LA JOURNÉE DU LIVRE POLITIQUE

17e Journée du Livre politique
 à l'Assemblée nationale, le samedi 5 avril 2008
 
Le retour du politique

Allocution de Régis Debray,
président du jury du Livre politique 2008

 

Le choix de notre jury n’a pas été immédiat. Avant de se mettre à trier, force a été d’indexer, pour y voir clair. Une fois écartés les classiques règlements de compte personnel, mélis-mélos de racontars ou professions de foi militantes, restaient au fond de notre sac trois genres estimables, quoique incomparables, trois espèces vivantes trop légèrement confondues sous une même étiquette. Des livres de journalistes écrivant sur la politique ; des livres d’hommes politiques livrant leur part de vérité, ou racontant leur vie ; des ouvrages réflexifs ou documentés, d’historiens ou de philosophes. L’observateur, l’acteur, le docteur, cela fait trois cahiers des charges. Trois profondeurs de temps. Trois styles. Trois types de lecteurs. Difficile de les peser sur une même balance, faute d’une commune unité de mesure ou d’appréciation.

Et curieux oxymore, soit dit en passant, que cette rubrique, le livre politique. Journal et politique font couple, depuis deux siècles. Il y a de ce côté des querelles de ménage, mais c’est là un vieux et solide ménage. Mais littérature et politique ? Le livre au sens dense et plein du terme, je ne parle pas du quick-book, est un objet privatif dont la confection est silencieuse et solitaire, et la digestion lente, c’est un objet fragile, mais qui dure ; la politique, une chose rutilante et bruyante, multitudinaire et richement appareillée, mais qui passe. Et qui se passe où, pour l’essentiel ? Pas ici, à l’endroit où nos représentants votent les lois, mais à celui qui décide des cotes de popularité. Au petit écran, entre deux plages de publicité. Disons que les rapports entre ces deux univers, la librairie et l’imagerie, se distendent de plus en plus. D’où l’intérêt civique, et l’urgence, qu’il y a à resserrer les ciseaux. Merci à Luce Perrot, fondatrice de l’Association Lire la politique, de le faire aussi bien et depuis si longtemps. Merci au président Accoyer de nous avoir hébergé avec un sourire qui, parfois, m’a semblé complice.

Nous le savons tous, il y a en France, pays littéraire, un lien vital entre l’histoire qui se fait et l’histoire qui s’écrit. Que reste-t-il de la politique quand on lui enlève l’écriture ? Des coups de poings, des coups de sang, des coups de bluff. Un présent excitant, mais sans traces ni lendemain. Ceux qui l’ont faite, l’histoire, nous ont légué, et ce n’est pas un hasard, des Mémoires d’État – pensons à Joinville, à Sully, à Richelieu, à Louis XIV, à Guizot, à Thiers, tous historiens ou mémorialistes. Et ceux qui ont fait la République furent aussi des lettrés passés de la bibliothèque au forum, Saint-Just, Lamartine, Clemenceau, Jaurès, Blum, Mitterrand. C’est pourquoi je parlais d’urgence. Parce que ce pacte multiséculaire entre la chose littéraire et la chose politique n’est nullement assuré de durer. Il est peut-être frappé d’obsolescence par la vidéosphère, ses clips, ses flashs et ses blogs – la monosyllabe ne règne pas impunément. À court terme, du moins. Car il y a toujours des rebonds imprévus.

