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N° 2262

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

TREIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 26 janvier 2010.

RAPPORT D’INFORMATION

FAIT

en application de l’article 145 du Règlement

AU NOM DE LA MISSION D’INFORMATION
SUR LA PRATIQUE DU PORT DU VOILE INTÉGRAL SUR LE TERRITOIRE NATIONAL (1)

Président

M. André GERIN,

Rapporteur

M. Éric RAOULT,

Députés.

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La mission d’information est composée de :

M. André Gerin, président ; Mme Arlette Grosskost, Mme Danièle Hoffman-Rispal, M. Georges Mothron, M. Nicolas Perruchot, vice-présidents ; M. Christian Bataille, M. Éric Diard, M. Christophe Guilloteau, Mme Françoise Hostalier, secrétaires ; M. Éric Raoult, rapporteur ; M. Yves Albarello, Mme Nicole Ameline, M. François Baroin, M. Patrick Beaudouin, M. Gilles Bourdouleix, M. Pierre Cardo, Mme Pascale Crozon, M. Pierre Forgues, M. Jean-Paul Garraud, M. Jean Glavany, M. Michel Lefait, Mme Colette Le Moal, M. Lionnel Luca, Mme Jeanny Marc, Mme Martine Martinel, Mme Sandrine Mazetier, M. Jacques Myard, Mme George Pau-Langevin, Mme Bérengère Poletti, M. Jacques Remiller, Mme Chantal Robin-Rodrigo, M. François de Rugy

AVANT-PROPOS DE M. ANDRÉ GERIN, PRÉSIDENT DE LA MISSION D’INFORMATION 13

AVANT-PROPOS DE M. ÉRIC RAOULT, RAPPORTEUR DE LA MISSION D’INFORMATION 15

INTRODUCTION 19

PREMIÈRE PARTIE : DES PRATIQUES RADICALES, ENTRE ARCHAÏSME CULTUREL ET PROSÉLYTISME INTÉGRISTE 25

I.– UNE ORIGINE ANCIENNE, UN DÉVELOPPEMENT RÉCENT, UNE PRESCRIPTION NON ISLAMIQUE 25

A. UNE PRATIQUE ANTÉRIEURE À L’ISLAM ET IMPORTÉE DES SOCIÉTÉS DU MOYEN-ORIENT 25

1. Des tenues vestimentaires avant tout caractéristiques des us et coutumes de sociétés du Moyen-Orient 25

2. Une pratique vestimentaire encore marginale apparue assez récemment sur le territoire national 28

a) L’étude citée par le ministre de l’Intérieur : 1 900 femmes voilées intégralement 28

b) Les élus locaux et les spécialistes du fait religieux musulman partagent le constat du caractère marginal de cette pratique 29

c) Une place croissante dans l’espace médiatique 30

d) Une rupture par rapport à l’évolution des comportements en Occident comme en Islam 31

B. UNE PRATIQUE TRÈS LARGEMENT CONSIDÉRÉE COMME NE PRÉSENTANT PAS LE CARACTÈRE D’UNE PRESCRIPTION OBLIGATOIRE 36

1. Une pratique née d’une interprétation très minoritaire ne reposant sur aucun fondement textuel explicite et incontestable 36

2. Un rejet unanime par les représentants du culte musulman et des spécialistes de l’islam entendus par la mission 38

II.– LE SIGNE DÉVOYÉ D’UNE QUÊTE D’IDENTITÉ ET L’ÉTENDARD DE MOUVEMENTS COMMUNAUTARISTES ET RADICAUX 41

A. DES CHEMINEMENTS PERSONNELS ENTRE SERVITUDE VOLONTAIRE, LIBERTÉS ALIÉNÉES ET SITUATIONS DE CONTRAINTES 42

1. La revendication pleine et entière du port du voile intégral, une servitude volontaire 43

a) La recherche de pureté par la pratique d’un culte plus austère 43

b) Une prise de distance par rapport à une société jugée pervertie 46

2. Des libertés aliénées par le poids de l’environnement social 47

a) Une propension au conformisme vis-à-vis des valeurs de la famille et de la communauté 47

b) Le souci d’une respectabilité dans un espace social menaçant 49

3. Une soumission dans un contexte marqué par des situations de contraintes voire de violences 50

B. LE FRUIT D’UN ENFERMEMENT COMMUNAUTARISTE ET L’ÉTENDARD D’UN MOUVEMENT INTÉGRISTE : LE SALAFISME 52

1. Le port du voile intégral manifeste un repli de nature communautariste dans certains territoires 52

2. L’étendard d’un projet intégriste militant et prosélyte porté par la nébuleuse salafiste 56

a) Un mouvement appelant à un retour vers un âge d’or perdu 57

b) Une logique prédicatrice et missionnaire 59

III.– UN VÉRITABLE DÉFI PAR-DELÀ LE CONTRASTE DES SITUATIONS NATIONALES 67

A. UN PHÉNOMÈNE LARGEMENT INEXISTANT DANS LES PAYS D’EUROPE CENTRALE ET ORIENTALE 67

1. La République tchèque 67

2. La Bulgarie 68

3. La Roumanie 68

4. La Hongrie 68

5. L’Allemagne 69

B. DES SOCIÉTÉS HEURTÉES PAR CE PHÉNOMÈNE 71

1. La Suède 71

2. Le Danemark 72

C. DES SOCIÉTÉS SE SENTANT MISES EN CAUSE DANS LEUR IDENTITÉ ET DANS LEURS LIBERTÉS 73

1. La Belgique 73

2. Les Pays-Bas 77

D. DES PAYS CONFRONTÉS À DES SURENCHÈRES COMMUNAUTARISTES 81

1. Le Canada 81

2. Les États-Unis 81

3. Le Royaume-Uni 83

DEUXIÈME PARTIE — UNE PRATIQUE AUX ANTIPODES DES VALEURS DE LA RÉPUBLIQUE 87

I.– LE PRINCIPE DE LAÏCITÉ EN LISIÈRE DU DÉBAT 87

A. RETOUR SUR LE PRINCIPE DE LAÏCITÉ 88

1. Un principe moteur dans la construction de notre vivre-ensemble 88

2. Un principe qui oblige l’État mais aussi les citoyens 88

B. LE PORT DU FOULARD ISLAMIQUE ET DU VOILE INTÉGRAL RENVOIENT À DES PROBLÉMATIQUES DISTINCTES 90

1. Le foulard à l’école : un signe ostensiblement religieux dans un lieu particulier 90

2. Le voile intégral : une pratique contestée dans un espace indéterminé 92

3. Une atteinte à la laïcité au sens philosophique du terme plus qu’au sens juridique 93

II.– LA NÉGATION DE LA LIBERTÉ 95

A. LA LIBERTÉ DE SE VÊTIR EN QUESTION 95

1. Si la liberté de se vêtir n’est pas absolue 95

2. … le port du voile intégral constitue bien une entrave à cette liberté 97

B. LES CONTRAINTES SUR LES MINEURES SONT PARTICULIÈREMENT INTOLÉRABLES 99

1. Des cas signalés de voile intégral sur des enfants de moins de dix ans 99

2. Des pressions sans cesse croissantes sur les jeunes filles dans certains quartiers 100

C. DES DÉRIVES SECTAIRES SONT À COMBATTRE 101

1. La recherche d’une pureté absolue en se coupant du monde 102

2. Des doutes quant aux visées politiques sous-jacentes à cette dérive sectaire 105

3. Des dérives contraires à nos lois 106

III.– LE REJET DU PRINCIPE D’ÉGALITÉ 107

A. L’ÉGALITÉ DES SEXES ET LA MIXITÉ, PRINCIPES ESSENTIELS DE LA RÉPUBLIQUE 107

1. L’égalité des sexes : un principe constitutionnel 107

2. La reconnaissance par le droit international et européen 108

B. LE VOILE INTÉGRAL COMME SYMBOLE DE L’INFÉRIORISATION DES FEMMES 109

1. Une marque d’apartheid sexuel 109

2. La réification de la femme, premier maillon d’une chaîne d’asservissement 110

3. Le désir de voir disparaître les femmes de l’espace public 111

C. LE SIGNE D’UN REFUS DE L’ÉGALE DIGNITÉ DES ÊTRES HUMAINS 113

1. Une évidence au plan moral… 113

2. … plus difficile à saisir au plan juridique 114

IV.– LE REFUS DE LA FRATERNITÉ 116

A. MASQUER SON VISAGE POUR EXCLURE L’AUTRE 116

1. Le « visage miroir de l’âme » (Emmanuel Lévinas) 116

2. Une attitude fondamentalement perverse 118

B. LE REFUS DU VIVRE-ENSEMBLE 119

1. Une forme d’incivilité 119

2. Une atteinte à notre code social 120

TROISIÈME PARTIE — LIBÉRER LES FEMMES DE L’EMPRISE DU VOILE INTÉGRAL 123

I.– CONVAINCRE 123

A. AFFIRMER SOLENNELLEMENT ET FERMEMENT LES PRINCIPES RÉPUBLICAINS PAR LE VOTE D’UNE RÉSOLUTION 123

1. La résolution, nouvel outil aux mains du Parlement dont l’usage comporterait de nombreux avantages 124

a) L’attrait de la nouveauté 124

b) Une procédure rapide 125

c) L’affirmation de la compétence du Parlement 125

d) Un impact potentiellement important tant auprès de l’opinion que des agents publics 126

2. Un contenu multiforme 126

a) Réaffirmer les principes républicains 127

b) Souligner les efforts accomplis par les acteurs de terrain qui combattent la pratique du port du voile intégral 128

c) Rappeler la détermination de la représentation nationale à lutter contre les discriminations 128

d) Condamner les violences faites aux femmes et soutenir toutes les femmes contraintes de porter le voile intégral dans le monde 128

B. DIFFUSER LES PRINCIPES RÉPUBLICAINS PAR LA MÉDIATION, LA PÉDAGOGIE ET L’ÉDUCATION 129

1. La médiation, première des réponses face au voile intégral 129

a) Prendre en considération la diversité des situations 129

b) Mobiliser tous les acteurs compétents, et notamment les élus locaux 130

2. La pédagogie de la laïcité et des valeurs de la République 131

a) Renforcer la formation civique des primo-arrivants 131

b) Mieux former les agents publics aux règles de la laïcité et à la gestion des incivilités 132

3. Le rôle fondamental de l’éducation et de la connaissance 134

a) Faire de l’école un lieu de prévention des violences sexistes 134

b) Mieux connaître la laïcité 135

c) La question de l’enseignement de la langue arabe et de la civilisation musulmane au sein de l’école de la République 136

C. LUTTER CONTRE LES PRÉJUGÉS ET RÉFLÉCHIR À UNE JUSTE REPRÉSENTATION DE LA DIVERSITÉ SPIRITUELLE 138

1. Faire reculer les discriminations 138

2. Réfléchir aux moyens de respecter pleinement une juste représentation de la « diversité spirituelle » 139

a) La construction de lieux de cultes 140

b) L’islam en Alsace-Moselle 141

c) La reconnaissance symbolique des fêtes des religions les plus représentées 141

II.– PROTÉGER 142

A. MOBILISER ET RENFORCER LES INSTRUMENTS JURIDIQUES POUR LUTTER CONTRE LES VIOLENCES ET LES CONTRAINTES 142

1. Combattre le port du voile intégral subi par des mineures 143

2. Protéger les femmes victimes de contrainte au sein de leur couple 144

a) Le juge civil est protecteur de la liberté des femmes 144

b) Des violences en passe d’être mieux reconnues au plan pénal 145

3. Sanctionner les prédicateurs fondamentalistes qui incitent au port du voile intégral 147

4. Lutter contre les dérives sectaires 148

B. RÉAFFIRMER LE SOUTIEN DE LA FRANCE AUX FEMMES PERSÉCUTÉES DE PAR LE MONDE 150

1. Les valeurs de la France ont vocation à dépasser ses frontières 150

a) Une longue tradition d’asile… 150

b) …qui a vocation à s’appliquer aux femmes persécutées de par le monde 151

2. Prendre en compte, au titre de l’asile, la contrainte à porter le voile intégral comme indice d’un contexte de persécution 151

a) La crainte du fait de l’appartenance à un groupe social 152

b) La crainte du fait de la religion 153

c) Les persécutions subies dans le cadre d’un combat pour la liberté 153

C. CONFORTER LES AGENTS DES SERVICES PUBLICS ET TOUTES LES PERSONNES AU CONTACT DU PUBLIC 154

1. Autant de réponses que de services publics 154

a) De nombreux services publics concernés 154

b) Autant de réponses que de services publics 155

2. Adopter une disposition générale pour conforter les agents des services publics 158

3. Une extension aux autres établissements recevant du public ? 159

a) Des restrictions peuvent déjà être apportées au port du voile intégral dans ces établissements… 159

b) …si elles ne sont pas fondées sur un motif discriminatoire 160

III.– INTERDIRE ? 161

A. EMPÊCHER LA PRATIQUE DU PORT DU VOILE INTÉGRAL 161

1. La généralisation des contrôles d’identité, une voie problématique 162

2. Un meilleur contrôle de l’admission au séjour et de l’attribution de la nationalité, une voie nécessaire mais insuffisante 163

a) Faire du port du voile intégral un frein au séjour 163

b) Empêcher l’acquisition de la nationalité française pour les femmes portant le voile intégral et pour leur conjoint 165

B. INTERDIRE LE PORT DU VOILE INTÉGRAL DANS L’ESPACE PUBLIC ? 166

1. Une interdiction relèverait-elle de la loi ou de règlement ? 167

a) Au regard du principe de proportionnalité, une interdiction par voie de règlement serait préférable 167

b) Mais cette solution n’est pas applicable en pratique 168

—  Il n’est pas opportun de laisser les maires seuls face à la pratique du port du voile intégral 168

—  La voie réglementaire est en tout état de cause impraticable 170

c) Le passage par la loi, seule voie possible 171

2. Une interdiction serait-elle possible au regard de la Constitution et de la CEDH ? 171

a) La laïcité, un fondement inopérant 173

b) La dignité de la personne humaine, une notion au contenu incertain 174

c) L’ordre public, la piste la moins risquée 177

3. Pourrait-on sanctionner la violation de cette interdiction ? 181

a) Sur qui les sanctions devraient-elles porter ? 181

b) Quelles exceptions prévoir ? 182

c) Quelle devrait être la sanction ? 183

d) La sanction pourrait-elle être appliquée ? 184

CONCLUSION : LA CONTRIBUTION DE LA MISSION À UN LARGE ACCORD POLITIQUE 187

EXAMEN DU RAPPORT 189

SYNTHÈSE DES PROPOSITIONS 203

PROPOSITION DE RÉSOLUTION PRÉSENTÉE PAR LA MISSION 207

CONTRIBUTIONS DES FORMATIONS POLITIQUES REPRÉSENTÉES À L’ASSEMBLÉE NATIONALE ET AU SÉNAT 211

CONTRIBUTIONS DES DÉPUTÉS MEMBRES DE LA MISSION 247

CONTRIBUTIONS DE GROUPES POLITIQUES REPRÉSENTÉS À L’ASSEMBLÉE NATIONALE 259

COMPTES RENDUS DES AUDITIONS ET DES TABLES RONDES 271

Audition de Mme Dounia Bouzar, anthropologue 271

Audition de M. Abdennour Bidar, philosophe 285

Table ronde réunissant des associations de défense des droits des femmes : Mme Françoise Morvan, vice-présidente de la Coordination française pour le Lobby européen des femmes ; Mme Nicole Crépeau, présidente de la Fédération nationale Solidarité femmes ; Mme Sabine Salmon, présidente de l’association Femmes solidaires, et Mme Carine Delahaie, membre de l’association ; Mme Françoise Laurant, présidente du Mouvement français pour le Planning familial, et Mme Marie-Pierre Martinet, secrétaire générale ; Mme Annie Sugier, présidente de la Ligue du droit international des femmes ; Mme Olivia Cattan, présidente de l’association Paroles de femmes ; Mme Michèle Vianès, présidente de l’association Regards de femmes. 293

Audition de M. Michel Champredon, maire d’Evreux, et de M. Philippe Esnol, maire de Conflans-Sainte-Honorine, représentants de l’Association des maires de France 312

Audition de Mme Sihem Habchi, présidente de l’association Ni putes ni soumises 317

Audition de Mme Élisabeth Badinter, philosophe 333

Table ronde réunissant des associations laïques : M. Joseph Petitjean, président de l’Association des libres penseurs de France, M. Marc Simon, secrétaire général, M. Hubert Sage, membre du conseil d’administration ; M. Philippe Foussier, président du Comité laïcité République, M. Patrick Kessel, président d’honneur ; M. Marc Blondel, président de la Fédération nationale de la libre pensée, M. Christian Eychen, secrétaire général ; M. Yves Pras, président du Mouvement Europe et laïcité, M. Joël Denis, vice-président, M. Claude Betteto, vice-président ; M. Jean-Michel Quillardet, président de l’Observatoire international de la laïcité contre les dérives communautaires, M. Fabien Taïeb, vice-président, M. Didier Doucet, secrétaire général ; Mme Monique Vézinet, présidente de l’Union des familles laïques, Mme Marie Perret, secrétaire nationale. 341

Audition de l’association Ville et banlieue de France : M. Claude Dilain, président, maire de Clichy-sous-Bois ; M. Jean-Pierre Blazy, maire de Gonesse ; M. Renaud Gauquelin, maire de Rillieux-La-Pape ; M. Jean-Yves Le Bouillonnec, maire de Cachan ; M. Xavier Lemoine, maire de Montfermeil 353

Audition de Mme Gisèle Halimi, Présidente de l’association Choisir la cause des femmes 366

Audition de M. André Rossinot, maire de Nancy, auteur du rapport La laïcité dans les services publics 371

Audition de M. Jean-Pierre Dubois, président de la Ligue des droits de l’homme, Mme Françoise Dumont, vice-présidente, et M. Alain Bondeelle, responsable du groupe de travail sur la laïcité 375

Audition de M. Mahmoud Doua, enseignant en anthropologie du monde arabo-musulman à l’Université Bordeaux III 382

Audition de M. Rémy Schwartz, conseiller d’État, rapporteur général de la commission Stasi 386

Audition de : M. Mohammed Moussaoui, président du Conseil français du culte musulman ; M. Haydar Demiryurek, vice-président chargé des régions ; M. Chems-Eddine Hafiz, vice-président chargé des commissions ; M. Fouad Alaoui, vice-président chargé de la réforme et du plan ; M. Anouar Kbibech, secrétaire général. 390

Audition de M. Denys de Béchillon, professeur de droit public à l’université de Pau, membre du Club des juristes. 410

Audition de M. Jean Baubérot, titulaire de la chaire d’histoire et sociologie de la laïcité à l’École pratique des hautes études. 422

Audition de M. Farhad Khosrokhavar, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales 434

Audition de M. Jean-Michel Ducomte, président de la Ligue de l’enseignement 440

Audition de M. Dalil Boubakeur, recteur de la Grande Mosquée de Paris. 447

Audition de Mme Ismahane Chouder et de Mme Monique Crinon, du Collectif des féministes pour l’égalité 457

Audition de M. Samir Amghar, chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales, spécialiste du salafisme 467

Audition de Mme Yvette Roudy, ancien ministre 476

Audition de M. Abdelwahab Meddeb, enseignant à l’Université Paris X 483

Audition de M. Henri Pena-Ruiz, philosophe 492

Audition de Mme Caroline Fourest, journaliste et sociologue 501

Audition de représentants d’obédiences maçonniques : Pour la Grande loge féminine de France : Mme Denise Oberlin, grande maîtresse ; Mme Anne-Marie Pénin, présidente de la commission conventuelle de la laïcité ; Mme Marie-France Picart, ancienne grande maîtresse, membre de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE) ; Pour la Grande loge de France : M. Jean-Michel Balling, membre ; Pour le Grand orient de France : M. Patrice Billaud, vice-président. 510

Audition de Mme Anne Levade, professeur de droit public à l’Université Paris XII 518

Audition de M. Benjamin Stora, historien 529

Audition de M. Patrick Gaubert, président de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA), président du Haut conseil à l’intégration, M. Gérard Unger, vice-président et M. Richard Séréro, secrétaire général 533

Audition de M. Bertrand Mathieu, professeur de droit public à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne 546

Audition de M. Guy Carcassonne, professeur de droit public à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense 554

Audition de M. Tariq Ramadan 560

Audition de M. Jean-Pierre Marguénaud, professeur de droit privé à l’université de Limoges 573

Audition de M. Pascal Hilout, représentant de l’association Riposte laïque. 579

Audition de M. Antoine Sfeir, journaliste, directeur des Cahiers de l’Orient 585

Table ronde sur le thème du corps et du visage : Mme Nadeije Laneyrie-Dagen, professeur d’histoire de l’art moderne à l’École normale supérieure (ENS-Ulm), Mme Nilüfer Göle, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales 590

Audition de M. Bertrand Louvel, président de chambre et directeur du service de documentation et d’études à la Cour de cassation et de Mme Cécile Petit, premier avocat général à la Cour de cassation 599

Audition conjointe de M. Brice Hortefeux, ministre de l’Intérieur, de l’outre-mer et des collectivités territoriales, de M. Xavier Darcos, ministre du Travail, des relations sociales, de la famille, de la solidarité et de la ville, et de M. Éric Besson, ministre de l’Immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire 610

LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES 629

ANNEXE N° 1 : DÉLIBÉRATIONS DE LA HAUTE AUTORITÉ DE LUTTE CONTRE LES DISCRIMINATIONS ET L'ÉGALITÉ (HALDE) 643

ANNEXE N° 2 : DÉCISION DU CONSEIL D’ÉTAT DU 27 JUIN 2008 656

AVANT-PROPOS DE M. ANDRÉ GERIN,
PRÉSIDENT DE LA MISSION D’INFORMATION

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Le débat national commence

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Après six mois de travaux, la mission d’information créée par la Conférence des Présidents le 23 juin 2009, rend aujourd’hui son rapport. Ce document fera référence ; c’est une certitude. Par son souci de clarté, par le sérieux de son analyse, par ses jugements équilibrés, le rapporteur, M. Éric Raoult, auquel je souhaite ici rendre hommage, a parfaitement rendu compte du travail que nous avons accompli collectivement dans un esprit fondamentalement républicain.

Le rapport de la mission établit un état des lieux qui fait l’objet d’un accord de l’ensemble de la mission. Il montre aussi avec précision en quoi le port du voile intégral porte atteinte aux trois principes qui figurent dans la devise de la République : liberté, égalité, fraternité. Le voile intégral est une atteinte intolérable à la liberté, à la dignité des femmes. C’est la négation de l’égalité des sexes, de la mixité dans notre société. C’est finalement la volonté d’exclure les femmes de la vie sociale et le rejet de notre volonté commune de vivre ensemble.

Concernant les préconisations contenues dans le rapport, la plupart d’entre elles recueillent l’accord de tous les membres de la mission. Quant à la nécessité de recourir ou non à la loi pour interdire le port du voile intégral dans l’espace public, la mission constate que si une grande partie de ses membres sont pour l’adoption d’une telle loi, cette proposition ne fait pas, à ce jour, l’unanimité. Il faut encore essayer de trouver des voies de passage pour mieux cerner le contenu possible de cette loi de libération. Le rapport montre toutes les pistes qu’on peut emprunter. Il appartiendra aux 577 députés de se faire leur opinion sur la base du présent rapport.

Le débat n’est donc pas clos et, pour tout dire, j’ai le sentiment qu’il ne fait que commencer dans notre pays mais aussi au-delà de nos frontières.

Ce débat va d’ailleurs prendre une dimension plus large encore car, derrière la question du voile intégral, c’est une réalité beaucoup plus inquiétante qui transparaît. La burqa, le niqab et tout autre voile intégral ne sont que la partie immergée de cet iceberg que constitue l’intégrisme fondamentaliste. Ce sont les menées évidentes d’un certain nombre de gourous qui tentent de conquérir les esprits et qui font tant de ravages dans certains territoires de la République. Je l’ai, en 2004, personnellement vécu à Vénissieux avec la fameuse affaire de l’ « imam » Bouziane, du nom de ce prédicateur qui fut expulsé de France pour avoir appelé à la lapidation des femmes ou avec l’histoire de ces deux jeunes également de Vénissieux qui, après un séjour en Afghanistan, se sont retrouvés en 2002 à Guantanamo.

Les témoignages que nous avons recueillis lors de nos auditions montrent aussi les difficultés et le malaise profond qu’éprouvent les personnes qui, chaque jour, sont au contact du public, que ce soient les agents d’état civil, les médecins, les employés de magasins, les enseignants. Les incivilités se multiplient. Les violences et les menaces sur les personnes sont fréquentes. On nous a ainsi rapporté ces conflits qui dégénèrent dans les hôpitaux – comme à l’hôpital femme-mère-enfant de Bron dans la région lyonnaise – parce qu’un homme refuse que sa femme reçoive l’aide d’un médecin homme au moment d’accoucher. Ce n’est pas acceptable et à chaque fois qu’a lieu une telle agression, c’est notre vivre ensemble fondé sur l’Esprit des Lumières qui est bafoué.

Face à cela, la République doit réagir et les parlementaires doivent prendre leurs responsabilités. C’est ce à quoi invite le présent rapport.

AVANT-PROPOS DE M. ÉRIC RAOULT,
RAPPORTEUR DE LA MISSION D’INFORMATION

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Rencontre avec Farah, jeune marseillaise voilée à Damas, le 5 novembre 2009

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Cette rencontre commence comme une visite culturelle au cœur de Damas de cinq députés de l'Assemblée nationale. Une rencontre fortuite mais peu banale qui m'a marqué et que j'ai voulu résumer dans ces quelques lignes.

Cette rencontre est intervenue lors d'une mission en Syrie, conduite par Elisabeth Guigou, en présence de François Loncle, Jacques Myard, Jean-Marc Nesme et moi-même. Après plusieurs rencontres officielles dans un timing soutenu avec les autorités syriennes, notre ambassadeur, Éric Chevallier, à notre demande, avait organisé une rapide visite guidée de cette Mosquée des Omeyyades, au cœur de Damas, monumentale et ancestrale, qui est un des édifices les plus beaux du Proche-Orient.

Notre allure de responsables étrangers, mais surtout nos propos en français ont attiré lors de cette visite deux jeunes femmes en burqa. L'une, seule, timide, n'a pas accompagné sa consoeur qui souhaitait engager un dialogue avec notre délégation de députés français. C'est au moment où nous allions quitter l'esplanade de cette grande mosquée, que Farah a accosté mon collègue François Loncle. En voile intégral, avec quatre enfants, dont l'un en très bas âge, emmitouflé et caché du jour sous la robe de l'une d'entre elles, avec un fort accent du Sud de la France, celle-ci s'est adressée à lui : « vous êtes des politiques français, je vous ai reconnu ! ».

C'est dans nos sourires, mais sans voir le sien, que ce dialogue d'une demi-heure s'est engagé. Plongé dans les nouvelles relations diplomatiques, économiques et culturelles franco-syriennes, je voulus absolument parler avec cette jeune femme de 35 ans, native de la cité de la Castellane, à Marseille, d'origine marocaine, qui vivait avec ses quatre enfants dans une totale dépendance de son compagnon koweïtien, partageant son existence entre plusieurs pays du Proche et du Moyen-Orient.

Farah voulait nous parler, « non pour [se] justifier, mais pour [nous] expliquer le sens qu'[elle] donnait à cette burqa », à cet exil, à cet engagement, à cette pratique de pureté. Une jeune française qui se rattachait à nous, à ce dialogue, jusqu'à nous aider à discuter le prix d'un sac à dos avec ses trois enfants et son bébé aux yeux éblouis quand elle le sortait de sa robe noire.

Oui, nous avons parlé longtemps à ce fantôme attachant qui continuait à nous parler, à nous dire, à nous expliquer le pourquoi de ce voile.

Avec pudeur, elle nous résumait sa vie, avec un gamin qui lui disait « Maman, j'ai faim ! ». Je lui ai donné ce que j'avais sur moi, non pas mes billets qu'elle a refusés, mais une carte de visite avec mon numéro de portable !

Avant de la quitter, je lui ai dit que ma femme était de Marseille, « qu’elle connaissait Jean-Claude, le Maire et les gens de là-bas ! ». Avec un accent couleur locale, elle m'a dit en me frôlant le bras mais avec un ton différent dans la voix : « j’ai la foi, mais j’ai aussi la nostalgie du pays ».

Farah est peut-être encore à Damas, ou au Koweit ou en Arabie saoudite. En la quittant dans le souk avec mes quatre collègues députés, j’avais voulu tendre la main à ce fantôme prisonnier de ce voile qui masquait son identité, son pays, sa ville de Marseille.

La foi, la nostalgie de cette « Maman errante » qui tendait la main, non pour mendier mais pour être aidée, secourue, pour sortir d’une détresse qui m’a bouleversé pendant des jours !

Dans cette Mosquée des Omeyyades, nous avons rencontré Farah qui avait commencé par le voile simple, en bas d’un immeuble, puis avait dû porter le voile intégral et qui, aujourd’hui, avait la nostalgie des quartiers, du bus et des marchés, des fêtes et des bruits de son pays et de sa belle ville !

Farah n’est pas un fantôme, c’est une jeune femme de France que je ne veux et ne peux pas oublier, car ce port du voile, ce n’est pas une liberté féminine, c’est d’abord un oubli de soi, tout simplement une contrainte faite aux femmes ! C’est une errance personnelle, un retour vers le passé !

En travaillant sur ce rapport, j’ai encore en tête le rire de Farah pour parler de Marseille et les larmes de sa voix pour parler de sa vie, de son avenir.

Ce texte n’est pas mélo, ni larmoyant, mais c’est mon témoignage vécu.

« C’est pour les yeux de Farah » qu’avec André Gerin et tous les membres de notre mission, nous avons voulu travailler, Farah de Damas, du Koweit ou du Golfe, mais avant tout, Farah de Marseille !

Mesdames, Messieurs,

Le port de la burqa, du niqab ou de tout autre voile intégral est un sujet incandescent, à tel point que certains ont pu craindre qu’aborder publiquement cette question suscite passions, incompréhensions et conflits. Mais laisser se développer cette pratique contraire aux valeurs de la République, sans oser en débattre, par confort intellectuel ou, pire encore, par peur, n’est-ce pas prendre le risque d’être rattrapé un jour par la réalité ? C’est justement pour préserver l’avenir, pour permettre à chacun, quelles que soient ses origines, ses convictions, sa confession, de vivre paisiblement dans notre République que nous avons souhaité affronter cette question avec la volonté d’observer, de comprendre, de proposer.

À l’évidence, une assemblée démocratique est le lieu naturel pour engager ce débat sereinement. Le Président de la République s’en est remis d’ailleurs aux parlementaires lorsque, s’exprimant devant eux au Congrès de Versailles, le 22 juin 2009, il déclarait : « Le Parlement a souhaité se saisir de cette question. C'est la meilleure façon de procéder. Il faut qu'il y ait un débat et que tous les points de vue s'expriment. Où ailleurs qu'au Parlement pourraient-ils mieux le faire ? »

C’est bien l’Assemblée nationale qui a entendu se pencher sur ce phénomène nouveau que l’on voit se déployer subrepticement sur certains territoires de la République et qui constitue une atteinte intolérable à la dignité des femmes.

C’est l’initiative de notre collègue André Gerin (2), soutenue par de très nombreux députés, puis par l’ensemble des groupes parlementaires, qui a conduit, le 23 juin 2009, à la création, par la Conférence des Présidents de l’Assemblée nationale, de la mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national (3), en application de l’article 145 de notre Règlement.

La pratique du port du voile intégral surprend et même stupéfie bon nombre de nos concitoyens, de toutes origines, de toutes confessions ; elle les met mal à l’aise et, souvent, les inquiète. Dans un pays qui a fait de la civilité, de la courtoisie, une valeur sociale et même politique, le fait de refuser d’échanger à visage découvert avec l’autre est ressenti comme une attitude de défiance, de rejet voire de menace.

Mais ce phénomène du port du voile intégral – terme plus neutre et plus général que l’on préférera à celui de burqa ou de niqab  – est, avant toutes choses, marqué par une grande complexité, tant dans son origine, ses manifestations que ses conséquences et les moyens de lui faire face. Lorsque la Conférence des Présidents a créé cette mission d’information – de préférence à une commission d’enquête dont les mécanismes apparaissaient, à juste titre, trop lourds pour ce type d’investigation  – chacun a eu conscience que ce travail supposerait de la nuance.

Ce n’est pas à nous qu’il appartient de dire si, in fine, cette exigence a été respectée – d’autres en jugeront – mais une certitude demeure : sans vouloir employer des termes trop solennels, on peut dire cependant que la mission d’information n’a eu de cesse de s’inscrire dans une démarche profondément républicaine.

Évidemment, une telle démarche constitue une préoccupation générale et constante de tous les parlementaires, en toutes circonstances, mais pendant les six mois qui viennent de s’écouler et pour chacun des membres de la mission d’information sur la pratique du port du voile intégral, l’idée républicaine fut bien une forme d’obsession au sens positif du terme ; elle s’est manifestée à tous les stades des travaux de la mission, dans ses intentions, son fonctionnement et ses conclusions.

Dans les intentions, tout d’abord. Les trente-deux membres, issus de tous les groupes qui composent l’Assemblée nationale, ont souhaité travailler sans préjugé – ce qui ne signifie pas sans convictions – pour comprendre un phénomène nouveau, dont ils avaient bien souvent l’expérience dans leur propre circonscription. L’objectif était clair et il fut, dans ce paysage mouvant, complexe, un point fixe que les députés ne quittèrent pas des yeux un instant : il importe que tous les habitants de ce pays – quels que soient leur nationalité, leur origine, leur sexe, leur confession, leur opinion... – puissent vivre en bonne harmonie dans le respect de ce qui constitue le pacte républicain et de ses trois valeurs fondatrices : la liberté, l’égalité et la fraternité.

Pour traduire cette intention dans le fonctionnement même de la mission, le président et votre rapporteur ont entendu ouvrir le plus largement possible les travaux, sans exclusive, en écoutant toutes les tendances politiques, sociales, intellectuelles qui souhaitaient s’exprimer sur ce sujet, quels que soient les sentiments que l’on pouvait avoir parfois à l’égard des propos tenus lors de ces auditions. Jugeons en plutôt : 211 personnes auditionnées, plus de quatre-vingts heures d’auditions ; des questionnaires adressés à nos ambassades dans tous les pays de l’Union européenne, aux États-Unis, au Canada, en Turquie, dans plusieurs pays arabes ; un déplacement en Belgique ; toutes les formations politiques nationales représentées à l’Assemblée nationale ou au Sénat consultées…

La mission a aussi fait le choix de la publicité de ses auditions – hormis quelques rares exceptions – et ce, en accord avec toutes les personnes entendues. La quasi-totalité des auditions ont été mises en ligne sur le site Internet de l’Assemblée nationale et au 1er janvier 2010, c’est plus de 100 000 connexions qui avaient été dénombrées. Par ce choix s’est exprimée la volonté de porter le débat hors les murs du Palais Bourbon. C’est aussi pour cette raison que la mission s’est déplacée à Lille, à Lyon, à Marseille et à Bruxelles, qu’elle a consacré une journée à des auditions pour la région parisienne, afin d’entendre les acteurs de première ligne, confrontés à la pratique du port du voile intégral. À cette occasion, les députés ont pu constater que leur venue avait souvent permis à ces acteurs des services publics, des associations, de dialoguer entre eux, d’échanger leurs expériences ; ce ne fut pas la moindre de nos satisfactions que de permettre ces rencontres.

Certes, la réussite d’une mission parlementaire ne se mesure pas au « bruit médiatique » qu’elle suscite. Comme députés nous menons bien souvent des travaux dans la discrétion, pendant de longs mois, pour faire ensuite des propositions qui sont rendues publiques.

Mais il faut bien constater que rarement une mission d’information parlementaire aura suscité autant d’attention dans notre pays. Depuis plus de six mois, il ne s’est pas passé une journée sans qu’un article paraisse sur la question du port du voile intégral. Tous les médias ont rendu compte de nos auditions, de nos réflexions, de notre cheminement, de nos convictions mais aussi de nos hésitations sur un sujet aussi sensible. La qualité des travaux de notre mission a été reconnue, comme en témoignent les nombreux articles de presse les commentant (4).

Il est apparu qu’il fallait que la parole soit ouverte et que nous puissions, d’une certaine façon, associer la société à nos interrogations. À l’heure où l’on attend du Parlement qu’il se rénove, une telle démarche se justifie pleinement sur de tels sujets de société.

La manière dont le débat s’est organisé publiquement sur ce thème sans jamais s’étioler montre que les députés qui avaient décidé de se saisir de cette question ont pressenti fort justement qu’il y avait là un sujet qui travaillait en profondeur notre société. On a pu nous opposer qu’il s’agissait d’un épiphénomène, d’une tendance marginale, d’un prétexte. Nos travaux prouvent, au contraire, que derrière une pratique qui demeure encore – heureusement – très minoritaire, surgissent des questions fondamentales, des défis à relever, des choix politiques.

• Des questions fondamentales

En démêlant l’écheveau que constitue cette pratique choquante, la mission a pu mettre en évidence des enjeux considérables.

C’est tout d’abord la question des droits des femmes qui se pose et de l’implantation dans notre pays de traditions culturelles ou d’idéologies qui tentent d’imposer un rapport homme-femme fondé sur la domination, la pression et même la menace, ce qui est proprement inacceptable.

En partie liée à cette première question, apparaît la situation des mineures contraintes de porter de tels voiles intégraux. Notre société ne peut tolérer que des enfants ou des adolescentes subissent un tel sort.

On voit poindre aussi la question de la dignité des personnes. Sans cesse, lors de nos nombreuses auditions, a été posée cette question : peut-on laisser un individu accepter voire revendiquer un tel signe d’asservissement et porter atteinte de la sorte à sa propre dignité ? On a mis ainsi en évidence des éléments qui relèvent du comportement sectaire dans la revendication du port du voile intégral.

Mais ce qui est également en cause c’est le refus que nous devons et pouvons opposer à des idéologies ou des systèmes de pensée qu’on peut qualifier de « barbares » au sens où ils nient l’idée de progrès, de civilisation, de démocratie, d’égalité entre les sexes…

On ne peut aussi évidemment passer sous silence la laïcité même si les auditions ont largement montré – et assez rapidement d’ailleurs – que le port du voile intégral n’était pas une prescription de l’islam.

Les risques en termes de sécurité en raison du port d’un voile intégral ont également été mis très justement en avant. Comment assurer la sûreté publique, principe figurant à l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, si des individus dissimulent ainsi totalement leur visage ?

Enfin, il apparaît que, derrière cette pratique, émerge une question qui englobe peut-être toutes les autres : la société française, notre ordre social fondés sur l’égalité et la fraternité peuvent-ils accepter cette fin de non-recevoir à tout échange humain que signifie le port du voile intégral ?

On le voit, les questions posées par la pratique du port du voile intégral sont nombreuses et d’une sensibilité extrême. Mais ce phénomène ne se contente pas de nous interroger, il nous somme de relever des défis cruciaux.

• Des défis à relever

Le principal de ces défis est la capacité de la République à faire face à des courants dont la visée plus ou moins affichée est bien de la déstabiliser dans ses fondements. Ne nous y trompons pas : c’est bien la question de notre système de valeurs qui est ici mise en cause ; c’est notre République que l’on teste de la sorte. Mais, pour autant, dans cette lutte contre de tels mouvements ou phénomènes, nous devons aussi veiller à rester fidèles à nos valeurs.

Comment ainsi gérer, en France, la diversité des cultures, des croyances, des identités sans transiger sur l’essentiel ? Comment condamner cette pratique du voile intégral et la prohiber sans donner le sentiment que l’on s’attaque à une partie de la population en raison de ses origines ou de sa confession ?

Il ressort de nos auditions que le port du voile intégral n’est pas une prescription de l’islam mais une pratique culturelle pour certains et militante pour d’autres ; mais il est apparu de manière tout aussi évidente que notre République devait fortement encourager, conforter les représentants et les responsables de l’islam de France pour qu’ils puissent prendre toute leur part dans la lutte contre ces pratiques radicales qui donnent une image déformée de cette religion. Il faut que toutes celles et ceux qui, en France, souhaitent vivre la religion musulmane dans la liberté, la dignité et le respect puissent trouver dans notre pays les moyens de le faire. C’est aussi, pour la France, un défi à relever et sans délai. Nous souhaiterions que le présent rapport soit perçu comme un message fort d’encouragement en ce domaine. Nous voulons convaincre, plus que contraindre.

• Des choix politiques

La pratique du voile intégral est unanimement condamnée pour de nombreuses raisons que nous allons présenter. Mais les moyens de faire cesser cette pratique sur le territoire de notre pays ne sont pas des plus simples à définir en raison de la complexité du phénomène – le port du voile est-il contraint, par la pression physique, morale ou sociale, ou est-il un choix personnel librement consenti, une conviction, une provocation ? –, en raison également de la grande diversité des situations – dans les lieux privés, accueillant du public, dans la rue – et enfin, parce que le législateur doit respecter des impératifs juridiques constitutionnels et européens.

La mission d’information a fait le choix de proposer des préconisations diverses, tout un éventail de solutions afin de saisir au plus près la pratique du port du voile intégral et les différentes situations qu’elle recoupe. L’objectif est, quant à lui, sans ambiguïté : faire reculer et finalement disparaître cette pratique dans notre pays.

Dans ses conclusions, la mission a souhaité mettre en avant les solutions qui unissent et non celles qui divisent. La République, c’est cette volonté de permettre à la multitude des citoyens de se penser comme un seul corps sans que personne ait à abdiquer sa liberté et son identité personnelle. Les préconisations que nous faisons ici – dont les forces politiques de notre pays auront maintenant à débattre – n’ont d’autre but que de montrer qu’à travers une question difficile, il est possible d’être ferme et nuancé, d’être respectueux de l’autre, tout en assumant un modèle de civilisation dont on peut tirer une légitime fierté et qui tient en trois mots simples : liberté, égalité, fraternité.

PREMIÈRE PARTIE : DES PRATIQUES RADICALES, ENTRE ARCHAÏSME CULTUREL ET PROSÉLYTISME INTÉGRISTE

À l’issue de ses travaux, la mission d’information tient à livrer un diagnostic empreint d’humilité mais non dépourvu de force sur le caractère préoccupant de la pratique du port du voile intégral.

Au fil des auditions et des déplacements qu’elle a pu réaliser depuis la tenue de sa réunion constitutive, le 1er juillet 2009, la mission a certes pris la mesure de la diversité des situations, de la pluralité des facteurs expliquant ce phénomène. Elle doit également concéder que cette pratique apparaît sans doute difficilement quantifiable et qu’il convient d’apprécier avec précautions certaines informations et certaines données.

Néanmoins, au terme de cet état des lieux, plusieurs conclusions peuvent être tirées quant à la nature et aux réalités que recouvre le port du voile intégral : il s’agit d’une pratique antéislamique importée ne présentant pas le caractère d’une prescription religieuse ; elle participe de l’affirmation radicale de personnalités en quête d’identité dans l’espace social mais aussi de l’action de mouvements intégristes extrémistes ; elle représente un défi pour de nombreux pays.

I.– UNE ORIGINE ANCIENNE, UN DÉVELOPPEMENT RÉCENT, UNE PRESCRIPTION NON ISLAMIQUE

A. UNE PRATIQUE ANTÉRIEURE À L’ISLAM ET IMPORTÉE DES SOCIÉTÉS DU MOYEN-ORIENT

1. Des tenues vestimentaires avant tout caractéristiques des us et coutumes de sociétés du Moyen-Orient

Retenu par la mission d’information de l’Assemblée nationale pour rendre compte de l’ampleur du phénomène, le terme de « voile intégral » recouvre, à la vérité, une assez grande diversité de tenues vestimentaires (voir encadré ci-dessous) :

—  le niqab, voile qui dissimule tout le corps, y compris le visage, à l’exception des yeux ;

—  le sitar, voile supplémentaire qui cache y compris les yeux et que certaines femmes en jilbab font descendre le long du visage pour le couvrir, même les mains devant être gantées afin qu’aucune partie de la femme ne soit visible ;

—  la burqa enfin, tenue recouvrant intégralement le corps et comportant un mince grillage devant les yeux.

Mais par-delà la diversité de ces tenues vestimentaires, l’étude de leur histoire semble indiquer que leurs origines remontent à une époque antérieure à la conversion à l’islam des sociétés ou groupes au sein desquels elles sont portées.

Il en va ainsi de la burqa, tenue des femmes appartenant au groupe des Pachtounes, tribu qui vit de part et d’autre des frontières de l’Afghanistan et du Pakistan.

Lors de son audition, M. Dalil Boubakeur, recteur de la Grande Mosquée de Paris, a affirmé avec force que « le terme existe bien dans la littérature antéislamique arabe (Antar Ibn Shahad) mais c’est un archaïsme qui n’a rien à voir avec l’islam » (5).

De même, le niqab, principalement porté aujourd’hui par les femmes des pays du Golfe arabo-persique, peut se présenter comme une tenue ayant des origines plus historiques que religieuses. M. Dalil Boubakeur a ainsi fait observer aux membres de la mission que le terme arabe de niqab, devenu n’gueb chez les Touaregs, désigne également un voile couvrant le visage (sauf les yeux) et destiné à se protéger des ardeurs du soleil ou des vents du sable.

Cette explication rejoint la thèse défendue par Mme Dounia Bouzar, anthropologue du fait religieux, suivant laquelle « la burqa […] existait avant l’islam [...]. Comme la burqa, le niqab était d’abord un vêtement traditionnel. Mais certains savants ont réussi à l’imposer au début du XXe siècle en Arabie saoudite » (6).

Si l’on en croit la plupart des spécialistes de l’islam, seul le hidjab, foulard dissimulant la tête et le cou et laissant le visage à découvert, pourrait être considéré comme une tenue vestimentaire féminine conforme aux principes de l’islam. De fait, ses caractéristiques apparaissent les plus proches des prescriptions vestimentaires formulées dans le texte coranique à l’endroit des femmes et dont rend du reste compte l’étymologie de ce terme issu du verbe « voiler » ou « protéger ».

D’autre part, la consécration de cette obligation vestimentaire pour les femmes, souvent bien antérieure à la conversion à l’islam, s’explique par la culture patriarcale imprégnant le fonctionnement de ces sociétés et conditionnant en leur sein la place des femmes.

Ainsi, selon Mme Dounia Bouzar, certains spécialistes de la religion musulmane s’interrogent sur la réelle motivation du port du hidjab imposé aux femmes dans le contexte historique des premières sociétés converties à l’islam, certains estimant que « porter le foulard était simplement un moyen de protéger les femmes au VIIe siècle dans une société violente […] » (7).

Parmi les facteurs d’ordre historique permettant de comprendre cette prescription, il convient sans doute d’ajouter l’infériorité du statut accordé traditionnellement aux femmes dans des sociétés du Moyen-Orient. Dans son livre Un voile sur la République (8), Mme Michèle Vianès, que la mission d’information a par ailleurs auditionnée en sa qualité de présidente de l’association Regards de femme (9), remarque que le port du voile pour une femme a été une préoccupation dans de nombreuses sociétés traditionnelles mais qu’il ne s’agissait pas toujours de la manifestation d’un rigorisme extrême. En revanche, le voile a toujours été considéré comme la matérialisation de la mise à l’écart des femmes donc un acte discriminatoire, marqueur de la différence.

Les auteurs du livre, Les animateurs face à l’intégrisme religieux et à l’oppression des femmes (10), perçoivent quant à eux, dans la culture imprégnant les familles issues de certaines sociétés musulmanes, l’existence de structures et de schémas de pensée, de représentation et d’action transformant les femmes en des « biens à préserver qui permettent un échange entre les familles ». Il s’agirait là, dans le prolongement de ces auteurs, des vestiges d’un système patriarcal instituant la domination de l’homme sur la femme dont on peut du reste ressentir l’influence dans les sociétés imprégnées par les trois religions du Livre.

Ainsi peut-on lire sous la plume de l’une des principales figures du christianisme, Saint Paul : « L’homme, lui ne doit pas se voiler la tête, parce qu’il est l’image et la gloire de Dieu ; quant à la femme, elle est la gloire de l’homme. Ce n’est pas l’homme en effet qui a été tiré de la femme mais la femme de l’homme, et ce n’est pas l’homme bien sûr, qui a été créé pour la femme mais la femme pour l’homme. Voilà pourquoi la femme doit discipliner sa chevelure à cause des anges. » (11).

2. Une pratique vestimentaire encore marginale apparue assez récemment sur le territoire national 

Tant du point de vue des pratiques observables que des représentations sous-jacentes entourant le culte musulman, la pratique du port du voile intégral par des femmes se révèle être une nouveauté sur le territoire national.

a) L’étude citée par le ministre de l’Intérieur : 1 900 femmes voilées intégralement

Un article de presse est venu en juillet indiquer le chiffre de 367 : il n’était pas convainquant et n’a d’ailleurs pas convaincu. Plus sérieusement, selon une étude réalisée entre l’été et l’automne 2009 dont les chiffres ont été confirmés au cours de l’audition du ministre de l’Intérieur (12), M. Brice Hortefeux, si l’on pouvait conclure à la quasi inexistence du phénomène au début des années 2000, on observe aujourd’hui une multiplication du nombre des femmes voilées intégralement sur le territoire national.

L’étude précitée évalue à 1 900, le nombre des femmes portant le voile intégral, en l’espèce le niqab, phénomène au demeurant difficilement quantifiable mais vraisemblablement en augmentation. Le ministère de l’Intérieur ne dispose, en revanche, d’aucun signalement concernant la présence de femmes portant la burqa à proprement parler.

Présence du voile intégral sur le territoire national

1 900 femmes porteraient le voile intégral sur le territoire national, dont 270 établies dans les collectivités d’outre mer : 250 à La Réunion et 20 à Mayotte.

Le phénomène du port du voile intégral touche l’ensemble des régions de métropole, hormis peut-être la Corse. Les régions principalement concernées sont:

• L’Île-de-France (50 % des femmes portant le niqab en métropole) ;

• Rhône-Alpes (160 cas répertoriés) ;

• Provence-Alpes-Côte-d’Azur (une centaine de cas recensés)

Le port du voile apparaît toutefois circonscrit aux zones urbanisées et concentrées dans les cités sensibles des grandes agglomérations.

(d’après les données tirées d’une étude réalisée entre août et décembre 2009 par le ministère de l’Intérieur)

b) Les élus locaux et les spécialistes du fait religieux musulman partagent le constat du caractère marginal de cette pratique

Ce constat semble partagé par de nombreux élus, en particulier ceux de banlieues et de quartiers dits « sensibles ». Ainsi, au cours de l’audition très stimulante de membres de l’Association Ville et Banlieue, M. Claude Dilain, en sa qualité de président de cette association et de maire de Clichy-sous-Bois, évoquait un « phénomène qui connaît un développement incontestable dans certaines villes » (13).

M. Xavier Lemoine, maire de Montfermeil et également auditionné en tant que membre de cette association, note pour sa part « une évolution par poussées selon les périodes ».

Cela étant, l’ensemble des élus s’accorde avec les pouvoirs publics pour qualifier le phénomène de marginal. Rencontrés à l’occasion des déplacements effectués par la mission à Lille (14), Lyon (15), Marseille (16) et au cours d’une journée consacrée à la situation en Île-de-France (17), les acteurs de terrain livrent un même diagnostic quant au caractère très inégal de la manifestation de ce phénomène.

Les représentants des services publics sollicités (la Poste, des établissements hospitaliers dont l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, l’Assistance publique des Hôpitaux de Marseille, l’Hôpital femme-mère-enfant de Bron, les caisses locales d’allocations familiales, les établissements scolaires des premier et second degrés, les rectorats et les universités, les services sociaux sous l’autorité des départements, les administrations, les commissariats de police), dans leur grande majorité, déclarent tout d’abord constater l’augmentation du nombre des jeunes filles portant un foulard simple.

Dans l’accomplissement de leurs missions, leurs agents rencontrent moins de personnes portant le voile intégral – dont les cas demeurent à l’évidence extrêmement rares mais source de situations très conflictuelles – qu’ils ne se trouvent confrontés à des incivilités, des violences verbales ou physiques liées avant tout aux situations de précarité des usagers et aux difficultés que ceux-ci peuvent éprouver à établir un dialogue. D’autres situations conflictuelles tiennent au refus d’être reçu par un homme ou par une femme selon le sexe de l’usager mais ne sont pas davantage en rapport avec le port du voile intégral.

Il convient toutefois de noter que les services les plus confrontés aux problèmes posés par cette tenue sont les services de l’état civil. L’illustrent, par exemple, les quelques cas dont a fait état M. Robert Guiot, adjoint au maire de Marignane, au cours de la table ronde organisée à Marseille réunissant des élus locaux (18). D’après son témoignage, les agents du service « Population » se trouvent confrontés à des jeunes filles auxquelles il faut demander d’enlever un ou plusieurs voile(s) afin de pouvoir s’assurer de leur identité. M. Robert Guiot a également attiré l’attention des membres de la mission sur le fait que les agents chargés de célébrer les mariages doivent faire face à des personnes portant des insignes nationaux ou complètement voilées par provocation.

Les préfets à l’égalité des chances et délégués à la politique de la Ville soulignent également le caractère très minoritaire des cas de jeunes femmes portant un voile intégral et la difficulté à quantifier ce phénomène.

De fait, d’après les chiffres rendus publics par le ministère de l’Intérieur, le nombre des femmes intégralement voilées ne représenterait que 3 personnes pour 100 000 habitants.

c) Une place croissante dans l’espace médiatique

Cette progression d’un phénomène au demeurant difficilement quantifiable se reflète en second lieu dans la place croissante qu’occupe le port du voile intégral dans l’espace médiatique depuis quelques années.

Les premiers articles rendant compte dans la presse écrite du port de la burqa en France ne paraissent en effet qu’en 2003. Avant cette date, dans l’imaginaire collectif, le terme de burqa renvoyait immanquablement au traitement réservé aux femmes d’Afghanistan et au régime des Talibans mais nullement à la situation de femmes vivant dans notre pays.

Devenue expression du langage courant et figurant à ce titre dans le dictionnaire Larousse à partir de 2004, la burqa s’impose à compter des années 2007-2008 comme l’un des sujets majeurs du débat public et focalise de manière croissante l’attention des médias. Des articles traitent, en effet, de la condition des femmes portant la burqa aux Pays-Bas, en Grande-Bretagne, en Belgique et en Allemagne. En France, la décision du Conseil d’État refusant en 2008 la naturalisation d’une femme portant ce voile intégral suscite de nombreux commentaires et écrits. C’est alors que le nombre d’articles portant sur les pays occidentaux dépasse celui traitant du port de la burqa dans les pays musulmans.

LES ARTICLES ÉVOQUANT LE PORT DE LA BURQA DANS LE MONDE,
DE 1993 À MARS 2009

Méthodologie

À partir des bases de données du Monde, qui portent sur la période 1991-2009, une recherche a été faite sur le mot clef « burqa ». Les articles obtenus ont été classés en quatre catégories, selon qu’ils évoquent le port de la burqa en Afghanistan, dans un autre pays musulman, en France ou dans un autre pays occidental. Afin d’éviter l’écho médiatique qu’a provoqué la création de la mission d’information parlementaire, les données prises en compte pour 2009 s’arrêtent en mars. Le premier article évoquant le port de la burqa date de 1993.

La présente recherche ne concerne donc que la burqa et non l’ensemble des formes de voile intégral et ne porte que sur les articles publiés dans Le Monde.

d) Une rupture par rapport à l’évolution des comportements en Occident comme en Islam

En dernier lieu, le port du voile intégral représente une pratique nouvelle en ce sens qu’elle marque une rupture eu égard à l’évolution des comportements observée sur près d’un demi-siècle parmi les femmes en général et, en particulier, les femmes musulmanes.

Concernant la condition des femmes en général, Mme Élisabeth Badinter a rappelé lors de son audition que la maîtrise de leur corps par les femmes qui implique également la liberté de se vêtir – et de se dévêtir – comme elles l’entendent est en France un « acquis récent » (19), fruit d’âpres luttes pour l’égalité des droits entre les sexes.

Dans cette perspective, le port du voile intégral marque une régression d’autant plus choquante que cette pratique heurte une conception enracinée dans la civilisation occidentale : la communication entre membres de la société implique la possibilité de voir le visage d’autrui.

Ainsi que l’a souligné Mme Élisabeth Badinter, « le visage n’est le corps et il n’y a pas, dans la civilisation occidentale, de vêtement du visage » (20), ce qu’a, au fond, confirmé la mise en perspective à laquelle les membres de la mission ont été invités par Mme Nadeije Laneyrie-Dagen, professeur d’histoire de l’art moderne à l’École normale supérieure (ENS-Ulm). De son exposé, il ressort en effet que « grâce au double héritage de la Grèce et de Rome, où la figure humaine est au centre de la culture et de l’art, donc de nos références, le visage et le corps sont investis en Occident d’une force et d’une reconnaissance qui n’existent probablement pas dans autres cultures » (21). Après qu’au XVe et XVIe siècles, le corps eut été réinvesti de valeurs positives, selon Mme Nadeije Laneyrie-Dagen, « l’individu, la personnalité individuelle sont réinvestis dans la modalité du portrait, c'est-à-dire un élément délimité au visage ». À la suite de ce changement dans le regard porté sur le corps par rapport aux premiers siècles du christianisme, on en vient dans la chrétienté à considérer ainsi que « certaines parties du corps ont une valeur » et que « le visage est la quintessence de la personne », la partie noble du corps.

Au terme de cette évolution de la civilisation occidentale, le visage n’est pas couvert.

S’agissant du comportement des femmes de confession musulmane sur le territoire national, le port du voile marque à l’évidence une rupture avec l’évolution constatée depuis le début des années 1960.

À la suite de l’indépendance des pays du Maghreb entre 1956 et 1962 et jusqu’au milieu de la décennie 1970, la France a reçu sur son sol des populations d’origine musulmane dont les femmes portaient le foulard. Du fait de l’intégration progressive de ces populations dans la société française et, en particulier, des enfants nés sur le territoire national, seules certaines femmes ayant vécu dans les pays du Maghreb et venant souvent d’un milieu rural ont observé la coutume de porter le voile. Selon l’analyse de la sociologue Zahia Zeroulou, en effet, les personnes ayant grandi dans leur pays d’origine au sein du milieu rural éprouvent davantage de difficultés à s’intégrer dans leur pays d’accueil que des personnes issues d’un milieu urbain, lesquelles admettent plus facilement l’évolution des mœurs.

À l’intégration progressive dans la société d’accueil, il importe d’ajouter un facteur décisif sur lequel ont insisté de nombreuses personnes auditionnées et qui nourrit l’indignation exprimée par Mme Leila Djitli, dans son livre Lettre à ma fille qui veut porter le voile (22): le combat des femmes musulmanes elles-mêmes en faveur de l’émancipation. Ce combat, inspiré pour partie par la lutte des associations féministes, portait sur la question des droits civils mais incitait, par ailleurs, à prendre une certaine distance avec des « dogmes » de la religion musulmane. Selon Mme Leila Djitli, les femmes de la génération antérieure estimaient que le voile ne faisait pas la bonne musulmane, ce qui motive aujourd’hui leur incompréhension face à des jeunes filles revendiquant le droit de porter un voile intégral.

Cette incompréhension peut être d’autant plus grande que le port du voile intégral ne correspond pas aux us et coutumes en vigueur au Maghreb dont sont originaires beaucoup de nos compatriotes de confession ou de culture musulmane.

Devant les membres de la mission, Mme Nilüfer Göle, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, a fait le constat que « les filles portant le foulard en France sont plutôt en rupture avec la manière traditionnelle dont le portait leur mère ou leur grand-mère » (23).

Au cours de son audition, M. Benjamin Stora a ainsi attiré l’attention des membres de la mission sur le fait que la burqa ou le niqab « n’appartiennent pas à la tradition du Maghreb [...] dans ces pays, c’est le haïk qui faisait figure de voile traditionnel jusqu’à la fin des années 1970 […] masquant le visage ou le jilbab, vêtement qui recouvre entièrement le corps » (24).

M. Benjamin Stora observe que « dans les années 1970, notamment en Tunisie sous l’influence d’Habib Bourguiba, ces vêtements appartenant à la tradition religieuse, culturelle et patriarcale avaient pratiquement disparu » et que « les voiles que nous connaissons aujourd’hui se sont implantés pendant les années 1980 en rapport avec des événements historiques très précis », en l’espèce l’instauration de la République islamique en Iran (1979), le retrait des troupes soviétiques d’Afghanistan et la naissance officielle du Front islamique du salut (FIS) en Algérie (1989). Ces événements provoquent un véritablement basculement au terme duquel selon M. Benjamin Stora, « les vêtements afghans, portés aussi bien par les hommes que par les femmes, deviennent l’expression de cette radicalité politique, […] le signe d’appartenance à des groupes en situation de guerre » (25).

En outre, d’après l’exposé développé au cours de son audition (26) par M. Abdelwahab Meddeb, enseignant à l’université Paris X, le port d’un voile intégral dissimulant le visage apparaît étranger à certaines traditions de l’islam comme la tradition soufie.

Une dernière illustration de cette rupture par rapport à l’évolution des comportements observés depuis les années 1960 est offerte par les réactions de rejet que suscitent ces femmes portant le voile intégral parmi les musulmans eux-mêmes. M. Hervé Chevreau, maire d’Epinay-sur-Seine(27), indique ainsi que l’on a entendu, sur les marchés de sa commune, des musulmans croyants et pratiquants chapitrer ouvertement ces femmes qui se cachent complètement, en leur ordonnant de regagner un pays musulman.

À cet égard, il paraît utile de revenir sur la pratique du voile intégral dans les pays musulmans d’Afrique du Nord et en Turquie.

Le voile intégral dans les pays musulmans d’Afrique du Nord et en Turquie

A bien des égards, à l’image de la situation des pays européens, le port du voile intégral constitue dans les pays musulmans d’Afrique du Nord et en Turquie un phénomène très marginal et reposant sur une vision ultra minoritaire de l’islam.

Dans des sociétés ayant connu un mouvement de sécularisation et façonnées, pour certaines d’entre elles, par les politiques de modernisation engagées au lendemain des indépendances, les femmes se sont départies des voiles qu’elles revêtaient par respect des traditions et que l’on pouvait par exemple apercevoir dans les rues d’Alger en 1958, ainsi que M. Bertrand Louvel, président de chambre et directeur du service de documentation et d’études à la Cour de cassation, en a rapporté le témoignage devant les membres de la mission (28).

Si l’on peut aujourd’hui observer ce que certains sociologues appellent une « inflation des signes de religiosité », ce phénomène ne se traduit pas par un développement de la pratique du port du voile intégral mais par la multiplication des foulards ou voiles simples dans l’espace public. Cette pratique se présente comme le fait des plus jeunes générations et dans un contexte parfois marqué par la lutte que se livrent les mouvements islamistes radicaux et les pouvoirs publics.

A ces deux facteurs, s’ajoute le poids de la pression du groupe sur les individus, l’intensité de cette pression sociale sur les normes vestimentaires variant suivant l’histoire des sociétés et les contextes politiques nationaux.

§ Au Maroc

Il n’y a pas de statistiques indiquant un développement du port du voile intégral. Les données dont on dispose tendent, en revanche, à montrer une forte augmentation du nombre des voiles simples dans un contexte marqué par la poussée d’un islam radical depuis les années 1990.

Les voiles simples apparaissent de fait plus visibles en raison du quasi abandon des habits traditionnels tels que le hayek (29)au profit des tenues européennes ou de la djellaba. Par ailleurs, le port du voile simple représente, dans certains cas, un signe de ralliement identitaire utilisé par certains mouvements islamistes. Cette pratique résulte pour l’essentiel du poids vraisemblable d’un « moralisme social », 48,9 % des femmes concernées affirmant ne pas avoir été influencées directement par des personnes (30).

Le port du voile simple est limité dans les administrations publiques de sécurité (armée, gendarmerie, police et administration pénitentiaire), en particulier depuis les attentats du 16 mai 2003 à Casablanca. Cependant, il n’existe pas de restrictions législatives ou règlementaires destinées à garantir la neutralité de l’espace public.

§ En Algérie

A notre connaissance, en Algérie, on ne signale pas de cas de jeunes femmes portant le voile intégral. L’inflation des signes extérieurs de religiosité ne traduit, d’ailleurs, que partiellement l’influence croissante de mouvements religieux intégristes tels que le salafisme. Ce mouvement exerce toutefois une influence croissante, notamment parmi les jeunes générations qui n’ont pas reçu l’héritage soufi des traditions musulmanes locales et apparaissent plus perméables aux discours diffusés par des chaînes satellitaires et sur certains sites d’Internet.

§ En Tunisie

Le voile intégral est quasi unanimement considéré comme contraire à la tradition tunisienne et constitutif d’une atteinte à la liberté de la femme.

Cette perception du voile intégral doit beaucoup à la politique conduite de manière résolue par Habib Bouguiba et poursuivie depuis lors par l’Etat tunisien. Ainsi, en 2006, le ministère des Affaires religieuses a déclaré que le niqab, le tchador et la burqa étaient des importations étrangères contraires à la tenue traditionnelle tunisienne (31).

A ce jour, le seul véritable débat porte sur l’opportunité d’interdire ou non le port du voile intégral sur le fondement de l’article 5 de la Constitution, lequel affirme : « La République tunisienne garantit l’inviolabilité de la personne humaine et la liberté de conscience et protège le libre exercice des cultes, sous réserve qu’il ne trouble pas l’ordre public ».

Par ailleurs, les pouvoirs publics ont déjà adopté par le passé des mesures visant à strictement encadrer le port du voile simple dans le secteur public, à l’exemple de la circulaire 108 du 18 septembre 1981 publiée par le ministère de l’Education nationale : ce texte interdit ainsi le port du voile dans les établissements éducatifs, scolaires et universitaires ainsi que dans la fonction publique ; les agents des établissements publics et les élèves contrevenant à cette règle seront respectivement licenciées et exclues ; le texte déconseille également aux femmes de porter le voile en public.

Il convient, en outre, d’observer que certaines universités obligent les étudiantes, à l’occasion de leur inscription, à signer un engagement à ne pas porter le voile.

§ En Libye

Le voile intégral ne fait pas davantage débat. Il demeure marginal dans la société au contraire du voile simple ou hidjab, dont le port est quasi généralisé, y compris dès le plus jeune âge, par les jeunes générations citadines.

Même si le pays se caractérise par l’absence de textes réglementant l’expression publique d’appartenance religieuse, il convient de souligner qu’en 2008, l’université de Garyounes, à Benghazi, a néanmoins interdit aux étudiantes le port du khimar et du niqab, au même titre que  « celui de la casquette, chapeaux, t-shirts avec inscriptions en anglais, vêtements serrés, colorés ou ornés… ». Par ailleurs, M. Mouammar Khadafi, prône généralement une pratique libérale s’agissant du port de tenues vestimentaires exprimant l’appartenance religieuse.

§ En Turquie

Le port du voile intégral, qui ne concernerait que 1,1 % des femmes, selon certains sondages, ne constitue pas un sujet de polémique et occupe une place très accessoire dans le débat public au regard de l’importance accordée à la question du port du voile simple ou du turban et de leur compatibilité avec le dogme de la laïcité légué par Mustapha Kémal Atatürk, le fondateur de la Turquie moderne.

Toutefois, du fait de la prégnance de ce dogme, les institutions de l’Etat se montrent comme, en Tunisie, résolument hostiles à cette pratique. Ainsi, en mai 2009, un juge a-t-il refusé d’ouvrir une audience car une femme dans le public portait un voile intégral.

En somme, le port du voile intégral constitue une pratique marginale et nouvelle tant au plan du nombre des personnes adoptant cette tenue vestimentaire que de son ancienneté sur le territoire national et dans la pratique du culte musulman. Ce phénomène apparaît davantage lié aux us et coutumes en vigueur dans certaines sociétés du Moyen-Orient avant leur conversion à la religion musulmane ou, au contraire, à des bouleversements historiques plus contemporains.

En vérité, la pratique du port du voile intégral semble avant tout reposer sur une interprétation des textes coraniques et de la tradition musulmane qui présente un caractère très contestable et minoritaire.

B. UNE PRATIQUE TRÈS LARGEMENT CONSIDÉRÉE COMME NE PRÉSENTANT PAS LE CARACTÈRE D’UNE PRESCRIPTION OBLIGATOIRE

Dans la conduite de ses travaux, la mission n’a en aucune façon souhaité se livrer à une exégèse des textes et de la tradition coraniques. Ses membres pensent, en effet, que dans le cadre de la République laïque dont ils veulent réaffirmer les valeurs, il n’appartient pas aux pouvoirs publics de s’immiscer dans des controverses théologiques ou de définir l’orthodoxie de quelque croyance que ce soit.

Mais dès lors que l’invocation d’un fondement religieux sert à légitimer une pratique, la mission ne pouvait dans sa réflexion éluder la question des liens susceptibles d’exister entre la pratique du port du voile intégral et les prescriptions du Coran ou des Haddiths (32).

De ses échanges avec des représentants du culte musulman et des spécialistes de l’islam, la mission tire la conclusion que même si il peut répondre à une aspiration religieuse, le port du voile intégral relève d’une pratique très minoritaire du point de vue de la religion musulmane, pratique procédant d’une interprétation dépourvue de tout fondement textuel véritablement explicite et incontestable et, à ce titre, assez largement rejetée par les représentants du culte et les spécialistes du fait religieux musulman.

1. Une pratique née d’une interprétation très minoritaire ne reposant sur aucun fondement textuel explicite et incontestable 

En premier lieu, ainsi qu’ont pu le rappeler les nombreux représentants du culte musulman et spécialistes de l’islam auditionnés, les passages du Coran évoquant le voile porté par les femmes ne mentionnent pas expressément les voiles connus dans les pays musulmans contemporains et, a fortiori, pas la burqa ou le niqab.

Ainsi, le recteur de la Grande Mosquée de Paris, M. Dalil Boubakeur a indiqué devant les membres de la mission, que dans les sourates 24-31 (La lumière), 33-53 et 33-59 (Les Coalisés), le voile évoqué correspond au jilbab et accessoirement, qu’« il n’y a pas en Islam de monachisme, ni de tenue monacale » (33), pas de tenue religieuse selon la sourate 57 (al-Hadid).

D’après M. Antoine Sfeir, « le hidjab doit séparer les croyantes des croyants au moment de la prière du vendredi » mais il s’agit d’un « tissu aux larges dimensions que l’on dispose à la façon d’une tenture pour soustraire aux yeux lubriques des hommes le visage des femmes » (34).

M. Antoine Sfeir a attiré l’attention des membres de la mission sur le fait que dans le seul passage où le voile est clairement cité, le verset 59 de la sourate 33, le terme jalabib désigne « un vêtement couvrant le corps du cou aux chevilles ». Il ne s’agit donc pas d’un voile intégral assimilable au niqab ou à la burqa. (35)

En second lieu, l’ensemble des spécialistes de l’islam semble s’accorder sur le fait que les passages du Coran ordinairement invoqués par certains pour conférer au port du voile intégral un caractère obligatoire prescrivent avant tout le respect d’une certaine pudeur. Se livrant à l’exégèse des sourates précitées devant les membres de la mission, M. Dalil Boubakeur déclarait ainsi : « il y est question de voile, de pudeur et de respect dû aux femmes qu’il faut préserver » (36).

Cette idée de pudeur se retrouve assez bien dans la prescription contenue dans la sourate 24 du verset 31 telle que citée devant les membres de la mission par M. Antoine Sfeir. En effet, dans le Coran, il est dit que les croyantes doivent « ne montrer de leurs atours que ce qui en paraît. Qu’elles rabattent leur voile sur leur gorge » ou encore à la sourate 33, verset 59 précitée.

Au fond, ainsi que le remarquait M. Samir Amghar au cours de son audition, les passages du Coran évoquant le voile laissent subsister une incertitude, des interprétations divergentes « quant à ce que le voile doit recouvrir en sus du corps : le visage ou seulement les cheveux »(37). Tout en prescrivant le port d’un voile garantissant le respect de la pudeur des femmes, le texte coranique ne fournit pas davantage de précisions sur l’étendue – au sens propre comme au sens figuré – et sur les moyens de se conformer à cette obligation.

Ainsi, s’il partage l’idée selon laquelle le verset 31 de la sourate 24 appelle avant tout « à la vertu, à la pudeur, au contrôle de soi » (38), M. Abdelwahab Meddeb, enseignant à l’Université de Paris X, juge pour sa part que cette séquence du texte coranique n’impose pas formellement aux femmes le port d’un voile.

D’après sa propre interprétation en effet, le verset de la sourate précitée « s’adresse systématiquement aux deux sexes [...] aux croyants et aux croyantes, à qui il est notamment conseillé au verset 30 de baisser le regard et de préserver leur sexe ». La thèse suivant laquelle les femmes devraient nécessairement porter un voile résulterait de l’inégale portée pour les deux sexes de l’invitation à la pudeur adressée aux hommes et aux femmes que M. Abdelwahab Meddeb perçoit et a analysé en ces termes devant la mission : «  […] il est demandé aux femmes un supplément de vigilance, qui est à l’origine de la dissymétrie en lequel les docteurs de la foi interprétèrent la nécessité du port du voile pour elles – alors que, littéralement, le verset peut être entendu tout autrement, la pudeur recommandée aux femmes se limitant à couvrir leur bustier » (39).

En somme, toutes les personnes entendues considèrent que le port du voile intégral ne présente pas nécessairement un caractère obligatoire sur la base des textes du Coran.

La convergence des analyses sur la nature du voile intégral reflète, à cet égard, le rejet unanime qu’inspirent cette pratique et la vision littéraliste qui la sous-tend parmi les représentants du culte et les spécialistes de l’islam entendus par la mission.

2. Un rejet unanime par les représentants du culte musulman et des spécialistes de l’islam entendus par la mission  

En effet, au terme des nombreuses auditions réalisées par la mission, il s’avère que l’ensemble des représentants du culte musulman et des spécialistes de l’islam caractérise le port du voile intégral comme une pratique dont le respect ne s’impose aucunement aux croyants.

