenu des conditions de travail ?

M. Michel DOBKINE : La limite est, en effet, le nombre de places à l'École, mais nous allons créer des directions d'études supplémentaires. Je souhaite accueillir au moins 15 à 20 % d'élèves avocats, dont 25 du barreau de Bordeaux. Le barreau de Paris n'a pas répondu, ce qui ne m'étonne pas, étant donné qu'il est pour la suppression de l'École...

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : J'ai une question qui complète celle de M. Georges Colombier. Vous êtes allé beaucoup plus loin que l'accueil d'un certain nombre d'avocats, et vous dites que vous mettrez en place, à partir de la rentrée prochaine, des réformes allant dans le sens d'une plus grande ouverture sur l'université. Quel a été le déclic de cette volonté ? Les modules n'avaient-ils pas été modifiés depuis longtemps ? Le programme de 2005 était-il le même que dix ans auparavant ou avait-il évolué ?

S'agissant de la première affectation, l'ordonnance de 1958 dispose que les auditeurs choisissent en fonction du classement de sortie et des postes disponibles. Quid des critères géographiques ? Est-ce un moteur du choix, ou non ?

Enfin, vous avez dit qu'il y avait une formation au contradictoire et aux droits de la défense, mais on nous a souvent dit, d'autre part, qu'un fossé s'était creusé entre magistrats et avocats. M. Jean-Amédée Lathoud, procureur général de Douai à l'époque, nous a dit qu'il avait dû prendre des mesures pour régler ce problème d'hostilité ? Qu'est-ce qui explique que ce fossé se soit creusé au fil des ans ?

M. Michel DOBKINE : Au risque de vous décevoir, je vous répondrai que la politique d'ouverture n'est pas due à l'affaire d'Outreau. La raison est très simple : je lis tout ce qu'on dit dessus, mais M. Pierre Méhaignerie, lorsqu'il était garde des Sceaux, m'avait confié une mission sur la formation des magistrats, sur l'information économique et financière, au sein d'une commission dont faisaient partie Mme Simone Rozès, M. François Ceyrac et M. André Bergeron. J'avais rendu un rapport, public, sur la question. Quand le poste de directeur de l'ENM a été vacant, il y avait une dizaine de candidatures, dont la mienne. J'ai exposé la politique que je souhaitais mener, et j'ai été nommé.

Cela dit, je ne suis pas sourd à Outreau. Je n'ai pas le dossier. Je ne suis pas l'Inspection générale des services judiciaires. J'attends aussi vos conclusions. C'est pourquoi j'avais souhaité différer ce que voulais mettre en œuvre, au cas où la représentation nationale ne partagerait pas ma façon de voir. Nous ne sommes qu'une école.

Le critère géographique est important pour les auditeurs, pour des raisons privées et personnelles. Mais cela fait litière des dispositions de certains pour telle ou telle formation. C'est si vrai que des civilistes ne prendront jamais un poste de juge des enfants. Mais la loi n'a pas donné à l'École le pouvoir de remplir une fonction de « ressources humaines », comme dans le privé. Cela ne me choquerait pas qu'il y ait un entretien de motivation, en interne, à la sortie, en y associant le cas échéant des compétences extérieures, y compris celle d'un psychologue, à l'École.

M. Alain MARSAUD : Surtout pas ! Nous en avons vu quelques-uns...

M. Michel DOBKINE : Je n'ai pas de tabous. À l'entrée à l'École des commissaires de police, il y avait une épreuve psychologique qui était éliminatoire il y a deux ans encore. Elle ne l'est plus aujourd'hui, mais elle permet de repérer des pathologies. J'ai interrogé ma direction, le sujet n'est pas tabou, mais cela ne serait pas forcément injonctif, contraignant. Les entretiens dans le privé, y compris à l'entrée des écoles de commerce, sont redoutables. Nous sommes très en deça... La question, donc, n'est pas taboue, mais sous certaines réserves et à certaines conditions.

Quant au fossé entre avocats et magistrats, j'ai entendu parler d'autres fossés : avec le monde économique notamment. Je suis convaincu, et nous en avons discuté pendant le déjeuner, que si le tronc commun, en début de carrière, permet d'éviter le divisionnisme, il n'est pas une garantie contre des séparations extrêmement fortes au bout de quelques années. Il y a des avocats qui n'aiment pas les magistrats, et réciproquement. On peut les mettre ensemble à vingt ans, mais cela ne préjuge pas de ce qui se passera vingt ans après... Cela passe, à mon avis, par une obligation de mobilité : il faut que, pendant deux fois trois ans, les magistrats quittent le corps judiciaire pour voir qu'ils ne savent pas tout. Faut-il une mobilité en sens contraire ? Cela poserait un problème constitutionnel.

Il n'y a pas de fossé avec le monde économique et social. À l'École Polytechnique, il y a de très longs stages d'humanisme dans des quartiers difficiles. Le fossé n'est pas seulement à l'École, il se creuse par la suite.

M. le Président : Cela renvoie à ce que je disais tout à l'heure sur le recrutement social de l'École.

M. Michel ALLAIX : L'évolution de ses missions - nouveaux concours, juges de proximité, juges consulaires - soumet l'ENM à une obligation d'adaptation permanente qui fait d'elle le contraire d'une institution figée et immobile. Elle a dû constamment s'adapter pour offrir à des publics nouveaux une pédagogie qu'ils puissent entendre.

S'agissant des publics de formation initiale, il faut dépasser les clichés. Certains auditeurs de justice sont issus des trois concours de même niveau ; d'autres ont réussi les concours complémentaires qui supposent d'avoir 35 ans et dix ans d'expérience professionnelle pour le deuxième grade, 50 ans et quinze ans d'expérience professionnelle pour le premier grade ; enfin, l'École forme aussi des recrutés latéraux. Il résulte de la diversité de ces recrutements que près de 40 % des auditeurs de justice n'intègrent pas l'École à la sortie de l'Université. Certes, le premier concours fournit le gros des effectifs, mais cette suprématie en nombre est tempérée par le fait que 45 de ces jeunes gens ont été recrutés au titre de l'article 18-1 du statut et qu'ils ont donc déjà une expérience professionnelle, et aussi par le fait que 70 % des auditeurs recrutés par le biais du premier concours ont déjà une expérience du monde du travail ou de l'engagement associatif lorsqu'ils entrent à l'ENM. Le taux de féminisation, qui reflète celui des facultés de droit, est élevé, puisque 80 % de femmes se présentent, et que 79 % de femmes sont reçues. L'effectif est, on le voit, plus hétérogène qu'il n'y paraît.

Le cadre général des programmes de formation initiale est celui d'une école professionnelle. Il s'agit d'apprendre un métier, de savoir comment appliquer le droit dans l'exercice de la fonction très particulière qu'est celle du juge. L'École appuie le service public de la justice, et elle est au service du justiciable. La formation qu'elle dispense a donc une dimension pratique, destinée à ce qu'au terme de trente et un mois, les auditeurs soient capables d'exercer une des six fonctions qui leur sont proposées à la sortie de l'École et, plus généralement, le métier de magistrat. Cette approche conduit à proposer une formation généraliste de vingt-quatre mois complétée par une spécialisation fonctionnelle au cours des derniers mois de la scolarité. Les objectifs pédagogiques sont l'acquisition de savoirs, savoir-faire et savoir être.

L'élaboration du programme pédagogique prend deux ans et se caractérise par la concertation, l'anticipation, la méthode, la souplesse et l'ouverture. À l'évaluation systématique de toutes les activités pédagogiques par les auditeurs et par les enseignants succèdent les consultations de tous les partenaires - ministères, organisations professionnelles, autres écoles, professions partenaires, Europe - sur les besoins en formation initiale, la définition de premières orientations par la commission pédagogique, l'écriture d'un premier projet, la réunion des correspondants de l'école dans les juridictions. Puis vient une seconde réunion de la commission pédagogique, avec validation du projet de programme, qui est finalement adopté par le conseil d'administration.

Le programme pédagogique est fondé sur une alternance de dix mois d'études et de vingt et un mois de stages, au cours desquels s'apprend l'essentiel. Les stages extérieurs se font au début de la scolarité et durent dix semaines. Ils ont lieu en Europe ou ailleurs dans le monde, dans des associations, des administrations, des entreprises... Ensuite vient le stage juridictionnel, qui dure quatorze mois et qui est encadré par des magistrats maîtres de stage, supervisé par des magistrats délégués à la formation, et complété par un stage de spécialisation de cinq mois dans la fonction choisie. Enfin, des stages complémentaires ont également lieu, pendant vingt semaines, dans la police, la gendarmerie, chez des huissiers, à la protection judiciaire de la jeunesse, dans un cabinet d'avocat...

Les études visent à atteindre, en huit mois, deux objectifs : l'apprentissage des techniques du métier et l'ouverture à une culture professionnelle. Le programme est de près de 600 heures, dont 290 sont consacrées aux enseignements fonctionnels et 285 aux thèmes et modules. Au cours de cette période d'études, nous accordons une place particulière aux partenariats avec d'autres écoles. Ainsi, il y a quinze jours, 150 étudiants du réseau international des écoles du service public judiciaire nous ont rejoints, dans le cadre d'un programme d'échange qui a vu, dans le même temps, partir 150 de nos auditeurs. De même, nous accueillerons demain, comme tous les ans, les 70 élèves de la promotion des commissaires de police et, dans quelques jours, ceux de l'école de gendarmerie de Libourne, où les auditeurs pénalistes se sont tous rendus.

Le corps enseignant est constitué d'un groupe de permanents secondés pas un large vivier d'intervenants extérieurs vacataires, très variés. Au terme de sa scolarité, un auditeur de justice aura été évalué par près de quarante personnes, et l'École est à même de définir les qualités de chacun - mais il reste à savoir comment les utiliser.

En conclusion, l'École nationale de la magistrature, outil opérationnel, copié en Europe, et très adaptable, saura évoluer rapidement pour s'adapter aux propositions qui seront faites.

M. Jean-Paul GARRAUD : Certaines personnes auditionnées par notre commission se sont émues que l'on puisse intégrer l'École sans avoir suivi d'autres études de droit que celles prévues au programme des instituts d'études politiques, qui affectent à la culture générale un coefficient infiniment supérieur à celui du droit. Ne faudrait-il pas envisager de réviser le programme du concours d'entrée à l'ENM sur ce point ? Dans un autre domaine, nous avons entendu mentionner un clivage entre avocats et magistrats, mais nous avons également entendu évoquer le clivage entre magistrats du parquet et magistrats du siège. Un tronc commun au cours de la formation ne permettrait-il pas d'éviter ces clivages ?

Mme Véronique VENNETIER : Nous tendons à faire acquérir aux auditeurs de justice l'éthique professionnelle d'une part, la prise de décision et sa formalisation d'autre part. Ce sont les fondamentaux du métier de magistrat, qui demandent des compétences et des qualités communes à toutes les fonctions.

Mme Isabelle RAYNAUD : L'École forme statutairement l'ensemble des magistrats du corps judiciaire, et il ne m'appartient pas de me prononcer sur l'opportunité d'une éventuelle séparation des deux corps. Vous aurez noté que plus de 40 % d'une promotion commence sa carrière par le parquet, ce qui n'est pas innocent. Magistrats du siège et magistrats du parquet exercent un métier différent, mais la possibilité leur est donnée d'alterner les fonctions, et cette possibilité a toujours été considérée comme une richesse.

Nous insistons, à l'École, sur le principe de la séparation des fonctions d'instruction, de poursuite et de jugement. Cette indépendance, parfois affichée de manière caricaturale dans les tribunaux, offre aux justiciables l'image d'une justice impartiale, mais elle doit toutefois s'accompagner d'une communication entre les fonctions. En formant à l'audience pénale, nous travaillons à la procédure mais aussi au positionnement respectif des magistrats du siège et du parquet et à la nécessaire équidistance avec la défense.

Nous sommes très attentifs à la formation comportementale qui doit projeter l'image d'une justice dans laquelle les fonctions sont effectivement séparées. Nous insistons, par exemple, sur le fait que le tribunal ne doit pas sortir délibérer avec le substitut sur les talons... Nous travaillons aussi sur la circulation de la parole et l'écoute de la défense. Voilà ce qu'il en est pour la distanciation.

Nous insistons également sur la cohérence de l'action et la transfonctionnalité, autrement dit sur l'importance de regards croisés. Nous avons ainsi conçu des équipes fonctionnelles pour des séquences de formation commune au traitement des affaires pénales relatives aux mineurs victimes, et nous insistons sur l'indispensable circulation des informations nécessaire tant à l'identification des auteurs qu'à la protection des victimes.

M. Michel DOBKINE : M. Jean-Paul Garraud se demande en fait s'il ne conviendrait pas de former séparément magistrats du siège et magistrats du parquet. Mais les auditeurs de justice qui prendront leur poste au parquet sont tout sauf des fonctionnaires. On leur apprend à respecter les droits de la défense et aussi à soulever des nullités de procédure. Si l'on choisit de modifier le statut de ceux qui se destinent au parquet on les fonctionnarisera mais, pour l'heure, pas un seul de ceux-là ne se considère comme un fonctionnaire.

M. Thierry PONS : L'ENM a une vocation professionnelle, celle de préparer les auditeurs de justice au stage juridictionnel puis au métier de magistrat. La formation tend donc à la transmission des savoirs, savoir-faire et savoir être. Pour la fonction « instruction », elle consiste en quatorze directions d'études, échelonnées sur huit mois, d'environ trois heures chacune, et suivies d'un stage juridictionnel de six semaines puis d'une formation spécialisée de cinq mois.

La transmission des savoirs tend à permettre à l'auditeur de justice de se familiariser avec la procédure pénale à partir de dossiers venus des juridictions. Les savoirs techniques sont supposés acquis, mais ceux qui le souhaitent disposent d'un tutorat. L'auditeur de justice travaille à partir des codes et de fascicules élaborés par les chargés de formation. Il existe aussi un fascicule général relatif à l'instruction préparatoire, constamment mis à jour. D'autres lectures sont recommandées, telle celle du rapport Viout, qui a été distribué à toute la promotion et abondamment discuté tout au long de la scolarité. L'élargissement des connaissances se fait en lien avec les autres enseignements.

Notre objectif est de situer la procédure d'instruction dans le processus de décision et la place de la juridiction d'instruction dans l'édifice judicaire, de transmettre à l'auditeur de justice le fruit d'une pratique analysée et partagée non par modélisation mais en expliquant comment la procédure d'instruction peut se mettre en œuvre. La pédagogie est repensée chaque année. Les directions d'étude sont les lieux privilégiés d'apprentissage, par le biais d'analyse de cas pratiques, de dossiers réels et de rédactions d'actes mais aussi d'exercices de simulation, outil pédagogique privilégié.

M. le Président : S'agit-il de simulations d'interrogatoires ?

M. Thierry PONS : Oui, et de confrontations. Au cours d'une journée sont rassemblés gendarmes, avocats, juge des libertés et de la détention, élèves greffiers, et toute la procédure - défèrement, mise en examen, mesures coercitives, actes d'instruction - est simulée, sous le regard croisé des formateurs et d'avocats pénalistes. Ces exercices se pratiquent dès le deuxième mois suivant l'arrivée des auditeurs de justice à l'École et se poursuivent à la fin de leur scolarité.

Je l'ai dit, la formation consiste aussi en l'acquisition de « savoir-être ». En ce sens, les simulations et surtout le compte rendu critique qui les suit permettent de réfléchir aux conduites souhaitables et à celles qu'il convient d'éviter, de s'interroger sur l'écoute et le respect, et aussi sur la mission du juge et son éthique. Pour permettre l'analyse sereine de cas complexes, pour apprendre à trouver la bonne distance, il est impératif de favoriser tous les questionnements des auditeurs de justice, d'admettre le tâtonnement et l'erreur, source de progrès dans l'apprentissage. C'est pourquoi la liberté d'expression, la tolérance, la confiance dans le chargé de formation doivent prévaloir.

M. le Rapporteur : Y a-t-il, à la suite de ces simulations, une évaluation de l'aptitude à telle ou telle fonction ?

M. Thierry PONS : Elle s'affine à tous les stades de la formation initiale. Il y a, dans nos directions d'études qui vont de mai à décembre, deux types d'évaluation, dites « sommative » et « formative », celle-ci étant destinée à permettre aux auditeurs de progresser là où ils en ont besoin.

M. le Rapporteur : Mais y a-t-il des inaptitudes déclarées ?

M. Thierry PONS : Oui, mais pas à ce stade : seulement à l'issue de la formation initiale.

M. le Rapporteur : Peut-il arriver qu'une affectation ne tienne pas compte de ce diagnostic ?

M. Thierry PONS : Non.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Je reviens sur la question des trois fonctions d'instruction, de poursuite et de jugement. Vous ne nous dites pas de quelle façon vous abordez avec les auditeurs la manifeste contradiction entre ces missions. C'est d'autant plus important que la loi de 2004 a placé le parquet dans une situation très originale, puisqu'il est l'instrument des trois fonctions : d'instruction - par le pouvoir considérable qu'il a sur l'enquête préliminaire -, de poursuite évidemment, mais aussi de jugement - puisqu'il intervient dans le choix de l'instrument juridictionnel, depuis le classement sans suite jusqu'au renvoi devant un juge d'instruction, en passant par la comparution immédiate ou la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité. Cette réalité nouvelle est-elle de nature à accentuer l'approche par l'École de la diversité des fonctions, et surtout de la contradiction entre les fonctions, qui ressort des auditions que nous avons eues ?

Mme Isabelle RAYNAUD : Je vous remercie de me donner l'occasion d'aborder cette question. J'avais prévu, dans mon propos liminaire, de dire que la formation au Parquet doit tenir compte de certaines spécificités : la position particulière au carrefour de la chaîne pénale, depuis l'élaboration des politiques pénales jusqu'à l'exécution des sanctions. Cela nous met en demeure de former les auditeurs à tous les pans de la procédure pénale - et à son actualisation, très importante depuis 1999. Nous essayons de le faire par une documentation très riche, en ligne sur le site fonctionnel de l'ENM, où les chargés de formation accompagnent l'évolution de la législation.

La formation « parquet » tient compte aussi de l'évolution du métier, de son adaptation à l'augmentation des contentieux, à celle de la demande de justice, à la charge croissante des compétences confiées par le législateur. Vous avez cité la loi du 9 mars 2004 : nous avons dû nous adapter aux nouveaux moyens mis à la disposition du parquet. Au niveau de l'enquête, nous renforçons la formation des auditeurs à la DPJ, nous leur faisons rencontrer les partenaires extérieurs, comme les services de l'enquête. Par exemple, depuis juin 2002, pour la première fois, nous travaillons avec l'école des sous-officiers de la gendarmerie nationale de Libourne. Pour les « Ateliers de l'Enquête », les auditeurs passent une journée entière dans les locaux, nous élaborons en commun les ateliers. Sur les perquisitions, les contrôles d'identités et les interpellations, les défèrements, les comptes rendus téléphoniques au parquet et, chose très importante, sur la garde à vue - où interviennent aussi, depuis 2003, des avocats de Bordeaux, avec une mise en situation - les élèves gendarmes et les auditeurs en retirent un grand bénéfice, parce qu'ils comprennent mieux ce qu'est la défense. Pour la procédure de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, nouvellement inscrite dans la loi, l'École l'a abordée dans son enseignement fonctionnel - siège et parquet - et au titre des « activités d'ouverture et de recherche », deux ans de suite, l'an dernier sur les nouvelles logiques que dessine cette procédure, puis, cette année, par groupes d'une quinzaine d'auditeurs, en lien avec la formation continue, les nouvelles pratiques professionnelles que dessine cette procédure.

M. le Rapporteur : Une question me vient à l'esprit sur les « bonnes pratiques » professionnelles enseignées dans le cadre des simulations. Un exemple : le fait que le substitut ne doive pas entrer ou sortir en même temps que le tribunal est-il mentionné dans un support écrit ?

Mme Isabelle RAYNAUD : Bien sûr. Il y a, sur la présidence des audiences correctionnelles, des déroulés des directions d'études, plus des fiches d'accompagnement.

M. François CALVET : La justice est devenue le régulateur de notre société et l'un des derniers piliers de la République. Nous avons entendu beaucoup de magistrats et avocats très compétents et brillants, mais quelque chose m'a beaucoup frappé. Au niveau de l'instruction, à l'occasion du déjeuner, on se disait que le juge est indépendant. Mais un juge des enfants qui place 25 enfants sans que ça l'étonne, un juge d'instruction qui met 17 personnes en détention provisoire, et il n'y a aucune communication entre eux, sous prétexte de déontologie et d'indépendance... Apprend-on, à l'ENM, aux futurs juges à communiquer entre eux ?

Autre question : le juge, quand il reçoit des rapports d'expertise, ne rencontre pas les experts dans son bureau ni ne les confronte entre eux. Il y a beaucoup d'écrit, mais peu de concertation.

Mme Françoise ANDRO-COHEN : Je suis responsable de la formation aux fonctions de juge des enfants. La communication fait partie des pratiques professionnelles que nous enseignons à l'École. Il y a une coordination nécessaire entre juge des enfants, juge d'instruction et parquet, notamment dans les affaires complexes comme celles d'agressions sexuelles sur mineurs, en milieu intra-familial ou non. Nous enseignons à partir de cas pratiques, dont un a été élaboré en partie d'après la problématique d'Outreau, dans l'optique d'inculquer aux auditeurs le souci d'une coordination permettant d'articuler la recherche de la vérité et la protection des mineurs. Nous avons établi un guide des pratiques, que nous souhaiterions pouvoir rédiger, mais cela prend du temps.

S'agissant de la communication, on peut rencontrer, c'est vrai, des magistrats qui campent sur des positions d'autonomie, allant à l'encontre de cette nécessaire articulation dont je parlais à l'instant. Mais nous faisons tout un travail pour éviter les positionnements qui empêchent la communication. Il y a des textes qui obligent juges d'instruction et parquetiers à transmettre au juge des enfants tout élément susceptible de l'éclairer. Cette coopération n'est pas, j'y insiste, une collusion, puisque la notion de danger est autonome par rapport aux éléments constitutifs de l'infraction, et que l'enfant peut être en danger même si ces éléments constitutifs n'existent pas. Par respect pour l'enfant, il ne faut pas soumettre celui-ci à de trop nombreuses expertises, et c'est pourquoi, dans le cadre d'accords de coordination, nous, juges des enfants, transmettons un certain nombre d'informations au juge d'instruction, et réciproquement.

M. Michel DOBKINE : Il a été question, à plusieurs reprises, des « bonnes pratiques ». C'est un peu le problème de la production normative en France. Nous n'avons pas, en matière pénale, l'équivalent de l'homologation ministérielle des bonnes pratiques.

M. le Rapporteur : Seriez-vous favorable à ce que l'on mette en œuvre les recommandations du rapport Cabanes ?

M. Michel DOBKINE : Non... On pourrait imaginer que le garde des Sceaux homologue officiellement certaines pratiques. Il existe dans beaucoup de domaines du droit : Haut Conseil du Commissariat aux Comptes (H3C), CNB, Comité de la réglementation comptable, qui ont des pratiques très intéressantes, créatrices, et qu'on ne généralise pas. Peut-être faudrait-il envisager d'introduire cette homologation, sans forcément lui donner un caractère normatif.

Dans le domaine de l'exécution des peines, la meilleure des réformes consisterait à créer un « bureau de l'exécution des peines », plutôt que de faire une énième loi. Il faut faire remonter les pratiques, à charge pour le Gouvernement de les évaluer et de les valider.

M. Jean-François CHOSSY : Je suis très satisfait de la qualité des propos que j'ai entendus depuis ce matin, et des échanges au cours du repas, où j'ai beaucoup appris sur les motivations des futurs magistrats, sur leur implication dans la vie sociale.

Je voudrais parler des experts, car les expertises sont un élément de la motivation des décisions des juges d'instruction. Y a-t--il une formation permettant d'évaluer les avis des experts ? Ces avis sont-ils considérés comme un élément parmi d'autres ? En un mot, quelle est la place de l'expertise dans l'instruction ?

M. Thierry PONS : Le problème de l'expertise est global et peut faire l'objet de plusieurs approches : directions d'études, mais aussi journées d'études sur la preuve - scientifique ou non. Il y a des enseignements transversaux permettant d'approcher cette question complexe, puisque cette question rejoint le problème plus général de la preuve, non seulement en matière pénale, mais aussi en matière civile, et peut-être mes collègues vous apporteront-ils des éléments supplémentaires.

Quant à l'instruction préparatoire, nous avons des directions d'études. Nous savons que votre commission a beaucoup travaillé sur les expertises dites « de crédibilité » sur la psychologie des victimes. Nous avons beaucoup travaillé à partir du rapport Viout, qui fait l'objet, comme la circulaire consécutive, de notre réflexion. L'expertise éclaire le juge sans se substituer à sa décision : c'est ce que nous essayons d'inculquer à nos auditeurs, et mes collègues pourront vous apporter d'autres précisions.

M. le Rapporteur : Je vais vous poser une question de confiance... Si j'ai bien compris, vous participez de façon importante à la formation aux fonctions d'instruction. Est-ce qu'en sortant de l'école, on est complètement apte à les exercer, ou vaut-il mieux avoir plus de « bouteille » ?

M. Thierry PONS : La question est parfaitement légitime, et nous nous la posons depuis longtemps. J'aurais tendance, pour ma part, à déplacer le problème, à considérer non seulement la jeunesse, mais aussi la solitude du juge d'instruction. Sans égrener les affaires survenues depuis trente ans, je ne crois pas que la jeunesse induise de dysfonctionnement judiciaire. Je ne crois pas qu'elle soit vue comme un handicap.

M. le Rapporteur : C'est ce qu'on nous a dit à table tout à l'heure...

M. Thierry PONS : Quant à savoir s'il ne faudrait pas rendre plus fréquente la co-saisine, ou créer des pôles de compétence, c'est-à-dire de travail collectif, cela me paraît une piste importante, que certains évoquent depuis très longtemps. Étant précisé, comme le préconise le rapport Viout, qu'il faut peut-être instaurer un référent pour les jeunes juges d'instruction, au sein de la chambre de l'instruction près la cour d'appel.

M. Michel DOBKINE : Sur le plan budgétaire, la LOLF a désigné comme échelon pertinent celui de la cour d'appel. Allons vers des pôles de compétence au sein de chaque cour d'appel, et nous aurons des référents.

M. le Président : La solitude, la jeunesse, l'inexpérience du juge d'instruction sont des préoccupations qui reviennent très souvent. En Allemagne, on ne peut être définitivement intégré dans la magistrature qu'au bout de trois à cinq ans selon les Länder.

M. Michel DOBKINE : Le système pourrait être importé en France, où l'on espère que l'âge du capitaine empêchera toute défaillance. Quand je suis arrivé dans ma première cour, il y avait tous les âges. Ma réponse est : raisonnons en termes d'organisation, de structure, et non en termes de subjectivité. Quand il y a un tête-à-tête entre l'expert et le juge d'instruction, c'est autre chose que si l'on est inséré dans une équipe. Cela permet de dépasser ces questions d'âge, qui sont si simples... Montesquieu était conseiller du Parlement de Bordeaux à vingt-trois ans !

M. le Président : Et Bonaparte général à vingt-sept !

M. le Rapporteur : Vous dites que, quand vous êtes arrivé à Nîmes, vous avez trouvé « de tout »... Pouvez-vous expliciter un peu ? Qu'est-ce qu'on fait quand on trouve « de tout » ?

Comme je l'ai dit aux auditeurs avec qui j'ai déjeuné, leur fonction est extrêmement importante dans la société, c'est une fonction cardinale. Il faut donc un minimum d'exigences. Je crois que c'est une fonction qui ne peut supporter la médiocrité - ou pire...

M. Michel DOBKINE : Quelle est votre quête ? Un facteur de pondération. Ce que je dis, c'est que j'ai rencontré des gens plus âgés qui ne brillaient pas par leur pondération...

M. le Président : Nous sommes bien conscients que dans toutes les professions, dans toutes les corporations, au-delà de la médiocrité ou de la non-médiocrité des uns et des autres, il faut tenir compte de l'expérience et pas seulement professionnelle : de l'expérience de la vie. Tout à l'heure, à table, j'ai demandé à la jeune femme de vingt-six ans qui était à ma droite si elle se sentait apte à la fonction d'instruction, cette fonction si lourde malgré l'instauration du JLD, et elle m'a répondu : oui. Faut-il, devant une telle réponse, être admiratif ou inquiet ? Je suis un peu perplexe, et je crois exprimer la préoccupation de beaucoup de mes collègues.

M. Jean-Paul GARRAUD : Ma perplexité porte surtout sur la fonction du JLD. Je sais qu'elle est normalement réservée à des magistrats d'expérience, car c'est le JLD qui place en détention provisoire, et le malheur d'Outreau, c'est la détention provisoire. Normalement, c'est un vice-président du tribunal - et non un jeune magistrat sortant de l'École - qui est désigné comme JLD par le président ; ce n'est donc pas une nomination statutaire. Comment abordez-vous la mise en détention provisoire, qui peut incomber à un très jeune juge, pas forcément très expérimenté, quand il y a, dans un tribunal, peu de magistrats d'expérience du fait de la carte judiciaire ?

D'autre part, disséquerez-vous un jour l'affaire d'Outreau pour en tirer les leçons ?

Enfin, vous n'avez pas répondu sur la profusion des épreuves au concours de recrutement et sur leurs coefficients respectifs. Y a-t-il un problème posé par le recrutement à la sortie des IEP ?

M. Michel DOBKINE : Nous ne connaissons pas l'affaire d'Outreau. Nous prendrons connaissance du rapport de votre commission et nous en tirerons les conséquences voulues par le législateur.

M. Jean-Paul GARRAUD : Pourrions-nous revenir à la détention provisoire et au recrutement ?

M. Thierry PONS : Nous sensibilisons les auditeurs de justice au pouvoir assez fort dont dispose le juge d'instruction en matière de mesures coercitives, placement en détention provisoire compris. Une direction d'étude d'une journée complète est consacrée à cette question, pendant laquelle les auditeurs sont placés dans la situation d'un juge des libertés et de la détention. L'exercice est réitéré pendant la formation de spécialisation.

Mme Sylvie ACHARD-DALLES : Le juge des libertés et de la détention est un vice-président de tribunal, et c'est pourquoi la formation à cette fonction n'est pas conçue pour des juges qui prennent leur premier poste à la sortie de l'école. En revanche, nous assurons depuis 2002 une formation spécifique en deux séquences de trois jours, ouverte à quarante juges des libertés et de la détention. Cette formation, facultative, concerne un tiers des juges considérés.

Plus généralement, la formation continue constitue un autre pan, très important, de l'activité de l'ENM. Je la décrirai comme très ouverte, évolutive et en adaptation constante. Elle est en effet ouverte à d'autres publics que les seuls magistrats, puisqu'elle concerne aussi des juges de proximité, des juges consulaires, des délégués du procureur... Notre « catalogue » offre, en outre, un très vaste choix de formation aux avocats, aux personnels de l'administration pénitentiaire et des centres de protection de la jeunesse, aux greffiers, aux policiers, aux gendarmes, aux médecins... Dans le cadre du réseau des écoles de service public de formation judiciaire, 176 magistrats européens ont bénéficié de programmes d'échanges. Les magistrats sont aussi formés par partenariat avec les collectivités locales et les entreprises. Notre « catalogue », revu chaque année après de multiples et très larges consultations, est validé par la commission pédagogique puis par le conseil d'administration. Nous assurons 621 actions de formation, soit 37 724 journées. Chaque année, de nombreuses évaluations ont lieu dans une parfaite transparence et, chaque année, l'ENM modifie 20 % de son programme de formation.

Les magistrats ont droit à cinq jours de formation par an, durée qui peut être portée à quinze jours pour les jeunes recrutés complémentaires et pour les juges de proximité. La formation continue vise à améliorer les savoirs techniques. Elle tend à accompagner les réformes législatives et jurisprudentielles et les changements de fonction, à renforcer les connaissances des magistrats en droit européen, à aider aux fonctions d'encadrement, à appréhender les évolutions sociales et économiques. Nous organisons ainsi des sessions de formation générale. Pour ne donner qu'un exemple, l'une de ces sessions a porté sur l'islam en France.

Les stages sont aussi une manière pour les magistrats de rompre avec l'isolement ou la pratique quotidienne ; ils permettent une immersion dans le monde politique, économique, associatif. On peut, certes, toujours faire mieux mais les propositions sont déjà très nombreuses. Pour beaucoup, les sessions ne sont pas faite par un seul chargé de formation. L'éventail offert est si large qu'il est fait appel à des intervenants extérieurs : universitaires, criminologues, psychiatres, psychanalystes, juges constitutionnels, juges administratifs, avocats... Les formations comportementales sont également confiées à des intervenants extérieurs chargés d'enseigner par exemple le « savoir parler » ou l'analyse systématique. Nos actions de formation continue sont menées par quelque 2 500 intervenants chaque année, dont un tiers ne sont pas magistrats.

M. Léonce DEPREZ : Nous attendons beaucoup de la formation continue, mais elle concerne les magistrats en poste. Aujourd'hui, notre espoir est en la jeunesse, en ces auditeurs de justice qui se préparent à la formidable mission qui sera la leur. Or, j'observe pour le déplorer que la pratique, dans le Pas-de-Calais, n'a pas été celle que l'ENM s'efforce d'enseigner. J'espère que des conclusions en seront tirées pour qu'aux confrontations théoriques ne succèdent plus les dysfonctionnements constatés ensuite dans la réalité. Cette béance ne s'explique-t-elle pas par la brièveté des stages ? L'affaire dite d'Outreau ne trouve-t-elle pas son origine dans le manque d'expérience ? On ne peut se former convenablement en quelques semaines à des métiers qui ne sont pas des métiers de bureau. Pourquoi les futurs magistrats ne seraient-ils pas tenus de passer un an dans une collectivité territoriale, dans un centre communal d'action sociale ?

M. Michel DOBKINE : Je ne suis pas un théoricien, mais un directeur d'école qui compte mettre en pratique ce qu'il a annoncé. À la demande d'un ministre, j'ai fait un constat écrit de la situation, dans lequel je soulignais la trop grande fermeture de la magistrature française. Parce que je partage votre opinion, je propose l'instauration d'une obligation statutaire de mobilité d'une durée de trois ans, deux fois dans la carrière. Alors, comme d'autres, les magistrats passeraient un certain temps qui dans un conseil général, qui dans une mairie, qui dans une association, qui dans un Samu, qui dans l'enseignement, qui à l'AP-HP... Mais c'est là une opinion personnelle.

M. le Président : L'idée de la mobilité est intéressante mais, pour l'instant, les stages paraissent trop courts. Avec quelques semaines ici où là, ne risque-t-on pas le papillonnage ?

M. Christian PHILIP : Mme  Achard-Dalles a exposé l'importance et la diversité de l'offre de formation continue, indiquant que les magistrats ont droit à cinq jours de formation par an. Dans un métier où l'on occupe des fonctions différentes, ne devrait-il pas s'agir d'une obligation plutôt que d'un droit ?

M. Michel DOBKINE : À ce jour, la formation continue n'est pas obligatoire. Selon moi, elle devrait l'être, particulièrement lors des changements de fonction.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Faut-il une école, ou faut-il confier la responsabilité de juger à des gens qui ont derrière eux vingt ans d'expérience professionnelle ? Votre présentation, Monsieur le directeur, a été très riche, comme l'ont été celles des membres de votre équipe. Mais, sur le fond, nous avons, au cours de nos auditions, entendu des phrases très fortes, telle celle-ci : « L'humanité, on ne l'apprendra jamais dans aucune école. ». L'humanité, c'est ce qui a manqué dans le drame qui a conduit à la constitution de notre commission. Ne pourrait-on envisager un double accès à la magistrature, par l'École mais aussi, de manière plus marquée, par le monde des responsables sociaux et économiques ? Ne pourrait-on imaginer d'alimenter la collectivité des magistrats par cette double richesse, au lieu d'opposer les deux mondes ?

M. Michel DOBKINE : Peut-on s'appuyer sur une expérience de dix à vingt ans de responsabilités sociales, associatives ou administratives pour devenir juge ? Le Conseil constitutionnel nous dit que non, jugeant que cet exercice antérieur « ne révèle pas par lui-même, quelles que soient les qualités professionnelles antérieures des intéressés, leur aptitude à rendre la justice ». Il en va de même pour les juges de proximité. Juger est un métier, et je signe tous les jours, hélas, des avis négatifs après des stages probatoires de gens qui ont une expérience professionnelle de plus de quinze ans et qui souhaitent devenir juges de proximité, mais qui n'ont pas la maîtrise nécessaire de l'audience, ne savent pas ce qu'est l'oralité, ne respectent pas le contradictoire. Que l'on veuille bien considérer « l'aptitude à juger », notion retenue par le Conseil de l'Europe. Elle l'a été aussi par le Conseil constitutionnel s'agissant des juges de proximité : on peut leur confier une partie de la décision judiciaire, mais encore faut-il qu'ils soient aptes à juger - et ils ne le sont pas tous.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Que penseriez-vous d'élargir l'échevinage ?

M. Michel DOBKINE : C'est une piste. Mais constaterait-il l'aptitude à juger ?

Mme Françoise ANDRO-COHEN : L'échevinage est pratiqué dans les tribunaux pour enfants puisque la justice des mineurs en est un, et il est riche d'enseignements. La fonction de juge des enfants est une fonction d'autorité en ce qu'elle consiste à prendre des décisions qui constituent des atteintes à des libertés fondamentales, qu'il s'agisse de la liberté d'éducation et de la place naturelle des enfants auprès de leurs parents en ce qui concerne l'assistance éducative, ou de la liberté des mineurs dans le cadre de l'enfance délinquante. Mais, de par le champ dans lequel s'exerce cette fonction, le juge qui la remplit doit acquérir des connaissances spécifiques, procédurales bien sûr mais aussi en sciences humaines.

Partant du constat de l'hétérogénéité des connaissances des auditeurs de justice en début de scolarité sur la fonction elle-même, sur l'environnement institutionnel, sur les conséquences des décisions pour les familles et pour l'enfant, la formation initiale et la formation de spécialisation tendent à leur permettre d'acquérir les connaissances du cadre procédural, et notamment le respect du principe du contradictoire pour des familles, sur lequel il convient d'être particulièrement vigilant car les familles concernées, souvent très démunies, n'ont pas le réflexe de recourir à un avocat. Il s'agit aussi de cerner la notion de danger au sens de l'article 375 du code civil, et celle du passage à l'acte délinquant. Il s'agit encore de leur permettre de développer, dans le cadre des entretiens, leurs capacités d'écoute et de prise en considération de la parole des parents et des enfants. C'est donc une formation spécifique qui nourrit les autres formations comme elle se nourrit de la méthodologie du jugement civil et pénal enseigné par ailleurs.

La formation s'organise en trois temps. Pendant les huit premiers mois, différentes directions d'études apprennent aux auditeurs de justice l'articulation de la fonction de juge des enfants avec les services de protection de l'enfance des conseils généraux, ainsi que le sens et le contenu des différentes mesures. Cette phase d'apprentissage est suivie d'un stage de cinq semaines auprès d'un juge des enfants, stage au cours duquel les auditeurs tiennent des audiences, prennent des décisions et les motivent. Enfin, l'objectif de la période de spécialisation est de compléter leurs connaissances en sciences humaines avec l'intervention de psychologues et de psychiatres, et de les former aux entretiens par des simulations, exercices pendant lesquels les auditeurs sont placés dans la position du justiciable. Viennent ensuite des simulations d'audience avec des comédiens. Ces mises en situation sont très coûteuses mais très utiles car elles permettent de mettre en évidence le clivage qui apparaît parfois, au cours de l'entretien judiciaire, entre ce que le futur magistrat a cru faire et la représentation qu'en a eue le justiciable en raison de la dissymétrie irréductible fixée par la procédure. Cette dissymétrie rend essentiel le rôle de l'avocat, et il est enseigné comme tel, puisqu'il lui incombe de rétablir l'équilibre afin que le justiciable se sente écouté et entendu et qu'il comprenne la décision, à défaut de toujours l'accepter.

M. Philippe VIGIER : Depuis six ans, l'ENM a fait le choix de regrouper les enseignements des fonctions de juge du siège pénal et de juge de l'application des peines. Ce choix a été motivé par la nécessité d'approfondir le domaine de l'audience pénale et de permettre une meilleure cohérence entre le sentenciel et le post-sentenciel. En cela, l'École a mis en œuvre des processus d'apprentissage anticipant les dispositions instaurées par la loi du 9 mars 2004 adoptée à l'initiative de M. Jean-Luc Warsmann.

L'objectif de la formation à la fonction de juge du siège pénal est très clair : l'auditeur de justice doit savoir effectivement présider une audience correctionnelle, dès le stage juridictionnel dans un premier temps, puis lors de sa prise de fonction à la suite de la période de spécialisation. Il s'agit donc de permettre aux auditeurs de comprendre le cadre procédural et les principes généraux de l'audience pénale que sont l'impartialité, le principe du contradictoire, les droits de la défense, les droits des victimes ; d'appréhender le rôle du président d'audience correctionnelle et de réfléchir à son positionnement, notamment par rapport au ministère public.

Cette question est travaillée très tôt, dès la première direction d'études, ainsi que lors de deux séquences pratiques de simulation d'audiences, en juillet et en novembre. Ces exercices se rapprochent le plus possible de la réalité : dossiers réels et diversifiés, faits reconnus ou totalement contestés, présence d'élèves avocats accompagnés de leurs formateurs en juillet, présence d'avocats de plein exercice en novembre, délibéré sur la culpabilité et sur la peine. Des échanges par groupe suivent les exercices, associant les différents intervenants présents : avocats, magistrats, auditeurs, formateurs. Cette formation initiale prépare les auditeurs au stage juridictionnel, au cours duquel ils président des audiences correctionnelles, en formation collégiale ou comme juge unique.

On peut envisager d'améliorer ces simulations d'audience en rapprochant encore les conditions de la réalité, en confiant le rôle des prévenus à des intervenants extérieurs - comédiens ou élèves d'autres écoles du service public - et en élaborant un guide méthodologique du délibéré pénal.

Les objectifs de la formation à la fonction de juge d'application des peines sont de faire appréhender aux auditeurs la réalité des mécanismes d'exécution des peines privatives et restrictives de liberté et, surtout, de leur faire découvrir, sur le plan humain, le processus de responsabilisation de la personne suivie et la prise en compte des droits des victimes.

Il s'agit aussi de sensibiliser les auditeurs à la réalité du monde carcéral, en leur faisant appréhender les suites des décisions judiciaires entraînant une incarcération. Ils visitent, dès leur entrée à l'École, un établissement pénitentiaire, puis reçoivent, au cours de leur scolarité, des enseignements abordant les problématiques du monde carcéral, enseignements complétés par des rencontres avec des surveillants pénitentiaires, des bénévoles intervenant en milieu carcéral, des directeurs d'établissement pénitentiaire, des directeurs de service d'insertion et de probation, des travailleurs sociaux, des soignants, des juges de l'application des peines.

Dans le cadre de leur stage juridictionnel, les auditeurs effectuent un stage pénitentiaire de deux semaines, qui constitue une immersion totale dans le monde carcéral, dont une semaine en qualité de surveillant, en portant l'uniforme, ce qui leur permet d'avoir une approche du quotidien en détention et une relation directe avec le détenu. Ils sont également amenés, toujours durant le stage juridictionnel, à intervenir en détention, notamment pour l'audition de détenus.

Au cours de la période de spécialisation, les enseignements relatifs à l'application des peines sont approfondis et prolongés notamment par des rencontres avec des détenus en longues peines.

Parmi les améliorations possibles, on pourrait associer davantage les avocats à la formation, allonger et mieux structurer le déroulement du stage pénitentiaire - en insistant davantage sur les différences entre les types d'établissement -, et impulser une culture d'échanges et de partenariat tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de la juridiction.

M. Francis JULLEMIER-MILLASSEAU : Contrairement à une idée répandue, l'École ne fait pas que de la technique, mais pratique l'ouverture sur différents domaines relatifs à l'environnement judiciaire, et travaille également les éléments contextuels de la décision.

Dans la formation aux fonctions « instance », dont j'ai la charge depuis un peu plus d'un an, six grands thèmes sont abordés : institutions ; processus de décision ; Europe et international ; économique, social et accès au droit ; communication ; médecine légale, psychiatrie et déviances ; soit 215 heures au total en non-fonctionnel, s'ajoutant à 252 heures en fonctionnel. Quatre méthodes sont utilisées : conférence pour toute la promotion, ateliers par petits groupes, directions d'études, activités d'ouverture et de recherche. L'objectif est de prendre en considération l'environnement judiciaire.

C'est ainsi que l'an dernier, nous avons proposé aux auditeurs une conférence d'une demi-journée sur « les formes contemporaines de la pauvreté et de l'exclusion », animée par la présidente de la Fédération nationale des associations d'accueil et de réinsertion sociale. Puis, un mois après, nous avons consacré une journée entière au même thème, avec quatre ateliers le matin - sur  l'accès au logement, l'accès à la santé, l'accès à l'emploi et l'accès au droit - animés par des auditeurs de justice ayant effectué leur stage extérieur dans ces différents domaines.

Dans le cadre de l'atelier logement, un représentant de l'Agence Départementale pour l'Information sur le Logement (ADIL) a pu présenter aux participants la situation dans le département de la Gironde - 70 000 logements sociaux, 70 000 demandes par an pour 6 000 logements libérés, soit 64 000 demandes insatisfaites - et en analyser les causes, liées notamment à la progression, du fait de divorces ou de séparations, du nombre des familles monoparentales.

L'après-midi, une table ronde a réuni les participants aux différents ateliers, avec un avocat, une juge d'instance, un juge de l'application des peines, une juge des enfants, pour évoquer les « bonnes pratiques » en matière de prévention des expulsions, en particulier la pratique de la conciliation « foraine » - c'est-à-dire hors les murs du tribunal, le constat ayant été fait que le locataire est souvent défaillant à l'audience - débouchant sur la fixation d'un échéancier de paiements.

Comment, ensuite, prolonger cet enseignement d'un point de vue fonctionnel, c'est-à-dire dans le cadre juridictionnel ? Il y a naturellement tout un travail technique sur le contentieux des baux d'habitation, sur le mécanisme de la clause résolutoire, sur la portée de la décision d'expulsion - sachant qu'il en est rendu plus de 100 000 par an, et qu'elles ne sont heureusement pas toutes mises à exécution. Nous faisons prendre conscience aux auditeurs, à cette occasion, qu'il est très difficile de trouver un logement, à plus forte raison quand on vient d'être expulsé du sien. Nous leur disons qu'ils peuvent suspendre la clause résolutoire, accorder des délais. Nous avons un vécu, une expérience à transmettre, à expliquer comment se déroule, concrètement, une expulsion, avec l'huissier qui vient à neuf heures du matin, les voisins au balcon, les enfants qui rentrent le soir de l'école et qui apprennent qu'ils n'habitent plus là... Nous expliquons aussi que la situation du bailleur peut, elle aussi, être difficile en cas d'impayé, car il doit payer un avocat, repayer s'il y a appel, payer un huissier... C'est une situation humaine qui est complexe et difficile à gérer.

Un autre thème abordé est la psychiatrie. Nous nous déplaçons dans des unités de malades difficiles, comme celle de Cadillac, et certains auditeurs se voient proposer de passer une journée entière dans le service, pour voir ce que représente le travail de prise en charge des malades mentaux. Nous nous déplaçons également dans des établissements pour adolescents en difficulté. Ce module de 45 heures profite à toute la promotion, grâce à la restitution qui en est faite à tous par les participants. Cette année, nous avons également invité le professeur Bouchard, expert psychologue, praticien à Cadillac, qui nous a présenté des cas et a répondu ensuite aux questions des auditeurs. Je me souviens que certains ont été surpris de l'entendre répondre qu'il était praticien et expert, mais n'avait reçu aucune formation aux fonctions d'expertises.

En résumé, tous ces éléments contextuels, transversaux, nourrissent la prise de décision dans toutes les matières, et pas seulement dans les fonctions de juge d'instance. Il est également important de noter que l'Ecole compte plus de 600 intervenants, dont près des deux tiers ne sont pas des magistrats. C'est notre façon d'enrichir le fonctionnel par le non-fonctionnel.

M. le Président : Je vous remercie. Je dois dire que je suis très heureusement surpris, au terme de ces exposés, par la richesse et l'ouverture des thèmes enseignés à l'ENM. Nous n'imaginions pas à quel point l'enseignement y était riche et diversifié. Peut-être les auditeurs présents dans la salle pourraient-ils s'exprimer, notamment sur leurs motivations. Monsieur Jouck, vous êtes, je crois, délégué de la promotion...

M. Thomas JOUCK : Oui, mais j'interviens à titre personnel. Je suis très content que la commission d'enquête soit venue constater quelle est notre formation. Nous avons tous été interpellés par la méconnaissance du monde judiciaire et de l'accès à la profession de magistrat. Il y a eu des mises en cause personnelles - qui n'étaient pas le fait de la commission - qui nous ont tous atteints, qu'il s'agisse des conditions de la garde à vue, de la détention provisoire, des fonctions de juge d'instruction. Quand un juge aux affaires familiales prend une décision relative au droit de visite, quand un juge des enfants prend une décision de placement, c'est fondamental, c'est très médiatisé. Je trouve cela très passionnant, et nous sommes preneurs de tout ce qui pourra aider les promotions suivantes à améliorer leur apprentissage de magistrat.

Tout à l'heure, nous entendions des propos sur la mobilité géographique. Ce qui motive les auditeurs, c'est la possibilité d'exercer pleinement la profession qu'ils ont choisie. Si j'avais voulu faire de l'argent, j'aurais pu être avocat ou faire une école de commerce.

M. le Rapporteur : La profession s'est beaucoup paupérisée.

M. Thomas JOUCK : Nous avons une mission de service public, qui est enseignée à l'École. On peut parler de déontologie, d'éthique, de psychologie, d'humanité, de doute, mais pendant deux ans, systématiquement, on l'évoque sans arrêt parce qu'on parle avec des magistrats à la pause-café. Nous sommes heureux et fiers de la formation reçue. Notre motivation est sincère, nous avons la volonté de montrer aux gens que nous aimons faire notre métier. Sommes-nous trop jeunes quand nous sortons de l'École ? Posez la question aux magistrats qui nous voient arriver...

M. le Président : Pour le bon équilibre des sexes, je donne maintenant la parole à deux auditrices - sachant qu'elles constituent les trois quarts de l'effectif de la promotion...

Mme Clémence CARRON : Je voudrais intervenir sur certaines interrogations ponctuelles, notamment celle de M. Jean-Paul Garraud sur le recrutement à la sortie des IEP. Je viens d'un IEP, qui n'est même pas celui de Paris, et j'ai été reçue malgré une note médiocre en culture générale... Il y a un programme juridique immense, et nous avons à l'IEP de très riches enseignements de sociologie, de relations internationales, de droit constitutionnel et administratif, etc. D'ailleurs, nous sommes très minoritaires. Notre formation est de 31 mois, qui font suite à quatre, cinq, six ans d'études, et nous passons un an et demi en stage juridictionnel probatoire. Nous avons des auditions de mineurs, de personnes en difficulté, nous menons des audiences. Il arrive que des auditeurs redoublent ou soient exclus. Il y a bien une formation et une sélection véritables.

Mme Myriam ASSOULINE : Je voudrais revenir sur l'apparent sentiment d'hostilité entre jeunes magistrats et avocats. Je viens de la faculté de droit où j'ai passé cinq ans avec des gens qui sont maintenant avocats, et qui sont restés mes amis. Sur le plan professionnel, les aspects liés aux garanties de la défense restent très importants ; je ne pense pas que ces inimitiés soient très répandues.

M. le Président : Nous en terminerons donc sur cette note positive, et il nous reste à vous remercier pour cette journée riche et fructueuse.

Audition de Mme Mireille DELMAS-MARTY, professeur au Collège de France
et M. Pierre TRUCHE, président de la commission nationale de déontologie
de la sécurité, Premier président honoraire de la Cour de cassation



(Procès-verbal de la séance du 28 mars 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Mes chers collègues, nous recevons aujourd'hui Mme Mireille Delmas-Marty, professeur au Collège de France, et M. Pierre Truche, président de la commission nationale de déontologie de la sécurité, Premier président honoraire de la Cour de cassation.

Madame, monsieur, je vous remercie d'avoir répondu à l'invitation de la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire d'Outreau.

L'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Tout en ayant conscience du caractère un peu décalé de cette obligation en ce qui vous concerne puisque vous n'avez pas eu à connaître de l'affaire d'Outreau, je vais vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(Mme Mireille Delmas-Marty et M. Pierre Truche prêtent serment).

Madame, monsieur, nous ne pouvions pas réfléchir à une réforme de l'instruction pénale sans recueillir vos opinions, puisque vous avez travaillé vous-mêmes sur ces questions depuis longtemps.

Je rappelle en effet que Mme Mireille Delmas-Marty, aujourd'hui professeur au Collège de France, a été chargée par le garde des Sceaux à la fin de l'année 1988 d'un rapport sur la mise en état des affaires pénales, qui a fait date, et à la rédaction duquel a participé M. Pierre Truche, à l'époque procureur général près la cour d'appel de Paris.

Par ailleurs, M. Pierre Truche, alors qu'il était président de la Cour de cassation, a présidé une commission de réflexion sur la justice. Ses conclusions, remises au Président de la République en juillet 1997, portaient notamment sur la présomption d'innocence.

Votre expérience, votre connaissance du sujet, tant en France qu'à l'étranger, nous sont très utiles à ce stade de nos travaux.

Pour le bon déroulement de cette réunion, je vous propose d'engager un débat avec les membres de la commission après un exposé liminaire de chacun d'entre vous.

Madame Delmas-Marty, vous avez la parole.

Mme Mireille DELMAS-MARTY : On parle parfois, à tort, du « rapport Delmas-Marty ». À tort, car il ne s'agit pas du travail d'une seule personne, mais d'une équipe. Il ne s'agit pas même d'un seul rapport. Ce point est important, car ce que nous proposions, aucun de nous ne l'aurait proposé seul. Notre équipe comprenait des universitaires et des praticiens de la justice pénale, avocats et magistrats, ainsi que des conseillers d'État, dont l'éclairage a été précieux sur l'aspect des droits de l'homme. L'un deux, M. Guy Braibant, deviendra l'un des membres de la commission chargée d'élaborer la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. L'autre, M. Jean-Paul Costa, est maintenant vice-président de la Cour européenne des droits de l'homme.

Je rappelle également que le rapport final a été précédé d'un ensemble de travaux. Notre commission a été mise en place en juillet 1989. À la fin de cette année, nous avons rédigé un rapport préliminaire, que nous avons soumis à diverses personnes, dont nous avons dépouillé les réponses. Plusieurs débats ont eu lieu, dans plusieurs villes de France. Nous avons ensuite remis notre rapport final, en juin 1990. Par la suite, des débats publics ont été organisés, notamment le grand colloque qui s'est tenu à la Bibliothèque publique de Beaubourg sur l'harmonisation de la justice pénale en Europe.

La méthode que nous avons suivie comportait un double aspect, théorique et pratique. Nous avons lancé une recherche d'histoire et de droit comparé, qui figure dans ce rapport préliminaire, et procédé à des auditions, durant environ six mois, de diverses personnes : juristes étrangers, universitaires français, conseillers d'État, magistrats, avocats, greffiers, policiers, gendarmes, experts, représentants de la presse et des organisations professionnelles.

Nous avons ensuite procédé à un récapitulatif des différents systèmes théoriques concevables en procédure pénale. Et surtout, nous avons dressé une liste de questions clés : les enquêtes de police, l'inculpation, la détention provisoire et le contrôle judiciaire, les droits de la défense, les nullités, la question de la publicité ou du secret de l'instruction, et, enfin, la question de savoir s'il convenait de modifier la procédure en cas de plaider-coupable.

L'élément central de nos travaux, qui a été la charnière entre le rapport préliminaire et le rapport final, a été de dégager des principes directeurs. Il nous paraissait difficile de proposer une réforme sans en dégager les principes. Nous les avons dégagés du bloc de constitutionnalité et de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. J'ajoute que ces principes ont été inscrits par le Parlement dans le code de procédure pénale par la loi du 15 juin 2000.

Après ce travail préliminaire, nous avons lancé une consultation écrite, auprès de l'ensemble des juridictions, mais aussi auprès des universités. Le dépouillement de cette consultation représente, dans le rapport final, une annexe de 70 pages.

La consultation écrite a été accompagnée de débats publics dans les juridictions : à Bordeaux, Strasbourg, Lyon, Amiens, Paris. Nous avons également organisé des débats publics avec des officiers de police judiciaire, à Gif-sur-Yvette. Le rapport préliminaire faisait deux propositions délicates : celle de la présence de l'avocat en garde à vue et celle d'adopter le principe de dignité, c'est-à-dire l'interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants, proposition qui pouvait à l'époque être ressentie comme une critique.

Au vu de cette consultation et de ces débats publics, nous avons rédigé le rapport final. Celui-ci inclut les principes directeurs, reformulés en tenant compte des critiques des uns et des autres. Nous avons modifié le contenu ou l'intitulé de certains principes. L'essentiel du rapport final était l'idée qu'il fallait, en repartant des principes, définir de nouvelles structures et proposer de nouvelles règles.

Le rapport était précédé d'un avertissement. Nous voulions souligner que des conditions préalables doivent être réunies avant de réformer, de restructurer la procédure. La première était la dépénalisation : il convient d'éviter les contentieux de masse. La seconde était la redistribution des moyens. Nous soulevions à cet égard la question récurrente de la recomposition de la carte judiciaire. Nous évoquions aussi la nécessité d'un effort substantiel en faveur des juridictions, en ce qui concerne notamment le matériel et les personnels.

Cet avertissement contenait deux précisions importantes sur notre démarche. D'une part, nous disions qu'il fallait dépasser le clivage entre système accusatoire et système inquisitoire. D'autre part, nous soulignions la nécessité d'unifier la procédure de la mise en état des affaires pénales. Notre rapport n'avait donc pas pour but de répondre par oui ou par non à la question de savoir s'il fallait supprimer le juge d'instruction. Il s'agissait de relancer deux nouvelles questions. La première était de savoir qui fait quoi dans la procédure, comment lui redonner une lisibilité. La seconde était de savoir comment garantir au mieux le respect des principes directeurs. C'est cela qui gouvernait, à nos yeux, la définition des nouvelles structures et des nouvelles règles.

S'agissant des nouvelles structures, notre idée n'était pas de supprimer le juge d'instruction et de remettre tous ses pouvoirs entre les mains du parquet. L'idée était d'organiser un nouvel équilibre, qui soit commun à toutes les affaires pénales : « Au ministère public, les fonctions d'investigations, élargies par rapport à celles dont il dispose déjà. Au juge, les pouvoirs juridictionnels renforcés en matière de garantie des libertés, et le contrôle des investigations, celui-ci pouvant aller jusqu'au dessaisissement du ministère public par la chambre d'accusation. Enfin, aux parties privées, défense et partie civile, de nouvelles prérogatives. ».

Les nouvelles fonctions du ministère public devaient être les pouvoirs d'investigation dans tous les cas de figure, mais sous le contrôle d'un juge, avec une capacité d'initiative accrue pour la défense. Nous proposions également que soient renforcés les pouvoirs du parquet en matière de direction et de surveillance des services de police judiciaire. S'agissant du statut du parquet, nous proposions de renforcer son indépendance sans pour autant supprimer toute relation hiérarchique avec le ministère de la justice. Nous proposions d'encadrer l'opportunité des poursuites. Nous proposions également de redéfinir la notion de politique pénale, en admettant les directives générales, qui nous semblaient devoir continuer à relever du Gouvernement, tout en excluant les injonctions dans les affaires individuelles. Nous proposions que dans les affaires individuelles, le Gouvernement puisse, comme dans les juridictions administratives, faire appel à un avocat.

Nous proposions des capacités d'initiative accrues pour la défense. L'avocat, présent en garde à vue, pouvait demander des actes d'investigation, participer à l'interrogatoire des témoins, participer au choix contradictoire des experts, le tout sous le contrôle d'un juge arbitre. En cas de « plaider-coupable », nous ne souhaitions pas une négociation sur la peine, mais que les règles de procédure et de preuve puissent être allégées. Nous proposions un classement judiciaire des poursuites, par le juge, en cas de reconnaissance de culpabilité.

S'agissant des parties privées, nous proposions de préciser les droits des victimes parties civiles. Surtout, nous proposions d'unifier les conditions devant être réunies pour que les associations puissent se constituer partie civile.

La clé de ces nouvelles structures était le juge, auquel nous n'avions d'ailleurs pas donné de dénomination. Nous n'avions pas choisi entre différents termes possibles : « juge des libertés », « juge de l'instruction » ou « juge de la mise en état ». Le juge, donc, assurait un contrôle effectif et efficace de toute la phase préparatoire. C'était, en fait, une manière de redonner une lisibilité à celle-ci, en regroupant dans les mains du même juge tout le contentieux relatif aux libertés, tous les pouvoirs de contrôle de la mise en état, qu'il s'agisse des activités d'investigation ou du respect des délais. La relation entre le siège et le parquet était rééquilibrée, dans la mesure où le juge pouvait, dans les cas de dysfonctionnement ou d'inaction du parquet, demander à la chambre d'accusation le dessaisissement du ministère public. Pendant très longtemps, le juge d'instruction, choisi par le parquet, pouvait être dessaisi par celui-ci s'il n'était pas satisfait de la manière dont les investigations étaient menées. Le code de procédure pénale a aboli cette disposition. Nous allions jusqu'au bout du rééquilibrage en proposant le dessaisissement inverse.

Les pouvoirs renforcés du juge s'accompagnaient d'un rôle accru de la chambre d'accusation.

Je rappelle qu'un membre éminent de la commission, M. André Braunschweig, a émis une opinion divergente, en proposant une scission au sein des magistrats du siège, en maintenant le juge d'instruction et en instituant, non pas un juge des libertés mais une chambre collégiale accueillant des échevins.

S'agissant des nouvelles règles, nous n'avons pas rédigé d'articles, mais des fiches techniques sur un certain nombre de questions : l'incidence du choix ou de la qualité des parties privées sur le déroulement de la procédure, la constitution de partie civile, le plaider coupable ; la question des privilèges de juridiction ; le déroulement de la procédure, sa chronologie, en commençant par l'enquête de police ; les délais légaux ; la question des rapports entre la justice pénale et les médias ; la preuve de l'infraction et la connaissance de la personnalité de l'auteur ; le contentieux de la liberté.

Le tout était récapitulé par un schéma d'ensemble : une enquête initiale par la police et le parquet, en principe limitée à six mois ; l'inculpation par un juge et la notification des charges par le parquet ; celle-ci opérait le basculement de l'enquête initiale à une enquête contradictoire ; la clôture par le juge ; la saisine de la juridiction de jugement par le ministère public.

Je voudrais, à présent, vous soumettre quelques réflexions personnelles sur ce qu'a été l'évolution des choses depuis la remise de ce rapport, en France et au plan international.

Au plan interne, on peut avoir le sentiment que les dysfonctionnements ont continué et que les arguments militant en faveur d'une réforme d'ensemble de la procédure sont plutôt renforcés. Nous disions qu'une réforme était nécessaire pour deux raisons essentielles. La première était l'incompatibilité entre l'exercice des fonctions juridictionnelles et les fonctions d'investigation. Cette incompatibilité n'a pas changé. Il est difficile d'être à la fois un enquêteur amené à faire des hypothèses de travail sur la culpabilité des uns ou l'innocence des autres, et un juge, c'est-à-dire un arbitre neutre. Cette incompatibilité est apparue progressivement. Car il ne faut pas oublier qu'au départ, le juge d'instruction était principalement enquêteur et très peu juge. Il est devenu juge au fur et à mesure des réformes, notamment celle qui, en 1897, a fait entrer l'avocat dans son cabinet. À mesure qu'il devenait juge, l'incompatibilité devenait plus visible, du point de vue juridique, mais aussi du point de vue pratique. Car en judiciarisant la phase d'instruction, on accroît les formalités de procédure, on rend la tâche du juge de plus en plus difficile. La durée des instructions va d'ailleurs augmenter considérablement, avec cet effet pervers de la marginalisation du rôle du juge d'instruction, qui ne traite plus aujourd'hui que 5 % des affaires. En somme, on peut se demander si l'institution du juge d'instruction n'a pas été victime de son succès. Quoi qu'il en soit, on peut avoir le sentiment que les lois postérieures à 1990 ont accentué ce risque d'incompatibilité en accentuant, et elles ont eu raison de le faire, le caractère juridictionnel de la fonction d'instruction. Je pense aux deux lois de 1993, à la grande loi du 15 juin 2000.

Le second argument, c'était la confusion des rôles entre le ministère public et le juge d'instruction, puisque le ministère public peut, lorsque l'affaire n'est pas confiée à un juge d'instruction, mener certaines opérations qui relèveraient de la compétence de celui-ci. Cette confusion s'est accentuée par les nouvelles possibilités offertes au parquet en matière d'enquête préliminaire par la loi du 15 juin 2000, puis par la loi de 2004. J'ai même appris tout récemment que le parquet de Paris étendait ses prérogatives en matière d'enquête en créant des bureaux des enquêtes. Il y a également une certaine confusion entre le ministère public et la juridiction de jugement dans la mesure où un quasi-pouvoir de sanction est confié au ministère, par le biais de la composition pénale, et a fortiori avec la négociation sur la peine rendue possible par la loi de 2004. En ce qui concerne la répartition des rôles entre le parquet et la police, le principe de la direction du procureur de la République et de la surveillance du procureur général sur les opérations de police judiciaire ne semble pas avoir été renforcé au cours des dernières années.

Il y a aussi une certaine confusion entre les différents juges du siège. La création du juge des libertés et de la détention n'a pas contribué à clarifier les choses. On peut même se demander si elle n'a pas affaibli le siège au lieu de le renforcer. Les JLD que vous avez auditionnés ont estimé qu'ils n'avaient pas de véritables moyens de contrôle, en soulignant qu'ils ne voyaient pas toujours le justiciable, qu'ils n'avaient pas le dossier.

L'évolution est également intéressante sur le plan du droit international. À l'échelle européenne, j'ai été amenée à coordonner un travail d'experts chargés de faire des propositions communes sur la lutte contre la fraude au budget européen. C'est apparemment un problème très technique et très circonscrit. Mais on nous demandait en réalité de proposer des règles de procédure, donc d'harmoniser la procédure de common law avec la procédure continentale, qui sont réputées être incompatibles. Nous avons eu le sentiment qu'il y avait des progrès à faire dans tous les pays. Aucun pays d'Europe n'est un modèle. Tous ont d'ailleurs été condamnés par la Cour européenne des droits de l'homme.

Nous sommes arrivés à la conclusion qu'il convenait de dépasser le clivage entre inquisitoire et accusatoire. Nous avons proposé, pour l'Europe, une procédure que nous avons décidé d'appeler contradictoire. L'ensemble des experts ont accepté cette démarche, parce que chacun était conscient des limites de son propre système.

Parmi nos propositions, un point central était l'idée d'un parquet européen. Là encore, nous ne l'avons pas défini en retenant un modèle dans tel pays plutôt que dans tel autre. Nous nous sommes efforcés de réaliser une synthèse qui constitue un progrès pour tous. Ce parquet serait indépendant de l'exécutif, national ou européen. Il aurait des pouvoirs d'investigation, sous le contrôle d'un juge.

Paradoxalement, si le parquet européen n'est encore qu'un projet, il existe un parquet mondial. Dans le cadre des TPI, la structure initiale n'était pas véritablement une hybridation des procédures. Elle était fortement marquée par le modèle anglo-américain. L'essentiel de l'instruction se passe à l'audience, sans véritable travail préparatoire. Mais au fur et à mesure que ces tribunaux avançaient dans leur travail, ils ont souhaité modifier leur règlement de procédure et de preuves. Ils ont ainsi introduit un juge de la mise en état, dont la création a été approuvée aussi bien par les juges de common law. Cette évolution des TPI a eu des conséquences sur le statut de la Cour pénale internationale, pour laquelle le caractère hybride de la procédure pénale a été renforcé. Une chambre préliminaire a ainsi été créée, qui a des pouvoirs importants. Elle vient de rendre sa première décision en janvier 2006. Elle avait été saisie par les victimes. Elle a exercé un contrôle sur la manière dont le procureur menait l'enquête.

Je souhaiterais que le droit français puisse jouer un rôle moteur dans ce vaste mouvement d'internationalisation du droit. Pour cela, il faudrait sans doute que notre système soit plus lisible.

En 1990, nous écrivions ceci : « Le malaise actuel de la justice pénale tient moins à l'indifférence du législateur qu'à l'accumulation de réformes ponctuelles, partielles, ajoutant toujours de nouvelles formalités, de nouvelles règles techniques qui ne s'accompagnent ni des moyens matériels adéquats, ni d'une réflexion d'ensemble sur la cohérence du système pénal. » Nous ne croyions pas si bien dire. Car depuis, deux lois ont été promulguées en 1993, l'une en janvier, l'autre en août, celle-ci défaisant une partie de celle-là. Ajoutons à cela les lois de 1995 et 1996, l'abandon de la réforme constitutionnelle sur le parquet, puis la grande loi du 15 juin 2000, suivie de ce que j'appelle « l'effet 11 septembre » : la même majorité vote deux lois, en novembre 2001 et mars 2002, qui reviennent en partie sur les avancées de la loi du 15 juin 2000. Avec la nouvelle majorité, le mouvement continue.

Peut-être le moment est-il venu pour une véritable réforme d'ensemble, qui se traduirait par la lisibilité, l'efficacité et la légitimité que nous attendons. Car il y a un élément nouveau, qui n'existait pas du tout en 1990. Lorsque notre commission travaillait, il n'y avait aucune pression, ni des médias, ni de l'opinion. Personne ne pensait qu'il y avait urgence à réformer notre procédure pénale. Aujourd'hui, il y a une forte attente des citoyens, qui dépasse de très loin les clivages partisans. La composition de votre commission montre que l'on peut espérer une réforme qui ne soit pas l'otage d'une majorité, d'un parti ou d'un ministre. L'idéal est que personne ne puisse dire : « C'est ma réforme », et que tout le monde puisse penser : « Elle a permis de bâtir notre justice ». Ce serait le nouveau modèle français, qui contribuerait à l'élaboration future d'un modèle européen et à l'amélioration du modèle international.

M. Pierre TRUCHE : Je suis entièrement d'accord avec tout ce qu'a dit Mme Mireille Delmas-Marty. De notre rapport sur la mise en état des affaires pénales, je citerai une phrase qui nous tient beaucoup à cœur : « On n'a jamais que la justice dont on veut payer le prix. » Cette phrase devrait guider les réflexions. Car, ne nous faisons pas d'illusion, toute réforme ambitieuse demandera des efforts considérables.

La première proposition que nous faisions à l'époque était de ne confier au juge pénal que ce qui mérite de l'être. À l'époque, on poursuivait tous les chèques sans provision. Cela n'est plus le cas aujourd'hui. Mais je ne suis pas sûr que l'on n'ait pas pénalisé depuis, en matière d'incivilités, des faits qui ne méritaient peut-être pas de l'être.

Notre deuxième réflexion était la réforme de la carte judiciaire. Elle se fait peu à peu. Il y a des compétences nationales, en matière de terrorisme. Il y a des compétences de la cour d'appel, en matière de délinquance économique, qui visent notamment les jeux de hasard, dont on peut d'ailleurs se demander s'ils sont plus importants que la mise en détention. Il y a aussi des compétences groupées sur plusieurs cours d'appel, en matière sanitaire, en matière de criminalité et de délinquance organisées. On n'est déjà plus dans le schéma classique du petit tribunal qui connaît de tout.

Le système doit évoluer. Dans la région Rhône-Alpes, par exemple, des petits tribunaux ont une petite activité uniquement parce qu'on leur a confié une compétence commerciale. On se demande si les magistrats ne seraient pas mieux utilisés ailleurs.

Au tribunal de Gap, il y a encore quelques années, il y avait six juges : un président, un vice-président, un juge, un juge d'instruction, un juge des enfants, et un juge d'instance. Lorsqu'on a créé le juge des libertés et de la détention, on a prévu qu'il devait être d'un grade supérieur au juge d'instruction. Mais une loi récente a prévu que si le président et le vice-président ne pouvaient pas exercer cette fonction, elle le serait par le plus ancien des juges. Et si le plus ancien des juges vient juste d'arriver, et a moins d'ancienneté dans la juridiction que le juge d'instruction ? La carte judiciaire pose des problèmes.

La troisième question que nous posions est celle des crédits, et notamment des crédits de l'aide juridictionnelle. L'égalité des armes signifie qu'une personne qui n'a pas les moyens, et à qui l'on reproche des faits graves, doit pouvoir être assistée, ce qui exige un travail important. Comment l'avocat peut-il faire ce travail s'il n'est pas convenablement rémunéré ? C'est un principe qui relève des droits de l'homme. Et de l'autre côté, si les magistrats du parquet et du siège sont en nombre insuffisant, où sera l'égalité des armes ?

Nous continuons de penser que la réforme ambitieuse que nous avions proposée est fondée. À vous de dire si nous avons raison ou si nous sommes de doux rêveurs.

Le premier point sur lequel il faut s'interroger est de savoir ce qu'est le rôle du parquet, ce qu'est une politique de l'action publique. Actuellement, c'est le Gouvernement qui peut insuffler une politique de l'action publique. Nous proposons, nous, que cette politique soit complètement détachée du Gouvernement. Sur le terrain, les magistrats du parquet doivent étudier de près ce qu'est la délinquance, pour y apporter des réponses adéquates. Les réponses ne seront pas les mêmes à Paris ou dans le Massif Central. Mais nous ne proposons pas pour autant que le dernier magistrat nommé puisse faire ce qu'il veut. Il y a une autre solution, qui existe d'ailleurs depuis des années dans notre pays. Elle a été mise en place par un grand monsieur, Fernand Davenas, qui était procureur général à Lyon dans les années 1960. Tous les trimestres se réunissaient dans son bureau tous les magistrats du parquet de tous les tribunaux du ressort de la cour d'appel. Le dernier arrivé avait le même droit de parole que le procureur général. Et il en usait. Nous élaborions ensemble ce que devait être l'action publique. Nous n'avions pas le droit de nous décider en fonction de considérations personnelles. Un parquet moderne n'est pas un parquet qui laisse à chacun le droit de faire ce qu'il veut. Il convient de transférer au niveau d'une cour d'appel le pouvoir de répondre aux problèmes que pose la délinquance, tels qu'ils se posent à un moment donné et dans une région donnée.

Dans l'esprit des auteurs du rapport sur la mise en état des affaires pénales, cela signifie qu'il faut couper le lien entre le parquet et le Gouvernement. Un gouvernement n'a pas le droit de se désintéresser de ce qui se passe dans le pays. Il doit proposer des lois au Parlement. Une fois qu'elles sont votées, il peut faire connaître son avis par des circulaires. Ce n'est pas au Gouvernement de dire à tel procureur de requérir la mise en détention de telle personne. Le rôle du ministère public doit être sans ambiguïté. Ce n'est que lorsque les magistrats du parquet ne seront plus sous l'influence du Gouvernement - pour leur nomination, leur promotion, leur discipline - qu'il y aura un équilibre des pouvoirs. C'est une révolution que nous proposons : plus d'instructions particulières, et que l'État fasse connaître son avis en s'adressant à un avocat.

Pour que le parquet puisse diriger les enquêtes de façon crédible, il faut qu'il ait un véritable pouvoir d'investigation en amont. En France, un procureur est juge de l'opportunité des poursuites, il peut classer sans suite, et c'est très bien ainsi. Depuis plusieurs années, il peut ordonner une médiation dans une affaire où une personne qui a commis un vol ou des violences ne sera jamais condamnée. Cela est dans la droite ligne d'une disposition introduite dans le code de procédure pénale par la loi du 11 juillet 1975, aux termes de laquelle le tribunal peut dispenser de peine ou ajourner le prononcé de peine lorsque le reclassement du prévenu est ou est en voie d'être acquis, que le dommage causé est ou est en voie d'être réparé et que le trouble résultant de l'infraction a cessé ou va cesser.

Comme l'a dit Mireille Delmas-Marty, 95 % des affaires arrivent directement au tribunal sur enquête de police. Pourquoi les choses se passent-elles bien, en général ? Parce que les juges ont le temps de lire tout le dossier. Ils ont le temps du choix. Il doit en être de même lorsqu'il s'agit de prendre une décision aussi grave que la mise en détention d'une personne. Celui qui la prend doit avoir tous les éléments en main, et il doit se comporter en juge du siège.

Dans le système que nous proposons, l'investigation est confiée au parquet, à condition qu'il contrôle le policier ou le gendarme qui la mène. De l'autre côté, les magistrats du siège sont chargés spécialement de prendre le temps nécessaire pour étudier le dossier, et pour intervenir chaque fois que se pose une question mettant en cause les libertés fondamentales, chaque fois que l'on se plaint du fait qu'un magistrat du parquet ne procède pas aux actes d'investigation qu'on lui a demandés, ce qui va contre l'équilibre que l'on recherche dans le contradictoire, chaque fois qu'un délai n'est pas respecté. Ce juge est détaché du contingent, de l'urgence, il décide en juge. Il décide également dans des conditions de publicité en ce qui concerne quatre types de décision : la détention, les nullités, les délais, les actes nouveaux.

Tout cela ne sera possible que si l'on n'oublie jamais que les magistrats du parquet, comme ceux du siège et comme les avocats, doivent avoir une éthique incontestable. Les magistrats du parquet ne sont pas des fonctionnaires au service du Gouvernement. Il ne s'agit pas seulement du vieil adage : « la parole est libre si la plume est serve ». Les magistrats du parquet, à partir de leur formation et du serment qu'ils prêtent, doivent être tirés vers le haut. Le respect des droits de l'homme, ce n'est pas la seule affaire de l'avocat.

Dans certaines affaires, dont, peut-être, celle qui vous occupe, on dit que le code de procédure pénale a été strictement respecté. Et l'article préliminaire, a-t-il été respecté ? Dans la circulaire d'application qui a suivi son introduction, en 2000, dans le code de procédure pénale, on dit que cet article n'a pas d'importance et ne doit en aucun cas modifier les règles qui figurent dans ce code. Allons bon ! Dans le code de procédure pénale, il est dit que l'on peut mettre quelqu'un en détention provisoire pendant quatre mois. L'article préliminaire dit qu'on doit le libérer au bout de quinze jours si sa détention n'est plus justifiée. On n'a peut-être pas mesuré toute la portée de cet article préliminaire. Respecter le code de procédure pénale, ce n'est pas seulement respecter des règles de forme.

Je le répète, nous sommes favorables à l'indépendance du parquet par rapport au ministère, mais nous sommes attachés à la notion d'interdépendance du ministère public au sein des cours d'appel.

M. le Président : Merci beaucoup, madame Delmas-Marty, monsieur le premier président. J'ai pour ma part deux questions à vous poser.

Vous avez parlé l'un et l'autre du parquet et du siège. On nous parle souvent de la fameuse séparation entre le siège et le parquet qu'il faudrait introduire, ou ne pas introduire, dans le déroulement des carrières. Je voudrais votre avis sur cette question.

S'agissant de l'indépendance du parquet, monsieur le président Truche, vous savez qu'une loi votée à l'initiative de Mme Guigou en 1998 avait prévu d'aller dans le sens que vous indiquez. J'étais le rapporteur de cette loi. À l'époque, lorsque je défendais l'autonomie du parquet - sans aller jusqu'à l'indépendance -, on me répondait en prenant l'exemple d'une grève des routiers : si un syndicat de camionneurs entrave la circulation dans telle ou telle région de France, et si le procureur n'agit pas, comment le Gouvernement peut-il faire, me disait-on, pour débloquer la situation et assurer la libre circulation des personnes et des biens ? Nous avions imaginé un droit d'action propre du garde des Sceaux lorsque l'action publique est paralysée à cause de l'inaction des procureurs. Qu'en pensez-vous ?

M. Pierre TRUCHE : Sur cet exemple particulier, je peux vous dire, pour en avoir fait l'expérience, que les instructions du Gouvernement ont toujours été de ne surtout pas poursuivre. Parce que tout le monde sait que les choses vont se régler par la négociation, et que des poursuites suivies de condamnations sont de nature à relancer le conflit. Nous avons toujours reçu des circulaires recommandant de ne pas poursuivre, sauf, bien sûr, quand des violences ont été exercées contre des personnes.

Cela étant, nous sommes partisans que le Gouvernement ait un avocat avec qui il puisse saisir une juridiction en cas d'inaction. C'est une proposition que nous avions faite et qui n'a été relevée par personne. Si le Gouvernement a un bon dossier et des avocats convaincants, je ne vois pas pourquoi il n'agirait pas. Mais je crois qu'il ne faut pas mélanger les choses. Nous sommes pour une indépendance du parquet, étant entendu que cette indépendance est une interdépendance. Il ne s'agit pas de laisser un procureur décider seul, dans son coin, de poursuivre ou non les camionneurs.

M. le Président : Cette indépendance se ferait dans le cadre de directives - je préfère ce terme à celui de circulaires - qui définiraient une politique pénale sur l'ensemble du territoire. Que répondez-vous à l'argument de ceux qui s'inquiètent, à juste titre, du risque que la politique pénale ne soit pas la même sur l'ensemble du territoire national ?

M. Pierre TRUCHE : La politique pénale peut ne pas être la même à Gap et à Dunkerque. Dans les Hautes-Alpes, en raison d'une grande affluence en période de vacances, des infractions de tel ou tel type peuvent être nombreuses alors qu'elles ne se produiront jamais à Dunkerque. La politique de l'action publique doit donc forcément être locale. Mais le devoir d'un Gouvernement qui a des informations sur ce qui se passe dans toute la France est de les faire connaître par des directives - je préfère moi aussi ce mot à celui de circulaires. Ces informations doivent être publiques. Car le citoyen a le droit d'être informé. Dans quel pays vivons-nous ? Je me souviens qu'après l'incendie du « 5-7 », j'avais fait paraître dans la presse, avec beaucoup de difficultés, un article disant qu'il mourait chaque année dans les rues de Lyon autant de personnes que dans l'incendie du « 5-7 ». Ce sont des choses qu'il faut faire savoir, parce que l'action publique peut être autre que coercitive. Dans certains tribunaux, 40 % des affaires pénales sont traitées autrement que par des peines de prison, sans que cela donne lieu à une récidive massive.

S'agissant de la séparation du siège et du parquet, je ne peux que répéter ce que j'ai dit : le parquet doit avoir une éthique au moins égale à celle du siège. Certains proposent que les magistrats puissent, au début de leur carrière, passer du parquet au siège et inversement, et qu'ils ne puissent plus changer après une durée de dix ans. Je serais entièrement d'accord. Mais l'essentiel, à mes yeux, est que le parquet ait une éthique exigeante.

Mme Mireille DELMAS-MARTY : Je ne crois pas que la séparation du siège et du parquet soit une solution aux dysfonctionnements. Il est important de rappeler que la garantie judiciaire est à la fois celle donnée par les magistrats du siège et celle donnée par les magistrats du parquet. Mais elle n'a pas le même sens. Quand il s'agit de la relation entre police et justice, la garantie judiciaire doit s'exprimer par une surveillance effective du parquet sur les opérations de police. Il ne faut donc pas affaiblir le parquet. Dans la relation entre le juge et le parquet, la garantie judiciaire n'a pas le même sens : là, c'est le juge qui doit contrôler le parquet. Je ne crois pas qu'une séparation totale soit une solution. La solution qu'a indiquée Pierre Truche me paraît une bonne chose.

M. le Président : C'est-à-dire le fait de choisir, après dix ans de carrière, entre le siège et le parquet ?

Mme Mireille DELMAS-MARTY : Oui, cela me paraît tout à fait satisfaisant.

La loi avortée de 1998 était fort intéressante. Il serait bon de s'en inspirer.

S'agissant de la politique pénale et de la politique de l'action publique, M. Pierre Truche vous a bien répondu. L'idée que le Gouvernement garde la possibilité de donner des directives générales me paraît essentielle, car il convient d'assurer une certaine unité, qui n'est pas une unification. Car une directive commune peut impliquer des critères de mise en œuvre qui aient pour résultat que la pratique soit différente d'une juridiction à l'autre. Le point clé est qu'il n'y ait pas d'immixtion dans les affaires particulières, et que le Gouvernement ait recours à un avocat. Cette proposition peut paraître surprenante, mais elle ne l'est guère si l'on songe à la pratique des juridictions administratives.

M. le Président : Le projet de loi de 1998 avait également prévu que chaque procureur devait rendre compte à son procureur général de l'application, une fois par an, des directives de politique pénale. Chaque procureur général devait, lui aussi, en rendre compte au ministre, celui-ci devant lui-même à son tour en rendre compte devant le Parlement.

M. Pierre TRUCHE : Cette proposition était aussi dans notre rapport.

Mme Mireille DELMAS-MARTY : Le débat au Parlement est très important.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Monsieur le premier président, vous évoquiez l'article préliminaire du code de procédure pénale, qui est en effet important. S'agissant de la garde à vue, dans votre rapport, vous vous prononciez pour la présence de l'avocat dès la première heure, mais sans qu'il ait accès à la procédure. Quel inconvénient y a-t-il à ce qu'il ait accès à la procédure ?

M. Pierre TRUCHE : Notre rapport date de 1990. Il faut se souvenir des réticences qui émanaient de la police lorsqu'on évoquait la présence d'un avocat dès la première heure. Ces réticences sont maintenant dépassées. Peut-être faut-il passer à une deuxième étape, et que les avocats soient plus clairement informés de ce qui est reproché à leur client pour pouvoir le conseiller utilement. En 1990, le problème ne se posait pas dans les mêmes termes. On nous citait l'exemple de l'Espagne, où une mesure semblable aurait conduit à une paralysie des procédures. Ce sont ces arguments qui avaient été avancés avant la réforme de 1897 pour s'opposer à la présence de l'avocat dans le cabinet du juge d'instruction. La Cour de cassation y était tout à fait opposée : cela allait provoquer l'augmentation de la délinquance.

Je ne sais pas si l'accès à la procédure doit être décidé maintenant ou plus tard. Le problème, c'est de savoir quand la procédure doit devenir contradictoire.

M. le Rapporteur : Vous vous prononciez, en revanche, pour l'enregistrement des interrogatoires en garde à vue.

M. Pierre TRUCHE : Aux États-Unis, tous les interrogatoires ne sont pas enregistrés mais sténographiés. Il y a sans doute des progrès à faire.

M. le Rapporteur : S'agissant du rôle des médias dans le respect de la présomption d'innocence, certains suggèrent une modification de la loi du 29 juillet 1881. D'autres, dont je suis, pensent qu'il faut plutôt commencer par l'appliquer. Quel est votre avis ?

D'autre part, il y a dans cette loi quelques embûches de forme qui dissuadent certaines personnes de prendre l'initiative d'une procédure. Quel est votre avis sur cette question ?

Mme Mireille DELMAS-MARTY : C'est une question que nous avions abordée, mais dans un autre état d'esprit, parce que le contexte n'était pas le même. Nous avions souligné la nécessité de rendre la phase préparatoire plus publique. Les enquêtes doivent rester secrètes, mais pour tout ce qui est contradictoire, lorsque la contradiction se manifeste devant le juge, il n'y a pas de raison de ne pas admettre la publicité. Pour lutter contre les risques de dérive médiatique, appliquer les textes actuels serait déjà un progrès. Est-il nécessaire d'aller plus loin ? Je ne sais pas.

Nous nous étions surtout interrogés sur le risque du « jugement médiatique ». Nous avions fait quelques recommandations à propos des deux points qui nous paraissaient inquiétants à l'époque : l'appel à témoigner et l'appel à juger. Nous proposions d'interdire l'appel à témoigner, sauf s'il a été autorisé par le juge au regard des nécessités de l'enquête. Dans ce cas, il devait être effectué sous le contrôle du juge. Nous ajoutions que les personnes désireuses de fournir des renseignements devaient les fournir directement et exclusivement aux autorités de police judiciaire ou de justice, pas à la presse. Enfin, nous proposions que soit interdite toute forme de rémunération directe ou indirecte par les médias des informations recueillies.

Nous avions aussi réfléchi sur l'appel à juger. Nous disions qu'il devrait être interdit de susciter, directement ou indirectement, les réponses à des questions en relation avec une affaire dont la justice est saisie et qui n'est pas définitivement jugée lorsqu'elles ont pour objet ou pour effet d'amener le public à se prononcer sur la culpabilité, la peine ou tout autre élément relevant de la décision du juge.

Mais ce n'est pas tout à fait la question que vous posez, sur laquelle nous n'avions pas de réponse directe.

M. Pierre TRUCHE : Sur les appels à juger, notre inquiétude provenait de l'initiative d'un hebdomadaire, qui avait demandé à ses lecteurs : « Êtes-vous pour ou contre la culpabilité d'Untel ? »

Un autre problème peut être facilement résolu par une solution qui relève de la déontologie des magistrats : l'impossibilité de parler d'une affaire dont on est saisi, de faire des confidences aux journalistes. C'est là quelque chose qui n'est pas admissible. Quand j'étais interrogé par les journalistes, ma politique était de répondre : « Telle personne a pour avocat MUntel. Allez voir son avocat si vous voulez. Moi, je n'ai rien à vous dire. » N'oubliez pas non plus que la France avait été sévèrement condamnée à Strasbourg après qu'un ministre de l'intérieur avait déclaré, quelques jours après la mort de M. de Broglie, que l'on savait de manière certaine qui avait ordonné son assassinat.

M. le Rapporteur : Vous seriez donc plutôt favorable, par ailleurs, au maintien du secret de l'instruction, en dehors des fenêtres de publicité ?

M. Pierre TRUCHE : Il doit y avoir des phases publiques devant le juge. La liberté de la presse n'est pas un droit absolu, elle admet des restrictions, y compris dans la Convention européenne des droits de l'homme. Il faut tout de même tenir compte des nécessités de la justice. Il doit appartenir aux juges d'apprécier si la publicité est nécessaire. Il est certain que la publicité est une façon de jeter un regard sur un dossier.

Mme Mireille DELMAS-MARTY : Sur ce point, nous ne disions pas que l'instruction devait être secrète, sauf à certains moments où la publicité est préférable. La démarche était inverse. Nous disions : « Les audiences, pendant cette phase préalable, relatives à la reconnaissance ou la contestation des faits par l'accusé, celles où il est statué sur le placement en détention provisoire ou sous contrôle judiciaire et sur la prolongation du délai de l'enquête sont publiques, sauf si la publicité est de nature à nuire au bon déroulement de l'enquête, aux intérêts de l'ordre public ou des bonnes mœurs ».

M. le Rapporteur : Une dernière question, monsieur le premier président. Vous proposez que les politiques d'action publique, pour tenir compte des nécessités de proximité, soient à la charge de chaque parquet général, voire de chaque parquet. Les directives du Gouvernement définissant une politique pénale auraient-elles, dans votre esprit, un caractère obligatoire pour les parquets ? Ou auraient-elles seulement une valeur indicative ? Si elles n'avaient pas de caractère obligatoire, n'y aurait-il pas un risque que se constituent des féodalités, chaque parquet ayant sa propre politique ?

M. Pierre TRUCHE : Dans la hiérarchie des normes, les circulaires n'ont aucune force obligatoire pour ceux qui les reçoivent. Mais, à mon sens, elles doivent nourrir la réflexion dans ces réunions dont je parlais tout à l'heure. J'ai vécu cette pratique auprès d'un très grand magistrat, et je l'ai mise en œuvre dans d'autres circonstances. Un procureur à des responsabilités à prendre, mais il ne les prendra de manière éclairée que s'il s'est entouré de conseils.

M. le Rapporteur : Même éclairé, même après avoir discuté avec ses collègues, quelle serait la légitimité démocratique d'un procureur dans la mise en œuvre de telle politique pénale locale plutôt que de telle autre ?

M. Pierre TRUCHE : Dans ces réunions, le premier principe était que les procureurs ne sont pas maîtres de faire ce qu'ils veulent, qu'ils ne doivent pas agir par amitié ou par inimitié, mais dans le cadre de la loi, appliquée aux circonstances.

M. Georges FENECH : Il a malheureusement fallu ce drame d'Outreau pour que votre rapport, madame Delmas-Marty, monsieur le premier président, soit remis à l'ordre du jour. Il a peut-être pris quelques rides, par exemple sur la question de la présence de l'avocat en garde à vue, mais pour l'essentiel il reste d'actualité.

Trois critiques majeures, récurrentes, sont adressées au système que vous proposez. La première concerne l'indépendance du parquet. Vous fondez la légitimité du parquet sur le dialogue. Mais comment harmoniser les politiques pénales appliquées dans les trente-trois cours d'appel, afin d'éviter les ruptures d'égalité entre les citoyens ? Que pensez-vous de l'idée, avancée par certains, d'un Procureur général de la nation, qui aurait autorité sur les trente-trois procureurs généraux ?

La deuxième critique est la crainte d'une justice à deux vitesses. Si plus de pouvoirs sont donnés à la défense, la question est de savoir comment permettre à tous d'avoir accès à un bon avocat. Votre système suppose-t-il des pouvoirs de contre-enquête donnés aux avocats, comme aux États-Unis, ou est-ce la puissance publique qui dirige les investigations ?

La troisième critique, formulée par certains magistrats et professeurs auditionnés par notre commission, tient au risque de désarmer l'action publique : si l'on supprime le juge d'instruction, qu'en sera-t-il de la lutte contre le terrorisme ou contre la corruption, par exemple ? Que répondre à cette crainte, qu'il ne faut pas évacuer ?

Enfin, qu'est-ce qui, selon vous, explique que la France reste à ce point attachée à ce système inquisitoire, même amélioré ? Vous avez pourtant fort bien décrit, madame le professeur, que toute l'évolution, en Europe comme dans le monde, tend vers les procédures contradictoires. Pourquoi y a-t-il tant de crainte, dans notre pays, devant la perspective d'un changement radical de système ?

Mme Mireille DELMAS-MARTY : S'agissant du parquet, pourquoi serait-il nécessaire qu'il soit totalement indépendant ? Parce que, ayant plus de pouvoirs d'investigation, il devrait avoir plus de légitimité donc plus d'indépendance ?

M. le Président : L'idée est qu'il devrait échapper aux critiques éventuelles selon lesquelles il poursuivrait les adversaires du pouvoir politique en place. Je pense que c'était l'esprit de la question.

M. Georges FENECH : Non, je ne fantasme pas sur ce point.

M. le Président : En général, la nécessité d'une indépendance du parquet est plutôt avancée dans cet esprit-là.

M. Georges FENECH : Non, le problème est le suivant. Si les procureurs généraux ont la maîtrise de l'action publique, en observant la rigueur éthique que vous avez soulignée, monsieur le premier président, comment faire pour qu'il y ait tout de même une harmonie entre les trente-trois parquets généraux ? Ne faut-il pas créer une légitimité supérieure à celle que vous avez décrite ?

M. Pierre TRUCHE : Sur ce point, je répondrai que l'harmonisation entre les cours d'appel ne se fait pas actuellement. Sur le terrain, elle n'existe pas. Je le sais pour avoir assisté à des réunions de procureurs généraux.

Dans le système que nous préconisons, les procureurs généraux ne seraient plus choisis en Conseil des ministres. Comme tous les magistrats, ils seraient nommés par le Conseil supérieur de la magistrature.

Doit-il y avoir un Procureur général de la nation ? Notre commission s'était posé la question. La majorité de ses membres s'était prononcée contre. Mais il faut voir à l'usage. L'intérêt, c'est l'harmonisation nationale. Actuellement, l'idée d'un Procureur général n'est pas mûre. Laissons-la sur la table.

S'agissant du risque d'une rupture d'égalité, dans le système que nous proposons, le procureur procède aux investigations. Mais tout avocat peut demander des investigations complémentaires et, si le procureur refuse, s'adresser au juge, qui pourra les ordonner, voire dessaisir le procureur.

Est-ce grâce aux juges d'instruction que le terrorisme est suffisamment combattu dans notre pays ? Est-ce que la suppression du juge d'instruction aboutirait à « désarmer l'action publique » ? Je ne pense pas que dans le système que nous proposons, les investigations menées sous le contrôle d'un juge seraient moins efficaces que celles conduites par un juge d'instruction.

Pourquoi la France est-elle attachée au système inquisitoire ? En vérité, l'est-elle vraiment encore ? Ce système est nettement battu en brèche dans le monde. Il en va d'ailleurs de même du système accusatoire. Tout cela appartient maintenant au passé. Le système qui s'imposera, c'est celui que vous créerez. J'ajoute que le véritable système inquisitoire n'existait que dans la prokuratora soviétique, qui pouvait interrompre un procès, et qui pouvait entrer dans n'importe quelle entreprise pour se faire présenter tous les papiers qu'elle demandait. C'est cela, le véritable système inquisitoire. Cela fait longtemps qu'il n'existe plus en France.

Mme Mireille DELMAS-MARTY : L'attachement au juge d'instruction s'explique aussi par le fait qu'à l'époque où il a été inventé, c'était un progrès. C'était une manière de commencer un processus de juridictionalisation de la phase préparatoire. Maintenant, comme je le disais tout à l'heure, le juge d'instruction est victime de son succès. Il s'est progressivement juridictionalisé. Du coup, se pose le problème de la compatibilité entre les fonctions d'investigation et les fonctions de jugement.

L'argument selon lequel on risque d'aboutir à une justice à deux vitesses est un argument que l'on a beaucoup entendu en 1897, au moment de l'arrivée de l'avocat dans le cabinet du juge d'instruction. Je crois que des réponses existent. Dans le schéma que nous proposions, le parquet doit enquêter à charge et à décharge. Et s'il ne le fait pas, il y a un arbitre neutre. La défense peut, devant le juge, contester la manière dont le parquet mène l'investigation, demander des mesures qui n'ont pas été prises. Le juge est en position d'arbitrer, et peut, le cas échéant, demander le dessaisissement du parquet à la chambre de l'instruction. On ne peut pas dire que le risque d'une justice à deux vitesses n'existe pas, mais il y a des réponses, sans parler de l'aide judiciaire proprement dite.

Une justice désarmée ? Je ne vois vraiment pas pourquoi le système que nous proposions désarmerait la justice. Il prévoit, au contraire, des structures qui facilitent les investigations. L'une des difficultés du juge d'instruction est qu'il mène un travail solitaire. Le parquet, lui, est naturellement organisé de façon collective, ce qui doit au contraire faciliter l'efficacité de l'enquête.

Quant aux craintes d'une enquête systématiquement à charge, je répète que le contrôle du juge est une réponse efficace.

Pour revenir au statut du parquet, je précise que nous avions proposé une procédure de classement judiciaire dans le cas du plaider-coupable. Nous reprenions l'idée de deux systèmes selon que l'accusé plaide coupable ou non coupable. Quand il plaide coupable, il n'est peut-être pas nécessaire de refaire tout le travail d'investigation. Il ne faut pas non plus basculer dans le système britannique où, quand l'accusé plaide coupable, il n'y a absolument aucune recherche des preuves et aucun contrôle du juge. Nous proposions des règles plus souples en cas de plaider-coupable, mais en maintenant un contrôle du juge, avec la possibilité d'un classement judiciaire des poursuites.

Quant au débat entre la légalité des poursuites et l'opportunité des poursuites, je crois que l'opposition entre les deux systèmes s'est beaucoup assouplie. Les pays qui, comme l'Allemagne, étaient attachés à la légalité des poursuites l'ont beaucoup assoupli. Les pays qui, comme le nôtre, sont attachés à l'opportunité des poursuites peuvent tout de même l'encadrer. C'est ce qui a été fait partiellement, et c'est ce qui était prévu dans le projet de loi de 1998. Entre la légalité assouplie et l'opportunité encadrée, les systèmes sont assez proches.

Pour ce qui est de l'échelon européen, il nous avait paru plus clair de parler d'une légalité assouplie, mais pour la France, l'idée d'une opportunité encadrée est tout à fait satisfaisante.

M. Jean-Yves HUGON : Madame Delmas-Marty, vous avez encore alourdi le poids des responsabilités qui pèsent sur nos épaules. Sachez que nous sommes pleinement conscients de l'attente de nos concitoyens. L'intérêt qu'ils portent à la justice s'explique peut-être par l'émotion soulevée par cette affaire, mais j'ai l'immodestie de penser qu'il tient aussi à la qualité de nos travaux.

Nos concitoyens demandent davantage de proximité avec leur justice. Je ne sais pas s'il faut d'abord qu'ils se rapprochent de leur justice ou l'inverse. Récemment, un justiciable me disait : « dans un tribunal, on ne comprend pas qui fait quoi, tout le monde est habillé de la même façon, une robe noire avec un col blanc, on ne sait pas ce qui se passe. » C'est peut-être un peu schématique, mais cela pose un vrai problème.

Hier, à l'École nationale de la magistrature, on nous a parlé de transmission des savoirs, des savoir-faire et des savoir-être. Peut-on transmettre un savoir-être ? Peut-on statuer sur la personnalité d'un magistrat ? Peut-on lui insuffler de l'humanité, celle-ci ayant beaucoup manqué dans l'affaire qui nous occupe ? Cela pose aussi la question de la responsabilité des magistrats ? Le système actuel vous paraît-il satisfaisant ?

Vous avez commencé, monsieur le premier président, par une phrase très forte : « On n'a jamais que la justice dont on veut payer le prix. » Quel est votre regard sur le budget de la justice ? Avez-vous le sentiment que la justice n'a vraiment pas les moyens de fonctionner convenablement ?

M. Pierre TRUCHE : J'ai été directeur des études à l'ENM, de 1974 à 1978. Je peux vous affirmer que celui qui sort de l'École n'est pas le même que celui qui y est entré. Une maturation s'opère. D'autre part, l'École nationale de la magistrature a une formation permanente remarquablement bien conçue. Le problème de l'islam se pose : aussitôt, on demande qui est intéressé par une session de formation.

Cela étant, un grand problème se pose : c'est celui de l'écoute. Les juges des enfants ont, sur ce point, une formation très poussée. Peut-être faudrait-il l'améliorer dans la formation aux autres fonctions. Je ne sais pas. Tout n'est jamais parfait.

Que se passe-t-il après l'École ? Celui qui est nommé dans une petite juridiction risque de connaître une régression. Il me paraît important de pouvoir parler, avec des collègues, mais aussi avec des avocats, avec des experts. Il faut être curieux de tout. Un procureur doit savoir ce qui se passe dans les commissariats, et y aller. Il doit savoir ce qui se passe dans les prisons, et y aller aussi. C'est ainsi que toute une culture se développe.

Il est arrivé que le président de la commission de discipline écarte des personnes, en petit nombre, indignes de la profession. S'agissant de la discipline, depuis quelques années, des poursuites existent, qui aboutissent à des révocations. Et contrairement à la loi qui était en vigueur lorsque je présidais la formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente pour la discipline des magistrats du parquet, nous avions décidé que les audiences seraient publiques. La loi a été maintenant modifiée. Les magistrats, qui jugent publiquement les autres, doivent être jugés publiquement.

S'agissant du budget, je rappellerai la réflexion d'un ministre de la justice à qui l'on disait : « Il nous faut de l'argent, il nous faut de l'argent », et qui répondait : « Pour quoi faire ? » C'est cela qui compte. Cela étant, le nombre des magistrats français est insuffisant, surtout quand on le compare au nombre des magistrats allemands. Les magistrats doivent avoir du temps pour prendre leur décision. En 1954, quand je suis entré dans la magistrature, il y avait 4 300 magistrats en France. De quoi s'occupaient-ils ? Même pas d'accidents de la circulation, il y en avait très peu. Le nombre de magistrats a augmenté de 50 % en un demi-siècle. Cela me paraît insuffisant, compte tenu des charges qui sont aujourd'hui les leurs.

Peut-on en recruter plus ? Un ministre de la justice avait confié à une commission, dont je faisais partie, la mission d'examiner la possibilité d'introduire en correctionnelle, comme en cour d'assises, un échevinage. Le rapport, comme beaucoup d'autres, a été rangé dans un placard. Il proposait que lorsque les peines encourues étaient supérieures à tel quantum, le jury soit composé de cinq magistrats, trois professionnels et deux citoyens, et, dans des affaires plus ordinaires, de deux magistrats et d'un citoyen, ou l'inverse. C'était aussi un moyen de régler le problème du manque de magistrats. On voit en cour d'assises que les jurés prennent leur fonction très à cœur. Peut-être faut-il aller vers des solutions de ce genre.

Mme Mireille DELMAS-MARTY : La réforme de la cour d'assises qui a permis une plus grande représentativité des jurés a d'ailleurs été un progrès. Elle a associé les citoyens à la justice.

Pour revenir à votre première question, je pense qu'une grande réforme, aussi ambitieuse soit-elle, doit rester modeste. On ne change pas tout en changeant la loi. Quand nous avons commencé nos travaux, en 1988, nous nous sommes posé la question : pour qui travaillons-nous ? Au fond, avec les très bons magistrats, il n'y a pas besoin de réforme. Ils ont l'art de juger, de façon impartiale et indépendante. Avec les très mauvais magistrats, rien ne marche, une réforme peut toujours être détournée. Une réforme est faite pour les gens ordinaires. L'objectif est que la justice fonctionne le mieux possible avec les gens ordinaires. C'est cela qu'il faut avoir présent à l'esprit.

Les citoyens, dites-vous, se demandent qui fait quoi dans la justice. C'est précisément la question que nous avions posée. Nous soulignions la confusion de notre procédure : le même acte peut être fait par le parquet et par le juge. En matière de liberté, c'est tantôt le président du tribunal de grande instance, tantôt le juge d'instruction, tantôt la juridiction de jugement. On n'y voit pas clair. Une réforme des structures peut améliorer la lisibilité de la procédure pour le citoyen, qui attend qu'on lui explique les choses avec des mots ordinaires. L'idée de réunifier la phase préparatoire du procès était la clé de nos propositions. Il faut que l'on sache exactement qui fait l'enquête, qui contrôle les enquêteurs et quels sont les droits des parties privées. Si l'on n'arrive pas à le dire dans un langage clair, on n'aura pas atteint ce qui est souhaitable dans une démocratie. Dans notre esprit, les principes directeurs avaient aussi cette fonction de redonner de la lisibilité à la procédure pénale. Le droit ne doit pas être la propriété des juristes. Actuellement, même les spécialistes s'y perdent. Les principes directeurs donnaient également aux citoyens la possibilité d'argumenter quand une décision leur paraissait devoir être contestée. Les principes directeurs ont été introduits dans le code de procédure pénale, mais on n'en a pas suffisamment parlé. Peut-être faudrait-il les mettre plus en évidence, ne serait-ce que pour évaluer une réforme future. Peut-être devraient-ils aussi être enseignés en éducation civique.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Le risque que courent les rapports est peut-être moins d'être rangés au placard que d'être utilisés à des fins contraires à celles qui ont inspiré leurs auteurs. Vos réflexions sont au cœur des problèmes que nous abordons, et que nous devons en effet aborder au-delà des clivages politiques.

Ce qui m'intéresse, c'est en réalité l'article préliminaire. Dans l'affaire d'Outreau, il n'y a eu aucune faute de procédure pénale. D'ailleurs, si cela avait été le cas, cela serait apparu au cours du déroulement de l'affaire. Et pourtant, il y a eu des manquements à tout ce que représente l'article préliminaire : incapacité de fournir des copies à la défense, et donc incapacité pour la défense de faire valoir une position contradictoire devant le juge ; méconnaissance du dossier par le juge des libertés et de la détention, et donc incompréhension des personnes acquittées du fait que ce juge ne réponde pas à leurs questions, alors que ce n'était pas sa mission ; éloignement des détenus du lieu de l'instruction, posant l'évident problème des transferts, des escortes. Cette réalité a pesé sur l'affaire d'Outreau, et pèse quotidiennement sur bien des affaires. Il ne s'agit pas de dysfonctionnements procéduraux, mais de manquements à l'article préliminaire.

Les circulaires, avez-vous dit, n'engagent que ceux qui les lisent et ont envie de s'y conformer, y compris dans leur dimension juridictionnelle. À plusieurs reprises, le rapporteur a posé la question de savoir s'il ne serait pas nécessaire que le législateur pose, en dehors du code de procédure pénale, un certain nombre de principes dont le non-respect devrait enclencher des procédures de nullité engagées par une autorité juridictionnelle. Peut-être faudrait-il que l'incapacité d'une juridiction à reproduire en dix exemplaires un dossier de 150 pièces constitue un manquement et une cause de nullité.

Mme Mireille DELMAS-MARTY : C'est un peu la raison d'être des principes directeurs. Ils pourraient jouer ce rôle si on pouvait les invoquer. Mais les invoquer devant qui ? Il y a tout de même un lien avec les textes eux-mêmes : je continue à penser que si les investigations sont menées de manière partiale, il faut qu'il y ait un arbitre neutre. C'est là que la réforme peut jouer un rôle. Si on maintient le système actuel, où les investigations sont menées par le juge d'instruction, qui arbitre ? Personne. Il faudrait un renforcement du rôle des principes directeurs, qui n'ont pas une fonction décorative, avec des structures qui permettent de les invoquer effectivement.

M. Pierre TRUCHE : Il faut le faire assez rapidement. La France est trop souvent condamnée à Strasbourg. Et elle l'est bien après la fin de la procédure qui a motivé la saisine de la Cour européenne des droits de l'homme. Il y a une sanction, mais trop lointaine.

Un jour, durant les travaux de notre commission, nous étions un peu dans l'impasse, nous ne savions plus où nous devions aller. Et puis, tout d'un coup, nous nous sommes dit qu'il faudrait peut-être partir des principes de la procédure. Nous les avons élaborés, et tout a suivi.

Mme Mireille DELMAS-MARTY : Confidence pour confidence, lorsque nous avons élaboré les principes, nos interlocuteurs magistrats et avocats étaient persuadés que c'était une idée des universitaires. Ils ont été stupéfaits lorsque je leur ai révélé que cette idée émanait des magistrats membres de la commission.

Mme Élisabeth GUIGOU : Nous devons mettre un terme aux allers et retours législatifs en matière de procédure pénale. Les débats politiciens n'ont pas leur place quand il s'agit de l'un des piliers de notre démocratie, la justice, et des principes fondamentaux, ceux des droits de l'homme, auxquels nous sommes tous attachés. C'est pour cela qu'une réforme d'ensemble est évidemment l'idéal. Mais l'expérience nous enseigne aussi qu'une réforme, même ambitieuse - et je vous remercie, madame Delmas-Marty, d'avoir bien voulu parler de la « grande loi du 15 juin 2000 » - doit être acceptée par les acteurs du système judiciaire. C'est un premier point.

La deuxième difficulté d'une grande réforme d'ensemble est qu'il faut lever des préalables constitutionnels. Sous la précédente législature, nous avions élaboré une réforme d'ensemble, dont faisait partie le projet de loi sur les rapports entre la Chancellerie et le parquet. Ce projet transposait dans la loi ce qui était devenu la pratique : pas d'instructions dans les affaires individuelles, mais pas de renoncement non plus à la définition, par directives, d'une politique pénale dont la légitimité démocratique se traduisait sous la forme d'un rapport annuel au Parlement. Mais cela supposait que l'on organise l'indépendance des magistrats du parquet, notamment s'agissant des conditions de leur nomination. Cette indépendance, qui ne signifiait pas non plus que chaque parquet pouvait décider seul de sa ligne d'action, supposait une réforme constitutionnelle, laquelle n'a pas pu aboutir.

Par ailleurs, s'agissant de la présomption d'innocence, le système que vous préconisez est simple, clair, lisible. Cela dit, même en l'absence du préalable constitutionnel, nous avons institué le juge des libertés et de la détention, qui déjà fait contrepoids au juge d'instruction, au moins pour la détention provisoire. À cet égard, je ne partage pas, madame Delmas-Marty, votre appréciation, car les juges des libertés et de la détention qui sont intervenus dans l'affaire d'Outreau ont livré leur point de vue, leur conception, leur façon d'exercer cette fonction. D'autres l'exercent différemment, par exemple à Paris. Et je sais que, dans plusieurs tribunaux moyens, lorsque le président décide d'exercer cette fonction et qu'il organise le travail du tribunal pour que le juge des libertés et de la détention dispose du temps nécessaire, nous n'avons pas les inconvénients qui ont été soulignés par les magistrats ayant exercé cette fonction dans l'affaire d'Outreau.

Supposons que le préalable constitutionnel à l'indépendance du parquet soit levé, comment s'assurer que le poids du parquet ne sera pas excessif par rapport au juge de l'instruction, ou au juge de la mise en état, peu importe son nom, et par rapport à la défense ? Car nous avons observé que dans l'affaire d'Outreau, les avocats avaient des instruments, notamment ceux que leur donnait la loi du 15 juin 2000 : ils pouvaient d'être présents dès la première heure de la garde à vue, à chaque audition de leur client, à chaque réunion de la chambre de l'instruction, mais plusieurs d'entre eux n'ont pas fait usage de cet instrument. Notre système a ses habitudes, il a ses pesanteurs, l'organisation des barreaux est imparfaite, le mode de rémunération des avocats est ce qu'il est.

Ma dernière question porte sur la dimension européenne. Le traité constitutionnel ouvre enfin la perspective d'un parquet européen, il est vrai de manière restreinte, en ce qui concerne la fraude à la législation communautaire, et pas encore sur les grandes affaires de criminalité transfrontalière. La question essentielle est celle de la légitimité. Dans un ensemble dont l'unité politique n'est pas suffisamment forte, comment une autorité indépendante peut-elle contrôler le juge ? Je souhaite qu'un parquet européen voie le jour. Mais je ne vois pas comment il peut exister sans une union politique de l'Europe, avec un gouvernement fédéral et un véritable Parlement fédéral.

Mme Mireille DELMAS-MARTY : On peut éviter de deux manières que le parquet ait un poids excessif par rapport au juge. D'une part, en choisissant le juge assez haut dans la hiérarchie. D'autre part, en donnant à ce juge de véritables pouvoirs, qui doivent aller au-delà des pouvoirs actuels du juge des libertés et de la détention. Que le juge puisse, dans les cas extrêmes, dessaisir le parquet me paraît extrêmement important. Il peut alors enquêter lui-même. C'est une réponse possible face au risque que vous évoquez, surtout si on la combine avec des pouvoirs accrus de la défense, qui peut contester auprès du juge la manière dont le parquet mène les investigations. Actuellement, quand la défense conteste la manière dont le juge d'instruction mène les investigations, elle n'a personne à qui s'adresser.

Encore une fois, ce dessaisissement possible du parquet par le juge serait révolutionnaire. Songeons qu'il fut une époque où c'est le parquet qui pouvait dessaisir le juge d'instruction, alors officier de police judiciaire et choisi par le parquet. Ce pouvoir n'existe plus. Mais il reste que c'est le parquet qui, actuellement, détermine l'étendue de la saisine du juge d'instruction. Il peut parfaitement « tronçonner » une affaire en en confiant différents aspects à plusieurs juges d'instruction. Inverser la logique jusqu'au bout en donnant au juge le pouvoir de dessaisir le parquet est une réponse forte à votre interrogation.

Pour ce qui est de l'Europe, il serait sans doute nécessaire qu'un parquet européen ait des compétences qui ne se limitent pas à la fraude au budget européen. Pourquoi le projet est-il parti de là ? Parce que le budget européen est supranational par nature. Il est donc légitime de commencer par saisir un parquet européen d'intérêts qui sont déjà européens par nature. Ensuite, il serait logique d'étendre sa compétence à la criminalité transfrontalière. De plus, n'oublions pas que le Parlement européen a été à l'origine de cette proposition d'un parquet européen, à travers la commission du contrôle budgétaire. On retrouve là un vieux processus historique, celui de la conquête du pouvoir législatif par le vote du budget.

Quelle serait la légitimité de ce parquet ? C'est précisément parce que la question se pose que nous n'avons pas proposé de retenir le principe de l'opportunité des poursuites, mais celui de la légalité des poursuites, une légalité assouplie, comme je l'ai dit tout à l'heure. Le législateur définit la légalité et son assouplissement possible en définissant les possibilités de classement par le parquet. Ce serait sans doute une erreur de prévoir l'opportunité des poursuites, car l'équilibre politique n'est pas du tout le même à l'échelle européenne.

D'autre part, il est tout de même assez paradoxal de constater qu'il existe un procureur mondial, qui peut poursuivre des chefs d'État, y compris des chefs d'État en exercice, et qu'on n'a toujours pas de procureur européen.

M. Pierre TRUCHE : La possibilité effective donnée à l'avocat de défendre efficacement son client est un vrai problème. L'avocat doit, pour cela, consacrer des heures et des heures à l'étude d'un dossier volumineux, aller voir son client en prison, assister aux interrogatoires, passer plusieurs jours en salle d'audience. Il est certain que jamais l'aide juridictionnelle ne permettra de rémunérer pleinement tous les avocats pour faire ce travail. Je crois profondément que les intérêts de la défense doivent être pris en charge par les juges et les procureurs. Un procureur n'examine pas à charge. Il étudie un dossier et en tire une conclusion à partir de ce qui va dans un sens et dans un autre.

Il est certain qu'il y a eu une évolution par rapport à l'époque, que j'ai connue, où l'aide judiciaire était un service que l'avocat rendait sans être payé, sans percevoir aucune rémunération. Ce n'est plus possible dans le monde où nous vivons, compte tenu des charges que doit assumer un avocat. C'est un problème. Mais que les autres se soucient aussi des droits de la défense.

Mme Élisabeth GUIGOU : Il apparaît très clairement que même si nous parvenions à trouver la réforme parfaite sur le papier, il faudrait trouver les moyens nécessaires pour la rendre effective. Jusqu'où est-on prêt à rémunérer les avocats ?

Dans votre système, le juge peut dessaisir le parquet. Dans le système actuel, les juges d'instruction sont saisis de 5 % des affaires, et la part des enquêtes préliminaires conduites par le parquet a considérablement augmenté, en vertu des dernières lois qui ont été votées.

Si nous voulons bâtir la réforme qui durera, il faudra veiller à trouver un équilibre entre l'idéal et ce qui pourra être effectivement appliqué. Une grande réforme ou des réformes qui avancent à petit pas, l'important est d'aller dans la bonne direction.

Vous dites qu'il existe un procureur mondial. Oui, mais les personnes qui sont ou qui ont été jugées par la Cour pénale internationale et par les TPI sont celles que les États-nations ont bien voulu accepter de leur déférer. Pourquoi ? Parce que la légitimité démocratique, elle est dans les États-nations. Je ne souhaite pas qu'il en soit toujours ainsi, mais il faut que des conditions préalables soient réunies, en l'occurrence, s'agissant d'un parquet européen, qu'il existe un véritable Parlement européen, qui fonctionne comme un Parlement.

M. le Président : Monsieur le premier président, permettez-moi de vous dire que M. le rapporteur et moi-même restons quelque peu perplexes devant votre idéalisme. Nous ne sommes pas certains que le parquet soit toujours garant des droits de la défense. Il nous semble que, pour garantir le respect des droits de la défense, rien ne vaut un défenseur. Dans l'affaire d'Outreau, nous pourrions vous citer des exemples qui montrent que le parquet n'est toujours pas aussi soucieux des droits de la défense que vous semblez le dire.

M. Pierre TRUCHE : Je n'ai pas dit qu'il ne fallait pas d'avocats. À la profession de s'organiser pour que des défenses efficaces soient faites, si l'État ne peut pas le faire. Il n'empêche, et je le crois profondément, qu'un procureur ne peut pas requérir sans avoir pris en compte les arguments qu'il imagine être ceux de la défense. Quand on est procureur, on n'est pas là pour « massacrer » les gens. Ce n'est pas vrai. Je pense très sincèrement que tous les acteurs de la justice sont des serviteurs des droits de l'homme. C'est d'ailleurs pourquoi je ne partage pas la crainte de Mme Guigou quant aux pressions que les parquets peuvent exercer sur les juges. Croyez-moi, quand c'est le cas, les juges ne les écoutent pas tellement. Et dans l'affaire d'Outreau, l'avocat général a requis des acquittements.

M. le Président : Je n'ai cité personne en particulier, monsieur le premier président. Je parlais du parquet en général.

M. le Rapporteur : Vous vous souvenez que nous avons demandé à plusieurs reprises au procureur de la République, au président de la cour d'assises, au procureur général près la cour d'appel de Douai de l'époque, pourquoi le directeur d'enquête du SRPJ de Lille n'avait pas été cité devant la cour d'assises de Saint-Omer, contrairement à la pratique habituelle. On nous a fait des réponses que l'on peut qualifier d'évasives. Nous avons découvert dans le dossier administratif une lettre du procureur général à la Chancellerie indiquant expressément que M. Masson n'avait pas été cité parce que son rapport était « subjectif ». Cela n'empêchait certes pas la défense de demander qu'il fût cité, ni le président de la cour d'assises, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, de le convoquer, mais s'agissant du parquet, voilà une attitude, monsieur le premier président, qui n'est pas conforme aux principes que vous évoquez. Mais c'est une exception, évidemment.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : On peut imaginer que tous les acteurs de la justice doivent être comptables du respect des droits fondamentaux et de l'article préliminaire du code de procédure pénale. Chacun doit en rendre compte.

M. Georges FENECH : J'aimerais que M. le premier président nous dise très clairement si un parquet enquête à charge ou s'il enquête à charge et à décharge. Tous ceux qui défendent le juge d'instruction nous disent qu'il est le seul à instruire à charge et à décharge. Cette éthique professionnelle est-elle une réalité judiciaire au sein du parquet ou une exception ?

M. Pierre TRUCHE : Le parquet cherche des preuves.

M. Georges FENECH : Il ne les fabrique pas.

M. Pierre TRUCHE : Il ne les fabrique pas. Il cherche des preuves, et il doit les chercher dans toutes les directions. Il vaut d'ailleurs mieux retenir quelques faits bien établis et les faire juger rapidement plutôt que de s'embarquer dans une procédure qui dure des mois et des mois pour chercher des preuves qu'on ne parvient pas à trouver. Si on n'a pas de preuves, on ne poursuit pas.

Mme Mireille DELMAS-MARTY : J'ajoute que les principes seront d'autant mieux appliqués que les structures en faciliteront l'application. On peut reprocher au juge d'instruction d'instruire à charge et pas à décharge. C'est la structure qui doit permettre un débat contradictoire à tout moment, d'où l'intérêt que ce débat ait lieu devant un juge entre l'accusation et la défense. Si l'on veut absolument maintenir le juge d'instruction, il faut alors considérablement renforcer les pouvoirs du juge des libertés et de la détention. Mais si l'on choisit de renforcer considérablement les pouvoirs du juge des libertés et de la détention, le juge d'instruction n'aura plus grand-chose d'un juge. D'où l'idée de transférer ses pouvoirs au parquet.

M. Léonce DEPREZ : Nous sommes partis à Bordeaux inquiets. Nous en sommes revenus avec beaucoup plus d'espoir. Le directeur de l'ENM nous a dit clairement que les procédures doivent être appliquées dans un certain esprit. Dans l'affaire d'Outreau, ce sont les comportements qui n'ont pas été conformes à l'esprit des textes. Plus que les textes, ce sont les comportements qui doivent être réformés. Ce qui nous a donné espoir, c'est que tous les étudiants semblent l'avoir parfaitement compris.

L'essentiel, n'est-ce pas le dialogue, l'esprit d'équipe, la disposition au débat contradictoire, la collégialité ?

M. Pierre TRUCHE : C'est essentiel pour un magistrat, en effet. Dieu sait si les textes sont nombreux. Les magistrats se plaignent de l'inflation des textes. Ils ne savent plus où ils en sont. Mais il n'empêche que les structures aident ou n'aident pas à ce que les magistrats adoptent les comportements dont vous parlez. Le changement des structures conduira au changement des comportements.

M. Georges COLOMBIER : Dans l'affaire d'Outreau, j'ai le sentiment que nous voyons ce qu'est une justice des pauvres. Avec le montant actuel de l'aide juridictionnelle, ils ne peuvent pas bénéficier des prestations d'un avocat dont peuvent profiter les plus fortunés. C'est un véritable problème.

Tout à l'heure, madame Delmas-Marty, vous avez évoqué la nécessité de réviser la carte judiciaire. La question est de savoir, dans une telle hypothèse, ce qu'il advient de la justice de proximité. Comment faire quand le justiciable habite loin de la juridiction et qu'il n'a pas de moyens de transport ?

M. Pierre TRUCHE : Je voudrais bien que quelqu'un dresse enfin la liste ce qui doit être traité sur place et ce qui peut sans inconvénient être traité ailleurs. Cela ferait avancer les choses. Il faut être très concret. Est-ce que les décisions de mise en détention ou de maintien en détention doivent être prises sur place ou non ? Je n'ai pas la réponse.

M. Jean-François CHOSSY : Lors de notre visite, hier, à l'École nationale de la magistrature, j'ai été impressionné par ce que j'y ai vu, et surtout par ce que j'y ai entendu. J'ai rencontré des jeunes très motivés, une équipe d'encadrement très performante. Le directeur nous a dit que lorsqu'un magistrat est nommé, ce n'est pas tant son âge qui compte que son expérience et la façon dont il va l'acquérir. Que faut-il faire pour qu'un magistrat nouvellement nommé à un poste ait ce recul suffisant pour prendre des décisions lourdes de conséquences ? Il y a un essaimage des stages : deux semaines par-ci, deux mois par-là. Est-ce suffisant pour prendre en compte tout ce qui forge l'expérience, à savoir l'implication dans la vie sociale ?

M. Pierre TRUCHE : Si l'on demande une plus grande implication des magistrats dans la vie sociale, je souhaiterais qu'on ait la même exigence pour les professeurs, par exemple. Pourquoi les plus jeunes d'entre eux sont-ils nommés dans les établissements les plus difficiles ? Et l'on peut être avocat à 22 ou 23 ans, en ayant des responsabilités égales à celles des magistrats. Dit-on que les jeunes avocats doivent d'abord avoir une expérience de la vie sociale ?

Ces professions sont particulièrement difficiles et exposées. La scolarité à l'École nationale de la magistrature doit être, si je ne me trompe, de 36 mois. Il y a quelques années, les magistrats devaient, dans les cinq ans suivant leur nomination, effectuer chaque année un stage de plusieurs semaines. Cette disposition a été supprimée. Elle répondait pourtant à votre préoccupation. Il faut se mettre à la place d'un magistrat qui arrive dans un petit tribunal, où il peut être gagné par la routine, être chargé des mêmes affaires durant plusieurs années : des accidents de la circulation, des divorces. La profession de magistrat est pourtant une profession où l'on peut, en réalité, changer de métier. Celui qui s'occupe d'affaires financières ne fait pas le même métier qu'un juge des enfants. Ce qui est grave, c'est de rester trop longtemps dans le même cocon.

Croyez-moi, beaucoup de magistrats qui travaillent sur le terrain connaissent la vie sociale, beaucoup plus que bien des gens. Mais on n'a jamais fini sa formation. C'est pour cela que je souhaiterais que l'on rétablisse l'obligation d'effectuer chaque année un stage, durant les cinq années suivant la première nomination. Je souhaite aussi que la formation permanente soit rendue obligatoire pour tous.

