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le 7 décembre 2005

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N° 2725

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DOUZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 7 décembre 2005.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION DES LOIS CONSTITUTIONNELLES, DE LA LÉGISLATION ET DE
L'ADMINISTRATION GÉNÉRALE DE LA RÉPUBLIQUE SUR LA PROPOSITION DE RÉSOLUTION (n° 2722) DE MM. JEAN-LOUIS DEBRÉ ET PHILIPPE HOUILLON
tendant à la création d'une commission d'enquête chargée de rechercher les causes des dysfonctionnements de la justice dans l'affaire dite d'Outreau et de formuler des propositions pour éviter leur renouvellement,

PAR M. Philippe HOUILLON,

Député.

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MESDAMES, MESSIEURS,

L'Assemblée a été saisie d'une proposition de résolution n° 2722 présentée par M. Jean-Louis Debré, président de l'Assemblée nationale, et par le rapporteur, tendant à la création d'une commission d'enquête chargée de rechercher les causes des dysfonctionnements de la justice dans l'affaire dite d'Outreau et de formuler des propositions pour éviter leur renouvellement.

Cette proposition de résolution fait suite à la conclusion du procès en appel de l'affaire d'Outreau, intervenue le 1er décembre 2005. Au terme de deux procès d'assises, treize des dix-sept personnes accusées d'abus sexuels sur mineurs ont été acquittées, dans des conditions qui ont fait apparaître diverses lacunes lors de l'instruction du dossier. Il convient dès lors de s'interroger sur les causes cette « immense erreur judiciaire », selon les propos du garde des Sceaux.

I. --  LA RECEVABILITÉ JURIDIQUE DE LA RÉSOLUTION

En application de l'article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires et des articles 140 et 141 du règlement de l'Assemblée nationale, la création d'une commission d'enquête est soumise à deux conditions.

D'une part, une commission d'enquête ne peut pas porter sur des faits pour lesquels des poursuites judiciaires sont en cours. En revanche, si la procédure judiciaire est achevée, rien n'interdit sa constitution. Le garde des Sceaux, par courrier en date du 5 décembre 2005, a confirmé qu'aucune procédure judiciaire n'était en cours sur les faits qui motivent le dépôt de la proposition de la résolution, étant cependant précisé, d'une part, que l'un des accusés a été renvoyé devant la cour d'assises des mineurs pour des faits qu'il aurait commis durant sa minorité et, d'autre part, que l'information judiciaire portant sur la mort d'une des personnes mises en examen n'est pas close. Exception faite de ces faits précis, qui n'entrent pas directement dans le champ d'investigation de la commission d'enquête, la procédure pénale a été définitivement close par le verdict rendu en appel le 1er décembre 2005, du fait de l'absence de pourvoi en cassation.

D'autre part, les investigations doivent porter « soit sur des faits déterminés, soit sur la gestion des services publics ou des entreprises nationales ». La proposition de résolution satisfait cette exigence puisqu'elle détermine précisément les faits concernés : il s'agit des dysfonctionnements de l'institution judiciaire dans l'affaire d'Outreau, qui s'est déroulée de 2000 à 2005. L'objet de la commission d'enquête inclut également la recherche de solutions pour éviter la reproduction de telles erreurs judiciaires.

Il apparaît donc que les conditions permettant de créer une commission d'enquête sont réunies.

II. --  L'AFFAIRE D'OUTREAU A FAIT APPARAÎTRE DES DYSFONCTIONNEMENTS DU SYSTÈME JUDICIAIRE

A. UNE GRAVE ERREUR JUDICIAIRE

L'affaire d'Outreau a été marquée par la fragilité des charges pesant sur la plupart des accusés. Dix-sept personnes ont été renvoyées devant la cour d'assises de Saint-Omer (Pas-de-Calais) au printemps 2004, à la suite d'une information judiciaire ouverte en février 2001 pour viols et agressions sexuelles, corruption de mineurs et proxénétisme. Ce premier procès s'est achevé, le 2 juillet 2004, sur l'acquittement de sept personnes. Six autres accusés ayant fait appel de leur condamnation, assortie d'une peine allant de dix-huit mois de prison avec sursis à sept ans de prison ferme, ils ont été rejugés par la cour d'assises de Paris en novembre 2005. À l'issue d'un procès caractérisé par les rétractations de certains accusateurs et la mise en cause des enquêtes et expertises réalisées avant le premier procès, l'avocat général a exceptionnellement requis l'acquittement de l'ensemble des accusés, qui a été finalement prononcé le 1er décembre.