Au cours de leur audition, les membres du Conseil français du culte musulman (CFCM) ont ainsi solennellement déclaré qu’ils considéraient que « le port du voile intégral n’est pas une prescription religieuse mais plutôt une pratique religieuse fondée sur un avis très minoritaire » (40).

Il s’agit même aux yeux des membres du CFCM, d’après les mots de son président, M. Mohammed Moussaoui, d’« une pratique extrême » que le CFCM ne souhaite pas voir s’installer sur le territoire national.

Pour leur part, les représentants des Conseils régionaux du culte musulman (CRCM) rencontrés à Lille, Lyon et Marseille ont tenu à présenter aux membres de la mission une position qui rejette le port du voile intégral en des termes identiques. S’exprimant au cours de la table ronde organisée à Marseille (41), le président du CRCM de Provence-Alpes-Côte d’Azur (CRCM PACA), M. Khalid Belkahadir, a solennellement affirmé que le port du voile intégral est une pratique religieuse qui ne repose sur aucune prescription du Coran, qui n’a pas le caractère d’une obligation religieuse et qui est le fait d’une minorité. De même que le CFCM, M. Khalid Belkahadira a déclaré que le CRCM PACA ne voulait pas de la diffusion de cette pratique sur l’ensemble du territoire national et que sa préoccupation majeure était la création d’un islam de France apaisé, ouvert, tolérant, de dialogue qui doit l’emporter sur des pratiques marginales.

La position du CFCM et des CRCM se fonde, d’après son président M. Mohammed Moussaoui, « sur l’avis de la grande majorité des théologiens musulmans », ce qui, du point de vue de l’orthodoxie musulmane, semble priver une telle pratique de toute légitimité religieuse. En effet, selon l’exposé de M. Fouad Alaoui, vice-président chargé de la réforme et du plan, « un avis minoritaire ne peut être adopté que s’il répond à deux objectifs : l’adaptation à un contexte particulier et la recherche d’un intérêt commun ». Or, d’après lui, « les principales écoles juridiques musulmanes s’accordent à dire que les deux objectifs recherchés ne sont pas atteints. Cette lecture de l’islam et la pratique religieuse qui en découle ne tendent ni à une adaptation par rapport à un contexte, ni à la recherche d’un intérêt commun ». Selon M. Anouar Kbibech, secrétaire général du CFCM, « c’est ce qui conduit le CFCM à proclamer haut et fort que le port du voile intégral est totalement incompatible avec les conditions du vivre-ensemble en France et même dans un certain nombre de pays musulmans » (42).

La position du CFCM et des CRCM à l’égard du voile intégral paraît faire l’objet d’un assez large consensus parmi de grandes figures de la religion musulmane tant à l’échelle nationale qu’internationale.

Ainsi, comme on l’a vu, le recteur de la Grande Mosquée de Paris, M. Dalil Boubakeur, a exprimé un point de vue analogue à celui des membres du CFCM quant à l’absence de prescriptions religieuses imposant le port de la burqa ou du niqab. Lors de son audition devant les membres de la mission (43), M. Dalil Boubakeur a répété qu’aucun extrait du Coran ne justifiait le port du voile intégral. Il relève ainsi que les sourates 24-31 (La Lumière), 33-53 et 33-59 (Les Coalisés) évoquent le jilbab mais ne mentionnent en aucun cas la burqa ou le niqab. Par ailleurs, il remarque d’après le témoignage que rapporte le plus grand traditionaliste de l’islam Mohamed El-Bokhari, que la propre épouse du Prophète, Aïcha, ne se couvrait au cours de son pèlerinage, « ni la partie inférieure ni la partie supérieure du visage », même durant le rite sacré.

À l’échelle internationale, on ne peut passer sous silence la prise de position retentissante du cheikh de l’Université d’Al-Azhar, M. Mohammed Tantawi, à l’encontre du port du voile intégral.

À la tête de l’une des universités les plus anciennes et des plus renommées en Égypte et au sein du monde musulman sunnite, le cheikh a, à la suite d’une altercation avec une jeune fille de 11 ans intervenue au lendemain de la rentrée scolaire d’octobre 2009, décidé d’interdire l’accès des établissements dirigés par Al-Azhar aux étudiantes portant le niqab. Outre cette interdiction ne concernant que les cités universitaires de filles et les classes de filles au sein desquelles l’enseignement était assuré par des femmes, le cheikh a fait part de sa volonté de faire œuvre de pédagogie auprès de l’ensemble de la population afin que chacun sache les obligations auxquelles il doit se conformer. Selon le cheikh Mohammed Tantawi, le port du voile intégral ne relève pas d’une prescription religieuse mais uniquement de la coutume. Tout en admettant que chaque individu était libre de ses choix, il a néanmoins estimé que le port du niqab pouvait être interdit dans certaines circonstances, telles qu’une atteinte à l’ordre public ou dans des situations exigeant la vérification de l’identité d’une personne.

Il faut souligner également aussi la position analogue exprimée publiquement devant les membres de la mission par M. Tariq Ramadan, qui estime lui-même que le port du voile intégral ne relève en aucune manière d’une obligation religieuse.

Au cours de son audition, M. Tariq Ramadan a d’abord observé que le niqab ou la burqa était de « tradition plutôt asiatique » et que « le nom a été propagé à travers le monde à partir de la tradition ou de l’expérience afghane ». Rappelant ensuite que « la très grande majorité des savants et courants sunnites et chiites estime que la burqa ou le niqab ne sont pas une prescription islamique » et que « le consensus parmi les savants est que le foulard en est une mais pas le niqab et la burqa », M. Tariq Ramadan a indiqué partager cette opinion et que dans cette optique, selon ses propres propos, il s’opposerait « toujours à ce qu’une femme soit contrainte de porter le voile », et donc a fortiori le voile intégral. En effet, de son point de vue, « il est interdit en islam et même contre l’islam d’imposer le voile que cela soit le fait du père, du mari, de la mère, de la communauté ou de la société comme en Arabie saoudite ou en Iran » (44).

Répétant, selon sa propre expression, que « l’objectif est […] le respect strict du cadre républicain et laïc […] », M. Tariq Ramadan a, par ailleurs, jugé que « lorsqu’on a en face de nous des femmes engagées, dont la tenue vestimentaire pose des questions sur la compréhension de l’islam mais également à des moments donnés tout à fait particuliers, quand il s’agit d’identifier la personne – comme on l’a vu au Canada – ou de la sécurité, on ne doit alors même pas se demander si l’interprétation de l’islam est la bonne : au nom même des préceptes musulmans qu’elle défendrait, cette femme est tenue de montrer son visage, d’être identifiée ou de garantir la sécurité collective ». De son point de vue, « cela ne se discute pas » (45).

Ce jugement porté sur l’absence d’obligation de porter le voile intégral trouve donc à l’évidence un assez large écho parmi les spécialistes de l’islam auditionnés par les membres de la mission.

Devant les membres de la mission, M. Abdenour Bidar, philosophe, a même qualifié le voile intégral de « véritable pathologie religieuse », symptôme d’« un rapport problématique de l’islam avec ses signes extérieurs et la condition qu’il impose aux femmes ». À ses yeux en effet, « on peut juger que le port du voile intégral représente une exagération, une radicalisation subjective de la recommandation coranique » (46) contenue dans les versets 30 et 31 de la sourate 24, lesquelles ne donnent aux femmes que l’injonction de se couvrir.

Ainsi, l’analyse des propos tenus par l’ensemble des représentants du culte musulman ainsi que par les spécialistes auditionnés par la mission met en lumière la nature éminemment partiale et discutable de l’interprétation des textes censés conférer au port du voile intégral le caractère d’une prescription religieuse.

Certes, la pratique du port du voile intégral comporte – selon la propre expression du président du CFCM, M. Mohammed Moussaoui – une « connotation religieuse » (47). Toutefois, on ne saurait l’assimiler à une pratique emblématique de l’islam, en particulier de l’islam de France.

La pratique du port du voile intégral se caractérise à l’évidence comme une dérive à laquelle concourent de très nombreux facteurs dont l’étude laisse entrevoir la complexité mais qui présentent deux dimensions principales : une dimension individuelle qui tient à l’affirmation radicale de personnalités en quête d’identité dans l’espace social ; une dimension plus politique et même géopolitique, le voile intégral pouvant également représenter l’étendard d’un projet militant et prosélyte mis en application par des mouvements intégristes et salafistes.

II.– LE SIGNE DÉVOYÉ D’UNE QUÊTE D’IDENTITÉ ET L’ÉTENDARD DE MOUVEMENTS COMMUNAUTARISTES ET RADICAUX

Il n’existe pas de profil type de la femme voilée intégralement mais quelques portraits. Les données fournies par le ministère de l’Intérieur  fournissent certes de précieux indices de nature sociologique  mais il convient néanmoins de manier ces chiffres avec quelques précautions : le recensement se révèle d’autant plus délicat que beaucoup des femmes portant le voile restent confinées chez elles ou dans leurs quartiers de résidence selon le constat établi au cours de son audition par le ministre de l’Intérieur, M. Brice Hortefeux (48).

Le profil des femmes portant le voile intégral

La population des 1 900 femmes voilées intégralement présente, d’après ces données, les caractéristiques suivantes : 

• Des femmes relativement jeunes : la moitié d’entre elles est âgée de moins de 30 ans et l’immense majorité, soit environ 90 %, a moins de 40 ans ; les jeunes filles mineures représenteraient 1 % de cette population ;

• Des femmes pour la plupart de nationalité française : plus précisément, 2/3 des femmes seraient françaises et, parmi elles, la moitié de ces femmes appartiendrait aux deuxième et troisième générations issues de l’immigration ;

• Les femmes voilées seraient, pour un quart d’entre elles, des converties à l’islam, nées dans une famille de culture, de tradition ou de religion non musulmane.

(d’après les chiffres communiqués au cours de son audition par M. Brice Hortefeux, ministre de l’Intérieur).

En vérité, nulle femme ne peut prétendre représenter à elle seule et rendre compte de la pluralité des motivations individuelles ainsi que du poids des situations sociales sous-tendant cette pratique et son développement sur le territoire national.

Au fil de ses auditions et de ses déplacements, la mission d’information a pu prendre la mesure de la très grande diversité des raisons avancées pour expliquer, parfois justifier la pratique du port du voile intégral.

Ces raisons renvoient certes à des cheminements personnels mais témoignent également de conditions de vie dégradées dans certains de nos quartiers qui posent à ces femmes la question de leur positionnement vis-à-vis de leur famille, de leur quartier et dans la société française.

A. DES CHEMINEMENTS PERSONNELS ENTRE SERVITUDE VOLONTAIRE, LIBERTÉS ALIÉNÉES ET SITUATIONS DE CONTRAINTES

Les membres de la mission ont été frappés par le discours de plusieurs jeunes femmes auditionnées ou qui se sont exprimées dans les médias revendiquant le port du voile intégral comme ressortissant de leur libre arbitre.

Sans remettre en cause la sincérité de ces témoignages ni mésestimer leur valeur, la mission d’information a reçu ces paroles comme un point de vue éminemment personnel et ne reflétant pas nécessairement le vécu de toutes les femmes portant le voile intégral.

Par ailleurs, l’affirmation d’un libre choix ne doit pas conduire à exclure tout conditionnement affectant le libre arbitre d’un individu, l’existence d’une « servitude volontaire », selon le titre fameux du discours de la Boétie. La mise en lumière de conditionnements plus ou moins conscients, de normes de conduites transmises par le milieu social et intégrées souvent malgré lui par l’individu, constitue un acquis de la sociologie dont M. Abdennour Bidar a offert une synthèse assez éclairante au cours de son audition : « Au sein de la conscience individuelle, un processus de culpabilisation peut se manifester vis-à-vis d’une norme qui devient majoritaire dans un environnement social. L’individu pense avoir choisi librement mais si l’on fait la généalogie de ce choix, on se rend compte qu’une pression extérieure a pu contribuer à faire naître l’idée que la norme se trouve là. On peut donc avoir affaire, paradoxalement, à des subjectivités ou à des libertés aliénées » (49).

Pas plus que ce conditionnement psychologique et social, on ne saurait raisonnablement exclure l’existence de situations de contrainte sinon de violences qui, pour ne pas donner lieu à de nombreux témoignages, n’en sont pas moins réelles et insupportables.

Dans cette optique, trois motivations principales semblent se dégager de l’analyse des propos et comportements des femmes portant le voile intégral.

1. La revendication pleine et entière du port du voile intégral, une servitude volontaire

La mission d’information n’entend nullement éluder le fait que chez certaines jeunes femmes, le port du voile intégral relève d’un choix et constitue même une revendication.

C’est dans cet esprit qu’elle a, d’ailleurs, tenu à entendre plusieurs personnes et associations dont il était de notoriété publique qu’elles ne partageaient pas nécessairement sa perception sur cette pratique.

Il ressort de ces échanges que les jeunes femmes portant le voile intégral semblent être animées par deux motivations : en premier lieu, la recherche de pureté dans la pratique d’un culte plus austère ; en second lieu, la volonté de prendre ses distances avec une société jugée pervertie.

a) La recherche de pureté par la pratique d’un culte plus austère

En premier lieu, on ne saurait dénier toute réalité au sentiment et au désir exprimés par certaines jeunes femmes de se montrer plus fidèles aux idéaux, de se conformer plus strictement aux obligations qu’elles estiment prescrites par l’islam et ce, en portant un voile intégral.

Ce désir de pureté religieuse, de vivre pleinement sa foi de musulmane, figure dans de nombreuses analyses du phénomène et transparaît en effet dans les diverses auditions réalisées par la mission.

Ainsi Mme Kenza Drider, jeune femme vivant en Avignon et mère de quatre enfants, s’est efforcée de convaincre les membres de la mission que le port du voile intégral constituait pour elle un choix tout à fait libre et en l’absence de toute pression de sa famille ou de son conjoint. Née dans une famille d’immigrés d’origine marocaine et musulmane, après son mariage, elle aurait pris ce parti au terme de recherches personnelles menées – selon son récit – « dans une librairie qui n’est pas salafiste » et qui ne l’aurait pas embrigadée. Souhaitant connaître le statut des femmes en islam, elle aurait décidé de porter un voile intégral afin de ressembler aux femmes du Prophète, lesquelles « défendaient la cause des femmes et étaient libres » (50).

M. Bachir Dahamani, imam de la mosquée de la Capelette (Bouches-du-Rhône), auditionné dans le cadre de la table ronde réunissant à Marseille des associations et des personnalités musulmanes (51), interprète également le port du voile par certaines femmes comme la manifestation d’un désir de ressemblance avec les femmes du Prophète par la tenue vestimentaire.

Au cours de cette même table ronde, Mme Fatima Ouldkaddoure, directrice de l’association SCHEBAA, association intervenant dans les quartiers nord de Marseille, indiquait connaître des femmes qui, ayant d’abord porté un simple foulard ou un voile partiel, avaient, de son point de vue, librement décidé de revêtir un voile intégral pour vivre pleinement leur foi.

Cette perception de certains acteurs de terrain correspond à l’analyse développée par de nombreux universitaires tels que M. Samir Amghar, chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales qui, sous la direction de M. Olivier Roy, a achevé une thèse de doctorat en sociologie politique qui porte sur les dynamiques de réislamisation et sur les transformations de l’islamisme en Europe et, plus particulièrement sur l’émergence et le développement du salafisme en Europe. Devant les membres de la mission, M. Samir Amghar a expliqué que « c’est en lisant, en écoutant sur Internet des imams prêcher l’islam et la nécessité de porter le voile intégral que progressivement les jeunes femmes qui s’islamisent en viennent à désirer ou à s’imposer de porter le niqab pour se comporter de manière plus conforme à leur foi. Elles y voient le signe d’une plus grande « islamité », d’une appartenance à une élite, à une avant-garde religieuse appelée à guider la communauté musulmane égarée » (52).

Cette aspiration à la pratique d’un culte puriste par le port du voile intégral se manifeste tout particulièrement parmi les converties à l’islam.

Selon la description du phénomène qu’a donnée M. Abdennour Bidar devant les membres de la mission, « le souci d’orthodoxie et de pureté spirituelle [...] est souvent le fait des femmes converties à l’islam ou qui se situent dans une démarche de retour à la religion et de réappropriation personnelle d’un islam qui leur a été transmis culturellement et dont elles s’étaient détachées. Ces deux situations se traduisent, selon la formule classique, par le " zèle du converti" » (53).

Ces jeunes femmes converties adoptent un comportement qui, aux yeux de M. Abdennour Bidar, « représente une exagération, une radicalisation subjective de la recommandation coranique [...] alors que par souci de pudeur, le Coran recommande de ne pas tout montrer, certaines femmes choisissent de tout cacher (54) ». Une illustration de cette attitude peut, à certains égards, se retrouver dans la démarche revendiquée par Mme Kenza Drider qui, d’après les propos tenus devant les membres de la mission (55), ne porte pas un voile dont la description figure expressément dans les textes mais un voile qu’auraient revêtu les femmes du Prophète, ce qui est le fait d’une minorité.

Cette attitude observée chez les converties peut s’expliquer par la volonté d’affirmer hautement un choix personnel qui ne rencontre pas l’assentiment d’une famille ou d’un entourage non musulman ou musulman mais hostile au port du voile intégral. Parmi les diverses motivations qui peuvent conduire une jeune femme à se couvrir d’un voile intégral et même du voile simple, de nombreux observateurs tels M. Benjamin Stora évoquent le ressourcement identitaire mais également le « défi lancé aux parents » ou « le défi lancé à l’école » (56). La volonté de faire sienne une pratique des plus rigoristes témoigne également du désir de conquérir une légitimité auprès d’un nouveau groupe d’appartenance dont on ne possède pas la culture ou la religion du fait de ses origines familiales. Observant les rites d’une minorité en portant le voile intégral, la jeune femme voilée peut vouloir offrir une preuve éclatante de la profondeur de sa foi afin d’obtenir une sorte de « sésame » dans sa nouvelle religion et marquer la distance qui la sépare désormais de ses origines.

Au cours de son audition par les membres de la mission, M. Mahmoud Doua, enseignant en anthropologie du monde arabo-musulman à l’Université Bordeaux III, a proposé une lecture similaire de ce comportement en déclarant : « Une autre catégorie sociale touchée par ce phénomène est celle des Français de souche récemment convertis, qui cherchent à manifester publiquement leur nouvelle appartenance religieuse et leur attachement à cette nouvelle identité. Là encore, on trouve de nombreuses personnes confrontées à des conflits familiaux » (57).

Au fond, le voile intégral procure à certaines jeunes femmes le moyen d’affirmer de manière radicale leurs convictions spirituelles et, dans une sorte de surenchère, leur absolue singularité face à une collectivité dont il arrive qu’elles rejettent les mœurs.

b) Une prise de distance par rapport à une société jugée pervertie

En second lieu en effet, la décision de porter le voile intégral peut traduire la distance que veulent prendre certaines jeunes filles par rapport à une société dont elles jugent les valeurs non compatibles avec leurs croyances, leurs devoirs religieux et sans doute corrompues.

Devant les membres de la mission, M. Samir Amghar a parlé d’un « hyper individualisme religieux » (58).

Dans une perspective assez proche, M. Abdennour Bidar a décrit au cours de son audition ce que le politologue et spécialiste du monde musulman, M. Gilles Kepel appelle un « islam de rupture » : « du point de vue subjectif de ces femmes, l’environnement occidental est considéré comme littéralement impie et appelle une réaction d’autoprotection et d’auto défense, dont le voile est un moyen. Il s’agit là d’une radicalité protestataire face à un environnement jugé potentiellement contaminant – on pourrait d’ailleurs suggérer une analogie avec la combinaison intégrale que l’on revêt pour se protéger en milieu contaminé » (59). Dans cette optique, le voile marquerait une nette distinction entre les purs et les impurs, ainsi que le rejet d’ordre symbolique d’un système de valeurs.

M. Samir Amghar a ainsi indiqué aux membres de la mission que les jeunes filles issues de l’immigration musulmane « expliquent que porter le voile intégral est, pour elles, une manière d’exprimer une protestation, de manifester leur désaccord avec les valeurs dominantes de la société dans laquelle elles vivent, de mettre symboliquement cette société à distance. Le voile intégral marque une rébellion symbolique contre l’ordre hiérarchique incarné par leurs parents, critiqués pour pratiquer un mauvais islam et contre l’ordre social » (60).

En plus d’une volonté de vivre pleinement leur foi, les jeunes filles portant le voile intégral invoquent, en particulier, une préoccupation qui a attiré l’attention des personnalités reçues par la mission : la protection de la pudeur féminine.

Selon le point de vue exprimé par Mme Nilüfer Göle devant les membres de la mission, l’affirmation de cette aspiration à la pudeur révèle tout d’abord que « s’agissant du voilement dans l’islam, si la question du privé et du public ne s’agence pas de la même manière, il y a toujours cette question du visible et de l’invisible. Quelles parties du corps sont interdites ? Qu’est-ce qui est interdit dans le public ? » (61).

Mme Nilüfer Göle émet l’hypothèse que, par le port du voile intégral, des jeunes femmes pourraient revendiquer le droit de ne pas adhérer aux modèles de comportement et de s’affranchir des valeurs d’une société qui, favorisant l’exposition du corps des individus, manque à leurs yeux de pudeur. Cette interprétation incite à concevoir l’existence d’une sorte de « politique de la pudeur » de la part de ces jeunes filles dans laquelle Mme Nilüfer Göle affirme discerner « le besoin de se retirer de notre espace public qu’elles jugent obscène ». Dans son esprit, « les femmes ayant la possibilité d’ôter le foulard se le réapproprient […] parce qu’elles se rappellent le domaine de l’intime, du secret, du sacré, un peu réfuté dans l’espace public. Pour elles, le privé est non seulement de l’ordre du personnel mais aussi du secret. Elles se rendent publiques, visibles mais tout en rappelant quelle partie du corps ou quel comportement doit être interdit » (62).

De fait, le voile intégral ne se réduit pas à une tenue vestimentaire, à un morceau de tissu. Il rend compte d’un système de valeurs et, surtout, met en lumière les sujétions d’ordre familial ou social pouvant peser sur les femmes qui le portent.

2. Des libertés aliénées par le poids de l’environnement social

À supposer même qu’il relève d’un choix délibéré, la sociologie enseigne que tout comportement porte la marque d’un contexte familial, social ou historique, a fortiori lorsqu’il revêt le caractère d’une norme de comportement du fait de sa régularité et du caractère d’obligation que les individus concernés peuvent lui prêter.

À cette aune et à la lumière des analyses entendues par la mission, la pratique du port du voile intégral s’apparente parfois à une norme de comportement qui s’impose à l’individu et à laquelle on peut trouver deux explications : tout d’abord, une propension au conformisme vis-à-vis des valeurs de la famille et de la communauté ; ensuite, le souci d’une respectabilité dans l’espace social.

a) Une propension au conformisme vis-à-vis des valeurs de la famille et de la communauté

En premier lieu, on peut imaginer que des jeunes filles puissent porter un voile intégral afin de complaire à un entourage familial musulman (leur propre famille ou de celle de leur conjoint) particulièrement sourcilleux sur le chapitre de la pudeur et de l’honneur des filles et croyant se conformer à des prescriptions religieuses de l’islam. Cette attitude vaut à l’évidence pour les jeunes femmes portant un voile simple.

Ainsi, dans le livre Le foulard et la République (63), Mme Françoise Gaspard et M. Farhad Khosrokhavar montrent que dans un échantillon de cinq jeunes filles interrogées, sur trois jeunes filles portant le voile, deux d’entre elles portent le voile à cause de leurs parents ; une autre jeune fille répond qu’elle n’hésiterait pas à le porter si son fiancé le lui demandait. Une seule jeune fille affirme qu’elle ne le mettrait en aucun cas.

Pour réduit que soit cet échantillon, l’enquête menée par les auteurs de ce livre tend à mettre en lumière le poids du milieu familial et l’impact des relations conjugales sur la décision de porter un voile, en tout cas un voile simple.

S’agissant de cette pratique, on peut en effet concevoir l’existence d’une démarche similaire commandée par « le poids de l’environnement social et sur la famille et le souci de conformisme de celle-ci » que mettent en exergue les auteurs du livre, Les animateurs face à l’intégrisme religieux et à l’oppression des femmes.

L’une de ses auteurs explique ainsi de manière nuancée que la décision de porter un voile simple est prise par des jeunes filles qui ne sont pas soumises à des pressions familiales mais que motive « l’envie de plaire aux membres de la famille et plus largement de la communauté parce que les filles mettant le voile sont considérées comme des jeunes filles bien, saines et donc bonnes à marier » (64).

Ici, se manifeste assez nettement la peur du « qu’en dira-t-on », comportement perceptible chez certaines familles d’origine musulmane pourtant établies depuis de nombreuses années sur le territoire national mais également très remarquable chez les familles récemment immigrées. À titre de témoignage et d’illustration, M. Antoine Sfeir s’est ainsi rappelé devant les membres de la mission que l’une de ses étudiantes doctorantes « qui, à l’entrée de sa cité, recouvrait ses cheveux d’un fichu afin […] d’échapper aux sarcasmes des bandes, ainsi qu’aux remarques de son père qui craignait le qu’en dira-t-on » (65). Dans la contribution écrite qu’il a adressée à la mission (66), M. Hervé Chevreau, maire d’Epinay-sur-Seine, rapporte les propos assez similaires d’une directrice d’école de sa commune. Selon elle, pour faire admettre son épouse, récemment convertie, au sein de sa famille, il serait plus commode pour un homme de confession musulmane, de la présenter entièrement voilée, ce qui témoignerait de sa grande fidélité aux préceptes religieux et, d’une certaine manière, de la sincérité de sa conversion.

Ce comportement chez certaines de ces familles peut s’expliquer par une socialisation absente ou incomplète, un défaut d’intégration ainsi que par le choc que représente la vie dans une société d’accueil dont les valeurs peuvent très sensiblement différer de celles de la culture d’origine. Il s’agit en tout cas d’une explication pertinente selon les auteurs de l’ouvrage précité (67).

Mme Anne-Gaelle Cogez, l’une des auteurs, explique ainsi que face à un modèle social privilégiant les valeurs et relations individuelles contrairement à des sociétés au sein desquelles la vie de l’individu s’inscrit avant tout dans le cadre d’un groupe (familial, de voisinage), les mères tendraient assez naturellement à s’investir dans le rôle de garante des traditions, fût-ce au prix de la perpétuation de règles de comportement à l’origine de leur aliénation en tant que femmes. Selon cette même analyse, ce comportement quelque peu paradoxal se nourrirait également de peurs tenaces, notamment celle de voir les enfants se détourner de leurs racines culturelles ou religieuses. Selon Mme Anne-Gaëlle Cogez, l’islam servirait dans ce contexte d’« abri culturel » mais par manque de connaissance réelle du texte coranique, il existerait une assez grande confusion entre coutumes et enseignements religieux.

b) Le souci d’une respectabilité dans un espace social menaçant

En second lieu, le port du voile intégral peut avoir pour origine le souci de respectabilité des filles et des jeunes femmes vis-à-vis de l’entourage dans des quartiers sensibles et en réponse aux pressions que peuvent y exercer sur elles les garçons.

La détérioration des relations entre les deux sexes au sein de quartiers abritant des populations qui, par ailleurs, connaissent la précarité et en voie parfois de ghettoïsation peut expliquer, dans certains cas, la pratique du port du voile intégral.

De fait, ainsi qu’ont pu l’observer les auteurs de l’ouvrage, Les animateurs face à l’intégrisme religieux et à l’oppression des femmes, les éducateurs et les travailleurs sociaux assistent une dégradation des relations entre les filles et les garçons, dégradation allant jusqu’à la régression de la mixité dans certains lieux de vie ou certains quartiers. À titre d’illustration, dans ce livre, sont rapportées les insultes adressées à la sortie du métro de Lille par des garçons au motif qu’une jeune fille vivant dans leur quartier ne portait pas le voile et sortait maquillée. Ces insultes ne représentent du reste qu’un comportement parmi tant d’autres qui participent de la dégradation des relations entre garçons et filles, les conflits n’ayant pas toujours pour seul objet le port supposé obligatoire du voile intégral. Autre auteur de ce livre, Mme Amandine Briffaut, présidente de l’Association Ni putes, ni soumises à Lille, rappelle l’histoire de la jeune Sarah, victime en janvier 2002 de plusieurs agressions sexuelles et plusieurs viols collectifs commis par des élèves d’un collège de la ville de Roubaix et a pu observer, par ailleurs, que la violence et l’inégalité entre les sexes affleurent assez aisément dans les paroles échangées entre les enfants d’un centre social. Dans certains centres sociaux qu’elle décrit, l’impossibilité de gérer des rapports devenus trop conflictuels et violents a ainsi rendu nécessaire la mise en place de groupes de filles avec des animatrices face à des groupes exclusivement formés de garçons.

Dans ce contexte, pour certaines jeunes femmes, le port du voile intégral est parfois utilisé comme une protection, un gage de respectabilité donné à des garçons qui peuvent volontiers recourir à la violence verbale mais également physique pour imposer des normes de comportement que malheureusement ils croient conformes au statut des femmes dans la société. Dissimulant leurs formes, les jeunes filles s’efforcent de ne plus paraître comme des objets de désir, mais selon l’expression souvent entendue par des travailleurs sociaux œuvrant dans ces quartiers, comme des « filles bien ».

L’éclairage apporté au cours de son audition par M. Samir Amghar offre, de ce point de vue, une perspective similaire : « […] le voile intégral est également le signe d’une distinction sociale. Celles qui le portent et le revendiquent en tirent une grande fierté et le ressentent comme un symbole de respectabilité. En se salafisant et en portant le niqab, d’adolescentes elles deviennent des adultes respectées, notamment dans les quartiers populaires »(68).

Mais au fond, le port du voile intégral qui s’impose ou que l’on impose à certaines jeunes femmes apparaît comme le révélateur de dérives plus graves à l’œuvre dans certains quartiers et dans une frange de la société française : le retour à des valeurs traditionnelles et parfois obscurantistes, issues d’un modèle de rapports sociaux et familiaux d’essence patriarcale qui consacre l’asservissement de la femme, la négation de ses libertés et du droit à disposer librement de son corps au nom d’un statut d’être prétendument inférieur et subalterne par nature.

De ce point de vue, le voile intégral n’est que « l’arbre qui cache la forêt », une forêt qui abrite des réalités bien plus sombres encore, telles que la soumission des jeunes femmes dans un contexte marqué par des situations de contrainte voire de violences.

3. Une soumission dans un contexte marqué par des situations de contraintes voire de violences

D’autres femmes, en effet, en France et à travers le monde, déclarent vivre des situations de contrainte.

Ainsi, au cours de leur déplacement à Bruxelles (69), les membres de la mission ont pu recueillir le témoignage d’une jeune femme de trente-trois ans prénommée Karima et auteur d’un livre (70) dans lequel elle fait le récit d’un véritable calvaire. Issue d’une famille ayant immigré en Belgique au cours des années 1960, Karima raconte comment son père, en menaçant de mort ses propres enfants, lui aurait imposé de porter un voile simple sous l’influence d’un imam radical dont il fréquentait assidûment la mosquée. Habituée à porter le voile, elle aurait intériorisé cette pratique jusqu’à estimer que le voile « faisait partie » d’elle.

Selon son récit, à compter de ses 13 ans, par crainte qu’elle ne tombe amoureuse d’un non-musulman, ses parents l’ont empêchée d’aller à l’école au moyen de certificats médicaux de complaisance renouvelés tous les trois mois. C’est alors qu’a commencé une véritable séquestration, Karima faisant office d’esclave domestique. Malgré la saisine de l’assistante sociale à laquelle elle avait écrit, le service d’aide à la jeunesse (SAJ) n’est pas intervenu, au nom du relativisme culturel, selon Karima.

Après une visite chez un médecin et le dépôt d’une plainte, elle a été placée par un juge dans une famille d’accueil. Ses parents l’ayant poussée à reprendre contact avec eux en prétendant avoir changé, elle a regagné le domicile familial où tout se serait bien passé bien pendant quelque temps jusqu’à un voyage au Maroc où elle a été séquestrée et battue pendant deux mois, menacée d’être mariée de force. Elle est parvenue à rentrer en Belgique mais a été mariée civilement par procuration, au Maroc, par son père. Après avoir à nouveau fui de chez elle et vécu en foyer, elle a entamé une procédure d’annulation du mariage puis de divorce qui a finalement pris quatorze ans pour aboutir.

Le livre témoignage dont provient ce récit et qui lui vaudrait aujourd’hui menaces et insultes, l’a poussé à fonder une association. Dans le cadre de celle-ci, elle aurait mené un test auprès de dix médecins en leur demandant des certificats médicaux de complaisance, ce qu’ont fait sept d’entre eux. Dans ce cadre, elle a également aidé des femmes à qui l’on avait imposé le voile intégral.

On peut trouver d’autres récits dans l’ouvrage déjà cité, Les animateurs face à l’intégrisme religieux et à l’oppression des femmes. L’une des auteurs du livre, sous le pseudonyme de Faïza, raconte par exemple l’histoire d’une jeune fille musulmane et pratiquante d’origine marocaine en France « qui se comportait comme une véritable lycéenne », qui pour être acceptée par la famille très pieuse et pratiquante du jeune homme dont elle était tombée amoureuse, se mit à porter le voile. Dans le même ouvrage, Mme Amandine Briffaut, par ailleurs militante de l’association Ni putes, Ni soumises à Lille, rapporte également le cas d’une jeune femme séquestrée par ses parents pendant deux jours parce qu’ils exigeaient d’elles qu’elle ne sorte pas sans voile (71) et observe la multiplication des témoignages de jeunes filles se déclarant prêtes à porter le voile si leur futur mari le demandait.

La mission doit convenir que les témoignages les plus nombreux ont trait à l’obligation de porter des voiles simples mais on peut aisément concevoir l’existence de situations où les jeunes femmes subissent des pressions de même ordre pour porter un voile intégral.

Au cours de son audition (72), Mme Sihem Habchi, présidente de l’Association Ni putes, ni soumises, a par exemple rapporté l’histoire emblématique d’une jeune femme prénommée, elle aussi, Karima dont son association avait recueilli le témoignage. Cette jeune femme, commerciale de profession, s’est résignée à porter le voile intégral en réponse aux exigences croissantes et de plus en plus pressantes d’un mari qu’elle avait pourtant librement choisi et qui bascule dans le fanatisme après deux années de mariage parce qu’il retourne habiter dans son ancienne cité.

Expression d’un conformisme ou d’une déférence vis-à-vis de la famille ou de la communauté, fruit de la recherche de respectabilité sociale, de pureté religieuse ou affirmation d’un besoin de prendre ses distances avec une société dont on condamne les valeurs, le port du voile intégral présente, à l’évidence, une dimension personnelle. De fait, l’analyse met en lumière chez ces jeunes femmes voilées la part des ressorts intimes, des attentes et des aspirations personnelles, la manière dont elles perçoivent et peuvent déterminer leur positionnement dans le cercle de la famille, dans l’enceinte du quartier ou plus généralement dans l’espace public.

Cela étant, le port du voile intégral constitue aussi un phénomène social, et donc une question politique, dès lors que cette pratique est dictée par une situation d’enfermement communautaire ou participe d’une démarche militante et prosélyte conduite par des mouvements intégristes, les mouvements salafistes, qui se servent du voile comme d’un étendard.

B. LE FRUIT D’UN ENFERMEMENT COMMUNAUTARISTE ET L’ÉTENDARD D’UN MOUVEMENT INTÉGRISTE : LE SALAFISME

Les informations recueillies au cours de leurs auditions et de leurs déplacements mais également l’expérience de terrain procurée par l’exercice de mandats locaux ont convaincu les membres de la mission que le port du voile intégral ne s’expliquait pas uniquement par des démarches individuelles et spontanées dans lesquelles pouvait entrer une part significative de conditionnement social ou de méconnaissance.

L’analyse du phénomène tend, en effet, à démontrer l’existence de situations de contrainte dont il apparaît certes difficile d’évaluer le nombre mais dans lesquelles les femmes se voient imposer le port du voile intégral contre leur gré.

Aux yeux de la mission, ces situations de contrainte sont le fruit de deux logiques à l’œuvre depuis une quinzaine d’années qui ont pour théâtre certains quartiers du territoire national mais également certains pays du monde : en premier lieu, un enfermement de nature communautariste et, en second lieu, la démarche militante et prosélyte d’un mouvement musulman intégriste : les salafistes.

1. Le port du voile intégral manifeste un repli de nature communautariste dans certains territoires

Cette idée s’est imposée aux membres de la mission au fil des auditions et des déplacements réalisés au cours desquels certains acteurs de terrain ont témoigné de la corrélation potentielle entre le port du voile intégral et la situation de montée du communautarisme dans des quartiers où les populations, souvent d’origine immigrée, subissent une grande précarité sociale.

À titre d’exemple, au cours de la table ronde organisée à Marseille et réunissant des représentants des services publics (73), des inquiétudes se sont faites jour concernant la montée des communautarismes dans certains quartiers de la ville. Il est observé, en effet, que cette montée des communautarismes s’accompagne de l’apparition et de la multiplication des voiles simples parmi les jeunes filles. Certains voient, dans ce phénomène, l’impact du mouvement de réislamisation que connaissent certains pays musulmans et qui gagne la France du fait du comportement des membres de certaines communautés.

À ses yeux, ce mouvement doit également beaucoup au pouvoir d’attraction qu’exercent les mouvements salafistes sur des populations pauvres au sein desquelles certains individus peuvent éprouver le besoin de se réfugier dans l’absolu, et reçoivent volontiers des prescriptions pour guider leur comportement. Plus la norme ainsi proposée est simpliste, plus elle semble séduisante car elle dispense d’exercer son esprit critique et offre un mode d’emploi « clés en main » face aux difficultés de la vie. Or, l’influence croissante de cette doctrine favorise un retour à la superstition et impose des normes à l’ensemble des femmes d’un quartier.

Cette description de l’impact des difficultés de certains quartiers et de son importance dans le processus de renfermement communautariste qui conduit à imposer aux jeunes filles le port d’un voile (simple ou intégral, selon le cas) illustre assez bien certains traits du phénomène dit « des grands frères » décrit il y a déjà quelques années.

Dans son livre, Ni Putes ni soumises (74), Mme Fadela Amara a montré comment le chômage de masse lié à la crise économique du début des années 1990, en frappant massivement les populations les plus fragiles et notamment les ouvriers venus du Maghreb, avait contribué à la détérioration de la condition de la femme, au retour de normes traditionnelles aliénantes telles que le port du voile simple. D’une part, la perte durable d’un emploi privait les pères de famille de l’autorité puisqu’ils ne pouvaient subvenir correctement aux besoins de leurs épouses et de leur famille, devoir incombant au patriarche dans les sociétés patriarcales dont pouvaient provenir les immigrés algériens et marocains. D’autre part, regroupés ensemble dans des « cités-dortoirs » ou d’urgence à leur arrivée en France, ils ne pouvaient prendre conscience que le modèle culturel dans lequel ils avaient été socialisés n’avait plus cours dans la société française contemporaine.

Le déclassement social des pères a favorisé un transfert de l’autorité symbolique, aux « grands frères » qui, pour certains d’entre eux, ont imposé leur loi sur les cités dans lesquelles ils vivaient dans le déni de la féminité. Car rencontrant souvent eux-mêmes des difficultés d’insertion socio-professionnelle, ces jeunes hommes ont eu le sentiment de pouvoir réaffirmer le primat de l’homme sur la femme que peut conférer la tradition, en imposant aux jeunes femmes un contrôle de leurs fréquentations, de leurs comportements en société, de leurs tenues vestimentaires et parfois même de leur vie amoureuse et de leurs corps.

Ce faisant, ainsi que le relèvent les auteurs de l’ouvrage Les animateurs face à l’intégrisme religieux et à l’oppression des femmes citant Mme Fadela Amara, si le rôle de ces « grands frères » était d’abord de protéger leur sœur et surtout leur virginité jusqu’à leur mariage, cette protection a pu se transformer en surveillance constante de toutes les filles du quartier et « la nature des pressions que vivaient les jeunes filles a alors changé : les contraintes n’étaient plus celles imposées par les traditions, les familles, mais par les garçons ».

Or, insiste Mme Amandine Briffaut, l’une des auteurs de ce livre et par ailleurs présidente de l’association Ni putes, ni soumises à Lille, dans ces quartiers et dans ces conditions, « les jeunes ne peuvent avoir une vision globale de la société dans laquelle ils vivent et des principes qui définissent cette société ». On constate dès lors que l’isolement, la rupture du lien avec le reste de la société se soldent par le développement d’une violence dans les rapports sociaux dont les premières victimes sont souvent les femmes.

Si l’on adhère à cette analyse, on comprend mieux qu’une pratique telle que le port du voile intégral prospère dans des quartiers tendant à se refermer sur eux-mêmes et où les difficultés économiques et sociales, l’expérience de discriminations poussent à se référer à des modèles idéalisés, à des traditions ayant cours dans le pays d’origine des familles. M. Mahmoud Doua, au cours de son audition, a particulièrement attiré l’attention des membres de la mission sur le fait qu’« il ne faut pas sous-estimer l’importance de la précarité sociale et du sentiment de relégation dans des quartiers ghettos pour comprendre le phénomène du voile intégral » (75).

À l’évidence, en effet, sous la question du port du voile intégral, se pose pour les jeunes issus de l’immigration, la question de l’identité : celle de la définition de sa personnalité entre une société française au sein de laquelle elles et ils sont né(e)s et réussissent à s’insérer – parfois sans doute avec difficulté – et le pays de leurs parents aux origines duquel parfois on les assigne. Le voile intégral peut, dans cette optique, permettre de renouer virtuellement avec un pays dont les parents n’ont pas nécessairement transmis les traditions ou la religion. A contrario, la pratique du port du voile intégral peut constituer l’affirmation d’une identité construite par pure opposition à la société française.

Selon l’analyse développée par M. Benjamin Stora et qui repose sur son étude de l’histoire des immigrés venus du Maghreb, c’est parce que les enfants et les petits-enfants des immigrés arrivés sur le territoire national entre les années 1920 et les années 1960 n’envisagent pas un retour dans le pays de leurs parents et « se considèrent français de manière évidente, banale et certaine qu’ils se posent la question de leurs origines » et « sont en quête de leur histoire, de leur généalogie personnelle, familiale et collective » (76).

Or, d’après l’expression même de M. Benjamin Stora, « cette recherche vient se heurter et, même se fracasser, à la fois sur l’histoire coloniale, et donc sur l’histoire conflictuelle avec la France, la ségrégation et le racisme subis par leurs grands-parents, et à la fois sur l’Islam ».

Cette observation a amené M. Benjamin Stora à considérer devant les membres de la mission que « le voile renforce certainement le sentiment d’appartenance identitaire » des jeunes filles portant le voile « et les installe dans une posture victimaire, soulignant les persécutions dont elles imaginent faire l’objet. Elles croient souvent à l’existence d’une continuité entre la France coloniale et la France d’aujourd’hui ». Or, selon la mise en garde de M. Benjamin Stora, « cette représentation imaginaire d’une société française qui perpétuerait l’esprit colonialiste, qu’on le veuille ou non, s’est installée dans les banlieues et chez beaucoup de jeunes » (77).

Instrument de pérennisation du primat des hommes sur les femmes dans des quartiers subissant déclassement et précarité sociale grandissante, parfois signe d’une recherche d’identité ou de sa construction par opposition à la société française, le port du voile intégral représente aux yeux de la mission le symptôme le plus évident du mal-être qui ronge une partie de la société française.

D’autres manifestations de nature communautariste ont été portées à la connaissance de ses membres tout au long de leurs travaux : la persistance de cas même extrêmement marginaux de mariages forcés et de crimes d’honneur ; le développement de commerces communautaires ; des injonctions explicites à l’endroit de nos compatriotes censés être de culture musulmane et relatives à un nécessaire respect du jeûne pendant le ramadan (78) ; le port d’insignes nationaux ou de voiles intégraux au cours des cérémonies de mariage (79) ; l’existence de demandes particularistes et de pressions à l’encontre des services publics portant, par exemple, sur le droit de choisir ou de récuser un agent selon son sexe, en particulier dans les services hospitaliers et au cours de cérémonie de mariage, la distribution de plats à base de viande hallal dans les services de restauration scolaire (80) ou encore la participation des enfants à certaines activités sportives telles que la piscine . Dans la contribution adressée à la mission, M. Hervé Chevreau, maire d’Epinay-sur-Seine, signale ainsi que sur le territoire de sa commune, certains élèves refusent de se rendre au cours de natation lors du ramadan, par crainte d’avaler de l’eau pendant la journée ; par voie de conséquence, ils ne se présentent pas au cours, même s’ils n’ont aucun justificatif pour cela.

Concernant certaines entreprises, la mission a également pris note de signalements très préoccupants relatifs à l’émergence d’organisations syndicales vouées à la seule défense de revendications confessionnelles, à des refus de travailler au sein d’équipes mixtes, à des réflexions portant sur la tenue vestimentaire des femmes ou encore à des requêtes visant à obtenir la création de salles et de temps de pause pour la prière.

Ces comportements ne peuvent donner lieu dans le présent rapport à de longs développements eu égard à la question à laquelle la mission entend d’abord répondre.

Néanmoins, la mission d’information appelle les pouvoirs publics à la plus grande vigilance et à la plus grande fermeté face à des agissements aussi inacceptables. Elle espère contribuer à une véritable prise de conscience de ce phénomène.

Car comme le voile intégral, ces conduites inacceptables procèdent dans de nombreux cas d’une entreprise ayant pour finalité d’imposer les normes supposées authentiques de la religion musulmane d’abord aux musulmans eux-mêmes, par « assignation identitaire », et ensuite à l’ensemble de la communauté nationale.

Dans le cadre de cette entreprise, les jeunes femmes portant le voile intégral jouent leur rôle, bon gré mal gré, en tant que porte-drapeau d’une démarche militante et prosélyte développée par un mouvement intégriste : le salafisme.

2. L’étendard d’un projet intégriste militant et prosélyte porté par la nébuleuse salafiste

D’après les propos tenus par l’ensemble des spécialistes de l’islam entendus par la mission, le port du voile intégral est inspiré, dans un nombre non négligeable de cas, par l’influence exercée par des groupes d’inspiration salafiste, mouvement musulman intégriste, œuvrant sur le territoire national et dans le monde à la réislamisation des populations d’origine musulmane et à la reconnaissance, tant dans l’espace public que dans le droit des sociétés occidentales, de règles découlant de leur interprétation minoritaire des textes du Coran et de la tradition de l’islam.

Le soutien, voire l’exhortation publique au port du voile intégral, révèle deux traits majeurs de la nature et de l’action entreprise par cette nébuleuse : tout d’abord, un mouvement dont le réformisme apparent consiste en réalité à la promotion d’une lecture littéraliste et qu’on peut juger rétrograde de la religion musulmane ; un mouvement missionnaire mettant en cause la liberté des femmes musulmanes et s’efforçant d’obtenir la consécration de l’existence d’une communauté musulmane distincte du reste de la société et bénéficiant de droits spécifiques.

a) Un mouvement appelant à un retour vers un âge d’or perdu

De l’ensemble des auditions, il ressort, en effet, que le discours s’efforçant de justifier le caractère obligatoire du port du voile intégral renvoie presque immanquablement aux mouvements salafistes.

Devant les membres de la mission, MM. Samir Amghar (81), Abdelwahab Meddeb (82), Mahmoud Doua (83), Dalil Boubakeur (84), Antoine Sfeir (85), en leur qualité de spécialistes du fait religieux ou de représentants du culte musulman ont tous décelé l’influence d’un corpus idéologique tiré de l’enseignement d’une école de jurisprudence musulmane qui nourrit le mouvement salafiste : l’école juridique et théologique hanbalite, du nom d’Ahmed Ben Hanbal.

Au cours de son audition, M. Samir Amghar, chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales et spécialiste du salafisme, a ainsi expliqué que « l’école qui penche le plus en faveur du voile intégral est l’école hanbalite. Or, les salafistes présents en France s’inscrivent dans cette filiation » (86).

De fait, le caractère littéraliste du discours salafiste procède à la fois des fondements théoriques dont s’inspirent ces mouvements, ceux de l’école hanbalite, et des propres origines historiques de ce courant.

Selon l’exposé de M. Antoine Sfeir (87) qui rejoint le propos d’autres intervenants, le terme « salafiste » provient du mot « salaf » qui signifie le vrai, le pur et renvoie par extension aux pieux ancêtres. Ce courant, dont les Frères musulmans égyptiens, fondés en 1928 par Hassa al Banna, constituent la première et la plus ancienne expression formelle et organisée, se présente au début du XXe siècle comme un mouvement de réforme né en réaction à la colonisation européenne et ce qui est vécu comme une décadence des pays musulmans. Ainsi que l’explique M. Antoine Sfeir, le mouvement des Frères musulmans égyptiens « s’élève à la fois contre la monarchie d’origine albano-macédonienne [régnant sur l’Égypte] et contre les accords Sykes-Picot, signés par la France et la Grande-Bretagne qui prévoyaient, en 1916, le partage du Moyen-Orient. Les Frères musulmans accusent les colonisateurs de dépecer la oumma, la grande communauté des musulmans » (88).

De leur réflexion sur les causes de la domination de l’Occident, les penseurs du salafisme concluent tous à la nécessité de purifier et donc de ranimer la vie islamique.

Mais de leur point de vue, rendre un destin mondial à l’islam suppose de se réapproprier le modèle originel légué par les fondateurs de l’islam au VIIe siècle, à savoir le Prophète Mahomet et ses compagnons ou successeurs les plus proches, les Salaf ou pieux ancêtres. Cette démarche implique de rejeter tout apport des siècles suivants jugé comme une corruption de l’enseignement mais, plus encore, de refuser toute interprétation des textes à la lumière du contexte historique et des caractéristiques sociologiques des premières sociétés musulmanes. Il en ressort une approche littéraliste des textes coraniques qu’à la manière de M. Antoine Sfeir, on pourrait résumer de la manière suivante : « Après le Prophète, rien de nouveau ».

De fait, le port du voile intégral participe, à bien des égards, de cette conception littéraliste léguée par Ahmed ben Hanbal et relayée, selon M. Antoine Sfeir, par toute une lignée de théologiens « dont le Syrien Ahmad ibn Taymiyya, au XIVe siècle et surtout, le Saoudien Mohammed Abdel Wahhab, au XVIIIe siècle […] qui donnera naissance au wahhabisme, auquel se réfèrent actuellement les monarchies saoudienne et qatari ». (89)

M. Antoine Sfeir a ainsi observé devant les membres de la mission que « ce vêtement marque la volonté de se soumettre à la domination du clan et du mâle » et « signifie l’acceptation d’une lecture littéraliste archaïque et hautement discutable du Coran ». M. Antoine Sfeir a tenu à remarquer qu’à l’aune des mentalités de son époque, « le Prophète est à l’origine d’avancées pour la condition féminine » telles que la règle suivant laquelle les femmes doivent hériter de la moitié de la part de l’homme.

À rebours, les islamistes, de son point de vue, en ignorant délibérément le contexte historique ou anthropologique, donnent « une lecture erronée voire instrumentalisée de l’islam ».

Analysant l’évolution de la signification du port du voile de part et d’autre de la Méditerranée, M. Benjamin Stora a également observé que « certains groupes politiques ont instrumentalisé le voile », faisant de « cet accessoire qui symbolise de manière évidente la différence et la séparation, une marque de défi à l’encontre des États arabes et des démocraties européennes » (90).

Selon M. Benjamin Stora, « dans la durée, ce défi s’est peu à peu transformé en croyance : le port du voile a alors été revendiqué par d’autres factions comme une pratique religieuse consentie ».

On touche là à la dimension politique que revêt à bien des égards la pratique du port du voile intégral. Aux yeux de nombreux spécialistes et des membres de la mission, le voile intégral ne se réduit pas à une simple tenue vestimentaire : il affirme dans l’espace public des valeurs séparant celles qui le portent du reste de la société et la prétention de conférer à une interprétation minoritaire de la religion musulmane le caractère d’une norme s’imposant à tous.

Ce faisant, il signe le caractère militant et prosélyte d’un mouvement missionnaire qui, s’efforçant d’obtenir la consécration de l’existence d’une communauté musulmane séparée du reste de la société par des droits et devoirs spécifiques, met en cause les libertés individuelles et sape les fondements de la République.

b) Une logique prédicatrice et missionnaire

« Ultra-orthodoxe et puritaine », la mouvance que forment les groupes salafistes comporte certes de multiples tendances et se présente même, selon l’analyse de M. Samir Amghar, comme le seul courant islamiste, « à n’être pas organisé et hiérarchisé à l’échelle nationale » (91).

Au cours de son audition, M. Samir Amghar a ainsi décrit une mouvance au sein de laquelle « n’existent que des associations locales constituées autour d’un imam prédicateur charismatique », formée de groupes qui « fonctionnent de manière autonome les uns par rapport aux autres et n’ont pas de projet politique ».

Pour autant, la mouvance salafiste n’en possède pas moins des caractéristiques communes qui, pour l’essentiel des groupes établis sur le territoire national, tiennent au piétisme, à l’apolitisme, au caractère non-violent de l’action ainsi qu’à « une logique prédicatrice missionnaire » selon l’analyse développée par M. Samir Amghar devant les membres de la mission (92).

La mouvance salafiste se présente tout d’abord comme piétiste parce que d’après les propres mots de M. Samir Amghar, « pour ses tenants, l’urgence n’est ni de politiser l’islam, ni de s’inscrire dans une logique guerrière mais de convertir les musulmans sociologiques à une pratique orthodoxe et puritaine de leur religion ». D’où la priorité accordée, selon lui, à deux tâches principales : « l’éducation religieuse, dans la mesure où ils tiennent les musulmans installés en Europe pour des musulmans égarés, pratiquant un mauvais islam, et la purification d’une religion qui est, selon eux, altérée par des pratiques hérétiques ».

La deuxième caractéristique du mouvement, l’apolitisme, se traduit, selon M. Samir Amghar, par l’opposition à toute forme d’engagement politique au nom de l’islam et l’invitation à un certain détachement vis-à-vis de la politique. Divers éléments peuvent, selon lui, en attester : le constat du faible nombre de personnes se réclamant du salafisme dans les manifestations organisées par des associations musulmanes appelant à s’opposer à toute loi interdisant le port de signes religieux ostentatoires à l’école en 2004-2005 ou encore le fait que les sites salafistes sur Internet aient invité à ne pas se joindre aux manifestations organisées en janvier 2009 par des associations musulmanes en protestation contre l’opération militaire menée par l’armée israélienne contre les territoires palestiniens.

La troisième caractéristique du mouvement, la non-violence, trouve selon M. Samir Amghar une illustration dans la condamnation unanime exprimée publiquement par les autorités religieuses du mouvement, « aussi bien en France, qu’en Arabie saoudite, en Jordanie ou au Yémen » (93) à la suite des attentats du 11 septembre 2001, de Madrid en 2004 et de Londres en 2005.

De fait, le salafisme révolutionnaire dit djihadiste et le salafisme politique (94) n’occupent qu’une place extrêmement minoritaire en France, et apparaissent quasi-inexistants contrairement à la situation que peuvent connaître d’autres pays occidentaux. M. Samir Amghar a même estimé que la tendance djihadiste, présente dans les mosquées au début des années 2000, « en a disparu, ses imams ayant renoncé à tenir ce discours révolutionnaire sous la pression policière ».

Présence du salafisme en France

Les pouvoirs publics recenseraient sur le territoire national :

—  quelque 12 000  salafistes, contre 5 000 environ en 2004 selon une enquête des Renseignements généraux réalisée en 2004 ;

—  une cinquantaine de lieux de culte musulman contrôlés par des groupes salafistes sur les 1 900 localisés sur le territoire français.

41% des femmes portant le voile intégral évolueraient dans la mouvance salafiste.

(d’après les chiffres communiqués au cours de son audition (95) par M. Brice Hortefeux, ministre de l’Intérieur)

Toutefois, ainsi que M. Samir Amghar le relevait lui-même face à la mission, même si « le salafisme en France entretient un rapport négatif avec son environnement », [..] exprimant un « refus de se mêler au reste de la société », un relatif désintérêt pour la sphère politique, les institutions et les associations musulmanes, l’apolitisme qui le caractérise cependant « n’exclut pas une dimension éminemment politique » de son action.

Certes, les mouvements salafistes ne semblent pas désireux d’investir et d’infiltrer les institutions mais l’on ne saurait toutefois méconnaître la portée des revendications qu’ils défendent et dont le port du voile intégral n’offre qu’une illustration.

Ainsi que le remarque M. Samir Amghar, les salafistes se « désectarisent et s’ouvrent progressivement sur la société » (96).

Leurs revendications alimentent une pression insensible et diffuse tendant à imposer la reconnaissance de commandements prétendument religieux applicables dans la totalité de l’espace public et à laquelle serait assujetti l’ensemble de nos compatriotes de culture ou d’origine musulmane en tant que corps particulier dans la société.

Au cours de son audition, M. Samir Amghar a ainsi évoqué l’impact du salafisme et l’influence que peuvent exercer les mosquées contrôlées par cette mouvance sur les comportements : « dans les quartiers populaires, lorsque l’on décide de se convertir à l’islam ou de se réislamiser, on le fait bien souvent au contact du salafisme car c’est la seule offre religieuse qui y reste et qui apparaît comme la plus légitime et la plus authentique » (97).

De son point de vue, plusieurs mosquées pourraient illustrer ce diagnostic dans l’agglomération lyonnaise : « la mosquée Al Fourqan », « mosquée salafiste » située « aux Minguettes, à Vénissieux », « et une autre, à Lyon même, dans le huitième arrondissement », lesquelles « sont très actives, faisant preuve d’un grand prosélytisme ».

La mission a également noté que, d’après M. Samir Amghar, c’est à Argenteuil, « bastion historique du salafisme, la première ville où il a commencé à se développer » que des femmes ont commencé à porter le voile intégral, même si il convient de noter que l’imam de la mosquée du lieu, la mosquée As Salaam, a invité les jeunes filles à découvrir leur visage, considérant dans une logique de compromis que le voile intégral n’a pas sa place en France mais seulement dans les pays musulmans qui l’acceptent.

À cet égard, il importe de souligner l’importance décisive que revêtent la formation et les prises de position des imams à l’échelon local.

Au cours de la table ronde réunissant des élus des Bouches-du-Rhône (98), les membres de la mission ont été sensibles à la mise en garde que leur a adressé M. Robert Guiot, adjoint au maire de Marignane. Constatant en effet la multiplication des lieux de prières dont les responsables s’autoproclamaient imams pour avoir lu quelques passages du Coran, il a noté que ces personnes s’improvisant ministres du culte musulman contribuaient à la diffusion de thèses intégristes, dérive rendant à ses yeux nécessaire une plus étroite surveillance par les pouvoirs publics de la désignation d’imams.

Ce constat fait écho à celui de nombreux acteurs de terrains auditionnés qui ont rendu compte de la multiplication des voiles intégraux liée à l’installation d’un nouvel imam prêchant en ce sens auprès des jeunes femmes fréquentant la mosquée.

Les problèmes inhérents à la formation des imams mettent, par ailleurs, en lumière la question de l’influence néfaste que peuvent exercer des groupes salafistes établis à l’étranger mais disposant de puissants relais sur le territoire national.

Les thèses salafistes concernant l’obligation de porter un voile intégral bénéficient d’une audience d’autant plus grande que les moyens de communication modernes s’affranchissent de la barrière de la distance et des frontières pour véhiculer les images et les idées.

Les thèses salafistes peuvent se diffuser grâce tout d’abord à la réception des chaînes satellitaires émettant à partir du Moyen-Orient et reçues sur le territoire national. Ces chaînes en langue arabe peuvent offrir de véritables tribunes et des outils de propagande favorisant le développement du port du voile intégral. Plusieurs personnes auditionnées ont mis en garde la mission contre ce phénomène.

Ainsi, M. Abdelwahab Meddeb a-t-il dénoncé devant les membres de la mission (99) le rôle qu’avait pu jouer la chaîne al-Jazira dans la propagation des thèses du prédicateur al-Qardhâwî, ex-Frère musulman égyptien.

Ensuite, le développement d’Internet favorise, selon la description donnée par Mme Dounia Bouzar (100), la création d’une communauté virtuelle et de lieux propices à la diffusion des prédications salafistes. Cette importance d’Internet dans la transmission du discours salafiste est également attestée par l’exposé de M. Samir Amghar qui démontre l’utilisation de la Toile par les groupes salafistes pour rendre publics leurs mots d’ordre, inviter à ou décourager la participation des musulmans à certaines manifestations à l’exemple de celles organisées par d’autres associations musulmanes pour dénoncer l’opération militaire israélienne à Gaza.

La puissance des moyens de communication complète de ce point de vue les relais du salafisme que constituent les imams et les organismes de cette obédience présents et actifs tant sur le territoire national que dans le monde.

Certains ont mis en avant la responsabilité des universités islamiques saoudiennes ainsi qu’une instance telle que le Conseil européen de la fatwa et de la recherche dirigée par le prédicateur al-Qardhâwî. Il ressort, en effet, de l’analyse développée par M. Samir Amghar (101) et que partagent de nombreux spécialistes entendus par la mission, que la diffusion de thèses salafistes n’apparaît pas sans rapport avec le fait que les imams des mosquées salafistes soient essentiellement formés en Arabie saoudite. De ce pays qui jouit d’un immense prestige en tant que berceau et gardien des lieux saints de l’islam, on œuvre à l’évidence et de notoriété publique, à l’expansion de l’islam rigoriste inspiré par le wahhabisme, doctrine dont se servent aujourd’hui les tenants d’un port obligatoire du voile intégral.

Ainsi que l’explique M. Samir Amghar, « à partir des années 1960, ce pays a voulu apparaître comme une superpuissance religieuse et a créé de nombreuses universités islamiques qui, à la différence de celles d’Algérie, du Maroc ou d’Égypte, allouent des bourses à leurs étudiants. Des représentants de ces établissements démarchent les mosquées françaises pour recruter leurs futurs étudiants en théologie » (102). Elles exercent ainsi un incomparable magistère intellectuel en raison de la qualité de leur enseignement et du prestige attaché à leurs diplômes.

De fait, on ne peut méconnaître le poids de cette influence dans les cercles – pas nécessairement salafistes – qui prescrivent ou imposent le port du voile intégral.

Le Conseil européen de la fatwa et de la recherche compte également parmi les instances et les relais travaillant à la diffusion des thèses salafistes et encourageant le port du voile intégral.

Ainsi, au cours de son audition, M. Abdennour Bidar a tenu à attirer l’attention des membres de la mission sur la volonté affichée par cet organisme de définir les règles de l’orthodoxie religieuse applicables auxquelles les musulmans ne sauraient se soustraire dans un espace public séculier et qui seraient, de surcroît, opposables aux États.

Il relève ainsi l’existence d’un petit recueil de fatwas publié par le Conseil aux éditions Tawhid, dont la fatwa n° 6 présente le port du foulard ou du voile simple (khimâr (103) ou hidjab) comme une obligation religieuse dont l’observation s’imposerait aux femmes. Cette prescription repose sur des versets déjà cités dont les auteurs donnent une interprétation littéraliste. Selon M. Abdennour Bidar, cette fatwa « illustre la prétention de l’islam à légiférer puisqu’elle est supposée valoir pour tous les musulmans d’Europe ». Il remarque en effet que « le voile n’est pas ici recommandé : il est imposé. Les musulmans d’Europe sont supposés reconnaître l’autorité théologique du Conseil européen de la fatwa et de la recherche, et donc renoncer à leur liberté personnelle de conscience, et les États européens eux-mêmes doivent accepter la présence sur leur sol de cet islam légiférant » (104).

De fait, ce recueil de fatwas contient des prescriptions touchant aux aspects les plus divers de la vie quotidienne pour les femmes, telle que le maquillage ou le droit de porter un soutien-gorge.

Aussi procède-t-il d’une vision englobante sinon totalitaire : il marque la volonté de régir tous les aspects de l’existence des individus en raison de leurs origines musulmanes ; l’implication ultime de cette démarche est de ménager au sein de l’espace public, une sphère séparée au sein de laquelle prévaudraient des principes et des obligations propres à une communauté, corps intermédiaire dont les religieux seraient les directeurs de conscience mais également les intercesseurs pour le reste de la société.

De fait, les prétentions affichées par le Conseil européen de la fatwa et de la recherche rendent crédible aux yeux des membres de la mission l’idée développée entre autres par M. Abdelwahab Meddeb (105: celle d’une « stratégie du grignotage » qui consiste à arracher, par des revendications constantes à l’encontre des systèmes juridiques, de nouveaux droits conformes aux normes religieuses qu’ils entendent promouvoir.

D’après les informations dont il a fait part au cours de son audition, « dans cette instance […], les militants sont exhortés à agir avec agilité et dans la légalité afin de gagner en Europe des parcelles de visibilité en faveur de la loi islamique ». Ce qui l’amène à penser que « c’est donc le dispositif juridique séculier qui est visé par l’affaire de la burqa ».

Du point de vue de la mission, le fond de cette analyse apparaît d’autant plus recevable que l’on assiste sur le territoire national, dans certaines franges de la population, à la montée d’un discours ayant pour finalité un traitement différencié fondé sur le respect de normes religieuses qui s’imposeraient aux musulmans.

Ce discours évoque à bien des égards les thèses « communautariennes » développée par Charles Taylor et qui fondent en partie le concept d’accommodements raisonnables ayant cours au Canada.

Dans le cadre théorique conceptualisé par Charles Taylor, la communauté politique, pour correspondre au projet d’épanouissement collectif qui en fait sa raison d’être, doit se donner des droits « infrangibles », des droits à satisfaire sans concession. Plus précisément, il faut distinguer selon Taylor « d’un côté les libertés fondamentales – celles qui sont infrangibles donc verrouillées de manière inexpugnable – et de l’autre les privilèges et les immunités qui sont importants, mais qui peuvent être abolis ou restreints pour des raisons de politique publique à la condition qu’il y ait une raison urgente à le faire » (106).

De prime abord, cette restriction théorique tend à placer le respect des droits individuels au-dessus de l’intérêt général défini de manière abstraite dans la pensée de Rousseau et le projet républicain français. Les thèses de Charles Taylor fondent en partie la légitimité de droits différenciés au nom de la reconnaissance de communautés composant une société multiculturaliste.

Selon l’analyse développée par les auteurs de l’ouvrage Les animateurs face à l’intégrisme religieux et à l’oppression des femmes, cette lecture de Charles Taylor inspire des « notables politico-religieux » qui ont lancé des revendications identitaires en France. De leur point de vue, ces responsables « les fondent sur le refus du principe d’intégration des individus spécifiques à la République française et sur la demande d’une politique de reconnaissance égalitaire  de leur minorité comme une communauté […] ». Cette démarche, qui viserait, selon ces auteurs, à « la reconnaissance d’une communauté comme un corps intermédiaire », « caractériserait l’intention […] à orienter la société française, le droit, les rapports sociaux et notamment les rapports de genre […] » (107).

Le Canada est un exemple très pertinent de cette tendance à faire prévaloir des droits que l’on pourrait qualifier d’individuels et communautaires au nom d’un certain multiculturalisme et d’un différentialisme.

Historiquement fondé sur un compromis établi entre une majorité de culture anglophone et une minorité francophone, ce pays a, en effet, très tôt établi un système juridique reconnaissant des droits particuliers sur le fondement de l’appartenance à la communauté francophone. Ce système repose sur la Constitution canadienne ainsi que sur un texte de loi emblématique, à valeur constitutionnelle, adopté en 1982 : la Charte canadienne des droits et libertés.

L’objet de la reconnaissance des droits de la personne par la Charte n’est pas l’assimilation mais l’intégration fondée sur les différences en vertu du statut constitutionnel reconnu au droit des minorités et au multiculturalisme. À son article 27, la Charte affirme que son objectif est de protéger le patrimoine multiculturel des Canadiens. La Cour suprême du Canada a jugé, en effet, que le droit des minorités constitue l’un des quatre piliers de l’organisation des pouvoirs avec la primauté du droit, le constitutionnalisme et le fédéralisme.

La Charte canadienne des droits énonce ainsi des principes fondamentaux dont l’application dépend des normes législatives et de l’interprétation des juges. En l’occurrence, il appartient aux commissions et aux tribunaux des droits de la personne de déterminer le champ et les modalités de l’interdiction de toute discrimination fondée notamment sur le sexe et la religion, de les relever et de les sanctionner.

Or, la jurisprudence de ces juridictions ainsi que de la Cour suprême du Canada présente des divergences et connaît des revirements liés précisément à l’évolution de la conception de la liberté de religion. Ainsi, la liberté de religion n’est pas absolue. L’article 1er de la Charte confère aux tribunaux le pouvoir discrétionnaire d’imposer à la liberté religieuse « des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démonter dans le cadre d’une société libre et démocratique ». En dehors de cette définition de principe du droit aux « accommodements raisonnables », il faut s’en remettre aux solutions dégagées par les juridictions pour chacun des cas d’espèce. Or, devant une juridiction, tout est sujet à discussions au titre du droit aux accommodements raisonnables de la loi sur les droits de la personne.

Ceci peut expliquer des solutions jurisprudentielles consacrant le droit de porter le voile intégral dans certaines circonstances de la vie civile et publique qui apparaîtraient inadmissibles en France.

Ainsi, la Cour supérieure de l’Ontario a affirmé le droit du juge à déterminer les conditions de l’interrogatoire d’un témoin et l’a estimé fondé à demander le retrait de son voile intégral à une femme victime de viol qui refusait de l’ôter devant la juridiction. Néanmoins, la Cour a, par ailleurs, critiqué les conditions dans lesquelles la décision contestée était intervenue en précisant que le juge aurait dû, avant de prendre cette décision, approfondir les motifs avancés par le témoin, analyser et apprécier la profondeur de ses motivations religieuses, ce qui n’avait pas été suffisamment fait en l’espèce. De même, lors des contrôles routiers, les policiers ne peuvent exiger le retrait du voile ; la femme portant un voile intégral peut voter sans se découvrir. Le seul cas qui pourrait être considéré comme attentatoire à la dignité des femmes serait la polygamie mais la question est encore discutée.

Cette attitude très libérale renvoie à une véritable culture politique qui imprègne le droit et qui a amené la Cour suprême du Canada à préciser qu’il n’y avait aucune hiérarchie dans l’énoncé des droits par la Charte.

Mais cette culture et cet « esprit des lois » canadiens dont découle le principe du droit aux « accommodements raisonnables » offre, par ailleurs, un cadre propice à la multiplication des revendications identitaires : les groupes religieux islamistes – suivant l’exemple de leurs prédécesseurs, églises adventistes, communauté Bountiful (108) – ont compris qu’il valait mieux utiliser les arguments juridiques à leur disposition – la Charte canadienne des droits et libertés, la loi sur les droits de la personne – et l’outil judiciaire pour revendiquer l’exercice de ce qu’ils considèrent comme leurs droits.

On le voit, la pratique du port du voile intégral soulève à l’étranger, dans des sociétés aussi tolérantes que le Canada, comme sur le territoire national de véritables questions de principe. Elle constitue pour les sociétés démocratiques un véritable défi.

III.– UN VÉRITABLE DÉFI PAR-DELÀ LE CONTRASTE DES SITUATIONS NATIONALES

En plus des auditions et des déplacements qu’elle a réalisés, la mission d’information a voulu s’enquérir auprès des services diplomatiques français des manifestations que pouvait prendre à travers le monde la pratique du port du voile intégral.

À la lumière des informations communiquées par nos ambassades qu’il convient de remercier, on peut prendre la mesure de la diversité avec laquelle chaque société appréhende le phénomène du voile intégral.

Cette diversité des approches tient évidemment à l’importance relative de cette pratique et des problèmes qu’elle peut poser en termes de libertés et de sécurité publiques mais également à la présence de groupes musulmans intégristes radicaux au sein de chaque pays.

Dans certains d’entre eux, cette pratique ne constitue pas même un objet du débat public en raison de la quasi-inexistence de ce vêtement dans l’espace public et de l’absence de prises de position ou de revendications portant sur le voile intégral.

A. UN PHÉNOMÈNE LARGEMENT INEXISTANT DANS LES PAYS D’EUROPE CENTRALE ET ORIENTALE

Cette situation prévaut dans la majeure partie des pays d’Europe.

S’agissant des pays d’Europe centrale et orientale, nos services diplomatiques insistent sur l’absence de signalements concernant des jeunes femmes arborant un voile intégral ou de groupes islamiques radicaux prônant le port de cette tenue. Il en va ainsi en République tchèque, en Bulgarie, en Roumanie, en Hongrie, en Lettonie ou en Allemagne.

1. La République tchèque

En République tchèque, la communauté musulmane, très peu nombreuse et relativement bien intégrée, se montre soucieuse de ne pas provoquer de débats au sein du pays et ne revendique aucun droit en rapport avec des principes religieux, sinon que l’islam soit enseigné de façon optionnelle dans les établissements scolaires au même titre que d’autres religions et que de nouveaux lieux de culte soient ouverts. Les organisations musulmanes officielles ne se sont pas exprimées sur le sujet du voile intégral.

2. La Bulgarie

En Bulgarie, le voile intégral ne se rencontre que dans quelques cas très isolés, en l’occurrence ceux liés aux épouses de ressortissants étrangers. Aucune femme voilée, même légèrement voilée, ne serait visible à Sofia ou dans les principales villes du pays, la société bulgare tendant à considérer cette tenue comme une discrimination à l’égard des femmes. Dans ce pays où l’islam est implanté depuis le XVIe siècle du fait de la conquête ottomane et se classe comme la deuxième religion du pays, existe de fait une tradition de tolérance partie intégrante de l’identité nationale. Les courants radicaux, d’origine étrangère, ont enregistré jusqu’à présent peu de succès en Bulgarie. Les musulmans bulgares sont représentés par le Grand mufti de Sofia qui offre la figure d’un islam modéré, bien intégré dans l’État de droit et dans la société. À titre d’exemple, on ne relève qu’un seul cas de contestation de la loi interdisant le port du voile à l’école, requête rejetée par la commission de protection contre les discriminations et non soutenue par le Grand Mufti. En effet, d’après le droit bulgare, l’expression publique d’appartenance à une religion n’est pas limitée sous réserve de ne pas porter atteinte à l’ordre public.