M. Étienne BLANC : Nous avons été choqués par les conditions dans lesquelles travaillent les chambres de l'instruction, qui ont des difficultés à examiner les dossiers au fond, alors que l'examen du dossier par les magistrats membres de ces chambres est la première occasion qu'un œil nouveau soit jeté sur le dossier d'une personne qui se dit innocente ou qui demande sa mise en liberté. Pensez-vous que, dans le système que vous proposez, la création du magistrat chargé de la mise en état de l'affaire pénale est susceptible de diminuer le nombre d'appels examinés par la chambre de l'instruction ?

M. Pierre TRUCHE : Si, devant ce magistrat, des débats contradictoires, et publics, sont menés, cela supprimera des appels.

J'ajouterais qu'il conviendrait qu'il n'y ait pas que des anciens juges d'instruction dans les chambres de l'instruction.

M. Étienne BLANC : Dans cette hypothèse, pensez-vous qu'il faudrait maintenir le filtre de l'article 186 du code de procédure pénale ? Et faut-il maintenir la collégialité de principe de la chambre de l'instruction ?

M. Pierre TRUCHE : Si un véritable débat a lieu devant le juge, il n'y a pas de raison qu'il n'y ait pas un véritable appel. Il n'y a alors pas de raison de maintenir ce pouvoir du président de la chambre de l'instruction.

Quant à la collégialité, nous sommes dans un pays où l'on va de plus en plus vers des juges uniques. Je ne vois pas pourquoi on supprimerait la collégialité quand il s'agit de questions relatives à la détention.

M. Étienne BLANC : On pourrait maintenir la collégialité pour la détention et la supprimer pour tout le reste ?

M. Pierre TRUCHE : Je suis très attaché à la collégialité, même si je sais bien que les cours d'appel jugent souvent avec un conseiller unique, le conseiller rapporteur. De la discussion peuvent naître des idées nouvelles.

Pourquoi juge-t-on à juge unique ? Parce que les juges ne sont pas assez nombreux. Il n'y a pas d'autre raison.

Mme Mireille DELMAS-MARTY : J'ai tendance à penser que dans la mesure où un débat contradictoire, et en principe public, aurait lieu devant le juge, le rôle de la chambre de l'instruction devrait beaucoup se modifier. C'est une question que nous n'avions pas traitée explicitement dans notre rapport.

Quant à la collégialité, je pense, moi aussi, qu'il n'y a pas de raison d'y renoncer, surtout si le rôle de la chambre de l'instruction est allégé par le débat contradictoire devant un juge arbitre.

M. le Président : Madame la professeure, monsieur le premier président, merci infiniment de votre contribution aux travaux de notre commission.

Audition de M. Jean-Marie DELARUE, conseiller d'État,
président de la commission de suivi de la détention provisoire



(Procès-verbal de la séance du 28 mars 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Nous poursuivons nos auditions en recevant M. Jean-Marie Delarue, conseiller d'État, président de la commission de suivi de la détention provisoire. Monsieur, je vous remercie d'avoir répondu à l'invitation de la commission d'enquête sur l'affaire dite d'Outreau.

Vous présidez la commission de suivi de la détention provisoire, dont je rappelle qu'elle a été instituée par la loi du 15 juin 2000 sur la présomption d'innocence et les droits des victimes. Elle est composée de deux représentants du Parlement - notre collègue Emile Blessig et le sénateur François-Noël Buffet - d'un magistrat de la Cour de cassation, d'un membre du Conseil d'État, d'un professeur de droit, d'un avocat et d'un représentant d'un organisme de recherche judiciaire. Elle est chargée de réunir les données juridiques, statistiques et pénitentiaires concernant la détention provisoire, en France et à l'étranger.

Aussi nous est-il très utile de recueillir votre opinion sur la détention provisoire dans notre pays.

Avant votre audition, je souhaite vous informer de vos droits et de vos obligations.

L'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vais donc vous demander de lever la main droite et de dire : « je le jure ».

(M. Jean-Marie Delarue prête serment).

Nous allons maintenant entendre votre exposé liminaire.

M. Jean-Marie DELARUE : Je vous remercie d'avoir songé à écouter non pas le président de la commission de suivi de la détention provisoire mais, à travers lui, la commission tout entière et les travaux qu'elle mène depuis trois ans. Je rappelle d'ailleurs qu'elle est née il y a trois ans d'un amendement adopté à l'unanimité par votre commission des lois, ce qui apporte la preuve, s'il en était besoin, que la détention provisoire préoccupe le Parlement depuis un certain nombre d'années.

Afin de répondre à votre attente, je souhaite évoquer tout d'abord l'évolution dans le temps de la détention provisoire, en soulignant différents aspects du fonctionnement de l'institution judiciaire, avant d'en venir à un bref aperçu de ce qui se fait en la matière dans les autres pays européens et de conclure, à titre plus personnel, sur quelques aspects de sociologie judiciaire qui m'ont frappé dans les rencontres que nous avons eues avec les professionnels de l'institution.

On mesure le plus souvent la détention provisoire par le rapport entre le nombre des prévenus et celui des personnes incarcérées, qui montre une énorme évolution entre 1982, quand les prévenus représentaient la moitié du total, et le 1er janvier de l'an dernier, où ils n'étaient plus que le tiers. Au vu de cette donnée, nous nous inscririons donc dans ce mouvement de décrue et nous rejoindrions ainsi la moyenne des pays développés.

Le problème est que ce chiffre ne signifie pas grand-chose, ou du moins qu'il est à prendre avec de grandes précautions. En effet, comme tout ratio, son évolution dépend autant de celle du dénominateur que du numérateur. Or, parmi les personnes incarcérées, la période récente s'est traduite par de fortes augmentations de la longueur des peines et du nombre des personnes condamnées, qui expliquent au moins pour moitié le reflux du pourcentage de prévenus. Malheureusement, la direction de l'administration pénitentiaire reste très attachée à cet instrument de mesure, alors qu'il serait peut-être souhaitable qu'elle en change.

Le flux des entrées dans les établissements est un autre indicateur, un peu plus intéressant. Il donne une ventilation entre les personnes qui entrent à la suite d'un mandat de dépôt dans le cadre d'une instruction ou d'une comparution immédiate et celles qui entrent à la suite d'une condamnation. Cet indicateur a aussi beaucoup varié dans le temps, passant selon les époques de 70 000 à 90 000 personnes par an. Si on a assisté à une forte augmentation de 1976 à 1980, il y a eu ensuite, jusqu'à la fin des années 1990, de très fortes fluctuations, suivies d'une baisse assez nette jusqu'en 2001 et d'une très forte remontée en 2002, avant une stabilisation en 2003-2004. Pour la première fois depuis bien longtemps, il semble que la forte hausse de 2002 soit liée à l'augmentation de la population carcérale et non plus, comme jusque-là, à celle de la longueur des peines et du nombre des condamnés.

Une analyse de ces flux permet de distinguer une nette diminution du nombre des prévenus qui entrent en établissement, mais les statistiques ne sont pas non plus tout à fait satisfaisantes, en particulier parce qu'elles ne distinguent pas les prévenus qui demeurent en détention jusqu'à la condamnation et ceux qui sont libérés avant le terme de la détention provisoire.

Pour porter une appréciation plus exacte, il faut donc entrer davantage au cœur des évolutions à long terme de l'institution judiciaire. De ce point de vue, deux phénomènes rendent compte beaucoup plus que les chiffres que je viens de donner de l'évolution de la détention provisoire.

Le premier est la diminution des poursuites confiées au juge d'instruction. Ce mouvement est ancien puisqu'il s'est amorcé dès le milieu du XIXe siècle, mais il s'est accéléré ces vingt dernières années. Encore faut-il distinguer deux périodes. Au cours de la première, les affaires confiées au juge d'instruction sont restées stables en nombre, mais le nombre des affaires poursuivies ayant substantiellement augmenté, le nombre de celles confiées au juge d'instruction a diminué en valeur relative. En revanche, depuis 1990, le nombre des poursuites est resté à peu près stable mais le nombre des affaires confiées au juge d'instruction a diminué en valeur absolue, passant d'environ 15 % du total il y a vingt-cinq ans à 5 % aujourd'hui.

Parallèlement à ce mouvement, on assiste à une augmentation considérable du nombre des affaires poursuivies selon les modalités de la comparution immédiate, qui sont, depuis 2002, à peu près aussi nombreuses que les affaires suivies par un juge d'instruction. On peut considérer que ce mode de traitement est intéressant parce qu'il permet de traiter les affaires rapidement, mais les travaux de notre commission montrent que les affaires confiées aux juges d'instruction et la comparution immédiate sont les deux modes d'action choisis par le parquet pour traiter les affaires dont il estime qu'elles donneront lieu à des peines de prison. Autrement dit, dans le fonctionnement de notre institution judiciaire, le choix que fait le parquet quant au mode opératoire des poursuites est décisif pour le résultat de l'institution judiciaire, en particulier en ce qui concerne les périodes de détention provisoire. Si le nombre des mandats de dépôt dans le cadre d'une instruction est à peu près stable, il ne faut pas oublier que la comparution immédiate s'accompagne presque toujours d'une détention provisoire, certes beaucoup plus brève que dans l'affaire qui vous intéresse, mais l'augmentation du nombre des détentions provisoires contribue bien également à la massification de la détention provisoire.

Parce que l'institution judiciaire marche ainsi sur deux jambes pour les affaires poursuivies donnant lieu à détention provisoire, elle oppose désormais les affaires réputées simples, confiées à la comparution immédiate, et les affaires présumées compliquées, confiées au juge d'instruction. Ce binôme simplicité-complexité implique que la durée moyenne de l'instruction ne cesse d'augmenter. Elle est passée de 11,6 mois en 1990 à 27,1 mois en 2000, ce qui a un effet immédiat sur les durées de détention provisoire, liées à la durée de l'instruction. Cette évolution est nettement moins marquée pour les crimes, dont on peut penser que l'instruction est toujours assez prolongée, que pour les délits graves confiés au juge d'instruction.

Par rapport au nombre d'affaires confiées à ce dernier, le nombre des personnes mises en détention provisoire par rapport à celles qui sont mises en examen reste étonnamment stable, oscillant autour de 40 %, même si les dernières statistiques disponibles pour 2002 et 2003 montrent, sur ce point aussi, une assez nette augmentation. Il n'empêche que, globalement, comme le nombre des affaires confiées à des juges d'instruction ne cesse de diminuer, cela se traduit par une baisse globale de la proportion des mandats de dépôt dans le cadre d'une instruction, qui est actuellement d'environ 40 %. Dans le même temps, les mesures de contrôle judiciaire décidées par le juge d'instruction ab initio augmentent.

Il me semble utile d'appeler votre attention sur l'importance du phénomène dit de correctionnalisation, c'est-à-dire sur le changement de qualification des faits entre le début et la fin de l'instruction. En effet, beaucoup de réquisitions prises sur des bases de faits criminels au début de l'instruction se retrouvent à la fin requalifiées en délits : alors que 17 % des affaires sont confiées aux juges d'instruction sur des faits que le parquet a qualifiés de criminels, on ne retrouve, à l'issue de l'instruction, que 7 % de poursuivis pour crime. Cette perte en ligne a quelques conséquences sur la détention provisoire : dans le meilleur des cas, elle contribue à la raccourcir ; dans le pire, dont je crains qu'il ne soit souvent la règle, on dépasse les délais butoirs parce qu'on correctionnalise assez tardivement, et on se retrouve avec des gens qui font de la détention provisoire de nature criminelle pour des faits qui seront finalement qualifiés de délictuels.

Par ailleurs, alors qu'on pourrait penser que la comparution immédiate tire vers le bas la durée moyenne de la détention provisoire, cette dernière n'a cessé de s'allonger depuis quinze ans, augmentant de 49 % entre 1984 et 2000. Cette durée varie avec le nombre de criminels mis en cause et, comme le nombre de crimes tend à augmenter, il y a là un effet de structure qui explique pour moitié l'augmentation de la détention provisoire, l'autre moitié étant due pour partie à l'allongement de la durée de l'instruction et à d'autres phénomènes que l'on n'explique pas encore très bien, sauf à aller chercher dans la conscience des juges d'instruction...

La durée moyenne de la détention provisoire est de 5,2 mois, soit 23,9 mois pour les crimes et 3,8 mois pour les délits. Ces chiffres doivent être comparés avec la durée moyenne pour les seuls mandats de dépôt dans le cadre d'une instruction, qui est de 14,7 mois. La différence de neuf mois entre 23,9 et 14,7 est due pour beaucoup aux délais d'audiencement, autre dit à quelque chose qui n'a rien à voir ni avec la prévenu, ni avec le magistrat instructeur. Beaucoup de magistrats expliquent que cette nette augmentation tient à l'institution, hautement souhaitable par ailleurs, de l'appel devant les cours d'assises, dont vous avez particulièrement à connaître au sein de cette commission.

Si l'on s'intéresse aux rapports entre détention provisoire et décision judiciaire définitive, on s'aperçoit qu'on a des chiffres assez précis, mais pas tout à fait. Les personnes déférées devant les cours d'assises et condamnées ont en très grande majorité - 88 % - effectué une période de détention provisoire, qui viendra en réduction de la durée de leur condamnation. Si on tient compte également des mineurs, ce taux est de 83 %.

Sur 3 202 personnes condamnées par une cour d'assises en 2003, nous en avons trouvé 59 - c'est peu mais c'est trop - qui n'ont pas été condamnées à des peines privatives de liberté mais essentiellement à des mesures assorties de sursis. Pour 122 autres, la durée de la peine privative de liberté a été inférieure à la durée de détention provisoire accomplie.

Reste la question qui vous occupe du rapport entre le nombre des personnes qui font l'objet d'un non-lieu, d'un acquittement ou d'une relaxe et celui des détenus provisoires. Malheureusement, les statistiques souffrent en ce domaine de graves lacunes. On a une petite idée au moins sur les non-lieux : parmi les détenus soumis à détention provisoire, on a trouvé 760 non-lieux, ce qui est beaucoup. Mais nous sommes incapables de relier le nombre d'acquittements et de relaxes au nombre de personnes qui ont été placées en détention provisoire, car les statistiques ne font pas apparaître les périodes de détention provisoire effectuées par des personnes libérées avant de venir au procès, les personnes comptabilisées étant uniquement celles qui sont en détention provisoire au moment du procès.

Quant au nombre des personnes libérées au moment où elles ont été acquittées et relaxées par le tribunal, l'administration judiciaire nous dit qu'elles sont à peu près 300 alors que l'administration pénitentiaire en compte près de 400. Cette incapacité à rendre compte d'un fait qui est au cœur de nos préoccupations nous a beaucoup troublés. Les statisticiens du ministère de la justice que nous avons interrogés sur ce point ont été incapables de fournir une réponse satisfaisante, et nous souhaitons que l'on puisse davantage repérer ces personnes à l'avenir.

Je rappelle enfin que celles qui se trouvent dans les cas que je viens d'évoquer peuvent demander à être intégralement indemnisées de leur préjudice en application de l'article 149 du code de procédure pénale.

Afin de ne pas abuser de votre temps, je me contenterai de donner quelques coups de projecteur sur ce qui m'a le plus frappé dans les pratiques des pays étrangers.

Je rappelle, en premier lieu, que la détention provisoire est une notion partagée par tous les pays qui nous environnent. Elle est toujours soumise à des conditions qui tournent autour de nos critères de l'article 144 du code de procédure pénale : sécurité des personnes et des biens, risque de récidive, risque de communication avec autrui. En revanche, la notion d'ordre public, si présente dans notre code de procédure pénale, l'est beaucoup moins à l'étranger, à l'exception des Pays-Bas : on ne la trouve ni en Angleterre et au pays de Galles - je mets à part l'Écosse, qui a un système judiciaire différent -, ni en Italie, ni en Allemagne.

Par ailleurs, le choix de la détention provisoire se fait souvent dans des systèmes extrêmement différents du nôtre, ce qui rend les comparaisons hasardeuses. Ainsi, il n'y a pas de juge d'instruction en Allemagne tandis qu'en Angleterre la décision est largement fonction des choix de la police, dont on sait qu'elle a des prérogatives quasi judiciaires.

La détention provisoire est en général nettement plus brève qu'en France.

Ses modalités sont sans doute plus variables que chez nous. Je vous signale ainsi qu'il est possible d'ordonner une détention provisoire à domicile en Angleterre et en Italie - les arresti domiciliari.

Si beaucoup de pays pratiquent une indemnisation, tous (sauf la Belgique) sont plus chiches que nous, en particulier depuis la loi du 15 juin 2000.

Je tirerai enfin quelques appréciations plus personnelles des dialogues que nous avons eus depuis plusieurs années avec les professionnels de l'institution.

Si c'est l'ordre public qu'on invoque le plus souvent pour justifier le recours à la détention provisoire, je crois qu'il y a des raisons un peu plus profondes, en particulier le poids des parties intéressées au procès, qui abaisse vraisemblablement le seuil à partir duquel on peut mettre quelqu'un en détention provisoire. Au-delà des limites que pose le code de procédure pénale, je pense que le juge a en tête ce que lui demandent les parties, notamment la partie civile, et que cela peut aller dans le sens de la détention provisoire.

Pèse aussi sur lui, et dans le même sens, le poids de l'appareil des officiers de police judiciaire et du rapport de police que le juge du parquet reçoit sur son bureau à l'issue des investigations. Or, le seuil pour lequel les personnes doivent être mises en détention provisoire est plus bas pour les policiers qu'il ne devrait l'être pour les magistrats, et la question des bons rapports entre policiers et magistrats est essentielle pour le fonctionnement de l'institution judiciaire.

Influe aussi sur la décision du juge et du conseil de la personne poursuivie, l'idée qu'on ne doit pas mettre en détention provisoire quelqu'un qui pourrait être mis en liberté au bout d'un certain temps puis réincarcéré à l'issue du procès en audience publique. Réincarcérer quelqu'un après un temps de liberté paraît inadmissible à la plupart des professionnels du barreau comme de l'institution, ce qui semble une réaction extrêmement saine. Mais on doit bien en déduire que la détention provisoire s'apprécie en fonction non pas uniquement des critères de l'article 144 du code de procédure pénale mais de l'idée que se fait le magistrat de la probabilité de la sanction et du nombre de jours d'emprisonnement auxquels la personne sera condamnée.

Je veux aussi insister sur les conditions matérielles du fonctionnement de l'institution judiciaire. D'autres l'ont sans doute fait avant moi, mais la désolation de la situation de certains tribunaux m'oblige à ce rappel. Au-delà de bonnes lois, il faut que le législateur, l'exécutif et tous les citoyens veillent à ce que les juges et l'institution aient les moyens de fonctionner. L'efficacité de la présence des conseils auprès des personnes poursuivies est aléatoire ; elle dépend en particulier de la possibilité de faire des copies de dossiers, qui est aujourd'hui un des aléas majeurs de la défense.

Il y a beaucoup à dire, par ailleurs, sur le fonctionnement des chambres de l'instruction, qui ont vocation à contrôler le travail des juges. En réalité, ce contrôle se fait extrêmement peu : j'ai vu peu de cas où le président de la chambre de l'instruction avait avec les juges d'instruction de son ressort des rapports confiants au point qu'un dialogue fructueux et spontané pouvait s'instaurer. Peut-être y a-t-il là une lacune.

Les chambres de l'instruction sont, comme les juges des libertés et de la détention, prises d'assaut par les demandes de mise en liberté. Si ces dernières sont parfaitement légitimes compte tenu du drame que représente l'incarcération, leur multiplication empêche de faire le point de façon approfondie à intervalles réguliers. Je ne reviens pas ici sur la proposition de la commission Viout, que nous avons reprise dans notre dernier rapport. Si le droit nous interdit de discipliner ces demandes, ne faudrait-il pas aménager les procédures de telle sorte qu'au moins on ne puisse pas déposer de nouvelle demande tant qu'il n'a pas été statué sur la précédente ? Sans doute faudrait-il réfléchir à un allégement des tâches des chambres de l'instruction pour un meilleur fonctionnement du contrôle.

M. le Président : Merci beaucoup pour la richesse, notamment statistique mais pas seulement, de votre propos.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Vos propos ont en effet été riches, mais aussi synthétiques.

Vous avez abordé la question de l'ordre public. Quel est votre avis quant au maintien de ce critère ? Certains prônent sa suppression, d'autres son maintien. N'y a-t-il pas une certaine confusion, comme on l'a vu dans cette affaire, entre trouble à l'ordre public et trouble à l'opinion publique ?

M. Jean-Marie DELARUE : On est toujours mal à l'aise pour évoquer la notion d'ordre public, dont beaucoup nous disent qu'elle est très relative et qu'on ne sait pas très bien ce qu'elle signifie. Derrière cette critique, il y a l'idée que le juge d'instruction peut faire ce qu'il veut avec cette notion.

Pardonnez-moi de tirer les choses un peu du côté de mon expérience professionnelle. Du point de vue de la police administrative, nous savons ce qu'est le trouble à l'ordre public : c'est le dommage matériel ou moral aux personnes et aux biens. Sous cette notion, depuis la loi d'organisation départementale de 1789, on range traditionnellement la sécurité publique, la tranquillité publique, la salubrité publique, à quoi s'ajoutent certainement le trouble moral dans une société donnée et le trouble des consciences.

Que vient faire l'ordre public comme critère de la détention provisoire ? À titre personnel, je crois que ce critère n'est pas totalement incongru et qu'il a bien sa place dans l'évaluation des risques que peut faire courir le maintien en liberté d'une personne suspectée d'avoir commis un délit ou un crime. Il me paraît normal que ce risque soit évalué.

Le problème tient peut-être au caractère un peu incertain de la notion d'ordre public dans l'esprit d'un certain nombre de magistrats judiciaires. Si elle est sans doute très bien perçue par les magistrats du parquet qui y sont confrontés tous les jours, je ne suis pas sûr que le JLD soit parfaitement conscient de ce qu'elle représente. De ce fait, s'opère peut-être un certain brouillage avec les autres critères : quand on interroge les juges d'instruction et les JLD, ils disent que cette notion recouvre à la fois le risque de laisser échapper des éléments qui peuvent concourir à l'établissement de la vérité et les risques encourus par la victime. Le reste est à leurs yeux assez secondaire, le risque de réitération étant limité à une catégorie bien déterminée de personnes. Et s'ils appellent cela « ordre public », je ne suis pas sûr que les éléments que je viens d'indiquer n'entrent pas dans d'autres critères de l'article 144 du code de procédure pénale. L'ordre public, c'est autre chose !

Je ne suis pas hostile à ce qu'on conserve le critère d'ordre public, à la condition qu'on le maintienne dans sa véritable et seule dimension. J'ai le souvenir que, dans les conditions que pose le code de procédure pénale néerlandais, figure le risque de réitération et de trouble grave à l'ordre public : l'ordre public n'est pas seul, il est associé à un autre critère et ainsi mieux compris.

Je suis nettement plus mal à l'aise vis-à-vis de l'atteinte à l'opinion publique. Je suis soucieux que l'on prenne en compte, vis-à-vis de la conscience des personnes, un élément extérieur qui viendrait fortement les troubler, comme nous en avons eu un certain nombre d'exemples, que je ne veux pas citer, ces dernières années. Mais je suis extrêmement réticent quant à l'atteinte à opinion publique, conçue en termes extrêmement vagues, comme pouvant la choquer, sans qu'un élément donné ne concerne une catégorie précise de la population.

Pour résumer, je dirais : « ordre public, pourquoi pas ? », même si je souhaite que le juge judiciaire en ait une conscience plus précise ; quant à l'atteinte à l'opinion publique, je n'y suis pas très favorable.

M. le Rapporteur : Notre droit parle déjà d'un trouble « exceptionnel et persistant » à l'ordre public.

Dans votre rapport, vous proposez de rechercher au stade de l'enquête le moment le plus pertinent pour le défèrement et donc le placement éventuel en détention provisoire, de manière à ce que le JLD dispose d'un maximum d'éléments. On ne peut qu'être d'accord avec cette idée, mais concrètement, vous imaginez cela comment ?

M. Jean-Marie DELARUE : Je crois qu'il faut donner au JLD les moyens de statuer le plus vite possible, mais avec la connaissance la plus approfondie du dossier. Pour l'instant, on est extrêmement loin de remplir ces conditions. Je pense que d'autres que moi ont évoqué les conditions de travail du JLD, je ne veux pas y revenir.

Mais il y a dans cette affaire une part de comédie dans la décision du JLD, dans la mesure où l'heure à laquelle cela se passe, les conditions dans lesquelles l'avocat et même le JLD lui-même ont connaissance du dossier, ne me paraissent pas de nature à garantir la richesse du débat. Il faut donc, à un moment donné, faire en sorte que la procédure marque un temps d'arrêt suffisant pour que la personne poursuivie, son conseil, les parties civiles, le JLD puissent « respirer » avant de statuer, au cours d'une audience un peu plus solennelle qu'elle ne l'est aujourd'hui, sur la mise en liberté de la personne poursuivie.

À titre personnel, je pense que si l'on faisait porter l'effort sur la réduction de la durée de l'instruction afin de la ramener à des délais comparables à ceux d'il y a cinq ou six ans, on disposerait sans doute d'un délai raisonnable de deux ou trois jours pendant lesquels on pourrait mieux préparer l'audience du JLD. Je ne crois pas que, par miracle, on va demain donner des moyens supplémentaires aux juridictions. En revanche, sans imaginer que le JLD pourra ainsi faire des prodiges, je crois un peu plus en la possibilité, en organisant différemment le travail de l'instruction, de dégager ce délai.

Ce que je recherche, comme vous, ce sont les conditions d'un débat plus approfondi, plus serein, qui permette au JLD de se prononcer en connaissance de cause. Je ne m'attache pas au fait que ce dernier confirme, dans la quasi-totalité des cas, la décision antérieure : peut-être en ira-t-il de même demain, mais je souhaite que l'on permette que chacun cesse de se plaindre de la façon dont ce débat se déroule.

M. le Rapporteur : Quand il y a des demandes de mise en liberté au stade de l'enquête préliminaire, on peut sans doute gagner un peu de temps, mais au stade de l'enquête, cela signifie qu'il faudrait que la garde à vue, qui en général précède immédiatement la présentation puis la mise en détention provisoire, intervienne plus en aval qu'actuellement.

M. Jean-Marie DELARUE : Absolument.

Il faut mettre l'accent sur le calendrier de la garde à vue et sur la manière dont les policiers travaillent. Je suis convaincu qu'une des raisons de l'augmentation du nombre des comparutions immédiates tient à la façon dont les policiers ficellent leurs dossiers. Au fond, la comparution immédiate s'ordonne lorsque les éléments sont réunis pour que les charges paraissent telles qu'aucun supplément d'information n'est nécessaire. Aussi, la police et la gendarmerie transmettent des dossiers faits pour que le parquet s'oriente vers la comparution immédiate.

Il convient donc d'orienter le travail policier vers la neutralité dans la recherche des éléments à charge ou à décharge.

M. le Président : Je souhaite prolonger les questions du rapporteur sur la chambre de l'instruction. Vous dites dans votre rapport qu'on assiste à une sorte de mithridatisation de la procédure par des demandes répétées de mise en liberté, et vous souhaitez, comme nous tous, que la chambre de l'instruction dispose d'un temps de recul.

Quelles sont les solutions que vous préconisez ? Dans votre rapport pour 2005, vous rejoignez le rapport Viout, qui propose une clause de rendez-vous tous les six mois, avec un débat contradictoire en présence du mis en examen, à l'issue duquel la chambre de l'instruction pourrait se prononcer en meilleure connaissance de cause qu'aujourd'hui.

Page 61, vous suggérez que, pour le traitement des demandes « ordinaires », on ne réunisse pas forcément une collégialité. Pouvez-vous développer un peu cette idée ? Selon quels critères pourrait-on déterminer qu'une demande est « ordinaire » ?

M. Jean-Marie DELARUE : Plusieurs solutions sont envisageables. Le fait est que le système judiciaire est confronté à des demandes extrêmement répétitives qui sont le fait de personnes paniquées par les conditions de leur mise en détention provisoire - et c'est bien légitime - ou qui sont aiguillonnées par des avocats recherchant la nullité de la procédure.

Dans ces conditions, il est assez difficile qu'un débat approfondi puisse s'instaurer. Une solution serait sans doute d'organiser, comme, me semble-t-il, dans le système allemand et comme le propose le rapport Viout, une clause de rendez-vous tous les six mois. Mais en déduire que toutes les demandes qui parviendraient dans ce délai seraient jugées ordinaires et par conséquent soumises à une sorte de procédure simplifiée ne me paraîtrait pas raisonnable. On peut, en revanche, imaginer que l'on fasse le tri entre les demandes faisant état de circonstances de droit ou de fait nouvelles, qui seraient soumises à la collégialité, et les autres, qui pourraient être soumises à une formation plus restreinte. Les magistrats qui composent les chambres de l'instruction nous disent que la plupart des demandes sont sans queue ni tête et ne reposent sur aucune autre raison que la lassitude profonde des mis en détention. Plus la charge de ces demandes « ordinaires » sera allégée, plus on aura de temps à consacrer aux demandes qui ne le sont pas. Il faudra toutefois veiller à ce que chacun soit assuré d'avoir, à un moment ou à un autre, une demande extraordinaire, donc un débat approfondi devant la collégialité.

M. le Président : Les deux propositions se complètent donc.

M. Jean-Marie DELARUE : En effet. Je m'avance un peu plus que la commission car nous n'étions pas tous d'accord sur ce point : je crois que la demande qui fait état d'une circonstance de droit ou de fait nouvelle - par exemple lorsque la femme de la personne incarcérée vient d'avoir un enfant - mérite d'être jugée avec le même soin que les clauses de rendez-vous. Mais, je le répète, je veux débarrasser les chambres de l'instruction de toutes ces demandes qui n'ont pas de fond et je serais prêt à ce qu'il y ait, en chambre de l'instruction, un juge unique, un examen extrêmement rapide et une motivation sommaire, par exemple sous cette forme : « Considérant que M. Untel ne fait état d'aucune circonstance nouvelle par rapport à sa précédente demande... »

M. le Président : Mais qui ferait le tri entre les demandes « ordinaires » et celles qui contiendraient un élément nouveau ? Il faut bien que ce soit un magistrat.

M. Jean-Marie DELARUE : Bien sûr. Je ne verrais pas d'inconvénient à ce que ce soit un magistrat désigné par le président de la chambre de l'instruction ou le président lui-même. Le tri n'est pas une notion inconnue dans nos juridictions : de telles procédures sont parfaitement admises par la loi devant la Cour de cassation ou devant des juridictions que je connais un peu mieux. Il est donc pas inopportun d'imaginer qu'un magistrat puisse apprécier dans un délai aussi bref que possible le contenu d'une demande de mise en liberté provisoire pour déterminer si elle apporte un élément nouveau par rapport à la précédente ou si elle relève de la clause de rendez-vous. Dans le premier cas, elle passe en formation collégiale, dans le second devant un juge unique.

Cette procédure ne paraît pas inconcevable ; elle requiert bien évidemment un examen attentif ; mais, pour avoir entendu les professionnels, je crois qu'elle ne nécessite pas un temps considérable.

M. le Président : Il me semble que dans l'affaire dite d'Outreau, on trouve les deux cas de figure : les demandes réitérées, plusieurs fois par jour, de M. Dominique Wiel entrent sans doute dans le cas des demandes « ordinaires », mais dans d'autres cas, des éléments nouveaux auraient pu justifier un examen par la chambre de l'instruction en formation collégiale.

On trouve également dans votre rapport que les magistrats instructeurs « n'ont pas forcément une claire perception des effets de l'incarcération de la personne dont ils ont à instruire le dossier pénal ». Que suggérez-vous par là ? Qu'il faille que le juge d'instruction aille régulièrement, une fois par mois ou tous les deux mois, dans les prisons où il envoie des gens en détention, afin de voir comment les choses s'y passent ?

M. Jean-Marie DELARUE : Des contacts que nous avons eus, nous avons tiré deux impressions un peu contradictoires. Nous avons souvent demandé aux personnes que nous rencontrions si l'état des maisons d'arrêt, la surpopulation carcérale et les conditions de détention avaient une influence sur la décision de placer en détention provisoire. La réponse a toujours été « non ».

Nous avons aussi demandé aux magistrats instructeurs et aux JLD s'ils se rendaient dans les maisons d'arrêt et ils nous ont aussi répondu « non, jamais ». Le code de procédure pénale prévoit une présence assez régulière des magistrats du siège mais, mis à part les juges des enfants, les juges du siège ne vont pas aujourd'hui dans les centres de détention. L'obligation existe en théorie, mais la consolidation du rôle du juge d'application des peines a dû donner au juge judiciaire le sentiment qu'il n'avait plus besoin de s'y soumettre. La difficulté tient au fait que le juge d'application des peines, comme son nom l'indique, ne s'occupe normalement que des condamnés et non des détenus provisoires. Je crois toutefois que, dans les faits, il ne fait pas la distinction. Il n'empêche qu'il serait souhaitable qu'on suggère aux magistrats de se rendre dans les établissements pénitentiaires, ou bien qu'on demande au juge d'application des peines de s'intéresser aussi au sort des détenus provisoires. Je ne vois pas d'inconvénient à ce qu'une mission particulière lui soit confiée, même si je n'ignore pas qu'il entrerait ainsi d'une certaine manière en conflit avec le magistrat instructeur, qui a compétences de décider de certaines libertés, notamment celle de communiquer, pour la personne qu'il a mise en détention provisoire.

M. le Président : « Suggérer », avez-vous dit, mais on peut aller plus loin et faire obligation au JLD de se rendre périodiquement dans les établissements pénitentiaires.

Autre question : comment réduire le délai qui s'écoule trop souvent entre la clôture de l'instruction et l'audiencement de l'affaire ? Pensez-vous qu'il serait possible d'alléger les critères de maintien en détention lors de cette période, au cours de laquelle plus rien ne se passe, où il n'y a plus de risque de disparition de preuve ou de concertation ? Pourrait-on envisager d'autres critères ?

M. Jean-Marie DELARUE : En dehors de quelques cas particuliers dans lesquels l'instruction n'est pas terminée, je ne comprends pas bien qu'une détention provisoire dure plus de six mois. Or, je l'ai dit, les délais d'audiencement expliquent neuf mois supplémentaires de détention provisoire et ce délai va vraisemblablement s'allonger au rythme de l'accroissement des appels de cour d'assises. Une variable d'ajustement pourrait être que l'on considère normal qu'à l'issue de la période d'instruction les gens soient mis en liberté. On constate d'ailleurs que le nombre des personnes mises en liberté par les juges d'instruction à l'issue de la période d'instruction s'accroît régulièrement. Ne restent ainsi détenues que les personnes pour lesquelles le juge d'instruction estime qu'il y a des risques importants de réitération ou de fuite. Il faut trouver une solution qui permette de prévenir cela, il y en a.

Je ne remets pas trop en cause les critères de la détention provisoire, mais je souhaite d'une part qu'on admette que sa durée, pour laquelle nous sommes en décalage complet avec les autres pays européens, doit être réduite ; d'autre part, qu'on considère qu'à l'issue de l'instruction la détention provisoire n'a plus d'objet.

M. le Président : Cela revient à dire que l'on peut interpréter les mêmes critères de façon plus souple, une fois l'instruction terminée.

M. Jean-Marie DELARUE : Exactement. Je crois que les critères se posent en termes différents au début et à la fin de l'instruction.

M. le Président : Dans l'affaire d'Outreau, une procédure exceptionnelle a été appliquée pour que les personnes acquittées soient indemnisées rapidement. M. Dominique Perben, qui était garde des Sceaux à l'époque, a reconnu lui-même que la procédure normale était très lourde, avez-vous des suggestions pour l'accélérer ?

M. Jean-Marie DELARUE : Elle est très lourde parce qu'elle offre beaucoup de garanties, en particulier celle d'une indemnisation intégrale du préjudice matériel et moral, aux termes de l'article 149 du code de procédure pénale. Par conséquent, les premiers présidents de cour d'appel et la commission nationale d'indemnisation ne sont pas chiches dans les indemnisations qu'ils octroient, vous l'aurez constaté dans notre rapport.

Je ne vous cacherai pas que nous avons vu quelques réactions un peu négatives quant au traitement exceptionnel dont ont bénéficié les personnes acquittées à la suite du procès d'Outreau, non pas tant pour sa rapidité exceptionnelle que pour le montant octroyé.

M. le Président : Qui est censé rester secret...

M. Jean-Marie DELARUE : Il était très supérieur aux montants habituellement accordés, et cette distorsion nous a posé beaucoup de questions.

S'agissant des propositions de réforme, je crois qu'il faut s'interroger surtout sur le fonctionnement du système. Devant les premiers présidents des cours d'appel, il faut que chaque demandeur ait à cœur d'apporter des éléments permettant de chiffrer son préjudice, ce qui demande toujours un certain temps. Devant la commission nationale d'indemnisation, il est utile pour le demandeur de pouvoir relever appel de la première décision. Je ne sais donc pas s'il faut s'efforcer de réduire les délais de décision de la commission, et j'ignore s'il s'agit d'une question de moyens ou d'état des dossiers.

Mais mon souci est de maintenir ce procédé d'indemnisation français, que je crois efficace et qui suppose un certain temps pour examiner les choses. Ainsi, quand quelqu'un invoque un préjudice corporel, par exemple parce qu'il a partagé la cellule d'un fumeur, cela suppose des expertises médicales ; l'évaluation de la perte des biens est également assez difficile. Peut-être est-ce du côté des expertises que l'on peut chercher à raccourcir les délais.

M. Georges FENECH : La détention provisoire est la plus grave des atteintes à la présomption d'innocence. Le rapporteur a rappelé qu'elle doit rester l'exception. Néanmoins, le nombre des mises en détention provisoire ne diminue pas. Les études que vous avez menées permettent-elles de comprendre cette culture de la détention provisoire ? Avez-vous étudié les liens éventuels entre la détention provisoire et l'aveu ?

Par ailleurs, pour faire véritablement baisser le nombre de détentions provisoires, ce qui sera l'une des préoccupations de notre commission, pourrions-nous, selon vous, envisager de déterminer des seuils, par exemple pour les crimes ou pour les délits commis par des récidivistes ou pour des infractions énumérées précisément par la loi ? Cela vous paraît-il réaliste ? Cela existe-t-il dans d'autres législations ?

Enfin, vous avez dit que la détention provisoire à domicile existait à l'étranger mais pas chez nous. Or il me semble que la loi de 2002 a donné au juge d'instruction, dans le cadre du contrôle judiciaire, le pouvoir d'assigner à résidence sous surveillance électronique, avec un bracelet électronique. Les juges d'instruction se sont-ils approprié cette mesure ? Y a-t-il effectivement des détentions-assignations à domicile sous cette forme ? Car notre souci est bien de faire en sorte que le recours à la détention provisoire soit le plus limité possible afin de ne pas se retrouver ensuite avec des situations presque irréparables sur le plan moral et matériel.

M. Jean-Marie DELARUE : Il n'y a pas de raison unique à la détention provisoire. J'ai essayé tout à l'heure de dire que le fonctionnement même de l'institution judiciaire conduisait, dans certains cas, à décider des mesures de détention provisoire comme s'inscrivant dans un parcours judiciaire dans lequel le parquet estime inéluctable que l'intéressé soit condamné à une peine de prison. Voilà quelle est la culture actuelle.

Il peut aussi y avoir des interprétations extensives de l'ordre public. Je prends un exemple qui a beaucoup frappé notre commission : chacun se souvient sans doute d'un accident de la route particulièrement tragique, quand une personne roulant largement au-dessus de la vitesse autorisée a fauché plusieurs sapeurs-pompiers au bord d'une autoroute dans le sud de la France. Le conducteur avait évidemment une très lourde part de responsabilité dans cet accident inadmissible. Il a été mis en détention provisoire. Je n'ai toujours pas compris à quelle notion d'ordre public on s'était rattaché pour prendre cette décision. En revanche, j'ai parfaitement compris que les circonstances mêmes de l'accident, le fait que les victimes soient des jeunes gens admirables, impliquaient que fût prise à ce moment-là une mesure de détention provisoire.

M. le Président : C'est sans doute cela le trouble à l'opinion publique dont nous parlions tout à l'heure. C'est totalement inadmissible !

M. Jean-Marie DELARUE : C'est sans doute pour cela que j'ai eu du mal à l'accepter.

M. Georges FENECH : La personne en cause avait plus de 80 ans...

M. Jean-Marie DELARUE : En effet. En Italie, on ne met pas en détention provisoire les personnes de plus de 70 ans.

Je crois qu'il faut aider les magistrats à se débarrasser de cette notion mal comprise de l'ordre public.

L'augmentation du nombre d'affaires traitées rapidement, sous la forme de la comparution immédiate, se traduit aussi par des mises en détention provisoire, qui sont beaucoup plus brèves mais qui provoquent quand même le traumatisme que vous venez d'évoquer.

Naturellement, la détention provisoire est l'exception ; naturellement, on en a énuméré les critères, mais je ne suis pas sûr que les magistrats aient une conscience absolument claire de l'emploi de ces critères en toute impartialité.

Pour réduire le nombre des mises en détention provisoire, je doute qu'on puisse compter sur la prise de conscience par les magistrats du fait qu'ils doivent échapper à l'influence d'un certain nombre de personnes plus ou moins liées aux poursuites. Bien sûr, il faut renforcer tout ce qui a trait à l'impartialité du juge, mieux séparer le magistrat qui instruit de celui qui décide de la détention, multiplier les voies de recours, mais je n'attends pas énormément de tout cela.

Vous me demandez si l'on pourrait dresser la liste des infractions qui seules donneraient lieu à de la détention provisoire. Mais le législateur, depuis la fameuse loi du 17 juillet 1970, a pris beaucoup de précautions, non pas quant à la nature des infractions mais quant au calcul des délais de la détention provisoire en fonction des peines encourues.

Je pense donc qu'il faut surtout faire porter l'effort sur le fonctionnement au fond de l'institution judiciaire. Je souhaite qu'on réfléchisse à la manière dont se déroule l'instruction. Notre commission s'intéresse tout particulièrement cette année à la durée de la détention provisoire, qui sera le thème principal de notre prochain rapport. Nous nous penchons notamment sur la longueur de l'instruction et sur la durée de détention provisoire déterminée par le choix du parquet de la procédure de comparution immédiate. Tant qu'on n'aura pas porté le fer sur ces éléments essentiels du fonctionnement de l'institution, on n'aura pas vraiment réglé la question.

Vous m'avez aussi demandé si nous nous étions interrogés sur cette fameuse culture de l'aveu qui serait inhérente à notre culture pénale, et sur ses rapports avec la détention provisoire. Tel n'a pas été le cas. Nous nous interrogeons cette année de manière plus méthodique sur les mécanismes qui font qu'une instruction est brève ou longue. J'évoquais tout à l'heure le binôme simplicité-complexité. Il se trouve que les affaires confiées à l'instruction sont complexes, mais elles ne le sont pas davantage qu'en Italie, en Allemagne ou en Angleterre. Pourtant, dans tous ces pays, les instructions sont beaucoup plus brèves que chez nous. On nous objectera, à juste titre, que le rôle du parquet et des juges n'est pas tout à fait le même partout, mais je crois qu'en France les instructions sont encore trop longues et qu'elles se calent nécessairement sur les éléments les plus lents de la procédure. Ainsi, on multiplie aujourd'hui les expertises, en particulier psychiatriques, dans les affaires de meurtre. Nous avons interrogé les experts et nous avons constaté que, l'expertise étant rendue lorsque le dernier expert a produit son rapport, celui qui voudrait aller vite n'y est en rien incité. C'est ce genre d'éléments qu'il faut absolument débusquer. Et je crois qu'on ne saurait laisser de côté les conditions matérielles du fonctionnement des juridictions. Je souhaite que votre commission soit également attentive à ces questions.

J'ai évoqué les détentions provisoires à domicile dénuées de tout artifice technique comme le bracelet électronique. Je ne suis pas sûr que les juges aient une réticence particulière à l'égard de ce dernier - à la différence du référé-liberté - mais ils sont conscients que de tels instruments ne peuvent bénéficier qu'à une catégorie particulière soit de prévenus, soit de personnes condamnées, c'est-à-dire ceux dont la réinsertion familiale ne pose aucun problème. Certes, cela apparaît plus facile qu'un séjour en détention, mais je ne suis pas sûr que le choix soit évident pour les personnes concernées : une au moins m'a dit qu'elle ne consentirait jamais à porter un bracelet électronique devant ses enfants.

Je ne veux pas entrer dans le débat sur le bracelet électronique. Je crois que la Chancellerie elle-même n'a jamais envisagé la progression fulgurante de ce mode de surveillance.

M. Georges FENECH : Il y aurait au total un peu plus de 800 bracelets électroniques. Savez-vous combien sont consécutifs à une décision d'un juge d'instruction ?

M. Jean-Marie DELARUE : Je l'ignore, mais ce doit être infinitésimal.

Je suis sûr que le bracelet électronique ne peut pas être un substitut à la détention provisoire, car il ne répond pas aux mêmes nécessités au début de l'instruction. Si on a peur pour la victime, si on craint la réitération, si on pense que des éléments de nature à établir la vérité pourraient échapper au juge, alors le bracelet électronique ne sert à rien.

M. le Président : Mais qu'en est-il au cours de la détention provisoire, lors d'une demande de remise en liberté ? Pour ma part, je crois beaucoup au bracelet électronique. Ce n'est pas un substitut idéal à la détention provisoire, mais pensez-vous que le prévenu qui ne consentirait pas à porter un bracelet devant ses enfants préférerait que ces derniers viennent le voir au parloir de la prison ?

M. Jean-Marie DELARUE : Ils peuvent ne pas venir et ils ne viendront pas. Mais je ne veux pas choisir entre ces deux hypothèses à la place de la personne en question : c'est un choix impossible, je ne suis pas Camus !

Il faut savoir si l'on veut utiliser le bracelet électronique pour la personne poursuivie en début d'instruction, pour une personne en fin d'instruction ou pour une personne condamnée. Dans les trois cas, les objets sont totalement différents. Si l'on se place au début de l'instruction, ou bien les critères de la mise en détention provisoire - même alourdis - sont remplis et le bracelet électronique n'est d'aucun secours ; ou bien les critères ne sont pas remplis, et je ne vois pas pourquoi on déciderait un placement en détention provisoire, sous quelque forme que ce soit. Pourquoi créerait-on une sorte de catégorie intermédiaire en mettant un bracelet électronique lorsqu'on n'est pas sûr que les critères sont suffisamment remplis ? Ce serait inacceptable ! Les critères sont remplis ou ils ne le sont pas : on est en détention ou on est en liberté.

Dans l'attente du procès, si des personnes, pour des raisons que je peux imaginer mais que je ne pressens pas très bien, risquent de prendre la fuite, le bracelet électronique se justifie. Mais je pense que le nombre de personnes susceptibles de relever de ce cas entre la fin de l'instruction et le début de leur procès n'est pas considérable. En outre, cela ne serait pas conforme à la mentalité des juges d'instruction, qui libèrent assez volontiers les gens à l'issue de la période d'instruction.

Quant aux condamnés, population pénale dont je ne suis absolument pas spécialiste, sans doute peut-on l'envisager pour des gens en fin de peine, dont je pense qu'il vaudrait mieux qu'on leur mette un bracelet électronique que de les laisser en maison d'arrêt au contact des personnes en détention provisoire. Car il est un sujet que nous n'avons pas abordé, c'est la manière dont nous traitons les détenus provisoires dans nos établissements pénitentiaires. Là aussi, nous sommes singulièrement en retard par rapport au reste de l'Europe.

M. Georges COLOMBIER : Quand on voit comment les personnes accusées de pédophilie sont traitées par leurs codétenus, on se dit que le bracelet électronique serait peut-être une façon d'éviter ce qui s'apparente parfois à un lynchage.

M. Jean-Marie DELARUE : Chacun sait le sort qui est réservé aux « pointeurs » en prison. Si on imaginait, comme il est souhaitable dans n'importe quel pays civilisé, et nous n'en sommes pas encore là, qu'il y ait au moins des quartiers réservés aux détenus provisoires au sein des établissements pénitentiaires, le problème se poserait toujours car les conflits seraient les mêmes entre les différentes catégories de détenus provisoires.

Le bracelet électronique ? Peut-être, mais quitte à vous paraître obstiné, je ne voudrais pas qu'on invente, entre la détention provisoire et la liberté, une catégorie tierce, regroupant en particulier ceux qui risquent d'être maltraités en prison, mais qu'on ne veut pas reconnaître en tant que personnes libres comme les autres. En d'autres termes, je ne veux pas qu'avec le bracelet électronique on crée une catégorie supplémentaire de prévenus.

Je vois bien que vous voulez me dire que le bracelet électronique va mordre sur la population actuelle de détenus provisoires, mais je n'y crois pas énormément car, encore une fois, ou les critères sont remplis ou ils ne le sont pas. Et s'ils le sont, c'est à l'État et à l'administration pénitentiaire de faire en sorte qui n'y ait pas ces infamies que l'on voit aujourd'hui dans les établissements pénitentiaires.

Le bracelet électronique ne serait donc préférable qu'à la condition qu'il n'y ait pas de risques figurant dans les critères de l'article 144 du code de procédure pénale.

M. le Président : Pardonnez-moi d'insister, mais le magistrat peut estimer que le détenu offre toutes les garanties, qu'il ne présente aucun danger pour la société ou pour l'ordre public, que les témoins sont tous hors d'atteinte et que la seule crainte est donc que le prévenu ne s'enfuisse. Dans ce cas, ne faut-il pas qu'il choisisse le bracelet électronique plutôt que la détention ?

M. Jean-Marie DELARUE : Je ne peux pas vous démentir sur ce point. Je n'en sais rien. Ma conviction est que le nombre de cas où le bracelet électronique s'imposera au lieu, soit de la liberté, soit de la détention provisoire, est relativement limité. Je ne voudrais pas que la frontière entre la liberté et la détention soit brouillée par des systèmes intermédiaires, qui pourraient gagner sur la population des détenus mais aussi sur celle des personnes libres. Me fais-je bien comprendre ?

M. le Président : Oui et c'est une prévention qui vous honore.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Je crois qu'il y a derrière les interventions de mes collègues l'idée qu'on pourrait utiliser le bracelet électronique en fonction de la motivation de l'article 144 du code de procédure pénale.

Comme vous l'avez justement souligné, la détention provisoire est aussi une forme de préjugement : c'est l'idée qu'on ne peut imaginer ni que quelqu'un qui encourt plusieurs années de réclusion criminelle soit remis en liberté avant d'être jugé, ni que les gens encourant une détention moins longue subissent une réincarcération. Mais vous indiquez de la sorte que la détention provisoire est utilisée pour le pire des motifs et qu'elle constitue, comme l'a rappelé Georges Fenech, une atteinte de fond au principe de la présomption d'innocence. Et cela donne raison à ceux qui considèrent qu'il faut supprimer toutes les détentions provisoires.

On a bien compris que vous ne souhaitez pas que l'on mette un bracelet électronique à des gens qui sans cela seraient en liberté. Mais le moyen d'éviter le plus possible ce que vous dénoncez à juste titre ne consiste-t-il pas à utiliser certains instruments comme le bracelet électronique ou l'éloignement. Dans l'affaire d'Outreau, il y a eu à un moment donné, une mise en liberté avec une contrainte judiciaire d'éloignement qui n'a posé de problème à personne. C'est peut-être ainsi qu'on replacerait la détention provisoire dans les seules conditions de l'article 144 du code de procédure pénale et qu'on réglerait le problème de l'usage de la détention provisoire.

M. Jean-Marie DELARUE : Vous avez tout à fait raison. À tous les échelons de la chaîne pénale, on a des sortes de pré-sanctions : le tabassage de la garde à vue en est une. Dans un fait divers récent, une automobiliste a mordu un policier parce qu'ils ne se sont pas compris, et elle s'est fait tabasser : c'est la sanction... De la même manière, la détention provisoire est une forme de pré-sanction. Tout cela traduit une conception profondément malsaine qu'il faut écarter. Alors, si le bracelet permet d'éviter cette pré-sanction dans un certain nombre de cas, pourquoi pas ? Comprenez-moi : je ne suis pas opposé au bracelet, mais à l'idée qu'on pourrait en faire la porte de sortie d'une détention provisoire injustement conçue. Car je crois que, malheureusement, l'effort doit aller au-delà du seul bracelet.

On n'a pas encore évoqué cet après-midi la notion de contrôle judiciaire, dont notre commission a observé qu'elle ne figurait pas au nombre des réflexions qui ont été menées sur le fonctionnement de l'institution judiciaire depuis assez longtemps. Lorsque je lui ai remis notre rapport, j'ai demandé au garde des Sceaux s'il pouvait considérer que notre mission englobait aussi la prévention la détention provisoire, c'est-à-dire une réflexion sur le contrôle judiciaire, ce qu'il a bien voulu accepter. Je nourris un petit regret : celui que le législateur n'ait pas pensé en 2000 que nous pourrions aussi nous intéresser à cette question. Nous allons vraisemblablement le faire l'année prochaine. Je crois qu'il faut réfléchir aux conditions dans lesquelles se fait le contrôle judiciaire, et à des formules innovantes, par lesquelles l'intéressé consentirait lui-même à échafauder avec les personnes les plus compétentes de son entourage le contrôle judiciaire qui conviendra le mieux compte tenu de l'infraction commise. Il y a là un champ d'investigation : le contrôle judiciaire est l'alternative normale de la détention provisoire. Dans mon esprit, le bracelet électronique est un instrument exceptionnel pour certaines catégories de prévenus, en nombre sans doute peu important, mais tant mieux si je me trompe. En revanche, le contrôle judiciaire, et peut-être d'autres variables d'ajustement tenant au fonctionnement de l'institution judiciaire, me paraissent devoir être nécessairement remis en cause.

M. le Président : Nous avons bien compris que vous ne souhaitiez pas que l'on s'exonère d'une réflexion sur tout le reste et qu'on se donne bonne conscience grâce au bracelet électronique. Nous sommes sur ce point en parfait accord avec vous.

M. Jean-Yves HUGON : Je souhaite revenir brièvement sur les exemples de l'Italie, de l'Angleterre et du Pays de Galles en matière de « détention » à domicile. Il me semble qu'une des personnes que nous avons auditionnées nous a parlé d'une expérience menée au Canada, dans des lieux extérieurs au domicile mais qui ne sont pas des prisons, où les détenus provisoires peuvent même recevoir leur famille. Avez-vous des informations sur de telles expériences ? Ont-elles été évaluées ?

Par ailleurs, la détention provisoire à domicile est-elle possible en France ?

M. Jean-Marie DELARUE : Il y a des descriptions mais pas de synthèse des expériences dont vous venez de parler, notamment en ce qui concerne leurs résultats. Nous avons interrogé à plusieurs reprises les magistrats de liaison français à Rome et à Londres, qui nous ont dit que la mesure ne posait strictement aucun problème d'application. Je ne pense pas que les Italiens ou les Anglais soient par nature plus disciplinés que nous. On a dû simplement réfléchir au type de prévenus auxquels on pouvait infliger ces mesures. J'ajoute que, dans le code de procédure pénale italien, la détention à domicile vaut détention provisoire, c'est-à-dire qu'elle est décomptée sur le temps de la détention provisoire.

Je n'ai pas d'élément à vous donner sur l'expérience canadienne.

Enfin, la détention provisoire à domicile sans autre objet n'est pas possible en l'état actuel du droit français. Il faudrait donc une mesure législative pour l'autoriser.

M. le Président : Nous avons beaucoup de renseignements sur les expériences étrangères. Nous avons nous-mêmes interrogé les magistrats de liaison et nous pourrons aborder ces questions lorsque nous travaillerons à la rédaction du rapport.

Je confirme qu'en Italie, pays où j'ai des amis avocats et magistrats et où je me rends souvent, il y a beaucoup d'arrêts domiciliaires et les choses se passent très bien.

Quant aux unités de vie familiale, elles existent aussi en France, depuis que nous les avons créées sous la précédente législature. À Rennes et à Saint-Martin-de-Ré, il y a des lieux pour recevoir sa famille jusqu'à un ou deux jours. Nous avions mené une mission parlementaire au Canada et nous avions constaté que, là aussi, les choses se passaient très bien. Il en est de même en France, même si l'on reste enfermé, qu'au bout de quelques heures la famille repart et que la détention reste lourde à supporter.

M. Jean-Marie DELARUE : Je crois que la réflexion sur la possibilité de mettre une personne, en particulier récidiviste, loin de sa victime et de son lieu de vie habituel, mais dans des conditions qui ne soient pas celle d'un enfermement, devrait accompagner celles que nous mènerons sur le contrôle judiciaire.

M. le Président : Loin aussi du lieu où elle a commis son crime ou son délit : on retrouve là la notion de trouble à l'opinion publique.

Merci beaucoup de votre contribution très utile à nos travaux.

Audition d'une délégation de magistrats :
Mmes Simone GABORIAU, présidente de chambre à la cour d'appel de Versailles,
Françoise BARBIER-CHASSAING, vice-présidente du tribunal
de grande instance de Créteil,
Anne CARON-DÉGLISE, présidente du tribunal d'instance de Besançon,
Dominique LEGRAND, présidente de chambre au tribunal
de grande instance de Rennes,
Vanessa LEPEU, juge d'instruction au tribunal de grande instance de Senlis,
Fabienne NICOLAS, juge d'instruction au tribunal de grande instance de Nancy,
Clarisse TARON, vice-procureur au tribunal de grande instance de Nancy,
MM. Jean-Marie FAYOL-NOIRETERRE, magistrat honoraire,
Gilles STRAEHLI, président de la chambre de l'instruction
à la cour d'appel de Nancy



(Procès-verbal de la séance du 29 mars 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Mesdames, Messieurs, vous avez demandé à être auditionnés par la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire dite d'Outreau.

Celle-ci, je le rappelle, a été chargée de formuler des propositions pour éviter le renouvellement des dysfonctionnements de la justice constatés dans cette affaire. À ce titre, nous sommes heureux d'entendre vos réflexions et de recueillir vos propositions de réforme.

L'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire la vérité, toute la vérité. Tout en ayant conscience du caractère un peu décalé de cette obligation en ce qui vous concerne, je vais vous demander de lever la main droite et de dire : « je le jure ».

(Les personnes auditionnées prêtent successivement serment).

La commission va maintenant procéder à votre audition, qui fait l'objet d'un enregistrement. Je suggère que chaque intervenant qui le souhaite fasse un exposé d'une durée d'environ dix minutes, puis nous passerons à un échange de questions et de réponses.

Mme Simone GABORIAU : Nous sommes dans une situation insolite, puisque c'est nous qui avons demandé à venir témoigner devant vous. Pourquoi cet appel ? Il a été lancé dès le 6 février dernier, alors que les premières auditions de magistrats s'annonçaient, en raison de beaucoup d'inquiétudes des magistrats sur le devenir des travaux de votre commission.

En effet, nous craignions que la réalité judiciaire ne soit pas prise en compte, qu'elle soit déformée sous l'impact d'une affaire hors normes, et que naisse une crise de confiance irréversible entre la justice et les citoyens.

Votre commission allait-elle pouvoir apprécier le fonctionnement de l'institution au travers d'une affaire tragique et particulièrement complexe ? On n'apprécie jamais valablement le fonctionnement d'une institution dans un cadre de crise sans avoir une vision préalable de son fonctionnement au quotidien.

En effet, si l'on veut trouver une grille de lecture du dysfonctionnement de la justice dans cette affaire, il faut arriver à déterminer ce qui est de l'ordre des défaillances structurelles - insuffisance législative, manque de moyens, inadaptation procédurale - et ce qui est de l'ordre des faiblesses conjoncturelles, notamment provoquées par le caractère extraordinaire et inhabituel d'une affaire d'une telle complexité, évoluant dans le contexte d'une société traumatisée par la pédophilie.

Notre volonté était et reste d'être entendus par vous pour faire pénétrer dans votre champ d'investigation la réalité judiciaire dans toute son ampleur et sa diversité, au-delà de la singularité d'une affaire paroxystique.

Notre démarche était et demeure complémentaire des positionnements des organisations syndicales. À côté de leurs analyses, propositions et revendications, nous vous proposerons des témoignages nourris par une expérience diversifiée de magistrats, occupant ou ayant occupé une pluralité de fonctions.

Nous ne sommes pas porteurs de programmes de réformes, mais nous sommes légitimes à faire des constats, à poser des interrogations, à définir des problématiques, à dégager des pistes de réflexion.

Nous pouvons tenter ainsi de contribuer à l'analyse de la situation en cause et au développement du débat sur les perspectives de changement.

Représentatifs de l'ensemble de la magistrature, par le nombre de signataires - 674, fait sans précédent dans la magistrature -, mais rassemblant largement des magistrats de tous horizons, nous ne prétendons pas développer un discours homogène sur des points qui seront évoqués.

Par leur richesse et leur diversité, les interventions illustreront un secteur particulier de la justice.

La fidélité au serment que je viens de prêter me conduit à deux observations.

Nous gardons en mémoire l'émoi de toute la magistrature, légitimement alarmée par les conditions de l'audition de notre collègue Fabrice Burgaud et par l'exploitation médiatique de sa comparution. Dans nos interventions aujourd'hui, nous n'insisterons pas sur celles-ci, car nous avons, en son temps, pris position publiquement et solennellement. Cependant, la marque de cet émoi est indélébile, et nous vous demandons de vous en souvenir au moment de la rédaction de votre rapport.

Relayant sur ce point les attentes de nos collègues, nous attirons votre attention sur le principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs qui devra vous guider tout au long de vos travaux. Ainsi, grâce à la satisfaction que vous avez donnée à notre appel, nous allons pouvoir prendre successivement la parole. Si au cours de ces interventions, les passions peuvent jaillir, sachez qu'elles seront uniquement le reflet de la passion de justice qui nous anime. Ce sont des juges, des magistrats du parquet, qui s'adressent à vous et vous demandent de partager, l'espace de quelques instants, leur cheminement professionnel au quotidien et le contexte de leur labeur judiciaire.

Nous allons commencer sur un terrain que vous n'attendez pas, celui de la justice civile, mais la justice est unique, l'acte de juger est unique, la population concernée par les actes de justice est une population unique, la population, avec ses difficultés sociales, ses difficultés personnelles, ses difficultés de tous les jours, cette population, nous la voyons dans tous les contentieux, qu'ils soient civils ou pénaux.

Si - comme vous, nous en sommes persuadés - nous sommes attachés au maintien du lien social et de la confiance entre la justice et les citoyens, nous devons vous dire toute la vérité, à savoir que la justice est une, civile, pénale et qu'elle concerne toute la population.

Mme Anne CARON-DÉGLISE : Nous avons souhaité que vous puissiez intégrer dans votre réflexion sur les pistes de réforme sur la justice, une autre justice, moins spectaculaire, mais ô combien essentielle, la justice civile, et en son sein, la justice rendue au quotidien par les tribunaux d'instance.

Juges et fonctionnaires des tribunaux d'instance ont la même formation que leurs collègues du pénal. Ils ont le plus souvent choisi d'exercer dans un tribunal d'instance, directement en contact avec les citoyens.

Moi-même, j'ai passé le concours de la magistrature en 1980, et j'ai exercé toutes les fonctions du siège avant de choisir d'assurer la direction d'un tribunal d'instance.

Cette justice-là, chacun d'entre nous peut y avoir affaire un jour ou l'autre, à l'occasion d'une question de loyer, de baux d'habitation, de crédit à la consommation, ou de la mise sous tutelle d'un proche.

Cette justice-là est aussi en difficulté. Réfléchir aux réformes du pénal doit nécessairement conduire à réfléchir sur la justice du quotidien, celle qui, à son niveau, tente de préserver le lien social.

Cette justice-là ne doit pas être sacrifiée, mais elle ne peut, de toutes façons, pas l'être sans danger.

Le rapport du citoyen à la justice civile est totalement différent de celui qui peut exister au pénal. Ici, ce ne sont pas une ou plusieurs personnes accusées d'avoir commis des infractions qui sont présentées devant un magistrat, mais une ou plusieurs personnes, physiques ou morales, qui se font face dans un litige qui ne concerne qu'elles.

Le juge, lui, écoute les arguments des parties, examine leurs moyens de preuve, selon des règles codifiées, et recherche dans chaque cas le juste droit, c'est-à-dire la meilleure application de la règle au cas par cas. Il a donc incontestablement une position d'arbitre, extérieur au litige et aux parties.

Mais cette position d'arbitre n'empêche pas les interrogations, à la fois sur la place du juge, et sur la forme de ses interventions. Ces interrogations sont particulièrement sensibles dans certaines fonctions, lorsque le juge se trouve en contact direct avec des personnes souvent démunies, peu capables d'exprimer ce qu'elles ressentent, peu capables d'exprimer exactement ce qu'elles demandent au juge. Nous et nos collaborateurs, fonctionnaires de justice, fonctionnaires du greffe, mais aussi gérants de tutelle, associations, nous sommes chaque jour confrontés, en direct et sans filtre, à un citoyen désemparé, parfois violent et revendicatif, aux symptômes de la misère et de la désocialisation. C'est cela le travail du juge au quotidien.

Face à ce citoyen qui ne peut pas toujours comprendre qu'une demande mal articulée, mal formulée, peu accompagnée de pièces, a peu de chances d'aboutir, quand bien même elle est légitime et justifiée dans les faits, le juge se trouve aujourd'hui confronté à un dilemme terrible et quotidien, entre la qualité et l'humanité dont il doit faire preuve dans la réception des demandes et la réponse qu'il leur apporte, et la productivité qu'on exige de lui pour traiter le contentieux de masse. Nous traitons, en effet, un contentieux encore accru ces dernières années. Nous avons l'impression que malgré nos efforts, nous sommes actuellement dans une impasse, car pour traiter les contentieux du quotidien, il faut du temps, de l'écoute, du travail de terrain, du partenariat, de la réflexion, indispensable pour rendre des décisions techniquement irréprochables et humainement compréhensibles. Mais cela ne se quantifie pas.

Cette justice-là est au bord de l'étranglement. Ainsi, dans les tribunaux d'instance, les postes de greffe sont vacants pour 20 % d'entre eux en moyenne. Comment assurer, dans ces conditions, un accueil acceptable pour des citoyens en détresse ? Comment les accompagner dans la demande en justice qu'ils vont faire ?

Nous avançons des propositions, que vous retrouverez dans le document écrit que nous vous avons transmis - un accueil renforcé, le règlement de conflits en dehors de l'enceinte judiciaire, mais avec l'enceinte judiciaire, grâce par exemple au conciliateur de justice.

J'accentuerai tout d'abord mon propos sur la place du juge civil. Elle pose problème dans deux cas : les contentieux civils classiques et certains contentieux spécifiques.

Dans les contentieux civils classiques, ayez en tête que si le juge peut rester un arbitre totalement impartial, on lui reprochera une justice à deux vitesses, où la partie qui est le plus armée juridiquement, notamment celle qui aura recours à un bon avocat, pourra remporter le procès, alors qu'elle aura en face d'elle une partie qui n'aura pas su bien exposer ses moyens.

À l'inverse, si le juge, et c'est la position que nous adoptons le plus souvent, intervient dans le procès pour rétablir l'équilibre entre les parties, on lui reprochera de ne plus être impartial.

C'est entre ces deux positions que le droit ne cesse de varier, demandant au juge d'intervenir dans certains cas pour appliquer la règle de droit, et dans d'autres de ne pas la soulever d'office.

Nous sommes favorables, évidemment, dans certains cas, à une position plus interventionniste du juge.

Dans le domaine spécifique des tutelles, particulièrement sensible, où nous avons affaire à des personnes particulièrement vulnérables, la situation est dramatique. Malgré tous nos efforts, nous sommes, avec nos greffes et les associations, en situation de crise. Les associations, pour bon nombre d'entre elles, sont à la limite de la cessation de paiements, parce qu'elles n'ont pas de crédits d'État. Les greffes des cabinets des tutelles sont en difficulté. Le nombre de mesures ne cesse d'augmenter : 500 000 en 1998, 700 000 à 800 000 aujourd'hui, plus d'un million à l'horizon 2010, pour 90 équivalents temps plein de juges des tutelles.

Il est urgent que vous examiniez cette réforme des tutelles qui a été préparée depuis de nombreuses années, en partenariat avec l'ensemble des associations, des familles, et que vous l'adoptiez dans son ensemble.

Si cette réforme-là doit être votée, les juridictions se sont trouvées confrontées, en revanche, à de nombreuses difficultés liées à l'avalanche de réformes, dans des domaines très variés et qui n'ont pas forcément été pensés dans leur ensemble. Des réformes qui n'ont pas vraiment de fil conducteur entre elles, ce qui fait que nous nous trouvons parfois en difficulté pour les appliquer avec cohérence.

Certaines de ces réformes sont des procédures totalement éclatées qui aboutissent à placer l'individu dans des situations aberrantes, où le juge ne peut plus appliquer la loi sans avoir des difficultés à expliquer au citoyen pour quelle raison il va l'appliquer. Par exemple, nous avons beaucoup de mal à assurer la cohérence entre les dispositifs sur le surendettement, sur le rétablissement personnel, sur le logement et la prévention des expulsions - sans parler de la loi Borloo sur la cohésion sociale. Aujourd'hui, une même personne peut se trouver impliquée dans quatre ou cinq procédures différentes. Comment lui expliquer qu'elle devra aller voir un autre juge pour traiter, par exemple, son problème de logement ?

Nous vous demandons aujourd'hui d'arrêter les réformes pour nous permettre d'avoir une pause, et de réfléchir ensemble à la manière de replacer le citoyen à l'intérieur du dispositif. Nous vous faisons des propositions, notamment pour cette justice du quotidien, par exemple celle de créer un véritable pôle de proximité, dans lequel le juge et un certain nombre de partenaires de la société civile pourraient travailler ensemble.

Mme Clarisse TARON : Je suis, dans cette délégation, le seul magistrat du parquet, et il m'a été proposé d'introduire le propos pénal, au motif que le parquet est partout. J'ai personnellement le sentiment que le parquet n'est nulle part, peut-être parce que, bien qu'étant magistrat, je ne suis pas un juge, et que je me contente d'agir au service de la loi et de l'intérêt général.

Dans le domaine pénal, vous savez que le parquet intervient de la commission de l'infraction à l'exécution des peines. Je me bornerai à vous dépeindre quelques-unes de nos difficultés, dans nos prises de décision au cours de l'enquête.

Le traitement en temps réel dans les juridictions s'est généralisé depuis plusieurs années. Par ce traitement, on a voulu associer la célérité à la sérénité. Or, si un jour vous avez l'occasion d'entrer dans un parquet et de voir de quelle manière nous travaillons, vous verrez que l'ambiance est loin d'être sereine. Les collègues des autres fonctions, quand ils arrivent au Parquet, ont le sentiment d'entrer dans une ruche. En ce qui me concerne, je reçois à peu près 80 appels téléphoniques par jour, je suis munie d'un casque comme une bonne standardiste, mais il n'est pas rare que je doive répondre à plusieurs appels en même temps, par exemple parce que je dois assurer la permanence de la route ou celle des mineurs.

Outre le fait de devoir parler dans trois téléphones en même temps, je suis généralement contrainte d'assurer les présentations - les faits d'une certaine gravité donnent lieu à des défèrements au parquet -, de suivre les dossiers d'instruction, de donner mon avis sur les demandes de mise en liberté, et toutes autres tâches. Cette permanence se poursuit, bien sûr, la nuit et les fins de semaine, car les affaires pénales ne s'arrêtent pas avec les heures de bureau.

Enfin, en moyenne, un magistrat du parquet gère plus de mille dossiers par an, ce qui vous laisse apprécier le temps que nous pouvons consacrer à chacun d'eux.

J'avais reçu au tribunal de Nancy un sénateur en stage, qui m'avait dit que notre travail était celui d'un médecin régulateur du SAMU. En effet, nous n'avons aucun geste thérapeutique, nous ne soignons pas, nous ne rendons pas de décision juridictionnelle, mais les erreurs d'orientation que nous pouvons commettre dans l'urgence et la précipitation peuvent être fatales dans la suite d'une enquête.

Par ailleurs, cette tâche d'orientation des procédures ne nous dispense pas d'en apprécier la régularité. On a l'habitude de parler des décisions de juges de siège qui ont remis en liberté des personnes mises en examen, par exemple en cas d'irrégularité de procédure. Sachez que dans un parquet comme le nôtre, c'est plusieurs fois par semaine que nous classons sans suite des procédures dont nous avons la conviction qu'elles sont irrégulières.

Cela signifie que pour prendre ces décisions, nous nous fondons sur différents moyens, mais nous prenons l'essentiel de nos décisions sur un compte rendu oral. Loin de moi de considérer que les services de police ou de gendarmerie ne nous disent pas la vérité. Nous leur faisons pleinement confiance, mais il est évident que la subjectivité d'un récit oral va orienter la décision d'un magistrat du parquet au bout du fil. Cela signifie encore que si, bien sûr, je peux parfois demander que l'on me faxe des PV d'audition, je ne peux agir ainsi que de manière résiduelle, en raison du nombre des affaires. Un collègue me disait qu'il ne travaillait que par ouï-dire, ce qui est à la fois vrai et inquiétant, même si heureusement, dans la majorité des cas, nous travaillons de manière satisfaisante.

Outre cette difficulté, nous devons mettre en œuvre la LOLF. J'ai vécu cette entrée en vigueur comme une véritable révolution de nos pratiques professionnelles. En effet, il était sain de faire cesser une dépense débridée des deniers de l'État, mais nous nous interrogeons aujourd'hui sur le prix de la vérité.

Les investigations ont un coût. Nous sommes obligés d'arbitrer les dépenses occasionnées par ces investigations par rapport au bénéfice que nous pouvons en retirer. Nous avons ainsi décidé, au parquet de Nancy, de ne plus requérir d'identification de numéros de téléphone pour des vols simples de téléphones portables, car le bénéfice à retirer par rapport au préjudice subi est insuffisant.

Enfin, nous devons prendre en compte la capacité d'absorption des juridictions. Il est inutile que des magistrats du parquet renvoient devant des juridictions correctionnelles des affaires dont ils savent qu'elles ne seront pas jugées dans un délai raisonnable. En tant que magistrats du parquet, nous sommes obligés d'opter pour des voies procédurales qui ne sont pas forcément celles de la poursuite, et d'externaliser nos pratiques professionnelles en demandant à des délégués du procureur, à des associations de médiation, de régler les conséquences d'infractions pénales.

Toutes ces décisions que nous prenons en urgence, nous font courir un risque qu'il ne faut pas négliger, qu'il faut connaître et savoir apprécier. Quand nous décidons du mode de poursuite d'une affaire, nous nous fondons sur des facteurs internes - gravité des faits, personnalité de l'auteur, risque de réitération - mais aussi sur bien d'autres facteurs, comme le contexte social de l'infraction. Il est évident qu'une infraction de dégradation de véhicule commise en temps normal sera traitée différemment selon que l'on est dans un contexte de crise urbaine ou pas. En novembre dernier, on a fait juger en comparution immédiate des personnes qui, à une autre période, auraient été passibles d'un simple rappel à la loi, ou bénéficié d'une mesure alternative aux poursuites.

Les priorités de l'action publique sont difficiles pour nous. Nous sommes soumis à la hiérarchie mais la manière d'agir des parquetiers est soumise à un cumul de priorités aujourd'hui ingérable. J'ai pour priorités la sécurité routière, les infractions en matière de stupéfiants, les infractions à la loi sur l'immigration, le recel, la criminalité organisée, les trafics divers, les violences intrafamiliales sexuelles ou physiques, la prise en compte des victimes, la prévention de la récidive ! Il n'y a guère plus que le domaine de la pêche où l'action du parquet ne soit plus prioritaire, mais encore s'agit-il de la pêche en eau douce, car nous avons reçu une circulaire pour attirer notre attention sur la pêche en eau de mer. À Nancy, je suis à peu près tranquille...

Du fait de leur multiplication, toutes ces priorités s'annulent les unes les autres, et nous ne pouvons plus y faire face.

Dans ce contexte, je suis très attachée à ce que les magistrats du parquet restent des magistrats à part entière, car une formation commune, un passage possible d'une fonction à l'autre, et un statut de magistrat, est le seul moyen de nous permettre d'agir dans la plus grande sérénité possible.

Mme Fabienne NICOLAS : Je vais tout d'abord évoquer le sujet des crimes et délits sexuels sur mineurs, qui représentent une proportion non négligeable de nos cabinets, et sont des affaires particulières. De façon générale, ce sont des affaires où l'on dispose de peu d'éléments matériels, voire pas du tout, de peu de témoins directs, voire pas du tout, et où l'on se retrouve assez vite, en l'absence d'aveux, parole contre parole.

Cela ne veut pas dire que nous n'ayons aucun moyen d'investigation. Nous pouvons procéder à des vérifications à partir de cette parole, voir si elle est cohérente, la confronter à des éléments périphériques - correspondance du lieu avec la description, vérification de l'emploi du temps de la personne accusée... Nous nous intéressons au contexte de la révélation, à la personne à qui l'enfant a rapporté les faits, à son comportement.

Il est, par ailleurs, très difficile d'instruire sur ces questions quand le temps s'est écoulé, car le témoignage devient moins fiable. Or, aujourd'hui, du fait de l'allongement des délais de prescription, on peut se retrouver à instruire vingt ans après les faits.

Souvent, on n'arrive à rien, l'instruction s'achève, et on est toujours parole contre parole, ce qui représente beaucoup de souffrance pour tout le monde, et particulièrement pour les victimes, alors que la loi avait pour objectif de les protéger.

S'agissant du recueil de la parole de l'enfant, on n'entend pas un enfant comme on entend un adulte. L'enfant a son propre niveau de vocabulaire, de langage. Le sens qu'il donne aux mots, sa connaissance de la sexualité, sont totalement différents de ceux d'un adulte.

De surcroît, en général, la parole de l'enfant a plus de valeur lorsqu'elle est spontanée, lorsqu'il ne répond pas à des questions, car souvent, en posant des questions, on peut induire une réponse. Cela demande une formation, mais aussi un cadre relativement souple pour les auditions.

La loi de 1998 préconise d'utiliser la vidéo et de ne procéder qu'à une seule audition.

C'est vrai que la vidéo a le mérite de restituer le langage gestuel, et on entend aussi les conditions dans lesquelles les questions ont été posées. En revanche, elle présente des limites. Nous ne sommes ainsi pas très bien équipés. Personnellement, j'ai une caméra que l'on monte sur un pied, comme un caméscope familial, et il n'y a pas de technicien derrière la caméra. J'interroge, ma greffière tape, l'enfant a la caméra en face de lui - ce que n'apprécient guère les adolescents - et il ne doit pas trop bouger de sa chaise, car il risque de sortir du cadre de la caméra. Je me demandais si une simple salle adaptée à l'audition des enfants, avec un technicien formé, ne résoudrait pas une grande partie du problème.

Par ailleurs, c'est bien beau de filmer, mais encore faudrait-il se servir de l'enregistrement. Or, les tribunaux correctionnels, pas plus que les cours d'assises, ne sont équipés pour pouvoir passer des vidéos.

J'ai été juge des enfants, puis juge d'instruction. La parole des enfants n'est pas vérité, elle n'est pas mensonge. Nous devons la questionner comme on questionne une autre parole. On ne peut pas présumer qu'il y a une vérité. La procédure judiciaire, c'est violent pour une victime, et encore plus pour un enfant, car on va lui faire revivre des traumatismes. On va questionner sa parole, on va lui demander des précisions, le contredire, ce que l'enfant peut interpréter comme le signe qu'on ne le croit pas. Mais cette violence est légitime, car en face, on a les droits de la défense. On peut être accusé de tout, on a toujours le droit de se défendre.

Parallèlement, entendre des enfants, entendre des victimes, demande du temps, et le temps, c'est celui de faire une instruction complète et loyale, c'est le temps d'accepter les demandes des parties, c'est le temps d'auditionner les gens, tout en étant relativement rapides pour respecter des délais raisonnables.

Le temps, c'est aussi de l'humain. Pour auditionner une victime d'abus sexuels, même si je n'ai que dix questions à lui poser, je ne vais pas entrer directement dans le sujet, je vais prendre le temps de créer une relation.

Le temps, c'est aussi le temps de l'explication. Je vous ai transmis une lettre d'une partie civile. J'avais ordonné un non-lieu, car il n'y avait pas d'infraction, mais j'ai pris le temps de les recevoir et de leur expliquer. Ils sont aujourd'hui apaisés, ce qu'ils ne seraient sans doute pas si je m'étais contentée de leur envoyer une simple ordonnance.

Ce temps peut changer la perception qu'ont les gens de la justice qu'on leur rend. Ils ne sont plus un dossier, ils sont un être humain.

Mais ce temps, on n'en dispose pas, car nos cabinets d'instruction sont engorgés. Par an, je peux consacrer à chaque dossier deux jours et demi. Alors on arbitre ; les dossiers criminels passent avant les autres. On arbitre aussi quand on limite les investigations.

Si vous voulez une justice humaine, donnez-nous du temps.

Par ailleurs, une autre contrainte par rapport au temps est celle des enquêteurs et des experts. S'agissant des enquêteurs, on a des délais de commission rogatoire de plus en plus longs, car la priorité est donnée à l'ordre public, et non au judiciaire. La priorité est aussi aux petites infractions, statistiquement rentables, contrairement aux grosses affaires complexes.

Enfin, la loi a rendu obligatoires un certain nombre d'expertises psychiatriques, mais on manque d'experts psychiatres. Est-ce qu'on les paie mal ? Peut-être, mais toujours est-il que nous ne pouvons plus choisir nos experts psychiatres ; nous ne contrôlons plus leur qualité, nous ne maîtrisons plus les délais. C'est une véritable catastrophe.

L'affaire Outreau, c'est le problème de la détention provisoire. La France traite paradoxalement moins bien ses présumés innocents que ses condamnés. Quand les gens sortent de garde à vue, qu'ils n'ont pas pu se laver, qu'ils ont dormi sans matelas ni couverture, qu'ils sont présentés devant le juge, nous ne sommes pas très fiers de rendre cette justice-là. Améliorons déjà les conditions matérielles, permettons aux gens de se laver, de se reposer, de manger, de voir leurs avocats dans des conditions décentes.

Cette question de la détention provisoire est une question de choix de société. Que veut-on comme société, comme justice ? Allons-nous privilégier la présomption d'innocence ou la protection de la société et la sécurité ? Nous n'avons pas de boule de cristal. Au moment où on prend la décision de placer en détention provisoire, on ne peut pas savoir quelle sera la vérité judiciaire. Ce débat est un débat de citoyens, qui doit avoir lieu au Parlement.

M. Gilles STRAEHLI : Je m'adresse à vous à partir d'une longue expérience de magistrat et de ma participation à de nombreux groupes de travail.

Même s'ils ont la ferme conviction que chaque collègue concerné par l'affaire d'Outreau a fait son travail en conscience, les magistrats qui nous ont mandatés mesurent toute la gravité de ce qui est arrivé dans la vie des personnes innocentées dans cette affaire.

Ce que représentent pour chaque personne concernée deux ou trois années de vie perdue, chaque magistrat instructeur en est conscient. Il est dans la nature de la justice d'être faillible, car il nous est impossible de vous assurer qu'un acte qui avait un sens au moment où il a été posé, aura toujours les conséquences qui en étaient attendues. Mais nous savons l'exigence qui s'impose aux magistrats de participer à la réflexion que vous avez engagée pour garantir nos concitoyens, à l'avenir, contre des erreurs d'appréciation toujours possibles.

Nos collègues de la chambre de l'instruction de Douai ont su vous brosser un tableau du fonctionnement ordinaire de cette juridiction. Sachez que nous sommes nombreux, présidents et conseillers des chambres de l'instruction, à nous être retrouvés pleinement dans cette description.

Hors de tout corporatisme, mais parce que nous mesurons la profondeur de l'injustice qu'ils ont ressentie devant le soupçon de légèreté, voire d'incompétence ou d'inhumanité qui les a, un temps, atteints, nous les assurons de notre entière solidarité.

Sur la chambre de l'instruction, je voudrais dissiper un lieu commun qui nous fait beaucoup de mal, celui de la chambre d'instruction, chambre d'enregistrement. Il y a peut-être des chambres de l'instruction peu regardantes - je vous avoue que je ne les connais pas - mais celles que je connais s'efforcent de procéder à un examen sérieux des dossiers, souvent dans des conditions difficiles et qui peuvent endormir leur vigilance. Nous n'avons jamais compris que le législateur attendait de nous que nous apportions systématiquement la contradiction aux décisions du juge d'instruction ou du juge des libertés et de la détention. Nous sommes un contrôle, une garantie, même si nous nous trompons aussi.

Pour éclairer mes propos, j'ai procédé à une étude de ma propre chambre de Nancy sur l'année précédente, et remarqué que sur 548 arrêts en matière de détention provisoire, 245 personnes différentes avaient été concernées. Certes 198 ont été maintenues en détention, mais nous en avons tout de même libéré 47 après un examen de leur situation, et incarcéré 3 qui ne l'avaient pas été.

Est-il si étonnant que dans 80 % des cas, des magistrats du second degré aient d'un dossier ou de l'interprétation de la loi, la même vision que ceux du premier degré ?

Je vous ai déposé une récapitulation écrite de l'ensemble de mes propositions qui s'ajoutent à celles de la commission Viout dont j'ai fait partie.

Il s'agit de renforcer les garanties offertes aux citoyens. Nous devons travailler sur l'alternative à la détention provisoire. Je vous ai exposé des propositions pour donner concrètement au juge les moyens d'appliquer davantage la priorité donnée par la loi au contrôle judiciaire. Car avant comme après Outreau, le problème de la décision en matière de détention provisoire sera toujours la mesure du risque acceptable.

Je vous ai également proposé de renforcer les droits de la défense, à commencer par l'instauration du contradictoire à tous les niveaux de l'information.

Par ailleurs, dans quelle mesure la protection des enfants, voulue par la loi du 17 juin 1998, a-t-elle pu entrer en conflit avec le principe de la présomption d'innocence des adultes qu'ils accusaient, également protégés par la loi du 15 juin 2000 ?

Je voudrais enfin vous présenter la vision d'un président de la chambre de l'instruction sur le juge d'instruction, et deux faux débats, la jeunesse du juge et la technique procédurale froide, opposée à l'humanité.

Tout président d'une chambre de l'instruction vous confirmera que le taux de confirmation, d'infirmation, ou d'annulation des actes du juge d'instruction, n'est en rien proportionnel, ni à son âge, ni au mode de recrutement.

Au fait des dernières techniques, nourris de bonnes pratiques par leurs formateurs, les jeunes juges d'instruction sont également demandeurs de conseils auprès de leurs aînés, tout en exerçant leur esprit critique, parfois avec raison, sur ce que les magistrats plus anciens leur présentent comme les leçons de l'expérience. Cette rencontre entre l'audace de la jeunesse, sa créativité, sa volonté de bousculer les habitudes, et l'expérience, les compétences acquises de plus anciens, ne nous en privez surtout pas !

Mais il faut développer un véritable esprit d'équipe entre les juges d'instruction. C'est ainsi que l'on renforcera l'éthique du doute, au sens du doute méthodique, qui permet de passer au crible tous les éléments du dossier.

Quant au débat sur l'humanité du juge, je m'inquiète que la souffrance née des innocentés d'Outreau, auxquels nous devons toute notre compassion, devienne le critère prioritaire de la démonstration de l'innocence des autres personnes que nous devons juger. Sachez-le, la souffrance, la plainte de l'innocent et celle du coupable se rejoignent. Je vous citerai le cas emblématique de quelqu'un qui, dans notre région, s'est laissé condamner après avoir avoué en garde à vue, reconnu les faits devant un tribunal, et qui n'a pas été écouté en cour d'appel alors qu'il était innocent. À l'inverse, bien des coupables protestent tous les jours avec une grande souffrance. C'est notre métier que de tenter de le discerner.

Mme Françoise BARBIER-CHASSAING : J'interviens en qualité de JLD et vice-présidente du tribunal de grande instance de Créteil. C'est parce que j'ai dix-huit ans de carrière, parce que j'ai conservé les idéaux de ma jeunesse, parce que je crois qu'être juge, c'est certes dire le droit, mais c'est d'abord placer toute son humanité au service de la collectivité, que je me permets aujourd'hui de témoigner que la fonction de JLD est sans doute la fonction judiciaire la plus difficile parce que la plus humainement réductible.

À cet égard, je vous remercie car c'est grâce à vos travaux que la fonction de JLD a été mise en lumière.

Vous avez posé les bonnes questions : le JLD est-il aujourd'hui une fausse bonne idée, ou une bonne idée mal aboutie ? La plupart des JLD se posent aujourd'hui la même question. Nous avons l'impression d'être au milieu du gué, d'être une sorte de grain de sable dans la procédure.

Ces six dernières années, vous avez voulu faire du JLD une sorte de juge français de l'habeas corpus en nous faisant intervenir progressivement au niveau des enquêtes - pour la détention provisoire, pour les étrangers, etc. - et en nous donnant des compétences exclusives, sans pour autant faire de nous des magistrats spécialisés. C'est ainsi que vous pouvez avoir des JLD qui sont des « intermittents », mais aussi des magistrats permanents, qui font partie d'un service - c'est mon cas à Créteil - mais qui ne sont pas forcément spécialisés, ce qui signifie que nous n'avons pas forcément les garanties du vice-président instruction, vice-président application des peines, ce qui signifie aussi que nous n'avons pas choisi cette fonction. Nous sommes mutés dans une juridiction, et c'est au gré des vacances de postes que nous prenons cette fonction de JLD. Ce qui signifie enfin que nous n'aurons pas la formation adéquate.

Or, le service des libertés et de la détention est un service de la crise et de l'urgence, qui requiert technicité, compétence, disponibilité et maturité. C'est un service qui demande des capacités professionnelles qui ne s'inventent pas, un service qui nous interdit le droit à l'erreur.

La fonction de JLD est une fonction solitaire et réductrice. La permanence des JLD nous impose de statuer le jour même, dans l'urgence, sans pouvoir avoir recours, ni à la collégialité, ni à un débat différé, et en étant totalement dépendants des autres pour notre saisine. Sachez que ma collègue de Créteil vendredi a fini à 1 heure 30 du matin en ayant démarré à 19 heures et que je considère que j'ai terminé tôt lundi : à 21 heures.

Nous sommes saisis pour les affaires les plus graves. À Créteil, ces quinze derniers jours, nous avons eu des trafics de stupéfiants, des viols aggravés, des vols à main armée, des meurtres. Nous sont présentés des individus qui représentent toutes les facettes de la société, et nous ne savons rien d'eux. Ce n'est pas en garde à vue, ce n'est pas devant le magistrat instructeur que l'avocat de permanence a le temps de recueillir tous les éléments de personnalité suffisants, et encore moins nous, JLD, qui arrivons en bout de course. Sachez qu'à ce moment-là, nous devons trancher entre deux intérêts, celui de la personne qui nous est présentée, au nom de la présomption d'innocence et du principe de liberté, et celui de la protection de la société et de la victime.

Au cœur de ce débat fondamental, nous allons prendre une décision humainement pauvre, rapide, en catimini, car la personne en question, nous la verrons une fois, voire deux, et nous ne verrons jamais la victime. Or, le choc que l'on impose à la personne quand on lui dit qu'on la place en détention provisoire est immense, les réactions peuvent être différentes, certains pleurent, d'autres font des malaises, et pour nous, c'est un fardeau extrêmement lourd à porter. Le soir, je suis accablée.

Pourtant, là encore, aucun suivi humain ne nous est permis. Le code de procédure pénale prévoit, pour les visites des établissements pénitentiaires, que le président de la chambre de l'instruction, le juge d'instruction, le juge des enfants, le parquet, peuvent se rendre en prison voir les détenus et prendre des mesures. Rien n'est prévu pour les JLD, alors que ce sont eux qui placent en détention. C'est nous qui prolongeons la détention !

Quel peut être notre suivi ? Ce sont les demandes de mise en liberté, les prolongations de détention provisoire. Là encore, au gré de la carte judiciaire, les pratiques sont différentes. Des JLD suivent leurs dossiers, d'autres non parce que les dossiers sont affectés de manière aléatoire, en fonction de la permanence du jour.

Cet aléa se retrouve très souvent dans le greffe. Le greffier du JLD souffre d'un déficit de reconnaissance alors que le greffier de l'instruction sera reconnu et aura la prime qui va avec.

De même, l'appréhension des dossiers offre des lectures différentes. J'ai entendu des JLD dire devant votre commission ne pas aborder le fond des dossiers, mais il y a aussi des JLD interventionnistes qui abordent le fond des dossiers. Quand nous sommes saisis, nous relisons le dossier à fond, nous faisons un rapport des faits qui aboutissent aux indices graves et concordants ; la question des critères du placement en détention provisoire va alors de soi. Sachez que, pour nous, la notion d'ordre public intervient de façon surabondante, mais que ce n'est pas elle qui conduit à placer en détention provisoire. Il peut arriver néanmoins qu'il soit utile - un homme tue son épouse, crime passionnel, en plein restaurant, les témoins sont là, il reconnaît, le juge d'instruction va nous le présenter pour placement en détention provisoire, et nous allons l'incarcérer sur la base du trouble à l'ordre public, même s'il a un travail, un domicile, et pas de casier judiciaire.

Nous sommes, par ailleurs, un accélérateur du calendrier de la procédure afin d'éviter que les personnes ne croupissent en prison comme dans les oubliettes, ou qu'un dossier ne dorme.

Soit le JLD est supprimé et l'on revient à la situation antérieure, soit vous transformez l'essai et vous donnez vraiment au juge des libertés et de la détention les moyens de travailler en créant une chambre de la liberté et des détentions dans les juridictions, qui nous permette de statuer sur toutes les mesures coercitives y compris sur les demandes de mise en liberté, qui nous permette de suivre le sort des détenus provisoires en prison, et en créant un tribunal collégial de la liberté et de la détention qui statue sur la détention provisoire.

Mme Dominique LEGRAND : Vous aurez tous compris que nous ne nous reconnaissions pas dans l'image du juge technicien, arrogant, insensible, véhiculée ces temps derniers. J'ai choisi ce métier pour être utile. Je ne me sens pas étrangère à ceux que je juge.

Vos débats se sont focalisés sur le juge d'instruction, dont on a stigmatisé la solitude, les pouvoirs, la partialité, les dérives. J'ai pratiqué ce métier pendant huit ans, et enseigné ensuite pendant quatre ans à l'ENM.

En réalité, l'instruction ne concerne que 5 % des procédures pénales. Je suis actuellement vice-présidente d'une chambre correctionnelle. 500 000 personnes sont poursuivies chaque année devant les chambres correctionnelles des tribunaux de grande instance. La majorité d'entre elles comparaîtront devant un juge unique, ce qui ne semble déranger personne. Sachez que ce juge unique peut tout de même prononcer des peines de cinq ans d'emprisonnement. Sachez aussi qu'un tiers des entrants en prison y sont envoyés en vertu d'une condamnation dans le cadre d'une comparution immédiate, c'est-à-dire une voie procédurale qui privilégie la réponse judiciaire immédiate. La justice au quotidien connaît d'autres dérives ; vous aurez à dire si ce sont des dérives, ou si c'est un choix.

Parce que je juge en votre nom, je voudrais vous dire le quotidien de mon métier, et vous direz ensuite si c'est une justice de qualité, et si c'est celle-là que vous voulez.

J'ai cru, en accédant à la présidence de correctionnelle, accéder à l'impartialité dans toute sa splendeur, et à la collégialité dont je pensais qu'elle allait enrichir les débats et approfondir la réflexion. Mes espoirs ont été vite déçus par le principe de réalité, car l'audience correctionnelle, c'est dix à trente dossiers par audience, deux à trois fois par semaine, ce qui veut dire qu'il faut prendre connaissance la veille d'une pile de dossiers qui peut être haute, et de dossiers qui peuvent être complexes. C'est ensuite siéger de 14 heures à 21 heures en moyenne, mais des collègues m'ont dit siéger régulièrement jusqu'à 23 heures, et davantage. Vous le savez, les audiences nocturnes, ce sont de petits Outreau en puissance.

Concrètement, l'audience correctionnelle, c'est, le lendemain du jour où l'on a siégé jusqu'à 21 heures, voire 23 heures, recommencer, préparer les autres audiences, et rédiger pendant le week-end.

Préparer une audience, c'est évaluer d'un œil inquiet la hauteur de la pile à 8 heures 30 du matin, en n'étant pas sûr de l'avoir terminée pour 14 heures, c'est n'avoir aucune capacité d'anticiper les problèmes juridiques - nous n'avons pas d'assistants de justice. C'est ne jamais - ou si peu - pouvoir regarder les enregistrements vidéo des mineurs victimes dans les dossiers d'abus sexuels, ou alors c'est les emporter chez soi, c'est pester contre les dossiers mal ficelés, c'est regretter que l'on n'ait pas fait telle vérification. Ma collègue vous a dit dans quelles conditions on travaille au parquet : ce sont ces dossiers que nous récupérons ensuite. C'est regretter que tel témoin n'ait pas été entendu, telle vérification faite, c'est penser au supplément d'information, et puis immédiatement l'exclure car on sait que, de toutes façons, c'est nous qui allons le faire, et que cela ne fera qu'aggraver le retard.

M. Robert Badinter, dans sa Lettre ouverte à un jeune juge, a écrit : « Si vous êtes entendus à la commission, dites-leur votre quotidien, les problèmes pratiques que vous rencontrez ». Eh bien, ma foi, un juge plus très jeune peut en parler aussi, car il rencontre les mêmes.

Préparer l'audience correctionnelle, c'est essayer de s'y retrouver dans un dossier qui peut faire deux ou trois tomes, qui a été « instruit » par le parquet, c'est-à-dire qu'on y a fourré pêle-mêle un certain nombre de procédures de police ou de gendarmerie qui concernaient la même personne, c'est photocopier tout seul les pièces importantes parce qu'on n'ose pas toujours demander au greffier, qui est surchargé, et qui n'est pas beaucoup payé.

C'est découper des post-it pour repérer les pages importantes parce que les marque-pages, c'est trop cher.

Passons à l'audience. Elle a un intérêt formidable quand elle se déroule relativement peu de temps après les faits, mais souvent on juge en limite de prescription, et quand on juge tard, les personnes ne sont pas là, non plus que les victimes qui ont déménagé. Et quand ils sont là, on juge, pour un tiers des affaires, des faits vieux de plus de trois ans. Le délai raisonnable, en correctionnelle, c'est tous les jours qu'il est dépassé !

L'audience devrait être un temps d'écoute et de parole. L'audience, c'est demander à un prévenu, après avoir fait un résumé objectif parce que les assesseurs n'ont pas eu le temps de lire le dossier - ils n'ont pas choisi d'être là, ils tournent - sa version. On aimerait aller au-delà, lui demander ses mobiles, essayer de provoquer une réflexion, un retour sur soi-même, donner un petit coup de pouce en faveur d'un changement, car un juge, ce n'est pas seulement quelqu'un qui intervient à un moment donné dans un dossier. Le but d'un juge, à terme, c'est toujours de rendre à la société un citoyen un peu plus solide et un peu plus responsable. On n'a pas toujours le temps de le faire.

C'est encore donner du temps aux victimes, car il faut aussi leur donner la parole, même si ce sont des enfants.

C'est permettre que s'instaure à l'audience un dialogue.

Je voudrais terminer sur le problème de l'impartialité. Pour être un juge impartial, il faut être serein. L'impartialité, après 20 heures, c'est plus difficile. L'impartialité, c'est une exigence, un combat contre soi-même, contre ses préjugés, contre ses tentations répressives ou compassionnelles. Mais je sais que vous l'avez éprouvé, car vous avez pu vous rendre compte qu'on était tout de suite plus proche d'une victime que de l'avocat de Myriam Badaoui.

L'impartialité s'accommode assez mal de nos conditions de travail.

J'aurais voulu aussi vous parler du délibéré. C'est un moment formidable dans la collégialité car c'est la confrontation des points de vue, c'est éviter l'arbitraire, mais le juge de proximité en délibéré, ce n'est pas toujours l'idéal, car c'est un juriste dont les études sont parfois assez lointaines, c'est un juriste qui a suivi à l'ENM le module « devenez juge en huit jours ». Or, je crois qu'être juge, ça ne s'improvise pas. C'est tous les jours qu'on apprend à être juge.

Je vous parlerai des délibérés du quotidien, ceux qu'on rend en fin d'audience quand on arrive malgré tout à examiner l'acte, la personne, l'éventail des peines, à se dire qu'il aurait besoin de soins et d'un sursis avec mise à l'épreuve, à se dire : « Allez, il est jeune, il a déjà fait des bêtises, mais on va tenter un TIG car la prison, je ne vous fais pas de dessin ». Mais parfois, le législateur ne nous laisse pas le choix. La personne poursuivie n'a plus droit au sursis parce que vous ne l'avez pas voulu, alors même qu'elle a changé, et qu'il nous semble que ce serait possible.

La dernière loi de décembre 2005 va encore limiter le choix du juge. Chaque fois qu'une peine est automatique, elle contrarie le principe de personnalité des peines.

Je ne vous parlerai pas des 60 % d'audiences où le délibéré, c'est avec soi-même, et où l'on n'a personne pour vous prévenir qu'on risque de se tromper.

Quand on rentre le soir, qu'on est fatigué mais pas complètement mécontent de ce qu'on a fait, si on est content, c'est parce qu'on se voile la face et qu'on ne veut pas réfléchir à ce qui va se passer après. Après, le juge de l'application des peines est complètement encombré, le TIG, le sursis avec mise à l'épreuve qu'on a prononcé ne sera pas exécuté avant un délai de plusieurs mois, parce que les courtes peines ne sont pas exécutées, parce que le Trésor lui-même ne récolte que 25 % de ses amendes, et que pour le reste, il arrive que des délais de grâce ou des lois d'amnistie fassent qu'on travaille dans un certain nombre de cas pour rien ou si peu.

Je ne vous parlerai pas non plus de la motivation des décisions de justice, qui est tout de même une garantie contre l'arbitraire. Eh bien, il n'y en a pas : c'est un imprimé type.

La pire des dérives, c'est d'avoir en correctionnelle un dossier d'information - ce n'est pas la majorité, car en général, les dossiers sont instruits par le parquet - et d'être tenté de reprendre, en guise de jugement, l'ordonnance de renvoi du juge d'instruction, voire un copié-collé du réquisitoire définitif du procureur de la République, lui-même largement inspiré du procès-verbal de synthèse de la police ou de la gendarmerie.

Vous le voyez : quand les contre-pouvoirs prévus par ce système, censé être bien fait, en arrivent à se conforter les uns les autres, cela donne aussi Outreau.

Demain, je vais retourner à mes dossiers et à mes justiciables. J'ai choisi d'être juge il y a vingt-cinq ans, j'ai vu des gens extraordinaires, je les ai toujours regardés avec un intérêt et un appétit qui restent intacts. Je pense qu'ils ont eu moins de chance, qu'ils sont nés du mauvais côté ou que, pour une raison ou une autre, ils ont basculé. Je pense qu'il faudrait qu'au quotidien, nous leur rendions une justice digne de ce nom. J'aimerais ne pas avoir à rougir de ce que je fais, parce que le pire, c'est l'insatisfaction perpétuelle, les petits renoncements quotidiens, le sentiment parfois d'avoir trahi un idéal.

M. Jean-Marie FAYOL-NOIRETERRE : Magistrat honoraire, j'ose prendre la parole, même si je ne juge plus depuis juin 2005. J'ai une double pratique professionnelle dont je voudrais témoigner, tout d'abord une pratique juridictionnelle de dix-sept ans de juge des enfants, de quinze années de président d'assises, et une autre pratique d'intervenant occasionnel, mais régulier, à l'ENM, pendant une quinzaine d'années. J'interviens, par ailleurs, depuis trois ans dans la formation continue des présidents d'assises.

Tout d'abord, on entend souvent parler du miracle de l'audience d'assises. Je n'y crois pas. On peut donner quelques explications. La cour d'assises a du temps pour juger. La hiérarchie judiciaire lui donne du temps. Un dossier d'assises dure au minimum deux jours : c'est le respect des 35 heures pour les greffiers et pour les jurés. S'il est correctionnalisé, l'affaire prendra une heure. Ce n'est pas, cependant, une justice de luxe. C'est probablement la présence des citoyens qui fait que l'on a ce temps.

Autre raison : l'oralité des débats. On ne peut juger que sur ce qui est dit, instruit, à l'audience. C'est une instruction contradictoire et publique. Tout le monde est là, l'accusé, sa famille, les plaignants, l'accusateur, leur famille, dans le même temps et le même lieu. C'est souvent la première fois que toutes ces personnes se revoient depuis les faits. Ces personnes parlent devant les jurés, qui sont des gens comme eux, pas des professionnels. C'est peut-être cela qui libère les paroles et participe du miracle.

J'en tire une proposition. Pourquoi ne pas mettre du contradictoire dans l'instruction ? Le juge d'instruction fait des investigations. Il faut accroître les droits de la défense, il faut qu'il y ait un moment pour débattre si ces investigations sont suffisantes et si les charges sont suffisantes ou non. Aussi, faisant passer ce miracle des assises à l'instruction, faudrait-il discuter des éléments de charge au cours d'une audience contradictoire. S'ils sont insuffisants, les motifs du non-lieu seront débattus et communiqués au plaignant. S'ils sont suffisants, chacun pourra d'autant mieux préparer l'audience de jugement, de manière encore plus contradictoire.

J'en viens à la pratique d'intervenants occasionnels à l'ENM. Les juges sont confrontés à des dossiers judiciaires qui traitent toujours de dysfonctionnements graves de personnes par rapport à la loi. Les jurés sont touchés en plein cœur par les faits qu'ils doivent juger, par les enfants, par des souffrances qu'ils n'imaginent pas, ce qui peut même les conduire parfois à une aversion pour les accusés. Cette souffrance des juges, des jurés, vous l'avez sans doute ressentie en entendant dans cette salle la souffrance des acquittés, car nous avons tous été touchés au cœur à ce moment-là. Comment parfaire la formation de la personne du juge jugeant ? Il y a deux jours, une auditrice à l'ENM, après une intervention, me demandait comment écarter ses émotions pour décider au plus juste. Écarter les émotions, ou faire avec ? Il existe des groupes de parole, tant en formation initiale qu'en formation continue, avec un nombre de participants limité, sur deux ou quatre jours de travail, avec un magistrat, et un psychologue ou une personne spécialisée dans l'analyse de situations, présente pour faire sentir - plus que comprendre - que toute rencontre judiciaire est une relation entre deux personnes qui ont des histoires complexes et des rapports de pouvoir complexes. Il ne s'agit pas de donner des modèles, mais simplement de permettre qu'existent des lieux où l'on peut dire où sont nos aversions, nos attirances inconscientes quand on reçoit un enfant violé ou une personne soupçonnée de ces faits, de parler d'angoisse, de sensibilité au discours ambiant, d'émotions qui surgissent quand on s'y attend le moins, et de les repérer. Ces groupes de parole nécessitent qu'il y ait aussi des cours de psychologie et de psychiatrie. Nous sommes dans un pays où il faut que l'ENM complète ce qui n'est pas fait dans les facultés de droit, puisqu'en France, la criminologie, la sociologie, la psychologie sont enseignées, contrairement à d'autres pays européens, à l'extérieur des facultés de droit.

Je conclurai par le problème dramatique de la détention provisoire. Le président d'assises est à l'origine, souvent, d'une prolongation de cette détention. Le délai est d'une année pour les détenus ; il est trop long pour les accusés. Peut-être pourrions-nous appliquer le principe de la liberté. En quinze années d'assises, je n'ai pu juger que deux accusés non comparants : le premier était parti à l'étranger, le second s'était évadé, détenu, la veille de l'audience.

Cette souffrance des acquittés nous oblige tous à penser à l'incarcération provisoire.

Mme Vanessa LEPEU : Je suis sortie de l'École de la magistrature il y a six mois. J'ai donc choisi cette fonction de juge d'instruction à l'âge de vingt-cinq ans.

Je n'évoquerai que les problèmes que j'ai rencontrés dans ce choix.

S'agissant de la formation, lorsqu'on choisit l'instruction à la sortie de l'École, on bénéficie de cinq mois de formation spécifique - un mois théorique et quatre mois de stages - alors que, lorsqu'il fait ce choix après avoir exercé une autre fonction, le magistrat ne bénéficie que d'une semaine pour s'adapter à cette nouvelle fonction.

En ce qui concerne la formation théorique, j'en ai retiré les aspects techniques, le savoir-faire indispensable à tout magistrat, mais ce qui m'a le plus marquée, ce sont tous les enseignements regroupés sous le terme de savoir-faire, les principes généraux de la procédure, tout ce qui relève de l'humain, car c'est ce savoir-là qui nous est utile quand, chaque jour, nous nous posons des questions.

Ma période de stage s'est très bien passée, mais son organisation dépend complètement de la juridiction à laquelle le magistrat stagiaire est affecté. Dans les petites juridictions, où il n'y a bien souvent qu'un ou deux juges d'instruction, le magistrat stagiaire ne pourra effectuer son stage qu'auprès de ces magistrats, sans que l'on prenne du tout en compte leurs compétences pédagogiques ni leur volonté de transmettre leur savoir. À titre d'exemple, j'ai moi-même été maître de stage de deux auditrices au bout d'un an et demi d'expérience de juge d'instruction. J'ai essayé de faire de mon mieux, mais je doute de leur avoir apporté le recul, l'analyse qu'elles étaient en droit d'attendre d'un maître de stage.

Par ailleurs, quand on arrive en poste, il n'y a pas non plus de temps prévu pour prendre connaissance de l'ensemble des dossiers. Le nombre de dossiers peut varier en fonction des cabinets. En ce qui me concerne, j'en avais une centaine. Dès le premier jour, on est assailli par le quotidien, par l'urgence, par des demandes d'actes, de mise en liberté, encadrées par des délais très stricts, on est assailli par des coups de téléphone, par des enquêteurs, par des avocats, alors que la lecture d'un dossier nécessite une disponibilité intellectuelle très grande. Il ne s'agit pas juste de le lire, mais de comprendre comment l'affaire est née, de comprendre les choix procéduraux ou tactiques.

Aujourd'hui, cela fait un peu plus de six mois que je suis dans mon cabinet, mais il y a une petite dizaine de dossiers que je n'ai toujours pas ouverts.

Je ressens un manque de savoir-faire ou de formation, en premier lieu sur les nouvelles fonctions qu'on exige de nous depuis la LOLF. Je n'ai pas de formation en termes de prévision budgétaire ni de gestion. On me demande de gérer une enveloppe dont je ne connais pas le montant.

Je ressens un manque aussi en ce qui concerne le savoir-faire des fonctions que j'exerce de manière secondaire, le week-end et pendant les vacances, à savoir juge des enfants et juge d'application des peines. Je manque de savoir-faire pour ces fonctions. Pourtant, je suis amenée à prendre des décisions graves.

Pour ce qui est de l'institution judiciaire, j'ai été très surprise de constater qu'elle reposait essentiellement sur la bonne volonté des gens qui la composent, et sur les initiatives personnelles.

Mon collègue évoquait des lieux de parole ; j'évoquerai l'absence de lieu de partage et de confrontation en ce qui concerne nos pratiques. Nous sommes amenés très vite à choisir des pratiques, à nous positionner, mais si j'ai fait ces choix, je n'ai pas encore eu l'occasion de les confronter à ceux d'autres collègues. Ce n'est qu'au bout de dix-huit mois d'ancienneté que je pourrai avoir ce débat dans un cadre institutionnel. Il me reste encore douze mois à attendre. Douze mois, c'est long. On peut faire bien des erreurs en douze mois.

Enfin, j'en viens au manque de temps. J'ai cent dossiers à gérer. Je manque de temps pour réfléchir aux plusieurs dizaines de décisions que je suis amenée à prendre chaque jour. Réfléchir à ces décisions, douter, se poser des questions sur leurs conséquences, cela demande du temps et du calme, dont nous ne disposons pas. Du temps aussi pour expliquer les décisions aux personnes concernées. Il ne suffit pas de prendre une bonne décision, encore faut-il qu'elle soit comprise par les justiciables.

Je manque encore de temps pour prendre connaissance des nouvelles lois qui nous arrivent régulièrement. Si je me tiens informée des réformes qui concernent l'instruction, je serais bien en peine de dire quoi que ce soit des nouvelles procédures de divorce ou de redressement des particuliers, alors que je serai peut-être amenée à être juge aux affaires familiales ou juge d'instance.

J'espère que je ne vous ai pas non plus dressé un tableau trop sombre de ce que je vis. Si j'avais plus de temps, je vous aurais dit à quel point mon métier me passionne, à quel point tout cela marche tout de même, à quel point, depuis septembre, je n'ai pas regretté une seule journée, une seule heure, d'avoir fait ce choix. Cela ne m'empêche pas de penser que notre démocratie mérite une justice de meilleure qualité, dotée de meilleurs moyens, et surtout une institution consciente qu'elle est composée d'hommes et de femmes, que ces hommes et ces femmes sont faillibles et que notre institution doit se doter des moyens de détecter nos défaillances et d'y remédier.

Mme Simone GABORIAU : Nous venons de vivre un moment rare, trop rare, de dialogue, qui va se poursuivre par vos questions, avec le législateur. Nous ne sommes plus du tout consultés sur les projets de loi. Une ordonnance vient ainsi de bouleverser complètement le droit des sûretés, mais nous n'en avons pris connaissance que par le JO.

Nous pensons que grâce à ce dialogue, s'il était institué, nous pourrions donner du sens, de l'effectivité aux lois que vous votez. Nous attendons de vous des messages clairs, des orientations claires, que nous soyons capables d'appliquer. Il paraît indispensable qu'existe un lieu de consultation des magistrats avant toute mise en place de réforme. La Cour de cassation pourrait être le pilote de cette démarche à moins que l'on estime préférable de créer, au sein de la chancellerie, un Conseil des réformes.

La justice est aujourd'hui en état de cessation de paiements, les jurés ne sont pas payés, les experts ne sont pas payés. Nous ne voulons pas nous cacher derrière le manque de moyens pour fuir nos responsabilités, mais nous attendons que vous preniez enfin conscience que la justice a besoin de moyens adaptés. Nous souhaitons que vous nous permettiez de définir quels sont les besoins de la justice, afin qu'on ait une perspective, un agenda politique.

Nous partageons avec vous le souci d'une justice sereine. Nous aimerions pouvoir juger dans le calme, la sérénité, que l'on nous permette de prendre du recul et de rendre une justice dans laquelle les citoyens se reconnaissent. Les affaires judiciaires doivent être traitées, dans le respect d'une obligation de réserve sur le fond, sur la culpabilité de X ou Y, sur les intentions et les mobiles de X ou Y... bref dans le respect de la présomption d'innocence et dans le respect de l'objectivité du jugement à venir.

M. le Président : Nous nous félicitons d'avoir pris la décision de vous entendre. Cette décision n'allait pas forcément de soi, comme vous le savez. Nous avons apprécié la richesse de vos interventions.

M. Guy LENGAGNE : Cette audition a été pour moi très roborative, très intéressante. Nous sommes des élus nationaux, mais beaucoup d'entre nous sont aussi élus locaux, ou l'ont été, et si, de ce côté, nous votons des lois, c'est au niveau de la commune qu'on réalise combien elles sont difficiles à appliquer. Vous avez lancé un cri d'alarme pour que l'on arrête de voter des lois : beaucoup d'élus locaux partagent votre avis.

J'ai été maire de Boulogne-sur-Mer pendant vingt ans. L'image de la justice est très écornée dans l'agglomération. Hier, vous avez sans doute entendu parler d'une manifestation. Il y en a eu une chez moi qui a réuni beaucoup de gens, et le hasard a fait que je me suis retrouvé à défiler entre M. Dominique Wiel et le président de son comité de soutien, et nous avons longuement parlé. La blessure de toute l'agglomération est restée très vive. En tant qu'élu de cette agglomération, je souhaiterais que son image soit redorée, car on parle actuellement d'une autre affaire d'Outreau !

Madame Caron-Déglise, vous avez évoqué, en parlant du civil, le fait qu'il y avait une très grande injustice, selon que l'on avait les moyens de se payer un bon avocat ou non. Au pénal, c'est la même chose. Les acquittés nous ont expliqué que certains n'avaient pas vu d'avocat pendant longtemps. Que peut-on faire pour y remédier ?

Mme Anne CARON-DEGLISE : C'est une excellente question, qui se pose différemment en matière civile et en matière pénale. En matière civile, le positionnement du juge est difficile, car, procéduralement, nous ne pouvons pas toujours soulever des moyens de droit qui pourraient faire aboutir une affaire et la faire juger dans de bonnes conditions. Dans ce cas-là, la partie qui a un avocat - je pense en particulier aux affaires de crédit à la consommation - et soulève un certain nombre de moyens, sera avantagée par rapport à celle qui est seule, sans aide juridictionnelle, avec une mauvaise connaissance du système judiciaire, et incapable d'avancer les bons arguments que seul le juge pourra avancer. Nous demandons à pouvoir, au civil, avancer nous-mêmes des arguments pour que le débat soit serein et équilibré.

S'agissant du pénal, je laisserai d'autres collègues répondre.

M. Gilles STRAEHLI : C'est en effet une de nos grandes préoccupations. Il y a une ligne rouge pour les juges. S'ils constatent une défaillance de la défense, ils n'ont pas le droit, en principe, d'y suppléer. Comment y remédier ? N'y aurait-il pas ingérence de la part du juge à interpeller l'avocat, le bâtonnier ? Il faudra y réfléchir, mais d'ores et déjà, je crois qu'on peut travailler dans le domaine de la responsabilisation. Il faudrait des temps de procédure, où chaque acteur puisse se positionner. Je rejoins la proposition de M. Fayol-Noireterre d'un débat contradictoire en fin d'information, ou celle de la commission Viout d'un moment de la procédure où tout le monde serait obligé d'examiner à fond le dossier.

En ce qui concerne l'organisation interne du barreau, je rappelle simplement que le rapport Delmas-Marty avait déjà posé la question : comment assurer la présence de la défense dès lors qu'elle aurait un rôle majeur ?

Mme Simone GABORIAU : C'est une question essentielle, qui traverse le civil comme le pénal, car tous les jours, et sans jeter l'anathème sur la profession d'avocat, nous constatons que des défenses mieux assurées permettraient une meilleure justice. Je crois que nous avons besoin de mieux partager nos cultures entre magistrats et avocats. C'est justement dans ces moments de rencontre que l'on pourrait évoquer des questions comme celles de la défense pénale, de la défense civile, que l'on pourrait intelligemment avancer sur ces questions, car il est évident que les barreaux en tant que tels ne sont pas responsables de défaillances dans tel ou tel dossier. Si l'on permet des moments d'échanges sur ces questions, et si périodiquement des réunions se tiennent entre magistrats et avocats, peut-être pourrons-nous avancer.

M. le Président : Peut-être en imaginant aussi un tronc commun dans la formation des uns et des autres, en imaginant qu'avant d'être magistrat, on doive obligatoirement être avocat pendant quelques années, comme dans certains pays étrangers ?

Mme Simone GABORIAU : Nous sommes fondamentalement favorables au maintien de l'École nationale de la magistrature, créée par Michel Debré dans un esprit d'ouverture de l'accès à la fonction de magistrat. Nombre de magistrats, dont je suis, ne seraient pas magistrats si une école républicaine, par le concours et le mérite, ne leur avait permis d'accéder à cette fonction. Ceux qui ne bénéficiaient pas de la notabilité des parents, ceux qui n'avaient pas la culture juridique ou judiciaire étaient bloqués. Peut-être faut-il améliorer le fonctionnement de cette école, créer des passerelles avec le barreau, mais n'oublions pas que la plupart des jeunes démocraties qui essaient de mettre en place des justices indépendantes ont choisi le système de l'école. Le système est sûrement perfectible, mais il ne faut pas avoir à l'esprit l'idée que l'ENM forme une magistrature technicienne et froide. Il faut sans doute plus d'ouverture, par exemple par des stages, notamment dans des associations, pour ne pas perdre de vue la réalité sociale.

M. le Président : Je visais surtout la nécessité de bien se pénétrer de l'importance des droits de la défense et de la difficulté de les assurer. Les stages à l'ENM sont de plus en plus nombreux, mais sont très courts. J'ajoute que personne ne souhaite autour de cette table supprimer l'ENM.

M. Jean-Marie FAYOL-NOIRETERRE : Il ne faudrait pas être tenté de résoudre le problème de l'âge des magistrats, soulevé un temps, au moment de leur entrée en fonction, par un allongement de la durée de la formation. Je me demande si certains n'auraient pas cette idée.

M. le Président : Justement, je l'ai.

M. Jean-Marie FAYOL-NOIRETERRE : Je rejoins ce qu'a dit M. Straehli sur l'intérêt d'entrer jeune dans la magistrature. Un corps de notre administration, comme le corps médical, doit profiter des compétences, des qualités, d'un certain nombre de personnes. Qu'il faille parfaire la formation, bien sûr. Prolonger un stage ou mettre en place des formations communes, pourquoi pas, mais il faut tout de même conserver la distinction des rôles et des fonctions à partir de la formation.

Mme Vanessa LEPEU : Le stage en cabinet d'avocat est le plus long que l'auditeur accomplisse dans le cadre de sa formation générale, à savoir deux mois.

M. le Président : Ce qui montre la brièveté des autres.

Mme Vanessa LEPEU : Il est vrai que nous devons prendre conscience de l'importance des droits de la défense et de la difficulté de les assurer, mais peut-être les avocats devraient-ils aussi venir dans les palais - les stages au palais ne sont pas obligatoires.

Je suis vraiment favorable à des modules communs à l'École, mais nous ne faisons pas le même métier. Pourquoi, pendant qu'on y est, ne pas demander aussi au juge d'avoir deux ans d'études en psychologie, d'avoir fait deux ans au greffe, au parquet, avant de devenir magistrat à l'âge de 75 ans ?

M. le Président : Vous voyez, Monsieur Straehli, que lorsqu'on est très jeune, on est un peu excessif...

Mme Françoise BARBIER-CHASSAING : En 1985, j'ai eu le CAPA au barreau de Paris, et j'ai bénéficié pendant un an de la formation de l'école du barreau de Paris. J'ai obtenu le concours d'entrée à l'ENM en décembre 1985, et j'ai intégré l'ENM en janvier 1986. Cette année au barreau de Paris m'a permis de découvrir de près le justiciable, du point de vue de l'avocat. Pendant un an, j'ai tout fait dans ce cabinet d'avocat, depuis des tâches de secrétariat jusqu'à aller porter des plis au palais.

Quand je suis entrée à l'ENM, je savais rédiger des conclusions, je savais ce qu'était une prison, une garde à vue, mais il est vrai aussi que ce n'est pas le même métier. La formation des avocats est régionale - ils s'interrogent d'ailleurs sur leur formation - tandis que l'ENM dispense une formation à l'échelle nationale. La sélectivité est donc différente.

Faudrait-il avoir régionalement des formations communes entre les magistrats et les avocats ? Pourquoi pas, mais dans ce cas pourquoi ne pas les envisager au niveau des instituts d'études judiciaires ? Par ailleurs, n'oublions pas qu'il y a des jeunes qui veulent travailler. En 1985, je voulais travailler car mes parents n'allaient pas subvenir à mes besoins jusqu'à mes trente ans !

M. le Président : Dans mon esprit, il serait question de s'inscrire au barreau et d'en vivre pendant quelques années, avant de devenir magistrat. Loin de moi l'idée de remettre en cause le principe du concours républicain, mais je pense que le recrutement sociologique de l'ENM n'est pas assez diversifié. J'ai demandé des statistiques au directeur de l'école, car il me semble que ce recrutement est très restreint, ne serait-ce qu'en fonction des études antérieures - Sciences Po Paris, Sciences Po Bordeaux, Paris-II.

Madame Lepeu, vous m'avez un peu rassuré en reconnaissant avoir des interrogations, des doutes sur vos aptitudes. Vous êtes juge d'application des peines, juge des enfants, juge d'instruction, et je m'étonne que vous ayez manifesté des doutes sur vos aptitudes à exercer les deux premières fonctions, mais pas sur celle de juge d'instruction. Vous m'avez rappelé cette jeune auditrice que j'ai rencontrée à Bordeaux lundi, qui a vingt-six ans, part à l'instruction dans les prochains jours, et qui m'a assuré d'un ton très affirmatif qu'elle se sentait parfaitement prête à assumer cette fonction.

Mme Vanessa LEPEU : Des doutes, j'en ai tous les jours, tous les soirs. Quand j'ai choisi ce poste, je ne me doutais pas que cette commission allait être créée. Je peux vous dire que c'est difficile de se rendre tous les jours au travail alors qu'on est juge d'instruction, et qu'on a vingt-cinq ans, quand on entend les journalistes dire que nous sommes sûrs de nous, irresponsables, hautains. C'est terrible. Tous les jours, je me demande si je fais bien mon travail.

M. Phlippe HOUILLON, rapporteur : À cause de la commission ?

Mme Vanessa LEPEU : Non, mais elle a accentué le phénomène, sans parler du poids médiatique. Tous les jours, je me pose la question, mais je suis entourée de collègues à qui je peux parler. Je ne me sens pas seule.

M. le Rapporteur : Vous nous avez dit que vous n'aviez pas encore eu le temps matériel de lire un certain nombre de dossiers. Je suppose évidemment que ces dossiers ne concernent pas des détenus... De quels types de dossier s'agit-il ? De dossiers sur plainte avec constitution de partie civile ?

Mme Vanessa LEPEU : Pas forcément. Bien entendu, j'ai lu en priorité les dossiers qui concernaient des personnes détenues.

Mme Simone GABORIAU : J'ai trente-cinq ans de métier. J'ai encore des doutes sur ma compétence. Le doute nous habite jusqu'à notre retraite. M. Fayol-Noireterre nous a montré qu'il était encore habité par le doute, mais aussi par la richesse de l'expérience.

S'agissant de l'ENM, j'ai conscience qu'il y a un problème du fait que beaucoup d'étudiants doivent recourir à des formations privées qui coûtent très cher. Il serait important d'accentuer la diversité du recrutement. C'est la question des IEJ et de l'enseignement du droit qui est en cause.

Votre proposition de commencer par être avocat existe dans d'autres pays, mais ce n'est pas le remède miracle - il n'a en tout cas pas empêché une crise de la justice en Belgique.

Il ne faut pas opposer ces formations, mais créer beaucoup plus de temps partagé de formation, que ce soit en formation initiale ou en formation continue, sur laquelle j'insiste particulièrement.

M. le Président : Certains voudraient même la rendre obligatoire.

M. Jacques FLOCH : Il ressort de vos exposés liminaires l'absence, somme toute, de travail d'équipe. Vous ne semblez pas vous parler dans les tribunaux. Existe-t-il un travail d'équipe au sein du tribunal ? Tous les magistrats que nous avons entendus nous ont parlé de leur propre aventure personnelle, mais jamais de ce qu'ils ont vécu en tant que membres d'une équipe du tribunal. Comment faites-vous pour que le système fonctionne un peu - même si vous avez montré qu'il fonctionnait mal - en travaillant seul ?

Madame Lepeu, vous avez dit que vous rencontriez vos collègues, mais leur parlez-vous de vos dossiers ?

Mme Fabienne NICOLAS : Statutairement, un juge d'instruction a ses propres dossiers.

M. Jacques FLOCH : Faites abstraction du statut. Nous aussi, en tant que parlementaires, nous sommes élus d'une circonscription et pourrions travailler tout seuls.