Ce qui serait en jeu dans le divorce, c’est une dégradation de la vie publique mettant en cause l’État et la prééminence du Bien Commun car l’État, chez nous, est un fait et un devoir de langue. La France et la langue française font corps. Et la tenue d’un haut-langage ne fait qu’un avec l’exercice d’une souveraineté légitime. Les historiens se posent la question : comment écrire l’histoire de France ? Certains citoyens commencent à s’en poser une autre : comment continuer à faire de l’histoire si on n’a plus de mots pour la dire ? La République des lettres, c’est quasiment une redondance. Ce n’est pas seulement le micromilieu des Académies, Salons et sociétés de pensée né au 18e siècle, c’est aussi la République par les lettres et les humanités, comme par l’éducation y compris la bonne éducation. La République qui est née avec l’arrivée des avocats, des journalistes et des poètes au gouvernement en 1792, celle qui rebondit en 48 avec Lamartine, celle qui renaît avec la République des professeurs, la IIIe et la IVe, celle qu’à engendré un soldat-écrivain, Charles de Gaulle, la Ve. Le statut de littéraire dans la Cité déborde, on le voit, celui des gens de lettres. C’est une affaire de civilité et de civilisation. « La corruption de la langue est à la fois cause et conséquence de la corruption morale », disait d’Alembert. Et Joseph Reinach, encore plus crûment : « Quand la politique devient un métier, la parole cesse d’être un art ».

La chaire, la tribune, le barreau – l’orateur sacré, le parlementaire, l’avocat, tel était le trépied institutionnel qui a porté l’art de l’éloquence, sans rupture de charge, tout au long de l’histoire d’Occident, d’Athènes à Paris, et de Rome à Londres. Ces jouissances rhétoriques, le petit diable appelé Communication qui a décentré les lieux de l’audience la plus flatteuse hors de ces trois enceintes consacrées, nous en prive sans façon. Les médias audiovisuels, multiplicateur d’influence, ont fermé la bouche des grands orateurs, au bénéfice de la petite phrase, du jingle, d’une langue pauvre et courte, jugée plus efficace. Avec l’émiettement ou la prolifération des parlotes médiatiques, l’adoption d’un vocabulaire anonyme et anémié, racorni à cinq cents mots, parfois jusqu’à la plus franche et plate vulgarité, on se prend à penser que l’exploit de langue, écrite ou parlée, a perdu en qualité, du côté de l’émission, ce qu’il a gagné en quantité, du côté de la réception. Chaque fois que la langue d’un pays s’est atrophiée, la liberté de ses habitants a reculé.

Excusez cette façon un peu pompeuse et alarmiste d’introduire une débonnaire et sympathique remise de prix. Cela s’appelle « contextualiser l’événement ».

Les finalistes étaient au nombre de trois, ils ont été départagés ce matin.

Jacques Julliard reçoit donc le Prix du livre politique 2008. Il avait au final deux concurrents, mention spéciale l’un et l’autre : Michèle Cotta et Bruno Lemaire.

Michèle Cotta, vos Cahiers secrets de la Ve République ont redonné vie et verdeur à des épisodes, des personnages, des noms, à cheval entre la IVe République et la Ve, parfois un peu fanés. Vous avez l’œil à la fois amusé et impitoyable du romancier balzacien. La Comédie humaine étant à son meilleur dans les coulisses du pouvoir, étant même plus haute en couleurs, avec des rôles plus variés, dans l’essaimage parlementaire des ambitions que dans le modèle réduit élyséen, trop concentré, on ne boude pas son plaisir à lire votre carnet de bord. Et on attend votre tome 2 avec une grande impatience, lorsque les caractères et les enjeux de l’intrigue nous seront devenus plus familiers encore et donc plus chargés d’électricité.