3. La Roumanie

En Roumanie, où les personnes de confession musulmane ne comptent que pour 0,3 % de la population, on ne rapporte pas davantage de cas de jeunes femmes portant le voile intégral. On ne constate aucune montée en puissance de courants radicaux. De même, on ne recense aucune revendication émanant des organisations musulmanes et visant à établir des règles dérogeant au droit commun. De fait, aucune manifestation ou attitude religieuse, port de vêtements ou de symboles, n’a pour l’instant été perçue en Roumanie comme pouvant justifier une éventuelle réglementation restrictive à la liberté religieuse.

4. La Hongrie

De même en Hongrie, le voile intégral ne suscite aucun débat public et ne pose aucun problème pratique du fait de sa quasi-inexistence et de l’absence dans le pays d’un islam radical. Les organisations musulmanes hongroises ne développent pas de revendications justifiées par des motifs religieux. Du reste, on ne connaît pas d’exemples d’interdiction du voile intégral pour des motifs de sécurité ou de nécessité d’identification. Il convient, en revanche, de noter que la Hongrie autorise le port du foulard dans l’espace public et dans les écoles. Si un vêtement religieux spécifique empêchait, par exemple, un élève de participer aux activités scolaires, les autorités hongroises estiment en effet que l’établissement scolaire peut régler la question dans le cadre de ses propres compétences, par son règlement intérieur.

5. L’Allemagne

En Allemagne, la pratique du port du voile intégral n’occupe pas davantage le centre des débats. Ce phénomène semble en effet très marginal de sorte qu’il n’est pas apparu utile ou nécessaire à la Conférence allemande sur l’islam de se prononcer publiquement sur la question.

De fait, d’après le rapport  Muslimisches Leben in Deutschland (109), 70 % des femmes musulmanes interrogées déclarent ne pas porter le foulard simple et 30 % d’entre elles indiquent le porter tous les jours ou occasionnellement. Il convient toutefois de remarquer que les femmes portant le voile se recensent pour l’essentiel parmi les femmes migrantes de la première génération, femmes disposant de peu de contacts avec le reste de la population, maîtrisant souvent très peu la langue du pays et dépourvues de toute formation. De fait, on observe dans l’étude précitée que le taux de femmes portant le voile tous les jours décroît pour les femmes de la deuxième génération.

Du reste, la mise en place en septembre 2006 puis l’institutionnalisation de la Conférence allemande de l’islam a contribué, en tant que lieux d’échange, à conforter l’intégration à la société allemande des populations d’origine musulmane et à prévenir la montée en puissance de groupes intégristes.

Il faut dire que le débat que pourrait susciter la pratique du port du voile intégral ne pose dans les mêmes termes en Allemagne. La Loi fondamentale consacre le principe de neutralité de l’État vis-à-vis des religions. Il en découle un dialogue organisé et institutionnel entre la puissance publique (État fédéral, Länder et communes) et les communautés religieuses juridiquement reconnues telles que la Conférence allemande de l’islam. En Allemagne, la neutralité n’est pas l’indifférence puisque certaines questions doivent donner lieu à une concertation entre l’État et les différentes communautés religieuses bénéficiant d’une reconnaissance juridique.

Le principe de neutralité de l’État consacre le principe de la liberté religieuse : l’État ne peut interdire un culte, prescrire la manière dont chacun exerce sa liberté de religion, prescrire aux communautés religieuses la manière dont elles doivent s’organiser.

Dans cet esprit, la loi et la jurisprudence rendent légitimes de nombreuses manifestations de croyances religieuses dans l’espace public. Par exemple, si un hôpital n’a pas l’obligation constitutionnelle d’organiser ses services afin que les femmes qui le demandent aient la garantie d’être soignées par un personnel féminin, les autorités estiment qu’il convient de tenir compte des convictions religieuses de la patiente et de lui assurer une prise en charge par des agents de sexe féminin si cela s’avère possible. Les piscines aménagent des créneaux horaires spécifiques pour un public exclusivement féminin. S’agissant de la pièce d’identité, il est possible de se faire photographier avec un foulard à la condition que le menton et le front soient dégagés. Le port du voile intégral ne semble avoir jamais posé de difficultés dans les aéroports pour contrôler l’identité dès lors que le contrôle se déroule à l’abri des regards. À l’école, les élèves sont autorisées à porter un foulard simple dans l’enceinte de l’établissement.

Il s’agit là de la manifestation du souci de respecter autant que possible l’expression de conviction religieuse que manifesterait le port d’une tenue et de limiter les restrictions pouvant lui être opposées. L’illustre assez bien l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle le 24 septembre 2003. Dans cette espèce, la Cour a considéré, en effet, que l’interdiction de porter le voile faite aux enseignantes, et au-delà de celles-ci à tout membre de la fonction publique, devait être fondée sur une base légale. Six Länder ont, conformément à ce principe, adopté des textes législatifs interdisant aux enseignantes le port d’un signe ostensible d’appartenance religieuse (Bade–Würtemberg, Brême, Bavière, Basse–Saxe, Rhénanie du Nord-Westphalie, Sarre). Les Länder de Berlin et de la Hesse ont étendu cette interdiction à tout membre de la fonction publique.

Les seuls cas où la législation interdit ou permet l’interdiction de certains vêtements ou le port de certains symboles se révèlent relativement rares. Ils concernent essentiellement le port de symboles anticonstitutionnels, l’article 20 de la Loi fondamentale visant implicitement les symboles nazis.

Toutefois, malgré le respect entourant l’expression de convictions religieuses, l’apparition de quelques voiles intégraux crée néanmoins des remous dans l’opinion publique allemande.

S’agissant de l’école, la presse nationale a ainsi relaté les réactions suscitées par une affaire dans laquelle deux jeunes filles de dix-huit ans s’étaient présentées à leur lycée de Bonn vêtues d’une burqa en mai 2006 et avaient été exclues des cours pendant deux semaines. Malgré un règlement rapide sans action en justice, ce fait a donné lieu à un débat à l’occasion duquel a été réclamée l’interdiction de la burqa dans les écoles. En juin 2006, le ministre fédéral des Transports a fait savoir que la réglementation en vigueur n’autorisait pas, de fait, les femmes portant la burqa à conduire un véhicule automobile puisque leur vue et leur ouïe s’en trouvaient altérées. Le port du burqini (110) dans les piscines suscite également des controverses. Ainsi, en 2009, devant le grand nombre de protestations reçues et le peu d’intérêt manifesté par les femmes concernées, le Land de Berlin a renoncé à étendre l’autorisation de baignade avec cette tenue qu’il avait accordée dans deux piscines à titre expérimental, pendant les créneaux horaires réservés aux femmes.

B. DES SOCIÉTÉS HEURTÉES PAR CE PHÉNOMÈNE

1. La Suède

La pratique du port du voile intégral se présente en Suède comme un phénomène encore peu développé et relativement récent.

De fait, on ne dispose pas de chiffres concernant le nombre de jeunes femmes portant cette tenue. Les très rares cas recensés apparaissent insignifiants au regard d’une communauté musulmane forte, d’après les estimations, de 300 000 à 400 000 membres. Les problèmes de sécurité et d’identification ne sont pas très fréquents. Les communautés musulmanes s’expriment assez peu sur ce thème dans les médias. L’Ombudsman national instruit, en ce moment même, sa première plainte en rapport avec cette pratique, sur la saisine d’une étudiante en puériculture.

Pour récent et marginal qu’il soit, le phénomène du voile intégral n’en suscite pas moins un véritable débat et des critiques au sein d’une société suédoise très soucieuse de la parité entre les hommes et les femmes.

Ainsi, selon les chiffres qui ont été communiqués à la mission, 45 % des personnes interrogées se déclarent favorables à une interdiction du foulard simple à l’école et sur le lieu de travail. En 2003, l’Agence de l’Éducation avait jugé que si le port du foulard ne posait a priori aucun problème, une école était en droit d’interdire le port du voile intégral.

Cette attitude de l’opinion publique et les positions prises par les institutions reflètent combien la parité homme-femme, l’égalité entre les individus constituent un socle fondamental du système de valeurs et de la vie de la société suédoise. Par ailleurs, elles traduisent la difficulté éprouvée par une société très sécularisée à concilier cette aspiration à la parité, et un attachement non moins grand à la liberté de religion.

En effet, la loi constitutionnelle sur laquelle repose depuis 1951 la liberté de religion confère aux citoyens le droit de pratiquer la religion de leur choix et, en conséquence, la loi n’interdit pas le port de symboles religieux. Cela étant, la religion ne peut aller à l’encontre ni des règles édictées par le législateur, ni de principes d’intérêt supérieur pour la société suédoise, tels que l’ordre public ou les droits et libertés d’autrui.

Aussi, les institutions s’efforcent-elles de trouver des solutions de conciliation. L’Ombudsman national a, dans cet esprit, encouragé les communes à organiser des cours de natation séparés. Les employeurs ont été incités à trouver des compromis, s’agissant des tenues vestimentaires pouvant être portées sur le lieu de travail. En revanche, l’opinion publique et la classe politique ont unanimement rejeté la proposition émanant du président d’une organisation musulmane et qui tendait à admettre l’édiction d’une législation spécifiquement applicable aux musulmans de Suède dans certains domaines (règles du divorce ou temps de prière).

2. Le Danemark

Les termes du débat au Danemark présentent d’assez grande similitude avec la situation observée en Suède.

Une enquête menée pour le Gouvernement danois par l’université de Copenhague, citée début janvier 2010 par la presse, révèle que 3 femmes porteraient la burqa mais que 150 à 200 auraient revêtu le niqab. 60 à 80 d’entre elles seraient des Danoises converties à l’islam selon le quotidien Jylands-Posten.

Cette pratique nourrit un débat passionné dans l’opinion publique du fait des acteurs en présence, d’un contexte particulier et des questions de principe soulevées.

S’agissant des acteurs du débat et des circonstances dans lesquelles il intervient, il convient de rappeler la manière dont le Danemark a été pris à partie par des mouvements intégristes et radicaux depuis quelques années. La crise des caricatures représentant le Prophète Mahomet et les controverses violentes sur les thèmes du respect dû aux religions et du blasphème ont, en effet, provoqué le déchaînement de groupes intégristes qui ont organisé des manifestations spectaculaires à travers le monde à l’encontre de ce pays. Au Danemark même, des mouvements radicaux se sont emparés du débat portant sur le hidjab, tenue par ailleurs largement tolérée dans la société.

De fait, la pratique du port du voile intégral fait débat dans la mesure où la tradition nationale tend à sacraliser l’égalité entre les hommes et les femmes et porte en elle-même une conception de la liberté de religion selon laquelle ce principe s’applique de manière absolue sous la seule réserve de la neutralité inhérente à certaines fonctions publiques. Comme la Suède, le Danemark doit dégager des solutions de compromis ménageant des principes fondamentaux tant dans l’esprit de la population qu’au plan juridique.

La liberté religieuse est un principe reconnu par la Constitution, laquelle dispose que « nul ne peut, en raison de sa foi ou des origines, être privé de ses droits civils et politiques, ni se soustraire à l’accomplissement de ses devoirs civils ordinaires ». En vertu de ce principe, dans le cadre de la législation du travail, aucune interdiction d’un voile (simple) ou de signes religieux ostentatoires n’est imposée. Certaines incompatibilités sont cependant admises telles que celles résultant du port de l’uniforme de l’officier ou de la qualité de magistrat.

Il convient de noter que si la loi islamique ne trouve pas d’application au Danemark, les imams peuvent cependant pratiquer des mariages selon le rite musulman, ce qui entraîne des conséquences juridiques sur l’état civil des personnes.

Les difficultés éprouvées par le Danemark trouvent une autre illustration symbolique dans les polémiques ayant pour objet le droit de porter un voile dans l’enceinte du Parlement ou devant les juridictions.

Les déclarations en 2008 d’une candidate d’origine palestinienne affirmant vouloir se présenter au Parlement coiffée d’un hidjab et le règlement interne autorisant le port du foulard dans l’enceinte parlementaire ont ainsi suscité de si violentes polémiques que, sous la pression de l’opinion publique et de la classe politique, le gouvernement a procédé à l’annulation de ce règlement. La disposition légale instrument de cette annulation enjoint aux juges de « ne pas apparaître dans une tenue telle qu’elle pourrait être comprise comme l’expression de sa religion ou comme l’expression d’une opinion spécifique sur des questions religieuses ou politiques ».

À la suite des débats qu’a connus le pays tout au long de l’année 2009, le Premier ministre danois, M. Lars Loekke Rasmussen, a déclaré le 19 janvier 2010 : « […] la burqa et le niqab n’ont pas leur place dans la société danoise. Ils symbolisent une conception de la femme et de l’humanité à laquelle nous sommes fondamentalement opposés et que nous voulons combattre dans la société danoise » […]. C’est pourquoi nous souhaitons bannir ce vêtement de la société danoise ».

Tout en reconnaissant « les limites juridiques » de l’interdiction du port de ce voile dans l’espace public, M. Lars Loekke Rasmussen a indiqué que le gouvernement danois était « en train de discuter des moyens de limiter le port » de ce type de vêtement pour appliquer sa politique anti-burqa, sans porter atteinte à la Constitution danoise.

C. DES SOCIÉTÉS SE SENTANT MISES EN CAUSE DANS LEUR IDENTITÉ ET DANS LEURS LIBERTÉS

La possibilité d’un encadrement législatif ou règlementaire du port du voile intégral constitue un sujet d’autant plus à l’ordre du jour politique que certaines sociétés se sentent mises en cause dans leur identité et dans leurs libertés par cette pratique.

Cette analyse correspond assez largement aux termes du débat existant dans des pays tels la Belgique ou les Pays-Bas.

Dans ces deux pays, en effet, le voile intégral occupe depuis quelques années une place relativement importante parmi les préoccupations de l’opinion publique, des formations politiques et du Parlement.

1. La Belgique

Du déplacement de la mission à Bruxelles (111) et des informations transmises par l’ambassade de France, il ressort que la Belgique est confrontée à un phénomène certes récent et sans doute marginal mais qui suscite un profond débat.

Le port du voile intégral apparaît comme une pratique difficilement quantifiable, peut-être en augmentation mais presque insignifiante par rapport à la communauté musulmane.

D’après les représentants du Centre d’action laïque (CAL) (112), on ne signalerait sur le territoire belge que 270 cas de femmes portant le voile intégral pour une communauté musulmane pouvant être évaluée entre 350 000 et 650 000 personnes.

On observe certes la présence de groupes radicaux composés de salafistes, de membres des Frères musulmans et de « self made muslims », radicaux éclectiques prenant leur source dans un lien direct avec des théologiens d’Arabie saoudite (notamment via Internet) et qui n’appartiennent à aucune tendance institutionnalisée de l’islam.

Toutefois, il apparaît que la majorité des musulmans se déclare hostile au port du voile intégral. L’augmentation du nombre des femmes portant le voile intégral est davantage le signe d’une montée de l’orthodoxie que l’on observe également dans d’autres religions qui pousse les fidèles à exposer leur foi publiquement. Ce phénomène n’est pas forcément lié au fondamentalisme et ne provoque donc pas systématiquement des conflits avec le reste de la société.

Le fait qui retient actuellement le plus l’attention de l’opinion publique belge est la question du foulard et non celle du voile intégral. Ainsi une députée a prêté serment en foulard (simple) et des femmes médecins peuvent porter ce couvre-chef quand elles exercent. En revanche, une avocate a dû retirer son foulard pour plaider et récemment, des règlements d’école ayant interdit le voile ont été portés devant le Conseil d’État qui a tranché sans prendre position au fond.

On peut voir ici l’une des expressions des hésitations, sinon du malaise qu’éprouve la société belge dans son ensemble sur la question des lieux et des circonstances où le port d’un foulard est concevable. Les mêmes lignes de clivage peuvent se retrouver face au phénomène du port du voile intégral.

Comme en France, le débat porte sur le niveau de la norme juridique et des autorités à même d’interdire ou d’encadrer strictement cette pratique.

Il n’existe pas de législation générale en Belgique relative à la pratique du port du voile intégral. À l’échelon fédéral, Mme Christine Defraigne, sénatrice, a lancé le débat en déposant au Sénat une proposition de loi tendant à interdire à toute personne de circuler sur la voie publique et dans les lieux publics le visage masqué, déguisé ou dissimulé. Mme Anne-Marie Lizin, sénatrice et M. Alain Destesche, sénateur, ont déposé, quant à eux, une proposition de résolution portant sur la création d’une commission spécifique sur la question du port de la burqa en Belgique.

Même s’il s’agit de la question du foulard, il convient également de citer le dépôt par le Mouvement réformateur, parti libéral de Belgique, de plusieurs projets de décrets devant les Parlements régional et communautaire de Wallonie en octobre 2009. L’un de ces décrets prévoit l’interdiction du port de tout signe religieux ostensible dans l’enseignement officiel mais seulement jusqu’à l’âge de seize ans.

Le caractère relativement récent de ces initiatives peut s’expliquer dans une certaine mesure par le fait que le débat public porte davantage sur la question du foulard et que sur ce sujet, les formations politiques tardent à prendre publiquement une position ferme.

L’absence de législation générale sur le port du voile intégral tient également aux difficultés que pose l’absence de fondements juridiques incontestables pour l’encadrement ou l’interdiction du port du voile intégral.

En effet, la Constitution belge prévoit, en son article 19, la liberté des cultes, leur libre exercice public ainsi que la liberté de manifester ses opinions en toute matière. Dans ce cadre, selon l’analyse qu’a exposé à la mission M. Édouard Delruelle, président du Centre pour l’Égalité des chances et la lutte contre le racisme (113), trois bases légales pourraient servir de fondement à une interdiction du voile intégral mais aucune ne se révèle satisfaisante : de son point de vue, l’ordre public ne peut être invoqué que si l’identification des personnes est nécessaire conformément à la jurisprudence de la CEDH ; les notions de bonnes mœurs et de morale publique, telles que définies par la jurisprudence, n’incluent pas l’interdiction de se voiler le visage ; l’invocation des principes généraux du droit ne serait pertinente que si un tribunal admettait le principe d’une interdiction reposant sur l’idée générale selon laquelle la personnalité juridique – d’où découle depuis le XIIIe siècle la notion de droit subjectif – est fondamentalement liée à la possibilité d’identifier une personne.

De fait, en l’absence de législation générale, la question du port du voile intégral ne donne lieu actuellement qu’à des règlements locaux de police pris par certains bourgmestres et dont le nombre, les motivations ainsi que la portée diffèrent sensiblement entre Flandres et Wallonie.

On peut ici citer l’exemple des arrêtés pris par deux bourgmestres rencontrés par les membres de la mission à l’occasion de leur déplacement à Bruxelles (114).

À la tête de la commune de Molenbeek, 80 000 habitants, située à la périphérie de Bruxelles, M. Philippe Moureaux compte parmi les tout premiers bourgmestres à avoir interdit le port du voile intégral sur le fondement de la nécessité, pour le maintien de l’ordre public, d’identifier les personnes. En 2005, après consultation du Conseil des mosquées, qui ne s’est pas prononcé contre une interdiction du voile intégral, il a pris un règlement interdisant de se couvrir le visage dans l’espace public sauf autorisation du bourgmestre. En cas de violation de cette obligation, des procès-verbaux sont dressés et des amendes administratives sont prononcées. Sur les 34 infractions constatées, 19 amendes ont été payées, 3 ont fait l’objet d’une procédure auprès d’un huissier, un cas n’est pas poursuivi, 4 ne sont pas poursuivables, une personne est irrécouvrable et 6 dossiers sont encore en cours.

M. Philippe Moureaux a indiqué à la mission qu’à ce jour, la pratique est en régression et des instructions ont été données afin de procéder au constat de l’infraction avec tact (se mettre à l’écart, préférer un procès-verbal dressé par une femme…). Un seul cas de provocation a pu être noté : une femme en voile intégral a souhaité rencontrer le bourgmestre. Elle a demandé à voir tous les textes qui prohibaient le port du voile intégral et est repartie avec une amende pour ne jamais revenir.

Bourgmestre de Dison, 15 000 habitants, située à quinze  kilomètres à l’est de Liège, M. Yvan Yllief a pris un règlement identique à la demande des mouvements féministes et de la police locale, alors qu’une trentaine de femmes portait le voile intégral dans sa commune. Un délai de grâce d’un an a été laissé.

M. Yvan Yllief rapporte que le 1er janvier 2009, à l’expiration de ce délai de grâce, une dizaine de femmes ont été verbalisées mais toutes ont indiqué ne pas faire l’objet de pressions et ont accepté de retirer leur voile en présence d’un homme. La procédure est la suivante : interpellation, reconduite au domicile et délivrance d’une amende de 30 euros maximum. La contestation devant les tribunaux est systématique, qu’elle porte sur le règlement ou sur les amendes individuelles. Aucune décision de justice n’a encore été rendue. La conséquence est que les femmes en voile intégral ne sortent plus de chez elles sauf pour le renouvellement de leur carte d’identité, pour lequel elles acceptent de retirer leur voile intégral même en présence d’un homme.

L’importance de ces règlements locaux de police constitue en soi une conséquence de la complexité du paysage institutionnel belge.

S’agissant du voile simple et des problèmes qu’il pose aux établissements scolaires, la communauté flamande s’est estimée compétente pour généraliser dans son réseau l’interdiction du port du voile simple dans les établissements scolaires. Côté francophone, la question demeure pour l’instant du ressort de chaque école, sauf intervention de la commune concernée. À titre d’exemple, la présence de trois petites filles voilées à l’école primaire de Dison a motivé la prise d’un arrêté communal d’interdiction du port du voile dans l’établissement, arrêté jugé régulier par le Conseil d’État dans un arrêt rendu le 7 octobre 2009.

* *

La réflexion sur la nécessité d’une mesure législative et l’âpreté des échanges aux plans politique et juridique caractérisent également le débat en cours depuis plusieurs années aux Pays-Bas où la question du port du voile intégral a donné lieu à de nombreuses initiatives dans le cadre parlementaire.

2. Les Pays-Bas

La question du port de signe religieux dans l’espace public au Pays-Bas intervient dans un contexte particulier. En effet, le mot laïcité n’existant pas en néerlandais, si on veut aborder le sujet, il faut parler de « séparation entre l’Église et l’État » (scheiding tussen Kerk en Staat). Le principe de la séparation de l’Église et de l’État prévoit que l’État reste neutre et traite toutes les religions de manière égale. Cela ne signifie pas que l’idée de laïcité soit absente du débat politique. La place de la religion dans la société néerlandaise a beaucoup évolué au cours de ces dernières décennies (115). Bien que la population néerlandaise soit une des plus sécularisées du monde, l’attachement à la laïcité va en s’accentuant. Mais la laïcité néerlandaise doit être interprétée comme donnant à toutes les religions le droit égal de se manifester en public ; la séparation de l’Église et l’État n’a jamais signifié que l’espace public doit être libre de signes religieux.

La question du foulard fait l’objet d’un débat sensible aux Pays-Bas depuis 1985, année au cours de laquelle les autorités locales d’une ville (116) ont interdit à des jeunes filles musulmanes de se couvrir la tête dans une école publique. Face aux protestations des parents, le Parlement a fait révoquer l’interdiction. Une décision adoptée en 1989 au sujet de la baignade mixte dans les écoles est venue préciser la position concernant les signes religieux, l’État établissant que les principes généraux de la liberté de religion s’appliquent seulement aux écoles publiques et peuvent être restreints dans le système privé.

Aujourd’hui, les signes religieux ostensibles posent rarement problème dans la sphère publique. Tant les tribunaux que la Commission pour l’égalité de traitement (117) (CGB) ont répété à plusieurs reprises que le foulard peut être interdit dans la sphère publique seulement pour des motifs très restreints, comme des considérations de sécurité ou une véritable incompatibilité avec l’uniforme gouvernemental officiel.

Pour ce qui est du voile intégral, en mars 2003, la CGB a maintenu l’interdiction décidée par une école d’Amsterdam concernant le voile intégral en classe. Dans cette affaire, la Commission a jugé qu’un franc échange entre l’élève et l’enseignant était plus important que le droit de porter le voile intégral.

Ainsi, au Pays-Bas, le port de signes religieux ostensibles (en particulier dans la fonction publique) peut être interdit en se fondant sur une approche dite « fonctionnelle », éminemment pragmatique : l’interdiction ne peut intervenir que si le port de ces signes est manifestement incompatible avec les fonctions exercées ou les devoirs qu’elles imposent.

Le débat sur le port du voile intégral illustre les récentes évolutions laïques que certains définissent comme une « francisation » de la politique néerlandaise. Le port du voile intégral ne concerne qu’une infime fraction de la population. En 2006, le rapport du groupe de travail installé par le Gouvernement estimait que le nombre de femmes portant le voile intégral se situait entre 50 et 100. À ce jour, il n’existe pas d’étude chiffrée sérieuse sur ce point.

Cependant, la question du port de voile intégral nourrit des débats sociopolitiques virulents.

Aux Pays-Bas, aucun texte législatif ou règlementaire n’interdit le port du voile intégral dans les lieux publics.

C’est le député Geert Wilders, dissident du parti libéral (VVD) et fondateur du Parti pour la liberté (PVV), qui est à l’origine du débat politico-philosophique sur le voile intégral au Pays-Bas. Il a déposé le 10 octobre 2005 une proposition de résolution tendant à instaurer une interdiction générale du port du voile intégral dans les lieux publics. Le 20 décembre 2005, la Seconde Chambre a accepté la proposition et a pris une résolution invitant le gouvernement à édicter une telle interdiction générale.

En réponse à cette résolution, le gouvernement a désigné, en avril 2006, un groupe de travail composé de juristes, de spécialistes de l’islam et d’un imam, chargé de réfléchir aux différentes solutions possibles.

Ce rapport du groupe d’experts, publié le 3 novembre 2006, préconise des solutions in concreto applicables dans certains lieux ou dans certaines situations, rejetant la voie de l’interdiction générale. Le groupe de travail préfère une solution qui se fonde sur des dispositions en vigueur et recommande une interdiction de tout vêtement ou accessoire masquant l’identité d’une personne se limitant à des lieux précis ou à des fonctions précises. Il prône la mise en place de dispositions sectorielles. Pour les experts, il faut d’abord épuiser toutes les voies sectorielles et, uniquement dans l’hypothèse où elles se révèlent insuffisantes, une interdiction plus générale pourrait alors être envisagée.

Actuellement, diverses dispositions spécifiques permettent d’interdire ponctuellement ou localement le port du voile intégral. Il s’agit essentiellement de mesures de sécurité. Le groupe de travail a indiqué toutefois que le voile intégral n’était pas le seul code vestimentaire qui empêche une identification, évoquant le port obligatoire du casque sur les motos et scooters ainsi que le port de cagoule ou autres accessoires qui protègent du froid.

Ainsi, le groupe de travail a insisté sur le fait que c’est uniquement dans des cas particuliers que se pose la question d’une identification efficace et nécessaire pour des raisons de sécurité.

Ceci vaut par exemple pour la fonction publique et de l’enseignement. Dans la fonction publique, le port du voile intégral est interdit sur la base d’une approche dite « fonctionnelle ». C’est en se basant sur cette approche fonctionnelle que le ministre de l’Éducation envisage une interdiction du voile intégral dans les établissements scolaires. Actuellement, il n’existe pas de règles générales. Plusieurs établissements scolaires ont ainsi édicté des interdictions, lesquelles ont été considérées comme légitimes par la CGB.

En 2004, celle-ci a, en effet, estimé que les vêtements couvrant le visage peuvent être interdits dans les établissements scolaires parce qu’ils gênent l’identification ainsi que les relations personnelles et qu’ils constituent une source d’insécurité. La Commission a toutefois précisé que les interdictions doivent être formulées de façon « neutre » et ne contenir aucune allusion au fait que les vêtements visés sont portés pour des raisons religieuses.

À la suite du rapport du 3 novembre 2006, le gouvernement a annoncé la préparation d’un projet de loi sur l’interdiction du voile intégral dans les établissements de l’enseignement primaire et secondaire mais pas dans l’enseignement supérieur. Le projet de loi devait être présenté au Parlement au milieu de l’année 2009, mais ne l’a toujours pas été, illustrant le malaise que toute réglementation sur le port du voile intégral suscite aux Pays-Bas.

À cette même fin, la loi sur les communes (118) permet à certains conseils municipaux de prendre des arrêtés « qu’ils estiment nécessaires » pour des raisons de sécurité publique. De tels arrêtés ne peuvent pas être contestés s’ils sont motivés et s’ils obéissent au principe de proportionnalité. Les experts du groupe de travail précisent que ces interdictions communales ne peuvent pas aller jusqu’à exclure le port de voiles intégraux (tels que des burqas ou niqabs) dans des lieux publics au sens strict tels que la rue ou des places publiques. Les interdictions doivent avoir un champ d’application encadré et limité. Ainsi, à Maastricht, certaines dispositions communales encadrent les manifestations auxquelles donne lieu le carnaval.

Malgré l’adoption des conclusions du groupe de travail par le Gouvernement et l’édiction de mesures spécifiques, le débat sur le port du voile intégral a été relancé.

Le maire d’Amsterdam, M. Job Cohen, a ainsi publiquement envisagé une réduction des allocations chômage des femmes portant le voile intégral et ne trouvant pas d’emploi pour cette raison. En 2006, un membre de son parti, M. Ahmed Aboutaleb, avait déjà formulé une telle proposition. Mais en 2007, le tribunal d’Amsterdam a rappelé à l’ordre la commune de Diemen après que celle-ci eut effectivement retiré l’indemnité d’assistance sociale d’une femme en burqa. En réaction à cette décision, la Seconde Chambre du Parlement a adopté une résolution afin de permettre la réduction des indemnités des femmes portant la burqa. Une résolution demandant à mettre entièrement fin à l’indemnité n’a été soutenue que par le PVV à l’époque. En 2007, le CDA (Christen Democratish Appèl, parti des chrétiens démocrates) et la ChristenUnie ont voté contre la proposition du PVV de retirer les indemnités chômage aux porteuses de burqa.

Le débat sur le port du voile intégral au Pays-Bas est loin d’être achevé, un apaisement semblait pourtant être intervenu à la suite du rapport du groupe de travail. Si débat parlementaire s’était enlisé en 2006, la question est réapparue par la suite et de nouvelles initiatives parlementaires ont vu le jour.

À la suite de la proposition de résolution tendant à interdire le port du voile intégral du 10 octobre 2005, M. Geert Wilders a présenté, le 12 juillet 2007, une proposition de loi tendant à modifier le code pénal afin que le port du voile intégral dans les lieux publics soit une infraction.

Cette proposition prévoit dans son article 1er que le port du voile intégral sera réprimé par une peine d’emprisonnement d’un maximum de douze jours ou une contravention de deuxième catégorie (maximum de 3 350 euros). Le texte vise exclusivement le port du voile intégral (burqa ou niqab) et ne mentionne pas le port de casques ou de balaclava (passe-montagne) comme attendu par certains.

Le CDA, qui avait largement soutenu la résolution de 2005 mais n’envisageait pas une interdiction qui concernerait exclusivement le voile intégral, souhaite, pour sa part, instaurer une prohibition plus neutre visant à interdire l’ensemble des vêtements permettant de masquer l’identité d’une personne afin de garantir l’ordre public et la sécurité.

En réaction au texte du 12 juillet 2007 jugé trop restrictif, le député Henk Kamp (VVD) a déposé à son tour, le 24 janvier 2008, une proposition de loi tendant à modifier la loi sur l’obligation d’identification ainsi que le code pénal.

La proposition prévoit l’interdiction du port de tout vêtement ou accessoire empêchant l’identification et érige en infraction pénale le fait de ne pas se conformer à cette prescription. La peine encourue est une contravention de deuxième catégorie (maximum de 3 350 euros). Ce texte ne vise donc pas exclusivement le voile intégral mais aussi les casques ou les balaclava (passe-montagne).

Le texte prévoit un régime d’exception si la personne masque son identité pour des raisons de sécurité, de santé ou si elle participe à un événement de nature culturelle ou commerciale autorisé par le maire.

Ainsi, le débat très récent sur l’éventuelle réduction voire la suppression des allocations chômage des femmes portant le voile intégral ainsi que le projet de loi du gouvernement sur l’interdiction du voile intégral dans les établissements d’enseignement primaire et secondaire qui devrait être présenté au Parlement prochainement démontrent que le sujet fait encore polémique aujourd’hui et que cette question n’est pas encore résolue.

Dans le même sens, la CGB est saisie de plus en plus fréquemment de litiges concernant le voile intégral. Ainsi, le 25 décembre 2009, une jeune femme qui s’est vue refuser l’accès au cabinet d’un médecin au motif qu’elle portait une burqa a saisi la Commission. Elle n’a pas pu assister à la consultation de son fils âgé de trois mois. Le porte-parole de la Commission a expliqué que cette affaire était de son ressort. En effet « la fonction de médecin famille a pour objet de fournir un service qui ne peut pas être refusé pour des motifs religieux ».

D. DES PAYS CONFRONTÉS À DES SURENCHÈRES COMMUNAUTARISTES

Dans des pays tels que le Canada, les États-Unis et le Royaume-Uni, on observe de véritables surenchères constitutives de dérives communautaristes.

Il s’avère, en effet, que des groupes musulmans radicaux et intégristes instrumentalisent les systèmes juridiques très favorables aux libertés et protecteurs des droits fondamentaux des individus pour obtenir la consécration de droits spécifiquement applicables aux habitants de confession ou d’origine musulmane.

1. Le Canada

Au Canada, on l’a vu, cette démarche prospère sur l’exploitation de la théorie juridique des « droits aux accommodements raisonnables » (voir p. 64 et suivantes). Notons toutefois que cette notion juridique suscite des interrogations de plus en plus prononcées dans ce pays. Aux États-Unis comme en Grande-Bretagne, on observe une pression plus diffuse, faite de recours devant les tribunaux invoquant la discrimination ou le non-respect de l’individu.

2. Les États-Unis 

La question du port du voile intégral y semble anecdotique.

Il n’existe aucun recensement du nombre de jeunes femmes portant une telle tenue et les institutions islamiques représentatives ne se sont pas prononcées sur la question (119). Du reste, la communauté musulmane, qui représente 0,6 % de la population totale (120), ne se signale pas par des revendications qui différeraient de celles défendues par d’autres groupes religieux. Ainsi, l’école, le sport ou la culture sont parfois organisés et dispensés par des organisations religieuses au sein de structures spécialisées. Par ailleurs, des solutions pratiques ont pu être trouvées qui permettent la prise en charge de femmes musulmanes par des médecins de sexe féminin.

De fait, le caractère extensif de la conception américaine de la liberté religieuse peut expliquer que la question de la pratique du port du voile intégral ne soit réellement appréhendée que par le prisme de la sécurité publique et, depuis les attentats du 11 septembre 2001, de la prévention des actes terroristes.

Aux origines de l’arrivée des Pères fondateurs dans le Nouveau monde, le primat conféré au respect de la liberté religieuse imprègne en effet la société américaine et les pouvoirs publics. En atteste notamment le discours prononcé le 5 juin au Caire par le Président Barack Obama qui a rappelé, à cette occasion, que du point de vue des États-Unis, le respect de liberté religieuse garantit le droit de porter le voile.

Même s’il était question du hidjab, cette conception politique et culturelle de la liberté religieuse favorise, jusqu’à un certain point, une relative tolérance vis-à-vis de pratiques telles que celle du port du voile intégral.

En vertu du Premier amendement à la Constitution des États-Unis, le Congrès n’est pas, en effet, habilité à adopter de loi empêchant le libre exercice d’une religion ou à édicter des règles particulières de nature à avantager une religion par rapport à une autre. Il en découle le principe d’une neutralité absolue des pouvoirs publics en matière religieuse. Aussi, toute limitation à l’expression de sa foi par un individu, y compris dans la sphère publique, est regardée avec une grande circonspection, aussi bien par le législateur que par le juge et l’opinion.

Dans sa jurisprudence fixée depuis 1990 (121), la Cour suprême estime ainsi que les actes religieux ne peuvent être interdits que lorsqu’ils violent les devoirs sociaux ou mettent en danger l’ordre public (comme ce fut le cas pour la polygamie). Ce faisant, la Cour suprême a procédé à un contrôle plus souple des restrictions pouvant être imposées par un État à l’exercice public d’une religion en abandonnant un strict contrôle de proportionnalité entre la nature de l’atteinte et la mesure prise pour protéger l’intérêt de l’État.

Toutefois, il convient de noter que quatorze États fédérés ont pris, à partir de 1999, des dispositions législatives consistant à renforcer les droits des citoyens dans l’expression de leur foi. Ces dispositions ne sont cependant pas opposables aux réglementations prises par le Gouvernement fédéral.

Si bien qu’aujourd’hui, l’autorisation du port du voile intégral demeure tributaire des restrictions prises par l’État fédéral pour assurer la sécurité publique ainsi que des droits accordés aux citoyens par chaque État fédéré et des solutions dégagées par les juridictions à l’occasion de litiges particuliers.

Au plan fédéral, la législation permet ainsi d’obtenir d’une personne qu’elle dévoile son visage lors de contrôles d’identité réalisés par des agences fédérales ; les photos apposées sur les passeports doivent laisser apparaître un visage nu.

Un autre aperçu de la jurisprudence américaine est donné par la lecture de l’arrêt rendu le 2 septembre 2005 par une cour d’appel de la Cour de district de Floride (122)..En l’espèce, la Cour a donné raison à l’État de Floride qui demandait à une jeune femme, trois mois après le 11 septembre 2001, de changer la photographie de son permis de conduire de sorte qu’elle y apparaisse à visage découvert et non pas voilée d’un hidjab ne laissant paraître que ses yeux. Si elle a reconnu le port du voile comme faisant partie de la croyance islamique et souligné la gravité de l’atteinte portée à la loi, la Cour a cependant retenu que les femmes pouvaient s’en affranchir en présence d’une femme ou d’un homme proche. Elle a accueilli les arguments de l’administration selon lesquels une femme photographe pouvait parfaitement prendre la photo et qu’une agent pouvait examiner le permis au cours d’un contrôle routier.

Au fond, le cadre juridique favorise des solutions de circonstance qui témoignent, de la part des pouvoirs publics, d’une grande circonspection vis-à-vis d’une interdiction formelle du port du voile intégral.

Cette pratique suscite des interrogations similaires au Royaume-Uni qui ne sont pas sans conséquence dès lors qu’existent des groupes radicaux musulmans activistes.

3. Le Royaume-Uni

À bien des égards, le Royaume-Uni, voisin de la France, fait actuellement l’expérience des limites d’une politique d’accueil des populations immigrées par le biais de la reconnaissance des communautés et de leurs droits dans une société multiculturelle.

Certains journaux tentent régulièrement de lancer le débat mais sans grand succès. La question du port du voile intégral n’a fait écho dans les médias qu’à l’occasion d’une élection locale, lorsque le Home Secretary de l’époque, M. Jack Straw avait demandé à une jeune femme qui s’adressait à lui de bien vouloir lui parler à visage découvert.

De fait, la liberté de porter le voile intégral ne fait pas l’objet de restrictions définies par des textes législatifs. Il en va de même s’agissant de la liberté de porter des signes ostensibles d’appartenance à une religion pour les agents des services publics.

Dans ce cadre, on observe depuis quelques années une multiplication des « aménagements » officialisés par des textes (loi, code pratique) ou admis en fait (dans l’organisation des services publics) dont bénéficient entre autres les jeunes femmes musulmanes revendiquant le port du foulard.

Ainsi, dans le cadre d’une activité professionnelle, une coiffeuse de confession musulmane portant le foulard a récemment obtenu gain de cause lors de son procès pour discrimination religieuse à l’égard d’un salon de coiffure qui avait refusé de l’embaucher au motif que le port d’un voile simple était incompatible avec la présentation demandée au personnel, lequel, devait incarner les performances de l’entreprise dans ce domaine d’activité. Certaines enseignes de grands magasins ont mis à la disposition de leur personnel des uniformes aménagés permettant à leurs employés de confession musulmane de porter un hidjab aux couleurs de l’enseigne et comportant son logo.

L’advisory Conciliation and Arbitration Service (ACAS) (123) a édicté un code de recommandation, aux termes duquel le code vestimentaire imposé par l’employeur est présenté comme susceptible de constituer un motif quasi automatique de discrimination indirecte (s’agissant par exemple du couvre-chef pour les hommes sikhs et les femmes musulmanes).

En revanche, le port du voile simple relève de la politique définie par chaque établissement scolaire. La consécration de ce principe découle d’un jugement rendu par la Chambre des Lords en 2005 (124), dans lequel la Chambre a estimé qu’une école pouvait interdire non seulement le niqab mais également le jilbab. Le nouveau code pratique de mars 2007 précise que les écoles publiques ont le droit d’interdire aux élèves de porter le voile intégral pour des raisons de sécurité et de qualité de l’enseignement.

La question du port du voile intégral donne lieu à des réponses sectorielles et circonstanciées. Toute la difficulté pour les pouvoirs publics et les juridictions réside dans la nécessité d’assurer le respect des croyances et la conciliation des différences, des droits propres à chaque individu dans un espace public conçu comme nécessairement divers. Comme aux États-Unis, cette conception expose le pays à une multiplication des demandes particulières qui, de la part de certains groupes religieux radicaux, peuvent s’assimiler à une surenchère. Citons que certains quartiers de Londres et des communes du grand Londres ont reçu le nom de Londonistan.

On le voit, la pratique du port du voile intégral constitue un véritable défi pour les sociétés démocratiques. À ce jour, chaque société s’efforce d’apporter des réponses conformes à son tempérament national.

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La faiblesse du nombre de signalements de jeunes femmes portant cette tenue, le poids des motivations très personnelles ne sauraient en effet amener les pouvoirs publics à traiter cette pratique comme un « épiphénomène ».

La pratique du port du voile intégral peut, en premier lieu, jeter l’opprobre sur l’islam en France ainsi que sur l’immense majorité de nos compatriotes d’origine ou de confession musulmane. Elle nourrit les amalgames et favorise la stigmatisation d’une frange de notre population qui entend faire pleinement partie de la communauté nationale et mener son existence et, éventuellement, vivre sereinement sa foi dans le respect des lois de la République. C’est manifestement le voile intégral qui stigmatise les musulmans, comme un retour au Moyen Âge en plein XXIe siècle.

En second lieu, parce qu’elle révèle les risques d’un enfermement communautariste, le désarroi de certains habitants des quartiers populaires touchés par la paupérisation et le travail de sape que réalisent des mouvements intégristes, la pratique du port du voile intégral remet profondément, symboliquement, et concrètement en cause le pacte républicain.

La République ne se réduit, pas en vérité, à des institutions politiques. Elle repose sur une histoire, des valeurs universelles que chacun peut s’approprier. La France, c’est avant tout une communauté de citoyens animée d’un vouloir vivre ensemble.

C’est sans doute cette « exception française » qui vaut aujourd’hui à notre pays d’être l’objet d’une attention toute particulière sur l’enjeu décisif du port du voile intégral. Car plus qu’ailleurs, cette pratique relève d’une question de principe : elle est, en effet, un véritable défi lancé aux valeurs de la République.

DEUXIÈME PARTIE — UNE PRATIQUE AUX ANTIPODES DES VALEURS DE LA RÉPUBLIQUE

Les personnes auditionnées par la mission ont très largement fait part de leurs inquiétudes pour la cohésion nationale que l’extension du port du voile intégral peut menacer. Cette pratique remet très clairement en cause les valeurs républicaines auxquelles nous sommes tous attachés et son développement ne manquerait pas d’être lourd de conflits dans notre société.

Les membres de la mission ont constaté, très rapidement, au cours des auditions que la question de la laïcité n’était pas tout à fait au cœur de la problématique, même si elle ne lui est pas totalement étrangère, en particulier parce que le port du voile intégral n’est pas une prescription de l’islam. Mais il a été vite tout à fait évident que cette pratique remettait en cause le triptyque républicain contenu dans notre devise.

En cela, et comme l’a souligné, notamment, M. Patrick Gaubert, président de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA), le voile intégral est une atteinte au « vivre ensemble »  (125).

Il constitue une intrusion violente et difficilement supportable dans notre République. Dans cet espace public qui est le lieu d’échanges et de rencontres entre les citoyens, cette pratique est une forme de repli sur soi, au nom d’une conception de la vie et de la société aux antipodes de la tradition de notre pays. Une telle pratique peut être considérée comme une atteinte permanente à notre projet commun.

Plus qu’une atteinte à la laïcité, cette pratique est une négation du principe de liberté parce qu’elle est la manifestation d’une oppression.

Par son existence même, le voile intégral bafoue aussi bien le principe d’égalité entre les sexes que celui d’égale dignité entre les êtres humains.

Le voile intégral exprime enfin, et par nature, le refus de toute fraternité par le rejet de l’autre et la contestation frontale de notre conception du vivre-ensemble.

I.– LE PRINCIPE DE LAÏCITÉ EN LISIÈRE DU DÉBAT

De prime abord, la pratique du voile intégral semble contradictoire avec le principe de laïcité. Mais à bien y regarder, cette première évidence mérite des nuances. En cela, le débat sur le voile intégral se distingue très nettement de celui du foulard à l’école que nous avons connu il y a plusieurs années.

A. RETOUR SUR LE PRINCIPE DE LAÏCITÉ

Rappelons de manière rapide en quoi consiste le principe de laïcité.

1. Un principe moteur dans la construction de notre vivre-ensemble

Comme chacun le sait, c’est la loi du 9 décembre 1905 de séparation des Églises et de l’État qui a consacré ce principe. Il peut se décliner selon trois modalités importantes : la liberté de conscience et le libre exercice des cultes sous les seules restrictions nécessaires au maintien de l’ordre public et la neutralité de la République qui ne reconnaît ni ne salarie aucun culte.

Mais comme le rappelait M. André Rossinot, « la laïcité est d’abord un idéal avant d’être une norme juridique créatrice de droits et d’obligations. Le caractère laïque de la République ne sera définitivement acquis que si toutes les composantes de la société, et notamment les populations issues de l’immigration, voient dans ce principe une chance, une garantie de pouvoir exercer librement leur culte et, plus généralement, une valeur indissociable des notions de liberté et d’égalité. » (126)

Le principe de laïcité doit être – aujourd’hui plus encore qu’hier – l’un des moteurs les plus puissants de l’intégration. Il favorise l’insertion des plus jeunes dans la société en garantissant le respect de leur libre-arbitre dans le processus de transmission des savoirs. Il conditionne l’accès de tous les Français à la citoyenneté républicaine, en assurant la neutralité de l’État vis-à-vis des choix spirituels et religieux. Il permet, enfin, l’intégration à la communauté nationale de ceux qui rejoignent la France pour y travailler et y vivre, n’interférant pas dans leur culture et leur religion tout en les protégeant contre les discriminations et l’intolérance.

2. Un principe qui oblige l’État mais aussi les citoyens

Les grands équilibres issus de la loi de 1905, auxquels l’article 1er de notre Constitution (127) a donné toute leur force, sont un élément essentiel de notre contrat social : corollaires de la liberté de conscience, qui garantit à chaque citoyen le libre choix de ses options spirituelles et religieuses, les articles 1er et 2 de cette loi expriment la volonté des autorités publiques de s’abstenir de toute intervention, de toute discrimination, de toute contrainte dans le domaine spirituel et religieux. Ils assurent les mêmes droits aux croyants et à ceux qui ne se réclament d’aucune religion.

Ce principe de laïcité a pour conséquence la neutralité des services publics qui ne doivent comporter aucun emblème religieux et dont les agents doivent s’abstenir de tout comportement démontrant une appartenance religieuse afin de respecter les croyances et convictions des usagers.

Les agents publics et les usagers se trouvent ainsi dans le cadre de leur service dans une situation juridique différente, la liberté d’expression des agents publics étant beaucoup plus restreinte que celle des usagers.

Mais en retour, le principe de laïcité interdit à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers. La République respecte bien toutes les croyances mais, en contrepartie, les citoyens doivent aussi respecter un devoir de discrétion dans l’extériorisation de leurs convictions religieuses. Comme le soulignait M. Patrice Billaud, vice-président du Grand orient de France : « Dans l’espace public, la liberté individuelle doit s’exprimer dans les limites culturelles de la communauté nationale à une période donnée. » (128)

Il convient donc de trouver un équilibre entre, d’une part, la liberté de conscience et d’expression des convictions religieuses et, d’autre part, la liberté d’autrui et le respect de la neutralité dans la sphère publique.

C’est à cet équilibre que le Président de la République, M. Nicolas Sarkozy, a fait référence de manière très explicite dans sa tribune dans le quotidien Le Monde, le 9 décembre 2009, en faisant appel à un esprit de tolérance pour que le respect des différences ne soit pas perçu comme une menace pour la volonté de vivre ensemble. C’est ainsi qu’il a écrit : « Car une fois encore, la laïcité ce n’est pas le refus de toutes les religions, mais le respect de toutes les croyances. C’est un principe de neutralité, ce n’est pas un principe d’indifférence. » Il ajoutait pour conclure son article : « …chacun doit savoir se garder de toute ostentation et de toute provocation et, conscient de la chance qu’il a de vivre sur une terre de liberté doit pratiquer son culte avec l’humble discrétion qui témoigne non de la tiédeur de ses convictions mais du respect fraternel qu’il éprouve vis-à-vis de celui qui ne pense pas comme lui, avec lequel il veut vivre » (129).

Le Conseil constitutionnel dans sa décision du 19 novembre 2004 sur les traités européens (130) a d’ailleurs souligné que la Convention européenne des droits de l’homme et de sauvegarde des libertés fondamentales (CEDH) avait pris acte de la valeur du principe de laïcité en reconnaissant aux États une large marge d’appréciation pour définir les mesures les plus appropriées pour concilier liberté du culte et principe de laïcité.

En fait, la question du port du voile intégral pose beaucoup plus la question de la différenciation des droits entre citoyens que de l’application de la laïcité.

Certaines personnes auditionnées par la mission ont cherché à faire une comparaison entre le port du foulard à l’école et celui du voile intégral au regard du principe de laïcité. Un consensus s’est dégagé cependant pour relever les différences fondamentales entre les deux situations. La mission estime que ces deux questions sont tout à fait distinctes et ne mettent pas en jeu de la même façon le principe de laïcité.

B. LE PORT DU FOULARD ISLAMIQUE ET DU VOILE INTÉGRAL RENVOIENT À DES PROBLÉMATIQUES DISTINCTES

1. Le foulard à l’école : un signe ostensiblement religieux dans un lieu particulier

La loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics a introduit dans le code de l’éducation les dispositions suivantes :

« Art. L. 141-5-1. – Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit.

« Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève. »

On se souvient des débats que le vote de cette loi suscitèrent avec la remise du rapport de la mission d’information sur les signes religieux à l’école présidée par M. Jean-Louis Debré, alors président de l’Assemblée nationale (131) et celui de la commission présidée par M. Bernard Stasi (132).

Le parallèle entre le débat sur foulard islamique et le voile intégral tient évidemment au fait que l’on parle du port d’un signe vestimentaire ayant une symbolique religieuse – en tout cas pour certains, et avec les nuances que nous avons apportées dans la première partie à ce sujet. Évidemment, la question de la visibilité de l’islam en France peut sembler également conjuguer les deux débats.

Mais des différences très fortes apparaissent dès que l’on se penche plus précisément sur la pratique du port du voile intégral.

Ces particularités sont de deux ordres : tout d’abord, en 2004 on visait un service public, où pouvait donc s’appliquer très clairement le principe de laïcité ; ensuite, il s’agissait d’un service public bien particulier, celui de l’enseignement maternel, primaire et secondaire, lequel concerne des enfants et des adolescents, dont on considère qu’ils doivent légitimement bénéficier d’une protection renforcée. Tout en ayant la liberté de conscience, ils n’ont sans doute pas la maturité suffisante pour forger leur conscience de manière totalement libre ; c’est la raison pour laquelle on considère que la disparition de tout signe qui manifeste ostensiblement une appartenance religieuse est conforme à l’exigence de laïcité.

Lors de son audition, le professeur Denys de Béchillon a insisté sur la spécificité de la loi de 2004. Il a ainsi déclaré : « L’esprit de cette loi est que l’État est porteur d’une responsabilité singulière à leur égard. Il est donc très logique que cette même loi ne prévoie rien de tel à l’adresse des étudiants des universités, par exemple. On n’y a plus affaire à des enfants présumés malléables, mais à de jeunes adultes dont le discernement est établi ou doit être présumé. Il n’y a donc pas lieu de les protéger. » (133)

Parmi les personnes entendues par la mission – et notamment les principaux de collèges ou les proviseurs de lycées rencontrés lors des déplacements – un consensus semble s’établir pour constater que la loi de 2004 a fortement réduit les problèmes qui avaient pu résulter du port du foulard dans les établissements publics d’enseignement : les jeunes filles qui portent le foulard se dévoilent désormais à l’entrée des établissements. L’école peut ainsi demeurer un terrain neutre.

Chacun reconnaît aussi le côté positif de la démarche de médiation obligatoire imposée par la loi de 2004 avant toute décision de sanction. Comme le constatait Mme Hanifa Chérifi (134) dans son premier rapport sur l’application de la loi, un an après l’entrée en vigueur du dispositif, le nombre d’exclusion était resté marginal pour atteindre 47 pour l’année 2005 pour 639 élèves portant des signes ostensibles. De même, rien n’indique que cette loi a conduit à une déscolarisation massive des jeunes filles ni à un transfert notable au bénéfice de l’enseignement confessionnel musulman ou non.

Des difficultés subsistent néanmoins concernant notamment les cours de natation, comme cela a été signalé à la mission, à Lyon et à Marseille par exemple. L’absentéisme y est considérable dans certains établissements ; de nombreuses jeunes filles trouvent moyen d’obtenir des certificats médicaux de complaisance pour ne pas suivre cet enseignement, ce qui n’est évidemment pas acceptable. Lors de son audition, Mme Annie Sugier, présidente de la Ligue du droit international des femmes, a fait le même constat : « Alors que le sport compte 30 % de licenciés au niveau national, ils ne sont plus que 10 % dans les cités, dont un quart de filles. Le monde du sport ne doit pas rester indifférent à la lente exclusion des filles des domaines sportifs. » (135)

La loi de 2004 n’a pas mis fin au phénomène du port du foulard. Ce n’était pas son objet qui était de préserver la neutralité de l’enseignement public. En cela, elle constitue une réussite.

2. Le voile intégral : une pratique contestée dans un espace indéterminé

Lors de l’audition du 16 décembre 2009, M. Xavier Darcos, ministre du Travail, des relations sociales, de la famille, de la solidarité et de la ville a bien résumé les principes juridiques mis respectivement en jeu par le foulard islamique et le voile intégral. Parlant de la loi de 2004, il a estimé que : « Cinq ans plus tard, chacun s’accorde à reconnaître que cette loi a permis de trouver un équilibre entre deux principes auxquels nous sommes très attachés : la neutralité de l’espace scolaire et la liberté reconnue à chacun de pratiquer le culte de son choix. » (136)

Selon lui, la méthode utilisée pour la loi sur les signes religieux à l’école constitue un précédent dont on pourrait être tenté de s’inspirer pour répondre à la question du voile intégral. Mais M. Xavier Darcos a aussi appelé à la prudence car ces « deux questions sont, en réalité, fort éloignées l’une de l’autre. »

« La question de la laïcité, notamment, ne se pose pas dans les mêmes termes. Dans le cas de l’interdiction du voile à l’école, il allait de soi que l’expression d’une conviction religieuse entrait en contradiction avec le caractère laïque de l’institution scolaire. Le cadre était celui d’un espace circonscrit et d’une règle d’interdiction parfaitement claire. Le port du voile intégral se pratique dans un espace indéterminé où l’expression d’une opinion, même religieuse, est un droit fondamental.

Interdire le port du voile intégral au nom du principe de laïcité reviendrait, à mon sens, à redéfinir radicalement la portée de ce principe pour le rendre applicable non seulement aux services publics, mais aussi à la totalité de l’espace public. À supposer qu’une telle solution soit constitutionnelle, elle constituerait une réponse sans doute excessive, parce que trop générale, au problème très particulier du port du voile intégral. » (137)

M. Xavier Darcos a, par ailleurs, souligné que ces deux questions participent de deux approches très différentes de la liberté individuelle :

« La loi interdisant le port ostensible des signes religieux à l’école participait d’une volonté de protéger les jeunes filles mineures de tout prosélytisme. L’institution scolaire considère, en effet, que la liberté d’opinion ou de croyance d’élèves encore jeunes et insuffisamment éclairés n’est pas pleine et entière. Dans le cas qui nous occupe, le port du voile intégral n’est pas le fait de jeunes filles dont le discernement serait altéré, mais de femmes adultes, qui, pour la plupart, affirment porter volontairement ce vêtement. » (138)

Pour répondre à la question posée par le port du voile intégral, il n’est donc pas possible de s’inspirer directement de la loi de 2004. Cette pratique suppose des solutions qui lui sont propres.

Comme nous l’avons déjà mentionné, un point cependant doit attirer notre attention ; c’est l’obligation faite en 2004 de passer nécessairement par une médiation avant d’appliquer la loi dans toute sa rigueur. Ce dialogue préalable est un bon principe. Nous verrons dans la dernière partie du rapport comment le mettre en œuvre pour le voile intégral.

3. Une atteinte à la laïcité au sens philosophique du terme plus qu’au sens juridique

Le port du voile intégral dans l’espace public n’est pas, en soi, une atteinte au principe de laïcité juridiquement parlant. Car le respect de ce principe s’impose aux collectivités publiques et non aux individus qui sont libres de manifester leurs convictions religieuses ou spirituelles à partir du moment où ils respectent autrui ainsi que l’ordre public.

Cette analyse a fait l’unanimité des professeurs de droit auditionnés par la mission (139).

Pour le professeur Bertrand Mathieu (140), « le principe de laïcité est inopérant pour réglementer cette pratique car, en droit français, il ne peut pas conduire à interdire de manière générale la manifestation publique d’opinions religieuses dans la sphère sociale. »

Il convient de garder à l’esprit que dans un souci de protection des libertés, ce sont l’État, les pouvoirs publics et les services publics qui sont soumis au principe de laïcité, non les individus, le corps social et l’espace public. On ne peut donc pas justifier une réglementation générale du port de vêtements manifestant une opinion religieuse par ce principe lorsque sont en jeu non pas les rapports entre les individus et les pouvoirs publics ou les services publics, mais les rapports entre personnes. En outre, il faudrait alors réglementer l’usage de tout vêtement symbolisant une identité religieuse en public, ce qui n’est pas imaginable.

Le professeur Guy Carcassonne partage ce point de vue et réfute le recours à ce principe pour justifier d’une interdiction du voile intégral. Il a ainsi indiqué lors de son audition que : « La laïcité n’est pas un fondement imaginable : comme vous le savez, ce principe s’impose à la République, en aucun cas aux citoyens. La République peut se fixer des règles, procédant de la notion de neutralité, mais elle ne peut y soumettre les consciences. Sur le plan pratique, une loi d’interdiction fondée sur la laïcité ouvrirait une brèche : tous les signes extérieurs d’appartenance religieuse seraient prohibés, sauf à introduire des discriminations injustifiables. » (141)

Certes, lors de son audition par la mission, M. Hubert Sage, représentant l’Association des libres penseurs de France, a plaidé, quant à lui, pour un ordre public laïc et a justifié une interdiction du voile intégral au nom de ce principe. Il a ainsi déclaré : « Nous considérons que l’interdiction du port du voile intégral ne doit pas seulement relever d’un impératif de sécurité publique – il suffirait de faire appliquer les lois existantes – mais doit être prononcée au nom de notre ordre public laïc, qui garantit les libertés individuelles et préserve les opinions d’autrui. » (142)

Mais, par cette déclaration, M. Hubert Sage n’adoptait pas une prise de position juridique ; il signifiait qu’au nom de la neutralité de l’espace public, il fallait trouver des solutions permettant d’endiguer l’extension du port du voile intégral. C’est aussi le sens de l’intervention de Mme Yvette Roudy ou de M. Antoine Sfeir, lorsqu’ils furent auditionnés par la mission. C’est ainsi que Mme Yvette Roudy a déclaré : « ...c’est notre République, notre État de droit, notre principe de laïcité qui se trouvent attaqués. Or le principe de laïcité est inscrit dans la Constitution. Il serait inconstitutionnel d’accepter de revenir dessus. Nous devons être fiers de ce principe de laïcité, qui est propre à la France. » (143)

Quant à M. Antoine Sfeir, il a rappelé la dimension pacificatrice de la laïcité : « Le débat sur la burqa doit être replacé sur ses deux pieds : la laïcité et l’intégration. Ce sont les fondements de la République : l’intégration dans la citoyenneté et une laïcité qui englobe, quand les religions dénouent les liens sociaux. Il ne faut pas confondre la religion, organisation temporelle d’une communauté, et la foi, adhésion volontariste à une croyance. Contrairement à ce que veut signifier le voile, la foi reste cantonnée à la sphère privée et ne prétend pas s’approprier la sphère publique. […] Mais la loi de 1905 est parfaitement claire et sépare, de façon tranchée, la sphère publique et la sphère privée. En aucun cas notre laïcité ne doit être anti-religieuse, ou même areligieuse. Elle doit être généreuse, ouverte, partagée. » (144)

Les dispositions de la loi de 1905 ne sont donc pas violées en tant que telles, par le voile intégral mais l’esprit du principe de laïcité est manifestement malmené.

C’est sans doute plus solidement encore sur le fondement du triptyque républicain classique qu’il faut s’appuyer. On constate que la pratique du voile intégral se révèle contraire aux trois principes de notre devise. Elle ne lui est pas seulement contraire ; elle porte, en elle, les germes d’une remise en cause de ses principes.

II.– LA NÉGATION DE LA LIBERTÉ

Le voile intégral nie le principe de liberté sur plusieurs plans. Mais il faut d’abord évacuer une question : celle de la liberté de se vêtir. Cette liberté n’est pas un absolu et comme toute liberté, elle peut souffrir de limitations.

Imposé par la contrainte ou par la pression individuelle ou sociale, le voile intégral nie clairement la liberté de choix des femmes. C’est, à l’évidence, le cas pour les mineures, surtout les plus jeunes d’entre elles. Le port du voile intégral traduit aussi des dérives de nature sectaire dont on connaît les conséquences terribles pour les individus qui les subissent.

Lutter contre le port du voile intégral c’est donc faire œuvre de libération.

A. LA LIBERTÉ DE SE VÊTIR EN QUESTION

1. Si la liberté de se vêtir n’est pas absolue

Une première difficulté apparaît, de prime abord, sur la manière de qualifier le port du voile. S’agit-il vraiment d’une simple question de liberté de se vêtir à sa guise ? Au-delà de la question vestimentaire, ne voit-on pas dans cette pièce de tissu un tout autre symbole ? Pour certaines des personnes entendues, comme Mme Élisabeth Badinter, il n’est d’ailleurs pas évident de qualifier de vêtement un tissu qui recouvre le visage alors que même le visage n’a jamais l’objet d’un tel traitement dans les sociétés occidentales.

La liberté de se vêtir n’est évoquée par aucun des textes fondamentaux régissant la République française. Sans doute, est-ce parce que cela a semblé une évidence. En effet, il n’est habituellement pas discuté que ce droit est une application élémentaire et évidente du droit naturel à la liberté, laquelle consiste, selon la Déclaration des droits de 1789, « à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » (article 4). Et comme, poursuit la Déclaration de 1789 : « La Loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n’est pas défendu par la Loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas. » (article 5).

Il est vrai aussi que notre droit s’est internationalisé et que notre ordre juridique intérieur est désormais coiffé par des textes de degré supérieur dans l’échelle des normes, en particulier par la CEDH (1950) et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne entrée en vigueur le 1er décembre 2009. Mais c’est en vain qu’on y cherche une quelconque allusion directe à la liberté de se vêtir à sa guise.

Certains ont pu évoquer la possibilité de rattacher le port du voile intégral à la liberté de pensée, de conscience voire de religion définie par les deux textes précités comme la liberté de manifester sa religion individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, les pratiques et l’accomplissement des rites (article 9 de la CEDH et article 10 de la Charte des droits fondamentaux).

M. Bertrand Louvel, président de chambre à la Cour de Cassation a ainsi expliqué au sujet de la liberté de se vêtir : « La Déclaration de 1789 permet une protection très forte du droit de se vêtir de la manière que l’on veut en France. L’annulation récente par le juge administratif d’un arrêté du maire d’une station balnéaire en est une nouvelle preuve (145) : l’édile avait cru pouvoir interdire aux hommes de se promener en tenue de bain dans les rues de sa commune, estimant cette tenue contraire à la décence. La juridiction administrative a jugé qu’aucun motif suffisant ne fondait cette interdiction. Comme on le constate, le droit de se vêtir comme on veut est très fortement protégé dans notre environnement juridique » (146).

La juridiction administrative a jugé, en l’espèce, qu’une telle mesure ne répondait à aucun impératif de sûreté, de sécurité ou de salubrité publique, et que la simple allégation d’immoralité d’une tenue vestimentaire, à la supposer établie, car il s’agit là d’une appréciation essentiellement subjective, ne pouvait fonder une telle interdiction.

Pourtant des restrictions à la liberté de se vêtir existent bien pour des raisons liées à la vie en collectivité, c’est d’ailleurs ce que laisse entendre ce jugement.

Selon M. Bertrand Mathieu, si la liberté de se vêtir constitue un élément de la liberté individuelle, voire de la liberté de manifester ses opinions, elle peut être, en droit français, limitée au nom d’objectifs constitutionnels comme la sécurité publique ou l’ordre public, ou du respect des droits d’autrui. Elle est d’ailleurs réglementée, le meilleur exemple étant la réglementation du naturisme dans les lieux publics.

Quand une personne sort sur la voie publique, elle entre dans des situations de relations juridiques avec les tiers, soit avec l’autorité publique, soit avec des personnes privées dans le cadre, notamment, des relations contractuelles. C’est dans ce domaine que peuvent intervenir les impératifs de sûreté publique, de protection des droits des tiers ou d’hygiène.

La Cour de cassation a ainsi débouté un salarié que son employeur avait sanctionné pour le port d’un bermuda au travail (147). De même un proviseur de collège a-t-il pu légalement interdire à un professeur le port d’un bermuda, bien que le collège soit situé en Guyane, où la chaleur et l’humidité sont, il est vrai, particulièrement lourdes…

Toujours dans le domaine contractuel, des impératifs d’hygiène peuvent entraîner des restrictions vestimentaires. L’accès aux piscines est conditionné, par voie de règlement, au port de certaines tenues de bain. Les hôpitaux sont habilités à imposer aux personnes hospitalisées des tenues conformes aux nécessités sanitaires. Les personnes intervenant dans le traitement d’aliments doivent aussi se soumettre à certaines prescriptions vestimentaires.

La liberté de se vêtir – comme toute liberté – peut donc se voir imposer des restrictions au nom de principes essentiels. Surtout, on doit constater que le développement de pratiques comme le port du voile intégral peut conduire, par le jeu de la pression communautaire, à restreindre la liberté de se vêtir des autres femmes. Ce phénomène de contrainte sociale et psychologique est aujourd’hui bien tangible. Il est inquiétant et inacceptable.

2. … le port du voile intégral constitue bien une entrave à cette liberté

Comme l’ont souligné plusieurs personnes entendues par la mission, la liberté de se vêtir renvoie à d’autres aspects de la liberté beaucoup plus discutés. Mme Élisabeth Badinter a ainsi souligné que « la liberté d’habillement proclame en creux la liberté des droits : le droit à une sexualité libre, le droit de ne pas être vierge quand on arrive au mariage et de n’avoir de comptes à rendre à personne… » (148) Le port du voile intégral remet en cause la maîtrise de leur corps par les femmes et a une portée symbolique très forte en terme de sexualité.

Plusieurs personnes auditionnées ont attiré l’attention de la mission sur le fait que la liberté de se vêtir n’existait plus depuis plusieurs années dans certains quartiers tellement la pression sociale est forte sur les jeunes filles. Mme Élisabeth Badinter a ainsi témoigné : « Je me suis trouvée un jour avec Sihem Habchi, que vous venez d’entendre, au collège Françoise-Dolto, à Paris, là où avait été tourné le film Entre les murs, pour y engager un dialogue avec les collégiens, après que le film La journée de la jupe leur eut été projeté. Une poignée seulement des collégiennes présentes portait une jupe. Alors que, me tournant vers l’une des autres, d’origine maghrébine, je lui faisais valoir qu’elle pourrait en faire autant, j’ai entendu une réponse qui m’a épouvantée : « Les Françaises le peuvent, mais pas les Arabes ». Assis à ses côtés, un adolescent âgé sans doute de 14 ans a ajouté : « Chez nous, on met le voile, pas la jupe »… » (149)

Elle a ainsi expliqué que peu à peu le voile semblait devenir un idéal ou un objet de comparaison avec des vêtements ordinaires dont il faut mesurer l’aspect acceptable par rapport à l’exigence de pudeur. Le risque est que cette banalisation s’observe aussi pour le voile intégral.

Mme Élisabeth Badinter a poursuivi en déclarant : « Si, donc, on laisse le voile intégral se banaliser, il deviendra peu à peu, inévitablement, l’uniforme de la suprême pureté que l’on réclamera des jeunes filles et, à son tour, il gagnera progressivement des adeptes au sein des milieux les plus traditionnels où, évidemment, les jeunes filles ignorent leurs droits. Pour dire les choses brutalement, on prend la voie du : « la burqa, c’est mieux que le voile » – et alors il sera toujours plus difficile aux jeunes filles concernées de dire « non » au voile et de lui préférer la jupe. Or, si nous avons une liberté de se vêtir à défendre, c’est celle-là. » (150)

Mme Sihem Habchi a dressé un constat tout aussi alarmant en rappelant que cette situation est déjà ancienne : « La soumission commence là : nous ne nous appartenions plus et notre vie quotidienne était rythmée par la routine du respect des horaires, puis du respect d’une tenue vestimentaire réglementaire où la jupe était bannie et, enfin, d’un contrôle de la sexualité avec l’établissement de la sacro-sainte virginité comme baromètre. » et elle ajoutait : « Les rumeurs sur les filles faciles constituent un autre moyen de pression : seul le port du voile garantit le respect. » (151)

Mais ces exigences enferment les femmes dans un engrenage : « Indéniablement, le voile ne nous permettait pas d’échapper aux chaînes machistes puisqu’il fallait respecter les règles : certaines n’allaient plus à la piscine, refusaient d’assister aux cours de biologie et disparaissaient lors des cours de sport. Elles étaient soumises à la loi des hommes, aux obscurantistes. Symbole de la société machiste et de l’exclusion assumée et revendiquée, le voile est un marqueur pour scinder la population française. L’avènement de la ségrégation a lieu quand les victimes intègrent l’oppression et revendiquent leurs chaînes. »

Au-delà de la liberté de se vêtir et d’affirmer ainsi sa féminité d’autres principes tout aussi essentiels se jouent avec le voile intégral. Il s’agit d’un véritable déni de la personne dans ce qu’elle a de plus unique. C’est ainsi que Mme Marie Perret, de l’Union des familles laïques décrit le phénomène de dépersonnalisation qui est à l’œuvre : « Le port du voile intégral n’a pas seulement pour effet de dérober l’identité de son porteur, mais aussi de le rendre indistinct, indifférenciable. Porter le voile intégral revient à signifier : « je ne suis personne ». Il s’agit d’un déni de singularité. Or, la singularité est indissociable du concept de citoyen. Un citoyen n’est pas un sujet abstrait, il doit être reconnu. Le port du voile intégral a également pour effet de rejeter l’autre à une distance infinie. La burqa est une façon de signifier que tout contact avec autrui est une souillure. Elle crée, de façon visible, une classe d’intouchables. » (152)

Cette coupure de tout lien social est particulièrement préjudiciable pour des adolescentes dont la personnalité est encore en devenir. Comment réussir son intégration sociale lorsque le monde extérieur vous est présenté comme impur et dangereux ?

Une des questions les plus délicates soulevée par le voile intégral est l’appréciation de la liberté de choix de la personne qui le porte, tout particulièrement lorsqu’il s’agit de jeunes filles mineures.

B. LES CONTRAINTES SUR LES MINEURES SONT PARTICULIÈREMENT INTOLÉRABLES

1. Des cas signalés de voile intégral sur des enfants de moins de dix ans

S’il est difficile d’apprécier le degré de liberté des femmes qui portent le voile intégral car le choix que certaines semblent faire peut être aussi le fruit de pressions psychologiques, il est tout à fait clair que, pour les mineures qui portent le voile intégral, et en particulier les plus jeunes d’entre elles, de telles pratiques sont intolérables, même si selon le ministre de l’Intérieur, M. Brice Hortefeux (153), 1 % seulement des femmes qui portent le voile intégral sont âgées de moins de dix-huit ans. M. Yves Pras, du Mouvement Europe et laïcité a d’ailleurs fait part de son indignation à ce sujet : « la sphère privée peut être le lieu de pressions, comme pour beaucoup de mineures portant un voile semi-intégral. À elle seule, cette question justifierait l’intervention du législateur. » (154)

La question est d’ailleurs plus large que celle du voile intégral. Le port d’un tel voile est l’expression extrême de cette volonté de certains de contraindre, dès le plus jeune âge, ces petites filles. Il s’agit de leur faire intégrer l’idée que la soumission aux garçons est dans l’ordre des choses, immuable, naturelle, incontestable.