Mme Fabienne NICOLAS : Selon le code de procédure pénale, chaque dossier est attribué à un juge d'instruction. La co-saisine est possible dans un certain nombre de cas, mais le problème reste la charge de travail. J'ai une centaine de dossiers dans mon cabinet. Mon collègue aussi. Cela étant, cela ne veut pas dire que nous n'échangeons pas, que nous ne parlons pas de dossiers difficiles. Là est d'ailleurs tout le problème de l'isolement dans les petites juridictions.

Quant au traitement même du dossier, il relève de la responsabilité du juge qui s'en charge, et qui ne peut pas se cacher derrière une équipe. Mais nous pouvons toujours parler de nos interrogations sur une procédure, à condition de ne pas être isolé dans un petit tribunal.

M. Jacques FLOCH : Je vous parle relations humaines. Vous me répondez procédure.

Mme Dominique LEGRAND : On a, en effet, une part de responsabilité sur cette question. Nous sommes certainement individualistes, nous avons pris des habitudes de fonctionnement, sans parler de la logique de rendement qui s'est instaurée en juridiction et qui ne laisse plus beaucoup de temps à la discussion.

À un moment, j'ai voulu introduire mon propos en vous remerciant de nous avoir permis de nous rencontrer et d'échanger sur nos métiers. Nous aimerions le faire, mais c'est très difficile au quotidien. Nous sommes évalués sur notre rendement, et non sur le temps que nous avons passé à écouter, à expliquer. J'ai connu à Rennes un procureur qui disait avec cynisme et amertume que tout temps passé à travailler et à échanger avec les collègues était du temps perdu pour la carrière. Nous sommes nombreux à le regretter.

Il nous reste la formation continue. Nous avons ainsi réussi à créer à Rennes une cellule de réflexion, qui regroupe des médecins, des personnes des services sociaux, des magistrats, des policiers, sur le thème de l'enfance maltraitée et de l'abus sexuel. Nous prenons pour cela sur notre temps personnel, le soir, une fois tous les deux mois. Ce n'est ni reconnu, ni valorisé par l'institution.

Quant aux échanges, les auditeurs sont recrutés sur un mode très contestable, très élitiste, en fonction d'une mécanique intellectuelle qui ne garantit en rien de bonnes aptitudes à juger. Ce sont des enfants de bourgeois, les vôtres, les nôtres, ce qui ne veut pas dire qu'ils soient pires que les autres. Je ne les ai jamais vus arrogants ni insensibles. Au contraire, je les ai vus déstabilisés par le métier qu'on leur décrivait, et pleins d'interrogations. Aujourd'hui, quand ils commencent leur fonction, ils téléphonent à leur ancien maître de conférences pour lui faire part de leurs doutes. C'était peut-être pour se convaincre elle-même que cette jeune auditrice vous a répondu de manière aussi péremptoire...

M. le Président : Je ne pense pas.

Mme Dominique LEGRAND : En même temps, il est vrai que certaines fonctions attirent un certain type de personnalité, ce qui est inévitable, mais il faut pouvoir le repérer, l'amender, le corriger.

Mme Anne CARON-DÉGLISE : Nous ne sommes pas des individualistes même si nous devons, à titre individuel, assumer les responsabilités qui nous incombent. Le travail en partenariat existe au pénal comme au civil. J'ai été juge d'instruction pendant plusieurs années, et j'ai notamment été en charge d'une affaire dans laquelle une personne en avait tué quinze autres. Cette personne a été déclarée irresponsable. Nous avons fait un énorme travail d'équipe avec le barreau, les avocats en charge d'associations de victimes, nous sommes allés dans les mairies pour essayer de comprendre ce qui s'était passé. Le travail d'équipe existe, mais c'est vrai qu'il dépend beaucoup de la bonne volonté des uns et des autres.

Sur le plan civil, les tribunaux d'instance sont des juridictions où nous faisons un travail d'équipe, avec les fonctionnaires de greffes, mais aussi avec les associations de tutelle, les mairies, les préfectures, les conseils généraux. Les juges des enfants aussi travaillent en partenariat.

Je ne peux laisser dire que nous sommes travaillons seuls systématiquement, et que nous n'avons pas conscience de ce qui se passe sur le terrain.

Mme Clarisse TARON : S'il y a des magistrats qui travaillent en équipe, ce sont ceux du parquet. Vous parliez d'un passage obligatoire au barreau : sans prôner un passage obligatoire au parquet, je pense que le parquet est une excellente formation et une excellente école de travail en équipe. Chez nous, on travaille tous portes ouvertes. On échange chaque heure avec les autres collègues pour savoir ce que l'on fait d'une procédure, ce que l'on pense d'une nullité.

Sans doute les magistrats sont-ils individualistes, sans doute aussi ceux du parquet ont-ils vraiment une culture d'équipe qui leur sert dans d'autres fonctions.

M. Guy LENGAGNE : Puis-je préciser que le procureur Gérald Lesigne est le seul procureur qui ait accepté d'organiser des réunions de quartier avec moi, ce qui fut très constructif ?

M. Georges FENECH : J'observe que vous êtes ici sept femmes et deux hommes. Nous qui n'avons pas réussi à instaurer la parité chez nous, nous constatons cette disparité écrasante en faveur des femmes dans la magistrature. Comment l'expliquez-vous ?

Mme Simone GABORIAU : Quand je suis entrée dans la magistrature, nous n'étions que 10 % de femmes, et à peine un tiers dans les recrutements par concours. Aujourd'hui, j'ai essayé de réunir des femmes et des hommes de bonne volonté. Je ne sais pas comment répondre à votre question. Posez-la aux hommes....

M. Jacques FLOCH : Combien y a-t-il de femmes présidentes de cour d'appel ?

Mme Simone GABORIAU : Très peu. Il y a un vrai problème pour les postes de niveau élevé où, on ne sait pas pourquoi, certaines femmes ne sont pas choisies. J'en parle en connaissance de cause.

M. Jean-Marie FAYOL-NOIRETERRE : Il y a trente ans, on ne se posait jamais la question de savoir pourquoi il y avait plus d'hommes que de femmes. La question importante est de savoir si l'acte de juger serait mieux ou moins bien réalisé par des hommes que par des femmes. Comment le peuple français apprécie-t-il d'être jugé par des femmes ou par des hommes ? Le problème est là. Beaucoup de corps se féminisent, la médecine, l'enseignement, le judiciaire aussi. La justice sera-t-elle moins bien rendue parce qu'elle comptera plus de femmes ? Là est la véritable question.

M. Jean-François CHOSSY : Madame Barbier-Chassaing, vous avez dit que le JLD était le service de la crise et de l'urgence, et que c'était une fonction solitaire et réductrice. Comment faire pour qu'un dossier ne s'endorme pas, et qu'une détention provisoire ne se prolonge pas inutilement ? Le JLD a-t-il toujours à sa disposition l'ensemble du dossier ? A-t-il le temps d'en prendre connaissance ? Est-il suffisamment libre à l'égard du juge d'instruction lorsque ce dernier lui transmet le dossier ?

Mme Françoise BARBIER-CHASSAING : Nous sommes totalement libres par rapport au juge d'instruction. Nous sommes des magistrats du siège. Nous avons l'indépendance chevillée au corps. Ce n'est pas parce que mon bureau est au 14e étage et celui du juge d'instruction au 7e qu'il va monter les escaliers pour m'expliquer ce qu'il attend de moi. Cela ne se passe pas du tout ainsi. Au contraire, nous aimerions même avoir des relations avec le parquet, la défense et l'instruction pour discuter de certains dossiers.

Lorsque nous sommes de permanence, c'est vrai que nous travaillons dans l'urgence et seuls. Les juges d'instruction nous envoient le dossier, par exemple à 16 heures. Nous l'étudions en conscience, de la première à la dernière page. Nous descendons à l'audience quand nous sommes prêts, avec notre pauvre greffier qui nous attend. Les avocats n'ont pas forcément eu davantage de temps que nous pour étudier ce dossier. Je prends une décision et tout se passe très vite. Parfois, au vu de la complexité de certains dossiers, j'aurais aimé de la collégialité. J'aimerais parfois discuter, notamment de la personnalité de la personne qui est dans le box et dont je ne connais rien. J'ai beau avoir envie d'ordonner une enquête sociale ou une expertise psychologique, de mon fait il ne se passera rien. Il m'arrive donc de prier en mon for intérieur pour que l'avocat demande un débat différé, mais malheureusement, les avocats n'ont pas forcément le réflexe de le demander, et on se retrouve bloqués.

C'est différent en matière de prolongation de la détention, car à Créteil, lorsqu'on nous saisit pour cela, nous avons le temps de compulser vraiment le dossier. Quand je constate que le juge d'instruction n'a rien fait au cours des quatre mois qui viennent de s'écouler en termes d'actes, je prends mon téléphone et je lui demande des explications. Il me répond car sinon, il sait que je ne prolongerai pas la détention provisoire. C'est un rapport de force.

J'en viens au suivi. J'aimerais bien pouvoir me rendre en prison pour voir les personnes que j'ai placées en détention provisoire. Ce serait important sur le plan humain.

S'agissant de la prolongation, on peut, si l'on est interventionniste, faire accélérer le calendrier de la procédure, et c'est pourquoi je suis favorable à un juge de l'habeas corpus à la française, avec une dissociation de l'enquête et de la détention, pour pouvoir imposer un calendrier de procédure. Les personnes placées en détention provisoire sont dans une situation inadmissible, car elles ont beaucoup moins de droits que les personnes condamnées, et peu de juges s'en occupent.

Mme Fabienne NICOLAS : Quand la commission rogatoire ne revient pas, nous n'avons aucune influence sur les priorités des services d'enquête. Par exemple, la semaine dernière alors que j'étais de permanence, on m'a présenté des gens pour escroquerie, et on m'a demandé une mise en détention, indispensable pour identifier les co-auteurs. J'ai appelé les fonctionnaires du service d'enquête pour connaître les délais. Ils n'ont rien pu me dire, ce qui ne m'a pas étonné puisqu'ils ont 1 500 procédures en retard, et qu'ils ne sont que trois ! J'ai reçu les officiers de police judiciaire, qui étaient épuisés. Ils m'ont expliqué qu'il serait impossible, pour eux, d'agir dans les délais de la détention. J'ai donc demandé à la police judiciaire si eux pouvaient agir. Ils m'ont répondu par l'affirmative, ce qui m'a permis de saisir le JLD. Mais il fallait faire cette démarche.

M. Gilles STRAEHLI : Je vous ai présenté des propositions, dont celle de renforcer le contrôle par l'autorité judiciaire des priorités qui sont mises dans l'exécution des commissions rogatoires. Il faut instituer une sorte d'arbitrage commun du procureur général et du président de la chambre de l'instruction, quand un service rencontre des difficultés, car les priorités sont établies en dehors de nous. Je ne rêve pas d'un rattachement de la police judiciaire à la justice, mais il existe plusieurs moyens de régler ce problème. J'ai proposé également que le contrôle judiciaire soit une véritable mission de police judiciaire traitée par des officiers de police judiciaire et pas un travail administratif sous-traité qui rend ce contrôle judiciaire, substitut à la détention, illusoire. On peut être créatif sans bouleverser l'état du droit.

Mme Arlette GROSSKOST : Les Français ont des droits sur leur justice, or ils semblent aujourd'hui se méfier de plus en plus de l'appareil judiciaire. Que vous inspire cette défiance ? Plutôt que des moyens, ne faudrait-il pas travailler à changer les états d'esprit ?

Mme Simone GABORIAU : On ne peut changer les états d'esprit de manière autoritaire, mais ce serait une erreur de penser que nous ne souhaitons pas nous rapprocher de nos concitoyens. Au contraire, nous sommes très préoccupés par cette défiance. Si nous pensons que tout n'est pas dans les moyens, que nous avons aussi notre part de responsabilité, n'oubliez pas que la France est le dernier des pays de l'Europe occidentale pour ce qui est des moyens donnés à sa justice. Cette défiance, nous pourrions en grande partie la vaincre si nous prenions le temps de rendre la justice. Aujourd'hui, quel est le mot d'ordre ? Tout juger sans retard.

J'ai mis en place à Limoges, et je continue à Versailles, des pratiques de conciliation que j'assure moi-même. Des personnes arrivent en se regardant en chiens de faïence, et repartent en se serrant la main, parfois même en serrant la main du juge. Un de mes dossiers concernait ainsi un retard de paiement d'une créance, pour une femme divorcée, de prestation compensatoire. Pour essayer de recouvrer sa prestation, elle avait fait saisir la péniche de son ex-mari, qui était son domicile. La procédure était régulière. Si la cour que je présidais confirmait, la péniche était vendue, cet homme se retrouvait sans domicile. J'ai réuni une première fois les parties, nous sommes tombés d'accord sur le montant d'une créance. Il fallait cependant que cet homme, qui a mon âge, trouve un crédit, ce qui n'est pas évident à soixante ans. Il a donc fallu du temps. L'affaire est tout de même venue en audience, et en cours de délibéré, 80 % de la somme ont été versés. J'ai continué, j'ai fixé une autre échéance ; l'affaire s'est terminée par une conciliation, car à l'échéance, les 20 % étaient là. Il m'a fallu un an ! Mais notre mot d'ordre reste de tout traiter sans retard, avec maintenant des objectifs de performance grâce à la LOLF.

Mme Anne CARON-DÉGLISE : Il faut également améliorer l'accueil dans nos juridictions, aussi bien au tribunal d'instance qu'au tribunal de grande instance. Ce n'est pas seulement une question de moyens, mais aussi une nécessaire réflexion sur la réorganisation de l'accueil, car un justiciable bien accueilli, à qui on explique les différentes procédures - pas forcément au sein du tribunal, du reste - peut se réconcilier avec sa justice.

M. Gilles STRAEHLI : S'agissant de la publicité, on peut accroître la transparence dans la justice pénale, car la publicité est une garantie fondamentale pour le citoyen.

M. le Président : Merci pour la qualité de ces échanges. Cette expérience ne demande qu'à être renouvelée.

Table ronde intitulée : « Faut-il réformer l'enquête policière ? » réunissant :
M. Nicolas COMTE, secrétaire général du Syndicat général de la police (SGP),
M. Jean-Yves BUGELLI, secrétaire général adjoint du syndicat Alliance,
M. Laurent LACLAU-LACROUTS, secrétaire national adjoint du syndicat Alliance,
M. Bruno BESCHIZZA, secrétaire général du syndicat Synergie officiers,
M. Patrick MAUDUIT, conseiller technique du syndicat Synergie officiers,
M. Jean-René DOCO, secrétaire national du Syndicat national
des officiers de police (SNOP),
Mme Chantal PONS-MESOUAKI, secrétaire nationale du SNOP,
M. Nicolas BLOT, secrétaire général de l'Union syndicale des magistrats (USM),
M. François THEVENOT, membre de l'USM,
M. Gérard TCHOLAKIAN, membre du Conseil national des barreaux,
M. Jacques MARTIN, président de la commission pénale
de la Conférence des bâtonniers,
Mme Agnès HERZOG, vice-présidente du Syndicat de la magistrature,
M. David de PAS, membre du Syndicat de la magistrature



(Procès-verbal de la séance du 29 mars 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la Commission d'enquête parlementaire sur l'affaire dite « d'Outreau ».

L'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des Assemblées parlementaires exige des personnes auditionnées par une commission d'enquête qu'elles prêtent le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Tout en ayant conscience du caractère un peu décalé de cette obligation en ce qui vous concerne, je vais vous demander de lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(Les personnes auditionnées prêtent successivement serment).

M. le Président : Je suggère que chaque intervenant qui le souhaite fasse un exposé initial, avant que nous en venions aux questions et aux réponses.

M. Jean-René DOCO : Nous sommes très sensibles à l'honneur que vous nous faites en nous recevant et en nous consultant, soyez-en certains, mais nous aurions aimé que ce questionnement et ce débat interviennent avant le drame d'Outreau, dans le cadre de ce qui nous semble devoir être la relation normale entre l'administration, la représentation nationale et les organisations professionnelles. En tant que professionnels de l'enquête et de l'investigation, en tant que praticiens du droit, nous nous considérons aussi comme une source d'analyse et de propositions sur de très nombreux sujets de fond, de forme ou de détail. Nous laisserons d'ailleurs à votre appréciation quelques-uns de nos dossiers et de nos courriers, ne serait-ce que pour témoigner de la réalité de nos démarches.

Mme Chantal PONS-MESOUAKI : Cette affaire ne constitue pas une occasion particulière pour engager une ou plusieurs réformes sur les éventuels dysfonctionnements policiers ou judiciaires qu'elle pourrait révéler. Une commission d'enquête parlementaire est l'occasion de faire le constat de l'état des systèmes policiers et judiciaires. Les nombreuses réformes de ces dernières années n'ont pas été complètement ni correctement appliquées, privant l'ensemble d'un fonctionnement cohérent.

Nous n'avons pas consulté les pièces de l'affaire d'Outreau, mais il ne nous semble pas que la procédure pénale, dans sa partie policière, ait pu être une source de la dérive du dossier. Les règles ont été observées de la même manière que pour toutes les enquêtes menées avec succès sur l'ensemble du territoire national. Si cette affaire finit mal, elle ne doit pas faire oublier toutes celles où les règles de droit, le travail des enquêteurs et des magistrats ont permis de rendre justice aux victimes et de mettre les auteurs hors d'état de nuire. Pourtant, l'erreur manifeste et continue commise au préjudice de nombreux accusés d'Outreau a eu des conséquences épouvantables, et il est naturel et légitime de vouloir éviter qu'elle puisse se reproduire. La phase d'enquête est donc aussi concernée.

Tous les acteurs, notamment judiciaires et médiatiques, se sont largement exprimés et il n'est pas dans notre rôle de nous prononcer sur leurs domaines de compétence. Toutefois, avant de détailler ce qui pourrait faire l'objet d'une réflexion quant aux enquêtes de police, nous souhaitons faire une double remarque sur le fonctionnement proprement judiciaire.

Premièrement, tout le monde s'accorde à reconnaître que les moyens alloués à la justice sont insuffisants, au plan des effectifs comme du matériel. Le manque de magistrats et le fait que ceux-ci ne soient pas assez épaulés conduisent à l'asphyxie des greffes et des cabinets, confrontés de surcroît à un empilement législatif instable. Les contraintes procédurales toujours plus fortes ne pèsent que sur le système judiciaire, et in fine, au pénal, les magistrats sont parfois plus soucieux de la régularité formelle que du fond. Les nouveaux dispositifs de contrôle de gestion, très technocratiques, risquent d'éloigner encore un peu plus les magistrats, notamment les juges d'instruction, d'un exercice serein de la justice. Aucune solution ne saurait toutefois être trouvée dans le transfert des charges comptables ou administratives vers les services de police, ni surtout vers les enquêteurs.

Deuxièmement, le juge des libertés et de la détention est souvent décrié par les magistrats comme un obstacle aux poursuites, une source de complications et de longueur dans la procédure. La création de cette fonction a souvent été mal vécue, y compris par ceux qui en ont pris la charge. Pour des raisons d'organisation des tribunaux, d'emploi du temps des magistrats, de conceptions, d'appréciations, le JLD n'a pas toujours trouvé sa place dans le dispositif et il lui arrive de se comporter comme une simple instance d'enregistrement des demandes du parquet ou de l'instruction. Dans les dossiers complexes en particulier, les décisions de ce magistrat ne sont pas suffisamment éclairées. Nous estimons essentiel qu'il puisse ordonner des mesures provisoires en remettant ses décisions définitives à un délai rapproché afin de se laisser le temps de l'étude du dossier et de la réflexion après le débat contradictoire résultant notamment de l'interrogatoire de première comparution. Lorsqu'il est amené à décider d'une incarcération, il doit pouvoir la prononcer à titre conservatoire ou prendre toute autre mesure adaptée. Le principe du respect de l'indépendance du JLD nous paraît important ; cet aménagement pourrait produire un changement important des pratiques et agir comme une garantie réelle contre les erreurs d'appréciation.

Nous sommes donc très loin de propositions comme la suppression du juge d'instruction. Nous avons suivi les propos de nombreux intervenants appelant de leurs vœux de nouvelles réformes mais nous sommes convaincus qu'il est préférable de commencer par appliquer et équilibrer les précédentes.

En matière de police, nous affirmons d'emblée qu'il n'y a aucune réforme majeure à engager : les trois cadres juridiques traditionnels que sont l'enquête préliminaire, l'enquête de flagrance et l'enquête sous commission rogatoire n'ont pas à être remis en cause. De nombreux ajustements ponctuels pourraient néanmoins être réalisés, notamment au bénéfice du traitement en volume du petit contentieux pénal.

Pour ce qui est de l'affaire d'Outreau, nous pensons en particulier à tout ce qui organise le recueil de la parole du mineur présumé victime d'abus sexuel. La loi demande aux enquêteurs de pratiquer les auditions sous enregistrements audio et vidéo, mais la mise en œuvre de cette mesure a été laborieuse et son application l'est toujours. La dotation des services en matériel d'enregistrement a été lente et hétéroclite ; les moyens immobiliers dédiés sont très divers. Dans des locaux inadaptés, avec un matériel insuffisant et d'usage contraignant, comment les enquêteurs pourraient-ils appréhender justement ce type d'affaires ? Non seulement les objectifs de la loi ne sont pas atteints mais ils se transforment en obstacles dans la recherche de la vérité.

Plusieurs intervenants ont demandé un enregistrement systématique des auditions des gardés à vue. Cette idée, déjà apparue il y a quelques années, avait été limitée aux seuls mineurs ; elle ressurgit donc aujourd'hui. Dans les conditions matérielles actuelles, nous n'y sommes pas favorables. Il serait nécessaire de donner aux services de police les moyens matériels adéquats, c'est-à-dire d'aménager des salles d'audition uniquement dévolues à cet usage. Se poserait aussi le problème de la transcription des bandes audio et vidéo.

Qu'est-ce qu'un procès-verbal d'audition ? Les mis en cause ne sont que rarement des personnes polies et cultivées dont les propos peuvent être consignés tels quels. Dans l'immense majorité des cas, le policier doit effectuer un travail de quasi-traduction et de mise en forme grammaticale de façon à rendre l'entretien compréhensible par les magistrats. Nous expurgeons généralement les insultes, l'argot, les grossièretés qui émaillent les propos, quand ils ne constituent pas l'essentiel du vocabulaire...

Coupler enregistrement et procès-verbal obligerait à une identité parfaite entre ces deux supports, ce qui rendrait les PV illisibles et allongerait encore le temps total de réalisation d'une audition. Les enregistrements deviendraient exempts de toute spontanéité, préparés, forcément précédés d'entretiens informels entre enquêteurs et mis en cause, comme c'est déjà souvent le cas pour les mineurs. Concernant ces derniers, nous avons d'ailleurs récemment soumis à notre ministère une proposition d'allégement de l'obligation d'enregistrement, qui n'interviendrait plus que sur demande expresse.

Bref, un enregistrement audio et vidéo des interrogatoires n'a absolument aucun sens ni aucun intérêt en dehors d'une refonte totale de notre système procédural et judiciaire.

La question de la garde à vue fait l'objet d'une étude en cours au sein de notre syndicat. La visite d'un avocat, celle d'un médecin et l'avis à famille sont finalement bien intégrés. Mais l'encadrement juridique de cette mesure s'est considérablement alourdi au cours des dix dernières années et a inévitablement pesé sur les conditions matérielles.

Du côté policier, les officiers de police judiciaire, les OPJ, sont parfois incités à multiplier les gardes à vue, par le biais de la culture du résultat et de la gestion par objectifs, quand celles-ci sont analysées au premier degré. Pour certains services, il est en effet de bon ton d'afficher une croissance régulière du nombre de gardes à vue, indépendamment du nombre d'affaires traitées ou de faits élucidés. Le seul critère objectif reste le rapport entre le nombre de gardes à vue et le nombre de défèrements.

Du côté des magistrats, gardes à vue et prolongations sont souvent prises par les enquêteurs pour répondre à leurs contraintes d'organisation et de traitement des dossiers en temps réel. Ainsi, certains parquets ne communiquent leur décision sur les suites des affaires que si le mis en cause est maintenu à disposition en garde à vue dans les locaux de police. La garde à vue est alors décidée pour des raisons très éloignées des nécessités de l'enquête.

La jurisprudence se rapproche de cette pratique puisqu'elle exige qu'une personne interpellée de manière coercitive fasse immédiatement l'objet d'un placement en garde à vue. Il en va de même pour la personne retenue après son audition mais en attente d'une décision du parquet. Ce qui paraît motivé juridiquement par le respect des droits se révèle en pratique une contrainte très mal vécue par les personnes incriminées dans des contentieux de petit niveau. La garde à vue tend à devenir systématique, indépendamment des besoins d'enquête. Pour autant, il n'y a ni violation manifeste des règles, ni volonté d'attenter aux droits de la défense, simplement des arrangements rendus nécessaires par les contraintes de fonctionnement, par les moyens limités.

Si des moyens supplémentaires pourraient évidemment améliorer les choses, un aménagement du régime de retenue des personnes pourrait aussi être utile. Comment admettre raisonnablement que la mesure de garde à vue obéisse aux mêmes règles pour un vol simple et un homicide ? C'est pourtant le cas : hors les gardes à vue dérogatoires - terrorisme, trafic de stupéfiants, affaires concernant les mineurs et autres -, tout le droit commun est traité au même niveau, sans possibilité de gradation. Par exemple, la création d'une retenue courte, au formalisme réduit, pourrait alléger considérablement les petites procédures tout en permettant aux parquets d'y répondre dans les délais. Il nous semble aussi très important de laisser l'OPJ exercer son pouvoir d'appréciation sur les conduites d'enquêtes et tout particulièrement sur la décision de placement en garde à vue, prérogative qu'il tient de la loi. En droit, l'OPJ peut ne pas répondre à une injonction de magistrat, mais c'est assez mal vu.

La question récurrente des violences policières au cours des gardes à vue, alléguées par certaines personnes, mobilise en interne toute l'attention de l'inspection générale de la police nationale, ainsi que la rigueur des commissions de discipline. Nous sommes très confiants dans le professionnalisme de nos collègues et voudrions éviter qu'ils soient eux-mêmes victimes d'un amalgame trompeur.

Les dysfonctionnements ne sont donc pas forcément liés à un défaut majeur de notre système judiciaire et procédural. La solution réside davantage dans une remise en cohérence des dispositifs existants que dans leur changement.

M. Jean-Yves BUGELLI : Je vous remercie d'avoir jugé utile de nous associer à vos travaux. Notre présence est d'autant plus justifiée que le corps d'encadrement et d'application, qu'Alliance représente majoritairement, réunira à terme plus des trois quarts des OPJ habilités, avec 9 000 d'entre eux.

À la question : « Faut-il réformer l'enquête de police ? », nous pourrions simplement répondre par la négative et en rester là. L'évolution quasi-permanente du code de procédure pénale exige une adaptation constante aux exigences légales. Vouloir réformer une fois de plus, à travers le prisme d'une seule affaire, ne nous semble pas judicieux. Mais le thème de ce débat est assez ouvert pour que nous vous fassions connaître nos réflexions sur la chaîne judiciaire. Nous nous estimons qualifiés pour vous faire part de la manière dont nous percevons l'ensemble du dossier, en tant qu'acteurs de cette chaîne. Notre contribution sera axée sur la nécessaire réforme de l'instruction, sur l'affirmation et la concrétisation de la complémentarité police-justice et sur l'amélioration de l'enquête de police.

M. Laurent LACLAU-LACROUTS : Nous ne ferons à aucun moment référence au fond de l'affaire ayant entraîné la création de votre commission d'enquête, le parasitage médiatique dont ce dossier a fait l'objet ne nous permettant que difficilement d'avoir une opinion objective sur les faits et donc de déterminer les erreurs et les responsabilités. Nous déplorons qu'à chaque problème ou dysfonctionnement de l'institution judiciaire, certains proposent comme solution miracle une réforme de l'enquête de police, avec recul des prérogatives des OPJ et encadrement de plus en plus strict de leur activité. Police et justice doivent travailler en étroite collaboration, les dysfonctionnements au sein d'une des institutions ont forcément des répercussions sur l'autre, mais il ne nous paraît pas nécessaire de réformer une fois de plus l'enquête de police, même s'il est possible d'améliorer son efficacité en augmentant notamment sa complémentarité avec le travail des magistrats.

Premièrement, une réforme de l'instruction est nécessaire. Nous ne jetons la pierre à personne ; il s'agit d'une réflexion pour améliorer l'instruction, laquelle se déroule sans problèmes particuliers dans la grande majorité des cas. Mais le juge d'instruction, qui en est l'acteur principal, est un homme et partage avec nous un défaut dont nous ne nous affranchirons jamais : il est faillible et ses erreurs peuvent avoir des conséquences très lourdes.

Depuis des années, réforme après réforme, l'OPJ a vu ses prérogatives de plus en plus encadrées et passe son temps à rendre compte et à demander des autorisations aux magistrats. Pourquoi un tel contrôle, alourdissant significativement les procédures ? Parce que l'OPJ est lui aussi faillible. Mais, si on s'accorde à reconnaître facilement la faillibilité de l'OPJ, on hésite à faire de même quand on parle du juge d'instruction. Car reconnaître qu'un juge peut se tromper, c'est légitimer le contrôle de son activité, au prix évident de la perte de son indépendance, base des prérogatives élevées qui lui sont confiées. Pour résumer, les pouvoirs du juge sont importants parce qu'il est indépendant, mais le prix de son indépendance est qu'il peut se tromper.

Notre position sur ce point est sans équivoque : qui, dans une démocratie, voudrait d'un juge d'instruction sous contrôle ? Certainement pas nous. Mais qui, dans une démocratie, voudrait d'un juge d'instruction échappant à tout contrôle ? Nous ne sommes pas de ceux-là non plus. Il y a un équilibre à trouver : le juste équilibre entre le maintien de l'indépendance des juges d'instruction et la limitation maximale des risques d'erreur.

Même si le nombre d'affaires reste anecdotique, on ne peut continuer à rester spectateurs devant les drames engendrés par des erreurs lors d'une instruction. Pour éviter cela, le principe de collégialité au sein même de l'instruction est la seule solution. Le risque d'erreur ou de subjectivité est bien plus limité quand la décision appartient à plusieurs hommes. Notre réflexion nous conduit à proposer à votre étude la création de groupes d'instruction, composés de trois juges dont l'un au moins serait un magistrat confirmé. Les jeunes magistrats auraient un tuteur au sein de leur groupe. Un jeune homme qui sort de l'École nationale de la magistrature se retrouve investi d'un immense pouvoir, mais il ne suffît pas d'avoir le bac plus quatre ou cinq années de droit et de faire l'ENM pour être un bon juge d'instruction ; il faut de l'expérience, au contact de collègues plus confirmés. Les dossiers seraient affectés au cabinet et répartis en interne.

Chaque magistrat traiterait ses dossiers mais aurait connaissance de ceux des autres. Chaque décision importante serait prise par les trois magistrats. La décision de détention provisoire pourrait revenir au groupe d'instruction. Dans le cadre d'un tel dispositif, le rôle du JLD en matière de détention provisoire ne se justifierait plus, car une décision de trois magistrats connaissant parfaitement le dossier serait forcément plus éclairée que celle d'un seul juge découvrant l'affaire. De plus, les mutations ou départs à la retraite ne pénaliseraient plus le suivi des dossiers car le reste du groupe pourrait poursuivre. Il en serait de même pour les périodes de congés : les cas les plus extrêmes, où les policiers repoussent les dates d'interpellation pour qu'elles correspondent à un créneau disponible du juge, seraient évités. Ce système limiterait les risques d'erreur ou de subjectivité et deviendrait un remarquable outil de formation pour les jeunes magistrats tout en maintenant la nécessaire indépendance des juges d'instruction.

Deuxièmement, une complémentarité accrue entre police et justice passe par des relations plus suivies entre magistrats instructeurs et OPJ. Les magistrats sortant de l'École devraient effectuer des stages dans les services de police afin de mieux comprendre le travail des policiers. Il en est de même pour les OPJ, qui devraient suivre des stages au sein des groupes d'instruction.

Les OPJ saisis d'une commission rogatoire sur un dossier devraient assurer le suivi total de celui-ci et traiter toutes les autres commissions rogatoires relatives à l'affaire. Il n'est pas rare, souvent pour des questions géographiques, que quatre ou cinq services de police ou de gendarmerie différents soient saisis de commissions rogatoires sur une même affaire, quelquefois simultanément, chaque service n'ayant qu'une vision parcellaire de l'affaire. Les OPJ saisis d'une commission rogatoire devraient avoir accès à la totalité du dossier et non à quelques pièces sélectionnées par le magistrat. Des policiers entendus comme témoins en cours d'assises sur des affaires qu'ils ont traitées découvrent le jour de l'audience certains éléments qu'ils ignoraient lors de leur enquête et qui auraient pu orienter leurs recherches. Lors de l'ouverture d'une information après enquête de flagrant délit, les transmissions de dossier par courrier sont à proscrire. Les policiers enquêteurs devraient remettre le dossier et les pièces au cabinet d'instruction en donnant leur avis sur l'enquête. Il en est de même pour les remises de commissions rogatoires importantes.

Les OPJ doivent se sentir les collaborateurs des magistrats, pas des outils utilisés sans aucun contact direct. La généralisation de relations régulières entre OPJ et juges d'instruction permettra de travailler dans la confiance, et l'avis de policiers confirmés pourra être un élément important dans l'appréciation des affaires.

Troisièmement, quelques améliorations peuvent être apportées à l'enquête de police.

Comme pour les juges d'instruction, la notion d'expérience des enquêteurs doit être prise en compte de façon déterminante. Un jeune gardien de la paix qui vient d'obtenir son habilitation OPJ, un jeune lieutenant qui sort d'école, habilité d'office, sont incapables de traiter des dossiers importants, particulièrement en matière criminelle. Toutes les affaires criminelles devraient être systématiquement confiées à des OPJ confirmés. Chaque jeune OPJ devrait avoir un tuteur au sein de son groupe. Les affaires particulières - de mœurs, de pédophilie, financières - devraient systématiquement être traitées par des services spécialisés où opèrent des policiers rompus à la matière et ayant accompli des stages spécialisés.

Il faut aussi réapprendre à certains policiers que les aveux, même circonstanciés, ne constituent qu'un élément de la preuve, mais ne dispensent aucunement de la poursuite de l'enquête.

Les dispositions prises ces dernières années pour renforcer les garanties en matière de droits de la défense, notamment le nouveau régime de la garde à vue, ont très significativement alourdi le travail des policiers. Le niveau de contrôle élevé dont les OPJ font aujourd'hui l'objet ne peut être accru sans conséquences sur l'efficacité des enquêtes.

J'ai exercé dix-sept ans en police judiciaire, en groupe stupéfiants puis en groupe criminel. Combien de fois ai-je hésité ? Combien de fois ai-je ressenti des doutes ? Souvent. Mais je travaillais en groupe et la solution jaillissait de l'échange au sein du groupe. Le juge d'instruction, lui, est seul. Dans cette situation, je ne sais pas comment j'aurais affronté mes doutes ni si j'aurais toujours pris la bonne décision.

M. Patrick MAUDUIT : Je reprends à mon compte les propos de mes collègues en rappelant que l'enquête a uniquement pour but de relever les traces, indices et éléments matériels. L'enquêteur est formé sur le terrain : le doute doit être omniprésent et il ne doit pas s'enflammer lorsqu'il commence à identifier un présumé coupable.

Si nous sommes opposés à une réforme, nous estimons tout à fait possible d'améliorer le fonctionnement de l'enquête et la technique policière.

Après vingt-cinq années passées en police judiciaire, j'estime que l'on ne devient un procédurier confirmé qu'au bout de six ans. En matière d'agressions sexuelles, de pédophilie ou de mœurs, la complexité des investigations exige que l'affaire soit confiée à un groupe ; au départ de l'affaire dite « d'Outreau », c'est ce qui a fait défaut. Les gendarmes, à cet égard, ont adopté une bonne méthode : ils compensent le manque d'effectifs par des cellules, avec une distribution des tâches et un recoupement des avis ; c'est peut-être une piste à creuser. En matière de mœurs, il devrait aussi être obligatoire de suivre des stages de recueil de la parole de l'enfant. Les policiers y apprennent à comprendre la parole de l'enfant, à savoir si celui-ci a compris les questions et leurs implications, à reconnaître les gestes que celui-ci ne peut inventer ; les réactions les plus intéressantes sont celles des enfants de moins de dix ou douze ans, avant l'adolescence. Rien ne remplaçant la pratique, il convient aussi de confier d'emblée les affaires de mœurs à des policiers formés et habitués. Lorsqu'un service non spécialisé est saisi, il faudrait impérativement co-saisir un service spécialisé. Les policiers spécialisés ne tiennent pas systématiquement compte des déclarations des victimes : ils prouvent en relevant des éléments de preuve confirmant ou infirmant ce qui apparaît douteux, comme ce fut le cas dans les affaires de la menteuse du RER ou du bagagiste de Roissy. La brigade de protection des mineurs de Paris, exclusivement chargée des mineurs victimes, constitue un exemple presque parfait : elle travaille depuis trois ans en relations autour de la parole de l'enfant, avec un service de pédopsychiatrie.

L'enregistrement vidéo de l'audition des mineurs victimes, au départ, était destiné à éviter à l'enfant de revivre son traumatisme et à empêcher qu'il intègre les remarques des adultes, susceptibles d'altérer ses premières déclarations. Ces vidéos doivent être parfaites et conservées afin que les enquêteurs et les pédopsychiatres soient en mesure de déceler le vrai et le faux.

Nous préconisons également une amélioration du relationnel entre le policier et le magistrat. Comme la loi le prévoit, le magistrat ne devrait se servir que de l'enregistrement audiovisuel de l'audition de la victime. Mais la déperdition entre l'audition et ce qui se passe dans le bureau de l'instructeur est énorme, avec la présence du greffier, des parents, éventuellement de l'administrateur ad hoc et de l'avocat : ce que dit le mineur peut perdre sa valeur. Pour garantir la pluralité des intervenants, notamment pour les affaires les plus sensibles, il importe de donner au magistrat la possibilité de se tourner vers l'enquêteur, celui-ci intervenant généralement du début de l'enquête au prétoire.

Il faudrait mettre fin au secret absolu de l'instruction en instaurant au moins la collégialité, c'est-à-dire un regard pluriel sur le dossier, convergent ou divergent. D'après le code de procédure pénale, en principe, lorsqu'un OPJ reçoit une commission rogatoire, il garde pour lui-même tout ce qu'il recueille et ne doit en parler avec personne ; heureusement, nous nous affranchissons de cette règle depuis des années et nous violons par conséquent allégrement le secret de l'instruction.

Il existe une cassure entre l'enquête judiciaire et l'instruction, le magistrat interprétant souvent l'enquête et pouvant la faire évoluer comme il l'entend. Il faudrait qu'il puisse accéder à la totalité du dossier. Même lorsque l'enquêteur est chargé d'une commission rogatoire, il arrive que le juge d'instruction se livre de son côté à des interrogatoires ou demande des expertises sans l'en aviser, et que le policier ignore les renseignements ainsi obtenus par lui.

Dans le même esprit, pour les affaires spécialisées, notamment en matière de mœurs, nous recommandons que les magistrats suivent les mêmes stages que les policiers.

S'agissant du juge d'instruction, nous reprendrons les propositions de l'Association française des magistrats instructeurs. Il convient de mettre fin à l'isolement du juge d'instruction. L'instruction doit être un travail effectué en équipe, en regroupant les magistrats au siège de la juridiction alors qu'ils sont actuellement éclatés dans des petites instances. Nous n'oublions pas la continuité des dossiers, afin d'éviter leur déshérence, ni la permanence des interlocuteurs de l'OPJ ou la prise en compte de leurs spécialités.

Ces améliorations pourraient être conduites à moyens constants et sans procéder à des réformes bouleversant le système actuel.

M. Nicolas COMTE : Faut-il réformer l'enquête judiciaire ? La première réaction de la plupart des policiers à cette question est un sentiment de méfiance. En effet, les réformes de la loi sur la présomption d'innocence en 2 000 puis celles contenues dans les lois « Perben 1 » et « Perben 2 » ont créé un phénomène d'empilement ayant pour effet principal de compliquer et d'alourdir considérablement le travail de l'enquêteur. Le Syndicat général de la police-Force ouvrière milite pour une simplification de la procédure pénale, qui ne doit pas pour autant revenir sur les garanties offertes aux droits de la défense.

L'enquêteur passe l'essentiel de son temps en rédaction et en formalités procédurales, au détriment de la recherche des preuves, qui est son cœur de métier. Pourtant, en plus de la simplification de la procédure, des moyens techniques peuvent venir soulager le travail du policier. L'enregistrement audiovisuel de toutes les auditions, par exemple, présenterait le double avantage d'assurer la transparence de la garde à vue - nos collègues en ont assez d'être régulièrement mis en cause sur les circonstances de cette dernière - et surtout de pouvoir faire traiter le travail de rédaction par d'autres agents : le policier mènerait ses auditions et un agent ayant prêté serment effectuerait le travail de retranscription. Cela éviterait également que le mis en examen revienne sur ses déclarations une fois présenté au juge d'instruction et que celui-ci ait à le réentendre : le juge n'aurait plus qu'à approfondir ces déclarations et à les mettre en perspective avec les autres preuves.

Notre système pénal repose encore trop sur la dictature de l'aveu. Les intervenants, policiers et magistrats, savent pourtant bien que l'aveu est insuffisant s'il n'est pas étayé et conforté par des éléments de preuves. Mais le système est conçu autour de la recherche de l'aveu davantage que de la recherche des preuves. Voilà ce qu'il faut, selon nous, réformer : l'efficacité serait garantie par un système privilégiant les preuves plutôt que l'aveu.

C'est notamment pour cette raison que notre organisation syndicale est opposée à la proposition de durée unique de garde à vue de vingt-quatre heures pour tous. En effet, tous les spécialistes le savent, il est dans certains cas impossible de recueillir tous les éléments de preuve en vingt-quatre heures - je pense notamment aux infractions liées aux stupéfiants ou au terrorisme.

En police judiciaire, le policier est un rapporteur de preuve, mais encore doit-il en avoir les moyens. Ces moyens sont de plusieurs natures.

Tout d'abord, l'enquêteur doit être libéré d'un certain nombre de contraintes matérielles, tenant essentiellement à la rédaction des procès-verbaux, pour pouvoir se consacrer pleinement à sa tâche.

Viennent ensuite les moyens techniques. Les progrès technologiques permettent aujourd'hui au policier de pousser encore plus loin ses investigations. L'utilisation des analyses ADN, par exemple, a constitué dans l'enquête policière une révolution de l'ampleur de la découverte des empreintes digitales et un grand nombre de crimes et délits ont été élucidés grâce à cette technique. La généralisation des téléphones portables a aussi permis l'exploitation de techniques de localisation encore impossibles il y a dix ans, tout comme les utilisations diverses du GPS.

Se pose également le problème des moyens humains. Pour pouvoir travailler efficacement, le policier ne doit pas être submergé par les procédures à traiter et, à la logique judiciaire de la recherche de la preuve, ne doit pas s'opposer la logique administrative de rendement. Dans notre métier, nous avons affaire à l'humain et toute erreur peut avoir des conséquences dramatiques ; les policiers en ont parfaitement conscience. C'est pourquoi il faut très clairement privilégier la qualité du travail fourni par rapport à sa quantité. Il y a quelques années, la généralisation à marche forcée de la police de proximité avait eu des conséquences dramatiques sur les unités de police judiciaire en les privant d'effectifs. Même si une bonne police doit forcément intégrer une partie de proximité, cela ne doit pas se faire au détriment de la police judiciaire.

Mais l'élément financier est bien sûr commun à tous ces aspects : les fameux frais de justice, l'exploitation des traces ADN, les réquisitions d'opérateurs pour identifier ou localiser un téléphone portable, l'utilisation de véhicules pour effectuer des surveillances, les déplacements pour aller entendre quelqu'un sont autant d'actes bien souvent nécessaires à cette fameuse recherche des preuves mais qui peuvent se heurter aux réalités budgétaires. Les agents et officiers de police judiciaires connaissent leur travail et savent l'exercer dans les règles établies par le code de procédure pénale mais ne peuvent être tenus pour responsables des échecs prévisibles faute de moyens. Ainsi, les localisations de téléphones portables sont facturées à prix élevé par les trois opérateurs français. La Chancellerie devait négocier avec les entreprises concernées mais, à notre connaissance, cela n'a jamais été vraiment fait. Que dire de ces sociétés ? Tout un chacun n'a-t-il pas le devoir civique de concourir à la manifestation de la vérité dans une affaire pénale ? Il semblerait, dans leur cas, que les considérations financières priment nettement les considérations civiques.

La révolution introduite par la loi organique relative aux lois de finances, mise en œuvre pour la première fois en 2006, ne manque pas de nous inquiéter. De crédits évaluatifs pour les frais de justice, nous sommes passés à des crédits limitatifs ; une fois ceux-ci épuisés en cours d'année, il n'y a plus ni recherches ADN, ni déplacements, ni réquisitions téléphoniques. Certes, pour les grosses affaires, il existe une enveloppe réserve à la Chancellerie mais, concrètement, la décision d'accomplir un acte est transférée de l'enquêteur vers le gestionnaire ou le politique. Je parierais fort que cette réserve ne servira que pour les affaires importantes ou médiatiques, créant ainsi une justice à deux vitesses.

Au nom des policiers que j'ai l'honneur de représenter, je m'adresse à vous, mesdames et messieurs les députés : donnez les moyens aux enquêteurs d'être des rapporteurs de preuves auprès des juges d'instruction.

Mme Agnès HERZOG : Le Syndicat de la magistrature milite depuis toujours pour une procédure pénale équilibrée qui permette des enquêtes de police de qualité tout en respectant le droit fondamental à la sûreté de nos concitoyens. La police judiciaire est un auxiliaire essentiel de la justice pénale ; elle agit sous la direction et le contrôle du procureur de la République et dispose dans ce cadre de moyens de coercition.

Les témoignages des acquittés d'Outreau devant votre Commission d'enquête vous conduisent bien sûr à vous intéresser plus particulièrement à la garde à vue, tant la brutalité, la violence de cette mesure vous est apparue. Rien qu'en 2004, 463 425 personnes ont fait l'objet d'une mesure de garde à vue.

L'expression « chaîne pénale », qui a beaucoup été employée aujourd'hui, traduit le renversement qui est en train de s'opérer. Notre procédure pénale tend en effet à devenir une chaîne, une espèce de machine où chacun des acteurs intervient à son tour, dans un souci de productivité, au détriment des organes de contrôle, devenus inopérants. M. Dominique Perben, lors des débats parlementaires de la loi du 9 mars 2004, avait lui-même déclaré que la justice a pour rôle de « donner une plus-value aux procédures policières ». C'est un dévoiement total, car le rôle des magistrats du parquet est d'abord de diriger et de contrôler les services de police et de gendarmerie, et celui des magistrats du siège est de juger en toute sérénité, en toute impartialité, et de prendre du recul par rapport à l'émotion ou à la clameur publique. Cette chaîne pénale s'est mise en place au terme de deux réformes.

Premièrement, la loi d'orientation et de programmation sur la sécurité, en 1995, a eu pour effet de fusionner les corps de police administrative et de police judiciaire. Ce changement d'organisation interne de la police a radicalement modifié les modes de fonctionnement des services : les officiers de police, beaucoup plus soumis à une hiérarchie administrative, elle-même placée sous la tutelle du ministre, échappent à l'autorité judiciaire. Le statut d'OPJ se banalise et nos collègues constatent une baisse dans la qualité des procès-verbaux, sans doute due à une insuffisance d'encadrement et de formation juridique. Enfin et surtout, les nouvelles méthodes de management ayant cours dans la police, par le mérite ou aux résultats, ont une incidence : le nombre de gardes à vue est ainsi devenu un indicateur de l'activité policière.

Deuxièmement, le traitement en temps réel consiste, pour le magistrat de permanence au parquet, à recevoir les appels téléphoniques de tous les services de police et de gendarmerie du ressort et à décider très rapidement et sans débat contradictoire de l'opportunité de la poursuite et de l'orientation de la procédure. Ce traitement, qui concerne 95 % des affaires pénales, concourt à la baisse de qualité des procédures et à une absence de contrôle de plus en plus marquée de l'autorité judiciaire. Pourtant, dans sa décision du 3 mars 2004, le Conseil constitutionnel avait rappelé que les atteintes aux libertés ne sont conformes à la Constitution que dans la mesure où « l'autorité judiciaire exerce des contrôles effectifs à tous les stades de la procédure ».

L'enquête de police est dévoyée par le développement du nombre des contrôles d'identité, du fait des lois mais aussi des circulaires, ainsi que par la création de nombreuses infractions pénales aux définitions imprécises. Les officiers de police étant soumis à une obligation de résultat quant au nombre de procédures accomplies, un déplacement d'effectifs se produit au détriment de services d'investigation. Cela crée en outre une tension entre les citoyens et leur police, à tel point que le nombre de procédures pour outrages et rébellions est en spectaculaire et inquiétante progression. Notre intention n'est nullement de polémiquer, bien au contraire, mais de prôner le rétablissement de la confiance entre les citoyens et leur police, comme elle doit être rétablie entre les citoyens et leur justice.

Plus généralement, il nous semble indispensable que les pouvoirs publics s'interrogent sur les politiques sécuritaires, qui visent actuellement davantage à faire du chiffre que des enquêtes policières de qualité. Cette politique d'affichage montre ses limites et génère de nombreuses tensions. De même que nous proposons la création d'une instance de traitement des réclamations des justiciables à l'égard de l'institution judiciaire, une structure semblable devrait permettre de recueillir les réclamations des citoyens à l'égard des forces de l'ordre.

Enfin, le rattachement des services de police judiciaire à l'institution judiciaire apparaît nécessaire.

M. David de PAS : Nos propos ne visent pas du tout à jeter le discrédit sur le travail exercé par les services d'enquête. Nous nous sommes simplement efforcés de dresser un diagnostic lucide sur un moment crucial de la procédure pénale, dont le fonctionnement actuel présente un risque réel pour la manifestation de la vérité dans les affaires pénales et sans doute, plus généralement, pour les libertés publiques, un demi-million de personnes étant concernées chaque année.

La garde à vue est une phase plus ou moins longue de retenue policière dont la finalité théorique consiste à connaître la position d'un mis en cause face à une accusation. Mais, en pratique, sans doute à cause de notre obsession de l'aveu, c'est devenu une phase de pressions psychologiques exercées au moment de l'interpellation, dans le processus d'isolement de l'individu et surtout par le fait que le mis en cause ignore tout de l'étendue et de la réalité des charges qui pèsent sur lui. Ce système assez vieillot est générateur d'inégalités puisque les personnes les plus fragiles sont les moins protégées.

L'appréciation des charges initiales et l'opportunité du placement en garde à vue relèvent de la discrétion de l'OPJ, l'autorité judiciaire n'exerçant qu'un contrôle a posteriori. Cela peut s'avérer problématique car la décision entraîne une privation de liberté. Par ailleurs, malgré les recommandations de la loi, la prolongation de la mesure résulte, dans la grande majorité des cas, d'un simple ordre écrit versé au dossier, sans aucun échange personnalisé et contradictoire avec le privé de liberté. La retranscription des propos du gardé à vue relève du pouvoir souverain de l'enquêteur. Or les termes délicatement agencés sur le procès-verbal sont parfois en décalage saisissant par rapport au vocabulaire réel de la personne mise en cause. Lorsqu'il ne concerne que la forme, par exemple l'emploi d'un synonyme, ce décalage n'entraîne pas de sérieuses conséquences ; mais, lorsqu'il intéresse le fond, le sens du propos, il peut occasionner de réelles difficultés. D'autant que, par lassitude, épuisement, confiance vis-à-vis de l'enquêteur voire illettrisme, le gardé à vue ne lit en réalité que très rarement ce qui a été formulé à l'écrit.

Cette difficulté est à prendre d'autant plus en considération que le contenu du procès-verbal de garde à vue poursuit le mis en cause tout au long du processus pénal, devant le juge d'instruction, auprès des experts et, le cas échéant, à l'audience. Il sera très difficile pour l'intéressé de modifier ou d'affiner son propos. Et le mis en cause ne peut même pas se réfugier derrière un refus de signer : dans cette hypothèse, le procès-verbal conserve une certaine puissance accusatrice, scellant le mauvais état d'esprit du réfractaire.

Si les modalités du recueil de la parole ne sont pas modifiées, une inégalité des chances perdurera face aux interrogatoires policiers. Plus le mis en cause est suggestible ou fragile, plus il est novice dans ce rapport de force, plus il risque de tenir des propos dont il pense qu'ils vont satisfaire l'enquêteur, mais qui éloigneront la justice de la vérité. Le délinquant chevronné supportera beaucoup mieux la pression et sera beaucoup moins sensible aux effets de voix des enquêteurs. C'est tellement vrai que, pour les individus les plus rompus à la garde à vue, des régimes dérogatoires au droit commun ont été créés - applicables en matière de stupéfiants, de terrorisme ou de délinquance organisée -, sorte de surenchère de la pression, plutôt que de concentrer l'effort sur la preuve.

Les droits notifiés sont un trompe-l'œil. En fait de bouclier de protection, il s'agit pour l'essentiel d'un écran de fumée. L'avis à famille du placement en garde à vue ne permet pas à la personne retenue d'échanger avec un proche ; le médecin n'intervient pas pour apporter des soins mais pour s'assurer administrativement de la « compatibilité » de l'état de santé de l'individu avec la mesure de garde à vue ; l'avocat joue un rôle de caution scandaleux puisqu'il peut certes être présent dès la première heure mais n'a aucun accès au dossier, à tel point qu'il peut être perçu par son client comme partie prenante à la mécanique répressive.

La réforme de la garde à vue passe par une plus complète implication des acteurs extérieurs dans ce temps policier afin d'introduire des garde-fous, d'oxygéner le face-à-face. Il y aurait également lieu de renforcer le contrôle du juge, d'instaurer le contradictoire et de sécuriser techniquement la retranscription des propos dans le procès-verbal.

Le pouvoir de contrôle du fond et de la forme de la garde à vue pourrait être renforcé en imposant systématiquement la communication au magistrat des pièces de la procédure. Il faut mettre un coup d'arrêt au sacro-saint traitement téléphonique des procédures en temps réel, où les choix de poursuites reposent sur des échanges parcellaires avec les enquêteurs. Par ailleurs, la prolongation de la mesure de garde à vue doit résulter d'une présentation obligatoire devant le magistrat en charge du suivi de l'enquête, en présence de l'avocat, en vue d'un examen sourcilleux des charges.

Un véritable droit d'ingérence doit être introduit au bénéfice de la défense. Le point noir de la garde à vue est l'absence totale de culture du contradictoire. Deux niveaux d'implication de la défense sont envisageables et souhaitables : accorder a minima à l'avocat un accès régulier au dossier durant la garde à vue de son client, cette phase étant particulièrement évolutive ; autoriser le conseil à assister son client durant les interrogatoires.

Le recueil de la parole doit être sécurisé par la généralisation de l'enregistrement audio et vidéo des gardes à vue, déjà en vigueur pour les mineurs. L'utilisation de ces simples médias permettrait de mieux comprendre la réalité du climat d'une salle d'enquête, l'exactitude du langage employé par les uns ou les autres et de fixer, si nécessaire, l'origine du moindre incident.

Ces quelques remarques ne sont pas seulement le fruit d'une réflexion militante mais aussi le constat d'un magistrat du siège qui, en qualité de juge d'instruction, de juge des enfants statuant au pénal, de juge correctionnel et bientôt de juge d'application des peines, est las d'entendre des personnes poursuivies déclarer que leurs aveux ou leurs déclarations ont été extorqués par des pressions ou des contraintes. Même s'il n'y a évidemment pas toujours lieu d'accorder du crédit à ces propos, ils nuisent considérablement aux débats sur le fond. Les réformes proposées par le Syndicat de la magistrature ne constitueraient nullement un frein à l'efficacité des enquêtes ; elles visent simplement à ce que les mis en cause sachent précisément ce qui leur est reproché, puissent organiser leur défense dès le début de la procédure et à atténuer la primauté dévastatrice de l'aveu dans notre modèle de construction de la preuve.

M. Nicolas BLOT : Les textes existants restent inappliqués faute de moyens des services de police et de justice. Vous avez déjà entendu cette complainte et vous la réentendrez car elle est cruciale : avant de réformer complètement l'enquête de police, ne convient-il pas d'appliquer des textes qui sont peut-être bons ?

L'article préliminaire du code de procédure pénale exige que le magistrat du parquet exerce un contrôle effectif. La privation de liberté est en effet la chose la plus grave qui puisse arriver à un individu. Or ce texte est totalement inappliqué, il est violé, bafoué, faute de moyens.

Alors que la loi du 15 juin 2000 prévoyait l'avertissement du magistrat du parquet dès le placement en garde à vue, il a été décidé qu'un fax lui serait envoyé, document qui prend une forme extrêmement succincte. De jour, il ne permet pas au procureur de la République de savoir exactement ce que contient la procédure. De nuit, il est adressé, dans la plupart des grands parquets, au palais de justice et non au magistrat de permanence, qui reçoit déjà les appels téléphoniques des enquêteurs et doit généralement assurer un service le lendemain. Permettez-moi d'être inquiet, car il y va tout de même des libertés individuelles.

Les magistrats du parquet n'ont pas la possibilité de contrôler les enquêtes tant préliminaires que de flagrance. Lorsque nous demandons à la police de procéder à des investigations, nous ne connaissons pas la date à laquelle nous aurons un retour, nous ignorons quel service de police en a été chargé et nous ne disposons pas de l'outil informatique pour effectuer des rappels.

Cette violation de la loi provient de l'accroissement incessant des charges pour les parquets et les enquêteurs alors que les réformes législatives ne sont jamais précédées d'une étude d'impact et de moyens adaptés. En enquête de flagrance, à l'issue de la garde à vue, le procureur de la République est appelé. Nous avons très souvent connaissance de cette procédure et nous prenons des décisions de défèrement, extrêmement graves pour les libertés individuelles, sans avoir vu le dossier. Dans des parquets importants, un seul magistrat de permanence peut traiter plus de 200 appels téléphoniques durant un week-end. Il se trompera forcément à un moment ou l'autre, alors qu'il s'agit à chaque fois de prendre une décision lourde de conséquences.

Les services de police manquent cruellement de moyens, notamment la police scientifique régionale. L'enregistrement des auditions de mineurs n'est pas toujours effectué, en l'absence de moyens techniques. Les locaux de garde à vue sont très détériorés voire, pour certains d'entre eux, indignes de la France, et nos amis policiers n'en sont pas responsables mais victimes car ils y travaillent dix à douze heures par jour. Avant de se pencher sur une nouvelle réforme de l'enquête de police, il nous apparaît dès lors plus judicieux de s'interroger préalablement sur la cause des dysfonctionnements.

L'article préliminaire du code de procédure pénale prévoit l'assistance d'un avocat pour toute personne accusée de quoi que ce soit ; c'est un droit fondamental de l'individu, non négociable, qui correspond au standard européen. Lorsque ce dispositif a été adopté, je dois reconnaître que les magistrats, de même que plusieurs syndicats de policiers, s'en sont émus. Mais je ne crois plus entendre d'objections de quiconque aujourd'hui, la présence de l'avocat lors de la garde à vue calmant les esprits, évitant des plaintes ultérieures et levant les fantasmes - nos amis avocats connaissent désormais les conditions dans lesquelles les policiers travaillent. C'est bien la preuve que, lorsque le législateur avance, cela peut faire évoluer les esprits.

Nous nous interrogeons toutefois beaucoup sur le nouveau rôle des avocats s'ils peuvent prendre connaissance de la procédure : je vois mal comment cela pourra être compatible avec la poursuite d'une enquête en devenir. Compte tenu des moyens avec lesquels les policiers et les gendarmes travaillent, comment pourront-ils satisfaire à cette éventuelle obligation légale ? Il faudrait aussi, par souci d'équilibre, que le parquet prenne connaissance du dossier car, si c'est actuellement possible, cela ne se fait pas. Si vous alliez dans ce sens, il conviendrait préalablement de mener une étude d'impact et d'évaluer le coût de la réforme.

Notre organisation est depuis longtemps partisane du rattachement de la police judiciaire à la justice. Alors qu'il est sans cesse question d'évaluation des agents de l'État, il est en effet paradoxal qu'un policier travaillant à temps plein pour un magistrat ne soit pas effectivement noté par ses soins.

L'encadrement et la formation des officiers de police judiciaire et surtout des agents de police judiciaire doivent être améliorés.

Il est anormal que certaines enquêtes durent trop longtemps ; les justiciables s'en plaignent.

Nous demandons que soient rendus compatibles les fichiers et données informatiques de la justice et de la police. L'identité des personnes ne serait plus saisie qu'une fois, ce qui créerait un gain de temps.

Nous préconisons le renforcement de la police scientifique.

Nous sommes favorables à l'enregistrement des auditions des gardés à vue, sous réserve que des moyens soient accordés aux services de police et qu'il soit effectivement exploité.

Nous vous demandons instamment de simplifier la procédure pénale et particulièrement d'unifier les régimes de garde à vue.

M. François THÉVENOT : Je décrirai les conditions réelles de contrôle de la garde à vue, telles que je les vis au parquet de Toulouse. Je n'ai donc pas la prétention d'apporter des réponses, mais de susciter la réflexion par quelques observations tirées de la pratique.

Les magistrats du parquet ont la charge de la direction de l'enquête de police judiciaire et, à ce titre, la responsabilité du contrôle de la première des mesures privatives de liberté, la garde à vue, dont la loi donne l'initiative à l'OPJ.

En volume de contentieux, la juridiction à laquelle j'appartiens fait partie des vingt plus grosses de France, et son fonctionnement est sans doute représentatif de celui des plus importantes de province et de certaines ressortissant de la cour d'appel de Paris. En 2005, 8 293 personnes ont été placées en garde à vue sur notre ressort, dans une quarantaine de lieux différents de la Haute-Garonne : locaux de la police nationale, de la gendarmerie, et désormais de la douane judiciaire. Trois magistrats du parquet, par roulement, dont un pour les affaires de mineurs, assurent une permanence pour contrôler et suivre ces mesures, en excluant les gardes à vue relevant des juges d'instruction, qui ne représentent qu'une part marginale.

Les nuits, week-ends et jours fériés, la permanence est assurée par un seul magistrat, le même pour sept jours consécutifs. Pour mémoire, une circulaire sur la récupération du temps de travail prise par Mme Lebranchu nous avait classés dans la liste des douze juridictions où, compte tenu de la charge de travail, des périodes de récupération après les nuits de permanence étaient censées devenir obligatoires ; ce texte, abrogé depuis lors, était de toute façon resté lettre morte. Le magistrat qui prend les appels nocturnes et peut, le cas échéant, être appelé à se transporter sur une scène de crime se trouve à son poste, au parquet, le lendemain matin. Son activité ne se limite pas au suivi des dossiers donnant lieu à une mesure de garde à vue, le nombre d'affaires traitées étant bien supérieur.

Avec la généralisation du traitement en temps réel des procédures, la très grande majorité des enquêtes, y compris préliminaires, donnent lieu à un contact de l'officier de police judiciaire ou le plus souvent de l'agent de police judiciaire avec le parquet. Le but du traitement en temps réel étant de donner une réponse pénale immédiate au plus grand nombre d'affaires possibles, le magistrat du parquet de permanence va traiter simultanément une affaire criminelle, un meurtre ou un viol, des vols ou des agressions, des conduites en état alcoolique, des défauts d'assurance, et devoir passer dans l'instant du meurtre destiné à être jugé par la cour d'assises à la querelle de voisinage vouée à l'orientation vers une maison de la justice.

En pratique, l'avis de garde à vue est systématiquement communiqué au parquet par télécopie, y compris dans la journée. Les affaires de la nuit ne sont effectivement portées à la connaissance du magistrat qu'au matin, sachant que seules les affaires graves ou nécessitant une décision immédiate donnent lieu à un appel nocturne. Nous imposons par contre un appel téléphonique systématique en cas de garde à vue de mineur.

Le compte rendu téléphonique sur le fond de l'affaire n'intervient que plus tard et, dans les affaires les plus simples, uniquement en fin de garde à vue, pour solliciter des instructions sur la suite à donner. La prolongation de garde à vue ne donne lieu à présentation au magistrat que dans les cas où celle-ci est obligatoire, en clair dans les affaires de mineurs et dans celles autorisant un délai supérieur à quarante-huit heures, avec intervention du JLD. Le parquet de Toulouse a pour pratique de rendre systématique la présentation du gardé à vue au magistrat dans toutes les affaires de nature criminelle.

Pendant la garde à vue, le magistrat n'accède donc en réalité au dossier que par l'intermédiaire du compte rendu téléphonique. Dans les affaires difficiles, il est d'usage de se faire faxer les procès-verbaux d'audition déjà réalisés, très souvent des exemplaires à moitié rédigés, pas encore signés, en fait de simples brouillons.

Le contrôle du parquet est donc formel, a posteriori, limité à la vérification que les droits du gardé à vue ont bien été respectés : avis à famille, visites médicales, visites de l'avocat, temps d'auditions, temps de repos. Ce contrôle n'a toutefois rien d'anodin, tout manquement étant susceptible d'entraîner la nullité de la procédure.

Le contrôle physique sur les lieux de la garde à vue est une mesure exceptionnelle. Quand bien même nous trouverions la disponibilité pour l'effectuer au moins une fois par semaine ou même une fois par jour, nous ne pourrions pas intervenir sur tous les lieux de garde à vue, très éloignés les uns des autres. La loi nous fait, en tout état de cause obligation de contrôler au moins une fois par an la totalité des locaux de garde à vue du ressort. Ce minimum est assuré tant bien que mal, ce qui nous permet de constater encore trop souvent la non-conformité des conditions d'accueil, y compris dans des bâtiments récents, en ce qui concerne le chauffage ou l'état des locaux. Certaines situations ponctuelles sont particulièrement choquantes : compte tenu de la réorganisation de la gendarmerie et de la fermeture de nombreuses unités pendant la nuit, il peut arriver que des gardés à vue restent enfermés seuls pendant plusieurs heures... Miraculeusement, à ma connaissance, aucun incident ou accident n'est encore survenu !

En résumé, dans l'immense majorité des gardes à vue, à l'exception des affaires mettant en cause des mineurs, qui font l'objet d'une attention particulière, le contrôle du bon déroulement de cette mesure de privation des libertés est avant tout basé sur la confiance dans la loyauté du compte rendu fait au magistrat.

Le constat est identique pour le suivi des procédures nouvelles issues des lois Perben. En matière de criminalité organisée, il est possible d'obtenir dans un cadre préliminaire que le JLD autorise des mesures de perquisition ou de surveillance téléphonique, autrefois réservées au juge d'instruction. Les enquêteurs ont vite compris l'intérêt de ces nouvelles techniques et les demandes se multiplient. Or ces actes, strictement encadrés par le code, nécessitent un suivi particulièrement attentif par les magistrats du parquet, sous peine de nullité de la procédure.

Le parquet est contraint à travailler sans filet, dans un stress permanent, avec une culture du résultat qui se traduit par le taux de réponse pénale. L'obligation de trancher dans l'urgence est sans doute l'une des raisons pour lesquelles nombre de nos collègues aspirent à quitter les fonctions du parquet pour celles du siège civil, réputées plus « zen », plus apaisées, peut-être à tort.

M. Jacques MARTIN : Nos observations résultent d'une consultation de tous les barreaux de France.

L'objectif que nous poursuivons et la philosophie qui nous anime est d'éviter une réitération de l'affaire d'Outreau. Il est essentiel, puisque la liberté est en jeu, de toujours faire référence aux principes qui doivent guider les pas de tous les acteurs de la justice pénale : la Convention européenne des droits de l'homme, particulièrement son article 6, qui évoque le droit à un procès équitable ; l'article préliminaire du code de procédure pénale.

Ce dernier constitue la clé de voûte de notre réflexion et son texte devrait être affiché dans toutes les enceintes de justice ainsi que dans tous les locaux de police et de gendarmerie. Nous souhaiterions même que vous entamiez une réflexion sur l'opportunité d'inscrire les principes qu'il contient dans la Constitution de la République afin de le conforter symboliquement et de le mettre à l'abri des fluctuations législatives.

Les principes ne valant que par les hommes qui les appliquent, la dimension humaine est fondamentale dès lors que la liberté est en jeu, même s'il importe aussi de donner des moyens matériels à l'institution.

L'enquête policière doit-elle être réformée ? La conférence des bâtonniers répond clairement oui. Aucun avocat ne pourrait démentir les propos qu'ont tenus les magistrats concernant les modalités de garde à vue.

La défense est totalement absente de la phase judiciaire d'enquête préliminaire, dont la conduite est essentiellement confiée au binôme parquet-police. Lorsque les avocats sont absents d'une procédure, les droits de la défense sont écornés mais, lorsque le juge est chassé d'une procédure, les libertés publiques sont menacées. C'est pourquoi nous souhaitons l'institution d'un juge de l'enquête, qui serait le juge de la liberté et de la détention, qui aurait pour tâche de contrôler l'enquête et pourrait se voir proposer des investigations par la défense, de telle sorte que celle-ci ne soit plus absente de la phase policière du procès. L'enquête préliminaire est fondamentale car 85 % du contentieux pénal ne donne pas lieu à ouverture d'une information. Dans le cadre de l'information, les droits de la défense, quoique insuffisants, sont incontestables, tandis que, dans l'enquête policière, la défense n'a aucun droit : c'est la grande muette.

Les dossiers arrivent par conséquent à l'audience tels qu'ils ont été conçus et initiés par l'enquête policière, sous l'autorité du parquet, sans aucune procédure contradictoire. Nous proposons que le contrôle du parquet soit doublé par celui du JLD, non seulement pour les mis en cause mais également pour les victimes, qui pourraient ainsi demander l'audition de tel ou tel témoin pour contribuer à la manifestation de la vérité. Cela permettrait en outre d'effectuer une partie du travail avant la juridiction du jugement, de limiter les discussions sur la valeur de l'enquête et les demandes de suppléments d'information, afin de gagner du temps au procès.

Pour résumer, nous demandons un statut pour la victime mais également pour le mis en cause, comme cela existe en matière de grande criminalité puisque le JLD est alors appelé à se prononcer sur certains actes. L'enquête serait conduite par les policiers sous l'autorité du parquet, avec la possibilité pour la défense des mis en cause et des victimes de faire valoir leurs observations et de demander les actes qui lui paraissent nécessaires. En cas d'opposition du procureur de la République ou des policiers, le JLD trancherait, retrouvant ainsi la plénitude de sa mission.

Le nombre des placements en garde à vue se situe entre 400 000 et 425 000 par an. Un directeur départemental de la police urbaine de Montpellier a un jour déclaré qu'il lui fallait ses vingt gardes à vue quotidiennes, ce qui a suscité de la colère. Depuis 1993, l'avocat a la possibilité d'intervenir mais dans des conditions dérisoires, inacceptables - temps limité, non-accès au dossier, à travers un hygiaphone - qui constituent une atteinte à la dignité de notre profession. Je veux bien venir soulager voire secourir une personne placée en garde à vue car elle traverse une épreuve douloureuse, traumatisante, surtout d'ailleurs s'il ne s'agit pas d'un délinquant habituel. Mais la garde à vue doit être exécutée dans la dignité, pour la personne mise en cause, pour les policiers comme pour les avocats. Et la présentation au magistrat doit être effective. Nous en avons assez de lire dans les procès-verbaux que le gardé à vue n'a pas été présenté « pour les nécessités de l'enquête ». Il est indispensable de trouver les moyens de conduire le gardé à vue au palais de justice afin de le présenter au juge d'instruction ou au procureur.

Il faut que la France se replace au rang des autres pays européens. Nous avons à cet égard beaucoup de leçons à prendre de l'Allemagne, de l'Autriche ou de l'Espagne. Le commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe Álvaro Gil Roblés, dans son récent rapport, écrivait : « Je considère essentiel que les avocats voient leur rôle renforcé dans l'intérêt du respect des droits fondamentaux du gardé à vue de par la reconnaissance du droit à assister leurs clients lors des interrogatoires qui ont lieu au cours de la garde à vue. » Assister nos clients suppose que nous accédions aux dossiers, que nous puissions nous entretenir avec eux sans limite de temps, que nous puissions évidemment les assister durant l'interrogatoire et que la garde à vue soit enregistrée, afin que personne ne puisse la mettre en cause.

« L'avocat est un mendiant d'honneur et de liberté », disait Émile Pollack, qui fut l'un des plus grands d'entre nous. Mais l'avocat n'est pas que cela. Il est davantage qu'un auxiliaire de justice et doit être un partenaire de justice. Nous ne sommes les auxiliaires de personne. L'avocat est celui qui doit faire en sorte que tout se déroule dans le respect des règles qui constituent le socle de la démocratie. Les barreaux sont-ils prêts à assumer cette tâche ? Oui. J'étais bâtonnier en exercice lorsque les avocats ont commencé à se rendre aux gardes à vue. Nous avons mis en place des permanences pénales, des permanences pour les victimes, des permanences dans les palais de justice, dans les lieux de détention. Les barreaux sont prêts, sous réserve que soient donnés à la défense, comme à toute l'institution judiciaire, y compris dans la phase policière, les moyens humains et matériels qui lui permettent de remplir les missions que la représentation nationale lui assigne.

Nous souhaitons une police efficace et une justice sereine. La police efficace est au-dessus de tout soupçon, ne craint pas la présence de l'avocat. La justice sereine passe avec la certitude que l'égalité des droits entre l'accusation et la défense a été respectée. Le bâtonnier Pettiti, qui fut juge à la Cour européenne de droits de l'homme, résumait en une phrase ce que doit être notre mission : « L'avocat est en première ligne pour privilégier, parmi les droits fondamentaux, ceux des droits au procès équitable, comportant l'égalité des armes entre l'accusation et la défense, l'égalité des chances dans l'accès à la justice et la conduite du procès. » La Conférence des bâtonniers ne demande rien d'autre que cela. C'est peut-être beaucoup, mais nous espérons voir un jour nos souhaits exaucés.

M. Gérard TCHOLAKIAN : Le Conseil national des barreaux vous remercie d'avoir ouvert ce chantier. Notre réflexion se met en place jour après jour. Le 6 avril, nous organisons les États généraux de la justice pénale, au sortir desquels un gros dossier sera vraisemblablement diffusé, incluant des éléments de réflexion et même des premières propositions de réformes avec des amendements aux textes en vigueur. Il est en effet nécessaire de prendre en charge immédiatement certains dysfonctionnements et de mettre en œuvre des réformes sans tarder pour y mettre un terme.

Le Conseil national des barreaux rassemble quatre-vingts élus représentant pour trois ans 45 000 avocats. Leur fonction consiste à améliorer les conditions d'exercice de la profession mais aussi à porter un regard sur la société civile, notamment les problèmes de libertés et de droits de l'homme.

Le nombre annuel de gardes à vue, qui excède 400 000, est en voie d'augmenter exponentiellement avec le système d'intercommunication entre fichiers. Des centaines d'avocats, appartenant aux 180 barreaux, prennent chaque jour ces gardes à vue en charge. En 1993, policiers, magistrats, avocats et probablement parlementaires s'interrogeaient sur les conditions dans lesquelles le pari de la présence des avocats dans les postes de garde à vue allait être relevé. Douze ans après, les uns et les autres ont apporté la preuve qu'ils savent dialoguer, communiquer, réfléchir ensemble.

Faut-il réformer l'enquête policière ? L'enquête policière de flagrance ? L'enquête préliminaire d'initiative ? La nouvelle enquête à l'initiative du procureur de la République ? Les 5 % d'enquêtes policières conduites sous le contrôle du juge d'instruction, dans le cadre de commissions rogatoires ? Il convient de distinguer l'enquête policière entraînant une mesure coercitive, c'est-à-dire une garde à vue, de l'enquête policière sans privation de liberté.

La profession d'avocat, c'est la défense des victimes, celle des voyous et aussi celle des innocents. Et nous défendons les uns et les autres avec un souci d'équilibre afin de permettre à la police de faire son travail tout en garantissant le respect des droits de chacun et de démontrer de temps en temps que quelqu'un est innocent.

Le Conseil national des barreaux formule des propositions concrètes, utiles et aussi neutres que possible du point de vue budgétaire. Vous émettrez vous-même un rapport, qui sera peut-être contredit par d'autres travaux. Quoi qu'il en soit, nous entrons dans un processus extrêmement important.

Les droits de la défense ne sont pas garantis uniquement par l'article 6 de la Convention mais aussi par son article 5, relatif à la phase préalable au procès. Convient-il de réformer la procédure policière ? Les syndicats de police ont beau affirmer qu'il n'y a pas de problème, je crois qu'ils sont malheureusement les seuls à échapper au consensus : dans la société comme dans les prétoires, nous en avons assez d'entendre tout le monde contester le travail qui a été accompli par les policiers. Des mesures très simples permettraient de mettre un terme à ces débats stériles dans les enceintes judiciaires.

La Cour européenne a établi, dans plusieurs arrêts, que les droits de la défense commencent dès la phase policière, c'est-à-dire dès l'interpellation et le placement en garde à vue. Les droits de la défense constituent un bloc, un édifice, dont il est impossible de retirer la moindre pierre, sous peine que l'ensemble s'effondre : ce sont l'accès au dossier, le contradictoire, l'assistance d'un conseil, l'aide juridictionnelle, la présence d'un interprète, la publicité. Il est inimaginable d'échapper à cet ensemble démocratique car ce texte n'est pas là pour faire beau.

Le 15 juin 2000, l'Assemblée nationale a adopté, à l'unanimité je crois, un merveilleux article préliminaire, mais ce texte n'est pas respecté. Je ne lirai que le début de son III :

« Toute personne suspectée ou poursuivie est présumée innocente tant que sa culpabilité n'a pas été établie. Les atteintes à sa présomption d'innocence sont prévenues, réparées, réprimées dans les conditions prévues par la loi.

« Elle a le droit d'être informée des charges retenues contre elle et d'être assistée d'un défenseur.

« Les mesures de contrainte dont cette personne peut faire l'objet sont prises sur décision et sous le contrôle effectif de l'autorité judiciaire. »

Ce texte est bafoué chaque jour : les gardés à vue ne sont assistés que pendant quelques minutes par un avocat et celui-ci n'a pas accès au dossier ; le juge judiciaire, garant constitutionnel des libertés individuelles, ne peut exercer ses missions de contrôle, et il ne s'agit aucunement de défiance vis-à-vis de la police. Quand commence le contradictoire ? L'article préliminaire répond à la question.

La garde à vue est au cœur de l'enquête policière : c'est la zone de tous les dangers, où naissent les erreurs judiciaires. Il faut trouver le juste équilibre entre les nécessités policières et les droits de la défense.

Les magistrats demandent un retour au régime de garde à vue unique. Le Conseil national des barreaux demande un retour à un système n'allant pas au-delà de quarante-huit heures, quelle que soit la nature de l'affaire.

Chaque jour, des personnes sont interpellées et placées en garde à vue. Au terme de la procédure, elles sont remises en liberté et n'entendront souvent plus jamais parler du dossier qui leur a valu une privation de liberté. Les articles 77-2 et 77-4 du code de procédure pénale, abrogés par la loi du 9 septembre 2002, prévoyaient que les mis en cause puissent accéder après coup au dossier, afin de ne pas rester dans l'inquiétude et de savoir si la procédure échoue dans un tiroir ou ressortira quelques mois plus tard dans un procès.

La plupart des pays européens respectent le droit au silence, qui existait dans la loi du 15 juin 2000 et est garanti par la Convention européenne des droits de l'homme : « On ne peut être obligé à témoigner contre soi-même. »

S'agissant de l'enregistrement, nous sommes là aussi l'un des derniers pays à résister. Les syndicats de police voient cela comme une entrave à la recherche de la vérité. Il s'agit au contraire de rendre l'enquête policière plus transparente et ainsi d'éviter des débats stériles sur les conditions de garde à vue. Il faudra généraliser l'enregistrement audio, voire visuel. Chaque commissariat est doté d'au moins un ordinateur, auquel il suffirait de brancher une webcam. Les DVD contenant l'enregistrement seraient placés sous scellés et visionnés en cas de contestation.

Les gardés à vue doivent évidemment pouvoir demander la présence d'un avocat au cours des interrogatoires et confrontations.

Les procès-verbaux d'interrogatoire doivent reprendre l'énoncé des questions posées par les enquêteurs.

Le code de procédure pénale ne crée pas de statut de l'interprète. Les policiers sont souvent obligés d'employer les moyens du bord, éventuellement en demandant l'aide du concierge de l'immeuble voisin ou d'un fonctionnaire de police. Ce système n'est plus acceptable. Les interprètes n'ayant pas de statut, contrairement aux experts traducteurs, ils se trouvent dans une situation de fragilité au regard de l'indépendance. Nous suggérons que vous vous inspiriez, à cet égard, de la loi Sarkozy du 26 novembre 2003 : pour le contentieux des étrangers, le procureur de la République dresse une liste d'interprètes qualifiés.

La présence de l'avocat est prévue depuis 1993, mais il faut la valoriser car elle s'est jusqu'à présent bornée à de l'assistanat. L'avocat doit certes pouvoir accéder au dossier, mais son rôle doit être beaucoup plus dynamique encore. Les fonctionnaires de police, malgré la loyauté et la bonne volonté qui les caractérisent, ne sont pas à la merci d'erreurs et peuvent négliger l'intérêt de telle ou telle investigation ou l'audition de telle ou telle personne. L'accès de l'avocat au dossier pour la recherche de la vérité doit permettre à l'avocat de solliciter ces actes auprès du chef d'enquête, comme il le fait auprès du juge d'instruction, afin de donner une plus grande crédibilité à l'enquête.

Nous demandons une présentation devant un magistrat pour tout renouvellement de garde à vue. Les postes de garde à vue sont parfois très éloignés des tribunaux où travaillent les magistrats du parquet. Il existe deux solutions : le déplacement du magistrat du parquet voire une téléconférence par Internet haut débit, en présence d'un avocat.

Il faut doter d'un vrai statut les médecins qui interviennent dans les postes de garde à vue. En l'absence de liste établie, ce sont souvent des médecins de quartier, sauf dans certains tribunaux de grande instance, où ont été créées des unités médico-judiciaires.

Comme en Grande-Bretagne, où il existe des « surintendants », la garde à vue devrait être contrôlée par un officier de police détaché de l'enquête. La présence des magistrats dans les postes de garde à vue devrait aussi être plus régulière de façon à ce qu'ils puissent faire remonter des informations sur les conditions matérielles.

Trop d'affaires arrivent devant les juridictions de jugement deux, trois ou quatre ans après l'enquête préliminaire, sans que la défense ait encore la possibilité de demander des investigations complémentaires, le temps ayant passé. L'enquête préliminaire doit comporter une phase contradictoire mais un travail de réflexion plus avancé est requis.

Le barreau est plutôt favorable au rattachement de la police judiciaire au ministère de la justice.

Le témoignage sous X, innovation des dernières années, pose des difficultés. Le législateur a exclu qu'une condamnation puisse s'appuyer uniquement sur un témoignage sous X. Mais, en février 2005, en région parisienne, lorsque des avocats, à l'ouverture d'une audience, ont demandé l'audition contradictoire de témoins anonymes, le tribunal a refusé en prétextant que cela demandait des aménagements techniques impossibles à réaliser rapidement. Vous voyez la situation dans laquelle se trouve la défense, et je rappelle que les barreaux avaient annoncé ces dysfonctionnements.

Le Conseil porte le plus grand intérêt aux travaux de votre Commission d'enquête. Les 45 000 avocats écoutent ces débats et attendent un grand tournant de la procédure pénale. À la lumière de toutes ces affaires, un grand défi doit être relevé par les parlementaires, les magistrats, les avocats et les policiers. Les avocats portent à bout de bras plus de 400 000 gardes à vue par an et, si vous faites droit à leurs revendications, ils devront relever le challenge et supporter un travail considérable, dans des conditions matérielles d'indemnisation inadaptées au xxie siècle.

M. le Président : Que pensent les policiers du rattachement éventuel de la police judiciaire au ministère de la justice ?

M. Bruno BESCHIZZA : Synergie Officiers rappelle que la réforme de 1995 des corps et carrières était unanimement réclamée par les policiers de terrain, de même que celle de 2004, et que les syndicats de la police sont représentatifs puisque les élections professionnelles mobilisent 80 % des fonctionnaires. À votre question, nous répondons viscéralement non. La culture du résultat ne nous dérange pas. La pression qui s'exerce sur nous ne procède pas des ordres d'un ministre mais du regard de nos concitoyens lorsque nous sommes dans la rue, en bleu marine. Le policier, quand il choisit ce métier pour se mettre au service des autres, sait qu'il pourra exercer plusieurs métiers : sécurité publique, investigation, police judiciaire, maintien de l'ordre.

Lors de la concertation préalable à la loi du 15 juin 2000, nous en avons déjà discuté et vous connaissez notre position. Nous sommes favorables à la notion de chaîne pénale car nous ne percevons pas les choses de manière verticale mais horizontale : les acteurs du pénal doivent pouvoir échanger. Mais nous parlons d'un autre système, avec un autre coût. Un vrai drame a eu lieu : ni les policiers, ni les magistrats, ni les avocats n'ont pu éviter Outreau ; il n'existe donc pas de chevalier blanc et toutes nos professions sont remises en cause.

Ne nous laissez pas au milieu du gué. Nous en avons assez des procès d'intention, surtout lorsque nos collègues restent sur le tapis. Le policier ne craint pas l'avocat. Le changement générationnel a été tel que la religion de l'aveu a disparu chez les policiers de terrain. Face à vous s'expriment aujourd'hui les représentants de 95 % des officiers de la police judiciaire, et je puis vous dire qu'ils préfèrent une affaire loupée à une carrière brisée. Nous n'avons pas honte de nos instances disciplinaires, car nous dénombrons 160 révocations par an - trois ont encore été prononcées pas plus tard que la semaine dernière. Nous en avons assez du moralisme gratuit.

Si le dossier est donné à la défense, on change complètement de système pour passer au régime accusatoire et tout ce qui va avec. Il faut évoquer le coût : c'est une justice de riches, favorable aux voyous riches et aux victimes riches. Je maintiens que la majorité des policiers travaillent à charge et à décharge.

M. le Président : Le rattachement de la police judiciaire au ministère de la justice fut envisagé à titre expérimental non pas dans la loi du 15 juin 2000 mais dans celle de 1998 sur les rapports entre la Chancellerie et le parquet.

M. Bruno BESCHIZZA : La loi de 1995 qui a vu disparaître les corps des enquêteurs et des inspecteurs a été voulue par nos collègues. Si les policiers voulaient être rattachés à un autre ministère, ils nous le diraient et ne nous éliraient plus.

Mme Arlette GROSSKOST : Les policiers devraient rendre compte au juge et uniquement à lui. Or, dans la pratique, vous avez souvent affaire à la presse.

Que pensez-vous des mesures alternatives à l'incarcération, contrôle judiciaire ou mesures de semi-liberté ?

M. Jean-René DOCO : Le SNOP souscrit aux propos de notre collègue de Synergie Officiers.

Je me demande si nous n'aurions pas dû nous faire aujourd'hui assister par des avocats ! C'est vraiment le procès de la police ! Si nous plaçons des personnes en garde à vue, c'est que la loi nous y oblige. Nous dénonçons depuis des décennies les conditions matérielles de la garde à vue dans les commissariats de police. Tous nos collègues sont confrontés quotidiennement à cette misère, et cela ne les amuse pas.

Un gardé à vue a évidemment des droits mais un individu interpellé pour agression sur une personne âgée, trafic de stupéfiant ou proxénétisme sait ce qu'il fait en garde à vue.

Nous respectons les délais prévus par la loi : quarante-huit heures ou plus selon les affaires. Ils nous permettent d'apporter les éléments de preuve dont nous avons besoin. L'OPJ n'a qu'un objectif : aboutir, à charge et à décharge, et non pas s'acharner sur la personne qui lui a été confiée, sous le contrôle des magistrats. J'ai une expérience professionnelle d'une vingtaine d'années et j'ai toujours travaillé en harmonie avec les magistrats, auxquels nous rendons compte au fur et à mesure du déroulement de l'enquête.

La procédure par fax nous a été imposée. Nous ne mettons pas en cause les magistrats, mais nous ne sommes pas responsables de leurs problèmes de moyens humains et matériels.

Soyez conscients des difficultés que nous rencontrons au quotidien, dans tous les types d'affaires. Nous sommes des généralistes. Nous ne voulons pas de la fusion de la police administrative et de la police judiciaire. Jusqu'en 1995, le système était archaïque, avec des inspecteurs et des officiers, des gardiens de la paix et des enquêteurs. Les corps ont été fusionnés pour améliorer le fonctionnement des services et je ne pense pas que cela ait nui aux enquêtes.

Nous demandons depuis des années la création d'un service de communication digne de ce nom au sein du ministère de l'intérieur. Ce n'est pas aux policiers d'intervenir sur des faits divers. Les journalistes nous sollicitent régulièrement sur des affaires en cours mais nous sommes conscients de difficultés que rencontrent nos collègues pour mener leurs enquêtes et nous ne voulons pas y faire obstacle. Voilà en tout cas la philosophie du SNOP.

Mme Arlette GROSSKOST : Et quelle est votre position concernant le contrôle judiciaire ?

M. Jean-René DOCO : Cela dépend du magistrat. Si le contrôle judiciaire ne génère pas de la récidive, nous ne pouvons qu'y souscrire.

M. Patrick BRAOUEZEC : J'apprécie de participer à cette table ronde mais elle me laisse un sentiment étrange. Personne n'a mis la police à l'index ni pratiqué de « moralisme gratuit » ; les élus locaux connaissent les conditions difficiles de la pratique de votre métier et les manques de moyens dans les commissariats.

Même si une loi très précise était adoptée, il resterait toujours suffisamment de flou pour que les citoyens portent un regard suspect sur la façon dont la justice est rendue. La justice et la police sont renvoyées dos à dos et nous ne pouvons nous en satisfaire. Il manque des rencontres entre vous pour que vous puissiez débattre de ces questions. Même si la loi encadre vos rôles respectifs dans l'instruction, sans un vrai travail commun de recherche de la bonne justice, nous resterons à côté de la plaque. Ne conviendrait-il donc pas d'organiser des conférences, au plus près des citoyens, réunissant les professions que vous représentez, au niveau de la cour d'appel ou ailleurs, afin de communiquer en direction des citoyens justiciables et de ne pas rejeter sur les autres la responsabilité de l'incompréhension de la justice ?

M. Jean-René DOCO : Dans l'ensemble, les choses se passent bien ! En vingt ans de carrière, j'ai toujours entretenu des rapports constructifs avec les magistrats. Nous sommes tout à fait favorables à de tels échanges pour que notre société ait confiance en sa police et en sa justice, acteurs principaux de sa sécurité. Ce qui peut nous diviser, ce sont les difficultés quotidiennes que nous rencontrons, pas les différences idéologiques.

M. Patrick BRAOUEZEC : Raison de plus pour organiser ce genre de rencontres au plus près du citoyen.

M. Jean-René DOCO : Que la victime et l'auteur suivent une idéologie ou une autre, peu importe ; pour nous, ce sont une victime, un auteur, et nous faisons notre travail en appliquant le code de procédure pénale.

M. Jacques MARTIN : Nous serions évidemment tout à fait d'accord pour participer à de telles réunions et, si les barreaux doivent en prendre l'initiative, ils le feront.

M. Jean-Yves BUGELLI : Les échanges physiques directs entre les enquêteurs et le reste de la chaîne judiciaire sont importants et pourraient venir à bout des idées préconçues sur la justice et la police. Nous sommes constamment critiqués à propos des contrôles d'identité mais nous ne faisons qu'appliquer une loi, de par le pouvoir régalien qui nous est confié, et nous procéderons autrement lorsque le législateur l'aura modifiée.

Les gardiens de la paix sont parfois considérés par la justice, voire par la hiérarchie policière, comme des sous-OPJ, et certains en viennent à dire que les procédures sont désormais de mauvaise qualité. Tant que nous aurons davantage de travail à faire sur la forme que sur le fond, la qualité de notre travail sera toujours critiquable. Cela dit, la dégradation de la qualité des procédures reste à prouver.

M. Gérard TCHOLAKIAN : Des soirées-débats sont organisées tous les jours en France, par les syndicats d'avocats et de magistrats ou la Ligue des droits de l'homme. Le côté positif de l'affaire d'Outreau, c'est que les citoyens ont décidé de se réapproprier la justice, que des journées portes ouvertes fleurissent dans les palais de justice. Dans l'avenir, il faudra peut-être en venir à impliquer des groupes de citoyens pour réorganiser l'accueil dans les palais de justice.

Il faut mettre un terme à la victimisation des policiers, car nous ne menons pas une bataille de tranchée. Les policiers accomplissent leur travail héroïquement. Grâce à la loi de 1993, le barreau a pu pénétrer dans les commissariats et y découvrir vos conditions de travail. Sachez que les syndicats d'avocats et le Conseil national des barreaux s'associent à vos revendications matérielles.

Il convient cependant d'adopter une culture du doute. L'affaire d'Outreau a mis en évidence certains problèmes concernant les avocats. La police elle-même doit s'interroger sur son mode de fonctionnement et avoir la culture du doute, y compris pour ce qui concerne sa méthodologie.

M. Laurent LACLAU-LACROUTS : Je n'emploierai pas la langue de bois car le problème est majeur pour notre société. Mais l'opinion publique s'inquiète davantage des dysfonctionnements de la justice que de ceux de la police.

Le niveau scolaire des policiers s'est très largement élevé : les gardiens de la paix sont recrutés à un niveau qui leur aurait permis de passer le concours de la magistrature il y a une quinzaine d'années ! Ils reçoivent une formation d'OPJ de très bonne qualité et passent un oral en présence d'un magistrat ; ils ont simplement besoin d'être encadrés en début de carrière, comme les jeunes magistrats. J'ai du reste remarqué une baisse du niveau de formation des jeunes magistrats : face à certains dossiers, ils se trouvent parfois démunis.

M. le Président : Des magistrats instructeurs ?

M. Laurent LACLAU-LACROUTS : Oui.

M. le Président : Trop jeunes dans la fonction ?

M. Laurent LACLAU-LACROUTS : Oui, beaucoup trop. Ils peuvent demander conseil à de plus anciens, mais certains sont complètement perdus. C'est anormal car ils sont amenés à traiter des affaires criminelles très graves. Si, à côté, l'OPJ n'est pas qualifié non plus, et surtout si l'avocat est tout aussi jeune, la catastrophe est inévitable ! Ce problème de jeunesse se pose dans la magistrature comme dans la police, mais pas dans les services importants de la police judiciaire, qui fidélisent les anciens.

Les services de police sont débordés de commissions rogatoires, dont certaines sont totalement infondées, voire contradictoires avec d'autres actes du même magistrat ! Certains d'entre eux emploient même ce procédé pour jouer la montre et gagner du temps afin de se « dépatouiller » du dossier.

Je suis totalement hostile à l'accès de l'avocat au dossier. Dans les affaires de grand banditisme, les avocats connaissent bien leurs clients et, s'ils ont immédiatement accès à la totalité du dossier, la police craint que la confidentialité ne soit pas respectée.

Je ne vois pas comment nous pourrions présenter aux magistrats tous les gardés à vue faisant l'objet d'une prolongation de mesure, à moins que 5 000 postes de magistrats ne soient créés en région parisienne dès demain. Dans toutes les grandes villes où la justice est débordée, l'on assiste à des prolongations de confort : des magistrats imposent des prolongations car ils n'ont pas le temps de recevoir le gardé à vue le soir même, allant parfois jusqu'à suggérer à la police d'organiser n'importe quelle perquisition pour justifier la mesure. Les policiers ne sont pas responsables de tels dysfonctionnements.

Nous sommes évidemment favorables à une durée de garde à vue de quatre-vingt-seize heures, pas pour les voleurs d'autoradios ni les jeunes qui jettent des cailloux, mais pour les affaires de trafic de stupéfiants, de grand banditisme et de terrorisme. Cette mesure n'est pas faite pour exercer des pressions particulières, mais pour mener à leur terme des enquêtes extrêmement difficiles, exigeant de nombreuses recherches. Si la garde à vue était raccourcie, nous serions presque systématiquement obligés de prendre des mesures de détention à l'arrivée. Ces affaires sont traitées par des structures de police spécialisées présentant toutes les garanties en matière de respect des droits de l'homme et de la défense. Les gardes à vue qu'elles organisent sont longues et éprouvantes mais il s'agit de faits particulièrement graves et la police en a besoin pour travailler.

Le dispositif du témoignage sous X, extrêmement compliqué, pose des problèmes à la défense. C'est cependant un outil indispensable pour lutter contre certaines mafias, afin d'encourager les témoins à dépasser leur peur.

Je suis d'accord avec la nécessité de doter les interprètes d'un statut réel car les policiers doivent actuellement se débrouiller comme ils peuvent. Sur tous les autres points, ma position est un peu en décalage.

Mme Agnès HERZOG : Le face-à-face est stérile. Il ne s'agit pas de polémiquer entre professions et de dire que les autres sont mauvais ; ce n'est pas du tout notre propos. Nous dénonçons un système, dans lequel nous travaillons tous, et qui produit une justice et une police de mauvaise qualité. Recevoir le regard de l'autre est toujours intéressant. Bien qu'elles soient inadmissibles, nous ne contestons pas qu'il existe des prolongations de garde à vue de confort, tout simplement parce que l'autorité judiciaire n'est plus en mesure d'effectuer un contrôle effectif. De même, lorsque nous faisons observer que les procès-verbaux sont de mauvaise qualité, ce n'est pas pour embêter les policiers.

Vous mettez en avant les procédures liées au terrorisme mais je ne pense pas que les 460 000 gardés à vue de l'année dernière soient tous des terroristes ou des trafiquants de stupéfiants. La garde à vue fait l'objet d'abus manifestes, que je ne vous reproche pas. Mais l'autorité judiciaire, constitutionnellement garante des libertés individuelles, se doit de dénoncer cette dérive.

Si les pouvoirs du juge sont importants, ce n'est pas du fait de son indépendance mais en vertu de l'article 66 de la Constitution, qui pose ce principe de défense des libertés individuelles. Les fonctionnaires de police disposant de moyens de coercition très importants, ils sont de ce fait placés sous le contrôle de l'autorité judiciaire. C'est pourquoi il nous semble que l'idée de chaîne pénale horizontale ne correspond pas à la réalité. L'autorité judiciaire devrait théoriquement exercer son contrôle à chaque stade de la procédure.

M. Nicolas BLOT : Les gardes à vue dites « de confort » semblent indigner M. le Rapporteur.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Il est tout de même contradictoire de revendiquer le statut de garant des libertés individuelles tout en jouant gravement avec la liberté des gens pour des raisons « de confort ».

M. Nicolas BLOT : Je souscris à votre indignation. L'expression « de confort » me choque, car c'est de la misère des moyens de la police et de la justice qu'il est question. Quand une garde à vue expire à vingt heures, le magistrat qui décide le défèrement s'oriente soit vers une instruction soit vers une comparution immédiate. Dans la première hypothèse, la greffière d'instruction, le juge et les avocats vont donc travailler jusqu'à minuit, voire deux heures du matin si l'affaire est complexe ; or la Cour européenne des droits de l'homme a condamné la France pour des audiences tardives. Dans la deuxième hypothèse, trois juges, une greffière et un procureur de la République vont eux aussi siéger jusqu'à minuit ou une heure du matin pour reprendre leur poste le lendemain à neuf heures. Je ne rapporte pas tout à la question des moyens, mais je m'étonne que vous soyez surpris, car c'est la réalité de la police et de la justice d'aujourd'hui ! Personne ne s'indigne du fait que des gens travaillent jour et nuit !

S'agissant du dialogue entre la police et la justice, j'éprouve un sentiment positif : vous avez pu constater que les tensions ne sont pas si fortes, même si les explications sont franches, dans la mesure où nous n'exerçons pas les mêmes métiers. Des instances de concertation locales existent, avec les conseils de prévention de la délinquance. Pour assurer la bonne entente, deux obligations doivent être respectées : nous sommes parfois déçus d'entendre les organisations syndicales critiquer durement des décisions de justice, notamment de mise en liberté ; de l'autre côté, les magistrats ne donnent pas suffisamment d'explications aux policiers sur les décisions qu'ils rendent.

M. Léonce DEPREZ : Le drame d'Outreau s'explique par un cumul d'inapplications du code de procédure pénale. Mais, grâce à la médiatisation, l'opinion publique est désormais consciente du problème et nous encourage à aller jusqu'au bout pour améliorer la situation.

J'ai apprécié la franchise de votre langage. Avouons qu'à tous les échelons, les textes sont restés inappliqués. L'enquête policière n'a pas pu se dérouler convenablement faute de moyens. La défense n'a pu obtenir copie des pièces. Les avocats commis d'office ne sont pas très motivés. Au tribunal, le dialogue a été insuffisant, même entre le juge d'instruction et le procureur. Le responsable de l'enquête policière n'a pas été entendu au procès d'assises de Saint-Omer. La notion de JLD mérite d'être maintenue, à condition que ce magistrat exerce ses prérogatives. La chambre de l'instruction n'a pas joué son rôle non plus. Tout cela a contribué à confirmer les erreurs du juge d'instruction.

Les textes n'ayant pas été appliqués, faut-il que les députés en adoptent de nouveaux ? Des mesures réglementaires ne conviendraient-elles pas davantage ? Et n'importe-t-il pas de s'intéresser à la dimension humaine ? Dans l'affaire d'Outreau, ce sont en effet les comportements humains qui ont été défaillants.

M. Jean-René DOCO : Toutes vos remarques sont très pertinentes.

Il n'est pas nécessaire d'adopter de nouvelles lois. Nous préconisons une légère modification des articles D. 10 et D. 11 du code de procédure pénale, relatifs à l'enquête sur flagrant délit, à l'enquête sur commission rogatoire et à l'enquête préliminaire : dans certaines situations, les enquêteurs ont besoin de davantage de souplesse.

Policiers et magistrats, nous manquons tous de moyens pour travailler sereinement et atteindre les objectifs que l'État nous assigne.

M. Patrick MAUDUIT : Les élus doivent également prendre leurs responsabilités. Pendant toute ma carrière, j'ai adoré mon métier mais j'ai manqué de tout. Nous travaillons 100 heures par semaine alors que nous sommes payés pour 40,5 heures, et nous passons notre temps à compenser les carences budgétaires de l'administration, du trombone au plein d'essence. Depuis des dizaines d'années, vous n'avez jamais voté les moyens dont nous avions besoin.

L'affaire d'Outreau a mis en lumière des dysfonctionnements mais le plus grave est que la justice française ne soit à même de ne traiter qu'un cinquième des affaires constatées et de ne faire exécuter qu'un tiers des peines prononcées.

Nous espérons que toutes ces auditions vous conduiront à remettre à niveau les moyens de la justice, à nous voter enfin des budgets décents, d'un bout à l'autre de la chaîne pénale. Il s'agit de mettre nos moyens financiers à la hauteur de ceux des avocats car nous ne vivons vraiment pas dans le même monde et, dans les grosses affaires, il nous faudrait non pas quarante-huit ou quatre-vingt-seize heures de garde à vue mais quinze jours ou trois semaines.

En janvier 2001, nous avons organisé une conférence de presse commune avec l'USM pour dénoncer le manque de moyens accompagnant la loi sur la présomption d'innocence, qui fondait la fonction de JLD sans créer de nouveaux postes budgétaires. J'ignore ce qui sortira de cette commission d'enquête mais, si vous nous votez de bons budgets, mon coup de gueule n'aura pas servi à rien.

M. Gérard TCHOLAKIAN : Je suis tout à fait d'accord avec les syndicats de policiers. Une des grandes avancées, pour les droits de la défense, fut tout simplement la copie gratuite des dossiers ! Nos avocats travaillent également dans des conditions déplorables : dans certains barreaux, ils doivent faire les photocopies eux-mêmes car la greffière n'en a plus le temps ; les confrères du barreau d'Albertville, lorsqu'ils montent à Modane sous la neige pour une garde à vue, perdent trois heures de route contre une indemnité au titre de la commission d'office. Le barreau de tous les jours, c'est celui des soutiers, qui portent la défense à bout de bras.

Et tout cela manque d'humain : lorsque le magistrat de permanence répond au téléphone, il ne voit que des dossiers. La présentation aurait l'intérêt de mettre en contact avec un juge toute personne privée de liberté - à tort ou à raison -, assistée d'un avocat. Nous avons nos propres responsabilités dans l'affaire d'Outreau, nous devons aussi balayer devant notre porte, mais il faut que chacun analyse la situation lucidement.

Une cour d'assises vient de juger une affaire de viol, huit ans après les faits. Le dossier, parti d'un fonctionnaire de police, sans méthode ni culture du doute et isolé, est ensuite passé entre les mains de trois juges d'instruction mais, malgré les contradictions énormes dans les accusations, personne n'a pris la responsabilité d'arrêter la machine. Seul un jury populaire vient enfin de prononcer quatre acquittements.

M. David de PAS : Il n'y a pas seulement la question des moyens : il y a aussi la judiciarisation de la société. Du fait de la fameuse « tolérance zéro », les parquetiers sont saisis de choses qui n'auraient pas été judiciarisées il y a quelques années encore, notamment dans le domaine scolaire. Il y a aussi une réflexion à mener sur le traitement des infractions en temps réel.

M. Bruno BESCHIZZA : On ne peut pas empêcher nos concitoyens de regarder les feuilletons télévisés ! Et c'est ce qui fait qu'on doit parfois passer deux heures à expliquer à un père de famille qu'il ne peut pas porter plainte parce qu'on a déchiré la salopette de sa fille de quatre ans dans la cour de récréation !

M. Laurent LACLAU-LACROUTS : Il faudra aborder très sérieusement la question des multirécidivistes, de ces gens qui commettent dix ou douze délits en une seule année, et qui, à vingt-cinq ans, en ont déjà quarante-cinq à leur actif, avec des peines très courtes à l'arrivée.

M. Nicolas BLOT : J'ai apprécié l'intervention de M. Deprez, qui a relié la question des moyens à celle de l'humain. S'il y a eu des incompréhensions, c'est parce que nous avons eu, peut-être à tort, le sentiment qu'on nous reprochait l'inhumanité de certaines pratiques sans la mettre en perspective avec les moyens accordés à la police et à la justice. La France, on l'a dit et redit, est au 23e rang en Europe pour le budget de la justice par habitant.

M. le Rapporteur : Non : au 17e seulement ! Mais ce n'est guère mieux...

M. Nicolas BLOT : De fait, ce n'est pas très rassurant. Si j'ai une supplique à vous adresser, c'est de faire des études d'impact avant de voter les lois. C'est quand vous aurez fait cela, et que vous aurez donné à la police et à la justice les moyens dont elles ont besoin, que vous pourrez exiger d'elles humanité et souci permanent de la déontologie, et leur faire accepter vos multiples critiques.

M. Nicolas COMTE : J'ai été très marqué par ce qu'a dit mon collègue tout à l'heure, et qui résume l'état d'esprit d'un bon nombre d'entre nous. Sans doute pourrait-on réformer l'enquête policière dans le sens d'une plus grande efficacité, mais il apparaît qu'un certain nombre de textes ne sont pas appliqués faute de moyens - et ont peut-être été votés à seule fin de donner bonne conscience à la société. Or, à qui reproche-t-on de ne pas les appliquer ? Aux policiers et aux magistrats, parce qu'ils sont en bout de chaîne, confrontés à l'humain, à la misère, à la crasse, et ne peuvent appliquer les textes, faute de moyens. Une réforme supplémentaire n'est pas forcément indispensable.

M. le Rapporteur : Je n'ai pas de questions supplémentaires à poser, car les débats ont été suffisamment riches à mon avis, toutes les questions y ont été abordées, ont reçu des réponses elles-mêmes riches - et en tout cas franches. Ces échanges nous ont beaucoup apporté. Je souhaite que nous renouvelions l'expérience lorsque nous aurons achevé nos travaux et qu'il s'agira de traduire nos propositions en termes sinon législatifs, du moins réglementaires.

Je tiens à rassurer M. Doco quant à l'appréciation portée sur la police. Le travail des policiers a été particulièrement valorisé par notre commission, puisque la seule personne que nous ayons entendue deux fois est le commissaire Masson, qui a accompli un travail remarquable. Nous avons d'ailleurs activement cherché à savoir pour quelle raison étrange il n'avait pas été cité au procès de Saint-Omer, et notre question, réitérée, a fini par trouver sa réponse dans une lettre du parquet général à la Chancellerie, dont il ressort - même si ce n'est évidemment pas dit comme cela - que son rapport était en quelque sorte d'une trop grande qualité, ou en tout cas qu'il était insuffisamment probant pour l'accusation... Pour être tout à fait impartial, je dois dire que nous avons entendu aussi d'autres appréciations sur les méthodes de la police, notamment celle de Me Marécaux à propos des circonstances de son arrestation. Je tenais à vous dire tout cela, et à vous remercier des propos que vous avez tenus devant nous.

M. le Président : Mesdames, Messieurs, nous vous remercions d'avoir participé à cette table ronde, qui a été une vraie table ronde et non une confrontation, encore moins un affrontement. Nous sommes très satisfaits de ce que nous avons entendu, et essaierons d'en tirer le plus grand profit.

Audition de M. André RIDE,
président de la Conférence nationale des procureurs généraux



(Procès-verbal de la séance du
4 avril 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Nous poursuivons nos auditions en recevant M. André Ride, président de la Conférence nationale des procureurs généraux.

Monsieur le Procureur général, je vous remercie d'avoir répondu à l'invitation de la Commission d'enquête parlementaire sur l'affaire d'Outreau.

Celle-ci, je le rappelle, a été créée afin de formuler des propositions de réformes pour éviter le renouvellement des dysfonctionnements de la justice constatés dans cette affaire.

Vous êtes procureur près la cour d'appel de Limoges et en même temps président de la Conférence nationale des procureurs généraux ; c'est à ce dernier titre que nous vous entendons et nous sommes bien sûr très intéressés par vos réflexions et par vos propositions.

L'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Tout en ayant conscience du caractère un peu décalé de cette obligation en ce qui vous concerne puisque vous n'avez pas eu à connaître de l'affaire d'Outreau, je vais donc vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(M. André Ride prête serment).

Nous allons maintenant procéder, Monsieur le Procureur général, à votre audition, qui fait l'objet d'un enregistrement. Je vous donne la parole, si vous le souhaitez, pour un exposé liminaire.

M. André RIDE : Je vous remercie d'avoir accepté d'entendre le président de la Conférence des procureurs généraux. Cette dernière regroupe la totalité des trente-cinq procureurs généraux et, depuis maintenant douze ans qu'elle existe, elle s'est toujours voulue une instance de réflexion sur l'ensemble des problèmes susceptibles d'intéresser la justice, mais aussi une instance de propositions, que nous destinons tout naturellement au garde des Sceaux, mais qu'il arrive également au Parlement de nous demander à l'occasion de l'examen de tel ou tel projet de loi.

Nous avons bien sûr mené à la suite de l'affaire dite d'Outreau une réflexion dont je souhaite aujourd'hui vous donner un aperçu, notamment à propos des pistes qu'il nous paraîtrait le plus intéressant d'explorer.

Vous avez été incités par nombre des personnes que vous avez entendues avant moi à refonder l'ensemble de notre procédure pénale contradictoire sur la base d'une procédure accusatoire. On en connaît pourtant les limites : le juge confiné dans un rôle de juge-arbitre et non pas investi de la mission de rechercher la vérité ; une procédure essentiellement orale ayant notamment pour conséquences que les témoins sont susceptibles de faire l'objet de pressions et que les procès sont interminables ; des parties obligées de mener enquête et contre-enquête ; une police laissée à elle-même ; un ministère public qui n'est pas composé de magistrats et qui intervient essentiellement au moment de l'audience. Les inconvénients majeurs de cette procédure sont qu'elle est injuste par son coût ; qu'elle ne peut fonctionner que si 95 à 98 % des affaires ne viennent pas à l'audience mais sont dérivées vers le plea bargaining ; qu'elle n'est pas exempte d'un certain nombre d'erreurs judiciaires.

Néanmoins, des propositions sont faites qui tendent à vous entraîner vers l'accusatoire, avec quatre objectifs sur lesquels je souhaite vous donner l'opinion de la Conférence des procureurs généraux.

Le premier est de cantonner le juge dans un rôle d'arbitre. Or, pour notre part, nous considérons qu'un système qui donne au juge, lors de l'instruction comme de l'audience, la charge de l'essentiel, c'est-à-dire de la recherche de la vérité, est supérieur par sa finalité même à un système où le juge est en retrait.

Il serait quand même paradoxal, alors qu'en matière de procédure civile, qui était autrefois traditionnellement l'affaire des parties et où le juge venait simplement recevoir ce qu'elles avaient à développer devant lui, on en vient de plus en plus à une procédure où le juge a un rôle particulièrement actif, puisqu'on a même parlé de « juge d'instruction en matière civile », que l'on y renonçât en matière pénale. Je ne crois donc pas que ce cantonnement serait une bonne chose.

Le deuxième objectif, sans doute essentiel, que recherchent les tenants de la procédure accusatoire est de modifier l'équilibre entre l'accusation et la défense. Il faut ici dissiper une équivoque : c'est au nom du concept de l'égalité des armes, développé dans la conception européenne du procès équitable, qu'on vous a dit qu'il fallait modifier cet équilibre. Mais cette égalité intervient précisément dans la phase du procès, c'est-à-dire devant le juge au moment où l'affaire doit être jugée, et non dans la phase de l'enquête où elle n'a pas de raison d'être. L'égalité des armes lors de l'enquête reviendrait, si l'on pousse le raisonnement jusqu'à l'absurde, à obliger la police à avertir la personne qu'elle va placer sous écoutes de ce qu'elle va procéder à un branchement...

Ce dont il est question lors de l'enquête, c'est de parvenir à un équilibre entre la nécessaire défense de celui qui est encore un suspect et les possibilités données aux enquêteurs de mener cette enquête. Ce qui pose problème, c'est surtout la garde à vue, et plus encore le rôle de l'avocat : faut-il, dans toutes les procédures, qu'il soit présent dès le début ? Faut-il qu'il intervienne par intermittences, ou pendant toute la durée de la garde à vue ? Faut-il qu'il ait accès au dossier ? Faut-il qu'il puisse s'entretenir avec le suspect ?

J'aurais scrupule à rouvrir ce débat devant vous puisqu'au cours de la présente législature vous avez eu à maintes reprises à vous pencher sur cette question, et encore tout récemment à l'occasion de la loi sur le terrorisme. Vous avez arrêté la position qui prévaut actuellement en prenant en considération tous les éléments, qui se résument à un seul : l'efficacité de l'enquête. Faudrait-il, à l'occasion de l'affaire d'Outreau, revoir l'ensemble de cette architecture et le point d'équilibre auquel nous sommes aujourd'hui parvenus ? La Conférence des procureurs généraux n'a pas ce sentiment.

En revanche, dans la phase de l'enquête - et c'est l'une des propositions qui a souvent été avancée - nous ne voyons aucun inconvénient à ce qu'on procède à l'enregistrement des auditions. Nous ne voyons non plus aucune objection à ce que, dans la phase intermédiaire entre l'enquête et le procès proprement dit, c'est-à-dire devant le juge d'instruction, les pouvoirs attribués à la défense soient augmentés. La différence est-elle d'ailleurs aujourd'hui bien grande entre les pouvoirs du parquet et ceux de la défense et de la partie civile ? Nous sommes bien loin du jour où l'avocat est entré pour la première fois dans le cabinet d'un juge d'instruction... Les différences qui subsistent - sur les conditions dans lesquelles le dossier peut être communiqué, sur la durée pendant laquelle les demandes peuvent être présentées - sont tout à fait secondaires. Nous ne voyons donc pas d'objection à ce que les droits de la défense soient accrus, sous la seule réserve que les moyens supplémentaires ainsi accordés ne renforcent pas les moyens dilatoires.

Lors de la phase de l'audience, tout est fait pour que l'égalité des armes devant le juge soit assurée. Je dirai même qu'elle est plus assurée pour la défense que pour l'accusation : c'est toujours la défense qui a la parole en dernier et la déclaration de culpabilité devant la cour d'assises doit être obtenue à la majorité qualifiée. Cela ne me choque absolument pas, mais il convient de le rappeler quand on parle d'égalité des armes.

Les réformes qui vous sont proposées visent, en troisième lieu, à modifier le rôle et la composition du ministère public, en remettant en cause la place particulière qu'il tient dans le processus pénal mais aussi l'appartenance de ses membres à la magistrature.

Pour bien expliquer la place du ministère public dans l'État, il faudrait remonter à la construction de l'État-nation et au rôle qu'il y a joué, l'État-nation s'étant davantage constitué à partir du pouvoir des juridictions que de l'administration. Si le ministère public a joué alors et continue à jouer un rôle particulier, c'est tout simplement qu'il représente l'intérêt général et qu'il ne saurait donc être situé sur le même plan que les parties au procès, qui défendent des intérêts respectables mais particuliers.

Représentant l'intérêt général et chargé de veiller à la bonne application des lois, le ministère public est également gardien des libertés individuelles, ce qui lui crée une deuxième obligation tout à fait particulière.

La troisième obligation qui pèse sur lui, c'est qu'il est chargé de la recherche de la vérité. Car, sans remonter à Rousseau, lorsqu'une atteinte au pacte social a été portée par une infraction quelconque, la réparation ne peut intervenir que si les conditions dans lesquelles cette atteinte a été portée sont élucidées, donc si la vérité est recherchée, ce qui est très différent d'un accord entre les parties sur la réparation d'un dommage causé à une personne. C'est toute la théorie de la société et du ministère public assumant à la place de la victime la nécessaire réparation.

C'est cette place particulière du ministère public qui fait que son rôle ne peut être tenu que par des magistrats. D'abord pour une raison constitutionnelle : notre loi fondamentale fait de l'autorité judiciaire la gardienne des libertés individuelles et elle distingue, en ses articles 64 et 65, les magistrats du siège et ceux du parquet. Dès lors, ces derniers ne peuvent être que des magistrats.

Au-delà de cette exigence constitutionnelle, c'est une garantie pour le justiciable que celui qui met en mouvement l'action publique, qui va donc requérir contre lui une condamnation, qui en même temps doit appliquer les lois, bénéficie d'un statut tout à fait protecteur.

C'est également une exigence pratique vis-à-vis de la police judiciaire. On pourrait imaginer que, comme aux États-Unis, la police dirige complètement l'enquête et livre un « produit fini » au ministère public. Nous avons une autre conception, plus protectrice des libertés individuelles, qui est que la police judiciaire doit être placée sous la direction d'un magistrat, que ce soit lors de l'enquête ou dans le cadre de l'instruction sur commission rogatoire.

Enfin, il n'y a pas de meilleure protection pour les juges que les membres du parquet. En effet, si le juge doit être en retrait par rapport à un certain nombre d'autorités extérieures à la justice, il ne doit pas, pour autant, se retirer dans une tour d'ivoire comme certains avaient autrefois trop tendance à le faire. Il faut donc qu'il communique avec la société au nom de laquelle il va juger. Et l'interface peut-elle être mieux assurée, et le juge mieux garanti de voir ses idées comprises, que si cette mission est confiée à des magistrats partageant la même déontologie ?

Pourtant, cette conception du ministère public composé de magistrats est quelquefois remise en cause, essentiellement au nom de l'idée que l'appartenance des magistrats du parquet à la magistrature est susceptible de créer une confusion entre siège et parquet et de faire naître le soupçon de connivence, dont on vous a parlé lors de précédentes auditions. Mais c'est un argument polémique absurde : soupçonne-t-on une connivence entre l'avocat de la défense et celui de la partie civile parce qu'ils sont tous deux avocats ? Il y a d'autant moins ici d'occasions de connivence qu'il s'agit de deux magistrats, soumis tous deux à la même déontologie, aux mêmes obligations, à la même éthique, qui doivent conduire à ce que chacun assume ses responsabilités dans la sphère qui est la sienne, sans empiéter sur celle de l'autre. C'est parce que les magistrats sont animés par les mêmes obligations de loyauté, d'objectivité et d'impartialité qu'il n'y a pas de connivence. Parler d'impartialité surprend quelquefois quand il s'agit du ministère public, mais ce dernier doit être impartial parce qu'il a pour vocation de recevoir la plainte de tout plaignant, quels que soient son origine, sa classe sociale, le lieu d'où il vient. De même, il ne doit poursuivre qu'en fonction de raisons objectives, et non parce que la personne qu'il poursuit appartient à telle catégorie sociale ou a telle origine. Si le ministère public n'est pas considéré comme impartial, c'est sa crédibilité aux yeux du citoyen qui est remise en cause. C'est donc parce que parquet et siège partagent la même déontologie que les juges n'ont pas à craindre que les membres du parquet soient, comme eux, pleinement magistrats.

De même que François Mauriac disait qu'il aimait tellement l'Allemagne qu'il préférait qu'il y en ait deux, certains prétendent aujourd'hui qu'ils aiment tellement la magistrature qu'il faudrait qu'il y en ait deux, une du siège et une du parquet. C'est au demeurant la réforme qu'a fait voter l'été dernier M. Berlusconi en Italie. Mais pourquoi créer deux magistratures, dès lors que les magistrats de l'une et de l'autre ont les mêmes objectifs, c'est-à-dire la recherche de la vérité et la garantie des libertés individuelles, et qu'ils sont, les uns et les autres, soumis à la même déontologie ? Qui plus est, avec un tel système, il y aurait très rapidement d'un côté la vraie magistrature, celle du siège, et de l'autre une magistrature dévaluée, celle du parquet, qui ne serait plus à même d'accomplir les missions qui sont les siennes, notamment de tenir son rôle d'interface entre les juges et la société civile, de direction de la police judiciaire et de protection des libertés individuelles.

Quitte à choquer, j'ajouterai qu'interdire, au bout de quelques années, le passage d'une magistrature à une autre reviendrait, à terme, aux mêmes résultats que de scinder la magistrature en deux. Outre qu'on peut se demander pourquoi on priverait les magistrats d'une source d'enrichissement intellectuel et de la possibilité de porter un regard croisé sur les affaires, on voit mal quelle objection on peut opposer à un tel changement de fonction. Bien sûr, cela ne saurait se faire dans les fonctions pénales et dans une petite juridiction. Mais, lorsqu'on a été substitut à Brest, pourquoi ne pas être, quelques années plus tard, vice-président à Strasbourg ? Je n'y vois, pour ma part, aucune objection de fond.

Il vous a enfin été proposé de supprimer le juge d'instruction et le remplacer par un juge « de l'instruction ». Ces propositions remontent au rapport que Mme Delmas-Marty a rédigé à la fin des années 1980 et ont été reprises plus récemment dans une proposition de loi. Il s'agit, là encore, d'une réforme que les Italiens ont appliquée, et sur les résultats de laquelle je ne suis pas sûr que l'on puisse porter un regard totalement positif. Ce serait également entrer dans une logique accusatoire, à laquelle vous aurez compris que nous sommes radicalement hostiles.

Il nous apparaît infiniment préférable que ce soit un magistrat du siège, juge d'instruction, qui mette les affaires pénales qui le méritent en état avant qu'elles n'arrivent devant le tribunal. Si la réforme proposée était appliquée, le juge de l'instruction aurait un rôle réduit et n'interviendrait en fait, comme aux États-Unis, que sur la validité procédurale d'une mesure qui lui serait demandée et non sur son opportunité car il n'aurait pas la connaissance du continuum du dossier. Il porterait ainsi un regard extérieur mais distancié et, finalement, assez inefficace sur une procédure.

Cela entraînerait une mutation radicale de la nature du ministère public et remettrait en cause la liaison entre ce dernier et la Chancellerie, jusqu'à empêcher le garde des Sceaux de donner des instructions de politique pénale générale.

Est-ce pour autant que rien ne doit être fait ? Certainement pas ! Nous avons bien entendu un certain nombre de réformes en tête, dont, la contrainte du temps m'empêchant d'entrer dans les détails, je ne citerai que les deux principales.

Autant que nous puissions le savoir, ce qui a fait essentiellement problème dans l'affaire dite d'Outreau, c'est à la fois la défaillance des mécanismes de garantie - ce qui est quand même assez paradoxal puisque toute l'instruction, qu'il s'agisse de l'intervention du juge d'instruction, du juge des libertés et de la détention ou de la chambre de l'instruction, est précisément destinée à donner des garanties au mis en examen -, et une certaine incompréhension entre magistrats et avocats.

Il faut donc reconsidérer le juge d'instruction, le juge des libertés et de la détention et la chambre de l'instruction. Nous croyons que le juge d'instruction en tant que magistrat seul a vécu. D'abord pour une raison technique : pendant plus d'un siècle et demi, il a été le maître d'œuvre de la plupart des procédures pénales, dont 95 % passent désormais directement, pour les affaires les plus simples, de l'enquête au tribunal, le juge d'instruction se trouvant, pour sa part, en charge des affaires les plus complexes. Pour que des regards pluriels soient portés sur ces dernières, il faut en venir à des pôles de l'instruction, composés d'au moins cinq magistrats et créés de façon souple : au niveau infra-départemental lorsqu'il y a de grosses juridictions, départemental lorsque cela s'y prête, régional sinon. Dans mon propre ressort, il y a quatre juridictions, trois ont un seul juge d'instruction. Il n'y a aucune raison d'y créer cinq postes. Il faudrait donc opérer le regroupement au chef-lieu de la région, qui n'est guère distant des juridictions les plus éloignées que d'une heure d'autoroute.

Il convient également que la possibilité soit donnée au président du tribunal ou à la chambre de l'instruction de désigner plusieurs juges d'instruction dans une même affaire. Cette collégialité de l'instruction me paraît primordiale ; elle réglerait, en outre, l'épineux problème de la jeunesse de certains juges d'instruction.

Le juge des libertés et de la détention ne doit plus être non plus une personne seule. La collégialité doit être instaurée au moins pour les compétences qu'il a dans le cadre de l'information judiciaire. Cela ne serait pas si compliqué, dès lors que nous serions dans le cadre de pôles, c'est-à-dire de grandes juridictions, au sein desquelles la totalité de ce contentieux, y compris la question de la mise en détention, serait confiée à une chambre spécialisée.

Il faut donner à la chambre de l'instruction les moyens de fonctionner pour que chacun puisse exercer pleinement la collégialité et se pencher vraiment sur le dossier, et il faut qu'il y ait autant de chambres que nécessaire. Il convient également, comme l'a proposé devant vous le procureur général Viout, qu'on puisse faire le point à intervalles réguliers sur l'état de l'information.

Je crois qu'il faut, par ailleurs, mettre à bas les murs d'incompréhension qui se construisent parfois dès leur formation entre certains magistrats et avocats. Le bâtonnier de Paris vous a proposé ni plus ni moins que de supprimer l'École nationale de la magistrature et de la remplacer par une grande école du droit qui formerait magistrats et avocats. Je ne pense pas que ce soit une bonne idée : les métiers ne sont pas les mêmes. Or, dans les centres régionaux de formation professionnelle des avocats comme à l'ENM, on forme à un métier. Il faut, en revanche, que chacun comprenne les contraintes et les obligations de l'autre. À cette fin, l'actuel directeur de l'ENM va mettre en œuvre, dès cette année, une plage commune de formation pour les magistrats et les avocats. Dans les CRFPA de Paris et de Bordeaux, les futurs avocats ont un projet pédagogique individuel qui leur permettra de suivre une partie de la scolarité des auditeurs. Mais il s'agit d'une expérience limitée et il faut donc trouver autre chose. Il conviendrait également que les futurs avocats puissent venir dans les juridictions pour des stages plus longs. De même, la période de stage étant actuellement située trop près du concours pour être vraiment efficace, il faudrait que les élèves magistrats passent plus de temps chez les avocats, quitte à porter pour cela la durée de la scolarité à l'ENM à trente-six mois, d'autant que le cursus total atteindrait ainsi les huit ans nécessaires à l'obtention du doctorat dans le cadre du système LMD, ce qui serait une très bonne chose.