Bruno Lemaire, votre Hommes d’État nous a retenu par des qualités d’écriture qui lui assureront une place dans la durée. Ce n’est ni l’allée du roi ni le trou de serrure. Ni une célébration ni un dénigrement. Rien de grimé, rien de grimpé. Pas de caresses, peu de coups de griffe. Une chronique à chaud colorée par un caractère, une culture, un recul – qui en fait à la fois un document pour l’histoire et la rencontre avec un style. Vous n’avez, pour ce faire, ni dérobé ni photocopié des documents d’État ni éventé des secrets d’alcôve ou de police ni aligné des révélations – ce qui eût été facile à l’ancien directeur de cabinet du Premier ministre. Vous ne faîtes pas dans le scandaleux. Certains ont pu être surpris par la célérité de sa publication. Sans vouloir vous peiner, je ne suis pas sûr, en effet, quand je serai élu Président de la République, de vous solliciter comme Secrétaire général. Vous me brûleriez la politesse, côté éditeurs. Mais c’est un fait que l’accélération des rythmes de la vie politique, jointe à la démocratisation du direct, réduisent en tous domaines les délais de décence. C’est un fait que le mémorable de nos jours s’évapore vite, et l’intérêt pour les événements aussi, en sorte qu’on vous sait gré d’avoir éclairé, par des notations au vol, des instantanés, des détails vrais, le jugement de vos citoyens sur les hommes de l’heure, les figures du moment, avant qu’ils n’aillent, sait-on jamais, refroidir au musée dans une courtoise indifférence…

« Quels livres valent la peine d’être écrits, hormis les Mémoires ? », demandait Garine, dans les Conquérants. On sait que les Mémoires d’hommes d’État ressemblent trop à des plaidoyers pro domo – il y a des exceptions, heureusement –, pour marquer durablement l’histoire littéraire, qui était jusqu’il y a peu le moins précaire, le moins friable de nos héritages. Il faut peut-être choisir entre deux types de candidature : l’une au pouvoir immédiat et tangible, mais combien fugace, l’autre, à la longévité des imaginaires, qui fait les vrais emprises. Au fond, ce sont les ratéssupérieurs de la politique qui laissent une trace. Je pense au cardinal de Retz, à Saint Simon, à Chateaubriand, à Tocqueville. Les dératés qui courent après le pouvoir, parfois jusqu’à l’attraper, souvent pour leur malheur, et pas forcément pour notre bonheur à nous, ont tendance à s’évaporer sitôt après, à s’effacer « comme à la limite de la mer un visage de sable ». Je ne sais ce qu’il faut plus vous souhaiter, monsieur le député, de gravir la dune en sable des mandats et des ministères (ça s’éboule si vite…), ou de vous bricoler, en lisière de notre actualité, une mince digue de mots durs et têtus, résistants aux intempéries. À votre place, je n’hésiterais pas. Il est vrai que vous, vous avez encore le choix des ambitions, ce qui n’est pas donné à tout le monde, et plus du tout à votre serviteur.

Jacques Julliard, vous êtes donc notre couronné. Vous avez déjà, vous, le pouvoir d’influence, qui à notre époque n’est pas le plus insignifiant, et cela ne vous a pas empêché de vous et nous poser une question fondamentale, la via crucis du moment que nous vivons, avec La Reine du monde : quels effets peut avoir la révolution technologique qui affecte sous nos yeux à la fois la souveraineté populaire et le statut des hommes d’influence ? Née à Athènes de l’écriture sur la stèle des lois de la cité, portée à l’âge adulte par l’imprimerie, le livre et le journal, comment la citoyenneté peut-elle survivre à la troisième révolution de l’esprit, le numérique ? Chacune d’elles a mis fin à un monopole social. Frustration, dépossession d’une minorité, appel d’air pour les autres. Avec Internet, qui n’est pas seulement « le grand égout du n’importe quoi », le sondage quotidien, et l’interactif, « la division sociale du travail entre celui qui parle et celui qui écoute » est bouleversée : le récepteur passif d’opinions autorisées peut devenir à tout moment un émetteur d’opinion. Le droit de parler aux autres n’est plus l’apanage des professionnels, publicistes ou tribus. « Les nouveaux croisés du Net, dites-vous, sont des “niveleurs”, des “levellers”, comme les révolutionnaires anglais du XVIIe. Voilà donc une rupture de fait dans l’équilibre, ou plutôt le déséquilibre entre les élites et le peuple, entre élus et électeurs. La communication tous-tous court-circuite la représentation de tous par quelques-uns. S’ouvre alors un nouvel âge de la démocratie : vous comprenez qu’un médiologue, qui explore les soubassements techniques de la culture et fait profession d’examiner ce que font nos outils à nos valeurs, se sente particulièrement interpellé par votre réflexion. D’autant que vous lui redonnez la profondeur de temps qu’il faut, en remontant jusqu’à Platon et Pascal pour examiner les contours de la doxa. Les philosophes, vous le dites, sont par construction des doxophobes, des ennemis de l’opinion, puisqu’il n’est pas de vérité scientifique qui n’ait été une opinion populaire bafouée, blessée, humiliée. Socrate fut payé pour le savoir : l’opinion se venge cruellement de ceux qui la moquent. Elle ne met plus à mort, ni au pilori, elle met en quarantaine, ou au chômage. Quoi qu’il en soit, c’est Pascal, et vous le dites bien, qui le premier a pris la superficielle et trompeuse opinion philosophiquement au sérieux, devenant, de ce fait, un profond et moderne penseur politique.