Comme l’a souligné Mme Sabine Salmon, présidente de l’association Femmes solidaires, « il est impensable que, dans notre pays, signataire de cette convention, [des droits de l’enfant des Nations Unies] des fillettes portent des signes de soumission à leur père ou à leur frère » (155). Cette responsable associative a témoigné avoir vu à plusieurs reprises des enfants d’environ huit ans totalement voilées. Des témoignages sont également parvenus à la mission montrant dans un quartier d’une ville de la région parisienne, une toute petite fille presque intégralement voilée, seuls le bout de son nez et ses yeux dépassant d’un voile lui recouvrant tout le corps.

Mme Sabine Salmon a attiré l’attention de la mission sur le fait que « ces fillettes sont considérées par ceux qui les voilent comme des objets de tentation pour des hommes adultes. » et a conclu son propos en affirmant : « On ne peut considérer, s’agissant de mineures, que le port du voile est librement consenti.» (156) Lors de son audition, elle estimait avec beaucoup de force, que c’était intolérable. On ne peut que partager son point de vue.

2. Des pressions sans cesse croissantes sur les jeunes filles dans certains quartiers

Lors de son audition, Mme Sihem Habchi, présidente de l’association Ni putes ni soumises, a dressé un tableau tout aussi sombre de la situation des jeunes filles dans les quartiers. Élargissant son propos au-delà de la seule question du port du voile intégral, elle a observé que c’est sur elles que la pression la plus forte était exercée.

Pour Mme Habchi, la pratique du voile intégral apparaît « comme le point culminant d’une évolution en France d’une vision archaïque du rôle des femmes, confinées dans la sphère sexuelle, loin du champ économique et social. La burqa symbolise l’apogée d’un système de relégation des femmes qui prend sa source dans nos quartiers populaires. » (157)

Cette pression sur les jeunes filles est un phénomène dont les racines sont anciennes. C’est ainsi qu’elle a constaté : « Les symptômes sont visibles depuis vingt ans. Ni putes ni soumises s’est constituée en opposition à la réduction de plus en plus grande des espaces de liberté des femmes musulmanes.

« Nous avons – faut-il le rappeler ? – payé le prix, et cher : filles rasant les murs et soumises à un contrôle obsessionnel de leurs allées et venues dans l’espace public par les frères d’abord puis l’ensemble des hommes. La soumission commence là : nous ne nous appartenions plus et notre vie quotidienne était rythmée par la routine du respect des horaires, puis du respect d’une tenue vestimentaire réglementaire où la jupe était bannie et, enfin, d’un contrôle de la sexualité avec l’établissement de la sacro-sainte virginité comme baromètre. » (158)

Rejetant l’idée communément admise que ces jeunes filles seraient volontaires, elle a insisté sur la violence de la pression sociale : « Parallèlement à la montée de la violence envers les femmes, la pression sur le corps dans l’espace public est devenue de plus en plus forte. Le harcèlement physique et moral devenait insupportable. » (159)

Il semble bien, en effet, que des jeunes filles, arrivant à l’adolescence se sentent en danger dans certains endroits et que, face à cette pression masculine, machiste, elles trouvent dans le voile et plus encore dans le voile intégral une forme de refuge qui leur permet de circuler à peu près tranquillement.

M. le président André Gerin a aussi témoigné auprès des membres de la mission d’une réalité qui traduit la violence des pressions subies par les jeunes filles. Il a ainsi fait état d’un collège de la région lyonnaise où des jeunes filles ont demandé au proviseur de l’établissement de leur aménager un vestiaire où elles pourraient changer leurs vêtements et se vêtir comme les autres jeunes filles alors qu’en dehors elles se disent contraintes de porter des vêtements amples, cachant tout signe de féminité.

Face à cet état de fait, la mission souhaite insister sur l’urgence de la mobilisation des acteurs sociaux et des représentants de la Justice pour ne pas donner l’impression aux adultes les plus radicaux qu’ils ont tout pouvoir sur ces jeunes filles.

Des moyens juridiques existent pourtant – on le verra dans la dernière partie de ce rapport – mais ils sont encore peu utilisés car nombreux sont les professionnels qui éprouvent une réticence à réagir au risque d’apparaître comme stigmatisant certaines populations en raison de leur origine.

La situation des mineures préoccupe particulièrement la mission d’information. Pour ces filles, et parfois même ces petites filles, il faut agir sans tarder. C’est leur liberté actuelle qui est ainsi niée alors qu’elles ne sont absolument pas en mesure de refuser, d’échapper à ces pressions, à ces contraintes, à ces menaces. Mais c’est aussi leur liberté future que l’on met en cause. Nul doute que de tels traumatismes ne peuvent être surmontés que difficilement, comme toute forme de maltraitance.

La fragilité de leur situation a beaucoup touché les membres de la mission et des actions vigoureuses doivent être menées pour assurer leur protection.

Cette fragilité que l’on constate chez les mineures peut aussi toucher des femmes adultes. L’obligation du port du voile intégral a été présentée par plusieurs personnes auditionnées comme un comportement de type sectaire de repli sur le groupe qui détient la vérité alors que le reste du monde est marqué par l’impur. La mission est tout autant préoccupée par de telles dérives qui constituent une atteinte intolérable à la liberté.

C. DES DÉRIVES SECTAIRES SONT À COMBATTRE

De nombreuses personnes auditionnées ont souligné les points de ressemblance entre cette démarche rigoriste de recherche de pureté par la pratique du voile intégral et les obligations imposées par les organisations sectaires.

En revanche, des divergences sont apparues sur la portée de cette dimension sectaire, certains mettant en avant le caractère peu organisé de cette mouvance, d’autres au contraire, soulignant que ces actions avaient véritablement pour but de saper les fondements démocratiques des sociétés occidentales.

1. La recherche d’une pureté absolue en se coupant du monde

Mme Caroline Fourest a fait remarquer la difficulté de trancher la question du libre consentement des intéressées : « Le port du voile intégral est à rapprocher d’une démarche sectaire, avec tout ce que cela comporte d’aliénation volontaire, sachant qu’il est éminemment complexe de faire la part entre celles qui le portent délibérément et celles qui le portent par choix. Lorsque vous interrogez des témoins de Jéhovah ou des scientologues, ils vous disent d’ailleurs rarement qu’ils appartiennent à une secte. Pour eux, c’est un choix qu’ils ont fait et qui les rend parfaitement heureux. » (160)

Lors de la première audition organisée par la mission, Mme Dounia Bouzar a analysé très précisément les caractéristiques du discours sectaire (161).

Cette analyse étant le fruit d’un long travail de recherche et d’une démonstration très cohérente, de longues citations de son audition seront reprises car elles permettent d’appréhender les différentes dimensions du phénomène sectaire.

• La démarche sectaire ou la volonté de se retrancher du monde commun :

Mme Dounia Bouzar analyse très bien la volonté d’exclusion de ceux qui se pensent appelés à une pratique pure et rigoriste de leur religion :

« Cette affirmation n’est ni un procès d’intention ni un jugement de valeur, mais le résultat de l’étude de l’effet du discours : alors que le mot « religion » vient du latin relegere et religare, c’est-à-dire « accueillir » et « relier », le mot « secte » signifie « suivre » et « séparer ». C’est donc bien l’effet du discours qui me permet de le qualifier de sectaire : lorsque la religion provoque de l’auto-exclusion et l’exclusion des autres, on peut parler de secte. On utilise la religion pour construire une frontière infranchissable entre l’adepte et les autres, frontière matérialisée, dans notre cas, par le niqab, ce drap noir qui a au moins le mérite d’être sans ambiguïté sur sa fonction : celle d’être une coupure, une frontière infranchissable. » (162)

• Le discours salafiste propose une démarche de purification

On a déjà présenté le mouvement salafiste dans la première partie. Rappelons les éléments qui peuvent l’assimiler, par certains aspects, à une dérive sectaire.

Mme Dounia Bouzar a montré que « le discours salafiste est un processus de purification interne. Les salafistes se présentent comme un groupe purifié, possédant la vérité et supérieur au reste du monde : les juifs, les chrétiens, mais aussi les autres musulmans qui ne sont pas comme eux. Pour fortifier ce groupe purifié, le prédicateur gourou explique qu’il existe un complot pour maintenir les musulmans en position de dominés. Il assure que leur groupe est en danger parce que « les autres » ont compris qu’il détient, lui, la vérité. Le discours salafiste a besoin de la haine à l’égard de l’Occident pour faire autorité et c’est en accentuant le sentiment de persécution qu’il trouve sa justification. Les adeptes doivent considérer « les autres » comme un tout négatif afin de se percevoir comme un tout positif. Les prédicateurs gourous transmettent une idée de la religion sublimée qui fait rêver les jeunes de toute puissance. » (163)

Mme Dounia Bouzar a souligné qu’« Il s’agit d’exagérer les ressemblances entre adeptes et d’exacerber les différences avec « les autres », l’extérieur, parce qu’à l'intérieur du groupe, les uns ne doivent pas se distinguer des autres, le « je » doit devenir un « nous ». Toute différence doit être anéantie. On coupe les jeunes de leur famille pour qu’il n’y ait pas de différences entre eux. La transmission familiale du savoir religieux est remise en cause : ce que leur père dit de l’islam n’est pas valable puisque seul le groupe possède la vérité. Et au même titre que les différences familiales, les différences sexuelles sont bannies : les groupes ne sont pas mixtes. La désexualisation est totale, car si on n’élève pas un mur entre les hommes et les femmes, les uns et les autres pourraient prendre conscience qu’il existe des différences entre eux. » (164)

• Le discours salafiste propose un monde virtuel, supérieur au monde réel dominé par les impurs

Mme Dounia Bouzar a très bien expliqué comment ses jeunes sans racines ni ancrage territorial arrivaient à croire à cette adhésion à une grande communauté virtuelle des croyants : « Le discours salafiste diabolise le monde extérieur et propose aux jeunes un monde virtuel. On uniformise leur vision du monde. Tous ceux qui sont contre eux le sont pour diviser et pour mieux régner. Ces jeunes en arrivent ainsi à subir des modifications psychiques au point qu’ils semblent être en état de quasi-hypnose, animés par un mimétisme effrayant.

« Alors que le lien territorial, quel qu’il soit, semble protéger les jeunes, le discours salafiste explique au contraire que se sentir de nulle part signifie que l’on est élu, que l’on est supérieur aux Arabes, aux Européens, aux Asiatiques et, bien entendu, aux Américains. C’est en cela qu’il propose un territoire de substitution virtuel. Ce n’est pas pour rien d’ailleurs que 99 % de l’endoctrinement se fait par un moyen de communication virtuel : Internet. Ce n’est qu’une fois endoctrinés que les internautes se rencontrent. » (165)

D’autres personnes auditionnées ont fait des remarques similaires sur les aspects fanatiques de cette pratique. M. Mahmoud Doua,(166) enseignant en anthropologie du monde arabo-musulman à l’Université Bordeaux III, a comparé cette forme rigoriste à une « "pratique adolescente" de la religion à une volonté de rupture par rapport à une forme plus conventionnelle de religiosité ». Il ajoutait, parlant de ces jeunes tentés par des formes extrêmes de pratique : Certains sont tentés par l’hijra c’est-à-dire par un exode vers les pays islamiques car ils ne veulent plus vivre au milieu des kafir ou mécréants. Cette fuite loin de l’environnement quotidien est un leurre car ces jeunes sont de culture européenne et auraient du mal à s’adapter au mode de vie oriental. » (167)

Cette démarche spirituelle sectaire donne aussi l’illusion de s’inscrire dans une filiation sacrée : « Le discours salafiste fait croire aux jeunes que la seule façon de posséder la vérité consiste à raisonner comme les pieux ancêtres. Au lieu de se référer au Prophète, on s’identifie à lui. On ne se réfère pas à lui, comme un croyant habituel, pour trouver du sens à son existence et construire sa vie sur terre. On ne raisonne que par analogie. On enjambe la chronologie pour entrer dans un temps sacré. On rejoue l’époque de ce que l’on considère comme la création du monde, du premier temps de l’islam. En répétant de manière obsessionnelle les rituels, on recrée l’atmosphère sacrée du temps où Dieu a parlé. On donne l’illusion aux jeunes d’être proches de Dieu. On leur demande du mimétisme alors qu’un croyant habituel se ressource pour trouver du sens à sa vie. » (168)

Le discours salafiste rend tout-puissant et conduit à contester l’autorité des imams. Sous prétexte que seul le Coran fait autorité, qu’il n’y a pas de clergé et que l’imam ne sait pas, ils décident qu’eux seuls savent ce que Dieu a dit puisqu’il n’y a personne au-dessus d’eux à part Dieu.

Pour sa part, Mme Élisabeth Badinter a également repris l’analyse selon laquelle ces comportements avaient une dimension sectaire. Elle a fait valoir que, « contrairement à ce qui se passe dans les pays anglo-saxons, la liberté de conscience et d’expression n’est pas complète en France. Nous combattons les idéologies destructrices que sont, par exemple, le nazisme, le racisme, l’antisémitisme. Nous combattons toutes les idéologies qui portent atteinte à la dignité humaine. Nous luttons contre les sectes qui, elles aussi, en appellent à la liberté de conscience, car nous considérons précisément qu’elles embrigadent les esprits, lesquels en perdent leur liberté de penser. D’ailleurs, tous ceux qui parviennent à s’arracher aux griffes des sectes reconnaissent ensuite qu’en leur sein ils n’avaient plus de volonté propre. »

Elle a poursuivi son propos en indiquant que : « le port du voile intégral est l’étendard des salafistes, considérés comme une secte offensive par la plupart des musulmans. Pourquoi ferions-nous une exception pour cette secte-là, qui prône une servitude volontaire conduisant à une sorte d’auto-mutilation civile par invisibilité sociale ? » (169)

2. Des doutes quant aux visées politiques sous-jacentes à cette dérive sectaire

Face à ces comportements sectaires, des divergences de vues demeurent : certains mettent en avant l’inorganisation de ces mouvements alors que d’autres y voient une manière souterraine de remettre en cause la laïcité de l’espace public, de procéder à une conquête des territoires et, dès lors, de saper les fondements de la République.

Selon M. Farhad Khosrokhavar, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, « le voile n’est pas un phénomène sectaire dans la mesure où n’existent pas d’organisation identifiable, ni de personnage charismatique fédérant les personnes autour d’un certain nombre de normes. Pour autant, on y décèle une dimension sectaire : en portant le voile, je suis une bonne musulmane et je me sépare des autres qui ne le sont pas. Le voile intégral est une façon de souligner primordialement la séparation des purs et des impurs, des musulmans et des non musulmans, ou des vrais musulmans et des musulmans inauthentiques » (170).

Cette analyse est partagée par M. Samir Amghar qui souligne que les salafis ne pratiquent pas de lobbying politique. Il estime ainsi que les salafis «  ne se situent pas du tout dans la logique entriste qui peut être celle des Frères musulmans ou de l’UOIF (Union des organisations islamiques de France). La sphère politique ne les intéresse pas du tout. » (171)

Même si leur prosélytisme est très dynamique, ils ne semblent pas avoir d’intention de s’engager dans l’organisation de la cité. M. Samir Amghar a insisté sur le fait que le courant salafiste « est le seul à n’être pas organisé et hiérarchisé à l’échelle nationale » (172)

D’autres personnes auditionnées n’ont pas eu la même appréciation. M. Abdelwahab Meddeb, enseignant à l’Université Paris X, estime, quant à lui, qu’il existe une stratégie pour influer sur l’ordre juridique des pays européens : « Nous estimons aussi qu’avec la burqa, nous nous confrontons à une stratégie du grignotage » (173).

Il a attiré l’attention de la mission sur les risques de pression pour que les prescriptions coraniques deviennent la norme applicable aux musulmans, ce statut personnel primant les lois des démocraties. C’est ainsi qu’il a déclaré : « Au-delà des cas isolés et singuliers, au-delà des converties zélées, il ne faut jamais perdre de vue que des islamistes, mais aussi de pieux salafistes, appliquent les recommandations du Conseil européen de la fatwa – dirigé par le prédicateur al-Qardhâwî, ex-frère musulman égyptien qui agit à l’horizon du monde en parlant depuis le Qatar, précisément de la tribune que lui offre la chaîne satellitaire al-Jazira. » (174)

Comme on l’a vu, M. Abdennour Bidar, philosophe, a lui aussi souligné les risques politiques de ces mouvements sectaires en dénonçant l’influence de ce même Conseil européen de la fatwa. Il a ajouté, par ailleurs, que cet organe intégriste entretenait une certaine confusion en prenant toutes les apparences de la respectabilité et en usant par exemple pour ses publications d’une couverture arborant des couleurs proches de celles du drapeau de l’Union européenne. Les proches de ce « Conseil européen » mettent aussi souvent en avant le fait d’avoir été consultés par les instances européennes pour se donner une véritable légitimité et des gages de représentativité.

La mission d’information n’est pas en mesure de déterminer précisément s’il existe ce qu’on pourrait qualifier un projet salafiste. La réalité est plus nuancée mais elle n’en est pas moins inquiétante comme l’est tout phénomène sectaire qui, de manière pernicieuse, entend étendre son influence et conquérir les esprits.

3. Des dérives contraires à nos lois

Face à ces comportements sectaires, les démocraties ne sont pas impuissantes. La France dispose ainsi d’une législation contre les dérives sectaires assez élaborée.

Lors de son audition par la mission, Mme Monique Crinon (175), du Collectif des féministes pour l’égalité, a suggéré de s’inspirer de cette législation pour combattre cette forme de fondamentalisme religieux qui utilise les mêmes moyens d’oppression que les sectes. Il s’agirait, en effet, d’éviter de punir les victimes alors que ce sont les instigateurs qui doivent être combattus.

La France s’est dotée d’une telle législation avec la loi n° 2001-504 du 12 juin 2001 tendant à renforcer la prévention et la répression des mouvements sectaires portant atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales.

La France dispose aussi de la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) créée, à l’initiative du gouvernement de M. Jean-Pierre Raffarin, par le décret n° 2002-1392 le 28 novembre 2002.

Cet organisme, présidé par notre ancien collègue, M. Georges Fennec, mène une action d’observation et d’analyse du phénomène sectaire à travers ses agissements attentatoires aux droits de l’homme, aux libertés fondamentales et autres comportements répréhensibles. Il coordonne l’action préventive et répressive des pouvoirs publics à l’encontre des dérives sectaires et contribue à la formation et l’information de ses agents. Enfin, il mène une action pédagogique pour informer le public sur les risques voire les dangers auxquels il est exposé et facilite la mise en œuvre d’actions d’aide aux victimes de dérives sectaires.

Le Parlement n’est donc pas resté passif face aux dérives sectaires même si appréhender ce phénomène n’est pas chose facile. Le port du voile intégral est l’expression de telles dérives qu’il faut absolument combattre et les instruments de lutte contre les pratiques sectaires doivent pouvoir être utilisés à cet égard.

* *

La pratique du port du voile intégral est bien une atteinte portée au principe de liberté. Parce qu’elle résulte, bien souvent, de pressions plus ou moins diffuses, explicites, on ne saurait l’assimiler à la simple volonté de se faire remarquer. Le voile intégral est bien le symbole d’un asservissement, l’expression ambulante d’un déni de liberté qui touche une catégorie particulière de la population : les femmes. En cela, il constitue aussi une négation du principe d’égalité.

III.– LE REJET DU PRINCIPE D’ÉGALITÉ

Le principe d’égalité est au fondement même de notre République et de nos textes fondamentaux. Est-il besoin de rappeler l’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen selon lequel : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. » Ce principe est également proclamé dans tous les textes internationaux relatifs à la protection des droits. On peut ainsi citer la Déclaration universelle des droits de l’homme votée par l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies le 10 décembre 1948. Cette déclaration proclame dans son préambule « la dignité de toute personne humaine quel que soit son sexe ou son origine sociale. » Le texte énonce aussi que « la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et leurs droits égaux et inaliénables constituent le fondement de la liberté de la justice et de la paix dans le monde ».

A. L’ÉGALITÉ DES SEXES ET LA MIXITÉ, PRINCIPES ESSENTIELS DE LA RÉPUBLIQUE

1. L’égalité des sexes : un principe constitutionnel

Depuis 1971 (176), le Conseil constitutionnel considère que la Déclaration des droits de l’homme de 1789, et le Préambule de la Constitution de 1946, notamment, font partie du bloc de constitutionnalité, c’est-à-dire que leurs principes font partie intégrante du droit positif et peuvent fonder une décision d’annulation si une loi contrevenait aux principes énoncés dans ces textes.

Dans son troisième alinéa, le préambule de la Constitution de 1946 proclame, comme un principe « particulièrement nécessaire à notre temps » celui de l’égalité des sexes. Ainsi, aux termes du préambule : « La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme. »

La Constitution de 1958 fait aussi toute sa place à ce principe puisque l’alinéa 2 de l’article 1er, dans sa rédaction révisée par la loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008, dispose que : « La loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales. »

L’une des valeurs fondamentales de la Constitution est bien l’égalité entre les femmes et les hommes, comme soubassement d’une autre valeur tout aussi fondamentale bien qu’elle n’apparaisse pas dans la législation en tant que telle, il s’agit de la mixité.

2. La reconnaissance par le droit international et européen

Le texte le plus significatif pour ses implications en termes de liberté et d’égalité entre les femmes et les hommes est sans doute la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales que la France a ratifié le 3 mai 1974. Ce texte ne consacre pas le principe de l’égalité entre les sexes mais énonce un principe de non-discrimination dont la conséquence est de rendre illégal tout acte justifiant un traitement différent en raison du sexe. C’est ainsi que l’article 14 de la Convention énonce : « La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

Enfin les textes communautaires affirment l’égalité des citoyens. C’est ainsi que Traité instituant la Communauté européenne comporte un article 13 affirmant le principe de non-discrimination et un article 141 sur l’égalité entre les femmes et les hommes.

Il convient aussi de rappeler l’action des Nations Unies pour faire avancer le droit des femmes.

Dès 1946, l’Organisation des Nations Unies (ONU) a intégré la notion d’égalité dans le processus de coopération internationale, avec la création de la Commission de la condition de la femme. Par la suite, les décisions prises lors des conférences mondiales pour faire reconnaître les droits de toutes les femmes ont constitué des lignes directrices pour l’action des États. Après Mexico (1975), Copenhague (1980) et Nairobi (1985), la conférence de Pékin (1995) a permis d’établir une véritable charte refondatrice des droits des femmes. Par ailleurs, dès 1983, la France a ratifié la Convention pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW).

Cette convention a permis de faire avancer concrètement la cause des femmes et fait l’objet tous les quatre ans d’un bilan d’application que chaque État doit remettre au bureau de l’administration de l’ONU qui suit l’application de cette convention. L’article 1er donne une large définition de la discrimination, basée sur l’accès pour les femmes à l’exercice de tous leurs droits humains et libertés fondamentales. Les articles 2 à 4 énumèrent des outils légaux et des actions à mettre en œuvre : atteindre l’égalité juridique, initier des politiques pour l’égalité et contre les discriminations, publier des chiffres ventilés par sexe concernant les diplômes, les postes à responsabilité…, utiliser des mesures temporaires spéciales aussi appelées "actions positives" pour corriger des situations d’inégalité de fait subies par les femmes, etc. L’article 5 insiste sur le rôle que joue, dans les comportements discriminatoires, une vision stéréotypée des rôles attribués aux hommes et aux femmes dans la société. La Convention impose donc de faire tous les efforts possibles pour bannir ces comportements, notamment en jouant sur le partage des responsabilités familiales et mener une politique sociale qui permette une conciliation de la vie familiale et de la vie professionnelle.

B. LE VOILE INTÉGRAL COMME SYMBOLE DE L’INFÉRIORISATION DES FEMMES

1. Une marque d’apartheid sexuel

Comme le rappelait M. Philippe Foussier, du Comité laïcité République lors de son audition par la mission : « le port de la burqa nous interpelle car il renvoie au débat sur la revendication de droits différenciés et fait écho à la montée des communautarismes. Mais il est d’abord l’illustration emblématique d’une régression des droits et de la dignité de la femme dans notre société. » (177)

Cette analyse est partagée par Mme Élisabeth Badinter qui a attiré l’attention de la mission sur les dangers du différentialisme des droits. C’est ainsi qu’elle a déclaré : « … j’observe qu’il existe de l’égalité des sexes deux appréhensions opposées. L’une, la nôtre, celle des démocraties, est celle que l’on retrouve dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et que l’on peut résumer en quatre mots : mêmes droits, mêmes devoirs. Ici, la notion abstraite d’humanité l’emporte sur les différences biologiques, notamment sur la différence sexuelle. Puis il y a l’autre, celle des obscurantistes, celle aussi dont ont usé certains démocrates sincères, les naturalistes. Pour eux, droits et devoirs diffèrent selon les sexes ; les sexes sont égaux dans leurs différences. C’est le modèle de la complémentarité des sexes, où l’un est ce que l’autre n’est pas. L’idée fédératrice d’une humanité commune, d’une citoyenneté abstraite, n’a plus cours. Nos droits et nos devoirs sont différents, mais ils seraient équivalents. » (178)

Mme Gisèle Halimi, présidente de l’association Choisir la cause des femmes, et dont on connaît tous les combats, a souligné que « le voile intégral s’oppose bien sûr au principe constitutionnel d’égalité entre les sexes, mais plus fondamentalement, il signifie que les femmes qui le portent ont intégré leur propre infériorisation » (179).

Lors de son audition, elle poursuivait en jugeant que : « La burqa est une forme d’apartheid sexuel. D’un côté, le monde des hommes, relationnel et ouvert, de l’autre, celui des femmes, contraint et clos. Cet étendard de l’infériorisation des femmes est inacceptable car contraire à notre dignité. »  

Mme Michèle Vianès, présidente de l’association Regards de femmes, a insisté sur la portée symbolique de cette relégation des femmes : « Le voile, stigmate de discrimination, de séparation et de fantasmes sexuels, fait considérer les femmes comme propriété de leur mari et a pour objectif de les rendre intouchables par les autres hommes, même les médecins. L’affichage ostensible du marquage archaïque, possessionnel et obsessionnel du corps féminin est le cheval de Troie de l’islam politique, qui montre ainsi sa capacité à occuper les espaces et les esprits. Cette stratégie de prise de contrôle du corps des femmes par l’obéissance à un code vestimentaire céleste de bonne conduite est inacceptable ! » (180)

Toutes les personnes auditionnées, lors de la table ronde réunissant les associations de défense des droits des femmes, ont insisté sur le caractère inacceptable de cette disparition imposée de l’espace public. Tolérer le voile intégral au prétexte que ces femmes appartiendraient à une autre culture n’est pas recevable. Le relativisme culturel est utilisé pour interdire à des personnes d’avoir accès aux principes universels de dignité et de droit humain, sous prétexte que, dans leur pays de naissance ou d’origine familiale, ces principes ne seraient pas respectés.

2. La réification de la femme, premier maillon d’une chaîne d’asservissement

De nombreuses personnes auditionnées ont souligné que le voile intégral déniait toute individualité à la femme, comme si chaque femme était interchangeable avec une autre. Il s’agit bien d’une tentative de réification de la femme à qui est refusée toute existence sociale.

M. André Rossinot, ancien ministre, auteur d’un rapport sur La laïcité dans les services publics, a bien montré toutes les implications symboliques du port du voile intégral : « Que signifie la burqa ? Elle manifeste qu’une femme est la propriété de son mari, de son père ou de son frère, et qu’elle ne doit pas être vue par d’autres hommes ; que les femmes ne sont pas propriétaires de leur image, qu’elles ne sont pas libres de se montrer, d’exister pour l’extérieur, encore moins de séduire. Le port de la burqa est le premier maillon d’une chaîne conduisant au mariage arrangé, au mariage forcé et à tous les asservissements et aliénations qui s’en suivent. La femme peut être une monnaie d’échange entre deux groupes, deux familles. La dimension monétaire de la burqa annihile toute individualité. Toutes les burqas sont identiques : comme la monnaie, la femme est une entité abstraite. En un mot, la femme, dans sa spécificité, disparaît : la burqa est un uniforme qui la réduit à l’anonymat. »  (181) 

Pour Mme Sabine Salmon, Présidente de l’association Femmes solidaires, le voile intégral symbolise l’infériorité de la femme (182): « Le port du voile exclut les femmes de l’espace public. Le voile intégral est un signe militant d’appartenance à un projet de société qui crée un espace privé au sein même de l’espace public et dans lequel les lois de la République n’ont pas d’effet. Avant de voir la femme, on voit sa religion. Le voile intégral encourage l’endogamie, les ghettos, le communautarisme. Dissimuler son visage, c’est nier sa propre identité, au profit d’une physionomie collective. »

M. Henri Pena-Ruiz, philosophe, a aussi insisté sur l’atteinte aux droits des femmes symbolisée par le voile intégral : « Le voile intégral n’est pas analysable d’abord comme un simple signe religieux. Il est tout à la fois un instrument et un symbole d’aliénation – aliénation de la personne singulière à une communauté exclusive qui se retranche de l’ensemble du corps social en entendant imposer sa loi propre contre la loi commune – et ce, paradoxalement, au nom même de la démocratie que rend possible cette loi commune. » (183) En l’occurrence la personne qui est ainsi aliénée est toujours une femme.

M. Tariq Ramadan lui-même a convenu que le voile intégral nuisait à la liberté des femmes. Il a déclaré sans ambiguïté : « il est interdit en islam et même contre l’islam d’imposer le voile – que cela soit le fait du père, du mari, de la mère, de la communauté ou de la société comme en Arabie saoudite ou en Iran. Je m’opposerai toujours à ce qu’une femme soit contrainte de porter le voile. C’est pour moi une démarche déterminante. ». Il a pris position publiquement contre le voile intégral et expliqué avoir démontré, « textes à l’appui, que l’un des savants les plus importants de la tradition salafie, Nasir ud-Dîn Al-Albani, considérait que le port du hijab qui ne couvre pas la face était la vraie position de l’islam, même si, pour sa propre épouse, il avait opté pour le port du niqab. » (184)

Très clairement, M. Tariq Ramadan a indiqué devant la mission : « Cette pratique constitue-t-elle une atteinte aux droits des femmes ? Oui. Restreint-elle la liberté des femmes ? Oui. Est-elle contraire à la dignité humaine ? Oui. » (185)

3. Le désir de voir disparaître les femmes de l’espace public

C’est la traduction de l’idée que la femme est intrinsèquement dangereuse car porteuse de désordre. Le voile intégral est, en même temps, un instrument de soumission de la femme qu’il dessaisit de sa liberté, de sa visibilité assumée, de son égalité de principe avec l’homme. Aliénée par une tenue qui la cache, la femme ne peut plus exister comme sujet, se montrer en sa singularité. M. Henri Pena Ruiz, philosophe, a ainsi rappelé : « Se montrer, ce serait nécessairement provoquer l’homme, comme si c’était à elle d’éviter toute incitation et non à l’homme de savoir retenir son désir. Dans Bas les voiles, Mme Chahdortt Djavann a analysé la signification aussi sexiste et discriminatoire qu’humiliante du voile. « Tu trahis ta communauté ! » : Mme Fadela Amara, en 2003, rappelait cette accusation menaçante lancée contre les femmes qui montraient leur visage et leur chevelure, voire leurs bras et leurs jambes. » (186)

La dissimulation presque totale efface la personne, la réifie, la réduit à n’être qu’un échantillon anonyme d’une communauté séparée. Le voile intégral est un symbole pour anéantir les principes émancipateurs de la République. On ne saurait accepter de telles pratiques au nom de la tolérance car cela reviendrait à accepter l’inacceptable,

M. Henri Pena Ruiz poursuivait en soulignant : « Une telle dépersonnalisation, curieusement accomplie au nom de l’identité culturelle, ne mérite à mon sens qu’un seul nom, celui d’aliénation. Bien des femmes se sont d’ailleurs insurgées contre un tel déni d’identité et de liberté, de singularité et d’égalité. Je n’y insisterai pas davantage, sinon pour dire qu’à l’évidence la République ne saurait consacrer une telle aliénation qui n’avoue pas son nom ».

M. Abdennour Bidar, philosophe, a insisté sur la portée symbolique de ce vêtement qui empêche toute communication : « Un argument très important que l’on peut opposer au port de la burqa est donc que le milieu culturel environnant ne saurait accepter une pratique que la majorité perçoit comme manifestant une certaine violence symbolique. » (187)

Il a poursuivi son propos en s’interrogeant sur la signification de ce vêtement qui devient une sorte de prison ambulante : « Nous pouvons même nous demander si une femme qui porte la burqa se situe dans l’espace public. Il y a, en effet, derrière la volonté de ne pas se montrer, l’idée de ne pas apparaître dans cet espace, d’être comme «  enfermé dehors » – ce qui est d’ailleurs une contradiction intenable. »

Mme Nadeije Laneyrie-Dagen, professeur d’histoire de l’art moderne à l’École normale supérieure (ENS-Ulm), a évoqué, quant à elle, cette image très évocatrice du gynécée : « Pour moi, c’est ce voile intégral qui est une extension de ce que j’ai appelé le gynécée, un espace qui enferme les femmes dans un espace qui est non pas public – au contraire des apparences – mais un prolongement de l’espace privé. Ses caractéristiques en font un élément de refus évidemment rétrograde d’une place de la femme dans un espace public. » (188)

Le principe d’égalité entre les femmes est ici clairement mis en cause par le port du voile intégral. Mais au-delà, c’est le principe de l’égale dignité entre les femmes et les hommes et plus largement entre les êtres humains que traduit cette pratique.

C. LE SIGNE D’UN REFUS DE L’ÉGALE DIGNITÉ DES ÊTRES HUMAINS

1. Une évidence au plan moral…

Le voile intégral dénie à celle qui le porte, volontairement ou non, toute individualité et, ce faisant, toute dignité. Or l’égale dignité des êtres humains est le fondement philosophique, presque anthropologique, du principe d’égalité dans notre République.

C’est tout le sens des dispositions qui ouvrent le Préambule de 1946, au lendemain de la Seconde guerre mondiale : « Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés ». Ce n’est pas non plus un hasard si l’un des premiers principes proclamé par ce Préambule est, comme on l’a vu, celui relatif à l’égalité des femmes et des hommes, dans tous les domaines.

Certes le principe de la dignité de la personne humaine n’est pas écrit comme tel dans la Constitution. Mais comme l’a rappelé M. Bertrand Mathieu, lors de son audition (189), le Conseil constitutionnel a déduit ce principe du Préambule de 1946 dans sa décision du 27 juillet 1994 (190).

M. Denys de Béchillon, professeur de droit public à l’université de Pau a rappelé à propos des intentions du Préambule de 1946 : « La philosophie humaniste à laquelle renvoie cette intention est sans équivoque : la dignité, c’est le droit dont disposent également tous les hommes de n’être dominés et asservis par personne ; c’est la prérogative de pouvoir refuser l’injonction d’un autre homme. Par voie de conséquence, c’est aussi l’égale liberté de vouloir et de consentir, c’est-à-dire la libre disposition de soi qui se trouve ainsi consacrée et mise en scène. » (191)

Au plan moral, cette affirmation a suscité un large consensus des personnes auditionnées. Le voile intégral porte atteinte à la dignité des femmes et méconnaît le principe d’égale dignité des êtres humains.

En revanche, des divergences sont apparues pour savoir si cette manière de dénier toute dignité pouvait avoir des conséquences juridiques comme étant une violation des principes fondamentaux de notre République qui reconnaît à tout citoyen des droits imprescriptibles.

2. … plus difficile à saisir au plan juridique

On a pu observer, sur ce point des réserves de tous les juristes auditionnés, y compris ceux qui, comme le professeur Mathieu, semblaient regretter cet état du droit. Tant pour lui, que pour les professeurs de Béchillon, Levade, Carcassonne, ou Marguénaud, le principe de dignité, tel qu’il est entendu par le Conseil constitutionnel ou la Cour européenne des droits de l’homme, ne permet pas de saisir correctement la question qui nous préoccupe.

Deux éléments sont apparus au fil des auditions :

—  le principe de dignité entend protéger les individus contre les atteintes subies par un tiers, qu’il s’agisse d’un autre individu, d’un groupe d’individus ou d’une autorité publique ;

—  en dépit d’une décision du Conseil d’État bien connue, relative au lancer de nain (192), il est très difficile d’affirmer que la reconnaissance du principe de dignité sur le plan constitutionnel a pour conséquence de permettre à l’État de juger de la dignité des personnes pour les protéger contre elles-mêmes.

Pour M. Bertrand Mathieu, le principe de dignité constitue une sorte de pont entre l’égalité et la liberté. Reprenant la décision du Conseil constitutionnel précitée, il a indiqué à la mission que : « Par voie de conséquence, c’est aussi l’égale liberté de vouloir et de consentir, c’est-à-dire la libre disposition de soi qui se trouve ainsi consacrée et mise en scène. Au sens de 1946, la dignité associe égalité et liberté, et attribue le plus grand rôle au libre arbitre : chacun a le même libre arbitre, le même droit que son voisin de gouverner son propre corps et son comportement dans la cité.

« Voilà le legs juridique et philosophique à partir duquel le Conseil constitutionnel a forgé le principe constitutionnel de la dignité. Si l’on en reste à ces solides prémisses, il n’y a rien là qui puisse justifier un gouvernement extérieur des corps et des consciences. Tout au contraire, il y a tout ce qu’il faut pour protéger la liberté de chacun de se comporter comme il l’entend dans le respect de l’égale liberté d’autrui. » (193)

Il concluait son propos en estimant que le principe de dignité était bien atteint par le port du voile intégral : « Si l’on admet que le principe de dignité impose tant la reconnaissance en chaque individu d’une même appartenance à l’humanité que l’interdiction de traiter un être humain en fonction d’une fin qui lui est étrangère, il est possible de considérer que cet enfermement de la femme et cette négation de son identité constituent une forme d’atteinte à la dignité. » 

Dans le rapport rendu par le comité de réflexion sur le Préambule de la Constitution présidée par Mme Simone Veil (194), il a été proposé de compléter le texte de la Constitution pour y faire figurer le principe de dignité de la personne. Ce comité, institué par le Président de la République en avril 2008, a conclu ses travaux en estimant « ni souhaitable, ni utile de proposer d’importants enrichissements du préambule au regard de l’ampleur de notre corpus constitutionnel ». Autrement dit, pour le comité, une « politique ambitieuse de lutte contre les inégalités est possible dans le cadre constitutionnel actuel ». Il a jugé que la loi restait « le vecteur le mieux approprié à la réforme ».

Il est donc notable que le seul aménagement des textes conseillé par le comité Veil a été l’introduction à l’article 1er de la Constitution de la reconnaissance du principe d’égale dignité de chacun.

Le Comité note que la France est l’une des rares démocraties à ne pas avoir inscrit l’idée de dignité dans sa Constitution.

Il constate que la dignité est un concept polysémique qui renvoie à une qualité attachée à la personne humaine, qualité qui peut être opposée par chaque homme à des tiers, mais aussi au fait de se montrer digne de la condition humaine, qualité opposable à l’homme par des tiers. Dans ce dernier cas, la dignité limite la liberté de chacun, car l’homme n’est plus libre de disposer de lui-même, alors que dans la conception précédente il est seulement tenu de ne pas disposer des autres.

Le consensus ne s’est établi au sein du Comité que sur la conception libérale, une majorité de ses membres rejetant tout « contrôle social excessif que fait peser sur la vie moderne un usage trop moralisant du terme ». Il a donc suggéré qu’il soit fait référence à l’« égale dignité ». Plus encore, il a voulu prendre la plus grande distance possible avec l’autre dignité, celle qui fonde les restrictions à la liberté individuelle, en posant notamment que : « dans l’esprit de beaucoup, la définition de la manière de se conduire dignement, dans la relation de soi à soi, reste fondamentalement une affaire de choix, de liberté et, pour tout dire, d’autonomie. Rien ne permet de dire qu’un consensus constitutionnel puisse s’établir au-delà ». Le Comité a donc opté pour une rédaction très précise dans l’article 1er de la Constitution, selon laquelle la France « reconnaît l’égale dignité de chacun ».

Au-delà de ces débats juridiques, il ne fait nul doute, pour la mission, que moralement, la pratique du voile intégral est l’expression d’un rejet de l’égale dignité entre les êtres humains. À ce titre, on ne peut que la condamner très solennellement comme le firent les Constituants de 1946 dans le Préambule qui refusaient l’asservissement et la dégradation de la personne humaine.

IV.– LE REFUS DE LA FRATERNITÉ

Au-delà des principes juridiques clairement normatifs que sont l’égalité et la liberté qui sont bafoués par la pratique du voile intégral, c’est tout le lien social qui est menacé par ce phénomène car le voile intégral remet en cause le sentiment de fraternité et de solidarité entre les citoyens.

A. MASQUER SON VISAGE POUR EXCLURE L’AUTRE

1. Le « visage miroir de l’âme » (Emmanuel Lévinas)

Lors de la première journée d’auditions de la mission, M. Abdennour Bidar a insisté sur la violence symbolique représentée par le port du voile intégral qui rend, selon lui, impossible toute vie sociale et toute empathie interpersonnelle.

Il a ainsi rappelé l’importance du visage dans les relations sociales : « …la condition première pour rencontrer quelqu’un est d’avoir affaire à son visage. Comme le disait Emmanuel Lévinas, « le visage de l’autre me parle ». Dans notre tradition culturelle, cette partie du corps a toujours été le miroir de l’âme. En ne me donnant pas à voir son visage, l’autre oppose une fin de non-recevoir à l’exigence de communication inhérente à l’espace public. À ce titre, je suis fondé à considérer son comportement comme une violence symbolique qui m’est infligée. » (195)

Il a poursuivi son propos en soulignant le paradoxe du port du voile intégral qui constitue la négation du contact avec autrui tout en imposant à l’autre une relation inégalitaire.

M. Abdelwahab Meddeb a voulu, quant à lui, situer l’importance du visage dans une perspective historique, au regard notamment de la tradition musulmane.

Avec le voile intégral, le critère d’une identité franche disparaît. Comment, dès lors, respecter l’intégrité du corps ? Il s’est interrogé pour savoir si la conquête séculaire de l’habeas corpus n’exigeait pas un visage et un corps visibles, reconnaissables par l’accord du nom et de la face pour qu’autour de leur clarté fonctionnent l’état civil et le pacte démocratique.

Il a ainsi déclaré devant la mission : « L’éclipse de la face occulte la lumière émanant du visage et accueillant à travers l’autre le miroir où se reflète le miracle de la vie, où se reconnaît la plus franche des épiphanies divines, révélation qui a tant inspiré la vie de l’esprit et du cœur de bien des musulmans dans l’histoire de l’islam. » (196)

Il a aussi rappelé l’importance du soufisme qui est une tradition opposée aux présupposés du salafisme : « Les soufis voyaient, en effet, le signe de Dieu dans le miracle surgi de la face humaine, surtout lorsqu’elle se pare des traits qui animent un visage de beauté féminin. On remonte ainsi, de visage en visage, du visible à l’invisible, de l’humain au divin, selon la parole prophétique, inspirée de la Bible, qui dit que l’homme a été façonné à l’image de Dieu. "Tout est périssable, ne perdure que la face de Ton seigneur ", proclame le Coran (sourate LV, versets 26-27), qui loue ainsi la pérennité de la face divine en tant qu’absolu dont la trace de splendeur se reflète sur le support que lui tend tout visage humain. » (197)

Il a poursuivi en indiquant que « le voilement du visage par un tissu aussi noir que la robe qui couvre la Ka’ba (appelée aussi burqa), dessaisit l’humain de la franchise qu’exigent aussi bien le politique que l’esthétique, l’éthique ou la métaphysique. C’est un masque qui annule le visage, qui l’abolit, nous cachant les intensités témoignant de l’altérité qu’Emmanuel Levinas a saisie et dont nous recueillons les précoces rudiments chez de nombreux penseurs de la millénaire tradition islamique, qui ont médité le franc face-à-face entre eux et leur Seigneur éprouvant leur singularité dans l’esseulement du retrait. » (198)

M. Abdelwahab Meddeb concluait ses propos en soulignant que « le niqab ou la burqa, radicalisation du hijâb (qui voile les cheveux et laisse le visage à découvert), est un crime qui assassine la face, privant l’humain de son ouverture infinie vers l’autre qui vient. Ce costume prétendument islamique transforme les femmes en prisons ou en cercueils mobiles, exhibant au cœur de nos cités des fantômes barrant l’accès aux vérités invisibles qui s’extraient du visible. » (199)

On voit que de nombreuses personnes auditionnées ont souligné l’importance symbolique du visage, en se référant souvent à la philosophie d’Emmanuel Lévinas qui en fait un thème central de son œuvre notamment dans son ouvrage Totalité et infini. (200) Votre rapporteur n’entend pas évidemment aller plus avant en la matière mais il importe de rapporter des références qui lui ont été données par plusieurs des personnalités auditionnées. Ainsi, Emmanuel Lévinas écrivait : « Ce que je vois d’autrui c’est son visage, non pas entre autres choses à voir de lui, mais ce que je vois d’abord. C’est à son visage que s’adresse ma quête, que se fixe mon regard attentif. Le visage est visible. Mais dans le visible le visage a un statut particulier : il est en même temps expressif. Il ne se laisse pas enfermer dans une forme plastique. Il déborde ses expressions. Il est irréductible à une prise, à une perception prédatrice. »

Emmanuel Lévinas a ainsi développé l’idée qu’au-delà du contact social entre deux êtres la rencontre en face à face a une dimension beaucoup plus profonde. L’accès au visage en tant que visage est d’emblée éthique. Comme il l’écrivait dans Totalité et infini : « Je ne me contente pas de regarder le visage de l’autre homme ; je me sens responsable de lui, obligé par son dénuement, la nudité essentielle de son visage exposé à toutes les violences. »

Dans Éthique et infini (201), il a décrit la complexité de la communication à autrui et de la perception de l’autre. « C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! Quand on observe la couleur des yeux, on n’est pas en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas. » À travers cela, apparaît l’idée que le visage, animé par des expressions, est un tout qui ne peut être réduit à l’un de ses éléments.

Dès lors, ne voir que les yeux d’une femme, le reste de son visage étant entièrement masqué – et parfois même ses yeux sont voilés – c’est être condamné à s’adresser à cette personne humaine comme à un objet.

Ces quelques citations permettent de comprendre toute la richesse d’un contact en face à face entre deux personnes. Être réduit à de purs échanges verbaux sans être mesure de sentir l’émotion de l’autre affaiblit considérablement la portée du dialogue entre êtres humains. La personne contrainte de cacher son visage perd ainsi toute sa spécificité et d’une certaine manière de son humanité.

2. Une attitude fondamentalement perverse

Marquant ainsi beaucoup les membres de la mission, Mme Élisabeth Badinter a souligné que « le visage n’est pas le corps et il n’y a pas, dans la civilisation occidentale, de vêtement du visage ». Elle a interpellé les membres de la mission en considérant qu’il fallait choisir entre deux libertés invoquées : « doit-on respecter la liberté de se couvrir le visage en considérant que le voile intégral est un vêtement comme un autre, ou devons-nous au contraire protéger la liberté des plus faibles, celles qui n’ont pas le droit à la parole et qui, de facto, n’ont déjà plus le droit de se vêtir comme elles l’entendent ? » (202)

Pour elle, le voile intégral n’est pas un vêtement comme un autre : elle considère que son port marque une rupture du pacte social, un refus d’intégration et un refus du dialogue et de la démocratie.

Cette absence délibérée de contact avec autrui ruine toute fraternité et empathie avec autrui. Mme Élisabeth Badinter a beaucoup insisté sur cet aspect qui jusqu’ici avait été rarement évoqué : « Le port du voile intégral est contraire au principe de fraternité … et, au-delà, au principe de civilité, du rapport à l’autre. Porter le voile intégral, c’est refuser absolument d’entrer en contact avec autrui ou, plus exactement, refuser la réciprocité : la femme ainsi vêtue s’arroge le droit de me voir mais me refuse le droit de la voir. Outre la violence symbolique de cette non-réciprocité, je ne peux m’empêcher d’y voir l’expression d’une contradiction pathologique : d’une part, on refuse de montrer son visage au prétexte que l’on ne veut pas être l’objet de regards impurs – incidemment, c’est avoir une singulière vision des hommes que de penser que tout homme regardant une femme ne pense qu’à la violer –, d’autre part, on se livre à une véritable exhibition de soi, tout le monde fixant cet objet non identifié. En suscitant ainsi la curiosité, on attire des regards que l’on n’attirait peut-être pas quand on allait à visage découvert – bref, on devient un objet de fantasme. » (203)

Dans cette possibilité d’être regardée sans être vue et de regarder l’autre sans qu’il puisse vous voir, Mme Élisabeth Badinter considère qu’il existe une forme de jouissance perverse : la jouissance de la toute-puissance sur l’autre, la jouissance de l’exhibitionnisme et la jouissance du voyeurisme.

Par cette invisibilité visible, les femmes qui portent le voile intégral sont un paradoxe en soi. Elles essaient de passer inaperçues alors qu’on ne voit qu’elles. En se présentant ainsi au regard des autres, elles expriment, plus ou moins consciemment – pour certaines d’entre elles qui font ce choix – le désir inavoué d’être remarquées, examinées, scrutées.

Peut-on fonder une société sur une telle vision des relations humaines ? Assurément non.

B. LE REFUS DU VIVRE-ENSEMBLE

1. Une forme d’incivilité

Lors de son audition, et bien qu’appelant à une certaine prudence dans l’analyse du phénomène du port du voile intégral, Mme Nilüfer Göle, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, a constaté que : « le voile intégral – je réponds là aussi sur la régression – est bien un élément de contre-modernité. Je n’ai pas fait d’équivalence entre la burqa, le hijab et le voile. Celles qui portent le voile essaient de remettre en cohérence leur pratique et leur foi. Ce n’est pas facile. Les incohérences sont nombreuses. En même temps, seule la démocratie laisse une place à l’incohérence. Hors l’incohérence ne subsiste que le purisme. Le port de la burqa est une pratique puriste, de personnes qui pensent qu’il n’y a pas de place pour l’expérience vécue de la modernité. Dans ce sens, il peut en effet être compris comme une régression ou, à tout le moins, une volonté de rupture très radicale avec la réciprocité et l’échange. » (204)

Or, dans la République, la réciprocité et l’échange sont deux notions essentielles. La société française est profondément marquée par la notion de « civilité » et ce, depuis la période classique. Derrière ce terme, il y a l’idée que, dans une société, les mœurs doivent être policées, respecter des règles afin de permettre un échange civilisé entre les individus. Ce n’est pas un hasard si, dans notre langue, on trouve des termes aussi proches : civilité, civisme, cité, citoyenneté, civilisation, ou politesse, politique.

Si l’on reprend les mots de Norbert Elias, ce grand sociologue qui se pencha sur l’apparition de la civilité dans les mœurs françaises, la « civilisation des mœurs » (205) est une dynamique qui marqua profondément l’Occident en réaction à des attitudes considérées comme barbares, et en mettant l’accent sur ce qui est commun aux hommes.

On parle aujourd’hui beaucoup des « incivilités ». La mission a pu constater lors de ses auditions à Lille, Lyon, Marseille ou durant la journée consacrée à la région parisienne, que la montée de ce phénomène était inquiétante. Les agents « de première ligne » en souffrent. Les maires que la mission a entendus, en particulier ceux représentants l’association Ville et Banlieue, ont confirmé ce fait (206).

Le port du voile intégral constitue un phénomène encore marginal de ce point de vue, comme on l’a indiqué dans la première partie de ce rapport. Mais chaque fois que les agents publics y sont confrontés ils le vivent comme une difficulté, voire comme une agression.

2. Une atteinte à notre code social

Les membres de la mission ont été frappés par une grande convergence des personnes auditionnées sur l’idée que le port du voile intégral constituait une atteinte à notre ordre public social.

M. Guy Carcassonne a constaté devant la mission que « depuis 1789, il existe un consensus social, que j’appelle par commodité « code social », reposant sur un socle de valeurs implicites. ».  (207)

Pour lui, le fait d’apparaître aux autres le visage découvert fait partie de ce code. Ainsi, il a ajouté : « Pourquoi parler d’ordre public ? Les codes sociaux font qu’il y a des éléments de notre corps que l’on cache, d’autres que l’on montre. Peut-être dans mille ans exposera-t-on son sexe et dissimulera-t-on son visage, pour le moment, c’est l’inverse qui est unanimement admis. Nous sommes en droit de considérer que ce qui nuit à autrui, aux termes de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, est le fait qu’on lui cache son propre visage, lui signifiant ainsi qu’il n’est pas assez digne, pur ou respectable pour pouvoir le regarder. » (208)

Lors de la table ronde consacrée au corps et au visage, Mme Nadeije Laneyrie-Dagen a montré que l’Occident porte un regard particulier sur le visage. Ainsi le portrait est l’une des spécificités de l’art occidental contrairement à d’autres traditions orientales. Mme Nadeije Laneyrie-Dagen constate que « l’humanisme est le triomphe de l’individu, de la personnalité, et se traduit aussitôt par un art inexistant dans d’autres civilisations, ou en tout cas très peu dans l’islam et certainement pas au même degré dans l’art chinois. Dans les arts de l’Asie, la figure humaine est perdue – l’individu est microscopique dans les peintures chinoises, par exemple – et la tradition du portrait n’existe pas comme dans la nôtre. Bref, au moment où le corps est réinvesti dans la civilisation chrétienne, l’individu, la personnalité individuelle sont réinvestis dans la modalité du portrait, c’est-à-dire un élément délimité au visage. » (209)

Elle a également souligné que cette manière de montrer le visage supposait toujours une forme de mise en scène : « Depuis le XVIe siècle, notre courtoisie, s’appuyant sur des traités comme celui de Castiglione, passe par un maquillage spontané du visage : la dissimulation des émotions. Ce visage théogonique – partie divine de l’homme dans un corps accepté par une sorte de beauté idéale reprenant l’héritage antique – n’est acceptable que si nous le déguisons, c’est-à-dire si nous ne le montrons jamais nu. Il faut dissimuler ses émotions, mais aussi des parties du visage. On apprend aux enfants à mettre la main devant la bouche pour tousser ou bailler, et pas seulement pour des raisons d’hygiène. Au XVIIIe siècle, le peintre Élisabeth Vigée-Lebrun a eu de gros ennuis avec le Salon pour s’être présentée, tenant son enfant sur ses genoux, souriante et montrant ses dents, alors qu’à l’époque on ne devait pas laisser apparaître l’organique du visage, une bouche ouverte par exemple. Enfin, une tradition issue de l’Antiquité consiste à voiler son visage quand on ne sait plus voiler ses émotions. À la mort de sa fille Iphigénie, la douleur d’Agamemnon est si terrible qu’il dissimule son visage dans ses mains. Ce texte a inspiré peintures et sculptures où les émotions les plus violentes s’expriment par des visages cachés. Ainsi, le visage est le vecteur de l’âme, parce que vecteur des émotions. » (210)

Le visage n’est jamais montré de façon « brute ». Il est apprêté, préparé, pour offrir à l’autre l’image de la civilité.

Mme Nadeije Laneyrie-Dagen a semblé en déduire qu’il était possible de considérer que se voiler intégralement le visage pouvait être une autre manière de s’apprêter, fondée sur une tradition différente. Elle n’en a pas conclu qu’il fallait cependant l’accepter : « Comprendre l’autre, comprendre que certaines personnes n’ont pas cet héritage mais une histoire et un ressenti propres du corps et du visage, c’est comprendre la nécessité peut-être pour elles de le voiler autrement que nous ne le faisons – car je crois que nous voilons notre visage. Ainsi, on peut sinon légiférer, du moins intégrer par le biais de l’école des valeurs fondamentales, celles de laïcité, mais aussi tout cet héritage afin, non pas de troquer une identité à une autre, mais d’aboutir à une mutuelle compréhension. » (211)

La mission estime que le port du voile intégral est une atteinte manifeste à notre code social. Ce code social ne traduit pas la volonté d’imposer à chacun les mœurs d’une catégorie donnée de la population française. Il permet d’assurer dans notre société des règles minimales pour vivre ensemble.

La mission d’information fait donc un constat sans concession.

La question du port du voile intégral n’a pas trait à l’islam. Elle se situe sur un tout autre plan. En soi, le fait pour des femmes de se masquer le visage
– que ce choix soit volontaire ou qu’il soit imposé par des pressions voire des menaces intolérables – est contraire aux principes qui structurent notre République.

Tout dans le port du voile intégral est synonyme de rejet, de négation, d’exclusion, de repli, de fermeture, de refus de l’autre.

Il n’y a ici pas de transaction possible. La condamnation doit être unanime.

Mais si le refus du voile intégral fait consensus, comment parvenir intelligemment à endiguer tout d’abord ce phénomène pour le faire reculer ensuite et disparaître enfin ?

La voie est étroite ; celle que la France empruntera aura valeur de signal hors de nos frontières dans les pays européens mais aussi au-delà. C’est avant tout l’esprit de responsabilité qui doit nous guider.

TROISIÈME PARTIE — LIBÉRER LES FEMMES DE L’EMPRISE DU VOILE INTÉGRAL

La mission a été unanime à considérer que la pratique du port du voile intégral est aux antipodes des valeurs républicaines. Ce constat partagé doit inciter à l’action. À cette fin, trois lignes de force peuvent être retenues.

La première exigence, parce qu’elle seule permet d’engendrer un sentiment d’adhésion aux valeurs de la République, est de convaincre, par la médiation, par la pédagogie et par l’éducation.

La deuxième, toute aussi importante, est de protéger les femmes qui se voient imposer le port du voile intégral. Parce que cette contrainte constitue une forme de violences faites aux femmes, notre société doit engager toutes ses ressources pour les combattre. Mais protéger, c’est aussi conforter les agents publics qui sont en première ligne et toutes les personnes qui sont au contact du public.

Enfin, la mission a entendu analyser les conditions juridiques et matérielles dans lesquelles le port du voile intégral pourrait faire l’objet d’une interdiction dans l’espace public, afin de livrer au débat public toutes les clefs de compréhension de cette pratique complexe.

I.– CONVAINCRE

Convaincre de la force de ses valeurs est le premier devoir de la République. C’est en effet à cette condition que celles-ci pourront susciter l’adhésion et permettre de renforcer le vivre-ensemble. « Les voiles intégraux tomberont non pas le jour où on les aura arrachés de force, mais le jour où ce qui entre dans la tête des filles qui subissent cette aliénation changera » (212), a justement estimé M. Jean-Pierre Dubois, président de la Ligue des droits de l’homme.

Si le vote d’une résolution devrait permettre à la représentation nationale d’énoncer solennellement les valeurs fondatrices du pacte républicain, celles-ci devront être inlassablement diffusées dans le corps social par la médiation, la pédagogie et l’éducation. Mais rien ne vaut la preuve par l’exemple. La République doit donc être elle-même irréprochable dans la lutte contre les préjugés et les discriminations et pour assurer une juste représentation de la diversité spirituelle.

A. AFFIRMER SOLENNELLEMENT ET FERMEMENT LES PRINCIPES RÉPUBLICAINS PAR LE VOTE D’UNE RÉSOLUTION

Toutes les personnes auditionnées comme tous les membres de la mission ont été unanimes à condamner le port du voile intégral. Si leurs avis ont pu diverger quant aux moyens d’endiguer ce phénomène, leurs voix se sont, en revanche, accordées pour affirmer que cette pratique est contraire aux principes les plus fondamentaux de notre République. Or, le Parlement dispose depuis peu d’un nouvel outil pour prendre publiquement position sur une question donnée : la résolution.

1. La résolution, nouvel outil aux mains du Parlement dont l’usage comporterait de nombreux avantages

La résolution permet au Parlement de prendre une position politique sur un sujet donné. Cette procédure est donc particulièrement adaptée pour réaffirmer des valeurs. Les avantages que comporterait son utilisation ont été soulignés par de nombreuses personnes auditionnées.

a) L’attrait de la nouveauté

Le premier avantage qu’il y aurait au vote d’une résolution tient au fait qu’elle serait la première depuis plus de cinquante ans et rencontrerait, par conséquent, un écho important.

En effet, la Constitution de la Ve République avait strictement encadré la possibilité, pour les assemblées, de voter des résolutions. Celles-ci ne pouvaient porter que sur des mesures d’ordre interne (par exemple pour créer une commission d’enquête, pour modifier son règlement) ou, plus tard, pour exprimer un avis sur un projet européen au titre de l’article 88-4 de la Constitution.

La révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 a élargi les possibilités de recours aux résolutions en introduisant dans la Constitution un nouvel article 34-1 qui énonce que « les assemblées peuvent voter des résolutions dans les conditions fixées par la loi organique » avant de préciser que « sont irrecevables et ne peuvent être inscrites à l'ordre du jour les propositions de résolution dont le gouvernement estime que leur adoption ou leur rejet serait de nature à mettre en cause sa responsabilité ou qu'elles contiennent des injonctions à son égard. » Ces nouvelles dispositions constitutionnelles permettent donc au Parlement de voter des résolutions tant qu’elles ne contiennent pas d’injonction à l’égard du gouvernement ni ne mettent en jeu sa responsabilité. Le gouvernement est seul juge de la recevabilité des résolutions de ce point de vue (213).

Or, à ce jour, cette nouvelle procédure n’a encore jamais été utilisée. Elle l’est pourtant fréquemment dans de nombreux parlements du monde – au Congrès des États-Unis, « dont c’est la principale activité » (214) – pour prendre position sur une question déterminée. À n’en pas douter, si la première résolution votée portait sur la condamnation du port du voile intégral, celle-ci rencontrerait un écho important dans l’opinion publique.

b) Une procédure rapide

L’adoption d’une résolution présente également l’avantage de pouvoir être réalisée en un laps de temps très court, ce qui permettrait à la représentation nationale de prendre une position publique et solennelle rapidement. Trois raisons concourent à faire du vote d’une résolution une procédure potentiellement rapide :

—  une résolution n’est votée que par une chambre. Elle n’a donc pas à faire l’objet d’une navette entre l’Assemblée nationale et le Sénat ;

—  les propositions de résolution ne sont pas renvoyées en commission, conformément à l’alinéa 3 de l’article 136 du règlement de l’Assemblée nationale ;

—  le délai minimal entre le dépôt d’une proposition de résolution et son inscription à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale n’est que de six jours francs, au titre de l’article 5 de la loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009 et de l’alinéa 5 de l’article 136 du règlement de l’Assemblée.

Si l’Assemblée nationale choisissait de s’engager dans cette voie, l’adoption de la résolution pourrait avoir lieu très peu de temps après que la mission aura rendu ses conclusions.

c) L’affirmation de la compétence du Parlement

De surcroît, la résolution serait un moyen d’affirmer la légitimité du Parlement à se saisir de sujets de société qui appellent une réflexion approfondie. « la résolution affirme le rôle politique des parlementaires – qu’on avait voulu, disons-le, effacer en 1958 – et c’est pourquoi il faut l’utiliser » (215), a estimé Mme Anne Levade au cours de son audition.

Le même point de vue a été défendu par M. Guy Carcassonne, qui a pointé le caractère politique de l’adoption d’une résolution : « la résolution permet précisément à la représentation nationale d’exprimer un point de vue politique […]. Je ne verrais que des avantages à ce qu’il en soit fait usage. » (216)

Or, qui mieux que le Parlement est à même de formuler une position politique sur un sujet tel que la pratique du port du voile intégral ? « La résolution, outil issu de la réforme constitutionnelle de 2008, a justement pour objet de permettre au Parlement de prendre une position solennelle sur des questions importantes – comme celle-ci » (217), a justement rappelé M. Bertrand Mathieu.

d) Un impact potentiellement important tant auprès de l’opinion que des agents publics

Outre la nouveauté de la procédure, précédemment évoquée, plusieurs facteurs seraient susceptibles de donner une résonance particulière à l’adoption de cette résolution.

On peut tout d’abord considérer que le thème du voile intégral serait particulièrement propice au vote d’une résolution. « Le fait que la première résolution parlementaire porte sur ce sujet serait emblématique » (218), a ainsi estimé M. Bertrand Mathieu au cours de son audition. Elle serait en effet l’occasion de réaffirmer l’attachement du Parlement aux grands principes républicains de liberté, d’égalité, de fraternité et de laïcité.

De surcroît, une résolution condamnant la pratique du port du voile intégral et réaffirmant les principes fondateurs de la République serait susceptible d’être adoptée à l’unanimité des membres de l’Assemblée. Or, ainsi que l’a indiqué Mme Anne Levade, « je pense à […] la possibilité d’un consensus républicain […]. Une résolution votée à l’unanimité aurait un retentissement certain. » (219)

Mais la portée d’une résolution ne se limiterait pas à son retentissement dans l’opinion publique. Elle aurait également un rôle de soutien aux agents publics confrontés à des personnes revêtant le voile intégral, qui pourront « se référer à cette résolution permettrait de justifier des décisions prises quotidiennement, à propos desquelles on peut aujourd’hui se faire quereller car elles peuvent être interprétées comme étant ségrégationnistes » (220), comme l’a souligné M. Jean-Yves Le Bouillonnec, député-maire de Cachan.

À cette fin, la résolution pourrait être diffusée par voie de circulaire dans les services publics, ainsi que l’a proposé M. Brice Hortefeux : « Si [le Parlement] adopte une résolution, il serait utile de l’officialiser et d’en porter les principes à la connaissance des préfets, des maires, des proviseurs et de tous les interlocuteurs potentiellement concernés. » (221) Le texte de la résolution pourrait ainsi être affiché dans les services publics, apportant ainsi une légitimité accrue aux décisions des agents publics.

2. Un contenu multiforme

Mais l’avantage principal de la résolution réside dans son absence de normativité. De ce fait, son contenu est beaucoup moins contraint que ne l’est celui d’une loi, qui doit impérativement posséder un contenu normatif, faute de quoi une censure du Conseil constitutionnel est encourue (222).

L’adoption d’une résolution devrait donc être le moyen privilégié pour rappeler les principes républicains mis en cause par le port du voile intégral mais aussi d’affirmer le soutien de la France tant aux efforts du CFCM pour endiguer cette pratique qu’aux musulmans qui sont victimes de discriminations ou aux femmes contraintes de porter le voile intégral de par le monde. Il s’agit à cet égard de tirer tout le parti possible du fait que « les mots ont une force » (223), comme l’a souligné M. Brice Hortefeux.

a) Réaffirmer les principes républicains

Le principal objet de la résolution devrait être le rappel des principes républicains que le port du voile intégral heurte frontalement et au premier rang desquels figurent la liberté, l’égalité, notamment entre les sexes, la fraternité mais aussi la laïcité et la dignité de la personne humaine (224). « En donnant au Parlement la possibilité d'adopter des résolutions de caractère général, la réforme constitutionnelle de 2008 a créé un outil parfaitement adapté pour donner une lecture moderne et actualisée des valeurs républicaines. Il me semblerait souhaitable que le Parlement exprime ainsi le consensus le plus large et réaffirme, en la circonstance, nos valeurs » (225), a estimé à juste titre M. Xavier Darcos.

Cette réaffirmation pourrait se traduire tant dans le dispositif de la résolution à proprement parler que dans ses visas, qui devraient comporter des références aux grands textes qui garantissent les droits et libertés mis en cause par le port du voile intégral. Devraient notamment être mentionnés :

—  Des textes de valeur constitutionnelle, tels que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, mais aussi le troisième alinéa du préambule de la Constitution de 1946, relatif à l’égalité entre femmes et hommes ou l’article premier de la Constitution de 1958 ;

—  Des textes internationaux, au premier rang desquels figurent la convention européenne des droits de l’homme et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ainsi que la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966.

Le dispositif de la résolution prendrait appui sur ces textes fondateurs de la République et de l’état de droit, illustrant le fait que le port du voile intégral heurte de plein fouet les valeurs et les principes les plus fondamentaux de notre vivre-ensemble.

b) Souligner les efforts accomplis par les acteurs de terrain qui combattent la pratique du port du voile intégral

La résolution devrait également souligner de manière vigoureuse les efforts effectués par les acteurs de terrain pour combattre le port du voile intégral.

Ce soutien serait adressé aux maires, qui sont en première ligne, notamment à travers les services publics locaux, face à ce phénomène mais aussi aux associations de défense des droits des femmes.

L’adoption d’une résolution serait ainsi l’occasion de souligner le travail effectué par ces différents acteurs et de les engager à le poursuivre.

c) Rappeler la détermination de la représentation nationale à lutter contre les discriminations

Le voile intégral n’est pas un signe religieux. Cependant, le fait qu’il ait souvent été présenté comme tel, notamment dans la presse, a pu contribuer à présenter l’islam comme une religion archaïque, incompatible avec les valeurs de la République, alimentant de ce fait les préjugés à l’égard des musulmans de France.

Il semble donc important à la mission de se démarquer de ces amalgames, en saisissant l’occasion du vote de la résolution pour réaffirmer la solidarité de la représentation nationale à l’égard des personnes de confession musulmane qui subissent des discriminations.

d) Condamner les violences faites aux femmes et soutenir toutes les femmes contraintes de porter le voile intégral dans le monde

Enfin, ainsi que l’a souligné M. Brice Hortefeux au cours de son audition, « Quelle que soit la décision prise, il sera nécessaire de bien l’expliquer afin qu’elle soit comprise et acceptée en France, mais aussi à l’étranger. » (226)

L’adoption d’une résolution pourrait constituer une réponse à cette nécessité de justifier la position adoptée par la France sur la scène internationale. À ce titre, dans la droite ligne de sa tradition de patrie des droits de l’homme, dont la voix est écoutée dans le monde quand il est question de droits fondamentaux, il ne serait pas inutile que la résolution comporte un message de soutien adressé à toutes les femmes qui luttent, à travers le monde, pour que soient reconnus leurs droits les plus élémentaires.

Une proposition de résolution, qui a recueilli l’accord des membres de la mission, est annexée au présent rapport.

Proposition n° 1

—  Adopter une résolution condamnant le port du voile intégral comme contraire aux valeurs de la République, affirmant le soutien de la représentation nationale aux efforts engagés par les acteurs de terrain pour combattre cette pratique, condamnant les discriminations et les violences faites aux femmes et affirmant la solidarité de la France à l’égard des femmes qui en sont victimes de par le monde ;

—  Diffuser cette résolution par voie de circulaire afin de la porter à la connaissance des agents publics.

B. DIFFUSER LES PRINCIPES RÉPUBLICAINS PAR LA MÉDIATION, LA PÉDAGOGIE ET L’ÉDUCATION

Une fois ces principes réaffirmés par le biais d’une résolution, encore faut-il les faire connaître et les expliciter. À cette fin, quatre types d’actions sont envisageables. Certaines d’entre elles visent directement les femmes qui portent le voile intégral et pourraient prendre la forme d’une médiation. D’autres sont destinées à irriguer l’ensemble des acteurs susceptibles d’être en contact avec la pratique du port du voile intégral : elles ont une vocation pédagogique. Les dernières devraient être menées par l’Éducation nationale car elles ont vocation à diffuser certains savoirs et certaines valeurs communes au sein de l’ensemble du corps social.

1. La médiation, première des réponses face au voile intégral

La médiation auprès des femmes portant le voile intégral est indispensable si l’on souhaite qu’elles renoncent à son port ou qu’elles puissent se défaire de la contrainte qui pèse sur elles. Tous les intermédiaires susceptibles de la mener à bien doivent à ce titre être mobilisés, tant il est vrai que la voisine de palier ou la gardienne d’immeuble seront aussi utiles que le policier ou l’huissier.

a) Prendre en considération la diversité des situations

Face à des situations aussi complexes que celles des femmes revêtant le voile intégral, il est difficile d’apporter une réponse univoque. En effet, certaines femmes en revendiquent le port, d’autres y sont contraintes ; certaines le revêtent depuis leur arrivée en France, sous le poids des pesanteurs culturelles, d’autres le font à la suite d’une conversion. Chaque contexte est donc particulier et demande une analyse in concreto.

Cette nécessaire connaissance fine de chaque situation a été soulignée par M. Dalil Boubakeur : « il y aurait lieu de s’informer – au cas par cas – sur les motivations familiales, maritales, sectaires, religieuses, voire psychologiques qui poussent ces femmes à arborer un tel vêtement, si peu conforme aux us et coutumes de l’Europe. Chaque cas repose, en effet, sur une problématique personnelle, une histoire personnelle ou, et je le dis en tant que médecin, un état clinique personnel. » (227)

Sur la base de ce diagnostic personnalisé, qui pourrait être réalisé par les responsables locaux du culte musulman, la femme intégralement voilée pourrait être orientée vers les acteurs compétents, notamment les « intermédiaires culturels » et un « travail de persuasion, de discussion pied à pied » (228) pourrait être initié, pour reprendre les mots du sociologue et historien, M. Jean Baubérot.

b) Mobiliser tous les acteurs compétents, et notamment les élus locaux

La mobilisation et la coordination de tous les acteurs sont essentielles pour faire régresser le port du voile intégral.

Tel est le cas au premier titre des institutions représentatives du culte musulman que sont le CFCM et ses déclinaisons régionales : les conseils régionaux du culte musulman (CRCM), dont la mission a rencontré de nombreux représentants au cours de ses déplacements. M. Jean Baubérot, titulaire de la chaire d’histoire et sociologie de la laïcité à l’École pratique des hautes études, a pointé leur rôle potentiel au cours de son audition : « Le CFCM, avec ses conseils régionaux, est un médiateur important pour lutter contre le port du voile intégral. » (229)

Le potentiel de persuasion des institutions représentatives de l’islam en France a d’ailleurs été démontré par le témoignage apporté à la mission par M. Anouar Kbibech, secrétaire général du CFCM : « J’ai été président du CRCM – conseil régional du culte musulman – Ile-de-France Est pendant cinq ans. Constatant qu’un certain nombre de femmes portaient le voile intégral dans les villes d’Évry, de Corbeil-Essonnes et de Longjumeau, nous avons dialogué avec elles. À ces femmes, souvent jeunes et françaises de souche, nous avons inculqué le vrai message de l’islam, de l’islam du juste milieu comme cela a été précisé dans la déclaration du président du CFCM. Et je peux vous dire que cela marche. Au bout de deux ou trois ans, certaines femmes ont abandonné cette tenue. » (230)

Mais ce dernier a également insisté sur la nécessité de systématiser ce type d’actions. En effet, par rapport aux autres grandes démocraties occidentales, la culture de la médiation est relativement peu développée en France, ainsi que l’a particulièrement souligné M. Farhad Khosrokhavar : « Dans ma pratique quotidienne de sociologue, j’ai relevé la faiblesse de la médiation en France, l’absence d’instances autres que celles de l’État, qui interviennent pour restreindre ou circonscrire des phénomènes qu’une grande partie de la société considère comme n’étant pas acceptables. » (231) M. Jean Baubérot a dressé le même constat d’une France n’ayant « pas assez l’habitude de la médiation » (232).