Les réformes que je viens de vous exposer ont une portée limitée mais elles présentent des avantages. Il vous reste un mois pour faire vos propositions et je ne sais pas si vous aurez le temps de remettre à plat l'ensemble de notre procédure, mais ces réformes peuvent s'insérer à la fois dans un projet limité et dans la logique d'une réforme plus profonde, dès lors qu'elle respecterait le principe cardinal du maintien d'une procédure contradictoire.

Naturellement, aussi limitées qu'elles soient, elles auront un coût. Il conviendra donc de mener préalablement une étude d'impact et d'en prévoir les moyens avant qu'elles n'entrent en application. Vous aurez beau jeu de me dire que, sous cette législature, le budget de la justice a augmenté d'un milliard d'euros par an et a ainsi été porté à un niveau du budget de l'État jamais atteint. C'est vrai. Mais si vous voulez entreprendre des réformes afin que la justice fonctionne mieux, vous n'échapperez pas à cette question des moyens.

M. le Président : Je vous remercie.

La Conférence des procureurs généraux a-t-elle une position arrêtée quant aux instructions individuelles de la Chancellerie au parquet, pratique remise en vigueur par le précédent garde des Sceaux, M. Dominique Perben ?

M. André RIDE : La Conférence des procureurs généraux a arrêté en 2001 sa position sur cette question extrêmement délicate. Vous vous souvenez de la polémique qu'il y avait à ce moment-là, de la position de la ministre de l'époque, Mme Marylise Lebranchu, et des propositions de modifications législatives qui avaient été faites alors. Nous sommes depuis restés favorables au principe des instructions individuelles.

Dans sa mission de représentant de l'intérêt général, il ne nous paraît pas illégitime que le garde des Sceaux, qui appartient au Gouvernement, lequel conduit la politique de la nation, puisse harmoniser les poursuites engagées dans certaines matières, non seulement au travers d'instructions de politique générale dont presque personne ne conteste la légitimité, mais aussi dans des affaires ponctuelles, par exemple en matière de terrorisme où il est normal qu'il demande au ministère public de conduire une action de telle ou telle façon.

La réserve que nous avons immédiatement posée, c'est que ces instructions individuelles doivent être écrites, positives - c'est-à-dire qu'il ne saurait s'agir d'instructions de ne pas faire -, versées au dossier de la procédure en toute transparence car qui dit transparence dit absence d'abus puisque l'abus serait aussitôt visible de tous et pourrait être dénoncé. C'est ce que vous avez prévu à l'occasion d'une des réformes que vous avez votées au cours de cette législature.

Ces instructions individuelles ne peuvent évidemment pas être déconnectées de la liberté absolue que doit avoir, à l'audience et verbalement, le ministère public de prendre des réquisitions dans le sens que lui dicte sa conscience.

M. le Président : Je me souviens d'autant mieux des polémiques auxquelles vous avez fait allusion que j'ai été le rapporteur de la loi « chancellerie-parquet » qui proscrivait les instructions individuelles. J'avais d'ailleurs consulté à l'époque votre prédécesseur.

Quand vous parlez d'« instruction positive », vous voulez dire instruction de poursuivre et non pas de classer ?

M. André RIDE : Absolument. Il n'y a pas lieu de revenir sur la prohibition des instructions négatives déjà inscrite dans la loi.

M. le Président : Pensez-vous que le système actuel est de nature à empêcher les instructions orales, téléphoniques, dont on parle parfois ?

M. André RIDE : La République doit être vertueuse...

M. Guy GEOFFROY : Comme la justice !

M. André RIDE : En effet. Ce qu'il faut, c'est fixer des règles, qui sont l'ossature du fonctionnement d'une institution. Vous n'empêcherez jamais, quelle que soit la perfection de cette institution, qu'il puisse y avoir des dérives, condamnables. Mais pourquoi limiter un tel soupçon au ministère public ? Je ne crois pas que l'on puisse fonder une législation sur le soupçon qu'elle va être contournée, mais sur des éléments positifs.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : À propos de la séparation des fonctions du parquet et du siège, j'ai compris de votre brillant plaidoyer que vous n'y étiez pas favorable. C'est une question qui a été abordée à de nombreuses reprises et à laquelle il va bien falloir que nous répondions. Vous dites que les membres du parquet doivent rester magistrats, mais cela n'a pas semblé faire vraiment débat au cours des précédentes auditions. Vous pensez aussi qu'il faut que l'on puisse passer de l'un à l'autre et que le membre du parquet a cette double particularité de représenter l'intérêt général et d'être le gardien des libertés individuelles. Je sais fort bien que c'est ainsi que vous-même appliquez ce que vous venez de nous dire, mais n'y a-t-il pas, de par cette fonction d'accusation qui est celle du parquet, le risque d'une dérive culturelle ?

Prenons l'exemple de votre collègue procureur général qui, rendant compte à la Chancellerie de la raison pour laquelle on ne cite pas devant la cour d'assises le directeur d'enquête - ce qui est quand même assez exceptionnel -, explique que « les conclusions particulièrement prudentes et subjectives de ce rapport ont incité le ministère public à ne pas citer à l'audience le commissaire Masson ». Sommes-nous toujours là dans cette posture de parquet gardien des libertés et représentant de l'intérêt général ? N'y a-t-il pas un risque, tout simplement parce que le parquet exerce sa fonction d'accusation ?

En outre, au moins à deux reprises, la Conférence générale des premiers présidents de cours d'appel s'est, au contraire, prononcée en faveur de la séparation des fonctions. Qu'est-ce qui explique cette divergence au sein de ce que vous avez décrit comme un même corps dont les éléments sont interchangeables ?

M. André RIDE : Vous aurez demain l'occasion de poser la même question au président de la Conférence des premiers présidents et d'apprécier l'argumentation qui est la leur depuis qu'ils se sont retrouvés en 1999 à Saclay. Nous avons beaucoup échangé avec eux depuis lors sur cette question mais nos positions ne se sont pas pour autant rapprochées ; nous devons à nouveau nous rencontrer dans les prochaines semaines. C'est dire que le débat existe chez les premiers présidents. Mais il est beaucoup moins présent chez les magistrats : si on observe la grande « transparence » - c'est ainsi qu'on appelle le millier de mouvements de nomination des magistrats appelés à intervenir dans les mois qui suivent - de septembre prochain, on voit que 15 % des magistrats du parquet ont demandé à passer au siège et que 20 % des magistrats du siège ont demandé à passer au parquet. Et ce ne sont pas des magistrats de la base : la majorité d'entre eux sont du premier grade, c'est-à-dire qu'ils ont au moins sept ans d'ancienneté, ou hors hiérarchie. Je ne suis donc pas certain que l'ensemble des magistrats du siège partagent l'avis de la Conférence des premiers présidents.

Quant au risque relatif à la posture, je ne crois pas que, lorsqu'on fait la démarche de vouloir devenir pour un temps magistrat du siège alors que l'on était magistrat du parquet, ou l'inverse, on continue à vouloir se comporter comme on le faisait lorsqu'on était d'un côté ou de l'autre. Ce changement demande un effort, un investissement intellectuel considérable. Quand on le fait, on fait aussi celui de se comporter comme doit se comporter un juge ou un procureur. On y est d'autant plus incité que l'on partage les mêmes valeurs déontologiques et que l'on considère que chacun doit exercer ses compétences dans la sphère qui est la sienne. C'est précisément parce que l'on est attaché à ces valeurs que le comportement doit changer.

M. le Rapporteur : Vous avez employé à plusieurs reprises le mot « déontologie ». Si un certain nombre de règles qui apparaissent à l'occasion de décisions du Conseil supérieur de la magistrature peuvent constituer un corpus déontologique, il n'existe pas, à ce jour, de code de déontologie. Y seriez-vous favorable ?

M. André RIDE : Non. Nombre de pays émergents ont souhaité se doter d'un tel code, qui entre dans le détail de ce que doit faire ou ne pas faire un magistrat devant telle ou telle situation. Pour nous, magistrats de vieille démocratie, il paraît un peu surréaliste de lire que le fait de ne pas recevoir d'argent de l'une des parties est une obligation déontologique. Cela paraît extravagant, mais c'est cela, un code de déontologie.

M. le Rapporteur : Vous prenez l'exemple extrême de quelqu'un qui « piquerait dans la caisse », mais je vais, pour ma part, en prendre un sur le terrain qui est le nôtre, celui de ce réquisitoire définitif dans lequel, à partir d'un témoignage affirmant que, quand on le connaissait, on reconnaissait aisément l'huissier bien qu'il portât une barbe de trois semaines, il est affirmé qu'il y avait eu une « modification substantielle de l'apparence »... C'est à propos de cela que certains se demandent s'il n'y aurait pas quelque chose à inscrire dans un code de déontologie, qui ne serait que le rassemblement du corpus déjà dégagé par le CSM.

M. André RIDE : En disant que je ne voulais pas d'un code de déontologie comme le code de Bangalore, je ne voulais pas dire que je ne souhaitais pas qu'il y ait un corpus de règles déontologiques. Je suis bien sûr favorable à un strict respect de la déontologie mais je crains qu'on ne puisse plus sortir d'une énumération figée par le principe de légalité. Le corpus qui se dégage à la fois des obligations générales figurant dans le serment, de celles qu'énonce le statut en termes généraux, de celles que l'on tire du corpus législatif européen, permet justement une adaptation souple à toutes les situations, et va être encore éclairé par la publication dans les prochaines semaines de la totalité des décisions disciplinaires rendues depuis 1958 par le Conseil supérieur de la magistrature, donnant des exemples concrets de ce que signifient le respect de la délicatesse, le respect de l'honneur, le respect de la loyauté.

M. le Rapporteur : En caricaturant un peu votre propos, je dirai que vous nous avez expliqué qu'en dehors de quelques points que vous avez abordés, il ne fallait pas changer grand-chose. Mais vous connaissez comme moi les enquêtes d'opinion réalisées bien avant l'affaire d'Outreau, qui montrent qu'entre 55 à 65 % de nos concitoyens n'ont pas confiance en la justice. Notre but, comme celui de tous les acteurs concernés, est précisément de faire en sorte de restaurer cette confiance. Que faudrait-il faire, selon vous, pour y parvenir ?

M. André RIDE : Si j'ai donné l'impression de vouloir ne rien changer, sans doute faudrait-il que je reprenne mes arguments. Il me semble pourtant que j'ai fait un certain nombre de propositions concrètes. Mais vous aurez compris que je ne souhaite pas que l'on modifie l'inspiration contradictoire de notre procédure pour glisser vers l'accusatoire.

Nul n'a encore la solution pour faire en sorte que nos concitoyens aient davantage confiance dans leur justice. Beaucoup a pourtant déjà été fait, notamment au travers des multiples opérations d'information menées dans les palais de justice et dans les établissements scolaires. Les opérations « portes ouvertes » permettent aussi de mieux faire comprendre le fonctionnement de la justice, et elles remportent d'ailleurs un très grand succès. Sans doute faudrait-il associer encore davantage les citoyens au rendu de la justice, peut-être sous la forme de l'échevinage, éventuellement en allant plus loin que les juges de proximité. Je crois beaucoup à cette formule car quand on discute avec les jurés à la fin d'une session d'assises, il est réconfortant de voir qu'après l'angoisse qu'a représenté le fait d'être choisi pour juger autrui, ils ont mené une réflexion qui les a conduits à une compréhension des mécanismes judiciaires et à une appréhension plus positive du mode de fonctionnement de l'institution.

C'est vers cela qu'il faut aller plus que vers une réforme qui, en changeant les structures judiciaires proprement dites, ne permettrait pas de mieux comprendre des mécanismes complexes.

M. le Rapporteur : Pouvez-vous nous dire quelques mots de la position de la Conférence générale sur la question, que nous aurons certainement à aborder, de la responsabilité des magistrats ? C'est ma dernière question.

M. André RIDE : Ce n'est pas la plus simple...

Vous savez tous que le magistrat n'est pas un électron libre : en matière pénale, il est soumis comme tout un chacun aux lois de la République ; il fait l'objet tous les deux ans d'une évaluation par ses supérieurs hiérarchiques, non pas sur le contenu de sa décision, mais sur sa façon de travailler au travers de vingt-huit rubriques ; ses fautes disciplinaires peuvent être sanctionnées par le Conseil supérieur de la magistrature.

Mais votre question vise à la fois la responsabilité du magistrat dans le cadre d'une procédure et l'appréciation de sa faute éventuelle dans ce qui fait le cœur de son métier, c'est-à-dire sa décision.

Sur le premier point, l'action récursoire que l'État peut engager à l'encontre d'un magistrat ne l'a pratiquement jamais été. Elle reviendrait à faire supporter par un magistrat une partie financière de ce que l'État aurait versé à une personne dans le cadre de la faute lourde, qui tient souvent davantage aux conditions dans lesquelles a fonctionné le service public de la justice qu'à une décision individuelle. Et lorsque c'est la décision individuelle du magistrat, et elle seule, qui a causé un dommage, seule la faute est susceptible d'entraîner la sanction de l'État à son encontre. Pour apprécier la faute du magistrat dans sa décision, il faut s'attacher à savoir s'il a pris un jugement erroné. Nous avons tous en tête la jurisprudence remontant à quelques années, quand il y avait eu dénaturation manifeste par rapport à la forme que revêtait la décision. Il convient aussi de rechercher si le magistrat a rendu sa décision dans le cadre dans lequel elle devait l'être. Il faut également s'assurer qu'il s'est bien entouré des renseignements dont il pouvait avoir besoin pour prendre cette décision en pleine connaissance de cause. Mais lorsqu'il se trouve effectivement dans le cadre de la loi, qu'il a pris les précautions qui s'imposaient, si vous remettez en cause la décision d'un magistrat, du siège comme du parquet, c'est au cœur même du pouvoir judiciaire que vous vous en prenez. Si vous décidez de mettre en jeu la responsabilité personnelle du magistrat, c'est donc tout le mécanisme de l'appel et du pourvoi et donc le fondement même de l'indépendance de l'autorité judiciaire dans la décision qu'elle rend que vous risquez de bouleverser, ce qui serait grave pour le fonctionnement de l'institution.

M. le Président : C'est l'une des questions les plus épineuses que nous ayons à traiter, et vous avez ainsi anticipé sur la table ronde consacrée à la responsabilité des magistrats, qui suivra immédiatement cette audition.

Je reviens un instant au code de déontologie. Nous avons demandé à nos magistrats de liaison de nous indiquer comment se passaient les choses dans les pays voisins. Nous avons appris qu'un tel code a été élaboré en Italie en 1993, et comporte trois parties : la première sur les principes généraux ; la deuxième sur l'indépendance, l'impartialité et la correction ; la troisième sur la conduite des magistrats dans l'exercice de leurs fonctions. Il traduit la tentative de définir des obligations pour les magistrats et de définir le profil d'un bon magistrat. On y trouve des dispositions innovantes, comme celles qui visent les relations entre magistrats et médias, mais aussi des dispositions particulières sur l'échelle de juridiction. Ce code éthique a influencé la jurisprudence en matière disciplinaire mais aussi la loi réformant l'organisation judiciaire, à tel point qu'il a aujourd'hui perdu de son intérêt puisqu'il a été intégré dans la législation. Voilà, semble-t-il, un exemple d'un code de déontologie qui a bien rempli son office.

M. André RIDE : Notre magistrat de liaison en Italie vous a certainement dit que ce code n'avait pas été élaboré par le pouvoir législatif ou exécutif, mais par l'association des magistrats. En France, il y a un corpus et une pratique, celle du Conseil supérieur de la magistrature, et le législateur peut intégrer, s'il le souhaite, les avancées de l'instance disciplinaire dans des textes qu'il adopterait ou dans des recommandations qu'il ferait. La commission d'éthique s'est longuement penchée sur cette question, et elle a également considéré comme préférable d'avoir recours à un corpus évolutif à partir de grandes orientations, plutôt qu'à un code qui détaillerait les obligations de chacun. La déontologie est, bien entendu, une préoccupation essentielle, la différence tient au fait que d'un côté une adaptation constante est possible tandis que de l'autre on gèle un peu les situations. Or, on voit bien que des notions comme la réserve que doivent avoir les magistrats ont beaucoup évolué depuis 1958 et que des règles fixées alors seraient désormais complètement décalées, ce qui obligerait à modifier le code.

M. Jacques REMILLER : Quand vous avez souligné que le ministère public représentait l'intérêt général, veillait à l'application de la loi et était le gardien des libertés individuelles, je n'ai pu m'empêcher de penser à la détention provisoire dans l'affaire d'Outreau. En l'espèce, le procureur de la République n'était pas frais émoulu de l'École nationale de la magistrature. Je souhaite donc savoir quels doivent être, selon vous, dans le cadre de l'instruction, la place, le rôle et la responsabilité du procureur de la République.

M. André RIDE : Je vais bien entendu vous répondre en termes très généraux, sans aborder cette affaire spécifique.

La responsabilité du procureur de la République dans le cadre d'une information judiciaire est immense, mais elle doit être bien séparée de celle du juge. Dans la majorité des cas, c'est le procureur qui engage les poursuites. Ensuite, il ne s'en désintéresse évidemment pas lorsque des éléments nouveaux lui sont communiqués, puisque c'est lui qui doit saisir le juge instruction d'un réquisitoire supplétif. Mais il ne doit pas non plus s'en désintéresser et rester inerte entre le moment de l'ouverture de l'information ou du réquisitoire supplétif et celui où elle lui est communiquée au règlement. La conception que nous avons du rôle du ministère public est qu'il doit suivre l'information pour s'assurer qu'elle ne connaît pas de retard ou que les pistes qui doivent l'être sont effectivement explorées. Et ceci en toute régularité, puisqu'il a la possibilité de se faire communiquer le dossier dans le cadre de l'état récapitulatif que le juge d'instruction lui adresse tous les six mois, comme au président de la chambre de l'instruction. À ce moment, s'il n'a pas eu auparavant la possibilité de s'investir davantage, il doit s'apercevoir qu'aucune diligence n'a été faite depuis la précédente communication. Il lui appartient de veiller à ce que l'information aille jusqu'à son terme et qu'elle soit conduite de la façon la plus conforme aux textes. Il doit, en ce cas, requérir du juge d'instruction, comme il en a le pouvoir, que certains actes soient faits. Et si le juge instruction ne les fait pas, il doit saisir la chambre de l'instruction car il ne saurait laisser une information se dévider de la sorte. Cela doit se faire dans le cadre régulier de son information et des possibilités qui lui sont offertes par le code de procédure pénale, pas dans le couloir, en tirant par la manche le juge d'instruction.

Tout cela est très exigeant. Bien entendu, il ne faudrait pas se contenter de jeter un œil tous les six mois, et pour que, dans des affaires de cette nature, le ministère public puisse conduire ce suivi, il conviendrait qu'il en ait les moyens.

Voilà comment je conçois le rôle du ministère public dans le cadre d'une information.

M. Jacques REMILLER : Pensez-vous que cela ait fonctionné de la sorte dans l'affaire d'Outreau ?

M. André RIDE : Je ne connais de cette affaire que ce que j'en ai lu dans la presse. C'est donc bien davantage votre rapporteur, qui a eu connaissance de la totalité du dossier, ou vous-mêmes, qui avez entendu tous les protagonistes, qui êtes à même de répondre à cette question. Moi, je regarde un peu de Sirius...

M. Georges FENECH : Nous devons respecter votre position, qui ne nous surprend pas, et qui consiste à dire que finalement notre justice et notre procédure ne sont pas si mauvaises. À l'évidence, les procureurs généraux sont extrêmement attachés à l'architecture judiciaire qui est la nôtre. Mais mettez-vous une seconde à notre place : après des centaines d'heures d'auditions, après avoir entendu un grand nombre de « sachants », dont d'éminentes personnalités, qui sont venues défendre un système tout à fait différent de celui que vous-même défendez, que dirait l'opinion publique, s'il ne restait in fine, tout au fond du tamis, que ce que vous proposez, c'est-à-dire l'enregistrement des gardes à vue et la collégialité de l'instruction, et si l'on considérait qu'on a ainsi réglé le problème de l'affaire d'Outreau et que notre justice est la meilleure du monde ?

Pour vous, le système américain, la common law, l'Italie, Berlusconi, l'Espagne, l'Allemagne, tout cela c'est le diable, et il n'y a qu'un système qui vaille au monde, c'est le système judiciaire français et son génie, qui remonte à Napoléon. Mais Napoléon se méfiait tellement de sa justice qu'il avait à l'époque créé les tribunaux administratifs, afin d'avoir ses propres juges et de ne pas être ennuyé par ceux de l'ordre judiciaire. Sans doute aurons-nous d'ailleurs à réfléchir à l'idée, qui a aussi été évoquée devant cette commission, d'une fusion des juridictions administratives et de l'ordre judiciaire. Il faut vraiment que vous compreniez que nous devons faire preuve d'un peu plus d'ambition dans nos travaux.

Vous soulignez que les articles 64 et 65 de la Constitution prévoient une autorité judiciaire indépendante, garante des libertés individuelles. Mais vous omettez de rappeler qu'ils disposent aussi qu'elle est composée du parquet et du siège. Or, nous le savons et vous en êtes un défenseur, la magistrature du parquet n'est pas indépendante. Il y a donc là une incohérence constitutionnelle, à propos de laquelle j'aimerais que vous nous donniez votre avis.

Vous nous invitez, par ailleurs, à ne surtout pas toucher au juge d'instruction. Mais quel système est le meilleur garant de nos libertés individuelles ? Je souhaiterais, à ce propos, que vous nous disiez ce que vous pensez d'un exemple concret - car je crois que nous avons besoin, pour qu'on comprenne bien où le bât blesse, de choses concrètes, non de généralités procédurales comme nous en avons beaucoup entendues ici. En France, quand le juge d'instruction décide d'une perquisition, qui n'est pas un acte banal mais une atteinte grave à la vie privée, il le fait sans demander l'avis de qui que ce soit, sans prévenir le parquet ni la défense, sans rendre d'ordonnance motivée, sans que cela soit susceptible d'appel et sans avoir de comptes à rendre, si ce n'est par le biais d'une annulation pour vice de forme. Dans le système anglo-saxon, qui est pour vous le pire, il y a la règle de la probable cause, c'est-à-dire que le procureur qui décide d'une perquisition doit rendre un mémoire argumenté de dix pages pour dire au juge pourquoi il veut faire cette perquisition, ce qu'il cherche, en quoi cela va être utile à la manifestation de la vérité. Et à ce moment, un juge indépendant, arbitre, va apprécier l'opportunité de procéder à une telle atteinte à la liberté individuelle.

Vous, vous dites qu'il ne faut pas de juge arbitre, mais le juge peut-il être autre chose ? Peut-on à la fois taper dans le ballon et siffler la faute ? Peut-on à la fois mener l'enquête et l'évaluer pour décider d'un renvoi devant le juge ? N'y a-t-il pas une ambiguïté institutionnelle dans la fonction même de juge d'instruction ?

Comme la grande majorité des magistrats, vous êtes très attaché à l'unicité du corps, vous dites qu'il n'y a pas de magistrature de connivence et qu'on peut passer du parquet au siège et vice-versa. Mais alors, pourquoi ne passerait-on pas du barreau au siège et au parquet avant d'y revenir ? Or c'est impossible : lorsqu'un avocat intègre la magistrature, il ne revient plus ensuite au barreau ; il n'y a pas ces allers-retours mais un statut particulier.

Si je m'aperçois de cela, alors que j'étais comme vous un grand défenseur de notre système judiciaire, c'est sans doute parce que j'ai pris un peu de recul par rapport à la magistrature : c'est quand on la voit de l'extérieur, pas quand on a le nez sur le guidon qu'on s'aperçoit que la terre est ronde...

Vous qualifiez notre système de « contradictoire », alors qu'il est essentiellement inquisitoire, et teinté d'un peu de contradictoire seulement. Cela vaut pour toute la chaîne pénale, de la garde à vue à l'audience - où, la loi de 2001 n'étant pas entrée dans les mœurs, c'est le président du tribunal qui mène les interrogatoires -, en passant par l'instruction.

Vous l'aurez constaté, j'ai dit les choses sincèrement et je respecte, pour ma part, votre propre sincérité et votre opinion sur le fonctionnement de notre institution judiciaire.

M. André RIDE : Parmi les réformes que j'ai proposées, n'oublions pas l'accroissement des droits de la défense devant le juge d'instruction.

Vous vous êtes inquiété du jugement qu'on porterait sur les travaux de votre commission si, « au fond du tamis », il ne devait rester que le maintien de l'esprit de notre procédure, avec des réformes ponctuelles permettant d'améliorer le système en ce qu'il a mal fonctionné. Je pense que le but de votre commission est que son travail permette d'apporter quelque chose de mieux, et non pas de modifier le système en profondeur pour pouvoir dire à nos concitoyens que l'on change tout : il faut changer ce qui a besoin de l'être. Quitte à vous paraître un défenseur acharné du système contradictoire, même si vous contestez ce terme, je rappelle qu'il y a chaque année 30 000 à 35 000 décisions de renvoi prises par les juges d'instruction mais qu'il n'y a pas, Dieu merci, 35 000 décisions du type Outreau... Il y a aussi Angers. Et si notre procédure n'est pas parfaite et mérite d'être modifiée, le fait que 34 999 décisions soient bonnes doit peser quand on compare les procédures les unes avec les autres.

J'ai retenu de vos autres questions le fait que vous considériez que le système anglo-saxon était plus protecteur, en ce sens que celui qui mène l'enquête, avant de prendre la moindre mesure de nature coercitive, devait produire un mémoire pour la demander à un juge extérieur, alors qu'en France le juge décide seul. Dans les deux cas, c'est donc un juge qui décide, mais le système américain - comme d'ailleurs le système italien qui est un peu plus proche du nôtre - a une lourdeur tout à fait extraordinaire que vous avez-vous même illustrée en évoquant un mémoire de dix pages à l'appui d'une simple demande de perquisition. En France, les garanties sont apportées par le fait même que c'est un juge, magistrat indépendant, qui décide.

Quant à notre procédure, nous avons abandonné tout ce qu'elle présentait d'inquisitoire, comme l'impossibilité pour l'accusé de connaître les charges qu'il y avait contre lui, mais nous avons conservé l'essentiel, qui est que le juge est investi de la mission de recherche de la vérité. C'est en cela que je trouve, sans aucun a priori vis-à-vis de la démocratie américaine, que notre système est infiniment supérieur au système américain.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Quand ils nous font des suggestions en vue de la remise à plat de l'ensemble de notre procédure pénale, nos interlocuteurs placent au cœur de cette démarche la nécessité de rétablir un équilibre entre tous les acteurs de la procédure - police, parquet, juge d'instruction, juge des libertés et de la détention, juridictions, avocats, experts.

Pour votre part, avec des arguments forts que fondent votre compétence et vos hautes responsabilités, vous considérez que, du fait que vous êtes le représentant de l'intérêt général, nous sommes arrivés, y compris avec les dernières réformes, à un point d'équilibre entre le procès équitable et l'efficacité de l'enquête. Et vous dites que l'égalité des armes entre l'action publique et la défense est atteinte. Mais ce n'est pas le même débat.

Pouvez-vous être aussi affirmatif sur cet équilibre au vu de ce qu'est aujourd'hui le membre du parquet ? Vous l'avez dit, il est magistrat, représentant de l'intérêt général, gardien des libertés, impartial : voilà qui forme un solide socle d'exigences et d'engagements. Mais dans la procédure pénale, il enclenche la poursuite ; il conduit les investigations de police - avec la possibilité, grâce aux nouvelles dispositions qui n'étaient pas en vigueur au moment de l'affaire d'Outreau, de procéder, quand la gravité des faits le légitime, à des formalités exorbitantes du droit commun telles que des perquisitions ou des écoutes téléphoniques - ; il décide de la qualification initiale - qui a été lourde de conséquences dans le dossier d'Outreau - ; il apprécie l'opportunité des poursuites ce qui est un atout extraordinaire ; il fait le choix de la procédure judiciaire - qui va de l'ordonnance pénale à la comparution immédiate, au renvoi par procès-verbal, au renvoi devant le juge instruction et à la procédure nouvelle de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, dans laquelle le rôle du parquet est fondamental puisqu'il est le seul à avoir à ce stade un contact avec le prévenu - ; il prend des réquisitions auprès du juge d'instruction ; il prend des réquisitions de mise en liberté ; il prend même des décisions qui priment sur celles du JLD en matière de référé-liberté puisque, en vertu d'une loi Perben récente, sa décision de faire appel provoque le maintien en détention ; il peut faire appel des décisions ; il suit les instructions du Garde des Sceaux pour ses réquisitions ; dans le même temps, sa parole est libre. C'est beaucoup de choses ! C'est même tout le procès. Et on nous dit que mettre tout cela entre les mains du parquet ne saurait être l'instrumentum de l'équilibre entre l'accusation et la défense. C'est le cœur du sujet. J'aimerais que vous nous expliquiez pourquoi vous considérez que toutes ces armes, qui sont effectivement celles de l'efficacité des poursuites, peuvent aussi , à vos yeux, garantir cet équilibre. Où est le procès équitable dans tout cela ?

M. André RIDE : Par l'énumération des pouvoirs du parquet aux divers stades de la procédure pénale, vous illustrez la nécessité qu'il soit magistrat, compte tenu de l'importance de ces pouvoirs. Mais tous ceux-ci, y compris les pouvoirs supplémentaires qui lui ont été accordés dans le cadre de la loi « Perben 2 », sont soumis au contrôle du juge. En 1987, quand on a prolongé la détention provisoire au-delà des 48 heures à l'occasion des premières affaires de terrorisme, on a aussi, renversant une pratique remontant au moins à 1958, soumis cette prolongation au contrôle du juge. Le procureur omnipotent et sans contrôle n'est donc qu'une apparence.

Vous avez montré des césures entre le début de l'enquête, les procédures, la partie instruction et la partie jugement. Dans cette dernière, l'égalité des armes est totalement assurée dans le cadre du procès équitable. Dans l'instruction, il faudrait aussi énumérer toutes les possibilités que les lois ont données à l'avocat de demander des actes et de faire appel. L'apparence de pouvoirs supplémentaires donnés au parquet dans cette phase de procédure pénale est contrebalancée par les pouvoirs nouveaux donnés à la défense et la partie civile, dont j'ai dit qu'ils pourraient encore être accrus. Dans la première partie, au moment du déclenchement de l'enquête, au-delà du flagrant délit, c'est autour de toutes les mesures, soumises au contrôle du juge des libertés et de la détention, commandées par l'efficacité de l'enquête, que se pose la question de l'équilibre. Et c'est là que nous divergeons : pour ma part, je considère que, pour des raisons d'efficacité, les pouvoirs accordés aux uns et aux autres paraissent suffisants. Ne nous laissons pas abuser par l'augmentation apparente des pouvoirs du parquet car, je le répète, ils sont tous soumis au juge.

M. Georges COLOMBIER : Vous avez souligné que ni le juge d'instruction ni le juge des libertés et de la détention ne devaient plus être seuls. J'ai cru aussi comprendre que vous étiez favorable à la révision de la carte judiciaire. Mais dans des départements étendus et fortement peuplés, comme l'Isère, cette révision vous paraît-elle compatible avec la nécessité d'assurer une justice de proximité ?

M. André RIDE : La question de la révision de la carte judiciaire est au cœur de la plupart de nos réflexions, ne serait-ce que pour des questions budgétaires. Conscients que certaines des cours ont un découpage un peu étonnant, les procureurs généraux seraient prêts à ce que certaines cours d'appel soient supprimées, en calquant, à quelques exceptions près, les ressorts sur les circonscriptions administratives.

Mais vous me demandez, en fait, si on peut combiner une réforme de la carte judiciaire, qui aurait forcément pour conséquence la suppression des formes actuelles de juridiction, avec la nécessité que le citoyen ne soit pas trop éloigné de sa justice. Ce n'est pas incompatible : on peut parfaitement concilier la nécessité d'une gestion unique d'un arrondissement judiciaire d'un tribunal de grande instance, avec celle d'une action publique unique au niveau, par exemple, d'un département. Il serait ainsi tout à fait possible d'avoir un pôle de l'instruction à Grenoble tout en maintenant des juridictions de proximité pour les contentieux qui n'ont pas besoin d'être centralisés. Dans ce cas, la présidence et le parquet seraient maintenus à Grenoble, avec le greffe central et le pôle de l'instruction, tandis que le quotidien, y compris ce qui relève du juge aux affaires familiales, serait géré dans les arrondissements judiciaires. Peut-être faudrait-il reproduire au niveau du tribunal de grande instance ce qui existe dans les tribunaux d'instance, où il y a beaucoup plus de juridictions, proches des citoyens, pour juger le type de contentieux qui relève de l'instance, mais dont les juges appartiennent au tribunal de grande instance et viennent, le cas échéant, juger sur place.

M. Jean-François CHOSSY : Je souhaitais, moi aussi, vous interroger sur le risque que la création du pôle de l'instruction ne remette en cause cette justice de proximité à laquelle nous sommes attachés. Vous venez de répondre, d'une façon qui ne me satisfait pas, mais la question tombe.

M. André RIDE : Je ne considère pas que les affaires qui vont à l'instruction relèvent de la justice de proximité : ce sont des affaires graves, de plus en plus lourdes, qui touchent un petit nombre de victimes et l'éloignement relatif, jusqu'au chef-lieu, est tout à fait compatible avec la justice de proximité.

M. le Président : J'ajoute que, dans ce genre d'affaires, la proximité peut être préjudiciable au bon fonctionnement et à la sérénité de la justice.

Merci beaucoup, Monsieur le Procureur général, de tout ce que vous nous avez dit, et dont nous ferons le meilleur usage.

Table ronde intitulée : « La responsabilité des magistrats »
réunissant : Mme Dominique COMMARET, avocat général près la Cour de cassation,
M. Serge GUINCHARD, recteur de l'académie de Rennes, professeur à l'université
de Paris II, directeur honoraire de l'Institut d'études judiciaires Pierre-Raynaud
et doyen honoraire de la faculté de droit de Lyon,
M. Jean-Claude MAGENDIE, président du tribunal de grande instance de Paris,
M. Daniel LUDET, avocat général près la cour d'appel de Paris,
M. Bruno THOUZELLIER, secrétaire national de l'Union syndicale des magistrats,
M. Michel LE POGAM, membre du bureau de l'Union syndicale des magistrats,
M. Côme JACQMIN, secrétaire général du Syndicat de la magistrature,
Mme Gracieuse LACOSTE, membre du Syndicat de la magistrature



(Procès-verbal de la séance du 4 avril 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui, dans le cadre d'une table ronde consacrée au thème de la responsabilité des magistrats, Mme Dominique Commaret, avocat général près la Cour de cassation, MM. Serge Guinchard, recteur de l'académie de Rennes, Jean-Claude Magendie, président du tribunal de grande instance de Paris, Daniel Ludet, avocat général près la cour d'appel de Paris, Bruno Thouzellier, secrétaire national de l'Union syndicale des magistrats, Michel Le Pogam, membre du bureau de l'Union syndicale des magistrats, Côme Jacqmin, secrétaire général du Syndicat de la magistrature et Mme Gracieuse Lacoste, membre du Syndicat de la magistrature.

Mesdames, messieurs, je vous remercie d'avoir répondu à l'invitation de la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire dite d'Outreau.

La commission d'enquête, je le rappelle, a été chargée de formuler des propositions pour éviter le renouvellement des dysfonctionnements de la justice constatés dans cette affaire. C'est dans ce cadre que nous avons organisé aujourd'hui une table ronde consacrée à la responsabilité des magistrats.

L'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Tout en ayant conscience du caractère un peu décalé de cette obligation, je vais vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(Les personnes auditionnées prêtent successivement serment).

Je suggère que chaque intervenant fasse un exposé d'une durée n'excédant pas quinze minutes, chaque organisation professionnelle bénéficiant globalement du même temps de parole. Puis, nous passerons à un échange de questions et de réponses.

Je suis heureux de saluer la présence parmi nous de M. Edmondo Bruti-Liberati, substitut général près la Cour d'appel de Milan, ancien président de l'Association nationale des Magistrats italiens.

M. Jean-Claude MAGENDIE : La tragédie d'Outreau est à l'origine d'un questionnement salutaire des magistrats sur ce qu'ils font, sur la finalité de leur action et sur les moyens dont ils disposent pour parvenir à remplir leur mission.

La responsabilité des magistrats est un sujet sur lequel je m'étais déjà exprimé en janvier 2003 à l'occasion de l'audience solennelle de rentrée de ma juridiction, car j'en pressentais l'importance et l'enjeu. J'avais été choqué des critiques que ce choix avait pu susciter. Trois ans après, l'actualité révèle, hélas, qu'il aurait été pourtant salutaire d'engager alors la réflexion.

J'ai toujours soutenu, avec d'autres, qu'aux pouvoirs du magistrat devait répondre une responsabilité accrue. Néanmoins, rechercher la responsabilité des juges dans leur activité juridictionnelle s'avère particulièrement délicat en raison des risques d'atteinte à leur indépendance, laquelle constitue une garantie en premier lieu pour le justiciable.

J'aborderai les différentes questions dans l'ordre proposé par votre commission, en y ajoutant, à l'occasion, un élément qui me paraît important au regard de notre commune préoccupation d'une justice plus efficace.

En ce qui concerne la prévention de la faute, plusieurs pistes me paraissent devoir être explorées.

Tout d'abord, et il s'agit là d'un point qui ne figure pas dans les questions posées, la justice ne pourra travailler de manière satisfaisante sans une amélioration des moyens humains et matériels de son fonctionnement. Derrière les principes d'égalité, de continuité, et de droit d'accès à la justice se cachent souvent des questions d'intendance. Si l'organisation administrative de l'institution se bloque, elle ne peut plus remplir son office. Ce problème est, hélas, récurrent.

En ce qui concerne la formation, il importe d'améliorer la qualité de la formation initiale et continue des magistrats, pour qu'ils demeurent des professionnels compétents et soucieux d'actualiser leurs connaissances et d'améliorer leurs pratiques professionnelles.

La formation continue des magistrats spécialisés, en particulier de ceux qui exercent leurs fonctions à Paris, où la spécialisation des chambres est la plus aboutie, apparaît essentielle.

Il m'apparaît urgent d'instaurer des formations de haut niveau pour les magistrats spécialisés, en particulier au profit des membres des pôles économique et financier, de santé publique, antiterroristes, mais aussi de ceux qui traitent des contentieux relatifs à la propriété intellectuelle ou commerciale. La connaissance pointue d'une discipline par les magistrats affectés à l'une de ces chambres s'impose de manière toute particulière à Paris où des avocats, eux-mêmes hautement spécialisés, plaident au quotidien des affaires complexes et aux enjeux financiers ou humains souvent considérables. Il ne suffit pas que les formations de jugement soient spécialisées ; il faut encore que les magistrats qui les composent le soient tout autant, ce qui suppose une mise à jour, voire une remise en cause constante de leurs acquis.

La compétence des magistrats implique aussi la consécration de filières et une véritable capacité de gestion des ressources humaines au sein du ministère de la justice. Comment concilier statut et spécialisation ?

J'en viens maintenant à la déontologie. Des modules d'enseignement adaptés doivent, au sein même de l'École nationale de la magistrature, être consacrés aux questions d'éthique et de déontologie. En effet, à côté de la qualité de la formation juridique et d'une expérience avérée, l'éthique du juge constituera toujours un solide rempart contre les erreurs, voire les dérives. Une déontologie irréprochable représente la première marque du respect dû au justiciable comme à tout être humain.

Plus largement, des valeurs telles que l'humanité, l'humilité, la modestie, la distance sont des qualités consubstantielles aux fonctions judiciaires ; elles représentent les conditions favorables à un exercice éthique et responsable de ce ministère.

S'agissant du tutorat, quel meilleur tutorat proposer que la collégialité, qui permet aux plus jeunes de bénéficier de l'expérience et de la compétence des plus anciens ? La collégialité doit toujours être préférée à la solitude du juge. On l'a vu à l'instruction : l'un des avantages - et non des moindres - de la constitution de pôles spécialisés consiste à permettre au juge d'instruction de sortir de son isolement. Encourageant tous les abus, la personnalisation de la justice a toujours été nuisible au bon déroulement d'une instruction judiciaire. En laissant les médias s'intéresser à lui, le juge d'instruction expose les personnes concernées par les dossiers dont il a la charge, et donne une image dévalorisée de son impartialité.

En toute matière et dans toutes les fonctions, la collégialité est une école d'humilité, d'écoute de l'autre et un lieu de réflexion sur tous les enjeux d'un problème. Il me semblerait dangereux de renoncer à l'avantage que procure une remise en valeur de la collégialité, dans le seul souci de pouvoir sanctionner plus facilement « le » magistrat coupable d'une faute. Ce serait perdre de vue que la collégialité est indispensable à l'amélioration de la qualité de la justice, laquelle favorise l'effectivité de la décision des premiers juges dès lors qu'elle a pu être rendue après un examen approfondi par un tribunal collégial.

Le tutorat recèle une idée de pédagogie. À cet égard, l'évaluation de la qualité professionnelle d'une personne, quelle que soit sa profession, apparaît utile, y compris pour elle-même, pour lui permettre de progresser. Je suis convaincu que les chefs de cours et de juridictions doivent procéder à des évaluations précises, justes, équitables et circonstanciées. De telles évaluations sont indispensables à la fois pour le magistrat concerné et pour le Conseil supérieur de la magistrature, auquel elles permettront de prendre des décisions pertinentes en matière de choix de postes, favorisant ainsi une bonne gestion des ressources humaines.

En ce qui concerne la détection de la faute, aucune source d'information ne doit être négligée pour mieux appréhender les défaillances de l'institution ou de ceux qui la servent. À cet égard, il importe de tirer des enseignements des actions en responsabilité de l'État pour fonctionnement défectueux du service de la justice, lorsqu'elles ont été valablement engagées et qu'elles aboutissent à une condamnation de l'État. Cela permettrait, en effet, de remédier autant qu'il est possible aux difficultés qui seront apparues à la défaveur de ces procédures.

C'est à partir des dysfonctionnements constatés que l'on peut le mieux tenter de remédier aux insuffisances de l'institution. De ce point de vue, la jurisprudence en matière de responsabilité de l'État contribue, avec la jurisprudence du CSM, à la constitution d'un véritable traité d'éthique a contrario.

Le tribunal de Paris constitue un laboratoire de choix pour évaluer la procédure prévue à l'article L. 781-1 du code de l'organisation judiciaire. Le traitement de ce contentieux est presque entièrement assuré par la juridiction parisienne en raison de la domiciliation dans la capitale de l'agent judiciaire du Trésor.

J'en viens à la sanction de la faute. Dès lors qu'un comportement fautif a été relevé chez un magistrat, il me semble opportun aujourd'hui d'en tirer les enseignements pour lui et par rapport à l'ensemble du corps judiciaire. Il existe, me semble-t-il, des mesures curatives susceptibles de satisfaire les plaignants tout en préservant l'indépendance des magistrats.

Trois questions paraissent mériter ici d'être posées. Premièrement, peut-on continuer à laisser systématiquement lettre morte l'action récursoire prévue par les textes ? Deuxièmement, ne doit-on pas préciser davantage le dispositif de l'action en responsabilité de l'État pour que puissent être établis des liens, voire des passerelles, entre les différentes procédures relatives à la responsabilité, qu'elles concernent les magistrats ou le service public de la justice ? Enfin, peut-on renoncer à poursuivre disciplinairement certains actes et comportements répréhensibles, qui causent préjudice aux intérêts du justiciable en même temps qu'ils portent atteinte à l'intérêt de la profession, à l'image de la justice et, plus largement, à l'intérêt général ?

L'action récursoire de l'État me semble devoir avoir un rôle nécessairement limité. Depuis 1979, « les magistrats de l'ordre judiciaire ne sont responsables que de leurs fautes personnelles ». Le Conseil supérieur de la magistrature définit la faute personnelle comme celle « commise en dehors de l'exercice des fonctions » mais aussi, selon la jurisprudence dégagée pour les agents publics, « la faute intentionnelle (dont l'auteur est animé par l'intention de nuire ou l'intérêt personnel) ou la faute lourde, d'une gravité extrême, commise dans l'exercice des fonctions ». Vous conviendrez avec moi que cette définition de la faute personnelle permet de comprendre pourquoi l'action récursoire ne s'exerce pas dans la pratique. Même en cas de faute personnelle du juge, la victime ne dispose pas d'une action directe contre le magistrat lui-même. C'est en effet l'État qui est garant du dommage causé. C'est à l'État et à lui seul, lorsqu'il a été condamné pour dysfonctionnement du service public de la justice, qu'il appartient d'exercer, à l'encontre du magistrat concerné, une action dite « récursoire » pour obtenir le remboursement des sommes qu'il a été contraint de régler par la faute de ce magistrat. À examiner les choses de près, cette procédure apparaît inapte à répondre à l'objectif poursuivi. La qualité d'agent de l'État du magistrat conduit à faire application des règles du droit administratif, lequel prévoit un partage de responsabilité entre l'État et son agent. Cela ne laisse que peu de place à la responsabilité de ce dernier.

En outre, la fonction essentielle de la responsabilité civile étant la réparation du dommage occasionné, les justiciables n'ont rien à attendre de la consécration de la responsabilité personnelle du magistrat. Le domaine de l'action en responsabilité de l'État étant beaucoup plus large que celui de la faute personnelle, les justiciables y trouveront une réponse plus adaptée. S'il s'agit d'indemniser les justiciables, la mise en œuvre de la responsabilité personnelle des magistrats ne peut offrir les mêmes garanties que l'action en responsabilité de l'État. C'est d'ailleurs moins l'indemnisation elle-même qui est en cause que la contribution finale à la dette de réparation.

En tout état de cause, il n'apparaît pas souhaitable de donner à l'action récursoire un caractère d'automaticité. Une telle action doit être réservée aux procédures qui manifestent, au terme d'une décision définitive, que les faits dommageables commis par un magistrat étaient d'une particulière gravité. Systématiser l'action récursoire appelle de grandes réserves, en raison même de la nature de cette action.

En outre, et surtout, la faute d'un magistrat ne constitue plus le seul fondement possible de la condamnation de l'État. Plusieurs manquements du service de la justice peuvent avoir contribué à provoquer le dysfonctionnement dénoncé et reconnu par la justice - problème d'effectifs ou manque de moyens, difficultés du greffe, etc. -, de sorte que l'État ne saurait en faire subir la conséquence à un magistrat qui n'aurait que partiellement contribué à engager la responsabilité de l'État.

Il n'est, de toute façon, pas certain que la forme la plus adaptée de la responsabilité consiste, pour les magistrats, dans une responsabilité pécuniaire, qui se trouverait finalement diluée dans l'assurance. En fait, la responsabilité pécuniaire, fondée sur l'idée de réparation d'un préjudice, paraît moins adaptée à l'objectif de prévention et de répression des comportements professionnels fautifs que la responsabilité disciplinaire. En outre, la sanction pécuniaire est liée à l'importance du préjudice subi par la victime plus qu'à la gravité de la faute commise.

Ce qui me paraît essentiel, c'est de créer des liens et des passerelles entre l'action en responsabilité de l'État du fait d'un dysfonctionnement du service de la justice et les autres modes de sanction des magistrats.

J'évacue d'emblée la responsabilité sans faute, qui est une fausse piste. En matière de responsabilité de l'État, la procédure de l'article L. 781-1 du code de l'organisation judiciaire est maintenant bien huilée. Sur ce terrain, il n'est pas opportun, de mon point de vue, de passer de la « faute lourde », déjà très édulcorée par la jurisprudence, à une responsabilité sans faute, qui supposerait la définition de critères précis et nombreux permettant aux justiciables de solliciter l'indemnisation du préjudice qu'ils estiment avoir subi. Les intervenants au procès sont nombreux : magistrats, greffiers et fonctionnaires, mais aussi avocats, experts, huissiers de justice, enquêteurs, etc. Or, toutes ces personnes sont susceptibles de contribuer à retarder le cours d'une procédure ou à commettre une faute à l'origine du préjudice subi. L'État ne saurait répondre financièrement des fautes qui ne relèvent pas de ses agents ou qui ne sont pas consécutives aux insuffisances de moyens mis à leur disposition.

Outre que le passage à une responsabilité sans faute ne facilitera pas le travail des juridictions saisies de ces dossiers, l'image renvoyée à la société sera celle d'une institution frileuse, qui, loin de responsabiliser ses membres, cherche à les protéger en ne caractérisant aucune faute de leur part.

M'apparaît utile la communication des décisions rendues en matière de responsabilité de l'État aux chefs de cour et au CSM en vue de la consécration d'une éventuelle responsabilité disciplinaire.

Toute décision définitive ayant condamné l'État pour dysfonctionnement du service de la justice devrait être communiquée au garde des Sceaux et aux chefs de cour concernés. De telles décisions sont, en effet, susceptibles d'avoir des incidences, notamment d'ordre disciplinaire, sur la carrière de l'intéressé. Cette transmission, qui est désormais mise en œuvre à Paris, devrait être institutionnalisée. Elle permettrait l'introduction d'une procédure disciplinaire si elle venait à révéler, de la part d'un magistrat, un manquement grave à ses obligations professionnelles. Quant aux chefs de juridiction, informés par les chefs de cour, ils seront à même de veiller à ne pas laisser à un poste particulier un magistrat qui s'est montré défaillant.

Avec la possibilité ouverte depuis juin 2001 aux chefs de cour de saisir directement le Conseil supérieur de la magistrature, l'idéal serait, bien sûr, de favoriser une articulation entre les actions en responsabilité de l'État ayant abouti à une décision définitive, les procédures disciplinaires et les évaluations des magistrats par leurs supérieurs hiérarchiques.

La communication de la décision statuant sur la responsabilité de l'État doit être faite aux chefs de cours, alors même qu'aucun magistrat ne serait nommément désigné dans la procédure. Il suffirait que lui-même ou le service auquel il appartient soit identifiable. Dès lors, en effet, que les manquements ou insuffisances d'un service ont été stigmatisés dans la décision rendue, comme engageant la responsabilité de l'État, il y aurait lieu de mettre en œuvre les moyens destinés à empêcher le maintien d'une situation anormale, ou le renouvellement des mêmes erreurs.

Il est important de bien analyser les différents éléments qui ont abouti au dysfonctionnement dénoncé, lorsqu'il apparaît établi, afin que dans le cadre d'une éventuelle action disciplinaire ultérieure, il ne se voie pas imputer des fautes qui sont dues, par exemple, aux conditions dans lesquelles il a été amené à remplir sa mission.

Les garanties processuelles devraient être accordées aux magistrats nommément désignés ou identifiables. L'avantage principal de l'action en responsabilité de l'État, au regard de notre questionnement, réside en partie dans la possibilité de poursuites disciplinaires susceptibles d'en résulter. Le comportement d'un magistrat concerné peut être stigmatisé à l'appui de l'action en responsabilité de l'État alors que le magistrat n'a pas du tout été appelé en la cause. Cela suppose nécessairement que les magistrats concernés par une action en responsabilité de l'État aient connaissance - ce qui n'est pas le cas actuellement - de l'affaire dans laquelle leur comportement ou leur action est critiqué. En matière de responsabilité de l'État, en effet, l'agent judiciaire du Trésor qui est assigné en défense n'entre pas en contact avec les magistrats ou fonctionnaires du greffe concernés.

Or, il est indispensable que les personnes nommément mises en cause ou en tout cas identifiables dans ces dossiers - magistrats ou personnel du greffe - soient informées de la procédure engagée et aient la possibilité de faire valoir leur point de vue.

Il arrive, en effet, que le demandeur s'abstienne de porter à la connaissance du tribunal certains des éléments qui iraient en sa défaveur et ne produise aux débats que les pièces susceptibles d'entraîner la consécration de la responsabilité de l'État.

De son côté, l'agent judiciaire du Trésor ne dispose pas - en sa qualité de défendeur - d'autres éléments de fait que ceux que le demandeur a bien voulu lui communiquer. Ainsi, sauf à obtenir la production aux débats du dossier relatif à l'affaire dans laquelle l'action du service public de la justice est critiquée, le tribunal saisi est trop souvent amené à trancher à partir d'éléments partiels, voire partiaux.

L'appel en cause - quelque forme qu'il prenne - du magistrat intéressé, présenterait en outre l'avantage de permettre au tribunal de déterminer plus sûrement si l'événement critiqué traduit une réelle inaptitude du service, si le dysfonctionnement constaté réside dans une faute personnelle du magistrat dans l'exercice de ses fonctions ou bien plutôt, par exemple, dans le comportement dilatoire d'une partie.

La justice européenne mérite d'être promue dans ses garanties tant substantielles - à travers le droit au juge, le respect des droits de la défense - que juridictionnelles, par la prise en compte des principes de légalité, d'indépendance et d'impartialité, comme enfin dans ces garanties processuelles que sont la publicité, la célérité et l'égalité des armes, jusque devant les instances disciplinaires.

Un mot de la saisine du CSM par les chefs de juridiction. Si je reste opposé à la saisine directe du CSM par les justiciables, cette réforme pouvant être perçue par le corps judiciaire comme une mesure de défiance injustifiée à son égard, il me paraîtrait en revanche particulièrement opportun d'élargir aux chefs de juridiction la saisine du CSM.

Cet organisme pourrait, en effet, remplir plus utilement encore sa mission disciplinaire s'il était informé de l'ensemble des manquements ayant causé préjudice à un justiciable ou à l'institution. La responsabilité qui pèse sur les chefs de juridiction, leur consécration en tant que managers, n'implique-t-elle pas un rôle accru de ceux-ci dans la mise en œuvre de la procédure disciplinaire ? La saisine du CSM ne pourrait-elle pas leur être également ouverte, au moyen d'une transmission par la voie hiérarchique ?

Il me paraît nécessaire de traiter séparément les cas pathologiques. Des cas dans lesquels un magistrat rencontre des problèmes de santé tels qu'ils nuisent à son activité peuvent se présenter. Le CSM a eu à connaître récemment de situations délicates à cet égard. Il n'est pas supportable qu'il n'existe, pour ces magistrats, qu'un traitement disciplinaire alors que leur situation relève du domaine médical. Il conviendrait d'apporter remède à cette situation.

Pour résumer ma position, il m'apparaît que, bien au delà de l'illusion normative, c'est par une amélioration de l'action en responsabilité de l'État pour dysfonctionnement du service de la justice que l'on pourrait le mieux améliorer la qualité de la justice. Cette procédure permettrait d'établir des passerelles pour que les manquements graves amènent le CSM à engager des poursuites disciplinaires. Cela ne doit pas dispenser l'autorité publique de doter l'institution judiciaire des moyens nécessaires à l'exercice de sa mission au service des justiciables et de la démocratie.

Mme Dominique COMMARET : De tous les postes d'observation que j'ai occupés depuis trente-six ans, je retiens d'abord une image générale : des magistrats compétents, rigoureux, attentifs, prudents, diligents, intègres, impartiaux, indépendants, capables d'exprimer des interrogations éthiques et de les résoudre. Mais je retiens aussi, en contrepoint - et la lecture des rapports d'activité du jury de sortie de l'ENM, du CSM, de l'Inspection générale des services judiciaires, et de la commission d'avancement me le confirme -, d'une part, une faible intériorisation des exigences éthiques de leur profession par certains des auditeurs de justice nommés dans leurs premiers postes, et, d'autre part, la présence, ici ou là, de collègues en perte de repères déontologiques, qui entament le crédit de la justice et brouillent son image, mais dont la notation n'a pas changé, qui n'ont bénéficié d'aucune mise en garde ou n'ont connu aucun avertissement, avant de faire l'objet, souvent avec retard, d'une enquête administrative et, le cas échéant, de poursuites disciplinaires.

Or, juger, c'est disposer de la violence légale à l'égard de ceux qui se présentent devant moi ou sont attraits devant moi. C'est donc décider et contraindre, dans des domaines qui touchent à l'essentiel : la liberté individuelle, l'honneur, les relations familiales, le patrimoine, l'emploi.

Que faire pour mieux prévenir, détecter, réparer et, si nécessaire, sanctionner ?

En ce qui concerne la prévention, au-delà des indispensables améliorations qu'il convient d'apporter à la formation initiale des magistrats, le corps enseignant permanent me paraît devoir être recruté à un niveau d'expérience plus affirmé qu'il ne l'est actuellement.

Tout ne peut être dit dans un texte, mais l'inclusion dans l'ordonnance statutaire d'un serment enrichi et d'une sorte d'article préliminaire rappelant les grands principes permettrait de traduire l'évolution des devoirs des magistrats au regard des attentes fortes qu'ils suscitent. À cet égard, la formulation du serment de l'avant-projet de loi organique de 2001 me paraît personnellement plus riche, par sa référence aux droits des parties et à ses exigences « en tout », que celle proposée par la commission Cabanes et qui inclut une conception par trop extensive du devoir de réserve, rompant avec les critères finalistes posés par la jurisprudence disciplinaire pour concilier liberté d'expression et devoir de retenue.

Quelle que soit la qualité de la formation initiale, l'exercice quotidien de ses premières fonctions pour un magistrat débutant n'est pas aisé, surtout lorsqu'il occupe un poste de juge unique et gère des audiences de cabinet. C'est à ce moment qu'il aurait le plus besoin d'un référent, car ce sont de telles rencontres qui nous ont permis de construire notre propre éthique. Pourquoi ne pas envisager un système interne de tutorat, au demeurant déjà proposé par la commission Viout, confié aux magistrats composant les chambres des cours d'appel spécialisés dans le domaine qui est le plus proche de celui du magistrat concerné, désignés à cette fin par les chefs de cour à raison des valeurs qu'ils véhiculent et qu'ils pourraient transmettre par l'exemple et le dialogue ?

La réflexion sur la formation aux fonctions de responsabilité dans la hiérarchie judiciaire ne me paraît pas devoir être négligée, tant un excellent juge n'est pas nécessairement un capitaine d'équipe ou un entraîneur. Au-delà de la mise en place en amont de stages de sensibilisation, qui permettraient aux futurs candidats à ces postes de bien mesurer les exigences diversifiées de la fonction et leur adéquation aux aptitudes de chacun, ce dont la magistrature a peut-être le plus besoin, c'est d'une école de commandement, d'une sorte d'« école de guerre », permettant l'acquisition théorique et pratique, tout au long de la première année d'exercice, d'un véritable savoir-faire technique et psychologique, et non dans le seul domaine budgétaire, important sans doute mais aujourd'hui surinvesti au détriment de l'apprentissage des finalités et des modalités de la gestion des ressources humaines.

En matière de détection, la réflexion se porte naturellement sur deux outils : le contrôle interne et le traitement des réclamations.

M. le président Magendie a évoqué le contrôle interne. J'évoquerai, pour ma part, les réclamations des usagers. Celles-ci sont mal traitées, alors qu'elles constituent de plus l'un des indicateurs de l'évolution de leurs préoccupations et de leur perception du fonctionnement de la justice au quotidien, voire le révélateur de dysfonctionnements ignorés de la hiérarchie judiciaire.

À cet égard, diverses solutions sont possibles. La première est l'amélioration interne de la gestion de ces réclamations, c'est-à-dire, en quelque sorte, le statu quo. La deuxième est la désignation du Médiateur de la République ou la création d'une autorité indépendante nationale, disposant des modes et pouvoirs de saisine, d'investigation, d'avis et de recommandations de ce dernier ou de la Commission nationale de la déontologie de la sécurité, voire la saisine directe du CSM par les particuliers, comme en Italie ou en Espagne. J'adhère personnellement à l'idée d'une externalisation du traitement des réclamations, mieux à même de garantir la distance nécessaire entre l'observateur et le sujet de l'interpellation écrite.

Que l'on opte pour le Médiateur de la République ou pour une autorité indépendante, l'un ou l'autre de ces organes aurait pour tâche de séparer les expressions de l'animosité personnelle ou de la volonté de nuire, les réclamations irrecevables parce que critiquant des décisions juridictionnelles, celles qui manifestent une incompréhension des procédures et ne demandent qu'une explication didactique, de celles qui sont révélatrices de comportements non traités parce qu'ignorés et qui justifient le recueil des observations du magistrat personnellement mis en cause et la vérification sur pièces de leur bien-fondé ou non. Cet organe disposerait du pouvoir de transmettre ses constatations aux autorités chargées de saisir, en opportunité, l'instance disciplinaire.

Si le traitement des réclamations doit s'opérer au sein du CSM, ce qui renvoie d'ailleurs à une autre définition de ses missions et une réforme de son fonctionnement interne, l'on peut envisager soit la création en son sein d'une commission des avis et requêtes, dotée notamment du pouvoir de saisine des titulaires du pouvoir de remontrance et de la formation disciplinaire elle-même, soit la création d'un service à statut d'emploi placé auprès de l'organe constitutionnel et choisi par lui pour la durée de son mandat, soit encore un corps d'inspection indépendant.

J'en viens à la question de la réparation et à celle de la sanction. La mise en œuvre de la responsabilité pénale, civile et disciplinaire des magistrats me paraît receler des questions communes. D'autres questions sont distinctes mais complémentaires.

La première question qui vient à l'esprit est la suivante. L'activité juridictionnelle ou plus largement les choix décisionnels doivent-ils être intégrés dans le champ de la réparation civile et de l'action disciplinaire ? Le CSM et le Conseil d'État rappellent régulièrement que les décisions de justice ne peuvent être critiquées que par l'exercice des voies de recours. L'on est pourtant au cœur de la fonction, et la sanctuarisation des décisions de justice est mal comprise de la majorité de nos concitoyens. Si leur exclusion de principe du champ de la responsabilité paraît seule de nature à préserver à la fois l'indépendance juridictionnelle, l'autorité de la chose jugée, les évolutions souhaitables de l'interprétation de la loi par la jurisprudence et la sérénité de l'action judiciaire, sans parler du risque d'interprétation discordante, la réflexion pourrait cependant progresser dans deux directions.

L'on pourrait d'abord distinguer avec plus de netteté ce qui n'est pas détachable de la décision elle-même de ce qui l'est. La ligne de partage n'est pas aisée à tracer : pour ne prendre qu'un exemple de l'imbrication des sujets, exemple que j'ai récemment rencontré, le conseiller rapporteur d'une cour d'appel qui viole ouvertement le secret du délibéré dans la motivation de la décision qu'il rédige parce qu'il a été mis en minorité, commet incontestablement une faute déontologique au regard de son serment. Au-delà de la censure de la décision par la Chambre criminelle de la Cour de cassation, peut-il et doit-il être sanctionné ? C'est déjà souligner l'utilité d'une réflexion approfondie sur le contenu du concept d'indépendance des choix décisionnels et l'utilité d'une possibilité de saisine pour avis du CSM.

Ensuite, ne devrait-on pas ouvrir la voie de la réparation civile au mal jugé intermédiaire, celui qui n'est pas revêtu de l'autorité de la chose jugée mais qui exprime une erreur de droit manifeste et grossière ou une grave méconnaissance des données factuelles de la procédure à travers les pièces cotées et qui, par le caractère exécutoire par provision de la décision critiquée, est à l'origine d'un dommage constaté ? À l'heure d'un accroissement prévisible du prononcé de l'exécution provisoire en matière civile, la justice y gagnerait en crédibilité.

Le président Magendie a évoqué la question de la suppression de l'exigence de la faute lourde contenue dans l'article L. 781-1 code de l'organisation judiciaire. Je partage son avis, dans la mesure où l'assemblée plénière de la Cour de cassation a donné une définition élargie de la faute qualifiée, que l'on pourrait au demeurant inscrire dans la loi.

Dans le contexte actuel, ces choix politiques ne permettront ni de stigmatiser ni de mieux indemniser les risques inhérents à la prise de décision en matière de libération conditionnelle anticipée, de permissions de sortie et des modes de rééducation en milieu ouvert des mineurs placés sous main de justice, si ce n'est par le biais de la voie civile, sur le fondement de la rupture de l'égalité des citoyens devant les charges publiques, et après vérification de l'existence du lien causal, ce qui est déjà le cas.

L'on pourrait cependant envisager une simplification de la procédure d'indemnisation de ce type de dommages, sur le modèle de la procédure de réparation des conséquences d'une détention injustifiée.

Faut-il modifier ou abroger les articles 11-1 de l'ordonnance statutaire et L. 781-1 du code de l'organisation judiciaire qui obligent la victime d'un dommage causé par une faute personnelle d'un magistrat non dépourvue de lien avec le service d'agir exclusivement contre l'État ? Avant d'envisager une telle réforme, il importe d'en mesurer l'utilité et l'impact.

Tout d'abord, la différence de régime entre l'ensemble des agents publics et les magistrats est moins importante que certains le prétendent : le débiteur de l'obligation de réparation est toujours l'État en présence d'une faute de service, et c'est toujours le fonctionnaire - et donc le magistrat - en présence d'une faute personnelle dépourvue de tout lien avec le service. La séparation ne s'opère qu'à l'égard de la faute personnelle commise dans l'exercice des fonctions tout en étant détachable de celles-ci par sa nature et de la faute personnelle commise en dehors de l'exercice des fonctions mais non dépourvue de lien avec le service, autrement dit dans les deux cas où se trouvent réunies des fautes cumulées - faute du service du fait d'un défaut de surveillance, de formation ou d'attribution des moyens adéquats et faute personnelle.

Vis-à-vis de l'agent public, le principe, favorable à la victime, est celui du cumul des responsabilités, depuis l'arrêt du Conseil d'État du 26 juillet 1918. La victime est libre de choisir son adversaire, l'État assigné devant la juridiction administrative, ou bien l'agent attrait devant la juridiction civile. En revanche, lorsque ce type de faute est reproché au magistrat, la loi impose l'État comme défendeur, à charge par lui d'engager l'action récursoire. Il ne s'agit cependant pas d'une faveur faite au juge par le législateur en 1958, 1979 et 1991, mais d'une règle de bonne administration de la justice, destinée à éviter la paralysie des procédures dont est saisi un magistrat qui, assigné dans une instance l'opposant à l'une des parties au procès qui lui est soumis, ne pourrait naturellement plus ni instruire, ni trancher.

Il me paraît plus opérationnel de mettre en place un système de passerelle entre les expressions de la responsabilité civile et pénale et les possibilités d'engagement de la responsabilité disciplinaire, autrement dit une transmission systématique des décisions pénales et de condamnation de l'État ayant acquis autorité de chose jugée au garde des Sceaux, comme aux chefs de cour concernés, pour permettre la pleine information des titulaires du pouvoir administratif et du pouvoir disciplinaire et la mise en place des moyens, outils et garde-fous nécessaires à la diminution des risques, qu'ils relèvent de la responsabilité du service ou de la responsabilité personnelle.

Le constat, dressé en conclusion du projet de service de l'IGSJ de juin 2004 est préoccupant : le ministère de la justice est un des rares grands ministères à ne pas disposer d'un véritable corps d'inspection. Rien n'a bougé, si ce n'est de manière factuelle, depuis la parution des décrets de 1964 et 1965, qui ne consacrent même pas l'existence d'une inspection générale. Rien n'a vraiment changé, malgré l'existence de dix projets de réforme successifs depuis 1975 et malgré l'inscription, dans la stratégie ministérielle de réforme arrêtée en octobre 2003, d'un objectif consistant, « notamment à regrouper dans une inspection générale du ministère de la justice, véritable corps d'inspection, l'ensemble des services d'inspection technique du ministère ». Les différents axes d'amélioration, à la marge ou en profondeur, sont évoqués dans ce document. La création d'une inspection générale de la justice dont les membres seraient choisis sur proposition ou sur avis conforme du CSM, selon leur rang et leur origine, serait un signe fort de la volonté politique de doter le ministère de la justice d'un outil d'audit et d'évaluation incontestable.

Reste la question de la composition, des modes de fonctionnement, des missions et des pouvoirs du CSM, notamment en matière disciplinaire.

Sa composition interne devrait mieux refléter l'importance numérique prise par les magistrats du premier grade et de la hors hiérarchie exerçant des responsabilités de chefs de service dans les juridictions du premier et du second degré. S'agissant de sa composition externe, il ne me paraîtrait personnellement pas choquant que la société civile, au nom de laquelle la justice est rendue, soit majoritaire. À cet égard, la présence d'un professeur de faculté désigné par la Conférence des présidents d'université, d'un magistrat de la Cour des comptes, d'un avocat désigné par le Conseil national des barreaux me paraît opportune, de telles adjonctions étant naturellement mieux acceptées de l'intérieur si elles sont accompagnées de mesures de réciprocité.

Le renouvellement par moitié tous les deux ou trois ans des membres du CSM favoriserait la continuité du service et la transmission des savoirs.

La dernière grande réforme constitutionnelle date de 1993. Reste à inscrire dans l'histoire de cette institution et plus généralement des institutions de la VRépublique, un mode de fonctionnement du CSM traduisant véritablement l'unité du corps judiciaire affirmée par l'article premier de l'ordonnance du 22 décembre 1958 comme par le Conseil constitutionnel, et plus précisément des modalités de proposition, d'avis et de prise de décision disciplinaire identiques pour les magistrats du siège et du parquet, ainsi que la création en son sein, d'une section d'avis, consultable sous des formes à préciser par les magistrats, mais aussi par des tiers, et de deux formations de jugement, la seconde étant composée des personnalités ayant plus de deux ou trois ans d'exercice, permettant au magistrat sanctionné l'exercice d'un recours en cassation.

M. Serge GUINCHARD : Il va de soi, monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les membres de la commission, que c'est l'universitaire, et non pas le recteur d'académie qui s'exprime devant vous.

Parler de la responsabilité des magistrats nécessite quelques précautions oratoires préliminaires.

La première : il va sans dire que mes propos sur ce thème sont totalement déconnectés de l'affaire qui a conduit à la constitution de cette commission.

La deuxième : parler de la responsabilité des juges, ce n'est pas dénigrer le corps, ni stigmatiser des comportements individuels qui, pour ne pas être inexistants, comme dans toute profession, ne sont tout de même pas le lot quotidien de nos juridictions. Tout au contraire, traiter de cette question, c'est croire, viscéralement, du plus profond de ses sentiments républicains, et au sens européen de l'expression, au droit à un juge, mais aussi au droit à un bon juge. Il n'est de juge que de bon juge ! Il faut donc rechercher un juste équilibre entre le besoin de réparation des préjudices subis par les victimes de dysfonctionnements du service public de la justice et la nécessaire tranquillité d'esprit qui doit animer nos juges lorsque le sort d'autrui leur est confié. Il faut tenir la balance égale entre ces deux exigences, mais sans tabou. Il faut qu'à l'insoutenable légèreté fautive de quelques-uns, réponde l'indispensable protection de tous les autres, c'est-à-dire, au final, de la justice et des citoyens.

Troisième précaution : ne pas perdre de vue que la question qui nous occupe ici doit être replacée dans le contexte plus large de la réforme de la justice et qu'elle n'est que l'une des pièces d'un puzzle aux mille facettes. Par exemple, la question de la formation des juges, celle des conditions de leur recrutement ou encore celle des moyens de fonctionnement, ne sont pas neutres dans celle de leur responsabilité.

Sans tabou, ai-je dit. La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen nous y invite puisque, dans son article 15, elle pose le principe que « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». « Tout agent public », y compris les juges. Sous ce regard et ces précautions, il me semble qu'il faut parler séparément, et à des degrés différents, des trois types de responsabilité que le droit français connaît - pénale, civile et disciplinaire - pour voir comment elles peuvent éventuellement concerner les juges.

Je les reprendrai dans cet ordre, qui est croissant, car pour moi, la cible, c'est le disciplinaire. Cela fait dix ans que je réfléchis à ces questions, et j'en suis arrivé à formuler trois propositions simples : une responsabilité pénale strictement encadrée, pour endiguer toute idée de vengeance ; une responsabilité civile exclusivement à la charge de l'État, pour une juste indemnisation des victimes ; une nouvelle responsabilité disciplinaire, pour garantir et conforter l'éthique des juges.

Sur le premier aspect, je serai très bref. J'estime, en effet, que s'agissant des juges, il n'y a pas lieu de s'attarder sur ce type de responsabilité. On ne peut pas sérieusement envisager de pénaliser l'activité des juges ; d'ailleurs, nul ne le propose. Tout au contraire, il faut tout faire pour que la voie pénale ne soit pas utilisée parce que d'autres voies se fermeraient. En revanche, tout comportement pénalement répréhensible d'un juge, dans sa vie professionnelle comme dans sa vie privée, sera traité comme il le serait pour tout autre citoyen. Ni plus, ni moins, sauf à considérer que l'éminence de la fonction de juge impliquerait une appréciation plus sévère dans la fixation de la peine. Mais, je le répète, la moralisation des comportements professionnels ne passe pas par la pénalisation. Il faut d'ailleurs remonter très loin dans les recueils de jurisprudence, à 1827 précisément, pour trouver un exemple d'une telle pénalisation.

Le deuxième aspect est celui de la responsabilité civile. Je pense qu'il faut déconnecter la question de l'indemnisation des victimes d'un fonctionnement défectueux du service public de la justice, de celle de la responsabilité personnelle du juge : en conséquence, il faut exclure toute action récursoire de l'État contre les juges, ne pas exiger une faute lourde mais une rupture d'égalité devant les charges publiques, et étendre l'indemnisation à l'activité juridictionnelle.

S'agissant de l'action récursoire, il faut rappeler que la responsabilité civile, dans la tradition juridique et culturelle française, a essentiellement pour fonction l'indemnisation des victimes d'un préjudice : la notion de peine privée en est absente et nous ne connaissons pas les dommages et intérêts punitifs du droit américain, heureusement d'ailleurs. Il ne faut donc pas transformer la voie civile de la réparation en vecteur d'une vindicte contre le juge, quand bien même une faute pourrait être retenue contre lui. C'est à l'État, pas au juge, de réparer les préjudices causés par l'activité de ce dernier, ne serait-ce que parce que c'est sur l'État que pèse un devoir de protection juridictionnelle face au juge. C'est du service public de la justice dont il est ici question et s'il a mal fonctionné, on ne peut perdre de vue que c'est l'État qui est responsable du recrutement et de la formation des juges, sans parler des moyens qui leur sont attribués pour fonctionner. Derrière la faute de l'un, on arrive presque toujours à dégager la responsabilité de l'autre, c'est-à-dire de l'État. Il n'est donc pas anormal, sur le plan des principes, de le mettre en première ligne pour indemniser les victimes. C'est pourquoi je suis partisan de supprimer toute possibilité d'action récursoire de l'État contre les juges.

S'engager dans la voie de la responsabilité civile personnelle des juges serait porteur de graves dangers, au premier rang desquels l'inhibition dans l'exercice de la fonction juridictionnelle et la coloration pécuniaire d'une activité qui reste hors du commerce juridique ; la vindicte est au bout de la route de l'argent.

À cette question de principe, s'ajoutent des considérations pratiques. La première est que, si l'on permettait l'action récursoire de l'État contre les juges, on aboutirait, au final, à un simple transfert de charges vers la technique de l'assurance. La deuxième, c'est que si l'on retient la possibilité d'une action récursoire contre un juge, on risque de voir les juges qui auront à se prononcer sur une action en responsabilité ne pas juger en toute sérénité, sachant que leur décision pourra conduire l'un de leurs collègues à payer de fortes indemnités. La troisième, c'est que l'absence d'action récursoire ne signifie pas absence de conséquences pécuniaires pour le juge si l'on reporte sa responsabilité sur le disciplinaire. Il ne faut pas perdre de vue, en effet, que toute sanction disciplinaire a nécessairement un retentissement sur le déroulement de sa carrière, qui sera freinée, voire arrêtée dans les cas les plus graves. On ne peut donc pas dire que la seule réponse disciplinaire à la responsabilité des juges reviendrait à ne pas les sanctionner.

Il convient, à mes yeux, d'adopter le principe d'une responsabilité civile pour rupture d'égalité. L'indemnisation de la victime étant ainsi déconnectée de la responsabilité civile personnelle du juge, il faut aller beaucoup plus loin et admettre, au profit des usagers de la justice une réparation pour rupture de l'égalité des citoyens devant les charges publiques, de la même façon qu'elle existe aujourd'hui pour les collaborateurs de ce service et pour les tiers. L'État devrait répondre, en dehors de toute faute lourde, des dommages causés par le service public de la justice si ces dommages excèdent, par leur gravité, les charges que supportent normalement les particuliers.

Reste la question de l'extension de cette responsabilité civile à l'activité juridictionnelle. Ma position peut surprendre. Mais je la situe dans le cadre d'une proposition d'indemnisation des victimes sans mise en cause de la responsabilité civile personnelle du juge. Cette extension a été admise, à des degrés différents, en Belgique et au Luxembourg. On la trouve aussi dans la jurisprudence de certaines juridictions françaises du fond, et elle vient d'être consacrée par la Cour de justice des communautés européennes. La Cour de cassation belge retient, sous certaines conditions, la faute lourde dans l'activité juridictionnelle. Cette responsabilité a été retenue pour violation d'une norme juridique processuelle établie, à propos du non-respect du contradictoire par le juge. Pour cantonner cette responsabilité, la jurisprudence belge exclut toute faute du juge dès lors qu'il s'agit d'une erreur d'interprétation du droit : la complexité ou l'obscurité de la loi, qui obligent le juge à l'interpréter, excluent toute faute de sa part. Même solution en droit luxembourgeois avec la loi du 1er septembre 1988, et à condition que l'action en responsabilité ne remette pas en cause l'autorité de la chose jugée. Mais le droit luxembourgeois va plus loin encore, puisqu'il se contente de la faute simple du juge, d'une simple erreur d'appréciation. Certaines juridictions françaises n'hésitent pas à affirmer, sur ce terrain de l'indemnisation des victimes, que les énonciations de l'article L. 781-1 du code de l'organisation judiciaire « n'excluent d'aucune manière du champ d'application de ce texte, les actes juridictionnels proprement dits » ou que « ce texte ne distingue pas selon que le fonctionnement défectueux est intervenu dans l'acte juridictionnel ou non ». C'est pourquoi je pense qu'il est possible d'affirmer qu'une erreur d'interprétation, une erreur d'appréciation, un mal jugé peuvent constituer un cas de responsabilité engageant l'indemnisation par l'État.

Dans son arrêt Köbler contre Autriche, du 30 septembre 2003, la Cour de justice des Communautés européennes a eu l'occasion de préciser que la violation manifeste du droit communautaire par une juridiction nationale statuant en dernier ressort est de nature à obliger l'État membre à réparer les dommages causés aux particuliers. Cet arrêt est d'autant plus intéressant que l'État français, qui n'était pas directement concerné par l'affaire Köbler, était intervenu à l'instance en développant deux arguments. Le premier était que reconnaître la responsabilité de l'État pour violation du droit communautaire par un acte juridictionnel conduirait à remettre en cause l'autorité de la chose jugée des décisions de justice. La Cour de justice ne s'est pas arrêtée à cet argument. La France soutenait aussi que la solution finalement retenue par la Cour de justice pourrait remettre en cause l'indépendance de la justice : l'argument a été écarté.

Il faut donc désormais admettre que la responsabilité de l'État du fait de jugements erronés puisse donner lieu à une indemnisation, à condition qu'ils portent tort et que le préjudice n'ait pas été réparé par l'exercice des voies de recours. Cette restriction est importante, car elle réduit le champ de cette responsabilité.

Reste la question de la responsabilité disciplinaire du juge. Ma troisième proposition, c'est de revisiter la responsabilité disciplinaire des juges, à la fois dans la détermination des fautes et dans la procédure de mise en œuvre effective de celle-ci.

S'agissant des fautes à prendre en considération, on les trouve en filigrane dans les textes qui régissent le statut des juges, qu'il s'agisse de leur serment ou de l'article 43 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 : « honneur, délicatesse et dignité ».

Chacun s'accorde à reconnaître, en effet, que toute insuffisance professionnelle, tout manquement, doit pouvoir donner lieu à une procédure, voire à une sanction disciplinaire. Bien sûr, il faut affiner la notion de manquement ou d'insuffisance professionnels, et une plus grande publicité donnée aux décisions du Conseil supérieur de la magistrature devrait y contribuer. Ne peut-on pas s'inspirer de la jurisprudence de la Cour de cassation qui, sur le terrain de l'indemnisation des victimes, définit la faute lourde, non plus comme l'erreur grossière du juge ou son intention de nuire, mais comme « toute déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l'inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi » ?

Si l'on accepte cette transposition, la faute disciplinaire du juge pourrait alors se définir comme : « toute déficience du juge caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant son inaptitude à remplir la mission dont il est investi ».

La vraie question est celle de l'activité juridictionnelle du juge : peut-elle donner lieu à responsabilité disciplinaire, dès lors qu'elle traduirait une insuffisance professionnelle, un manquement du juge à ses obligations déontologiques ?

Pour y voir plus clair et progresser, sans acrimonie ni résignation, il faut procéder par éliminations successives, et par comparaison avec les fautes parfois retenues à l'encontre d'autres professionnels, notamment contre le corps médical, essentiellement chirurgical, dans la pratique de leur art. La chose jugée, comme l'acte médical ou chirurgical, n'est que l'aboutissement d'un long processus, qui comporte plusieurs étapes et dont chacune peut être envisagée isolément pour discerner la faute du juge. Comme le cheminement d'une opération chirurgicale ou d'un acte médical, l'acte de juger peut être décomposé en plusieurs phases.

Les actes préparatoires à la décision du juge laissent certainement place à la faute disciplinaire. Outre les exemples tirés de la jurisprudence précitée sur l'indemnisation par l'État, la pratique judiciaire illustre le propos.

Ainsi, du juge qui, systématiquement, de manière répétée et malgré les observations de sa hiérarchie, violerait systématiquement le principe du contradictoire. Le juge n'a-t-il pas l'obligation procédurale et déontologique de respecter ce principe ?

Autre exemple tiré de la jurisprudence : le fait de ne pas établir de double d'un dossier d'instruction, contrairement aux prescriptions légales, ne constitue-t-il pas une faute disciplinaire ?

De même, pourquoi ne pas retenir cette même responsabilité disciplinaire lorsqu'une cour d'appel fait observer que si le justiciable n'avait pas enclenché une procédure contre l'État pour violation du droit d'accès réel et effectif à un tribunal et de son droit à voir sa cause examinée dans un délai raisonnable, « le refus du magistrat instructeur d'accomplir les actes qui lui étaient demandés » aurait perduré ? Dans la même affaire, la cour a retenu non seulement la faute lourde, mais aussi le déni de justice, caractérisé par « l'inaction injustifiée des juges pendant près de trois ans, ce qui a entraîné un retard dans l'instruction de l'affaire, la reprise de la procédure n'étant, au surplus, due qu'aux initiatives du demandeur ». Est-ce que, dans ce cas, il aurait été anormal de poursuivre disciplinairement le juge ?

Autre exemple : devant la commission d'indemnisation pour détention provisoire injustifiée, le procureur général relève à l'encontre d'un juge d'instruction « un manque de diligence dans la conduite de l'information, des insuffisances graves dans la recherche de la vérité, insuffisances qui avaient contraint la chambre d'accusation à ordonner un supplément d'information qui était indispensable, mais qui aurait pu être évité si ce juge d'instruction n'avait pas négligé la piste ouverte par les incohérences des récits de X et les contradictions de ses déclarations ; qu'il apparaît donc qu'il a existé en l'espèce un dysfonctionnement dans le déroulement de l'information, source d'un préjudice indemnisable ».

Certes il n'appartenait pas au procureur général près la Cour de cassation, pas plus qu'à la commission d'indemnisation, de statuer sur le sort de ce magistrat ; mais un tel constat de carence et de défaillance n'aurait-il pas dû être communiqué à la Chancellerie pour qu'elle en tire toutes les conséquences sur le plan disciplinaire, au moins sur le maintien de ce juge dans les fonctions de l'instruction, pour protéger les justiciables de son activité jugée déficiente ? Supposons que, postérieurement à ce maintien en fonction, ce même juge d'instruction renvoie des mis en examen devant le tribunal correctionnel, qui les relaxe au motif de l'inexistence juridique de l'infraction ; on conviendra aisément qu'il est difficile de retenir une faute disciplinaire contre ce juge dans le seul renvoi suivi d'une relaxe, mais le cumul avec les insuffisances précédentes n'est-il pas de nature à éclairer différemment l'appréciation disciplinaire de son comportement ?

Peut-on aller plus loin encore, au-delà des actes préparatoires, et retenir comme fondement d'une action disciplinaire la violation d'une norme établie, processuelle sans doute, peut-être même de droit substantiel ? Ne peut-on pas dire que le juge qui commet une erreur de raisonnement juridique - l'équivalent du diagnostic médical - et rédige un mauvais jugement - l'équivalent de l'ordonnance - est dans la même situation que le médecin qui commet une erreur de diagnostic et prescrit une mauvaise ordonnance ? Il engage sa responsabilité et la protection liée à la nature juridictionnelle de son activité n'a pas de raison d'être.

Bien sûr, pour ne pas déstabiliser l'activité de nos juridictions, on pourrait réserver cette responsabilité aux cas où le juge : soit a manifestement dénaturé l'interprétation des faits, soit a adopté une qualification juridique grossièrement erronée. En tout cas, on ne peut plus se contenter d'ignorer cette question et il y a, sans doute, tout un travail à faire pour lister ce qui, dans l'activité du juge, pourrait relever ou non du disciplinaire, à l'aune de la responsabilité retenue contre des membres d'autres professions.

Quant à la mise en œuvre de la responsabilité disciplinaire, on peut avancer plusieurs propositions. La première est de mieux articuler responsabilité civile et responsabilité disciplinaire. Il faut en effet coordonner les deux types de responsabilité, pour canaliser la vindicte de la victime d'une faute d'un juge. On pourrait déjà admettre largement la passerelle entre les dossiers ayant donné lieu à une condamnation de l'État et la procédure disciplinaire par transmission du dossier au Conseil supérieur de la magistrature. Cela pose le problème, soulevé par M. le président Magendie, des garanties processuelles en amont, puisque le juge n'est actuellement pas associé à ces procédures d'indemnisation. La technique de la passerelle, proposée dès 1998 par un groupe de travail réuni à l'ENM sous l'autorité de Mme Commaret, aurait permis, dans les cas cités, d'éclairer les organes compétents sur l'activité de ces juges. M. le président Magendie a rappelé que cette pratique a été institutionnalisée au tribunal de grande instance de Paris.

La deuxième proposition est d'ouvrir plus largement la possibilité de déclencher cette forme de responsabilité disciplinaire, au-delà de la mise en détention provisoire injustifiée, et chaque fois que l'État est condamné sur le fondement de l'article L. 781-1 du code l'organisation judiciaire.

La troisième proposition est de filtrer les demandes pour en éviter les excès, soit par un organisme ad hoc, soit par un Conseil supérieur de la magistrature dont la composition serait révisée. Il ne faut ni déstabiliser les juges par le libre champ donné à une vindicte excessive ni laisser sans réponse le préjudice subi par les victimes.

Reste une difficulté, celle de la collégialité. Pour indemniser la victime, la collégialité ne constitue pas un obstacle, puisque, dans mon système, on ne recherche pas la faute individuelle du juge. On indemnise sans recherche de cette faute. Il en va bien sûr autrement pour la mise en cause de sa responsabilité disciplinaire. Il faut admettre alors que celle-ci est réservée aux hypothèses d'actes individuels du juge, ce qui couvre déjà beaucoup de cas, et constituerait sans doute un progrès.

M. Daniel LUDET : Quels aménagements, quelles modifications pourrait-on imaginer d'apporter aux régimes de responsabilité des magistrats ? Pour répondre à cette question, j'aborderai trois points. Le premier est celui de la participation du justiciable à la mise en cause de la responsabilité des magistrats. Le deuxième est la question de savoir si la responsabilité des magistrats doit embrasser plus largement leur activité. Enfin, la responsabilité des magistrats doit-elle être exclusivement conçue comme la menace d'une sanction de leurs fautes ?

S'agissant du premier point, il a récemment été évoqué l'idée d'une action directe en responsabilité civile contre les magistrats. Un magistrat fautif pourrait être condamné à réparer directement le dommage subi par un justiciable. Il faut d'abord indiquer qu'on ne connaît pas beaucoup d'exemples à l'étranger d'un système de mise en jeu directe, par un justiciable, de la responsabilité personnelle d'un magistrat en vue d'obtenir réparation d'un dommage. En particulier, la Belgique ne consacre pas un tel système, contrairement à ce qu'a dit à plusieurs reprises M. le ministre d'État, ministre de l'intérieur. La jurisprudence de la Cour de cassation belge admet une responsabilité de l'État en cas de faute commise dans le fonctionnement de la justice, mais une action en responsabilité directe ne peut pas être exercée par un justiciable contre un magistrat, ni en Belgique, ni dans la plupart des pays dont nous connaissons le système judiciaire.

Sur la question du maintien de l'action récursoire, je souscris tout à fait à l'analyse développée par M. Guinchard.

Pourrait-on concevoir une participation des justiciables à la mise en cause de la responsabilité disciplinaire des magistrats ? Cette question fait débat. Il existe des exemples à l'étranger, je pense en particulier au Canada, aussi bien au niveau fédéral que dans les provinces. Le Conseil canadien de la magistrature comme le Conseil de la magistrature du Québec sont destinataires des plaintes des justiciables. Ils peuvent conduire une enquête sur la conduite d'un juge. Cela peut les amener à exprimer sa « préoccupation » à l'égard d'un juge, ce qui est déjà l'expression d'une forte réprobation. Ils peuvent, si les faits présentent une particulière gravité, constituer un comité d'enquête, dont les conclusions peuvent aboutir à la révocation.

Dans quelle mesure un tel système pourrait-il être transposé en France ? Il conviendrait d'envisager l'existence d'un filtre. Il n'est pas concevable que les justiciables puissent déclencher directement une action disciplinaire du Conseil supérieur de la magistrature, et ce pour différentes raisons. D'abord, le CSM serait inondé de plaintes si nombreuses qu'il ne parviendrait pas à y faire face. Ensuite, on peut imaginer les manœuvres de déstabilisation que rendrait possible cette saisine directe du CSM. Enfin, la question de l'impartialité se pose. Car si le CSM devait lui-même faire le tri entre les plaintes qu'il considère comme sérieuses et les autres, il serait amené à procéder à une sorte de pré-jugement, qui ne permettrait pas aux membres du CSM qui auraient procédé à ce pré-jugement de statuer ensuite sur des poursuites disciplinaires.

Quel filtre pourrait être envisagé ? On peut songer à la constitution, auprès du Conseil supérieur de la magistrature, d'un service d'inspection dont les membres et le président seraient choisis par le CSM sans en faire partie. Ce service d'inspection serait destinataire des plaintes des justiciables, procéderait au tri entre celles qui paraissent sérieuses et les autres. Il lui reviendrait, après avoir mené les investigations nécessaires, de saisir éventuellement le CSM d'une poursuite en bonne et due forme. Je précise qu'il ne s'agirait pas, dans mon esprit, de transférer l'inspection du ministère au CSM.

On pourrait également songer à un meilleur traitement des plaintes des justiciables. Celles-ci sont actuellement adressées aux parlementaires, au ministère de la justice, à la présidence de la République, aux juridictions. Elles circulent même des uns aux autres. On pourrait imaginer qu'une instance nationale, par exemple une autorité administrative indépendante, soit destinataire de toutes les plaintes des justiciables, procède à leur examen, ait la possibilité de conduire des investigations, après quoi elle aurait la possibilité de saisir l'une des autorités ayant, pour le professionnel concerné, pouvoir de déclencher l'action disciplinaire. Cette instance serait compétente pour examiner les plaintes visant les magistrats, mais aussi celles qui concernent des avocats, des fonctionnaires de justice, des huissiers, des notaires. Elle ne devrait pas se consacrer aux seules plaintes qui concernent les magistrats.

La responsabilité des magistrats doit-elle embrasser plus largement leur activité ? Cette question renvoie à celle de savoir dans quelle mesure l'activité juridictionnelle peut donner lieu à l'engagement de la responsabilité personnelle des magistrats. Dans notre système comme dans la plupart des pays étrangers, l'acte juridictionnel est un sanctuaire : il ne peut donner lieu ni à une responsabilité pénale, ni à une responsabilité civile personnelle, ni à une responsabilité disciplinaire. S'agissant en particulier de celle-ci, cette position n'est pas seulement celle du Conseil supérieur de la magistrature, mais aussi celle du Conseil d'État, qui a rappelé à plusieurs reprises que l'acte juridictionnel ne pouvait permettre d'engager la responsabilité disciplinaire d'un magistrat.

La France n'est pas, à cet égard, un cas isolé. La loi italienne prévoit que lorsque l'État a été condamné à raison de la faute d'un magistrat, une action récursoire est automatiquement engagée pour obtenir un remboursement partiel des sommes que l'État a engagées. Il y a aussi engagement automatique de l'action disciplinaire, mais l'article 2, alinéa 2, de la loi du 13 avril 1988 précise que, dans l'exercice des fonctions judiciaires, ni l'activité d'interprétation de règles de droit ni l'activité d'évaluation du fait et des preuves ne peuvent donner lieu à une responsabilité. Au Canada, le Conseil canadien de la magistrature informe le public de la possibilité de déposer des plaintes, mais il l'informe aussi d'une distinction importante concernant la nature de la question qui est en cause. Si c'est la décision d'un juge qui est mise en question, le remède est l'appel de la décision devant un tribunal supérieur. Si c'est la conduite d'un juge qui est en question, elle sera examinée par le Conseil canadien de la magistrature.

Je crois qu'il est difficile et hasardeux de vouloir remettre en cause le caractère de sanctuaire de l'acte juridictionnel proprement dit au regard de la mise en jeu de la responsabilité personnelle des magistrats.

On sait que la Chancellerie a réfléchi, ces derniers mois, à la possibilité de modifier les règles de mise en jeu de la responsabilité personnelle des magistrats, sur le terrain disciplinaire semble-t-il, afin de permettre qu'elle puisse être engagée en cas d'erreur manifeste ou grossière. L'introduction de cette notion d'erreur manifeste ou grossière est délicate. Elle risquerait de remettre en cause le caractère sanctuarisé de l'acte juridictionnel. En outre, je me demande quel profit on tirerait de l'introduction de cette notion. L'erreur manifeste, en droit administratif, c'est l'erreur si grossière que même un non-spécialiste s'en rendrait compte. On est donc là sur un terrain qui sort de l'ordinaire des fonctions judiciaires. Un comportement qui sort de l'ordinaire des fonctions judiciaires ne donne-t-il pas déjà lieu, d'une façon ou d'une autre, à la responsabilité ? Le profit de l'introduction de cette notion nouvelle serait donc nul. Supposons qu'une libération conditionnelle soit décidée après qu'a été vérifiée la réunion de toutes les conditions prévues par le législateur, et alors qu'aucun des avis donnés ne laisse à penser qu'il existe un risque sérieux que la personne bénéficiaire soit récidiviste. S'il y a récidive, y aura-t-il erreur grossière ou manifeste ? Plus directement, lorsqu'une même situation aura été examinée par plusieurs dizaines de magistrats, pourra-t-on analyser ce qui s'est produit comme une erreur grossière ou manifeste ?

Certains ont évoqué la fameuse passerelle entre la responsabilité de l'État pour fonctionnement défectueux de la justice et la responsabilité disciplinaire. La transmission du dossier aurait des vertus pédagogiques. Il serait bon que tous les magistrats aient connaissance des conditions dans lesquelles l'État a été condamné à indemniser les victimes d'un dysfonctionnement de la justice et puissent prendre connaissance des cas dans lesquels cette condamnation a été entraînée par une faute d'un magistrat. Cela dit, il ne faut pas exagérer les conséquences qu'aurait une telle transmission sur la responsabilité disciplinaire des magistrats.

En effet, il n'est pas envisagé, à ma connaissance, de remettre en cause la position qui est celle du Conseil supérieur de la magistrature et du Conseil d'État, selon laquelle les actes juridictionnels demeurent en dehors du champ de l'action disciplinaire.

Deuxièmement, la jurisprudence récente du Conseil d'État sur le terrain disciplinaire tend à considérer que le mauvais fonctionnement du service absorbe, dans une certaine mesure, une faute personnelle du magistrat, et qu'il ne peut pas être reproché disciplinairement à un magistrat un dysfonctionnement du service lui-même. Je pense en particulier à la décision rendue par le Conseil d'État dans le cadre de l'affaire des disparues de l'Yonne. C'est un peu comme si le Conseil d'État reprenait la formule de Léon Blum quand il était commissaire du Gouvernement : « le service ne se détache pas de la faute, y compris disciplinaire. »

Enfin, je traiterai brièvement de la question de savoir si le problème des sanctions épuise celui de la responsabilité des magistrats. Autrement dit, faut-il une plus grande peur du gendarme pour que la justice fonctionne mieux ? Je pense que l'on peut distinguer la responsabilité-sanction de la responsabilité-action, c'est-à-dire l'exercice responsable des fonctions judiciaires par les magistrats. Se sentir responsable, agir en professionnel responsable, c'est autre chose qu'avoir peur du gendarme.

Nous sommes ainsi renvoyés à deux questions essentielles, que je ne ferai qu'évoquer. La première concerne l'importance de la compétence professionnelle, et donc de la formation initiale et continue. La compétence professionnelle est l'un des éléments d'une responsabilité active des magistrats dans l'exercice de leurs fonctions. C'est un sujet qui mérite la plus grande attention. Je sais que vous vous êtes déplacés à l'École nationale de la magistrature. Je regrette, monsieur le président, que vous n'ayez pas consacré une table ronde à ce sujet. De nombreuses propositions sont sur la table. Le champ de réflexion est large, puisqu'il va même jusqu'à l'idée de supprimer l'ENM, comme le propose le barreau de Paris.

Dans le cadre de la formation initiale et continue, nous avons un grand retard dans le traitement des questions touchant à la déontologie et à l'éthique des magistrats. Jusqu'à la fin des années 1990, la jurisprudence disciplinaire était couverte d'un secret. Depuis, elle est connue. C'est seulement cette année qu'un travail mené en commun par le Conseil supérieur de la magistrature et la Cour de cassation va permettre de disposer d'un recueil systématique de la jurisprudence disciplinaire. C'est important, car il faut disposer d'un matériel pour pouvoir enseigner convenablement la déontologie des fonctions judiciaires. Il y a encore beaucoup à faire.

La seconde question concerne tout le champ de la réflexion déontologique. Il faut savoir passer de la connaissance de ce qui n'est pas bien, de ce qu'il ne faut pas faire quand on est magistrat, à la connaissance de ce qu'il faut faire. Il y a là tout un champ de réflexion, qui est presque vierge dans notre pays. L'Italie a élaboré un code de déontologie. L'existence d'une Association nationale des magistrats représentant tous les magistrats italiens a certainement facilité les choses. On ne pourra progresser dans cette réflexion déontologique que dans le cadre d'une démarche horizontale, l'ensemble du corps judiciaire devant se saisir lui-même de la question. Une démarche verticale, aboutissant à imposer d'en haut un code de déontologie, serait vouée à l'échec.

M. le Président : Avant de donner la parole à M. Thouzellier, je voudrais vous dire, monsieur l'avocat général Ludet, puisque vous avez regretté que nous n'ayons pas, lors de notre visite à l'ENM, consacré une table ronde à la formation initiale et continue des magistrats et à tous les sujets qui s'y rapportent, que nous avons déjeuné, autour de tables rondes, avec des auditeurs de justice. Les échanges ont été très riches. Toute cette journée a d'ailleurs été très fructueuse.

M. Bruno THOUZELLIER : Votre commission va bientôt terminer ses auditions. Nous espérons que la vision quelque peu négative que vous aviez de la justice s'est peu à peu transformée en une prise de conscience de l'extrême difficulté qu'il y a, dans la société française actuelle, à juger et surtout à faire admettre le sens de ses décisions. Beaucoup d'autres institutions françaises traversent actuellement une crise de légitimité.

Mais la question de la responsabilité ne peut se mesurer qu'à l'aune des moyens mis à la disposition des juges. Un juge d'instruction qui doit traiter 120 dossiers peut-il atteindre la même qualité de travail qu'un juge d'instruction genevois, qui traite une vingtaine de dossiers par an ? Comment juger sereinement à minuit, après onze heures d'audience ?

Lors de votre précédente table ronde, tous les intervenants, policiers, avocats, magistrats, ont dénoncé l'extrême précarité matérielle de la justice. Cette problématique des moyens est le nœud d'une réforme aboutie de la justice. Rien n'est plus dangereux que de gérer des flux, que de faire de la statistique en matière de justice.

Les magistrats constatent quotidiennement que leur mission devient de moins en moins comprise et admise, tant les injonctions de la société sont contradictoires, notamment dans le domaine de la détention provisoire.

Ils acceptent d'assumer la responsabilité, toute la responsabilité de leurs décisions, à condition qu'on leur donne les moyens de rendre une justice de qualité. Le magistrat ne peut faire jouer un quelconque droit de retrait : à peine de déni de justice, il doit statuer.

Nos collègues s'interrogent de plus en plus sur cette question : pourront-ils longtemps continuer ainsi ? En effet, si l'indépendance implique la responsabilité, les magistrats ne peuvent être tenus pour responsables du dysfonctionnement institutionnel résultant d'un budget parmi les plus faibles d'Europe.

Il y a bien sûr les moyens matériels, mais aussi la gestion des ressources humaines. On sait que beaucoup de problèmes pourraient être résolus en amont.

Avant de parler de responsabilité, il convient de parler de détection des problèmes, c'est-à-dire de prévention des risques tenant à un comportement déviant ou à une insuffisante préparation aux fonctions exercées. Or il est indispensable de détecter et, si nécessaire, de sanctionner les dérives disciplinaires pour préserver la crédibilité de l'institution judiciaire.

C'est pourquoi l'USM a réclamé, depuis plusieurs années, un audit des problèmes rencontrés dans les cours d'appels, qu'ils soient psychologiques, professionnels, ou disciplinaires.

La première piste d'action est donc la détection des manquements professionnels. Elle revient évidemment à la hiérarchie judiciaire, aux chefs de cour et chefs de juridiction. Mieux détecter en amont suppose, d'abord, la volonté de le faire, ce qui n'est pas toujours le cas. Certains cas pathologiques ne sont pas détectés ou traités. L'USM a demandé un statut hors cadre d'activité, comme cela existe dans certaines administrations publiques.

En outre, la confrontation permanente de certains magistrats aux drames humains et aux violences morales et physiques n'est pas sans effet sur leur psychisme et leur équilibre. Il faut prévoir des cellules régionales d'aide psychologique comme cela a pu être fait à l'occasion de certaines affaires particulièrement douloureuses, je pense notamment à l'affaire de pédophilie d'Angers.

Enfin, l'augmentation très importante des violences verbales et physiques contre les magistrats dans l'enceinte même des tribunaux, outre qu'elle est une pression inacceptable sur l'indépendance et la sérénité de la justice, pose la question essentielle de la sécurisation des juridictions et des moyens à y consacrer.

De même, la pratique consistant à niveler l'évaluation et la notation des magistrats aboutit souvent à une évaluation très formelle qui ne permet pas à ceux qui en auraient besoin de s'améliorer.

Mieux détecter en amont suppose aussi d'avoir les moyens de le faire : les chefs de cour ne disposent pas de moyens d'inspection extérieure. Il faut leur permettre d'utiliser les services de l'inspection des services judiciaires, tant sur l'évaluation globale du travail judiciaire que sur les questions disciplinaires.

De même, le CSM ne dispose d'aucune logistique d'inspection et d'évaluation propre. Il faut aussi lui permettre d'utiliser les services de l'IGSJ, tant en matière disciplinaire qu'en matière d'évaluation sectorielle, en ce qui concerne l'activité et la gestion des cours d'appel.

Mieux détecter en amont suppose également une politique plus prudente dans les recrutements extérieurs à l'ENM. L'USM demande que tout recrutement fasse l'objet d'un stage probatoire de six mois en juridiction avant intégration dans la magistrature, et ce pour détecter d'éventuels profils inadaptés aux fonctions judiciaires.

Mieux détecter en amont, enfin, c'est mieux informer. Or la jurisprudence disciplinaire du CSM, pourtant très abondante, est très insuffisamment valorisée. Il faut la faire connaître à l'intérieur et à l'extérieur du corps judiciaire.

La deuxième piste de réflexion est le développement de la formation continue, qui est un élément essentiel d'évitement des dysfonctionnements. Il faut savoir qu'un magistrat qui change de fonction, ce qui équivaut parfois à changer de métier, bénéficie en tout et pour tout de cinq jours de formation. Inutile de dire que cela est très insuffisant compte tenu des enjeux.

Au surplus, il n'est quasiment jamais prévu un passage de relais, un sas permettant aux magistrats partant et entrant d'assurer une transition ordonnée des affaires en cours, et notamment des dossiers d'instruction.

Toutes ces mesures de bon sens ne demandent pas un « grand soir » judiciaire. Elles exigent tout simplement un peu de réflexion collective, une programmation dans la durée, un sens de la gestion et des moyens budgétaires.

Sur la mise en cause de la responsabilité des magistrats, la position de l'USM est simple. Tout d'abord, les magistrats sont responsables, mais le disciplinaire ne peut empiéter sur le juridictionnel.

Oui, les magistrats sont responsables : il faut détruire cette idée trop facilement entretenue de l'irresponsabilité des magistrats, qui n'auraient de compte à rendre à personne. Mais vouloir entrer dans un système de mise en cause de la responsabilité du magistrat pour ses décisions juridictionnelles serait une régression institutionnelle inédite et aboutirait à une mise en cause anarchique des décisions de justice et à une rapide paralysie de la justice.

Rappelons que les magistrats ne bénéficient d'aucune immunité et ne bénéficient d'aucun privilège de juridiction. Ils sont responsables pénalement de leur fait personnel selon les règles du droit commun. Ils sont responsables de leurs fautes disciplinaires : de tout manquement à l'honneur, à la délicatesse ou à la dignité. Or, contrairement à ce qui est dit trop souvent, cette responsabilité disciplinaire, qui touche aussi la carence professionnelle caractérisée, est fréquemment mise enjeu devant le CSM : plus de 50 saisines disciplinaires depuis 2000. Le CSM siège publiquement, rend publiques ses décisions, rend chaque année des décisions de révocation. Il entend largement les manquements, puisque, peu de gens le savent, le disciplinaire tient le pénal en l'état, ce qui n'est pas le signe d'un corporatisme effréné.

Les magistrats sont aussi responsables civilement à raison de leur faute personnelle, puisque, depuis 1972, l'État peut exercer son action récursoire en cas de « faute lourde ou de déni de justice ». Cette action n'a jamais été exercée. Ce n'est pas le fait des magistrats. Il y a des raisons à cela : il faut qu'il y ait faute lourde ou déni de justice, la faute lourde étant entendue comme une faute d'une particulière gravité, détachable du service. J'ajoute que l'action récursoire s'exerce de manière exceptionnelle dans toute la fonction publique.

En revanche, l'activité juridictionnelle est exclue du champ de l'instance disciplinaire. Il s'agit d'un système protecteur de l'indépendance de la justice, non pour le confort des magistrats mais pour assurer l'impartialité et la sérénité de la justice, qui doit échapper aux pressions permanentes que ne manqueraient pas de créer un système de contestation des décisions judiciaires.

Rappelons ici avec force que c'est justement parce que la justice peut se tromper et se trompe, que ce soit dans le domaine civil, pénal, prud'homal ou commercial, qu'il existe des voies de recours et un système de réparation. C'est ce qui fonde un État de droit.

Nous disons donc avec force que vouloir sanctionner le mal jugé ou le mal apprécié conduirait à la paralysie de la justice, car notre métier est fait d'une multiplicité de décisions qui sont souvent des paris sur l'avenir, des appréciations évolutives, des interprétations juridiques toujours contestées par les parties, qui disposent des voies de recours que tout État de droit met à la disposition des citoyens.

Or cette protection dont bénéficie le juge au titre de ses décisions juridictionnelles, loin d'être une exception, est la règle dans toutes les grandes démocraties. Il n'y a pas d'exemple de la mise en cause d'un juge à ce titre. Ce serait une nouvelle exception française que de l'envisager.

Mme Gracieuse LACOSTE : Je serais tentée de dire : indépendance responsable, service public de la justice responsable. La responsabilité, c'est le fait de répondre. Nous ne l'envisageons pas d'abord comme une sanction. Il n'est pas question, il n'a jamais été question pour les magistrats de revendiquer l'impunité ou l'irresponsabilité. Nous avons conscience des devoirs qui s'attachent aux pouvoirs importants qui nous sont conférés.

Le Syndicat de la magistrature, qui a toujours été attentif au justiciable, a bien conscience de la dégradation générale de l'image de la justice et des magistrats. Nous sommes conscients de cette dégradation parce qu'elle est palpable tous les jours dans les juridictions.

La responsabilité doit être abordée à plusieurs niveaux. Nous avons proposé des réformes institutionnelles. La première concerne le Conseil supérieur de la magistrature et sa composition. Nous pensons qu'il est temps de donner de la justice une image beaucoup moins corporatiste. La modification de la composition du CSM serait, à cet égard, une réponse forte et symbolique. Nous acceptons qu'il soit majoritairement composé par des membres de la société civile.

Le deuxième volet institutionnel concerne le traitement des réclamations des citoyens, qui doivent, selon nous, être adressées à un organisme indépendant. Nous acceptons donc un contrôle externe de la justice. À une seule condition : qu'il permette d'embrasser le fonctionnement général de la justice, et ne concerne pas seulement les magistrats de l'ordre judiciaire.

Vous avez bien vu, depuis le début de vos auditions, combien il était difficile de démêler les différents degrés de responsabilité, des fautes collectives et successives. Cette dimension collective doit être prise en compte par un système de réparation qui intègre l'indemnisation pour les fautes ou pour les dysfonctionnements du service public de la justice.

Nous sommes des juristes. Nous savons que notre société est saisie d'un mouvement de judiciarisation qui est général. Il nous paraît important de rappeler qu'il est des dysfonctionnements qui ne provoquent pas de préjudices.

Au niveau individuel, il existe dans la magistrature un contrôle interne, par l'évaluation. Nous craignons que ce contrôle soit utilisé à d'autres fins que celles qui doivent être les siennes. Pour autant, nous pensons qu'il est normal qu'une évaluation soit faite et que les magistrats répondent normalement de leurs actes.

Le fait d'appliquer la loi générale aux cas particuliers introduit un niveau de complexité. Dans cette marge d'appréciation, il y a un risque, l'aléa judiciaire, qui peut induire un risque d'erreur judiciaire. Pour autant, doit-on soumettre la décision juridictionnelle au domaine de la responsabilité ? Nous pensons que non. Il est extrêmement important de préserver ce périmètre juridictionnel, parce que la liberté d'appréciation du juge est une garantie pour le justiciable. Pour autant, nous ne sommes pas favorables à une immunité totale. Il y a des cas où nous ne sommes plus dans la décision judiciaire, du fait de l'outrance. Il nous apparaît normal, dans ces cas-là, que la décision puisse éventuellement être appréciée à sa juste valeur.

La première démarche du juge est d'expliquer sa décision. C'est la raison pour laquelle nous sommes très attachés à la motivation de la décision. Nous pensons également que les garanties procédurales - la collégialité, les deux degrés de juridiction, le respect des règles de procédure - permettent aussi d'élever le niveau de responsabilité.

Doit-on conserver le système actuel, qui interdit au justiciable mécontent de saisir directement la juridiction civile selon les principes classiques de la procédure civile ? Ne créons pas des systèmes impossibles. La judiciarisation est telle qu'il faut éviter de créer ce qui serait en fait un quatrième degré de juridiction. L'action récursoire existe. Si elle n'est pas utilisée, on ne peut pas le reprocher aux magistrats. Dans tous les pays européens, elle est d'ailleurs exceptionnelle.

Il existe une responsabilité disciplinaire. Notre seule exigence est qu'une réforme de la procédure disciplinaire soit mise en place, que soit clarifiée la question de l'inspection des services judiciaires et des moyens dont dispose le Conseil supérieur de la magistrature pour exercer sa fonction disciplinaire.

Un autre champ de réflexion doit être exploré, celui de la responsabilité-action. Nous observons les systèmes étrangers. Partout prévaut un consensus, selon lequel le débat sur la responsabilité ne peut en aucun cas se faire sans les magistrats. La déontologie recouvre la définition de valeurs professionnelles, lesquelles ne peuvent pas être définies sans les magistrats. Ce n'est pas ce que nous avons connu en France, où le débat a plutôt pris la forme de commissions exprimant leur point de vue d'en haut. Il n'existe pas en France, et nous le regrettons, de lieux neutres où les magistrats pourraient discuter de leurs valeurs professionnelles. La supervision et l'intervision sont d'autres pistes à explorer pour que les magistrats en difficulté puissent, dans un lieu neutre, détaché de la hiérarchie, confronter leurs pratiques professionnelles à celles de leurs collègues. Encore faut-il avoir la volonté d'impulser un tel mouvement.

Tels sont nos espoirs, dans le cadre d'une approche apaisée des questions de responsabilité.

M. Michel LE POGAM : Certains proposent une modification de la composition du Conseil supérieur de la magistrature tendant à faire en sorte que les magistrats n'y soient plus majoritaires. Ce serait marginaliser notre pays, aucune grande démocratie n'ayant adopté une telle disposition. J'attends que l'on me cite l'exemple d'une instance disciplinaire au sein de laquelle les professionnels concernés sont minoritaires.

D'autre part, ce serait ignorer ou feindre d'ignorer le mode de fonctionnement du Conseil supérieur de la magistrature. Celui-ci n'a aucun pouvoir d'initiative dans les procédures disciplinaires. Il juge les cas qu'on lui soumet. Si donc il devait y avoir le soupçon d'une réticence corporatiste à poursuivre les magistrats défaillants, c'est en amont et non en aval qu'il faudrait envisager une réforme.

Enfin, les décisions prises par un Conseil supérieur de la magistrature au sein duquel les magistrats seraient minoritaires n'échapperaient pas à la critique selon laquelle elles seraient politiques, au sens large du terme. Le magistrat condamné disciplinairement aurait beau jeu de dire que ce ne sont pas ses pairs qui ont décidé de son sort mais les membres désignés par les deux autres pouvoirs. Être jugé et condamné disciplinairement par une instance où ses pairs sont majoritaires me paraît avoir beaucoup plus de portée.

M. le Président : J'avais ouvert cette table ronde en disant que la question de la responsabilité des magistrats était à mes yeux la plus difficile, la plus délicate, la plus épineuse de toutes. Après plus d'une heure d'audition, j'en suis encore plus convaincu, et vous n'avez pas apaisé mes craintes ! J'avais une série de questions sur des pistes de réforme éventuelles. Toutes ont été évoquées, par les uns ou par les autres, la plupart du temps pour conclure qu'elles étaient semées d'embûches, voire qu'elles conduisaient à une impasse...

M. Georges FENECH : Les magistrats sont presque unanimes pour sanctuariser l'acte juridictionnel. C'est la question centrale. Je note que la société civile, représentée ici par le professeur Guinchard, est allée plus loin en levant ce sanctuaire, et en proposant qu'un certain nombre d'erreurs grossières ou manifestes puissent donner lieu à des poursuites disciplinaires. Les organisations professionnelles sont opposées - c'est un constat - à toute remise en cause sur le plan disciplinaire des erreurs grossières ou manifestes.

Le parallèle peut être fait avec l'acte médical, qui lui aussi a longtemps été présenté comme un sanctuaire, toute forme de responsabilité pouvant constituer une atteinte au progrès médical.

Il n'existe pas dans notre pays de sanctuaire d'irresponsabilité concernant un acte professionnel, qu'il s'agisse de l'acte de l'élu, de l'acte législatif, de l'acte gouvernemental, de l'acte médical. L'acte juridictionnel est le dernier sanctuaire. La question doit être posée.

Ce qui m'a étonné dans les différentes interventions des organisations de magistrats, c'est qu'à aucun moment n'est envisagée une évaluation de l'aptitude d'une personnalité à exercer une fonction. J'ai connu, par exemple, des magistrats qui étaient incapables de décerner un mandat de dépôt, parce qu'ils n'avaient pas le courage de le faire. Envoyer quelqu'un en prison était trop dur pour eux. De même, certains magistrats pénalistes auraient beaucoup de difficultés à exercer les fonctions de conseiller ou d'avocat général à Cour de cassation. La diversité des métiers de la magistrature ne rend-elle pas nécessaire une évaluation des compétences ?

Enfin, tous les magistrats que nous avons auditionnés nous ont dit être d'accord avec l'idée d'instaurer une commission extérieure au CSM qui pourrait servir de filtre et être saisie des réclamations des justiciables. Il me semble que lorsque Mme la garde des Sceaux avait fait cette proposition, elle avait suscité un véritable tollé au sein de la magistrature. On parlait d'une atteinte à l'indépendance.

M. le Président : Sans susciter un tollé, je dirai que cette proposition n'avait pas suscité un enthousiasme débordant de la part des magistrats.

M. Georges FENECH : Il semble que la magistrature ait évolué. Je note avec satisfaction cette volonté d'assumer la responsabilité des magistrats en acceptant un regard extérieur. Le Syndicat de la magistrature va même jusqu'à proposer que le CSM soit majoritairement composé de membres issus de la société civile.

M. Côme JACQMIN : Il y a parfois de fausses équivalences. Je ne suis pas certain que l'on puisse complètement assimiler l'erreur médicale à l'erreur judiciaire, quand bien même, dans les deux cas, on a affaire à des causalités complexes. L'acte juridictionnel a une spécificité : il ne porte pas sur un matériel purement objectif mais sur des représentations. Celles-ci sont sous-tendues par des conceptions philosophiques, sociologiques, une certaine idée de ce qu'est la société. On sait bien que ces conceptions sont évolutives.

Votre position, monsieur Guinchard, est d'une grande cohérence. L'idée d'écarter la question de la faute quand il s'agit de la réparation rejoint notre approche. Nous sommes tout à fait favorables à l'évolution de la jurisprudence de la Cour de cassation sur ce point. Malgré tout, vous allez jusqu'à dire qu'à partir du moment où la décision prise en appel infirmerait celle prise en première instance, il y aurait un risque de responsabilité, pour peu qu'il y ait un dommage. Cela aboutirait à une conception rigide et finalement autoritaire de la jurisprudence : la juridiction supérieure aurait toujours raison. Or, nous savons bien que la jurisprudence dominante n'a qu'un temps, elle est contingente. On connaît suffisamment d'exemples de revirements de jurisprudence pour être très prudent sur cette question.

S'agissant de l'aptitude à exercer telle ou telle fonction, nous faisons des propositions sur la formation, qui est le lieu principal de l'examen de cette adéquation entre les aptitudes d'un magistrat et les fonctions qu'il va être appelé à exercer. Nous considérons que le stage en juridiction des auditeurs de justice est sans doute l'un des moments les plus importants à cet égard.

Cela dit, l'idée d'une filiarisation, de la définition de profils est sujette à discussion. Vous semblez considérer, monsieur Fenech, que certaines fonctions exigent une certaine aptitude à prendre la décision de décerner un mandat de dépôt. L'affaire qui est à l'origine de votre commission montre qu'il faudrait peut-être, dans certaines fonctions, avoir une aptitude à ne pas décerner un mandat de dépôt. La définition de profils et d'aptitudes est donc fort délicate.

Il est également délicat de désigner des tuteurs, des « mentors », qui seraient des autorités dans un domaine ou dans un autre. Et qui les désignerait ? Mon premier président ? Mais pourquoi serait-il plus apte qu'un autre à désigner des mentors en matière de justice de l'enfance, par exemple ?

Les propositions du Syndicat de la magistrature sont relativement simples et assez réalistes. Nous constatons que le changement de fonction d'un magistrat est assorti de précautions extrêmement faibles. La complexification du droit justifie qu'une formation soit obligatoire au moment où un magistrat change de fonction. Surtout, nous pensons qu'il faut la renforcer substantiellement. Actuellement, la formation proposée à l'ENM est d'une semaine, elle est très formelle et théorique. D'autre part, la formation proposée est un stage de deux semaines, dans le bureau d'un collègue. C'est tout à fait insuffisant, d'autant plus insuffisant que cette formation a lieu à un moment où le magistrat doit achever le travail qui est le sien dans les fonctions qu'il s'apprête à quitter et qu'il n'y a aucune procédure de passation de cabinet. Les mouvements doivent être organisés de telle sorte qu'ils permettent un allongement de cette formation.

M. Guinchard nous dit qu'il faut renforcer la responsabilité individuelle des magistrats qui statuent seuls et que là où ils siègent en formation collégiale, tant pis, la question de la responsabilité individuelle ne peut pas être posée. C'est assez paradoxal. Notre premier souci est d'éviter les dysfonctionnements patents, et non de les sanctionner après qu'ils ont eu lieu. La nécessité est de développer les garanties pour les justiciables. C'est pourquoi nous appelons de nos vœux une collégialité responsable et renforcée dans son contenu, ce qui nous a conduit à proposer que des opinions dissidentes puissent être exprimées.

Les voies de recrutement direct sont, à nos yeux, une manière de diversifier le corps des magistrats. Cette diversité d'expérience est une richesse. Nous y sommes très attachés. Il ne s'agit pas d'empêcher ces recrutements directs mais de les sécuriser. Les personnes recrutées au titre de l'article 22 de l'ordonnance statutaire n'ont absolument aucun statut. Vous êtes avocat, votre candidature est acceptée par la commission d'avancement, vous abandonnez votre cabinet pendant six mois, de toute évidence sans espoir de retour. Vous ne savez pas, pendant cette période, si vous intégrerez effectivement la magistrature, même si c'est le cas, de fait, la plupart du temps. Vous n'avez pas de protection sociale pendant ces six mois. Vous devez continuer à payer vos cotisations en tant qu'avocat. Vous n'êtes pas rémunéré, vous devez vivre de vos rentes.

M. Serge GUINCHARD : Je suis content que le système que je propose soit cohérent. C'était le but. Je déconnecte totalement, en effet, l'indemnisation de la victime et la responsabilité individuelle du juge, pour la cantonner au disciplinaire. On me dira que je charge la barque du disciplinaire. Mais ce qui m'intéresse, c'est quand même le citoyen et le justiciable, qui doivent être indemnisés.

S'agissant de l'erreur manifeste, le droit français connaît cette notion. En effet, le juge national est juge du droit communautaire. Les juges français, que je sache, appliquent le droit communautaire, et donc l'arrêt Köbler contre Autriche du 30 septembre 2003. Selon qu'on va agir à Luxembourg ou à Marseille, on aura deux droits différents ? Il faudra qu'on m'explique pourquoi, dans un cas, je peux mettre en cause la violation manifeste du droit par la juridiction nationale, et dans l'autre non.

Deuxièmement, il n'est pas dit que demain, la cour de Strasbourg ne sera pas saisie de cette question. Elle a déjà jugé par trois fois que la Cour de cassation française s'était trompée.

Les juridictions françaises, notamment la cour d'appel de Paris, ont déjà admis la possibilité d'une faute dans l'activité juridictionnelle. Cette idée chemine dans l'esprit des magistrats français, elle n'est pas sortie de mon imagination.

J'ai cité un exemple que je vous rappelle : devant la commission d'indemnisation pour détention provisoire injustifiée, un procureur général a relevé à l'encontre d'un juge d'instruction « un manque de diligence dans la conduite de l'information, des insuffisances graves dans la recherche de la vérité, insuffisances qui avaient contraint la chambre d'accusation à ordonner un supplément d'information qui était indispensable, mais qui aurait pu être évité si ce juge d'instruction n'avait pas négligé la piste ouverte par les incohérences des récits de X et les contradictions de ses déclarations ; qu'il apparaît donc qu'il a existé en l'espèce un dysfonctionnement dans le déroulement de l'information, source d'un préjudice indemnisable ». La personne mise en détention avait passé un ou deux mois en prison. L'analyse des dysfonctionnements entre bel et bien dans l'activité juridictionnelle. Il faudra qu'on m'explique pourquoi le citoyen, ou l'État, ne pourrait pas mettre en cause l'activité du juge, pour éviter qu'il répète les mêmes erreurs. Car, dans la responsabilité disciplinaire, c'est la dimension préventive qui m'intéresse. L'important est d'éviter une succession de fautes commises par une même personne.

Dans l'exercice de mes fonctions de recteur, j'ai l'obligation d'évaluer les chefs d'établissement et les inspecteurs. Or, l'évaluation n'est pas sans rapport avec la question de la responsabilité disciplinaire. Quand j'évalue un inspecteur - à travers trente-cinq critères -, je lui donne mon évaluation, qu'il signe en apportant ses observations. Il y a là un contradictoire. Cela va dans le sens de la prévention, qui est, je le répète, mon souci principal. Je ne suis pas du tout favorable à l'esprit de vengeance. Il faut canaliser le désir de vengeance du citoyen qui veut se venger après avoir perdu son procès. Or, si l'on sanctuarise l'activité juridictionnelle, on sera confronté à un véritable problème, comme l'a d'ailleurs laissé entendre Mme Commaret.

M. Jean-Michel Dubernard m'expliquait, il y a vingt ans, qu'un chirurgien doit parfois prendre des décisions en un quart de seconde. S'il se trompe, il risque d'être poursuivi au pénal. Quand un magistrat rédige un jugement, il doit réfléchir. Il doit le faire sous la pression, et dans des conditions matérielles difficiles, mais il doit le faire, et il a plus d'un quart de seconde pour le faire.

Vous me dites, monsieur Jacqmin, que je laisse de côté la responsabilité en cas de décision collégiale. Mais vous proposez l'opinion dissidente, qui pose la question de la responsabilité individuelle. Je suis, moi aussi, favorable à l'opinion dissidente, mais pas du tout pour pouvoir mettre en cause la responsabilité. J'y suis favorable parce que cela fait progresser le droit que de constater, à la lecture d'un jugement, que les problèmes ont été soulevés, déminés, que des objections ont été réfutées.

Encore une fois, je ne vois pas en vertu de quelle ratio legis l'activité juridictionnelle devrait être évacuée du champ de la responsabilité.

M. Jean-Paul GARRAUD : Je souligne qu'il existe en France un système d'évaluation des magistrats, qui est d'ailleurs très pointilleux. Les magistrats ont un dossier qui les suit tout au long de leur carrière. Le Conseil supérieur de la magistrature a entre ses mains l'évaluation des magistrats. Je me demande si ce système est vraiment opérationnel en termes de prévention. Ne faut-il pas le réformer ?

Mme Dominique COMMARET : L'évaluation des magistrats, tous les deux ans, comprend une appréciation générale et par grille. Elle est extrêmement utile pour déterminer les besoins de formation d'un magistrat et ses aptitudes particulières. Et comme l'a fort bien dit M. Georges Fenech, des fonctions différentes exigent des aptitudes différentes. Les qualités nécessaires pour exercer la fonction de juge d'instruction ne sont pas celles qu'il faut avoir pour travailler comme un moine en tant que conseiller référendaire à la Cour de cassation.

Les grilles sont-elles correctement remplies ? La réponse à cette question, monsieur le député, se trouve dans le rapport annuel de 2004 du CSM, qui a procédé à une analyse complète du système d'évaluation et a formulé des propositions.