Les accusations portées à l'encontre de ces personnes, alors même que les preuves faisaient défaut, ont eu de graves conséquences humaines. La plupart des « accusés innocents » ont été placés en détention provisoire à partir de 2001, certains pendant plusieurs années. Au total, les treize acquittés cumulent ainsi plus de vingt-cinq ans de détention provisoire. Ces mesures se sont accompagnées de pertes d'emplois et, pour les pères et mères de famille, du placement de leurs enfants dans des familles d'accueil. Enfin, il ne faut pas oublier les conséquences psychologiques des soupçons infondés, dont la manifestation la plus grave fut le suicide en prison de l'un des accusés en juin 2002.

L'affaire d'Outreau, du fait de son retentissement médiatique, a également pu accroître le sentiment d'inquiétude et la suspicion de nos concitoyens vis-à-vis du système judiciaire. Il convient cependant de préciser que les dysfonctionnements constatés à cette occasion ne sauraient être généralisés et jeter le discrédit sur l'ensemble du système judiciaire.

B. LA NÉCESSITÉ D'ANALYSER LES CAUSES DE CES ERREMENTS

L'impression générale laissée par les deux procès d'Outreau est celle d'un « millefeuille d'errements », selon les termes employés par l'avocat général Yves Jannier. Des dérives paraissent en effet s'être produites à divers stades de la procédure, s'agissant aussi bien de l'attitude des assistantes maternelles et des services sociaux devant l'inflation des dénonciations à chaque nouvel entretien avec les enfants, des conclusions des experts judiciaires sur la crédibilité des accusateurs et sur le prétendu profil d'abuseur sexuel de quatorze des accusés, ou enfin de l'instruction du dossier, qui se serait concentrée sur le recherche de coupables aux dépens de l'instruction « à décharge ». La participation de plus de 50 magistrats différents à la procédure n'a pas permis de limiter l'emballement de la machine judiciaire.

Compte tenu de la gravité des erreurs d'appréciation commises dans cette affaire, qui ont porté atteinte à la liberté, à l'honneur et à la vie familiale de plusieurs personnes, il apparaît important d'identifier les causes de ces dérives afin d'éviter qu'elles ne se reproduisent à l'avenir.

La création d'une commission d'enquête serait une démarche complémentaire à d'autres réflexions engagées dans les mêmes circonstances. Le garde des Sceaux a ainsi annoncé une saisine de l'Inspection générale des services judiciaires afin de rechercher « les fautes ou les insuffisances professionnelles » des acteurs de la procédure. Cette inspection pourra aboutir à une saisine du Conseil supérieur de la magistrature (csm), en tant qu'organe disciplinaire des magistrats. Même si la commission d'enquête parlementaire n'a pas vocation à jouer le rôle d'instance paradisciplinaire, elle devra s'interroger sur l'exercice de leurs fonctions par les magistrats concernés. Sa constitution permettrait également un examen global des facteurs de dérive qui ont contribué à cette erreur judiciaire de grande ampleur, sur le plan judiciaire comme sur les plans social et policier. Elle n'aurait pas pour but de refaire le procès, en remettant en cause les décisions de justice, mais d'identifier les failles éventuelles de la procédure mise en œuvre.

La commission d'enquête pourrait également s'intéresser aux réformes nécessaires pour améliorer le fonctionnement de la justice. Une première réflexion sur ce sujet avait été menée par le ministère de la justice après le premier procès, dans le cadre d'un groupe de travail chargé de tirer les enseignements du traitement judiciaire de l'affaire dite « d'Outreau », présidé par M. Jean-Olivier Viout, procureur général près la cour d'appel de Lyon. Le rapport remis au garde des Sceaux en février 2005 a formulé diverses propositions afin de tirer les leçons des problèmes constatés. Toutefois, pour ne pas interférer avec l'instance d'appel qui était en cours, ce groupe de travail n'a pas auditionné les magistrats et auxiliaires de justice impliqués dans la procédure d'Outreau. Il est donc opportun que la représentation nationale parachève le travail de réflexion entamé, en étudiant plus précisément les dysfonctionnements survenus dans ce cas précis et en complétant ces analyses à la lumière du second procès d'Outreau.

Plus précisément, la question de la responsabilité individuelle des magistrats doit être abordée. Ce débat, qui ressurgit à l'occasion de l'affaire d'Outreau, ne se résume cependant pas à ces faits précis. Le système actuel, qui passe pour concentrer la responsabilité individuelle des magistrats sur les cas de manquement à l'éthique, au profit d'une mise en jeu de la responsabilité de l'État pour le fonctionnement défectueux du service public de la justice, a souvent fait l'objet de critiques. Les magistrats ne sont que rarement mis en cause à titre individuel. S'agissant des poursuites disciplinaires, sur les cinq dernières années, le csm n'a prononcé que vingt et une condamnations, dont six radiations. Par ailleurs, alors le nombre de recours contre l'État pour fonctionnement défectueux de la justice croît rapidement, aucune action récursoire n'est jamais engagée.