Les élus locaux, et notamment les maires, sont en première ligne face aux difficultés provoquées par le port du voile intégral. L’audition de l’Association des maires de France et celle de l’association Ville et banlieue de France l’ont amplement démontré. Ils disposent, en effet, d’une information de proximité et de données précises concernant le contexte familial dans lequel prend place cette pratique.

À cette fin, la mission préconise que soit envisagée la conclusion de protocoles entre les représentants locaux du culte musulman et les autres acteurs susceptibles de venir en aide aux femmes portant le voile intégral que sont notamment les services municipaux, les services de l’État et les associations de défense des droits des femmes. Ces protocoles auraient vocation à être signés dans toutes les communes où le port du voile intégral est implanté. Les femmes portant le voile intégral sous la contrainte ou à la suite d’un « conditionnement » pourraient ainsi plus facilement être informées de leurs droits.

Proposition n° 2

Permettre largement des actions de médiation à l’attention des femmes portant le voile intégral et de leur entourage, afin de comprendre leurs motivations, en établissant des protocoles rassemblant tous les acteurs concernés.

2. La pédagogie de la laïcité et des valeurs de la République

Ayant un champ d’action plus large que les actions de médiation, les efforts de pédagogie et de formation aux valeurs de la République doivent être développés. Outre l’éducation, qui doit bénéficier à tous (233), il est nécessaire de concentrer les actions de formation aux valeurs de la République et à la laïcité d’une part sur les primo-arrivants, et d’autre part sur les agents publics, qui sont tous, à divers titres, particulièrement confrontés aux questions liées à la mise en œuvre du principe de laïcité.

a) Renforcer la formation civique des primo-arrivants

Si les femmes portant le voile intégral ne sont pas en majorité étrangères, il est également incontestable que certaines d’entre elles sont des primo-arrivantes, qui le revêtent par soumission ou par fidélité aux traditions de leur pays d’origine, c'est-à-dire des « femmes que leur entourage familial maintient dans leur univers géographique et économique d’appartenance, où il est facile de reproduire des phénomènes de domination » (234), selon les termes de M. Jean-Michel Ducomte, président de la Ligue de l’enseignement. Il est donc important que les primo-arrivants bénéficient d’une part d’une formation linguistique, condition de leur intégration dans la société qui les accueille, et d’autre part d’une formation civique.

Ces deux types de formation font déjà partie du droit positif puisqu’elles figurent à l’article L. 311-9 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA), dont le décret d’application prévoit que « la formation civique mentionnée à l'article L. 311-9 comporte la présentation des institutions françaises et des valeurs de la République, notamment en ce qui concerne l'égalité entre les hommes et les femmes, la laïcité, l'état de droit, les libertés fondamentales, la sûreté des personnes et des biens ainsi que l'exercice de la citoyenneté que permet notamment l'accès obligatoire et gratuit à l'éducation. » Elles ont vocation à faire partie du contrat d’accueil et d’intégration que ces migrants concluent avec l’État à leur arrivée en France.

Or, l’article 1 de l’arrêté du 19 janvier 2007 relatif aux formations prescrites aux étrangers signataires du contrat d'accueil et d'intégration ne prévoit qu’une formation civique d’une durée de six heures. Celle-ci est manifestement insuffisante, la formation gagnant à s’inscrire dans le moyen terme.

Au cours de son audition, M. Éric Besson, ministre de l’Immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire, a d’ailleurs indiqué que cette formation devait être renforcée : « Concernant l'accueil des ressortissants étrangers sur notre territoire, je veillerai à ce que la formation aux valeurs de la République soit renforcée et insiste davantage sur les principes de laïcité et d’égalité entre les sexes, ainsi que sur l'interdiction du port du voile à l'école. » (235)

De surcroît, cette formation obligatoire devrait être l’occasion, pour les personnes qui la suivent, de faire connaissance avec les divers acteurs susceptibles de les épauler dans leur parcours d’intégration et notamment les associations de défense des droits des femmes.

Proposition n° 3

Renforcer la formation civique délivrée dans le cadre du contrat d’accueil et d’intégration en l’inscrivant dans le moyen terme.

b) Mieux former les agents publics aux règles de la laïcité et à la gestion des incivilités

Les agents des services publics sont fréquemment désemparés face aux pratiques religieuses extrêmes dont ils peuvent avoir à connaître. La Charte de la laïcité dans les services publics, qui a été diffusée en 2007 par circulaire du Premier ministre, a vocation à clarifier les droits et les devoirs respectifs des usagers du service public et des agents publics mais elle se cantonne, en ce qui concerne les agents publics, à rappeler les principes de neutralité et de liberté de conscience. Elle ne saurait donc constituer un guide de bonne pratique pour les agents confrontés à des comportements religieux extrêmes.

Charte de la laïcité dans les services publics

La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle garantit des droits égaux aux hommes et aux femmes et respecte toutes les croyances.

Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, notamment religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi.

La liberté de religion ou de conviction ne rencontre que des limites nécessaires au respect du pluralisme religieux, à la protection des droits et libertés d'autrui, aux impératifs de l'ordre public et au maintien de la paix civile.

La République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes dans les conditions fixées par la loi du 9 décembre 1905.

Les usagers du service public

Tous les usagers sont égaux devant le service public.

Les usagers des services publics ont le droit d'exprimer leurs convictions religieuses dans les limites du respect de la neutralité du service public, de son bon fonctionnement et des impératifs d'ordre public, de sécurité, de santé et d'hygiène.

Les usagers des services publics doivent s'abstenir de toute forme de prosélytisme.

Les usagers des services publics ne peuvent récuser un agent public ou d'autres usagers, ni exiger une adaptation du fonctionnement du service public ou d'un équipement public. Cependant, le service s'efforce de prendre en considération les convictions de ses usagers dans le respect des règles auquel il est soumis et de son bon fonctionnement.

Lorsque la vérification de l'identité est nécessaire, les usagers doivent se conformer aux obligations qui en découlent.

Les usagers accueillis à temps complet dans un service public, notamment au sein d'établissements médico-sociaux, hospitaliers ou pénitentiaires ont droit au respect de leurs croyances et de participer à l'exercice de leur culte, sous réserve des contraintes découlant des nécessités du bon fonctionnement du service.

Les agents du service public

Tout agent public a un devoir de stricte neutralité. Il doit traiter également toutes les personnes et respecter leur liberté de conscience.

Le fait pour un agent public de manifester ses convictions religieuses dans l'exercice de ses fonctions constitue un manquement à ses obligations.

Il appartient aux responsables des services publics de faire respecter l'application du principe de laïcité dans l'enceinte de ces services.

La liberté de conscience est garantie aux agents publics. Ils bénéficient d'autorisations d'absence pour participer à une fête religieuse dès lors qu'elles sont compatibles avec les nécessités du fonctionnement normal du service.

Pourtant, la formation des agents publics à ces comportements extrêmes, d’où découlent parfois des incivilités, est susceptible de les rendre plus réactifs dans les réponses qu’ils leur apportent. Un exemple personnel, issu du domaine scolaire, en a été donné par M. Henri Pena-Ruiz : « Si une jeune fille se présente voilée dans ma classe, je ne lui dirai pas d’emblée : " Mademoiselle, dehors ". J’engagerai un entretien avec elle, puis avec ses parents, pour expliquer la raison de cette règle. Il faut d’abord déployer tous les trésors de pédagogie possible, et ne sanctionner qu’en dernier lieu. » (236)

Afin de répondre à ces difficultés, un programme de formation des agents a été mis en œuvre par La Poste, qu’a présenté Mme Christine Bargain, directrice du projet Diversité et Handicap (237). Celui-ci se décline selon quatre axes :

—  la formation des personnels à réagir aux incivilités et aux règles de vérification d’identité à respecter ;

—  le développement d’un partenariat avec les forces de l’ordre pour éviter que les incidents qui dégénèrent ne portent atteintes à la sécurité des clients ou des personnels. Sur les 250 bureaux concernés, 30 % ont un référent forces de l’ordre ;

—  l’expérimentation, avec des associations locales, pour l’éducation des femmes à l’utilisation des services postaux ;

—  l’élaboration d’un guide pratique à l’usage des managers sur les bonnes pratiques dans la gestion du fait religieux.

Ces actions devraient être généralisées à tous les services publics, qu’ils soient nationaux ou locaux, à destination des agents qui ont vocation à entrer en contact direct avec les usagers.

Proposition n° 4

Généraliser la formation des agents en contact direct avec les usagers aux règles de la laïcité et à la gestion des incivilités.

3. Le rôle fondamental de l’éducation et de la connaissance

L’école est, à n’en pas douter, un instrument essentiel de socialisation et donc un vecteur privilégié de formation aux valeurs républicaines.

a) Faire de l’école un lieu de prévention des violences sexistes

La mission d’évaluation des politiques de prévention et de lutte contre les violences faites aux femmes a dressé un constat alarmant de la présence des violences sexistes en milieux scolaires.

Ces violences peuvent être directes ou plus insidieuses, contribuant à l’instauration d’un climat hostile aux jeunes filles. Interrogée par cette mission au sujet de son expérience dans les collèges où l’association Paroles de femmes intervient, Mme Olivia Cattan témoignait de ce type de comportements : « Dans une classe de vingt élèves, il y a peut-être une fille en jupe, et encore. Les filles se comportent comme des garçons, parce qu’elles n’ont pas le choix. Les garçons ont envers elles des gestes très violents et indécents. Elles subissent continuellement une sorte de harcèlement psychologique et moral. » (238)

Or, les situations de violences verbales et physiques à l’égard des jeunes filles s’inscrivent dans des processus qu’il appartient justement à l’école de révéler et de combattre et qui auront des répercussions sur les comportements des uns et des autres une fois devenus adultes.

Afin de les combattre, la mission soutient les préconisations que la mission d’évaluation parlementaire a formulées en la matière et notamment de généraliser, dès les classes du primaire, les interventions ayant pour but l’éducation au respect et à la mixité.

Proposition n° 5 :

Mettre en œuvre la proposition n° 18 du rapport de la mission d’évaluation des politiques de prévention et de lutte contre les violences faites aux femmes, qui vise à prévenir les violences sexistes à l’école et à former les enfants à l’égalité femme-homme et à la mixité.

b) Mieux connaître la laïcité

Si l’on entend faire de la laïcité une valeur partagée, il est indispensable d’en enseigner les contours et les raisons au cours de la scolarité obligatoire. Or, M. Richard Séréro, secrétaire général de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA), a dressé le constat des lacunes de l’enseignement des valeurs républicaines en général et de la laïcité en particulier : « Je constate qu’on a oublié d’apprendre à des enfants, dont les parents étaient issus de cultures étrangères, les règles qui prévalent dans notre pays. Devenus adultes, ces enfants sont partagés entre la culture de leurs parents – leurs mères étant parfois recluses au foyer depuis trente ou quarante ans et ne parlant toujours que la langue de leur pays d’origine – et la culture du pays dans lequel ils vivent et dont ils sont citoyens… » (239)

À l’école primaire, le thème de la laïcité, et plus généralement des valeurs républicaines, figurent dans les compétences que les élèves doivent acquérir au titre des compétences sociales et civiques et de la culture humaniste. Dans ce cadre, l’objectif est de mettre en place un parcours civique de l’élève, en lui permettant « de découvrir progressivement les valeurs, les principes et les règles qui régissent l’organisation des relations sociales, « depuis l’observation des règles élémentaires de civilité jusqu’aux règles d’organisation de la vie démocratique en France » (240), pour reprendre les termes employés par M. Xavier Darcos lors de la présentation de ces programmes. Ainsi, la loi de 1905 figure au sein du programme d’histoire du primaire.

Au collège, l’enseignement de la laïcité prend place dans le cadre des enseignements d’histoire et d’éducation civique. Selon les programmes, à la fin de la scolarité obligatoire, la loi de 1905 est un des repères fondamentaux que les élèves « doivent connaître et savoir utiliser ». Dans le cadre des cours d’éducation civique, les élèves de sixième doivent prendre conscience que dans « les établissements publics, la laïcité est un principe fondamental ». Par la mise en œuvre de l’étude du règlement intérieur du collège, les professeurs ont pour mission de montrer que « la laïcité est à la fois une valeur et une pratique ». En classe de troisième, l’accent est mis sur la signification des principes et des règles principales qui fondent la communauté nationale. La loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l’État ainsi que la loi du 15 mars 2004, sur l’application du principe de laïcité dans les établissements scolaires et publics, sont inscrites dans les « documents de référence » à la lecture desquels les élèves sont progressivement initiés.

L’enseignement de la laïcité est donc présent dans les programmes de la scolarité obligatoire. On peut néanmoins s’étonner, dans le domaine de la recherche, de l’absence de grand organisme public faisant la synthèse des travaux menés sur ce thème.

M. Jacques Chirac, alors Président de la République, avait souhaité que soit institué un Observatoire de la laïcité. Celui-ci a été créé par un décret du 25 mars 2007 (241). La mission estime que cette structure pourrait avoir un rôle de collecte de données quant à l’application du principe de laïcité dans les services publics. Il est incontestable que l’institutionnalisation d’un tel observatoire serait de nature à permettre d’identifier et de résoudre les difficultés qu’elles engendrent.

Proposition n° 6

Donner tout son rôle à l’Observatoire de la laïcité, créé en 2007.

c) La question de l’enseignement de la langue arabe et de la civilisation musulmane au sein de l’école de la République

La question de l’enseignement de la langue arabe est apparue en filigrane lors des travaux de la mission. C’est pourquoi il est apparu utile d’en rendre compte, même si cette question n’est pas en lien direct avec celle du voile intégral.

L’enseignement de la langue arabe en France est ancien. Le centenaire de la création de l’agrégation d’arabe a été célébré à la Sorbonne en novembre 2006. Les études arabes occupent depuis plusieurs siècles une place brillante dans notre espace culturel et universitaire.

Pourtant, cette langue demeure une « langue rare ». L’arabe est enseigné en LV1, LV2, LV3 ou option de la 6ème aux classes post-bac. Sa position dans le secondaire est très menacée. Le nombre d’établissements secondaires qui proposent des enseignements d’arabe diminue (il est actuellement de 239), de même que le nombre d’enseignants. Depuis de nombreuses années, les rectorats refusent toute ouverture de postes budgétaires en arabe.

Cet enseignement se heurte à de nombreux obstacles. Certains tiennent aux difficultés de gestion qui jouent lourdement contre les disciplines optionnelles les plus faibles qui n’ont pas atteint dans l’institution scolaire le seuil de masse critique. De surcroît, la construction de l’Europe a pour effet de privilégier très fortement l’apprentissage des plus grandes langues européennes. Enfin, a longtemps prédominé l’idée selon laquelle l’enseignement de l’arabe serait susceptible de reléguer les élèves issus de l’immigration dans une situation d’exclusion ou de communautarisme et de stigmatiser les établissements qui le proposent.

Pourtant, il y a là un enjeu de première importance dans la politique d’intégration scolaire. Ainsi que l’écrivaient, en 2004, MM. Frédéric Lagrange et Luc Deheuls, président et ancien président du concours du CAPES d’arabe, « l’Éducation nationale, en renonçant au développement d'un enseignement laïque de la langue arabe en France, véritable outil d'intégration, alternative au communautarisme, cède le terrain à un enseignement parallèle non contrôlé, aux objectifs fort éloignés des valeurs républicaines françaises, quand elles n'y sont pas explicitement opposées. » (242) Plus récemment, un article du quotidien Le Monde intitulé « La langue arabe chassée des classes » soulignait que « si l'arabe est en crise au collège et au lycée, il est en plein boom dans les mosquées. » (243)

Cet enjeu a depuis été perçu par les pouvoirs publics. En effet, le Président de la République, dans son discours de Constantine du 7 décembre 2007 a donné une nouvelle impulsion à l’enseignement de l’arabe : « Je souhaite, a-t-il indiqué, que davantage de Français prennent en partage la langue arabe par laquelle s’expriment tant de valeurs de civilisation et de valeurs spirituelles. En 2008, j’organiserai en France les Assises de l’enseignement de la langue et de la culture arabes, parce que c’est en apprenant chacun la langue et la culture de l’autre que nos enfants apprendront à se connaître et à se comprendre. » Lors de ces Assises, divers axes ont été retenus afin de permettre le développement de l’enseignement de l’arabe.

Cet effort de l’enseignement public en direction de la langue arabe doit également conduire à un développement des études universitaires portant sur l’islam, sur le monde arabe et sur la langue arabe. M. Benjamin Stora a estimé que « l’absence de chaires universitaires sur le monde arabe, sur l’histoire du Maghreb ou sur la langue arabe explique les lacunes de la transmission mémorielle. Il faut y voir une des raisons pour lesquelles beaucoup vont chercher dans les formes les plus radicales de la religion ou les plus théoriques du nationalisme arabe – dans sa version laïcisée mais islamiste – des outils de référence. » (244)

Afin de combler cette lacune, la mission Stasi avait préconisé que soit créée une École nationale d’études sur l’islam, qui aurait vocation à « développer les recherches scientifiques sur les sociétés, la pensée et la culture liées au modèle "islamique" de production des sociétés ; offrir un espace d'expression scientifique critique de l'islam comme religion, tradition de pensée et cultures variées à travers le monde ; contribuer à la formation des maîtres appelés à enseigner le fait religieux à tous les niveaux de l'enseignement public ; créer un centre de lecture, de documentation et d'échange à tous les citoyens désireux d'acquérir des informations scientifiques sur tout ce qui touche à l'insertion de l'islam et des musulmans dans les grands courants de la pensée critique contemporaine et de construction d'un espace laïque de la citoyenneté ; tisser des relations avec les chercheurs et les enseignants dans le monde musulman contemporain ; mettre en place des structures d'accueil aux nombreux étudiants francophones qui viennent du Maghreb, de l'Afrique et du Proche-Orient. » (245)

C. LUTTER CONTRE LES PRÉJUGÉS ET RÉFLÉCHIR À UNE JUSTE REPRÉSENTATION DE LA DIVERSITÉ SPIRITUELLE

« Certaines actions récentes menées dans divers pays occidentaux, contre le port de la burqa dans les lieux publics sont liées, à n’en pas douter, au climat défavorable qui règne actuellement à l’égard de l’islam et qui associe, plus que jamais, la burqa à l’extrémisme islamiste et à la menace terroriste. » (246), peut-on lire dans une revue savante belge récente. C’est justement afin de lutter contre cette association qui tend à assimiler islam et terrorisme que la mission d’information a tenu à associer de manière régulière le Conseil français du culte musulman à ses travaux. En effet, en estimant que le port du voile intégral est aux antipodes des valeurs de la République, la mission a, dans le même temps, jugé nécessaire de combattre toutes les formes de discrimination et notamment celles qui sont fondées sur la religion.

1. Faire reculer les discriminations

Les différents représentants du culte musulman rencontrés par la mission ont tous fait état du sentiment d’être stigmatisés à cause de leur religion.

Le président du CFCM, M. Mohammed Moussaoui, s’est fait le porte-parole de ce ressenti au cours de son audition : « Dès l'expression de votre souhait d’installer une commission d'enquête parlementaire sur le port de la burqa et du niqab sur le territoire national, un débat s'est ouvert sur cette pratique et il a pris des proportions inattendues. Les musulmans dans leur ensemble se sont trouvés de plus en plus souvent confrontés à des amalgames qui ont pour conséquence la stigmatisation de toute une religion. » (247)

Les profanations, en 2008, à Arras, de plus de 500 tombes du carré musulman du cimetière militaire Notre-Dame-de-Lorette ont été évoquées à de nombreuses reprises devant la mission, que ce soit lors des auditions à l’Assemblée nationale ou à Lyon et à Marseille.

Le Président de la République a récemment pris une position forte en faveur de l’égalité de droits et de la lutte contre les discriminations, dans une tribune du 8 décembre 2009 : « Je m'adresse à mes compatriotes musulmans pour leur dire que je ferai tout pour qu'ils se sentent des citoyens comme les autres, jouissant des mêmes droits que tous les autres à vivre leur foi, à pratiquer leur religion avec la même liberté et la même dignité. Je combattrai toute forme de discrimination. » (248)

La mission souhaite s’associer à cette condamnation solennelle des discriminations et notamment de celles qui sont fondées sur la religion. Elle prend acte de la demande formulée par M. Mohammed Moussaoui de créer une mission « dont l'objectif serait de dresser un état des lieux de la montée de l'islamophobie, de mieux comprendre le phénomène et de définir des propositions afin de lutter contre ces actes qui menacent la cohésion nationale et le « vivre ensemble » » (249). Cette thématique pourrait être élargie à la lutte contre l’ensemble des discriminations. En effet, ainsi que le président du CFCM l’a diagnostiqué, la lecture littéraliste de l’islam « peut être alimentée et amplifiée par des discriminations sociales et économiques. Nous devons donc travailler ensemble à assécher ce terreau. La question déborde donc le seul sujet du port du voile intégral, manifestation d’un mal plus profond. » (250)

2. Réfléchir aux moyens de respecter pleinement une juste représentation de la « diversité spirituelle »

De nombreuses personnes auditionnées ont jugé regrettable que les préconisations du rapport de la commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République, dite commission Stasi, du nom de son président, n’aient pas été suivies d’effet, à l’exception de celles qui portaient sur le vote d’une loi interdisant les signes religieux ostentatoires à l’école et de celle qui estimait nécessaire de créer la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE). M. Jean Baubérot a même estimé « qu’il aurait été plus utile de chercher à appliquer les propositions de la commission Stasi que de les oublier pour se focaliser sur la seule question du voile intégral. » (251)

De fait, la mission souhaiterait qu’une réflexion d’ensemble soit engagée sur la manière de « respecter pleinement la diversité spirituelle », selon l’expression retenue par le rapport Stasi. Certaines mesures, qui dépassent le champ de compétence de la mission, devraient faire l’objet d’une étude approfondie pour que « la religion musulmane soit mise sur un pied d'égalité avec toutes les autres grandes religions » (252), selon l’expression du Président de la République et pour combattre « l’idée fausse selon laquelle une société laïque est antimusulmane » (253).

a) La construction de lieux de cultes

La question de la possibilité de construire des lieux de culte est particulièrement symbolique aux yeux des musulmans de France. Ainsi que l’a expliqué M. Haydar Demiryurek, vice-président du CFCM chargé des régions, « pour que nous vous aidions, il faut que la représentation nationale nous aide aussi dans la lutte contre l’islamophobie. Pour que les musulmans s’approprient la République et ses lois, il faut que des signaux forts leur soient adressés. Dans beaucoup de villes, des projets de grandes mosquées apparaissent : ce sont des signes très forts pour les musulmans. Cela montre qu’ils ont toute leur place en tant que citoyens au sein de la communauté nationale et que, dans le cadre du vivre-ensemble, les pas nécessaires sont réalisés pour le démontrer. » (254) Le Président de la République n’a pas écrit autre chose dans sa tribune : « Respecter ceux qui arrivent, c'est leur permettre de prier dans des lieux de culte décents. On ne respecte pas les gens quand on les oblige à pratiquer leur religion dans des caves ou dans des hangars. Nous ne respectons pas nos propres valeurs en acceptant une telle situation. »

Le rapport de la commission de réflexion juridique sur les relations des cultes avec les pouvoirs publics présidée par M. Jean-Pierre Machelon avait d’ailleurs démontré que de réelles marges de manœuvres législatives existaient en ce domaine dans la mesure où l’article 2 de la loi de 1905, qui prévoit que « la République ne reconnaît, ne salarie et ne subventionne aucun culte », n’a pas valeur constitutionnelle (255). Cette dernière préconisait notamment d’autoriser l’aide directe à la construction des lieux de culte.

b) L’islam en Alsace-Moselle

La commission Stasi avait considéré que le fait que l’islam ne soit pas inclus au titre des enseignements religieux proposés et que ceux-ci ne soient pas optionnels était constitutif d’une « pratique publique discriminante ». Cette réflexion a été prolongée par M. Jean Baubérot au cours de son audition : « en Alsace-Moselle, malgré l’article 2 de la loi de 1905, trois cultes sont « reconnus », tandis qu’un seul – le catholicisme – l’est en Guyane. Les lois de séparation elles-mêmes, votées de 1905 à 1908, prévoient une mise en pratique accommodante puisqu’elles autorisent la mise à disposition gratuite et l’entretien des édifices cultuels existant alors mais l’islam n’était pas présent dans l’Hexagone… Et, sans intention discriminatrice, la République peine, malgré certains progrès, à réaliser l’égalité entre religions, au détriment de l’islam. » (256)

Le rapport de la commission de réflexion juridique sur les relations des cultes avec les pouvoirs publics préconisait d’élaborer un statut particulier pour l’islam qui serait constitué étapes par étapes. La première d’entre elles serait d’instaurer des cours d’enseignement religieux musulman au sein des établissements d’enseignement secondaire et donc de créer un système de formation du personnel religieux. Or, force est de constater qu’aucune action n’a été entreprise en ce sens.

c) La reconnaissance symbolique des fêtes des religions les plus représentées

L’une des propositions les plus novatrices du rapport Stasi résidait dans la volonté de prendre en considération les fêtes les plus solennelles des grandes religions présentes sur le territoire national : « La République s’honorerait, écrivait la commission, en reconnaissant les jours les plus sacrés des deux autres grandes religions monothéistes présentes en France […] Ainsi à l’école, l’ensemble des élèves ne travailleraient pas les jours de Kippour et de l’Aïd-el-kebir. Ces deux jours fériés supplémentaires devraient être compensés. » Dans le monde de l’entreprise, de nouveaux jours fériés pourraient aussi être créés, substituables à d’autres jours fériés, selon la pratique déjà existante dans les organisations internationales.

La mission estime que cette idée, qui n’a pas connu de suites, mérite qu’on l’étudie à nouveau.

« La religion musulmane doit avoir sa place dans l'espace public. », estimait M. Éric Besson au cours de son audition. Ces quelques pistes de réflexion soulevées par la mission ont vocation à faire partie d’un débat plus large sur les moyens d’assurer aujourd’hui en France une juste représentation de la diversité spirituelle.

Proposition n° 7

Engager une réflexion quant aux moyens d’assurer une juste représentation de la diversité spirituelle.

II.– PROTÉGER

Protéger les femmes des contraintes qui pourraient peser sur elles constitue le second devoir de la République. Tout l’arsenal juridique doit être mobilisé pour épauler les femmes qui décident de sortir d’une telle emprise. Celui-ci va de l’aide sociale à l’enfance, concernant les mineures, à la répression pénale des personnes qui incitent au port du voile intégral, à travers la loi sur la presse de 1881, une attention particulière devant être prêtée aux demandeuses d’asile qui ont été contraintes de porter le voile intégral dans leur pays d’origine.

Mais ce devoir de protection doit aussi s’exercer au profit des agents publics, qui sont souvent démunis face aux nouvelles problématiques qui entremêlent de multiples enjeux et dont la pratique du port du voile intégral constitue un exemple frappant. Là encore, les pouvoirs publics doivent être attentifs à ne pas les laisser seuls face à ces situations complexes.

A. MOBILISER ET RENFORCER LES INSTRUMENTS JURIDIQUES POUR LUTTER CONTRE LES VIOLENCES ET LES CONTRAINTES

La contrainte à revêtir le voile intégral ne peut être tolérée. L’usage de tous les instruments juridiques existants doit être systématisé afin de la combattre ; s’ils s’avèrent insuffisants, ils devront être renforcés. « Là où le juriste n’a plus de réserve sérieuse, c’est lorsqu’il s’agit d’utiliser les lois existantes pour protéger les femmes qui ne souhaitent pas ou qui ne souhaitent plus se livrer à cette pratique parce qu’elles ne veulent plus se soumettre à ce type de culture. Dans ce cas, on peut demander à l’État d’engager toutes les ressources de son système juridique pour assurer la protection de ce qu’il faut bien appeler, quand on considère le problème sous cet angle, des victimes » (257), a ainsi rappelé M. Bertrand Louvel, président de chambre à la Cour de cassation.

On peut distinguer quatre types de situation de contrainte, qui appellent des réponses différenciées. Certaines d’entre elles sont exercées par des parents sur leurs enfants, d’autres par des maris sur leur femme. Mais il ne faut pas négliger les pressions collectives, qu’elles soient la conséquence de la prédication d’imams fondamentalistes ou de dérives sectaires.

1. Combattre le port du voile intégral subi par des mineures

Le port du voile intégral subi par des mineures, quelles que soient leurs motivations, est inacceptable dans la mesure où il prive des jeunes filles de tout contact avec le monde extérieur. Or, selon l’enquête menée par le ministère de l’Intérieur, 1 % des femmes portant le voile intégral seraient des mineures, soit quelques dizaines de cas de France (258). Il est donc essentiel que tous les moyens nécessaires soient mis en œuvre afin de faire cesser ces situations.

Dans le cadre du contentieux de la garde des enfants, le juge prend déjà en compte le fait que des parents imposent une pratique religieuse extrême à leurs enfants. La contrainte à l’adoption de certains comportements religieux peut, en effet, justifier des restrictions à l’exercice de l’autorité parentale. Cette possibilité a été prise en compte de manière explicite par le juge civil, dans la mesure où un arrêt du 24 octobre 2000 de la première chambre civile de la Cour de cassation confirme la suspension de tout droit de visite à l’égard d’un père qui faisait peser « des pressions morales et psychologiques sur ses filles encore très jeunes, notamment en exigeant le port du voile islamique et le respect de l’interdiction de se baigner dans des piscines publiques » et qui ne donnait pas de « signe d’évolution pour prendre en compte leur développement psycho-affectif et laisser une place à la mère » (259). Cette décision est particulièrement intéressante dans la mesure où elle prend en compte une pluralité de facteurs qui dénotent une pratique extrême de la religion. Elle pourrait certainement être généralisée à la contrainte et à l’incitation au port du voile intégral exercées par un parent à l’encontre de ses enfants. De surcroît, elle établit que cette suspension des droits de visite n’est pas contraire à la liberté de religion consacrée par l’article 9 de la CEDH.

En ce qui concerne les mesures d’assistance éducative, le juge civil a pour mission d’évaluer le danger de la situation dans laquelle se trouve l’enfant, au sens de l’article 375 du code civil. C’est ainsi que la cour d’appel d’Aix-en-Provence a décidé, par un arrêt du 1er juillet 2008, de confirmer le placement d’une enfant mineure pour l’éloigner de son père, violent et autoritaire, qui ne supportait pas qu’elle ait un comportement « à l’occidentale » et l’obligeait à porter le voile islamique (260). Si des parents imposaient à leur fille le port du voile intégral, on peut estimer que le juge analyserait cette situation comme plaçant l’enfant en situation de danger. Cette affirmation, hautement probable ne deviendra cependant certaine que si le juge est appelé à se prononcer dans des affaires de ce type.

On peut donc considérer que le juge civil protège efficacement les mineures des pressions qu’elles pourraient subir.

Toutefois, il conviendrait d’« armer l’action publique de toute l’énergie nécessaire », pour reprendre une formule de M. Bertrand Louvel. À ce titre, les ressources de l’aide sociale à l’enfance devraient être mieux mobilisées. Au titre de l’article L. 226-3 du code de l’action sociale et des familles, « le président du conseil général est chargé du recueil, du traitement et de l'évaluation, à tout moment et quelle qu'en soit l'origine, des informations préoccupantes relatives aux mineurs en danger ou qui risquent de l'être. Le représentant de l'État et l'autorité judiciaire lui apportent leur concours. » Toute personne publique ou privée peut transmettre des informations qu’elle juge préoccupantes au président du conseil général, qui est chargé de les évaluer et éventuellement de saisir le procureur de la République si une solution ne peut être trouvée avec la famille.

Afin de donner sa pleine efficacité à la protection des mineures qui portent le voile intégral, il serait nécessaire que des instructions soient données à tous les services de l’État, par exemple au moyen d’une circulaire, afin qu’ils signalent systématiquement au président du conseil général ces situations. Une enquête pourrait alors être engagée par les services du département à chaque fois que le cas se présente.

De manière complémentaire, une attention particulière doit également être portée aux enfants des femmes qui portent le voile intégral et qui sont susceptibles de subir des troubles du fait du comportement de leur mère.

Proposition n° 8

Donner instruction aux services de l’État de signaler systématiquement au président du conseil général les situations de mineures portant le voile intégral, dans le cadre de la protection des mineurs en danger.

2. Protéger les femmes victimes de contrainte au sein de leur couple

M. Brice Hortefeux a exposé à la mission deux cas de contrainte au port du voile intégral qui ont été portés à la connaissance des services du ministère de l’Intérieur : « Dans le premier cas, la femme à qui on imposait le voile intégral a fini par faire une demande de divorce. Dans le deuxième, si je me souviens bien, l’épouse avait reçu une paire de gifles après avoir manifesté devant son mari son intention de ne plus porter le niqab. » (261) Deux voies juridiques peuvent, en effet, être utilisées par les femmes qui sont contraintes au sein de leur couple à porter le voile intégral, qui ne sont pas forcément exclusives l’une de l’autre.

a) Le juge civil est protecteur de la liberté des femmes

L’engagement d’une action en divorce constitue la première d’entre elles. Depuis la réforme de 2004, le divorce pour faute peut être prononcé si les deux conditions de l’article 242 du code civil sont réunies : « Des faits constitutifs d’une violation grave ou renouvelée des devoirs et obligations du mariage sont imputables » au conjoint et ils « rendent intolérable le maintien de la vie commune. »

La jurisprudence a pris en compte le facteur de la religion comme une cause légitime de divorce pour faute. Ainsi, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a considéré dans un arrêt du 25 janvier 1978 que le zèle excessif touchant la pratique de la religion par l’un des membres du couple peut être cause de divorce pour faute s’il est source de perturbation de la vie familiale. On peut penser, a fortiori, que si cette pratique extrême de la religion est imposée à l’autre membre du couple, la solution retenue par le juge n’en sera que plus sévère pour l’auteur de la contrainte. Si la Cour de cassation n’a pas encore rendu de jugement portant sur la contrainte au port du voile intégral, tel n’est pas le cas des cours d’appel. On peut citer trois affaires, signalées par le service de documentation et d’études de la Cour de cassation, qui ont abouti à prononcer un divorce aux torts exclusifs du mari :

—  Un arrêt du 27 juin 2006 de la cour d’appel de Versailles, a retenu le fait que le mari avait adopté un comportement d’islamiste extrémiste dans la mesure où il pratiquait la polygamie, avait répudié son épouse et la contraignait à porter le voile intégral ;

—  Un arrêt du 17 août 2007 de la cour d’appel de Chambéry estime qu’est constitutif d’une faute au sens de l’article 242 du code civil le fait pour un mari d’empêcher toute sortie de son épouse et de la contraindre à porter le voile islamique ;

—  Un arrêt du 23 septembre 2009 de la cour d’appel de Paris retient pour prononcer le divorce pour faute les violences physiques et verbales du mari et la contrainte à porter le voile islamique.

Aucun arrêt ne s’est, jusqu’à présent, fondé sur la seule contrainte à porter le voile intégral pour fonder un divorce pour faute. On peut certes supposer que si cette contrainte existe, d’autres violations et privations l’accompagnent certainement. Au regard des jurisprudences précédentes, on peut cependant penser que ce seul agissement constituerait un motif de divorce pour faute, dans la mesure où il constitue une violation grave des devoirs et obligations du mariage, au nombre desquels se trouve le respect (article 212 du code civil) et rend « intolérable » le maintien de la vie commune, remplissant ainsi les conditions de l’article 242 du code civil.

b) Des violences en passe d’être mieux reconnues au plan pénal

Au plan pénal, se pose la question suivante : le fait de contraindre une personne à porter le voile intégral est-il susceptible d’une sanction ? La réponse est incertaine en l’état actuel de la jurisprudence. En effet, la contrainte n’est pas réprimée en tant que telle. Il est donc nécessaire de qualifier pénalement la contrainte au port du voile intégral afin de lui appliquer une sanction. En l’état actuel du droit, deux fondements pourraient être envisagés :

—  La menace (article 222-17 sur la menace de commettre un crime ou un délit contre les personnes avec ordre de remplir une condition). Il n’est cependant pas certain que toute contrainte à porter le voile intégral se traduise par une menace ;

—  La violence (article 222-13 pour une violence sans incapacité de travail commise sur le conjoint ou le concubin). La jurisprudence de la Cour de cassation a admis que ce délit pouvait être constitué « en dehors de tout contact matériel avec le corps de la victime, par tout acte ou comportement de nature à causer sur la personne de celle-ci une atteinte à son intégrité physique ou psychique caractérisée par un choc émotif ou une perturbation psychologique », dans un arrêt de 2006. Cependant, cette jurisprudence se réfère à une situation unique de violence (en l’occurrence, encercler des personnes pour les impressionner) et non à une situation durable de contrainte. En revanche, si la contrainte à porter le voile (intégral) est accompagnée de violences physiques, le juge est enclin à appliquer sévèrement la loi pénale, au motif que ces « agissements […] mettent en cause l’exercice des libertés individuelles les plus élémentaires. » (262)

L’état actuel du droit pénal semble donc mal prendre en compte la contrainte à porter le voile intégral. Cependant, la proposition de loi sur les violences faites aux femmes qui a été déposée à l’Assemblée nationale à la suite de la mission d’évaluation des politiques de prévention et de lutte contre les violences faites aux femmes créée par la Conférence des présidents pourrait répondre à ce manque par la création d’un délit de violences psychologiques, dont l’énoncé pourrait englober ces cas de contrainte : « Le fait de soumettre son conjoint, partenaire lié par un pacte civil de solidarité ou concubin ou un ancien conjoint, partenaire lié par un pacte civil de solidarité ou concubin à des agissements ou des paroles répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de vie de la victime susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité ou d’entraîner une altération de sa santé physique ou mentale est puni de trois ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende. » (263) Les femmes contraintes à revêtir le voile intégral pourraient trouver dans ce nouvel article un fondement juridique adéquat. M. Guy Carcassonne a d’ailleurs soutenu cette perspective : « S’agissant des femmes qui seraient prêtes à affirmer que le port du voile intégral leur est imposé, je ne verrais que des avantages à ce que cette contrainte soit considérée comme une violence, et qu’à ce titre, elle soit visée par la loi réprimant les violences faites aux femmes. » (264)

Proposition n° 9

Prévoir la création d’un délit de violences psychologiques au sein du couple.

3. Sanctionner les prédicateurs fondamentalistes qui incitent au port du voile intégral

L’installation d’un imam fondamentaliste dans une mosquée peut avoir des conséquences très néfastes pour ses fidèles et pour leur famille. Le témoignage de Karima (265) recueilli par la mission lors de son déplacement à Bruxelles illustre cette réalité. C’est en effet sous l’influence d’un imam extrémiste nouvellement arrivé dans la mosquée que fréquentait son père que ce dernier a contraint ses filles à porter le voile. Cette relation entre venue d’un prédicateur fondamentaliste et diffusion du voile intégral a également pu être mise en valeur par M. Samir Amghar, auteur d’une thèse sur le mouvement salafiste, qui a cité l’exemple d’Argenteuil au cours de son audition : « Quant à Argenteuil, c’est un bastion historique du salafisme, la première ville où il s’est développé et où des femmes ont commencé à porter le voile intégral, et celle où se trouve la plus grande mosquée salafie de France » (266).

La question doit donc être posée de savoir si l’état du droit pénal permet de réprimer la provocation au port du voile intégral, dont se rendent coupables certains prédicateurs fondamentalistes. La loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse prévoit divers cas de provocation aux crimes et délits.

L’article 23 fait des personnes qui provoquent à un crime ou à un délit, notamment au moyen de discours ou d’écrits, des complices de ce crime ou de ce délit. Mais le port du voile intégral n’étant ni un crime ni un délit, cet article n’est pas applicable ;

L’article 24, alinéa 1, punit de manière spécifique certains crimes et certains délits, dont la provocation directe, même non suivie d’effets, à la commission d’une infraction portant atteinte volontaire à la vie ou à l’intégrité de la personne. C’est sur ce fondement que l’« imam » Bouziane, de Vénissieux, qui avait incité à la lapidation des femmes, a été condamné pénalement (267). Pour les mêmes raisons, cet article n’est cependant pas applicable dans le cas de la provocation au port du voile intégral.

L’article 24, alinéa 9, est particulièrement intéressant pour ce qui concerne la provocation à porter le voile intégral. Il énonce, en effet, que « seront punis des peines prévues à l'alinéa précédent ceux qui, par ces mêmes moyens, auront provoqué à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur handicap ou auront provoqué, à l'égard des mêmes personnes, aux discriminations prévues par les articles 225-2 et 432-7 du code pénal. » Cependant, cet article ne semble pas applicable aux personnes qui, par leurs discours et leurs écrits, ont directement provoqué au port du voile intégral pour plusieurs raisons. La première tient au fait que ces prédicateurs n’appellent pas aux discriminations prévues par ces deux articles du code pénal (qui concernent, par exemple, le refus de fournir un bien ou un service). De surcroît, ainsi que cela a été évoqué, il n’est pas certain que la seule contrainte à revêtir le voile intégral soit qualifiée de violence par les juges. Enfin, la notion de haine ne parait pas non plus être pleinement adaptée, dans la mesure où c’est davantage à la contrainte qu’il est appelé.

Ainsi, on peut douter du fait qu’en l’état actuel du droit, la provocation au port du voile intégral soit sanctionnée pénalement. Il est donc nécessaire de compléter l’article 24, alinéa 9, de la loi du 29 juillet 1881 afin de rendre pénalement répréhensible la provocation à l’atteinte à la dignité de la personne, en raison de son sexe.

Proposition n° 10

Compléter l’article 24, alinéa 9, de la loi du 29 juillet 1881 pour y introduire la provocation à l’atteinte à la dignité de la personne.

4. Lutter contre les dérives sectaires

Face à ces comportements sectaires précédemment décrits (268), les démocraties ne sont pas impuissantes. La France dispose ainsi d’une législation assez élaborée dans ce domaine.

Lors de son audition par la mission, Mme Monique Crinon, du Collectif des féministes pour l’égalité, a suggéré de s’inspirer de cette législation pour combattre cette forme de fondamentalisme religieux qui utilise les mêmes moyens d’oppression que les sectes (269). Il s’agirait, en effet, d’éviter de punir les victimes alors que ce sont les instigateurs qui doivent être combattus.

La France s’est dotée d’une législation spécifique avec la loi n° 2001-504 du 12 juin 2001 tendant à renforcer la prévention et la répression des mouvements sectaires portant atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales.

L’absence de définition de la secte en droit français, qui résulte d’un choix délibéré du législateur, n’efface pas la réalité de l’existence de victimes des dérives de mouvements sectaires. Cette notion de dérives sectaires est évolutive et son approche est à la fois pragmatique et textuellement encadrée.

Dès 1995, la Commission d’enquête de l’Assemblée nationale avait souligné l’inopportunité d’élaborer un régime juridique spécifique aux sectes, une telle entreprise se heurtant inévitablement à un problème de définition. En deuxième lieu, ce régime serait apparu peu compatible avec plusieurs de nos principes républicains. « En effet, il conduirait à ne pas traiter de façon identique tous les mouvements spirituels, ce qui risquerait de porter atteinte, non seulement au principe d’égalité, mais aussi à celui de la neutralité de l’État vis-à-vis des cultes. D’autre part, dans la mesure où il aurait notamment pour but d’empêcher les « dérives » sectaires, il se traduirait probablement par un encadrement plus étroit des activités des sectes auquel il serait très difficile de parvenir sans toucher aux libertés de religion, de réunion ou d’association » (270), peut-on ainsi lire dans le rapport de cette commission d’enquête.

En effet, à défaut de définir juridiquement ce qu’est une secte, la loi réprime tous les agissements qui sont attentatoires aux droits de l’homme, aux libertés fondamentales ou qui constituent une menace à l’ordre public, commis dans le cadre particulier de l’emprise mentale. La loi précitée, dite « About-Picard », a complété l’article 223-15-2 du code pénal, pour définir le délit d’abus frauduleux d’état de faiblesse en étendant le délit déjà existant à des situations de sujétion physique ou psychologique.

Ainsi, il importe peu que telles dérives soient commises par un mouvement sectaire, un nouveau mouvement religieux, une religion du Livre ou par un charlatan de la santé. Dès lors qu’un certain nombre de critères sont réunis, dont le premier est la mise sous sujétion, l’action répressive de l’État a vocation à être mise en œuvre.

Cette nouvelle infraction est caractérisée par le fait de se servir, de mauvaise foi et par l’emploi de quelque stratagème, de l’état d’ignorance et de la situation de faiblesse non seulement d’une personne particulièrement vulnérable en soi (minorité et hypothèses classiques de particulière vulnérabilité tenant tant à l’âge, la maladie, qu’à une infirmité, une déficience physique ou psychique, un état de grossesse) mais aussi d’une personne soumise à une situation propre à altérer sa faculté d’appréciation du réel dans le but de conduire celle-ci à un acte ou à une abstention qui lui est gravement préjudiciable. Il apparaît donc que la finalité du comportement coupable figure au nombre des éléments constitutifs du délit.

Par ailleurs, l’article 19 de la loi du 12 juin 2001 tend à limiter la publicité en faveur des mouvements sectaires : il incrimine d’une part, « le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit, des messages destinés à la jeunesse et faisant la promotion d’une personne morale, quelle qu’en soit la forme juridique ou l’objet […] » ; d’autre part, « le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit, des messages qui invitent à rejoindre une telle personne morale ».

La loi a aussi étendu la possibilité de mettre en jeu la responsabilité des personnes morales agissant comme mouvement sectaire et a élargi les cas où les associations de défense des victimes des mouvements sectaires peuvent se porter partie civile.

L’arsenal juridique pour lutter contre les dérives sectaires existe donc. La mission préconise que la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) établisse un état des lieux précis de des éventuelles dérives sectaires qui pourraient prendre place dans l’entourage des personnes portant le voile intégral et dont ce dernier pourrait être le révélateur.

Proposition n° 11

Demander à la Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) de dresser un état des lieux des éventuelles dérives sectaires qui pourraient avoir lieu dans l’entourage des personnes portant le voile intégral et dont ce dernier pourrait être le révélateur.

B. RÉAFFIRMER LE SOUTIEN DE LA FRANCE AUX FEMMES PERSÉCUTÉES DE PAR LE MONDE

Le travail de la mission a été largement relayé et analysé en France mais aussi à l’étranger. Il lui a donc semblé important de prendre en considération la situation des femmes qui sont contraintes, dans leur pays, de porter le voile intégral. C’est pourquoi la proposition de résolution élaborée par la mission soutient les femmes qui sont engagées, de par le monde, dans un combat contre les violences et les discriminations de genre.

C’est pourquoi également elle estime que la contrainte à porter le voile intégral dans leur pays d’origine devrait être mieux prise en compte dans le traitement des demandes d’asile comme étant le signe d’un contexte plus général de persécution.

1. Les valeurs de la France ont vocation à dépasser ses frontières

Le modèle républicain adopté par la France est fondé sur des valeurs que la mission entend réaffirmer. Parmi elles figure une tradition durable d’accueil, au titre de l’asile, des étrangers victimes de persécutions.

a) Une longue tradition d’asile…

Il existe trois formes principales de protection des étrangers en droit français : l’asile constitutionnel, le statut de réfugié et la protection subsidiaire.

Le Préambule de la Constitution de 1946 énonce solennellement que « tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d'asile sur les territoires de la République. » Se trouve ainsi fondé un asile constitutionnel, dont le critère est repris à l’article L. 711 du CESEDA.

La France est également partie à la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut de réfugié, qu’elle a ratifiée par la loi du 17 mars 1954. Aux termes de cette convention, peut bénéficier du statut de réfugié toute personne « qui craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ».

Enfin, a été créée, en 2003, la protection subsidiaire, qui a vocation à répondre à un besoin de protection non couvert par les textes reconnaissant la qualité de réfugié (article L. 712-1 du CESEDA) et qui aurait des craintes d'être exposée à une menace grave en cas de retour dans son pays. Trois types de menaces sont prises en compte à ce titre : le fait d’être exposé à la peine de mort, à la torture ou des peines ou traitement inhumains ou dégradants et, s’agissant d’un civil, à une menace grave, directe et individuelle contre sa vie ou sa personne en raison d'une violence généralisée résultant d'une situation de conflit armé ou international.

b) …qui a vocation à s’appliquer aux femmes persécutées de par le monde

De nombreuses personnes auditionnées par la mission ont rappelé que la France devait adopter une attitude exemplaire tant à l’égard des femmes qui sont contraintes de porter le voile intégral en France que de celles qui en sont victimes à l’étranger.

Ainsi, Mme Sihem Habchi, présidente de l’association Ni putes ni soumises, a-t-elle souligné avec force que la France « porte une responsabilité aux yeux du monde parce que des femmes continuent à mourir dans le monde pour défendre leur liberté – je pense à Loubna Ahmed al-Hussein au Soudan, qui a affronté les tribunaux pour avoir porté un pantalon, à Nojoud Ali qui a osé demander le divorce à l’âge de dix ans et aux Koweitiennes qui sont entrées au Parlement sans voile », avant de conclure que « nous devons soutenir ces femmes. Seule la France peut le faire car elle dispose d’un cadre pour cela. Les musulmanes ont le droit au respect et à la protection de la République. » (271)

Le Président de la République s’était clairement placé dans cette perspective au soir de son élection, le 6 mai 2007 : « Je veux lancer un appel à tous ceux qui dans le monde croient aux valeurs de tolérance, de liberté, de démocratie et d’humanisme, à tous ceux qui sont persécutés par les tyrannies et par les dictatures, à tous les enfants et à toutes les femmes martyrisés dans le monde pour leur dire que la France sera à leurs côtés, qu’ils peuvent compter sur elle. »

2. Prendre en compte, au titre de l’asile, la contrainte à porter le voile intégral comme indice d’un contexte de persécution

L’hypothèse d’une demande d’asile au motif des persécutions auxquelles on s’expose dans son pays d’origine si on refuse le port du voile intégral ou la persécution que représente la contrainte au port du voile intégral doit être traitée au regard du régime général du droit d’asile. En effet, à la connaissance de la mission, aucune demande de protection n’a jusqu’à présent été fondée exclusivement sur cette contrainte.

Au regard de la jurisprudence de l’Office français pour la protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA) et de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) (272), trois motifs de persécutions seraient susceptibles d’être retenus : l’appartenance à un groupe social, la crainte du fait de la religion et les persécutions subies dans le cadre d’un combat pour la liberté.

a) La crainte du fait de l’appartenance à un groupe social

La crainte du fait de l’appartenance à un groupe social est un motif de protection de plus en plus fréquemment utilisé par l’OFPRA.

Ainsi, le motif de l’appartenance à un groupe social a vocation à s’appliquer aux craintes fondées sur l’appartenance à un groupe défini par son identité sexuelle, comme l’est le groupe des femmes. Des décisions ont reconnu la qualité de réfugié à des femmes au vu de leur appartenance à un groupe exposé à la persécution en raison de son mode de vie jugé transgressif par rapport à la norme sociale en vigueur dans leur pays d’origine, par exemple pour les femmes algériennes (273). Si la Commission de recours des réfugiés (CRR) préférait, dans un premier temps, d’autres motifs (politiques, religieux), trois décisions rendues en formation plénière le 7 décembre 2001 relatives à la pratique de l’excision et au mariage forcé confirment les évolutions de la jurisprudence dans le sens de la reconnaissance du motif de l’appartenance à un groupe social concernant les femmes. Dépendante de situations locales aussi bien que de l’établissement des faits, l’application de cette jurisprudence reste nuancée.

L’OFPRA a ainsi pu considérer comme fondée une demande d’asile au motif de craintes basées sur un mode de vie à l’occidentale en Algérie. Le refus du port du voile intégral pourrait alors être considéré comme l’une des manifestations de ce mode de vie occidentale.

Dans le même sens, une ressortissante afghane exposée « en tant que femme à de graves discriminations de la part des Talibans en raison de son mode de vie, de sa volonté de poursuivre ses études et de travailler, et de son refus de pratiquer la religion, [est] dès lors fondée à se prévaloir de la qualité de réfugié » (274).

Enfin, lorsque le comportement de ces femmes n’est pas perçu comme transgressif de l’ordre social, mais qu’elles sont néanmoins susceptibles d’être exposées à des traitements inhumains et dégradants au sens de l’article L. 712-1 du CESEDA, l’OFPRA ou la CNDA peuvent leur accorder, le cas échéant, le bénéfice de la protection subsidiaire. Est susceptible de remplir ce critère la personne exposée à une menace grave du fait de la transgression de certaines coutumes, par exemple en cas de refus d’un mariage forcé (275).

b) La crainte du fait de la religion

Le droit international consacre le droit à la liberté religieuse. Ce droit implique celui pour toute personne d’adopter toute forme de croyance, et celui de vivre selon cette croyance, lequel suppose la possibilité de culte ou de rite ou d’abstention par rapport à des cultes ou des rites.

La crainte de persécution du fait de la religion doit donc s’apprécier au regard de cette double composante. A ainsi été reconnu réfugié, un Algérien de confession chrétienne victime de persécutions par les fondamentalistes musulmans (276).

Pour être prise en compte, ces craintes de persécutions doivent être personnelles. De simples restrictions à la pratique religieuse ou des difficultés d’intégration liées à l’appartenance à une confession ne suffisent pas à ouvrir droit au statut.

L’OFPRA a récemment reçu des demandes d’asile fondées sur une nouvelle argumentation : certaines femmes ont affirmé être persécutées parce que le voile intégral qu’elles étaient contraintes de porter laissait penser qu’elles appartenaient à un groupe islamiste fondamentaliste. À l’heure actuelle, ces motivations ne sont pas valables devant l’OFPRA ; toutefois la CNDA ne s’est pas encore prononcée sur un tel argumentaire.

c) Les persécutions subies dans le cadre d’un combat pour la liberté

Au titre de l’article L. 711-1 du CESEDA, la qualité de réfugié est attribuée « à toute personne persécutée en raison de son action en faveur de la liberté ».

Pour bénéficier du statut, il est nécessaire que les persécutions soient la conséquence d’une action en faveur de la liberté. Le demandeur doit avoir mené une action et non être une simple victime, et avoir visé un objectif relatif à la défense de la liberté. Enfin, le droit d’asile est réservé à ceux qui souscrivent aux valeurs de la République.

Dans les quelques décisions dont on dispose actuellement, le statut de réfugié a été reconnu sur ce fondement à des personnes ayant lutté contre l’intégrisme (277) ou ayant refusé, dans le cas d’une ressortissante algérienne, d’obtempérer aux injonctions d’islamistes (278). Ainsi, si le refus de porter le voile intégral s’inscrit dans de tels contextes ou dans une démarche de lutte contre la liberté, il pourra fonder une demande de protection au titre de l’asile.

De manière générale et sur les trois fondements mentionnés précédemment, la mission considère que la contrainte au port du voile intégral devrait être considérée comme un indice d’un contexte plus général de persécution et donc rendre plus facile la demande de protection de la femme qui en a été victime.

Proposition n° 12

Prendre en compte, dans les demandes d’asile, la contrainte à porter le voile intégral comme indice d’un contexte plus général de persécution.

C. CONFORTER LES AGENTS DES SERVICES PUBLICS ET TOUTES LES PERSONNES AU CONTACT DU PUBLIC

Face aux incidents que provoque l’arrivée de femmes intégralement voilées dans les services publics, ces derniers tentent de s’organiser afin de concilier la protection de l’ordre public et la sécurité du service rendu aux usagers avec ce qu’ils perçoivent comme étant l’expression d’une conviction religieuse.

1. Autant de réponses que de services publics

Faute de directive centralisée et de cadre législatif et réglementaire unifié, chaque administration essaye d’apporter les réponses qui lui semblent être les moins mauvaises aux demandes des femmes portant un voile intégral.

À titre liminaire, il convient de rappeler que le port de signes religieux par des agents publics est contraire au principe de neutralité du service public, a fortiori s’ils sont aussi visibles qu’un voile intégral. Les présentes analyses ne concernent donc que les usagers du service public.

a) De nombreux services publics concernés

La plupart des services publics sont confrontés à des femmes portant le voile intégral. La HALDE a été saisie à deux reprises d’incidents liés au port du voile intégral dans des services publics.

—  Le premier cas portait sur le port d’un niqab par une femme accompagnant l’un de ses enfants à l’hôpital et a donné lieu à une délibération du 3 septembre 2007 (279).

—  Le second, qui a fait l’objet d’une délibération du 15 septembre 2008 (280), concernait le port du voile intégral au cours d’une formation linguistique obligatoire prenant place dans le cadre d’un contrat d’accueil et d’intégration.

M. Farhad Khosrokhavar, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales a, pour sa part, mentionné des incidents qui se sont déroulés à l’entrée d’une prison : « Il y a quatre ans, des femmes en burqa étaient venues visiter leur mari islamiste. On leur avait refusé l’accès à la prison parce qu’on ne pouvait pas les identifier. » (281) Le cas des transports publics a également été évoqué lors des déplacements de la mission.

La question se pose également de la participation de femmes voilées intégralement à certaines cérémonies officielles. Dès 2006, une question écrite de M. Alain Marleix était adressée au garde des Sceaux quant à la validité d’un mariage célébré alors que l’épouse était intégralement voilée (282).

La question s’est également posée de l’identification des femmes voilées intégralement lors des opérations électorales (283).

Enfin, les femmes venant chercher leurs enfants à l’école revêtues d’un voile intégral posent des difficultés aux directeurs d’écoles, dont les maires se sont fait l’écho : « comment une institutrice peut-elle savoir si la femme qui se présente devant elle en burqa est bien la mère de l’enfant qu’elle vient chercher ? » (284), s’est ainsi interrogé M. Philippe Esnol, maire de Conflans-Sainte-Honorine et représentant de l’association des maires de France.

De nombreux services publics sont donc concernés, ainsi que l’a résumé M. Brice Hortefeux, corroborant les témoignages recueillis par la mission lors de ses déplacements : « Le port du voile intégral est à la source d’incidents. Ceux-ci surviennent lorsqu’une femme refuse d’enlever son voile pour se plier aux exigences de l’administration – guichet des préfectures, des collectivités locales, des services publics – ou de la sécurité publique – contrôle routier, contrôle d’identité. Les personnels des services hospitaliers ou les responsables d’offices HLM sont également confrontés à des difficultés. Souvent, la présence d’un mari ou d’un frère, réputé « protecteur » de la pudeur féminine, contribue à accentuer les tensions. » (285)

b) Autant de réponses que de services publics

Il n’existe pas actuellement de disposition interdisant de dissimuler son visage dans les services publics. La Charte de la laïcité dans les services publics, précédemment évoquée, contient trois dispositions qui pourraient fonder les décisions des agents publics :

—  « Les usagers des services publics ont le droit d'exprimer leurs convictions religieuses dans les limites du respect de la neutralité du service public, de son bon fonctionnement et des impératifs d'ordre public, de sécurité, de santé et d'hygiène. » ;

—  « Les usagers des services publics ne peuvent récuser un agent public ou d'autres usagers, ni exiger une adaptation du fonctionnement du service public ou d'un équipement public. Cependant, le service s'efforce de prendre en considération les convictions de ses usagers dans le respect des règles auquel il est soumis et de son bon fonctionnement. »

—  « Lorsque la vérification de l'identité est nécessaire, les usagers doivent se conformer aux obligations qui en découlent. »

Néanmoins, cette charte n’a qu’une simple valeur déclaratoire et ne saurait entraîner d’effets juridiques.

Le secteur scolaire connaît une situation particulière dans la mesure où la loi du 15 mars 2004 a interdit le port de signes religieux ostensibles dans les établissements d’enseignement publics. Il ne saurait donc être question, pour un élève, d’y revêtir le voile intégral.

À défaut de fondement normatif transversal, les agents des services publics sont contraints de s’appuyer sur des dispositions sectorielles, quand elles existent, ou de demander des consignes à leurs supérieurs hiérarchiques quant à la conduite à adopter.

QUELQUES EXEMPLES DE RÉPONSES APPORTÉES PAR LES SERVICES PUBLICS FACE AUX DEMANDES DE FEMMES INTÉGRALEMENT VOILÉES

Demandes d’identification ponctuelle

Lors de la remise d’un enfant à la sortie d’une école

Note du 24 novembre 2008 du ministère de l’Éducation nationale prescrivant de ne pas remettre d’enfant à une femme qui n’accepterait pas de s’identifier.

À l’entrée d’un consulat

Arrêt du 7 décembre 2005 du Conseil d’État validant le refus de délivrer un visa à une personne qui a refusé de retirer temporairement son voile islamique à l’entrée d’un consulat (286).

Lors du retrait d’un recommandé à La Poste

Article 3.2.5 des Conditions générales de vente prévoyant la possibilité de contrôler l’identité du destinataire.

Lors de l’accomplissement d’un vote

Circulaire du 20 décembre 2007 du ministère de l’Intérieur prescrivant de refuser le vote d’une personne voilée intégralement (287).

Lors d’une cérémonie de mariage

Réponse écrite à la question d’un parlementaire du 3 avril 2007 indiquant que l’officier d’état civil ne peut pas célébrer le mariage sans s’assurer du consentement des époux et donc sans voir leur visage (288).

Demandes de dévoilement dans l’enceinte d’un service

Lors de l’accompagnement d’un enfant dans un service hospitalier accueillant d’autres enfants

Délibération de la HALDE du 3 septembre 2007 estimant que cette demande de l’administration hospitalière n’est pas discriminatoire (289).

Lors d’une formation linguistique obligatoire délivrée dans le cadre d’un contrat d’accueil et d’intégration

Délibération de la HALDE du 15 septembre 2008 estimant que la demande de retrait du voile intégral au cours de cette formation n’est pas discriminatoire (290).

Il est donc incontestable que la situation actuelle est source d’insécurité juridique tant pour les agents publics confrontés au port du voile intégral que pour leurs administrations. M. Guy Carcassonne a évoqué, à titre personnel, le sentiment d’insécurité qu’il ressentait en l’absence de disposition claire : « Je me demande souvent comment je réagirais si une femme se présentait intégralement voilée dans mon amphithéâtre. Il est certain que je refuserais de faire cours, mais je serais plus à mon aise si j’étais en mesure de lui démontrer qu’elle commet une illégalité. » (291)

Si une meilleure formation des agents serait de nature à dissiper certaines difficultés, elle ne saurait se substituer à une clarification des droits et des devoirs des usagers des services publics en matière de manifestation de leurs convictions religieuses.

2. Adopter une disposition générale pour conforter les agents des services publics

Sur le fondement de cette hétérogénéité des réponses apportées aux incidents provoqués par le port du voile intégral dans les services publics, la mission a estimé nécessaire de conforter les agents publics qui y sont confrontés. À cette fin, un dispositif transversal interdisant aux personnes qui se rendent dans un service public de dissimuler leur visage devrait être étudié.

La personne intégralement voilée reçue par la mission, Mme Kenza Drider, a d’ailleurs indiqué ôter son voile, y compris devant des hommes, en certaines circonstances. Tel a été le cas, notamment, au cours de son audition, mais aussi lorsqu’elle rencontre les enseignants de ses enfants ou qu’elle doit se soumettre à des contrôles de sécurité qui impliquent que son identité soit vérifiée (292).

Ses principales caractéristiques, telles que la mission les envisage, devraient être les suivantes :

—  Il aurait vocation à s’appliquer à l’ensemble des services publics et vaudrait donc également pour les transports publics. Le cas de la remise des enfants à la sortie de l’école primaire étant particulier, car il prend place à la marge d’un service public, devrait cependant être inclus dans ce dispositif général, dans la mesure où la remise de l’enfant s’effectue à l’intérieur de l’école ;

—  Il contraindrait les personnes non seulement à montrer leur visage à l’entrée du service public ou du moyen de transport public mais aussi à conserver le visage découvert tout au long de leur présence au sein du service public ;

—  La conséquence de la violation de cette règle ne serait pas de nature pénale mais consisterait en un refus de délivrance du service demandé.

Dans la mesure où une telle disposition serait susceptible de porter atteinte à la liberté d’exprimer ses opinions religieuses, il semble plus sûr, d’un point de vue juridique, d’opter pour un vecteur législatif. Cette disposition pourrait ensuite être déclinée par voie de circulaire pour les différents services publics concernés.

Le fondement juridique d’une telle disposition devrait être plus aisé à trouver que pour motiver une interdiction générale et absolue dans la totalité de l’espace public (293) puisque, comme l’a souligné M. Rémy Schwartz, « il est évident que le fonctionnement des services publics, les contraintes que leur fonctionnement impose, permettent de légitimer des règles particulières. » (294)

M. Brice Hortefeux a proposé de fonder cette disposition sur « une idée simple et forte : la nécessité de pouvoir être identifié lorsque l’on s’adresse à un service public pour entreprendre une démarche personnelle. » (295) Dans une tribune récente, M. Dominique Chagnollaud, professeur à l’Université Paris II et président du Cercle des constitutionnalistes, a appuyé cette idée : « Qu’on exige en République, de façon résolue, et dans les services publics que chacun puisse être identifié, justifie sans doute une loi […] » (296)

Proposition n° 13

Afin de conforter les agents publics, adopter une disposition interdisant de dissimuler son visage dans les services publics.

3. Une extension aux autres établissements recevant du public ?

En plus d’une interdiction dans les services publics, certaines personnes auditionnées ont également envisagé une interdiction de dissimuler son visage dans d’autres espaces ouverts au public, tels que les commerces et autres lieux clos accueillant du public.

Le concept d’établissement recevant du public semble être à cet égard le mieux à même de cerner les lieux en question, dans la mesure où il possède une existence juridique via les articles R. 123-2 et suivants du code de la construction et de l’habitation, qui les définit comme « des établissements recevant du public tous bâtiments, locaux et enceintes dans lesquels des personnes sont admises, soit librement, soit moyennant une rétribution ou une participation quelconque, ou dans lesquels sont tenues des réunions ouvertes à tout venant ou sur invitation, payantes ou non. ». Sont notamment compris sous ce terme les commerces, les lieux de spectacle, les hôtels ou encore les restaurants.

a) Des restrictions peuvent déjà être apportées au port du voile intégral dans ces établissements…

Cette interdiction est inutile à l’égard des employés travaillant dans ces établissements recevant du public, dans la mesure où la chambre sociale de la Cour de cassation a jugé que « la liberté de se vêtir à sa guise au temps et lieu du travail n’entre pas dans la catégorie des libertés fondamentales. » (297) Il est toutefois nécessaire que les atteintes à la liberté vestimentaires soient justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché. La jurisprudence a reconnu l’intérêt de l’entreprise comme étant une justification suffisante. Ainsi que l’a indiqué M. Denys de Béchillon, « conformément à plusieurs décisions de justice, les salariés des entreprises privées peuvent être soumis à des contraintes très fortes en la matière à partir du moment où elles sont justifiées sur le terrain de l’hygiène et de la sécurité ou sur celui de la qualité de la relation avec la clientèle. » (298) Il ne fait donc pas de doute qu’un employeur serait fondé à interdire à ses employées, notamment à celles qui sont au contact de la clientèle, de porter un voile intégral.

Par ailleurs, les employés de ces établissements sont autorisés à contrôler l’identité de leurs clients quand ils procèdent à certaines actions. Tel est le cas notamment lors de la remise d’un chèque. En effet, l’article L. 131-15 du code monétaire et financier prévoit que « toute personne qui remet un chèque en paiement doit justifier de son identité au moyen d’un document officiel portant sa photographie. »

De manière plus générale, les gestionnaires de lieux ouverts au public sont autorisés à s’équiper de systèmes de vidéosurveillance afin de garantir leur sécurité, lorsqu’ils « sont particulièrement exposés à des risques d’agression ou de vol ou sont susceptibles d’être exposés à des actes de terrorisme. » (299) Sur ce fondement, M. Denys de Béchillon a conclu que « ne pose pas de problème, en l’état actuel du droit, la gestion privée de l’identification des personnes dans les lieux placés sous vidéosurveillance, car les acteurs privés du commerce sont très concernés et très immédiatement agissants. On ne peut pas entrer dans une banque ou une station-service avec un casque intégral, non plus qu’avec une burqa. » (300)

b) …si elles ne sont pas fondées sur un motif discriminatoire

En tout état de cause, l’interdiction qui serait faite à une personne portant le voile intégral de pénétrer dans un lieu ouvert au public ne devrait pas apparaître comme discriminatoire.

Au sens des articles 225-1 et suivants du code pénal, « constitue une discrimination toute distinction opérée entre les personnes physiques à raison de leur origine, de leur sexe, de leur situation de famille, de leur grossesse, de leur apparence physique, de leur patronyme, de leur état de santé, de leur handicap, de leurs caractéristiques génétiques, de leurs moeurs, de leur orientation sexuelle, de leur âge, de leurs opinions politiques, de leurs activités syndicales, de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. » Un commerçant ne saurait donc refuser de fournir un bien ou un service à une femme portant le voile intégral sur un fondement religieux ou pour la simple raison que cette tenue lui déplait.

Cette interprétation a été confirmée par l’affaire dite Truchelut (301), qui a notamment été évoquée par Mme Caroline Fourest au cours de son audition : « dans l’arrêt Truchelut de 2006, le juge a estimé qu’interdire l’entrée d’un gîte rural à des femmes voilées constituait un comportement discriminatoire. Le gérant d’un établissement commercial n’est pas l’État qui peut se permettre de chasser le voile et les signes religieux ostensibles de l’école publique au nom du respect d’un lieu sacralisé, celui de l’apprentissage de la citoyenneté. La rue, les hôtels, les restaurants, sont des lieux de liberté que l’on doit chérir. » (302)

À l’inverse, on peut estimer, si l’on se fonde sur la jurisprudence de la HALDE, que l’invocation par un commerçant du fait que le port du voile intégral serait susceptible de porter atteinte à sa sécurité, du fait notamment des risques de déguisement que ce vêtement permet, ne serait pas considérée comme étant discriminatoire.

III.– INTERDIRE ?

« Ni les uns ni les autres nous n’avons le droit à l’erreur » (303), a indiqué M. Brice Hortefeux quand il a abordé la question de l’interdiction du voile intégral dans l’espace public. En effet, une annulation par le Conseil constitutionnel ou d’une condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme sonnerait comme une défaite de la République. Il est donc essentiel de bien peser les enjeux et les risques d’une telle interdiction.

La solution la plus sûre juridiquement consisterait certainement à empêcher la pratique du port du voile intégral sans pour autant l’interdire. Néanmoins, ni les possibilités de renforcer les contrôles d’identité ni le durcissement des règles applicables aux femmes entendant s’installer en France et portant le voile intégral ne suffiraient à faire disparaître ce phénomène. Au mieux, pourraient-ils l’endiguer.

Seule une loi d’interdiction du voile intégral dans l’espace public serait en mesure d’y parvenir mais elle soulève des questions juridiques complexes parce qu’inédites. Il s’agit, en effet, de limiter l’exercice d’une liberté fondamentale, la liberté d’opinion, dans la totalité de l’espace public.

Le chemin est à coup sûr étroit et nul ne peut dire avec une totale certitude s’il est praticable.

A. EMPÊCHER LA PRATIQUE DU PORT DU VOILE INTÉGRAL

Empêcher le port du voile intégral dans l’espace public sans avoir besoin de l’interdire constituerait la solution juridiquement la plus sûre, au regard des multiples contraintes qui se dressent face à une loi d’interdiction générale et absolue. Deux dispositifs juridiques sont susceptibles de freiner et de faire reculer le port du voile intégral dans l’espace public, à savoir la systématisation des contrôles d’identité et un meilleur contrôle de l’attribution de la nationalité et de l’admission au séjour, Mais ni l’un ni l’autre n’est réellement suffisant pour l’empêcher complètement.

1. La généralisation des contrôles d’identité, une voie problématique

Étant donné que la spécificité du voile intégral réside dans le fait qu’il masque de façon presque totale le visage de la personne qui le porte, dissimulant ainsi son identité, il pourrait être envisagé, afin d’en décourager la pratique, de contrôler de manière systématique l’identité de ces personnes. Ainsi, le port du voile intégral dans l’espace public ne serait pas interdit mais simplement empêché. Cependant, les dispositions législatives encadrant le contrôle d’identité n’ouvrent pas une telle possibilité. De surcroît, toute évolution législative en ce sens se heurterait à des difficultés de nature constitutionnelle.

Les conditions dans lesquelles les contrôles, vérifications et relevés d’identité peuvent être effectués sont décrites aux articles 78-1 à 78-6 du code de procédure pénale. On distingue deux formes principales de contrôle d’identité : les contrôles de police judiciaire et les contrôles de police administrative. Or, aucune de ces deux formes de contrôle d’identité ne permettrait à l’heure actuelle de contrôler systématiquement l’identité des personnes portant le voile intégral.

Les contrôles de police judiciaire ne peuvent être effectués que dans certaines circonstances, énumérées aux six premiers alinéas de l’article 78-2 du code de procédure pénale. Dans tous les cas, ils ne peuvent être effectués que s’ils ont un lien avec une infraction déterminée. Ils peuvent ainsi être effectués sur « toute personne à l’égard de laquelle existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner : qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction ; ou qu’elle se prépare à commettre un crime ou un délit ; ou qu’elle est susceptible de fournir des renseignements utiles à l’enquête en cas de crime ou de délit ; ou qu’elle fait l’objet de recherches ordonnées par l’autorité judiciaire. » Comme le port du voile intégral ne constitue pas une infraction, il ne serait pas possible d’effectuer un contrôle d’identité de police judiciaire sur ce fondement.