Les magistrats sont notés, et ils le sont même parfois à travers une évaluation croisée. Celle d'un juge d'instruction, par exemple, résulte d'un entretien avec le chef de juridiction, de l'évaluation globale du chef de cour, ainsi que des évaluations successives du président de la chambre de l'instruction, du président de la cour d'assises, du président de la chambre des appels correctionnels. Tout cela devrait conduire à une bonne connaissance des aptitudes et des comportements du magistrat concerné. En réalité, les notateurs ont parfois un discours peu courageux, qui laisse dans le moyen ou le passable ce qui devrait susciter des réactions plus ciblées, qui permettraient d'ailleurs au magistrat de connaître les progrès qu'il a à faire. L'évaluation demande un certain courage.

Pour répondre aux deux questions de M. Georges Fenech et de M. Jean-Paul Garraud, j'ajoute que l'évaluation individuelle doit se combiner avec l'évaluation globale du service. Il n'y a pas d'évaluation possible si, à l'occasion de l'arrivée d'un magistrat dans son poste, il n'est pas procédé à un état des lieux et à la fixation d'objectifs clairs et partagés, s'il n'y a pas d'indicateurs mesurant la production et la qualité, et s'il n'y a pas en aval une vérification régulière de l'adéquation des résultats aux objectifs et un bilan final au moment du changement de poste.

M. Bruno THOUZELLIER : Pour répondre à M. Georges Fenech, je souhaite insister sur la collégialité. Il est vrai qu'être bien formé est une chose, et qu'être en adéquation avec son poste en est une autre. Mais pour des fonctions aussi lourdes que celles de JLD ou de magistrat instructeur chargé d'affaires extrêmement complexes, notamment criminelles, il faut travailler en équipe. Cela va au-delà de la question de l'adéquation d'une personne à son poste, qui est tout de même réalisée dans la plupart des cas.

M. François CALVET : Dans nos circonscriptions, nous entendons constamment les citoyens s'étonner du fait que les magistrats ne soient pas responsables des fautes personnelles qu'ils peuvent commettre. C'est le sentiment qui domine dans l'opinion publique.

Or, toutes les professions sont aujourd'hui susceptibles de répondre d'une faute personnelle. En outre, notre droit pousse tous les avocats à porter la faute sur le terrain pénal : si elle a été reconnue au pénal, elle a beaucoup plus de chances de donner lieu, au civil, à une forte indemnité.

Vous nous avez dit, monsieur l'avocat général Ludet, que la jurisprudence constante du Conseil d'État excluait que l'accomplissement de l'acte juridictionnel soit inclus dans le champ de la faute personnelle, et ce dans le but de préserver son indépendance.

Nos concitoyens se demandent s'il n'y a pas deux poids et deux mesures. Comment leur expliquer la différence de traitement, en matière de responsabilité, entre le magistrat et le chirurgien, le maire, le président d'association bénévole, lesquels peuvent avoir à répondre d'événements dont ils ne sont pas toujours directement responsables ? Nous devons bien répondre à cette question, faute de quoi nos concitoyens n'auront pas confiance dans la justice.

M. Daniel LUDET : Nos concitoyens s'interrogent quand ils comparent la situation du magistrat à celle de l'élu local ou du président d'une association. Cette comparaison doit certainement être faite, mais deux autres points doivent être pris en considération.

La position du Conseil d'État selon laquelle il n'est pas possible de reprocher disciplinairement à un juge un acte juridictionnel n'est pas une exception française. C'est la situation qui prévaut dans la quasi-totalité des systèmes étrangers. Si cette sanctuarisation est pratiquée partout, il y a peut-être une raison.

D'autre part, les magistrats sont des agents publics. Or le régime de responsabilité des agents publics distingue très nettement la faute personnelle et la faute de service. La faute personnelle doit présenter des caractéristiques très particulières.

Je comprends très bien ce que vous dites, monsieur le député. Mais la comparaison dont vous parlez n'est pas le seul aspect du problème.

Je voudrais, monsieur le président, répondre à M. Georges Fenech, qui s'est étonné de la différence dans les réactions des magistrats face à la proposition faite en 1999 de créer une commission de réclamation des justiciables et celle qui est faite aujourd'hui de mettre en place une instance qui examinerait leurs plaintes. La différence est que la proposition de 1999 était inscrite dans un texte relatif aux magistrats et ne concernait qu'eux, alors que ce qui a été évoqué tout à l'heure est un système de traitement des plaintes des justiciables concernant tout dysfonctionnement de la justice, et pouvant viser tous les professionnels de la justice.

M. Michel LE POGAM : Pour répondre à la fois à M. Georges Fenech et à M. François Calvet, qui soulignent que le monde judiciaire serait le dernier dans lequel les responsables ne pourraient pas être mis en cause, j'ai l'impression que nous ne parlons pas tout à fait de la même chose.

Des mécanismes existent déjà, qui intègrent l'erreur que les magistrats peuvent commettre. C'est le fameux article L. 781-1 du code de l'organisation judiciaire. C'est la possibilité de révision d'un procès pourtant définitivement jugé. C'est la procédure d'indemnisation après une détention provisoire injustifiée.

Un autre principe est une pierre angulaire de l'organisation judiciaire : l'existence de l'appel et du pourvoi, qui montre bien que l'institution judiciaire admet, dès le départ, qu'elle peut se tromper en donnant aux parties la possibilité de faire rejuger une affaire.

Toute la difficulté vient de ce qu'on ne tire pas les conséquences de dysfonctionnements qui peuvent être constatés dans ces différentes procédures. Il importe, et je rejoins là le professeur Guinchard et le président Magendie, de dresser un bilan après-coup des procédures défectueuses, avec transmission de toutes les décisions portant sur des détentions provisoires injustifiées, de toutes les condamnations prononcées sur le fondement de l'article L. 781-1. On pourrait alors se pencher sur le cas du juge qui a rendu la décision, et pourquoi pas, envisager une mesure adaptée, éventuellement disciplinaire.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : La question de fond, me semble-t-il, est de savoir si une institution peut s'apprécier elle-même. Toutes les institutions peuvent être, à un moment ou à un autre, soumises à l'appréciation d'un juge. C'est ce qui protège tous les citoyens. Mais le magistrat est-il capable de porter une appréciation sur lui-même ?

Le mode d'affectation des magistrats, la confusion entre le cadre et la fonction, la carte judiciaire sont-ils des instruments qui permettent d'affecter le magistrat à la fonction à laquelle il est apte ? Dans l'affaire d'Outreau, on se demande comment l'institution judiciaire a tiré les conséquences d'une série de décisions qui ont respecté la procédure mais qui se conclut par un sinistre. Et pour la quasi-totalité de nos concitoyens, un sinistre se traduit par la mise en cause d'une responsabilité, qu'il s'agisse d'un licenciement pour faute lourde, d'une condamnation fondée sur la reconnaissance d'une faute d'une exceptionnelle gravité, ou, s'agissant d'un chirurgien, du doublement de sa prime d'assurance.

Ne faut-il pas poser la question de savoir comment affecter un magistrat à la fonction qu'il peut le mieux remplir, en fonction de la nature de sa mission, de la juridiction et du territoire où il l'exerce ? Ce n'est pas la même chose d'être en première ligne comme juge d'instance ou conseiller à la cour d'appel.

M. Daniel LUDET : Vous posez au fond la question de la gestion des ressources humaines. On peut dire qu'elle n'existe pas, actuellement, dans une administration dont la tradition n'intègre pas cette dimension.

De plus, comment la gestion des ressources humaines est-elle possible si la gestion de la carrière est partagée entre deux instances, le Conseil supérieur de la magistrature et le ministère de la justice, dont on sait, de surcroît, que leurs relations ne sont pas bonnes ? La circulation de l'information n'est pas bonne entre ces deux instances, surtout dans un sens d'ailleurs, celui qui va du ministère au Conseil supérieur de la magistrature.

Si l'on veut pouvoir un jour créer les conditions permettant une gestion des ressources humaines, il faudra concentrer la gestion des carrières. Elle devrait être concentrée entre les mains d'un Conseil supérieur de la magistrature dont la composition serait différente de ce qu'elle est aujourd'hui. Tant que le pouvoir de nomination sera partagé, la gestion des ressources humaines ne sera pas même possible.

M. Côme JACQMIN : Nous sommes bien conscients du problème de l'insuffisance d'un contrôle extérieur. En particulier, nous dénonçons le caractère hiérarchique de l'évaluation, qui est dans certains cas un outil de manipulation, mais qui surtout, du point de vue du justiciable, ne donne aucun résultat satisfaisant. C'est pourquoi nous avons proposé qu'un organe externe puisse intervenir dans cette évaluation. Il faut aussi, beaucoup plus qu'aujourd'hui, contextualiser cette évaluation. Il ne s'agit pas seulement d'évaluer un magistrat, il s'agit de situer ce qu'il fait dans le contexte de la juridiction. La véritable préoccupation, c'est tout de même celle du service qui est rendu.

M. Léonce DEPREZ : Lorsque nous avons commencé nos auditions, nous avions tendance à nous focaliser sur la responsabilité du juge d'instruction. Nous nous sommes très vite rendu compte qu'il y avait une cascade de responsabilités et que le tout avait abouti au désastre judiciaire qu'on connaît. Nous avons également pris conscience de l'extrême précarité de la justice. Nous avons enfin compris que les élus de la nation sont aussi un peu responsables. M. Pierre Méhaignerie, ancien ministre de la justice, n'a pas cessé d'insister sur le fait qu'en multipliant les textes, on renforçait la tendance à la judiciarisation. On aboutit à des débordements de procès, de procédures et de plaintes, y compris au niveau des collectivités territoriales qui peuvent s'en trouver paralysées. Il nous faudra en tirer les conclusions.

Dernier exemple, pour vous montrer que le message est passé et qu'il y a sans doute davantage de points d'accord que de désaccord entre nous : nous avons compris que le juge était seul et isolé. Un accord général s'est fait sur la nécessité de la collégialité, notamment au niveau de l'instruction. Êtes-vous d'accord sur cette conclusion ?

M Bruno THOUZELLIER : Nous sommes tout à fait convaincus de la nécessité de cette collégialité pour les fonctions les plus exposées. Mais la collégialité coûte très cher. C'est une réforme à prendre en compte dans tous ses aspects, procéduraux mais aussi budgétaires.

M. Serge GUINCHARD : La collégialité est nécessaire. Mais je mettrai deux bémols à cette affirmation.

Le premier, c'est qu'il faut la prévoir lorsqu'il y a juge unique, et à la demande du juge. C'est ce qui se passe en référé : si le juge ne se sent pas bien, devant une affaire sensible ou difficile, il peut la demander.

Si on maintient les juges uniques, il faut éviter de permettre aux parties de demander la collégialité. Ce serait injurieux pour le juge concerné.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Les deux possibilités ne seraient-elles pas compatibles ?

M. Serge GUINCHARD : Non. C'est au législateur de dire dans quel cas il y a un juge unique, avec possibilité pour celui-ci de faire appel à des collègues. Ce n'est pas aux parties de décider de la collégialité.

Second bémol : la collégialité dilue parfois les responsabilités et la réflexion. On connaît le phénomène au moment de la préparation des concours d'agrégation de droit : si l'équipe est trop nombreuse, le candidat échoue.

N'y voyez pas, malgré tout, de ma part, une condamnation de la collégialité.

M. le Président : Votre contribution est d'autant plus intéressante qu'elle est assez rare, la notion de collégialité faisant l'objet d'un consensus général qui la rend « politiquement correcte ».

M. Côme JACQMIN : C'est bien parce que nous sommes conscients des faiblesses, en retour, de la collégialité, que nous proposons la possibilité d'exprimer des opinions dissidentes. À ce propos, je tiens à apporter une précision : il ne s'agit pas du tout de se dédouaner de la décision collégiale, mais de pouvoir assumer, comme vous l'avez expliqué tout à l'heure, une opinion minoritaire. C'est d'ailleurs le moyen de rendre la collégialité beaucoup plus dynamique. Aujourd'hui, dans certains cas, nous observons une fausse collégialité. Le juge rapporteur, par exemple, ne correspond plus qu'à une collégialité de façade.

M. Michel LE POGAM : Je reprends les propos de mon collègue Thouzellier sur la collégialité, notamment à l'instruction. Comme j'ai perdu quelque illusion sur la question des moyens, je suis séduit par la proposition du professeur Guinchard.

Il m'est arrivé dans des dossiers lourds, complexes, ou simplement symboliques, de réunir une collégialité. J'irai un peu plus loin encore que le professeur Guinchard, s'agissant des parties. Au civil, les avocats peuvent dire à l'avance qu'ils veulent une collégialité, et le tribunal ne peut pas la leur refuser. Je pense qu'au pénal, on pourrait transposer le système : l'avocat pourrait demander, sur tel dossier, la collégialité de l'instruction, quitte à ce qu'il y ait, ensuite, un débat sur ce sujet de la collégialité devant le président et, en dernier recours, devant le premier président, pour trancher la question.

Mme Gracieuse LACOSTE : Pour nous, la collégialité est une garantie, qui doit pouvoir être assurée à deux niveaux. Si le juge peut estimer qu'une affaire est suffisamment grave pour être examinée en collégialité, la réciproque doit être vraie pour le justiciable. Ce dernier doit pouvoir demander à en bénéficier.

Nous avons observé, y compris au second degré de juridiction, l'évolution du conseiller rapporteur. Nous avons plusieurs degrés de juridiction. En première instance il y a un juge unique, en appel en matière civile on peut avoir un juge unique. Aujourd'hui, on atteint les limites du système. On doit se reposer, en termes de garanties, la question de la collégialité.

La collégialité est une école de modestie et une école de formation. On est obligé d'argumenter. Certaines questions peuvent être soulevées. Il y a une dynamique de formation. Enfin, l'expression de l'opinion dissidente enrichit la collégialité.

M. le Président. Cela méritait d'être précisé.

Mesdames et messieurs, je vous remercie.

Audition de MM. Vincent DELMAS,
président du COSAL, « Contre Ordre-Syndicat des avocats libres »,
Pierre CONIL, président du Syndicat des avocats de France
et Alain GUIDI, président de la Fédération nationale des jeunes avocats



(Procès-verbal de la séance du 4 avril 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président. Messieurs, vous avez souhaité être entendus par la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire dite d'Outreau.

L'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vais vous demander de lever la main droite et de dire : « je le jure ».

(MM. Vincent Delmas, Pierre Conil et Alain Guidi prêtent successivement serment).

La commission d'enquête va maintenant procéder à votre audition, qui fait l'objet d'un enregistrement. Je vais d'abord vous donner successivement la parole pour un exposé liminaire.

M. Alain GUIDI : La Fédération nationale des jeunes avocats est le premier syndicat d'avocats de France, qui a plusieurs spécificités : il est apolitique ; c'est un syndicat de jeunes, la limite d'âge étant limitée à quarante ans, avec un principe d'alternance, à sa tête, entre le barreau de Paris et les barreaux de province ; il intervient au titre de la défense pénale d'urgence, pour les plus démunis, pendant les premières années d'exercice professionnel, le temps que les jeunes avocats puissent développer une clientèle et intégrer un cabinet d'avocats. Cela pour vous dire que nous avons souvent les mains « dans le cambouis ».

Nous sommes d'accord pour dire que les droits de la défense doivent être augmentés. Pour autant, ce n'était pas l'état d'esprit qui régnait il y a quelques mois. Je parle du mois de mai, lorsque les avocats sont descendus dans la rue, à l'occasion de l'affaire France Moulin, cette jeune avocate de Toulouse, incarcérée sur le fondement de l'article 434-7-2 du code pénal, lequel, si j'en crois les travaux parlementaires, n'aurait jamais dû s'appliquer au droit de la défense.

L'Ordre des avocats du barreau de Paris a été perquisitionné. Les avocats étaient, il n'y a pas très longtemps, écoutés au titre des écoutes téléphoniques indirectes. Les personnes suspectées étaient écoutées et les conversations qu'ils avaient avec leur conseil étaient versées au débat dans la procédure pénale. Le contexte était donc très difficile, surtout si l'on y ajoute l'application européenne des dispositions relatives au blanchiment, qui font obligation aux avocats de dénoncer l'origine de fonds qui peuvent être suspects.

Qu'avons-nous fait pour combattre ces dispositions et cet état d'esprit ? Nous avons été obligés de descendre dans la rue. Nous l'avons fait à l'occasion de l'affaire France Moulin. Nous l'avons fait également, il n'y a pas très longtemps, pour l'aide juridictionnelle et contre l'application des lois Perben.

C'est bien le signe d'un malaise. Nous ne sommes pas assez écoutés ni entendus. Nous sommes parfois reçus dans les cabinets ministériels. Mais entre une véritable écoute et une réception de politesse, il y a un fossé. Tant mieux si la tendance s'est inversée, mais il nous a fallu tirer plusieurs signaux d'alerte.

Si on relit le rapport Delmas-Marty, on s'aperçoit que tout y est. Mais cela ne suffit pas, et il fallait que j'évoque cet état d'esprit.

Cet état d'esprit législatif a également déteint sur les relations entre magistrats et avocats. J'en veux pour preuve les propos de Mme Eva Joly qui disait que les cabinets d'avocats ne doivent pas être des sanctuaires. Un amalgame a alors été fait entre un lieu où s'élabore une stratégie de défense et ce que j'appellerai « la théorie de l'avocat complice ».

On a fait des perquisitions dans les cabinets d'avocats. J'ai entendu cette phrase désormais célèbre du juge Burgaud : « Personne ne m'a indiqué que je faisais fausse route ». Des centaines de demandes de remise en liberté de M. Dominique Weil ont été déposées. Cela veut dire, encore une fois, qu'on n'écoute plus l'avocat !

Le garde des Sceaux, lorsqu'il a voulu porter la durée de la garde à vue à six jours en matière de lutte antiterroriste, a écrit dans le Monde, au mois de septembre dernier,après avoir été interpellé par nos instances professionnelles : « On n'est pas sûr de l'avocat en ce domaine. ». C'est révélateur de l'état d'esprit qui régnait. Il faut en avoir conscience pour faire le chemin inverse et augmenter les droits de la défense.

Que faire, face à cet état d'esprit et à la dégradation des rapports entre magistrats et avocats ? Nous avons dit voici peu de temps, à l'initiative de la Gazette du Palais, qu'il fallait que nous nous parlions. D'où les fameux « Entretiens du Palais », qui ont porté leurs fruits puisque le garde des Sceaux y a déclaré : « La justice repose sur trois piliers : le parquet, les magistrats du siège et l'avocat. » Cela constitue une évolution.

Il faut absolument que votre commission comprenne quel est le rôle de l'avocat. J'ai entendu dire au cours d'une discussion entre magistrats et greffiers sur une affaire de travail dissimulé, que, l'avocat, dans ce type de dossier, ne servait finalement à rien puisque, de toutes façons, les condamnations étaient toujours identiques !

Il faut reconnaître le rôle d'accompagnateur de l'avocat, son rôle de facilitateur de la décision de justice, rôle qu'il joue en expliquant à son client la méthode de fonctionnement de la justice, détention et sanction comprises.

Faut-il séparer le siège et le parquet ? Oui, dans une certaine mesure. Il me semble inconcevable d'interdire à un parquetier d'exercer des fonctions de juge aux affaires familiales ou de juge du droit de la construction. En revanche, il me semble important que, dès lors qu'on touche au pénal, le magistrat doive choisir entre la fonction de JLD, celle de parquetier et celle de juge du siège.

Je voudrais souligner qu'avant la réforme de 2000 qui a institué le JLD, les juges d'instruction avaient le pouvoir de mettre en détention, et que c'était un moyen de pression : « facilitez-moi l'enquête, avouez, et je ne vous mettrai pas en détention »... Or ils ont perdu ce pouvoir et ils le vivent plutôt mal.

Que faut-il faire ? Créer, comme le revendique notre syndicat depuis longtemps, une école interprofessionnelle pour les métiers du droit - magistrats, avocats et autres. Ils ont déjà la même formation universitaire, pourquoi n'auraient-ils pas une même formation professionnelle ?

Le débat est lancé, mais je tiens à dire qu'il existe des moyens simples de renforcer relativement rapidement les droits de la défense.

Lors de la garde à vue, tout d'abord. J'ai entendu employer devant votre commission, par exemple, l'expression « miracle de l'audience ». Je n'y crois pas. Ce qui passe à l'audience, c'est justement le débat contradictoire, c'est-à-dire le déroulement normal de la justice. C'est valable pour Outreau et pour toutes les autres audiences, où il y a du public, où les magistrats ont accès au dossier, où l'on pose des questions.

On ne peut donc pas parler de miracle de l'audience. Mais on peut parler de l'enfer de la garde à vue. Si vous êtes faible, vous craquez. Si vous êtes fort, vous résistez. C'est une zone de non-droit, avec des pressions, des manœuvres, voire des violences policières.

Il faut réformer rapidement la garde à vue et prévoir l'assistance d'un avocat ayant accès au dossier, la participation de l'avocat à l'instruction pendant la garde à vue, l'enregistrement des auditions. C'est simple et facile.

Lors de la détention provisoire, ensuite. Il faut assortir celle-ci de délais butoirs et supprimer la notion de trouble à l'ordre public qui est un critère subjectif, ou le remplacer par un critère objectif.

Lors du débat contradictoire devant le juge des libertés et de la détention, enfin. Pour en avoir fait un très récemment, je peux témoigner que cela se passe de la façon suivante : le juge d'instruction travaille en doublon avec son parquetier, tous deux considérant qu'il faut mettre en détention. Vers neuf ou dix heures du soir, on passe devant le JLD, qui n'a devant lui que deux feuilles en tout et pour tout : celles de l'accusation. Les avocats sont souvent désignés d'office. Lors de la garde à vue, ils ne pouvaient que jouer à l'assistante sociale, n'ayant pas le dossier et ne pouvant donc pas préparer la défense de leur client. Devant le JLD, ils ne disposent que du dossier de l'accusation. Ce n'est pas un vrai débat contradictoire. Une réforme s'impose.

Faut-il un système accusatoire ou un système inquisitoire ? Notre syndicat s'est prononcé pour le « ni-ni » : ni accusatoire, ni inquisitoire - mais en tout cas contradictoire. Il faut créer le contradictoire là où il n'existe pas et l'augmenter là où il existe déjà. Chaque fois que le législateur aura à se prononcer sur des modifications de la procédure pénale, il devra assortir ces garanties d'une sanction en cas de violation à savoir la nullité de la procédure.

Enfin, toute réforme doit s'accompagner des moyens adéquats. Je parlerai donc du budget de la justice. Je vous ai entendu dire, monsieur le rapporteur, que ce budget n'était pas si mauvais. Nous le trouvons inacceptable pour une nation comme la nôtre. Certes, il est en augmentation de 4 % par rapport au précédent, soit 5,9 milliards d'euros au lieu de 5,4. Mais je ne crois pas que cela suffise à faire face aux besoins. Une loi de programmation, qui était une loi de rattrapage, a été votée par le Parlement. Mais on peut d'ores et déjà prévoir qu'elle ne sera pas respectée.

Il en résulte, entre autres, une paupérisation de l'avocat pénaliste, avec des avocats et des barreaux à deux vitesses, comme l'a dit un représentant d'un syndicat de magistrats. Certaines missions de l'avocat, au titre de la défense pénale des plus démunis, ne sont pas indemnisées. Le débat sur la prolongation de la détention ne l'est pas non plus. La défense d'un mineur en matière contraventionnelle ou devant le juge de proximité non plus. Les audiences devant la chambre de l'instruction, pendant toute la durée de l'instruction, non plus... Il faut que l'avocat ait vraiment la foi chevillée au corps, car les charges sociales de son cabinet continuent à courir pendant ce temps et sa situation devient parfois difficile.

Il faut aussi savoir le montant de la rémunération au titre de l'aide juridictionnelle et de la commission d'office : pour une instruction correctionnelle avec détention provisoire, sachant qu'elle peut durer plusieurs mois : 429 euros ; pour une assistance devant le tribunal correctionnel, où l'on risque dix ans de prison : 171 euros ; pour une comparution devant le juge d'instruction : 64 euros ; pour un débat contradictoire relatif au placement en détention provisoire : 42 euros ! Tels sont les chiffres d'indemnisation des avocats pour des interventions pourtant très importantes.

Aujourd'hui, tous les citoyens n'ont pas accès à une justice de qualité. Le contrat social entre le citoyen et l'État n'est plus respecté. Les avocats qui interviennent au quotidien, au titre de la défense pénale d'urgence, peuvent se demander si la France, patrie des droits de l'Homme, ne fait pas partie, en vérité, des pays qui les proclament sans pouvoir les respecter.

M. Pierre CONIL : Le Syndicat des avocats de France vous remercie de votre invitation à participer à vos travaux. Notre syndicat compte de nombreux pénalistes dont les réflexions ont toujours irrigué nos activités militantes, de même que nos engagements dans les barreaux et les institutions de la profession.

Chaque année, notre commission pénale organise un colloque, qui se tiendra cette année les 13 et 14 mai 2006 à Marseille, et dont le thème sera, cela ne vous surprendra qu'à moitié, « Outreau, une justice extraordinairement ordinaire ». Quand je dis que ce titre, qui met l'accent sur les banalités routinières de la justice pénale du quotidien, ne vous surprendra qu'à moitié, c'est que je sais que vous avez appris, pour un certain nombre d'entre vous, ce que d'autres parmi vous savaient déjà : les processus en œuvre dans l'affaire dite d'Outreau, nous les rencontrons, nous nous y heurtons trop souvent dans notre exercice professionnel. C'est la raison pour laquelle il nous est apparu, dans un premier temps, quelque peu suspect qu'il soit fait autant de battage sur un événement somme toute ordinaire, sauf à sacrifier une nouvelle fois à la mode compassionnelle qui ne dure que ce que durent les modes : peu de temps, et il n'en reste rien.

Un deuxième motif d'inquiétude nous est venu ensuite : que l'on fasse d'un acteur de cette affaire, le juge d'instruction, l'accusé d'un procès dont les règles n'étaient même pas posées.

Nous avons, les premiers, pris position fermement pour que soient garantis les droits de la défense dans ce qui pouvait s'apparenter, devant votre commission, à un nouveau prétoire ; vous avez certainement eu connaissance de notre communiqué du 30 janvier 2006. Nous sommes satisfaits d'avoir été entendus et compris. Puis, comme des millions de citoyens, nous avons suivi vos travaux avec l'espoir, l'espérance même, qu'il s'agisse du premier forum qui permettra à notre justice pénale, à l'issue d'un débat démocratique nécessaire, de passer le tournant qui se présente devant elle.

Nous ne croyons pas que, en dépit de leur qualité promise, les travaux de votre commission suffiront à déverrouiller un système qui, de réforme en réforme, esquive son aggiornamento. Notre conviction est qu'il faudra plus de temps - que l'échéance du 7 juin prochain ne vous laisse pas - pour que les acteurs du procès, les politiques, les citoyens s'emparent de la masse d'informations que vous recueillez, et y ajoutent le poids de leurs expériences et de leurs réflexions. Il faut, en effet, dégager un consensus que le législateur de 2007 portera dans une loi, dont on pourra alors dire à bon escient qu'elle sera moderne, à la différence des empilements véritablement archaïques qui nous ont été infligés ces dernières années. Il faut, pour cela, un grand dessein qui ne peut résulter que d'un processus démocratique dont la qualité de vos travaux donne le premier exemple.

Notre crainte est que l'intérêt pour une véritable réforme s'épuise après que des mesures urgentes auront été proposées et adoptées dans le temps qui suivra le dépôt de votre rapport. Ce n'est pas que l'urgence de remédier rapidement à des déséquilibres existant dans la procédure ne se fasse pas sentir. Le barreau de Paris et la Conférence des bâtonniers vous ont saisi déjà de propositions ; le Conseil national des Barreaux présentera après-demain, jeudi 6 avril, un programme de réformes ambitieux dans lequel la profession tout entière s'engagera.

Nous serons partie prenante de cet engagement, comme nous l'étions déjà lorsque la profession s'était manifestée auprès de vous, parlementaires, avant le vote de la loi « Perben 2 », et comme nous l'étions encore après le vote de cette loi pour en dénoncer les méfaits qui ont notamment conduit à la mise en cause de plusieurs de nos confrères en 2005 sur la base de l'une des dispositions de cette loi, l'article 434-7-2 du code pénal. Mais nous sommes conscients que la réforme à intervenir nécessite que l'ensemble du corps social, et les parlementaires en premier lieu, s'emparent de la conviction que le droit au procès équitable, qui est la garantie d'une bonne justice, passe par la nécessité de permettre et de favoriser la contradiction dans toutes les phases du procès pénal.

Avec les syndicats de magistrats, nous sommes les signataires, aux côtés de nos amis de la Fédération nationale des unions de jeunes avocats (FNUJA), d'un appel à des mesures urgentes en matière de garde à vue, de détention provisoire, et de moyens véritables donnés à l'institution judiciaire pour une défense de qualité.

La réforme à venir ne pourra se faire contre les magistrats, mais avec eux. À cet égard, le débat en cours et à venir ne doit pas opposer des systèmes - accusatoire et inquisitoire - ni des corporations - avocats, magistrats, policiers -, mais avancer selon la méthodologie déjà employée par la commission « Justice pénale et droits de l'homme » dans ses travaux sur la « mise en état des affaires pénales », présidée par Mme Delmas-Marty que vous avez entendue il y a quelques jours. En ce qui nous concerne, c'est à cette méthodologie que nous croyons, car elle seule permettra de trouver une sortie démocratique à la crise révélée par l'affaire d'Outreau.

Ainsi, et de manière logique, je ne viens pas devant votre commission avec un « prêt à penser » ou « un prêt à réformer ». Notre syndicat appréciera les développements de vos travaux lors de son colloque de Marseille à la mi-mai, et prendra position sur le rapport que vous déposerez au début du mois de juin. Il participera aux débats que ce rapport ne manquera pas de susciter et surtout, s'efforcera de mobiliser toutes les forces disponibles pour un grand débat sur notre justice pénale de demain.

Grâce aux travaux de votre commission, nous pouvons espérer que ce débat ne se cantonnera pas aux seuls spécialistes et, pour notre part, nous nous efforcerons d'aller à la rencontre du public et des parlementaires pour le porter.

Ainsi que vous l'avez donc compris, mon propos se limitera volontairement à quelques observations générales et à la suggestion de mesures particulières qui peuvent être mises en œuvre rapidement.

Dans l'ordre des observations générales, l'affaire d'Outreau enseigne qu'il faut certainement « renforcer le poids de la défense dans la recherche de la vérité », pour reprendre l'expression utilisée par un haut magistrat, afin de faire échec à une certaine forme de culture que l'on peut qualifier d'inquisitoire et qui ne veut pas faire la place au doute. Cela nous renvoie à la nécessité d'une défense présente dès la garde à vue et d'un vrai juge de la mise en état pénale. La notion fondamentale du contradictoire doit être intégrée par tous les magistrats ; la défiance manifestée à l'égard de la défense doit être dépassée. Sans doute l'institution judiciaire peut-elle gagner à accentuer le recrutement de professionnels d'expérience ayant démontré au barreau, à l'université ou dans d'autres activités, une compétence particulière sur les questions pénales et en faire des magistrats qui apportent une « bouffée d'air frais » à l'institution.

Je n'irai pas plus avant dans les observations générales. S'agissant des mesures particulières urgentes, sans prétendre aucunement à l'exhaustivité car vous êtes saisis déjà de nombreuses propositions par la profession, je mettrai en avant quelques idées qui peuvent être immédiatement mises en œuvre, même si elles nécessitent des moyens importants.

Réaménager complètement le régime de la garde à vue. Il faut abroger les régimes dérogatoires et adopter un régime unifié pour tous les mis en cause. L'avocat doit être présent pendant toute la garde à vue et son accès au dossier doit être garanti.

Favoriser l'exercice effectif des droits de la défense, en assurant la délivrance aux avocats des copies gratuites de dossiers, ce qui n'est pas toujours le cas, tant s'en faut. C'est un combat que le Syndicat des avocats de France (SAF) a mené et qui n'est pas encore définitivement gagné - en rémunérant toutes les missions pénales ; en bannissant les pratiques bureaucratiques qui entravent le paiement effectif des mesures effectuées dans le cadre des permanences pénales.

Réduire la détention provisoire en instituant dans la loi des limites dans la durée de cette détention ; supprimer l'appel du parquet ; renoncer au critère du trouble à l'ordre public pour motiver la détention.

À l'instruction, imposer la mise en examen par le moyen d'une ordonnance motivée ; rendre la présence de l'avocat obligatoire pour tous les actes en matière d'instruction criminelle ; délivrer systématiquement à la défense la copie de tous les actes d'instruction au fur et à mesure qu'ils intègrent le dossier, y compris la copie complète des rapports d'expertise ; allonger les délais qui courront à compter de la réception par l'avocat des actes qui sont notifiés ; garantir le caractère contradictoire de l'expertise pénale et imposer aux experts la rédaction d'un pré-rapport ouvrant un délai pour la contradiction ; supprimer le filtre du président de la chambre de l'instruction.

Réhabiliter l'audience correctionnelle en permettant, à l'identique du procès criminel, que la défense dispose du droit de faire citer des témoins par le parquet, de façon à permettre une instruction contradictoire à l'audience.

Instituer des temps de formation initiale et continue qui soient communs aux magistrats et aux avocats, afin que chacun des acteurs du procès soit convaincu que son rôle est irremplaçable dans le processus qui conduit à une bonne justice.

L'un de mes prédécesseurs à la présidence du SAF, M. Jean Danet, dans son récent ouvrage Justice Pénale, le tournant, paru aux éditions Gallimard en février 2006, identifiait comme suit les dangers qui nous guettent. Ou bien « la justice pénale peut devenir, plus qu'elle ne l'est déjà, une machine imprévisible et illisible. C'est une première impasse possible. (...) La machine judiciaire ne fournit plus. Les bavures se multiplient. Le traitement judiciaire devient incompréhensible. » Ou bien « le tournant sécuritaire peut s'accentuer et marquer plus encore qu'il ne l'a déjà fait l'institution (...). Ce tournant peut mener la justice à servir sans distance le droit à la sécurité. ». Les deux branches de l'alternative peuvent coexister, croître et embellir, et approfondir la crise.

Aujourd'hui, l'enjeu réel auquel est confrontée la justice pénale devient, avec le développement tous azimuts des technologies de contrôle, celui de garantir les libertés traditionnelles, telles que le droit d'aller et venir, et de garantir le droit à la vie privée. Avec la multiplication des fichiers et leur connexion, écrit M. Jean Danet, « la construction d'un droit assurant non plus la sûreté de la personne physique, mais la sûreté de la personnalité, n'en est (...) qu'à ses prémisses ».

« Or, le juge pénal, s'il a la charge de punir le coupable d'atteintes aux libertés (...) doit devenir aussi le véritable garant de nos libertés et droits fondamentaux face à l'ensemble des technologies de contrôle.

« Si [la justice pénale] ne devait être qu'investie par la société du contrôle, par ses techniques, sa technologie, sans pouvoir en retour contribuer à en éviter les dérives, les abus, les erreurs, alors elle aurait perdu sa place de tiers pouvoir. »

Tel est aussi l'enjeu de vos travaux lorsqu'ils s'attachent à rechercher la bonne réforme dont nous avons besoin pour une justice pénale protectrice de nos libertés.

M. Vincent DELMAS : Je vous remercie, au nom du COSAL, de l'occasion qui nous est offerte de nous exprimer devant vous.

Tout à l'heure, lorsque j'ai prêté serment, je me suis demandé si je pourrais vraiment vous dire librement toute la vérité. Ne devais-je pas craindre les foudres de mon bâtonnier ou du Conseil de l'Ordre ?

Vous avez tous en mémoire l'épisode du 24 janvier 2006 et, je m'excuse de mettre les pieds dans le plat, celui de l'audition de Me Emmanuelle Osmont, qui avait cru qu'on pouvait, dans notre métier, s'exprimer librement. Or, depuis cette date, elle a d'abord été poursuivie en correctionnelle par le JLD, Mme Rubantel, assistée dans cette lourde tâche par un membre du Conseil de l'Ordre de Paris. Elle a fait l'objet d'une première enquête déontologique de son bâtonnier qui était venu devant vous pour protester et remettre de l'ordre. Enfin, la semaine dernière, elle a fait l'objet d'une deuxième enquête déontologique parce que des propos auraient été tenus sur le site Internet de notre syndicat - qui est le premier site internet de la profession : 300 000 visites en vingt mois - qui auraient déplu au même bâtonnier de Boulogne-sur-Mer.

Quitte à passer pour iconoclaste, je tenais à rappeler ces faits pour démontrer que les avocats ne sont pas si libres que cela, et que s'ils ne le sont pas, ce n'est pas forcément pour les raisons qu'on imagine. Jusqu'à présent, vous avez entendu les voix autorisées de la profession : mon bâtonnier, celui de Paris ; le président de la Conférence des bâtonniers ; le président du Conseil national des barreaux. Le syndicat que je préside se veut le représentant des avocats de base, ceux qui vivent tous les jours la tutelle ordinale du Conseil de l'Ordre, et dont Me Osmont fait partie.

La question est : quelles sont les libertés dont bénéficie l'avocat ? La première réponse qui vient à l'esprit est l'article du 434-8 du code pénal qui réprime les menaces dont ferait l'objet l'avocat dans l'exercice de ses fonctions. Mais cet article n'est quasiment jamais appliqué ; il est même ignoré de beaucoup d'avocats. Il vise surtout les personnes « de base » qui iraient menacer un avocat pour le presser de plaider telle ou telle chose, mais certainement pas le Conseil de l'ordre, encore moins un magistrat ou la personne sacrée d'un bâtonnier.

Je vois vos expressions dubitatives. Vous pensez qu'un avocat, si l'on attente à ses libertés, peut s'adresser à son bâtonnier et que le Conseil de l'ordre est là pour le protéger. Mais les avocats, pour la plupart, n'y croient plus du tout, et depuis très longtemps.

L'avocat prête serment. Il est tenu de respecter les principes de courtoisie, de modération et de délicatesse. Déjà, mes propos constituent autant de manquements aux règles déontologiques. Mais je peux parler impunément parce que je suis élu au Conseil national des barreaux, que je suis président d'un syndicat, et que mon syndicat a des voix et des électeurs.

Dans les grands barreaux, la contestation augmente. Comme l'Ordre des médecins dans les années 1970, lorsqu'il était perçu comme extrêmement réactionnaire, l'Ordre des avocats est de plus en plus contesté. Car il y a les grands principes et l'obéissance à un système que je qualifierai de mérovingien, et la pratique. À Boulogne-sur-Mer, la vie d'Emmanuelle Osmont est un enfer. Le bâtonnier est tout puissant dans ce barreau de 70 personnes. Il peut convoquer comme bon lui semble le ci-devant, parce qu'il n'a pas plu. À Bergerac, une avocate a été sanctionnée pour avoir joué de l'accordéon dans la rue ! Cela prête à sourire, mais imaginez celui qui aurait osé être insolent envers un magistrat. L'Ordre et le Parquet, c'est souvent « simple comme un coup de fil » : il faut bien comprendre que le bâtonnier fréquente plutôt le procureur que le juge du tribunal d'instance du coin et qu'un procureur préfère fréquenter un bâtonnier ...

L'égalité des avocats est un mythe. Certains avocats, soit parce qu'ils sont membres du Conseil de l'ordre, soit parce qu'ils sont bâtonniers, soit parce qu'ils sont célèbres, peuvent, en cas de difficultés avec un magistrat, se retourner vers les médias. Mais leur point d'appui, c'est la presse, et non le Conseil de l'ordre.

La première mesure qui s'impose consisterait à créer un délit d'outrage à avocat de même qu'il existe un délit d'outrage à magistrat. Sans doute faut-il y réfléchir. Il ne s'agit pas de porter plainte contre un magistrat pour n'importe quelle raison. Mais il faut protéger l'avocat et, actuellement, l'Ordre des avocats est un piètre défenseur de l'avocat.

Aujourd'hui, on gouverne les avocats avec des institutions héritées, je disais des mérovingiens, j'exagère un peu, mais du XIXe siècle. Le principe est que plus un barreau est grand, plus l'Ordre y est contesté. Nous allons d'une joyeuse association de pêcheurs à la ligne dans les petits barreaux jusqu'aux dérives les plus affairistes du barreau de Paris, où les fonctions sont totalement privatisées au profit des intérêts de quelques-uns.

À Paris, mon bâtonnier est élu par 3 500 personnes sur 20 000 avocats. Il vient vous expliquer mordicus les huit propositions du barreau de Paris. Peu lui importe le reste des avocats français.

Vous l'aurez compris, l'avocat se sent en insécurité. Certes, ce n'est jamais dit. Mais comment voulez-vous qu'un avocat se sente en sécurité alors qu'il peut être poursuivi pour des motifs aussi vagues que « manquement à la délicatesse », « manquement à la modération » ou « manquement à la courtoisie » ? C'est totalement subjectif.

Le juge d'instruction, seul dans son cabinet, a des pouvoirs excessifs. Un bâtonnier, quant à lui, fait ce qu'il veut. Il y a encore deux ans, ce que je viens de vous dire valait la radiation. Cela n'a rien de drôle ; l'avocat se retrouve dans une situation où il peut être sanctionné pour des motifs vagues, dans des procédures disciplinaires totalement archaïques : il n'y a pas de greffier, pas de possibilité de faire des demandes d'actes, pas de possibilité de demander l'annulation d'actes d'instruction, etc. Autrement dit, les avocats sont dans l'incapacité totale de parler d'eux-mêmes et de s'appliquer à eux-mêmes les règles qu'ils veulent voir appliquer ailleurs.

Réformer l'Ordre est une impérieuse nécessité pour que l'avocat se sente fort. Pour cela, il faut que les institutions soient respectées, et pour qu'elles soient respectées, il faut qu'elles soient respectables. Je connais bien des barreaux, dont Boulogne-sur-Mer, où le comportement de l'Ordre des avocats est une atteinte à la liberté de l'avocat.

Lorsqu'on a cessé de plaire, une simple lettre adressée au bâtonnier suffit. L'avocat sera sommé de donner des explications. S'il ne répond pas, il fera l'objet de poursuites disciplinaires alors qu'il n'existe aucune échelle des peines. Pour les mêmes faits, on pourra être frappé d'une radiation ou d'une suspension, selon le bon vouloir, à Paris, du conseil de l'ordre, et, en province, du conseil de discipline - replâtrage assez pitoyable des procédures disciplinaires. Notez aussi que le dossier de l'avocat auquel il n'a jamais accès, le suivra toute sa carrière, à la différence de ce qui se passe pour un magistrat, lequel, au bout de trois ans, verra son avertissement effacé. La loi a voulu mettre en conformité le régime disciplinaire des avocats avec les droits de l'Homme sauf à Paris où il n'est toujours pas conforme aux droits de l'Homme.

Le fait que les avocats aient encore à courber l'échine devant un tel système demeure pour moi l'une des grandes interrogations de ma carrière d'avocat. Il faut réformer les procédures disciplinaires des magistrats et des avocats, les croiser et pratiquer l'échevinage. Les avocats pourraient siéger dans les juridictions disciplinaires des magistrats et les magistrats dans les juridictions disciplinaires des avocats et également des citoyens. C'est une piste de réflexion. On pourrait également imaginer que des avocats participent aux notations des magistrats. Ce serait une réelle avancée.

Il faut évidemment que les cursus soient harmonisés et croisés. Je ne sais pas s'il faut supprimer l'ENM comme le proposait mon bâtonnier de façon un peu intempestive. L'Ordre de Paris actuellement, c'est « demandons l'impossible mais soyons réalistes ». Pour le moment, la question des moyens n'est toujours pas résolue alors qu'il y a actuellement 200 élèves magistrats à l'ENM contre 4 000 avocats en formation en France.

Quoi qu'il en soit, le principe de réforme des cursus professionnels par la compréhension mutuelle s'impose.

Impartialité, indépendance, respect du contradictoire des procédures disciplinaires, article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme : telles sont les pistes de réflexion.

Pour le reste, tout vous a été dit, ou presque. Je préciserai seulement quelques points : les délais de procédure sont scandaleux, et les clients déversent sur les avocats leur ressentiment vis-à-vis de l'institution judiciaire. Cela ne touche pas que le domaine pénal. Il en est de même en matière civile, où les décisions peuvent être dramatiques. Je me souviens qu'un juge aux affaires familiales avait refusé de confier un enfant à son père et l'avait laissé à la mère, qui l'avait tué. Le civil a, lui aussi, son comptant de drames humains que nous accueillons dans nos cabinets.

Autre point : le comportement de certains magistrats. On frise parfois la grossièreté. Des magistrats dorment à l'audience ! Je sais bien qu'à l'Assemblée nationale, cela peut se produire... Mais je n'ai pas encore vu d'avocats dormir pendant les audiences.

On parle des moyens. Mais un comportement courtois, le fait d'écouter un avocat, la politesse ne coûtent rien. Je vous assure que cela améliorerait grandement la vie.

L'avocat est d'autant plus désarmé qu'il existe dans le milieu des avocats une certaine porosité entre les institutions syndicales, les Ordres et le Parquet. Il se trouve face à des magistrats qui, eux, bénéficient d'un statut ultra protecteur.

Et pourtant, les barreaux sont pleins de vitalité. Nous exerçons une profession jeune, dont la moyenne d'âge, au barreau de Paris, est de 42 ans ; une profession qu'on embrasse avec passion. Mais c'est aussi une profession où, sur 1 000 jeunes avocats, 500 ou 600 abandonneront. Quel désastre ! Ils abandonnent parce qu'ils n'arrivent pas à vivre de leur métier. Bien que le sujet soit tabou, il faut savoir qu'il y a un chômage massif chez les avocats. Le barreau de Paris emploie à plein temps une assistante sociale.

De ce point de vue, il est urgentissime de réformer l'aide juridictionnelle. Il faut sortir de cette confrontation entre les avocats, en tout cas la voix autorisée des avocats, Bercy et la place Vendôme. Il faut sortir du sempiternel discours sur la revalorisation de l'UV de l'aide juridictionnelle. Ce n'est pas parce qu'on va l'augmenter de quelques euros que cela va modifier fondamentalement le problème.

L'aide juridictionnelle présente tous les défauts : elle est payée à l'acte. Quelle que soit la dimension du dossier - et Me Emmanuelle Osmont me disait que le procès d'Outreau, c'est seize volumes. Cette aide est payée « une misère » - 2 500 francs pour assister Mme Duchochois pendant toute l'instruction - et en fin de mission. Qui accepterait d'être payé trois ou quatre ans après avoir commencé un travail ? Et encore : si le client change d'avocat, vous ne touchez rien ! Enfin, le paiement de l'aide juridictionnelle est un moyen de contrôle de l'avocat, dans la mesure où elle transite par l'Ordre des avocats.

La rémunération de l'avocat commis d'office, rémunéré pour des gardes à vue ou intervenant au titre de l'aide juridictionnelle, transite par l'Ordre des avocats, et cet avocat est désigné par l'Ordre. Lorsque vous êtes mal vu, le bâtonnier peut ne pas vous désigner. Si vous dépendez de l'aide juridictionnelle pour survivre, si vous perdez vos tours pour les gardes à vue, si vous n'êtes plus commis d'office, vous n'avez plus rien ! D'où la mesure que le COSAL propose, reprenant l'idée de MSoulez-Larivière.

Aujourd'hui, les barreaux recrutent dans des couches sociales beaucoup plus populaires qu'auparavant. Pourquoi ne pas créer un corps d'avocats, en le calquant sur le modèle de l'internat en médecine, et qui serait chargé de la défense des plus démunis et des populations les plus fragiles ? Ce serait beaucoup plus juste que le système actuel.

Autre mesure de justice, calquée sur la médecine : la création de plusieurs secteurs. Vous pouvez choisir entre un médecin qui facture la consultation 75 euros et un médecin conventionné. Ce dernier, en contrepartie du fait qu'il applique un tarif modéré, bénéficie d'un allégement de charges. Nous proposons donc que les avocats, qui ont un rôle essentiel, - je pense notamment à ceux du barreau de Bobigny -, qui ont le courage de s'investir dans ce domaine-là et de défendre avec beaucoup d'honneur, tous les jours, des populations les plus défavorisées, bénéficient d'un allégement de charges sociales. Ce serait une mesure de justice que les grands cabinets d'affaires ne supportent pas les mêmes charges sociales que ceux qui assistent les plus pauvres et qui parfois, ne se font même pas payer. Beaucoup d'avocats travaillent gratuitement. Les avocats ont beaucoup d'honneur. De ce point de vue, j'ai été très surpris, en écoutant les débats de la commission, de percevoir comme un reproche : ils n'en n'auraient pas fait assez à Boulogne-sur-Mer. Ils en ont fait beaucoup, au contraire. Certains avocats me disaient qu'ils y passaient toutes leurs vacances, tous leurs week-ends.

Il n'y a pas de justice équilibrée sans défense efficace ; il n'y a pas de défense efficace sans avocats libres et sans institutions réformées pour les épauler.

M. le Président : Je vous remercie. Nous allons passer aux questions.

M. Georges COLOMBIER. Monsieur Guidi, vous avez dit tout à l'heure qu'il fallait que les avocats et les magistrats se parlent. Nous nous sommes rendus la semaine dernière à l'École nationale de la magistrature. Le directeur, M. Dobkine, nous a dit qu'il était en principe possible que, dès cette année, des élèves avocats, dans une proportion de 15 à 20 %, puissent suivre les enseignements de l'École. Est-ce que cela répond à votre souhait ?

M. Alain GUIDI : Je suis favorable à tout ce qui peut permettre la reprise du dialogue. Est-ce que ce sera suffisant ? Aujourd'hui, les avocats sont trop souvent considérés comme des intrus qui arrivent en bout de course. Le président du Conseil national des barreaux remarque que jusqu'aux modèles architecturaux des palais de justice il y a une séparation entre magistrats et avocats, ainsi que je l'ai moi-même constaté à Grenoble. J'ai toujours dit, en outre, que les perquisitions dans les ordres et au barreau de Paris constituaient une « rupture du contrat » entre magistrats et avocats. Cette affaire aurait dû être réglée depuis longtemps entre le bâtonnier, le procureur général et le juge d'instruction.

M. Jean-Yves HUGON : Je ne sais pas comment nous allons faire avec les propositions émanant à la fois des avocats et des magistrats. Je me demande, en tout cas, comment nous allons faire des propositions qui pourraient plaire à tous les avocats.

Sur la présence de l'avocat dès le début de la garde à vue, un policier m'a dit : « d'accord, mais allez donc trouver un avocat dans la nuit du samedi au dimanche ! ».

Sur la proposition de filmer la garde à vue, je m'interroge : que doit-on filmer ? On parle des auditions, mais on sait très bien que, lors de la garde à vue, il y a plusieurs phases, que Me Alain Marécaux nous a très bien décrites. Faut-il filmer seulement les auditions ? On sait que, parfois, les auditions s'arrêtent et que s'institue un dialogue, au cours duquel on peut obtenir un aveu. Faut-il tout filmer ? Sans compter que ce n'est pas facile sur le plan matériel.

M. Alain GUIDI : Vous vous demandez si l'on doit filmer certains dialogues, lorsqu'on arrête l'audition. S'il y a un avocat, un dialogue s'établit naturellement entre le policier et l'avocat. On ne peut peut-être pas filmer ce dialogue « off » entre eux, mais je serais d'accord pour qu'on filme toutes les auditions.

La remarque sur le fait qu'on ne peut pas trouver un avocat le dimanche est erronée. Nous intervenons déjà à la première heure le dimanche et le samedi. Je me rappelle même que dans les premiers temps où l'avocat pouvait intervenir à la première heure, on avait installé à Marseille, à côté de l'Évêché, c'est-à-dire de l'hôtel de police, un local où nous pouvions dormir. Maintenant, grâce aux téléphones portables, nous pouvons être là dans la demi-heure.

M. Pierre CONIL : Nous savons que la garde à vue est un sujet très sensible. Certaines affaires ont défrayé la chronique. C'est le cas de celle d'Outreau. Nous savons bien qu'au cours de cette période le mis en cause est entre les mains de la police afin que celle-ci obtienne des aveux, et que la garde à vue est organisée pour cela. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle les conditions matérielles y sont détestables. Il faudra bien un jour finir par en parler, pour trouver une solution décente, conforme à la dignité des personnes mises en garde à vue - et dont un certain nombre seront mises hors de cause.

Dans certains pays voisins, il est possible, lors de la garde à vue, d'enregistrer les auditions ; cela suppose évidemment que des moyens soient mis à la disposition de la police. Il est également possible d'être accompagné d'un avocat pendant les interrogatoires.

Ces mis en cause doivent bénéficier de certaines garanties, d'autant que les affaires qui donnent lieu à l'ouverture d'une instruction ne représentent que 5 % des affaires pénales. Dans les 95 % qui restent, le juge d'instruction n'intervient pas. Or, les garanties procédurales, qui sont d'ailleurs insuffisantes à nos yeux, n'existent que dans la phase d'instruction d'un procès pénal. Il faut donc assurer certaines garanties dans les 95 % des autres affaires. Ce ne peut être que dans la phase de garde à vue, qui est celle de l'instruction du dossier par la police, dans les conditions que l'on connaît et qui sont aujourd'hui inacceptables. Il faudra en arriver là, et ce le plus vite possible.

Actuellement, nous intervenons en garde à vue dans des conditions qui ne sont pas satisfaisantes : nous ne le faisons qu'en différé, sur des périodes de temps très courtes, sans avoir accès au dossier.

Le chemin est ouvert, il faut maintenant oser pour aller vers ce qui est indispensable à savoir l'institution de garanties pour le mis en cause.

M. Jean-Yves HUGON : Et la nuit du samedi au dimanche ?

M. Pierre CONIL : J'ai assumé la responsabilité de mon barreau, celui de Rouen, en qualité de bâtonnier. Il s'agit d'un barreau important. Comme ailleurs, on y organise des permanences, qui fonctionnent : les avocats répondent, y compris dans la nuit du samedi au dimanche. Ils le feront davantage encore si leur intervention s'avère plus utile, s'ils ont accès au dossier et peuvent intervenir auprès de leur client à l'occasion de tous les actes de l'enquête préliminaire ou de l'enquête de flagrance.

M. Vincent DELMAS : La garde à vue, en France, est un trou noir. J'ai rendu visite à un client en garde à vue, une nuit, à la gare du Nord ; l'insalubrité y règne et on a envie d'en sortir rapidement. Il s'agit du commissariat qui se trouve dans la grande gare souterraine du RER. C'est une espèce de trou, où l'avocat vient avec un temps de retard, sans avoir accès au dossier et pour un moment très limité : il ne peut presque rien dire au client, il ne peut que lui donner quelques conseils.

Je sais bien que cela paraît révolutionnaire dans la profession, mais l'idée de l'avocat fonctionnaire est à examiner. Est-ce que le médecin qui exerce à l'hôpital est moins libre dans son exercice professionnel que celui qui exerce en libéral ? Non. Il prescrit les médicaments qu'il souhaite. S'agissant des avocats, dans une ville comme Paris, vous auriez des volontaires.

M. Georges FENECH : Je voudrais préciser à Me Guidi que l'article du code pénal qui a conduit France Moulin en détention a été corrigé. Cela ne peut plus se produire. Il fallait le préciser. Or, vous ne l'avez pas fait dans votre intervention.

Nous avons entendu des choses intéressantes qui viennent compléter notre information sur la garde à vue et le rôle de l'avocat. En revanche, je suis très interrogatif s'agissant de l'intervention de Me Delmas. Je ne vois pas pourquoi notre commission serait compétente pour se pencher sur l'organisation interne des barreaux et des conseils de l'Ordre.

Vous avez essentiellement développé, maître Delmas, un programme de campagne électorale pour votre syndicat. Vous seriez contre les bâtonniers, contre les conseils de l'Ordre, contre le fait que les bâtonniers rencontrent les procureurs, vous les taxez d'affairistes, vous niez leur légitimité. Vous avez tenu un discours purement syndical qui ne concerne que l'organisation de votre profession, laquelle, jusqu'à preuve du contraire, est une profession libérale, même si vous semblez souhaiter, en partie, sa fonctionnarisation. Vous avez tenu un discours misérabiliste en parlant du chômage, de l'assistante sociale à plein temps, en décrivant une profession aux abois. Je ne vois pas ce que cela vient faire ici, d'autant que l'organisation des barreaux relève du domaine règlementaire.

Vous dites que les avocats sont complètement bridés par le bâtonnier, qu'ils n'ont pas leur liberté de parole. Mais je ne vois pas où vous voulez en venir. Quel message avez-vous voulu faire passer par rapport au dossier d'Outreau, aux droits de la défense ? Je n'ai pas compris.

M. Vincent DELMAS : Je sens bien en vous quelqu'un de favorable au statu quo. J'ai relevé quelques inexactitudes dans vos propos : l'organisation de la profession d'avocat résulte de la loi. Les barreaux sont soumis au règlement des barreaux, mais ils relèvent de la loi ou des décrets.

Je maintiens que ce qui arrive actuellement à Me Osmont est emblématique. Les deux enquêtes déontologiques qui ont été déclenchées contre elle l'ont été par son bâtonnier, Me Thierry Normand, lequel ne considère pas qu'il y ait de conflit d'intérêts alors qu'il était avocat dans le même dossier.

Votre propos aurait eu plus de force, monsieur Fenech, s'il n'y avait pas eu d'affaire Osmont. Car cette affaire est l'illustration parfaite du fait que s'exprimer pour dire ce qui va mal dans cette profession peut provoquer des problèmes et vous rendre la vie plus difficile en tant qu'avocat.

Lorsque l'avocat se retrouve devant un magistrat, il a moins peur s'il est connu, s'il est introduit. Les fautes disciplinaires, en revanche, étant floues, il est normal de nourrir des craintes. Encore une fois, il faut parler, non à un bâtonnier, mais à un avocat de base. Il faut lui demander si, lorsqu'un incident se produit avec un magistrat, il se sent réellement épaulé par l'Ordre des avocats.

M. le Président : Je me suis également demandé, monsieur Fenech, si le propos de Me Delmas était ou non hors sujet. Mais, en fait, souvenez-vous, nous nous sommes interrogés sur le fonctionnement du barreau de Boulogne en raison, non seulement de ce qui est arrivé à Me Osmont à cause de ce qu'elle a dit ici, mais aussi de ce qui est arrivé à M. Thierry Dausque. Pourquoi était-il resté aussi longtemps sans avocat ? Le fonctionnement des barreaux, en général, fait aussi partie des sujets de réflexion de notre commission.

M. Georges FENECH : En un mot, maître Delmas, vous nous dites que vous n'êtes pas en mesure d'exprimer une libre défense, compte tenu de l'organisation interne de vos barreaux qui vous bride et qui peut vous sanctionner du fait des relations que vous pouvez avoir ou des propos que vous pouvez tenir ? Vous ne vous sentez donc pas libres d'exercer votre profession.

M. Vincent DELMAS : En droit pénal, le vol est la soustraction frauduleuse du bien d'autrui. C'est précis : le vol a lieu ou il n'a pas lieu. En revanche, ce qu'on peut reprocher aux avocats est très flou. Des avocats, en France, sont poursuivis pour « outrage à la personne du bâtonnier » - un cas à Pontoise et un à Colmar. Ce que nous réclamons, c'est que les infractions soient précises. Ce n'est pas extraordinaire de demander des garanties procédurales. Savez-vous que la jurisprudence déontologique et disciplinaire n'est quasiment jamais publiée ?

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Vous avez parlé d'un cas à Pontoise. Il s'agit en réalité d'un avocat qui a poursuivi le bâtonnier. Ce n'est pas tout à fait ce que vous avez dit. Voyez-vous, la délicatesse, c'est de dire les choses honnêtement. Vous dites que quelqu'un a été poursuivi pour outrage au bâtonnier, mais c'est exactement l'inverse. C'est quelqu'un qui a poursuivi le bâtonnier. Et parce que sa poursuite était, selon la cour d'appel, quelque peu délirante, il a été condamné.

M. Étienne BLANC : Pour en revenir à l'affaire d'Outreau, nous avons été frappés, lorsque nous avons auditionné les personnes qui ont été acquittées, par le fait que l'une d'entre elles avait pu, pendant plus d'un an, ne pas avoir de contact avec son avocat alors qu'il était à la maison d'arrêt. Ce n'est pas le rôle de l'Ordre de contrôler la manière dont l'avocat désigné exerce sa mission. Ce n'est pas non plus le rôle du magistrat. Ce n'est pas non plus celui du directeur de la maison d'arrêt, qui n'a pas à s'assurer de la régularité des visites de l'avocat.

Il est extrêmement choquant qu'une personne ait pu rester seule. On nous a donné des explications. Mais cela fait partie des thèmes sur lesquels nous devons apporter un certain nombre de réponses. J'aimerais avoir votre avis sur la suggestion suivante : tenir, dans une maison d'arrêt, un registre séparé de celui de la visite des familles. Il serait réservé aux avocats et il permettrait de s'assurer que telle personne en détention a eu la visite d'un avocat. Dans le cas contraire, on alerterait l'ordre des bâtonniers. Est-ce que cette suggestion vous choque ? En effet, on ferait rentrer, dans les relations entre l'avocat et son client, une administration assurant un certain contrôle ? Ne serait-ce pas pire que le contrôle d'un ordre ?

M. Alain GUIDI : Ce registre existe. On doit le signer quand on va voir un client. Quid d'une éventuelle procédure d'alerte ? Si je peux exiger des garanties et des droits, il faut aussi que je sois exigeant avec moi-même. Je ne connais pas ce dossier, mais, généralement, on saisit le bâtonnier, et le bâtonnier informe le conseil de l'Ordre.

Lorsqu'il est détenu, le client a le droit d'écrire à son avocat, puis à son bâtonnier pour indiquer qu'il a un problème. Je ne vois pas pourquoi le bâtonnier ne répondrait pas.

Par ailleurs, il faut savoir que notre profession fait des efforts en matière disciplinaire et de lisibilité.

M. Étienne BLANC : Mais le principe d'une alerte ne vous choque pas ?

M. Alain GUIDI : L'alerte pénitentiaire me choque énormément. Il y a déjà un système d'alerte du bâtonnier.

M. Étienne BLANC : Mais si quelqu'un qui est en prison n'écrit pas, parce qu'il a des difficultés ? Qui contrôle ? Nous avons vu le cas.

M. Pierre CONIL : J'ai suggéré, dans mon propos introductif, qu'on institue un moyen d'alerte indirect, par le biais de la présence obligatoire d'un avocat en matière criminelle à l'occasion des actes d'instruction. Actuellement, ce n'est pas le cas. L'avocat peut être présent à l'audience de la cour d'assises. Il doit être convoqué pour les actes. Mais s'il est absent, le juge d'instruction peut passer outre.

Si l'assistance d'un avocat en matière criminelle était obligatoire, le juge d'instruction ne pourrait, en cas d'absence de l'avocat, mener ses actes à bien, et devrait reporter l'audition en informant le bâtonnier que le mis en examen n'est pas assisté d'un avocat désigné. Le bâtonnier relancerait l'avocat défaillant, le sanctionnerait éventuellement et, en tout cas, demanderait des explications.

La question n'est pas théorique, puisque le cas s'est présenté dans ce dossier. Cela dit, le plus souvent, celui qui ne voit pas son avocat désigné d'office sait se manifester auprès de cet avocat ou du bâtonnier de l'Ordre pour se plaindre.

Il faudra trouver le moyen de résoudre une telle question, sans recourir au moyen que vous suggérez, qui me semble extrêmement choquant : un registre particulier, une dénonciation par l'administration pénitentiaire. Il est préférable de passer par les voies ordinaires. Si la présence de l'avocat était obligatoire, l'alerte pourrait être donnée rapidement.

M. Léonce DEPREZ : Si les Français suivent ces auditions, c'est parce qu'ils ont eux aussi le sentiment que nous vivons des heures de vérité. De mon côté, je suis sensible à ce que j'ai entendu. Le président a fait prêter serment à MOsmont. Je suis très soucieux de connaître la suite qui sera donnée à cette affaire, car cette personne est venue déposer sous serment devant notre commission.

Je suis également sensible au fait que l'on a évoqué la situation réelle de ceux qui représentent la profession des avocats. Nous avons entendu, dans nos circonscriptions respectives, évoquer la grande pauvreté dans laquelle se trouvent bon nombre d'avocats, et pas seulement à Paris. Il faut en prendre conscience.

Par ailleurs, la grande pauvreté de la justice est la conséquence du désintérêt qui s'est manifesté sur le plan politique depuis vingt ou trente ans en ce domaine. Cela ne peut plus durer. Cela explique, de fait, certains dysfonctionnements que vous avez évoqués et qu'on retrouve dans l'affaire d'Outreau : manque de locaux, de caméras, insuffisance de la rémunération de l'avocat commis d'office, manque de visites dans les prisons, de la part des avocats comme des juges.

C'est à l'Assemblée nationale que la question devra se régler. Les moyens de la justice sont de la responsabilité des élus de la nation. On ne peut plus différer les mesures d'urgence d'ordre financier si l'on veut que la justice soit rendue dignement en France. Nous nous sentons tous responsables.

M. Alain GUIDI : Je pense que mon message a été clair. S'il a été compris, ce sera encore mieux.

M. Vincent DELMAS : C'est la meilleure réponse à M. Georges Fenech qui me prête une vision misérabiliste de la profession. Ma vision n'est pas du tout misérabiliste. Elle correspond à une réalité. Moi qui viens du droit des affaires, je vis bien. Mais pour un avocat qui débute et qui travaille avec de tels tarifs, c'est très difficile. Il faut le dire aussi.

M. Alain GUIDI : Il est compréhensible qu'un avocat qui débute ait des revenus modestes. Il se trouve, par ailleurs, que chacun a droit à une défense de qualité et qu'il y a beaucoup de personnes démunies. Le problème n'est pas qu'il y ait beaucoup d'avocats : il est que la population augmente, mais pas le budget de la justice. Que l'on soit détenu à Outreau, à Angers, à Marseille ou à Tourcoing, on a envie d'avoir un avocat pénaliste de qualité, voire un ténor du barreau. Ce doit être possible au titre de l'aide juridictionnelle ; or, ce n'est pas le cas aujourd'hui.

M. le Président : Messieurs, je vous remercie.

Audition de M. Michel JEANNOUTOT,
président de la Conférence nationale des premiers présidents des cours d'appel,
premier président de la cour d'appel de Dijon,
M. Alain NUÉE, premier président de la cour d'appel de Colmar
et M. Bernard DAESCHLER, premier président de la cour d'appel de Reims



(Procès-verbal de la séance du 5 avril 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Messieurs, je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire d'Outreau.

Celle-ci, je le rappelle, a été chargée de formuler des propositions de réforme pour éviter le renouvellement des dysfonctionnements de la justice constatés dans cette affaire. Comme nous avons reçu hier le président de la Conférence des procureurs généraux, M. André Ride, il était naturel d'entendre des représentants de la Conférence nationale des premiers présidents de cours d'appel : son président, M. Michel Jeannoutot, premier président de la cour d'appel de Dijon, et deux membres de son bureau, M. Alain Nuée, premier président de la cour d'appel de Colmar, et M. Bernard Daeschler, premier président de la cour d'appel de Reims. À ce titre, nous sommes intéressés par vos réflexions et vos propositions.

L'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Tout en ayant conscience du caractère un peu décalé de cette obligation en ce qui vous concerne, je vais vous demander de lever la main droite et de dire : « je le jure ».

(MM. Michel Jeannoutot, Alain Nuée et Bernard Daeschler prêtent successivement serment).

La commission va procéder maintenant à votre audition, qui fait l'objet d'un enregistrement. Je vous donne la parole pour de brefs exposés liminaires.

M. Michel JEANNOUTOT : La Conférence des premiers présidents de cours d'appel est sensible à l'intérêt que lui porte la représentation nationale en lui faisant l'honneur d'entendre son bureau. Elle y voit une preuve de sa légitimité à intervenir dans le débat et pour la mission qui est celle de votre commission.

Notre Conférence a été créée il y a une douzaine d'années, et regroupe de façon informelle l'ensemble des premiers présidents de cour d'appel de métropole et d'outre-mer. Elle se veut un organe de réflexion et est devenue, au fil des ans, un interlocuteur dont les avis sont recherchés et sollicités par la Chancellerie - mais pas seulement par elle. Elle est un lieu d'échanges, ouvert à toutes les opinions. Ses grandes orientations, constituant notre doctrine, résultent des débats que nous avons eus, ou de réflexions en cours.

Le groupe de travail constitué par le directeur de cabinet du garde des Sceaux sur la responsabilité des magistrats nous a entendus ; nous avons été reçus par la commission des finances du Sénat pour évoquer la mise en place de la LOLF.

Au-delà de ces avis techniques, la Conférence poursuit sa réflexion collective sur les enjeux actuels de l'institution judiciaire, notamment l'organisation judiciaire, la réforme de la procédure pénale, la responsabilité des magistrats ; ce seront les trois axes forts de la réflexion que nous allons conduire prochainement dans le cadre d'un séminaire d'études.

Notre réflexion se nourrit aussi d'exemples étrangers. Chaque fois que nous le pouvons, nous invitons les représentants d'institutions judiciaires étrangères, notamment d'Europe et du Canada, pour échanger idées et expériences.

Quels sont les fondements de notre légitimité à parler - sans en revendiquer, bien sûr, l'exclusivité - au nom de l'institution judiciaire ? Ils tiennent aux dispositions du code de l'organisation judiciaire et aux autres textes régissant l'organisation et le fonctionnement de celle-ci. Les premiers présidents de cours d'appel ont de très larges pouvoirs, dont ceux d'organiser les services de la cour d'assises, de réguler les effectifs de magistrats dans les juridictions de leur ressort - par l'affectation de juges placés ou par délégation temporaire de magistrats - et, surtout, ils sont devenus, aux côtés des procureurs généraux, des « managers » des services déconcentrés au niveau du ressort de la cour d'appel. Ils ont, en outre, la redoutable tâche d'évaluer les magistrats. À ce titre, ils ont le pouvoir de déclencher des procédures disciplinaires et ont un droit permanent d'inspection des juridictions de leur ressort.

S'agissant plus précisément de l'objet de votre commission d'enquête, nous sommes tenus par la loi d'y déposer, et avons pu vivre parfois un conflit d'intérêt entre cette obligation et le secret professionnel, celui de l'instruction ou celui du délibéré. Les magistrats ont assez mal vécu la publicité sélective faite à certaines auditions auxquelles la commission a légitimement procédé, car cette publicité sélective a pu être de nature à fausser l'opinion de nos concitoyens quant à d'éventuelles responsabilités et aux erreurs d'appréciation qui ont sûrement été commises. J'ai eu entre les mains des comptes rendus d'assemblées générales de magistrats. Nos collègues les plus jeunes ont été choqués, traumatisés, de se sentir stigmatisés par l'opinion publique. Mais je crois que nous pouvons, en leur nom, vous assurer qu'ils sont prêts à envisager les voies d'une réforme et d'une réflexion. Nous ne sommes pas guidés par le corporatisme, mais par la défense d'une institution parfois injustement mise en cause.

C'est pourquoi nous tenons à rappeler avec force que les jeunes magistrats formés depuis 1958 à l'École nationale de la magistrature, dont la qualité est mondialement reconnue, et qui sont nommés par le président de la République, font face avec courage à un volume de contentieux croissant, d'une complexité elle-même croissante. Les interventions répétées du législateur en matière pénale créent à la fois une insécurité juridique et un climat sécuritaire, rendant difficile l'arbitrage entre l'aspiration à la sécurité et la garantie des libertés individuelles. La coexistence, dans le domaine sexuel, de l'exigence de liberté absolue et de la stigmatisation des conséquences de celle-ci nous ramène en permanence à cette contradiction entre respect des libertés et sanction des comportements déviants.

Nous souhaitons que toute réforme de l'institution judiciaire soit menée avec le recul suffisant pour s'affranchir de l'émotion, et que le Parlement l'accompagne en votant les moyens nécessaires. La réflexion préalable peut porter sur les domaines suivants : l'élargissement du principe du contradictoire, notamment à la phase préparatoire au procès pénal, avec le renforcement des droits de la défense, donc, dans cette phase préliminaire ; les modalités du recours à la détention provisoire et l'intervention du juge ; la clarification des rôles et des fonctions des différents intervenants dans la procédure, et en particulier du parquet ; le renforcement des contrôles juridictionnels sur les décisions judiciaires ; l'amélioration de la formation des magistrats et des avocats. Une telle réforme doit s'appuyer sur un Conseil supérieur de la magistrature élargi dans des conditions conformes aux recommandations du Conseil de l'Europe, lequel a défini les standards d'une « justice indépendante, efficace, impartiale » - ce à quoi j'ajouterai, à titre personnel « responsable ». L'article 3 du statut européen des juges dispose, en effet, que leur carrière doit dépendre d'une instance indépendante des pouvoirs législatif et exécutif, où siègent, au moins pour moitié, des juges élus par leurs pairs.

Voilà ce que je voulais dire en guise de propos introductif, que mes collègues vont maintenant développer sur certains points, après quoi nous serons à votre disposition pour répondre à vos questions. Vous aurez noté que je n'ai pas employé le terme de « séparation » du parquet et du siège, car je crois que nous pouvons dégager une solution purement française, conservant l'originalité d'un ministère public mixte.

M. Alain NUÉE : Je commencerai par quelques réflexions sur l'instabilité législative. En l'espace de dix ans, du 1er janvier 1996 au 1er janvier 2006, le domaine pénal a connu 728 modifications, dont 278 par loi, décret ou circulaire, et même sept lois fondamentales, qui constituaient souvent des changements d'orientation à 180 degrés.

Les conséquences de cette instabilité sont immenses. Elle prive la Cour de cassation de son pouvoir d'unification de la jurisprudence et celle-ci ne fait le plus souvent que de l'archéologie judiciaire, ses interprétations ne servant plus que pour le passé et non pour l'avenir. Elle induit chez tous les praticiens un doute quasi permanent sur les solutions à adopter, et favorise les artifices de procédure au détriment de l'examen du fond de l'affaire et de l'émergence de bonnes pratiques professionnelles : ne dit-on pas que des avocats ont conçu un logiciel capable de déceler plus de 1 600 nullités dans une procédure d'instruction ? Elle focalise une trop grande énergie sur le contrôle de la régularité de la procédure et de l'application de la règle de droit au détriment du contrôle sur le fond et de l'appréciation de fait.

Une des premières réformes à faire serait de décréter une pause législative de cinq ans, qui pourrait être mise à profit pour bâtir un nouveau système pénal entièrement repensé. Cela suppose que le Parlement s'impose la discipline de n'adopter les nouveaux textes qu'à une majorité écrasante, dépassant les clivages politiques habituels, car le droit pénal doit être le socle minimal sur lequel repose le consensus républicain. Les magistrats souhaitent recevoir un message clair, qui ne change pas tous les deux ans au gré des alternances.

S'agissant de la formation des magistrats, nous avons entendu beaucoup de critiques à l'égard de l'ENM, accusée de faire trop de place à la technique, mais c'est oublier qu'entre le moment où les étudiants, en deuxième et en troisième année de faculté de droit, font du pénal, et celui où ils sortent de l'École, plusieurs réformes de la procédure pénale seront intervenues, nécessitant une mise à niveau.

Notre système de formation des juges est de très grande qualité. Le niveau de formation des magistrats sortant de l'ENM n'a jamais été aussi élevé, ni aussi homogène. Certes, l'Ecole a toujours oscillé, depuis sa création, entre deux conceptions : celle d'une école d'application, destinée à enseigner la technique judiciaire, et celle d'une école de réflexion sur la justice, et l'accent a été mis, au gré des changements politiques, sur l'un ou l'autre aspect. Reste que ce système a permis d'intégrer des gens d'un très haut niveau, notamment un nombre croissant d'étudiants sortant des instituts d'études politiques, qui sont tout à fait adaptés à des fonctions telles que celles de juge des enfants, de juge de l'application des peines, ou de substitut, qui supposent de nouer des relations de partenariat étroit avec les administrations et les collectivités locales - peut-être sont-ils moins adaptés à d'autres fonctions, comme celles de juge du siège ou de juge d'instance, mais le passage à cinq ans de la durée de la scolarité dans les IEP devrait être de nature à y remédier.

Les critiques des avocats ne portent plus, comme il y a cinquante ans, sur l'existence même de l'ENM : eux-mêmes se sont ralliés récemment à la formule en créant des écoles régionales du barreau. Faut-il, pour autant, créer un tronc commun ? Non, si cela signifie faire prendre en charge par l'État une partie de la formation des élèves-avocats, dont le nombre en l'absence regrettable de numerus clausus est dix fois supérieur à celui des auditeurs. Peut-être, en revanche, pourrait-il y avoir un lieu où l'on pratiquerait à des fins pédagogiques l'autopsie d'affaires ayant donné lieu, par exemple, à des indemnisations pour détention provisoire suivie d'un non-lieu ou d'un acquittement.

S'agissant de la procédure pénale, nous n'avons pas à rougir particulièrement du système français, qui ne produit pas plus d'erreurs judiciaires que les systèmes étrangers. Une affaire très similaire à celle qui nous préoccupe aujourd'hui s'est déroulée en Allemagne il y a quelques années, et a abouti au même résultat avec une procédure très différente : vingt-cinq personnes relaxées après une longue détention. Le système allemand se caractérise par les pouvoirs très importants donnés à la police, et par des procès très longs, où l'on refait toute l'instruction à l'audience, ce qui exige une grande mobilisation des magistrats et des greffiers. Il est vrai que l'Allemagne dispose de 17 000 juges professionnels, contre 7 500 en France, et que le nombre de greffiers y est trois fois supérieur - sans compter plus de 20 000 échevins.

Une piste à suivre serait de renforcer le poids du contradictoire, non seulement à l'audience, ce qui peut être très coûteux, mais au niveau de l'instruction, à condition de trouver des solutions pour contrebalancer le ralentissement que cela induira - car la durée de l'instruction et de la détention provisoire est l'un des problèmes clés de l'affaire d'Outreau. L'accélération de l'instruction se heurte à deux difficultés : la maîtrise de l'expertise et celle des OPJ. Cette dernière n'est pas satisfaisante, surtout pour l'exécution des commissions rogatoires postérieurement à l'arrestation des personnes mises en cause et à leur présentation au juge. Doit-on aller jusqu'au rattachement de la police judiciaire au parquet ou au ministère de la justice ? Nous avons beaucoup entendu critiquer cette idée par les syndicats de policiers...

Quant aux experts, il n'est pas toujours facile non plus de faire en sorte qu'ils soient bons et diligents. Doit-on, comme en Italie assortir de sanctions pénales les retards des experts dans le dépôt des rapports ? Compte tenu de la faiblesse de leur rémunération, on risquerait fort de ne plus en trouver qui acceptent, dans ces conditions, de venir exposer leur ego aux attaques des avocats durant les audiences d'assises.

Toute réforme de la procédure pénale s'analyse comme un tout. Dès que l'on déplace le curseur sur un point, cela provoque des effets non voulus sur d'autres. La première chose à faire est d'étudier les systèmes étrangers, ce qui permet de relativiser nos propres lacunes et de tirer parti de leur expérience. La deuxième est de procéder à une analyse d'ensemble de l'existant.

Les points essentiels sont : le renforcement de l'instruction, par la constitution d'équipes et le regroupement des juges d'instruction par département ou par région - selon les besoins de la population. La représentation nationale est sans doute prête à l'admettre, mais les élus nationaux sont aussi des élus locaux, qui hurlent contre la perspective d'une révision de la carte judiciaire, que seul le Parlement peut imposer.

Le rapport Viout préconise la multiplication des co-saisines, mais cette solution a ses limites : dans un quart des juridictions, il n'y a qu'un seul juge d'instruction ; dans la moitié, il y en a un ou deux. Comment améliorer sérieusement le système en demandant à deux magistrats qui suivent 100 dossiers chacun d'en suivre 200 à deux ? En outre, la co-saisine peut conduire à des affrontements entre les deux juges co-saisis, s'ils n'ont pas la même approche du dossier, d'où la nécessité de créer de vraies collégialités.

M. Bernard DAESCHLER : Je vais m'efforcer de ne pas répéter ce que mes collègues ont dit...

Je rappelle que la Conférence des premiers présidents de cours d'appel est une structure de réflexion, qui n'a pas vocation à faire des propositions techniques très détaillées. La nation est informée, la représentation nationale est informée des conclusions d'un certain nombre de rapports sur la procédure pénale : le rapport Delmas-Marty, le rapport Truche, le rapport Viout. Des initiatives parlementaires ont également ont retenu notre attention.

Notre apport, en tant que premiers présidents de cour d'appel et qu'organisme de réflexion, tient sans doute à ce que nous sommes porteurs d'un certain nombre d'expériences, puisque nous sommes à l'écoute des magistrats du siège qui rencontrent des difficultés, et que notre propre parcours professionnel nous donne également une certaine expérience. Sur certains points, je crois que l'ensemble des premiers présidents ont une sensibilité assez proche... J'esquisserai quatre pistes de réflexion qui, je le crois, recueillent chez nous un certain consensus.

En premier lieu, notre souhait est de clarifier les rapports entre siège et parquet dans notre organisation judiciaire. Il faut les déconnecter, ou les désolidariser l'un de l'autre, dans le processus judiciaire, de par la simple constatation qu'ils ont au procès une place totalement différente. Car le juge a un rôle singulier : celui d'émettre des décisions juridictionnelles qui s'imposent à tous.

Clarifier ne veut pas dire abandonner l'unité du corps, que nous estimons utile, comme nous estimons utile que, selon des modalités à préciser, on puisse passer d'une fonction à l'autre. C'est la simple conséquence d'une formation commune, ainsi qu'une possibilité d'enrichissement d'un parcours judiciaire.

Il nous apparaît de plus en plus nettement que la gestion dyarchique des juridictions est créatrice de bien des confusions. Dans un monde de communication, il n'est pas possible que l'institution judiciaire communique par la seule voix du parquet, dont la mission est l'accusation. Il n'est pas possible que l'image d'une affaire soit donnée par l'accusation. Cela ne veut pas dire qu'il soit nécessaire que le siège s'exprime dès l'origine, ou au cours du procès, mais que l'opinion publique doit savoir qui communique, et quel est le rôle de celui qui communique.

Autre conséquence de cette clarification : il n'est pas souhaitable que le parquet soit maître du rôle des juridictions et intervienne de façon systématique dans ce rôle.

Enfin, et c'est un point très important car nous avons assisté à des confusions notoires, les politiques publiques du Gouvernement, pour légitimes qu'elles soient, ne peuvent avoir pour vecteurs que les seuls magistrats du parquet. Même si les objectifs sont partagés par l'ensemble des citoyens, ce sont des choix inspirés par des priorités politiques, qu'il s'agisse des affaires d'avortement il y a quelques décennies, de la lutte contre l'usage des stupéfiants ou des questions de sécurité aujourd'hui. Ce sont des sujets capitaux, mais qui ne sauraient être pris en compte dans leur inspiration politique par une magistrature indépendante.

Un deuxième point très important est le problème, très difficile, de la détention provisoire, auquel tous les praticiens sont confrontés. Le système actuel, tel qu'il résulte de procédures récentes, telle l'institution du juge des libertés et de la détention, n'a pas permis de supprimer les inconvénients précédemment constatés. En fait, il est ainsi fait que, pour le JLD, la solution la plus naturelle est de céder à la double invite du juge d'instruction - qui ne l'a saisi que parce qu'il souhaite mettre la personne en détention - et du parquet - qui est généralement convergente, à la fois du fait des textes et parce que les enquêteurs sont assez volontiers partisans de la détention provisoire lorsqu'ils estiment avoir démasqué le coupable. Il faut ajouter à cela que le refus de placer en détention quelqu'un contre qui sont relevées des charges suffisantes est souvent perçu par la police comme une sorte de désaveu ou - bien pire - comme une marque d'irresponsabilité du juge.

Il y a donc un très grand travail d'explication de notre rôle à mener ; cette responsabilité est aussi celle des hommes politiques, et le cas échéant de la presse. Il faudra, pour régler cette question, se poser celle du risque lié à l'acte de juger, et donc de la responsabilité des magistrats. Lorsqu'il s'agit de responsabilité pour faute, le droit offre des solutions tout à fait satisfaisantes - c'est le rôle disciplinaire du CSM -, mais il reste le risque inhérent à l'acte de juger, qui est l'essence même de notre fonction. S'il y avait une décision évidente, inéluctable à prendre, la question ne se poserait pas.

Pour tenter de régler ce problème très difficile, il y a naturellement des solutions qu'ont évoquées nos collègues. La première est de favoriser, quand c'est possible, la collégialité, abandonnée pour la plupart de nos activités juridictionnelles. La deuxième est de promouvoir une culture de la liberté comme valeur commune, liberté qui ne doit céder le pas à la détention provisoire qu'en cas d'impossibilité absolue. Il y a, en effet, une certaine élasticité des critères, notamment celui de l'ordre public, que la Cour de cassation devrait peut-être définir de façon plus rigoureuse.

Troisième proposition : faire de la chambre de l'instruction une chambre de la légalité de la détention provisoire et des procédures. Je le dirais même d'une façon un peu radicale : faire qu'elle joue le rôle pour lequel elle a été créée, et qu'elle est souvent empêchée, actuellement, de jouer, parce qu'elle a des moyens très limités, et aussi parce que les lois de procédure ont jugé utile de réduire les délais pour statuer, ce qui rend l'examen du dossier de plus en plus furtif et n'améliore pas la qualité des décisions... Faire de la chambre de l'instruction un centre de suivi des informations pénales serait sans nul doute extrêmement utile. Cela supposerait que la cour d'appel lui confère des moyens beaucoup plus importants, et qu'elle puisse constituer des équipes de conseillers référendaires, d'assistants de justice, qui pourraient suivre un dossier tout au long de son évolution - ce qui pourrait être un gage d'efficacité lorsqu'il y a, par exemple, un nombre considérable de demandes de mise en liberté, requérant à chaque fois le transfert physique du dossier et son examen par des magistrats qui ne siègent pas toujours dans la même formation.

Un dernier point qui nous a paru important, de façon assez unanime, est la nécessité de réintégrer la fonction de défense, et donc le rôle de l'avocat, à part entière dans la procédure pénale - aussi bien pendant la garde à vue que devant le juge d'instruction -, de rechercher un équilibre entre les pouvoirs du parquet et ceux de la défense, de faire à celle-ci une place plus substantielle dans l'institution judiciaire en général, où elle se trouve quelque peu en marge aujourd'hui, comme en témoigne le terme d'« auxiliaire de justice ».

Mon collègue a abordé la question de la formation commune. Un certain nombre de magistrats, pas seulement dans les cours d'appel, pensent qu'une prolongation de cette culture commune acquise dans les facultés est objectivement souhaitable. Mais donner plus de place à la défense dans l'organisation de l'institution judiciaire, cela passe peut-être par un CSM réformé, en réfléchissant au fait que celui-ci, depuis plusieurs mandats, ne comporte pas un seul avocat. Je crois personnellement que la représentation de cette sensibilité pourrait être utile au rééquilibrage du procès pénal et de l'institution judiciaire en général.

Telles sont nos réflexions, dont je précise qu'elles n'ont fait l'objet d'aucune prise de position ni d'aucun vote au sein de la Conférence, mais dont je pense qu'elles reflètent la sensibilité de la plupart d'entre nous.

M. le Président : Je vous remercie. J'ai une question sur la responsabilité des magistrats. Depuis 2001, chaque premier président de cour d'appel peut saisir directement le Conseil supérieur de la magistrature en cas de comportement « problématique » d'un magistrat. Est-il fait un usage fréquent de cette possibilité ? Cette réforme paraît-elle utile ? Si oui, pourrait-elle être étendue à tous les chefs de juridiction ?

M. Michel JEANNOUTOT : Poser cette question, c'est poser en préalable la question de la détection des situations à risque. Or, les premiers présidents de cours d'appel sont dépourvus de moyens d'investigation ; ce sont des « tigres de papier ».

Je prendrai un exemple : dans une juridiction que j'ai présidée, le comportement personnel d'un certain nombre de magistrats du siège était susceptible de constituer des fautes contre leur statut. Or, je me suis rendu compte que je n'avais aucun moyen de m'informer de la réalité des faits. Hormis entendre le magistrat en cause, on ne peut rien faire, même pas saisir l'Inspection générale des services judiciaires, ce que même le CSM n'est pas habilité à faire.

La question préalable est aussi celle du traitement réservé aux plaintes des justiciables - car les révélations peuvent venir d'eux.

C'est seulement lorsque ces deux préalables auront été résolus que le premier président pourra avoir un pouvoir disciplinaire effectif. C'est là que réside une part de l'explication de la quasi-absence de procédures disciplinaires engagées à l'initiative des premiers présidents. Il y a eu un certain nombre de remontées, mais elles ne sont pas très nombreuses. En ce qui me concerne, j'ai eu à prononcer un seul avertissement en huit ou neuf années de fonctions.

M. le Président : Avez-vous déjà saisi le CSM ?

M. Michel JEANNOUTOT : Non.

M. Bernard DAESCHLER : Moi non plus. J'ai utilisé la procédure d'avertissement assez récemment, mais je n'ai pas eu à saisir le CSM. J'ajoute qu'il y a un problème qui se pose à tout le monde, et qui est celui des situations proches de la pathologie mentale déclarée, ou proches des addictions - situations relativement fréquentes, comme elles peuvent l'être dans les entreprises. Le CSM précédent avait considéré que ces situations pathologiques devaient être traitées plus tôt, dans le cadre de commissions de réforme médicale. J'ai été confronté à une de ces situations : il faut saisir le comité médical départemental, lequel a à connaître aussi bien des pathologies des employés du service de nettoiement urbain que de celles des juges d'instruction. Or, il est certes inapproprié de balayer les rues en état d'ébriété, mais délivrer des mandats de dépôt dans le même état est évidemment bien plus grave encore... C'est pourquoi nous avons souhaité que soit créée une instance spécialisée au niveau national pour traiter ces problèmes, relativement fréquents ainsi qu'en témoigne le nombre de saisines du CSM pour ces deux motifs.

M. le Rapporteur : Saisines qui entraînent généralement un simple déplacement du magistrat...

M. Bernard DAESCHLER : Doit-on nous faire grief de ne pas saisir le CSM dès le premier manquement ? Dès que nous avons des doutes sur la santé mentale d'un magistrat, ou le sentiment qu'il est relativement caractériel ? Il y a de notre part un défaut d'information, mais pas seulement.

Peut-être conviendrait-il qu'il y ait aussi, dans la sélection initiale, un échelon de vérification de l'aptitude psychologique à exercer telle ou telle fonction ? C'est très difficile, car cela se heurte à la question de l'égalité des citoyens devant le concours. Il est vrai que j'ai vu, dans ma carrière, un certain nombre de magistrats qui avaient réussi le concours, et dont je ne pouvais pas ne pas me dire qu'ils avaient un profil psychologique difficile...

M. le Président : Ou peut-être faudrait-il en tout cas une évaluation a posteriori, en fin de formation, permettant de déceler si l'on est apte à telle ou telle fonction...

Souhaiteriez-vous pouvoir saisir vous-mêmes l'Inspection générale des services judiciaires ?

M. Michel JEANNOUTOT : Oui. Dans le cas dont j'ai parlé, j'avais besoin de savoir si les faits dénoncés étaient exacts - et, paradoxalement, je n'avais à ma disposition que les services de police. Le CSM ne peut saisir l'Inspection générale des services judiciaires ; les rapports de celui-ci restent à la disposition exclusive de la Chancellerie et du ministre.

Au niveau de l'École, on peut enrichir la formation, apprendre aux futurs magistrats à détecter et à gérer les situations à risques, à connaître leurs propres réactions et à les maîtriser. J'ai fait plusieurs missions au Canada, notamment il y a deux ans. Les Canadiens ont un système très intéressant d'accompagnement du magistrat débutant : celui-ci, qui est toujours un ancien avocat, de trente-cinq ans environ, doit se choisir un tuteur, qui suit ses premiers pas, assiste à ses audiences, examine ses décisions, et évalue avec lui la qualité de ses prestations, au regard non seulement des normes de droit, mais encore de la compréhension du justiciable. Ce tutorat peut être de nature à prévenir aussi les situations à risque. J'ai évoqué cette idée devant des juges des enfants, dont une m'a répondu : « Oui, nous avons des situations de souffrance et nous aurions besoin d'un référent, mais comment le choisir ? » Il y a bien le premier président ou les vice-présidents, mais ils ont un pouvoir hiérarchique d'évaluation, qui s'accommode mal de ce besoin d'accompagnement en cas de difficultés.

M. le Rapporteur : Je suis très intéressé par toutes vos propositions, et j'aurais beaucoup de questions, mais je sais que le temps nous est compté, et que mes collègues ont aussi des questions...

Auparavant, je voudrais préciser que la « publicité sélective » dont a parlé le président Jeannoutot n'est pas de notre fait. Le choix entre huis clos et publicité est le fait des personnes auditionnées elles-mêmes, et nous ne maîtrisons pas, s'agissant des auditions publiques, l'utilisation - éventuellement sélective - qu'en fait telle ou telle chaîne de télévision.

S'agissant de la séparation du siège et du parquet, il me semble avoir lu, dans le passé, des motions ou délibérations de la Conférence des premiers présidents qui prônaient la séparation des carrières. Or, j'ai le sentiment que votre position, c'est l'unité du corps, l'unité du statut, la différenciation des fonctions, mais le maintien des possibilités de passer de l'une à l'autre. Comment, concrètement, envisagez-vous les choses ?

J'ai, de prime abord, été séduit par ce qu'a dit le président Daeschler : pourquoi seul un représentant du parquet est-il habilité à communiquer ? Mais, réflexion faite, peut-être fallait-il, en cours de procédure, préserver la neutralité du siège, ce qui justifierait que le législateur ait choisi de confier cette prérogative au parquet ?

S'agissant de la gestion des ressources humaines, votre collègue Mme Laurence Vichnievsky tient, dans son livre Sans instructions, des propos assez durs sur les méthodes d'évaluation, disant en substance que la notation ne permet pas de distinguer les bons des mauvais et qu'aucun notateur n'a jamais le courage de dire de quelqu'un qu'il est insuffisant quand c'est le cas. De son côté, le CSM, dans un avis rendu en 2004, est revenu quelque peu sur sa position, traditionnellement favorable au statu quo, en disant que la pratique française « peut être remise en question, car ses avantages évidents comportent quelques inconvénients symétriques : poids de la relation hiérarchique, éventuelle relation conflictuelle entre l'évalué et l'évaluateur », etc. Ne faudrait-il pas créer, dans chaque juridiction, une cellule professionnalisée des ressources humaines, qui évaluerait le travail et les aptitudes des magistrats du ressort ? Beaucoup de vos collègues nous ont, en effet, dit que le métier de magistrat était multiple, et que l'on pouvait être un parquetier tout à fait compétent et un mauvais juge d'instruction ou un mauvais juge aux affaires familiales - ce qui n'est pas forcément grave : ce qui est grave, c'est de ne pas le déceler.

M. Bernard DAESCHLER : Cela fait beaucoup de questions, mais je m'efforcerai d'y répondre...

Notre souhait est de clarifier les rôles respectifs du siège et du parquet. Pour cela, il ne nous paraît pas nécessaire, ni sans doute utile, de créer deux corps différents d'agents de l'État, l'un appelé à juger, l'autre à exercer l'action publique. Nous pensons aussi que, dans cette conception française d'un siège et d'un parquet à l'origine et à la formation communes, il y a des choses à sauvegarder, notamment le fait qu'un magistrat du parquet ait, dans sa mission, des tâches qui s'apparentent à des décisions juridictionnelles. C'est le cas, par exemple, du pouvoir d'apprécier l'opportunité des poursuites, qui me paraît sain, car une stricte appréciation de la légalité créerait des difficultés très grandes, et qui peut constituer une soupape permanente à l'inadaptation d'un certain nombre de textes devenus sans utilité. Je pense aussi à la possibilité de moduler l'action publique en fonction de certaines considérations, qui me paraît également n'être pas une si mauvaise conception.

Il y a, bien sûr, tout le débat sur les garanties statutaires à donner aux magistrats du parquet. J'ai dit que les politiques publiques s'expriment parfois à travers eux. Je crois que cela constitue l'originalité de notre système judiciaire, mais ce qu'il faut éviter, c'est la confusion. Je suis un peu agacé quand un procureur, parfaitement dans son rôle par ailleurs, s'exprime au nom de l'institution judiciaire.

Quant à prévoir une communication distincte du siège et du parquet, je crois que le siège doit avoir une communication prudente. Celui qui administre la juridiction du siège doit s'attacher à montrer que le débat judiciaire sera juste et loyal, que chacun pourra s'y exprimer de façon équitable. J'ai eu, récemment, une expérience qui m'a interpellé, lors de la préparation du procès de l'adjudant Chanal, qui devait enfin venir devant les assises de Reims - et qui n'a pas eu lieu, de par la volonté de l'accusé, dont la ligne de conduite permanente était de fuir le débat judiciaire, et qui s'est donné la mort lorsqu'il a compris qu'il ne pouvait plus le fuir. La présidente que j'avais désignée a rencontré une difficulté lorsque l'accusé a argué du fait qu'une émission de télévision, dont la rediffusion était programmée peu avant le procès, le présentait comme coupable, pour s'estimer privé du droit à un procès équitable. J'ai donc pris l'initiative de demander au ministre de saisir le CSA pour que les conditions d'un procès équitable soient respectées. Il n'a pas eu besoin d'aller jusque-là, son cabinet ayant obtenu de la chaîne qu'elle déprogramme l'émission en question.

Cela montre bien ce que doit être la communication du parquet : il s'agit de faire le point de l'enquête, au cas où les charges justifient que l'on aille plus loin dans la procédure. Celle du siège, en revanche, consiste à donner de la justice une image plus respectueuse des principes d'impartialité.

S'agissant de la détention provisoire, il convient de poser la problématique en disant qu'il faut protéger les citoyens, mais qu'il faut aussi protéger les libertés. Ce qui est fondamental, dans l'affaire d'Outreau, c'est que, pour la première fois, les citoyens se sont dit : « Je pourrais être celui qui a passé plusieurs mois en prison ». C'est là que réside le problème ; dans l'arbitrage permanent entre la répression de certains comportements déviants au nom de la sécurité des citoyens, et la nécessité, que je place personnellement au-dessus, de préserver la liberté des citoyens. À l'époque du procès, il y avait une certaine schizophrénie entre des lois qui avaient donné la prééminence à la liberté et d'autres lois qui, en réaction, l'avaient donnée à la sécurité. C'est un enjeu de société essentiel, que nous, magistrats, pouvons prendre en charge pleinement, mais il est souhaitable que nous y soyons aidés par le législateur.

M. Georges FENECH : Nous sommes frappés par vos propos « avant-gardistes » par rapport à ceux des représentants des parquets généraux, chez qui je n'ai pas entendu ce souhait de déconnexion, de séparation d'avec le siège que vous exprimez - tout en marquant votre opposition à la fonctionnarisation des parquets. Pourquoi cette différence de points de vue, alors que vous avez, les uns et les autres, fait des carrières mixtes ?

Cette déconnexion signifie-t-elle, dans votre esprit, qu'il ne doit pas y avoir de retour possible du siège au parquet ou du parquet au siège au bout de cinq ou dix ans, comme l'a proposé le président Truche ? Êtes-vous favorable à un choix définitif au bout d'un certain temps ?

Souhaitez-vous aussi que le parquet sorte physiquement des palais de justice, mettant fin à cette fameuse « dyarchie » de gestion des juridictions ? Êtes-vous pour que l'on revienne sur la fameuse « erreur du menuisier », ou bien acceptez-vous que le procureur reste assis à la même hauteur et sur la même estrade que le président ?

Par ailleurs, nous avons eu le sentiment que vous étiez favorable à la présence de l'avocat lors de la garde à vue - ce que je n'ai pas ressenti, en revanche, chez les procureurs...

M. le Président : Nous avons obtenu d'eux qu'ils en envisagent l'hypothèse, au terme d'une longue garde à vue...

M. Georges FENECH : Je relève aussi l'amorce d'un nouveau critère de la détention provisoire : l'« impossibilité absolue » du maintien en liberté.

M. le Rapporteur : Le droit positif dispose déjà qu'elle doit rester « exceptionnelle »...

M. Georges FENECH : Le législateur pourrait aussi définir de façon très précise les cas de mise en détention provisoire.

Avez-vous réfléchi, d'autre part, au lien entre les parquets généraux et la Chancellerie ?

Enfin - la question n'a jamais été posée jusqu'ici, mais je la pose à des chefs de cour d'appel qui ont atteint un niveau hiérarchique très élevé -, que pensez-vous du grade unique ? Que pèse un juge d'instruction sans expérience et sans grade face à un procureur hors hiérarchie qui demande un mandat de dépôt ou des réquisitions supplétives ? Ne vaudrait-il pas mieux qu'il y ait un grade unique - en conservant toutefois, naturellement, la prééminence des chefs de juridiction ?

M. Michel JEANNOUTOT : La Conférence des premiers présidents est-elle favorable à la rupture du lien entre la Chancellerie et le parquet ? Non. Pourquoi ? Parce que, dans un système démocratique, il est normal que la représentation nationale, via le gouvernement qu'elle s'est choisi, ait des relais sur le terrain pour mettre en œuvre la politique qu'elle a décidé de conduire. Pas de rupture, donc.

« Bouter » le parquet hors les murs des palais de justice ? Non plus. Contrairement à ce que peuvent penser certains membres du parquet eux-mêmes, qui croient qu'on veut les fonctionnariser, nous voulons seulement une clarification statutaire, c'est-à-dire donner plus de garanties statutaires aux membres du parquet pour qu'ils exercent l'action publique en toute liberté. Cela peut prendre la forme d'un avis conforme du CSM lors de la nomination des magistrats du parquet, ce qui serait de nature à les renforcer très fortement, tout en conservant au garde des Sceaux le pouvoir de proposer les nominations, le CSM sanctifiant, confortant le magistrat du parquet comme magistrat de l'action publique.

Dans quelles conditions passer d'une fonction à l'autre ? Je crois qu'il n'est pas souhaitable que ce soit dans une même juridiction avant un certain délai. Mais je crois aussi qu'un magistrat ne peut que s'enrichir de ce passage, à condition que celui-ci soit entouré de garanties. Le statut actuel des procureurs généraux est totalement inabouti. Ils sont nommés en conseil des ministres comme des préfets, et comme eux révocables ad nutum. La malheureuse trajectoire du procureur général de Toulouse le montre bien : lui non plus n'a pas bénéficié de la présomption d'innocence. Du jour au lendemain, on lui a dit : « Vous n'êtes plus procureur général ». Ce ne sont pas là de bonnes conditions pour exercer la fonction de magistrat de l'action publique.

Nous n'avons rien contre les procureurs généraux. Notre fameuse prise de position de Saclay en 1998 n'est plus d'actualité en l'état, mais une véritable clarification est nécessaire. Il pourrait y avoir un parquet au statut clarifié, conforté, avec une politique pénale, une police judiciaire rattachée - mais là, je n'engage que moi - au ministère de la justice, et une formation collégiale pour décider des mesures portant atteinte aux droits fondamentaux de la personne, telles que la mise en détention. J'observe au passage que le pourcentage des affaires faisant l'objet d'une instruction est tombé à 5 %...

M. Georges FENECH : Vous êtes donc pour le maintien du juge d'instruction.

M. Michel JEANNOUTOT : Personnellement, je m'interroge beaucoup. On pourrait au moins imaginer, si l'on devait ne pas le maintenir, un dispositif qui apporte les garanties que le système actuel ne donne pas.

M. Georges FENECH : Et le grade unique ?

M. Michel JEANNOUTOT : Cela fonctionne parfaitement au Canada, où la seule différence est fonctionnelle. Dans leur système, les crédits sont gérés par un juge élu par ses pairs, à titre temporaire, et qui n'a aucune fonction d'autorité. Mais cela représenterait, en France, un bouleversement complet.

M. le Rapporteur : Et quid de la gestion des palais de justice ? Faut-il maintenir le système actuel ? Ou la confier au président du TGI concerné ?

M. Michel JEANNOUTOT : La Conférence a écrit que l'on pourrait, sans qu'il y ait pour autant un management dyarchique, maintenir les parquets dans les tribunaux et confier à chacun un budget de fonctionnement pour son activité spécifique, avec un budget d'intérêt commun pour l'investissement - un peu comme dans une copropriété.

M. Bernard DAESCHLER : Sur ce point, la Conférence a indiqué au ministre, ainsi qu'à un certain nombre de membres des commissions des finances des deux Assemblées, que l'architecture du budget de la justice ne lui paraissait pas adaptée, puisqu'elle distinguait notamment un programme de justice civile et un programme de justice pénale, alors que bon nombre de magistrats du siège seraient bien embarrassés de dire combien de temps ils consacrent respectivement à l'une et à l'autre. Il en va de même des parquetiers, qui s'intéressent de plus en plus à la marche de la justice non répressive, notamment en matière commerciale.

Nous avions proposé qu'il y ait un programme consacré à la justice du siège, c'est-à-dire à celle qui rend des décisions, des jugements, des arrêts, et un autre consacré à l'action publique, ce qui permettrait d'organiser l'attribution des crédits en conséquence, puisque certaines décisions d'action publique ont des effets inéluctables sur la construction de bâtiments pénitentiaires. On nous a répondu que ce problème était sans doute très intéressant, mais qu'il n'était pas possible de le régler par le biais budgétaire. Inutile de vous dire que nous n'avons pas été très satisfaits de la réponse, car nous savons le poids des moyens dans les problèmes de la justice. Il est évident que l'architecture budgétaire et la répartition des moyens ne peuvent qu'avoir une influence importante au regard de cet objectif de clarification fonctionnelle entre l'action publique et l'action de juger.

M. Jacques FLOCH : Je vous ai entendus avec beaucoup d'intérêt. Vous avez fait des propositions très avancées, mais avec une prudence que je puis comprendre... Je voudrais revenir à ce qui nous a conduits à créer une commission d'enquête, à savoir les dysfonctionnements, notamment le rôle de la chambre de l'instruction, qui a entériné, par une sorte de « copié-collé , les décisions du magistrat instructeur, du parquet ou du JLD. N'avez-vous pas fait d'analyse de ce qui s'est passé à Douai ? Avez-vous regardé comment les choses se sont passées ?

M. Michel JEANNOUTOT : Nous nous sommes interdit de débattre de la conduite de la procédure dans cette affaire. Nous avons réfléchi, par contre, aux dysfonctionnements qu'elle a révélés. J'ai vécu deux cas traumatisants quand j'ai siégé dans la chambre de l'instruction de Chambéry comme président, puis dans celle de Dijon comme assesseur - puisque le premier président ne peut présider la chambre de l'instruction. Il nous est impossible de remplir le rôle que nous donne la loi. Les délais sont si courts, les recours parfois si fréquents, qu'il est impossible aux magistrats - président inclus - qui composent la chambre de faire, à chaque fois, une analyse complète du dossier. Ils en ont connaissance par strates : ils savent seulement ce qui s'est passé de nouveau depuis la fois précédente.

Ce ne sont pas les acteurs qui sont en cause, mais le dispositif lui-même, où la défense n'est présente que par un mémoire et par quelques observations. Si l'on veut faire de la chambre de l'instruction une véritable chambre de contrôle de l'instruction, il faut que ses audiences deviennent de véritables audiences, qu'elle soit une véritable formation « de jugement », que la défense y ait toute sa place, et que l'on ménage des espaces de publicité pour permettre le contrôle démocratique. Nous sommes loin du compte ! Dans la plupart des cas, les assesseurs ont d'autres occupations, et ne peuvent faire du dossier un examen approfondi, auquel le président lui-même, de par les délais et la procédure, est incapable de procéder.

M. Alain NUÉE : Il peut y avoir, parfois, une stratégie de la défense consistant à multiplier les demandes, jusqu'à plusieurs par jour, afin que la chambre de l'instruction se prenne les pieds dans le tapis. Peut-être faudrait-il limiter une telle possibilité.

M. le Rapporteur : Quand on est innocent, c'est à chaque minute qu'il faudrait demander sa mise en liberté...

M. Alain NUÉE : Cela pose le problème des moyens de la chambre de l'instruction.

M. le Rapporteur : Donner un délai supplémentaire pour statuer, d'accord, mais interdire ou réduire le droit de saisine, non.

M. Bernard DAESCHLER : J'ai proposé, à titre personnel, de faire de la chambre de l'instruction une cellule d'observation des dossiers sensibles, avec des postes de conseillers référendaires, d'assistants de justice. Actuellement, on envoie le dossier de Charleville ou de Troyes jusqu'à Reims par une voiture de service, puis on le renvoie de la même façon, si bien que la formation saisie n'a aucune possibilité de faire un travail de fond sur la conduite de la procédure et sa légalité. Je relisais tout à l'heure la proposition, faite par M. Georges Fenech, de créer une structure au niveau de la première instance, soit au niveau de l'appel - cette deuxième solution ayant l'avantage de la faire chapeauter par un magistrat d'expérience.

Je regrette que l'on ait supprimé l'arrêt de renvoi, c'est-à-dire l'arrêt de la chambre de l'instruction renvoyant en cour d'assises, arrêt qui était une sorte de synthèse de la procédure, des charges, des qualifications pénales retenues, avec possibilité de requalification, de non-lieu partiel, de renvoi partiel - bref, un travail qui était l'embryon de ce qui devrait être fait, en mieux, à l'avenir, mais que l'on a, hélas, supprimé. C'est le juge d'instruction qui décide seul du renvoi.

M. le Rapporteur : Sauf s'il y a appel de l'ordonnance de mise en accusation - ce qui a été le cas dans cette affaire.

M. Bernard DAESCHLER : Il faut que l'acte juridictionnel essentiel qui consiste à renvoyer quelqu'un devant la juridiction de jugement n'intervienne qu'après un travail important d'analyse de la qualité de la procédure - ce qui rend nécessaire de décupler les moyens de la formation juridictionnelle, de renforcer le travail d'équipe sous la responsabilité du président de la chambre de l'instruction, et de faire en sorte qu'il puisse y avoir continuité d'examen tout au long de la procédure.

M. Michel JEANNOUTOT : J'ajoute une chose qui n'engage que moi. Faisant encore du pénal, je suis frappé par la valeur ajoutée discutable que représente, souvent, le dossier d'instruction. On s'est ingénié à compliquer la tâche du juge d'instruction, et parfois, avant d'arriver à la première pièce de fond, il faut passer par toutes les pièces de procédure - notifications, avis divers - qui compliquent considérablement le travail du juge d'instruction, lequel doit, pour la sécurité de sa procédure, consacrer autant de temps à la forme qu'au fond. Trop souvent, un dossier d'instruction, c'est juste de la forme, trois commissions rogatoires et une ordonnance de renvoi. C'est ce qui motive la proposition que j'ai faite à titre personnel.

M. le Président : Je vous remercie beaucoup de votre contribution très utile aux travaux et à la réflexion de la commission d'enquête, et vous souhaite un bon retour dans vos juridictions respectives.

Table ronde intitulée : « Quelle place pour les experts dans le procès pénal ? »
réunissant :  Mme Colette DUFLOT, expert psychologue honoraire ;
Mme Geneviève CÉDILE, expert-psychologue près la cour d'appel de Paris
et les docteurs Paul BENSUSSAN, Bernard CORDIER et Roland COUTANCEAU,
psychiatres-experts près la cour d'appel de Versailles



(Procès-verbal de la séance du 5 avril 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Mesdames, Messieurs, je vous remercie d'avoir répondu à l'invitation de la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire dite d'Outreau, chargée, je le rappelle, de formuler des propositions de réforme pour éviter le renouvellement des dysfonctionnements de la justice constatés dans cette affaire. Dans ce cadre, nous avons organisé aujourd'hui une table ronde consacrée à la place des experts dans le procès pénal.

L'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Tout en ayant conscience du caractère un peu décalé de cette obligation en ce qui vous concerne, je suis donc tenu de vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(Les personnes auditionnées prêtent successivement serment).

La commission va maintenant procéder à votre audition qui fait l'objet d'un enregistrement.

Mme Colette DUFLOT : La place des experts dans le procès pénal est une place institutionnelle, définie par des textes. Je ferai un rapide historique de l'expertise psychologique, en rappelant pour commencer que l'expertise psychologique des sujets délinquants est née en France avec l'ordonnance de 1945 concernant les mineurs. Sa finalité était de privilégier, chez un être encore en formation, des mesures d'éducation, de rééducation ou de soin plutôt que l'approche strictement punitive et répressive. Cette même approche a fait son apparition dans la justice pénale des adultes avec la création du dossier de personnalité. L'ordonnance du 23 décembre 1958 qui l'institue indique explicitement que la réforme du code de procédure pénale vise à rendre la justice « plus équitable et plus humaine ». On étendait donc aux adultes une pratique déjà expérimentée auprès des mineurs et tendant à prendre en compte l'existence passée et l'histoire du sujet. Accorder, dans la procédure, de l'importance à ses capacités, ses manques, son potentiel latent apparaissait nécessaire et, à dater de cette réforme, le juge d'instruction put ordonner, entre autres mesures, un examen psychologique du sujet mis en examen. Mais s'il s'agit, dans cet examen comme dans l'ensemble du dossier de personnalité, de fournir au juge d'instruction des éléments d'appréciation sur le mode de vie présent et passé du sujet, il est bien précisé qu'il ne faut pas « en tirer de conclusions touchant l'affaire en cours ». La finalité de ce dossier n'est pas de rechercher des preuves de la culpabilité.

L'expertise psychologique concerne le sujet et non pas le crime en lui-même. Il s'agit pour l'expert psychologue d'observer un sujet dans sa globalité, d'essayer d'expliquer son mode d'être, sa dynamique propre en fonction de son histoire et de ses capacités psychiques, voire de conseiller les mesures qui semblent appropriées pour faciliter une meilleure intégration sociale. C'est ce souci explicite d'humanité et d'équité dans les réformes judiciaires qui a incité certains psychologues cliniciens à offrir leur aide aux magistrats. Certains confrères nous ont vertement critiqués, au motif que nous apportions ainsi notre aide à une « instance de répression », cependant qu'au ministère de la justice, on nous disait parfois que nous cherchions toujours à excuser le crime... Je me rappelle m'être ainsi entendu dire à la Chancellerie : « Avec vous, les psychologues, tous les criminels ont été malheureux quand ils étaient petits ! ». Comme si expliquer, c'était excuser... Quel glissement de sens ! La tâche n'était pas facile. Une méthode devait être inventée et une déontologie respectée alors même que la profession de psychologue était encore dans l'enfance, le titre professionnel n'ayant été légalisé qu'en 1985.

Parce que notre mission consiste à apporter des renseignements sur le sujet et non sur sa culpabilité éventuelle, nous sommes souvent dans une situation paradoxale. Ainsi, on nous demande parfois d'expliquer « à titre d'hypothèse » - mais cette précision n'est pas systématique - comment, eu égard à sa personnalité et aux circonstances dans lesquelles il s'est trouvé, le sujet a été amené à accomplir les actes qui lui sont reprochés. Si l'imputation des actes est problématique, si le sujet nie les avoir perpétrés, l'expert peut-il répondre à cette question ? Il faut une grande prudence. L'expert peut décrire une personnalité immature et égocentrique, une intolérance grave à la frustration et une tendance à l'impulsivité, mais il ne peut jamais assurer que c'est bien ce sujet-là qui a commis les actes qui lui sont reprochés. Il peut seulement parler de « potentialités de violence », mais il ne peut dire que la personne qu'il a examinée est celle qui a commis le meurtre pour lequel elle est mise en examen et dont elle nie être l'auteur.

Il ne peut le dire pour une raison juridique, puisqu'il n'a pas à apporter de lumières sur la culpabilité du prévenu ; et il ne peut le dire pour une raison technique, car de la description d'une réalité psychique intérieure on ne peut faire le saut dans la réalité extérieure, de l'ordre des faits. Même si on utilise le concept de « profil » emprunté à Claparède, et qui désigne l'ensemble des caractéristiques d'une personnalité, on ne décrit que des potentialités. Autrement dit, on peut rêver de meurtre sans jamais passer à l'acte ou, s'il y a eu passage à l'acte, il a pu avoir eu lieu ailleurs et en un autre temps. L'enquête de police et l'instruction sont là pour travailler dans la réalité des faits. Le champ de compétence de l'expert psychologue est ailleurs, mais il est toujours sur la corde raide car il consigne ses observations dans un rapport qui sera soumis à l'interprétation de tous ceux qui le liront. C'est ainsi que les experts se sont trouvés devenir ceux que, dans Surveiller et punir, Michel Foucault dénonçait, en 1975 déjà, comme étant des « petits juges ». À l'époque, je n'étais pas d'accord avec lui, mais l'on s'aperçoit qu'effectivement des glissements de sens se sont produits et que nous nous trouvons dans une situation paradoxale.

J'en viens à l'examen psychologique des victimes. La victime ne devient une réelle préoccupation pour la justice qu'au début des années 1980. Les juges d'instruction commencent alors à demander leur expertise psychologique. Il s'agissait, dans l'optique d'une éventuelle réparation, d'évaluer l'impact du traumatisme subi et de donner un avis sur les séquelles à craindre et les traitements à envisager. Subsidiairement, on demandait parfois à l'expert de se prononcer sur la « crédibilité des propos » de la victime. À ce sujet, j'observe incidemment que, dans la grande majorité des cas, les juges cherchaient ainsi à apprécier la fiabilité des femmes victimes de viol, sans jamais se préoccuper de la crédibilité des agresseurs qui niaient. Peut-être y a-t-il là quelques traces de machisme...

Ce qui importe, c'est que l'on a ensuite assisté à une véritable dérive. Cet examen, qui devait viser à constater le dommage subi - et qui, depuis 1998, est aussi conseillé pour étudier les enfants victimes de sévices sexuels - est progressivement devenu une expertise de crédibilité, et de « crédibilité » on est passé à « véracité ».

Or, si un expert peut analyser la capacité du sujet à rendre, en général, compte de la réalité, il n'a pas les moyens techniques d'affirmer que celui-ci dit, ici et maintenant, la vérité. Sans doute, chemin faisant, l'expert se peut s'être fait une intime conviction, mais il n'a pas à en faire état, c'est l'apanage du seul magistrat. De fait, une personne peut mentir hic et nunc tout en étant tout à fait « crédible » le reste du temps. Par ailleurs, une malade mentale délirante ne peut pas être considérée comme généralement crédible, mais elle peut avoir été effectivement victime d'une agression.

Se pose également la question des entretiens avec les enfants, notamment les plus jeunes. La sacralisation de la parole de l'enfant a fait oublier, ces dernières années, ce que notre maître Piaget nous rappelait : l'enfant, jusqu'à sept ou huit ans, ne vit pas dans un monde construit comme celui de l'adulte, et il faut méthode et expérience pour entendre et comprendre ce qu'il veut dire. L'examen d'un enfant, comme celui d'un adulte, n'est pas le simple recueil d'une « parole », mais l'observation d'un comportement global, gestes, souffle, regard... C'est pourquoi le recueil de la plainte est un moment fondamental.

Voilà pourquoi l'expert psychologue, dont la mission est d'éclairer la justice sur la dynamique d'une personnalité, se trouve encore dans la situation paradoxale de jouer un rôle de « petit juge ». Pourquoi ? Ce serait bien commode pour tout le monde de tout savoir sur l'autre, s'il ment, s'il va récidiver, car la justice pourrait alors agir à coup sûr. Mais il est peut-être difficile pour un expert de dire qu'il ne sait pas ; pourtant, il lui est permis de motiver son esquive.

Je continue cependant de penser que l'approche psychologique de certains justiciables demeure une démarche positive et ne peut que contribuer à l'humanisation de la justice. Ce dont il s'agit, c'est de faire un constat, d'expliquer - ce qui n'est pas excuser -, éventuellement de conseiller, et de consigner tout cela dans un rapport écrit qui doit être compréhensible et argumenté, présentant éventuellement différentes hypothèses avec leur discussion, puis exposé lors du procès.

Mais, entre cliniciens et magistrats, il existe peut-être des difficultés de compréhension mutuelle, parce que nous n'avons ni le même point de vue ni le même but. Alors que je préparais mon premier livre sur l'expertise psychologique, un haut magistrat me dit un jour : « La justice est moralisatrice et rigide, il faut lui parler son langage ». Cela est-il possible à un psychologue ? Notre familiarité avec le monde psychique ne nous prédispose pas à asséner des certitudes. Le criminologue Etienne de Greef disait : « La balance de la justice est une balance de ménage, elle ne pèse pas les grammes ». Nous, nous sommes dans la nuance, le mouvant, l'esquisse d'une dynamique. On nous reproche parfois d'être incompréhensibles, de faire référence à des théories qualifiées de non fiables ; c'est le lot des sciences humaines.

J'insisterai en conclusion sur deux points essentiels. En premier lieu, la nécessité d'une formation spécifique pour les experts qui devraient, pour accéder à cette fonction, posséder une sérieuse expérience de clinique et de psychopathologie, une bonne connaissance des théories de la personnalité et aussi la capacité de « faire savoir », car la rédaction des rapports pose de sérieux problèmes. Ces formations existent sous forme de diplômes universitaires, mais elles sont encore relativement rares et loin d'attirer tous ceux qui briguent le titre d'expert.

Ensuite, je tiens à souligner l'importance du dialogue entre experts et magistrats. Ce dialogue doit être poursuivi au quotidien. Pour ma part, j'ai toujours trouvé des juges d'instruction curieux de psychologie et prêts à m'écouter. J'ai beaucoup appris auprès d'eux.

Quelques formations s'orientent actuellement vers une pluridisciplinarité, soit qu'elles réunissent, comme à Rennes, magistrats, avocats et psychologues dans un même enseignement tendant à un diplôme universitaire de criminologie, soit que, comme à Lille, on s'achemine vers un diplôme universitaire enseigné à la fois par la faculté de droit et par celle de sciences humaines. Ce sont des échappées vers des formations qui renforceront les compétences des experts et qui, dans le même temps, apprendront aux futurs experts et aux magistrats à communiquer, ce qui est hautement souhaitable.

Mme Geneviève CÉDILE : Qu'est qu'un psychologue expert ? Deux mots sont accolés, mais le meilleur psychologue clinicien peut être un piètre expert judiciaire. Nous avons vécu un drame récent, à l'issue duquel nous avons compris le poids que pouvait avoir l'interprétation d'un dessin d'enfant dans la balance de la justice. Il est indispensable qu'à l'avenir les expertises soient suffisamment argumentées pour être fiables et utiles.

La désignation de l'expert par le magistrat suppose un rapport de confiance mutuelle, un travail de qualité et le respect des délais impartis. La transparence doit être la règle entre l'expert et le magistrat qui l'a désigné. Cependant, les magistrats changent souvent d'affectation et leurs rapports avec les experts sont rarement durables. L'expert psychologue doit répondre scrupuleusement à sa mission, qui est d'éclairer le magistrat sur la personnalité du mis en examen ou du plaignant. Il doit s'engager dans ses réponses, argumenter son analyse sous la forme d'une discussion et apporter des conclusions claires et précises, sans jamais outrepasser sa mission : c'est un technicien, ce n'est ni un magistrat, ni un avocat, ni une partie au procès.

Lors du procès pénal, le psychologue-expert intervient soit en amont, sur réquisition du procureur, soit pendant le cours de l'instruction - il est alors missionné par le juge d'instruction, et il intervient seul ou en co-saisine avec un expert psychiatre -, soit en aval, aux assises, pour exposer son rapport.

Le rapport doit contenir la description des opérations d'expertise, une discussion claire et argumentée et les conclusions de l'expert. Il doit refléter avec rigueur l'examen approfondi de la personne expertisée ; il convient toutefois d'éviter une rédaction trop technique, incompréhensible pour les lecteurs non initiés. Conformément à l'article 167 du code de procédure pénale, le rapport est notifié aux parties qui peuvent le contester en sollicitant une contre-expertise ou un complément d'expertise.

Le psychologue expert nommé au pénal n'a pas une fonction de thérapeute. Son rôle est différent ; cette différence constitue un des garants de sa neutralité. Aussi bien ne doit-il jamais accepter de suivre en thérapie une personne qu'il a expertisée, sinon, éventuellement, après la fin du procès. Il est cependant dans une situation ambiguë en ce que il lui est demandé d'être un simple observateur mais aussi de prendre position, ce qui peut paraître antinomique.

Aucun expert n'est infaillible. Notre domaine, ce sont les sciences humaines et non les sciences exactes, ce qui devrait nous conférer une certaine humilité. Notre rôle est d'éclairer le juge, mais aussi de faire état de nos doutes, en ayant toujours à l'esprit l'un des principes de base de notre droit, qui est que le doute profite toujours à l'accusé.

Il ne faut pas demander au psychologue expert de se substituer au magistrat. Sa mission est de répondre aux questions qui lui sont posées, au mieux de ses connaissances particulières, d'expliquer sa position, de faire état de ses doutes, de présenter ses arguments pour éclairer au mieux le magistrat. Il doit fonder ses réponses sur la clinique et non sur la morale ou sur l'émotion. Le seul expert en crédibilité, celui qui doit établir la vérité et évaluer le préjudice, c'est le juge d'instruction, qui décidera seul si les faits sont ou non établis, en s'appuyant sur de nombreux éléments dont l'expertise fait naturellement partie. Le magistrat n'est jamais lié par les conclusions des experts et il reste seul maître de ses décisions.

Le rôle de l'expert est d'effectuer un constat, de décrire les caractéristiques et les particularités de la personnalité des sujets expertisés, de déceler des troubles ou des déficiences et d'évaluer s'ils correspondent à des variations proches de la normale ou s'ils s'en éloignent. Il doit ensuite tenter d'expliquer les mobiles et les motivations qui ont inspiré les actes, par exemple les raisons du passage à l'acte du présumé agresseur - à condition que celui-ci reconnaisse son acte -, le vécu traumatique de la présumée victime, enfin les capacités intellectuelles des intéressés. En revanche, nous interroger sur l'« habileté manuelle » d'un sujet, comme cela peut arriver dans les affaires de pédophilie, m'a toujours paru de très mauvais goût. L'écoute attentive au cours de l'entretien clinique et les résultats de tests permettront au psychologue expert de répondre au mieux à la mission qui lui a été confiée par le juge.

Nos tests sont de très bons outils de mesure et d'investigation s'ils sont utilisés avec rigueur, sens clinique, réflexion critique et déontologie. Mais ils doivent toujours être mis en relation avec les données de l'examen clinique pour aboutir à une interprétation dynamique et cohérente de la personnalité analysée.

L'éthique et la rigueur doivent présider à nos opérations d'expertise, mais cela n'empêchera pas l'expert de commettre des erreurs d'interprétation car l'erreur est humaine. Mais si son rapport, fondé sur des méthodes de travail rigoureuses, se termine par une discussion où il présente ses arguments de façon sérieuse, claire et honnête, en expliquant pourquoi il conclut comme il le fait, sa crédibilité ne pourra être mise en cause.

N'oublions pas que l'expert n'a pas à dire le droit, ce qui est l'apanage exclusif du magistrat, non plus qu'à se prononcer sur la réalité des faits ni sur la personne qui en serait auteur, ce qui est l'apanage des policiers. En outre, dans la majorité des cas, l'expert ne voit qu'une seule fois le plaignant ou le mis en examen, et jamais à leur demande mais sur l'injonction du magistrat, ce qui fausse quelque peu la donne.