Il importe sans doute de réfléchir à l'articulation entre les différents régimes de responsabilité existants et de rechercher les conditions d'un mécanisme assurant un examen plus transparent et plus ouvert des comportements professionnels par le csm. Il s'agit d'une question délicate, qui doit être étudiée sereinement et sans précipitation, car la nécessaire responsabilité doit être conciliée avec le principe d'indépendance de la magistrature reconnu à l'article 64 de la Constitution. Le garde des Sceaux ayant souhaité qu'il soit possible de sanctionner les « erreurs grossières et manifestes d'appréciation » des juges, il semble nécessaire que l'Assemblée nationale puisse également se pencher sur cette importante question pour le fonctionnement de notre démocratie.

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La Commission a examiné la proposition de résolution au cours de sa séance du mercredi 7 décembre 2005. Après l'exposé du rapporteur, plusieurs commissaires sont intervenus dans la discussion générale.

M. André Vallini s'est déclaré très favorable à l'initiative prise conjointement par le président de l'Assemblée nationale et le président de la Commission des Lois. Le groupe socialiste votera donc pour la création de la commission d'enquête à laquelle il participera dans un esprit constructif. La commission devra réaliser un véritable examen clinique de toute l'affaire : de l'amont, en étudiant la question de la formation des magistrats, à l'aval, en s'intéressant à la responsabilité de ceux-ci.

Souscrivant aux propos du rapporteur, M. André Vallini a estimé que la commission devra travailler dans la sérénité, mais aussi étudier la question de la responsabilité des médias dans cette affaire. Il ne faut en effet pas oublier que ceux qui crient aujourd'hui au scandale sont également ceux qui réclamaient la mise en détention des suspects lorsque l'affaire a éclaté, notamment les quotidiens Le Parisien et La Voix du Nord.

Mme Anne-Marie Comparini a déclaré que le groupe UDF voterait la proposition de résolution car le rapporteur a bien expliqué que, au-delà des enquêtes internes nécessaires, comme celle confiée à l'inspection générale des services judiciaires, l'Assemblée nationale devait s'intéresser à cette affaire.

Pour avoir travaillé sur ces questions, notamment en déposant une proposition de loi visant à renforcer la protection de l'enfant face à la violence sexuelle, Mme Anne-Marie Comparini a considéré que les policiers et les magistrats n'étaient ni formés ni préparés à ce type d'affaire. La commission d'enquête devra donc aussi s'intéresser à cette question, dans l'esprit des propos du rapporteur.

M. Jacques-Alain Bénisti a estimé qu'il fallait certes prendre en compte la responsabilité des magistrats dans cette affaire, mais aussi celle des médias, tout particulièrement des quotidiens Le Parisien et La Voix du Nord qui ont condamné médiatiquement les personnes mises en examen avant même leur procès. Il s'agit là d'un exemple flagrant des trop fréquentes déviances médiatiques que la commission devra également étudier et pour lesquelles il faudra imaginer la mise en place de garde-fous.

Le rapporteur a précisé que les mêmes médias qui avaient condamné médiatiquement les accusés avant le procès les avaient également en quelque sorte médiatiquement innocentés avant le verdict.

M. Patrick Delnatte a rappelé que l'affaire d'Outreau avait également mis en exergue les dysfonctionnements du dispositif social, des familles d'accueil aux assistantes sociales, tout spécialement en ce qui concerne le recueil de la parole de l'enfant. Comme les travaux de la mission d'information sur le droit de la famille l'ont montré, une réflexion doit être menée sur la question du secret, qui a montré ses limites, au profit d'informations partagées entre tous les acteurs.

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La Commission a ensuite adopté sans modification la proposition de résolution.

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En conséquence, la commission des Lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République vous demande d'adopter la proposition de résolution dans la rédaction proposée par le rapporteur et dont le texte suit.

TEXTE ADOPTÉ PAR LA COMMISSION

Proposition de résolution tendant à la création d'une commission d'enquête chargée de rechercher les causes des dysfonctionnements de la justice
dans l'affaire dite d'Outreau et de formuler des propositions
pour éviter leur renouvellement

Article unique

Conformément aux articles 140 et suivants du Règlement, il est créé une commission d'enquête de trente membres chargée de rechercher les causes des dysfonctionnements de la justice dans l'affaire dite d'Outreau et de formuler des propositions pour éviter leur renouvellement.

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N° 2725 - Rapport de M. Philippe Houillon sur la proposition de résolution (N° 2722) de MM. Jean-Louis Debré et Philippe Houillon tendant à la création d'une commission d'enquête chargée de rechercher les causes des dysfonctionnements de la justice dans l'affaire dite d'Outreau et de formuler des propositions pour éviter leur renouvellement


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