Les contrôles d’identité relevant de la police administrative, sont régis par l’article 78-2, alinéa 7, qui prévoit que « l'identité de toute personne, quel que soit son comportement, peut également être contrôlée, selon les modalités prévues au premier alinéa, pour prévenir une atteinte à l'ordre public, notamment à la sécurité des personnes ou des biens. » Ils ont donc pour vocation de prévenir les troubles à l’ordre public et peuvent s’appliquer à toute personne, sans que son comportement ne l’identifie de manière particulière aux yeux de l’agent de police. Cependant, le fait que la personne contrôlée n’ait pas de lien avec une infraction déterminée ne signifie pas pour autant que toute personne puisse être contrôlée à tout instant : le risque d’atteinte à l’ordre public doit être matérialisé. En effet, les hypothèses retenues par la jurisprudence sont restrictives : sont possibles sur ce fondement des contrôles qui se déroulent dans une zone où des troubles à l’ordre public ont déjà eu lieu ou à un endroit où un risque apparaît soudainement (304). Il apparaît que le fait de dissimuler son visage ne saurait donc être considéré comme une base juridique possible pour procéder à un contrôle d’identité sur le fondement de la prévention d’une atteinte à l’ordre public.

Ainsi, un contrôle d’identité, quelle que soit sa forme, ne saurait être réalisé en l’état actuel du droit sur le seul fondement que la personne contrôlée n’est pas identifiable.

De surcroît, la jurisprudence du Conseil constitutionnel a limité la marge de manœuvre du législateur en la matière. En effet, dans une décision du 5 août 2003, il a constitutionnalisé la notion de « circonstances particulières établissant le risque d’atteinte à l’ordre public » : « Considérant que la prévention d'atteintes à l'ordre public, notamment d'atteintes à la sécurité des personnes ou des biens, est nécessaire à la sauvegarde de principes et de droits ayant valeur constitutionnelle ; que toutefois la pratique de contrôles d'identité généralisés et discrétionnaires serait incompatible avec le respect de la liberté individuelle ; que s'il est loisible au législateur de prévoir que le contrôle d'identité d'une personne peut ne pas être lié à son comportement, il demeure que l'autorité concernée doit justifier, dans tous les cas, des circonstances particulières établissant le risque d'atteinte à l'ordre public qui a motivé le contrôle […] » (305). Ainsi, sur le fondement de cette décision, le législateur, pas plus que le pouvoir réglementaire, ne serait fondé à autoriser la pratique de contrôles d’identité sur le simple fondement de la tenue portée par une personne car la cause première du contrôle doit résider dans les circonstances dans lesquelles il est réalisé.

La voie de la généralisation des contrôles d’identité paraît difficilement empruntable pour décourager le port du voile intégral dans l’espace public.

2. Un meilleur contrôle de l’admission au séjour et de l’attribution de la nationalité, une voie nécessaire mais insuffisante

La pratique du port du voile intégral sur le territoire national est très largement le fait de personnes de nationalité française – plus des deux tiers, dont un peu moins de la moitié seraient issues des deuxième et troisième générations de l’immigration. Mais cette pratique concerne également des ressortissants étrangers présents en France. Le renforcement des mécanismes destinés à prévenir cette pratique est donc nécessaire : c’est l’ensemble du parcours d’intégration des étrangers en France qui doit être pris en compte à ce titre pour s’assurer, depuis la délivrance d’un visa de long séjour jusqu’à l’étape ultime de l’accès à la nationalité française, du respect des valeurs de la République.

a) Faire du port du voile intégral un frein au séjour

Concernant les visas de long séjour pour les conjoints de Français, l’article L. 211-2-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) subordonne la délivrance d’un visa de long séjour au conjoint de Français désireux de s’établir en France à une évaluation de son degré de connaissance de la langue et des valeurs de la République et, si cette évaluation en établit le besoin, au suivi d’une formation.

Il paraît difficile, au regard du principe de liberté de conscience comme des stipulations de l’article 8 de la CEDH sur le droit à la vie privée et familiale (l’article L. 211-2-1 mentionne la « réserve des conventions internationales ») de refuser, en raison du seul port du voile intégral, la délivrance d’un visa de long séjour. Mais il serait souhaitable de mentionner explicitement, s’agissant des valeurs de la République, l’égalité entre les hommes et les femmes et le principe de laïcité. Par coordination, la même précision devrait être faite, à l’article L. 411-8 du CESEDA, relatif à la préparation de l’intégration en France pour les bénéficiaires du regroupement familial.

Pour ce qui est de l’obtention d’une carte de séjour (ou de son renouvellement), les articles L. 311-9 et L. 311-9-1 du CESEDA prévoient, pour l’intégration des étrangers et, le cas échéant, de leur famille, la conclusion d’un contrat d’accueil et d’intégration, précédemment mentionné, lors de la première admission en France. Ce contrat comprend un engagement à suivre une formation civique qui comporte elle-même « une présentation des institutions françaises et des valeurs de la République, notamment l’égalité entre les hommes et les femmes et la laïcité ».

Il est actuellement précisé que, lors du premier renouvellement de la carte de séjour délivré à l’étranger ou aux membres de sa famille, « l’autorité administrative tient compte du non-respect, manifesté par une volonté caractérisée, par l’étranger, des stipulations du contrat d’accueil et d’intégration ». Le non-respect porte donc sur l’absence d’assiduité aux formations prévues puisque l’étranger s’oblige seulement par ce contrat à suivre une formation civique et, lorsque le besoin en est établi, linguistique. Un décret en Conseil d’État fixe les conditions de validation des actions prévues par le contrat. L’article R. 311-22 du CESEDA prévoit que la participation à la formation civique est sanctionnée par une attestation normative établie par l’Agence nationale de l’accueil et des migrations.

Ainsi, c’est seulement en cas d’adoption d’une mesure d’interdiction du port du voile intégral dans l’espace public qu’il serait envisageable de conditionner la délivrance ou le renouvellement d’une carte de séjour à l’absence du port du voile intégral. En effet, s’il est envisageable de tirer, en matière de droit des étrangers, les conséquences d’une interdiction générale, qui serait justifiée, par exemple, par des motifs de troubles à l’ordre public, il ne paraît guère possible de poser, pour le seul droit des étrangers, la règle que le port du voile intégral fait obstacle par lui-même, au titre de l’ordre public, à la délivrance ou au renouvellement d’un titre.

La délivrance de la carte de résident, d’une durée de 10 ans, est l’aboutissement d’un parcours d’intégration de plusieurs années de l’étranger dans la société française. Le législateur a donc prévu, à l’article L. 314-2 du CESEDA, une vérification de cette intégration, « appréciée en particulier au regard [de l’] engagement personnel [de l’étranger] à respecter les principes qui régissent la République française, du respect effectif de ces principes et de sa connaissance suffisante de la langue française. »

« Pour la délivrance des cartes de résident de dix ans, je vais indiquer aux préfets que le port du voile intégral devra constituer un motif de rejet de la demande. Ces règles pourraient être reprises et rendues explicites par la loi » (306), a indiqué M. Éric Besson, Ministre de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire, au cours de son audition.

Dès lors que la pratique radicale de sa religion, dont le port du voile intégral non contraint est un révélateur, est incompatible avec les valeurs de la République française, en particulier avec le principe d’égalité des sexes, cette pratique doit pouvoir conduire à un refus de délivrance de la carte de résident. Il convient de modifier en ce sens l’article L. 314-2 du CESEDA. Il ne serait possible de modifier également les conditions de délivrance de plein droit prévues à l’article L. 314-11, pour lesquelles la seule exception possible est celle de l’ordre public que si une mesure d’interdiction générale et absolue était adoptée.

Proposition n° 14

—  Modifier les articles L. 211-2-1 et L. 411-8 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) afin de mentionner « l’égalité entre les hommes et les femmes et le principe de laïcité » parmi les valeurs que doivent connaître les personnes désirant se voir délivrer un visa de long séjour ou désirant bénéficier du regroupement familial ;

—  Modifier l’article L. 314-2 du CESEDA afin de refuser la délivrance d’une carte de résident aux personnes qui manifestent une pratique radicale de leur religion, incompatible avec les valeurs de la République, en particulier le principe d’égalité entre hommes et femmes, ceci étant considéré comme un défaut d’intégration.

b) Empêcher l’acquisition de la nationalité française pour les femmes portant le voile intégral et pour leur conjoint

C’est dans le domaine de l’accès à la nationalité française – qui n’est pas un droit pour l’étranger mais une faculté pour les pouvoirs publics – que l’autorité administrative peut apprécier plus largement la réalisation de la condition d’intégration et tirer les conséquences d’un défaut d’« assimilation » au sens de l’article 21-4 du code civil.

Au sujet d’une demande d’acquisition de la nationalité française émanant d’une femme portant le voile intégral, le Conseil d’État a jugé le 27 juin 2008 que, « si Mme M. possède une bonne maîtrise de la langue française, elle a cependant adopté une pratique radicale de sa religion, incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française, et notamment avec le principe d’égalité des sexes ; qu’ainsi, elle ne remplit pas la condition d’assimilation posée par l’article 21-4 précité du code civil ; que, par conséquent, le gouvernement a pu légalement fonder sur ce motif une opposition à l’acquisition par mariage de la nationalité française de Mme M. » Cette décision fonde donc le refus d’attribution de la nationalité française, sur la base de l’article 21-4 du code civil, qui concerne l’acquisition de la nationalité au titre du mariage, sur la notion de pratique radicale de la religion. La condition posée à l’article 21-24 pour l’acquisition de la nationalité française par décision de l’autorité publique étant formulée en des termes identiques à celle de l’article 21-4, on peut estimer que la solution dégagée par le Conseil d’État vaudrait également dans ce cas.

Afin de rendre cette jurisprudence plus lisible et pédagogique, il pourrait être souhaitable de la codifier dans le code civil. M. Brice Hortefeux s’est déclaré ouvert à une telle modification législative : « Faut-il modifier le code civil ? J’y suis à titre personnel très ouvert : celle qui porte le voile intégral ou celui qui oblige sa femme à le porter se placent en marge de la communauté nationale et ne peuvent, par conséquent, devenir Français. » (307) La même position a été prise par M. Éric Besson puisqu’il a indiqué vouloir « que le port du voile intégral soit systématiquement considéré comme preuve d'une intégration insuffisante à la société française, faisant obstacle à l'accession à la nationalité. » (308)

Cette rédaction, qui explicite la marge d’appréciation dont dispose déjà l’autorité administrative, a l’avantage de ne pas inférer directement du port d’un voile intégral un défaut d’assimilation, ce qui permet de ne pas pénaliser les femmes dont le port de ce vêtement est imposé par l’environnement familial ou social.

Proposition n° 15

Introduire aux articles 21-4 et 21-24 du code civil relatif à l’acquisistion de la nationalité française une disposition explicitant qu’est considéré comme un défaut d’assimilation le fait de manifester une pratique radicale de sa religion, incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française, notamment avec le principe d’égalité entre les hommes et les femmes.

B. INTERDIRE LE PORT DU VOILE INTÉGRAL DANS L’ESPACE PUBLIC ?

Il n’est pas possible de mettre un terme au port du voile intégral sur le territoire national en se fondant uniquement sur les possibilités de contrôle d’identité ou sur un meilleur contrôle du séjour des étrangers et de l’attribution de la nationalité française. Autrement dit, il semble difficile d’empêcher cette pratique sans l’interdire.

C’est pourquoi la question de la faisabilité juridique et pratique d’une mesure d’interdiction générale et absolue du port du voile intégral dans l’espace public a été évoquée à de nombreuses reprises par les personnes entendues par la mission. Certaines propositions de loi ont d’ailleurs été déposées ou sont en phase de l’être afin de prohiber cette pratique (309). Tel est le cas de la proposition de loi que le groupe parlementaire UMP a fait parvenir à la mission le 15 janvier 2009.

Afin de cerner les contours de ce que pourrait être une loi d’interdiction générale et absolue, et d’en évaluer la faisabilité, il est nécessaire de répondre à trois questions : une telle interdiction relèverait-elle de la loi ou du règlement ? Est-elle possible au regard de la Constitution et de la Convention européenne des droits de l’homme ? Pourrait-on sanctionner la violation de cette interdiction ?

1. Une interdiction relèverait-elle de la loi ou de règlement ?

Si l’on entendait interdire le port du voile intégral dans l’espace public, il serait nécessaire, dans un premier temps, de déterminer de quelle nature devrait être cette mesure d’interdiction. En effet, l’on pourrait envisager soit une norme de nature législative, soit une norme de nature réglementaire. Si cette dernière voie aurait pu sembler juridiquement préférable, elle se révèle inempruntable à l’analyse, ne laissant ouverte que l’option de la loi.

a) Au regard du principe de proportionnalité, une interdiction par voie de règlement serait préférable

Avant 1958, les règlements n’avaient qu’un rôle mineur en matière pénale, la source centrale du droit pénal étant la loi, conformément au principe de légalité des peines, issu de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « nul ne peut être puni qu'en vertu d'une Loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée. »

Avec l’entrée en vigueur de la Constitution de la Ve République, la répartition des compétences entre loi et règlement en matière pénale a été sensiblement modifiée. L’article 34 de la Constitution dispose que la loi fixe les règles concernant « la détermination des crimes et délits ainsi que les peines qui leur sont applicables » et l’article 37 prévoit que « les matières autres que celles qui sont du domaine de la loi ont un caractère réglementaire. » Il résulte de ce partage de compétences entre loi et règlement que les contraventions relèvent du pouvoir réglementaire. Cette solution a été confirmée par le Conseil d’État, qui a jugé qu’« il résulte de l’ensemble de la Constitution et notamment des termes précités de l’article 34 que les auteurs de celle-ci ont exclu du domaine de la loi la détermination des contraventions et des peines dont elles sont assorties. » (310) Elle l’a également été par le Conseil constitutionnel, qui a indiqué dans une décision de 1963 que « la détermination des contraventions et des peines dont celles-ci sont assorties, est de la compétence réglementaire » (311). Cette nouvelle répartition des compétences a été inscrite dans le nouveau code pénal aux articles 111-2 et 111-3. Le second alinéa de l’article 111-2 prévoit ainsi que « le règlement détermine les contraventions et fixe, dans les limites et selon les distinctions établies par la loi, les peines applicables aux contrevenants. » Ainsi, l’article 131-13 du code pénal définit-il cinq classes de contraventions, sanctionnées d’une amende maximale de 1 500 euros, et de 3 000 euros en cas de récidive, pour les contraventions de cinquième classe.

En vertu du principe constitutionnel de proportionnalité des délits et des peines, dégagé par le Conseil constitutionnel à partir de l’article 8 de la Déclaration de 1789 (312), le législateur n’est pas entièrement libre dans la détermination des peines. Depuis un décret n° 2009-724 du 19 juin 2009, a été introduit dans le code pénal un article R. 645-14 qui instaure une nouvelle infraction, constitutive d’une contravention de cinquième classe, punissant le fait de dissimuler volontairement son visage « au sein ou aux abords immédiats d’une manifestation sur la voie publique ». Or, ainsi que l’a exposé M. Bertrand Louvel, président de chambre et directeur du service de documentation et d’études à la Cour de cassation : « Pour sanctionner la personne cagoulée à proximité d’une manifestation, ce qui constitue une contravention de la cinquième classe, l’autorité réglementaire a prévu une simple peine d’amende de 1 500 euros. Or, un tel comportement comporte plus de risque pour l’ordre public que celui d’une femme voilée qui marche paisiblement dans la rue. Donc, si une sanction devait être envisagée, elle ne pourrait être que d’un niveau inférieur, ce qui exclut toute intervention législative. » (313) Ainsi, eu égard aux sanctions des infractions existantes, il ne semble pas possible de faire du port du voile intégral dans l’espace public un délit. À cet égard, le règlement serait la norme juridiquement adéquate pour interdire le port du voile intégral.

b) Mais cette solution n’est pas applicable en pratique

Si la voie réglementaire serait juridiquement la plus adaptée au regard du partage des compétences entre loi et règlement, cette perspective se heurte à deux inconvénients : une telle norme serait très certainement censurée par le juge administratif et il n’est pas opportun que le législateur se décharge de ses responsabilités sur les élus locaux.

—  Il n’est pas opportun de laisser les maires seuls face à la pratique du port du voile intégral

L’interdiction du voile intégral par voie de règlement pourrait être prise soit un niveau national, par décret, soit un niveau local, au moyen d’arrêtés municipaux. Cette dernière solution a notamment été préconisée par Mme Caroline Fourest, au regard de l’ampleur réduite du phénomène : « D’ordinaire, je suis davantage favorable à la loi, car le règlement suppose des arbitrages et des rapports de force individuels compliqués à gérer. Mais j’estime que la voie réglementaire est plus adaptée à ce cas d’espèce, compte tenu du nombre réduit de femmes concernées. » (314)

Elle a été mise en œuvre en Belgique, puisque les communes sont compétentes, depuis une loi de 1999, pour prendre des sanctions administratives dans le but de lutter contre les nuisances. Certaines d’entre elles ont profité de cette législation pour réactiver ou introduire dans leur règlement communal des dispositions relatives à l’interdiction de se masquer le visage en dehors de carnaval. Dans le règlement communal de Schaerbeek, on peut ainsi lire : « Il est interdit de se dissimuler le visage ou de se trouver déguisé, grimé ou travesti sur la voie publique ou dans les lieux accessibles au public […] Sauf autorisation, le port du masque est interdit. » (315) Lors de son déplacement à Bruxelles, la mission a rencontré M. Philippe Moureaux, bourgmestre de Molenbeek qui a pris, en 2005, un règlement interdisant de se couvrir le visage dans l’espace public sauf autorisation du bourgmestre.

Cependant, ces interdictions locales rencontrent des limites évidentes, qui tiennent aux disparités des règles applicables dans l’espace. Ainsi, Mme France Lemeunier, analyste stratégique à l’Organe de coordination pour l’analyse de la menace (OCAM), a souligné « l’impression de cafouillage », qui ressort des données disponibles : le port du voile intégral est permis ou interdit selon la commune et, même dans les communes où il est interdit, des disparités importantes se font jour : certaines n’ont pas dressé de procès-verbaux sur ce fondement ; d’autres ont engagé des mesures de médiation ; d’autres prononcent des amendes de manière systématique. Ce risque d’émiettement des règles applicables a également été soulevé par les représentants de l’association Ville et banlieue de France. M. Renaud Gauquelin, maire de Rillieux-La-Pape, a nettement pointé ce risque : « ne laissons pas aux maires la responsabilité de prendre des arrêtés municipaux en la matière, car cela reviendrait à diviser la République française en 36 000 territoires, donc à égratigner sérieusement la laïcité ! » (316)

Un risque de stigmatisation de certains quartiers pourrait d’ailleurs être engendré par cette liberté laissée aux maires. Cette perspective a été évoquée par M. Patrice Billaud, vice-président du Grand orient de France, qui a souligné qu’« une application nationale éviterait de focaliser l’attention sur telle ou telle municipalité ou tel ou tel quartier » (317).

Plus fondamentalement, comme c’est au nom des valeurs républicaines que le voile intégral pourrait être interdit et non au titre de circonstances locales particulières, seule une interdiction nationale aurait un sens. M. Claude Dilain, président de l’association Ville et banlieue de France et maire de Clichy-sous-Bois, a fortement incité la mission à ne pas laisser les maires seuls face à cette problématique : « Une [autre] erreur, très grave, serait de renvoyer la « patate chaude » aux maires, au prétexte que ce problème n’existe que dans un certain nombre de villes. Je le répète : cette question renvoie aux valeurs républicaines que sont l’intégration, le respect de la personne et sa dignité. Elle appelle donc une réponse de la société française – et non exclusivement des maires par le biais d’arrêtés municipaux – et, par conséquent, la réaffirmation des valeurs de la République, d’une manière ou d’une autre, mais de façon symbolique et forte. » (318) M. Rémy Schwartz a indiqué que la même question s’était posée à la commission Stasi qui avait également privilégié la solution législative : « Cela reviendrait à laisser les élus locaux seuls face à ces difficultés. » (319), a-t-il estimé.

—  La voie réglementaire est en tout état de cause impraticable

En tout état de cause, la voie réglementaire se révèle impraticable sur le terrain juridique. Les restrictions apportées par le pouvoir réglementaire aux libertés individuelles ne doivent en effet être ni générales ni absolues, selon une jurisprudence constante du Conseil d’État. Elles doivent en effet être justifiées par des circonstances de temps et de lieu particulières. Ainsi que l’a rappelé M. Brice Hortefeux, « Comme toujours, lorsque les libertés publiques sont en jeu, les restrictions ne sont admises que dans des circonstances particulières – c’est d’ailleurs ce qui a justifié le décret du 19 juin 2009, prohibant le port de cagoules aux abords immédiats des manifestations. » (320)

Quand bien même des circonstances particulières seraient attestées, le juge administratif contrôle la proportionnalité de l’atteinte portée à la liberté en cause par rapport à la menace à l’ordre public que l’acte réglementaire entend prévenir. Sur le fondement de cette jurisprudence a été annulé par le tribunal administratif de Montpellier un arrêté municipal du maire de la Grande Motte interdisant « de se trouver sur la voie publique en étant seulement vêtu d’une tenue de bain, le torse nu, du 1er juin au 15 septembre » (321).

Enfin, l’interdiction du port du voile intégral dans l’espace public peut s’analyser comme une restriction apportée à une, voire plusieurs libertés fondamentales, qui relève de la compétence de la loi en vertu de l’article 34 de la Constitution. Ce dernier prévoit en effet que « la loi fixe les règles concernant les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques ».

Cette triple analyse, tenant à l’opportunité et à la faisabilité du passage par la voie réglementaire, a été synthétisée par M. Éric Besson : « L'État ne saurait, en particulier, se décharger de ses responsabilités et renvoyer à des arrêtés de police municipale, qui, pour être légaux, doivent répondre à des circonstances locales particulières. Or, ce ne sont pas les circonstances locales qui sont en cause, mais les principes mêmes de notre République. » (322)

c) Le passage par la loi, seule voie possible

Le passage par la voie réglementaire étant impossible et inopportun, la loi est le seul vecteur normatif possible pour interdire le voile intégral dans l’espace public. Ainsi que l’a souligné Mme Anne Levade, professeur de droit public à l’Université de Paris XII, « la réglementation – ou l’interdiction – de l’usage public du voile intégral nécessite l’intervention du législateur, seul compétent pour réglementer l’exercice d’une liberté publique […] Le législateur bénéficie d’une plus grande liberté que l’autorité réglementaire pour poser des interdictions générales. » (323)

Le passage par la loi est possible dans la mesure où le Conseil constitutionnel s’est jusqu’à présent refusé à sanctionner l’empiétement de la loi sur le domaine du règlement. Cette jurisprudence a d’ailleurs été inaugurée en 1982 précisément parce que la loi avait entendu créer une contravention. Les auteurs de la saisine estimaient ainsi que la loi édictait « une règle qui ne relève pas du domaine de la loi en instituant une amende contraventionnelle » (324). Le Conseil constitutionnel a alors estimé que « la Constitution n'a pas entendu frapper d'inconstitutionnalité une disposition de nature réglementaire contenue dans une loi » (325). Il est donc possible, pour le législateur, de créer des contraventions sans encourir la censure du Conseil constitutionnel.

Face à cette dualité de compétences, puisque seul le législateur pourrait restreindre d’une telle façon l’exercice d’une liberté publique, tandis que le pouvoir réglementaire est compétent pour créer des contraventions, une solution consisterait à interdire cette pratique par la loi en renvoyant le soin au pouvoir réglementaire le soin de préciser la classe de la contravention qui punit le non-respect de cette interdiction. Tel est également le dispositif envisagé par la contribution du groupe UMP adressée aux travaux de la mission.

2. Une interdiction serait-elle possible au regard de la Constitution et de la CEDH ?

Le second problème juridique auquel doit être apportée une solution avant que ne soit envisageable une loi d’interdiction générale et absolue de dissimuler son visage dans l’espace public réside dans la nécessaire compatibilité de cette dernière avec la Constitution et avec la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH). En effet, toute loi votée par le Parlement est susceptible de voir sa constitutionnalité contrôlée par le Conseil constitutionnel, d’autant plus qu’existe désormais un contrôle par voie d’exception avec la question prioritaire de constitutionnalité, et sa conventionalité analysée par la Cour européenne des droits de l’homme. Cette question est d’une particulière importance dans la mesure où une censure du Conseil constitutionnel ou une condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme constitueraient un désaveu particulièrement cinglant pour la représentation nationale et une victoire pour les partisans d’une pratique radicale de la religion.

Or, ces deux instances juridictionnelles protègent plusieurs libertés auxquelles une interdiction de dissimuler son visage dans l’espace public pourrait porter atteinte à :

—  La liberté de conscience et celle, qui en découle, de manifester ses opinions. Cette liberté est notamment garantie par l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et par l’article 9 de la CEDH ;

—  La liberté d’aller et venir, dans la mesure, où, si l’on reprend le raisonnement de M. Denys de Béchillon, « une loi visant à empêcher les femmes de se promener en burqa dans la rue pourrait s’analyser dans une certaine mesure en une restriction de leurs possibilités de déplacements. » (326) Cette liberté est également garantie tant par la jurisprudence du Conseil constitutionnel que par celle de la CEDH.

L’article 9 de la CEDH

« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites.

« 2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. ».

En revanche, la liberté de se vêtir librement n’a été dégagée par aucune de ces deux institutions.

Pour qu’une disposition législative puisse porter atteinte à des droits garantis par la Constitution ou par la CEDH, il est nécessaire, d’une part, qu’elle soit fondée sur des exigences de portée équivalente et, d’autre part, que les restrictions apportées à ces libertés soient analysées par le juge comme étant proportionnées. Il est donc nécessaire que « la restriction d’une liberté [apparaisse] véritablement nécessaire dans une société démocratique comme la nôtre, et non déséquilibrée en regard de l’exercice des autres libertés ». En revanche, il n’est pas indispensable que le fondement retenu par le Conseil constitutionnel et par la Cour européenne des droits de l’homme soit identique.

Afin de justifier une interdiction de dissimuler son visage dans l’espace public, trois fondements juridiques ont été envisagés par les personnes auditionnées par la mission : le principe de laïcité, celui de dignité de la personne humaine et la sauvegarde de l’ordre public.

a) La laïcité, un fondement inopérant

Le premier fondement que l’on pourrait mobiliser réside dans le principe de laïcité. Celui-ci a, en effet, valeur constitutionnelle, puisqu’il figure à l’article premier de la Constitution de 1958, et a été reconnu par la Cour européenne des droits de l’homme dans plusieurs arrêts, notamment dans des affaires impliquant la Turquie, la Suisse et la France. Dans l’une d’entre elles, Leyla Şahin c. Turquie (327), la Cour européenne des droits de l’homme a validé l’interdiction du voile islamique dans les universités turques au nom du principe de laïcité. Plus récemment, dans son arrêt de 2009 Aktas c. France (328), la Cour a jugé légitime qu’une jeune fille qui refusait d’ôter son voile en cours de gymnastique soit exclue de son lycée.

Cependant, ce principe ne saurait être retenu dans le cas d’une interdiction portant sur l’espace public pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, si la Cour européenne des droits de l’homme a validé le bannissement des voiles de l’université en Turquie, elle a motivé son raisonnement par d’abondantes considérations relatives aux spécificités du cas qui lui était soumis. Ainsi que l’a relevé M. Denys de Béchillon, « la Cour insiste lourdement sur la situation tout à fait singulière de la Turquie, la décrivant comme un pays assiégé, très fragilisé par la menace islamique et dont l’existence et l’identité politiques reposent sur la solidité du postulat de laïcité. Or une prohibition du voile intégral ne pourrait pas être considérée comme également valable dans des pays beaucoup moins en situation de péril existentiel jusqu’à plus ample informé. » (329;

De surcroît, cette interdiction prenait place dans un service public, à savoir au sein des universités ou des écoles primaires et secondaires. Or, le principe de laïcité ne saurait valoir dans la totalité de l’espace public, ainsi que l’ont confirmé toutes les personnes qui se sont exprimées à ce sujet devant la mission : la laïcité est source d’obligations pesant sur l’État, dans le cadre notamment de l’organisation des services publics et non pas sur les particuliers. « La laïcité, en tant que principe politique d’organisation, s'applique aux institutions, non aux individus […] Elle vise, par la séparation des Églises et de l'État, à distinguer institutionnellement le domaine de l'administration et des services publics de celui de la vie privée des citoyens. » (330) a ainsi rappelé M. Marc Blondel, président de la Fédération nationale de la libre pensée. Si l’on souhaitait en faire usage pour réglementer des comportements dans l’espace public, cela « reviendrait […] à redéfinir radicalement la portée de ce principe. » a expliqué M. Xavier Darcos. Les juristes auditionnés par la mission ont avancé la même analyse. Pour retenir la formule de M. Bertrand Mathieu, « ce sont l’État, les pouvoirs publics et les services publics qui sont soumis au principe de laïcité, non les individus, le corps social et l’espace public. » (331;

Enfin, légiférer au nom de la laïcité reviendrait à considérer le voile intégral comme un signe religieux. Dans ces conditions, l’on voit mal pourquoi, au nom du principe de laïcité, seul le port du voile intégral serait prohibé dans l’espace public. Si tel était le cas, « il y aurait sans doute un risque de condamnation pour violation de l’article 14 [de la CEDH], voire au titre de la discrimination collective », a souligné M. Jean-Pierre Marguénaud, professeur de droit privé à l’université de Limoges. Le voile intégral n’étant pas le seul signe religieux présent dans l’espace public, « il faudrait alors réglementer l’usage de tout vêtement marquant une identité religieuse en public, ce qui n’est pas imaginable. » (332), a expliqué M. Bertrand Mathieu, rejoignant ainsi une remarque de M. Guy Carcassonne.

La laïcité ne saurait donc servir de fondement, tant du point de vue du droit que de celui des principes, à une interdiction du port du voile intégral dans l’espace public.

b) La dignité de la personne humaine, une notion au contenu incertain

Le deuxième fondement juridique auquel l’on pourrait penser pour justifier une prohibition du voile intégral dans l’espace public serait la notion de dignité de la personne humaine. Il est, en effet, incontestable que le voile intégral est une atteinte à la dignité de la femme qui le porte (333). Le principe de dignité est donc, en l’occurrence, étroitement lié à celui d’égalité des sexes. De surcroît, cette base juridique permet de saisir la spécificité du voile intégral, et donc de ne bannir que ce signe religieux de l’espace public, dans la mesure où l’atteinte à la dignité trouve son fondement dans le fait que le visage de la personne soit dissimulé.

La notion de dignité de la personne humaine a été consacrée par la jurisprudence de trois juridictions :

—  Le Conseil constitutionnel, dans deux décisions de 1994 et de 1995 (334) a fait de la sauvegarde de la dignité de la personne humaine un principe à valeur constitutionnelle qui découle du préambule de la Constitution de 1946 ;

—  Le Conseil d’État a fait de la dignité de la personne humaine la quatrième composante de l’ordre public en 1995, à l’occasion du célèbre arrêt Commune de Morsang-sur-Orge (335) où il a jugé légal un arrêté municipal interdisant un spectacle de lancer de nain en l’absence de circonstances locales particulières et malgré l’accord de la personne projetée, au nom du principe de dignité de la personne humaine ;

—  La Cour européenne des droits de l’homme a également dégagé ce principe dans sa jurisprudence, bien qu’il soit formellement absent du texte de la convention. Ainsi, à l’occasion de deux arrêts C.R. et S.W. contre Royaume-Uni du 22 novembre 1995, elle a affirmé que la liberté et la dignité étaient les deux fondements de la convention (336).

En faisant un parallèle avec l’affaire du lancer de nain, on voit bien quel serait le sens d’une interdiction de dissimuler son visage dans l’espace public, y compris pour des personnes consentantes : « si l’on poursuit sur cette voie, il n’est pas complètement inconcevable de soutenir qu’une femme dissimulée sous une burqa se dégrade et dégrade sa propre dignité » (337), a explicité M. Denys de Béchillon. Elle devrait donc, selon cette logique, en être empêchée. Selon la conception du principe de dignité de la personne humaine qui sous-tend ce raisonnement, l’État serait fondé à imposer des obligations aux particuliers au nom de la protection de leur propre dignité.

Pourtant, cette analyse se heurte à des objections importantes.

La première réside dans le fait que cette conception du principe de dignité a, semble-t-il, été abandonnée par la CEDH. Elle a eu l’occasion de préciser ce point au travers de sa jurisprudence portant sur les pratiques sadomasochistes. En 1997, dans l’affaire Laskey, Jaggard et Brown c. Royaume-Uni (338), elle a eu à connaître d’un recours formé devant elle par des participants à des activités sadomasochistes qui avait été condamnés par les tribunaux britanniques à cinq ans de prison, alors qu’ils étaient consentants et que personne ne s’était plaint ni n’avait jamais été hospitalisé ou même soigné. La CEDH jugea pourtant légitime la condamnation des intéressés, « estimant que ces sadomasochistes avaient porté une atteinte à leur dignité. Il y avait donc bien une communauté de vues entre cet arrêt et celui de Morsang sur Orge » (339), d’après l’analyse de M. Denys de Béchillon.

Mais cette interprétation de la notion de dignité a été abandonnée, dans une affaire similaire, KA et AD c. Belgique, en 2005 (340). Une femme, qui disait participer de manière volontaire à des pratiques sadomasochistes, avait été torturée par deux hommes et s’était évanouie à plusieurs reprises. De ce fait, son consentement n’a pas pu être actualisé en permanence, fondant la qualification de ces pratiques en actes de torture. On peut ainsi déduire de cet arrêt, à l’instar de M. Denys de Béchillon, que « c’est le consentement actualisé qui fait la frontière entre la liberté sexuelle, protégée, et la torture, condamnable. » (341) Le raisonnement suivi dans cette affaire est aux antipodes du précédent. Ce qui compte désormais pour la Cour européenne des droits de l’homme, c’est l’autonomie de cette femme, sa volonté et sa liberté de consentir aux supplices qu’elle avait sollicités et non plus la protection de sa dignité. Sur le fondement de cette évolution, ce dernier concluait : « vous voyez […] que nous ne disposons plus du tout des mêmes outils juridiques pour empêcher une femme de porter la burqa si elle le souhaite. C’est même plutôt le contraire : si c’est la volonté de la personne qui compte, en dernière analyse, et mérite la protection, il devient très difficile de l’empêcher de disposer d’elle-même — et a fortiori de son vêtement — si telle est sa volonté. » (342)

La notion de dignité de la personne humaine, telle qu’elle ressort de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, se situe dans le droit fil de cette conception de la dignité comme protégeant le libre arbitre de la personne. Ce dernier a déduit le principe de la dignité de la personne humaine d’une phrase du préambule de la Constitution de 1946, qui comprend l’expression suivante « au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine ». Il semble donc clair que selon cette conception de la dignité, celle-ci conforte le droit de ne pas être dominé ou asservi. « Si l’on en reste à ces solides prémisses, il n’y a rien là qui puisse justifier un gouvernement extérieur des corps et des consciences. Tout au contraire, il y a tout ce qu’il faut pour protéger la liberté de chacun de se comporter comme il l’entend dans le respect de l’égale liberté d’autrui » (343), a conclu M. Denys de Béchillon. La conception de la dignité retenue par le Conseil constitutionnel est donc la suivante, comme l’a résumé M. Guy Carcassonne : « il s’agit d’un principe opposable au législateur, mais que le législateur ne peut opposer aux citoyens. » (344)

Il existe donc deux contenus possibles pour la notion de dignité de la personne humaine. Dans un cas, elle autorise l’État à restreindre la liberté individuelle, au nom de la protection de la liberté, dans l’autre, elle protège la liberté individuelle contre les restrictions qui pourraient l’atténuer. Cette dualité de sens a d’ailleurs clairement été exposée dans le rapport du Comité de réflexion sur le préambule de la Constitution présidé par Mme Simone Veil (345). Alors que seule la première conception pourrait légitimer l’interdiction de dissimuler son visage dans l’espace public, c’est bien la seconde qu’ont choisi d’appliquer le Conseil constitutionnel et la Cour européenne des droits de l’homme.

La position de ces deux juridictions a de surcroît été fondée en principe par les juristes entendus par la mission. Ils ont pointé les conséquences qu’il y aurait à estimer que le port revendiqué du voile intégral dans l’espace public serait une atteinte à la dignité de la femme.

La première d’entre elles, soulevée par Mme Anne Levade, réside dans le fait que la sauvegarde de la dignité de la personne humaine « est un principe de droit objectif et, de ce fait, auquel on ne peut déroger ; autrement dit, il n’y a pas de petites et de grandes atteintes à la dignité, il n’y a pas des atteintes acceptables et d’autres qui ne le seraient pas. » (346) Par conséquent, toute atteinte au principe de dignité doit être prohibée, où qu’elle se déroule. La pratique du port du voile intégral devrait donc également être interdite dans les espaces privés, en toutes circonstances.

De plus, M. Guy Carcassonne a insisté sur le fait que l’usage du principe de dignité de la personne humaine reviendrait à adresser « un formidable signal aux ligues de vertu, qui se mettraient à exiger que la pornographie, la prostitution ou le piercing soient également prohibés. » (347) Le législateur indiquerait aux citoyens, « sous couvert de dignité, ce qu’ils doivent ou ne doivent pas faire » (348), laissant planer un climat d’ordre moral.

Il ne saurait donc être question en l’état actuel de la jurisprudence tant du Conseil constitutionnel que de la Cour européenne des droits de l’homme de fonder une interdiction de dissimuler son visage dans l’espace public sur la notion de dignité de la personne humaine.

c) L’ordre public, la piste la moins risquée

Enfin, un troisième fondement juridique a été discuté devant la mission, celui de l’ordre public. Le fait de dissimuler son visage dans l’espace public pourrait en effet être considéré comme présentant un risque de menace à l’ordre public.

Cette notion permet effectivement de limiter l’exercice de certaines libertés tant dans le domaine constitutionnel que dans celui de la CEDH :

—  La seule référence à l’ordre public dans notre bloc de constitutionnalité concerne précisément la liberté d’opinion, mentionnée à l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 selon lequel « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi. » La valeur constitutionnelle de cette notion a été reconnue par le Conseil constitutionnel en 1981 (349) ;

—  Le second alinéa de l’article 9 de la CEDH mentionne également les restrictions qui peuvent être apportées à la liberté de manifester sa religion ou ses convictions au nom de la protection de l’ordre public puisqu’elle prévoit qu’elle « ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. ».

La notion d’ordre public n’a pas été définie par la jurisprudence constitutionnelle. On peut néanmoins se fonder sur la définition qu’a adoptée le Conseil d’État de cette notion et qui « englobe la sécurité, la tranquillité, la salubrité mais aussi la moralité publique » (350), ainsi que l’a souligné M. Rémy Schwartz.

À vrai dire, le port du voile intégral dans l’espace public serait susceptible de porter atteinte à l’ordre public selon trois modalités différentes.

On pourrait estimer que le voile intégral est un vêtement qui autorise la dissimulation d’armes et facilite la perpétration d’attentats. Il constituerait alors une atteinte potentiellement directe à l’ordre public. M. Denys de Béchillon a pointé cette possibilité : « on peut aussi vouloir se prémunir contre le risque de dissimulation, sous un vêtement très ample, d’armes ou d’explosifs. On me dit que dans certains pays, comme l’Inde ou le Pakistan, la burqa est regardée avec inquiétude sous ce rapport, parce qu’elle permet assez facilement de commettre des attentats suicides. » (351), a-t-il indiqué. Cependant, une interdiction sur ce fondement serait très certainement jugée comme discriminatoire si elle ne visait que le voile intégral puisque d’autres vêtements amples présentent les mêmes caractéristiques et comme disproportionnée si elle concernait tous les vêtements qui peuvent être utilisés en vue de la perpétration d’un attentat. « Si l’on veut se prémunir contre tout risque de dissimulation d’une arme ou d’un explosif, il faut interdire le sac à dos, la mallette, le boubou et même la soutane…, qui posent exactement le même problème ! Je ne crois pas que vous souhaiterez en arriver là s’il n’existe pas de nécessité actuelle et avérée » (352), a expliqué M. Denys de Béchillon. Cette piste doit donc être abandonnée.

La menace à l’ordre public pourrait résider dans le fait de dissimuler son visage, ce qui ne permettrait pas une identification immédiate de la personne. C’est au nom de l’ordre public qu’en 2005, le Conseil d’État a jugé légal le refus de visa qui avait été opposé à une femme qui avait refusé, avant d’entrer dans un consulat, d’ôter un instant son foulard pour procéder à un contrôle d’identité (353). La jurisprudence du Conseil d’État a également admis la légalité de la circulaire imposant que les photographies d’identité soient faites tête nue (354). Dans une décision du 11 janvier 2005, la Cour européenne des droits de l’homme a estimé que l’obligation de retirer son turban imposée à un sikh dans le cadre des contrôles de sûreté applicables aux passagers dans les aéroports, était une mesure de sécurité nécessaire qui entrait dans les buts légitimes pouvant justifier une restriction à la liberté de religion garantie par l’article 9 de la Convention.

Il n’est cependant pas certain qu’il existe un devoir d’être identifiable à tout moment dans l’espace public. Ces décisions obligent, en effet, les personnes qui portent un voile à le retirer en des occasions précises et non de manière permanente. La jurisprudence du Conseil constitutionnel relative aux contrôles d’identité, qui ne doivent pas être « généralisés » (355) pourrait également être interprétée en ce sens. Telle a été la position soutenue par M. Rémy Schwartz au cours de son audition « si l’ordre public nécessite de pouvoir reconnaître les identités, ce contrôle n’est pas permanent. On ne peut pas imposer aux citoyens d’être en état de contrôle permanent » (356), ainsi que par M. Denys de Béchillon : « La jurisprudence actuelle du Conseil constitutionnel n’indique pas que les citoyens sont obligés de dévoiler leur visage en permanence, d’être reconnaissables en tout lieu et en toutes circonstances, alors même qu’aucun officier de police ne procède à un contrôle d’identité. […] En tout cas, de prime abord, la justification d’une prohibition de la burqa au motif que le visage doit être invariablement identifiable me paraît franchement mal assurée. » (357)

Enfin, la notion d’ordre public est susceptible d’une troisième acception, qui se rapprocherait des notions de bonnes mœurs ou de code social telle qu’elle a été décrite par M. Guy Carcassonne devant la mission : « Pourquoi parler d’ordre public ? Les codes sociaux font qu’il y a des éléments de notre corps que l’on cache, d’autres que l’on montre. Peut-être dans mille ans exposera-t-on son sexe et dissimulera-t-on son visage, pour le moment, c’est l’inverse qui est unanimement admis. » (358)

Cette conception peut s’appuyer sur l’article 222-32 du code pénal, qui définit le délit d’exhibition sexuelle en le reliant sur une notion encore plus large que celle d’espace public, à savoir celle de « lieu accessible aux regards du public. ». En effet, aux termes de cet article, « l'exhibition sexuelle imposée à la vue d'autrui dans un lieu accessible aux regards du public est punie d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende. »

Une interdiction de dissimuler son visage dans l’espace public fondée sur la notion d’ordre public entendue en ce sens pourrait être acceptée par le Conseil constitutionnel, sur le fondement de trois articles de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen :

—  L’article 4 indique que « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Or, on peut défendre l’idée que dissimuler son visage nuit à autrui ;

—  L’article 5 pourrait aussi servir de fondement à cette interdiction dans la mesure où il prévoit que « la Loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société ». Ainsi que l’a expliqué M. Guy Carcassonne, « nous sommes en droit de considérer que la présence en son sein de personnes refusant toute communication constitue une menace qu’elle doit traiter avec le plus grand sérieux, à un moment où le phénomène demeure marginal. » (359;

—  L’article 10, précédemment évoqué, qui lie fermement expression des opinions, y compris religieuses, et ordre public établi par la loi : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi. »

En ce qui concerne la conventionalité d’une telle disposition au regard de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, M. Guy Carcassonne a été catégorique : « une loi fondée sur l’ordre public n’exposerait pas la France à une condamnation par la Cour européenne des droits de l’homme : il ferait beau voir que la Cour de Luxembourg expliquât à la France que le fait de cacher son visage aux autres est un droit inaliénable et sacré ! » (360)

Cette analyse mérite cependant discussion, dans la mesure où le fait de porter le voile intégral fait partie intégrante de la liberté de manifester sa religion, au sens de l’article 9 de la Convention. La Cour européenne des droits de l’homme ne chercherait donc pas à montrer qu’il existe un droit à revêtir le voile intégral mais examinerait si son interdiction dans l’espace public est prévue par la loi, constitue une « mesure nécessaire dans une société démocratique » et a pour but la sécurité publique, la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou la protection des droits et libertés d’autrui, selon le raisonnement qu’elle a suivi dans l’arrêt précité Leyla Şahin c. Turquie (361). Or, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme laisse ces questions ouvertes.

Ainsi, la piste de l’ordre public semble être la moins risquée, ce qui ne signifie pas qu’elle puisse forcément aboutir tant au regard du contrôle de constitutionalité que du contrôle de conventionalité. « Ces deux instances regarderaient-elles cette restriction comme justifiée et proportionnée ? Les juristes en débattent et ne nous apportent pas, aujourd’hui, de réponse suffisamment affirmative » (362), a constaté M. Brice Hortefeux. Alors que pour M. Guy Carcassonne, ces deux obstacles étaient franchissables, M. Denys de Béchillon a estimé qu’« en l’état actuel du droit positif, la prohibition générale du port de la burqa serait extrêmement fragile, et de nature à poser plus de problèmes qu’elle ne saurait en résoudre. » (363)

En tout état de cause, la sagesse voudrait que si une proposition de loi interdisant de dissimuler son visage dans l’espace public était déposée, elle soit transmise au Conseil d’État pour avis, ainsi que le peut le Président de l’Assemblée nationale en vertu de l’article 39 de la Constitution.

3. Pourrait-on sanctionner la violation de cette interdiction ?

La question de l’interdiction du voile intégral dans l’espace public ne saurait être dissociée de celle de la sanction à prévoir en cas de violation de cette interdiction. « Quel intérêt y aurait-il à brandir de grands principes si ceux-ci devaient rester lettre morte ? Si une nouvelle norme est édictée, son application sera immédiatement mise à l’épreuve par celles et ceux qui prêchent le communautarisme radical. La loi, pour avoir un sens, doit être effective. Rien ne serait pire qu’une loi inappliquée : une loi inappliquée, c’est une loi défiée. », (364) a estimé M. Brice Hortefeux. À ce titre, quatre questions doivent être résolues : sur qui faire porter les sanctions, quelles exceptions prévoir, quelle peine infliger et comment faire concrètement respecter l’interdiction ?

a) Sur qui les sanctions devraient-elles porter ?

Dans la mesure où il existe une incertitude quant au fait que le port du voile intégral soit réellement l’expression de la liberté de la personne qui le revêt, se pose la question de la personne à sanctionner. Il serait, en effet, souhaitable que les femmes qui portent le voile intégral sous la contrainte et qui sont donc des victimes ne soient pas sanctionnées pour ces faits. Dans cette perspective, certaines personnes auditionnées par la mission ont évoqué la possibilité de faire porter la sanction sur l’entourage de la femme portant le voile intégral, afin que celle-ci soit réellement efficace.

Selon Mme Cécile Petit, premier avocat général près la Cour de cassation, la sanction pourrait être dirigée contre les personnes incitant au port du voile intégral : « cette nouvelle infraction cible la seule porteuse du voile intégral qui n’est, en réalité, que la victime instrumentalisée d’un prosélytisme fondamentaliste ; elle ne stigmatise que le symptôme et elle laisse à l’abri des poursuites les véritables auteurs restés dans l’ombre. Or, les criminalistes le savent, la peine doit avoir une fonction utilitaire et doit éviter la contagion du mal. » (365)

Pour M. Brice Hortefeux, il faut également envisager de sanctionner l’époux qui contraint sa femme à porter le voile intégral, au motif que « l’on ne peut imaginer sanctionner indifféremment un acte résultant de l’expression d’une volonté propre et un fait commis sous la contrainte […] » (366).

Il va de soi que si l’incitation au port du voile intégral ou la contrainte était prouvée, il serait nécessaire d’en punir les auteurs, ainsi que l’a préconisé la mission. Néanmoins, peut-on faire de cette sanction le cas général ? L’article 121-1 du code pénal s’y oppose dans la mesure où « nul n’est responsable pénalement que de son propre fait. »

La question se pose néanmoins de savoir si l’interdiction de dissimuler son visage sur la voie publique ne sanctionnerait pas des femmes qui le portent sous la contrainte. L’argument sur lequel ce raisonnement prend appui réside dans la notion d’élément intentionnel de l’infraction. On ne saurait en effet punir une personne qui, ayant agi sous la contrainte, n’a pas eu l’intention de commettre l’infraction.

Cette objection, qui rendrait difficile la création d’une infraction de dissimulation de son visage dans l’espace public, n’est cependant pas recevable, dans la mesure où l’article 122-2 du code pénal prévoit que la contrainte constitue une cause d’irresponsabilité : « N’est pas pénalement responsable la personne qui a agi sous l’empire d’une force ou d’une contrainte à laquelle elle n’a pu résister. » On ne saurait néanmoins faire de cette règle un cas général, puisque, comme l’a indiqué M. Denys de Béchillon, « la liberté est une fiction. Mais c’est une fiction que les démocraties s’honorent de ne renverser que si elles ont de très bonnes raisons de le faire, et de ne renverser qu’en usant des procédures extrêmement contraignantes, afin de doter la personne intéressée des meilleures garanties de protection, comme dans la mise sous tutelle ou dans l’hospitalisation d’office par exemple. Hors de ces champs étroits, la fiction fonctionne et doit fonctionner toujours. » (367)

Si une telle infraction était créée, sa sanction ne pourrait donc porter que sur la personne qui la commet, c'est-à-dire qui dissimule son visage.

b) Quelles exceptions prévoir ?

Si une proposition de loi interdisant de dissimuler son visage dans l’espace public devait être adoptée, se poserait inévitablement la question des exceptions à cette règle. Il existe, en effet, des raisons légitimes de se couvrir le visage dans l’espace public, qui tomberaient également sous le coup de l’interdiction sauf à ce que cette dernière soit discriminatoire.

Ont, par exemple, été évoqués « les gens qui portent un casque de moto dès qu’ils mettent un pied à terre » (368) ou qui ont « une barbe touffue, un bonnet et une paire de lunettes » (369), « le skieur qui aurait chaussé un masque anti-brouillard ou un gendarme cagoulé du GIGN » (370) ou encore « le père Noël » (371) ! Les propositions de loi déjà déposées mentionnent également des exceptions s’appliquant « aux services publics en mission spéciale, ni aux activités culturelles telles que le carnaval ou le tournage d’un film. » (372)

Il serait illusoire de tenter de dresser une liste d’exceptions, tellement celle-ci serait susceptible de comprendre des circonstances diverses. On peut, en effet, également penser à la pratique de certains sports, qui nécessitent de revêtir un casque ou au fait de porter certains habits dissimulant le visage, tels que la cagoule. Le renvoi à un décret pour l’établissement de cette liste ne serait pas d’un plus grand secours.

Dès lors, il semble préférable de privilégier une notion générique dont les contours seraient progressivement précisés par la jurisprudence. Exemple pourrait être pris à cette fin sur l’article R. 645-14 du code pénal créé par le décret n° 2009-724 du 19 juin 2009 relatif à l'incrimination de dissimulation illicite du visage à l'occasion de manifestations sur la voie publique. Ce dernier prohibe la dissimulation du visage dans certaines conditions mais une exception a été prévue puisque ces dispositions « ne sont pas applicables aux manifestations conformes aux usages locaux ou lorsque la dissimulation du visage est justifiée par un motif légitime. » La notion de « motifs légitimes » devrait permettre au juge d’appliquer une éventuelle interdiction avec discernement.

c) Quelle devrait être la sanction ?

Ainsi que la mission l’a mentionné précédemment (373), au regard du principe de proportionnalité, il ne saurait être question de faire du fait de dissimuler son visage dans l’espace public un délit ou un crime. Les propositions de loi déposées jusqu’à présent proposent de punir cette nouvelle infraction d’une peine de 15 000 euros d’amende et de deux mois d’emprisonnement (374), solution qui doit donc être écartée.

Seule la voie de la contravention demeure donc ouverte impliquant. la condamnation à payer une somme d’argent, qui serait obligatoirement inférieure à 1 500 euros et 3 000 euros en cas de récidive, en vertu de l’article 131-13 du code pénal. Telle est d’ailleurs la voie proposée par la proposition de loi que le groupe UMP a fait parvenir à la mission. À titre d’exemple, le montant des amendes infligées en Belgique est bien moindre puisqu’ils sont compris entre 50 et 150 euros.

Il n’est pas assuré que ces condamnations pécuniaires soient la seule réponse à apporter à ce phénomène. Ainsi que l’a proposé Mme Gisèle Halimi, il serait possible de « sanctionner le port du voile intégral non pas par des peines d’amendes ou d’emprisonnement mais par des travaux d’intérêt général d’un nouveau genre. Les femmes qui portent le voile intégral seraient contraintes de suivre un enseignement sur les libertés, sur l’histoire de la République, sur l’histoire du féminisme, sur les religions […]. Notre capacité à lutter contre l’obscurantisme fait le génie de notre nation. Il nous faut éclairer ces femmes, les armer contre ceux qui tentent de les enfermer dans une foi aveugle et imbécile, les émanciper par la réflexion. » (375)

Or, cette possibilité est d’ores et déjà ouverte par le code pénal dans le cadre des peines complémentaires aux peines contraventionnelles. Conformément au 8° de l’article 131-16 du code pénal, le règlement qui réprime une contravention peut prévoir « l’obligation d’accomplir, le cas échéant à ses frais, un stage de citoyenneté ». Leur contenu, décrit aux articles R. 131-35 et suivants du code pénal semble correspondre à l’objectif recherché en l’espèce dans la mesure où il « a pour objet de rappeler au condamné les valeurs républicaines de tolérance et de respect de la dignité de la personne humaine et de lui faire prendre conscience de sa responsabilité pénale et civile ainsi que des devoirs qu'implique la vie en société. Il vise également à favoriser son insertion sociale. »

d) La sanction pourrait-elle être appliquée ?

« Il faut pouvoir dire : « Soit on respecte la loi, soit on est sanctionné » ; or, nous ne sommes pas en état de le faire » (376), a jugé M. Jean-Yves Le Bouillonnec, député-maire de Cachan. Ses doutes quant à l’applicabilité d’une loi d’interdiction du voile intégral dans l’espace public ont été partagés par M. Jean-Michel Ducomte, président de la Ligue de l’enseignement : « une loi pourrait-elle être appliquée ? Et qui serait chargé de veiller à son application ? Je n’ose imaginer que l’on procéderait à des dévoilements de force sur la voie publique ou dans des lieux déterminés. » (377), ainsi que par M. Jean-Pierre Dubois, président de la Ligue des droits de l’Homme : « Que fait-on d’une femme qui y contreviendrait ? Va-t-on l’amener au commissariat de police ? Va-t-on créer à côté des cellules de dégrisement des cellules de dévoilement ? Va-t-on lui enlever son voile sur la voie publique ? Il n’en est pas question ! » (378)

Le déplacement de la mission à Bruxelles lui a permis de demander aux bourgmestres qui ont instauré des interdictions sur le territoire de leur commune d’en préciser les modalités d’application concrète.

M. Philippe Moureaux, bourgmestre de Molenbeek, a indiqué avoir donné des instructions à ses forces de police afin de procéder au constat de l’infraction avec tact. Il a notamment été recommandé de se mettre à l’écart pour dresser les procès-verbaux afin d’éviter toute provocation et de tenter de les faire dresser par des femmes plutôt que par des hommes. Un seul cas de provocation a pu être noté : une femme en voile intégral a souhaité rencontrer le bourgmestre. Elle a demandé à voir tous les textes qui prohibaient le port du voile intégral a reçu une amende et n’est jamais revenue.

M. Yvan Yllief, bourgmestre de Dison, a préconisé à ses services de police de suivre la procédure suivante : interpellation, reconduite au domicile et délivrance d’une amende de 30 euros maximum. Ni l’un ni l’autre n’ont fait état d’incidents survenus lors de l’établissement des procès-verbaux.

Si une disposition interdisant de dissimuler son visage dans l’espace public était adoptée, comment pourrait-elle être appliquée avec les instruments juridiques existants en France ?

L’article 78-2 du code de procédure pénale autorise le contrôle de l’identité de toute personne à l’égard de laquelle existent une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’« elle a commis ou tenté de commettre une infraction ». Toute personne portant le voile intégral étant en situation d’infraction, il deviendrait alors possible d’en contrôler l’identité, ce qui obligerait les femmes intégralement voilées à montrer leur visage.

En cas de refus de justifier de son identité, la personne peut, en cas de nécessité, être retenue sur place ou dans un local de police où il est conduit aux fins de vérification de son identité. Cette rétention ne peut excéder quatre heures, conformément à l’article 78-3 du code de procédure pénale.

Si le refus est persistant, le procureur de la République peut ordonner la prise d’empreintes et de photographies. Si la personne refuse à nouveau de se plier à cette procédure, elle se rend coupable du délit mentionné à l’article 78-5 du code pénal , puni de 3 750 euros d’amende et de trois mois de prison et justifiant un placement en garde à vue.

Cette procédure de droit commun aboutit donc à terme à ce que la personne cesse de dissimuler son visage mais au prix de l’exercice possible d’une mesure de contrainte.

CONCLUSION : LA CONTRIBUTION DE LA MISSION À UN LARGE ACCORD POLITIQUE

Comme elle s’y était engagée, la mission s’est efforcée de présenter un large ensemble de préconisations afin de saisir la pratique du port du voile intégral dans toute sa complexité. Elle a souhaité mettre en avant les solutions qui unissent sans passer sous silence celles qui, aujourd’hui encore, ne recueillent pas un large accord.

La quasi-totalité des propositions formulées par la mission peuvent recueillir un consensus. Elles sont fondées sur la conviction qu’il est nécessaire de convaincre, d’éduquer, de protéger, qu’il importe de conforter les agents publics, dans un seul but : faire disparaître cette pratique contraire à nos valeurs républicaines. Ces propositions devraient rassembler toutes les formations politiques autour de ces déclinaisons pratiques que sont :

—  Le vote d’une résolution réaffirmant les valeurs républicaines et condamnant comme contraire à ces valeurs la pratique du port du voile intégral ;

—  L’engagement d’une réflexion d’ensemble sur les phénomènes d’amalgames, de discriminations et de rejet de l’autre en raison de ses origines ou de sa confession et sur les conditions d’une juste représentation de la diversité spirituelle ;

—  Le renforcement des actions de sensibilisation et d’éducation au respect mutuel et à la mixité et la généralisation des dispositifs de médiation ;

—  Le vote d’une loi qui assurerait la protection des femmes victimes de contrainte, qui conforterait les agents publics confrontés à ce phénomène et qui ferait reculer cette pratique.

Ces quatre orientations font l’objet d’un accord républicain qui dépasse les clivages habituels. C’est ce qu’il ressort des contributions adressées à la mission par les partis politiques représentés au Parlement. Les membres de la mission sont heureux que leur travail ait pu permettre de créer les conditions d’un vaste accord sur le constat.

En revanche, à ce stade du débat dans notre pays, la mission ne peut que constater que, tant en son sein que parmi les formations politiques représentées au Parlement, il n’existe pas – en tout cas pour l’heure – d’unanimité pour l’adoption d’une loi d’interdiction générale et absolue du voile intégral dans l’espace public. Une grande partie des membres de la mission est favorable à une loi d’interdiction du voile intégral, comme de tout vêtement masquant entièrement le visage, dans l’espace public, sur le fondement de la notion d’ordre public. C’est le sens des contributions individuelles des membres, qui figurent en annexe du présent rapport.

La mission a entendu mener sa réflexion le plus sereinement possible. Son premier objectif était d’établir un état des lieux de ce phénomène, d’en comprendre les origines, les manifestations et les conséquences. C’est chose faite. Grâce à ce travail, nos concitoyens ont désormais tous les éléments en main pour se faire une opinion sur cette pratique. Au fil des auditions, il est apparu aux membres de la mission que le port du voile intégral lançait un défi à notre République. C’est inacceptable ; il faut condamner cette dérive. Ce fut la deuxième préoccupation de la mission. Il s’agissait enfin de proposer un ensemble de préconisations pour lutter contre ce phénomène.

L’ambition de la mission n’a jamais été de considérer qu’avec ses préconisations, le débat s’arrêterait là. Cela aurait été faire preuve d’une grande présomption et de bien peu de réalisme.

Le débat est désormais ouvert. À chacun de s’en emparer, aux formations politiques de trouver une voie de passage qui permette au pays de faire front face à ce défi. Si un consensus est une vue bien trop idéale, un large accord républicain est à portée de main.

EXAMEN DU RAPPORT

Au cours de sa réunion du 26 janvier 2010, la mission a examiné le présent rapport.

M. André Gerin, président a fait savoir que M. Jean Glavany lui avait fait parvenir la déclaration suivante au nom du groupe SRC :

« Nous avons participé loyalement et dans un esprit constructif aux travaux de la mission.

Nous remercions le président, le rapporteur et les fonctionnaires qui nous ont accompagnés pour la qualité de nos travaux

Nous partageons le constat qui est fait dans le rapport quant à des pratiques extrémistes et minoritaires qui sont incompatibles avec la République et ses valeurs

Mais, comme nous avons eu l’occasion de le dire à plusieurs reprises, le débat a été doublement pollué :

—  D’abord par le débat sur l’identité nationale liant celle-ci à l’immigration, aux minarets et à la burqa d’une façon inacceptable et choquante.

—  Ensuite par l’oukaze de Monsieur Copé qui est inacceptable tant sur le fond que sur la forme

Dans ces conditions, le groupe Socialiste a décidé de ne pas prendre part au vote sur le rapport et, donc aux travaux sur le contenu des conclusions de ce rapport.

Nous sommes disponibles pour un consensus républicain sur ce sujet comme sur d’autres, mais pas tant que le débat sur l’identité nationale n’aura pas pris fin. »

*

* *

M. André Gerin, président. Nous nous retrouvons pour clore nos travaux, commencés le 8 juillet 2009. Les trois réunions que nous avons tenues la semaine dernière nous ont permis, me semble-t-il, de trouver un point d’équilibre : chacun aura pu faire valoir son point de vue, et la mission n’insulte pas l’avenir.

Nous avons reçu les contributions individuelles de MM. Christian Bataille, Jean-Paul Garraud, Lionnel Luca, Georges Mothron, Jacques Myard, de Mme Bérengère Poletti et de M. Jacques Remiller ; celle que M. Christophe Guilloteau nous a adressée hier après-midi sera intégrée au rapport. Nous avons également reçu des contributions de la plupart des partis politiques, ce qui est un apport important au débat. Constatant que, contrairement à ce qui avait été annoncé, le groupe UMP n’a pas déposé de proposition de loi mais qu’il en a envoyé le texte à la mission d’information, nous l’avons intégrée au rapport en la considérant comme la contribution de ce groupe politique.

M. Éric Raoult, rapporteur. C’est à votre insistance, Monsieur le président, car il y a là une sorte d’entorse au règlement.

M. André Gerin, président. Votre remarque, Monsieur le rapporteur, me permet de dire clairement que j’ai choisi cette solution pour que notre mission ait le dernier mot.

Nos collègues socialistes, vous le savez, ont décidé de ne pas participer au vote sur le rapport. Je le regrette, d’autant que l’assiduité des représentants de tous les groupes a caractérisé nos travaux. La mission qui nous avait été assignée a été remplie, je tiens à le souligner, par tous les groupes politiques représentés à l’Assemblée nationale.

Le rapport que nous remettrons tout à l’heure au Président de l’Assemblée nationale a une importance politique exceptionnelle. Par le diagnostic qu’il porte, par le sérieux avec lequel la mission a conduit ses travaux, par la fidélité du rapport aux points de vue qui ont été exprimés devant elle au cours des auditions, la portée de ce texte dépasse nos frontières. En remettant aujourd’hui ce rapport, en donnant à connaître les propositions qu’il contient, j’ai le sentiment du devoir accompli même si, bien sûr, le chantier est inachevé. Un autre commence, celui du débat national, et le rapport sur lequel nous allons nous prononcer constituera une excellente base de discussion. Vous l’aurez constaté, j’ai toujours veillé, quelles que soient les turbulences, à ce que les discussions de la mission ne sortent pas du cadre qui lui avait été fixé. À dater d’aujourd’hui, le dossier sera entre les mains du Gouvernement, de l’Assemblée nationale et des partis politiques et c’est bien ainsi. Mais, je l’ai dit, le débat ne fait que commencer et nous tous qui avons participé à la mission d’information veillerons à l’application des propositions contenues dans le rapport de M. Éric Raoult. On ne peut laisser se répéter le sort fait en son temps au rapport Stasi, dont une seule proposition, sur les vingt qu’il contenait, a été suivie d’effet.

Mes remerciements vont à notre rapporteur et aux membres de la mission pour leur engagement exemplaire, au-delà des différences de point de vue, dans un contexte politique assez compliqué.

M. Éric Raoult, rapporteur. Les 644 pages du rapport disent l’exhaustivité des travaux de notre mission – une mission d’information, je le souligne une dernière fois : nous cherchions à comprendre et nous relatons ce que nous avons entendu, mais nous n’avions pas à décider. Pour être complets, nous avons même inclus dans le rapport le texte de la proposition de loi du groupe UMP, non déposée à ce jour sur le Bureau de notre assemblée. Au cours des six mois écoulés, nous sommes allés au fond des choses. Je rappelle que, dès l’origine, nos travaux étaient prévus pour durer un semestre ; aussi, contrairement à ce qu’un président de groupe a prétendu, il n’a jamais été question que nous rendions notre rapport en septembre.

La mission d’information est une mission pluraliste. Même ceux de ses membres qui ont choisi de ne pas être là aujourd’hui n’ont pas refusé de participer à nos travaux ; ils ont assisté aux auditions et contribué aux débats. La règle, fixée dès l’origine, était que la composition de la mission serait pluraliste, et que nous remettrions un rapport reflétant ce pluralisme. Comme nul ne l’ignore, les turbulences ont été multiples. Il nous revient maintenant de remettre la synthèse de nos travaux au Président de l’Assemblée nationale. C’est à lui que nous faisons rapport. On verra ensuite si une proposition de loi pluraliste voit le jour.

Hier soir encore, j’ai rencontré des habitants de Clichy-sous-Bois et de Montfermeil, directement concernés par la question du port du voile intégral, et j’ai ressenti l’absolue nécessité d’actions pédagogiques de grande ampleur. Il faut expliquer et expliquer encore que si une loi d’interdiction est votée, ce n’est pas contre les femmes qui portent le voile intégral mais pour elles. Les explications sont indispensables, comme elles le sont à chaque fois qu’on légifère, que le sujet intéresse les médecins, les agriculteurs ou d’autres.

Nous avons, ensemble, bien travaillé. Nos divers déplacements nous ont permis d’apprécier la situation sur le terrain et les quelque 200 auditions auxquelles nous avons procédé nous ont permis de comprendre que derrière la question du port du voile intégral se profilent d’autres enjeux.

Pour certaines femmes, le port du voile intégral traduit un mal-être ; d’autres cherchent à provoquer et à tester la République. Il faut être attentif à ces questions. Les risques qu’il y aurait à légiférer ont été évoqués au cours des auditions et je n’y reviendrai pas. Mais, au-delà des risques, il y a la crainte de ce qui se joue, et cette crainte ne peut qu’être exacerbée, par exemple, par une visite à Finsbury Park, quartier de Londres où se trouve une mosquée assidûment fréquentée par les intégristes, base de recrutement de plusieurs jeunes gens impliqués dans différents attentats. Je m’y suis rendu en allant dans une commune jumelée avec Le Raincy ; en une demi-heure, j’ai vu au moins 2 000 femmes entièrement voilées. Certes, la question est appréhendée de manière différente au Royaume-Uni, mais il ne fait aucun doute que les conclusions de notre mission seront analysées attentivement hors de nos frontières. Il serait d’ailleurs bon de prévoir la traduction du rapport en plusieurs langues.

Je tiens à remercier notre président, André Gerin, et tous les membres de la mission d’information qui ont fait équipe avec une grande bonne volonté.

Mme Françoise Hostalier. Je tiens à féliciter le président et le rapporteur qui ont rédigé cet imposant rapport. Même si chacun peut ne pas être complètement d’accord avec toutes les propositions qu’il contient – comme c’est mon cas –, nul ne peut nier l’objectivité du texte. Il est dommage que tous les parlementaires qui ont participé aux travaux de la mission ne soient pas présents aujourd’hui. Je le regrette, car nos conclusions sont très attendues, en France, en Europe et au-delà et non pas seulement dans quelques quartiers dont les habitants éprouvent des difficultés à se situer face à ce phénomène. Nous n’avons donc pas le droit de nous montrer hésitants.

Le rapport que nous remettrons tout à l’heure au Président de l’Assemblée nationale a le mérite d’exister. C’est un élément d’un débat beaucoup plus large et les propositions qu’il contient ouvrent de nombreuses portes. J’espère donc que, si l’on peut discuter la forme ou la teneur précise de la proposition de loi, le consensus se fera au moins sur le fond. Le Parlement doit s’emparer de cette question et associer à la réflexion l’opinion publique en faisant, en effet, un effort de pédagogie. J’espère donc que notre rapport bénéficiera du plus grand consensus possible.

M. Jacques Myard. Le rapport a le mérite d’exister, c’est vrai ; il constitue une base de débat, et il s’efforce de traduire la diversité des opinions qui se sont exprimées devant la mission. J’en donne acte au président et au rapporteur, mais je constate que, pendant tout le week-end, les médias n’ont cessé de parler de l’interdiction du voile dans les services publics comme si nous l’avions proposée. Or, ce n’est pas ce qui figure dans la version du rapport que nous avons sous les yeux et ce n’est pas à quoi la mission s’est arrêtée. Je soumettrai donc quelques amendements qui modifieront à la marge les propositions contenues dans le rapport, ce qui me permettra de le voter.

Qu’attend-on de nous dans les quartiers ? Hier, j’ai rencontré de jeunes musulmans favorables à l’interdiction du voile intégral ! D’autre part, en Grande-Bretagne, la réflexion s’est engagée sur l’éventuelle interdiction du voile intégral car on se rend compte qu’on a commis une faute en permettant qu’il soit porté.

La proposition n° 7 me chagrine : pourquoi devrait-on créer une « école nationale d’études sur l’islam » ? Si école nationale il doit y avoir, qu’elle traite de toutes les religions. De même, pourquoi, par la proposition n° 8, suggérer « un travail parlementaire sur l’islamophobie » ? Il n’y a pas davantage lieu de différencier l’islam des autres religions, et le seul rôle du Parlement en cette matière est de poursuivre sa lutte contre toutes les discriminations.

Enfin, la proposition n° 18 tend à « recueillir l’avis du Conseil d’État en amont de l’éventuel examen d’une proposition de loi interdisant de dissimuler son visage dans l’espace public ». Ce texte existe et je demanderai donc que l’on supprime le mot « éventuel », ce qui permettra de mettre sur le même pied la proposition d’interdiction dans l’espace public et celle qui se limite aux services publics.

Mme Bérengère Poletti. Le travail que nous avons conduit était difficile comme le montre la pression médiatique qui n’a cessé de monter au cours du week-end. Notre mission visait, c’est exact, à collecter les informations nécessaires pour éclairer l’Assemblée. Il est cependant de tradition que les missions d’information formulent des propositions ; il est donc normal que l’on parle de celles que nous avançons.

Sur le fond, je considère, comme notre collègue Jacques Myard, qu’il ne serait pas de bonne pratique de cibler certaines propositions sur l’islam après avoir souligné pendant toute la durée de nos travaux que le port du voile intégral est un problème politique plus que religieux et qu’à supposer qu’il ait un fondement religieux, il trouverait ses racines dans le salafisme, version extrémiste de l’islam. Il y aurait quelque chose d’humiliant à proposer des mesures tendant à l’intégration spécifique des musulmans ; ce ne sont pas eux qui posent problème et nous sommes là pour les protéger, non pour les humilier. Il convient donc, en effet, d’évoquer les religions dans leur ensemble, ou aucune. Par ailleurs, je suis favorable à l’hypothèse d’une proposition de loi – et non à son examen « éventuel ».

M. Lionnel Luca. Les constats établis dans le rapport sont accablants : négation de la liberté ; rejet du principe d’égalité ; refus de la fraternité. Autrement dit, ce sont les fondements de la République qui sont en jeu ! Voilà pourquoi je ne puis me satisfaire de la rédaction insipide et édulcorée de la proposition n° 18 : elle donne le sentiment que la mission recule sur l’idée d’une proposition de loi interdisant le port du voile intégral dans l’espace public. Il convient de la réécrire ainsi qu’il suit : « Examiner une proposition de loi interdisant de dissimuler son visage dans l’espace public, après avoir recueilli l’avis du Conseil d’État ».

Je considère également qu’il faut supprimer les propositions nos 7 et 8 mais aussi la proposition n° 9, dans la mesure où elle pourrait remettre en question la loi de 1905, ce qui serait paradoxal.

M. Yves Albarello. Ayant été nommé rapporteur du projet de loi sur le Grand Paris, je n’ai pu participer à l’ensemble des réunions de la mission. Néanmoins, je maintiens les propos que j’avais tenus en septembre à l’adresse de Marc Blondel, président de la Fédération nationale de la libre pensée : « En effet, la burqa n’est pas un vêtement religieux. Il s’agit d’un moyen de nous tester, dans le cadre d’une offensive lancée contre la République. Cette question aurait dû être traitée il y a vingt ans. Nous sommes contraints de nous y atteler aujourd’hui, alors que des problèmes bien plus graves se posent en France. ».

Il faut, selon moi, interdire la burqa dans l’espace public. Or, ce matin, j’ai entendu avec stupeur à la radio que la mission avait déjà donné ses conclusions et que l’on se dirigeait vers une interdiction du voile intégral circonscrite aux bâtiments publics.