Au cursus de psychologue, il serait hautement souhaitable, comme l'a souligné Mme Colette Duflot, d'adjoindre pour les experts un diplôme postuniversitaire d'expertise médicale, mais l'on constate un regrettable manque d'unité dans les formations dispensées par les universités. M. Bernard Cordier vous dira sans doute qu'il penche en faveur d'un enseignement de psychocriminologie, comme il est de règle dans les pays anglo-saxons.

La loi du 11 février 2004 a imposé aux futurs experts une inscription probatoire de deux ans et un renouvellement tous les cinq ans pour les experts inscrits sur les listes de la cour d'appel. L'augmentation des demandes d'expertises par les magistrats oblige les futurs experts à acquérir une solide formation. Le tutorat me semble une solution d'avenir. Il permettrait au jeune expert, en bénéficiant des conseils d'un ancien, d'éviter des erreurs qui risqueraient d'entacher ses expertises de nullité. Il lui permettrait aussi d'arriver mieux armé dans l'arène des assises, soumis seul aux banderilles des avocats pénalistes.

D'autre part, aucun expert ne prétend être un nouveau Pic de la Mirandole et tout connaître, même dans son domaine. Un psychologue peut s'être spécialisé dans la psychologie des adultes et, s'il se contente de transposer ses techniques d'entretien habituelles au cours d'un entretien avec un enfant, le résultat peut être déplorable. Faut-il, pour autant, en arriver à l'hyperspécialisation qui nous est demandée cette année ? Nous sommes soumis à un choix forcé entre psychologie de l'adulte ou psychologie de l'enfant alors que dans les dossiers de pédophilie nous expertisons tour à tour des enfants présumés victimes et des adultes présumés abuseurs. Cette demande me semble très réductrice.

J'en viens à mes propositions pour répondre aux difficultés rencontrées par le psychologue expert dans l'exercice de sa profession. J'ai fait partie du groupe de travail chargé de tirer les enseignements du traitement judiciaire de l'affaire dite d'Outreau dirigé par M. Viout, qui vous a exposé nos préconisations. J'insiste sur deux propositions relatives aux expertises : l'utilisation de l'enregistrement audiovisuel et l'élaboration d'une mission type, la première tendant en réalité à l'application effective des dispositions de la loi du 17 juin 1998, car, actuellement, les experts n'ont à leur disposition, dans la plupart des cas, que la transcription écrite de l'enregistrement. Par ailleurs, l'élaboration de missions d'expertise type, fruit d'une réflexion commune des magistrats, des experts et des avocats serait une bonne chose. Nous avons proposé un modèle de mission d'expertise type pour les victimes d'abus sexuels, que certains magistrats, à Paris en particulier, ont déjà adopté.

Trois autres propositions nécessaires à l'amélioration de nos expertises ont trait au devenir des expertises, à l'accès aux maisons d'arrêt et à la rémunération des experts.

À ce jour, l'expert ignore tout du devenir de son expertise. Ainsi, il ignore sur quels arguments se fondent les avocats pour justifier leurs demandes de contre-expertise. Comment s'améliorer sans connaître ce qui vous est reproché ? D'autre part, si la majorité des expertises ont lieu très peu de temps après les faits incriminés, l'expert est souvent convoqué aux assises très longtemps après avoir remis son rapport, sans connaître l'évolution des personnes qu'il a expertisées. En de tels cas, il serait souhaitable que l'expert puisse conduire une seconde expertise avant de comparaître. La pertinence de son exposé en serait renforcée.

Il est, d'autre part, indispensable d'améliorer les conditions d'accès des experts aux maisons d'arrêt. Elles sont fermées le week-end ; leurs horaires d'ouverture en semaine sont extrêmement limités. Or, trois heures sont en moyenne nécessaires à la réalisation correcte d'une expertise, durée à laquelle s'ajoute le temps d'attente, souvent très long, avant l'arrivée de la personne incarcérée. Ainsi, quand je me rends à Fleury-Mérogis, j'y passe la journée, en déjeunant d'un sandwich sur le parking de la prison.

Enfin, il faut aussi évoquer le problème de notre rémunération. Il est urgent de réévaluer nos honoraires pour ne pas disqualifier notre profession et pour motiver les futurs experts. À Paris, 40 000 mémoires sont impayés par la régie, et certains médecins experts ont envisagé de refuser les expertises pénales. Les choses sont, semble-t-il, en passe de se dénouer mais la situation n'est pas satisfaisante. Lorsque le psychologue expert travaille en libéral, il doit décompter des 172,80 euros, qui lui sont versés conformément au tarif légal, les frais de gestion de son cabinet, les frais de secrétariat, les assurances obligatoires et l'URSSAF. Il est donc indispensable qu'il ait d'autres sources de revenu que l'expertise. Ne pourrait-on imaginer une tarification fixée par le magistrat instructeur, sous contrôle de la chambre d'instruction, en fonction du travail accompli et des frais réels de l'expert ?

J'ai réuni dans mon cabinet, il y a trois mois, des confrères psychologues experts de la région parisienne pour évoquer notre profession et ses difficultés. Nous sommes tombés d'accord sur la nécessité de structurer notre profession et avons décidé de créer la première compagnie d'experts psychologues devant les cours d'appel. Les statuts sont en cours de rédaction et nous mettons au point un code de déontologie spécifique à l'expertise psychologique. Tous les experts informés de notre démarche y ont semblé favorables ; elle répond à un réel besoin de déontologie, de formation spécifique et de représentation.

Quelles sont, pour finir, les qualités nécessaires pour être un bon expert ? Il faudrait être presque parfait, c'est-à-dire compétent, indépendant, neutre, nuancé, objectif, impartial et, surtout, humain. Je me fais une haute idée de ma fonction de psychologue expert. Il s'agit d'un choix mûrement réfléchi, honorifique certes, mais ô combien lourd au regard des responsabilités qui m'incombent. Pour moi, le serment que je répète à chaque audience des cours d'assises de « jurer d'apporter mon concours à la justice, en mon honneur et conscience » n'est pas vain. Je le prononce toujours avec émotion, consciente de sa portée, des responsabilités qu'elle implique et de l'honneur que constitue à mes yeux le fait d'avoir été nommée psychologue expert.

M. Paul BENSUSSAN : Je suis psychiatre depuis 1985 et inscrit sur la liste des experts près la cour d'appel de Versailles depuis 1996. J'ai travaillé sur ce que la littérature anglo-saxonne dénomme les « fausses allégations ». Mon premier ouvrage, paru en 1999, était intitulé Inceste, le piège du soupçon. J'ai été membre de la commission Quemener installée par la Chancellerie, commission qui a remis un rapport dont on n'a plus jamais entendu parler. J'ai ensuite coécrit deux ouvrages avec des avocats, La dictature de l'émotion, avec Florence Rault, puis Le désir criminel, avec Jacques Barillon. Je ressens donc une certaine légitimité à m'exprimer, d'autant que j'ai participé à de nombreux colloques et groupes de travail sur la relation entre le juge et l'expert, sujet qui est au centre du débat qui nous occupe aujourd'hui.

Je vous épargnerai un discours strictement méthodologique et je m'éloignerai aussi des manuels scolaires. Je viens d'entendre exposer que « le doute profite toujours à l'accusé », que « le magistrat n'est jamais lié par les conclusions des experts » et que « l'expert n'a pas à se prononcer sur la réalité des faits ». En théorie, certes, mais avec tout le respect dû à Mme Geneviève Cédile, je m'exprimerai sur ce qui se passe « pour de vrai ». Et « pour de vrai », c'est un magistrat demandant à un expert : « L'enfant a-t-il tendance à désigner des adultes qui ne l'ont pas agressé comme l'ayant agressé ? » et un expert répondant, pour l'ensemble des enfants, qu'ils soient victimes ou non : « Non, Monsieur le juge, aucunement », ce qui veut dire, en décrypté : « Chaque adulte que vous désignera ces enfants est un auteur ».

Je n'utiliserai donc pas la langue de bois, et je commencerai par un bref rappel. A-t-on vraiment découvert, le 18 mai 2004, que la parole d'un enfant pouvait être fragile, surtout s'il est tout petit, a vécu des atrocités et a baigné dans la pornographie depuis le berceau ? Il a fallu que se lève une formidable hypocrisie. Quelles conditions ont permis au discours de s'ouvrir, et que tous mes collègues montrent maintenant une extrême prudence et un grand sens de la nuance à propos de la crédibilité, après que j'ai été en butte à des critiques virulentes pour avoir dit des choses en tous points comparables ?

Pour que tout le monde marche à présent sur des œufs, deux conditions ont dû être réunies. La première, c'est que la rétractation émane d'une adulte et non d'un enfant. J'ai eu à connaître de quelques centaines de cas d'allégations douteuses, avec un nombre important de rétractations d'enfants et je sais le crédit qu'on leur porte habituellement. Il est vrai qu'un enfant victime peut se rétracter sous le poids de la culpabilité ; ces rétractations sont donc en général écartées d'un revers de main, et personne n'a jamais demandé à un expert, ou en tout cas très rarement, de se prononcer sur la crédibilité d'une rétractation. La deuxième condition a été que la rétractation ne remettait pas en cause le statut de victime des enfants. Ces deux conditions réunies ont permis que les évidences puissent s'énoncer, qu'il puisse être dit qu'un enfant peut se tromper, qu'un expert peut se tromper.

On savait, pourtant, que l'expertise était faillible. Au cours des débats sur la loi du 17 juin 1998 relative à la protection des mineurs victimes d'infractions sexuelles, M. Renaud Dutreil, alors député, s'en inquiétait en ces termes : « Nous ne sommes pas dans un domaine scientifique ; les expertises dont il s'agit reposent sur une très grande part d'interprétation et de subjectivité. » Plus récemment, lors des débats sur la loi dite de modernisation sociale, dans sa partie consacrée au harcèlement moral, M. François Fillon, alors ministre des affaires sociales, demandait : « Dans quel autre domaine accepte-t-on que l'accusé soit seul amené à fournir les preuves de son innocence ? Il n'y en a pas ! ». Et comment ne pas citer ce président de cour d'assises de Paris qui, parlant d'« expertise parapluie », constatait : « Les juges font a peu près autant confiance aux experts que les experts font confiance à la justice... ». Bref, chacun a besoin de l'autre, mais ne nous racontons pas d'histoires sur ce qui est fait de nos expertises ni sur le poids excessif qu'elles ont.

Le procès d'Outreau a donc eu le mérite de montrer que paroles d'enfants et paroles d'experts étaient faillibles. Tout le monde a été critiqué : un juge trop jeune, inexpérimenté, ivre de son pouvoir et se comportant en inquisiteur, des experts qui s'étaient trompés au-delà du raisonnable. On a donc proposé des solutions lumineuses : que les experts soient mieux formés - et des diplômes se préparent -, que les magistrats soient plus expérimentés, et que tous travaillent dans une plus grande collégialité. Soit. Mais il en est des juges et des experts comme des gorilles : le dos argenté s'imposera. Aussi, je ne suis pas certain que la collégialité changera fondamentalement les choses. Je ne m'attarderai donc pas sur ces évidences, avec lesquelles, au demeurant, je suis d'accord, car quand on est plusieurs on est moins seul que quand on est seul... Mais je vous dirai pourquoi je demeure inquiet.

C'est qu'il y a des résistances, très fortes, au changement, et que la « crédibilité » est un concept qui a la vie dure. En réalité, on a besoin de croire, et l'on nous demande maintenant de ne plus croire. Entendu par la commission Viout, j'ai rappelé avoir préconisé dès 1999 la suppression du terme « crédibilité » du jargon judiciaire et de la mission des experts. Le rapport rendu au garde des Sceaux par la commission Viout préconise cette suppression et suggère aussi d'appeler « victime présumée » celui ou celle qui dévoile. C'est ce que j'ai toujours proposé ou, mieux encore, de l'appeler « plaignant(e) », ce qui rendrait un sexe au sujet et éviterait qu'il ou elle ne sorte en miettes d'un procès se concluant par une relaxe, un non-lieu ou un acquittement.

Ces préconisations ont été remises au ministre en février 2005. Pourtant, je tiens à votre disposition une mission d'expertise pénale qui m'a été confiée le 15 mars 2006. Elle concerne un inceste entre mineurs, frère et sœur. Qu'y lit-on ? La présomption d'innocence est respectée dans la forme, puisque le frère est nommé « mis en examen » et non « auteur » mais la jeune sœur se voit octroyer le statut de « victime » dès le dépôt de plainte, et il m'est de surcroît demandé de dire « si elle est crédible »... On voit que, bien que le consensus se soit apparemment fait sur la nécessité d'en finir avec la notion de « crédibilité », cela ne s'est pas encore traduit dans les logiciels. Il faut pourtant en finir avec certains dogmes.

M. le Président : Votre allusion aux gorilles a laissé certains d'entre nous perplexes. Pourriez-vous préciser votre pensée ?

M. Paul BENSUSSAN : Chez tous les primates, le dos argenté, mâle dominant, impose sa loi. C'est ce qui risque de se produire si l'on réunit un vieux juge et un jeune juge ou un vieil expert et un jeune expert, et c'est pourquoi la collégialité ne résoudra rien à elle seule. Ce qui doit primer, c'est la capacité des juges à s'émanciper de l'avis des experts. Si, de surcroît, on prend conscience, comme j'essaierai de vous y aider, que la délinquance sexuelle sur mineurs est une véritable exception sexuelle de notre droit, que nous sommes là dans un domaine de non-droit, tout magistrat, qu'il ait vingt-cinq ou soixante ans, comprendra qu'il n'a pas à bafouer les droits élémentaires de la défense parce que la victime est un enfant. Je prendrai pour exemple les confrontations et la manière hautement inductrice dont les questions peuvent être formulées. Un juge neutre demandera à l'expert : « L'état de l'enfant est-il compatible avec une confrontation ? ». Un magistrat très désireux qu'une confrontation ait lieu demandera : « Y a-t-il une contre-indication absolue à une confrontation ? ». Mais un juge qui ne veut surtout pas faire de confrontation demandera : « La confrontation est-elle de nature à réactiver l'anxiété de l'enfant ? » et dans ce cas chacun comprend le message subliminal, la réponse est « oui », et il n'y a pas confrontation. Pourtant, c'est un acte utile à la manifestation de la vérité. Elle peut être éprouvante, mais j'ai vu de nombreux enfants en ressortir renforcés et de nombreux auteurs « craquer » face à leur victime.

J'en viens aux dogmes et aux croyances. Je mentionnerai, en premier lieu, la parole de l'enfant et, à ce sujet, je n'ai que de mauvaises nouvelles : ce n'est pas toujours une parole, et elle n'émane pas toujours de l'enfant. En effet, la révélation est parfois non verbale, s'exprimant par une modification du comportement ou par des symptômes non spécifiques. D'autre part, dans un grand nombre de dossiers, c'est un adulte proche de l'enfant qui révèle une confidence que celui-ci lui aurait faite. Il est essentiel de savoir dans quelles conditions cette révélation a surgi, et davantage encore lorsque l'enfant ne la confirme pas.

Parfois, aussi, la parole est une parole, mais elle doit en tout cas être interprétée, sinon quelle serait la raison d'être des experts ? « Papa bobo cucul » peut avoir plusieurs significations, tout comme « papa biberon » qui, pour la mère qui avait porté plainte, signifiait que l'enfant avait subi une fellation de son père...

Et pourtant... Que lit-on dans une brochure officielle destinée aux enseignants, publiée par une délégation régionale aux droits des femmes ? Le postulat est que lorsqu'un enfant dévoile une agression sexuelle, « il est exceptionnel qu'il fabule »... Ensuite, après avoir expliqué que les enfants victimes « peuvent parler ou montrer des signes de souffrance », on indique, sous le chapitre « dans le cas où ils parlent », que, la plupart du temps, « le garçonnet ou la fillette ne peut pas parler parce qu'ils sont terrorisés »... Quant aux signaux de souffrance, ils se traduisent par « une attitude très sexualisée, des dessins très sexualisés ou, au contraire, pas sexualisés du tout »...

Puisqu'il n'y a pas de signes spécifiques d'une agression sexuelle, il faut décrypter. Mais jusqu'à présent, on pouvait s'interroger sur l'utilité des expertises dès lors qu'un enfant avait révélé des sévices. Ainsi, en novembre 2003, suivant l'association L'enfant bleu, de nombreux députés demandaient la « présomption de crédibilité » dès lors que la révélation émanait d'un enfant. Et Mme Ségolène Royal, lançant sa campagne « Se taire, c'est laisser faire », avait affirmé : « L'enfant dit le vrai ».

Je pense nécessaire de préciser que dire à un magistrat qu'un dévoilement est peu fiable ne revient pas à traiter l'enfant de menteur. En 1793 déjà, la reine Marie-Antoinette, accusée d'inceste lors de son procès, écrivait à sa sœur : « Je sais combien cet enfant doit vous avoir fait de la peine. Pardonnez-lui, ma chère sœur : pensez à l'âge qu'il a, combien il est facile de faire dire à un enfant ce que l'on veut et même ce qu'il ne comprend pas. » Myriam Badaoui, elle-même, a su faire preuve de plus de nuances que mes confrères les plus exaltés lorsque, parlant des déclarations de ses enfants, elle a dit : « Ils ne mentent pas, mais parfois ils se trompent ».

Je vous épargnerai les exemples issus de ma pratique ; je valoriserai, comme Mme Cédile, le besoin du doute et le danger des certitudes et, aux monomanes de l'inceste, je serai tenté de rappeler que rien n'est plus dangereux qu'une idée quand on n'en a qu'une.

En matière d'expertise, une méthodologie scientifique est nécessaire, ce qui signifie qu'elle doit être vérifiable ou réfutable par les pairs. Un excellent expert qui a travaillé dans l'affaire d'Outreau et qui, puisqu'il n'a pas été radié, continue de sévir, a écrit dans son rapport, après avoir vu, à la maison d'arrêt, un père accusé d'inceste qui lui disait qu'il en cauchemardait la nuit : « Ses rêves l'accusent sans qu'il soit possible de remettre en cause cette interprétation » ! On peut proposer des formations aux experts de cette sorte, mais cela ne les rendra pas moins dangereux. En fait, chaque expertise devrait comporter un chapitre « dévoilement » rédigé de telle sorte que l'accent serait mis, de manière appuyée, sur les conditions dans lesquelles la révélation a surgi. Si ce n'est pas fait, l'avis de l'expert n'a aucune importance : il ne donne que son sentiment.

J'en viens au deuxième dogme à démolir rapidement, celui du procès « thérapie », dogme selon lequel la réparation judiciaire doit précéder la réparation psychologique, parce que, sans elle, il n'y a aucune chance de thérapie. En vertu de ce dogme, on a obtenu l'allongement du délai de prescription de l'action publique, porté à vingt années après la majorité, soit l'âge de trente-huit ans pour une agression commise au berceau. On sait que l'administration de la preuve sera compliquée, mais on satisfait ainsi une demande consensuelle. Encore ne la satisfait-on pas complètement, puisque certains confrères demandent l'imprescriptibilité des crimes et délits sexuels sur mineurs. Ainsi du psychiatre et sexologue Philippe Brenot qui s'exprime en ces termes : « Cette loi hypocrite empêche la plupart des femmes de signaler leur inceste. Or ce caractère très spécifique de l'évolution psychologique après inceste est ignoré par le législateur. À moins que le législateur ne soit un homme, et qu'il participe ainsi au déni collectif de l'inceste. » On notera au passage l'assimilation inconsciente de la victime à la femme. Et un économiste est allé jusqu'à accuser le président de la République de complicité de crime parce qu'il empêcherait les victimes de dénoncer leur bourreau...

Il y a là une confusion des sentiments qui évolue vers une confusion des rôles, caricaturale à Outreau, où l'on a vu un expert se faire le substitut maternel des enfants. Or, comme le dit Hubert van Gisjehem, on ne peut faire une expertise « avec un cœur qui saigne », sous le coup de l'émotion et de la compassion. C'est très beau et c'est très noble, mais c'est indigne, car l'émotion abolit le discernement et muselle le sens critique.

Quelles sont alors, après Outreau, les leçons et les solutions ? Tous les mis en cause n'auront pas la chance d'avoir pour accusatrice une Myriam Badaoui, ni qu'une experte victimologue ou victimophile soit évincée en cours de procès après s'être ridiculisée. Pourtant, je vous l'ai dit, la leçon n'est pas encore comprise.

Comment ne pas évoquer la question du courage professionnel ? Deux types d'erreur nous menacent : croire à un abus qui n'a pas eu lieu, ne pas croire une révélation fiable. Je peux vous assurer que ces peurs ne pèsent pas exactement du même poids. Or, puisqu'il n'y a pas de risque zéro, le courage professionnel impose de choisir, au cas par cas, un type d'erreur et de l'assumer ; c'est assez difficile.

D'autre part, il faut connaître les limites de l'expertise. La prudence qui s'exprime aujourd'hui est presque risible tant elle contraste avec le style péremptoire d'hier. Certains experts en viennent maintenant à expliquer que l'on ne peut rien dire, ni de la crédibilité, ni de la propension à l'abus sexuel sur mineurs de l'auteur présumé. C'est faux. Des échelles existent qui permettent de mesurer la propension ; le rôle de l'expert est d'offrir au magistrat une approche probabiliste.

Surtout, je souhaite que les expertises soient soumises à la confrontation et même à la validation par les pairs. Il n'est plus tolérable qu'un expert vienne interpréter des rêves devant une cour d'assises sans que personne soit capable de contredire la fiabilité de cette interprétation. Il faut donc autoriser davantage de contre-expertises et, quand elles sont refusées, autoriser la défense à en diligenter. Ce débat contradictoire, qui se ferait dans le respect, l'éthique, la déontologie et la courtoisie, éclairerait vraiment la cour. Gageons, surtout, que le niveau des expertises s'élèverait, dès lors que chaque expert saurait qu'il peut être contredit et critiqué à la barre.

Enfin, il faut que cesse l'exception sexuelle du droit que constitue la délinquance sexuelle sur mineurs, cette exception qui a conduit à la confusion des rôles entre le juge et l'expert. M. Alain-Gérard Slama l'a dit : « La confusion contre nature du juge et de l'expert a engendré au cours du siècle un monstre intellectuel qui a opéré des ravages - un angélisme exterminateur. ». L'affaire d'Outreau, c'est un angélisme exterminateur.

M. Bernard CORDIER : Je suis psychiatre, chef de service à l'hôpital Foch, et expert depuis 1982, d'abord à la cour d'appel de Rouen, et aujourd'hui à celle de Versailles. Je préside, par ailleurs, la Fédération de la voix de l'enfant, en raison de mon engagement ancien dans la lutte contre la pédophilie.

Énoncé dès l'Antiquité, le principe de l'irresponsabilité pénale psychiatrique n'a pas été appliqué pendant le Moyen-âge, sauf par le droit canonique. Les inquisiteurs l'ont respecté pour ceux dont l'esprit était troublé et auxquels il manquait la facultas deliberandi. Dans l'ancien droit, les jurisconsultes laissaient aux médecins le soin d'établir si un accusé avait agi « au temps de sa folie ». Il s'agit des premières expertises mentales.

En 1810, le code pénal consacre le principe de l'irresponsabilité en son article 64 : « Il n'y a ni crime ni délit si le prévenu était en état de démence au temps de l'action ». Le concours d'un expert, à l'époque médecin aliéniste, pour repérer les états de démence, est inhérent à ce texte.

Le 30 juin 1838, les asiles départementaux sont institués et les internements psychiatriques réglementés. La dangerosité psychiatrique aboutit à l'hospitalisation d'office.

En 1905, pour dépasser le manichéisme de l'état de démence, M. Joseph Chaumié, garde des Sceaux, confie à l'expert psychiatre la mission de rechercher les anomalies mentales - et non plus seulement les maladies - de nature à atténuer dans une certaine mesure la responsabilité du prévenu.

En 1958, la question sur l'atténuation de responsabilité, fortement critiquée, n'est plus posée aux experts psychiatres, mais de nouvelles questions figurent dans la mission type - toujours en vigueur -, inspirées par les progrès de la criminologie - état dangereux, accessibilité à la sanction pénale, réadaptabilité, etc. La dualité d'experts est systématique pour les affaires criminelles.

Le 21 décembre 1974, un décret fixe les conditions d'inscription sur une liste d'experts ; l'évaluation de la compétence est laissée à la libre appréciation des bureaux de cour d'appel : « Le candidat doit exercer ou avoir exercé pendant un temps suffisant une profession ou une activité en rapport avec sa spécialité ».

Le 30 décembre 1985, Robert Badinter, garde des Sceaux, inspire une loi qui met fin au principe de la dualité d'experts mais si les circonstances le justifient, plusieurs experts peuvent être désignés et c'est au juge d'instruction d'apprécier.

En 1994, les expertises psychiatriques de pré-libération conditionnelle sont instituées.

Le 17 juin 1998, la loi sur la prévention des récidives d'infractions sexuelles rend obligatoire l'expertise psychiatrique de tout auteur d'infraction sexuelle avant jugement.

Le 23 décembre 2004, un décret instaure la réinscription des experts tous les cinq ans, soumise à la vérification d'une expérience et d'une formation continue.

La France compte aujourd'hui 13 000 psychiatres, dont 5 200 praticiens hospitaliers avec 20 % de postes vacants. On dénombre 800 experts psychiatres, pour la plupart praticiens hospitaliers. Leur répartition sur le territoire est très inégale. Alors que dans les grandes villes, des candidatures sont refusées, dans certains départements, il n'y en a aucune.

Le recours à l'expertise psychiatrique est de plus en plus fréquent, soit parce qu'il est prévu par de nouvelles lois, soit parce que les magistrats cèdent à la pression des avocats.

La rémunération des experts psychiatres reste faible et forfaitaire, malgré les recommandations de plusieurs commissions sur ce sujet. De même, les conditions de notre accès en détention - horaires, bureaux... - restent difficiles.

Du fait de l'insuffisance du nombre d'inscriptions dans certaines spécialités, telles que la pédiatrie ou la pédo-psychiatrie, sont désignés des experts psychiatres ou psychologues qui n'exercent pas quotidiennement une activité de soins auprès d'enfants ou d'adolescents.

Des propositions ont été faites, suite aux travaux de la commission « Santé Justice » présidée par M. Burgelin, et à laquelle j'ai eu l'honneur d'appartenir, mais elles tiennent compte aussi des propositions de la commission Lempérière en 1994 et de la commission Viout en 2005.

Les premières propositions tendent à favoriser les candidatures d'experts - par exemple la rémunération - mais la question écrite du 20 mars 2006 du docteur Olivier Jardé, député de la Somme, mentionne qu'à la suite de l'application de la LOLF, les enveloppes financières vont être insuffisantes pour honorer les expertises pénales en 2006 !

Les secondes tendent à améliorer la qualité des expertises.

Il s'agit, tout d'abord, de limiter le recours aux expertises - car il semble que la tendance actuelle de la société à tout psychiatriser ait gagné les tribunaux....

Il ne faut plus demander d'expertise complète en garde à vue. Il importe seulement de savoir si la personne relève d'un internement immédiat.

Les expertises psychiatriques en cas de crime ne doivent plus être systématiques, mais n'intervenir qu'à la demande de l'une des parties, ou en cas d'antécédents psychiatriques.

Les missions doivent être allégées et ne comporter que des questions de psychiatrie, sans questions de criminologie, car la criminologie relève d'une formation spécifique ; seuls les psychiatres exerçant en détention en ont une véritable pratique.

Il convient de limiter le nombre d'expertises par expert, comme c'est le cas pour les missions confiées aux médecins coordonnateurs de la loi du 17 juin 1998.

Il convient également d'utiliser la loi Kouchner du 4 mars 2002 qui facilite l'accès direct du patient à son dossier, bien utile pour l'expert en cas d'antécédent psychiatrique. Je rappelle, par ailleurs, que dans sa circulaire du 2 mai 2005, M. Dominique Perben, alors garde des Sceaux, a recommandé que les examens d'enfants victimes, s'ils sont pratiqués par des personnes désignées, soient considérés comme des expertises. Certes le principe de l'impartialité est ainsi entamé, mais il est évident qu'à la lumière de tels examens, la justice sera mieux éclairée.

Pourquoi ne pas désigner systématiquement des médecins qui ont choisi de se spécialiser en médecine légale, en qualité d'expert au principal autorisé à s'adjoindre un sapiteur psychiatre ou psychologue de son choix ? La mission du sapiteur pourrait être purement clinique, allégée du poids de la procédure et de la forme.

Il faut créer des psycho-criminologues de métier auxquels seront confiés des missions de criminologie et de pénologie - état dangereux, réadaptation, individualisation de la peine...

Il faut enfin organiser une conférence de consensus relative à l'établissement d'un référentiel commun aux expertises pénales psychiatriques et psychologiques.

En conclusion, plusieurs commissions successives ont attiré l'attention des pouvoirs publics sur le problème des expertises psychiatriques et psychologiques en France, sans véritable résultat.

Les remèdes proposés privilégient tantôt la qualité, tantôt la quantité. Certaines propositions sont en contradiction ou irréalistes.

Je pense qu'il y a pire que l'absence d'experts : l'incompétence d'un expert. La justice a les experts qu'elle choisit et pour guider son choix, je me permets de rappeler que de la pratique naît l'expérience et de l'expérience naît l'expertise.

M. Roland COUTANCEAU : Je commencerai par présenter le regard des experts sur l'affaire d'Outreau.

Au fond, dans la compréhension de cette histoire, si l'on peut considérer que nombre de professionnels ont peut-être manqué d'esprit critique, votre commission a bien souligné le contexte social « dérapant », avec divers facteurs. La médiatisation du phénomène de l'agression sexuelle, dans toutes les démocraties du monde, a eu des conséquences positives, comme le dévoilement plus précoce, mais aussi négatives, avec une hypersensibilisation au phénomène de l'agression sexuelle, une tendance à l'hyperinterprétativité : quasi-sacralisation de la parole de l'enfant, fantasme du réseau...

Parallèlement, ce procès a fait ressortir des éléments positifs, en particulier la puissance du procès en démocratie, la force de l'oralité du débat, la dynamique du contradictoire, l'importance de la compétence du professionnel, notamment dans l'expertise.

Sur le plan technique, je note, moi qui suis souvent désigné en contre-expertise ou en sur-expertise ces dernières années, une anomalie étonnante : pas de contre-expertise dans l'affaire d'Outreau ! Une affaire avec autant d' « agresseurs », autant de situations étonnantes, autant d'histoires autour de cette affaire, autant d'enfants, mais sans contre-expertise. C'est sidérant.

Dans le champ expertal, ces dernières années, ce qu'on demandait aux experts a changé. Alors qu'on demandait au départ à un psychiatre de déterminer si tel individu était fou, à un psychologue de décrire sa personnalité, on lui demande aujourd'hui de donner des hypothèses sur le passage à l'acte, l'accessibilité au suivi thérapeutique, la dangerosité criminologique, la « crédibilité »... Certains collègues éprouvent quelques réticences à s'engager sur ces nouvelles questions et disent avec honnêteté qu'ils n'y ont pas été formés, alors que d'autres essaient de théoriser ces nouveaux phénomènes.

Les expertises sont, par ailleurs, de plus en plus difficiles. Je suis expert depuis vingt-cinq ans, mais depuis moins de dix ans, parallèlement à la médiatisation de ces sujets d'agression sexuelle, on a affaire à des enfants de plus en plus jeunes, à l'intelligence dyshomogène, aux personnalités dysharmoniques. La technicité de l'expertise est devenue plus difficile ; beaucoup d'experts n'y étaient pas .préparés.

Au moment où le juge Burgaud instruisait la réalité de l'affaire d'Outreau, la pratique de terrain révélait que dans nombre de situations, la suspicion n'était en vérité pas fondée, mais c'était indicible tant la parole des enfants était sacralisée.

Les situations parole contre parole représentent une difficulté supplémentaire. On en est réduit à évaluer la parole.

Votre commission a souligné un glissement des pratiques, suite à la question posée de savoir si l'auteur présentait des signes de type d'un agresseur sexuel. Là, il fallait sortir le carton rouge ! La question n'est pas scientifique et facilite le dérapage. J'observe que dans cette affaire, certains collègues n'ont pas répondu, mais d'autres oui. Quand vous avez demandé à ceux qui n'avaient pas répondu quelles avaient été leurs raisons, et s'ils en avaient parlé au magistrat, on a pu constater un respect peut-être trop fort, une dépendance, un manque de courage par rapport à l'institution judiciaire.

Je voudrais développer le mot de crédibilité. Dans ces cas de parole contre parole, que fait-on ? Certains experts vont se rétracter, ne rien vouloir dire, mais si l'expertise ne sert à rien, autant la supprimer. D'autres vont théoriser ces nouvelles questions, énoncer tranquillement, prudemment, un certain nombre d'éléments psychologiques sur le témoignage humain ; j'estime qu'en effet, on peut dire certaines choses sur le témoignage. C'est vrai que ce n'est ni de la psychiatrie, ni de la psychologie, mais de la psychocriminologie. Il existe des tests, des évaluations. Je vais donner quelques repères simples, auxquels chacun de nous est même amené à se référer dans la vie quotidienne, quand nous avons l'impression que quelqu'un nous ment. Commençons par le récit. Plus il est complet, précis, détaillé, situé dans un espace temps, prononcé dans le langage propre de l'enfant, plus il y a d'émotion au moment où le sujet nous reparle des faits allégués, plus il y a trace, entre le moment supposé de l'événement et le moment où l'expert voit le sujet, d'un travail psychique - le sujet y a pensé, il s'est posé des questions -, plus il y a de retentissement clinique, qu'il s'agisse de signes cliniques - troubles du sommeil, cauchemars, révocations, majoration anxieuse, troubles psycho-sexuels, troubles fonctionnels, troubles du comportement chez l'adolescent, mais dont aucun n'est spécifique - ou de signes psychologiques - honte, culpabilité, mal-être, animosité vis-à-vis de l'agresseur, ambivalence vis-à-vis de l'agresseur -, plus on peut dire de choses sur le témoignage.

Finalement, on peut choisir d'évaluer ou non un témoignage. Si on choisit de le faire, il faut être prudent, mais dans le domaine de l'expertise, le psychiatre ou le psychologue peut proposer un regard critique, ouvert, sur un témoignage.

Je formulerai deux types de propositions. Les premières relèvent de notre champ et n'appartiennent donc pas au législateur. Il faut que l'on discute entre nous, psychiatres et psychologues, de la manière dont on se positionne dans cette expertise du plaignant ou de la plaignante. C'est une méthode que nous avons essayé d'appliquer, avec un collègue, en tant que contre-experts à l'affaire dite « Outreau bis ». Nous nous sommes attachés à décrire la personnalité des sujets indépendamment de ce que disaient les enfants, avant de consigner dans notre rapport le recueil du discours, des émotions, des vécus. Nous avons recherché l'existence de signes cliniques dans notre champ post-traumatique, et à un moment donné, on a fait un saut interprétatif, c'est-à-dire que nous avons donné notre avis, argumenté, motivé, sur ce que vous pouvez tous lire, mais en convenant qu'il s'agissait d'une interprétation de la réalité, laissant aux parties la possibilité de déduire autre chose de tout ce qui était consigné dans le rapport.

J'en viens au cadre du processus judiciaire et du procès. Ne pourrait-on tirer les conséquences du dérapage d'Outreau pour, à peu de frais, essayer d'améliorer le dispositif ? J'étais hier à ce procès d'« Outreau bis ». J'ai vu l'importance du procès pénal, de l'oralité, même si les parties ont pu se demander si elles n'étaient pas un peu « secouantes » pour ces enfants, dont la plus âgée, qui avait dix-neuf ans, est restée à la barre pendant trois heures. C'était difficile, mais c'est tout de même ce contradictoire, cette oralité, cette noblesse du procès, qui faisaient avancer la réflexion.

Comment améliorer encore, de manière simple, cette dynamique du procès pénal dans notre droit et dans l'expertise, quand nous n'avons qu'une parole contre une autre, sans élément objectif de preuve ? J'ai soumis plusieurs idées à des amis magistrats, avocats, notamment celle de la contre-expertise. Première hypothèse, qui ne présente pas de problème, le juge nomme un premier expert et tout le monde est satisfait. Deuxième hypothèse, une difficulté surgit, qui appelle une contre-expertise : qui nomme le contre-expert ? Pourquoi pas la partie qui argumente et qui n'est pas d'accord avec l'expertise ? Certains magistrats ont été choqués, estimant que ce serait la révolution. D'autres ont accepté, à condition que l'expert soit tout de même sur la liste ; d'autres encore ont été d'accord, que l'expert soit sur une liste ou pas.

Le fait qu'il existe une liste limitée d'experts est une caractéristique française. Dans tous les autres pays, les parties peuvent faire appel, à n'importe quel moment, à n'importe quel professionnel, ce qui se justifie complètement car, comme l'a dit le docteur Paul Bensussan à sa manière, pour créer du contradictoire, il ne faut pas nommer deux clones. Si la contre-expertise est un clone de la conception du monde du premier expert, elle est d'autant plus inutile que sur ces sujets difficiles, la science a besoin de divergence. Il n'y a de véritable contre-expertise que lorsque la partie peut choisir son expert.

Je propose, par ailleurs, qu'en cour d'assises, dans les grandes affaires, l'on interroge l'expert, avant qu'il ne se prononce sur le fond, sur son identité professionnelle, sa pratique, sa méthodologie. L'on aurait ainsi pu interroger certains experts sur ce qu'ils entendaient par « crédibilité », car il y avait confusion sur le mot. Il faudrait que toutes les parties puissent titiller les experts, de façon un peu énergique, sur leur pratique, leur méthode de travail, leur conception.

Troisième proposition : si le juge émet des doutes quant à la pertinence d'une contre-expertise, une partie ne pourrait-elle pas proposer une expertise à ses frais, réalisée par l'expert qu'elle choisirait ? La majeure partie de mes amis magistrats a pointé le risque d'un clientélisme des avocats et a craint que l'argent ne pourrisse le système, mais là encore, c'est une conception très française, car si quelqu'un est acheté, il sera décrédibilisé dès le premier débat aux assises.

Dernière proposition : au cas où les parties souhaiteraient trancher un éventuel différend, au détour de l'instruction, une sur-expertise pourrait être décidée, chacun proposant un expert, les deux experts choisissant d'un commun accord un troisième, avec mission pour ce collège d'essayer d'éclairer, pour trancher le différend.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Vous avez dit beaucoup de choses précises et intéressantes, et je vous ai trouvés mesurés. Vous dites que vous ne donnez que des avis, dont le magistrat n'est pas obligé de tenir compte. Mais, parallèlement, vous savez comment en général, les magistrats utilisent les conclusions des rapports d'expertise, a fortiori dans des affaires qui ne comportent pas d'autres éléments. Autrement dit, ces conclusions servent souvent à asseoir l'accusation.

Le docteur Paul Bensussan disait qu'en outre, un certain nombre de questions auraient mérité qu'on n'y réponde pas, car il n'était pas possible d'y répondre, mais que certains experts y avaient tout de même répondu.

Quelle est la part de vérité, la plus-value pour la recherche de cette vérité qu'une expertise peut raisonnablement apporter, sachant qu'on a entendu beaucoup de contradictions, et que les psychologues ne sont pas forcément tous d'accord sur la méthode, notamment sur le point de savoir s'il faut ou non prendre connaissance du dossier pénal ?

M. Paul BENSUSSAN : Si l'expert fait l'effort de se référer à une méthodologie, à une lecture scientifique, il n'approche certes pas, tant s'en faut, d'une science exacte, mais au moins pourra-t-il expliquer sur quels arguments se fondent ses constatations et ses conclusions. S'il nous donne simplement son sentiment, je pense qu'on ferait avantageusement l'économie de cette expertise, même misérablement payée. Par exemple, dans les cas les plus typiques de la psychiatrie, ce qui arrive rarement, on observe, avec des psychiatres correctement entraînés, 50 % de concordance diagnostic. Même la question d'une contre-expertise ou d'une sur-expertise, ne nous intéresse que relativement si l'expert donne simplement son sentiment.

Si l'expert fonde essentiellement son analyse sur l'interprétation d'un dessin d'enfant, alors c'est de la compétence et du sérieux de cet expert dont il faut douter.

Ce qu'on a entendu sur l'indépendance du juge et de l'expert me paraît pratiquement sorti d'un manuel scolaire. Quelle serait la pertinence pour un magistrat de désigner fréquemment un expert des préconisations duquel il ne tiendrait jamais compte ?

M. le Rapporteur : Et l'inverse ? Un expert qui répondrait toujours négativement aux questions, a fortiori si elles sont de la nature que vous décriviez tout à l'heure, ne pourrait-il craindre de ne plus être désigné ? Même si elles ne sont pas beaucoup payées, ces missions peuvent par ailleurs, par le titre, conforter une activité libérale...

M. Paul BENSUSSAN : Bien entendu, si l'expert ne cesse de répéter que la psychologie ne permet pas de répondre à cette question, on n'en parle plus et il n'existe plus. C'est pour cette raison que j'ai suggéré, de manière un peu provocatrice, dans un colloque sur la relation juge-expert, que le meilleur expert serait quelqu'un qui aurait une grande pratique, mais à usage unique. C'était une métaphore pour expliquer la nécessaire indépendance du juge et de l'expert.

Je peux également vous citer la métaphore de ce psychologue québécois qui imagine une assemblée de météorologues érudits, à longue barbe grise, à qui il demande d'estimer la température de la pièce. Chacun y va de son estimation, jusqu'à ce qu'arrive un météorologue inexpérimenté, mais muni d'un bon thermomètre : il aura raison contre tous.

Je suis inquiet quand j'entends le docteur Bernard Cordier nous dire que de la pratique naît l'expérience et que de l'expérience naît l'expertise, car toutes les études ont montré que l'expérience était le plus grand ennemi de l'expert. Plus on a d'expérience, plus on privilégie son intuition et son sentiment, ce qui n'éclaire pas forcément la justice.

M. le Rapporteur : Je voudrais, si possible, que vous répondiez à ma question.

M. Roland COUTANCEAU : Restons dans cette hypothèse « parole contre parole ». Au fond, cela signifie que les faits n'apportent rien, et qu'on en est réduit à évaluer les personnalités. Peut-on apprendre des choses de quelqu'un qui nie ? Non, car scientifiquement, aucun trait de personnalité ne traduit le fait que quelqu'un qui nierait pourrait être le coupable, donc au fond on va apprendre des choses intéressantes, mais de mon point de vue, il n'y aura rien de formel. L'expertise centrale, dans le champ expertal, c'est l'évaluation du témoignage, de la parole du plaignant ou de la plaignante.

Par tradition, la plupart des psychiatres ou des psychologues craignent de s'engager franchement sur le témoignage sur le fond, pas sur la personnalité en général. Je donne une image : quelqu'un qui est crédible en général, peut mentir une fois ; un grand mythomane peut avoir effectivement été violé. Au fond, l'évaluation d'une personnalité va-t-elle nous aider à comprendre si quelqu'un dit vrai ou pas ? Non, il faut oser analyser psychologiquement le témoignage. Je pense que le psychiatre ou le psychologue, qui s'engage dans la psycho-criminologie, qui va donner un avis sur le témoignage, ne va pas dire la vérité, mais va éclairer des choses. Des témoignages peuvent ainsi être plus cohérents psychologiquement. Qu'est-ce que la cohérence psychologique puisqu'on nous a enlevé le terme de crédibilité ? Plus un récit est précis, concret, circonstancié, situé dans un espace-temps, prononcé avec le langage habituel du sujet, plus il y a d'émotions, plus il y a la trace d'un travail psychique, plus il y a de signes cliniques, plus on peut en conclure que les éléments psychologiques montrent une forte cohérence ou congruence. Dans le domaine des sciences humaines, il n'y a que des vérités probabilistes : on peut dire s'il existe une forte cohérence entre les signes cliniques, les signes psychologiques, les signes psycho-émotionnels, et les faits allégués, ou une moyenne cohérence, ou encore une très faible cohérence.

Admettons, par exemple, que dans un procès, il y ait beaucoup d'éléments sur une partie du témoignage, mais très peu sur une autre - le sujet ne savait plus, ne pouvait plus préciser, ne se souvenait plus. Laissons alors tomber cette partie-là, c'est du bon sens.

M. Paul BENSUSSAN : J'aimerais émettre quelques divergences. Il ne faut pas confondre l'authenticité émotionnelle du sujet avec la fiabilité d'un témoignage. Ceux qui ont lu le récit, par l'un des enfants du couple Delay-Badaoui, des quatre meurtres, ont pu constater combien c'était gore ! L'enfant en avait des hoquets d'angoisse, il était en état de sidération, les experts l'ont décrit comme revivant ces meurtres qui en fait n'avaient jamais eu lieu. C'est tout simplement terrorisant, rien qu'à le lire. Je suis désolé d'être porteur de mauvaises nouvelles, mais un enfant peut être sincèrement convaincu d'avoir vécu des choses qu'il n'a pas vécues. Surtout, je remarque que tout le monde se focalise sur ce que dit, sur ce que dessine, sur ce que présente l'enfant, et que l'on oublie complètement d'autres personnes, qui échapperont à toute expertise, à toute instruction - la fratrie par exemple. Quand la fratrie n'a rien à dire, circulez, pas d'expertise !

Récemment, une jeune fille de seize ans s'est dite victime dans son sommeil et à son domicile de viols sans effraction - on n'a pas retrouvé de trace sur la serrure. Elle précisait qu'à côté du violeur, qu'elle pouvait très bien décrire, se tenait une femme qui semblait commander le violeur. La mère qui était dans la salle d'attente m'a expliqué que tout cela ne l'étonnait guère, qu'elle-même avait été victime de harcèlement moral au travail, et que sa fille était victime d'une vengeance. Elle avait d'ailleurs accompagné sa fille lors du dépôt de plainte au commissariat, mais elle s'indignait de ce que la police judiciaire était aussi dans le coup, puisqu'ils n'avaient retrouvé ni sperme ni ADN sur le drap qu'elle leur avait pourtant remis. Il a fallu que j'argumente très longuement auprès du magistrat instructeur pour lui expliquer que je ne pouvais pas rendre un avis sur la crédibilité de cette jeune fille, sans être autorisé à entendre la mère et à donner un avis sur la personnalité du parent qui accusait. Le magistrat était perplexe, car la mère n'était ni auteur ni victime, et il se demandait comment il allait faire.

Mme Colette DUFLOT : Je suis d'accord avec ce qui vient d'être dit. Il faudrait mener un travail d'analyse pluridisciplinaire, et non plus par un seul expert.

En revanche, je ne suis pas tout à fait d'accord avec le docteur Paul Bensussan, quand il dit que l'expérience nuirait plutôt à la qualité de l'expertise. Ce n'est pas l'expérience qui est dommageable, mais la multitude des expertises qui incombent aux experts. Nous manquons cruellement d'experts ; ces derniers sont obligés de travailler beaucoup trop vite.

Par ailleurs, pour répondre à la question de M. le rapporteur, il y a plusieurs domaines dans la vérité ; les experts peuvent se retrouver dans ce que j'appelle la vérité du sujet. La vérité des faits relève encore d'une autre approche. L'examen qu'on pratique lors de l'expertise, s'agissant de la vérité du sujet, va nous livrer beaucoup de pistes. Faire une expertise, ce n'est pas simplement recueillir un témoignage et écouter une parole. On commence par un entretien après avoir lu le dossier, ou sans l'avoir lu, selon le souhait de chacun...

M. le Rapporteur : Cela vous paraît-il utile de lire le dossier ?

Mme Colette DUFLOT : Je pense que c'est utile. Il est tout au moins indispensable d'avoir un minimum de connaissance de l'affaire, de connaître le chef d'inculpation, de savoir de quoi la victime se plaint. Dans la pratique, j'ai utilisé différentes méthodes. Parfois il me paraissait important d'avoir lu l'ensemble du dossier, alors que d'autres fois j'ai préféré avoir simplement connaissance du chef d'inculpation, avant d'aller voir le mis en examen et d'étudier ensuite le dossier, quitte à revenir le voir après.

C'est fort regrettable, par ailleurs, qu'on ne puisse pas toujours entendre d'autres personnes, alors que dans les expertises civiles, on peut avoir des entretiens avec les parents, entre autres.

Je reprends le déroulement de l'expertise. On connaît le dossier, du moins un minimum, et on s'entretient avec le mis en examen, le plaignant adulte, ou l'enfant, ce qui peut prendre un certain temps, car il faut essayer de comprendre comment il a vécu, ce qu'il peut dire de ses parents, des conditions de son enfance. On ne s'occupe pas seulement de la parole. L'entretien, c'est un face-à-face, et notre expérience de clinicien nous a appris que le regard, le souffle, les mimiques, la gestuelle, sont très importants.

Quand l'entretien est terminé, nous, psychologues, avons l'habitude d'utiliser des tests, ce qui est très utile dans la mesure où on sait s'en servir. S'il s'avère ainsi que notre plaignante, qui exerçait un métier, qui menait une vie familiale et sexuelle normale, ne peut plus, à partir d'une certaine date, exercer son métier, parce qu'elle ne peut plus sortir dans la rue, parce qu'elle a l'impression que tout le monde la regarde, parce qu'elle a l'impression d'être le mouton noir de sa famille, si elle rumine sans cesse ce qui lui est arrivé, si elle ne peut plus dormir, nous allons, sans parler de sa crédibilité, consigner tous ces éléments importants dans le rapport.

Ensuite viennent les tests - évaluation si nécessaire du niveau intellectuel, test de Rorschach. Nous disposons là d'un outil extraordinaire, mais qui nous a demandé beaucoup de travail avant de pouvoir l'interpréter. Je reviens à la jeune femme qui ne peut plus exercer son travail, qui ne dort plus : elle présente un Rorschach qui pourrait être celui d'une psychotique, d'une schizophrène, alors que manifestement, avant, son adaptation était normale. On se dit qu'il y a eu un traumatisme, et on peut l'exposer au juge en l'argumentant, en le discutant. En revanche, l'expert ne peut pas dire si cette dame a eu un traumatisme parce qu'elle a été violée par telle personne. Ce n'est pas de notre compétence.

Par ailleurs, s'agissant des enfants, c'est vrai qu'il n'existe pas de signe spécifique d'une atteinte sexuelle, mais l'on peut dire si l'on a affaire à un enfant blessé, meurtri, abîmé. Nous sommes souvent en présence d'enfants victimes de carences éducatives ou affectives énormes, mais dans ce tableau délabré, nous ne pouvons pas dire si en plus, il y a eu atteinte sexuelle. On peut tout de même orienter le juge en lui disant que cet enfant est en grand danger.

M. le Rapporteur : Parfois les rapports vont un peu plus loin... C'est peut-être là qu'il y a débat. Les experts ont peut-être tendance à répondre aux questions, même indirectement, alors qu'ils ne sauraient avoir la réponse.

L'un d'entre vous parlait des banderilles des avocats. Sur ce dossier, s'agissant des treize acquittés, à la question posée par le juge d'instruction de savoir s'ils présentaient ou non les traits d'un abuseur sexuel, les psychologues répondent oui pour dix d'entre eux, et les psychiatres non pour tous. S'il y avait un peu plus de contradictoire dans le système, si à un moment, la défense avait pu exiger par exemple, de confronter ces experts et d'essayer de comprendre cette différence, peut-être le cours des choses aurait-il été différent.

M. Paul BENSUSSAN : Tant que les experts ne sont pas tenus de se référer à leur méthodologie, ils donnent leur sentiment, ce qui ne présente aucun intérêt pour la justice. À la question de savoir si les dessins d'actes zoophiliques de ces enfants pouvaient s'expliquer par l'imagerie pornographique à laquelle ils ont été confrontés, une psychologue a pu répondre : « Non, Monsieur le juge, pour les chevaux peut-être, mais pas pour les chiens ni les cochons ». Je me suis dit que cette psychologue avait une imagination bien limitée ; j'ai cherché à répondre de manière universitaire à la question telle qu'elle se posait vraiment : quel est l'impact de l'imagerie pornographique, éventuellement zoophile, sur la production graphique des enfants de quatre à sept ans ? Il n'existe pas une étude au monde sur le sujet, aussi la seule réponse correcte était-elle : « Monsieur le juge, je n'en ai pas la moindre idée ». En vérité, cette psychologue nous a livré les limites de son imagination ou son intime conviction.

Il existe des échelles de propension à l'abus sexuel sur mineur, elles ne sont pas absolues, mais c'est mieux que rien.

M. Roland COUTANCEAU : Je suis formel sur ce point : la question ne doit pas être posée. C'est la question qui pose problème. Scientifiquement, elle n'est pas pertinente.

M. le Rapporteur : Si la question ne doit pas être posée, on ne doit pas y répondre non plus.

M. Roland COUTANCEAU : Exactement. Aujourd'hui, c'est faire preuve d'incompétence que d'y répondre. Pourquoi un jour, un magistrat a-t-il eu l'idée de poser cette question ? Parce qu'on était dans un cas de parole contre parole et que le magistrat s'est dit qu'il existait peut-être des signes cliniques propres à l'agression sexuelle. Moi qui en assure le suivi au quotidien, je dis qu'il n'y a aucun signe spécifique aux agresseurs sexuels. Il y a simplement des traits qu'on rencontre souvent chez les auteurs d'agressions sexuelles, mais ce sont aussi des traits qu'on peut retrouver chez des personnes qui ne commettent aucune agression sexuelle.

M. le Rapporteur : D'après vous, les experts qui ont répondu savaient-ils ce que vous êtes en train de dire ou pas ? Et s'ils ne savaient pas, pourquoi sont-ils experts ?

M. Roland COUTANCEAU : Aujourd'hui la criminologie, ce sont des questions qui n'ont pas fait le lieu d'un débat scientifique. Un psychiatre sait dire si quelqu'un est fou, un psychologue sait décrire des traits de la personnalité, mais il est des questions qui sont inhérentes à la criminologie où le débat scientifique n'est pas éclairé. Pour cette raison, nous avons besoin du contradictoire.

M. le Rapporteur : Il y a eu du contradictoire, mais à l'audience, d'où les banderilles...

M. Bernard CORDIER : Je voudrais revenir sur l'expérience. S'est-on intéressé à la pratique quotidienne de ces psychiatres et de ces psychologues ? Ont-ils reçu régulièrement des personnes présentant des troubles de la sexualité ? Les spécialistes ne sont pas nombreux ; il faudra attendre quelques années avant qu'ils soient répartis sur tout le territoire. Il y a donc quelque provocation à soutenir que l'expérience ne fait pas l'expertise... À moins que l'on fasse, comme en Italie, le choix d'avoir des professionnels de l'expertise.

M. Paul BENSUSSAN : Je voulais simplement dire qu'il ne suffit pas de s'appuyer sur son expérience pour se dispenser de faire état d'outils validés par ses pairs, outils qui évoluent en permanence. J'ai eu ainsi affaire, en Suisse, à un « M. Inceste » qui avait rédigé un rapport de trente pages pour condamner l'accusé avant même le juge, en arguant notamment que le fait qu'il soit venu vêtu de blanc prouvait qu'il cherchait à masquer son crime !

Mme Geneviève CÉDILE : Un fort retentissement sur le psychisme ne suffit pas à alléguer les faits, encore moins à établir l'identité des auteurs. Mais on peut, au moins, décrire un vécu traumatique, même si l'on ne peut affirmer qu'il soit lié à quelque chose de sexuel.

M. le Rapporteur : Mais dans un rapport d'expertise, il arrive qu'on écrive : « il n'est pas exclu que... », ce qui fait office de preuve aux yeux du juge.

Mme Geneviève CÉDILE : On peut quand même décrire un vécu traumatique.

M. le Rapporteur : Mais quand on vous demande précisément si ce vécu traumatique est d'origine sexuelle, est-ce que vous répondez : « je ne peux pas le dire », ou : « ce n'est pas exclu » ? Ce n'est pas tout à fait la même chose...

Mme Geneviève CÉDILE : J'explique qu'il y a un vécu traumatique qui peut s'expliquer par toute l'histoire du sujet, par son anamnèse, et que les faits, s'ils sont avérés, ont pu faire éclater le vase, mais je précise en même temps qu'on ne peut l'affirmer.

Quant aux dessins d'enfants, je confirme qu'ils ne servent à rien s'ils ne sont pas accompagnés du commentaire de l'enfant lui-même.

M. le Rapporteur : Est-il possible d'organiser une conférence de consensus sur les limites des conclusions auxquelles peuvent aboutir les expertises ? Ou bien cela vous paraît-il tout à fait inenvisageable, auquel cas le législateur devrait légiférer ?

M. Bernard CORDIER : Deux conférences se sont tenues, sur des sujets assez voisins - sur les agresseurs sexuels en 2001, sur les victimes d'agressions sexuelles en 2003 -, réunissant des psychiatres, des psychologues, des personnes intervenant dans le domaine de la criminologie. Nous souhaitons vivement qu'une conférence comme celle dont vous parlez soit organisée, afin que les questions non pertinentes, ou dépassant nos compétences, ne nous soient plus posées. C'est notamment le cas de la question de la crédibilité. Mais je crois que c'est prévu et que l'Association française de psychiatrie travaille à son organisation.

M. le Rapporteur : Conjointement avec les psychologues ?

M. Bernard CORDIER : Absolument.

M. Roland COUTANCEAU : Elle se tiendra en 2007, mais elle n'exprimera jamais que l'avis majoritaire de nos collègues...

M. le Président : À cette date, notre commission d'enquête n'existera plus. Ne nous invitez pas à venir trancher vos différends : nous aurons notre propre conférence de consensus dans quelques semaines...

M. Jacques REMILLER : Vous nous avez livré vos analyses, mais, paradoxalement, vous avez assez peu parlé de l'expertise dans l'affaire d'Outreau elle-même. Or, à un moment, il y a eu un questionnement du juge d'instruction, auquel les experts n'ont pas répondu. À la lumière de l'affaire d'Angers, où les choses se sont passées différemment, pouvez-vous nous dire ce que les experts doivent faire afin que les défaillances qui se sont produites ne se reproduisent plus ?

M. Roland COUTANCEAU : Je voudrais proposer trois pistes de réflexion.

Tout d'abord, la question sur la présence des « traits d'un abuseur sexuel » chez un accusé ne doit plus être posée ; ceux qui se sont hasardés à y répondre ont eu tort de le faire. Lors d'un procès récent, un de mes collègues s'est d'ailleurs excusé de l'avoir fait et a dit qu'il n'aurait pas dû.

S'agissant des victimes, j'ai proposé une méthode : je voudrais qu'on demande à l'expert, avant même qu'il réponde sur le fond, d'exposer sa méthodologie.

Troisième proposition : que l'expert consigne dans son rapport tout ce qu'il a constaté, et présente ensuite une simple « hypothèse de travail » lorsqu'il fait le « saut interprétatif ».

Mme Colette DUFLOT : Je voudrais revenir sur la formation des experts. Même si la formation n'est pas la panacée, je trouve étonnant que de jeunes psychologues deviennent experts du seul fait qu'il y a une demande importante et sans qu'on leur impose la moindre formation. Ce n'est pas à la Faculté qu'on apprend à prendre ses distances avec une question mal posée, ou dépassant leurs compétences ; ce n'est pas à la Faculté non plus que l'on apprend la déontologie, ni à faire attention à la méthodologie et à savoir l'exposer dans un rapport. Ces jeunes ne savent pas dans quoi ils s'engagent en entrant dans la machine judiciaire.

Mme Geneviève CÉDILE : Il faut prendre ses distances avec l'émotion, éviter le « contre-transfert » face à quelqu'un qui est accusé d'actes épouvantables. On a parfois du mal, pris par la compassion envers les victimes, à faire la part des choses.

M. Paul BENSUSSAN : Je trouve très inquiétantes, voire pathétiques, les réactions actuelles d'experts qui, hier, se prononçaient sans rechigner sur tout, et expliquent aujourd'hui qu'on ne peut rien dire. L'expert doit avoir une approche probabiliste, sans s'asseoir dans le fauteuil du juge, même si celui-ci a tendance à le lui demander. La protection de l'enfance est un champ de mines dans lequel il faut s'avancer avec prudence. Le courage professionnel consiste à assumer le risque de l'erreur. Les militants n'ont pas leur place parmi les experts, et ceux qui parlent de vérité et de mensonge plutôt que de suggestibilité ne méritent pas ce titre.

M. Jean-François CHOSSY : Quel est votre sentiment sur les propositions suivantes, avancées par le professeur Jean-Pierre Bouchard, psychologue, devant les auditeurs de justice à l'École nationale de la magistrature ?

« Face à l'évolution prévisible des effectifs de psychiatres (en baisse) et de psychologues (en hausse), ces deux appellations d'expertise devraient être abandonnées au profit d'un concept unique d'"expertise mentale", réalisée indifféremment par des psychiatres ou par des psychologues sélectionnés comme étant bien formés et compétents pour mener à bien ces missions. »

« Les formations initiales des psychologues demeurent très inégales et disparates, et souvent très éloignées, voire inadaptées par rapport aux attentes légitimes des usagers. Il importe donc de réformer au plus vite cette formation en l'allongeant, en l'actualisant, en l'homogénéisant, en l'adaptant aux connaissances et aux besoins actuels et en la sanctionnant par un titre unique et clair : le doctorat. »

M. Bernard CORDIER : La création a, en effet, été proposée d'un corps de « psycho-criminologues ». On incite psychiatres et psychologues à s'inscrire sur les listes d'experts, en précisant bien qu'ils n'auront pas à examiner des gens qu'ils suivent en maison d'arrêt.

Même si leur champ d'action est commun, psychiatres et psychologues s'inscrivent dans une histoire différente. Les psychiatres sont des médecins, ont un esprit de rigueur et d'observation, tandis que les psychologues - et je ne dis pas cela pour les froisser - n'ont pas une formation uniformisée : il n'y a pas le même tronc commun qu'en médecine.

J'exerce notamment aux urgences de l'hôpital Foch, où je traite la dimension psychologique des problèmes causés par les accidents de la vie. Pourrait-on mettre un psychologue à ma place ? Oui, mais à condition qu'il ait reçu une formation d'urgentiste - de la même façon que certains psychologues ont une formation complémentaire de neuropsychologue, permettant de constater le fléchissement éventuel des fonctions intellectuelles, qui serait très peu visible autrement.

C'est pourquoi je plaide, comme le spécialiste que vous avez cité, pour la création d'un corps de psycho-criminologues, afin d'anticiper sur l'évolution du « parc expertal » français.

Mme Colette DUFLOT : L'hétérogénéité de la formation des psychologues est un sérieux problème. Il y a des universités où la formation est excellente, avec des stages cliniques importants. Quand j'ai commencé, il y avait la licence, et c'est tout. L'essentiel de ma formation de terrain, je l'ai faite dans des centres pour enfants inadaptés et des hôpitaux psychiatriques. Les psychologues ressentent le besoin d'une formation permanente, à la pratique du Rorschach par exemple.

En résumé, la formation des psychologues peut être approfondie le cas échéant, mais elle est disparate, et l'employeur qui a devant lui un titulaire d'un DESS de psychologie ne sait pas du tout à qui il a affaire.

Mme Geneviève CÉDILE : Je voudrais insister sur le besoin d'homogénéisation de la formation. Nous autres neuropsychologues recevons une formation à des tests spécifiques, mais notre domaine est celui du cognitif et du mnésique. Ce n'est pas tout à fait ce qu'on nous demande au pénal, qui se situe surtout dans le domaine clinique. Quelqu'un qui n'a fait que de la psychologie sociale ne peut pas devenir expert : il y a des choses qu'il faut absolument connaître.

M. Jean-François CHOSSY : Un diplôme connu, identifié, serait-il de nature à crédibiliser l'expertise ?

M. Christophe CARESCHE : Les modalités de désignation de l'expert ne rendent-elles pas celui-ci redevable envers le juge ? N'a-t-il pas tendance, de ce fait, à aller dans le sens du juge ? Y a-t-il, de ce point de vue, des choses à changer ?

M. Bernard CORDIER : Étant donné la pénurie d'experts, c'est plutôt le juge qui est redevable. On ne peut donc soupçonner l'expert de vouloir aller dans le sens du juge. Il serait plutôt tenté d'alléger sa charge d'expertise qu'il doit assumer en plus du reste.

M. Roland COUTANCEAU : C'est une spécificité française qui a ses bons côtés. Le juge cherche à avoir des gens qui, peu à peu, se forment. Pour l'expert, être sur la liste donne une certaine légitimité. On pourrait prévoir qu'il doive prêter serment, mais la question essentielle est de savoir qui nomme et qui choisit. Dans d'autres démocraties, tout professionnel peut faire de l'expertise dans son domaine. Il faut, selon moi, aérer l'expertise, élargir le vivier.

M. le Président : Pour mémoire, j'indique que la rémunération d'une expertise est de 950 euros en Italie, de 172 euros en France...

M. Paul BENSUSSAN : Je me souviens d'un procès d'une personne accusée de parricide, où l'expertise accidentologique avait été rémunérée 50 000 francs, l'expertise automobile 33 000 francs et l'expertise psychologique du suspect 1 000 francs ! Il n'y a guère de risque de sujétion de l'expert dans ces conditions. Le danger est plutôt qu'il soit induit, de façon quasi subliminale, à répondre à une question à laquelle il ne devrait pas répondre. Y parer requiert de la conscience, de la vigilance et de l'énergie.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Il y a eu, dans l'affaire d'Outreau, une question dont la portée a dépassé le sens qu'y attachait celui qui la posait. Comment fait-on, concrètement, pour refuser de répondre à une question ?

M. Paul BENSUSSAN : On dit tout simplement que la science - psychiatrique ou psychologique - ne permet pas d'y répondre.

M. Bernard CORDIER : La doctrine médico-légale a tranché. Elle recommande de répondre à toutes les questions, quitte à répondre, dans certains cas, qu'on ne peut pas répondre en l'état des connaissances actuelles.

M. Paul BENSUSSAN : Il y a un autre grand danger, c'est la prudence, l'usage excessif de précautions oratoires. C'est le cas, par exemple, quand on écrit que « si les faits sont avérés, l'état de la victime peut s'expliquer par une agression sexuelle ». Je me souviens du cas, allégué dans le cadre d'une procédure de divorce, d'une enfant qui présentait un érythème vulvaire, c'est-à-dire d'une inflammation de la vulve. L'expert avait écrit que l'état de la vulve était « peut-être compatible avec des attouchements sexuels », formulation d'autant plus dangereuse, justement, qu'elle paraît prudente : « est compatible », c'est du 100 %, mais « est peut-être compatible », c'est plus que 100 %. Et si, en plus, l'enfant est jugée « crédible », l'avocat du père n'a plus qu'à s'armer de courage...

M. le Président : Mesdames, Messieurs, nous vous remercions.

Table ronde intitulée : « Le recueil de la parole de l'enfant et sa défense » réunissant : Mme Dominique FRÉMY, psychiatre, représentante du Centre d'accueil des victimes d'agressions sexuelles et de maltraitance (CAVASEM) de Besançon,
Mme Nathalie BECACHE, vice-procureur, chef de section des mineurs du tribunal
de grande instance de Paris,
Mme Yvette BERTRAND, commissaire divisionnaire de la brigade
de protection des mineurs de Paris,
Mme Laurence GOTTSCHECK, avocate,
M. Eric MARÉCHAL, conseiller à la cour d'appel d'Angers,
président de la cour d'assises de Maine-et-Loire siégeant à Angers,
lors du procès d'Angers en 2005



(Procès-verbal de la séance du 5 avril 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Mesdames, monsieur, je vous remercie d'avoir répondu à l'invitation de la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire dite d'Outreau.

Madame Dominique Frémy, vous êtes psychiatre et représentante du Centre d'accueil des victimes d'agressions sexuelles et de maltraitance, ou CAVASEM, de Besançon. Madame Nathalie Becache, vous êtes vice-procureur, chef de la section des mineurs du tribunal de grande instance de Paris. Madame Yvette Bertrand, vous êtes commissaire divisionnaire de la brigade de protection des mineurs de Paris. Madame Laurence Gottscheck, vous êtes avocate. Monsieur Eric Maréchal, vous êtes conseiller à la cour d'appel d'Angers, et vous avez présidé la cour d'assises de Maine-et-Loire siégeant à Angers lors du procès d'Angers en 2005 - dont il a souvent été question dans le cadre de cette commission d'enquête.

La commission d'enquête, je le rappelle, a été chargée de formuler des propositions pour éviter le renouvellement des dysfonctionnements de la justice constatés dans cette affaire. C'est dans ce cadre que nous avons organisé aujourd'hui une table ronde consacrée au recueil de la parole de l'enfant et à sa défense, sujet majeur qui nous préoccupe depuis le début de nos travaux.

L'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Tout en ayant conscience du caractère un peu décalé de cette obligation en ce qui vous concerne, je vais vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(Les personnes auditionnées prêtent successivement serment).

Je suggère que chaque intervenant fasse un exposé d'une quinzaine de minutes maximum, avant que nous passions à un échange de questions et de réponses. Qui souhaite prendre la parole en premier ?

Mme Dominique FRÉMY : Je parlerai la première, car je dois rentrer en fin de journée à Besançon où d'autres obligations me rappellent.

Depuis 2005, le CHU de Besançon et le centre hospitalier de Novillars ont créé un réseau de victimologie qui permet de prendre en charge sur le plan médical les victimes d'abus sexuels et de maltraitance, qu'elles soient mineures ou adultes. Il s'agit d'une prise en charge coordonnée de ces patients, qui répond aux besoins d'examens médico-légaux, mais aussi à des besoins spécifiques, tels qu'une consultation dans un service de maladie infectieuse - que ces personnes ont pu contracter à la suite d'une agression sexuelle - ou qu'une proposition de suivi psychologique. Chaque patient bénéficie d'un dossier médical personnel qui lui permet, avec son accord, d'intégrer le réseau selon sa propre trajectoire - par exemple, s'agissant d'un adolescent, à la suite d'une tentative de suicide.

Toutefois, le CAVASEM de Besançon a pour originalité de comporter une structure de soins pédo-psychiatriques dédiée à la prise en charge des mineurs victimes d'agressions sexuelles et de leurs familles. Cette prise en charge, dont la durée moyenne se calque sur celle de la procédure judiciaire - mais peut être plus longue si besoin est -, est indispensable pour soutenir l'enfant.

Je suis pédo-psychiatre et m'occupe des enfants et de leurs familles. Je suis également expert, ce qui me donne une vision transversale des différentes étapes du recueil de la parole de l'enfant.

Le contexte du dévoilement occupe souvent une place particulière dans l'histoire de l'enfant, et il est intéressant de s'intéresser à ses circonstances. Il arrive, par exemple, que l'enfant révèle les faits, non pour lui-même, mais pour épargner à son petit frère ou à sa petite sœur le même sort que le sien, notamment dans les cas d'agression sexuelle intra-familiale, qui représentent 80 % du total.

Le dévoilement peut également survenir lorsque l'enfant se sent suffisamment protégé et à l'abri de son agresseur : c'est le cas des enfants placés en internat ou en famille d'accueil. Je travaille dans un IME de Besançon, où beaucoup d'enfants sont des enfants qui ont été agressés ou maltraités sexuellement.

Enfin, lorsqu'il s'agit d'enfants abusés par un proche dès leur petite enfance, le dévoilement est souvent tardif, car lié à l'acquisition d'une norme qui leur permet de prendre conscience du caractère transgressif des actes qu'on leur a fait subir, et du fait que ces actes constituent une agression sexuelle et non, comme on leur a fait croire, d'une pratique normale.

Le laps de temps qui sépare la commission des faits de leur dévoilement dépend pour beaucoup de l'emprise exercée par l'auteur des faits sur sa victime. Il dépend également de la place occupée par l'auteur des faits au sein de la famille et de la durée pendant laquelle il a pu les commettre - il existe souvent une corrélation entre les deux.

La personne à qui l'enfant dévoile les faits est rarement un membre de la famille, car l'enfant pense qu'il ne sera pas cru, et l'on ne maîtrise pas le choix que l'enfant fait d'un interlocuteur donné. Il peut s'agir d'un pair, d'un adolescent du même collège ou lycée, qui sera d'ailleurs souvent embarrassé par cette révélation, et restera longtemps dans le secret partagé parce que son camarade lui aura demandé de ne rien dire. Il peut aussi s'agir d'un professionnel, notamment dans le cadre de l'Éducation nationale. L'expérience montre que, bien souvent, l'enfant fait plusieurs tentatives pour exprimer son désarroi, avant de trouver le bon interlocuteur. Il arrive, en effet, que l'adulte ne comprenne pas tout de suite ce qu'on a voulu lui dire, parfois entre deux portes.

J'en viens à mes préconisations.

Vis-à-vis de l'enfant victime, il faut que l'interlocuteur refuse le secret partagé, qu'il dise à l'enfant que ce qu'il dévoile est grave, et qu'il est important qu'il puisse en parler à quelqu'un d'autre, éventuellement à un professionnel. Il faut aussi éviter de faire répéter son récit à l'enfant, car la tâche de l'enquêteur se trouve compliquée lorsque l'enfant est promené d'intervenant en intervenant et que son récit évolue en fonction de leurs réactions : la victime peut, en effet, avoir tendance à nuancer ses dires, de crainte d'effrayer son interlocuteur. Il faut également veiller à rassurer l'enfant, accueillir sa parole sans porter de jugement, le protéger et l'accompagner auprès de l'intervenant suivant - à qui l'on répétera soi-même, le cas échéant et avec le consentement de l'enfant, ce qu'il a dit. Il faut, en outre, si l'on a été formé pour cela, évaluer le degré de stress de l'enfant et prendre en compte sa souffrance. Il faut, enfin, que l'interlocuteur lui témoigne ce qui a retenu l'attention dans les changements de son comportement - dans ses résultats scolaires, par exemple, si l'on est un de ses enseignants.

La personne qui recueille le dévoilement ne doit pas rester seule, mais prendre rapidement l'avis d'un collègue, d'un professionnel, si possible en dehors de la présence de l'enfant. Il est important également de former les professionnels, y compris les enseignants, à reconnaître la pathologie post-traumatique - je pense surtout aux assistantes maternelles et aux familles d'accueil, souvent mal formées à un tel repérage, et qui ne connaissent qu'une faible partie de l'histoire de l'enfant. La formation initiale doit associer des professionnels de champ différent, en mettant l'accent sur les prérogatives des différents intervenants - éducateurs, travailleurs sociaux, etc.

Il faut enfin que la personne qui recueille le dévoilement sollicite rapidement l'intervention d'un médecin, lequel pourra faire une évaluation globale de l'état de l'enfant : examen pédiatrique, examen pédopsychatrique de première intention, ainsi que cela se fait à Besançon au sein du CAVASEM et du réseau médico-judiciaire.

S'agissant du contenu du signalement, nous avons, dans le Doubs, une cellule qui fonctionne très bien. Les informations sont centralisées, puis enrichies par l'ASE et les services du conseil général, par qui les frères et sœurs des victimes sont souvent suivis. Il est essentiel de mentionner les circonstances du dévoilement ; de rester au plus près des propos de l'enfant ; de donner des éléments du contexte familial quand on les connaît ; d'indiquer si la famille est informée ou non du signalement - car l'enfant sait qu'il va devoir affronter sa famille, et lorsqu'il nous semble qu'il est en danger, nous essayons soit d'obtenir une ordonnance de placement, soit de l'hospitaliser aux fins d'observation, afin d'en savoir un peu plus sur ce qu'il vit chez lui. Il convient aussi d'indiquer l'intérêt éventuel de désigner un administrateur ad hoc ; de dire si l'état de l'enfant nécessite des précautions particulières lors de son audition par les enquêteurs ; de joindre un certificat médical initial, descriptif de l'état psychique et somatique de l'enfant - c'est ce que fait le CAVASEM, mais il n'y a pas d'unités médico-judiciaires partout, et l'on doit souvent se contenter du certificat médical du médecin traitant, qui n'est pas toujours très précis. Le CAVASEM s'emploie à faire des certificats-types, qui ne sont pas toujours très représentatifs de ce qu'a subi l'enfant, mais qui ont l'avantage d'aider le médecin à repérer la symptomatologie post-traumatique.

S'agissant de la gestion institutionnelle du signalement, il convient de mettre en place une cellule de signalement dans chaque département, sous l'autorité du conseil général, ainsi que des « fiches navettes » pour informer le signalant du devenir de son écrit ; c'est un souci qui revient très régulièrement chez les signalants, souvent découragés lorsqu'il n'y a pas de retours.

Vis-à-vis de la victime et de son entourage familial, il faut, dans la mesure du possible, les informer qu'un signalement va être réalisé. Il est également important de dissocier signalement et dépôt de plainte, qui peuvent faire l'objet de deux temps distincts. Quand la famille a décidé de porter plainte, c'est une bonne chose de l'encourager, mais dans le cas contraire, je dis à la famille qu'un signalement a été fait, que ce signalement déclenchera une enquête, et qu'elle décidera à cette occasion si elle souhaite porter plainte ou non. Il est essentiel aussi de proposer à l'enfant et à sa famille une prise en charge sociale et thérapeutique, laquelle est principalement assurée par le service public et très peu par le secteur libéral. Actuellement, la pédopsychiatrie est une activité sinistrée, en déficit de médecins. On peut donc regretter que trop souvent les enfants soient « pressés comme des citrons » aux fins de répondre aux besoins de l'enquête et que très peu bénéficient d'un suivi psychologique ultérieur. Il faut enfin informer la famille de l'existence d'associations d'aide aux victimes, car celles-ci sont étrangères au monde judiciaire et ne savent pas du tout comment les choses se passent.

S'agissant de l'audition de l'enfant par les enquêteurs de police ou de gendarmerie, il faut souligner, au préalable, que le délai, souvent long, qui sépare le signalement du début de l'enquête comporte un risque important de passage à l'acte : soit de la victime - risque suicidaire -, soit de l'auteur des faits s'il est averti ; soit d'un membre de la famille désireux de se faire justice lui-même. Ce délai doit donc être encadré par une prise en charge de l'enfant et de sa famille, et doit être réduit autant que possible, même si les enquêteurs n'ont pas forcément les moyens nécessaires.

L'audition du mineur victime doit s'inscrire dans une enquête globale sur l'environnement familial. En effet, les maltraitances sexuelles intrafamiliales se répètent souvent de génération en génération. L'enquête peut donc mettre au jour l'existence de plusieurs victimes, voire de plusieurs auteurs, et ce sur plusieurs générations.

L'audition doit être préparée par la rédaction d'un génogramme avec l'enfant, où celui-ci représente, si possible, plusieurs générations, et par une visite des locaux et une explication du dispositif d'enregistrement vidéo. Le mineur doit être assisté par un professionnel de l'enfance pendant l'audition - ce qui est possible à Besançon depuis 1993 et donne d'excellents résultats. Cette assistance consiste à soutenir l'enfant pendant son audition, à veiller au respect de son rythme, à reformuler les questions si le niveau de développement de l'enfant ne lui permet pas de les comprendre et à aider l'enquêteur à repérer l'origine des blocages psychologiques qui peuvent faire obstacle à l'énonciation des faits. L'assistant peut aussi conseiller à l'enquêteur de suspendre l'audition à un moment déterminé, s'il sent l'enfant vulnérable. L'audition doit être filmée et, en cas de refus du mineur, ce refus doit être motivé - mais je puis dire, par expérience, que ces refus sont exceptionnels, et que l'enfant accepte l'enregistrement dès lors qu'il en a compris la raison parce qu'on la lui a expliquée. À l'issue de l'audition, une information doit être donnée au mineur et à sa famille afin qu'ils puissent bénéficier d'un soutien thérapeutique vers lequel ils peuvent être orientés par l'enquêteur lui-même, lorsque celui-ci travaille en réseau.

Actuellement, la mise en place de la LOLF se traduit par une baisse des crédits consacrés aux frais de justice, ce qui constitue un retour en arrière, car le coût de ces dispositifs, même modeste, est réel. Un procureur nous a ainsi écrit pour nous inviter à réduire ces dépenses d'assistance à l'audition.

Les auditions réalisées pendant l'instruction sont bien distinctes de celles effectuées pendant l'enquête préliminaire et ont souvent lieu plusieurs mois après. Il est important, pour les magistrats comme pour les enquêteurs, qu'elles soient filmées également, car la vidéo est impitoyable - ce qui explique peut-être, d'ailleurs, les 90 % de refus dont on fait état dans certains commissariats. L'enfant doit pouvoir y être assisté par son administrateur ad hoc ou par son avocat dans le cas d'agressions intra-familiales. L'audition doit pouvoir servir de base, dans certains cas, à une confrontation - afin d'éviter une confrontation directe avec l'agresseur.

Enfin, au cours du procès lui-même, il faut éviter, au cours de l'audition de l'enfant, de le questionner une nouvelle fois sur les faits. Il s'agit davantage, en effet, de recueillir ses réactions et de l'interroger sur son évolution depuis le dévoilement, de s'intéresser à lui en tant que personne, et non pas seulement en tant qu'enfant abusé - car il a des ressources en lui-même, sans quoi ce serait à désespérer d'exercer en pédo-psychiatrie... Enfin, l'enfant ne doit pas, à cette occasion, être confronté à sa propre audition filmée.

Enfin, tout médecin qui examine un enfant dans un contexte d'allégation d'agression sexuelle doit connaître quelques principes fondamentaux de cette pratique.

Il est important, en premier lieu, qu'il reçoive l'enfant individuellement après avoir rencontré la famille ou la personne à qui il s'est confié. En général, je reçois d'abord les parents pour qu'ils relatent les faits, ce qui prend beaucoup de temps parce qu'ils sont très stressés et qu'il faut les rassurer. Puis, lors d'une deuxième consultation, je reçois l'enfant seul, pour qu'il me dise lui-même ce qui lui est arrivé. Ce n'est pas, j'y insiste, une audition : je m'intéresse à l'enfant dans sa globalité, et pas seulement en tant que victime.

Il est essentiel, en effet, de procéder à un examen pédiatrique global, ainsi que de prévoir un bilan sérologique afin de rechercher d'éventuelles maladies sexuellement transmissibles - notre réseau comprend des spécialistes à cette fin. En revanche, il ne faut pas réaliser d'examen médico-légal gynécologique si l'on n'a pas les compétences requises : je dis cela parce que le médecin de famille est souvent tenté de le faire, à la demande des parents qui veulent savoir si leur petite fille a été déflorée. C'est un examen qui peut être très traumatisant, et il vaut mieux adresser l'enfant à un spécialiste dont l'examen aura une valeur sur le plan médico-légal.

Il faut également évaluer la symptomatologie post-traumatique associée à l'agression sexuelle subie et la consigner dans le certificat médical, ainsi qu'être attentif au langage corporel utilisé par l'enfant, qui peut être pathognomonique de certaines agressions sexuelles. C'est quelque chose que l'on voit souvent dans les auditions : des enfants qui se mettent à toucher leur bouche, à y porter des objets, notamment quand ils ont subi des fellations, dont ils ne parlent pas spontanément parce qu'ils ont honte. Cela permet aux enquêteurs, s'ils sont attentifs, de poser des questions. Il faut enfin rédiger un certificat médical initial ou orienter l'enfant vers une structure susceptible de le faire, et orienter la famille vers un lieu de prise en charge psychologique ou hospitaliser l'enfant si sa protection n'est pas assurée dans le milieu familial.

M. le Président : Je vous remercie, Madame, pour votre exposé très intéressant, et aussi pour avoir accepté de venir témoigner aujourd'hui devant nous malgré l'impératif majeur d'ordre personnel qui vous rappelle à Besançon.

Mme Yvette BERTRAND : La brigade de protection des mineurs, que je dirige depuis décembre 2002, est l'une des six brigades centrales de la direction de la police judiciaire de la préfecture de police de Paris. Son originalité tient à ce qu'elle intervient à la fois dans le domaine de la prévention, en coordination avec les intervenants sociaux, et dans celui de la répression à l'encontre des auteurs de crimes et délits commis sur les enfants. La brigade est seule compétente à Paris intra muros pour prendre en charge et traiter judiciairement le cas des mineurs victimes d'infractions : maltraitance physique, violences sexuelles, enlèvements parentaux, pédophilie ou pédopornographie sur l'Internet, exploitation sous toutes ses formes.

La brigade, qui fonctionne vingt-quatre heures sur vingt-quatre sans discontinuer, assume notamment sa mission de protection de l'enfance et de l'adolescence en danger par la prise en charge des mineurs trouvés sur la voie publique à Paris. La notion de « mineur en danger » nous permet d'accueillir les mineurs signalés en fugue, les mineurs repérés sur les lieux de prostitution, les mineurs en errance et les mineurs étrangers isolés. Le service traite également toutes les fugues et les disparitions inquiétantes signalées dans la capitale. L'examen de la situation de ces mineurs nous conduit à proposer que des mesures socio-éducatives soient prises par des services spécialisés. Par ailleurs, la brigade diligente des investigations en urgence, soit à la demande des autorités judiciaires, soit d'initiative à partir de signalements reçus directement au service. Lors de toutes ces interventions, les enquêteurs de la brigade sont attentifs à détecter l'existence d'infractions et peuvent, à tout moment, prendre l'initiative d'une enquête pénale.

Sur le plan répressif, la brigade traite notamment toutes les affaires de violences sexuelles commises sur des mineurs à Paris. Ce monopole lui donne une grande visibilité qui vaut pour l'ensemble des intervenants, policiers, intervenants sociaux, associations, familles, et enfants eux-mêmes. La majorité des infractions sexuelles commises sur des mineurs se déroule dans le cercle familial, mais cette centralisation prend tout son sens lorsqu'il s'agit de traiter des agresseurs extérieurs à la famille, quels qu'ils soient. La création d'une cellule de documentation et de synthèse au sein du service, il y a plus de dix ans, permet de travailler efficacement sur les agressions sexuelles commises par inconnus à partir des signalements et des modes opératoires. La brigade dispose depuis 1997 d'une salle spécialement conçue pour les enregistrements audiovisuels des témoignages et elle a un partenariat très étroit avec le service des urgences médico-judiciaires de l'hôpital Trousseau pour les examens des mineurs.

La brigade comprend actuellement, outre une psychologue qui lui a été affectée à plein temps en octobre 2004, quatre-vingt-dix fonctionnaires, dont trois commissaires. Elle est organisée en deux sections. La section des groupes d'enquêtes comprend trois groupes qui se répartissent la capitale par secteurs. Ils sont chargés des enquêtes pénales concernant des faits commis dans le milieu familial ainsi que des délégations judiciaires émanant des juges pour enfants ou du parquet. La section des groupes opérationnels est également composée de trois groupes sectorisés, qui traitent les affaires commises hors la famille, et d'un groupe spécialisé dans la répression de la pédophilie et de la pédopornographie sur l'Internet.

Chaque groupe fonctionne sous l'autorité d'un commandant, chef de groupe. Les groupes sectorisés assument à tour de rôle une permanence d'une journée, un groupe spécialisé prenant la relève la nuit. Je tiens à ce que tous les fonctionnaires du service suivent les formations spécialisées proposées par le Centre national d'études et de formation de la police nationale de Gif-sur-Yvette. Elles portent sur l'entretien avec le mineur victime, la personnalité du délinquant sexuel, la pédopornographie sur l'Internet et le témoignage en cour d'assises. Ces stages sont suivis de la pratique intensive des entretiens avec les enfants. Les dossiers sont conduits en équipe, ce qui permet des regards croisés sur des affaires particulièrement délicates.

L'enquête de police commence souvent à la suite d'un signalement, mais ce n'est pas toujours le cas, car la brigade peut être saisie de toute situation pénale se déclenchant à Paris. Cela vaut pour les affaires flagrantes, dont le service se saisira immédiatement. Qu'une permanence soit assurée donne aussi la possibilité aux victimes et à leur famille de faire à tout moment une déclaration de main-courante ou un signalement, ou de déposer une plainte. Mais la majeure partie des saisines du service se font par courrier du parquet des mineurs, car les faits pénaux dont l'enfant est victime sont la plupart du temps connus par un signalement adressé à l'autorité judiciaire, souvent rédigé par un travailleur social, de secteur scolaire. Sa rédaction a une grande importance car elle conditionne les premières investigations. Il est donc essentiel qu'il soit rédigé de manière précise et objective, en reprenant in extenso les premiers propos tenus par l'enfant, en soulignant le contexte du dévoilement, en indiquant le nom des personnes présentes qui ont pu entendre l'enfant et en exposant les diligences effectuées. En 1994, a été créée à Paris une cellule de traitement des signalements en urgence qui a mis sur pied un circuit unique de collationnement de ces signalements afin de les faire parvenir rapidement au parquet.

Dès réception du signalement ou de la plainte, la brigade commence l'enquête pénale proprement dite. L'un des éléments essentiels de la procédure sera bien sûr l'audition de l'enfant, mais ce n'est pas le seul, et d'autres ont aussi une grande importance. La brigade s'emploiera, dans un premier temps, à exploiter les renseignements contenus dans le signalement. S'agissant d'une plainte directe déposée à la permanence du service, l'enquêteur s'attachera à entendre la personne qui accompagne l'enfant pour mettre en lumière les circonstances du dévoilement. Cette phase de l'enquête permet de mieux cerner les circonstances de la révélation du mineur mais aussi de mettre à jour l'éventuelle « pré-enquête » qui aurait pu être faite en toute bonne foi par un travailleur social ou par un membre de la famille.

Une fois l'enfant entendu, il faut rassembler des éléments d'enquête supplémentaires, qu'ils confortent ses dires ou qu'ils apportent des éléments divergents. Les enquêteurs recueilliront le témoignage de l'entourage familial, scolaire et parascolaire de l'enfant et feront toutes les investigations qu'il leur est possible de faire dans cette phase de l'enquête.

Plutôt que de « recueil de la parole de l'enfant », mieux vaut parler d'« entretien avec l'enfant, ou d'audition ». Cet entretien, qui a une visée judiciaire, puisqu'il tend à matérialiser une infraction, doit être mené par un enquêteur de police spécialisé. J'y tiens beaucoup. La brigade mène ces auditions, sous forme d'entretiens vidéo depuis 1997, dans une salle spécialement aménagée qui permet d'entendre les mineurs de tous âges dans de très bonnes conditions. On a parlé du refus de l'enregistrement vidéo par certains mineurs et il est exact que, parfois, de grands adolescents ne le souhaitent pas. Quoi qu'il en soit, qu'il y ait ou non enregistrement, l'entretien se déroule dans les mêmes conditions, avec les mêmes techniques, sous la forme d'un entretien non suggestif. Après la prise de contact et la mise en confiance de l'enfant, l'enquêteur l'amène à faire un récit libre de ce qu'il a pu subir et, par un questionnement ouvert, lui en fait préciser certains points si nécessaire. Au terme de l'entretien, la suite de la procédure est expliquée à l'enfant. Évidemment, l'enquêteur s'adapte à l'âge de l'enfant, à son niveau de langage et à son degré d'émotion, qu'il lui faut canaliser pour que l'entretien ait lieu dans de bonnes conditions. Le recours au dessin, aux jouets, à des poupées sexuées peut être envisagé lorsque l'enfant a du mal à verbaliser. L'enquêteur doit s'attacher à décrypter quelle réalité les mots employés recouvrent - ainsi, un jeune enfant qui parle de ses « fesses » parle-t-il de son postérieur ou de son sexe ? L'intérêt de l'enregistrement audiovisuel tient aussi à ce qu'il montre la difficulté à parler de l'enfant mais aussi sa gestuelle. J'ai ainsi le souvenir d'une fillette âgée de six ans, contrainte de faire des fellations à un voisin, qui a porté une bouteille à sa bouche et s'est mise à la sucer.

La loi de 1998 prévoit un double enregistrement audiovisuel qui donne lieu à une retranscription intégrale par procès-verbal. Je souhaite qu'afin de gagner du temps cette retranscription, souvent très longue, soit allégée, et que l'on ne retranscrive que les paroles de l'enfant qui caractérisent l'infraction. De même, il serait souhaitable que l'enregistrement audiovisuel soit ensuite visionné par le magistrat instructeur et confié à l'expert chargé d'évaluer la personnalité de l'enfant. Sinon, pourquoi le faire ? L'objectif de la loi de 1998 était d'éviter à l'enfant de devoir répéter son témoignage. Malheureusement, les dispositions de ce texte sont ignorées par les magistrats instructeurs et par le parquet - qui se contentent des procès-verbaux d'audition - et les experts ne disposent pas des cassettes, alors même que les témoignages ainsi recueillis sont les plus proches du moment du dévoilement. Les fonctionnaires de police ont malheureusement l'impression que leur travail n'est pas exploité, sauf en cas de contestation de leur questionnement lors du procès, et cela produit sur eux un effet assez détestable. Heureusement, je sais que certains présidents de cour d'assises se font projeter les enregistrements mais, sur un plan général, l'application de la loi de 1998 suscite de nombreuses interrogations. Que fait-on de ces enregistrements ? Pourquoi des magistrats réentendent-ils les enfants en se contentant d'un procès-verbal écrit alors que la loi prescrit un enregistrement ?

Ces enregistrements sont en tout cas très utiles au travail des enquêteurs, notamment dans les dossiers qui partent en province pour audition du mis en cause et, à l'inverse, dans ceux qui arrivent à la brigade pour la même raison. Ils sont tout aussi utiles lorsque le service doit procéder à une confrontation dans la période de garde à vue du mis en cause. La cassette peut alors lui être projetée en tout ou partie.

Dans la plupart des affaires, le mis en cause est un proche de l'enfant. En 2005, l'auteur était un proche de la victime dans 37 % des affaires de viol et dans 41 % des affaires d'agression sexuelle. La tendance croissante, ces dernières années, à l'implication des proches, est à mettre en relation avec les recompositions familiales et la constitution de familles élargies. Il est très important de faire apparaître les liens familiaux dans les procédures.

L'enfant, lors de son audition, désigne son agresseur. Son témoignage est une pièce maîtresse de la procédure, mais il est nécessaire de le croiser avec les éléments d'enquête rassemblés par ailleurs. Une réquisition judiciaire sera adressée au service des urgences médico-judiciaires de l'hôpital Trousseau afin que l'enfant y soit examiné. En général, l'examen a lieu après l'audition de l'enfant à la brigade mais il peut arriver, en cas de flagrance par exemple, qu'il soit réalisé en priorité pour essayer de sauvegarder certaines preuves. L'officier de police judiciaire relate par téléphone au médecin le contexte de l'agression et les propos de l'enfant, lui évitant ainsi de devoir à nouveau expliquer ce qu'il a subi. Un pédopsychiatre est présent à l'hôpital, qui peut être requis pour évaluer le retentissement psychologique subi et la personnalité de l'enfant.

L'interrogatoire du mis en cause a lieu à la fin de procédure. Dans la majorité des affaires de violences sexuelles, il est placé en garde à vue. La brigade exploite au maximum les vingt-quatre ou quarante-huit heures dont elle dispose pour mener à bien les actes d'enquête restants, essentiels, et qui demandent du temps. Les auditions auxquelles le mis en cause est soumis doivent être approfondies, car il a des explications à fournir quant aux accusations dont il est l'objet et aux éléments d'enquête réunis. Constatations et perquisitions peuvent avoir lieu pour voir si des éléments étayent les accusations. Certains peuvent avoir un lien direct avec l'agression, d'autres aider à éclairer la personnalité du mis en cause. Les enquêteurs interrogent sa famille et ses proches mais aussi la fratrie de l'enfant pour déterminer si d'autres que lui ont été victimes de faits similaires. Ainsi, une procédure ouverte après les révélations d'une jeune fille a permis de révéler que trois autres enfants avaient aussi été victimes de violences sexuelles de la part de leur beau-père.

Le temps de la garde à vue est aussi celui de la confrontation avec le mineur, sauf si l'enfant, très jeune ou particulièrement vulnérable, ne peut être mis en présence de son agresseur. Si l'enfant est plus âgé et qu'il y acquiesce, la confrontation est un moment crucial. Elle est souvent voulue par les adolescents, qui se trouvent pour la première fois en mesure de dire au mis en cause : « Tu m'as fait mal, tu n'avais pas le droit ». Ce sont des moments très forts, dont il peut résulter la reconnaissance des faits par un auteur incapable de nier.

Ces dossiers qui touchent à la sphère familiale sont les plus difficiles à traiter. Il y a peu ou pas d'indices matériels, la cellule familiale est souvent déchirée, l'enfant souvent jeune et, dans la plupart des cas, il n'y a pas d'aveu, ou si peu. Pour que le magistrat du parquet puisse se prononcer, les dossiers qui lui sont présentés par la brigade doivent donc faire état des résultats du maximum d'investigations.

La psychologue affectée à la brigade a un double rôle. Elle peut intervenir, à la demande de l'enquêteur, afin de l'aider à faciliter la parole de l'enfant en travaillant avec lui à le mettre en confiance. Dans ce cas, elle peut assister à l'audition, mais celle-ci est toujours menée par le fonctionnaire de police. D'autre part, elle peut, après l'audition, recevoir l'enfant et sa famille et discuter avec eux d'une éventuelle orientation thérapeutique, conseils que les enquêteurs n'ont pas le temps de donner. Or, au delà du dépôt de plainte et des aléas de la procédure, il est essentiel que l'enfant soit pris en charge dans un lieu neutre à visée thérapeutique.

En conclusion, les affaires de violences sexuelles sur mineur recoupent des réalités très différentes selon que l'auteur est ou non un proche de l'enfant. Néanmoins, les techniques d'entretien doivent être les mêmes afin de recueillir au mieux les dires de l'enfant. Il en va de même pour les investigations réalisées lors de ces enquêtes. Afin de garantir les droits des enfants et ceux des mis en cause, ces procédures doivent être confiées à des fonctionnaires spécialement formés.

Mme Nathalie BECACHE : Vous avez entendu Mme Yvette Bertrand et vous avez compris que c'est un privilège de diriger, comme je le fais, la section des mineurs du tribunal de grande instance de Paris, puisque cette section spécialisée du parquet qui travaille dans une autonomie presque totale et dans laquelle huit magistrats assurent une permanence vingt-quatre heures sur vingt-quatre, travaille avec un interlocuteur enquêteur unique, la brigade de protection des mineurs qui a, elle aussi, une compétence exclusive. De ce fait, des relations étroites se nouent, sans tabous, qui permettent la circulation, fondamentale, de l'information. De même, c'est une remarquable unité spécialisée qui, à l'hôpital Trousseau, se consacre à l'accueil et à la prise en charge des jeunes victimes et aux constats médico-judiciaires mais, en fonction des horaires, nous sommes aussi contraints de recourir à la très grande unité médico-judiciaire, gigantesque celle-là, de l'Hôtel-Dieu. Le concours de la section spécialisée du barreau nous est aussi précieux.

Mme Yvette Bertrand a souligné, à juste titre, combien il est important que le parquet soit saisi des faits dans des délais aussi brefs que possible après qu'ils ont été commis et révélés par l'enfant. Dans la grande majorité des cas, les viols et les agressions sexuelles sont signalés par des tiers. Je tiens à souligner que le terme « recueil de la parole de l'enfant » m'est étranger, à la fois parce qu'il est étranger au code de procédure pénale et parce que je l'estime impropre, en ce qu'il porte une trop lourde charge symbolique. Une enquête judiciaire n'est pas le moment du recueil d'une parole sacralisée, sorte d'émanation aussi volatile que spontanée, et définitivement figée. La réalité est autre : des confidences sont faites à des tiers, puis ont lieu les auditions des enfants, qui ne sont pas passives mais dirigées pour permettre la manifestation de la vérité. Il s'agit d'une quête de vérité qui n'est pas forcément favorable à l'enfant, auquel il faudra parfois expliquer que l'on doit classer la procédure, non qu'il ait menti mais parce que l'on n'est pas parvenu à établir la réalité de ce qu'il a indiqué. Voilà pourquoi les déclarations des enfants doivent être confrontées aux éléments objectifs rapportés par l'enquête et aux dires de l'accusé. L'audition est évidemment conduite de manière adaptée à l'âge de l'enfant, qui est ensuite confronté à celui qu'il accuse. Tout cela fait qu'il n'y a pas sacralisation, et qu'il ne doit pas y en avoir, y compris dans la thérapeutique, qui poursuit un autre objectif.

S'agissant de la saisine, j'appartiens à un parquet qui a une très forte culture de la transversalité, du décloisonnement. J'ai une expérience de vingt ans du parquet et j'ai vécu cette révolution : le magistrat du parquet obligé de sortir. Depuis la mise en place de la politique judiciaire de la ville, nous allons expliquer aux élus les raisons de telle ou telle politique pénale, dans des enceintes diverses. C'est l'occasion de se connaître, de rencontrer aussi les principaux des collèges, les travailleurs sociaux, les personnels des hôpitaux de Paris. Ces rapprochements font qu'un professeur, un chef de service, un travailleur social qui nous connaissent peuvent nous téléphoner pour nous demander conseil dans la rédaction d'un signalement, ce qui accélèrera le processus. Nous sommes donc parfois en position de conseiller technique pour aider à « calibrer » de ce qui va nous être transmis. En retour, nos interlocuteurs seront informés de la réponse pénale apportée au signalement.

Voilà pourquoi la section des mineurs doit être sectorisée. C'est le cas au tribunal de Paris. Chaque membre de la section est chargé de trois arrondissements, dans lesquels il connaît les principaux, les CPE et, le cas échéant, les infirmières, tous rencontrés au sein des comités « santé citoyenneté » et des CLS. Il connaît aussi le personnel des services de l'aide sociale à l'enfance. À Paris, l'ASE a créé un bureau spécialisé qui lit tous les signalements provenant de toutes les sources. Ce circuit centralisé, performant, permet que les signalements soient faits au plus près des révélations et que les urgences nous soient adressées au plus vite.

Voilà ce qu'il est en est en amont, après la révélation par l'enfant à des tiers. Que nous soyons en regard avec la brigade de protection des mineurs fait qu'il n'y a ni perte de temps ni perte de substance, et l'enquête démarre quelque soit le jour et l'heure. Il faut alors déterminer les circonstances du signalement et quels enjeux se nouent - vérifier, en particulier, que l'enfant n'est pas instrumentalisé dans le cadre d'un conflit familial grave.

Vient alors la phase de l'audition proprement dite, dont je confesse que l'enregistrement est insuffisamment exploité. Il est vrai que les cassettes audiovisuelles sont très peu visionnées et qu'elles le sont davantage lors du procès en correctionnelle ou aux assises que pendant l'instruction. Avant d'en dire les raisons, je m'insurge contre l'idée d'une transcription partielle de ces auditions. L'enregistrement audiovisuel de l'audition des enfants ne dispense nullement l'enquêteur de dresser un procès-verbal intégral, pièce fondamentale dont on ne peut se passer. La brigade de protection des mineurs de Paris le fait d'ailleurs très bien, en mentionnant, outre les questions et les réponses, les postures et les silences. Lire un procès-verbal demande un quart d'heure, alors que le visionnage d'une cassette peut prendre deux heures. Or, nous suivons chaque année 200 à 300 procédures d'agressions sexuelles ou de viols qui, toutes, doivent être traitées rapidement.

On pratique beaucoup le défèrement à l'issue des vingt-quatre ou quarante-huit heures de garde à vue. Une part non négligeable des procédures - quelque 20 % - sont finalement classées sans suite. Ce n'est pas entièrement surprenant, car le terme d'« agression sexuelle » englobe bien des choses, y compris de toutes petites choses. Il arrive aussi, malheureusement, que les auteurs de faits qui ont motivé l'ouverture de procédures contre X n'aient pu être identifiés. Quoi qu'il en soit, il revient au parquet d'accompagner la décision à son terme et de la faire accepter au plaignant.

Un mot, pour finir, sur l'unité des urgences médico-judiciaires de l'Hôtel Dieu. Créée en 2003, et très performante, elle est le fruit d'une concertation. L'AP-HP a adhéré à ce projet coûteux, dont la création n'avait rien d'évident, comme on le voit sur tout le territoire. Le débat a porté sur la question de savoir si l'on devait profiter de l'existence de ce lieu rassurant et accueillant pour en faire le lieu d'audition unique de l'enfant. La conclusion, qui a fait l'objet d'un consensus des enquêteurs, du parquet et des médecins, a été qu'il ne convenait pas de prendre prétexte du confort éventuel des lieux pour l'enfant, confort qui reste d'ailleurs à vérifier, mais qu'il fallait séparer ce qui relève de l'enquête et ce qui relève des soins. Aussi, l'unité des urgences médico-judiciaires ne travaille que sur réquisition. Un service hospitalier séparé se consacre au suivi des mineurs victimes d'agressions sexuelles ou de maltraitances. Avec le recul, ce choix, quelque peu abstrait, apparaît pertinent.

Mme Laurence GOTTSCHECK : Je souhaite rendre compte de la complexité de ces dossiers. La première loi permettant que, dans les affaires où des mineurs sont victimes de faits intrafamiliaux, des avocats interviennent à la procédure date de 1989 et a été améliorée par la loi de 1998. Dans les faits d'inceste, la loi prévoit que l'avocat ne peut intervenir que désigné par un administrateur ad hoc, lui-même nommé par le juge. L'avocat intervient en bout de course ; il n'est présent ni lors du recueil de la parole de l'enfant par les enquêteurs, ni lors de son décryptage par le juge d'instruction et les experts. Il lui revient non seulement de demander réparation, mais de démontrer devant l'institution judiciaire la véracité et la réalité des faits dénoncés par l'enfant.

Lorsqu'il s'agit de violences intrafamiliales, l'avocat intervient toujours au titre de l'aide juridictionnelle ; il n'est donc en aucun cas rémunéré par la famille. Lorsque l'on est face à un tiers agresseur, les parents désignent directement l'avocat de leur choix. Dans le sillage de la ratification par la France de la Convention internationale des droits de l'enfant, le barreau de Paris a créé en 1991 une antenne spécialisée pour assister les mineurs au pénal et les mineurs victimes. Elle comprend environ 120 avocats qui interviennent devant toutes les juridictions.

Il est patent qu'à Paris les dispositions de la loi du 17 juin 1998 relatives à l'enregistrement audiovisuel des auditions d'enfants sont parfaitement respectées par la brigade de protection des mineurs mais que, pour les magistrats instructeurs, elles sont tombées dans le néant. La seule expérience à laquelle j'ai assisté s'est faite avec une caméra qui est tombée en panne après trois minutes, si bien qu'il a fallu tout reprendre à la main. Les greffiers n'ont ni la formation adéquate, ni le matériel nécessaire pour le visionnage des enregistrements, lesquels ne rencontrent de toute façon pas grand succès auprès des magistrats instructeurs. Pas une seule fois, depuis 1999, je n'ai assisté au visionnage de l'enregistrement audiovisuel de l'audition d'un enfant réalisé par un enquêteur, ce qui est dommageable. Cela s'explique souvent par le manque de temps, mais aussi par le fait que les magistrats ont besoin de se colleter avec la réalité de l'enfant, qu'ils veulent se forger leur propre conviction en réentendant l'enfant, parfois pendant des heures. J'ai ainsi vu des enfants de neuf ou dix ans être entendus deux heures d'affilée par un juge alors qu'ils avaient déjà été auditionnés par les enquêteurs. J'ai beau fréquenter assidûment la 15chambre du tribunal correctionnel de Paris qui a à connaître de l'intégralité des affaires relatives aux mineurs victimes, je n'y ai jamais vu visionner une seule des cassettes enregistrées par la brigade de protection des mineurs. Là encore, il y a sûrement un problème de temps, mais c'est aussi que, lorsque les faits sont contestés, la juridiction de jugement éprouve le besoin d'entendre le mineur et de l'interroger alors même qu'il a été entendu par les enquêteurs et par le magistrat instructeur.

Il est important d'avoir un entretien seul à seul avec l'enfant et de le préparer. L'avocat lui donne accès à la procédure, lui donne connaissance des pièces de la procédure, mais, pour autant, on ne doit pas lui dicter, ni lui relire les dépositions qu'il a pu faire devant les services de police, afin qu'il conserve sa spontanéité. S'il n'a pas menti, il pourra toujours restituer ce qui lui est arrivé, même de manière très brouillonne, à charge pour les adultes de retranscrire ces éléments.

Ce sont des filtres successifs auxquels il doit se plier, avec beaucoup de courage, mais c'est une réalité à laquelle nous sommes confrontés, et à laquelle nous devons préparer l'enfant du mieux que nous pouvons, lors de la phase de l'instruction.

Personnellement, je ne réinterroge jamais un enfant sur les faits, parce que j'ai le dossier, et qu'hormis quelques points à préciser, je n'ai pas besoin qu'il me resserve un discours qu'il devra resservir devant le juge d'instruction et la juridiction de jugement.

S'agissant de la préparation, on fait ce que l'on peut avec ce que l'on a. Nous assurons une formation à l'antenne des mineurs. Il est parfois regrettable que l'on s'adresse à un enfant avec des repères d'adultes, comme on peut le voir dans certains cabinets d'instruction ou encore à l'audience, qu'on lui demande des dates précises, du fait des délais de prescription, qu'on puisse demander à une petite fille de six ou sept ans ce qu'est exactement une fellation. Les enfants peuvent être dans l'incapacité de restituer des éléments importants pour des adultes, mais donner tout en vrac, voire ne pas donner ces éléments capitaux.

C'est à nous d'essayer de les rassurer et de les accompagner. Il faut être très disponible, mais malheureusement, le temps, c'est un peu ce qui nous manque à nous tous, professionnels - le temps qu'un enfant s'adapte, le temps qu'il nous fasse confiance - surtout s'il a été victime de violences au sein de sa propre famille et qu'il a déjà été trahi par les plus proches, le temps de lui expliquer, de ne pas lui mentir, d'être d'abord professionnel du droit, c'est-à-dire de regarder dans les dossiers s'il existerait des nullités qui pourraient entraîner la nullité de la moitié de la procédure, de lui expliquer que les procédures vont durer très longtemps. Certains dossiers sont jugés par les cours d'assises trois ou quatre ans après les faits. À Paris, les délais d'audiencement sont d'un an à compter de l'ordonnance de mise en accusation devant la cour d'assises, et ce n'est qu'un délai de latence, c'est-à-dire qu'il ne se passe strictement rien. Vous savez, vous, adultes, combien c'est long, imaginez alors ce que cela représente pour des enfants pour qui deux mois, c'est déjà énorme. Attendre le jugement de son affaire pendant des années, cela peut lui être préjudiciable. Certains arrivent à faire avec, d'autres n'arrivent pas à avancer en attendant.

Avec l'affaire d'Outreau, les professionnels de terrain ont eu le sentiment d'un risque de recul. Au contraire, votre commission permet peut-être de transcender ce risque et d'avancer. C'est, en tout cas, le souhait que je formule pour que cette parole de l'enfant continue à être ce qu'elle a été depuis une quinzaine d'années, reconnue.

M. le Président : Mme Dominique Frémy doit nous quitter. Merci beaucoup, Madame, de votre contribution.

Monsieur Éric Maréchal, vous êtes conseiller à la cour d'appel d'Angers, vous avez présidé la cour d'assises lors du fameux procès d'Angers qui, lui, n'a révélé aucun dysfonctionnement, contrairement à l'affaire d'Outreau...

M. Eric MARÉCHAL : Pour l'instant du moins, car l'affaire va être jugée en appel par une autre cour d'assises. Tenu au secret, je n'aborderai pas le fond de ce dossier, mais je voudrai parler des enseignements que l'on pourrait peut-être tirer de l'organisation et du déroulement de ce procès.

J'ai vingt ans d'expérience professionnelle derrière moi : j'ai commencé par les fonctions de juge d'instruction avant d'être président de tribunal de grande instance et de devenir conseiller à Angers. À ce titre, j'ai accepté la présidence du procès d'Angers.

Tout au long de cet exercice professionnel, j'ai été, comme mes collègues, confronté à l'évaluation du poids de la parole de la victime et du sens de la parole de l'enfant. Quelle valeur lui accorder ? Quelle distance le juge doit-il avoir, lui qui au final prend la décision ?

Je commencerai par le problème de la parole et de sa portée judiciaire.

À Angers, j'ai choisi, en ma qualité de président d'audience et responsable à ce titre du déroulement de l'audience, de ne pas procéder à l'audition des enfants en raison principalement de leur âge - entre six et douze ans.

Pour autant, il était essentiel que la parole des enfants qui étaient présentés comme victimes des faits poursuivis soit entendue au cours du procès, que les accusés soient confrontés à cette parole qui les mettait parfois en cause, et puissent discuter de manière contradictoire de cette mise en cause.

Quatorze jours de débats sur les quatre-vingt treize du procès ont été consacrés à cette parole de chacun des quarante-cinq enfants, dans un souci constant d'individualisation, en trois temps forts, à commencer par la diffusion des enregistrements vidéo des auditions effectuées tant au stade de l'enquête que par le juge d'instruction en charge du dossier. La cour a ainsi vu vingt-et-un des quarante-trois enregistrements réalisés par les policiers et trente-huit des quarante enregistrements effectués au cours de l'instruction pour une durée totale d'une quarantaine d'heures.

Nous avons ensuite procédé à l'audition, en qualité de témoins, des personnes intervenues auprès des enfants, principalement après le déclenchement de la procédure et susceptibles d'avoir pu recueillir cette parole. Il s'est agi principalement des éducateurs référents, des éducateurs de foyer, ou des assistantes maternelles ou familles d'accueil qui s'occupaient au quotidien des enfants.

Nous avons enfin entendu les experts psychiatres et psychologues ayant, dans le cadre d'une expertise médico-psychologique conjointe, procédé à l'examen de chaque mineur. Je reviendrai sur cette expertise.

Une seule victime présumée, mineure au moment des faits et devenue majeure au cours du procès, a été sur sa demande entendue.

S'agissant de l'enregistrement des auditions des mineurs, l'article 706-52 du code de procédure pénale, tel qu'il est issu de la loi du 17 juin 1998, constitue un cadre juridique adapté et suffisant pour le recueil de la parole de l'enfant. Toutefois, sa mise en œuvre est encore trop inégale, notamment au stade de l'enquête.

On voit encore trop d'auditions techniquement mal réalisées, où l'enquêteur reçoit l'enfant dans des locaux qui ne sont pas adaptés, où le téléphone n'est pas coupé, la porte pas fermée, où la caméra, mal fixée, bouge et filme le vide. L'enregistrement, au final, n'est pas exploitable.

Il arrive, par ailleurs, que l'enquêteur se comporte avec l'enfant comme s'il était avec un témoin adulte. Souvent les propos de l'enfant sont réécrits selon des normes grammaticales correctes et un vocabulaire d'adulte.

Mais il n'y a pas de fatalité. J'ai vu des enquêteurs formés adopter un discours adapté à l'âge de leur interlocuteur.

Au procès d'Angers, la juge d'instruction a procédé à l'enregistrement de toutes les auditions. Permettez-moi d'ouvrir une parenthèse à ce propos. Il est parfois indispensable pour le juge d'instruction de réentendre les mineurs, non pas pour faire reprendre de A à Z tout ce qui a été dit, mais parce qu'un dossier d'instruction peut évoluer, la personne mise en examen peut changer de version, ne plus reconnaître les faits, ce qui oblige le juge d'instruction à réinterroger l'enfant.

Pour revenir au procès d'Angers, la juge d'instruction a veillé à ce que toutes les auditions soient filmées, ce qui n'avait rien d'évident, notamment du fait de l'absence de technicien. Ne faudrait-il pas réfléchir à la présence d'un technicien dans les juridictions à ces moments-là ?

Ces auditions, de l'avis de tous, ont été un modèle de conduite de questionnement des enfants - questionnement libre, puis plus directif, tout en restant neutre. Elle a fait preuve de beaucoup de patience et s'est toujours attachée à vérifier que le langage qu'elle utilisait était bien compris. Tout était fait pour limiter au maximum le risque de suggestibilité et éviter que l'enfant ne soit dans le désir de plaire à l'adulte, ne serait-ce que pour retrouver l'intérêt qu'il a pu susciter au moment où il a révélé les faits. Le risque est d'autant plus grand que l'enfant est jeune.

Notre collègue pratiquait également l'audition en continu. J'ai vu des enquêteurs poser une question, attendre la réponse, frapper la question, puis la réponse, avant de poser une nouvelle question.

Par ailleurs, le mineur doit signer le procès-verbal de son audition, ce qui signifie qu'il doit revenir quelques heures après l'audition, le temps que celle-ci soit retranscrite. Dans ce cadre, ne pourrait-on se passer de l'authentification par l'enfant, dès lors que le greffier, le juge, sont là ?

Dans le respect de l'oralité des débats, chacun a ainsi pu, à Angers, se faire une opinion sur la gestuelle de l'enfant, l'expression de ses émotions, son discours.

D'aucuns diront peut-être que la justice à Angers s'était donné les moyens de bien faire. Peut-être, mais je suis de ces présidents d'assises qui, après avoir visionné l'enregistrement alors qu'ils préparent le dossier, diffusent lors des débats les enregistrements vidéo des mineurs dès que cela paraît utile à la manifestation de la vérité et à l'information des jurés. Je ne pense pas, pour autant, qu'il faille en faire une obligation légale, car il est des dossiers où cela n'est pas utile, par exemple lorsque les faits ne sont pas contestés ou que la victime présente souhaite s'exprimer à la barre.

En revanche, je déplore la réticence naturelle du juge d'instruction à procéder à l'enregistrement au prétexte que cet enregistrement a déjà eu lieu au cours de l'enquête et qu'il est suffisant. L'expérience d'Angers montre tout l'intérêt d'enregistrer l'évolution de la parole de l'enfant au cours de son développement.

Je pense qu'au fond de lui-même, le juge d'instruction, qui ne maîtrise pas forcément la technique, ne souhaite pas qu'on porte un autre regard sur son travail que celui qui est porté sur la procédure écrite qu'il produit ou par ses interlocuteurs habituels. L'enregistrement peut être perçu comme une intrusion.

La loi, qui ne sanctionne pas actuellement le défaut d'enregistrement ou le défaut de refus non motivé d'enregistrement, doit le faire encore davantage entrer dans les mœurs judiciaires en le rendant obligatoire, sauf décision spécialement motivée par des éléments démontrant que l'enregistrement filmé serait contraire à l'intérêt de l'enfant - par exemple dans le cas où les faits qu'il dénonce ont été enregistrés par leur auteur.

L'enregistrement est une pièce de procédure qui peut être librement consultée par les avocats, lesquels peuvent aussi demander que leur client soit interrogé au vu de l'enregistrement. Dans ce dossier d'Angers, une seule demande a été formulée en ce sens au cours de l'instruction. Il est malheureusement rarissime que cette pièce soit exploitée tant par le juge d'instruction qu'à la demande de la défense.

Malgré l'importance de l'audition, le juge ne peut jamais prendre au pied de la lettre les déclarations d'un enfant ; il doit toujours vérifier à quoi dans la réalité correspondent ces déclarations.

Je terminerai par quelques mots sur l'expertise médico-psychologique de l'enfant, qui est indispensable. Même si l'expert prend le soin de préciser qu'il ne se prononce pas sur la réalité des faits, l'expertise rapportée devant la cour constitue l'un des éléments d'appréciation pris en compte pour juger ; aussi est-il important qu'il y ait systématiquement le double regard du psychiatre et du psychologue.

À mon sens, les experts doivent, non seulement rencontrer suffisamment longuement l'enfant, mais encore visionner, avant de rédiger leur rapport, l'enregistrement des auditions.

Quant au lieu de consultation, faut-il que ce soit le bureau du juge, ou une salle mise à disposition dans le cabinet de l'expert ?

Il faut, par ailleurs, débattre des pièces que l'on doit transmettre aux experts. J'ai entendu certains prétendre que l'expert collait systématiquement à ce que lui demandait le juge. Ce n'est pas vrai. C'est faire peu de cas de l'objectivité des experts. On peut se poser la question des pièces à transmettre, mais je pense que pour l'expertise médico-psychologique de l'enfant, l'expert doit voir l'audition de l'enfant telle qu'elle a été réalisée peu après la révélation des faits.

J'en viens à l'administrateur ad hoc. L'expérience du procès d'Angers a montré que la défense avait tout à gagner d'une véritable professionnalisation de l'administrateur ad hoc. Quarante-trois des quarante-cinq enfants considérés comme victimes étaient représentés par un administrateur ad hoc, désigné par le juge d'instruction. En l'espèce, le conseil général, dont le président avait été désigné, a fait le choix que soit déléguée une personne unique de son service de l'aide sociale à l'enfance pour exercer le mandat judiciaire de représentation du mineur et accompagner l'enfant.

Cette intervention au long cours de l'administrateur ad hoc, en complément de l'avocat, est gage pour l'institution judiciaire - dans le respect des prérogatives de chacun- d'une meilleure lisibilité de son action à l'égard des mineurs présumés victimes.

L'administrateur ad hoc a ainsi permis à Angers, en collaboration avec les avocats, de préparer les enfants au procès. Une des tâches confiées au magistrat chargé de la communication fut d'organiser, en collaboration avec l'administrateur ad hoc, l'accueil des mineurs présumés victimes, et avant le début de l'audience de faire visiter la salle d'assises construite pour le procès, en expliquant la place et le rôle de chacun.

C'est aussi à la demande de l'administrateur ad hoc que la cour a rencontré, à la fin du procès, ceux des enfants qui le souhaitaient, pour leur dire quelles peines avaient été prononcées. Il ne s'agissait pas de commenter la décision ni de la justifier, mais il était important de descendre de notre estrade, de quitter notre robe, pour expliquer aux enfants que les personnes qu'ils avaient dénoncées comme agresseurs avaient été condamnées.

Je ne pense pas, pour autant, qu'il faille généraliser cette pratique qui se justifiait en l'espèce par le nombre de mineurs concernés et par leur jeune âge.

Je conclurai par quelques pistes d'aménagements procéduraux.

On reproche souvent au juge d'instruction sa solitude, mais le président de cour d'assises est aussi un magistrat isolé, qui prend seul les décisions d'organisation des débats.

À Angers, j'ai eu la chance de travailler en binôme avec un collègue de grande qualité, M. Pascal Fau, qui avait comme moi une parfaite connaissance du dossier, ce qui lui aurait permis en cas d'accident de me remplacer. Il a participé à la préparation du déroulement de l'audience ainsi qu'à la conduite des débats. Il faut, sur ce point, clarifier la situation juridique et dire expressément dans la loi que le principe non écrit de l'oralité des débats ne s'oppose pas à ce que les assesseurs de la cour d'assises, magistrats professionnels, puissent, le cas échéant, avoir accès au dossier. C'est nécessaire dans ce type de procès.

S'agissant de la publicité des débats, il faut réformer les règles du huis clos. La loi prévoit aujourd'hui qu'il ne peut être demandé que par la personne qui prétend avoir été victime d'un acte qualifié de viol par la loi. Selon la Cour de cassation, ce texte, édicté dans le seul intérêt de la partie civile, lui laisse le libre choix de l'étendue du huis clos. Je pense que la possibilité ou non offerte à la presse d'assister au débat doit relever de la seule appréciation des magistrats professionnels, et cela même dans l'intérêt des victimes, dès lors que la loi garantit totalement la non-révélation de l'identité des victimes.

Il faut, par ailleurs, adapter la procédure criminelle aux procès importants par le nombre d'accusés renvoyés devant la cour d'assises, en permettant que les personnes qui ne comparaissent que pour des délits - non-dénonciation de crime, par exemple - ne soient pas obligées d'être en permanence présentes à l'audience. Le code de procédure pénale n'offre, sur ce point, aucune marge de manœuvre au président. À Angers, des personnes poursuivies pour non-dénonciation sont venues aux quatre-vingt-treize journées du procès, alors qu'elles n'ont été concernées que par deux jours d'audience.

Enfin, je rappelle que la justice criminelle est rendue en France grâce à la collaboration de nos concitoyens, en tant que jurés, qui acceptent d'assumer la lourde responsabilité de juger. Les pertes de salaire qui s'ensuivent pour eux doivent être entièrement couvertes ; elles ne l'ont été que postérieurement, au procès d'Angers, à la suite d'une décision spéciale du ministre des finances. Par ailleurs, la durée du procès - cinq mois - a privé ceux qui exerçaient une activité professionnelle d'un trimestre de cotisation de retraite. Là encore, les textes sont flous. Il faudrait revoir le statut des jurés qui acceptent, sur une très longue durée parfois, de consacrer une part importante de leur vie, à la tenue d'un procès. Ce serait une manière de leur rendre hommage.

M. le Président : Madame Yvette Bertrand, si j'ai bien compris, vous avez aménagé un local d'enregistrement vidéo en 1997, avant la loi de 1998 ?

Mme Yvette BERTRAND : On avait en effet anticipé. On avait beaucoup réfléchi à l'époque avec le parquet des mineurs, les avocats de l'antenne, les juges d'instruction sur ce point. C'est vrai, certaines auditions sont très mauvaises, car il faut vraiment concevoir un local spécifique, fait pour un mineur victime, plutôt que de recourir au dispositif qui existe pour enregistrer les interrogatoires de mineurs placés en garde à vue. Ce sont deux pratiques bien différentes.

M. Eric MARÉCHAL : Un local spécifique existe aujourd'hui à Angers.

Mme Yvette BERTRAND : Il faut une caméra fixe, des sièges disposés, et un technicien.

M. le Président : Ce qui n'était pas le cas à Boulogne-sur-Mer, car nous avons visionné des cassettes d'auditions qui se passaient dans une pièce du commissariat, on entendait le fax qui fonctionnait, la caméra bougeait, on percevait à peine ce que disait l'enfant.

Mme Yvette BERTRAND : Nous avons installé des portes capitonnées pour qu'il y ait le moins de bruit extérieur possible susceptible de perturber l'enfant, le fonctionnaire, et de nuire à la qualité de l'audition.

M. le Président : Si je caricature le contenu de la table ronde que nous venons d'organiser sur l'expertise psychiatrique et psychologique, il me semble avoir retenu essentiellement de ce que nous ont dit les psychiatres et les psychologues, qu'il était pratiquement impossible d'établir la crédibilité de la parole de l'enfant. Avec le mal que vous vous donnez pour auditionner les enfants, n'êtes-vous pas un peu découragés par ce constat ?

Mme Nathalie BECACHE : Ce serait une erreur de penser que l'on attend de l'expert psychiatre son point de vue sur la réalité ou sur la vérité que nous, nous recherchons. Nous avons tous vécu ces expériences. Un mythomane peut parfaitement dire la vérité. L'expertise psychiatrique doit presque être lue en creux, c'est-à-dire qu'elle peut révéler des troubles de la personnalité qui sont un éclairage à interpréter dans tel ou tel sens. Ce sont des petites pièces du puzzle que l'on s'efforce de reconstruire au fur et à mesure de l'enquête. Nous avons tous en tête des enfants pas crédibles et qui ont menti, non pas à la façon d'un adulte qui ment comme un arracheur de dents, mais qui ont été instrumentalisés, qui adhèrent à un discours qu'ils figent tout au long du dossier, en particulier les plus jeunes enfants. Nous avons tous en tête ces discours figés que l'on va retrouver du début à la fin d'une procédure qui va durer deux ans, avec les mêmes mots et très peu de chair autour. L'enfant n'a pas dit la vérité : il a dit une vérité, la sienne.

Mme Yvette BERTRAND : C'est difficile de demander à quelqu'un de se prononcer sur la crédibilité. On parle plutôt d'évaluation de la personnalité. C'est vrai que des enfants racontent des mensonges. En tant qu'enquêteurs, nous devons nous demander pourquoi ils mentent, quel est l'enjeu. Je me souviens d'enfants très jeunes, dans des conflits de couples, très instrumentalisés, et notamment d'une petite fille qui décrivait très précisément des relations sexuelles imposées, avec des mots d'adultes. On a eu plusieurs cas d'enfants affabulateurs ces derniers temps, des enfants qui fuguent, et qui se demandent ce qu'ils vont raconter à leurs parents en revenant.

