L'idée de l'Europe
Textes de Victor Hugo
(1802-1885)
Congrès de la paix
22 août 1849
« Messieurs, si
quelqu'un, il y quatre siècles, à l'époque où la guerre existait de
commune à commune, de ville à ville, de province à province, si
quelqu'un eût dit à la Lorraine, à la Picardie, à la Normandie, à la
Bretagne, à l'Auvergne, à la Provence, au Dauphiné, à la Bourgogne: Un
jour viendra où vous ne vous ferez plus la guerre, un jour viendra où
vous ne lèverez plus d'hommes d'armes les uns contre les autres, un jour
viendra où l'on ne dira plus : – Les normands ont attaqué les picards,
les lorrains ont repoussé les bourguignons. Vous aurez bien encore des
différends à régler, des intérêts à débattre, des contestations à
résoudre, mais savez-vous ce que vous mettrez à la place des hommes
d'armes ? savez-vous ce que vous mettrez à la place des gens de pied et
de cheval, des canons, des fauconneaux, des lances, des piques, des
épées ? Vous mettrez une petite boîte de sapin que vous appellerez
l'urne du scrutin, et de cette boîte il sortira, quoi ? une assemblée !
une assemblée en laquelle vous vous sentirez tous vivre, une assemblée
qui sera comme votre âme à tous, un concile souverain et populaire qui
décidera, qui jugera, qui résoudra tout en loi, qui fera tomber le
glaive de toutes les mains et surgir la justice dans tous les cœurs, qui
dira à chacun: Là finit ton droit, ici commence ton devoir. Bas les
armes ! vivez en paix !
Ce jour-là, vous ne
serez plus des peuplades ennemies, vous serez un peuple; vous ne serez
plus la Bourgogne, la Normandie, la Bretagne, la Provence, vous serez
la France.
Si quelqu'un eût dit
cela à cette époque, messieurs, tous les hommes positifs, tous les gens
sérieux, tous, les grands politiques d'alors se fussent écriés :
Que voilà une
étrange folie et une absurde chimère ! – Messieurs, le temps a marché et
cette chimère, c'est la réalité.
Eh bien ! vous dites
aujourd'hui, et je suis de ceux qui disent avec vous, tous, nous qui
sommes ici, nous disons à la France, à l'Angleterre, à la Prusse, à
l'Autriche, à l'Espagne, à l'Italie, à la Russie, nous leur disons: Un
jour viendra où les armes vous tomberont des mains, à vous aussi !
Un jour viendra où
vous France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne,
vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes
et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une
unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne,
absolument comme la Normandie, la Bretagne, la Bourgogne, la Lorraine,
l'Alsace, toutes nos provinces, se sont fondues dans la France. Un jour
viendra où il n'y aura plus d'autres champs de bataille que les marchés
s'ouvrant au commerce et les esprits s'ouvrant aux idées. Un jour
viendra où les boulets et les bombes seront remplacés par les votes, par
le suffrage universel des peuples, par le vénérable arbitrage d'un grand
Sénat souverain qui sera à l'Europe ce que le parlement est à
l'Angleterre, ce que la diète est à l'Allemagne, ce que l'Assemblée
législative est à la France ! Un jour viendra où l'on montrera un
canon dans les musées comme on y montre aujourd'hui un instrument de
torture, en s'étonnant que cela ait pu être ! Un jour viendra où l'on
verra ces deux groupes immenses, les États-Unis d'Amérique, les
États-Unis d'Europe, placés en face l'un de l'autre, se tendant
la main par-dessus les mers, échangeant leurs produits, leur commerce,
leur industrie, leurs arts, leurs génies.
Et ce jour-là, il ne
faudra pas quatre cents ans pour l’amener, car nous vivons dans un temps
rapide, nous vivons dans le, courant d'événements et d'idées le plus
impétueux qui ait encore entraîné les peuples, et, à l'époque où nous
sommes, une année fait parfois l'ouvrage d’un siècle.
Dans notre vieille
Europe, l'Angleterre a fait le premier pas, et par son exemple
séculaire, elle a dit aux peuples : Vous êtes libre. La France a fait le
second pas et elle a dit aux peuples: Vous êtes souverains. Maintenant
faisons le troisième pas, et tous ensemble, France Angleterre, Belgique,
Allemagne, Italie, Europe Amérique, disons aux peuples : Vous êtes
frères ! »
Avant l’exil. Congrès
de la paix,
21 août 1849.
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Jersey
« Citoyens, du fond de
cette adversité où nous sommes encore, envoyons une acclamation à
l'avenir. Saluons, au-delà de toutes ces convulsions et de toutes ces
guerres, saluons l'aube bénie des États-Unis d'Europe ! Oh ! ce sera là
une réalisation splendide ! Plus de frontières, plus de douanes, plus de
guerres, plus d'armées, plus de prolétariat, plus d'ignorance, plus de
misère; toutes les exploitations coupables supprimées, toutes les
usurpations abolies ; la richesse décuplée, le problème du bien-être
résolu par la science; le travail, droit et devoir; la concorde entre
les peuples, l'amour entre les hommes ; la pénalité résorbée par
l'éducation; le glaive brisé comme le sabre; tous les droits proclamés
et mis hors d'atteinte, le droit de l'homme à la souveraineté, le droit
de la femme à l'égalité, le droit de l'enfant à la lumière ; la pensée,
moteur unique, la matière, esclave unique; le gouvernement résultant de
la superposition des lois de la société aux lois de la nature,
c'est-à-dire pas d'autre gouvernement que le droit de l'Homme ; – voilà
ce que sera l'Europe demain peut-être, citoyens, et ce tableau qui vous
fait tressaillir de joie n'est qu'une ébauche tronquée et rapide.