M. André Gerin, président. La mission n’a pas communiqué ses conclusions.

M. Georges Mothron. J’ai proposé une contribution personnelle, jointe à ce rapport, qui fait état d’une position similaire à celle de notre collègue Albarello. Je souhaite moi aussi que le terme « éventuel » soit retiré de la proposition n° 18.

M. Pierre Forgues. Il était de votre responsabilité, Monsieur le président, de démentir le fait que la mission avait donné à la presse ses conclusions. Je me réjouis du débat ouvert que nous avons pu avoir au sein de cette mission et des conclusions générales auxquelles nous avons pu aboutir. Cependant, je crois me rappeler que nous avions décidé de ne pas faire référence au domaine religieux, ce que font pourtant les propositions n°7 et 8. Par ailleurs, comme l’a indiqué Jacques Myard, la proposition n° 18 doit être reformulée.

Nous avons intérêt à adopter une position claire. Je ne suis pas opposé à une proposition de résolution qui pourrait d’ailleurs servir d’exposé des motifs à une future proposition de loi, mais j’avais cru comprendre qu’une majorité des membres de notre mission souhaitaient déboucher sur un texte interdisant de se masquer le visage, non pas dans des lieux publics affectés au transport ou à l’enseignement notamment, mais dans l’espace public en général. Pourquoi donner le sentiment de reculer sur ce point ?

M. François Baroin. Je considère moi aussi que les propositions n°7 et 8 sont dangereuses et qu’elles risquent de nous entraîner dans un engrenage qui nous éloignerait des termes du débat. D’autre part, l’objectif des signataires de la proposition de loi portée par le groupe UMP est de doter notre pays d’un cadre juridique permettant d’éliminer le port de la burqa, étant entendu qu’on peut discuter du calendrier ou de la méthode. Je souhaite que le procès-verbal de cette réunion mentionne clairement notre position.

Cela ne retire rien à l’immense travail réalisé par la mission. Je veux féliciter le président André Gerin pour la force de ses convictions ainsi qu’Éric Raoult. Nous sommes tous des élus de terrain, confrontés aux mêmes problèmes. Mettons de côté les arrière-pensées et les postures politiciennes et concentrons-nous sur notre objectif commun.

M. Jean-Paul Garraud. Je me joins aux félicitations sur le travail de fond remarquable qui a été produit par la mission, en regrettant de n’avoir pu assister à l’ensemble des auditions.

Une certaine unanimité, semble-t-il, se dégage. Les propositions n°7 et 8 sont regrettables puisqu’elles mentionnent très précisément l’islam, au risque de stigmatiser cette religion. La proposition n° 9 pose également problème. Enfin, il faut proposer une nouvelle rédaction de la proposition n° 18. En effet, nous n’avons pas eu de mots assez durs pour critiquer le port du voile intégral. Ce rapport a pour vocation d’ouvrir un grand débat dans notre pays et au-delà. Mais il ne faut pas s’arrêter à ce travail préliminaire, si poussé soit-il : il faut déposer une proposition de loi pour interdire le port de la burqa sur la voie publique.

M. Jacques Remiller. J’adresse à mon tour mes félicitations au président et au rapporteur de cette mission. Je rejoins les propos qui viennent d’être tenus. Si la proposition n° 9 ne me choque pas, je ne peux pas voter les propositions n°s 7 et 8 – les retirer donnerait d’ailleurs plus de poids à la proposition n° 6. Enfin, je demande également que le terme « éventuel » soit retiré de la proposition n° 18. Je rappelle que 65 % des Français, selon le sondage paru hier dans le Parisien, réclament une loi d’interdiction.

Mme Colette Le Moal. Les propositions n°s 7 et 8 sont trop focalisées sur l’islam, ce que nous n’avons jamais souhaité. En revanche, il est important de donner tout son rôle à l’Observatoire de la laïcité, comme le demande la proposition n° 6, et d’« engager une réflexion quant aux moyens d’assurer une juste représentation de la diversité spirituelle », conformément aux termes de la proposition n° 9.

M. Jacques Myard. Que signifient ces termes ?

Mme Colette Le Moal. La proposition de résolution que nous avons adoptée la semaine dernière expose bien le problème posé par le port du voile intégral. Pour sa part, le groupe Nouveau Centre, dans sa contribution, avait souhaité que l’on commence par définir le « vivre ensemble », et la proposition de résolution me semble bien répondre à cette exigence. Nous n’avons jamais refusé l’idée d’une loi, mais nous considérons que celle-ci doit venir à un moment opportun. C’est la raison pour laquelle il nous paraît nécessaire de maintenir le terme « éventuel » dans la proposition n° 18.

Nous nous étions mis d’accord sur le fait que cette dernière réunion consisterait à examiner le rapport, une proposition de résolution et, éventuellement, différents textes de loi. Nos collègues socialistes se sont élevés contre l’idée d’examiner une seule proposition de loi, imposée par avance. Ceux d’entre nous qui n’appartiennent pas au groupe UMP sont choqués de la façon dont la proposition de loi de M. Jean-François Copé a fait irruption dans notre travail. Il faut être bien souple d’esprit pour accepter qu’elle puisse se retrouver dans ce rapport. Nous avions été habitués, tout au long de nos travaux, à ce que l’ensemble des groupes soient respectés.

M. André Gerin, président. Quitte à faire une entorse au Règlement, je préfère que cette proposition de loi soit incluse dans le rapport plutôt que déposée sur le bureau de l’Assemblée nationale avant la publication de nos travaux. Je prends ce texte comme une contribution.

Mme Colette Le Moal. La presse dira que c’est la proposition de loi Copé qui sera examinée.

Mme Arlette Grosskost. La proposition de loi de M. Jean-François Copé n’est qu’une contribution complémentaire. Chacun d’entre nous décidera en son âme et conscience. Pour ma part, je tiens pour la ligne « dure » : j’entends cosigner une proposition de loi ou voter un projet de loi qui interdise le port de la burqa dans l’intégralité de l’espace public.

En revanche, compte tenu du régime concordataire d’Alsace-Moselle, je ne peux qu’adhérer aux propositions n°s 7 et 8.

M. Patrick Beaudouin. Je me réjouis également du travail réalisé. Ce rapport est toutefois, à mon avis, le premier d’une longue série qui portera sur les différentes atteintes au vivre ensemble républicain. Il ne faut donc pas faire référence à une religion en particulier ; les propositions n°s 7 et 8 n’ont donc pas lieu d’être. Par ailleurs, étant très favorable à une loi très stricte, je souhaite que le terme « éventuel » soit retiré de la proposition n° 18.

M. François Baroin. Beaucoup d’entre nous ont déjà vécu le même débat tumultueux s’agissant du port du voile à l’école ; après mon rapport au Premier ministre et au Président de la République, une commission nationale s’était mise en place, les groupes parlementaires puis les partis politiques s’étaient prononcés avant même que la mission parlementaire ait fait entendre sa voix. La situation que nous vivons aujourd’hui est normale – les prises de position politiques viennent nourrir les travaux de la mission. Tentons d’en sortir par le haut !

M. Lionnel Luca. La proposition n° 9 laisse entendre qu’il serait possible de déroger à la loi de 1905 afin de construire des lieux de culte et de tenir compte de tous les calendriers religieux dans la vie scolaire, ce qui est la porte ouverte au communautarisme. Je ne voterai donc pas cette proposition non plus.

M. Éric Raoult, rapporteur. Ce document sera remis dans trente minutes au Président de l’Assemblée nationale, nous n’avons donc plus le temps d’en imprimer une version révisée. Pour répondre au souhait émis par François Baroin, nous pouvons toutefois y introduire des addenda pour tenir compte de vos remarques, bien que, lors des trois réunions que nous avons tenues mercredi, nous ayons porté toutes les corrections que vous jugiez nécessaires.

La proposition de loi de M. Jean-François Copé n’a pas encore été déposée. C’est la raison pour laquelle nous parlons d’un examen « éventuel » dans la proposition n° 18. S’agissant de la proposition n° 7, nous pourrions proposer dans un addendum la création d’une École nationale d’études sur l’islam « et les religions ».

Mme Bérengère Poletti. Parlons plutôt, simplement, d’une École nationale d’études sur les religions !

M. Éric Raoult, rapporteur. Je vous propose d’ajouter à la proposition n° 8 les mots « et les atteintes aux religions ». Quant à la proposition n° 9, la rédaction m’en semble suffisamment large.

Je le répète, nous ne pouvons procéder que sous la forme d’addenda, tout en sachant d’ailleurs que cela risque de focaliser l’attention des médias.

Quelle a été notre méthode ? Lorsqu’une idée faisait l’objet d’un accord, nous en avons fait une proposition. Tout ce qui faisait débat a néanmoins été mentionné dans le rapport et, lors de nos dernières réunions, il vous a même été proposé d’apporter vos contributions individuelles.

Permettez-moi de m’expliquer sur la rédaction de la proposition n° 18.

M. Jacques Remiller. Pour la presse, ce terme « éventuel » change tout !

M. Jacques Myard. Je ne voterai pas le rapport si cette proposition est maintenue en l’état !

Mme Bérengère Poletti. C’est en effet impossible !

M. Éric Raoult, rapporteur. Permettez-moi d’aller jusqu’au bout de mon propos. Parler d’un examen éventuel, c’est estimer qu’il n’est pas certain qu’une telle proposition de loi soit inscrite à l’ordre du jour. Notre mission n’est pas le Bureau de l’Assemblée nationale ! Nous nous sommes efforcés de respecter le plus grand pluralisme possible : nous avons donc émis diverses propositions, et inclus des contributions – et même une proposition de loi signée par 220 de nos collègues.

Je vous rappelle que tout ce que vous dites aujourd’hui aurait dû l’être mercredi dernier. Nous ne disposons désormais plus du temps nécessaire pour modifier le rapport. Je veux bien rédiger un ajout faisant état de nos divergences, sachant qu’en outre, un compte rendu de cette réunion sera établi et joint à ce document.

M. Yves Albarello. Cette mission a-t-elle le pouvoir d’examiner l’amendement que rédigerait François Baroin et de le voter ?

M. le président André Gerin. La discussion a été close mercredi soir. Nous sommes réunis aujourd’hui pour voter sur l’adoption du rapport.

M. Jacques Myard. Alors, nous voterons contre.

M. Éric Raoult, rapporteur. Le président et moi-même avons essayé d’animer en toute collégialité cette mission. Le terme « éventuel » utilisé dans la proposition n° 18 ne procède pas d’un jugement de valeur. Il n’est d’ailleurs pas inenvisageable que cette proposition tombe si d’aventure le président de l’Assemblée nationale demandait au Gouvernement de rédiger un projet de loi.

Nous nous ridiculiserions en ne votant pas ce rapport.

Mme Bérengère Poletti. Ce n’est pas une raison de le voter !

M. Lionnel Luca. Je propose d’inverser les termes de la proposition n° 18 pour la rédiger ainsi : « Examiner une proposition de loi interdisant de dissimuler son visage dans l’espace public, après avoir recueilli l’avis du Conseil d’État. » Vous le savez très bien, commencer cette phrase par l’avis du Conseil d’État, c’est avouer que l’on ne souhaite pas que cette proposition de loi soit examinée. Si vous acceptez ma rédaction, il n’est pas besoin de faire suivre la proposition de tout le commentaire qu’on lui a adjoint.

M. François Baroin. La mission doit affirmer son point de vue : nous souhaitons un texte d’interdiction. Il y a encore, parmi les membres de cette mission un débat, sur le périmètre de cette loi : doit-elle viser tout l’espace public ou se limiter aux transports et aux services publics ?

M. Éric Raoult, rapporteur. C’est ce qui est expliqué page 189, après la proposition n° 18.

M. François Baroin. Ce serait un désastre que de ne pas adopter le rapport. Mais il faut soumettre au vote un texte de synthèse intégrant l’amendement à la proposition n° 18, afin que les membres UMP de la mission ne soient pas en porte-à-faux avec leur groupe, non plus qu’avec les propos que vous tiendrez en notre nom.

M. Éric Raoult, rapporteur. Pouvez-vous relire votre proposition, monsieur Luca ?

M. Lionnel Luca. « Examiner une proposition de loi interdisant de dissimuler son visage dans l’espace public, après avoir recueilli l’avis du Conseil d’État ».

M. Paul Forgues. C’est d’une simplicité extrême !

M. Éric Raoult, rapporteur. Je vous rappelle que cette mission est plurielle. Nous ne sommes pas dans une réunion UMP !

M. Yves Albarello. Je me sens avant tout Français !

M. Éric Raoult, rapporteur. Je souhaite que l’on puisse amender les propositions n°7 et 8. Pour ce qui concerne la proposition n° 18, elle doit offrir une alternative entre une interdiction circonscrite à certains lieux et une interdiction étendue à l’ensemble de l’espace public, en sorte de retracer les deux positions défendues.

M. Jacques Myard. Les membres ici présents ne veulent pas de la proposition n° 18 en l’état. Jusqu’à nouvel ordre, nous sommes en démocratie : je voterai pour la proposition telle que rédigée par Lionnel Luca !

M. Éric Raoult, rapporteur. Ce document est déjà imprimé. Si nous voulons sortir de cette situation par le haut, il faut reprendre les deux propositions. Nous serons ainsi fidèles à ce qui s’est dit dans cette mission où siégeaient des membres qui ne sont pas présents aujourd’hui. Y a-t-il jamais eu unanimité en faveur d’une proposition de loi d’interdiction étendue à tout l’espace public ? Non.

Mme Françoise Hostalier. Nous sommes en train de « pinailler », ce qui nous fait perdre beaucoup de temps. Le message que nous devons faire passer est que nous voulons une résolution, puis une loi. Il nous reviendra ensuite à nous, parlementaires, de déterminer le périmètre de l’interdiction quand le texte aura été inscrit à l’ordre du jour.

Il importe que la rédaction de la proposition n° 18 demeure la plus ouverte possible. L’avis du Conseil d’État nous donnera une indication sur le périmètre qu’il conviendra d’adopter. Si c’est l’espace public que nous visons, le fondement du texte sera sécuritaire. Si nous nous limitons aux services publics, cela renverra plutôt à des règlements intérieurs. De toute manière, cette loi ne sera qu’un début, une ébauche.

Je voterai cette proposition dans sa forme actuelle.

M. Lionnel Luca. L’objectif est de faire disparaître la burqa, pas de prendre l’avis du Conseil d’État.

M. Éric Raoult, rapporteur. Nous sommes une mission d’information, pas le Bureau de l’Assemblée nationale, encore moins la représentation nationale dans son intégralité. Tout ce qui a été dit lors des trois réunions de mercredi dernier a été repris dans le rapport. Ces propositions ne sont pas des préconisations adressées au président de l’Assemblée nationale. Les partis politiques vont continuer de se réunir, il y aura d’autres occasions de faire entendre votre voix.

Je vous propose un addendum, qui reprendrait en partie la rédaction alternative de Lionnel Luca. Mais il serait faux d’affirmer que cette mission est unanime. Certes, les personnes auditionnées se sont prononcées à 80 ou 90 % contre le port du voile intégral mais personne n’a prôné une loi d’interdiction couvrant l’espace public, hormis les membres UMP de la mission.

M. Pierre Forgues. Et aussi M. Guy Carcassonne et Mme Élisabeth Badinter.

M. François Baroin. L’amendement à la proposition n° 18 doit être mis aux voix.

Mme Bérengère Poletti. Certes, la mission n’est pas l’Assemblée, mais tous les regards sont tournés vers nous et notre responsabilité est de faire entendre un message. Il y a deux semaines, j’ai eu le sentiment très net que, de droite comme de gauche, nous étions très majoritairement favorables à une loi interdisant le port du voile intégral dans l’espace public. Pourquoi pourrait-on modifier les propositions n° 7 et n° 8, mais non la proposition n° 18 ?

M. François Baroin. Nous ne pouvons sortir de cette réunion sans avoir voté un amendement allant dans le sens de la proposition de loi que nous avons cosignée.

M. André Gerin, président. Vous exprimez là le point de vue du groupe UMP.

M. François Baroin. Celui des cosignataires de la proposition. Le fait que le rapport soit déjà imprimé ne saurait nous empêcher d’exprimer notre position politique. Nous souhaitons que l’on adopte la rédaction de M. Luca si cela permet un vote plus large, ou, si ce n’est pas le cas, que l’on maintienne en parallèle la proposition n° 18 et celle du groupe UMP.

M. André Gerin, président. Les différences de points de vue apparaîtront dans le compte rendu de la présente séance.

M. Jacques Myard. Cela ne suffit pas.

M. Jean-Paul Garraud. Nous aurons tout le temps nécessaire pour retravailler le rapport s’il n’est pas voté tout à l’heure – ce qui, à ce stade, me semble ne pouvoir être exclu… À ce sujet, les propositions seront-elles mises aux voix en bloc, ou l’une après l’autre comme cela a été fait dans le cadre de la commission d’enquête parlementaire chargée de rechercher les causes des dysfonctionnements de la justice dans l’affaire dite d’Outreau ?

M. Éric Raoult, rapporteur. Je vous rappelle que 150 journalistes attendent… Je propose que nous nous accordions sur une position et que nous passions au vote.

M. André Gerin, président. Je souhaite, bien sûr, un vote unanime, car il en va de la crédibilité de notre travail. Je me permets de porter à votre connaissance la fin de l’intervention que je compte faire devant les médias : « Un débat national et un chantier national commencent. Aux partis politiques, au Gouvernement, au Parlement de se saisir des propositions de la mission. Nous serons vigilants. Nous voulons une loi de portée générale, non partisane, tendant à interdire la dissimulation du visage dans l’espace public, mais nous voulons aussi que l’État lutte contre la misère et l’intégrisme – car c’est aussi de cela que l’on parle quand on parle de voile intégral. ».

M. Jacques Remiller. Ces mots s’envoleront, alors que les écrits restent. Je partage les valeurs de notre rapporteur mais j’ai beaucoup de mal à comprendre pourquoi il refuse de prendre en considération le fait qu’une majorité se dessine en faveur d’un amendement à la proposition n° 18.

M. Éric Raoult, rapporteur. Nos échanges figureront au compte rendu de la séance, qui sera lui-même intégré au rapport. Au sein de la mission, des divergences se sont manifestées ; j’essaye d’en tenir compte. L’heure nous presse : je vous invite à vous prononcer, en vous proposant de voter séparément sur la proposition n° 18.

Mme Bérengère Poletti. Ce n’est pas possible ! Si elle était rejetée, le rapport serait vidé de toute substance !

M. Jacques Myard. Il faut mettre aux voix la proposition de rédaction de M. Lionnel Luca.

Mme Françoise Hostalier. Je persiste à ne pas comprendre pourquoi ces divergences de vue n’ont pas été exprimées au cours des réunions qui ont eu lieu mercredi, alors même que la proposition n° 18 figurait, dans les mêmes termes, en page 170 de la version du rapport qui nous avait été distribuée ce jour-là.

M. Éric Raoult, rapporteur. Quand on ouvre la boîte de Pandore…

M. Jacques Myard. Je maintiens que la rédaction actuelle de la proposition n° 18 n’est pas acceptable.

M. Éric Raoult, rapporteur. Si le rapport n’est pas adopté, il ne pourra être publié. Peut-être est-ce ce que certains souhaitent, mais je rappelle chacun à ses responsabilités. Le compte rendu de la présente réunion sera annexé au rapport ; je vous invite à un vote séparé sur la proposition n° 18, puis à un vote sur le rapport.

M. Jacques Myard. Le règlement ne sera pas respecté si l’amendement à la proposition n° 18 n’est pas mis aux voix.

M. Jean-Paul Garraud. La commission d’enquête parlementaire sur Outreau avait voté sur chaque proposition séparément, et aussi sur les propositions d’amendement.

M. Éric Raoult, rapporteur. C’est le travail auquel nous nous sommes astreints mercredi dernier.

Mme Françoise Hostalier. Et c’est au cours de ces réunions que ces choses auraient dû être dites.

M. Éric Raoult, rapporteur. Voilà pourquoi je me refuse à refaire la réunion de mercredi et à reprendre le débat, qui est clos.

Mme Bérengère Poletti. Les trois réunions de mercredi ont été organisées de telle manière que l’on ne pouvait parvenir au consensus, puisque nous n’avons pas tous siégé en même temps. C’est pourquoi nous en sommes à un point de blocage aujourd’hui et ne pas admettre que des amendements puissent être mis aux voix, c’est assumer le risque d’une caricature de débat.

M. Éric Raoult, rapporteur. Nous ne pouvons reprendre le débat depuis l’origine, et nous étions d’accord pour nous réunir pendant une heure trente avant de remettre le rapport au président de notre assemblée. Je vous invite à un vote séparé sur chaque proposition, sans examen d’amendements car le temps presse. Au terme de ces votes, je vous demanderai de vous prononcer sur l’ensemble du rapport ; si l’accord ne se fait pas sur la proposition n° 18, il peut en effet se faire sur le rapport, cette proposition exceptée.

M. Jean-Paul Garraud. La procédure serait la même que pour la commission d’enquête sur Outreau, mais celle-ci a rendu un rapport qui a été adopté à l’unanimité, sous réserve d’un certain nombre de contributions. J’ai bien peur que nos divergences sur la proposition n° 18 ne conduisent à une tout autre issue.

M. Éric Raoult, rapporteur. Il est onze heures. Le président Bernard Accoyer nous attend. Chacun doit désormais prendre ses responsabilités.

M. Georges Mothron. Il faut un addendum pour modifier la proposition n° 18.

M. Éric Raoult, rapporteur. Le compte rendu fera état de la nouvelle formulation !

Mme Bérengère Poletti. Non, ce n’est pas possible. Il faut un addendum !

M. Jacques Myard. Prenez vos responsabilités ! S’il n’y a pas d’addendum, je voterai contre le rapport !

M. Éric Raoult, rapporteur. Le président et moi-même évoquerons oralement votre proposition. Mais ce n’est plus l’heure ni le lieu d’amender le texte ; la discussion a été close mercredi.

M. François Baroin. Il est important que vous rendiez compte objectivement des débats que nous venons d’avoir. Peut-être cela aura-t-il la force d’un addendum.

M. le président André Gerin. Je parlerai de la nécessité d’une loi générale lors de la conférence de presse.

Mme Bérengère Poletti. Au moins, c’est clair !

M. François Baroin. Il faudra également expliquer que, faute de pouvoir le modifier pour des raisons techniques, le rapport fera l’objet d’un addendum, mis aux voix. En tout état de cause, il faut faire état devant les journalistes de nos débats sur la proposition n° 18.

M. Éric Raoult, rapporteur. Le président et moi-même nous y attacherons.

Les propositions n°s 1 à 6 sont successivement adoptées.

Les propositions n°s 7 et 8 ne sont pas adoptées.

Les propositions n°s 9 à 17 sont successivement adoptées.

La proposition n° 18 n’est pas adoptée.

La mission a adopté le présent rapport, qui sera imprimé et distribué, conformément aux dispositions de l’article 145 du Règlement de l’Assemblée nationale.

SYNTHÈSE DES PROPOSITIONS

La numérotation tient compte de la suppression des propositions initialement numérotées 7, 8 et 18.

Proposition n° 1 :

—  Adopter une résolution condamnant le port du voile intégral comme contraire aux valeurs de la République, affirmant le soutien de la représentation nationale aux efforts engagés par les acteurs de terrain pour combattre cette pratique, condamnant les discriminations et les violences faites aux femmes et affirmant la solidarité de la France à l’égard des femmes qui en sont victimes de par le monde ;

—  Diffuser cette résolution par voie de circulaire afin de la porter à la connaissance des agents publics.

Proposition n° 2 : Permettre largement des actions de médiation à l’attention des femmes portant le voile intégral et de leur entourage, afin de comprendre leurs motivations, en établissant des protocoles rassemblant tous les acteurs concernés.

Proposition n° 3 : Renforcer la formation civique délivrée dans le cadre du contrat d’accueil et d’intégration en l’inscrivant dans le moyen terme.

Proposition n° 4 : Généraliser la formation des agents en contact direct avec les usagers aux règles de la laïcité et à la gestion des incivilités.

Proposition n° 5 : Mettre en œuvre la proposition n° 18 du rapport de la mission d’évaluation des politiques de prévention et de lutte contre les violences faites aux femmes, qui vise à prévenir les violences sexistes à l’école et à former les enfants à l’égalité femme-homme et à la mixité.

Proposition n° 6 : Donner tout son rôle à l’Observatoire de la laïcité, créé en 2007.

Proposition n° 7 : Engager une réflexion quant aux moyens d’assurer une juste représentation de la diversité spirituelle.

Proposition n° 8 : Donner instruction aux services de l’État de signaler systématiquement au président du conseil général les situations de mineures portant le voile intégral, dans le cadre de la protection des mineurs en danger.

Proposition n° 9 : Prévoir la création d’un délit de violences psychologiques au sein du couple.

Proposition n° 10 : Compléter l’article 24, alinéa 9, de la loi du 29 juillet 1881 pour y introduire la provocation à l’atteinte à la dignité de la personne.

Proposition n° 11 : Demander à la Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) de dresser un état des lieux des éventuelles dérives sectaires qui pourraient avoir lieu dans l’entourage des personnes portant le voile intégral et dont ce dernier pourrait être le révélateur.

Proposition n° 12 : Prendre en compte, dans les demandes d’asile, la contrainte à porter le voile intégral comme indice d’un contexte plus général de persécution.

Proposition n° 13 : Afin de conforter les agents publics, adopter une disposition interdisant de dissimuler son visage dans les services publics.

Proposition n° 14 :

—  Modifier les articles L. 211-2-1 et L. 411-8 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) afin de mentionner « l’égalité entre les hommes et les femmes et le principe de laïcité » parmi les valeurs que doivent connaître les personnes désirant se voir délivrer un visa de long séjour ou désirant bénéficier du regroupement familial ;

—  Modifier l’article L. 314-2 du CESEDA afin de refuser la délivrance d’une carte de résident aux personnes qui manifestent une pratique radicale de leur religion, incompatible avec les valeurs de la République, en particulier le principe d’égalité entre hommes et femmes, ceci étant considéré comme un défaut d’intégration.

Proposition n° 15 : Introduire aux articles 21-4 et 21-24 du code civil relatifs à l’acquisition de la nationalité française une disposition explicitant qu’est considéré comme un défaut d’assimilation le fait de manifester une pratique radicale de sa religion, incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française, notamment avec le principe d’égalité entre les hommes et les femmes.

Concernant une loi interdisant de dissimuler son visage dans l’espace public, la conclusion du rapport indique :

« À ce stade du débat dans notre pays, la mission ne peut que constater que, tant en son sein que parmi les formations politiques représentées au Parlement, il n’existe pas – en tout cas pour l’heure – d’unanimité pour l’adoption d’une loi d’interdiction générale et absolue du voile intégral dans l’espace public. Une grande partie des membres de la mission est favorable à une loi d’interdiction du voile intégral, comme de tout vêtement masquant entièrement le visage, dans l’espace public, sur le fondement de la notion d’ordre public. C’est le sens des contributions individuelles des membres, qui figurent en annexe du présent rapport. […]

« Le débat est désormais ouvert. À chacun de s’en emparer, aux formations politiques de trouver une voie de passage qui permette au pays de faire front face à ce défi. Si un consensus est une vue bien trop idéale, un large accord républicain est à portée de main. »

PROPOSITION DE RÉSOLUTION PRÉSENTÉE PAR LA MISSION

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

réaffirmant la prééminence des valeurs républicaines sur les pratiques communautaristes et condamnant le port du voile intégral comme contraire à ces valeurs

EXPOSÉ DES MOTIFS

Le Président de la République, Nicolas Sarkozy, l’a affirmé, le 22 juin 2009, devant le Congrès du Parlement : la burqa « ne sera pas la bienvenue sur le territoire de la République française. Nous ne pouvons pas accepter dans notre pays des femmes prisonnières derrière un grillage, coupées de toute vie sociale, privées de toute identité. » Elle est « contraire à nos valeurs et contraire à l’idée que nous nous faisons de la dignité de la femme », selon la formule qu’il a employée le 13 janvier 2010.

Face à ce phénomène qui suscite une réelle réprobation dans notre pays, la Conférence des Présidents de l’Assemblée nationale a décidé la création d’une mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national le 23 juin 2009, à la demande du président de l’Assemblée nationale et avec l’assentiment de tous les groupes parlementaires.

A la suite de six mois de travail, après avoir entendu plus de 200 personnes, à Paris mais également à Lille, Lyon, Marseille et Bruxelles, la mission a établi un état des lieux du phénomène du port du voile intégral. Elle a estimé unanimement que cette pratique portait atteinte à nos valeurs fondamentales telles qu’elles s’expriment dans notre devise – liberté, égalité, fraternité – et lançait un véritable défi à notre République.

Devant les députés, le 9 septembre 2009, Mme Elisabeth Badinter a souligné « combien le port du voile intégral est contraire au principe de fraternité – ce principe fondamental auquel on a si peu souvent l’occasion de se référer – et, au-delà, au principe de civilité, du rapport à l’autre. Porter le voile intégral, c’est refuser absolument d’entrer en contact avec autrui ou, plus exactement, refuser la réciprocité. »

Le Conseil français du culte musulman s’est également opposé à cette pratique, par la voix de son président, M. Mohammed Moussaoui, le 14 octobre 2009 : « le Conseil français du culte musulman a pris position contre le port du voile intégral, que nous ne considérons pas comme une prescription religieuse mais comme une pratique minoritaire. » « Il s’agit d’une pratique extrême dont nous ne souhaitons pas qu’elle s’installe sur le territoire national. », ajoutait-il.

La mission d’information a proposé une série de préconisations pour lutter et faire disparaître cette pratique de notre territoire.

Parmi les préconisations figure celle du vote d’une résolution recueillant l’accord de l’Assemblée nationale afin de lancer un signal fort selon lequel le voile intégral n’est pas acceptable. Il faut le condamner fermement. Il est nécessaire de réaffirmer l’attachement de la représentation nationale aux valeurs fondatrices de la République. Tel est le sens du texte de la proposition de résolution qui suit, pour que la France dise non au voile intégral en prohibant son port. Cette proposition de résolution, si elle était adoptée, serait la première depuis 1958, à la suite de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008. Cela ne lui en donnera que plus de poids.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

L’Assemblée nationale,

Vu l’article 34-1 de la Constitution,

Vu l’article 136 du Règlement,

Vu la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, et notamment ses articles IV et X, qui disposent respectivement que « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » et que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi » ;

Vu le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, selon lequel « le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés » et qui prévoit que « la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme. » ;

Vu l’article 1er de la Constitution qui dispose que « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. » ;

Vu la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948, notamment ses articles 1er et 29, qui disposent respectivement que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité » et que « l'individu a des devoirs envers la communauté dans laquelle seul le libre et plein développement de sa personnalité est possible. » ;

Vu la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, dont l’article 14 prohibe les discriminations ;

Vu le Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966, et notamment son article 18 qui dispose que « la liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet que des seules restrictions prévues par la loi et qui sont nécessaires à la protection de la sécurité, de l'ordre et de la santé publique, ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d'autrui. » ;

Vu la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000, qui prévoit, en son article premier, que « la dignité humaine est inviolable ».

1. Considère qu’il est nécessaire de réaffirmer les valeurs républicaines de liberté, d’égalité et de fraternité qui fondent notre vivre-ensemble et qui s’opposent à toutes les formes d’intégrisme, de communautarisme et de sectarisme ;

2. Estime que ces valeurs fondatrices ont pour conséquence directe le refus de toute atteinte aux principes de mixité et d’égalité des sexes et l’obligation de protéger les personnes les plus vulnérables, en particulier les mineurs ;

3. Affirme que le port du voile intégral est contraire aux valeurs de la République ;

4. Condamne les violences et les contraintes pesant sur les femmes et préconise le renforcement des mesures visant à promouvoir l’égalité entre femmes et hommes ;

5. Affirme le soutien de la France, qui à ce titre se doit d’être exemplaire, aux femmes victimes de violences et de discriminations de par le monde ;

6. Apporte son soutien aux élus, aux agents publics, aux associations et à tous ceux qui combattent le port du voile intégral ;

7. Considère que la liberté de conscience ne peut s’exercer que dans le respect du principe de laïcité ;

8. Estime nécessaire de promouvoir une société ouverte et tolérante et de lutter contre toutes les discriminations ;

9. Proclame que c’est toute la France qui dit non au voile intégral et demande que cette pratique soit prohibée sur le territoire de la République.

CONTRIBUTIONS DES FORMATIONS POLITIQUES REPRÉSENTÉES
À L’ASSEMBLÉE NATIONALE ET AU SÉNAT

NB : Certaines formations politiques qui ont été sollicitées par la mission d’information n’ont pas adressé de contributions.

Centre national des indépendants et paysans 213

Debout la république 215

Mouvement pour la France 218

Mouvement républicain et citoyen 219

Nouveau centre 221

Parti communiste français 223

Parti de gauche 226

Parti radical 228

Parti radical de gauche 230

Parti socialiste 235

Union pour un mouvement populaire 240

Les Verts 243

Centre National des Indépendants et paysans

Debout la république

Mouvement Pour la France

Mouvement républicain et citoyen

nouveau centre

Parti communiste français

Parti de gauche

Parti radical

Parti radical de gauche

Paris, le 13 janvier 2010

Contribution du Parti Radical de Gauche

aux travaux de la mission parlementaire sur la pratique du port du voile intégral

L’Assemblée nationale a installé, avec le soutien du gouvernement, une mission d’information sur le port de la burqa en juillet 2009. Cette mission est présidée par le député du Rhône André Gérin qui avait le premier demandé sa création et elle est composée de 32 membres (17 UMP, 10 PS, 1 PRG, 2 GDR, 2 NC). Chantal Robin-Rodrigo, députée des Hautes-Pyrénées, représente le PRG dans cette mission et dès son installation elle avait insisté sur le fait qu’il était urgent de réagir car « les choses se dégradent dans nos quartiers, le communautarisme prend parfois le dessus » ; il s’agissait pour elle « d’une cause commune, celle de la défense des valeurs de laïcité et d’égalité homme-femme ». La presse fait état de notes ou rapports des services de police indiquant pour les uns le chiffre de 367, pour les autres 2000... Mais le nombre importe peu à nos yeux : n’y aurait-il qu’une seule burqa en France que cela devrait interroger notre République.

La burqa est à l'origine le vêtement traditionnel des tribus pachtounes en Afghanistan. Ce long voile, bleu ou marron, couvre complètement la tête et le corps, un grillage dissimulant les yeux. Cette tenue est devenue aux yeux du monde le symbole du régime des talibans en Afghanistan qui l'ont rendue obligatoire. En France, le port du niqab est plus courant que celui de la burqa. Il s'agit d'un voile sombre qui tombe jusqu'aux pieds et qui couvre le visage à l'exception des yeux.

Le port du voile intégral en France comme la burqa ou le niqab est une pratique inspirée de l’idéologie talibane ou du salafisme, elle n’est pas une manifestation générale de l’islam contrairement à ce que voudraient faire croire certains extrémistes.

Si, aujourd’hui, nous acceptions le port du voile intégral comme l’expression d’une tradition ou d’une pratique religieuse acceptable en République, nous ouvririons une brèche difficile à refermer dans les principes fondamentaux de la République. Allons-nous, ensuite, accepter que des horaires soient aménagés  dans les piscines municipales uniquement pour les femmes ? Pouvons-nous accepter que des femmes (influencées ou non par leurs compagnons) refusent de se faire soigner par des hommes médecins, allons-nous  accepter des lieux réservés aux hommes et d’autres pour les femmes ? Peut-on tout accepter au nom d’une pratique religieuse ? La réponse des Radicaux de Gauche est non car, si la République respecte toutes les religions, aucune religion ne saurait prétendre gouverner la République et imposer des principes ou des valeurs qui seraient contraires aux principes républicains ou aux principes de la déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789.

La pratique du port du voile intégral quand bien même elle serait librement consentie – ce qui reste à prouver – constitue pour les radicaux de gauche un signe d’aliénation des femmes, un déni que nous ne pouvons accepter. C’est grâce à la loi que les femmes ont accédé à l’instruction, grâce à la loi qu’elles se sont émancipées de leur mari, c’est grâce à la loi que la parité en politique a été accordée, grâce à la loi qu’elles ont gagné la liberté et le droit de disposer de leur corps, grâce à la loi que l’égalité professionnelle à été consacrée. Depuis 1946, le préambule de la constitution proclame : "la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme" (art.3).

Même si nous avons conscience que notre société a encore beaucoup de progrès à faire, nous ne pouvons accepter que certains  -qui s’abritent derrière une conception traditionnelle du rapport hommes-femmes  -  cherchent à saper les acquis de notre République. Le port de la burqa ou du niqab renvoie à une image inacceptable des femmes, un désir de restreindre leur liberté, de les enfermer, une atteinte à la liberté des sexes, à l’égalité et à la fraternité. Chacun et chacune est respecté dans ses croyances et ses différences  à partir du moment où chacun respecte la loi commune, est-il utile de rappeler ici les principes de la déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 inscrits dans l’article 4 (La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi) et dans l’article 10 (Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi). La laïcité garantit la liberté religieuse, la  liberté de conscience et permet par la neutralité de l’espace public que chacun puisse vivre en harmonie avec l’autre mais elle est fondée sur les principes de la déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789.

Le port de la burqa ou du niqab nous interpelle aussi car il renvoit au débat sur la revendication de droits différenciés et fait écho à la montée des communautarismes qui ont malheureusement été trop encouragés par certains responsables politiques de premier plan. Il est urgent de donner un coup d’arrêt aux dérives communautaristes qui sont contraires à notre identité républicaine. La citoyenneté se définit par l’appartenance à la communauté politique. En France elle est liée à l’idée de démocratie et elle s’inscrit dans l’histoire de la construction de la Nation héritée de la révolution de 1789. Le citoyen a des droits et des obligations qui obéissent au principe d’égalité indépendamment de ses appartenances particulières ou de ses convictions. Accepter que certaines fractions de la communauté nationale s’affranchissent de la Nation ostensiblement en se réclamant de règles différentes de la loi républicaine au motif qu’elles appartiennent à des communautés qui auraient des droits et des revendications particulières c’est accepter que l’on démonte tout l’édifice républicain bâti depuis 1789 et de revenir à l’Ancien Régime, voir au-delà. Face aux inégalités, aux fossés qui se creusent entre les quartiers difficiles et le reste du pays, nous ne pensons pas que la réponse soit à rechercher dans l’affirmation du repli sur soi ou dans le communautarisme. Le communautarisme est contraire à notre histoire, à nos principes humanistes, à notre attachement aux valeurs d’égalité et de fraternité.  Nous ne pouvons tolérer que sous couvert de liberté individuelle on conteste les lois et les principes de notre République.

Le port du voile intégral pose enfin un problème d’ordre public et c’est sur ce point, en particulier, qu’il nous semble possible de fonder une loi. D’abord, le port du voile intégral semble inacceptable dans de nombreuses situations : à l’hôpital, où le médecin doit savoir qui il soigne, et lors des examens universitaires, où l’examinateur doit pouvoir vérifier l’identité du candidat. Ensuite, le port du voile intégrale constitue une entrave à la prévention des infractions ou la recherche des auteurs d’infractions. D’ailleurs, l’absence de réglementation relative au port de tenues dissimulant l’identité de la personne atténue considérablement l’efficacité des systèmes de vidéosurveillance. Un commerçant doit aussi pouvoir identifier la personne qui le règle par chèque ou par carte bancaire ; le policier ou le douanier, la personne qu’il contrôle ou qu’il choisit de contrôler ; la directrice d’une école ou d’une crèche, la personne à laquelle elle remet un enfant à la sortie des classes.

Si la pratique du voile intégral semble aujourd’hui mineure elle mérite d’être combattue car il ne faudrait pas qu’elle gagne du terrain.

La burqa n’est pas un vêtement religieux. Il s’agit d’un moyen de nous tester, dans le cadre d’une offensive lancée contre la République. Une démission sur ce point ouvrirait la porte à de nouvelles demandes et aboutirait à un recul de la citoyenneté, à la réduction de l’espace public laïque et républicain et à la limitation de nos libertés. Une telle logique de surenchère nous oblige à réagir avec mesure mais fermement car les défenseurs de la burqa signifient aux femmes que les droits garantis par notre République à tous ses citoyens ne sont pas pour elles, qu’ils sont plus forts que la République dont les lois et les principes ne s’appliquent pas universellement. Il est donc nécessaire d’apporter une réponse à ce phénomène qui soit un signal politique fort, fondé sur les valeurs républicaines. Les Radicaux de Gauche ne sont pas des partisans de l’inflation législative ; il convient donc à nos yeux et en premier lieu que le Parlement rappelle solennellement et unanimement le principe constitutionnel d’égalité des sexes et recherche dans la législation existante une réponse adaptée qui ainsi éviterait de stigmatiser à tort une religion trop souvent prise en otage par les extrémistes, dans un contexte politique parasité par le débat sur l’identité nationale avec tous les débordements qu’il connaît malheureusement.

En dernier recours, la loi doit être là pour rappeler des principes, celui d’affirmer que le port du voile intégral – avec tout le symbolisme qu’il véhicule – n’est pas compatible dans les lieux publics avec l’idée que nous nous faisons de l’émancipation de la femme, de la citoyenneté et de la laïcité. C’est pourquoi les Radicaux de Gauche, bien conscients de toutes les difficultés d’application qu’elle poserait, sont favorables en dernier recours à l’adoption d’une loi sobre et brève qui interdise de se présenter dans les lieux publics le visage dissimulé, s’il apparaît clairement que la voie du dialogue et de l’application de la législation existante ne permette pas d’apporter la réponse républicaine nécessaire au défi qui nous est posé par ce débat.

Jean-Michel BAYLET Pascal-Eric Lalmy

Président du PRG Secrétaire national à la laïcité

Parti socialiste

Union pour un mouvement populaire

Les Verts

CONTRIBUTIONS DES DÉPUTÉS MEMBRES
DE LA MISSION

M. Christian Bataille 249

M. Jean-Paul Garraud 250

M. Christophe Guilloteau 251

M. Lionnel Luca 252

M. Georges Mothron 253

M. Jacques Myard 255

Mme Bérengère Poletti 256

M. Jacques Rémiller 258

CONTRIBUTION DE M. CHRISTIAN BATAILLE

CONTRIBUTION DE M. JEAN-PAUL GARRAUD

CONTRIBUTION DE M. CHRISTOPHE GUILLOTEAU

CONTRIBUTION DE M. LIONNEL LUCA

CONTRIBUTION DE M. GEORGES MOTHRON

CONTRIBUTION DE M. JACQUES MYARD

CONTRIBUTION DE MME BÉRENGÈRE POLETTI

CONTRIBUTION DE M. JACQUES REMILLER

CONTRIBUTIONS DE GROUPES POLITIQUES REPRÉSENTÉS
À L’ASSEMBLÉE NATIONALE

groupe du Nouveau Centre 261

groupe de l’Union pour un Mouvement populaire 264

GROUPE DU NOUVEAU CENTRE

GROUPE DE L’UNION POUR UN MOUVEMENT POPULAIRE

ASSEMBLEE NATIONALE

PROPOSITION DE RESOLUTION

sur l'attachement au respect des valeurs républicaines face au développement de pratiques radicales qui y portent atteinte

Déposée par Jean-François COPÉ, Nicole AMELINE et François BAROIN

EXPOSE DES MOTIFS

Tous les pays, en Europe et dans le monde, sont confrontés au développement de pratiques radicales dont la forme la plus visible est l'apparition de femmes circulant, dans l'espace public entièrement voilées - burqa ou niqab. Tous s'inquiètent de la montée en puissance du phénomène et réfléchissent à des mesures permettant de l'endiguer.

En France, aujourd'hui, 1 900 femmes - selon les chiffres communiqués par le ministère de l'intérieur - vivraient, au cœur de nos villes, en marge de la société, le visage dissimulé sous un voile intégral. Elles sont, pour les trois-quarts, françaises.

Inconnu en France il y a encore quelques années, le phénomène se développe et suscite une consternation unanime. Les représentants de la communauté musulmane sont les premiers à s'inquiéter de cette pratique qu'ils ne reconnaissent pas comme une prescription religieuse et redoutent un amalgame avec la religion musulmane, qui serait à la fois inacceptable et dangereux.

Nous ne pouvons rester indifférents face au développement de telles pratiques qui, sous couvert de liberté de manifester ses opinions et ses croyances et de relativisme culturel, sont contraires aux valeurs essentielles de la République française, laïque, démocratique et sociale, et de notre ordre juridique et social, fondé sur l'égale dignité de tous et la lutte contre toute forme de discrimination ou d'asservissement, notamment à raison du sexe.

Le visage est la partie du corps qui porte l'identité de l'individu. Dissimuler son visage au regard de l'autre est une négation de soi, une négation de l'autre qui n'est pas digne de vous regarder et une négation des fondements élémentaires de la vie en société. De plus, parce que les femmes sont seules concernées, le port du voile intégral place la femme dans un rapport de subordination à l'homme, d'infériorité dans l'espace public, voire de soumission, notamment lorsque cette pratique lui est imposée.

Nous devons faire preuve de fermeté à l'égard de ceux qui, par ces pratiques, « testent la République » en bafouant les règles élémentaires de notre ordre public et social. Nous devons aussi tendre la main à ceux qui, par méconnaissance, par provocation et parfois sous la contrainte, ont choisi d'adopter des pratiques qui relèvent d'un communautarisme radical, très éloigné des idéaux de tolérance et de respect de l'autre qui fondent notre société.

Pour toutes celles qui se battent en France et dans le monde pour faire respecter les droits des femmes et leur dignité, nous devons réaffirmer, avec force et si possible de manière unanime, notre attachement aux valeurs et fondements de notre République, libre, égale et fraternelle.

Dans ce combat inlassable, la France, Patrie des Droits de l'Homme, porte une responsabilité particulière : elle se doit tout à la fois d'être un guide et une sentinelle.

Tel est le sens de la présente proposition de résolution que nous vous demandons d'adopter.

PROPOSITION DE RESOLUTION

L'Assemblée nationale,

Vu l'article 34-1 de la Constitution,

Vu l'article 136 du Règlement,

Vu la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, et notamment ses articles 1er et 4 qui disposent respectivement que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » et que « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » ;

Vu le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 qui consacre le principe constitutionnel d'égalité entre les hommes et les femmes en prévoyant que « la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme » ;

Vu la Déclaration universelle des droits de l'homme du 10 décembre 1948, et notamment son article 1er qui énonce que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits » et qu'ils « sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité » ;

Vu la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales du 4 novembre 1950, et spécialement son article 14 qui interdit, toute discrimination fondée, notamment, sur le sexe ;

Vu la Convention internationale visant à l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes adoptée le 18 décembre 1979 par l'Assemblée générale des Nations Unies (CEDAW) ;

Vu la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne du 7 décembre 2000, telle qu'adaptée le 12 décembre 2007 et entrée en vigueur le 1er décembre 2009, et notamment son article 20, qui stipule que « toutes les personnes sont égales en droit » ;

Considérant que la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d'asservissement et de dégradation est un principe de valeur constitutionnelle, une valeur essentielle de la République française et fondatrice de l'Union européenne ;

Réaffirmant que le principe d'égalité, la lutte contre toute forme de discrimination et la promotion de l'égalité entre les hommes et les femmes sont au cœur de notre ordre juridique et notre projet de société ;

Prenant acte de ce que la lutte contre les violences faites aux femmes a été élevée au rang de « Grande cause nationale »,

1. Considère que les pratiques radicales attentatoires à la dignité et à l'égalité entre les hommes et les femmes, parmi lesquelles le port d'un voile intégral, sont contraires aux valeurs de la République ;

2. Affirme que l'exercice de la liberté d'expression, d'opinion ou de croyance ne saurait être revendiquée par quiconque afin de s'affranchir des règles communes au mépris des valeurs, des droits et des devoirs qui fondent la société ;

3. Réaffirme solennellement son attachement au respect des principes de dignité, de liberté, d'égalité et de fraternité entre les êtres humains ;

4. Souhaite que la lutte contre les discriminations et la promotion de l'égalité entre les hommes et les femmes soit une priorité des politiques publiques menées en matière d'égalité des chances, en particulier au sein de l'Education nationale ;

5. Estime nécessaire que tous les moyens utiles soient mis en œuvre pour assurer la protection effective des femmes qui auraient subies des violences ou des pressions, et notamment auraient été contraintes de porter un voile intégral contre leur gré ;

6. Propose que soit initié, en lien avec les élus locaux et avec les associations qui œuvrent pour la défense du droit des femmes sur le terrain, un grand débat national décliné localement, qui pourrait prendre la forme d'Assises nationales des droits des femmes.

ASSEMBLEE NATIONALE

PROPOSITION DE LOI

visant à interdire le port de tenues ou d'accessoires ayant pour effet de dissimuler le visage

dans les lieux ouverts au public et sur la voie publique

Déposée par Jean-François COPÉ, Nicole AMELINE et François BAROIN

Exposé des motifs

Nos sociétés sont confrontées, depuis quelques années, à des menaces nouvelles, comme l'apparition de nouvelles formes de délinquance ou le développement de pratiques radicales, qui ont en commun la dissimulation du visage dans l'espace public. Il s'agit, par exemple, d'actes de violences commis aux abords des stades lors de manifestations sportives par des personnes cagoulées, de hold-up commis dans des commerces par des personnes dont le visage était totalement dissimulé ou encore du port par certaines femmes, dans l'espace public, de tenues dissimulant intégralement leur visage.

Si ces pratiques sont encore marginales, elles sont néanmoins en développement. La France n'est pas épargnée par ce phénomène qui touche l'ensemble des pays européens. Nos concitoyens observent avec consternation cette évolution dont l'exemple le plus visible est l’augmentation du nombre de femmes portant un voile intégral, appelé burqa ou niqab.

Les pouvoirs publics ne sont pas restés inactifs face à l'émergence de ces pratiques qui apparaissent à tous comme contraires aux valeurs et fondements de la République et constituent une menace pour l’ordre et la sécurité publics. Au cours des dernières années, plusieurs séries de mesures ont été prises : soit pour encadrer les modalités de l'exercice de la liberté d'expression, d'opinion ou de croyance dans certaines circonstances, précisément définies - loi de 2004 sur le port de signes religieux dans les établissements publics d'enseignement primaire et secondaire, jurisprudence sur le refus d'accorder la nationalité française à des personnes intégralement voilées-, soit pour prévenir des atteintes à l'ordre public - décret dit « anti-cagoules » de juillet 2009, décrets précisant les conditions de validité des photos d'identité, par exemple.

Les plus hautes autorités juridictionnelles françaises et européennes admettent que des restrictions puissent être apportées au principe de valeur constitutionnelle de liberté d'expression, d'opinion et de croyance au nom d'autres principes de même valeur, dès lors que ces mesures sont justifiées ou, aux termes de la Convention européenne des Droits de l'homme, « nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publique, ou à la protection des droits et libertés d'autrui ».

Malgré ces avancées, notre droit apparaît aujourd'hui encore par trop hétérogène et impuissant à faire face à de nouvelles menaces et à endiguer le développement de ces pratiques radicales que nul, pourtant, ne souhaite voir s'installer sur notre territoire. La large concertation, menée dans un esprit de rassemblement, depuis six mois, avec l'ensemble des parties prenantes et des experts, a permis de dégager un consensus sur la nécessité de clarifier et de consolider notre droit dans ce domaine.

En effet, ces pratiques sont incompatibles avec les valeurs essentielles de la République française, laïque, démocratique et sociale, ainsi qu'avec notre projet de société fondé sur l'égale dignité de tous et la lutte contre toute forme de discrimination, notamment à raison du sexe. Elles constituent des menaces à l'ordre public, au sens de l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui prévoit que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi ».

Alors que nos sociétés sont confrontées à des menaces croissantes - terrorisme bien sûr, mais aussi délinquance et comportements extrémistes éloignés de nos idéaux d'ouverture et de tolérance-, le fait de dissimuler totalement son visage dans l'espace public constitue une menace réelle et permanente à l'ordre public qui ne saurait être négligée, dans l'intérêt de l'ensemble de nos concitoyens. Comment accepter de ne pas savoir à qui l'on s'adresse dans un commerce ? Comment accepter que des personnes se présentent masquées dans l'espace public ?

A l'heure où les pouvoirs publics maintiennent un niveau d'alerte rouge du Plan Vigipirate face aux risques avérés d'un ou de plusieurs attentats graves, où les municipalités se mobilisent pour se doter de tous les moyens, y compris de vidéoprotection, pour assurer à tous la paix et la sécurité publiques, nos concitoyens ne comprendraient pas que des personnes puissent dissimuler entièrement, et sans motifs légitimes, leur visage dans l'espace public.

De même, ces pratiques, tel le port de la burqa ou du niqab, sont à l'origine d'incidents qui constituent autant d'atteintes à l'ordre et à la sécurité publics. C'est notamment le cas lorsqu'une femme refuse d'enlever son voile pour se plier aux exigences de l'administration -guichet des préfectures, collectivités locales, services publics - ou de la sécurité publique - contrôle routier, contrôle d'identité. Les personnels des services hospitaliers ou les responsables des offices d'HLM sont de plus en plus souvent confrontés à des difficultés que notre droit ne permet pas toujours en l'état de régler de manière satisfaisante.

Enfin, le fait de dissimuler totalement son visage dans les lieux ouverts au public et sur la voie publique est une remise en cause profonde des règles élémentaires de la vie en société. Dans nos sociétés, le visage est la partie du corps qui porte l'identité de l'individu. Dissimuler son visage au regard de l'autre, c'est une négation de soi, une négation de l'autre et une négation de la vie en société.

Aussi, il convient d'affirmer, ce qui était jusqu'à présent si évident qu'il n'avait pas été besoin de l'inscrire dans notre droit : la visibilité du visage dans l'espace public est un gage de sécurité pour tous et une condition indispensable du «vivre ensemble». Comme l'a souligné la Cour européenne des droits de l'homme dans deux arrêts du 4 décembre 2008, dans la mesure où « le pluralisme et la démocratie doivent également se fonder sur le dialogue et un esprit de compromis, [ils] impliquent nécessairement de la part des individus des concessions diverses qui se justifient aux fins de la sauvegarde et de la promotion des idéaux et valeurs d'une société démocratique ».

Tel est l'esprit de la présente proposition de loi qui prévoit d'inscrire, dans notre droit, cette règle élémentaire de la vie en société : nul ne peut, dans les lieux ouverts au public et sur la voie publique, porter une tenue ou un accessoire ayant pour effet de dissimuler son visage sauf motifs légitimes précisés par décret en Conseil d'Etat.

L'article 1er pose le principe : nul ne peut, dans les lieux ouverts au public et sur la voie publique, porter une tenue ou un accessoire ayant pour effet de dissimuler son visage sauf motifs légitimes précisés par décret en Conseil d'Etat. Au titre des motifs légitimes, pourraient notamment être visés les impératifs liés à une activité professionnelle, les contraintes médicales ou les exigences de santé publique, les obligations de sécurité routière, les manifestations culturelles ou récréatives organisées en vertu d'usages constants ou d'événements nationaux majeurs.

L'article 2 prévoit que la méconnaissance de l'interdiction fixée par l'article 1er est punie d'une peine contraventionnelle dans des conditions fixées par décret en Conseil d'Etat. Il appartiendra au pouvoir réglementaire de définir le montant de l'amende, éventuellement en fonction des circonstances et, le cas échéant, des peines complémentaires ainsi que des sanctions en cas de récidive. Une amende de 750 euros au plus pour les contraventions de la 4e classe paraît au législateur proportionnée au regard de l'infraction commise.

L'article 3 prévoit que les sanctions prévues à l'article 2 sont applicables aux faits constatés à l'expiration d'un délai de six mois suivant la promulgation de la présente loi. Cette disposition vise à garantir que les dispositions réglementaires prévues aux articles 1er et 2 seront effectivement prises dans un délai raisonnable. Ce délai doit aussi permettre aux pouvoirs publics d'organiser une information et une médiation en direction des personnes concernées, en lien avec les élus locaux et les associations de défense des droits des femmes.

L'article 4 prévoit la remise d'un rapport du Gouvernement au Parlement, chaque année, à compter de la date de la promulgation de la loi, sur l'application de ces dispositions, les mesures d'accompagnement qui auront pu être mises en œuvre par les pouvoirs publics ainsi que sur les difficultés rencontrées.

En tant que législateurs, nous devons apporter une réponse de fermeté face à l'apparition de nouvelles formes de délinquance et au développement de pratiques radicales qui n'ont pas leur place dans notre République. Nous devons aussi rester à l'écoute de ces hommes et de ces femmes, parfois en manque de repères et en opposition avec les valeurs de tolérance et d'ouverture, mais aussi de respect et de responsabilité, qui sont les nôtres. C'est pourquoi, nous déposons, simultanément, une proposition de résolution afin que cette mesure soit comprise et acceptée pour ce qu'elle est : une loi de libération et non d'interdiction. L'une et l'autre forment un ensemble cohérent que nous vous demandons d'adopter.

PROPOSITION DE LOI

Article 1

Nul ne peut, dans les lieux ouverts au public et sur la voie publique, porter une tenue ou un accessoire ayant pour effet de dissimuler son visage sauf motifs légitimes précisés par décret en Conseil d'Etat.

Article 2

La méconnaissance de l'interdiction fixée par l'article 1er de la présente loi est punie d'une peine contraventionnelle dans des conditions fixées par décret en Conseil d'Etat.

Article 3

Les sanctions prévues à l'article 2 sont applicables aux faits constatés à l'expiration d'un délai de six mois suivant la promulgation de la présente loi.

Article 4

Un rapport est remis, chaque année, à compter de l'entrée en vigueur de la présente loi, par le Gouvernement au Parlement sur l'application de la présente loi, les mesures d'accompagnement qui auront été mises en œuvre par les pouvoirs publics ainsi que sur les difficultés rencontrées.

COMPTES RENDUS DES AUDITIONS
ET DES TABLES RONDES

Les vidéos des auditions et tables rondes sont consultables sur le site de l’Assemblée nationale à l’adresse suivante :
http://www.assemblee-nationale.fr/13/commissions/voile-integral/index.asp

Audition de Mme Dounia Bouzar, anthropologue

(Séance du mercredi 8 juillet 2009)

M. André Gerin, président. Mes chers collègues, je souhaite, avant de commencer nos premières auditions, procéder à quelques rappels essentiels.

Cette Mission d’information n’a pas à décider a priori de ses conclusions et la question de savoir s’il faut légiférer ou non n’est surtout pas un préalable.

Je tiens, par ailleurs, à présider cette Mission d’information dans le même esprit que l’a été la mission conduite par M. Bernard Stasi en 2003, c'est-à-dire en formulant des préconisations qui soient le plus largement partagées. L’objectif est de réaliser un état des lieux sur le port du voile intégral et sur ce qu’il représente, et d’aborder, au-delà de la question de la sécurité publique, celle de la femme dans la société française. Cette approche qui établit un lien entre féminité et laïcité me paraît beaucoup plus pertinente.

Nous voulons permettre à un islam apaisé, respectueux des principes de la République et donc de la laïcité, de trouver sa place dans notre pays et de faire ainsi reculer, au-delà de la question du voile intégral, l’emprise des fondamentalistes sur la société civile dans certains territoires, qui s’exerce en particulier sur les femmes, souvent jeunes, voire sur des adolescentes.

Empreints nous-mêmes de cet état d’esprit républicain, nous ferons en sorte que tous les responsables politiques sortent de l’indifférence, voire de l’aveuglement, sans pour autant nous départir d’une certaine modestie. Ces trois dernières semaines l’ont montré, ce sujet provoque un malaise dans la société française, et s’il est donc très important de s’en saisir, cela ne doit pas signifier pour autant que nous « jouions les matamores » en imposant a priori telle ou telle solution. Nos compatriotes doivent savoir que nous souhaitons le meilleur « vivre ensemble » possible, sur la base des principes qui fondent notre République.

Pour éclairer notre travail, je vous ai fait remettre le rapport de la commission de réflexion sur l'application du principe de laïcité dans la République, dit « rapport Stasi », dont une partie traite des « menaces sur les libertés individuelles », en dénonçant « une grave régression de la situation des jeunes femmes ».

M. Christian Bataille. Si le rapport Stasi, remis en 2003, est très intéressant, n’oublions pas, dans le même temps, la mission d'information sur la question du port des signes religieux à l'école, dont M. Jean-Louis Debré était à la fois président et rapporteur.

M. André Gerin, président. Ce rapport, ainsi que le rapport de M. André Rossinot de septembre 2006, relatif à la laïcité dans les services publics – document tout aussi important –, seront également mis à la disposition des membres de la Mission.

Pour ce qui concerne le calendrier des travaux, je vous propose que nous terminions nos auditions aux environs du 10 décembre prochain afin de pouvoir remettre le rapport et ses préconisations au plus tard à la fin du mois de janvier 2010.

Après avoir auditionné aujourd’hui deux personnalités qui ont marqué le débat qui s’est ouvert grâce à notre initiative, nous auditionnerons la semaine prochaine, sous la forme d’une table ronde, les représentants de cinq associations de défense des droits des femmes : le Planning familial ; la Coordination française pour le lobby européen des femmes – CLEF ; Femmes solidaires ; la Fédération nationale solidarité femmes ; la Ligue du droit international des femmes.

À la rentrée, nous pourrions, début septembre, auditionner des maires de l'Association Ville et banlieue de France, mais aussi la présidente de Ni putes ni soumises, avant d’entendre des représentants des associations qui défendent le principe de laïcité, ainsi que des spécialistes des banlieues. Un calendrier des auditions du mois de septembre vous sera adressé d’ici à la fin de nos travaux de ce mois de juillet. Toutes vos suggestions sont évidemment les bienvenues et le secrétariat de la Mission se tient à votre disposition.

Je proposerai enfin de faire régulièrement le point entre nous, en tirant par exemple un premier bilan d’étape le mercredi 23 septembre.

M. Lionnel Luca. La possibilité pour la Mission de se déplacer est-elle envisagée, notamment pour aller à la rencontre de groupes qui défendent la légitimité du port de la burqa ou du niqab ?

M. André Gerin, président. Nous avons renvoyé à début septembre l’examen d’éventuels déplacements. Il faudra définir les lieux et la méthode. Ils pourraient se faire en lien avec l’Association des maires de France – je vais écrire en ce sens à son président –, la seule réserve étant d’éviter tout spectacle médiatique. Il nous faudra, en effet, veiller à ne pas donner l’impression d’instrumentaliser un problème déjà suffisamment complexe et controversé.

Mme Françoise Hostalier. Il serait intéressant d’auditionner également des représentants de l’éducation nationale, afin de connaître leur opinion à la fois sur le plan pratique, s’agissant, par exemple, de la présence de mamans en burqa à la sortie des écoles et de l’accompagnement des sorties scolaires, et sur le plan éducatif, sachant que des jeunes filles françaises qui ont suivi une scolarité dans nos écoles sont parfois les plus engagées en matière de port de la burqa.

M. André Gerin, président. Nous nous saisirons des problèmes qui se posent pour l’ensemble des services publics, dont l’éducation nationale, bien évidemment.

*

* *

M. André Gerin, président. Mes chers collègues, je suis maintenant heureux d’accueillir, pour la première audition de notre Mission d’information, Mme Dounia Bouzar, anthropologue du fait religieux.

Madame Bouzar, notre premier travail, comme vous le savez, est de procéder à un état des lieux de la pratique du port de la burqa ou du niqab, pratique que vous connaissez particulièrement bien en raison de votre parcours : vous avez travaillé auprès des jeunes des banlieues et comme éducatrice à la Protection judiciaire de la jeunesse.

Lors du débat sur le port de signes religieux au sein de l’école publique, vous avez publié avec Mme Saïda Kada, qui revendique le port du voile, un ouvrage dont le titre est évocateur : L’une voilée, l’autre pas. Vous avez également été membre, comme personne qualifiée, du Conseil français du culte musulman de 2003 à 2005, date à laquelle vous avez décidé de démissionner de cette instance.

Vous avez récemment pris une position très claire à propos de la pratique du voile intégral en expliquant que la burqa ou le niqab n’était pas un signe religieux, mais le produit d’une dérive sectaire. Selon vous, il ne faut pas aborder le problème du voile intégral en le reliant à l’islam, car cela reviendrait à valider la démarche de ces mouvements sectaires qui appellent au port de ce type de voile et à renforcer leur autorité.

Mme Dounia Bouzar, anthropologue. Monsieur le président, Monsieur le rapporteur, Mesdames et Messieurs les députés, sachez d’abord qu’en tant qu’ancienne éducatrice et jeune anthropologue universitaire, je n’étudie jamais ce que l’islam dit, mais toujours ce que les hommes et les femmes comprennent de l’islam, et pourquoi. Mes dernières recherches portent exactement sur la question de savoir comment les jeunes nés en France, socialisés à l’école de la République, ayant appris à dire « je » et grandi avec Élisabeth, qui ne croit pas en Dieu, avec David, qui est juif, et avec Marie, qui est chrétienne, interprètent l’islam lorsqu’ils se le réapproprient – autrement dit, comment se construit la compréhension de l’islam dans notre société.

Aujourd’hui, s’il est question du voile intégral, je ne parlerai pas beaucoup du niqab en lui-même – de ce qui se voit –, mais surtout de la face cachée de l’iceberg, en posant la question de savoir comment et pourquoi un certain discours dit « religieux » fait aujourd’hui autorité sur des jeunes, à la différence de ce qui se passait il y a encore quelques années. Auparavant, passant devant un prédicateur gourou, les jeunes en parlaient à leur éducateur comme d’un charlatan. Aujourd’hui, ils sont de plus en plus nombreux à s’arrêter pour écouter leur discours – éducateurs, élus, imams, parents, tous le reconnaissent.

Les réflexions que je vais partager avec vous sont le fruit de deux travaux de recherche. En tant que chargée de mission à la Protection judiciaire de la jeunesse, j’ai d’abord mené une recherche-action pendant trois ans avec une cinquantaine de professionnels de la jeunesse – conseillers principaux d’éducation, proviseurs, éducateurs, religieux, psychologues, psychothérapeutes, psychanalystes, etc. – auprès de jeunes endoctrinés, ce qui a abouti au livre Quelle éducation face au radicalisme religieux ? qui a reçu le prix de l’Académie des sciences morales et politiques en 2006. Pour prolonger cette réflexion, j’ai ensuite étudié les étapes de l’endoctrinement opéré par le discours radical, recherche qui a été publiée sous le titre L’intégrisme, l’islam et nous.

Sur le terrain, tous les interlocuteurs des jeunes sont d’accord pour dire que le discours sectaire ne touche pas uniquement des jeunes issus de famille de référence musulmane. Il touche tout autant des jeunes issus de familles de référence athée, agnostique, chrétienne ou juive. Vous l’entendrez tout au long des témoignages qui suivront : ce discours arrive à faire autorité sur des jeunes qui a priori n’ont pas tous des problèmes d’histoire, d’immigration, de mémoire, d’identité, etc.

Avant de développer l’analyse de ce discours, je tiens à m’assurer que nous employons les mêmes mots pour parler de la même chose, car, pour reprendre une citation d’Albert Camus, « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ». Commençons donc par ne pas confondre le foulard, la burqa et le niqab.

Le foulard musulman, appelé aussi hijab, fait partie de l’histoire musulmane. Un débat existe au sein de la communauté musulmane entre ceux qui pensent que porter le foulard était simplement un moyen de protéger les femmes au VIIe siècle dans une société violente, et ceux qui croient qu’il s’agit d’une obligation devant s’appliquer quels que soient le lieu et l’époque. Les islamistes, qui se sont approprié le foulard, l’ont ainsi promu objet politique. En France, les jeunes filles qui revendiquent le foulard le font souvent pour des motifs très différents : sentiment de renforcer sa foi, endoctrinement islamiste ou, au contraire, réappropriation de l’islam, soumission à la pression du quartier ou de la famille, etc. Le foulard ne correspond pas à un seul discours, à une seule vision du monde : il n’a donc pas qu’une seule signification.

La burqa est un vêtement traditionnel des tribus pachtounes d’Afghanistan, qui couvre les femmes avec une sorte de grille devant les yeux. À ma connaissance, on ne le rencontre pas encore en Occident. Il existait avant l’islam, mais les talibans l’imposent comme s’il était un commandement divin.

Comme la burqa, le niqab était d’abord un vêtement traditionnel. Mais certains savants ont réussi à l’imposer au début du XXe siècle en Arabie saoudite. Le niqab est une sorte de drap noir prescrit par les groupes qui se disent « salafistes », alors que les véritables salafistes sont ceux qui, dans les années 1930, se sont voulus – après s’être demandés pourquoi ils avaient été colonisables – les rénovateurs de l’islam en retournant aux fondements religieux afin d’en moderniser les interprétations. Les groupuscules actuels ont donc usurpé le mot « salafiste ».

La pensée salafiste ne correspond pas à une application des textes ni à un retour à l’histoire musulmane. Les groupuscules qui s’y réfèrent n’en sont qu’une émanation moderne, apparue au début du XXe siècle en réaction au déclin du monde musulman. Le niqab est ainsi entré dans l’histoire de l’islam il y a un peu plus de soixante-dix ans, alors que cette religion existe depuis quatorze siècles.

S’agissant de la question principale de savoir comment ces groupuscules font autorité sur les jeunes, il convient d’abord de comprendre que ces derniers n’ont pas de lien direct avec des groupes politiques du Moyen-Orient. Il semble d’ailleurs très difficile de classifier les jeunes selon des critères traditionnels : ils ne relèvent pas de zones géographiques définies ; ils ne mettent pas en avant des revendications construites ; ils n’obéissent pas à de méthodes d’action structurées ; ils n’ont pas de combat politique élaboré. Un seul point est clair : les salafistes font miroiter aux jeunes l’idée qu’ils seront tout puissants en devenant les élus de Dieu. À cet égard, le discours salafiste présente plusieurs caractéristiques.

La première caractéristique est qu’il s’agit d’un discours sectaire.

Cette affirmation n’est ni un procès d’intention ni un jugement de valeur, mais le résultat de l’étude de l’effet du discours : alors que le mot « religion » vient du latin relegere et religare, c’est-à-dire « accueillir » et « relier », le mot « secte » signifie « suivre » et « séparer ». C’est donc bien l’effet du discours qui me permet de le qualifier de sectaire : lorsque la religion provoque de l’auto-exclusion et l’exclusion des autres, on peut parler de secte. On utilise la religion pour construire une frontière infranchissable entre l’adepte et les autres, frontière matérialisée, dans notre cas, par le niqab, ce drap noir qui a au moins le mérite d’être sans ambiguïté sur sa fonction : celle d’être une coupure, une frontière infranchissable.

Deuxième caractéristique : le discours salafiste est un processus de purification interne.

Les salafistes se présentent comme un groupe purifié, possédant la vérité et supérieur au reste du monde : les juifs, les chrétiens, mais aussi les autres musulmans qui ne sont pas comme eux. Pour fortifier ce groupe purifié, le prédicateur gourou explique qu’il existe un complot pour maintenir les musulmans en position de dominés. Il assure que leur groupe est en danger parce que « les autres » ont compris qu’il détient, lui, la vérité. Le discours salafiste a besoin de la haine à l’égard de l’Occident pour faire autorité et c’est en accentuant le sentiment de persécution qu’il trouve sa justification. Les adeptes doivent considérer « les autres » comme un tout négatif afin de se percevoir comme un tout positif.

Troisième caractéristique : l’unité totale entre membres.

Les prédicateurs gourous transmettent une idée de la religion sublimée qui fait rêver les jeunes de toute puissance. L’image qu’ils donnent de la religion est tellement inaccessible que, pour espérer atteindre cette toute-puissance, la seule possibilité pour le jeune est d’imiter le prédicateur qui en parle. Ce qui compte, c’est de se ressembler. Avec ce discours, l’individu perd ses propres contours identitaires parce qu’il a le sentiment d’être « le même » que les autres et de percevoir exactement les mêmes émotions. L’identité du groupe remplace l’identité de l’individu. Pour arriver à subordonner les jeunes au groupe, le prédicateur gourou les arrache à tous ceux qui assurent traditionnellement leur socialisation au prétexte que ceux-ci ne sont pas dans la vérité : enseignants, éducateurs, animateurs, patrons, imams et même parents ! La coupure avec ces derniers est ainsi devenue un diagnostic de la radicalisation.

Il s’agit d’exagérer les ressemblances entre adeptes et d’exacerber les différences avec « les autres », l’extérieur, parce qu’à l'intérieur du groupe, les uns ne doivent pas se distinguer des autres, le « je » doit devenir un « nous ». Toute différence doit être anéantie. On coupe les jeunes de leur famille pour qu’il n’y ait pas de différences entre eux. La transmission familiale du savoir religieux est remise en cause : ce que leur père dit de l’islam n’est pas valable puisque seul le groupe possède la vérité. Et au même titre que les différences familiales, les différences sexuelles sont bannies : les groupes ne sont pas mixtes. La désexualisation est totale, car si on n’élève pas un mur entre les hommes et les femmes, les uns et les autres pourraient prendre conscience qu’il existe des différences entre eux.

Toutes les idéologies de rupture reposent sur des exaltations de groupe. À cet effet, il faut une seule représentation du monde, une seule grille de lecture. On prouve aux jeunes que leur colère est justifiée. Tout le système ne prévoit-il pas de les exclure parce qu’ils sont musulmans ? Rachid n’a pas réussi son bac ? C’est parce qu’il est musulman ! Samir a perdu son père à la suite d’un accident de travail ? C’est parce qu’il est musulman !

On uniformise leur vision du monde. Tous ceux qui sont contre eux le sont pour diviser et pour mieux régner. Ces jeunes en arrivent ainsi à subir des modifications psychiques au point qu’ils semblent être en état de quasi-hypnose, animés par un mimétisme effrayant. Tel est l’objectif du discours salafiste : faire en sorte que les jeunes ne pensent plus.

Quatrième caractéristique de ce discours : il propose un espace de substitution virtuel, supérieur au monde.