Mme Nathalie BECACHE : C'est pour cela que nous nous méfions un peu quand on parle de recueil de la parole de l'enfant, car cela induit de centrer nos regards croisés d'enquêteur, de magistrat du siège, de magistrat du parquet, d'avocat, sur ce qu'il a dit. L'audition du mineur est bien fondamentale, mais ce n'est qu'une pièce du puzzle. Combien de fois n'a-t-on pas, au niveau du parquet, ou à l'issue d'une instruction, réalisé que c'était la parole de l'un contre la parole de l'autre, et qu'il fallait, aussi épouvantable que ce soit, trancher en faveur d'un non-lieu ou d'un classement sans suite. De même que, pour une affaire de droit commun, on ne se contenterait pas de la dénonciation de quelqu'un pour condamner quelqu'un d'autre, on ne s'en contente pas davantage dans le contexte, si douloureux humainement, des agressions sexuelles.

Toute la difficulté de l'enquête est d'aller « gratter » tout autour pour obtenir des éléments objectifs. Quand on a un constat médico-légal de perte de virginité d'une petite fille de cinq ans, l'affaire est entendue, mais sinon, sans constatation objective d'ordre médical ou autre, on essaie d'assembler les pièces d'un puzzle.

Mme Laurence GOTTSCHECK : Il est aussi important de se focaliser sur le moment de la révélation, les circonstances de la révélation. Un enfant peut se taire pendant des années, et tout révéler à un moment de sa vie. C'est sur ce moment qu'il faut travailler, sur les circonstances. Ces briques mises l'une sur l'autre permettent de donner un sens et un crédit à la parole.

Mme Yvette BERTRAND : Il est aussi indispensable pour l'enfant qu'il comprenne que si son audition est importante, elle fait partie de la procédure, et que les enquêteurs sont là pour chercher autour. Il s'aperçoit ainsi que l'on va entendre la maman, la nounou, qu'il n'est pas seul à dire.

Mme Laurence GOTTSCHECK : Il est important qu'il n'ait pas ce poids. Je peux vous citer l'exemple d'une jeune fille qui avait été victime d'agressions sexuelles de la part de son beau-père, et qui avait été complètement éradiquée de la famille de ce fait, parce que le support familial, économique, c'était cet homme qui avait été écroué. Pour pouvoir réintégrer sa famille, elle s'était rétractée. Elle avait beau nous avoir apporté un préservatif qui correspondait à la dernière relation qu'elle avait eue avec son beau-père, elle n'a eu de cesse durant toute l'instruction, et devant la cour d'assises - d'où l'utilité de l'administrateur ad hoc -, de dire qu'elle avait menti, parce qu'il était plus important pour elle d'être réinscrite dans sa famille, de pouvoir rentrer chez elle, et d'être reconnue comme la fille de sa mère, que de voir reconnu l'auteur des faits. Il a fallu expliquer à la juridiction de jugement que la parole de l'enfant n'était pas forcément la réalité judiciaire avérée dans le dossier, et que l'administrateur ad hoc et l'avocat ad hoc pouvaient porter cette parole-là de l'enfant, qui contredisait complètement ce qu'elle avait initialement déclaré. L'auteur a été condamné par la cour d'assises. La parole de l'enfant évolue. Au contraire, la linéarité d'un discours est très inquiétante. Un enfant qui dit toujours la même chose, avec les mêmes circonstances de fait, de lieu, les mêmes précisions, nous inquiète, car ce n'est pas naturel, ce n'est pas la parole de l'enfant.

M. le Président : On nous l'a en effet déjà dit.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : J'ai l'impression d'avoir entendu la lecture d'un guide de bonnes pratiques de quelque chose qui fonctionne bien. Comment explique-t-on que tout ne marche pas toujours aussi bien ? Pourquoi ce décalage ? Est-ce parce que c'est Paris ?

Mme Nathalie BECACHE : Il est vrai que je travaille en confiance, parce que les enquêteurs sont nombreux, spécialisés, disponibles. Ce n'est pas à la fin d'une journée de travail sur le trafic de stupéfiants qu'ils vont accueillir une victime d'agressions sexuelles. Nous avons une section des mineurs étoffée, disponible, spécialisée. Nous avons des avocats nombreux. Le nombre conséquent d'affaires que nous traitons fait aussi que nous sommes forcément plus aguerris que si nous n'en traitions pas souvent.

M. le Rapporteur : Ce qui plaide en faveur des pôles ?

Mme Nathalie BECACHE : Mais oui, à condition d'avoir les moyens qui vont avec, du matériel performant, des locaux, car il faut travailler ensemble pour surmonter l'effet de la solitude et de l'inexpérience. En l'état de notre droit, je ne vois pas d'obstacle majeur à la création de pôles de compétence, par région. Cela s'est fait pour le terrorisme, pour les JIRS.

Mme Laurence GOTTSCHECK : C'est vrai, notre regard n'est pas le même lorsque nous voyons passer un certain nombre de procédures, ce ne sont pas les mêmes signaux d'alerte qui s'allument. Il m'est arrivé d'aller devant la chambre de l'instruction pour soutenir un non-lieu parce que la parole de la victime que je défendais avec l'administrateur ad hoc ne me paraissait pas crédible. Après un grand nombre de procédures, on n'a plus la même vision.

M. le Rapporteur : A contrario, cela signifie-t-il qu'un professionnel qui ne verrait pas assez d'affaires de ce genre ne serait pas compétent ?

Mme Nathalie BECACHE : C'est évident. Un chirurgien travaille mieux s'il opère cent cinquante appendicites dans le mois qu'une tous les deux ans.

Mme Laurence GOTTSCHECK : C'est très vrai. Je m'en suis aperçue après avoir été confrontée à des avocats qui n'interviennent que ponctuellement dans ce type de dossier. Ils n'ont pas le même regard que moi, et j'ai parfois pu déceler certains éléments qu'ils n'avaient pas remarqués.

M. le Rapporteur : J'ai cru comprendre que vous étiez, les uns et les autres, favorables à la systématisation de l'enregistrement des déclarations de l'enfant, mais n'y a-t-il pas un double problème, matériel et culturel ? Le problème matériel, c'est le temps. Les services de police enregistrent l'entretien avec l'enfant ; or vous nous dites que le juge d'instruction réentend souvent l'enfant et que la juridiction de jugement peut revisionner l'enregistrement. Si nous rendons obligatoire cet enregistrement, que l'enfant soit d'accord ou non, cela suppose que les juridictions et les commissariats soient équipés, mais les différents acteurs de la chaîne judiciaire auront-ils le temps de visionner ensuite ? Pour reprendre les propos d'un magistrat, le procès en cour d'assises, c'est la « Rolls » de l'audience, ce n'est pas le quotidien. Est-il utile de prendre cette mesure ? Sera-t-elle suivie d'effet ?

M. Thierry LAZARO : Cela fait bientôt dix ans, Madame la commissaire divisionnaire, que vous avez mis en place une structure de qualité, qui permet d'enregistrer dans de bonnes conditions. Pouvez-vous comparer les résultats avec ceux obtenus dans d'autres affaires, d'autres juridictions ?

Mme Yvette BERTRAND : Je les ai comparés à travers les dossiers de province - où les enfants sont en province, mais où le dossier nous arrive pour poursuite de l'enquête parce que le mis en cause habite à Paris. Les entretiens sont de qualité très inégale, du point de vue de la technique d'abord car, par manque de moyens, des collègues utilisent le dispositif prévu pour enregistrer les mineurs placés en garde à vue - bruits de fond, fax, téléphones qui sonnent. Là aussi, il faut se donner les moyens d'un endroit dédié à l'entretien d'un enfant de quatre ans ou d'un adolescent de quinze ans ou plus. Un jeune de dix-sept ans n'aura pas envie d'être filmé dans une salle remplie de peluches, dans un univers d'enfants.

Par ailleurs, la technique évolue très vite. Nous avons créé cette salle en 1997 ; elle est obsolète aujourd'hui. Nous en sommes encore au magnétoscope alors qu'il faudrait passer au DVD. J'ai sollicité auprès de mon directeur un changement qu'on attend cette année. J'ai calculé que les investissements devraient s'élever à 2 000 euros environ.

Il ne faut pas, non plus, oublier la formation des fonctionnaires. Tous les fonctionnaires doivent impérativement partir en formation. Chaque année, je manque de places de formation pour les nouvelles recrues. On les fait patienter, ils partent en fonction des places qui se dégagent. On a encore la chance d'avoir des groupes importants, avec des anciens qui surveillent le travail des plus jeunes. On a lancé une idée de formation continue sur le service. J'ai demandé à Gif-sur-Yvette de venir dans mon service pour visionner des cassettes d'auditions vidéo afin qu'on puisse travailler sur ces entretiens. Il faut aussi savoir se remettre en cause, mais cela prend beaucoup de temps.

Vous posiez la question du temps. Un entretien vidéo dure un certain temps, en fonction de l'âge de l'enfant, sans parler de la retranscription qui n'est pas anodine. On fait des retranscriptions intégrales, ce qui prend énormément de temps. Par exemple, nous avons eu le cas d'un garçon de quinze ans, entraîné par un homme en banlieue et violé, avant d'être largué dans Paris. Il arrive à dix-sept heures, on l'entend, on part avec lui sur place pour retrouver les lieux et faire une interpellation à six heures du matin. Les fonctionnaires ne se sont pas couchés. Je ne suis pas sûr que rendre l'enregistrement obligatoire permettra d'améliorer le système.

Mme Laurence GOTTSCHECK : Chaque enfant réagit différemment. Vous partez du postulat que le fait de comparaître devant les assises est une souffrance. Bien sûr que ça l'est, mais c'est aussi un moyen de voir l'auteur autrement qu'au moment du passage à l'acte, dans un autre cadre, avec la possibilité de clore quelque chose. Certains enfants sont demandeurs.

M. le Rapporteur : C'est au président d'apprécier. Mais je parlais de l'enregistrement pendant les phases de l'enquête et de l'instruction.

Mme Laurence GOTTSCHECK : L'enregistrement devant les services de police me paraît indispensable, même s'il est mal utilisé, en tout cas à Paris. En revanche, devant le juge d'instruction, cela me paraît personnellement assez superfétatoire.

M. Georges COLOMBIER : J'ai beaucoup apprécié cette table ronde qui, d'une certaine manière, nous remonte le moral.

Par ailleurs, Mme Dominique Frémy, qui est partie, a évoqué le faible nombre de pédo-psychiatres. J'aurais souhaité en discuter avec elle, car on manque aussi de pédo-psychiatres dans ma circonscription. La gendarmerie locale tire le signal d'alarme, car il y a urgence, en termes de prévention. On m'a ainsi signalé, l'été dernier, le cas d'une jeune fille de douze ou treize ans qui, faute d'être prise en charge, serait capable de tuer quelqu'un.

Je me réjouis qu'à Paris, à Angers, pour des raisons sur lesquelles je ne reviens pas, les choses se passent bien. Il n'en va pas de même, malheureusement, à Boulogne-sur-Mer, par exemple.

Après cette affaire d'Outreau, que risque-t-il d'advenir des auditions d'enfants ? Y aura-t-il une évolution positive ou un recul ? Autant il ne faut pas accuser les adultes quand ils n'ont rien fait, autant il ne faut pas négliger la parole des enfants.

Mme Nathalie BECACHE : J'ai une expérience privilégiée, pas seulement grâce à mon poste à Paris, mais aussi parce que j'ai été substitut des mineurs dans les Hauts-de-Seine. Il y a dix ans, nous organisions réunion sur réunion avec le conseil général pour mettre en place l'opération « Tamalou » - « Tu as mal où ? ». Il s'agissait de travailler sur la manière de faire émerger la parole de l'enfant.

Dans le même temps, j'étais en charge de deux dossiers invraisemblables, où les enfants avaient menti parce qu'ils étaient au cœur d'un conflit familial épouvantable, et dans lesquels des associations militantes que je ne veux pas citer ici, avec des pédo-psychiatres et des psychiatres extrêmement militants, qui ont eu des soucis par la suite, ont pollué, contaminé ces affaires, car ils menaient leur propres auditions sauvages, avec le parent accusateur, l'enfant, les questions qui fusaient, et ils nous expédiaient ces auditions en nous accusant de ne rien faire ! C'est de là que je tiens mon expérience des discours linéaires. C'était ahurissant de constater à quel point des enfants si jeunes pouvaient employer des expressions d'une grande crudité, mais figées. C'était il y a dix ans. Aujourd'hui, on a dépassé tout cela. Je ne crains pas que, malgré l'écho très douloureux de cette affaire dans notre pratique, cela vienne abîmer les méthodes de ceux qui avaient de bonnes pratiques.

J'ai connu cette période où on était dans un balancier entre la nécessité de faire émerger la parole de l'enfant et celle de lutter contre les associations militantes qui étaient là pour la sacraliser. On a atteint un équilibre, et pas seulement à Paris, fort heureusement. Votre commission aurait été mise en place bien avant si l'on avait connu des désastres comme celui d'Outreau.

J'espère que tous vos travaux, et le retentissement qu'ils ont eu dans la presse, n'ont pas pour autant terni la manière de mener à bien les enquêtes.

Mme Laurence GOTTSCHECK : En tant qu'avocate, je tiens à dire que cette affaire aura permis de mettre à mal des dérives que l'on voyait poindre au niveau des procédures, du fait de parents qui déposaient plainte pour tout ou n'importe quoi. On doit arriver à faire le tri entre ce qui relève de la folie furieuse et ce qui est réellement grave. Cela nous permettra de nous interroger sur nos pratiques et de prendre le temps de la réflexion.

M. le Président : Un des grands mérites de cette commission est d'avoir permis à beaucoup de professionnels, policiers, magistrats, journalistes, experts, de se remettre en cause et de faire en quelque sorte leur examen de conscience.

Merci de votre participation très riche à nos travaux.

Audition de M. Dominique BAUDIS, président,
et de M. Francis BECK, membre du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA)



(Procès-verbal de la séance du 6 avril 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui M. Dominique Baudis, président du Conseil supérieur de l'audiovisuel, et M. Francis Beck, membre du CSA.

Messieurs, je vous remercie d'avoir répondu à l'invitation de la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire d'Outreau. Celle-ci, je le rappelle, a été chargée de formuler des propositions de réforme pour éviter le renouvellement des dysfonctionnements de la justice constatés dans cette affaire.

Après avoir entendu beaucoup de représentants de la presse écrite et audiovisuelle, qui nous ont dit avoir des commis des erreurs en couvrant cette affaire, nous avons souhaité vous entendre, car nous sommes intéressés par vos propositions et vos réflexions, en qualité de président et de membre du CSA.

L'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Tout en ayant conscience du caractère un peu décalé de cette obligation en ce qui vous concerne, je vais vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(MM. Dominique Baudis et Francis Beck prêtent successivement serment).

La commission va maintenant procéder à votre audition, qui fait l'objet d'un enregistrement. Monsieur le président, vous avez la parole.

M. Dominique BAUDIS : Vous avez souhaité entendre le Conseil supérieur de l'audiovisuel à propos du traitement des affaires judiciaires par les radios et les télévisions. Je suis venu devant vous en compagnie de Francis Beck, membre du CSA, chargé en particulier des questions de pluralisme.

Croyez bien que je me sens infiniment concerné par vos travaux, à tous égards. Comme citoyen, comme président du CSA, comme ancien journaliste de télévision, comme ancien membre du Parlement où j'ai siégé avec certains d'entre vous. En outre, le destin a malheureusement voulu que j'acquière une certaine expérience personnelle sur le sujet.

Pour toutes ces raisons, je mesure la difficulté de votre mission. Vous devez tenter d'imaginer des dispositifs juridiques qui protégeraient mieux les droits de la personne, mais votre réflexion ne vous conduit pas seulement au cœur des dispositifs juridiques. Elle vous amène à étudier les ressorts d'une démocratie d'opinion et même parfois le tréfonds des comportements humains. Devant vous, le journaliste Jean-Pierre Berthet, avec qui j'ai travaillé un certain temps et pour qui j'ai beaucoup d'estime, a parlé de « frénésie » chez certains de ses confrères et même d'« une certaine jouissance à traiter ces affaires criminelles ».

II est vrai qu'en quelques années nous sommes passés du journalisme d'observation au journalisme d'investigation mais certains parfois franchissent la frontière incertaine qui sépare l'investigation de l'instigation visant à orienter la justice dans telle ou telle direction. Un président de tribunal de grande instance, M. Robert Cordas, évoquant la relation complexe entre la justice et les médias a ainsi déclaré : « Les magistrats doivent être de plus en plus conscients que leur indépendance c'est aussi leur indépendance par rapport au quatrième pouvoir. Les magistrats ne doivent en être ni les jouets ni les instruments. »

Nous vivons dans une démocratie d'opinion où la justice s'exerce sur la place publique, ce n'est d'ailleurs pas une nouveauté. Au XVIIIe siècle, dans l'affaire Calas, c'est la vox populi qui réclamait la mort du protestant, et c'est la plume de Voltaire qui a réhabilité la mémoire de l'innocent. Un siècle plus tard, le combat d'Émile Zola et d'une partie de l'opinion a sauvé le capitaine Dreyfus qui sinon aurait sans doute fini ses jours au bagne. Dans cette relation entre la justice et les journalistes, on peut trouver le meilleur comme dans les exemples que je viens de citer devant vous. Mais on peut aussi trouver le pire, comme toujours dans l'exercice d'un pouvoir. Et ce sont moins les règles et les systèmes qui posent problème que la qualité professionnelle et morale de ceux qui exercent ce pouvoir. Certains agissent avec scrupule et rigueur, avec vertu, au sens latin du terme. D'autres se laissent aller à la tentation d'abuser de ce pouvoir, soit par aveuglement, soit par acharnement.

L'affaire que vous examinez n'est pas une exception tragique dans un univers idéal. Elle ressemble à beaucoup d'autres. Le notaire de Bruay-en-Artois, l'affaire Grégory, le bagagiste de Roissy, Patrick Dils, le docteur Fouchard... J'arrête là l'énumération, qui serait interminable. À chaque fois, on se prend à espérer qu'il y aura un avant et un après jusqu'au désastre suivant qui vient démentir les prévisions optimistes de ceux qui voulaient croire à un réveil des consciences et à une révision des pratiques.

Ce n'est pas une exception française. On a vu les mêmes mécanismes à l'œuvre en Belgique autour de l'affaire Dutroux ; au Portugal où le Président de la République a dû parler à la télévision pour affirmer qu'il était étranger à une affaire de pédophilie dans un institut accueillant des enfants inadaptés. Les engrenages sont les mêmes. Au départ, il y a des crimes avérés et ensuite on greffe du faux sur le vrai grâce à des témoins masqués ou à des lettres accusatoires adressées à certaines rédactions, on entretient une fantasmagorie autour de l'étouffement supposé des enquêtes qui mettraient en cause des notables. J'ai entendu un journaliste déclarer devant vous qu'il regrettait l'emploi du terme de « notable » à propos des acquittés d'Outreau. Et il ajoutait : « Notable est un terme terriblement connoté dès lors qu'on parle de réseau pédophile ». C'est ce qu'on pourrait appeler le syndrome du notaire de Bruay. Une journaliste vous a également déclaré qu'elle avait prêté une oreille attentive aux accusations quand elle avait appris qu'un huissier était mis en cause. Huissier, notaire, notable... qui rime si bien avec coupable. Ce terme de notable a été utilisé contre les prévenus d'Outreau tant qu'ils étaient présentés comme probablement coupables. Dès que leur innocence a éclaté au grand jour, ils sont redevenus marchande ambulante, chauffeur de taxi, artisan ou prêtre ouvrier.

Toutes les affaires que je viens de citer sont évidemment différentes, mais on retrouve toujours, dans la question du traitement médiatique, deux règles qui ne sont pas respectées. Deux principes juridiques inscrits dans la loi et que personne ne respecte. Pas seulement certains journalistes mais la société tout entière.

Premier principe : le secret de l'instruction. Il est systématiquement violé. Second principe : la présomption d'innocence. Elle est le plus souvent bafouée.

D'abord la violation du secret de l'instruction. Force est de constater que ce secret est systématiquement violé. Certains acteurs judiciaires qui devraient le conserver le divulguent auprès de journalistes qui, au nom de la transparence et du droit à l'information, révèlent des éléments de l'enquête ou de l'instruction théoriquement couverts par ce secret. Ces divulgations sont considérées non pas comme un délit mais comme une sorte d'acte civique accompli au nom de la transparence, voire comme un acte citoyen ayant pour but d'empêcher l'étouffement d'une affaire. Le procureur de Paris, M. Marin, a récemment parlé d'un « secret que nos institutions ne sont plus en mesure de garantir », ajoutant que la présomption d'innocence était menacée par « des fuites orientées et parfois malveillantes ». Cela permet, grâce à des extraits soigneusement choisis d'étayer une thèse, d'orienter l'information du journaliste et par conséquent la formation de l'opinion publique.

Concrètement, cela signifie que chacun peut se retrouver demain impliqué publiquement dans une affaire. Il découvrira dans le journal ce dont on l'accuse sans pour autant avoir accès au dossier. Le plus souvent son nom ne sera pas cité mais son profil sera si bien dessiné que chacun dans sa famille, dans son quartier, dans son milieu professionnel, pourra le reconnaître.

Cette violation du secret de l'instruction qui a pour conséquence directe l'atteinte à la présomption d'innocence se produit le plus souvent très en amont de la procédure. Parfois même au niveau de l'enquête, avant l'ouverture de l'instruction judiciaire. Mais ce sont des morceaux choisis, des extraits de procès-verbal, des confidences faites pour être divulguées tout cela pouvant conduire à la vérité ou à l'erreur.

Car la violation - surtout fragmentaire - du secret de l'instruction ne dévoile pas forcément la vérité. Elle peut aussi fourvoyer le journaliste et, par conséquent, ses lecteurs ou ses auditeurs sur les chemins du mensonge et des accusations calomnieuses.

On ne peut pas faire l'économie d'une réflexion sur ce sujet. Quand la loi et la pratique sont à ce point opposées, il faut mettre soit le droit en accord avec le fait, soit le fait en accord avec le droit.

Soit faire réellement respecter la loi : c'est ce que font les Britanniques avec des pénalités extrêmement sévères qui sanctionnent les violations du secret de la procédure.

Soit, au contraire, choisir de procéder à l'instruction à livre ouvert en quelque sorte, afin que l'ensemble des éléments de l'enquête et de la procédure soit accessible, et non plus des fragments. C'est un point important. J'ai entendu Florence Aubenas déclarer devant vous qu'en ayant sous les yeux la totalité du dossier d'Outreau elle avait douté alors que sur des éléments fragmentaires s'échafaudent des certitudes aléatoires.

Faut-il lever le secret de l'instruction ? Faut-il le faire respecter rigoureusement ? C'est à vous qu'appartient la réponse mais il est certain que cette zone grise où la loi n'est pas respectée est un grave dysfonctionnement, d'où procèdent d'autres dysfonctionnements.

Il est, en tout cas, impossible pour le CSA qui ne se manifeste qu'après la diffusion des sujets de faire respecter un principe qui a été bafoué dès l'origine. Quelle que soit sa volonté de bien faire, le CSA ne peut pas, à lui tout seul, créer un sanctuaire de vertus sur les chaînes de télévision et les stations de radio quand toute la société s'accommode de cette violation constante de la loi. Il en va de même pour l'atteinte à la présomption d'innocence.

C'est pourtant un principe qui figure en toutes lettres dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Il figure également dans la Convention européenne des droits de l'homme. Mais dans notre dispositif juridique la présomption d'innocence ne relève que du code civil. Ce n'est pas une infraction pénale. Ce qui signifie que l'action judiciaire ne peut s'engager qu'à l'initiative de la personne victime d'une atteinte à sa présomption d'innocence. Le parquet ne peut pas engager de poursuite. Si le ministère public ne peut pas agir, cela signifie que la société ne se donne pas les moyens de faire respecter un principe qui a pourtant valeur constitutionnelle. On laisse à la victime le soin de se défendre, si elle le désire.

Et lorsqu'ils sont saisis de cette question, les tribunaux font souvent prévaloir le principe de liberté de communication sur celui de la présomption d'innocence. Il y a une jurisprudence que nous tenons à votre disposition. Le juge, par exemple, reconnaît qu'un téléfilm porte atteinte à la présomption d'innocence ; il ordonne à la chaîne de télévision d'en informer le téléspectateur par une annonce de mise en garde avant la diffusion du téléfilm. Mais il ne s'oppose pas à la diffusion de ce téléfilm.

Si l'on veut donner à ce principe de présomption d'innocence une véritable force d'application juridique, peut-être faut-il en faire une infraction pénale et que des instructions soient données aux parquets généraux pour que des poursuites puissent être engagées par le ministère public. Mais au-delà du droit, c'est à une véritable révolution mentale qu'il faut procéder et cela ne se décrète pas. La présomption de culpabilité est si profondément ancrée dans l'esprit public qu'elle s'inscrit de fait dans le fonctionnement des institutions de la République. Permettez-moi de rappeler que, depuis plus de dix ans, une règle non écrite veut qu'un ministre mis en examen quitte aussitôt le gouvernement au mépris de sa présomption d'innocence.

Dès lors que cette conception directement inspirée de la présomption de culpabilité prévaut au plus haut niveau de l'État, comment voulez-vous qu'elle n'imprègne pas les autres institutions, la société tout entière et les mentalités collectives ?

Pour les journalistes, la présomption d'innocence figure souvent dans les codes de déontologie. De même d'ailleurs que beaucoup d'autres principes. Je vais vous citer quelques extraits des règles et usages de la presse quotidienne régionale.

Aux termes de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, tout homme est présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, c'est-à-dire tant qu'il n'a pas été condamné.

Le respect de la présomption d'innocence impose une rigueur exemplaire dans le choix des informations, une grande vigilance dans leur présentation.

Veiller à la véracité de l'information, à la prudence, à l'équité dans le traitement des informations concernant les faits divers.

Ne pas se substituer à la justice : informer sans condamner.

Faciliter l'exercice du droit de réponse.

Dans la Charte de Munich, rédigée au début des années 1970 et adoptée par de nombreux syndicats de journalistes européens, il est écrit que les journalistes ont le devoir « de rectifier toute information publiée qui se révèle inexacte ».

Mais ces chartes et ces codes ne sont pas toujours respectés. Or, personne n'est juge du respect de ces principes. Les journalistes affirment ne devoir se soumettre qu'à l'autorité de leurs pairs en matière de déontologie. C'est légitime : c'est la règle dans toutes les professions dont l'exercice est encadré par un code ou une éthique. Le problème, c'est que cette autorité n'existe pas.

À cet égard, la Commission nationale consultative des droits de l'homme a adopté en 1995 un avis intitulé « Liberté de la presse et responsabilité des journalistes », dans lequel elle proposait que soit établi, à l'initiative des organisations représentatives des journalistes, un code de déontologie de la profession ; que toute demande d'attribution de la carte professionnelle soit subordonnée à une adhésion expresse aux principes de ce code ; que toute violation grave de ces principes valant rupture de l'engagement entraîne le retrait ou la suspension de la carte par la commission composée de professionnels.

Il y a des codes, il y en a beaucoup, peut-être trop, justement, car il n'y a pas de vrai texte de référence. Un code et une procédure entièrement placés sous la responsabilité de la profession permettraient peut-être d'éviter ou au moins de limiter les dérives décrites par Jean-Pierre Berthet qui a regretté devant vous que « les précautions élémentaires n'accompagnent pas toujours le goût pour le fait divers... vérifications à opérer, contradictoire à observer, conditionnel à utiliser, anonymat à protéger ».

Je récapitule, en guise de conclusion, les trois points essentiels : secret de l'instruction - à faire respecter ou à lever -; présomption d'innocence ; autorégulation en matière de déontologie.

Telles sont les réflexions personnelles que je voulais vous livrer afin de contribuer au travail que vous avez entrepris. Nous sommes maintenant prêts, Francis Beck et moi-même, à répondre à vos questions.

M. le Président : J'ai trois questions. La première porte sur le travail du CSA, sur la façon dont les choses se passent concrètement. Prêtez-vous une attention particulière à l'information, aux journaux télévisés notamment ? Et si oui, à la façon dont on y traite les affaires judiciaires ?

M. Dominique BAUDIS : Je dois d'abord rappeler brièvement dans quel cadre juridique nous agissons, puis Francis Beck développera différentes affaires à propos desquelles nous sommes intervenus. Le législateur nous a confié des pouvoirs, mais en a fixé les limites.

Première limite : les pouvoirs du Conseil ne portent que sur les radios et les télévisions. Nous ne pouvons, en aucun cas, exercer un droit de regard sur les autres médias, en particulier la presse écrite.

Deuxième limite : le CSA ne peut intervenir qu'a posteriori, c'est-à-dire après diffusion. Si nous intervenions a priori, nous serions dans le rôle d'un organisme de censure. En revanche, en intervenant a posteriori, nous ne pouvons nous prononcer, sous forme de rappels à l'ordre ou de sanctions, que lorsque le mal est déjà fait.

À l'intérieur de ces deux limites, le CSA exerce ses prérogatives sur la base des dispositions de la loi de 1986, modifiée à plusieurs reprises depuis, sur la liberté de communication audiovisuelle, et dont l'article 1er dispose que la communication audiovisuelle est libre et que cette liberté ne peut être limitée que par le respect d'autres principes d'égale valeur, parmi lesquels la protection du jeune public, le pluralisme des opinions, le respect de la dignité de la personne humaine.

Prenons l'exemple du pluralisme politique. Un journal de presse écrite peut avoir pour ligne éditoriale de n'exprimer qu'un point de vue ou qu'une opinion. C'est parfaitement son droit. En revanche, la loi donne au CSA le droit et le devoir d'imposer aux médias audiovisuels de refléter la diversité et le pluralisme des points de vue et des opinions. Nous ne pouvons le faire que parce que la loi nous confie explicitement cette mission.

En revanche, la loi de 1986 ne nous confie aucune responsabilité particulière en ce qui concerne le traitement des affaires judiciaires. Il nous est donc difficile d'imposer aux radios et aux télévisions des règles qui ne s'appliquent pas à la presse écrite.

Nous sommes néanmoins intervenus dans plusieurs cas où nous avons été saisis par des personnes se plaignant d'atteintes à la présomption d'innocence, domaine dans lequel des poursuites ne peuvent intervenir qu'à la demande des personnes concernées. Comment pourrions-nous, en effet, prononcer des sanctions au nom de l'État pour des faits ne pouvant faire l'objet de poursuite qu'à la demande des intéressés ? Nous ne pouvons nous autosaisir, sous peine d'être censurés par le Conseil d'État. Chaque fois, en revanche, que nous sommes saisis, nous étudions le cas, nous prononçons éventuellement des mises en demeure ou des sanctions.

M. le Président : Dans votre rapport d'activité pour 2004, publié en octobre 2005, vous faites état de mises en demeure adressées à M6 et TF1 à la suite de la diffusion d'émissions portant sur des procédures judiciaires en cours. Il y est indiqué que « le Conseil, à la suite de ces affaires, a pris contact avec les différents ministères (ministère de l'Intérieur, ministère de la Défense et ministère de la Justice) pour entamer une réflexion sur le traitement des affaires judiciaires par les médias audiovisuels ». Cette réflexion a-t-elle abouti ?

M. Dominique BAUDIS : Sur ce sujet, je donne la parole à Francis Beck qui a également participé au groupe de réflexion conjoint du CSA et des trois ministères concernés par ce sujet.

M. Francis BECK : Le CSA a engagé une réflexion avec les ministères concernés, en constatant la survenue de difficultés croissantes avec les médias quant au traitement des affaires judiciaires. En treize ans, nous avons eu dix-neuf dossiers, soit un ou deux par an, mais nous avons adressé quatre mises en demeure au cours des trois dernières années - non pas sur le respect de la présomption d'innocence, mais sur le traitement d'affaires judiciaires. Nous vous remettrons un dossier sur ces cas, plus le rapport de synthèse du groupe de travail que nous avons mis sur pied avec les trois ministères.

Ce groupe de travail a été constitué au second semestre de 2005, après des discussions préalables avec les trois ministères pour déterminer le champ de notre réflexion. Les ministères étaient moins préoccupés par les atteintes à la présomption d'innocence que par celles au secret de l'instruction, car elles risquaient de vicier des procédures, voire d'entraîner des suites sur le plan pénal - dans une affaire, des gendarmes avaient été mis en examen pour violation du secret de l'instruction.

Nous avons décidé d'auditionner des responsables des principales chaînes hertziennes pour trouver des solutions. Les demandes des ministères, visant surtout à protéger leurs procédures et leurs fonctionnaires, étaient susceptibles d'aller contre les besoins de l'information et des diffuseurs, voire de mettre en cause la relation de confiance entre journalistes et enquêteurs. Le problème concernait d'ailleurs moins les journaux télévisés que les magazines, où les journalistes travaillaient plusieurs semaines, voire plusieurs mois, sur le terrain, en abusant parfois du climat de confiance qui s'établissait avec les enquêteurs, lesquels regrettaient de les avoir laissés investiguer si librement.

Les ministères demandaient un droit de visionnage avant diffusion, ce à quoi les chaînes opposaient évidemment le principe de la liberté de communication. La conclusion a été qu'il valait mieux des accords informels dans un climat de confiance. Les ministères semblent avoir modéré leurs exigences. Il faut préciser que les autorisations de filmer étaient données, auparavant, de façon orale, dans un certain flou. Depuis la fin de 2005, nous attendons les réponses des ministères concernés, afin de les relayer auprès des diffuseurs.

Par ailleurs, nous avons pu faire introduire des dispositions dans les conventions des chaînes, à l'occasion de leur renouvellement. En 1996 et en 2001 pour TF1, M6 et Canal Plus, nous avons introduit des dispositions plus particulières sur la protection de la vie privée, le secret de l'instruction, la protection des victimes, l'anonymat des mineurs délinquants, que nous avons ensuite étendues à toutes les chaînes de la TNT, du câble et du satellite. Mais nous restons contraints par la spécificité des procédures relatives à la présomption d'innocence et à la diffamation, ainsi que l'a rappelé le président Baudis.

Nous n'avons donc eu, en matière de présomption d'innocence, que trois affaires en trois ans, qui ont débouché sur des lettres d'observations et des convocations de responsables de chaînes, sans aller jusqu'à la mise en demeure. Il y a, en effet, une gradation des sanctions : d'abord une mise en garde, puis une convocation ou une lettre d'observations avant la mise en demeure.

M. le Président : Hier, un premier président de cour d'appel nous a parlé de l'affaire des disparus de Mourmelon, dans laquelle le cabinet du garde des Sceaux a obtenu la déprogrammation d'une émission portant atteinte à la présomption d'innocence de l'accusé.

Par ailleurs, quel est le sort des mis en examen pour violation du secret de l'instruction ? Sont-ils finalement condamnés, ou non ?

Enfin, vous avez évoqué des « chartes de déontologie ». Peut-on envisager une charte générale pour la presse audiovisuelle ? Si oui, sous quelle forme, et sous l'égide de qui, sachant que ce ne serait pas sous celle du CSA ? Une telle idée peut-elle susciter l'adhésion des journalistes de la presse audiovisuelle ?

M. Dominique BAUDIS : Cette proposition recoupe celle de la Commission nationale consultative des droits de l'homme, que j'évoquais tout à l'heure : une charte pour l'ensemble de la presse, écrite et audiovisuelle, chaque rédaction étant libre de la développer ou de la renforcer. La Commission nationale consultative proposait de partir du texte de 1918, de la Charte fondatrice du SNJ, amendée depuis, et de la charte de Munich, datant du début des années 1970 et adoptée par la plupart des organismes professionnels en Europe.

Il me paraît tout à fait légitime que la profession adopte une charte de base reconnue par tous. L'idée de la CNCDH est bonne, qui consiste à demander à la Commission de la carte d'accorder celle-ci moyennant l'engagement de respecter la Charte et de tirer les conséquences, naturellement, d'éventuels manquements. Les journalistes veulent être jugés par leurs pairs ; or, la Commission de la carte est constituée de journalistes.

M. Francis BECK : Il faudrait compléter cela par une réflexion sur les médias alternatifs, et en particulier les médias non professionnels tels que les blogs, qui peuvent poser des problèmes déontologiques.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Vous avez évoqué dans votre propos liminaire, particulièrement fourni, les différences entre l'audiovisuel et l'écrit. Cela veut-il dire qu'il faudrait un Conseil supérieur de la presse écrite, ou bien un code de déontologie transversal - auquel je serais personnellement favorable - suffirait-il ?

M. Dominique BAUDIS : La deuxième idée me paraît légitime. En revanche, un « CSA de la presse écrite » n'aurait pas de vrai fondement juridique et susciterait vraisemblablement l'hostilité des journalistes. Radios et télévisions utilisent des fréquences, qui sont un bien public, qui appartiennent au domaine public. De la même façon qu'un maire autorise un café ou un restaurant à étendre sa terrasse sur le trottoir, le CSA leur accorde l'autorisation d'utiliser ses fréquences, et ce, d'ailleurs, sans contrepartie financière, contrairement à ce qui se passe dans beaucoup de pays, même en Europe. C'est ce qui permet à la société, à la puissance publique, d'imposer en contrepartie certaines obligations, comme le respect du pluralisme, le financement du cinéma, la diffusion d'un quota minimum d'œuvres originales françaises ou de chansons francophones.

La création d'un organe régulateur de la presse écrite ne serait pas fondée juridiquement. En revanche, un code général, reconnu par tous, serait un bon instrument, à condition qu'une instance constituée de journalistes sanctionne les manquements.

M. le Rapporteur : Vous intervenez, j'imagine, sur le fondement des articles 42 et suivants de la loi de 1986, a posteriori, peut-être après saisine par les intéressés ou leurs avocats, et vous adressez des mises en demeure. Le même texte prévoit, au cas où les termes de cette mise en demeure ne seraient pas respectés, des sanctions financières ainsi que la restriction de l'autorisation d'émettre. Passe-t-on souvent à ce deuxième degré de sanction ? Une surveillance est-elle exercée, qui permette de vérifier s'il y a lieu de le faire ?

M. Dominique BAUDIS : L'élément déclenchant est la saisine par la personne intéressée. Nous ne pouvons, la première fois, aller au-delà de la mise en demeure.

M. le Rapporteur : Vous n'êtes pas saisis d'office ?

M. Dominique BAUDIS : Non. Étant donné que les tribunaux ne peuvent étudier une plainte qu'à la demande de la personne lésée, nous ne pouvons agir de nous-mêmes au nom de l'État.

M. le Rapporteur : D'où votre proposition de tout à l'heure, de permettre le déclenchement de l'action publique ?

M. Dominique BAUDIS : Quand nous sommes saisis d'un nouveau fait sur la même chaîne, nous pouvons passer au stade suivant. Nous l'avons fait il y a quinze jours, à la suite de la diffusion d'une séquence où l'on voyait une mère interpellée devant l'école de ses enfants au motif qu'elle aurait commis des violences et qu'elle aurait menacé de tuer ses enfants et de se suicider. Son visage était flouté, certes, mais tout permettait à l'entourage, au voisinage, de l'identifier. Cette femme nous a saisis. Comme il y avait déjà eu un fait quelque temps avant sur la même chaîne, nous en sommes à la procédure de sanction. J'en parle avec prudence, car nous sommes en cours de traitement. Nous avons convoqué les responsables de la chaîne. Nous prendrons une décision collectivement, après les avoir entendus dans un cadre contradictoire. La sanction peut être soit la réduction de la durée d'autorisation d'émettre, soit l'obligation de publier un rectificatif, soit une pénalité financière.

M. le Rapporteur : Nous avons constaté que, dans l'affaire d'Outreau, la plupart des décisions de refus de mise en liberté étaient justifiées notamment par le trouble à l'ordre public, trouble qui était encore accru par la forte médiatisation de l'affaire, ainsi qu'il est explicitement mentionné dans certaines décisions. Quelle est votre appréciation de ce phénomène ? Faudrait-il, selon vous, légiférer - ce qui serait, bien sûr, très compliqué ?

M. Dominique BAUDIS : Il m'est difficile de répondre à la place des magistrats. Je ne sais pas si l'on peut citer des affaires en cours, mais imaginons que, demain, Fourniret soit remis en liberté dans l'attente de son procès. Cela pourrait être considéré comme un trouble à l'ordre public... En était-il de même pour les prévenus d'Outreau ? Certains ont vu leur détention interrompue sans qu'il y ait d'émeutes dans la région concernée...

Au CSA, nous ne sommes pas informés du déroulement de toutes les procédures. Il nous est difficile d'imaginer de Paris les conséquences d'une décision du JLD ou de la chambre de l'instruction.

M. le Rapporteur : Ce qui nous interpelle est surtout l'association de la notion de trouble à l'ordre public avec celle de médiatisation, la seconde justifiant la première.

M. Dominique BAUDIS : On rejoint là ce que je disais tout à l'heure. Dès lors que certains éléments susceptibles d'horrifier les lecteurs ou les spectateurs sont divulgués, et que la présomption d'innocence n'est pas respectée, cela est de nature à créer une psychose dans l'opinion publique. On l'a bien vu dans l'affaire que vous examinez : ce n'est pas parce que quelque chose figure dans un PV que c'est la vérité. Il y a une sorte de fascination pour le PV, du fait qu'il est couvert par le secret de l'instruction. Or, il peut y avoir des accusations mensongères.

M. le Rapporteur : Ma dernière question porte sur le droit de réponse, même s'il ne fait pas partie des compétences du CSA. On s'aperçoit, en effet, que ce droit n'est presque jamais mis en œuvre dans l'audiovisuel. Pensez-vous qu'il faudrait que le CSA s'en occupe ?

M. Dominique BAUDIS : Il y a le droit de réponse et il y a aussi la rectification des erreurs. Il arrive qu'un média donne en toute bonne foi une information inexacte. Dans ce cas, la rectification ne sera jamais à la mesure de l'erreur commise. Si quelqu'un est mis hors de cause six mois après avoir été mis en cause à grand fracas, ça fera une « brève »... Or, il est difficile au CSA d'intervenir, de mesurer chronomètre en mains à trois ans d'intervalle. Cela relève plutôt de la déontologie.

Quant au droit de réponse, toutes les chartes y font référence. Dans la pratique, c'est assez difficile à mettre en œuvre. La personne doit le demander elle-même ; la loi de 1982 donne huit jours au journal pour accepter ou refuser de le publier. Passé ce délai, le demandeur peut saisir le président du tribunal de grande instance. Le CSA n'a aucun pouvoir en la matière ; seule l'autorité judiciaire étant compétente, selon la jurisprudence, pour se prononcer sur un refus de droit de réponse opposé par une chaîne de télévision.

M. le Rapporteur : Vous paraîtrait-il utile que le CSA ait cette compétence ?

M. Dominique BAUDIS : Ce qui serait salutaire, c'est que les médias s'ouvrent davantage à l'exercice du droit de réponse. Si la loi était modifiée pour nous donner cette compétence, nous ferions face, mais dans des conditions assez difficiles, car des tribunaux, il y en a sur tout le territoire, alors qu'il n'y a qu'un seul CSA. Nous devrions rendre quinze à vingt décisions par jour, en siégeant à neuf ! Cela voudrait dire que nous passerions tout notre temps à visionner des extraits...

M. Francis BECK : Je précise que nous avons cette possibilité dans un cas. Nous avons ainsi été saisis par le sénateur Gaston Flosse lors de la campagne des élections territoriales en Polynésie, une chaîne l'ayant mis en cause dans la disparition d'un journaliste. Comme il y avait, de toute évidence, infraction à la charte, la direction de la chaîne a été convoquée et a accordé un droit de réponse au sénateur Gaston Flosse, qu'il n'a pas exercé directement, mais en faisant lire un communiqué.

M. le Président : Le problème, c'est que l'on confond souvent trouble à l'ordre public, qui n'est pas menacé en tant que tel, et trouble à l'opinion publique. Il faudrait éviter cette confusion que les magistrats eux-mêmes reconnaissent faire trop souvent.

M. Georges FENECH : Depuis que nous travaillons, il nous suffit d'ouvrir un journal pour voir les précautions avec lesquelles est traitée l'affaire dite « Outreau bis ». C'est d'ailleurs à peine si on a envie de lire les articles... De même, j'ai appris que le nombre de mises en détention provisoire avait chuté ces deux derniers mois. Nous avons donc peut-être déjà rempli en partie notre mission.

Vous nous dites qu'il y a peut-être un vide législatif à combler par la création d'une institution qui pourrait retirer leur carte aux journalistes. Quand on leur dit cela, ils répondent : « Vous rêvez de contrôler la presse ! ». Nous sommes dans un domaine très subtil, et vous avez indiqué que deux voies étaient possibles : aligner le droit sur le fait, ou l'inverse. Je voudrais connaître votre opinion personnelle : plutôt qu'un régime répressif, auquel je ne crois guère, ne faudrait-il pas des mesures plus dissuasives en amont ? Ne croyez-vous pas que le problème vient de ces bribes de secret qui peuvent orienter l'information, et qu'en levant le secret de l'instruction, on éviterait ce genre de dérapages ?

Je ne comprends pas, par ailleurs, ce qui interdit au CSA d'adresser des mises en demeure pour atteinte à la présomption d'innocence. Vous dites qu'il manque une plainte préalable et qu'il ne peut pas y en avoir puisque cette atteinte n'est pas un délit. Mais c'est une position qui relève de votre propre jurisprudence. Qu'est-ce qui vous empêche d'adresser des remontrances d'office à ceux qui violent cette présomption ?

Enfin, j'ai une question plus personnelle, puisque vous vous êtes présenté vous-même comme une victime de cette médiatisation de « frénésie » et de « jouissance ». Vous avez exercé votre droit de réponse de façon spectaculaire sur TF1. N'est-ce pas une arme à double tranchant, surtout sur un grand média comme TF1 ? N'a-t-elle pas desservi ce que vous recherchiez au départ ?

M. Dominique BAUDIS : Je commencerai par votre dernier point, pour vous dire que je ne peux, pour des raisons de droit, vous répondre. L'affaire est terminée, un non-lieu a été prononcé puis confirmé par la cour d'appel, les pourvois en cassation ont été rejetés. En revanche, j'ai engagé des poursuites contre les personnes ayant formulé les accusations, et si j'entrais devant vous dans l'examen de cette affaire, je ferais peser sur la procédure un risque de nullité.

Il est vrai que les journalistes craignent souvent que les politiques veuillent contrôler leur profession. On peut le comprendre. C'est pourquoi j'ai insisté sur le fait que les journalistes ne veulent rendre de comptes qu'à leurs pairs, s'agissant de questions d'éthique et de déontologie. Il ne s'agit pas de créer un organisme administratif, mais de faire veiller au respect de la déontologie par des journalistes élus par les journalistes. Je ne crois pas qu'ils seraient hostiles à ce que la commission qui délivre les cartes de presse puisse les suspendre ou les retirer dans des cas graves. Je crois que l'idée mériterait en tout cas un dialogue.

S'agissant du secret de l'instruction, nous sommes dans la pire des situations : une règle qui n'est pas respectée, et tout le monde s'en accommode. Florence Aubenas, quand vous l'avez auditionnée, vous a dit en souriant qu'elle avait violé ce secret en lisant le dossier d'instruction, et ses confrères l'avaient lu également. Quand on voit un dossier dans son intégralité, on a une autre approche que s'il s'agit seulement d'un extrait de rapport d'expertise, ou d'une confidence d'enquêteur qui vous met sur la piste d'un sex-shop improbable. De deux choses l'une : ou l'on fait respecter le secret, comme le font les Britanniques au moyen de sanctions drastiques - mais il peut y avoir des réactions très vives dans d'autres pays -, ou bien on met le droit en accord avec le fait, mais dans la transparence totale, afin qu'il n'y ait pas de manipulations visant à orienter l'information de façon malveillante.

Pourquoi ne pratiquons-nous pas l'autosaisine sur la présomption d'innocence ? Parce que nous sommes un organe régulateur. Nous ne pouvons être plus répressifs que les tribunaux de l'ordre judiciaire. Dès lors que la justice ne peut se saisir elle-même si la personne lésée ne se manifeste pas, il serait juridiquement hasardeux que nous le fassions : nous pourrions être attaqués devant le Conseil d'État pour abus de droit. Si, en revanche, vous décidiez de donner au principe constitutionnel de la présomption d'innocence une véritable force juridique, si le parquet pouvait agir lorsqu'il y est porté atteinte, nous pourrions agir nous aussi. Mais sinon, ce serait un abus que de nous autosaisir. La matière est si délicate qu'à supposer que nous voulions nous autosaisir, nous devrions le faire de presque tous les faits divers et toutes les affaires judiciaires.

J'ai noté comme vous l'extrême prudence de la presse sur « Outreau bis ». Peut-être pourriez-vous vous transformer en commission permanente...

L'autre jour, au « 20 heures » d'une grande chaîne, à la veille de l'ouverture des assises du Bas-Rhin, un reportage commençait ainsi : « Malgré ses dénégations, tout accable le bourreau présumé du petit x »... N'est-ce pas là, malgré le mot « présumé » et la mention des « dénégations », une atteinte à la présomption d'innocence ? Imaginons que nous ayons été saisis par l'avocat de l'accusé : nous aurions évidemment examiné la plainte. Mais nous saisir nous-mêmes aurait été, vous en conviendrez, extrêmement délicat.

M. le Rapporteur : L'article préliminaire du code de procédure pénale fait référence à la présomption d'innocence de toute personne dont la culpabilité « n'a pas été établie », mais ajoute que les atteintes à cette présomption « sont prévenues, réparées et réprimées dans les conditions prévues par la loi », c'est-à-dire par le code civil. Il y a un vrai débat juridique entre civil et pénal.

M. Dominique BAUDIS : La diffamation relève du pénal, mais à l'initiative de la personne qui s'estime lésée. Reste qu'on accorde beaucoup plus d'importance à la diffamation qu'à l'atteinte à la présomption d'innocence, bien que celle-ci figure dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Il est vrai que, quand on est en détention provisoire, on pense souvent à autre chose qu'à saisir le CSA ou à porter plainte au civil. Si les parquets avaient la capacité d'agir, nous pourrions aussi agir de notre propre initiative.

M. Patrick BRAOUEZEC : J'ai beaucoup apprécié votre présentation du rôle du CSA. Je ne partage pas forcément l'opinion positive de M. Georges Fenech sur la situation actuelle. On observe, c'est vrai, une certaine réserve sur « Outreau bis », mais pas sur l'affaire Ilan Halimi. Nous aurions intérêt à encadrer davantage le rôle des médias.

S'agissant d'une éventuelle autorité compétente pour prononcer des sanctions entre pairs - pas uniquement à propos d'affaires judiciaires, d'ailleurs -, je voudrais savoir si le CSA dispose de moyens réels pour contraindre certains médias à rectifier de fausses informations. Je prends un exemple récent : un matin, un magazine d'information d'une chaîne publique annonçait que douze mineurs victimes d'un accident aux États-Unis avaient été retrouvés vivants, et montrait des images de liesse ; le lendemain matin, à la fin du journal d'une radio également publique, j'apprends qu'en réalité, les douze mineurs étaient morts. Je me précipite sur la chaîne qui, la veille, m'annonçait leur sauvetage : pas de démenti ! Nous sommes dans la désinformation totale, sans aucune rectification ni sanction, dans la course incontrôlée au scoop. Avez-vous les moyens de sanctionner ces comportements ? Si ce n'est pas le cas, que préconisez-vous ? Et quel statut pourrait-on donner à cette autorité que vous envisagiez tout à l'heure ? Faut-il créer, comme pour d'autres professions, une sorte de conseil de l'ordre, doté de vrais pouvoirs de sanction quand la déontologie n'est pas respectée ?

M. Dominique BAUDIS : Je n'ai pas employé ce terme, me souvenant qu'un certain Conseil de l'Ordre avait été créé sous Vichy...

M. Patrick BRAOUEZEC : La Fête des Mères aussi, mais on l'a gardée !

M. Dominique BAUDIS : J'ai trouvé, en préparant cette audition, que l'avis de la CNCDH était judicieux : dans la mesure où la Commission de la carte existe déjà et où elle est habilitée à délivrer la carte de journaliste, il est normal qu'elle puisse la retirer - ce qu'elle fait parfois, d'ailleurs, mais pour des motifs qui n'ont rien à voir, comme le fait de travailler pour des sociétés de publicité sans exercer de réelle activité journalistique, ou de ne tirer de celle-ci que des ressources marginales. Peut-être faudrait-il étendre ses pouvoirs au respect de l'éthique et de la déontologie, mais encore faudrait-il, au préalable, qu'il y ait un code unique.

S'agissant de l'honnêteté de l'information, nous avons des moyens d'agir. Il y a, dans les conventions des chaînes, une disposition relative au respect de cette honnêteté, qui figure d'ailleurs dans les chartes et les codes. Les rectifications se font parfois, mais de façon chuchotée, alors que l'information erronée avait été claironnée à son de trompe, car on n'aime pas reconnaître qu'on s'est trompé. Je ne suis d'ailleurs pas sûr que ce soit de bonne politique, car le spectateur aimerait sans doute qu'on le fasse : les journaux britanniques le font volontiers, souvent sur toute la page 2. C'est un gage de crédibilité, à mon avis, que de reconnaître qu'on s'est trompé et de rectifier. Le cas que vous citez nous a échappé, mais nous avons quelque 1 500 radios et plus de 100 chaînes de télévision à suivre, sans même parler de l'Internet. Il nous est physiquement impossible de tout analyser et vérifier. Lorsque, cependant, l'erreur saute aux yeux, par exemple au « 20 heures », nous demandons des explications s'il n'y a pas de rectificatif dans les 24 heures. Je me souviens d'une chaîne de télévision qui avait annoncé le départ d'Alain Juppé de la mairie de Bordeaux quelques minutes seulement avant que l'intéressé dise le contraire ; nous avions eu une discussion à ce sujet avec les responsables...

M. Jacques-Alain BÉNISTI : Je crois que nous sommes à un moment crucial de nos auditions, car on sait que les médias et la presse ont joué un rôle très important dans l'affaire. Leurs représentants ont d'ailleurs reconnu avoir dérapé, être allés trop loin, ils ont fait leur mea culpa. Mais les acquittés d'Outreau, avant même d'être stigmatisés par la justice, l'ont été d'abord par les médias, par certains journaux dont nous tairons le nom aujourd'hui, et qui ont conduit une personne mise en examen à se suicider. Il y a donc une responsabilité extrêmement importante des médias. Si l'on veut changer les choses, il faut prendre cette affaire exemplaire comme point de départ d'une grande réforme.

Quelles sont nos marges de manœuvre ? Vous nous dites que le CSA a peu de moyens d'agir, et qu'il faut soit changer la loi, soit se donner les moyens de la faire respecter, notamment en ce qui concerne la présomption d'innocence et le secret de l'instruction. Or, si nous orientons notre réflexion vers un renforcement de la régulation, nous apparaîtrons comme donnant des leçons à la presse, nous serons accusés de vouloir porter atteinte à sa liberté, alors même que nous sommes un certain nombre à penser que cette liberté s'arrête où commencent non seulement la liberté et la dignité du citoyen, mais aussi le respect du lecteur et du téléspectateur, constamment trompé par une information souvent malhonnête.

Certains journalistes que nous avons entendus ont critiqué leurs confrères. Vous-même vous proposez la constitution d'une instance professionnelle composée de journalistes habilités à sanctionner leurs pairs, mais la menace de se voir retirer sa carte de presse n'est qu'une partie de la solution : il faut une autre épée de Damoclès, à savoir la mise en œuvre d'un droit de réponse effectif. Tout le monde s'accorde en effet à dire que le droit de réponse, tel qu'il est actuellement, ne sert à rien, car une fois expiré le délai de huit jours, c'est la justice qui prend le relais, et cela peut durer deux ans avant qu'il y ait rectification, avant que l'on dise qu'il y a eu erreur et mensonge, au lieu que la personne attaquée puisse répliquer dans les jours qui suivent. Ne pensez-vous pas qu'un droit de réponse immédiat, accordé en référé par le TGI, et s'ajoutant aux éventuelles sanctions prononcées par l'instance professionnelle que vous proposez, constituerait une garantie efficace ? À ma connaissance, le seul média à accorder de lui-même un droit de réponse effectif aux personnes mises en cause, et donc au lecteur de se faire sa propre opinion, est un grand quotidien de l'Ouest - dont je ne citerai pas le nom...

M. le Président : Monsieur le président Baudis, nous vous accordons un droit de réponse à M. Bénisti.

M. Dominique BAUDIS : Vous donnez l'exemple d'un journal qui ouvre ses colonnes au droit de réponse dans un délai rapide ; cela prouve que c'est possible. Mais même si cet exemple est suivi, il y aura toujours des refus. Je suis d'accord pour dire que le délai est trop long et que les procédures sont encore plus longues en cas de refus, de sorte que les gens baissent les bras. Mais alors, il faut réfléchir à une modification de la loi de juillet 1982...

Vous dites que les journalistes nous ont constamment trompés, mais il y a des journalistes qui se sont trompés, ou qu'on a trompés en leur donnant, peut-être de bonne foi, des éléments qui étaient faux. Beaucoup pensent qu'avoir accès à un PV, c'est avoir accès à la vérité, alors que ce PV peut être un tissu de mensonges. D'autres, devant vous, ont évoqué
- et c'est humain - leur intime conviction, vous ont dit qu'ils ont « appris » quelque chose en le lisant dans un journal local, de sorte que tout est repris en cascade et aboutit à construire une théorie mensongère. Rares, heureusement, sont ceux qui trompent délibérément, mais nombreux sont ceux qui sont abusés par des éléments parcellaires qu'on leur livre pour forger une conviction dans leur esprit, et de là dans celui du lecteur.

Le viol - par des magistrats - du secret de l'instruction est à la source de beaucoup de dysfonctionnements, parce qu'il est commis dans l'illégalité ou de façon parcellaire pour orienter les jugements. Ou bien l'on y met fin, ou bien l'on impose la transparence totale. Si les journalistes avaient eu accès à tout le dossier, et non pas à tel ou tel élément sous le manteau, ils auraient eu une vision plus distanciée de l'affaire.

M. Étienne BLANC : La place prépondérante prise par les médias est dramatique, quand on en voit les conséquences. Mais il y a pire. Dans le code pénal, il y a pour le vol des circonstances aggravantes : s'il est commis en réunion, par escalade, de nuit, etc. De même, la barbarie ou le racisme sont des circonstances aggravantes des atteintes aux personnes. Dans l'opinion publique, on a créé de facto une circonstance aggravante : le fait d'être un « notable » ou, pire, un élu - et trop peu de gens s'en émeuvent.

M. Guy GEOFFROY : C'est la double peine !

M. Étienne BLANC : On va même jusqu'à créer le « notable ». Une marchande de bonbons, un chauffeur de taxi sont-ils des notables ? Un huissier parfois, mais pas toujours. Je trouve cela terrifiant, car on tombe dans le dérapage. Nous sommes dans une situation bâtarde, avec un code pénal de fait qui échappe au législateur.

Si l'on accroît la responsabilité, on ne peut éviter les sanctions. Peut-on garder les textes sur le secret de l'instruction et la présomption d'innocence, et en même temps instaurer de vraies sanctions, pénales ou civiles ? Est-il envisageable de transposer certaines dispositions de la loi britannique ? La pire des choses serait que la loi continue de ne pas être appliquée.

M. Dominique BAUDIS : J'ai parlé tout à l'heure du « syndrome du notaire de Bruay-en-Artois », mais je parlais des stéréotypes en général : le bagagiste de Roissy était arabe, il y avait donc de fortes chances qu'il soit terroriste... Naturellement, Outreau est une tragédie pour les personnes que vous avez entendues, mais il y en a eu bien d'autres. Qui se demande quelle a été la fin de vie du notaire de Bruay, comment vivent les parents du petit Grégory, quel est l'état psychique du bagagiste de Roissy ?

Je ne peux répondre à votre place sur la législation, mais je vous ferai communiquer les dispositions qui répriment, en Angleterre, la violation du secret de l'instruction. Il n'y a pas de violation du secret de l'instruction en Angleterre, même s'il y a beaucoup de violations de la vie privée - du moins jusqu'à ce que l'enquête soit en cours. Mais sommes-nous prêts à adopter un dispositif aussi répressif ? La pire des choses, en tout cas, serait de laisser la situation en l'état, avec des règles non respectées.

S'agissant de la présomption d'innocence, l'arsenal juridique qui permettrait de la faire respecter est trop faible. On laisse au présumé innocent le soin de se défendre. Peut-être faudrait-il faire de l'atteinte à la présomption d'innocence une infraction pénale. Je me permets de répéter, et peut-être est-ce insolent de ma part : dès lors qu'un ministre quitte le Gouvernement dans les 48 heures qui suivent sa mise en examen, comment la société peut-elle ne pas penser qu'il est présumé coupable ? Il y a bien du travail à faire pour faire respecter la présomption d'innocence !

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Tous les gens des médias que nous avons entendus ont reconnu des dysfonctionnements, mais il a été plus difficile de leur faire proposer des solutions. Ils refusent notamment tout processus législatif et s'en tiennent à un flou artistique sur la déontologie, certains évoquant des chartes dont ils ne connaissent même pas le contenu...

Vous avez dit qu'il s'agit moins d'un système que de comportements individuels - comme pour l'indépendance des magistrats. Mais il y a une question que vous n'avez pas abordée : une déontologie de l'information est-elle compatible avec le fait que l'information est une marchandise ? Nous avons bien vu, au cours de ces auditions, que les journalistes obéissent à des nécessités qui n'ont rien à voir avec l'information, mais avec la volonté de parler de ce dont tout le monde parlera demain. L'information est une marchandise ; elle est ce qui fait venir les publicitaires. Nous avons vu des journalistes très sérieux nous dire : « J'avais trois heures pour aller sur place et rentrer pour taper mon papier »...

M. Dominique BAUDIS : J'ai dit que le système comptait souvent moins que la qualité des personnes. Cela vaut pour les journalistes comme pour les magistrats ou les médecins. Il y a dans toutes les professions des personnes qui ne respectent pas les règles, et quand elles sont investies de pouvoirs importants, cela fait des dégâts, d'où la nécessité d'un code et d'une institution pour le faire respecter. C'est d'autant plus nécessaire que nous sommes dans un univers concurrentiel, où tout va très vite, trop vite.

Certains ont dit, cependant, qu'il valait mieux prendre 48 heures pour faire des vérifications que de diffuser une information mensongère. On peut aussi espérer que le téléspectateur, ou le lecteur, se décidera, s'il voit sur sa chaîne habituelle ou s'il lit dans son journal favori trop de choses fausses, à changer de source. Je crois, pour ma part, qu'un média qui rectifierait ses erreurs gagnerait beaucoup en crédibilité, en image, auprès de son public. Dans un film américain qui s'appelait C'est arrivé demain, quelqu'un lisait dans le journal du lendemain l'annonce de sa propre mort. Ne fonctionnons-nous pas souvent sur le mode « c'est arrivé demain » ? Hier, beaucoup de journalistes m'ont appelé pour me demander - en vain - ce que je vous dirais aujourd'hui...

Souvent, la concurrence des médias donne lieu à une duplication d'informations non vérifiées. Ce n'est pas parce qu'on a lu quelque chose dans le journal que c'est vrai. Souvent, le journal local a une force d'entraînement des autres médias, car lorsqu'on envoie quelqu'un de Paris sur un terrain qu'il ne connaît pas, il aura tendance à parler à celui qui couvre l'affaire pour le journal local, lequel est en situation de monopole.

M. le Président : Nous avons le même problème que vous avec des journalistes qui veulent savoir ce qu'il y aura dans notre rapport...

M. Guy GEOFFROY : Il y a une expression qui m'a longtemps amusé, avant de me paraître plutôt dérisoire, et finalement dangereuse : c'est celle d'« information exclusive ». On ne l'entend d'ailleurs plus que le matin, sur une radio que je persiste, peut-être à tort, à écouter, et qui annonce à tout bout de champ, entre sept et huit heures, des « informations exclusives » - qui sont pourtant les mêmes que je trouve dans mon quotidien du matin. Cet appétit pour quelque chose de secret et d'inédit, qui crée un certain lien de dépendance, est lié à la marchandise. C'est encore pire lorsque non seulement la radio n'est pas la première à l'annoncer, mais qu'en plus, l'information est fausse. Je me demande comment on peut lutter contre cela, contre ce syndrome d'une très grande perversité, tout en sachant que c'est probablement impossible...

M. Dominique BAUDIS : Il ne s'agit plus de déontologie, mais de la façon dont une radio veut valoriser son travail. Si l'information présentée comme exclusive est effectivement exclusive et qu'elle est exacte, cela ne me choque pas : si une rédaction y a mis les moyens, tant mieux. C'est plus choquant si on trouve la même information sur d'autres médias, et encore plus choquant si c'est faux. Nous sortons un peu du cadre des travaux de la commission, car il s'agit plutôt, en fait, d'un abus de langage. Qu'un journal veuille se mettre en avant, cela ne me choque pas, mais à condition que la nouvelle soit exacte, car la course au scoop se fait parfois au détriment de la véracité.

M. le Président : M. Deprez a, ici, l'exclusivité de la dernière question...

M. Léonce DEPREZ : Outreau est un drame de société. Il est important que le président du CSA soit l'un de nos derniers invités, car la télévision joue un grand rôle dans la vie de nos concitoyens. Le CSA veille au respect du pluralisme, mais aussi au respect des auditeurs et des téléspectateurs. Y a-t-il un contrôle quand, dans des émissions destinées au grand public, les questions posées aux invités dépassent certaines limites et tendent - pour faire rire, paraît-il - à ramener la vie sexuelle, l'acte d'amour à sa dimension animale ? Il y a une véritable intoxication des esprits et à force de dégrader le niveau de la société, on a une société inhumaine. La télévision n'a-t-elle pas, à cet égard, certains devoirs ?

M. Dominique BAUDIS : J'ai entendu votre question dans certaines des auditions précédentes. Aux termes de la loi, la communication audiovisuelle est libre « dans le respect d'autres principes d'égale valeur », dont la protection du jeune public. C'est à ce titre que nous avons demandé aux télévisions et aux radios de réserver certains sujets à la deuxième partie de soirée, quand les plus jeunes ne sont plus là. Nous avons tendance, cela dit, à nous focaliser sur la télévision, qui se regarde généralement en famille, mais quand les parents disent aux enfants d'aller se coucher, ceux-ci, une fois dans leur chambre, écoutent souvent la radio, où l'on peut entendre des choses bien pires que celles qu'on voit à la télévision...

Notre vigilance, donc, s'exerce, mais en tenant la balance égale entre la liberté d'expression et la protection des enfants contre les programmes pornographiques ou d'extrême violence. En 2002, le CSA a adopté un texte demandant au Gouvernement et au Parlement de mettre les lois sur l'audiovisuel en conformité, au mot près, avec la directive « Télévision sans frontières », aux termes de laquelle il ne doit pas y avoir de programmes de nature à porter atteinte au jeune public - la pornographie et l'extrême violence étant même explicitement mentionnées. Mais le Parlement, où je siégeais alors, a retiré ces mots de la loi. Nous sommes aujourd'hui confrontés à la prolifération de ces programmes, et on estime à 500 000, dit-on, le nombre d'enfants qui ont vu, pendant au moins quelques instants, un film pornographique. Mais le CSA ne peut agir au-delà des pouvoirs que le législateur lui donne.

M. le Président : Je vous remercie de votre réponse, que j'interprète comme un appel au législateur que nous sommes, et j'ajouterai, au risque de surprendre car nous ne sommes ni de la même génération ni de la même tendance politique, que je fais mien le propos de M. Deprez visant ces émissions d'une vulgarité achevée que l'on peut voir à des heures de grande écoute. La permissivité totale et absolue est, à mon avis, un fléau.

M. Georges COLOMBIER et M. Guy GEOFFROY : Très bien !

M. le Président : Monsieur le président Baudis, monsieur Beck, je vous remercie.

Audition de M. Guy CANIVET, premier président de la Cour de cassation


(Procès-verbal de la séance du 11 avril 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui M. Guy Canivet, premier président de la Cour de cassation.

Monsieur le premier président, je vous remercie d'avoir répondu à l'invitation de la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire d'Outreau.

Celle-ci, je le rappelle, a été chargée de formuler des propositions de réforme pour éviter le renouvellement des dysfonctionnements de la justice constatés dans cette affaire.

En votre qualité de premier président de la Cour de cassation et de président du conseil d'administration de l'École nationale de la magistrature, la commission d'enquête se devait de recueillir vos réflexions et vos propositions.

L'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Tout en ayant conscience du caractère un peu décalé de cette obligation en ce qui vous concerne, je vais vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(M. Guy Canivet prête serment).

Monsieur le Premier président, vous avez la parole.

M. Guy CANIVET : Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les députés, vous avez demandé à entendre le premier président de la Cour de cassation à ce stade final de vos travaux. C'est naturellement très volontiers que je vous donnerai mon avis et que je répondrai à vos questions.

Pour relativiser ma position, il ne me semble pas inutile de rappeler les qualités dans lesquelles je me trouve devant vous. Je m'exprime ici, en effet, à un triple titre. D'abord en tant que premier président de la Cour de cassation, juridiction qui est garante de la légalité de la justice pénale. De ce point de vue, mon approche est limitée, mais peut-être pas inintéressante. Le premier président de la Cour de cassation est, en outre, président du conseil d'administration de l'École nationale de la magistrature. Ayant appris que vous vous y intéressiez, je suis naturellement prêt à répondre aux questions que vous auriez à me poser au sujet du fonctionnement de cette école. Enfin, de par la Constitution, je préside le Conseil supérieur de la magistrature lorsqu'il statue sur la discipline des magistrats du siège. Je risquerai quelques brèves observations au sujet de la responsabilité des magistrats, sujet qui vous intéresse.

À ce qu'on peut lire, les travaux publics de votre commission ont révélé la nécessité d'une réforme d'ampleur de la justice. La tâche que vous avez entreprise n'est pas facile. Tout d'abord, parce que les mécanismes de la justice pénale sont complexes ; ils mettent en jeu tout à la fois des principes juridiques et éthiques, des règles d'organisation et de procédure, des pouvoirs et des équilibres institutionnels, des pratiques professionnelles, l'économie de certaines professions, l'ensemble dans une interaction qui produit ou non l'autorité et le sentiment de justice et qui crédibilise ou décrédibilise l'institution. Assurément, il ne s'agit pas d'un service public ordinaire.

En ce qui me concerne, et contrairement à beaucoup, je n'ai pas d'opinion arrêtée sur les réformes à entreprendre. Elles dépendent en large mesure de choix politiques qui vous appartiennent. En revanche, il me semble possible, du point de vue de ma fonction et de la spécificité du service public en cause, de proposer une problématique, que je situe à cinq niveaux : l'organisation judiciaire, la procédure, le savoir-faire, la formation des magistrats, leur responsabilité.

Avant la procédure, l'organisation judiciaire détermine les conditions de base du procès. De ce point de vue, l'affaire d'Outreau met en cause deux des aspects caractéristiques de notre système judiciaire, la confusion entre les autorités de poursuites et les autorités d'instruction, d'une part, le pouvoir du parquet dans le procès pénal, d'autre part, en même temps que se révèle, par ailleurs, une interrogation sur la suffisance du contrôle qu'il exerce sur les enquêtes de police. Il faut les examiner avant d'aborder la question de l'existence ou de la place du juge d'instruction dans le dispositif.

L'organisation actuelle, issue d'une tradition historique que l'on fait généralement remonter au XIXsiècle, est fondée sur deux principes. En premier lieu, celui de l'unité du corps judiciaire, que l'on tire de l'article 64 de la Constitution et qui fait dépendre les magistrats du siège et du parquet du même statut, les juges ayant toutefois une indépendance renforcée par la garantie propre de l'inamovibilité. Ensuite, un principe d'organisation judiciaire qui établit un parquet auprès de chaque juridiction, et qui le situe même à l'intérieur de celle-ci.

Il en résulte que, comme vous le savez, les magistrats peuvent exercer, de la base au sommet, alternativement les fonctions du siège et du parquet, parfois dans la même juridiction et qu'au sein d'un même palais de justice, cohabitent, travaillent ensemble, dans une relation quotidienne de proximité - on n'hésite pas à parler de collaboration - ceux qui sont chargés de juger les affaires en toute impartialité et ceux dont la mission est de soutenir la thèse de l'accusation.

L'organisation des juridictions est totalement fondée sur cette relation. Il faudrait, je vous l'assure, beaucoup de vertu pour assumer un tel système. Je ne suis pas sûr que nous l'ayons.

Ces magistrats du siège et du parquet participent ensemble aux assemblées délibérantes qui déterminent l'organisation de la juridiction et la répartition des moyens. Depuis quelques temps, s'est en outre développé, au ministère de la justice, un dogme nouveau, celui dit de la « dyarchie », qui fait que le président de la juridiction et le chef du parquet, procureur ou procureur général, n'exercent plus séparément l'administration et la gestion de leurs structures respectives, siège d'un côté, parquet de l'autre, mais qu'ils administrent ensemble une entité unique et en gèrent conjointement les crédits, crédits pour lesquels ils sont ensemble ordonnateurs délégués. On semble vouloir qu'une juridiction soit une institution à deux têtes, dont l'une et l'autre ne poursuivent pas le même objectif.

À cette confusion administrative s'est ajoutée une confusion fonctionnelle, introduite par les lois nouvelles, qui fait que, dans de nombreux cas - amendes transactionnelles, médiation et composition pénale, comparution sur reconnaissance de culpabilité -, le procureur dispose d'un pouvoir plus ou moins direct d'infliger des sanctions.

Dans la pratique quotidienne du procès pénal, il en résulte une confusion active et visible entre parquet et siège, qui brouille l'idée d'une justice impartiale et place la défense en position de déséquilibre.

Si on compare la France aux autres systèmes judiciaires, et sans parler de ceux de common law, pour lesquels cette proximité est totalement incompréhensible, aucun des systèmes européens, même issus de la tradition napoléonienne, n'a poussé le mélange des fonctions à un tel point. Aucun d'eux, en tout cas, ne l'a érigé en système. Ce qui met notre organisation judiciaire en complet décalage par rapport aux standards de la Convention européenne des droits de l'homme.

Dans l'affaire d'Outreau, on ne peut manquer de se poser la question de l'influence du parquet sur l'orientation de l'instruction, avec un procureur d'expérience et un magistrat instructeur de nomination récente. Des relations privilégiées entre parquet et instruction ne sont pas sans incidence sur la manière dont le juge d'instruction se perçoit lui-même. Il a des difficultés à se concevoir comme un juge astreint à une obligation de neutralité et d'impartialité. Cette situation n'est pas sans influence non plus sur la manière dont il est perçu par la défense, qui le regarde le plus souvent comme un juge accusateur, sinon comme celui contre qui il faut lutter.

Un des premiers axes de la réforme à entreprendre semble donc être une séparation fonctionnelle et organisationnelle entre les juges et les procureurs, les uns assurant la fonction de poursuite dans une organisation propre, les autres le jugement dans une structure juridictionnelle indépendante. C'est le schéma traditionnel des organisations judiciaires modernes, auquel nous nous obstinons à tourner le dos. Il passe par une nette séparation des hommes, des structures, des administrations et des moyens budgétaires et une claire distinction de leurs fonctions propres.

Cela n'impliquerait pas, je m'empresse de le dire, une remise en cause de l'unité du corps judiciaire. La séparation fonctionnelle n'empêche évidemment pas que juges et procureurs appartiennent à un corps unique, ayant des carrières plus ou moins séparées.

Il faut cependant être conscient d'une chose : autant dans les techniques de travail que dans les dispositions d'esprit, un juge n'est pas un procureur et inversement. Il ne s'agit pas de dévaloriser l'une ou l'autre des fonctions, mais de tirer les conséquences de leur différence.

Une telle séparation implique, en revanche, que soient prises des décisions sur l'organisation des juridictions, d'une part, et sur la hiérarchisation du parquet, d'autre part.

S'agissant des juridictions, se pose la question de la direction administrative et budgétaire de l'ensemble du système. On pourrait la résoudre par comparaison au mode d'organisation de la justice administrative et de la justice financière, mode d'organisation qui confère au chef de la juridiction supérieure, Conseil d'État ou Cour des comptes, l'administration et la gestion de l'ensemble de l'institution et de ses agents.

L'avantage serait, à l'évidence, de régler, comme cela se fait dans de nombreux systèmes - et récemment par la réforme de la justice en Grande-Bretagne - une question jusqu'alors non résolue en France, et qui n'est pas sans influence dans l'affaire d'Outreau : la mise en place d'une organisation structurée des juridictions judiciaires, la normalisation des méthodes de jugement, le développement d'une politique juridictionnelle de qualité, le tout sans remettre en cause l'indépendance de la justice. En effet, si l'indépendance impose qu'aucune instruction ne vienne de l'extérieur, rien n'empêche la mise en place en interne, sous le contrôle d'un conseil supérieur de justice spécifique au siège, d'un organe de gestion des ressources humaines, de gestion administrative et budgétaire, de normalisation des méthodes, de contrôle de qualité, de déontologie et de discipline. C'est, ni plus ni moins, la situation dans de nombreux systèmes étrangers. C'est peu ou prou la situation, en France, de la justice administrative telle qu'elle résulte d'une réforme récente de 1987, et de la justice financière.

La séparation organique du siège et du parquet pose, en même temps, la question de l'organisation interne du parquet comme instrument hiérarchisé et cohérent de mise en œuvre d'une politique pénale. On aurait à choisir, dans cette hypothèse, entre un parquet soumis à l'autorité du ministère de la justice et un parquet soumis à une autorité indépendante, à condition qu'elle soit politiquement responsable.

Cette question n'est pas sans incidence sur le fonctionnement du service public dans l'affaire que vous examinez, où l'on se pose la question de savoir quelle a été la chaîne des décisions entre le parquet local, le parquet général et la Chancellerie, et la chaîne des instructions de la Chancellerie au parquet local. Du point de vue du contrôle démocratique sur la conduite de la politique pénale et la mise en œuvre de l'action publique, ces informations sont essentielles et me paraissent devoir être examinées.

La condition d'un plus grand professionnalisme des membres du parquet, et leur insertion dans une organisation renforcée et assise sur une légitimité politique tenant compte de l'indépendance de l'autorité judiciaire, permettraient sans aucun doute au ministère public de réinvestir la direction et le contrôle des enquêtes de police.

D'autres ont sans doute beaucoup plus de légitimité que moi pour s'exprimer sur ce point. Les pouvoirs progressivement conférés à la police et sa réorganisation, ajoutés au développement des procédures d'urgence, semblent, en effet, avoir créé, du point de vue des décisions et orientations des poursuites comme du contrôle des enquêtes, un déséquilibre entre les parquets et la police au profit de cette dernière.

Ces questions - autonomie de l'administration des juridictions et indépendance des parquets - étant résolues, se poserait alors - mais alors seulement - la question contingente du juge d'instruction, de l'aménagement de ses pouvoirs ou de sa suppression.

La question de la suppression du juge d'instruction dans sa conception actuelle dépend, en effet, de ces deux préalables. Si le parquet est organisé d'une manière totalement indépendante du pouvoir politique et qu'il contrôle effectivement les enquêtes de police, alors, comme le préconisent certains rapports, on peut concevoir de procéder, à l'instar de l'Italie, à un transfert des pouvoirs d'enquête, dans les affaires les plus importantes, d'un magistrat du siège indépendant vers un magistrat du parquet tout aussi indépendant. Et ainsi peut-être créé ce que préconise le barreau de Paris, un juge de l'instruction, appelé à statuer uniquement sur les mesures attentatoires aux libertés individuelles. En revanche, si le parquet est maintenu sous l'autorité du ministre de la justice, c'est beaucoup plus difficilement concevable. Ce serait, en tout cas, faire reposer sur un membre du Gouvernement - le ministre de la justice - la responsabilité non seulement de la politique pénale, mais du fonctionnement de l'ensemble du système de poursuites.

Sur la suppression du juge d'instruction, vous avez entendu de multiples prises de position. Supprimer le juge d'instruction suppose une refonte d'ensemble et en profondeur de notre système pénal et le remplacement d'une justice pénale inquisitoire par une justice pénale accusatoire, ou en tout cas, par un système fortement nuancé d'accusatoire. Certes, la grande majorité des affaires est jugée sans recours au juge d'instruction, mais ce sont les plus simples, qui ne nécessitent pas d'investigations particulières. Ce qui est en cause, c'est l'instruction des affaires complexes, financières, de santé, de crime organisé, de terrorisme et les crimes de droit commun.

De ce point de vue, quatre éléments me semblent devoir être pris en considération.

Le premier, je le répète, est que l'instauration d'un système laissant au parquet la direction des enquêtes et mettant à sa charge la preuve des infractions suppose une indépendance quasi absolue du ministère public et, de sa part, un réel pouvoir de direction et de contrôle sur la police judiciaire.

Deuxième élément, la procédure d'instruction actuelle est favorable aux victimes en ce sens qu'elle les allège de la charge de la preuve, autant d'un point de vue procédural que financier. Pourra-t-on leur donner des droits équivalents dans un nouveau système ?

Troisième élément, il sera nécessaire, en cas de suppression du juge d'instruction, d'introduire des droits de la défense substantiels dès la phase d'enquête : intervention de l'avocat dès le début de la garde à vue, accès au dossier, assistance aux interrogatoires, toutes les garanties de la défense.

Quatrième élément, un tel bouleversement dépasse évidemment la dimension technique, c'est un changement de la nature du procès. Il ne s'agit pas, comme dans les feuilletons télévisés américains, d'appeler le juge « votre honneur » et de lui donner un marteau pour que tout change. Cela suppose un long apprentissage, de la part des avocats comme des magistrats, donc des moyens importants.

D'un autre côté, on peut tenter de faire évoluer le juge d'instruction vers plus de professionnalisme, plus d'expérience, plus de neutralité dans la conduite des investigations et plus de respect des garanties de la défense. De ce point de vue, des progrès importants ont été faits au cours des vingt-cinq dernières années. Rien n'interdit de continuer. L'objectif est de faire comprendre à ce juge, placé dans une situation particulière d'administrer la preuve des infractions, qu'il est néanmoins un juge à part entière et que sa raison d'être est d'agir en toute impartialité.

Dans la situation actuelle, il faut reconnaître que l'expression « instruire à charge et à décharge » est un leurre. Il est certain que lorsqu'un juge d'instruction a fait le choix d'une orientation de l'instruction et qu'il a pris ou provoqué des mesures irréparables comme des mises en détention provisoire, son action vise à confirmer ses spéculations. Mais la question pourrait se poser différemment si l'accusation était placée à égalité avec la défense, si la défense avait le pouvoir effectif de réorienter la recherche des preuves et, au surplus, si des aménagements de la fonction d'instruction étaient introduits.

Une des voies à examiner est la collégialité de l'instruction. Elle a été décidée par la loi du 10 décembre 1985, puis retirée par des lois de 1987 et de 1989, semble-t-il pour des questions de moyens. Elle est à nouveau suggérée, de manière différente, par la création d'un tribunal départemental de l'instruction, avec les réactions prévisibles que l'on connaît chaque fois qu'il s'agit de toucher à la carte judiciaire.

Les avantages seraient cependant certains : regroupement des moyens, collégialité des décisions essentielles, encadrement de jeunes juges par un collègue d'expérience, meilleur partage des tâches et meilleure gestion des délais, dépersonnalisation - donc recul du vedettariat -, meilleur équilibre des décisions.

Mais cela ne réglera pas tout. Le problème de la qualité des juges se pose autant dans une collégialité que chez un juge unique ; il s'aggrave des questions de relations internes. Les expériences de co-désignations, très à la mode, ne sont, semble-t-il, pas toutes positives.

L'autre solution, dont on parle beaucoup, est celle de l'ancienneté et du grade du juge d'instruction. Selon les propositions que l'on entend murmurer ici ou là, il s'agirait de ne nommer juge d'instruction que des magistrats comptant un certain temps de carrière. C'est une solution parfaitement intuitive. À première vue, un juge ancien a plus d'expérience qu'un nouveau juge ! Mais on peut aussi être ancien et médiocre, être ancien et inexpérimenté ou inadapté aux fonctions d'instruction. En revanche, certains jeunes juges d'instruction, bien formés, parfaitement équilibrés et ayant une saine conception de la fonction, sont remarquables.

À l'évidence, la question est plus large. Pourquoi traiter le juge d'instruction différemment des autres catégories de juge unique ? Dans des domaines différents, la fonction de juge d'application des peines, de juge des enfants ou même de juge d'instance requiert autant de maturité, d'expérience et de connaissances.

C'est l'occasion de régler trois nœuds de difficultés : celui des postes proposés aux magistrats sortant de l'École, celui de la répartition des emplois dans le corps judiciaire et celui de la gestion des ressources humaines.

Schématiquement, ne pourrait-on concevoir qu'à la sortie de l'École, les auditeurs optant pour le siège soient systématiquement nommés d'abord dans des fonctions collégiales dans les cours d'appel ? Ils y apprendraient, tout à la fois, la pratique de la décision collégiale, l'appartenance à une institution organisée et collective et l'analyse critique des décisions de première instance. Pour ces jeunes magistrats, il n'y aurait pas de meilleure formation et les magistrats des cours d'appel bénéficieraient, sans aucun doute, de l'apport dynamique de ces jeunes collègues, de leur fraîcheur d'esprit et de leur science récente. Dans une collégialité, il faut le savoir, les rapports intergénérationnels sont indispensables. L'apport des conseillers référendaires à la Cour de cassation en est d'ailleurs une démonstration permanente.

À l'expiration d'un certain délai, l'expérience acquise, ces jeunes magistrats pourraient être, sur le rapport du premier président de la cour d'appel, estimés aptes à exercer telle ou telle fonction à juge unique par l'organe garant de leur indépendance pour les magistrats du siège. Ce qui implique une gestion fine des ressources humaines, qui ne serait évidemment pas impossible dans un corps limité à 7 000 magistrats. Il faudrait alors que les mouvements ne se décident qu'au mérite et que l'on fasse prévaloir les considérations techniques sur toute autre. Que l'on recherche activement les magistrats aptes à certaines fonctions plutôt que de gérer passivement des candidatures selon un critère d'ancienneté. Ainsi ne seraient nommés juges d'instruction que des magistrats qui ont acquis une expérience collégiale dans les formations pénales des cours d'appel, notamment des chambres de l'instruction, et qui seraient estimés aptes à le faire. De la même manière, seraient sélectionnés les juges des enfants, les juges d'instance et les juges de l'application des peines.

Cela exigerait évidemment de restructurer le statut de la magistrature en fonction de ces orientations, ne serait-ce que pour revenir sur un paradoxe de l'organisation actuelle qui fait que ce sont les magistrats les plus jeunes, donc les moins expérimentés, qui exercent les fonctions à juge unique, donc de plus grande responsabilité.

J'en arrive aux questions de procédure.

Je me bornerai, pour éviter d'entrer dans des considérations techniques dont vous êtes sans doute saturés, à examiner trois questions qui me paraissent essentielles : l'enregistrement audiovisuel des procédures, la publicité du procès dès la phase de l'instruction et la détention provisoire, quitte à répondre tout à l'heure, si vous le souhaitez, à toute autre question.

Une des réformes les plus urgentes, les plus fondamentales, les plus pratiques et les plus porteuses de changement en profondeur me semble être l'enregistrement audiovisuel des interrogatoires, auditions et audiences, aussi bien dans la phase d'enquête, dans celle de l'instruction que lors du jugement.

Dans le procès d'Outreau, à entendre les personnes acquittées, des pressions, plus ou moins directes, auraient été exercées sur elles, autant durant l'enquête que dans la phase d'instruction. Les allégations de ce genre sont fréquentes ; en l'état, elles sont malheureusement invérifiables. Le meilleur moyen de s'en assurer serait de disposer des enregistrements audiovisuels de ces déclarations au cours de l'enquête et au cours de l'instruction. Tant que cette question ne sera pas réglée, la suspicion continuera à peser sur les interrogatoires et auditions auxquels procèdent la police aussi bien que le juge d'instruction.

L'enregistrement aurait aussi une importance capitale sur l'administration de la preuve. Des aveux, des témoignages accusatoires, des confrontations n'ont de sens qu'à la condition que soient saisies les attitudes des personnes entendues. Comment mesurer la portée d'un aveu ou de son reniement si on n'a pas la trace exacte des conditions dans lesquelles il a été consenti ? Il ne s'agirait plus de communiquer à la formation de jugement une histoire racontée par l'enquêteur ou par le juge d'instruction à partir d'interrogatoires et d'auditions qu'ils auraient eux-mêmes conduits et transcrits, mais d'examiner des charges étayées ou discutées par des dépositions objectivement consultables.

À notre époque, l'écrit n'est plus le seul moyen de traduire la réalité, ni le plus fiable et le plus objectif. Il faut donc admettre que la méthode actuelle d'enregistrement des procédures est archaïque et qu'il faut en changer. De nombreux systèmes l'ont fait, certains proches du nôtre, vous en avez des exemples. C'est une question de moyens - au demeurant raisonnables en l'état de la technique - mais surtout de volonté.

Mais, dans ses conséquences vertueuses, l'enregistrement des enquêtes, instruction et audiences va bien au-delà. Il est de nature à changer le comportement des acteurs, qu'ils soient policiers, juges ou avocats. On ne se comporte pas de la même manière lorsque l'on se sait filmé. L'enregistrement est un élément fondamental du contrôle ou de l'auto-contrôle des comportements. En ce sens, il est l'une des meilleures garanties de la défense, et ainsi pourrait se régler sur d'autres bases la question de la présence de l'avocat en garde à vue, question qui doit de toute façon être revue.

L'enregistrement des audiences est, en outre, aujourd'hui, le corollaire indispensable de la publicité. Il ne s'agit pas de la publication télévisée de ces enregistrements - qui pose d'autres difficultés et d'autres problèmes, lesquels mériteraient d'ailleurs, au passage, d'être réglés - mais simplement de la faculté donnée à toute personne intéressée par un procès, qu'il soit en cause ou simple citoyen, d'en acquérir l'enregistrement pour le visualiser. Là encore, de grands systèmes le font, au Canada par exemple. Ce n'est même pas une question de moyens - le dispositif peut s'autofinancer -, c'est une question de principe, de volonté et de contrôle démocratique sur le fonctionnement de la justice.

Une des causes de la surprise, dans l'affaire d'Outreau, est qu'avant la première audience d'assises, rien dans cette procédure n'a été public. Il a ainsi été laissé libre cours aux spéculations les plus aventureuses, puisqu'elles n'étaient confrontées à aucune réalité, et à toutes les manipulations d'opinion. Ce qui a donné un caractère théâtral et scandaleux au premier procès d'assises, marqué d'incidents, de rebondissements, provoqués ou non, le tout fortement médiatisé.

Si des phases de publicité avaient eu lieu, au moment de la mise en examen et avant la décision de renvoi, il est vraisemblable que la mise en jugement de certaines personnes n'aurait pas été ordonnée, que des détentions auraient pu être évitées, en tout cas réduites dans leur durée, mais aussi que l'accusation comme la défense auraient été contraintes de marquer leurs positions respectives, qu'auraient été clairement posés les enjeux d'un procès mieux préparé et ainsi évités tant les effets d'audience que les stratégies de retardement.

En outre, depuis des années, on tente de régler le paradoxe qu'il y a entre être mis en accusation et bénéficier d'une présomption d'innocence. S'attachant essentiellement à l'aspect sémantique, on a remplacé « inculpé » par « mis en examen » et on a créé le « témoin assisté », ce qui ne change pas grand-chose, parce que ce n'est pas le terme qui est important - quel qu'il soit, il prend aussitôt une connotation péjorative -, mais les charges justifiant une mise en accusation.

Aussi paradoxal que cela soit, la protection véritable de la présomption d'innocence est la publicité. C'est la confrontation publique et débattue à armes égales entre l'accusation et la défense, c'est la confrontation, au vu et au su de tous, entre des soupçons étayés par des charges et une défense publiquement exprimée. La culpabilité n'est acquise, à l'issue du débat et du jugement, que par la supériorité de l'accusation sur la défense. C'est d'autant plus vrai que si elle n'a pas lieu dans une enceinte judiciaire de manière totalement neutre et contrôlée, cette publicité se réalise, de manière tronquée, par voie de presse - nonobstant la garantie illusoire du secret de l'instruction - et qu'alors toutes les manipulations sont possibles.

La mise en examen pourrait donc être décidée après une audience publique où sont exposés les charges justifiant la mise en accusation et les moyens de défense opposés. À partir de là, on saura précisément sur quoi reposent les charges, quels sont les moyens de défense et quels sont les objectifs de l'instruction.

Une telle procédure aurait de multiples avantages : celui de replacer le rapport accusation-défense dans sa réalité et son égalité ; celui d'éviter toute spéculation ; celui, non négligeable, d'obliger la défense à s'exercer sérieusement et à se dévoiler dès ce stade.

Comme pour la mise en examen lors de l'ouverture de l'instruction, le débat relatif au renvoi en jugement, au moins en matière criminelle, pourrait lui aussi être public dès lors que la culpabilité est contestée. Un tel débat permettrait de fixer les charges, d'apprécier les moyens de défense, de vérifier si tous les actes d'instruction à décharge ont eu lieu et de donner à la décision de renvoi devant la juridiction de jugement plus de garanties.

Dès lors, soit dit en passant, le pourvoi en cassation formé contre cette décision en aurait plus de signification et de portée.

La question centrale de l'affaire d'Outreau est le placement en détention provisoire et sa longueur. Treize personnes acquittées après plusieurs années de détention. À juste titre, on s'interroge sur la validité du système de placement en détention provisoire aussi bien que sur l'effectivité des voies de recours et des contrôles opérés par la chambre de l'instruction.

De multiples réformes ont été tentées pour mettre fin à une situation qui place la France au premier rang du nombre et de la durée des détentions provisoires, et qui l'expose à de nombreuses condamnations par la Cour européenne des droits de l'homme - onze à ce jour.

Dans son dernier état, le système se caractérise par la déresponsabilisation des acteurs et la répétition des recours.

Déresponsabilisation des acteurs : la décision n'est finalement imputable à personne. Entre le parquet qui la requiert, le juge d'instruction qui la demande, le juge des libertés et de la détention qui l'ordonne et la chambre de l'instruction qui la contrôle, la décision est partagée entre de multiples intervenants, chacun s'en remettant finalement à l'autre. En définitive, c'est de la bureaucratie judiciaire. En outre, celui qui est au centre de la décision, le juge des libertés et de la détention, n'est pas le plus concerné par le dossier.

Assurément, lorsqu'il a été décidé par la loi du 15 juin 2000, le retrait de la décision de détention au juge d'instruction pour la confier à un autre juge était une mesure salutaire et indispensable. Mais, à partir de ce texte, la pratique judiciaire n'a pas su instituer un contentieux substantiel et effectif de la détention, un contentieux valorisant et impliquant pour le juge qui en a la charge. Le mécanisme créé, pourtant avec certaines garanties, notamment le choix de situer le juge des libertés et de la détention à un certain niveau de la hiérarchie, n'a pas su sortir du formalisme. L'institution n'a pas pu ou voulu donner à cette réforme toute sa portée. Or, rien n'est pire qu'un juge qui n'est pas convaincu par l'importance de sa décision et qui n'est pas totalement impliqué dans ce qu'il fait ! En outre, les barreaux sont-ils toujours en mesure de libérer les moyens nécessaires pour assurer une défense effective lors de la présentation au JLD, en particulier lorsque dans une petite juridiction, donc un barreau faible en nombre, sont déférées en même temps de nombreuses personnes ?

L'essentiel se joue pourtant à ce stade. La décision de placement en détention provisoire est sans doute la décision la plus importante du procès pénal. C'est en tout cas la plus irréversible. D'importants moyens doivent donc s'y concentrer.

Au surplus, les contrôles effectués par la chambre de l'instruction sont à répétition au gré du détenu qui multiplie les demandes, espérant qu'un jour ou l'autre il obtiendra sa mise en liberté. Pour une détention injustifiée, c'est finalement la seule manière d'exprimer sa détresse : 117 demandes pour l'un des détenus d'Outreau, a-t-on pu lire. Mais ce sont toujours les mêmes demandes et, si la situation n'a pas changé, les mêmes réponses. D'autant plus qu'à la longue, on ne fait plus comparaître le détenu et que son avocat ne se déplace pas toujours. La répétition des demandes et des recours est un facteur d'illusion pour le détenu, une perte de temps, d'espoir, d'énergie et de moyens inutiles pour tout le monde.

C'est évidemment cet enchaînement qu'il faut briser. Connaissant les dommages humains, moraux, matériels irréparables qu'elle cause, tout à la fois pour les personnes incarcérées et pour leur entourage, la détention provisoire doit rester une décision exceptionnelle, tant en ce qui concerne les cas qui la motivent que les conditions dans lesquelles elle est ordonnée.

Les cas de placement en détention provisoire ont été maintes fois reconsidérés, mais ils sont toujours les mêmes : la conservation des preuves, la protection de la personne, le risque de fuite du suspect ou de réitération de l'infraction et le trouble à l'ordre public. Il n'y aurait rien à redire à cela si, à partir de cette variété de cas, formellement au moins, tout ne pouvait être justifié. C'est donc une question de précision, de réalité de la motivation et d'effectivité des recours.

À cet égard, il convient de rendre plus contradictoire l'audience où se décide la détention, dans une salle d'audience et non dans un cabinet, devant un juge placé entre une accusation et une défense effective, saisi par des mémoires motivés des uns et des autres - parquet et défense -, et décidant lui-même par une décision substantiellement motivée et non par des formules creuses et convenues. C'est le caractère juridictionnel de cette audience qu'il faut renforcer, la réalité du débat et l'effectivité de la défense ; tout cela étant enregistré et public, si le détenu le demande.

S'agissant des voies de recours, il doit être constaté que la répétition à l'infini de demandes de mise en liberté suivies d'appel ne conduit à rien sinon à perdre du temps et donner mauvaise conscience à tous les acteurs. Des audiences périodiques seraient préférables si le détenu conteste sa mise en détention, une semaine après la décision, un mois après, trois mois après et ensuite tous les trois mois, à l'occasion de débats sérieux et serrés, où le détenu et son avocat seraient nécessairement présents. Ces audiences seraient, en outre, l'occasion de faire le point sur la progression de l'instruction. L'idée étant, d'une part, d'enfermer l'enquête où une personne est détenue dans des délais qui mobilisent tous les acteurs, d'autre part, de procéder selon une certaine périodicité à un contrôle effectif de l'agenda du juge dans la conduite de l'instruction.

Dès lors qu'une personne est provisoirement détenue, l'instruction doit se dérouler selon un rythme commandé par l'urgence pour tous les investigateurs concernés, juges, policiers ou experts.

Ne faut-il pas, enfin, envisager d'enfermer la durée de la détention dans des limites plus rigoureuses tant en matière de délit que de crime, en tout cas de manière plus nette qu'actuellement ? Je vous engage, à ce sujet, à relire les dispositions compliquées de l'article 145-2 du code de procédure pénale résultant de lois successivement votées entre 1993 et 2000. Au bout d'un temps raisonnable, il faut choisir : soit de juger en l'état des preuves recueillies, soit de remettre en liberté et de poursuivre l'instruction. Autrement dit, il faut faire du facteur temps une contrainte primordiale de l'instruction lorsqu'elle impose des placements en détention.

La détention provisoire est, à mon sens, une question de culture judiciaire davantage qu'une question de procédure. Il faudrait, une fois pour toutes, admettre qu'une personne accusée d'un crime, même grave, puisse se trouver en liberté en attendant son jugement si toutes les précautions sont prises par ailleurs.

Bien d'autres questions de procédure seraient à examiner concernant les gardes à vue, l'égalité des armes entre accusation et défense, la lisibilité et la complexité de la procédure pénale. Mais il aurait été bon que vous entendiez sur ces points le président de la chambre criminelle de la Cour de cassation.

Je voudrais à présent aborder les questions relatives au savoir-faire et au professionnalisme.

Au-delà des questions d'organisation judiciaire et de procédure se posent, à propos de l'affaire d'Outreau, des questions de savoir-faire professionnel qui intéressent tout autant les enquêtes, l'information en matière d'abus sexuels sur des enfants, la tenue des audiences, que la détention provisoire. Pour gagner du temps, je n'aborderai que ces deux dernières questions.

En matière d'enquêtes, il me semble essentiel d'examiner le savoir-faire du juge d'instruction en ce qui concerne les enquêtes et instructions portant, notamment, sur des infractions sexuelles dont sont victimes des mineurs. Ces affaires constituent une des grandes catégories de procédures dont sont saisis les juges d'instruction. Elles requièrent un savoir-faire particulier pour recueillir les preuves, entendre les mineurs, lire et comprendre leurs dires, choisir les expertises à ordonner, sélectionner l'expert, définir le contenu de sa mission, prévoir les précautions à prendre pour confronter les mineurs victimes avec les auteurs supposés, et protéger les enfants impliqués.

Sous une forme ou sous une autre, la plupart des systèmes judiciaires évolués ont développé des guides des bonnes pratiques, des formations particulières, des échanges d'expériences à partir d'analyses d'affaires, un peu comme en matière médicale où on établit et on enseigne des processus opératoires. Les rapports de pratiques judiciaires comparées dont vous disposez font état d'expériences intéressantes.

À tout le moins, la loi du 17 juin 1998 puis l'ordonnance du 19 septembre 2000 ont prévu des dispositions de base relatives aux enregistrements audiovisuels de mineurs victimes d'infractions sexuelles. Ces mesures sont définies par l'article 706-52 du code de procédure pénale, donc par la loi. Elles ont été précisées et accompagnées d'un appareil de circulaires d'application important. Je les ai fait recenser. Ces auditions sont donc encadrées par des dispositions plus ou moins impératives, en tout cas des préconisations et précautions à respecter.

Les ministères concernés par les services de police judiciaire ont aussi, sans aucun doute, de leur côté, diffusé des instructions d'application de ces mesures.

S'agissant d'examiner le fonctionnement du service public de la justice dans l'affaire d'Outreau, votre commission d'enquête s'est sans doute, comme la mission confiée au procureur général Viout, attachée à vérifier si ce dispositif était suffisant, si les matériels d'enregistrement des dépositions des mineurs victimes avaient été mis en place et entretenus, dotés des supports nécessaires, si la mise en œuvre des dispositions légales avait été assortie pour les agents de la justice et de la police de sessions de formation, si ces services avaient su faire fonctionner les matériels à leur disposition, si les enregistrements étaient exploitables.

Ces questions ne sont pas accessoires. Elles sont, au contraire, d'une importance capitale. S'il est difficile de critiquer les décisions prises par un juge autrement que par l'exercice des voies de recours, il peut, en revanche, lui être demandé de justifier des techniques et des pratiques qu'il a mises en œuvre pour prendre sa décision. L'appréciation de la responsabilité d'un professionnel ne se fait pas tant sur l'acte lui-même que sur la vérification qu'il a utilisé les données de la science et des techniques qu'il aurait normalement dû connaître pour le réaliser. Or, en matière d'audition de mineurs, la science et la technique à mettre en œuvre sont définies par la loi.

Toutes les catégories d'affaires pénales ont un aspect technique qui mérite d'être encadré par des méthodes, non seulement pour les infractions commises sur des mineurs, mais aussi pour les affaires financières, de santé, de grands trafics. L'instruction d'une affaire pénale ne se conduit pas à l'instinct, on n'en redécouvre pas la méthode à chaque fois et pour chaque affaire, on agit en fonction d'acquis professionnels et à partir de référentiels existants.

De la même manière doit être abordée la décision de placement en détention provisoire. Au-delà des questions de procédure et d'appréciation des conditions de la détention, décider d'une incarcération est un geste professionnel qui requiert la mise en œuvre d'une technique apprise et perfectionnée. Lorsque cette décision s'avère erronée, il faut, objectivement, en rechercher la raison, ne serait-ce que pour éviter qu'elle se reproduise. Or, on sait que ces erreurs sont récurrentes dans les instructions relatives à des infractions sexuelles concernant des mineurs.

À partir de ce constat, le conseil d'administration a insisté auprès de l'École nationale de la magistrature pour que des programmes de formation spécifiques soient prévus sur la décision de placement en détention. Personnellement, j'ai aussi demandé au ministre de la justice que soient analysés et exploités à des fins méthodologiques tous les cas de détention provisoire qui se sont avérés après coup injustifiés, notamment en cas d'allégations d'abus sexuels. On les connaît puisqu'ils font l'objet de demandes en réparation. À deux reprises, les 17 mars 2003 et 29 octobre 2004, par des rapports circonstanciés adressés au ministre de la justice, à partir des recours examinés par la commission nationale de réparation des détentions, j'ai proposé que soient systématiquement repris ces dossiers pour être analysés et que l'on recherche les éventuelles erreurs d'appréciation pour en tirer les conséquences en termes de recommandations sur les précautions à prendre.

Pour être bref sur la question de la formation des magistrats, j'aimerais retenir votre attention sur deux points : le tronc commun de la formation des avocats et des magistrats, et l'ouverture du corps judiciaire.

Le tronc commun de la formation des magistrats et des avocats existe. Ce sont les instituts d'études judiciaires, par lesquels passent les uns et les autres. Que ces instituts doivent être réformés, c'est une évidence ! Il faut tout à la fois en concentrer les moyens, autour d'un petit nombre répartis sur le territoire - trois ou quatre - et que l'enseignement en soit conçu pour apprendre aux futurs magistrats et avocats une culture commune du procès. Ce n'est pas impossible à condition de s'en donner les moyens. À la sortie de l'un de ces grands IEJ, serait ouvert l'accès à deux écoles professionnelles distinctes, l'une pour les magistrats, l'autre pour les avocats, même si l'on prévoit, comme cela s'est fait récemment, des échanges entre élèves avocats et élèves magistrats.

En tout cas, il serait irréaliste et dramatique pour la formation des magistrats de les fondre avec des élèves avocats dans une école unique de plusieurs milliers d'élèves. La formation des magistrats impose un travail pédagogique précis dans des groupes restreints.

Pour d'autres raisons, la solution qui consisterait à obliger les magistrats à passer par l'École de formation du barreau et par l'exercice de la profession d'avocat ne me semble pas plus salutaire. On reviendrait à la période d'avant 1958, où n'étaient recrutés que les candidats qui pouvaient bénéficier du soutien financier de leur famille pendant plusieurs années après leurs études de droit. L'entrée directe à l'ENM après la maîtrise a, sans aucun doute, démocratisé le corps judiciaire. Ce mouvement est à poursuivre et à amplifier plutôt qu'à contrarier.

Je terminerai par la responsabilité des juges, en évoquant très brièvement la responsabilité disciplinaire. Elle n'est pas aussi ineffective qu'on le dit. Depuis 1999, le Conseil de discipline des magistrats du siège a rendu 44 décisions, soit 30 % du total depuis 1958. Mais le dispositif est à améliorer de deux manières.

Serait d'abord à créer un mode de saisine par les justiciables qui auraient à se plaindre de manquements par les juges à leurs obligations professionnelles, par l'intermédiaire d'une commission des requêtes adjointe au conseil supérieur de la magistrature. La proposition en avait été faite. Je crois qu'elle est à reprendre.

D'un autre côté, la procédure d'instruction des plaintes disciplinaires est à revoir. Des garanties sont à prévoir au stade de l'enquête, le conseil de discipline des magistrats doit être doté de moyens d'investigations plus précis et effectifs. Il doit également être plus autonome : il ne doit pas se reposer sur un corps d'inspection dépendant du ministère de la justice.

Je souhaiterais maintenant conclure sur une observation plus générale. Le procès d'Outreau est un événement tragique pour ceux qui en ont subi et qui en subissent encore les conséquences. Il est certain que les mécanismes de réparation existant en France, bien qu'ils soient parmi les plus avancés que l'on puisse concevoir, ne suffisent pas à compenser de tels drames humains.

Au préjudice social considérable causé par le procès lui-même, s'est ajoutée l'exploitation médiatique et politique, qui, par accumulation, a jeté un grave discrédit sur l'institution et provoqué une profonde déstabilisation des juges. C'est un constat objectif incontestable. Il faudrait être aveugle pour le nier.

Or, la justice repose sur deux principes de base, l'un et l'autre fondés sur la confiance. Le premier est la confiance des citoyens. Pour accepter une décision de justice, il faut croire à l'autorité morale, à l'humanité, à l'indépendance et à l'impartialité de l'institution qui la rend. À défaut de quoi, la justice perd toute légitimité, tout crédit et les sanctions qu'elle prononce sont vécues comme injustes et arbitraires.

Le second est la confiance des juges en eux-mêmes et dans la mission qu'ils ont à remplir, la fierté d'exercer leur profession, l'honneur professionnel, tout ce qui motive leur engagement au service de leur métier. Pour rendre la justice, il faut croire à ce que l'on fait, être convaincu de la finalité de l'institution que l'on sert, qu'elle est à sa place, qu'elle dispose des moyens appropriés, qu'elle fonctionne le mieux possible, qu'elle tend autant que faire se peut à la vérité et à l'équité, finalement que l'action personnelle que l'on a en son sein valorise un objectif socialement reconnu.

Il est certain que ces deux fondements, confiance et engagement, sont aujourd'hui atteints. Le fonctionnement de la justice s'en ressent à l'intérieur comme à l'extérieur. Certains parlent de « crise ». J'ai récemment lu le terme de « clochardisation ». La perte de crédit est sensible sur le plan interne comme dans l'espace international.

Dans ces conditions, les conclusions attendues de votre commission - et surtout leur réalisation - ont fait naître un grand espoir tant dans l'opinion des citoyens qu'au sein même de l'institution judiciaire. On attend du Parlement la restauration du pacte social entre les citoyens et leur justice. C'est son rôle, c'est aujourd'hui sa responsabilité. Les citoyens attendent que leur soient restituées les conditions d'une justice pénale en laquelle ils croient. Les juges attendent que soient reconstruites les conditions d'une pratique honorable de leurs décisions. Les uns et les autres espèrent que vous jetiez les bases d'un procès pénal moderne, lisible, compris, efficace et répondant aux standards internationaux de garanties.

L'objectif est ambitieux. Vous vous l'êtes assigné. Vous avez vous-mêmes créé le pari que vous avez à assumer. S'il est réussi, notre justice pénale en sortira restaurée et renforcée. C'est, je vous l'assure, l'espoir de tous les juges. Vous l'avez vous-même constaté, pour un projet qui irait en ce sens, ils sont les premiers disposés à changer leurs méthodes de travail. Mais si votre pari n'est pas atteint, sera, une fois de plus, manquée l'occasion d'une réforme attendue de la justice pénale.

Le dommage qui a été porté au crédit de la justice a un coût social considérable. S'il débouche sur une vraie réforme, c'est un investissement. Si ce n'est pas le cas, ce sera une perte aussi tragique qu'inutile, pour tout le monde.

M. le Président : Merci, monsieur le premier président, pour cet exposé très riche et très dense. On ne pourra pas dire que cette audition a été formelle. Vous n'êtes pas venu pour ne rien nous dire, loin de là. Le rapporteur et moi-même avions préparé une série de questions. Vous avez répondu par avance à la plupart d'entre elles.

En vous écoutant, et notamment dans votre conclusion, je me disais : comme il paraît lointain le temps où cette commission d'enquête parlementaire suscitait de la part des magistrats beaucoup d'incompréhension, des inquiétudes, voire une crispation, dont vous vous étiez inquiété à juste titre. C'était votre rôle. C'était il y a deux mois seulement. Le temps a passé, et tout le monde a bien compris - et les magistrats les premiers - que nous voulions faire un travail utile à la justice et à la magistrature.

En ce qui me concerne, j'ai une question générale et une question précise à vous poser.

Je souhaiterais que vous reveniez sur votre proposition la plus audacieuse, pour ne pas dire révolutionnaire, consistant, non pas à séparer le siège et le parquet - beaucoup, au sein même de la commission, partagent cette idée -, mais à ériger le siège, pour employer une expression quelque peu brutale, en ministère de la justice bis - gestion des ressources humaines, définition de la politique pénale - laissant le seul parquet sous la responsabilité du ministère de la justice.

S'agissant de la détention provisoire, on a beaucoup parlé du critère de trouble à l'ordre public. On se demande parfois s'il n'est pas en fait celui du trouble à l'opinion publique. J'observe d'ailleurs que, dans l'affaire d'Outreau, cet argument de l'atteinte à l'ordre public a été invoqué par la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai pour refuser la mise en liberté de M. Pierre Martel le 28 novembre 2003, et que la Cour de cassation a donné raison à la chambre de l'instruction dans un arrêt du 17 mars 2004. Pensez-vous qu'il conviendrait de supprimer ce critère ?

M. Guy CANIVET : Je ne pense pas que ma proposition reviendrait à créer un ministère de la justice bis, sauf si vous considérez que le vice-président du Conseil d'État est un ministre de la justice bis. Ce que je propose, ce n'est ni plus ni moins que d'adopter pour le système judiciaire l'organisation de la justice administrative. Le vice-président du Conseil d'État administre tous les personnels de la justice administrative, préside les instances disciplinaires sans qu'une personnalité extérieure y participe, gère les crédits et les bâtiments de la justice administrative. À la Cour des comptes, c'est exactement la même chose.

Je me place dans l'hypothèse d'une justice reconstruite sur des bases modernes, préconisées par le Conseil de l'Europe et par l'Union européenne lors du processus de pré-adhésion des pays d'Europe centrale. Dans ces pays, la justice a été reconstruite sur ce modèle : une Cour suprême dirige toute l'institution, en définissant la jurisprudence, les recommandations, les méthodes de jugement. La justice se contrôle elle-même dans ses méthodes, et l'on a séparé très clairement les fonctions de jugement et les fonctions de poursuite. Ce que je propose n'est nullement révolutionnaire.

S'agissant de votre deuxième question, il est clair que, sur le critère du trouble à l'ordre public, on peut tout motiver. On admettra quand même qu'au début de l'affaire d'Outreau, quand les pelleteuses fouillaient les jardins et que la presse dénonçait les réseaux pédophiles, il y avait trouble à l'ordre public. Cela étant, il est certain que le critère du trouble à l'ordre public est très large. Comme je le disais, tout est question de motivation : il faudrait obliger les juges à motiver plus précisément en quoi il y a trouble à l'ordre public, et en quoi, très précisément, très concrètement, la mise en liberté d'une personne viendrait renforcer ce trouble ou en quoi sa mise en détention provisoire serait nécessaire pour le prévenir. La question essentielle est celle de la réalité de la motivation. À cet égard, dans la plupart des décisions de placement en détention, il n'y a rien. En 1972, lorsque je suis entré dans la magistrature, on ne motivait même pas les décisions de placement en détention. Quand j'étais juge d'instruction, on ne faisait que cocher des cases sur des formulaires de motifs pré-établis. On a progressé un peu depuis. Mais si l'on veut vraiment contrôler les mises en détention par ce biais-là, il faut exiger des motivations plus précises. Que ce soit le rôle de la Cour de cassation, j'en conviens tout à fait.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Monsieur le premier président, je vous ai écouté avec d'autant plus d'intérêt que j'adhère à l'essentiel des pistes de réflexion que vous avez proposées. Je crois d'ailleurs qu'un certain nombre sont partagées par les membres de cette commission.

Vous avez évoqué la mise en place d'une véritable gestion des ressources humaines. Vous nous avez aussi dit ceci : « On peut aussi être ancien et médiocre. » Est-ce que la justice, qui touche aux libertés, à l'honneur, au patrimoine, peut supporter la médiocrité ? Et si l'on est ancien et médiocre, qu'est-ce qu'on fait ?

M. Guy CANIVET : Le corps judiciaire, comme tout autre corps professionnel, obéit à la règle des trois tiers : un tiers de personnes brillantes, un tiers de personnes moyennes, un tiers de personnes insuffisantes. Lorsque des personnes sont gravement déficientes, on est en train de réfléchir à des solutions comme le placement hors cadre, ou d'autres solutions de décharge de fonctions.

Je crois que votre question visait plutôt le cas de celui qui exerce mal sa profession, et qui l'exerce mal quotidiennement. C'est le rôle des chefs de juridiction de stimuler les gens qui se placent dans cette situation et de les affecter dans les postes où ils seraient le moins nuisibles. Vous m'épargnerez l'obligation de citer les postes où l'on peut affecter les magistrats qui sont moins bons que les autres.

M. le Rapporteur : Mais est-ce que la justice peut supporter la médiocrité ?

M. Guy CANIVET : La réponse ne peut être que non.

M. le Rapporteur : La règle des trois tiers existe partout. Dont acte. Mais peut-on la maintenir dans une fonction particulière et importante comme celle de juger ?

M. Guy CANIVET : À la question de savoir si la justice supporte la médiocrité, la réponse est évidemment non, puisque la justice est une aspiration absolue. Dans l'absolu, il n'y a pas de médiocrité. Mais la justice est humaine et organise un auto-contrôle. Lorsqu'un juge se trompe, il y a des voies de recours. On prend donc bien en compte le problème de l'erreur, de l'insuffisance, du mauvais travail.

M. le Rapporteur : J'en viens à une question beaucoup plus technique qui concerne le JLD. Au fur et à mesure des auditions, plusieurs pistes paraissent possibles. La première est le maintien du JLD, mais comme juge à plein-temps. La deuxième est celle d'un JLD assisté d'échevins. La troisième est l'institution d'une chambre de la liberté et de la détention, c'est-à-dire un « JLD collégial ». La quatrième est celle d'une chambre de l'instruction rénovée, assumant réellement la fonction de juridiction d'appel ainsi qu'une fonction véritable de contrôle des cabinets d'instruction du ressort, à condition que les magistrats de cette chambre ne fassent que cela et qu'ils aient les moyens d'assurer effectivement ce contrôle.

M. le Président : Je crois me souvenir que M. Yves Bot, procureur général près la cour d'appel de Paris, a suggéré une cinquième piste, la suppression pure et simple du JLD, le juge d'instruction se voyant à nouveau confier la décision de mise en détention.

M. le Rapporteur : Cette option revient finalement à la quatrième, puisque dans le cadre de celle-ci se poserait naturellement la question du maintien ou non du JLD.

Êtes-vous favorable, s'agissant de la responsabilité disciplinaire des magistrats, à la saisine du CSM par les justiciables, à travers un organe chargé du filtrage préalable des plaintes de ceux-ci ?

M. Guy CANIVET : Après avoir beaucoup réfléchi à cette question, après avoir examiné les différents systèmes disciplinaires étrangers, je pense qu'il est indispensable que les citoyens aient une prise sur l'instance disciplinaire. Un citoyen qui est victime d'un manquement disciplinaire d'un magistrat dans une enceinte judiciaire doit pouvoir dénoncer ce manquement et saisir une institution qui soit capable de lui donner une réponse.

M. le Rapporteur : Cette position marque, je crois, une évolution de votre part. Vous étiez plutôt réservé, en vous référant à l'avis du CSM formulé en 1999.

M. Guy CANIVET : Il est possible que j'aie évolué sur cette question, à travers diverses réflexions, notamment sur la fonction d'instance disciplinaire. Je pense qu'il faut faire sortir l'instance disciplinaire d'un cercle purement judiciaire. Une commission des requêtes adjointe au Conseil supérieur de la magistrature pourrait instruire les plaintes des justiciables et décider, au vu de leur sérieux, de saisir le Conseil supérieur de la magistrature. Cela me paraît essentiel.

Auparavant, seul le ministre de la justice pouvait saisir le Conseil supérieur de la magistrature. Puis, on a permis aux premiers présidents de cour d'appel de le faire. Je pense qu'il y a un problème de contrôle démocratique sur le fonctionnement de la justice. Il ne me paraît pas aujourd'hui impossible que les citoyens puissent revendiquer le renvoi d'un juge, pour manquement à ses obligations, devant le Conseil de discipline.

M. le Rapporteur : Dans un ouvrage intitulé Sans instructions, votre collègue Laurence Vichnievsky écrit ceci : « La gestion des carrières des magistrats est pour une grande part dépendante de considérations syndicales et corporatistes. L'influence des syndicats, et notamment de l'Union syndicale des magistrats, formation majoritaire au sein du Conseil supérieur de la magistrature, l'autorité chargée de désigner ou de donner un avis sur les candidats aux postes à pourvoir, est sans doute excessive à cet égard. ». Cela correspond-il à une réalité ? Et si oui, quelles seraient les pistes pour revenir à moins d'excès ?

M. Guy CANIVET : Je ne peux vous parler que de ce que je connais. Je participe à deux organismes où siègent des magistrats élus, le Conseil supérieur de la magistrature et la commission d'avancement des magistrats.

S'agissant du Conseil supérieur de la magistrature, je puis vous dire que je n'ai jamais discerné de comportements syndicaux ou corporatistes dans les affaires disciplinaires.

S'agissant de la commission d'avancement, il est normal que ses membres élus aient des réactions syndicales, puisqu'ils sont élus sur une liste syndicale et que cette commission a pour objet d'équilibrer la gestion du corps avec des représentants syndicaux. Ceux-ci, logiquement, font valoir la position de leur syndicat, ce qui ne me paraît pas anormal.

Si les syndicats sont à leur place, dans leur rôle de syndicats, il n'y a pas de problème. Il pourrait y avoir un problème si les syndicats sortaient de leur rôle. Je ne l'ai pas constaté au sein du Conseil supérieur de la magistrature. Est-ce que ma réponse vous convient ?

M. le Rapporteur : Elle me convient. Elle est précise. Je reste tout de même sur ma faim. Pensez-vous qu'il est normal que la fonction d'avancement soit l'affaire des syndicats ? L'avancement ne doit-il pas dépendre de l'aptitude des personnes à exercer leurs fonctions, plus que de leur appartenance syndicale, ce qu'écrit Mme Vichnievsky dans son livre ?

M. Guy CANIVET : La commission d'avancement ne décide pas des avancements. Elle participe au mécanisme d'avancement ; un contrôle syndical s'exerce sur ce mécanisme. C'est le cas dans la gestion de tous les corps d'agents publics. Je n'estime pas que cette pression syndicale soit insupportable dans la magistrature.

Mme Élisabeth GUIGOU : Je voudrais, à mon tour, vous remercier de votre intervention, monsieur le premier président. Je partage pour l'essentiel vos propositions. Je pense, d'ailleurs, que si notre commission les prend pour base dans son rapport, nous aurons toutes les chances de parvenir à un consensus, lequel est hautement souhaitable.

Je souscris à l'idée qu'il faudrait donner beaucoup plus d'autonomie aux magistrats du siège, sous l'autorité du premier président de la Cour de cassation, pour s'autogérer. Vous avez parlé du Conseil d'État. Celui-ci est géré par son vice-président. Son président est le ministre de la justice, et c'est lui qui défend le budget.

M. Guy CANIVET : Plus maintenant. Le Conseil d'État et la Cour des comptes ont réussi à faire créer une mission dépendant directement du Premier ministre.

Mme Élisabeth GUIGOU : Dans la mesure où le budget serait confié au premier président de la Cour de cassation, il faudrait inventer une responsabilité démocratique.

M. Guy CANIVET : L'année dernière, lors de la mise en place de la loi organique relative aux lois de finances, et cette année encore, j'ai écrit au ministre de la justice et au Premier ministre - et j'en ai d'ailleurs saisi les présidents de la commission des lois du Sénat et de l'Assemblée nationale  - pour demander que le budget des juridictions soit inscrit dans un programme global « Juridictions », sous la responsabilité du premier président de la Cour de cassation, entouré d'un certain nombre de premiers présidents de cour d'appel et de présidents de juridiction.

Mme Élisabeth GUIGOU : Ma deuxième question portera sur le juge des libertés et de la détention. Dans l'affaire d'Outreau, les magistrats chargés de cette fonction ne l'ont pas véritable investie. Mais il en va différemment dans d'autres juridictions, notamment à Paris, où des juges des libertés et de la détention sont eux-mêmes président ou vice-président du tribunal, comme la loi du 15 juin 2000 l'avait prévu, la loi de 2004 étant revenue sur cette disposition.

Seriez-vous favorable à ce que l'on rende obligatoire la publicité des décisions prises par le juge des libertés et de la détention si l'on décidait de renforcer les moyens dont il dispose ? Aujourd'hui, la personne concernée ou son avocat peuvent demander que cette audience soit publique. Manifestement, ce n'est pas le cas.

M. Guy CANIVET : Je crois qu'il faut renverser cette proposition, c'est-à-dire prendre le parti que cette procédure soit publique, sauf si la personne concernée avait des raisons à faire valoir pour qu'elle ne le soit pas. Dans la majorité des cas, cela se passe ainsi en matière disciplinaire. L'audience est publique dès lors qu'il n'y a pas de raison particulière qu'elle ne le soit pas.

Mme Élisabeth GUIGOU : La loi de 1998 avait prévu l'enregistrement de l'audition des enfants. Dans l'affaire d'Outreau, un enregistrement et un seul a été fait. On a entendu invoquer plusieurs raisons à cela : le manque de moyens, le refus des enfants. Pensez-vous qu'il serait souhaitable d'instaurer une obligation ?

M. Guy CANIVET : Je pense qu'il n'y a pas à se poser la question : il faut que l'enregistrement ait lieu. Les conditions dans lesquelles il doit être diffusé, c'est une autre question. Mais l'enregistrement est un élément d'enquête indispensable à la vérité. Il n'y a pas à poser au mineur la question de savoir s'il accepte l'enregistrement, d'autant que cette question peut être posée de diverses manières. En fait, les services de police se sont affranchis de l'obligation de procéder à un enregistrement ; les juges d'instruction n'ont pas insisté. Je dois dire que la jurisprudence de la Cour de cassation n'est pas suffisamment incitative, puisqu'elle a estimé que l'absence d'enregistrement n'était pas une cause de nullité de la procédure.

Mme Élisabeth GUIGOU : Ma dernière question porte sur la responsabilité des magistrats. Vous vous êtes dit favorable à ce que les citoyens puissent déposer des réclamations en cas de manquement d'un magistrat à ses obligations professionnelles. Je suis heureuse de noter que les magistrats pourraient être favorables à cette réforme, qui avait été envisagée en 1999.

Vous n'avez pas évoqué les projets qui sont à l'étude, semblent-ils, concernant la responsabilité des magistrats pour les décisions juridictionnelles. À aucun moment, en 1999, nous n'avions envisagé de mettre en jeu la responsabilité des magistrats pour l'acte de jugement, considérant que les voies de recours étaient suffisantes. Pourriez-vous nous éclairer sur votre position à cet égard ?

M. Guy CANIVET : Mettre en jeu la responsabilité des magistrats pour leurs jugements serait déroger au principe de l'indépendance. La question est de savoir si les enjeux sont tels que cela vaut le coup de déroger à ce principe. Je considère que non, pour deux raisons.

D'une part, ce serait cher payer que de déroger au principe de l'indépendance.

Ensuite, si le juge venait, dans sa motivation, à invoquer des arguments racistes, sexistes, xénophobes, il pourrait être poursuivi.

Mme Élisabeth GUIGOU : Il n'est donc pas besoin d'aller plus loin que la législation actuelle.

M. Guy CANIVET : Tout à fait. Les moyens existent qui rendent inutile de transgresser le principe fondamental de l'indépendance.