Proscrits, bénissons nos pères dans leurs tombes, bénissons ces dates
glorieuses qui rayonnent sur ces murailles, bénissons la sainte marche
des idées. Le passé appartient aux princes ; il s'appelle Barbarie ;
l'avenir appartient aux peuples ; il s'appelle Humanité !
»
Pendant l’exil.
Vingt-troisième anniversaire de la révolution polonaise,
29 novembre 1853
« Dans
la vieille cité du dix août et du vingt-deux septembre, déclarée
désormais la Ville d'Europe, une colossale assemblée, l'assemblée des
États-Unis d'Europe, arbitre de la civilisation, sortie du suffrage
universel de tous les peuples du continent, traiterait et réglerait,
avec l'aide de la presse universelle libre, toutes les questions de
l'humanité, et ferait de Paris au centre du monde un volcan de lumière. »
Pendant l’exil.
Sixième anniversaire du 24 février 1848,
24 février 1855.
« O mes frères en
humanité ; c'est l'heure de la joie et de l'embrassement. Mettons de
côté toute nuance exclusive, tout dissentiment politique, petit en ce
moment ; à cette minute sainte où nous sommes, fixons uniquement nos
yeux sur cette œuvre sacrée, sur ce but solennel, sur cette vaste
aurore, les nations affranchies, et confondons toutes nos âmes dans ce
cri formidable digne du genre humain et du ciel : vive la liberté ! Oui,
puisque l'Amérique, hélas ! lugubrement conservatrice de la servitude,
penche vers la nuit, que l'Europe se rallume ! Oui, que cette
civilisation de l'ancien continent, qui a aboli la superstition par
Voltaire, l'esclavage par Wilberforce, l’échafaud par Beccaria, que
cette civilisation aînée reparaisse dans son rayonnement désormais
inextinguible.»
Pendant l’exil,
1860
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Anniversaire de la
révolution de 1848
24 février 1855
Si l'Europe des
peuples eût succédé en 1848 à l’Europe des rois, voici quelle serait
aujourd'hui après sept années de liberté et de lumière, la situation du
continent.
On verrait ceci :
Le continent serait
un seul peuple; les nationalités vivraient de leur vie propre dans la
vie commune ; l’Italie appartiendrait à l'Italie, la Pologne
appartiendrait à la Pologne, la Hongrie appartiendrait à la Hongrie, la
France appartiendrait à l'Europe, l'Europe appartiendrait à l'Humanité.
Le groupe européen
n’étant plus qu'une nation, l'Allemagne serait à la France, la France
serait à l'Italie ce qu'est aujourd'hui la Normandie à la Picardie et la
Picardie à la Lorraine. Plus de guerre; par conséquent plus d’armée.
Plus de frontières,
plus de douanes, plus d'octrois ; le libre échange ; flux et reflux
gigantesque de numéraire et de denrées, industrie et commerce
vingtuplés.
Une monnaie
continentale, à double base métallique et fiduciaire, ayant pour point
d'appui le capital Europe tout entier et pour moteur l'activité libre de
deux cents millions d'hommes, cette monnaie, une, remplacerait et
résorberait toutes les absurdes variétés monétaires d'aujourd'hui,
effigies de princes, figures des misères; variétés qui sont autant de
causes d'appauvrissement; car, dans le va-et-vient monétaire, multiplier
la variété, c'est multiplier le frottement ; multiplier le frottement,
c'est diminuer la circulation. En monnaie, comme en toute chose,
circulation, c'est unité.
La fraternité
engendrerait la solidarité; le crédit de tous serait la propriété de
chacun, le travail de chacun, la garantie de tous.
Liberté d'aller et
venir, liberté de s'associer, liberté de posséder, liberté d'enseigner,
liberté de parler, liberté d’écrire, liberté de penser, liberté d'aimer,
liberté de croire, toutes les libertés feraient faisceau autour du
citoyen gardé par elles et devenu inviolable.
On verrait partout
le cerveau qui pense, le bras qui agit, la machine servant l'homme ; les
expérimentations sociales sur une vaste échelle ; toutes les
fécondations merveilleuses du progrès par le progrès; la science aux
prises avec la création; des ateliers toujours ouverts dont la misère
n'aurait qu'à pousser la porte pour devenir le travail ; des écoles
toujours ouvertes dont l'ignorance n'aurait qu'à pousser la porte pour
devenir la lumière.; où l’enfant pauvre recevrait la même culture que
l’enfant riche; des scrutins où la femme voterait comme l'homme ; car
nous proclamons la femme notre égale, avec le respect de plus. O femme,
mère, compagne, sœur, éternelle mineure, éternelle esclave, éternelle
sacrifiée, éternelle martyre, nous vous relèverons !
Dans la vieille cité
du dix août et du vingt-deux septembre, déclarée désormais la Ville
d'Europe, une colossale assemblée, l'assemblée des États-Unis d'Europe,
arbitre de la civilisation, sortie du suffrage universel de tous les
peuples du continent, traiterait et réglerait, avec l'aide de la presse
universelle libre, toutes les questions de l'humanité, et ferait de
Paris au centre du monde un volcan de lumière.