Je ne vous cacherai pas, cher Jacques, que je vous trouve bien optimiste sur ce nouvel âge que vous avez peut-être tendance à euphémiser, à euphoriser. Vous y voyez la poursuite de l’émancipation humaine par d’autres moyens, et croyez qu’on en pourra, à peu de frais, domestiquer la sauvagerie, le mimétisme peu ou prou hystérique, les emballements idiots, les rumeurs et les chasses à l’homme. J’en suis moins sûr que vous. Le vote est instruit, par une campagne contradictoire. C’est une opinion encadrée par des procédures, éclairée par un débat, selon une respiration réglée. En ce sens, le sondage-minute est aux urnes ce que le lynch est au procès d’Assisse. Et puis, le suffrage universel est peut-être une folie, comme disaient les conservateurs d’antan, mais une folie contrôlée, domestiquée par un système de filtres et de refroidissements, des règlements, des rituels. La démocratie a besoin de médiations, et la médiocratie, ou la démocratie médiatique, ne rêve que d’immédiateté, de « live », de prise directe sur les gens et les choses. C’est un régime plébiscitaire, quotidiennisé par le sondage et arbitré par les caméras.

L’opinion publique, c’est le peuple à l’état gazeux, malléable, manipulable et volatile. La démocratie, c’est comme Dieu selon Victor Hugo. « Cela n’existe pas tant que ce n’est pas en pierre ». Faisons l’éloge des pierres et des institutions en dur…Et ne voyons pas dans ce lieu, le Palais-Bourbon, le fossile d’un passé glorieux mais révolu, d’un parlementairisme débranché. Car c’est aussi une mémoire cristallisée dans un décor et une liturgie, un garde-fou, un monument. La démocratie n’a pas toujours besoin de Dieu, mais elle a toujours besoin de cathédrales. Disons : de temples laïcs.

Et puis, n’oublions pas la question des vecteurs, des outils de production de l’opinion, des machines d’influence. Il y a une industrie de l’opinion (et la télévision, contrairement au cinéma, est d’abord une industrie). Qui dit opinion, aujourd’hui, dit actionnaires, banques, régie publicitaire, annonceurs. Un système de forces, fût-il habillé en gratuit, et assez peu transparent. Le Canard enchaîné, le mercredi après-midi, sait tout ce qui s’est dit au Conseil des ministres le matin, mais qui va mettre son nez dans le conseil de rédaction qui, à TF1, fera les titres du 20 heures ?

J’anticipe sans doute à l’excès une possible discussion de vos thèses, et cela n’enlève rien à l’alacrité pémonitoire de votre mise au point. Et je puis vous assurer que le jury, à travers votre livre, voulait également rendre hommage à votre personne. Elle fait, elle, l’unanimité.

Bravo donc, cher lauréat, et permettez-moi d’ajouter : longue vie à la Collection Voltaire, inventée par Teresa Cremisi, la reine de l’édition, et à son dernier rejeton, La Reine du monde.