M. Jean-Paul GARRAUD : Vous avez indiqué qu'il conviendrait de revoir la question de la présence de l'avocat pendant la garde à vue. Cela pose la question du principe de l'égalité des armes. Pensez-vous que ce principe impose que l'avocat soit présent dès la première heure et ait connaissance de l'intégralité du dossier ? Dans certaines affaires très graves, et quelle que soit l'éthique de l'avocat, il y a tout de même une différence entre l'intérêt général dont les magistrats ont la charge et l'intérêt particulier que défend un avocat.

M. Guy CANIVET : Si l'on dispose d'un enregistrement des auditions de la garde à vue, il n'est pas utile que l'avocat soit présent dès la première heure. Par contre, si l'on n'a pas ce contrôle, il faut renforcer la présence de l'avocat en garde à vue, pour avoir une garantie sur les conditions de son déroulement. La France est l'un des rares pays à avoir été condamné à deux reprises pour des violences commises en garde à vue, l'une de ces deux condamnations ayant été motivée par des actes de tortures. Le problème du contrôle de la garde à vue est donc sérieux. Je pense que l'enregistrement audiovisuel constituerait un moyen de contrôle sérieux de la garde à vue.

M. Jean-Paul GARRAUD : S'agissant de la responsabilité des magistrats, beaucoup nous disent qu'il ne convient pas qu'elle puisse être engagée pour une erreur d'appréciation. Mais est-il possible de fixer une limite entre l'erreur d'appréciation et la faute ?

M. Guy CANIVET : Dans un jugement, il faut distinguer deux éléments : la décision elle-même, et le mécanisme par lequel on parvient à cette décision. Si un juge rend une décision sans délibérer, en escamotant le débat, je ne vois pas d'inconvénient à ce que cela mette en jeu sa responsabilité, civile ou disciplinaire. En revanche, s'agissant du corps de la décision, dès lors qu'elle ne contient pas une motivation répréhensible, il ne me paraît pas possible, au regard du principe d'indépendance, d'introduire une responsabilité.

M. Étienne BLANC : Vous préconisez un enregistrement audiovisuel très large, puisqu'il concerne l'enquête, l'instruction et l'audience. Vous estimez que l'écrit, à notre époque, n'est plus le seul moyen de traduire la réalité. Et il est vrai que, dans cette affaire d'Outreau comme dans bien d'autres, on est frappé par le poids considérable que prend le papier dans un procès, alors même qu'un procès d'assises doit traduire un débat oral. Qui plus est, cet écrit est répétitif : ce qui est porté dans les procès-verbaux de l'enquête préliminaire se retrouve dans les interrogatoires du juge d'instruction. Dans les commissions rogatoires, on reprend également des éléments écrits du dossier et on y ajoute de nouveaux procès-verbaux.

Dans votre esprit, l'enregistrement de toutes ces phases a-t-il pour objectif de modifier considérablement la manière dont un juge d'instruction traduit un interrogatoire ? Si celui-ci est enregistré, le procès-verbal ne devrait-il pas être une synthèse plutôt que la traduction littérale de ce que dit précisément une personne devant un juge d'instruction ? N'y a-t-il pas là un moyen de réduire le poids du papier dans un procès pénal ?

M. Guy CANIVET : Je n'avais pas réfléchi à la question sous cet angle-là. L'enregistrement, dans mon esprit, devait avoir pour fonction de permettre de vérifier la fiabilité des procès-verbaux ou la manière dont l'interrogatoire s'est déroulé.

Il est sûr qu'à partir du moment où l'on recourt à de nouvelles techniques, cela modifie un peu les choses. Il faudrait réfléchir plus avant à cette question. Je n'ai pas vraiment de réponse à vous donner.

M. Christophe CARESCHE : Vous insistez sur la nécessité d'un meilleur contrôle du parquet sur la police. Comment cela se traduirait-il très concrètement ? Cela signifierait-il, par exemple, que la police judiciaire serait placée sous la responsabilité des procureurs ?

S'agissant de la mise en détention provisoire, vos propositions sont effectivement très intéressantes. Mais sont-elles compatibles, concrètement, avec l'exigence de rapidité ?

M. Guy CANIVET : Il faut que le procureur réunisse les policiers très régulièrement pour faire le point et pour orienter l'enquête. C'est ce type de contrôle qui fait défaut. Si le procureur dirige l'enquête de police, il doit la diriger réellement. Il ne doit pas recevoir, un jour ou l'autre, une pile de procès-verbaux traduisant des initiatives qu'il n'a pas prises effectivement.

Un deuxième contrôle, très difficile, est celui des gardes à vue. Je me demande s'il est toujours correctement exercé.

De manière générale, c'est la responsabilité des magistrats que de renforcer les contrôles sur les conditions de détention, sur les locaux de garde à vue, sur les locaux de rétention des étrangers.

En ce qui concerne votre deuxième question, il faut mettre un terme à une pratique dans laquelle tout le monde - la police, le parquet, le juge d'instruction - fait ce qu'il a à faire, après quoi on fait venir un juge pour lui demander de statuer sur la détention. Il faut inverser les choses. La juridiction doit organiser des audiences, dans la journée, à des heures fixes et connues de tous. Dès lors, c'est à chacun de rythmer son travail en fonction de ces heures d'audience. C'est l'audience qui est le point essentiel, c'est l'acte de juger qui est le point central autour duquel tout le reste doit être organisé.

M. Jacques REMILLER : Vous nous avez dit : « La détention provisoire est, à mon sens, une question de culture judiciaire davantage qu'une question de procédure. Il faudrait, une fois pour toutes, admettre qu'une personne accusée d'un crime, même grave, puisse se trouver en liberté en attendant son jugement si toutes les précautions sont prises par ailleurs. ». Quelles sont, monsieur le premier président, les alternatives que vous proposez à la détention provisoire ? Le bracelet électronique, disposition phare de la loi anti-récidive de décembre 2005, serait-il une alternative possible ?

M. Guy CANIVET : Oui, c'est une alternative possible.

Mais je voudrais souligner que l'on a l'habitude de raisonner comme si la fuite d'une personne mise en examen était un risque catastrophique. Or les dispositifs d'entraide judiciaire, les mandats d'arrêt internationaux sont aujourd'hui une réalité. N'importe qui ne prend pas la fuite. Si l'on peut imaginer que les délinquants notoires, qui ont un grand passé pénal, peuvent songer à se réfugier en Amérique du Sud, ce n'est pas le cas de tout le monde. Il convient donc de relativiser le risque de fuite.

En outre, le contrôle judiciaire, le bracelet électronique, le retrait des passeports sont autant de mesures qui peuvent garantir qu'une personne reste à la disposition de la justice. Je pense que la détention provisoire est davantage une question d'habitudes, qu'il faut changer, aussi bien chez les juges que dans l'opinion publique. Je rappelle qu'à la suite de la loi de 2000, on a assisté à une décrue du nombre de placements en détention provisoire, et que c'est à la suite d'un événement très médiatisé, en 2001, qu'on est reparti dans l'autre sens. Il y a bien une relation entre l'opinion publique et la réaction des juges, dont le travail n'est pas de heurter l'opinion publique tous les jours.

M. Léonce DEPREZ : Certains ont évoqué « l'enfermement du corps judiciaire », expression que vous employez vous-même dans le document que vous nous avez remis. Nous avons nous-mêmes douloureusement ressenti la réalité de cet enfermement dans l'affaire que nous examinons, notamment tout au long de l'instruction. Dans l'instruction elle-même, comment faire pour l'éviter ?

D'autre part, le recrutement extérieur est un moyen d'ouvrir le corps judiciaire. Faut-il aller, selon vous, vers un développement de l'échevinage ?

M. Guy CANIVET : La notion d'échevinage est essentielle dès lors qu'il s'agit de reconstruire un lien entre la Cité et la justice. Les citoyens doivent davantage prendre part à l'institution judiciaire. On aura constaté que dans l'affaire d'Outreau, s'il y a une institution qui a tenu, c'est la cour d'assises. Par deux fois, elle s'est montrée digne de ce qu'on attendait d'elle, comme elle l'a fait dans une affaire aussi difficile que celle d'Angers. Tous les mécanismes qui permettent la participation des citoyens à la justice, notamment leur présence comme assesseurs dans les formations pénales, me paraissent devoir être encouragés.

M. le Président : Monsieur le premier président, je vous remercie de votre contribution aux travaux de notre commission.

Audition de M. Jean-Louis NADAL, procureur général près la Cour de cassation


(Procès-verbal de la séance du 11 avril 2006)

Présidence de M. André VALLINI, président

M. le Président : Monsieur le Procureur général, je vous remercie d'avoir répondu à l'invitation de la Commission d'enquête parlementaire sur l'affaire d'Outreau.

Celle-ci, je le rappelle, a été créée afin de formuler des propositions de réformes de nature à éviter le renouvellement des dysfonctionnements de la justice constatés dans cette affaire. Nous sommes donc très intéressés par vos réflexions et par les propositions que vous serez susceptible de nous faire.

L'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Tout en ayant conscience du caractère décalé de cette obligation en ce qui vous concerne puisque vous n'avez pas eu à connaître de l'affaire d'Outreau, je vais vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(M. Jean-Louis Nadal prête serment).

Nous allons maintenant procéder, Monsieur le Procureur général, à votre audition, qui fait l'objet d'un enregistrement. Je vous donne la parole, si vous le souhaitez, pour un exposé liminaire.

M. Jean-Louis NADAL : Je suis très sensible à l'honneur que me fait votre commission en procédant à mon audition. Si je puis être utile à votre réflexion, j'en serai extrêmement heureux. Je répondrai bien sûr très volontiers à vos questions, mais j'espère que vous m'autoriserez, auparavant, à vous faire part des observations que m'inspire cette affaire d'Outreau. C'est le procureur général près la Cour de cassation qui se présente ici, mais je ne peux naturellement oublier que j'ai exercé des fonctions de sous-directeur de l'École nationale de la magistrature, de procureur général de cour d'appel à quatre reprises et d'inspecteur général des services judiciaires. C'est donc à la lumière de ces différentes expériences que je m'exprimerai devant vous.

N'ayant à aucun titre été en charge de la procédure d'Outreau, je m'abstiendrai de tout jugement sur les personnes intervenues dans ce dossier. En revanche, il me paraît important et nécessaire de se demander pourquoi aucune des sécurités en principe mises en place par les règles de procédure n'a été efficace - en dehors, bien sûr, de l'appel criminel, introduit par la loi du 15 juin 2000.

Alors que de nombreuses décisions d'acquittement ou de relaxes sont prononcées chaque année, l'affaire d'Outreau choque par son aspect massif et par la durée des détentions provisoires qui ont précédé la reconnaissance de l'innocence. C'est donc la fiabilité de notre système pénal qui est sérieusement mise en cause.

Je rappellerai liminairement, pour mémoire, la spécificité des affaires d'atteintes sexuelles concernant des mineurs, dont je dirai simplement qu'elles sont affaires de spécialistes : enquêteurs, services sociaux, experts et magistrats, auxiliaires de justice. C'est sur le déroulement de la procédure pénale que je voudrais d'abord porter mes observations. J'abuserais cependant de votre temps si je me livrais à un examen exhaustif de la procédure.

Je dirai simplement que nous souffrons d'une procédure morcelée, dans laquelle chacun des acteurs considère son intervention comme une fin en soi. C'est ainsi qu'on entend souvent dire que telle affaire est « policièrement élucidée », ou que « l'information a établi que... », oubliant que la solution n'interviendra qu'au procès, procès dont il faudrait se dire qu'il commence au premier acte de la procédure.

La situation est compliquée par le fait que les contrôles ont trop souvent un aspect purement formel, qu'il s'agisse de celui exercé par le JLD ou par la chambre de l'instruction. L'un des axes de réflexion doit porter sur les moyens de conforter le JLD, en lui permettant de subordonner sa décision à l'exécution d'un ou plusieurs actes - tels que, par exemple, des confrontations - et en lui donnant un statut, comme au juge d'instruction, au juge des enfants ou au juge de l'application des peines, lesquels sont nommés par décret et non pas simplement désignés par le président du tribunal.

Il faut aussi se demander comment conforter la chambre de l'instruction, comment lui conférer des attributions de réviseur, en confiant à ses membres des fonctions de référent du juge d'instruction.

Je veux également rappeler le rôle essentiel du procureur dans notre procédure pénale. Il a pour mission non seulement d'accuser, mais d'abord de porter un regard critique sur le contenu de la procédure. Il ne peut accuser sur du vent. Il est ainsi juge de la poursuite. À cet égard, je rappelle que la justification essentielle du parquet en France est que le procureur de la République, partie intégrante de l'autorité judiciaire, est gardien de la liberté individuelle aux termes de l'article 66 de la Constitution. Par ailleurs, il dirige la police judiciaire en application de l'article 12 du code de procédure pénale. C'est une garantie fondamentale qu'un magistrat, composant l'autorité judiciaire gardienne des libertés individuelles, soit en charge de diriger la police judiciaire.

Il ne m'a pourtant pas échappé que divers courants de pensée suggèrent une séparation plus ou moins radicale du siège et du parquet. La question est trop importante pour la traiter incidemment. Je vous donnerai mon opinion après avoir abordé les sujets que j'ai déjà annoncés.

Je voudrais maintenant aborder la problématique de l'institution du juge d'instruction, qui me paraît au centre de vos préoccupations. Faut-il maintenir le juge d'instruction ou le supprimer, pour faire remonter le pouvoir de direction de l'enquête au parquet sous le contrôle d'un juge de l'instruction ? Vous comprendrez, lorsque j'aurai rapidement rappelé les arguments en présence, vers quel système s'oriente ma préférence.

Les arguments en présence pour la suppression du juge d'instruction sont à la fois d'ordre pratique et théorique.

Les principaux arguments pratiques sont, d'une part, que le nombre des procédures d'instruction est devenu résiduel, de l'ordre de 5 % des affaires poursuivies et, d'autre part, que divers problèmes attachés à des procédures d'instruction justifieraient, en eux-mêmes, la suppression de l'institution dans son entier.

En théorie, le premier des arguments est que le juge d'instruction est un Janus bifrons, chargé d'instruire à charge et à décharge, selon les dispositions de l'article 81 du code de procédure pénale, ce qui serait impossible, de sorte qu'il instruirait exclusivement à charge.

Un autre argument, qui prend de plus en plus de poids, est que le juge d'instruction n'est plus l'homme le plus puissant de France, mais qu'il est sans nul doute le plus seul.

Ces arguments peuvent bien sûr être discutés. J'écarte tout de suite les arguments pratiques.

D'une part, il est vrai que la part de l'instruction est en apparence résiduelle, mais il ne faut pas oublier que les affaires en relevant sont les plus complexes, les plus difficiles, celles qui ne relèvent pas d'une décision instantanée, mais méritent au contraire des vérifications approfondies et un suivi très individualisé. Je préciserai d'ailleurs, à titre anecdotique, que j'ai reçu il y a quelques mois le procureur général près la Cour suprême du Mexique et que j'ai été frappé de l'entendre dire que, confronté à des affaires très graves impliquant des groupes mafieux, il regrettait qu'il n'existe pas, dans son pays, de juges d'instruction comme en France.

D'autre part, si l'on déplore des problèmes dans certaines procédures d'instruction, cela n'empêche évidemment pas qu'il existe une immense majorité d'excellents juges d'instruction.

Quant aux arguments théoriques en faveur de la suppression du juge d'instruction, je leur trouve plusieurs limites mais aussi un aspect très pertinent, notamment ceux qui ont trait à la solitude du juge d'instruction.

Je crois, tout d'abord, qu'il serait imprudent de considérer comme une évidence la prétendue impossibilité d'instruire à charge et à décharge On pourra toujours dire que l'exercice est difficile, mais n'est-ce pas une ligne de conduite indispensable, une règle éthique incontournable, que de « mesurer le pour et le contre » ? Cette expression n'est-elle pas l'adaptation à l'instruction de cette obligation que personne ne songe à discuter : l'impartialité du juge ? Ne vaut-il pas mieux, pour la défense des libertés, un juge d'instruction, agent public, ayant pour seul objectif l'intérêt général, instruisant à charge et à décharge, plutôt qu'un système dans lequel la personne est contrainte d'assurer sa défense par ses seuls moyens, avec ses avocats, ses experts et même ses enquêteurs, en face d'un juge certes arbitre, mais qui risque d'être impuissant à rétablir la justice entre un accusé qui se défend mal et un procureur qui accuse bien, ou entre deux parties privées dont l'une est bien défendue et l'autre non ? Veut-on d'un système où la recherche de la vérité fait place à un combat contre le parquet qui n'instruira qu'à charge ? Quoi qu'on en dise, ce système repose sur la qualité de la défense. Celui qui aurait les plus grands moyens financiers pourrait l'emporter. Je ne pense pas que ce serait un progrès.

Un deuxième argument d'ordre théorique vient combattre l'idée de la suppression du juge d'instruction. On oublie trop souvent que le juge d'instruction est limité dans son action par la saisine in rem, ce qui signifie qu'il doit instruire sur une infraction donnée dont il est saisi et non sur une personne. Le parquet ne connaît pas cette limite ; sa saisine peut devenir in personam. Ainsi tel ou tel magistrat du parquet, possédé par le démon de l'accusation, pourrait considérer, tel le docteur Knock de Jules Romains, que tout citoyen est un délinquant qui s'ignore. Autrement dit, le parquet peut lancer une enquête « tous azimuts » sur quiconque et employer à son égard des moyens qui sont déjà coercitifs - garde à vue, perquisition, saisies - sans avoir à s'interroger sur les limites de sa saisine. Je crains qu'en terme de libertés publiques, même avec tous les aménagements procéduraux possibles, ce soit un recul.

L'observation qui précède me conduit naturellement à un argument bien connu : un parquet en charge directe de l'instruction ne peut, en tout cas, se concevoir sans une réforme statutaire, de nature constitutionnelle, coupant tout lien entre le ministère public et l'exécutif, faute de quoi l'accusation serait en permanence objet de soupçons.

J'ajouterai un dernier argument tenant à la difficulté dans laquelle se trouveraient les victimes si la mission de poursuivre se trouvait concentrée entre les seules mains du parquet. Nous savons que lorsqu'une victime se heurte, pour une raison ou pour une autre, à l'inertie du parquet, elle conserve la possibilité de déclencher elle-même les poursuites en se constituant partie civile devant le doyen des juges d'instruction qui peut avoir un avis différent du parquet. Le Parlement a, d'ailleurs, fortement encouragé ce dispositif en prévoyant aux articles 2-1 à 2-21 du code de procédure pénale un droit d'agir comme partie civile à certaines associations. Qu'adviendra-t-il si le juge d'instruction est supprimé ? La victime devra-t-elle se constituer derechef devant le parquet qui a précédemment refusé de poursuivre ? Je ne crois pas que ce serait un progrès pour les victimes. Faudra-t-il maintenir un juge d'instruction pour les plaintes avec constitution de partie civile ? Mais alors, pourquoi le supprimer ?

Reste ce qui me paraît devoir être retenu non pour supprimer le juge d'instruction, mais pour transformer l'institution. La solitude du juge d'instruction reste le problème central. Ainsi se pose la question de l'instauration de la collégialité dans l'instruction, autrement que par l'adjonction épisodique d'un autre juge d'instruction dans une affaire donnée. Il me semble qu'il ne faudrait plus raisonner en termes de juge d'instruction, mais de chambre d'instruction. Rappelons que par trois fois, avec les lois du 10 décembre 1985, du 30 décembre 1987 et du 4 janvier 1993, le législateur avait prévu que l'autorité compétente pour décider de la détention serait une collégialité. À chaque fois, ces lois furent abrogées avant que leurs dispositions ne soient entrées en vigueur, pour des raisons budgétaires. Il me semble maintenant que c'est l'ensemble de l'instruction qu'il faudrait confier à une collégialité, tandis que le contentieux de la détention a suivi un autre chemin avec l'instauration du JLD. Ces considérations sur la nécessité de rompre l'isolement du juge soulèvent une autre question, qui est celle de la dimension des juridictions : il ne pourrait y avoir de telles chambres d'instruction dans tous les tribunaux. Je ne crois pas que ce soit un inconvénient, même si cela débouche sur la nécessaire et difficile réforme de la carte judiciaire.

Je voudrais maintenant aborder plus brièvement deux questions concernant, d'une part, la détention provisoire, d'autre part, la place faite à la défense.

La détention provisoire qui, en application de l'article 137 du code de procédure pénale, est l'exception, doit répondre à une réelle nécessité et non à une simple utilité.

Elle n'est pas censée traduire l'appréciation que le juge d'instruction ou le parquet fait de la gravité de l'infraction, sauf à considérer le trouble exceptionnel que celle-ci apporte à l'ordre public, ce qui devrait n'être valable que pour un temps relativement bref ou, pourquoi pas, pour un certain type de délinquance. Sommes-nous en accord, dans notre pratique, avec ces dispositions en apparence très contraignantes ? Les faits montrent souvent le contraire. La détention ne pourrait-elle devenir l'exception lorsqu'elle n'est plus justifiée par les nécessités de l'enquête ? Je vois là un problème d'éducation des magistrats dans l'application de la loi plus que de modification de la loi, problème doublé de celui de l'éducation de nos concitoyens, prompts à dénoncer, avec peu de cohérence, des mises ou des non-mises en détention selon l'actualité. Sans doute les politiques ont-ils également une responsabilité, car ils ne sont pas les derniers à s'émouvoir, au gré des circonstances, du prétendu laxisme de la justice ou de son excessive sévérité. Est-ce un problème soluble à court terme - sans qu'il soit bien sûr question d'affaiblir la lutte contre le crime, priorité nationale incontournable ?

Enfin, la défense a-t-elle, en pratique, la place que lui donne la procédure ?

L'intervention de l'avocat apparaît, à juste titre, comme celle d'un contradicteur, dont les interrogations sont cependant fréquemment vécues comme des contrariétés. Autant la contradiction nourrit la réflexion, autant la contrariété provoque la crispation. Et pourtant, il arrive que la défense ait raison ! Bien souvent, l'avocat n'est-il pas considéré comme le perturbateur d'une vérité dont l'établissement ne requiert pas son concours ? L'évolution de la procédure pénale n'encourage pas les relations sereines dans l'exercice du principe du contradictoire. Il a fallu formaliser et normaliser l'échange qui aurait pu avoir lieu verbalement et sans protocole dans le bureau du juge. Le juge discute de moins en moins avec la défense ; il répond par ordonnance à des demandes présentées selon des formes, et souvent dans des délais, fixés par la loi. Ainsi le contact avec la défense risque-t-il de perdre de sa substance, de la qualité attachée à une relation directe, telle qu'elle existe encore dans certaines juridictions.

En dehors même de l'instruction, il m'apparaît aussi, comme je l'ai dit lors de l'audience solennelle de rentrée de la Cour de cassation, que la question se pose maintenant d'une plus forte présence de l'avocat au cours de l'enquête préliminaire. Au renforcement des pouvoirs du parquet, ne faut-il pas faire correspondre un rôle plus dynamique de la défense ? En effet, près de 95 % des procédures aujourd'hui sont effectuées sans le recours à l'instruction, par saisine directe de la juridiction. La défense n'intervient qu'en bout de course, lorsque la procédure est en l'état et pour ainsi dire prête à être jugée. Par ailleurs, l'évolution des pouvoirs d'enquête du parquet résultant des lois récentes, depuis une dizaine d'années, a eu pour conséquence qu'un grand nombre de procédures soumises auparavant à l'instruction sont désormais soumises directement à la juridiction de jugement. Il serait donc opportun de procéder à un rééquilibrage des droits de la défense.

Il faut ainsi s'interroger sur la possibilité pour l'avocat d'avoir un rôle actif dès le début de la procédure, par sa présence en garde à vue avec un accès, au minimum, aux auditions de son client ; sur la possibilité pour l'avocat d'être présent lorsque le suspect est interrogé ; enfin, sur la possibilité pour la défense de solliciter des actes, avec, en cas de refus du procureur de la République, l'intervention du JLD. En un mot, il faut introduire du contradictoire lors de la phase d'enquête, pour que ce principe s'applique à toutes les étapes de la procédure pénale.

J'en viens à la deuxième partie de mon propos, qui concerne plus globalement l'autorité judiciaire.

Nous savons qu'il n'existe pas de pouvoir judiciaire en France, mais une autorité judiciaire, aux termes du titre VIII de la Constitution. Cela m'amène à deux séries de considérations : les premières sur les magistrats qui composent cette autorité judiciaire ; les secondes sur les relations existant entre ces magistrats, et plus particulièrement entre le siège et le parquet.

Les magistrats exercent un métier recouvrant des fonctions extrêmement diverses, au point que nul ne peut prétendre être apte à toutes. C'est pourquoi la formation, puis l'évaluation revêtent une importance capitale.

Vous vous êtes déplacés à l'École nationale de la magistrature, vous avez rencontré son directeur et ses formateurs ; je ne livrerai ici que quelques idées. Je veux d'abord souligner à quel point l'ENM est un remarquable outil pédagogique, imité ou envié par de nombreux pays ; un outil qui correspond à notre tradition républicaine, construite sur le mérite et l'égalité d'accès, par le concours, à la fonction publique. L'ENM est une remarquable école professionnelle. Mais Outreau nous invite à examiner dans quels domaines il faut parfaire la formation et les méthodes pédagogiques - dont nous parlerons plus longuement, je l'espère, au cours de notre discussion.

Je pense que l'École pourrait mieux prendre en compte ce que j'appellerai le rapport aux autres, l'approche de l'épaisseur humaine. En effet, j'ai pu vérifier, au cours de mes fonctions à l'ENM, que bien des auditeurs de justice se considèrent comme des juges dès leur admission à l'École, comme s'ils avaient, dès le départ, un « permis de juger ». Ils ont réussi un concours difficile et cela les a fait juges, leur a conféré la légitimité requise pour exercer des fonctions qui vont pourtant conduire à rencontrer des situations supposant aussi une maturité que l'on n'obtient pas par les seules études. L'ENM doit, à mon sens, examiner comment mieux sensibiliser les élèves magistrats dans leur rapport à autrui, pour que le justiciable ne soit pas vu comme le sujet d'un droit qui peut rester très théorique, mais comme un être de chair, qui va subir personnellement les décisions que le juge prendra à son encontre, des mesures qu'il aura le droit de prendre, mais dont il devra apprécier les conséquences pour celui qui les subit.

En termes de formation, je vois, pour ma part, trois moyens de développer cette exigence.

Je suis très attaché - et j'en reparlerai tout à l'heure - à l'idée de « CHU judiciaires » comparables à ce qui existe en matière médicale, où sont imbriquées les approches théoriques et pratiques. Je crois à l'utilité d'instituer des pôles de formation rattachés à de grandes cours d'appel. Ces « CHU judiciaires » permettraient cette double approche.

Je pense aussi qu'il est indispensable de mieux intégrer la culture de la défense. Ne faut-il pas donner plus de place au stage avocat, ou favoriser - ce qui commence à se faire - des liens plus forts entre la formation des magistrats et celles des avocats ? Il est important qu'un futur magistrat connaisse le travail de l'avocat, l'angoisse de la personne qui va comparaître, qu'il se mesure à la difficulté de l'entretien avec une personne qu'il faut défendre, qu'il soit placé dans une relation où il n'est pas le titulaire de l'autorité par rapport au juge. Je ne vois qu'un moyen : imposer aux auditeurs de justice un stage d'avocat suffisamment long, d'au moins six mois, ce qui suppose, certes, un allongement de la scolarité, mais ce qui me paraîtrait justifié. Cette « culture de la défense » permettra que le principe de la contradiction, que j'évoquais à l'instant, ne soit pas subi par les magistrats, mais vécu par eux comme un moyen de mieux travailler.

Je pense enfin que les magistrats gagneraient à effectuer des mobilités comme d'autres agents de l'État.

À côté de la formation, il faut compter l'évaluation, qui accompagne les magistrats tout au long de leur carrière. Je pense que la mesure de l'aptitude aux fonctions devrait devenir un élément essentiel de l'évolution des carrières. Nous avons des progrès à faire en ce domaine : il est de la responsabilité de toute la chaîne hiérarchique d'évaluer sincèrement les magistrats, pour le bien de la justice et des justiciables. Quand je parle d'évaluation, je ne parle pas seulement de notation et d'avancement, je parle d'appréciation de l'aptitude, avec la conscience qu'en l'état, aucun autre dispositif que l'avancement ou la sanction disciplinaire ne permet d'obtenir d'un juge qu'il quitte une fonction à laquelle il n'est pas adapté s'il ne le souhaite pas lui-même.

Après la formation et l'évaluation sincère, il reste à mettre en œuvre une véritable gestion des ressources humaines, actuellement bien difficile pour de multiples raisons, certaines culturelles, d'autres d'ordre pratique. Mais, à terme, nous ne pourrons faire l'économie d'un suivi des carrières et des profils, comme cela se fait dans d'autres administrations et dans le secteur privé. Il s'agit de mieux répondre, non seulement aux attentes des magistrats, mais surtout aux besoins du service de la Justice.

Je voudrais maintenant, toujours à propos des magistrats, vous dire quelques mots très brefs sur la responsabilité. Mais, comme vous êtes déjà très informés sur ce sujet, j'irai à l'essentiel en me limitant à deux observations.

D'une part, quoi qu'on puisse en dire, et sauf cas très rare où il n'existe qu'une apparence de décision judiciaire, on ne pourra pas rendre la décision judiciaire elle-même constitutive d'une faute disciplinaire sans porter atteinte à l'indépendance de la justice. Il me semble, en revanche, que l'on peut, sans contradiction, protéger la décision et sanctionner son contexte : l'absence de conscience professionnelle, la méconnaissance délibérée des textes élémentaires, la volonté quasi frauduleuse de ne pas appliquer la loi, la paresse, autant d'éléments qui peuvent expliquer une mauvaise décision et donc donner lieu à sanction, même si la décision doit, elle, ne rester attaquable que par l'exercice de voies de recours.

D'autre part, pour que des faits soient sanctionnables, encore faut-il qu'ils soient connus. Rien n'est possible si les comportements critiquables ne parviennent pas à la connaissance de ceux qui ont le pouvoir d'engager des sanctions ou, en tout cas, de faire les observations permettant d'y mettre un terme. C'est sur ce point que les progrès les plus sensibles pourraient être opérés : comment faire remonter vers les autorités la connaissance de comportements qui choquent et dont le non-traitement donne un sentiment d'impunité et d'irresponsabilité dans un domaine où ces notions n'ont pas leur place ? Outre l'idée de la « veille déontologique » que les chefs de cour doivent assurer, que j'ai assumée et que j'ai exprimée avec conviction devant la commission Viout, je crois qu'il faut à nouveau réfléchir au moyen de garantir un traitement objectif des réclamations visant des magistrats, en raison, j'y insiste, d'un comportement et non du contenu d'une décision. J'ai, au cours de l'audience solennelle de rentrée de la Cour de cassation, en janvier 2006, proposé un dispositif reposant, avec les précautions et les filtres qui s'imposent, sur la saisine directe du Conseil supérieur de la magistrature, non pour le voir entrer automatiquement dans une voie disciplinaire, mais pour donner la possibilité à une émanation de ce Conseil d'inviter le magistrat concerné à s'expliquer sur son comportement. Cette idée conduit, d'ailleurs, à s'interroger sur la composition du CSM. J'indiquerai simplement que je fais partie de ceux qui ne verraient aucun inconvénient à ce que cet organe ne soit pas majoritairement composé de magistrats.

J'en arrive au dernier sujet qu'il me semblait important d'évoquer devant vous et qui a trait à la séparation du siège et du parquet.

Je n'ignore pas qu'il existe un mouvement en faveur d'une séparation plus nette du siège et du parquet. D'aucuns considèrent que c'est une évolution inéluctable. Poussé à l'extrême, ce mouvement revient à dire que la justice ne peut être représentée que par les juges dans leur « fonction jugeante », et que seule une tradition historique néfaste et un abus de langage auraient permis de confondre sous le même vocable de « magistrats » ceux qui sont chargés de rendre la justice et ceux qui sont chargés de requérir l'application de la loi. Je suis bien obligé de dire que je ne comprends toujours pas comment les tenants de cette théorie en arrivent à confondre les parties privées au procès et le ministère public, en charge de l'intérêt général, chargé non pas de faire triompher sa propre thèse, mais de contribuer, à la place qui est la sienne, à la manifestation de la vérité. Il me semble ainsi évident et naturel que le parquet soit partie intégrante de l'autorité judiciaire, qu'il soit en charge, autant que le siège, de la protection des libertés individuelles. Je voudrais insister sur les risques que présenterait un poursuivant qui ne serait pas un magistrat, en charge de la protection des libertés individuelles, mais un simple « mercenaire » de l'accusation. Ce point est d'autant plus important aujourd'hui que, comme je l'indiquais, près de 95 % des procédures sont diligentées sans le recours à l'instruction préparatoire.

Je connais, bien sûr, l'objection selon laquelle on ne peut prétendre défendre les libertés individuelles et disposer du pouvoir de diriger la police judiciaire. Cependant, la même objection devrait alors aussi concerner les magistrats du siège, qui disposent, eux, du pouvoir de priver une personne de liberté pendant de nombreuses années, voire à perpétuité. Il me semble donc que notre Constitution reconnaît aux magistrats judiciaires du siège comme du parquet le statut de gardien des libertés individuelles, en raison précisément du fait que leur pouvoir d'attenter légalement à la liberté d'autrui ne peut se concevoir que dans le cadre d'une mission plus générale de protection des libertés, qui fait peser sur eux une obligation éthique d'un bon usage de ce pouvoir exorbitant. La protection des libertés y gagnerait-elle si les magistrats du parquet perdaient cette obligation éthique d'agir en protecteur des libertés individuelles pour devenir des fonctionnaires de l'accusation ? Ce serait, à terme, la disparition du parquet, appelé à se confondre avec la police judiciaire et à exercer éventuellement un rôle de représentation de la collectivité devant les juridictions si cette fonction n'est pas dévolue à des membres du barreau qui auraient la police pour cliente, comme cela existe dans d'autres États, comme l'Angleterre - même si ce pays est plutôt en train d'introduire de l'inquisitoire dans sa procédure.

La vérité, vous la connaissez, c'est qu'il n'y a pas de système parfait. Tout système a des avantages et des inconvénients ; la pire des solutions serait de plaquer sur notre organisation judiciaire un système étranger à notre histoire, plutôt que d'améliorer le nôtre. Tout cela a été fort bien dit lors des débats de la loi du 15 juin 2000, alors que se posait déjà la question d'un passage de l'inquisitoire à l'accusatoire.

Reste la question, parfois évoquée, de la séparation physique des magistrats du siège et du parquet : dans des bâtiments séparés pour qu'ils se fréquentent moins, ne donnent pas le sentiment d'une collusion ; dans des filières séparées, pour qu'il ne soit plus possible à un juge de devenir procureur ou à un procureur de passer au siège. Cette question me paraît secondaire, car le plus important, à mon sens, est que les magistrats du parquet restent des magistrats. L'indépendance des juges ne me paraît pas vraiment dépendre d'une politique immobilière, ni de la géographie, ni de l'évolution des carrières. L'indépendance peut, à mon sens, être totale sans se confondre avec l'autonomie. Je rappellerai, par exemple, qu'au terme d'une enquête conduite dans les principaux pays d'Europe, la Commission européenne pour l'efficacité de la justice a, dans un rapport remarqué, souligné que « dans bon nombre de pays, l'organisation du ministère public et de la carrière des procureurs est plus ou moins calquée sur celle des juges » et que « dans certains pays, le budget du ministère public se distingue difficilement de celui des tribunaux, les juges et les procureurs suivent la même formation et perçoivent une rémunération identique ». J'observe en outre que la recommandation Rec (2000) 19 du Comité des ministres du Conseil de l'Europe ne condamne pas le dispositif français. Je ne crois donc pas qu'il y ait véritablement une exception française dans le système que nous connaissons.

Il me semble y avoir quelque contradiction à promouvoir la séparation physique du siège et du parquet, à ériger des barrières entre les carrières du siège et du parquet et à proposer dans le même temps, de manière fort pertinente, que les membres du barreau soient recrutés en plus grand nombre dans la magistrature. Si l'exercice antérieur de certaines fonctions judiciaires interdit d'en exercer d'autres, faudra-t-il recruter ces avocats exclusivement au siège ou au parquet ? Faut-il aller jusqu'au bout de la logique de la séparation du siège et du parquet, et se poser la même question pour les avocats ? Faut-il poser la règle que les avocats représentant la partie civile ne pourront plus jamais assurer la défense des prévenus et des accusés, que les avocats défendant une partie publique ne pourront plus représenter une partie privée ? Je crois plus pertinent, pour ma part, de continuer à développer une culture commune, car chaque fonction peut être un enrichissement pour l'exercice ultérieur d'autres fonctions.

Il est bien évidemment normal d'empêcher un passage du siège au parquet, ou réciproquement, dans certains cas particuliers, par exemple dans une petite juridiction. Mais pourquoi empêcherait-on le juge d'instance de Bonneville de devenir substitut à Montpellier s'il présente les qualités requises ? Encore une fois, cette conception d'une indépendance réduite à la séparation du siège et du parquet, et poussée jusqu'à la fonctionnarisation sinon jusqu'à la suppression du parquet, ressemble plutôt à une revendication d'autonomie qui ne me paraît pas propice au bien de la justice.

J'aborderai, pour terminer, les relations de l'autorité judiciaire avec les autres pouvoirs. C'est peut-être là qu'il y aurait encore le plus à dire, car il s'agit de la place de la justice dans notre pays, dans notre République, dans notre démocratie. Mais je crois que j'ai déjà abusé de votre temps, et je procéderai, selon la formule en vigueur pour la chambre de l'instruction, par « observations sommaires »...

Le problème est ici celui de l'image de la justice quand l'exécutif donne l'impression qu'il peut intervenir dans le déroulement d'affaires judiciaires, soit par des instructions ou prétendues instructions individuelles, soit par la critique de décisions prises par les juridictions. C'est d'autant plus regrettable que les affaires susceptibles de poser ce type de problème sont en nombre résiduel par rapport au million d'affaires traitées par les parquets et aux 1 250 000 décisions prises en matière pénale. Il me semble que la seule manière de mettre fin à cette ambiguïté est de proscrire les instructions individuelles, ce qui n'exclurait pas, le cas échéant, un droit d'agir du garde des Sceaux, sous la forme de demandes actées en procédure.

La question posée est, en définitive, toujours la même : peut-on imaginer un parquet complètement indépendant, détaché de tout lien avec l'exécutif ? Des institutions de ce type existent, en Espagne ou au Portugal, où la justice ne paraît pas démériter. Mais un « procureur général de la Nation », certes indépendant, ne serait-il pas susceptible d'être vite assimilé, à son tour, à un « ministre bis » de la justice, de sorte que se reposerait la question de l'indépendance du parquet ?

Au-delà de cette question, je crois, en ce domaine, à l'opportunité de quelques mesures. Il me semble qu'il faudrait peut-être reconsidérer les conditions de nomination des magistrats du parquet. La nomination des procureurs généraux en conseil des ministres, qui avait certes une explication historique, expose maintenant au reproche de politisation de la fonction. Pourquoi ne pas revenir au droit commun ? Actuellement, la nomination des magistrats du parquet se fait sur avis consultatif du CSM, au contraire de leurs collègues du siège qui ne peuvent être nommés que sur avis conforme. Là encore, pourquoi ne pas donner au parquet, comme au siège, les mêmes garanties d'indépendance quant à leur mode de nomination ?

Faut-il, enfin, maintenir en l'état l'amovibilité des magistrats du parquet, qui n'est plus, sauf très rares exceptions, qu'une notion très théorique, les quelques cas de mutations autoritaires de parquetiers que nous pourrions citer reposant en réalité sur des reproches d'ordre disciplinaire ? Ne pourrait-on unifier, à cet égard, les statuts des magistrats du siège et du parquet, avec les aménagements qui s'imposent pour empêcher le déroulement d'une carrière dans une seule ville, qui peut toujours poser, à la longue, des problèmes de proximité avec le tissu local ?

Ainsi s'ouvre un vaste chantier à qui veut réformer la justice. C'est pourquoi une réforme de circonstance, dictée par la seule émotion, serait la pire des choses. Je sais déjà que votre commission a pris la mesure de cette exigence et, comme magistrat, je vous en suis reconnaissant.

Si je résume l'essentiel de mes propos, je dirai encore ces quelques mots : instruction collégiale, chambre de l'instruction exerçant réellement ses prérogatives ; renforcement des droits de la défense au cours de l'enquête ; formation, évaluation, politique de gestion des ressources humaines ; prévention et sanction des défaillances, mais régime de responsabilité ne remettant pas en cause l'indépendance et donc l'impartialité du magistrat ; possibilité pour les justiciables de mieux faire remonter l'information sur les comportements choquants de magistrats ; maintien d'un seul corps de magistrats, avec maintien d'un parquet en charge de la direction de la police judiciaire ; modification du statut du parquet pour ne pas le laisser croire soumis à l'exécutif ; suppression des instructions individuelles, ce qui n'exclut pas un droit d'agir direct et la possibilité évidemment d'édicter des directives générales de politique d'action publique.

Tout cela amène une dernière question, dont je n'ai pas parlé, mais qui recouvre l'ensemble de ce qui précède : les moyens de la justice...

M. le Président : Je vous remercie pour la richesse de votre exposé et la densité de votre propos. Je n'ai qu'un regret : que le premier président de la Cour de cassation n'ait pas été là quand vous avez évoqué la séparation du siège et du parquet, car vos positions sont diamétralement opposées ; il aurait été intéressant de vous entendre en débattre.

Ma première question porte sur l'Inspection générale des services judiciaires que vous avez dirigée de décembre 1997 à mars 2001. Beaucoup s'interrogent, alors que de nombreuses réformes ont été proposées, qui ne sont pas toutes exclusives les unes des autres. Certains suggèrent de regrouper toutes les inspections du ministère de la justice en une seule, d'autres de doter le ministère d'un corps d'inspection dont les membres seraient nommés sur proposition du CSM, d'autres de rattacher l'inspection générale au CSM et non au ministre, d'autres encore de préciser et de renforcer les droits de la défense des magistrats interrogés par l'Inspection générale dans le cadre d'une procédure disciplinaire, d'autres enfin de permettre aux premiers présidents de cour d'appel de saisir l'Inspection générale pour qu'elle pratique les investigations auxquelles ils ne peuvent procéder eux-mêmes. Qu'en pensez-vous ?

M. Jean-Louis NADAL : Votre question est vaste, mais j'essaierai de répondre sur tous les points.

L'Inspection générale est un outil essentiel pour le garde des Sceaux, pour le ministère de la Justice, pour la politique pénale, pour le fonctionnement des juridictions. Je le dis, sous le contrôle de Mme Élisabeth Guigou qui est présente : un ministre privé de la connaissance de ce qui se passe sur le terrain est automatiquement limité par le système de fonctionnement de l'administration centrale, qui n'a pas changé - j'étais à l'administration centrale en 1982 auprès de M. Robert Badinter, et je l'ai retrouvée vingt ans plus tard telle qu'elle était, avec les mêmes cloisonnements, en haut comme en bas, mais qui sont sans doute encore plus graves en haut qu'en bas. Plus le ministre a une vision « aérienne » des choses judiciaires, et moins il sait ce qui se passe vraiment sur le terrain. Or, seule l'Inspection générale peut lui apporter cette connaissance qui peut le conduire à proposer des modifications, des réformes qui aient un sens et qui s'adaptent au terrain. Les meilleures réformes proviennent souvent de la confirmation d'expériences sur le terrain, validées par l'Inspection générale et analysées au cabinet du garde des Sceaux.

L'Inspection générale est donc un outil très précieux et très envié par le CSM. Pourquoi ? Parce que le CSM effectue, lui aussi, des missions sur le terrain, mais qu'il ne dispose pas pour cela d'informations aussi pointues que l'Inspection générale, car lorsqu'un garde des Sceaux se déplace sur le terrain, celle-ci passe dix à quinze jours sur place à préparer sa visite. Ce qui est certain, c'est que l'Inspection générale devrait regrouper toutes les inspections : celle de la PJJ, celle de l'administration pénitentiaire, peut-être même - je l'avais souhaité - celle de la police judiciaire, voire d'autres corps de l'État, comme l'IGAS et l'Inspection générale de l'administration. Pourquoi ? Parce que l'État de droit est l'affaire de tous et que tout cloisonnement, toute appropriation de la chose publique est néfaste au fonctionnement des institutions, et notamment de la justice, qui est au cœur de la République.

Il faudra qu'un jour se tiennent des États généraux de la justice, dans la modestie et la simplicité, avec la conscience que nul ne peut prétendre détenir seul la vérité, que celle-ci se partage. La preuve en est que, dans l'affaire d'Outreau, que je ne connais que par ce que j'en ai lu dans la presse, c'est tout un système qui n'a pas été en phase ; c'est justement à le remettre en phase qu'il faut travailler.

Car le vrai problème, c'est celui de la responsabilité ; c'est aujourd'hui le problème clé de l'institution, depuis le haut jusqu'en bas et depuis le bas jusqu'en haut. Il y a beaucoup à faire, ce sont des questions de méthode, de management. La garantie des libertés individuelles ne peut se passer de la main et de l'outil des parquetiers, car ce sont eux qui sont en première ligne, qui anticipent sur ce que les autres ont à faire après. C'est là que se jouent les libertés, que se jouent les drames, et que les procureurs et le procureur général doivent donner l'exemple, par des méthodes qui soient toujours légalistes.

Je vais maintenant reprendre vos questions, dans l'ordre inverse de celui dans lequel vous les avez posées.

Oui, il faut que le magistrat entendu par l'Inspection générale soit assisté d'un avocat. Même si un grand inspecteur des services judiciaires est quelqu'un qui sait écouter, il ne faut pas que l'audition s'inscrive dans un processus hiérarchique d'inquisition, mais que l'inspecteur ait une vertu d'écoute, ce à quoi j'ai toujours veillé quand j'ai dirigé l'inspection générale.

Je suis favorable, je l'ai dit, au regroupement de l'inspection de la PJJ avec celle de la pénitentiaire, avec l'IGAS et l'IGA, car dans la délinquance des mineurs, par exemple, des affaires nécessitent une inspection conjointe de l'IGAS et de l'IGSJ. C'est à ce prix que l'on peut y voir clair, car cela forme un tout, une chaîne.

M. le Président : En revanche, vous êtes plutôt contre le rattachement de l'inspection générale au CSM ?

M. Jean-Louis NADAL : Je suis pour qu'elle demeure rattachée au ministre. Que le CSM dispose d'un corps d'inspection, pourquoi pas ? Que les chefs de cour puissent recourir à l'Inspection générale pour procéder à des enquêtes, pourquoi pas non plus ? Mais le propre d'un chef, c'est de savoir prendre ses responsabilités.

M. le Président : Les premiers présidents peuvent désormais saisir le CSM, mais ils souhaitent pouvoir recourir à l'IGSJ pour exercer cette nouvelle prérogative. Y êtes-vous favorable ?

M. Jean-Louis NADAL : Oui.

M. le Président : S'agissant du parquet, nous avons relevé deux exemples de dysfonctionnements. D'une part, le procureur de Boulogne-sur-Mer a requis lui-même à l'audience, ce que rien n'interdit mais qui a pu poser problème - et ce qui nous pose problème à nous. D'autre part, le commissaire enquêteur du SRPJ de Lille n'a pas été cité à l'audience, et nous pensons que s'il ne l'a pas été, c'est parce qu'il ne serait pas allé dans le sens du parquet. Le procureur général Lathoud a déploré devant nous l'absence de guide des bonnes pratiques à l'usage des parquetiers. Le procureur général près la Cour de cassation pourrait-il prendre une telle initiative ?

M. Jean-Louis NADAL : Tout à fait. Mais je connais bien mes collègues procureurs généraux, procureurs de la République, substituts, je continue de les voir, je leur rends visite, région par région - j'ai commencé par Lyon, Grenoble et Riom. Le matin, nous parlons déontologie et responsabilité ; l'après-midi nous parlons droit, en abordant les questions qui peuvent les agiter dans le fonctionnement de leurs parquets. Ce que je crois, c'est qu'il est essentiel qu'il y ait une méthodologie qui mette le parquet à l'abri des critiques.

Je prendrai un exemple. Quand j'étais procureur général à Paris, j'avais neuf juridictions dans mon ressort, dont celle d'Auxerre, rendue célèbre par l'affaire des disparues de l'Yonne. La procureure de la République qui avait été nommée, et qui est désormais inspectrice des services judiciaires, a fait un sans-faute. Pourquoi ? Parce que nous avions mis les choses au point. S'agissant d'un département comportant un nombre élevé d'établissements pour handicapés - qui ont cruellement fait parler d'eux -, il convenait que la justice soit en permanence au courant de ce qui pouvait s'y passer. C'est pourquoi, tous les deux mois, il y avait une réunion des représentants du parquet, de la DDASS, de la préfecture et des établissements, et la procureure savait tout ce qui se passait, les entrées, les sorties...

C'est en cela que les pratiques pénales et la procédure pénale ont évolué. Le partenariat est essentiel. Un procureur est un coordonnateur, un animateur, quelqu'un qui suit ce qui se passe dans son ressort, qui a des relations régulières avec les services de police, de gendarmerie, avec la pénitentiaire, la PJJ, le fisc, la répression des fraudes, l'éducation nationale... Tout cela, c'est la vie, ce sont les libertés qui peuvent être mises à mal, et c'est là que le parquet peut anticiper, par une politique de prévention, de médiation, de régulation. Dans tous les secteurs de la vie de notre pays, certains départements présentent des aspects pathologiques. Il ne faut pas se laisser surprendre, il faut être en éveil. C'est le rôle des procureurs généraux. Le verbe « veiller », qui figure dans le code de procédure pénale, doit être entendu dans son sens actif. Un procureur général doit rencontrer fréquemment tous ses procureurs, tous ses services spécialisés, prendre la mesure des choses avec modestie, même si son poste est élevé.

J'ai été pendant quatre ans procureur général à Paris, qui n'est pas toute l'Ile-de-France. Nous avons mis en place, avec le parquet général de Versailles, une coordination de nos politiques pénales, en accord avec la police nationale, la gendarmerie nationale et tous nos partenaires. Si jamais, un jour, devait arriver cette catastrophe que les parquetiers ne soient plus des magistrats, ce serait une honte pour les justiciables, car ils seraient dépouillés des garanties les plus essentielles. Un procureur, un substitut, même un procureur général se déplace dans les locaux de police. Le lien est fort, c'est un lien de confiance, c'est un lien de sécurité pour tout le monde, pour ceux qui subissent les gardes à vue comme pour ceux qui les conduisent. Même si le lien avec la défense est distendu, tout se passe bien lorsque l'homme qui est à la tête d'une juridiction crée de la confiance. Quand on crée de la confiance, quand on sert la République avec franchise, loyauté et compétence, sans esprit d'intelligence perverse, tout se passe très bien.

C'est pourquoi je vous mets en garde, car j'ai lu dans les journaux ce que préconisent certains. Le grand problème de la justice, c'est celui de l'aptitude, de la responsabilité, de la formation à cette responsabilité, car il ne suffit pas d'être un très bon technicien, comme ceux que forme l'ENM, il faut de l'épaisseur humaine, de la maturité, de l'observation sur autrui, toutes qualités qui vous invitent à la modestie, au doute, à l'humilité dans un métier qui, ne l'oublions pas, est un métier de violence. La loi est violente, c'est un outil redoutable que nous avons dans les mains ; faisons en sorte de faire le moins de dégâts possible. C'est cette humilité qui fait la force des magistrats. Le métier de magistrat est un métier où l'on ne vieillit jamais, car le jour où vous vous laissez enfermer dans des habitudes, vous êtes mort : ce n'est pas moi qui le dis, c'est M. Pierre Drai, qui fut un très grand premier président de la Cour de cassation.

Vous avez la tâche exceptionnelle dans ce moment de crise, mais l'essentiel est la compétence et la valeur des hommes ; s'il y a un bastion de la République qui doit être mis à l'abri des tempêtes politiques, c'est la justice. Sans doute faut-il donner aux magistrats du parquet les mêmes garanties statutaires qu'à ceux du siège, mais c'est dans le quotidien, dans les drames de tous les jours, que les libertés sont secouées, et ce n'est pas le juge qui attend derrière son dossier, c'est le parquetier qui est en première ligne.

S'agissant des relations avec les avocats, je peux vous dire que, quand le débat est loyal, les choses se passent de façon déontologiquement irréprochable. Un grand représentant du ministère public, c'est quelqu'un qui respecte les avocats, et un grand avocat, c'est quelqu'un qui respecte les juges. C'est lorsqu'il y a ce respect mutuel que la justice sort victorieuse. Il m'est arrivé plusieurs fois de connaître en appel des affaires où les réquisitions, en première instance, transpiraient la morale plus que le droit, où les infractions ne tenaient pas, et de laisser clairement entendre aux avocats que j'abandonnerai l'accusation. Être juge, c'est ne pas confondre les genres, c'est avoir des exigences très fortes.

M. le Président : Vous vous êtes dit hostile aux instructions individuelles, tout en n'excluant pas un « droit d'agir du garde des Sceaux, sous la forme de demandes actées de procédure ». Dans votre esprit, s'agirait-il d'une action propre du garde des Sceaux, ou d'une injonction d'agir adressée au procureur ?

M. Jean-Louis NADAL : La question est ouverte, mais je préférerais un droit d'action propre au garde des Sceaux. Ce serait plus clair.

M. le Président : Comme dans la loi de 1998.

M. Jean-Louis NADAL : Il est évident que le garde des Sceaux doit rester maître de la politique pénale : quand il y a des grèves, des mouvements d'agriculteurs, de camionneurs, il ne peut pas y avoir un procureur de la République qui agit dans un sens et un autre qui agit en sens contraire ; il faut qu'il y ait une cohérence. La politique pénale, c'est l'affaire du garde des Sceaux. Dans les « affaires », le problème est celui de la compétence. Quand le procureur est un magistrat d'expérience, reconnu comme un professionnel loyal et républicain, il n'y a pas de problème. Je n'évoquerai pas les affaires très délicates que j'ai connues, et qui ont abouti, ni celles qui, malgré la presse, n'ont pas abouti parce qu'elles ne tenaient pas. Si vous nommez un procureur général qui est un homme ou une femme de qualité, un professionnel reconnu, vous pouvez le présenter au CSM sans risque que celui-ci émette un avis non-conforme. J'ai aujourd'hui le privilège de connaître les quatre cinquièmes des magistrats, et je me réjouis quand je vois que tel ou tel d'entre eux, bien qu'ayant appartenu au cabinet d'un ministre de gauche, est nommé, à raison de son mérite et de sa compétence, procureur par décret du président de la République, de la même façon que je me réjouissais hier lorsque, sous un gouvernement de gauche, l'inverse se produisait. L'important est que le service public de la justice soit accompli avec loyauté, professionnalisme et compétence.

Il faut ôter ce voile de politisation, comme celui du corporatisme du côté du CSM. Je préside la formation disciplinaire du CSM pour les magistrats du parquet, je vois comment les choses s'y passent ; je considère qu'il faut se débarrasser de cette image de corporatisme. Vous le savez mieux que quiconque : ce qui importe au justiciable, c'est son affaire, c'est que justice lui soit rendue. Je crois qu'aujourd'hui, la voie est ouverte, il y a un espace d'espoir qui s'ouvre, car il y a des magistrats de très grande qualité, on ne le dit pas assez.

Quant à la politique de communication, soyons sérieux : deux procès, l'an dernier, ont été admirablement conduits et pourraient servir de modèles pour l'ENM. Il s'agit du procès d'Angers et du procès du tunnel du Mont-Blanc. Mais on en a parlé pendant quarante-huit heures, puis plus rien. Il y a toute une pédagogie à mener, jusque dans les établissements scolaires, car le budget de la justice a beau augmenter d'année en année, nous restons, dans les sondages, les mal-aimés de l'opinion publique. Il faut repenser les choses à la base, en profondeur.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : J'ai peu de questions à poser, mais il me venait, en vous écoutant, une observation. Nous aurons entendu aujourd'hui les deux plus hautes autorités judiciaires du pays, et nous aboutissons, au terme de nos auditions, à une grande identité de vues, recoupant d'ailleurs les orientations qui ressortent des questions du président, du rapporteur et des membres de la commission, et c'est déjà, à mes yeux, un grand succès. Nous entendons parler de formation, d'aptitude, de responsabilité, d'examen des comportements, de contradictoire, d'égalité des armes, etc. Nous n'en étions pas là il y a encore quelques mois. Force est de constater que ces auditions ont permis d'aboutir à un diagnostic largement partagé et à des solutions qui se rejoignent - excepté, bien sûr, comme nous l'avons vu cet après-midi, sur certains sujets tels que la séparation du parquet et du siège.

Vous avez été un peu précurseur, puisque, dans votre discours solennel de rentrée de la Cour de cassation, vous vous étiez prononcé pour la saisine directe du CSM par les justiciables, et vous aviez d'ailleurs été plutôt critiqué, si je ne me trompe, y compris par le CSM, qui trouvait la proposition iconoclaste. Si j'en crois ce que nous a dit le premier président de la Cour de cassation, il semble que les esprits aient évolué. Pensez-vous qu'ils soient mûrs aujourd'hui pour accepter ce genre de réforme ?

M. Jean-Louis NADAL : Tout à fait. À la lumière de mon expérience à l'ENM, à l'Inspection générale et à la cour d'appel de Paris, je considère que, pour que notre corps soit respecté, il faut que les magistrats se conforment à des exigences qu'ils ne peuvent pas méconnaître vis-à-vis du justiciable. Je précise que cela touche non à des décisions, mais à des comportements que l'on connaît, que l'on ne révèle pas, mais qui entachent l'image de la justice. Il faut naturellement envisager des filtres, afin de dissiper les craintes que cela peut susciter.

Des magistrats ont occupé des postes de haut niveau, ont été procureurs généraux dans des affaires sensibles, ont été directeurs d'administration centrale au ministère, ont siégé au CSM et ont pris leur retraite à 64 ou 65 ans. Ils pourraient, ainsi que d'anciens bâtonniers, exercer au niveau régional cette sorte de magistrature qui serait à créer. Il est important que les magistrats se trouvent chacun à leur place, et que leurs chefs, les procureurs généraux, les premiers présidents de cour d'appel, jouent leur rôle et n'aient pas peur de le faire. On m'a rapporté, par exemple, sans pouvoir le prouver, que tel magistrat de la cour d'appel de Paris tenait des propos racistes. Si ce genre de choses est vrai, c'est très grave ; c'est pourquoi il faut consigner le fait et le transmettre au premier président s'il s'agit d'un magistrat du siège, et au procureur général si c'est un magistrat du parquet. Il ne faut pas être frileux.

M. le Rapporteur : Mais actuellement, cela n'aboutit généralement qu'au déplacement du magistrat...

M. Jean-Louis NADAL : C'est vrai.

M. le Rapporteur : Nous avons, par ailleurs, découvert la pratique du « copié collé » judiciaire. L'ordonnance du juge d'instruction semblait être la copie du réquisitoire du procureur. Un esprit malveillant pourrait en conclure qu'il n'y a pas assez de séparation entre le siège et le parquet... Comment faire pour modifier ces pratiques ? Faudrait-il, par exemple, que le juge d'instruction fasse d'abord le récapitulatif des charges et des éléments contraires, puis rende son ordonnance définitive après avis du parquet, comme l'a demandé la présidente de la cour d'assises de Paris, que nous avons entendue ?

M. Jean-Louis NADAL : Elle n'a pas tort. Mais il y a une pratique éprouvée, qui a existé : le récapitulatif, auquel le magistrat instructeur, dans des affaires lourdes, procède avant de clôturer son instruction, afin de vérifier si des éléments ne lui ont pas échappé et de compléter le dossier s'il y a lieu. Si, dans cette affaire dont je n'ai pas eu à connaître, il n'y a pas eu ces recoupements, c'est évidemment regrettable, mais pour qu'on ne se mette pas dans cette situation, il existe un seul outil : c'est le récapitulatif - à condition que le parquet, auquel il doit être transmis, ne soit pas une chambre d'enregistrement, mais un deuxième regard, un contrôle. Unité du corps ne veut pas dire confusion des rôles. Chaque acte ne doit pas être une fin en soi.

Que se passe-t-il en général dans une chambre de l'instruction ? Le rythme est tel que l'on fait - et c'est bien compréhensible, il ne faut pas leur en vouloir - du « copié collé ». Pour sortir de cette impasse, il faut créer un espace que j'appellerai celui du « réviseur ». Actuellement, la chambre de l'instruction est submergée de demandes de nullité, qui se succèdent à un rythme très élevé sans qu'un fait nouveau soit intervenu, et auxquelles elle est obligée de répondre. Il faut qu'on lui permette d'aller au fond du débat, qu'il y ait des « temps morts » lors de chaque phase de la procédure, à l'occasion desquels elle puisse faire preuve de ce qui fait la force du parquet, à savoir l'esprit d'équipe, la collégialité en mouvement. À Lyon, dans une affaire qui avait secoué toute la classe politique locale, cela tanguait tellement que j'avais dit à mon procureur, qui l'avait dit au juge d'instruction - lequel n'était pas n'importe qui - qu'il fallait marquer un temps d'arrêt pour faire le point, et cela nous a permis de gagner beaucoup de temps.

M. le Rapporteur : Et la défense ?

M. Jean-Louis NADAL : Elle était là aussi. Il y avait même le « quarteron » des bâtonniers de l'époque. C'était « chaud », croyez-moi...

M. Jean-Yves HUGON : Nous arrivons au terme de nos auditions ; une question me taraude, sans que j'y aie de réponse. Parmi vos nombreuses phrases très fortes, vous nous avez dit que « l'État de droit est l'affaire de tous » et que la justice est « au cœur de la République ». Or, le peuple, dont nous sommes les représentants, se défie de sa justice. Peut-on encore le réconcilier avec elle ?

M. Jean-Louis NADAL : Il le faut. Et pour cela, il faut des preuves. Nous n'allons certes pas remonter la pente du jour au lendemain, mais s'il y a une prise de conscience collective du corps judiciaire, c'est possible. Encore faut-il, cela dit, qu'on nous en donne les moyens. La justice, aujourd'hui, fait trop de choses pour avoir le temps d'aller à l'essentiel. Un procureur de la République, qui est un véritable chef d'orchestre de l'action publique, est conduit à un éparpillement énorme ; c'est une réalité qui échappe au justiciable, lequel ne saisit pas forcément l'utilité de telle ou telle action de prévention sur le terrain. Cette confiance passe par un accueil amélioré du justiciable, par un respect plus grand du justiciable, par un respect loyal des délais, du contrat passé avec le justiciable, car on ne joue pas avec les libertés publiques. Magistrat n'est pas le métier le plus difficile de la République, mais c'est le plus exaltant, et pour cela, il faut s'en donner les moyens. C'est un défi, et un défi pour lequel je ne mesure pas mes efforts.

M. Georges COLOMBIER : Vous avez évoqué la réforme de la carte judiciaire. Beaucoup l'ont également évoquée, pour dire qu'ils la souhaitaient fortement. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ? Il faut notamment que le souci de la justice de proximité ne se perde pas .

M. Jean-Louis NADAL : Tout à fait. Mon sentiment se conforte au fil du temps. La justice de proximité est essentielle, mais la carte judiciaire est autre chose. Comme procureur général de Lyon, j'ai rédigé un rapport où j'estimais, voulant ne pas froisser les sensibilités, qu'il y avait de petites juridictions où il fait bon vivre, peut-être si bon qu'on ne saurait peut-être pas y traiter une affaire grave si elle se produisait... M. Henri Nallet, alors garde des Sceaux, avait vu juste avec son projet de départementalisation, mais il n'a pu le mener à bien.

Il faut évidemment que les juridictions d'instance restent en place. Quant au risque de voir disparaître certains palais de justice de la carte judiciaire, le besoin de justice de nos concitoyens est tel que l'on pourrait plutôt décloisonner, regrouper en un même lieu justice administrative, justice judiciaire, délégué départemental du Médiateur, points d'accueil post-sentenciel, points d'information sur les droits... La justice appartient au peuple, personne n'a le droit de se l'approprier. Je me rappelle que, lorsque j'étais jeune conseiller d'un grand garde des Sceaux, M. Robert Badinter, j'ai vu arriver, un samedi après-midi où j'étais de permanence, un député et un grand bâtonnier de province, qui étaient venus me prier de faire passer le message suivant : « Attention, ne touchez pas à ça »...

M. Jacques-Alain BÉNISTI : Vous dénoncez avec la fougue et la passion qu'on vous connaît le manque d'humanité, de cohérence, de contact, de dialogue, d'écoute, les cloisonnements dont on a vu les effets, mais à qui doit-il revenir, selon vous, de mettre en lumière les dysfonctionnements et les errements ? Au CSM ou à l'Inspection générale ?

M. Jean-Louis NADAL : J'aurais tendance, ex abrupto, à répondre que l'Inspection générale est la mieux placée, mais votre question en appelle une autre, plus profonde. Nous disposons, en dépit de tel ou tel accident malheureux, d'une magistrature d'une très grande qualité, mais on ne le dit pas assez. Ce qui, par contre, doit davantage entrer dans l'éthique du magistrat, c'est l'épaisseur humaine. J'ai passé le concours de ce qui n'était pas encore l'ENM, mais le « Centre national d'études judiciaires », appellation très juste que l'on doit à Michel Debré. Les sujets étaient analogues à ceux de l'ENM d'aujourd'hui : l'imprévision dans les contrats, la faute lourde, etc. Il y avait aussi des épreuves de synthèse et de culture générale. Les auditeurs de justice ont un bagage universitaire, une culture juridique remarquable, mais ce n'est pas cela qui fait un grand magistrat. C'est la vie qui classe les gens, c'est la vie qui fait la valeur des hommes et des femmes ; c'est pourquoi il faut entamer une réflexion pour voir comment, avec modestie car nous avons tous été jeunes, donner aux magistrats un regard sur la vie, sur les souffrances, les pathologies, les difficultés d'autrui. Ce n'est pas donné à tout le monde.

Il peut y avoir des auditeurs de justice brillantissimes dans leur jeunesse, mais qui ont conservé leur froideur jusqu'à la retraite, et à qui leur déroulement de carrière n'a pas permis de combler ce handicap, car ils ont exercé des fonctions qui ne requéraient pas de montrer ce « sens de l'autre ». Il y en a d'autres, en revanche, qui n'ont pas la même épaisseur juridique, qui ne sont pas des « bêtes à concours », mais qui sont des magistrats d'exception, qui président les procès d'assises de façon humaine, et dont on ne parle pas, ou peu.

Il y a un sérieux problème à l'ENM - je suis bien placé pour le dire car je suis vice-président de son conseil d'administration - : comment faire entrer la vie et l'épaisseur humaine dans la formation ? On sait comment l'École est venue à Bordeaux, le poids dont a pesé Jacques Chaban-Delmas, et comment, sous M. Robert Badinter, nous avons obtenu contre vents et marées la cité judiciaire de Bordeaux, à côté de l'ENM. Il faudrait que Bordeaux devienne le premier élément d'un « CHU judiciaire », qu'à côté des directions d'études classiques les auditeurs puissent bénéficier, sur des sujets comme la détention provisoire ou les infractions sexuelles, de sessions d'une semaine entière, avec des magistrats, des avocats, des policiers, des gendarmes, des responsables de la DDASS, des enquêteurs sociaux, des experts, afin de brasser ensemble la pâte humaine autour de l'outil technique. C'est à ce prix que l'on pourra mettre les magistrats en situation de ne pas être surpris par les événements. Comprendre, c'est l'une des clés de notre métier.

M. Gilles COCQUEMPOT : Vous ne vous étonnerez pas si ma question n'est pas technique, car je ne suis pas juriste. Vous avez dit que le peuple doit se réapproprier sa justice ; le premier président de la Cour de cassation, tout à l'heure, nous a dit que plus le citoyen était associé à la justice, mieux c'était, donnant en exemple les cours d'assises et la solidité de leurs décisions. J'ai appris à cette occasion un mot que je ne connaissais pas : l'échevinage. Pensez-vous qu'à chaque étage de la justice, on puisse introduire une dose d'échevinage, afin que le regard du citoyen puisse accompagner le travail technique et humain des professionnels ?

M. Jean-Louis NADAL : Tout à fait. À Outreau, ce sont les jurés citoyens qui ont sauvé la situation. Nous avons aussi l'expérience des prud'hommes ; nous avons aussi connu un petit échec avec les tribunaux de commerce et la venue des magistrats consulaires dans les cours d'appel. Il faut faire attention à une chose, cependant : le peuple ne doit pas « s'approprier » la justice, mais lui apporter son regard, avec naturellement les précautions nécessaires. Un exemple m'a beaucoup marqué quand j'étais jeune magistrat, alors que j'avais vingt-six ou vingt-sept ans. Je requérais à Nantes contre les assassins d'un chauffeur de taxi, après que l'auteur du meurtre d'un autre chauffeur de taxi avait été condamné à mort. Le matin du procès, tous les chauffeurs de taxis de la ville s'étaient mis en grève et rassemblés dans la salle des pas perdus. L'atmosphère était insoutenable ; j'avais recommandé aux jurés de ne pas réagir de façon épidermique, de garder leur distance. Oui, les citoyens peuvent apporter leur concours au fonctionnement de l'institution. Il faut bien les choisir, les former, mais c'est une bonne chose. Je partage tout à fait l'avis du premier président.

M. Gilles COCQUEMPOT : Si j'ai bien compris, cela n'existe qu'aux assises. Et aux autres étages ?

M. Jean-Louis NADAL : C'est peut-être un peu tôt. Je ne dis ni oui ni non. Il faut quand même des commissions techniques. Il y a des chambres, à la cour d'appel de Paris, où la spécialisation est considérable, où il faut des connaissances extrêmement pointues, en matière de commerce ou de concurrence, par exemple. Tout cela n'est pas simple, il faut une analyse très fine, un effort de formation.

M. Léonce DEPREZ : Vous avez énoncé avec passion bon nombre d'idées fortes que nous partageons, et je trouve cette convergence assez impressionnante. Vous avez notamment dit que « c'est la vie qui fait la valeur des hommes », que « pour être magistrat, il faut avoir un regard sur la vie », que « le partenariat est essentiel ». Or, c'est justement ce partenariat qui, dans l'affaire d'Outreau, a fait défaut. Vous avez également insisté sur l'activité de « veille » du procureur général, et nous avons ressenti profondément qu'il y avait peut-être un vice dans la succession des étapes, mais qu'il y avait un personnage central, le procureur général, dont le rôle est de « veiller ». Le juge Burgaud nous a dit : « Personne ne m'a indiqué que je faisais fausse route. » Êtes-vous d'accord avec cette fonction du procureur général qui doit garantir le partenariat et la collégialité de la décision, notamment pour la mise en détention ?

M. Jean-Louis NADAL : Le procureur général veille à l'application de la loi dans l'ensemble de son ressort. Veiller, c'est agir, être en contact avec tous les parquets, tenir des réunions, se déplacer en personne sur les lieux, passer une ou deux journées avec les membres du parquet local et faire en sorte que, malgré les difficultés, malgré les moyens manquants, les priorités définies soient prises en compte.

Quels que soient les départements, il y a des typologies locales, des fragilités humaines qui sont sources de pathologies. Dès le signalement, le procureur général doit être - sous peine de ne servir à rien - quelqu'un qui veille, qui suit, qui conseille, qui coordonne, qui évalue. C'est un sage actif, qui met sa science au service des difficultés auxquelles sont confrontés les parquets, grâce au partenariat avec les procureurs, et c'est ce qui permet de s'exposer le moins possible à des désastres.

M. le Président : Merci beaucoup, Monsieur le Procureur général, pour votre contribution à la fois utile, précieuse et passionnée.

Audition de Monsieur Pascal CLÉMENT, garde des Sceaux, ministre de la justice


(Procès-verbal de la séance du 12 avril 2006)

Présidence de M. André VALLINI, Président

M. le Président : Monsieur le garde des Sceaux, je vous remercie d'avoir répondu à l'invitation de la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire dite d'Outreau.

Créée le 7 décembre dernier, notre commission d'enquête termine avec vous une longue série d'auditions commencées le 10 janvier - quelque 200 heures au cours desquelles nous avons entendu tous les acteurs de l'affaire d'Outreau, mais aussi tous les acteurs du système judiciaire français.

Notre commission a connu des débuts difficiles et a fait l'objet de nombreuses critiques, de nombreuses polémiques. Mais à la remise en cause semble avoir succédé aujourd'hui l'attente du résultat de notre travail. Cette attente est forte, dans les milieux judiciaires bien sûr, mais aussi dans la société tout entière. Alors que la justice occupe enfin, et pour la première fois, la place qui lui revient dans le débat public, à nous de ne pas décevoir cette attente.

Certes, les choses ont commencé à changer. Moins de détention provisoire depuis deux mois, des médias plus prudents sur les affaires judiciaires en cours et un enseignement bientôt modifié à l'ENM. Il faut évidemment ne pas s'en contenter. Nous devrons donc, en juin prochain, proposer des réformes utiles, en ayant bien conscience que si des changements sont nécessaires dans les textes, ils le sont tout autant dans les têtes, afin de rendre notre justice meilleure, impartiale et égale pour tous, bien sûr, mais aussi accessible à tous, attentive à tous, respectueuse de tous. Bref, une justice plus humaine, celle que les Français attendent.

L'ordonnance du 17 novembre 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent le serment de dire la vérité, rien que la vérité. Tout en ayant bien conscience du caractère décalé de cette obligation pour ce qui vous concerne, je vais vous demander de lever la main droite et de dire « Je le jure ».

(M. Pascal Clément prête serment).

La commission va maintenant procéder à votre audition. Monsieur le ministre, vous avez la parole.

M. Pascal CLÉMENT : Je suis le troisième garde des Sceaux entendu par votre commission d'enquête. Pour autant, mon audition n'est pas de même nature que les deux précédentes. Elle ne peut d'abord porter sur le déroulement de l'information, je ne l'ai pas connue, et mes prédécesseurs, Mme Marylise Lebranchu et M. Dominique Perben, ont dit à ce sujet ce qu'il y avait à dire.

J'ai été nommé garde des Sceaux quelques semaines avant que ne se déroule devant la cour d'assises de Paris le procès en appel de l'affaire d'Outreau.

Mon rôle s'est limité d'abord à m'assurer que tout était prêt pour que le procès puisse se tenir dans de bonnes conditions matérielles, ensuite à m'informer du déroulement des audiences puis du délibéré, enfin à m'exprimer au nom de l'institution judiciaire ce qui m'est apparu nécessaire pour le bien de la Justice. Après que le chef de l'État et le Premier ministre eurent, comme c'était leur rôle, manifesté l'émotion de la Nation, je me suis assuré que tout était mis en œuvre pour que l'indemnisation des personnes acquittées puisse intervenir sans délai.

J'ai également, comme vous le savez, lancé deux inspections : l'une proprement judiciaire dont j'attends les conclusions fin mai, et l'autre interministérielle que j'ai ordonnée avec mes collègues de l'intérieur et de la santé.

Mon intervention est d'une nature différente pour une autre raison : je suis, en effet, le ministre qui aura à porter la réforme de la Justice.

À la demande du chef de l'État et du Premier ministre, et en accord avec vous, je me suis abstenu depuis le début de vos travaux de toute prise de position publique sur la réforme de la Justice. Pour autant, j'ai continué à y travailler avec les services de la Chancellerie.

Bien sûr, ce travail n'est pas achevé, notamment parce qu'il devra tenir le plus large compte des conclusions de votre commission.

Il m'est apparu toutefois nécessaire de répondre à votre demande et de vous présenter aujourd'hui mes pistes de travail.

Après le premier procès d'Outreau, celui de Saint-Omer, mon prédécesseur, Dominique Perben, avait confié à une commission présidée par le procureur général Viout une mission d'analyse et de proposition.

Cette commission a parfaitement bien travaillé et ses conclusions ont été saluées par tous comme répondant à la plupart des questions soulevées par cette affaire : recueil de la parole de l'enfant, expertise, co-saisine des juges d'instruction, meilleur encadrement de la détention provisoire grâce à une audience publique de la chambre de l'instruction...

Tout ce qui pouvait être fait sans modification textuelle l'a immédiatement été. C'est ainsi qu'ont été améliorées les conditions de recueil de la parole de l'enfant, et qu'a été abandonné le principe même de l'expertise de crédibilité si contestée dans le procès d'Outreau.

Le projet de loi portant des dispositions de nature législative a été préparé, il a même été soumis à la concertation, et je peux dire qu'il a fait l'objet d'un consensus.

Nous en étions là lorsqu'est intervenu le second procès d'Outreau, l'émotion considérable qu'il a soulevé dans le pays, puis la création de votre commission et le très grand retentissement de vos travaux.

Le débat va désormais bien au-delà et même si les propositions issues du rapport Viout et contenues dans le projet de loi seront reprises, elles devront, à l'évidence, l'être dans un ensemble beaucoup plus large.

Le débat qui s'est installé dans le pays depuis quelques semaines autour des travaux de votre commission est, en effet, un débat considérable qui touche l'institution judiciaire dans son ensemble et qui appelle des réponses fortes, soit en termes de réformes, soit également en termes de réaffirmation des principes fondamentaux.

Ne nous le cachons pas en effet : si ce débat est essentiel, il a également ébranlé considérablement l'institution judiciaire.

Il y a bien sûr des éléments positifs dans un tel ébranlement ; il n'est jamais inutile de remettre en cause des certitudes trop solidement installées, ni d'instiller du doute dans une institution où il devrait constituer l'un des principes de fonctionnement. Mais pour accomplir sa fonction, la Justice a besoin de sérénité.

De cette catastrophe judiciaire, du vaste débat qui l'a suivi, de votre travail, de celui du Gouvernement, doivent maintenant émerger les fondements de cette sérénité retrouvée.

Ces fondements sont au nombre de quatre : la raison, le consensus, l'équilibre et le respect.

La raison tout d'abord : c'est un débat dans lequel il faut raison garder. Outreau n'est pas toute la justice, la justice ne se résume pas à Outreau.

Cela ne signifie pas qu'Outreau n'a pas révélé de vrais défauts de notre système. Je suis, pour ma part, convaincu qu'en matière de détention provisoire ou de respect de la présomption d'innocence nous avons de considérables progrès à faire. Mais je suis, en revanche, certain que l'affaire d'Outreau ne signe ni la faillite de notre organisation judiciaire, ni celle de nos grands principes procéduraux. C'est sans doute un lieu commun de dire que, tous les jours, les juridictions françaises rendent des décisions de très bonne qualité.

Je ne le dis ni pour rendre hommage aux magistrats, car j'ai déjà eu l'occasion de le faire à maintes reprises, ni par volonté d'autosatisfaction. Je le dis parce qu'il serait déraisonnable de faire croire à nos concitoyens que l'échec d'Outreau résulte du système car cela reviendrait à dire qu'il existe quelque part des systèmes qui protègent contre ce type de sinistre.

C'est faux. Aucune organisation, dans aucun pays, ne met à l'abri de telles erreurs et parfois d'erreurs plus graves encore.

Vous le savez, je le sais, c'est notre responsabilité de dire : la Justice est humaine et comme toute œuvre humaine, elle est faillible. La raison doit donc nous inciter à la modestie ; c'est avec modestie que nous devons nous attacher à l'élaboration des réformes nécessaires.

Le deuxième fondement de notre reconstruction commune de la maison Justice doit être la recherche du consensus. Parmi les messages que les professionnels nous ont fait passer, il y a celui-ci qui m'a semblé particulièrement fort : trop de lois et trop de lois contradictoires.

La rapidité de l'évolution des sociétés modernes nous oblige à légiférer plus souvent que nous ne le voudrions et je n'ai donc pas pris au pied de la lettre cet appel.

Nous continuerons à légiférer, y compris en matière pénale, et y compris sans doute sur les questions de procédure.

Mais il m'apparaît nécessaire que tous ensemble nous recherchions le consensus dans ce domaine car il n'est pas sain que notre organisation judiciaire ou notre système pénal soient tricotés, puis détricotés au gré des alternances.

Ce qui est nécessaire, aujourd'hui, c'est que nous redéfinissions tous ensemble les principes fondamentaux de la justice quitte, d'ailleurs, souvent, à retrouver ceux que le temps avait enfouis sous plusieurs couches de sédimentation dans les profondeurs des palais de justice.

Cette recherche de consensus ne me paraît pas impossible, car j'ai observé que sur ces questions les lignes de partage n'étaient pas principalement politiques, au sens partisan du terme.

Là encore, il faut de la modestie et la volonté de rechercher chez l'autre sa part de vérité. Personne n'a jamais raison sur tout.

Quelques-uns de ceux qui se sont exprimés dans le débat public sur Outreau m'ont paru l'avoir oublié tant, parfois, ont été affichées des certitudes définitives qui sont le contraire même de ma conception de la démocratie.

Troisième fondement : l'équilibre.

Je suis frappé de voir à quel point certains des débats qui se sont ouverts à l'occasion de cette affaire sont déconnectés de la réalité et éloignés des préoccupations de nos concitoyens.

Il en va ainsi du débat sur l'accusatoire et l'inquisitoire. Il n'est, bien sûr, pas indifférent de savoir si la procédure est conduite par le juge ou par les parties. Mais en réalité, nous le savons bien, il y a longtemps que les parties se sont vu reconnaître, dans notre procédure pénale, des droits de plus en plus importants, ce qui fait que nous sommes désormais, à l'évidence, dans un système mixte.

Dès lors, la question n'est pas de savoir si nous devons changer de système, mais où doit se trouver le point d'équilibre entre le souci d'efficacité de la procédure, l'attention que nous devons aux victimes et les droits de la défense.

C'est une question à laquelle j'attache une importance toute particulière.

Vous savez que je me suis employé à ce que, dans le cadre de la loi du 12 décembre 2005 relative au traitement de la récidive des infractions pénales, les droits de la défense soient renforcés : réécriture du fameux article 434-7-2, modification des règles relatives aux perquisitions et aux saisies dans les cabinets d'avocats...

Il m'apparaît désormais nécessaire, sans pour autant changer de système, d'aller vers de nouveaux droits pour la défense dans le procès pénal et de renforcer ainsi le principe du contradictoire.

Enfin, le quatrième fondement est le respect des citoyens.

Le citoyen justiciable d'abord : chacun a droit à un procès équitable et chacun a droit au respect de sa présomption d'innocence.

Mais respect des citoyens, cela veut aussi dire ouverture de la justice.

Les débats qui ont suivi l'affaire d'Outreau n'ont pas seulement révélé l'inquiétude des Français devant une institution judiciaire qu'ils ne comprennent pas. Ils ont également démontré le grand intérêt des Françaises et des Français pour les questions de justice.

L'assiduité avec laquelle ils ont suivi les débats de votre commission en a été le révélateur.

Il ne faut pas laisser retomber cet intérêt. La justice ne peut être acceptée que si elle est comprise. Elle ne peut être comprise que si elle est connue.

Pour cela, une seule solution : faire plus et mieux participer les citoyens à l'œuvre de justice. Il faut, à cet égard, faire des propositions audacieuses. Je crois, en effet, que cette question est au cœur de notre débat.

Voilà les bases de la refondation de la justice à laquelle nous sommes appelés. Je vais maintenant vous indiquer plus précisément mes pistes de travail.

Je veux d'abord vous parler des questions de procédure pénale et de celles d'organisation judiciaire qui leur sont connexes. Pour faire simple, je dirais que le débat porte sur le juge, sur le procureur et sur l'avocat, leurs rôles et leurs pouvoirs, mais aussi les relations qu'ils entretiennent entre eux.

Pour ce qui est du juge, je le dis tout net, je ne suis pas favorable à la suppression du juge d'instruction ni à sa transformation en juge de l'instruction. J'ai lu et entendu beaucoup de choses sur ce sujet. Aucune ne m'a convaincu.

Si l'instruction n'est plus faite avant l'audience, elle sera faite à l'audience. Il suffit de voir la durée interminable des audiences dans certains pays dont la justice fonctionne avec un système purement accusatoire pour se rendre compte que ce n'est pas la solution. Voyez à cet égard la durée du procès de Slobodan Milo_ević devant le tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie et voyez au contraire que le Traité de Rome pour la cour pénale internationale a choisi une procédure beaucoup plus proche de la nôtre avec une chambre préliminaire qui remplit le rôle de notre juge d'instruction.

Ses rédacteurs ont été guidés par un souci d'efficacité. Ils ont et raison.

L'instruction à l'audience, ensuite, cela veut dire que très peu d'affaires peuvent être renvoyées devant les juridictions de jugement.

En réalité, le système totalement accusatoire ne peut fonctionner sans plea bargaining sinon l'institution s'engorge. Voyez les réticences qui ont entouré l'adoption, dans le cadre la loi « Perben 2 », de la CRPC, à tort appelé le plaider-coupable à la française. Il est pourtant parfaitement encadré et présente de bien plus grandes garanties. Croit-on vraiment qu'il serait envisageable de décalquer le système américain ? Ce n'est ni possible, ni souhaitable.

Notre système est, en réalité, le plus égalitaire de tous. Il garantit une enquête de même qualité et de même neutralité, quel que soit le niveau de revenus ou la position sociale des parties en cause.

Je vous le dis, si nous n'avions pas de justice pénale et si nous devions en élaborer une en laissant libre cours à notre imagination, je crois qu'en ce qui concerne la phase d'instruction, nous organiserions un système dans lequel interviendrait un juge indépendant, travaillant à charge et à décharge, sous le contrôle d'une juridiction collégiale et sans que cela ne coûte un centime aux parties. C'est-à-dire que nous réinventerions le juge d'instruction à la française.

Pour autant, j'ai entendu les critiques qui ont été évoquées après l'affaire d'Outreau ; j'en partage certaines. Je disais tout à l'heure qu'il faut, à mon sens, renforcer les droits de la défense, mais je voudrais tout de suite répondre à deux critiques récurrentes : l'âge et la solitude du juge.

À sa manière, le rapport Viout avait pris en compte cette problématique en prévoyant de rendre plus fréquente la co-saisine, notamment en faisant en sorte qu'elle ne dépende plus de la volonté du juge, mais d'une décision d'une autorité supérieure, par exemple le président de la chambre de l'instruction.

Je pense qu'il faut aller plus loin et systématiser la co-saisine, dans les dossiers les plus lourds. Mais surtout, la co-saisine ne pourra se développer que dans les juridictions qui comptent plusieurs juges d'instruction. Or, il n'est pas envisageable d'adopter un système différent suivant l'endroit où on se trouve sur le territoire national, entre les grandes et les petites villes, entre les zones urbaines et les zones rurales.

Je suis donc décidé à créer des pôles de l'instruction en prenant comme base le département. Mon intention est de regrouper au tribunal du chef-lieu l'ensemble des juges d'instruction de ce département.

Toutefois, en fonction de leur population, certains départements n'auraient plus de juge d'instruction tandis que d'autres pourraient comporter plusieurs pôles, la phase de jugement se déroulant devant le tribunal correctionnel territorialement compétent.

Outre qu'elle permettrait de rendre effective la co-saisine, cette évolution aurait pour mérite de mettre un terme à la solitude des juges et d'assurer un bon équilibre au sein de chaque pôle entre de jeunes juges en phase d'apprentissage de leur métier et des juges expérimentés.

Car pour ce qui me concerne, je n'ai jamais cru que ce qui était en cause était l'âge du juge, mais son expérience. Cette expérience, il faut bien sûr que le nouveau juge l'acquière mais il faut qu'il l'acquière dans le cadre d'une structure au sein de laquelle il puisse trouver aide et références.

Je souhaite lancer cette réforme avec réalisme et pragmatisme. J'ai demandé à la direction des services judiciaires de mon ministère de faire une projection de ce que pourrait être la carte de France des pôles de l'instruction.

En l'état de nos réflexions, mais elles ne sont pas définitives, il pourrait y avoir 125 pôles de l'instruction, dont 76 seraient composés d'au moins trois juges d'instruction.

Ces regroupements présenteraient, en outre, l'intérêt de permettre un renforcement et une rationalisation des moyens des juges d'instruction en terme de personnels de greffe, avec notamment une très nette augmentation du nombre de secrétariats communs.

Nous travaillons, par ailleurs, aux besoins immobiliers que génèrerait une telle évolution.

J'ajoute que j'ai décidé de généraliser l'équipement des juridictions en matériel de visioconférence. Toutes les cours d'appel et tous les tribunaux de grande instance seront équipés avant la fin de l'année.

S'agissant du juge des libertés et de la détention, à entendre les commentaires sur l'affaire d'Outreau, j'ai parfois eu l'impression que certains croyaient que la décision de placement en détention provisoire était encore prise en France par le juge d'instruction.

Nous savons qu'il n'en est plus rien depuis la loi du 15 juin 2000 et, pour que les choses soient claires, je vous indique tout de suite que je suis, pour ma part, favorable au maintien du JLD dont je considère qu'il a constitué un progrès.

D'ailleurs les lois pénales votées sous cette législature ont renforcé ses pouvoirs et ses attributions. Je pense également que la création de pôles de l'instruction, en limitant le nombre de JLD, devrait permettre de les spécialiser.

Pour autant le débat sur le JLD est nécessaire car s'interroger sur le JLD c'est s'interroger sur la détention provisoire.

Avec, je crois, beaucoup d'entre vous, je considère que notre pays a trop recours à la détention provisoire. En disant cela, je pense moins d'ailleurs à la détention initiale de mise en détention qu'à la durée de celle-ci. Nous avons des durées de détention provisoire qui sont quelque fois déraisonnables et c'est moins, à mon sens, une question de loi qu'une question de culture. À cet égard du reste, les magistrats sont en phase avec l'opinion publique. C'est donc celle-ci qu'il faudrait faire évoluer.

Pour autant cette constatation ne nous interdit pas de réfléchir à des modifications institutionnelles susceptibles de nous permettre de faire évoluer les choses.

Je me suis interrogé sur la possibilité de confier à une collégialité les attributions du JLD. On m'a opposé beaucoup de raisons pour ne pas le faire ; toutes ne m'ont pas convaincu mais j'en ai néanmoins retenu deux.

La mise en détention d'une personne peut intervenir tard le soir ou un week-end ou un jour férié et il peut être difficile de réunir une collégialité, principalement dans les petites juridictions.

On m'a également fait observer qu'à faire intervenir un trop grand nombre de magistrats dans la phase d'instruction d'un dossier, on risquait de ne plus en trouver suffisamment ensuite pour juger au fond, là encore, bien sûr, principalement dans les petites ou moyennes juridictions.

Je demeure pourtant convaincu de la nécessité d'un regard collégial sur la détention provisoire.

J'envisage donc de présenter à la représentation nationale une réforme qui ne me semble pas obérer le fonctionnement des juridictions tout en augmentant considérablement les garanties apportées aux justiciables.

Tout en continuant à soumettre, par souci de réalisme, le placement initial en détention provisoire à la décision d'un juge unique, il m'apparaît envisageable qu'une partie au moins du contentieux de la détention provisoire - demandes de mise en liberté, et en tout cas la première d'entre elles, décisions de prolongation - puisse être traitée par une formation présidée par le JLD. Cette formation pourrait être composée de citoyens-jurés, sélectionnés sur le modèle des jurés de cour d'assises, et siégeant au cours d'audiences périodiques suivant les règles de procédure auxquelles nous travaillons actuellement.

Cette réforme présenterait deux intérêts principaux.

Les questions de détention provisoire sont des questions de bon sens que les citoyens de bonne volonté, aidés par un magistrat en mesure de leur apporter les éléments techniques nécessaires, peuvent traiter avec le regard extérieur dont l'affaire d'Outreau a bien montré qu'il était nécessaire.

Je vous ai dit, en introduction, que nous avions, tous ensemble, l'obligation de ne pas décevoir l'immense intérêt pour la Justice qui s'est révélé chez nos concitoyens. Je crois qu'il n'y a pas de meilleure manière de nous acquitter de cette obligation que de les associer de façon plus étroite à l'œuvre de justice.

Mes services sont en train de s'assurer de la faisabilité tant juridique que technique de ce projet.

Ne nous y trompons pas, si nous y arrivons, ce sera une réforme majeure. Ne faudrait-il pas l'envisager également pour les décisions les plus lourdes en matière d'application des peines, comme la libération conditionnelle ?

Pour conclure sur la question de la détention provisoire, je voudrais ajouter que je suis décidé à envisager la suppression du critère du trouble à l'ordre public en matière correctionnelle pour ne plus le retenir qu'en matière criminelle, à organiser à intervalles réguliers des débats publics devant la chambre de l'instruction, voire devant la nouvelle juridiction des libertés et de la détention pour le contentieux de la détention provisoire, à réduire les délais d'audiencement en matière criminelle - ils ont été pour beaucoup dans la longueur excessive des détentions provisoires dans l'affaire d'Outreau.

Concernant le procureur, je ne suis pas convaincu que l'affaire d'Outreau soulève nécessairement la question du parquet, voire celle de la séparation du siège et du parquet. J'ai, toutefois, bien entendu que ces questions avaient été introduites dans le débat public. Je veux donc y répondre.

Je suis attaché au statut actuel du parquet qui est composé de magistrats hiérarchisés avec, au sommet de cette hiérarchie, le garde des Sceaux.

Il convient, d'abord, d'insister sur les faits que les magistrats du parquet sont des magistrats. L'organisation des parquets repose sur un principe hiérarchique qui tient compte de cette qualité, c'est-à-dire un principe hiérarchique atténué. Pour ne parler que des relations du garde des Sceaux avec les parquets, je rappelle que, selon l'article 30 du code de procédure pénale, « le ministre de la justice conduit la politique d'action publique déterminée par le Gouvernement. Il veille à la cohérence de son application sur le territoire de la République. À cette fin, il adresse aux magistrats du ministère public des instructions générales d'action publique. Il peut dénoncer au procureur général des infractions à la loi pénale dont il a connaissance et lui enjoindre, par instructions écrites et versées au dossier de la procédure, d'engager ou de faire engager des poursuites ou de saisir la juridiction compétente de telles réquisitions écrites que le ministre juge opportunes ».

Personne ne devrait discuter le fait que le garde des Sceaux donne des instructions générales d'action publique. C'est la condition de l'égalité des citoyens devant la loi et de la cohérence de son application sur l'ensemble du territoire national.

Depuis ma nomination, j'ai ainsi donné des instructions en matière de répression du trafic de stupéfiants ou d'enlèvement d'enfants, de lutte contre le racisme et l'antisémitisme ou de violences faites aux femmes. J'ai également donné les instructions de fermeté qui me sont apparues nécessaires lors de la crise des banlieues en novembre dernier.

Tous les observateurs ont d'ailleurs souligné que la façon dont ces instructions avaient été suivies par les parquets et la cohérence ainsi donnée à l'action publique sur l'ensemble du territoire ont largement contribué à la façon dont la crise a été maîtrisée.

Je considère que le pouvoir de donner des instructions individuelles est la conséquence logique du pouvoir d'instructions générales.

Il est, en effet, le moyen de s'assurer, au cas par cas, de l'effectivité de l'application par chacun des parquets des instructions générales.

C'est, en outre, la contrepartie nécessaire au pouvoir d'opportunité des poursuites dont disposent les parquets et qui est au cœur de notre système pénal.

Elles ne me paraissent d'ailleurs soulever aucune difficulté dès lors qu'elles se situent strictement dans le cadre légal, c'est-à-dire qu'elles sont écrites, versées au dossier, et qu'il s'agit d'instructions de faire et non pas de ne pas faire. C'est-à-dire de poursuites et non pas de non-poursuites.

C'est très exactement la règle que j'ai observée depuis que je suis garde des Sceaux.

Je vous disais tout à l'heure que cette question m'apparaissait étrangère à l'affaire d'Outreau. Je suis arrivé à la Chancellerie bien après le premier procès et donc très longtemps après la fin de l'instruction, mais je me suis fait expliquer les choses.

Rien dans les comptes rendus qui ont été faits à la Chancellerie ne pouvait alerter celle-ci sur d'éventuelles difficultés ; et d'ailleurs si elle l'avait été, elle aurait sans doute pu dialoguer avec le Parquet général, mais elle n'aurait pas pu lui donner d'instructions car, je le répète, il n'est possible, ni de donner des instructions de non poursuite, ni de donner des instructions de non mise en détention.

Je ne crois pas davantage que la question de la séparation du siège et du parquet soit posée par l'affaire d'Outreau.

L'appartenance à un même corps n'empêche pas que les rôles soient différents. Dans leur pratique quotidienne, les magistrats observent scrupuleusement la séparation de l'autorité de poursuite et de l'autorité de jugement qui est inhérente à notre droit.

J'attends encore que l'on me démontre en quoi, dans le traitement de tel ou tel dossier, la proximité géographique - ils sont dans les mêmes juridictions -, institutionnelle
- ils sont tous magistrats, pour la majorité d'entre eux formés par la même école -, et budgétaires - leurs chefs co-dirigent la juridiction - porte atteinte à leur indépendance respective.

Il y a une part d'irrationnel dans ce débat. Certains m'apparaissent vivre mal une dyarchie qui peut pourtant être une vraie richesse pour notre organisation judiciaire.

Je crois surtout qu'il ne faut pas lier la question de la place du parquet à celle des droits de la défense.

On a tort de comparer défense et parquet. Les deux sont essentiels à une bonne justice. Pour autant, ils ne sont pas dans un rapport d'équivalence. Ils ne constituent pas l'envers et l'endroit d'une même fonction.

Là où la défense a un devoir de subjectivité, le parquet a un devoir d'objectivité. Là où la défense a l'obligation de faire siens les intérêts particuliers dont elle est chargée, le parquet doit défendre l'intérêt général. Là où la défense a droit à un secret protégé pour pouvoir s'exercer en toute confidentialité, le parquet doit au contraire agir en toute transparence.

J'ai renforcé, vous le savez, la protection de la confidentialité de la relation de l'avocat avec son client. C'est essentiel dans une démocratie.

L'avocat de la société n'est donc pas dans la même situation que les avocats des parties privées.

Pour éviter toute équivoque, j'indique que cela ne signifie pas, dans mon esprit, que l'une ou l'autre de ces deux missions soit supérieure à l'autre. Je veux simplement dire qu'elles sont de nature différente et que cette différence suffit à expliquer que la position du parquet à proximité du siège ne porte en rien atteinte à l'équilibre du procès.

Je lirai avec intérêt ce qu'écrira votre commission d'enquête sur ce sujet, et notamment sur une plus grande séparation des carrières.

Je demeure toutefois attentif à deux points. Il faut bannir tout ce qui tendrait à conduire à une fonctionnarisation du parquet. Ce n'est ni la tradition française, qui s'est organisée autour du principe d'opportunité des poursuites, ni l'intérêt de la justice. Or, une totale séparation des corps serait l'antichambre d'une telle fonctionnarisation. Par ailleurs, attachons-nous tous ensemble à rechercher des solutions consensuelles. Or, dans ce domaine, les réformes « séparatistes »ne font pas consensus.

Pour ce qui est de l'avocat, ce serait un contresens de penser que le maintien de l'unicité du corps judiciaire ne peut se faire qu'au détriment d'un renforcement des droits de la défense. Je souhaite que nous démontrions le contraire. Il n'y a pas de bonne justice sans une défense forte et efficace.

Les organisations représentatives des avocats français ont, au cours de ces derniers jours, émis des propositions pour renforcer les droits de la défense. J'écouterai également avec attention ce que dira votre commission d'enquête sur ce sujet.

S'agissant du renforcement des droits de l'avocat pendant la garde à vue, il conviendra bien sûr que j'examine avec le ministre de l'intérieur, les différentes propositions qui seront faites.

Je vous l'ai dit, mon souci est de renforcer les droits de la défense, tout en préservant l'efficacité de l'enquête.

À cet égard, rien ne me paraît s'opposer à l'enregistrement sonore ou audiovisuel, des auditions pendant la garde à vue. Je suis en tout cas prêt à en examiner la possibilité technique, budgétaire et procédurale.

Je m'interroge sur la systématisation de l'intervention de l'avocat dès le début de la garde à vue, quel que soit le type de contentieux. La question est ouverte, notamment sur les modalités - avocat d'office ou choisi - d'une telle présence.

En revanche, le fait de permettre à l'avocat d'avoir accès au dossier de l'enquête pendant la garde à vue et, a fortiori, celui de prévoir qu'il pourrait assister son client à ce moment de la procédure me paraîtrait constituer un changement de nature de la garde à vue.

S'agissant maintenant du déroulement de l'instruction, je suis très favorable à ce que l'expertise pénale ait désormais un caractère plus contradictoire. Je ne vois pas ce qui s'y oppose.

Je suis notamment convaincu qu'une expertise qui répondrait à toutes les questions posées par les parties et, dans les matières les plus techniques, qui serait réalisée par un collège d'experts au sein duquel certains pourraient être désignés par les parties serait de nature à mieux permettre la manifestation de la vérité et à accélérer le cours des instructions en évitant de nombreuses demandes de contre-expertise ou de compléments d'expertises.

Je suis également favorable, sous réserve de votre propre analyse, à ce qu'en cours d'information, les parties puissent contester plus facilement leur mise en examen.

Il est des mises en examen qui durent longtemps, trop longtemps, sans que le fondement juridique en soit évident. Elles créent toujours un préjudice pour ceux qui en font l'objet. La mise en examen n'est jamais un acte neutre. Il est bon que celui qui en fait l'objet dispose de moyens juridiques renforcés pour la contester.

Les questions de procédure pénale sont importantes ; il est nécessaire d'y répondre mais ces réponses n'épuiseront toutefois pas le débat.

J'ai, en effet, entendu, comme vous, beaucoup de questions sur le magistrat, son recrutement, sa formation, sa déontologie, sa responsabilité, etc.

Sur ces sujets aussi, je voudrais très rapidement ouvrir quelques pistes.

Concernant la formation des magistrats, l'École nationale de la magistrature est une grande école. Depuis près de quarante ans, elle a formé des générations de magistrats qui ont servi la justice avec loyauté et compétence. Vous avez pu, vous-même, apprécier la qualité de la formation qui y est dispensée lorsque vous vous êtes déplacés à Bordeaux.

L'affaire d'Outreau doit néanmoins nous conduire à repenser pour partie son fonctionnement de façon à l'ouvrir davantage vers l'extérieur.

Je puis ainsi vous indiquer que, dès cette année, l'ENM va accueillir une quarantaine d'élèves-avocats dans ses directions d'étude, créer une direction d'étude spécifiquement dédiée aux droits de la défense dans le cadre de laquelle interviendront plusieurs avocats, intégrer également dans l'équipe enseignante un magistrat de common law - sans doute un magistrat américain -, créer un programme spécifique d'enseignement de psychologie, ouvrir le corps des chargés d'enseignement de façon à mieux y associer les magistrats qui exercent en juridiction.

Ce mouvement se poursuivra au cours des prochaines années. C'est la mission que j'ai confiée au nouveau directeur de l'ENM.

Pour ce qui est de la responsabilité des magistrats, comme vous le savez, le chef de l'État m'avait demandé en juillet dernier de réfléchir à cette question. Cette demande n'était pas liée à l'affaire d'Outreau, et je vais très prochainement lui présenter le résultat du travail que j'ai produit avec mes collaborateurs.

Contrairement à une idée répandue, les magistrats connaissent un régime de responsabilité très complet, qui se décline dans les trois registres habituels - pénal, civil et disciplinaire.

À mon sens, une réforme dans ce domaine devra moins porter sur le régime de sanctions, même si des ajustements peuvent être faits, que sur la prévention et la détection des comportements à risque qui m'apparaissent trop souvent laisser à désirer.

Vous comprendrez que je réserve au chef de l'État la primeur de ces réflexions.

Il y a toutefois un point que je souhaite aborder avec vous sous forme de question, celui de l'erreur grossière et manifeste d'appréciation.

Vous savez que la responsabilité d'un magistrat ne peut pas être recherchée pour son activité juridictionnelle. Cette règle existe dans tous les pays démocratiques, et c'est une règle sans laquelle la justice ne pourrait fonctionner. Mais il est, toutefois, des cas où les décisions d'un magistrat sont tellement aberrantes qu'elles ne peuvent laisser sans réaction, et les voies de recours ne sont pas toujours suffisantes.

Prenons un exemple, bien sûr construit de toutes pièces. Imaginons qu'un juge des enfants soit saisi de la situation d'un très jeune enfant présentant de graves signes de maltraitance et qui a été provisoirement retiré à ses parents. Imaginons que tous les examens, toutes les investigations demandées par ce juge conduisent à confirmer la réalité de cette maltraitance. Imaginons qu'en dépit de toutes ces données, le juge restitue l'enfant à ses parents. Imaginons pour les nécessités de l'exemple que le juge oublie de notifier sa décision de restitution au parquet et donc que ce dernier ne soit pas en mesure de faire appel.

Et imaginons enfin que quelques jours plus tard, cet enfant, restitué à ses parents dans ces conditions, soit victime de nouvelles et graves violences et décède ou reste considérablement diminué.

On peut effectivement se dire que c'est une décision juridictionnelle, et que le juge qui l'a rendue bénéficie d'une immunité. On peut donc ne rien faire. On peut aussi se demander s'il n'est pas de notre responsabilité à tous de constater que ce magistrat n'est pas fait pour ces fonctions et qu'il faut, surtout, éviter que des faits aussi graves ne se reproduisent.

Je ne dis pas qu'il faut engager des poursuites disciplinaires contre un tel magistrat. Je me demande, en revanche, s'il ne serait pas souhaitable que l'autorité de nomination, le CSM, en tire toutes les conséquences et, par exemple, l'oriente vers d'autres fonctions. Je serais heureux d'avoir sur cette très importante question l'avis de votre commission.

Sur le CSM, je voudrais vous faire partager mes interrogations. Deux questions principales sont en débat, celle de sa composition, et celle de sa saisine en matière disciplinaire.

J'ai compris que beaucoup, parmi les magistrats, ne souhaitent pas que l'on touche à son actuelle composition. C'est-à-dire qu'ils souhaitent que les magistrats y demeurent majoritaires.

Le métier de juge est l'un des plus difficile et l'un des plus importants, par les conséquences de ses décisions, qui se puisse imaginer. Il ne m'apparaît pas nécessairement scandaleux, dans ces conditions, qu'il obéisse à un régime différent des autres, et notamment des autres corps de la fonction publique. La nomination des magistrats, leur régime disciplinaire sont des questions qui intéressent tous les citoyens. Est-il anormal qu'elles soient de la compétence d'un organisme dans lequel leurs pairs ne seraient pas majoritaires, à la différence de ce qui se passe ailleurs ? La question mérite d'être posée.

Je pense, en outre, que ce serait l'intérêt bien compris des magistrats, notamment en matière disciplinaire. Le corps judiciaire est composé d'hommes et de femmes de grande valeur. Très peu d'entre eux, mais vraiment très peu, et sans doute beaucoup moins que dans d'autres corps, commettent des fautes méritant sanction. Mais les Français n'en sont pas convaincus. Ils croient au contraire que les juges se protègent entre eux.

Je me demande si l'organisation actuelle du CSM n'alimente pas le soupçon, même si cela peut apparaître très injuste.

C'est un peu la même réflexion que m'inspirent les conditions actuelles de saisine du CSM en matière disciplinaire. Je crois qu'à côté du garde des Sceaux et des chefs de cour, qui font l'objet des mêmes soupçons, il faudrait envisager une possibilité de saisine par les citoyens après filtrage par un organisme tiers.

Je suis toujours très réticent sur la création de nouveaux organismes qui s'apparentent souvent à des « comités Théodule ». Je crois que la raison voudrait donc que ce travail de filtre puisse être fait par le Médiateur de la République.

Vous me direz : quels moyens pour ces réformes ? Notre majorité a augmenté en quatre ans de 25 % le budget de la justice. Ce n'est pas encore assez, mais c'est un effort important et d'autant plus important qu'il a été régulier et continu.

C'est un effort qu'il faut poursuivre.

Il a été rendu possible grâce à la loi de programmation que vous avez votée en 2002. Je suis favorable à ce que, dès 2007, soit adoptée une nouvelle loi de programmation qui tienne très exactement compte des réformes qui auront été décidées par le Parlement.

M. le Président : Merci de votre très riche contribution. Nous allons réfléchir aux pistes de réforme que vous venez d'évoquer et en débattre.

M. Philippe HOUILLON, rapporteur : Vous avez été très complet. Vous avez balayé l'ensemble des problèmes qui ont été soulevés ici et, du coup, asséché une partie de mes questions.

Vous vous êtes prononcé pour le maintien du JLD, tout en souhaitant qu'un regard collégial soit porté sur la détention provisoire, par le biais de l'échevinage, c'est-à-dire de la participation des citoyens, sans toutefois qu'il soit systématique - il n'y en aurait notamment pas la première fois.

Vous avez, par ailleurs, proposé de mettre en place des pôles d'instruction départementaux, ce qui supposerait qu'il y ait aussi des pôles départementaux de JLD, par voie de conséquence.

Pourriez-vous préciser ces deux points ?

Par ailleurs, vous avez indiqué que le CSM pourrait se prononcer, à l'occasion d'une erreur grossière, sur l'aptitude d'un magistrat et, le cas échéant, le renvoyer vers d'autres fonctions pour lesquelles il serait plus compétent. Ne croyez-vous pas que l'on pourrait mettre en place, au niveau des cours d'appel, une véritable cellule de gestion des ressources humaines, chargée d'apprécier l'aptitude des magistrats au fur et à mesure du déroulement de leur carrière, sachant qu'il nous a été dit ici, à de nombreuses reprises, et notamment par des magistrats, qu'il y avait beaucoup de métiers dans la justice, et qu'il fallait veiller à ce que les aptitudes de chacun soient utilisées au mieux.

M. Pascal CLÉMENT : S'agissant de la collégialité autour du JLD, j'ai précisé qu'elle ne me semblait pas souhaitable la première fois, au moment de la mise en détention, pour des raisons de réalisme, car il me paraît impossible que l'on puisse réunir le collège des échevins le week-end, la nuit ou les jours fériés. En revanche, à la première demande de mise en liberté, et spécialement à ce moment-là, il serait important que le collège des échevins puisse se prononcer et décider ensuite de la périodicité à laquelle il pourrait se réunir à nouveau.

Il s'agit de donner plus d'importance aux citoyens au niveau de la détention provisoire ; j'ai même pensé les impliquer aussi au stade de la liberté conditionnelle. Ce sont des questions que je pose, vous y apporterez vos réponses.

Pour ce qui est des pôles départementaux, je me souviens avoir tenu, il y a une quinzaine d'années, alors que je n'étais pas garde des Sceaux bien sûr, un discours très applaudi par les magistrats présents pour réformer la carte judiciaire.

Depuis, j'ai observé les gardes des Sceaux qui se sont succédé et j'ai admiré Mmes Elisabeth Guigou et Marylise Lebranchu de s'être attaquées au problème des tribunaux de commerce. En revanche, s'agissant des TGI, silence radio depuis deux cents ans. Pourquoi ? Parce que personne ne s'y attaquera - et je le dis fort de mon ancienne expérience de parlementaire. Ce n'est pas jouable.

J'ai réfléchi au problème ; je pense qu'il faut une spécialisation, pour certains contentieux, soit au niveau du TGI du chef-lieu, soit au niveau de la cour d'appel pour les petits départements. Ainsi le problème de la solitude du juge, que l'ensemble des Français ont dénoncé après l'affaire d'Outreau, ne pourra être résolu que par la création de pôles de l'instruction, mais à une condition, que l'affaire soit renvoyée au tribunal d'origine au moment du jugement. Que l'instruction se fasse ailleurs n'est pas un véritable problème, même si les avocats devront parcourir quelques kilomètres. Qui pourrait s'y opposer au nom de l'administration d'une bonne justice ? En revanche, le TGI d'origine, et même s'il s'agit du troisième TGI du département, verra revenir son affaire. Tout le monde y trouvera son compte : l'administration d'une bonne justice d'une part, et l'aménagement du territoire, ou l'attachement légitime à son TGI.

Je voudrais que l'on soit tous d'accord sur ce point car si on ratait, dans la foulée d'Outreau, cette réforme-là, que l'on ne vienne pas m'expliquer qu'on va réformer la carte judiciaire, je n'en croirai pas un mot !

M. Bernard DEROSIER : Je vous invite à poursuivre votre réflexion, Monsieur le ministre, par rapport au juge des enfants, car je pense que ce juge des enfants dont vous nous avez décrit la responsabilité relève d'une procédure pénale pour non-assistance à personne en danger. Je ferme cette parenthèse.

Vous nous avez dit que vous aviez déjà donné des instructions pour améliorer les conditions du recueil de la parole de l'enfant. De quelles améliorations s'agit-il ?

M. Pascal CLÉMENT : Aujourd'hui, il n'y a que très peu de CHU, de commissariats ou de gendarmeries équipés d'une salle ad hoc pour recueillir la parole de l'enfant. Je souhaite qu'il y ait au moins un endroit dédié au recueil de la parole de l'enfant par cour.

J'ai visité celui de la préfecture de police Paris qui m'a impressionné - c'est une salle propre, claire, avec un petit œilleton de caméra en haut, trois fauteuils autour d'une petite table ronde, et là, une femme commissaire de police - qui dirige cette structure -, une psychologue, mettent en confiance l'enfant, qui se sent alors capable de dire ce qui s'est passé. L'enregistrement devrait permettre d'éviter de redemander à l'enfant, en particulier lors de l'audience, de témoigner.

Dans toutes ces affaires de viol ou d'agression sexuelle, c'est à partir du recueil de la parole de l'enfant que l'on prend une bonne ou une mauvaise direction.

M. Jacques-Alain BÉNISTI : En plus du travail que nous accomplissons dans cette commission, nous avons été un certain nombre à nous rendre dans nos juridictions pour apprécier, sur le terrain, les éventuels dysfonctionnements. Pour ma part, j'ai été surpris par deux constatations, concernant la juridiction de Créteil. Les juridictions ont les mêmes rôles, les mêmes missions, les mêmes objectifs mais elles n'ont pas véritablement la même approche, ni les mêmes modes d'application des règles et du fonctionnement de leur juridiction. Notamment à Créteil, j'ai pu constater un décloisonnement total du siège et du parquet, et l'existence d'une réelle collégialité, d'abord entre les magistrats du siège, ensuite entre ceux du parquet, et enfin entre les deux.

Et j'ai vu des JLD totalement opérationnels, organisés et allant jusqu'à contrarier leur mission initiale en analysant le fond des dossiers avant de prendre leur décision, avec un résultat de plus de 20 à 25% de non confirmation de la détention provisoire.

Mais j'ai constaté aussi un manque flagrant de moyens. Pas moins de 60 greffiers manquent au TGI de Créteil, alors que la qualification demandée pour être greffier n'est pas inabordable ! Au lieu de mettre un certain nombre de magistrats dans certaines juridictions, ne serait-il pas préférable de leur donner ces greffiers qui leur manquent ?

On n'a peut-être pas besoin d'organiser un « grand soir » judiciaire pour réformer notre justice, mais de quelques mesures de bon sens, d'un soupçon de cohérence, et d'un peu plus de moyens budgétaires.

M. Pascal CLÉMENT : Sur la première question, permettez-moi de ne pas commenter un récit circonstancié que vous nous faites devant la commission d'enquête. Je n'ai pas à y répondre.

De manière plus générale, le fait d'être magistrat oblige à respecter le pouvoir de l'autre. Un parquetier respecte le pouvoir du magistrat du siège et vice versa. Les magistrats en sont conscients. Ils savent garder la distance nécessaire, J'insiste, pour cette raison, pour que les parquetiers restent des magistrats.

S'agissant des moyens, nous sommes passés de 1,8 % du budget de l'État en début de législature à près de 2,2 %. C'est significatif et sans précédent, d'autant plus que l'effort fut régulier.

Nous avons donc augmenté de 25 % le budget de la justice en quatre ans. Nous devons continuer cet effort. Au terme de la loi d'orientation et de programmation, il faudra impérativement une deuxième loi d'orientation pour poursuivre cet effort.

S'agissant des greffiers, la prolongation de la scolarité des greffiers a quelque peu retardé l'arrivée de nouveaux greffiers dans les juridictions. Nous arrivons à la fin de cette nouvelle scolarité, qui a duré donc maintenant six mois de plus, si bien que l'année 2006 verra l'arrivée de près de 900 greffiers et fonctionnaires de catégorie C sur l'ensemble des juridictions, ce qui devrait améliorer la situation.

M. Guy GEOFFROY : Tout le monde conviendra que la justice, surtout en matière criminelle, a besoin du temps nécessaire pour assurer à son fonctionnement et à l'instruction la sérénité indispensable. Cela étant, nous avons été frappés, dans l'affaire d'Outreau, par la situation dans laquelle se sont trouvées les personnes mises en cause, incarcérées, maintenues en détention, puis finalement innocentées, entre la date de leur renvoi aux assises et la date à laquelle elles ont effectivement comparu devant les assises. Comment envisager de réduire autant que possible ce délai, pendant lequel plus d'acte d'instruction ne se déroule, mais qui contredit les principes de présomption d'innocence et de liberté ?

M. Pascal CLÉMENT : C'est le vrai problème, en particulier dans ce cas. De mémoire, à la cour d'assises de Saint-Omer, il faut compter deux ans entre l'ordonnance de renvoi et l'audience. Deux ans d'une détention provisoire qui ne sert à rien, et qui est totalement choquante ! Et ce sont onze mois pour la moyenne des cours d'assises en France !

Est-ce dû au manque de locaux ? De magistrats ? Des deux ? Cette question, je l'ai posée, et je veux avoir la réponse. Je vais passer des contrats d'objectifs avec les cours - objectifs contre moyens - pour essayer de régler ce problème. Il faut faire un énorme effort budgétaire sur ce point. Ce sera l'une de mes toutes premières préoccupations lors de l'augmentation pluriannuelle du budget de la justice.

M. François VANNSON : Je voudrais revenir sur la question des moyens. J'ai rencontré samedi le président du TGI de mon département qui me disait que, déjà, si l'on parvenait à pourvoir les postes vacants, notamment chez les magistrats, ce ne serait pas mal. J'ajoute que les tribunaux des zones rurales ont de plus en plus de mal à attirer les magistrats.

Avez-vous des propositions pour inciter les magistrats à aller exercer leurs fonctions ailleurs que dans les grandes métropoles ?

M. Pascal CLÉMENT : La scolarité à l'ENM dure trente et un mois, et à la fin, les auditeurs de justice, en fonction de leur rang de sortie, choisissent leur poste. Certains choisissent le siège, d'autres le parquet, d'autres privilégient le choix du poste au sein du siège, d'autres encore privilégient la localisation. Tout le monde ne veut pas forcément être affecté dans les grandes villes, certains peuvent vouloir revenir dans leur région d'origine. Cela étant, je constate que la cour d'appel de Douai souffre du turnover le plus important de France, ce qui est bien dommage et problématique.

Mais la même difficulté se présente pour de nombreux postes en France, en particulier chez les enseignants.

Nous formons chaque année environ 300 magistrats. L'École a une bonne dimension. J'en profite pour signaler que je ne suis pas favorable à une école mixte d'avocats et de magistrats, car outre que ce n'est pas le même métier, une école d'un millier d'étudiants perdrait beaucoup en termes de qualité d'enseignement. Avoir des travaux dirigés avec 30 étudiants ou 300, ce n'est pas la même chose.

La France a eu raison de créer cette école il y a maintenant un peu plus de quarante ans, et ce serait une grande erreur que de se passer de l'ENM. On peut cependant la faire évoluer dans des conditions acceptables par tous.

M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC : Allez-vous attendre les conclusions de notre commission pour engager une réflexion ?

Par ailleurs, que pensez-vous de l'actuelle organisation hiérarchique, de sa lourdeur ?

Enfin, s'agissant de la détention provisoire...

M. le Président : Vous ne pouvez pas poser trois questions : il est 17 heures 28 et nous devons très vite libérer la salle, d'autres personnes attendent d'ailleurs à la porte.

M. Pascal CLÉMENT : Sur la première question, je vous ai livré aujourd'hui des pistes, qui sont le fruit d'un travail d'équipe, avec la Chancellerie, avec les magistrats que je rencontre. Je vais ainsi, dans les semaines prochaines, me rendre dans les juridictions, écouter les magistrats, les faire réagir, lancer des idées.

En revanche, dès la publication du rapport de votre commission, je serai prêt pour déposer un projet de loi. Il appartiendra ensuite au Président de la République et au Premier ministre de présenter au Parlement ce qui nous sera commun.

Sur le deuxième point, Mme Elisabeth Guigou a mis en œuvre une grande réforme des carrières, et je ne pense pas lancer de nouvelles réformes.

M . Michel HUNAULT : Vous venez de dire que vous étiez prêt à déposer très rapidement un projet de loi. Vous avez sans doute constaté qu'un consensus se dégageait sur certaines mesures qui pourraient être prises rapidement. Quel serait votre calendrier ? Une partie de ces mesures pourraient-elles, d'ailleurs, être prises par voie règlementaire ?

M. Pascal CLÉMENT : Si certaines idées appartiennent à une partie de l'Assemblée plutôt qu'à une autre, attendons après les présidentielles. Si nous pouvons d'ores et déjà éviter des naufrages judiciaires, faire que la détention provisoire soit moins longue, plus respectueuse des droits de la défense et des libertés, qu'attendons-nous ? C'est ce que je proposerai au Parlement.

Pour ce qui relève du domaine règlementaire, j'ai d'ores et déjà pris un certain nombre de décisions, sous forme d'arrêtés ou de circulaires, qui ont permis d'avancer, notamment en matière de recueil de la parole de l'enfant.

M. le Président - Personne ne comprendrait que la dernière intervention de la dernière audition ne revienne pas à M. Deprez...

Mme Elisabeth GUIGOU : Mais j'avais également une question à poser !

M. Léonce DEPREZ : C'est vrai qu'un consensus s'est dégagé au sein de cette commission, et vous avez dit que vous présenteriez, à la lumière de nos propositions, un projet qui pourrait être commun. Allez-vous concrétiser cet espoir dans les prochaines semaines pour que les Français aient la réponse qu'ils attendent ?

M. Pascal CLÉMENT : Comme M. Léonce Deprez vient de donner un satisfecit plutôt qu'il n'a posé une question, je suis tout à fait prêt à répondre à la question de Mme Elisabeth Guigou.

Mme Elisabeth GUIGOU : Je vous remercie, Monsieur le garde des Sceaux, car j'attendais patiemment mon tour, j'avais même l'impression d'avoir levé le doigt avant M. Michel Hunault...

Je voulais vous dire que j'étais très heureuse de voir, au travers de votre audition, qu'il y avait des espaces de consensus, mais je voudrais deux précisions.

S'agissant tout d'abord de la détention provisoire, vous avez émis le souhait de limiter sa durée dans votre projet de loi : reviendrez-vous sur les dispositions des lois de 2004 qui ont pris le contre-pied de la loi du 15 juin 2000 sur la détention provisoire ? Par exemple, sur le référé-détention, qui permet au parquet de s'opposer par référé à la mise en liberté, ou encore sur la nécessité pour le juge d'instruction de motiver le fait qu'il laisse en liberté, etc. Je pense qu'il serait important que nous nous mettions d'accord sur ces points. On ne peut pas faire une chose et son contraire. On ne peut pas vouloir limiter la détention provisoire et prendre des mesures qui aboutissent au contraire.

Par ailleurs, sur la responsabilité des magistrats, vous avez dit que vous étiez favorable à une commission de réclamation - nous sommes un certain nombre à la souhaiter également - et que vous souhaitiez proposer rapidement une réforme. Qu'est-ce qui empêcherait de reprendre la réforme de 1999, votée dans les mêmes termes par les deux assemblées, et d'appliquer cette réforme du Conseil supérieur de la magistrature, réforme constitutionnelle - il suffirait d'un décret du président de la République ? Cette réforme permettrait de disposer d'une commission de réclamation et de mettre en jeu la responsabilité des magistrats, sans toucher aux décisions juridictionnelles.

M. Pascal CLÉMENT : Je reprends mon exposé : la détention provisoire dure trop longtemps en France, mais c'est surtout un phénomène culturel, car les magistrats subissent cette pression sociologique pour qu'elle dure. On n'a jamais vu les gens manifester pour réclamer des libérations dans les affaires criminelles. Au contraire.

Je propose, dès la première demande de mise en liberté, d'y associer les citoyens. Je suis conscient du reste du risque que la décision soit encore plus sévère, mais sous la présidence d'un magistrat qui donnera des éléments techniques, on peut penser qu'il en ira autrement. Mais surtout je rappelle la proposition de M. Viout d'ouvrir un procès public tous les six mois - la « fenêtre de publicité » semestrielle -, ce qui permettrait de reprendre la totalité du dossier, et de ne pas faire de copié collé, comme je l'ai entendu dire dans cette commission.

Sur la loi de 1999, là où on est fondamentalement en désaccord, c'est que vous êtes favorable à un parquet indépendant, moi pas, et ce pour deux raisons.

Tout d'abord, un pays a besoin d'une politique pénale cohérente ; il faut donc des circulaires de politique pénale. Je crois, d'ailleurs, que nous sommes d'accord, car vous êtes pour l'indépendance mais avec des circulaires pénales. Mais si on n'a pas les moyens de contrôler au cas par cas, vous vous apercevrez que ces circulaires ne sont pas suivies. J'en suis sûr.

Reprenons par exemple l'affaire de cet humoriste, Dieudonné, qui avait donné une conférence de presse et tenu des propos racistes. Le procureur de Paris ne voulait pas poursuivre, le procureur général voulait poursuivre, voulez-vous que le garde des Sceaux se taise ? Hé bien, moi pas. Mon prédécesseur a tranché, il a demandé de poursuivre.

Pourquoi suis-je favorable à cette hiérarchisation, quoiqu'elle soit atténuée ? Quel est le principe qui guide le parquet en France ? Le principe de l'opportunité des poursuites, qui s'oppose au principe de légalité des poursuites. Admettons que le parquet classe : moi, garde des Sceaux, légitime, représentant du peuple, ne pourrai-je pas obliger le parquet à poursuivre ? Le pendant de l'opportunité des poursuites, c'est la hiérarchisation, et tout ce qui mettrait en péril cette hiérarchisation créerait un grave déséquilibre au sein de la justice. Nous n'aurions plus alors la justice de la République, mais une justice qui prendrait son envol pour je ne sais où, et pour faire je ne sais quoi. Il faut un lien avec la République, un lien avec l'électeur, tel est l'objectif d'un parquet hiérarchisé, et c'est pour cette raison que nous ne reprendrons pas votre projet de 1999.

Mme Elisabeth GUIGOU : Je voudrais répondre...

M. le Président : Ce n'est pas possible, Madame, d'autres personnes attendent que nous libérions la salle.

Merci, Monsieur le ministre, de votre contribution à nos travaux.

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N° 3125 - Rapport fait au nom de la commission d'enquête (1) chargée de rechercher les causes des dysfonctionnements de la justice dans l'affaire dite d'Outreau et de formuler des propositions pour éviter leur renouvellement, président : M. André Vallini, rapporteur : M. Philippe Houillon (tome 2 - auditions)

1 L'information dont il est fait mention a fait l'objet, de la part du Procureur de la République, d'un réquisitoire définitif aux fins de non-lieu le 21 mai 2003, et d'une ordonnance de non-lieu du juge d'instruction le 11 juin 2003.

2 () Utilisant la possibilité offerte par l'article 142 du Règlement de l'Assemblée nationale, M. Fabrice Burgaud a fait part par écrit de l'observation suivante : « Je considère, pour ma part, que le seul document fidèle est l'enregistrement de l'audition. »


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