Les plus touchés sont surtout les jeunes qui se sentent de nulle part – ce qu’a également mis en évidence la grande étude internationale de Marc Sageman – ceux qui ne se sentent liés ni au territoire d’origine de leurs parents, ni à une origine ethnique, ni à une appartenance locale – ils ne se pensent pas Marseillais, Roubaisiens, etc.

Alors que le lien territorial, quel qu’il soit, semble protéger les jeunes, le discours salafiste explique au contraire que se sentir de nulle part signifie que l’on est élu, que l’on est supérieur aux Arabes, aux Européens, aux Asiatiques et, bien entendu, aux Américains. C’est en cela qu’il propose un territoire de substitution virtuel. Ce n’est pas pour rien d’ailleurs que 99 % de l’endoctrinement se fait par un moyen de communication virtuel : Internet. Ce n’est qu’une fois endoctrinés que les internautes se rencontrent.

Cinquième caractéristique : l’illusion de s’inscrire dans une filiation sacrée.

Le discours salafiste fait croire aux jeunes que la seule façon de posséder la vérité consiste à raisonner comme les pieux ancêtres. Au lieu de se référer au Prophète, on s’identifie à lui. On ne se réfère pas à lui, comme un croyant habituel, pour trouver du sens à son existence et construire sa vie sur terre. On ne raisonne que par analogie. On enjambe la chronologie pour entrer dans un temps sacré. On rejoue l’époque de ce que l’on considère comme la création du monde, du premier temps de l’islam. En répétant de manière obsessionnelle les rituels, on recrée l’atmosphère sacrée du temps où Dieu a parlé. On donne l’illusion aux jeunes d’être proches de Dieu. On leur demande du mimétisme alors qu’un croyant habituel se ressource pour trouver du sens à sa vie.

Dernière caractéristique : le discours salafiste rend tout-puissant.

Les imams évoquent leur difficulté à parler théologie avec ces jeunes, ce qui signifie d’ailleurs qu’il ne suffira pas d’envoyer de bons imams, bien formés, pour régler le problème. Ces jeunes inversent, en effet, la question de l’autorité : alors qu’un croyant habituel se soumet à l’autorité de Dieu pour être dans le droit chemin sur terre, ils s’approprient en leur nom propre l’autorité de dieu pour s’ériger en autorités sur les autres. Les psychologues appellent cela un « éclatement du moi » : « c’est moi qui existe, c’est moi qui décide, c’est moi qui donne la norme. »

Sous prétexte que seul le Coran fait autorité, qu’il n’y a pas de clergé et que l’imam ne sait pas, ils décident qu’eux seuls savent ce que Dieu a dit puisqu’il n’y a personne au-dessus d’eux à part Dieu.

De nombreux éducateurs se sont surpris à parler de ces jeunes de la même façon qu’ils auraient évoqué, il y a quelques années, des jeunes toxicomanes. Le profil est en effet similaire : pas d’intégration de la loi au sens symbolique du terme, recherche du plaisir immédiat – l’extase –, absence fréquente de figure paternelle structurante, manque de repère de temps et de lieu, etc. Les psychologues ont noté que ces jeunes font souvent appel à Dieu comme à un père symbolique qui fait loi – qui pose la limite – ou qui doit faire loi. Ajoutons à cela que le discours fait d’autant plus autorité sur des jeunes qu’ils ne connaissent pas leur religion, l’islam ou autre.

En résumé, il s’agit de jeunes qui ont grandi sans ancrage territorial, avec des problèmes d’appartenance et de mémoire. Comme tous les discours totalitaires et sectaires, le discours salafiste construit des nouvelles frontières : l’adepte n’a plus d’espace privé ; les lois du groupe envahissent le privé jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de l’individu. Aussi convient-il également de s’interroger sur les moyens de désamorcer l’autorité du discours salafiste : comment contrer la construction imaginaire d’une communauté de substitution et ne pas renforcer l’exaltation de groupe fondée sur le sentiment de persécution ?

Faire comme si on ne voyait rien serait, de mon point de vue d’ancienne éducatrice et d’anthropologue, pire que tout. Ne pas être choqué du comportement de ces jeunes c’est, en effet, l’entériner comme musulman. Au contraire, s’étonner de ce drap noir, c’est refuser de reconnaître ce type de comportement comme religieux : l’islam ne peut pas être une religion aussi archaïque qui enferme ainsi les femmes. S’étonner, être choqué, être offensé par le niqab, c’est respecter l’islam, c’est montrer que la France n’a pas une vision archaïque de cette religion. C’est aussi une façon d’introduire une faille dans les certitudes des jeunes en question. Le jeune endoctriné veut nous présenter son comportement comme une simple application de l’islam ? En étant choqués, nous pouvons le déstabiliser et l’obliger à se remettre à élaborer une pensée – et à reprendre ainsi sa place dans la société – sur ce qu’il voulait présenter comme un simple commandement divin, automatique, normal, banal.

En revanche, si la société pose le débat en considérant le niqab comme musulman, l’effet sera inverse. Une telle attitude validerait le prétexte religieux de ces groupuscules sectaires et renforcerait leur pouvoir puisque cela reviendrait à les reconnaître comme des religieux parmi d’autres, et non pas comme des individus qui instrumentalisent la religion. Tandis que certains dénonceraient alors la stigmatisation de l’islam, d’autres feraient, au contraire, le procès de l’islam, « cette religion incapable d’évoluer ». Ce serait dramatique.

Dans tous les cas, les musulmans se retrouveraient dans une situation où défendre l’islam passerait par la défense du niqab et où combattre le niqab reviendrait à passer pour un traître. Le niqab deviendrait le symbole de la défense de l’islam !

Déjà, des musulmans qui luttent contre ces groupuscules depuis des années, se demandant ce que les autorités attendent pour bannir les salafistes qui, pour eux, salissent leur religion, commencent à s’interroger, à parler de liberté de conscience, alors même qu’ils ont toujours soutenu que le niqab n’était pas musulman. Victimes tous les jours de discriminations et de stigmatisations, ils ne supporteront pas un nouveau procès de l’islam. Or toute nouvelle mesure prise contre l’islam offrirait une opportunité légale à tous ceux qui pratiquent la discrimination à l’égard des musulmans : que ce soit pour refuser à des femmes voilées l’accès aux banques, aux médecins ou à des lieux publics. Pour eux, une nouvelle loi conforterait les discriminants qui pourraient alors faire l’amalgame entre niqab et foulard voire les empêcherait de pratiquer leur religion.

Au lieu de contrer le phénomène d’exaltation de groupe du discours salafiste, le fait de poser le débat sur un plan religieux le renforcerait et pourrait même, par solidarité, conduire des filles à changer leur foulard en niqab. En qualité d’éducatrice et d’anthropologue, j’estime, au contraire, très important de poser le débat plutôt sur le plan sécuritaire, comme l’a fait la Belgique. Interdire à tous les citoyens la dissimulation délibérée et permanente d’identité, quel que soit le moyen utilisé – cagoule, niqab, burqa, que sais-je encore ? – permettrait à la fois :

– de traiter tous les citoyens de la même façon, conformément à notre philosophie ;

– de réaffirmer que tout individu est une personne différente et différenciée, qui vit dans une société diverse, ce qui permettrait d’ailleurs d’en finir avec l’argument selon lequel la France n’assumerait pas sa diversité ; au contraire, c’est le niqab qui apparaît comme l’anti-diversité en prônant une uniformisation des femmes qui ne les rend plus discernables les unes des autres – en interdisant le niqab, nous revendiquons le droit à la différence ;

– d’enlever un outil précieux aux gourous ;

– de cadrer les endoctrinés et de les remettre dans la réalité terrestre : le monde d’ici-bas ;

– de libérer, le cas échéant, les victimes voilées de force ;

– tout cela sans attaquer ni stigmatiser l’islam.

Vous aurez certainement remarqué que je n’ai pas parlé une seule fois des droits des femmes.

C’est d’abord parce que, en tant qu’éducatrice, je suis profondément persuadée que les garçons endoctrinés par le discours salafiste sont tout autant victimes que les femmes, même si la négation de l’individu et la rupture sociale sont moins visibles pour eux. Ils subissent la même rupture, la même indifférenciation, le même endoctrinement, la même violence vis-à-vis de leur socialisation et de leur construction psychique.

C’est ensuite parce que fonder le débat sur la question des droits des femmes serait vécu comme une nouvelle façon de donner des leçons au monde musulman. Il faut en finir avec le rapport de force dominant-dominé, et avec le discours – qui date de la période coloniale – de celui qui sait à destination de celui qui doit évoluer. Les musulmans de France voudraient maintenant être traités à égalité. Ils ne supportent plus les discours ignorants et idéologues qui présentent une vision du monde bipolaire avec, d’un côté, l’Occident qui aurait tout inventé et, de l’autre, le monde arabo-musulman qui serait, par essence, archaïque. Ils n’acceptent plus toutes ces représentations négatives qui structurent le débat public sur l’islam en France et qui ne font que reprendre les interprétations des intégristes. Cela revient à laisser ces derniers définir les termes de ce débat. Ils ne supportent plus non plus que l’on fasse semblant de croire que les cheveux au vent seraient le seul symbole de l’égalité hommes-femmes, pendant que des publicistes continuent en toute impunité à réduire les femmes à des objets sexuels pour vendre un yaourt.

Comme le président Obama l’a énoncé, il est temps que tous les Hommes se donnent la main pour arriver à certaines valeurs communes, quel que soit le moyen choisi. Ce qui compte, ce n’est pas de montrer ses cheveux ou pas, de s’arrêter à tel ou tel Prophète, de croire ou pas, mais de défendre des valeurs : l’égalité, et notamment l’égalité entre les hommes et les femmes, la liberté, la fraternité. Pour avancer ensemble, dans un projet commun, avec toutes nos mémoires, encore faut-il y voir et encore faut-il se voir.

Je conclurai cette présentation par un souhait personnel. J’espère, pour la cohésion nationale, que l’autorité du discours sectaire sera désamorcée, en posant le débat sur le plan de la sécurité. Ainsi, tous les démocrates républicains, qu’ils soient de référence athée, agnostique, juive, chrétienne ou musulmane, pourront se donner la main dans ce combat typiquement français.

M. André Gerin, président. Je vous remercie. Pour ce qui est de la terminologie, je crois utile de préciser que le vêtement dont nous traitons ici est le voile intégral.

Je rappelle, en outre, que la mission a pour objectif de dresser un état des lieux et d’ouvrir un débat, voire d’engager une co-construction avec les associations féminines, les associations laïques et les associations musulmanes désireuses d’un islam apaisé et respectueux des principes de la République et de la laïcité.

Enfin, la mission n’a pas pour vocation de déterminer a priori s’il y aura une loi. Au terme de notre travail, nous formulerons des préconisations, que nous souhaiterions voir partagées le plus largement possible, y compris par les musulmans.

M. Éric Raoult, rapporteur. Il semble que le port du voile intégral ne concerne pas seulement les jeunes, mais aussi des femmes musulmanes quadragénaires ou quinquagénaires.

Par ailleurs, il apparaît aussi qu’un changement d’attitude s’est opéré récemment au sein de la communauté musulmane. Il y a une dizaine d’années, nous avions des exemples où l’imam ou le président d’association refusait l’accès à la mosquée en raison de la tenue portée. Or, depuis quelques mois, depuis qu’on a parlé publiquement du voile intégral, on semble observer une sorte de « solidarisation » au sein de la communauté musulmane.

M. Lionnel Luca. Au vu de la distinction qui a été faite entre burqa et niqab – c’est-à-dire entre un vêtement qui remonte aux temps préislamiques et un autre qui ne se serait imposé que depuis soixante-dix ans –, il conviendrait de préciser l’intitulé de notre mission, qui devrait désormais évoquer le port du « voile intégral ». Cela permettrait d’éviter des confusions, notamment dans les médias.

Pour ce qui concerne l’éventualité d’une loi qui pourrait porter sur la sécurité, quel mode d’action jugeriez-vous opportun pour appliquer les préconisations de la Mission ?

M. André Gerin, président. En réponse à la remarque de M. Luca, je vais saisir le président de l’Assemblée nationale afin de lui demander de soumettre à la prochaine Conférence des présidents le changement d’intitulé de notre Mission en substituant aux termes burqa et niqab celui de voile intégral.

M. Jacques Myard. L’histoire de l’islam pullule de mouvements sectaires, généralement recadrés, un jour ou l’autre, au sein même de l’islam. Cependant, votre démarche, qui se situe uniquement du point de vue de la foi, n’est pas sans susciter un certain malaise, particulièrement ici, à l’Assemblée nationale. En outre, vous n’évoquez qu’à la fin de votre propos les conséquences de cette situation sur le groupe particulier que constituent les femmes. Je ne peux pas accepter votre approche, qui nous entraînerait dans ce que Max Weber a appelé la « guerre des dieux ». Au nom de quoi déciderions-nous de ce qu’est la religion ? Il n’y a pas en France de ministère chargé de décider de ce que doit être la religion – car le ministère chargé des cultes les considère dans une perspective très différente.

Si donc je souscris à votre analyse de la démarche sectaire, bien décrite au demeurant dans le cadre des trois commissions d’enquête déjà consacrées à ces dérives, il me semble qu’en jugeant de la foi des autres, nous risquerions d’attiser les tensions.

Mme Bérengère Poletti. Je souscris à la première partie de votre exposé : ces jeunes, hommes ou femmes, sont victimes et bourreaux en même temps. Un jeune musulman auprès de qui je m’informais m’affirmait que, pour peu qu’il trouve le bon vecteur, il pourrait à volonté faire de ces jeunes des kamikazes.

Quant à la toute-puissance, elle s’exerce d’abord sur les femmes, qui sont les plus grandes victimes.

Existe-t-il des alternatives à ce pouvoir de soumission ? Dans mon département, des jeunes ont récemment refusé de se soumettre au contrôle des billets dans un train, sous prétexte que le contrôleur était une femme. On sait aussi que certaines patientes quittent l’hôpital, parfois en plein accouchement, parce que le médecin est un homme. Que penser des municipalités qui, cédant à la demande, instaurent des créneaux horaires réservés aux femmes dans les piscines ? La question touche donc particulièrement les femmes, même si les hommes en sont également victimes.

M. Jean Glavany. J’ai relevé trois contradictions. Tout d’abord, vous avez plaidé contre une loi de stigmatisation, puis pour une loi « de sécurité » ou de respect d’une diversité assumée. Pouvez-vous préciser ce point ?

En deuxième lieu, vous affirmez que le port du voile n’est pas une question religieuse. Comme l'a dit M. Myard, le rôle des parlementaires de la République n'est pas de faire l'exégèse des religions et cela ne m'intéresse pas de savoir si l'islam préconise ou non le port du voile. Je souhaiterais, en revanche, savoir si, comme c’est le cas pour toutes les religions, il existe, à côté de l'immense majorité de ceux pour qui prime l’intérêt collectif, des groupes extrémistes, intégristes ou fondamentalistes – je pense aux « salafistes » que vous évoquiez – qui veulent déstabiliser la République et face auxquels celle-ci devrait se défendre.

Enfin, bien que vous affirmiez que la question est asexuée, j'observe que ce n'est pas aux jeunes garçons que l'on demande de porter le niqab, mais seulement aux femmes. Pour avoir travaillé longtemps sur le problème de l'Afghanistan, je sais que la question de la burqa y est liée aux droits des femmes.

M. Pierre Forgues. Les conclusions de Mme Bouzar ne laissent pas de m’étonner. Tout d'abord, évoquer la dérive sectaire qu’est le salafisme n’est pas faire le procès de l'islam. Ensuite, il ne me paraît pas suffisant de placer le débat sur le seul registre sécuritaire, car il faudrait montrer en quoi réside l’insécurité. En outre, il faut aborder sans tabou la question de la libération des femmes. La meilleure façon de lutter contre les dérives sectaires est de faire en sorte que les musulmans interviennent eux-mêmes.

Si donc je souscris à votre analyse, même si elle est profondément religieuse, vos conclusions ne me conviennent pas du tout.

M. André Gerin, président. Après avoir écouté les intervenants, dont, naturellement, tous les points de vue ne feront pas forcément l’unanimité, les parlementaires devront exercer leur propre responsabilité politique.

Mme Dounia Bouzar. Je suis surprise que l'on désigne mon analyse comme « religieuse », car je n’ai pas évoqué une seule fois l’islam, ni le Coran, ni Dieu. Il semble que vous transfériez sur moi un problème de représentation. Les titres des parties de mon exposé sont pourtant éloquents. Je vous les rappelle : « Unité totale entre les membres » ; « Un territoire virtuel supérieur au monde entier » ; « Un discours qui rend tout-puissant » ; « L’illusion de s’inscrire dans une filiation sacrée ». Je ne parle que de la socialisation et de l'étape psychologique de l'endoctrinement, c’est-à-dire du discours tenu au jeune pour le mettre en situation de non-citoyenneté. Un anthropologue ne regarde pas ce que dit l'islam.

M. André Gerin, président. Ne vous sentez pas agressée, Madame !

Mme Dounia Bouzar. Je ne fais que vous renvoyer à vos représentations. Si je m'appelais Martine ou si j’avais repris mon deuxième nom qui vient de ma mère corse, m'auriez-vous dit, au terme de cet exposé anthropologique qui emploie un lexique psychologique et psychanalytique, que mon analyse était religieuse ? Je vous laisse vous poser cette question.

M. André Gerin, président. Il vaut mieux éviter de s’engager sur ce terrain.

Mme Dounia Bouzar. Mon discours est à votre disposition. Relisez-le : vous n’y trouverez pas un mot religieux.

M. André Gerin, président. Il est normal que différentes sensibilités politiques s’expriment. Dépassionnons le débat.

Mme Dounia Bouzar. Je ne faisais que souligner qu’il est habituel que les discours soient soumis à un filtre. Je vous engage donc à vous reporter au texte de mes propos pour en vérifier le lexique.

M. Jean-Paul Garraud. Pour ma part, et à la différence de M. Jacques Myard, je n'ai pas perçu votre discours comme religieux. Vous nous avez beaucoup éclairés sur les causes multiples d'un phénomène complexe et sur le caractère purement sectaire de celui-ci, en soulignant judicieusement qu'il s'agissait d'une question de sécurité. Je rappelle à ce propos qu'il existe une mission interministérielle de lutte contre les dérives sectaires, avec laquelle un rapprochement pourrait d'ailleurs se révéler intéressant.

Du point de vue de la sécurité, j'ai peine à imaginer que cette dérive sectaire soit seulement spontanée et qu’elle ne repose pas sur une organisation.

Par ailleurs, le voile intégral étant la manifestation de cette dérive sectaire, faut-il l’interdire ?

Mme Dounia Bouzar. Le décalage entre mes propos et la manière dont ils ont été reçus par certains d'entre vous me gêne, car la conclusion à laquelle je souhaitais parvenir était précisément que nous devons traiter le discours de ce groupuscule comme nous le ferions s’il était tenu par des groupes d’une autre nature. Que ferions-nous si un groupe chrétien – ou bouddhiste – déclarait soudain que les autres n'ont rien compris à leur Bible et leur enjoignait de se nouer un linge vert autour de la tête ? Engagerions-nous un débat théologique sur la Bible, ou ne jugerions-nous pas plutôt qu'il s'agit d'un groupe de déréglés, comme celui-ci, qui éclabousse tout le monde avec son argent venu d’Arabie saoudite ?

Mon postulat de départ et la conclusion à laquelle je souhaitais parvenir étaient qu’il faut appliquer le droit commun et traiter ces groupuscules comme s'ils n'étaient pas musulmans. Ma réaction s’explique par le fait que je regrettais que mon propos n'ait pas été entendu.

Pour en revenir à mon discours éducatif, qui comporte des aspects psychologiques, je rappelle que le débat n'est pas intra-musulman, mais intra-républicain, intra-démocrate. Il n’est pas question de faire de l’exégèse – et je viens d’ailleurs de dénoncer ce discours comme étant de toute-puissance. Il faut certes que les musulmans démocrates et républicains aient une place, en tant que citoyens, pour lutter contre tout ce qui entrave la cohésion nationale, mais pas en tant que religieux. Voilà le débat que nous devons avoir.

Il est évident que l'uniformisation et la rupture sociale touchent particulièrement les femmes, tandis que les hommes continuent à travailler et à sortir, même s'ils sont mentalement enfermés. J'ai cependant tenu à éviter cette approche, qui renvoie aux traitements faits aux femmes dans l'espace public de certains pays musulmans, ou à l'idée que l'islam en serait la cause. Une grande ignorance prévaut et il existe un grand décalage entre les textes et la manière dont les musulmanes sont traitées.

Je le répète : le problème doit être traité selon le droit commun, comme il le serait dans le cas d'autres groupuscules qui agiraient de même. Il faut éviter de faire le procès de l’islam, car cela donnerait du pouvoir à ceux qui accusent les Occidentaux de vouloir imposer leur forme de liberté. En tant que musulmane et féministe, je souscris pleinement à la défense du droit des femmes, mais nous devons adopter une stratégie qui évite de produire des effets contraires à ceux que nous recherchons.

Monsieur Raoult, ce que vous dites de l’âge des femmes concernées par le port du voile est pour moi une information nouvelle, car j'ai principalement observé le phénomène chez des jeunes, c’est-à-dire des personnes de moins de trente-cinq ans, qui n’ont pas encore trouvé leur identité et ont encore un problème de territoire, de place ou de fonction. Je serais heureuse que vous me donniez plus d'informations sur ce point à la fin de votre mission.

Quant au changement d'attitude des musulmans, il me semble que nous avons répondu implicitement à cette question dans les échanges que nous venons d'avoir. On observe en France une véritable islamisation des diagnostics sociaux et politiques : lorsque des musulmans sont en cause, on présuppose que leurs comportements sont provoqués par l’islam et on oublie de leur appliquer une grille psychologique, sociale ou psychanalytique, alors même que les personnes concernées ne sont pas forcément croyantes et que les causes sont plutôt liées à leur identité ou, par exemple, à la place du père.

Le cas de ces jeunes qui ont refusé d'être contrôlés dans le train par une femme nous place au cœur du problème. Une importante enquête que je viens de réaliser sur « l'islam au travail dans les entreprises », qui sera publiée en octobre, fait apparaître les mêmes résultats que chez les élus, les éducateurs et les policiers. Il y a, en France, une véritable difficulté à appliquer aux musulmans la même grille de lecture qu'aux autres citoyens. Si un juif, un bouddhiste ou un protestant arrache une affiche en affirmant que sa religion l'empêche de voir une silhouette humaine, on impute son acte à un dysfonctionnement individuel et on le sanctionne immédiatement. S'il s'agit d'un musulman, on hésite.

L'islam est appréhendé comme l'altérité même et on ne lui applique pas les mêmes critères qu'aux autres religions. On ne sait pas ce qui relève de la liberté de conscience et ce qui révèle un dysfonctionnement individuel : ou bien la perception des musulmans en France s'apparente à une diabolisation totale qui les assimile à des intégristes, ou bien on considère qu’au nom de la liberté de conscience les intégristes peuvent dire n'importe quoi sur l'islam ou, par exemple, refuser de serrer la main d'une femme. S'il n'avait pas un faciès présumé musulman, un jeune qui refuse un contrôle effectué par une femme serait immédiatement sanctionné. Cette hésitation à évaluer ce qui relève de la liberté de conscience et du dysfonctionnement psychique individuel provoque une surenchère, car le jeune teste l'adulte et les limites qui lui sont fixées en tenant des discours qui sont le contraire même de l’islam.

Ce n'est certes pas à vous, Mesdames et Messieurs les députés, de dire ce qu'est l’islam, mais il vous revient d'appliquer les mêmes critères à Pierre, Paul, Mona ou Martine. Un dysfonctionnement qui s'oppose à la cohésion sociale doit être sanctionné, quelle que soit la religion de la personne concernée. La religion ne fait pas la loi.

M. Éric Diard. Vous a-t-on signalé des cas isolés de port de la burqa, notamment en lien avec la guerre en Afghanistan ou par solidarité avec les talibans ?

M. Nicolas Perruchot. Pour faire écho aux remarques de Mme Poletti, j'observe que, lorsque des problèmes se posent à l'hôpital, que des municipalités se voient demander des créneaux horaires réservés aux femmes à la piscine ou qu’il est question du port du voile intégral, ce sont les femmes qui sont concernées, même si cela cache d’autres phénomènes. Considérez-vous que ces trois problèmes très différents ont la même origine ?

M. Georges Mothron. Je souscris d’autant plus, Madame, à votre analyse du caractère sectaire du phénomène que j’ai été témoin de l’évolution dans ce sens de jeunes d’origine catholique. Avez-vous comparé le phénomène qui s'accentue en France depuis quelques mois à la situation que connaissent d'autres pays européens ?

Mme Arlette Grosskost. Nos interlocuteurs musulmans nous disent souvent que nous accordons trop d'importance à des manifestations qui ne sont qu'un épiphénomène. Comment concilier la cohésion sociale que vous évoquez – laquelle, pour éviter un malaise, suppose une certaine uniformité – et le respect des différences, que vous invoquez ?

Mme Sandrine Mazetier. Vous nous appelez à ne pas situer nos préconisations sur le plan du droit des femmes, mais plutôt sur celui de la sécurité. La situation que vous décrivez n’est-elle pas plutôt liée à des dérèglements individuels, qui relèvent plutôt d’une approche psychiatrique que de la sécurité ?

À la différence de certains de mes collègues, je tiens à vous remercier de votre intervention passionnante. Je souhaiterais que le respect des droits des femmes et l'intolérance vis-à-vis de la discrimination suscitent la même passion chez mes collègues lorsqu’il est question d’inégalités salariales entre hommes et femmes.

Mme Pascale Crozon. Comment analysez-vous le fait que des jeunes filles et des jeunes gens d'origine française s'engagent dans cette démarche sectaire ?

M. Pierre Cardo. Outre Internet que vous avez évoqué, il semble également que les salafistes soient de plus en plus présents dans les prisons.

Mme Dounia Bouzar. Je n'ai pas connaissance de cas de port de la burqa en France. De fait, en arrivant en France, les Afghanes sont plutôt heureuses de la retirer.

Pour ce qui est des créneaux réservés dans les piscines, chaque fois qu'un élu accorde un traitement particulier à des citoyens se référant à l'islam, ces bons sentiments se réclamant du respect de l'autre renvoient à la même représentation de l'islam que celle des personnes qui le diabolisent. Cette forme de laxisme repose sur des représentations archaïques de cette religion : « Chez eux, on ne touche pas la main d’une femme, il n’y a pas de mixité, on arrache les affiches… » C’est une autre forme de discrimination envers l’islam, considéré comme l’altérité même. Cette attitude archaïque fait accepter de la part des musulmans des choses que l'on n’accepterait pas d'un bouddhiste. N'acceptons pas de comportement archaïque, quelles que soient les références religieuses ou culturelles invoquées.

Je n'ai pas encore fait de comparaisons à l'échelle européenne, mais il me semble qu’ailleurs, la situation correspond à une autre réalité. Dans les autres pays européens, en effet, l'objectif n'est pas l'égalité et on tolère que les musulmans aient les pratiques qu'ils veulent, dès lors qu'ils restent entre eux. Le drap noir est le même, mais il n'a pas la même fonction dans la société et le discours est différent.

Pour lever tout malentendu, je précise que ma position ne consiste pas à dire qu'il faut respecter les différences. Les gens de référence musulmane demandent précisément le droit à l'indifférenciation, à être traités comme les autres. Je n'ai évoqué le droit à la différence qu’en dénonçant l’attitude des pays étrangers qui prétendent que l'interdiction du niqab est un déni de ce droit. L'exemple est pourtant mal choisi, car le drap noir supprime les différences. Le « droit à la différence » est encore une manière de considérer l'autre comme quelqu'un qui doit être civilisé. Je vous rappelle, à cet égard, les débats honteux dans lesquels nous nous sommes laissés entraîner pendant vingt ans à propos de l'excision, qui n’a rien à voir avec l’islam.

Vous aurez compris durant mon exposé que les dysfonctionnements personnels comportent selon moi une grande part de causes psychologiques. En effet, la recherche de la dignité conduit actuellement à une sorte de névrose. Il semble cependant difficile d'imposer une obligation de traitement. N'étant pas juriste, je me fie à vous pour trouver la réponse aux questions de sécurité posées par le port du voile intégral.

Quant à savoir si je suis favorable à une loi, je répondrai que, sur fond d'aspiration à la toute-puissance, de recours à la religion pour se maintenir dans une bulle hors du monde réel et de désir de dominer, ces jeunes qui s’adressent en fait à Dieu pour avoir une loi et un butoir ont besoin qu’on leur oppose des limites. Le problème de ces jeunes musulmans tient souvent à ce qu'ils n'ont pas eu de père structurant. Il faut donc un rappel à la loi, au sens symbolique et psychanalytique du terme, mais cela passe par la loi réelle.

Le salafisme se développe dans les prisons parce qu'il s'agit aussi d’une bulle, d'un espace virtuel. Certains utilisent la religion pour vivre dans une telle bulle et échapper à la loi des hommes. La prévention et la formation des acteurs sont bien évidemment nécessaires et il faut savoir si ce retour à l'islam a pour objet de se structurer pour revenir sur terre ou d'échapper à la réalité terrestre et à la loi. Pour les femmes sur lesquelles le discours salafiste a autorité, la situation est plus compliquée, mais elle comporte aussi cette recherche de toute-puissance, d'extase et de virtualité.

M. André Gerin, président. Madame Bouzar, je vous remercie.

Audition de M. Abdennour Bidar, philosophe

(Séance du mercredi 8 juillet 2009)

M. André Gerin, président. Je suis heureux d'accueillir M. Abdennour Bidar, philosophe et professeur en classe préparatoire et à Sciences Po, qui a publié voilà quelques jours deux articles remarqués sur la question qui nous intéresse. Vous y affirmez, Monsieur Bidar, que le port du voile intégral est une innovation qui ne trouve ses racines ni dans l'histoire ni dans le Coran, et qualifiez même la burqa de « pathologie » de la culture musulmane.

Au fil de vos écrits personnels, tels que Un Islam pour notre temps, L'Islam sans soumission ou Pour un existentialisme musulman, vous avez développé une analyse critique, appelant à une pratique plus raisonnée et individuelle d’une religion musulmane plus conforme à la modernité.

Aussi nous a-t-il paru intéressant d'entendre votre opinion sur cette pratique que vous estimez, avec une formule paradoxale, représentative d'un « traditionalisme contemporain ».

M. Abdennour Bidar. Mon exposé se fera en deux temps : après avoir situé la nature du problème, j’en présenterai les deux ou trois enjeux fondamentaux.

Pour ce qui est de la nature du problème, la première question qui se pose est celle du choix personnel : quelles raisons les femmes portant la burqa peuvent-elles invoquer pour légitimer cette pratique d'un point de vue subjectif ? Ensuite, le port de la burqa est-il – et, le cas échéant, dans quelle mesure – une question religieuse ? Enfin, quelle est la perception objective de la burqa dans l'espace public ? Cette dernière question est celle du « vivre ensemble » dans l'espace public et de la conception que nous en avons en France.

En premier lieu, donc, le port de la burqa est-il un choix personnel ? Parmi la grande diversité des cas et des situations, deux justifications au moins se distinguent particulièrement.

Tout d’abord, les femmes qui portent la burqa – ou le burqa, car le genre même du mot pose problème – peuvent le faire dans un souci d’orthodoxie et de pureté spirituelle, jugeant que l’islam pratiqué en France par la majorité de leurs coreligionnaires est laxiste et permissif. Cette approche est souvent celle des femmes converties à l’islam ou qui se situent dans une démarche de retour à la religion et de réappropriation personnelle d’un islam qui leur a été transmis culturellement et dont elles s’étaient détachées. Ces deux situations se traduisent, selon la formule classique, par le « zèle du converti ». Nous reviendrons d’un point de vue critique sur cette perception lorsque nous nous demanderons si le port du voile est une question religieuse.

La seconde justification relève de ce que le politologue Gilles Kepel, spécialiste du monde musulman, appelle un « islam de rupture » : du point de vue subjectif de ces femmes, l’environnement occidental est considéré comme littéralement impie et appelle une réaction d’autoprotection et d’autodéfense, dont le voile est un moyen. Il s’agit là d’une radicalité protestataire face à un environnement jugé potentiellement contaminant – on pourrait d’ailleurs suggérer une analogie avec la combinaison intégrale que l’on revêt pour se protéger en milieu contaminé.

En second lieu, le port du voile est-il une question religieuse ? En tant que philosophe travaillant sur la question de l’islam, mon premier réflexe est d’aller voir du côté du Coran, non pour y trouver une réponse ex cathedra, mais afin de vérifier si la prétention d’orthodoxie trouve ses fondements dans le texte lui-même. Je vous renvoie aux deux passages fondamentaux que sont les versets 30 et 31 de la sourate 24 et le verset 33 de la sourate 33. Ils donnent aux femmes l’injonction de se couvrir, mais cette injonction va plutôt dans le sens de ce que nous appellerions la pudeur. Il leur est, en effet, recommandé de se couvrir afin d’éviter l’exhibition. À cet égard, on peut juger que le port du voile intégral représente une exagération, une radicalisation subjective de la recommandation coranique. Alors que, par souci de pudeur, le Coran recommande de ne pas tout montrer, certaines femmes choisissent de tout cacher.

D’une façon beaucoup plus générale, nous sommes renvoyés à la question des prescriptions coraniques, qui fait l’objet d’un large débat parmi les spécialistes de l’islam. Quel statut devons-nous accorder aux versets du Coran qui indiquent une norme de conduite ou de comportement ? Faut-il les considérer comme de simples recommandations ou, au contraire, comme des prescriptions ? Les femmes portant le voile intégral considèrent le Coran comme un code légal, édictant des commandements. Mais ce choix est subjectif et peut tout à fait être remis en question.

En troisième lieu, enfin, j’aborderai la perception objective de la burqa dans l'espace public. Ici, il n’est plus question de la perception subjective que les femmes portant la burqa ont de leur pratique, mais de la réception objective de cette attitude par les autres occupants de l’espace public. Il me paraît nécessaire de se déplacer sur ce terrain plutôt que de rester dans le marécage des motivations individuelles. À défaut, on s’expose à une multiplicité de justifications, toutes présentées au nom de la liberté individuelle, alors que l’espace dans lequel s’exprime cette liberté lui impose de prendre en compte la revendication de liberté d’autres consciences individuelles. C’est tout le problème de ce que j’ai appelé la « partageabilité de l’espace public ».

Notre vision de ce dernier est en effet celle d’un espace partagé, et donc partageable. Il en résulte que ses occupants remplissent, les uns vis-à-vis des autres, un certain nombre de devoirs, et ne peuvent se cantonner dans une logique d’affirmation de leurs droits et libertés individuels. C’est une des conditions du « vivre ensemble ». Un argument très important que l’on peut opposer au port de la burqa est donc que le milieu culturel environnant ne saurait accepter une pratique que la majorité perçoit comme manifestant une certaine violence symbolique.

En effet, la condition première pour rencontrer quelqu’un est d’avoir affaire à son visage. Comme le disait Emmanuel Levinas, « le visage de l’autre me parle ». Dans notre tradition culturelle, cette partie du corps a toujours été le miroir de l’âme. En ne me donnant pas à voir son visage, l’autre oppose une fin de non-recevoir à l’exigence de communication inhérente à l’espace public. À ce titre, je suis fondé à considérer son comportement comme une violence symbolique qui m’est infligée.

Nous pouvons même nous demander si une femme qui porte la burqa se situe dans l’espace public. Il y a, en effet, derrière la volonté de ne pas se montrer, l’idée de ne pas apparaître dans cet espace, d’être comme « enfermé dehors » – ce qui est d’ailleurs une contradiction intenable.

J’en viens à la question des enjeux. Ils sont nombreux, mais j’en ai choisi deux, formulés sous forme de questions.

Premièrement, quelle limite assigner à l’expression publique de la liberté de conscience et au droit à la différence ? Pour travailler depuis plusieurs années sur l’islam et sur ses manifestations dans les espaces de la modernité et les sociétés multiculturelles, j’ai le sentiment que nous sommes confrontés à un radicalisme religieux désireux de piéger la République et la démocratie sur ses propres valeurs en cherchant à les détourner. En effet, c’est au nom des principes que nous avons faits nôtres, ceux du respect de la liberté de conscience et du droit à la différence, que l’on nous demande d’accepter n’importe quelle expression – même la plus radicale – de cette liberté et de ce droit. On voudrait faire de leur sacralisation un piège, en prônant un différentialisme qui laisse à n’importe quelle lubie particulariste individuelle le droit de s’exprimer dans l’espace public.

Nous devons nous montrer vigilants à l’égard de ce phénomène, car il dépasse le comportement de quelques-uns et relève presque d’une stratégie – non de la part des femmes concernées, mais de ceux qui leur conseillent de porter le hijab ou la burqa, afin de les instrumentaliser selon une logique d’entrisme.

Une autre façon de nous prendre au piège de nos valeurs consiste à tenir un discours de victimisation, de stigmatisation : « Vous, les Occidentaux, après avoir été colonialistes, et alors que vous faites preuve d’une incorrigible tendance à l’impérialisme, vous enfermez les minorités dans la discrimination. Et lorsque nous voulons exprimer notre différence, vous nous l’interdisez, parce que vous êtes par nature des oppresseurs. » Il est difficile de résister à ce procès en culpabilité qui nous est continuellement fait. Nous devons donc être très vigilants vis-à-vis de ce qui apparaît comme une démarche plus ou moins consciente chez certains, mais comme une stratégie concertée chez d’autres.

Deuxièmement, quel islam pouvons-nous tolérer et encadrer ? En formulant cette question, j’ai conscience qu’elle n’est peut-être pas très laïque. Pourtant, je crois qu’il faut s’en saisir. On pourrait certes nous rétorquer qu’il n’appartient pas à la République française de définir ce qu’est le bon ou le mauvais islam. À mes yeux, cependant, une telle objection ne tient pas. Depuis des années, je défends l’idée que l’immersion des musulmans dans les sociétés occidentales représente une chance pour l’islam. Plus précisément, ce que nous imposons à l’islam au nom de nos valeurs constitue pour lui une chance de régler un certain nombre de comptes avec ses vieux démons. En, effet, derrière la question de la burqa se cachent bien des problèmes liés tant à notre conception de l’espace public qu’à des questions auxquelles l’islam est confronté depuis des siècles.

Parmi ces vieux démons, j’en relèverai trois.

Le premier est le rapport que l’islam entretient avec ses signes extérieurs et son formalisme. De façon plus ou moins marquée selon le contexte historique, cette religion a toujours accordé une énorme importance aux signes extérieurs de religiosité. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’elle a un problème avec l’intériorité : de toute évidence, il existe dans l’islam une dimension intérieure, de vie spirituelle. Mais cette religion a toujours imposé, dans l’espace social, un formalisme que les individus ressentent souvent comme une puissance de contrainte, quelque chose d’étouffant, ce que dans les cas les plus extrêmes on peut qualifier de machine à broyer l’identité personnelle, à enfermer l’individu dans un comportement homogène, collectif, imposé à tous comme norme ou comme fait social.

Discutez avec des musulmans épris de liberté, et vous vous rendrez compte que l’expression de la liberté individuelle, par rapport à des normes collectives ou à des signes extérieurs d’appartenance à une foi et à une culture, est problématique. Bien sûr, elle l’est plus ou moins selon le contexte, et loin de moi l’idée que la liberté d’être ou d’agir n’existe pas dans les pays d’islam. Mais en raison de la propension traditionnelle de cette religion à insister sur la normativité de certains signes extérieurs, la manifestation de la liberté individuelle a toujours posé problème. À cet égard, le port de la burqa n’est qu’une exagération du phénomène.

Le deuxième vieux démon que connaît l’islam – je n’hésite pas à le dire en tant que spécialiste de cette religion – est la discrimination dont les femmes sont victimes. Ce problème, qui lui aussi se pose différemment selon les sociétés et les périodes considérées, se trouve également en arrière-plan de l’utilisation de la burqa.

Enfin, le troisième problème de l’islam est sa prétention à légiférer, à produire du politique à partir du religieux. Il ne faut pas être naïf, ni angélique : derrière la revendication du port de la burqa, et même de celui du voile, il y a la volonté chez certains – je pourrai être plus précis si vous m’interrogez à ce sujet – de faire entrer la loi islamique en concurrence avec nos législations, d’ériger une prescription religieuse en véritable loi politique.

M. André Gerin, président. Merci pour cet exposé d’une grande clarté. Je souhaiterais vous poser trois questions :

Partagez-vous l’opinion de Mme Bouzar selon laquelle le port du voile intégral représente une dérive sectaire ?

Vous indiquez que le port du voile intégral correspond à un faux retour aux sources. Comment expliquez-vous ce phénomène ?

Faut-il voir dans le développement de cette pratique le poids de courants religieux venant de l’étranger ? Si tel est le cas, quels sont, selon vous, leurs relais d’influence en France ?

M. Éric Raoult, rapporteur. L’article que vous avez fait paraître dans le journal Libération s’intitule « La burqa, une pathologie de la culture musulmane ». Le titre a peut-être été choisi par la rédaction, parce qu’il me paraît un peu fort, surtout en comparaison avec le contenu de l’article, plus adouci et à mes yeux plus proche de la réalité : vous dites, en effet, que de nombreuses femmes musulmanes préfèrent « un islam du cœur, de la vie privée », et refusent un voile, même léger, « qui, selon elles, demeurera toujours comme un instrument de “marquage” qui laisse sur elles l’empreinte d’un pouvoir subi de la part des hommes ».

M. Jacques Myard. Je m’interroge sur la vision eschatologique de l’islam. Le temps est-il envisagé comme offrant la possibilité d’un progrès, ou bien, au contraire, l’éloignement par rapport la période du VIIe siècle est-il vu comme la source d’un pervertissement de la société ?

Par ailleurs, vous avez évoqué la liberté individuelle, surtout du point de vue des femmes, tout en notant le formalisme étouffant qui caractérise cette religion, « machine à broyer l’individu ». Les femmes concernées expriment-elles librement leur liberté individuelle, ou agissent-elles sous la pression du groupe ?

M. Jean Glavany. Une remarque amusée, tout d’abord : quand vous affirmez, dans l’article de Libération, que le port de la burqa n’est pas un problème religieux, n’adoptez-vous pas une attitude un peu jésuitique, dans la mesure où vous ajoutez aussitôt que l’on ne peut pas exonérer une religion de ses propres égarements, et où vous nous dites que, aujourd’hui, le port de la burqa se justifie par un souci d’orthodoxie religieuse en réaction à l’islam libéral, que nous avons affaire à un radicalisme religieux qui veut piéger la République ?

Par ailleurs, vous avez déclaré que, s’il semblait « peu laïque » de se demander quel islam nous pouvons accepter, l’immersion des musulmans dans nos sociétés démocratiques n’en constituait pas moins une chance, pour cette religion, d’en finir avec ses vieux démons. Pourtant, la volonté d’encourager l’apparition d’un islam acceptable pour nos sociétés se heurte à l’esprit de la loi de 1905 – que nombre de responsables politiques, aujourd’hui encore, ne connaissent que partiellement. La séparation des Églises et de l’État n’était pas seulement fondée sur la nécessité d’empêcher le religieux d’influer sur le politique, mais devait aussi permettre d’éviter que le politique ne se mêle des affaires religieuses. Même si, d’un point de vue intellectuel, je comprends votre position, n’est-elle pas en contradiction avec notre culture républicaine ?

M. Christian Bataille. Pensez-vous que le principe de laïcité, affirmé solennellement par l’article premier de notre Constitution, soit remis en cause par le voile intégral, voire par le port de certains autres vêtements ? Nous-mêmes avons connu, dans le passé, la « civilisation de la soutane », mais celle-ci a aujourd’hui pratiquement disparu – sauf à Saint-Nicolas-du-Chardonnet.

Par ailleurs, la notion de loi islamique s’oppose-t-elle de façon destructrice à la loi républicaine ?

L’expression « chance pour l’islam » m’a, moi aussi, fait sursauter. Peut-être voulez-vous parler d’une chance pour l’intégration dans nos sociétés de tout ce que porte la culture islamique ? En somme, nous serions en mesure de faire ce que l’Espagne hispano-berbère n’est pas parvenue à réaliser il y a quelques siècles. Mais à quelles conditions ?

Mme Sandrine Mazetier. Vous avez cité deux sourates qui recommandent de se couvrir. Ne concernent-elles que les femmes, ou la pudeur est-elle recommandée à tout individu ? Vous avez parlé de « stratégie ». Pouvez-vous en pointer plus précisément les auteurs ? Enfin, parmi les vieux démons de l’islam, vous avez cité la discrimination des femmes. Selon vous, ce phénomène est-il plus prononcé dans le cas de l’islam, ou s’agit-il d’un fait permanent dans toutes les religions ?

M. Yves Albarello. Quel est l’islam acceptable pour vous ? Est-ce un islam qui serait parvenu à éradiquer les trois vieux démons que vous avez cités : la discrimination des femmes, le formalisme des contraintes et la prétention à légiférer ?

M. Pierre Forgues. En dehors de ce qui relève des coutumes, de la culture, de l’éducation, comment peut-on imposer des limites, dans l’espace public, à la manifestation de telle ou telle différence ?

M. Abdennour Bidar. La question de M. le président sur l’éventuelle dérive sectaire que représenterait le port du voile intégral rejoint celle posée par M. Jean Glavany. À mon sens, il y a dérive sectaire parce que le port du voile intégral est justement un problème religieux. C’est pourquoi j’ai parlé dans mon article – dont je revendique le titre – de véritable « pathologie » religieuse. Ce n’est, en effet, pas seulement un problème « identitaire », comme on pourrait le qualifier de façon un peu vague, mais un problème religieux, de la même façon que – si vous me pardonnez cette analogie– le hooliganisme est un problème du football. De même qu’il serait trop facile pour le monde du football de dire que le hooliganisme ne le concerne pas, ou pour celui du cyclisme d’affirmer qu’il n’est pas concerné par le dopage, il serait trop aisé pour l’islam de prétendre que le port de la burqa est un problème identitaire n’ayant rien à voir avec la religion. J’ai, au contraire, essayé de vous montrer qu’il était la manifestation, peut-être secondaire par son importance sociologique – laquelle reste à mesurer – d’un rapport problématique de l’islam avec ses signes extérieurs, la condition qu’il impose aux femmes.

Je n’ai cité que trois vieux démons, mais il en existe d’autres. Gilles Kepel, dans son livre Fitna, voit dans ce qu’il appelle le « salafisme cheikhiste » l’origine des phénomènes dont nous parlons. Le salafisme est un mouvement qui prétend revenir aux sources pures de l’islam, à une orthodoxie des commencements. En ce sens, il s’inspire effectivement d’une eschatologie qui s’apparente à une marche descendante de l’histoire : plus on s’éloigne de la source, plus on dégénère. Il est qualifié de « cheikhiste » par Gilles Kepel parce que la norme de ce retour à l’islam originel doit être donnée par des cheikhs, c’est-à-dire des maîtres de religion, ce que nous appelons, depuis Kant, des directeurs de conscience.

M. Jacques Myard. Pour le pasteur Jean Arnold de Clermont, dans un article récent, Calvin était un maître de l’Écriture ; il n’a fait qu’une chose : interpréter l’Écriture. La même démarche prévaut dans le fondamentalisme religieux.

M. Abdennour Bidar. À ce propos, il me semble important d’apporter une précision. On dit souvent, à tort, qu’il n’y a pas de clergé en islam. Certes, le clergé n’y a pas la même sacralité que dans le catholicisme, mais il a une existence et un pouvoir de fait, pouvoir qu’il a méthodiquement entretenu. Mohammed Arkoun, un très grand spécialiste de cette religion, a ainsi pu affirmer que l’islam était théologiquement protestant, mais politiquement catholique.

La dérive sectaire existe donc, et s’identifie au salafisme cheikhiste, ce qui nous amène à la question de l’influence étrangère. Je vous en donnerai un exemple particulièrement intéressant. Il y a quelques années, un petit recueil de fatwas a été publié par les éditions Tawhid, spécialistes des publications islamiques, notamment en France. Ce livre, préfacé par Tariq Ramadan, émane d’un autoproclamé Conseil européen de la fatwa et de la recherche, dont le siège est à Dublin et qui est présidé par Youssouf Al-Qaradawi, prédicateur égyptien très connu. Dans le premier tome, la fatwa numéro six est consacrée au port du voile. Elle illustre la prétention de l’islam à légiférer, puisqu’elle est supposée valoir pour tous les musulmans d’Europe. Tariq Ramadan précise même qu’il espère que cette législation relative à la conduite des femmes sera reconnue par les États européens. La fatwa commence par citer les versets du Coran que j’ai déjà évoqués, mais choisit de les considérer comme des prescriptions intangibles. Il n’est pas tenu compte du progrès historique, ni de la simple variabilité des situations : on est dans la répétition cyclique, dans la pureté d’un éternel présent. Puis, la fatwa indique que les femmes doivent se couvrir – il s’agit d’une obligation religieuse –, de façon qu’elles n’apparaissent pas comme des séductrices ou des tentatrices. Le problème est donc complètement sexualisé.

Le voile n’est donc pas ici recommandé : il est imposé. Les musulmans d’Europe sont supposés reconnaître l’autorité théologique du Conseil européen de la fatwa et de la recherche, et donc renoncer à leur liberté personnelle de conscience, et les États européens eux-mêmes doivent accepter la présence sur leur sol de cet islam légiférant. Il s’agit donc clairement d’une stratégie d’entrisme. Notons que la couverture du livre reprend la couleur bleue et les étoiles du drapeau européen.

J’en viens à la remarque de M. le rapporteur. Il convient d’éviter une logique binaire : d’un côté, ce que j’ai appelé un islam de cœur, lequel ne se manifesterait pas du tout dans l’espace public, et de l’autre, un islam revendiquant des formes radicales d’expression de soi dans ce même espace. Par expérience, il me semble que l’islam de France se tient majoritairement loin de l’extrême représenté par la burqa, et qu’il est partagé en deux grandes tendances, entre lesquelles il devra se choisir un destin. De nombreuses femmes, aujourd’hui, portent dans l’espace public le hijab, c’est-à-dire un voile qui leur laisse le visage découvert. On ne saurait mettre sur le même plan cette pratique avec le port de la burqa.

Laissez-moi vous lire un extrait d’une lettre qu’une femme m’a adressée à la suite d’une intervention sur la burqa et que j’ai publiée sur mon blog. « Maintenant, je vais vous parler d’une situation qui me pèse, concernant mon frère, qui pratique la religion dans l’intégralité. Il s’interdit beaucoup de choses, et depuis qu’il est marié, c’est encore pire : sa femme porte le hijab, et la sœur de celle-ci porte le niqab noir. J’ai, à plusieurs reprises, tenté de dialoguer avec elles, mais sans succès : elles sont complètement fermées au dialogue, et un mur se monte entre mon frère et moi. Je me sens prise dans un piège. Ils sont plus nombreux que moi, et j’ai parfois l’impression d’être dans un monde complètement aliéné. J’essaie par tous les moyens de garder ma foi intacte, mais ces gens ont des propos qui ne correspondent en rien à l’islam. J’ai vécu dans la foi de mes parents, et mes parents m’ont fait grandir dans l’islam. J’ai fait l’école coranique. On ne m’a jamais poussée – notamment mes parents – à faire telle ou telle chose, parce que j’aime ma liberté, et faire mes propres choix. Mais je suis dans l’impasse totale devant ce mur beaucoup trop important pour moi seule. » Il s’agit d’un cri de détresse, lancé par une personne confrontée à une pression qui augmente, à une contagion. Selon moi, la République a la responsabilité d’aider les musulmans de France à résister à cette pression.

Ces gens sont dans une logique de recherche de leur identité, mais veulent se sentir autant français que musulmans. Or ils se sentent menacés dans cette recherche de modération et d’équilibre par certains de leurs coreligionnaires, qui tendent à gagner du terrain. Nous devons entendre leur voix. Les musulmans avec lesquels je parle sont souvent les premiers à souffrir du niqab ou de la burqa, et à se dire atterrés de voir une nouvelle fois certains de leurs coreligionnaires donner une image aussi caricaturale de l’islam.

Une question importante a été posée concernant la part de ce qui relève de la liberté individuelle et de la pression sociale. C’est parce qu’il est très difficile de répondre à cette question que j’ai voulue, dans la présentation que je vous ai faite, déplacer le problème du côté de la réception objective. Nous risquerions en effet de nous enfermer dans un débat interminable : comment juger, dans chaque situation, ce qui relève de la liberté, de la pression, ou de ce que j’appellerais un « entre-deux » ? En réalité, ce qui est perçu par l’individu comme une liberté peut n’être que l’intériorisation d’une pression. Il conviendrait à ce sujet d’interroger un psychologue ou un psychanalyste.

Au sein de la conscience individuelle, un processus de culpabilisation peut se manifester vis-à-vis d’une norme qui devient majoritaire dans un environnement social. L’individu pense avoir choisi librement, mais si l’on fait la généalogie de ce choix, on se rend compte qu’une pression extérieure a pu contribuer à faire naître l’idée que la norme se trouve là. On peut donc avoir affaire, paradoxalement, à des subjectivités ou à des libertés aliénées.

En effet, toute subjectivité n’est pas saine d’esprit. Toute subjectivité n’a pas la libre possession d’elle-même. Plus précisément, on peut, d’un point de vue subjectif, appeler liberté une conduite qui n’est en fait pas libre. Il en est de même pour un adolescent intégré à un groupe : même s’il peut avoir l’illusion d’agir de son propre chef, on s’aperçoit parfois, avec un peu de recul, que l’affirmation de soi et la pression du groupe s’enchevêtrent dans sa conscience. C’est pourquoi il me paraît beaucoup plus fécond de passer du subjectif à l’objectif, et de se poser la question de la recevabilité d’un certain nombre d’attitudes dans l’espace public.

J’en viens à la question de la laïcité, définie comme un principe de neutralité de l’État vis-à-vis des questions religieuses. En réalité, il y a deux acteurs : l’État et la société civile. L’État peut-il rester dans un rapport non critique à l’égard de sa propre neutralité dès lors que, du côté de la société civile, nous risquons d’être confrontés à une prolifération des manifestations du religieux dans l’espace public ? Il ne s’agit pas d’abandonner la notion de neutralité, mais d’entrer dans un âge de neutralité critique : l’État continuerait à ne favoriser aucun culte, mais manifesterait une certaine vigilance à l’égard d’une polarisation de fait de l’espace public qui risque de menacer le « vivre ensemble ».

L’intérêt de la question de la burqa est peut-être de nous donner l’occasion de nous interroger sur certains concepts fondateurs et sur la façon de les appliquer – non parce qu’il faut les abandonner, mais parce que les situations auxquelles ils doivent permettre de faire face ont profondément changé.

M. Christian Bataille. La soutane ne menaçait pas la République ; le voile intégral, lui, la menace.

M. Abdennour Bidar. La différence fondamentale est que la soutane est la marque d’appartenance à un ordre, dans lequel les laïcs n’ont pas vocation à entrer. La limite est fixée par la religion elle-même.

Mme Bérengère Poletti. Pour Mme Dounia Bouzar, c’est en s’étonnant de ce drap noir que l’on respecte l’islam, que l’on n’en donne pas une vision archaïque. Qu’en pensez-vous ?

M. Abdennour Bidar. Selon moi, l’islam a toujours à faire la preuve qu’il n’est pas une religion archaïque.

Mme Bérengère Poletti. Ce qui est donc le contraire de son propos.

M. Abdennour Bidar. Je suis engagé depuis plusieurs années dans une réflexion critique sur l’islam, et je m’aperçois que, du point de vue de la pensée, il ne s’est pas encore actualisé, au sens où il ne s’est pas rendu assez actuel, considérant qu’un certain nombre de questions relatives à la modernité et à la sécularisation ne le concernent pas et qu’il peut se maintenir dans un état de pureté originelle. C’est un problème de fond, et il est très lourd : la notion du temps fait-elle partie du paysage eschatologique et intellectuel de l’islam ? Je crois que cela peut être le cas – un certain nombre de mes travaux l’attestent d’ailleurs.

M. Jacques Myard. Mais tous ceux qui ont voulu y contribuer sont morts !

M. Abdennour Bidar. Ou sont restés des comètes sans sillage.

On m’a demandé si les deux versets que j’ai cités ne concernaient que la pudeur féminine. La réponse est oui.

Enfin, à la question de savoir si la discrimination des femmes est plus prononcée dans l’islam, je répondrai que cette religion doit, plus que les autres traditions spirituelles actuelles, faire la preuve de sa capacité à dépasser ses archaïsmes. De fait, la discrimination sexiste est très prononcée dans le monde musulman.

M. André Gerin, président. Merci, Monsieur Bidar, pour la clarté et la concision de vos propos.

Table ronde réunissant des associations de défense des droits des femmes : Mme Françoise Morvan, vice-présidente de la Coordination française pour le Lobby européen des femmes ; Mme Nicole Crépeau, présidente de la Fédération nationale Solidarité femmes ; Mme Sabine Salmon, présidente de l’association Femmes solidaires, et Mme Carine Delahaie, membre de l’association ; Mme Françoise Laurant, présidente du Mouvement français pour le Planning familial, et Mme Marie-Pierre Martinet, secrétaire générale ; Mme Annie Sugier, présidente de la Ligue du droit international des femmes ; Mme Olivia Cattan, présidente de l’association Paroles de femmes ; Mme Michèle Vianès, présidente de l’association Regards de femmes.

(Séance du mercredi 15 juillet 2009)

M. André Gerin, président. Mes chers collègues, le port du voile intégral nous interroge à différents titres : la dignité de la femme, l’égalité des sexes et l’ordre public. Cette démonstration de fondamentalisme est un révélateur pour l’ensemble de la société française, mais ce n’est que la partie visible de l’iceberg. Le port du voile intégral constitue une atteinte à nos libertés publiques et à la féminité. Il lance un défi à notre civilisation en remettant en cause les principes fondamentaux de la République et celui de laïcité. Le port du voile intégral est une dérive de la société française, sur fond de pauvreté économique, sociale, mais également morale, culturelle et spirituelle.

Il nous appartient d’essayer de comprendre ce phénomène et de lutter contre des méthodes qui constituent une atteinte aux libertés individuelles sur notre territoire.

Lorsque j’ai déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale une demande de constitution d’une commission d’enquête, qui a conduit finalement à la création de cette mission d’information, je n’avais nullement en tête l’idée d’aboutir a priori à un projet de loi. La situation a certes évolué et il est clair qu’il faut y mettre fin. De quelle manière ? Personnellement, à ce stade, je ne sais pas.

Le chantier est immense. En premier lieu, il faut promouvoir le réveil républicain pour répondre au malaise qui guette la société française et la majorité des musulmans.

Il nous faut établir un état des lieux, qualitatif et quantitatif, et analyser les déchirements dont souffre notre société. Le drame qui s’est produit à Oullins, avec le meurtre d’une jeune femme, il y a quelques jours, mérite une attention particulière de notre part, au même titre que les émeutes qui frappent les banlieues. Comme je le soulignais en 2005 dans mon livre Les ghettos de la République, nous ne pouvons nous contenter d’invoquer les problèmes sociaux et économiques pour expliquer cette dérive.

Nous devons être attentifs à toute atteinte portée aux symboles de la République. Nous avons raison de dénoncer l’antisémitisme et le racisme anti-arabe, mais le discours contre la France, les blancs et la République existe aussi : nous devons en tenir compte.

À ceux qui disent que ce n’est pas le moment d’engager une réflexion sur cette question, je réponds qu’il est grand temps, au contraire, de sortir de l’indifférence et de l’aveuglement politique.

Nous allons procéder à de nombreuses auditions avant que les membres de la mission ne se réunissent le 23 septembre. Notre démarche, éminemment républicaine, ne doit pas être partisane. C’est pourquoi nous procéderons à un premier bilan d’étape au cours de cette réunion, nous prendrons peut-être, ensemble, la décision d’auditionner les responsables des partis politiques.

Concernant les auditions de cet après-midi, je précise que nous recevons des représentantes de plusieurs associations de défense des droits des femmes qui nous ont sollicités aux fins d’être entendues par la Mission.

*

* *

M. André Gerin, président. Je vous remercie, Mesdames, de votre participation à nos travaux. Nous poursuivons l’état des lieux que notre mission doit dresser avant d’émettre des préconisations, et en cela votre expérience du terrain nous sera très utile. Je vous invite à présenter votre association et à nous faire part du regard que vous portez sur la question qui nous intéresse.

Mme Françoise Morvan, vice-présidente de la Coordination française pour le Lobby européen des femmes. La Coordination française pour le Lobby européen des femmes, qui représente 2 000 associations réparties dans l’ensemble des pays d’Europe et 19 associations européennes, regroupe en France 80 associations féminines et féministes. En 1993, la Coordination a créé la Commission de lutte contre les extrémismes religieux, qui compte des femmes agnostiques, athées, catholiques, juives, musulmanes et protestantes, qui toutes luttent pour la laïcité, unique garantie de l’égalité entre hommes et femmes.

Nous avons été auditionnées par la délégation aux droits des femmes et pour l’égalité des chances entre les hommes et les femmes du Sénat et par les deux commissions présidées par M. Bernard Stasi ; nous avons aussi organisé de nombreuses conférences, débats et ateliers, dans différentes mairies d’arrondissement de Paris, ainsi qu’à l’Unesco et à l’ONU.

S’opposer au port de la burqa – comme à tout signe vestimentaire à connotation religieuse –, ce n’est pas seulement faire barrage au fondamentalisme religieux, c’est garantir l’égalité des sexes dans une société démocratique et laïque. La laïcité et l’émancipation des femmes sont liées, car les fondamentalistes religieux ne respectent pas l’égalité des sexes. La question du port du voile, du tchador, de la burqa, est plus un problème social et politique qu’un problème religieux. C’est celui du statut des femmes musulmanes dans une société laïque qui ne parvient pas, malheureusement, à quitter ses oripeaux machistes.

L’hésitation et le laisser-faire traduisent la faiblesse de notre société à affirmer ses principes égalitaires dans les sphères privées et publiques. Il n’existe pas encore de société sans domination masculine. Si nous voulons la remettre en cause, il faut la traiter dans sa globalité et dans sa continuité.

Pour comprendre comment fonctionnent la démocratie et la lutte pour l’émancipation, il faut rassembler les morceaux de notre combat féministe et ne pas en perdre le fil conducteur. Aujourd’hui, il ne s’agit pas de rejeter une religion ou une communauté, mais de comprendre les mécanismes d’enfermement des femmes.

Le combat contre le port des signes vestimentaires à connotation religieuse et politique doit être associé aux combats féministes antérieurs, comme ceux que nous avons menés dans les années soixante-dix pour le droit à la contraception et à l’avortement, ou, dans les années quatre-vingt-dix, pour la parité entre les hommes et les femmes dans la vie politique. Ces combats n’ont qu’une seule finalité : l’émancipation des femmes et leur accès au pouvoir, dans le domaine privé comme dans la vie publique.

Le port de la burqa en France contredit notre volonté de parvenir à une réelle égalité des sexes. La crispation identitaire qu’il suggère est un défi inacceptable pour l’ensemble du corps social, attaché aux valeurs républicaines. Aussi la Coordination française pour le Lobby européen des femmes se propose-t-elle, en collaboration avec les membres de ses 80 associations, d’apporter sa contribution aux réflexions engagées par votre Mission sur l’opportunité de légiférer pour interdire le port d’un vêtement symbole de l’enfermement des femmes.

Mme Nicole Crépeau, présidente de la Fédération nationale Solidarité femmes. La Fédération nationale Solidarité Femmes regroupe 63 associations qui accueillent, écoutent et hébergent les femmes victimes de violences conjugales et gèrent le numéro national 3919. Depuis de nombreuses années, ces associations luttent contre les violences faites aux femmes et dénoncent les inégalités entre les femmes et les hommes. En qualité d’association féministe, la Fédération souhaite qu’aucune femme ne porte la burqa, car elle constitue une forme de domination et de contrôle du corps des femmes. Cette pratique est contraire aux valeurs que nous défendons, au respect des droits fondamentaux – l’égalité, la liberté et l’intégrité – et au droit, pour les femmes, d’avoir une vie sociale. Ce que nous voulons avant tout, c’est protéger les femmes contraintes de porter ce vêtement.

Dans plusieurs pays, le port de la burqa est synonyme de contrainte, voire d’oppression. Quel signe adresser à celles qui luttent pour ne pas être obligées de se voiler, et à celles qui militent pour l’égalité entre femmes et hommes à travers le monde ?

En France, le port de la burqa est un signe de différenciation qui rend la femme invisible aux autres et empêche tout contact. Si l’on peut difficilement porter un jugement sur la tenue vestimentaire des femmes, il est insupportable de croiser des femmes dont on ne peut voir le visage. Cette absence d’échange possible suscite la peur et la défiance et empêche d’établir une réelle relation, une fraternité et une solidarité.

La burqa met en danger les valeurs que défend la Fédération et nie le travail des associations pour promouvoir l’autonomie de la femme et sa place dans la société comme sujet et non comme objet. D’ailleurs, la volonté d’isoler le corps des femmes, les réduisant à leur fonction de reproduction, ne recouvre-t-elle pas la peur de leur sexualité ? Ce contrôle de la vie et du corps des femmes s’instaure dans un système intégriste, en contradiction avec l’égalité des sexes. Nous pensons, pour notre part, que le port de la burqa ne relève pas d’un choix individuel, mais qu’il est un signe de sujétion. Il serait, d’ailleurs, intéressant que nous disposions d’un état des lieux, afin de savoir si ce phénomène est marginal ou non. Les associations de la Fédération qui animent des actions de prévention constatent que dans certains quartiers, les jeunes filles remettent leur foulard à la sortie de l’école. Le fond du problème n’est donc pas réglé. Des actions de prévention doivent être menées au sein des établissements scolaires sur l’égalité entre garçons et filles et la prévention des violences sexistes.

Il faut prendre en compte la réalité que vivent ces femmes. Comment intervenir sans risquer de les enfermer plus encore ? La position des femmes a toujours été difficile, dans toutes les religions, et elle est toujours liée à la domination masculine. Il nous faut réfléchir aux causes de cette situation. Comment en sommes-nous arrivés là ? Quelle information et quelle prévention devons-nous mettre en place ?

Mme Sabine Salmon, présidente de l’association Femmes solidaires. L’association Femmes solidaires est un mouvement national féministe d’éducation populaire qui regroupe 189 associations locales sur tout le territoire. Son réseau de 10 000 adhérentes se compose de femmes d’âge et d’origine sociale, culturelle et politique, très divers. Depuis 2004, l’association bénéficie d’un statut consultatif auprès des Nations Unies.

Femmes solidaires construit ses campagnes à partir de la parole des femmes. Nos associations locales sont implantées dans les quartiers, au plus près des femmes. C’est cette parole qui nous a poussés, en 2003, à organiser une trentaine de débats à travers la France sur le thème « Laïcité, mixité, égalité pour les droits des femmes », et c’est elle encore qui nous a incités à prendre position en faveur d’une loi contre le port du voile à l’école et à participer aux travaux de votre mission parlementaire.

Les mots burqa ou niqab évoquent pour nombre d’entre nous des pratiques en vigueur en dehors de nos frontières, ce qui dédramatise le port du voile dans notre pays. Certains considèrent que la burqa est afghane et peu répandue chez nous, donc sans danger. Mais même si le voile intégral est plus impressionnant que le foulard qui couvre la tête des femmes, ils renvoient tous deux aux mêmes symptômes et produisent les mêmes conséquences : dans les deux cas, le corps des femmes est l’enjeu d’une guerre contre leur liberté. Pour les fondamentalistes religieux, ce corps doit être emprisonné ; c’est le signe de la puissance d’une religion au service d’un projet politique liberticide.

Plus généralement, sur tous les continents, le corps des femmes est utilisé comme une arme de guerre – on vend des femmes, on les viole collectivement, on les avorte, on les brûle à l’acide, on les cache – parce qu’elles sont les piliers de la famille, donc de la société. C’est par elles que passent nombre de traditions. Les femmes ne doivent prendre le pouvoir ni dans l’espace public ni dans l’espace privé. Alors on les enferme, on les domine, on porte atteinte à leur dignité.

Pour nous, le voile intégral est un signe ostentatoire d’inégalité et discrimination des femmes avant d’être un signe ostentatoire religieux, mais nous défendons aussi fermement le principe de laïcité, car sans laïcité, pas de droits des femmes.

Nos réflexions portent sur cinq points. Le libre choix, tout d’abord – éternelle question à l’intérieur de laquelle les femmes sont prises au piège. La question du libre consentement permet de faire accepter à l’opinion publique les pratiques les plus inavouables. Pourtant, dès 1995, le Conseil d’État avait interdit le « lancer de personnes de petite taille » afin d’assurer la sécurité de la personne en cause, même si celle-ci se prêtait librement à cette exhibition contre rémunération. Ce fut une avancée pour l’ensemble de la société, bien qu’il s’agisse d’une pratique marginale.

Le port du voile intégral, même s’il est présenté comme librement consenti, porte atteinte à toutes les femmes : à celles qui le portent, qui se trouvent en situation de soumission, mais aussi à toutes les autres. Cette notion de libre consentement n’est pas acceptable.

Pendant de nombreuses années, notre société a considéré les femmes victimes de violences conjugales comme des victimes consentantes, sans analyser les liens pervers que le dominant tisse avec sa victime. Le port du voile intégral se situe dans le cadre de cette domination. C’est ce que nous constatons dans nos permanences juridiques et sociales. Dans les quartiers où nous sommes implantés, des femmes, des jeunes filles se font insulter à cause des vêtements qu’elles portent. L’une de nos adhérentes, athée, s’est fait insulter par une femme portant le voile intégral, qui lui a reproché sa tenue vestimentaire. Une autre femme, musulmane, a été insultée par des jeunes de son quartier parce qu’elle portait un tee-shirt à manches courtes !

Le port du voile exclut les femmes de l’espace public. Le voile intégral est un signe militant d’appartenance à un projet de société qui crée un espace privé au sein même de l’espace public et dans lequel les lois de la République n’ont pas d’effet. Avant de voir la femme, on voit sa religion. Le voile intégral encourage l’endogamie, les ghettos, le communautarisme. Dissimuler son visage, c’est nier sa propre identité, au profit d’une physionomie collective.

Le troisième point concerne la protection des enfants. Nous fêtons cette année le vingtième anniversaire de la Convention internationale des droits de l’enfant des Nations Unies. La protection des fillettes nous tient particulièrement à cœur. Il est impensable que, dans notre pays, signataire de cette convention, des fillettes portent des signes de soumission à leur père ou à leur frère. Nous avons rencontré des enfants de huit ans totalement voilées ! Ces fillettes sont considérées par ceux qui les voilent comme des objets de tentation pour des hommes adultes. C’est intolérable ! On ne peut considérer, s’agissant de mineures, que le port du voile est librement consenti. Certaines mamans nous ont dit subir des pressions de plus en plus fortes, parce que à l’école ou au centre de loisirs, leur enfant portant un nom d’origine arabe mangeait du porc. Elles sont obligées de se justifier et leurs enfants culpabilisent.

Nous avons également réfléchi à question de l’universalité des droits. Dans notre association, nous avons l’habitude de dire que lorsque les droits des unes progressent, ici ou là-bas, cela a un impact sur les droits des femmes sur toute la planète. La France laïque est l’un des pays les plus regardés par les femmes qui ont soif d’égalité. Si la France baisse sa garde, ce sont des dizaines de fronts qui s’inclineront, faute d’être soutenus.

Il est curieux de constater que des hommes et des femmes qui se sont offusqués du port de la burqa en Afghanistan sont prêts à accepter le port du voile intégral en France. Nous leur opposons l’universalité des droits : ce qui est bon pour nous est bon pour toutes les femmes ; ce qui est intolérable pour elles l’est également pour nous. Le « différentialisme » culturel n’est pas une chance pour la démocratie mais bien un recul de civilisation.

Nous vous demandons de protéger toutes les femmes de France, qu’elles aient la nationalité française ou non. Les lois de la République sont au-dessus des lois religieuses. Notre Constitution et la Déclaration universelle des droits de l’homme doivent être des remparts pour toutes les femmes, quelles que soient leur religion et leurs origines. Le principe de protection doit être appliqué à toutes les femmes.

De nombreuses jeunes filles sont venues nous voir, en 2004, pour nous demander de les aider. Ne voulant pas porter le voile, elles craignaient que leur père ne cède à la pression du groupe. La voix de ces jeunes filles doit porter plus loin que la voix de celles qui disent être libres. Au nom de la liberté des unes, on ne peut ignorer la souffrance des autres.

Enfin, l’association Femmes solidaires dispose d’un réseau d’élues ; ses militantes sont issues de divers partis politiques. Elles travaillent ensemble sur des thèmes comme la parité en politique et le port du voile intégral, qui pose de plus en plus de problèmes aux maires de nos communes. Que feront ces femmes lorsqu’elles seront amenées à célébrer un mariage dans de telles conditions ou lorsqu’une élue de leur conseil municipal se présentera voilée ?

Quelle que soit l’issue de votre mission, nous devrons favoriser l’émancipation des femmes. Nous vous demandons donc de prendre en compte, dans vos travaux, la question des droits des femmes. Pour notre part, nous poursuivrons notre combat contre les idées et les pratiques rétrogrades et nous espérons que votre mission y contribuera.

Mme Annie Sugier, présidente de la Ligue du droit international des femmes. La Ligue du droit international des femmes a été créée en 1983 par Simone de Beauvoir pour faire face au danger du relativisme culturel. Nous nous sommes fixé des priorités : lutte contre l’excision et les violences commises à l’égard des jeunes filles dans les cités, protection des enfants, notamment dans le cas de couples franco-algériens. Au cours des quinze dernières années, nous avons travaillé sur un sujet qui intéresse généralement peu le mouvement féministe et les responsables politiques – je veux parler du sport, domaine directement concerné par le port du voile islamique.

Dès 1989, nous nous sommes prononcés pour l’interdiction du voile dans l’espace public. Même s’il n’est qu’un symbole, le voile porte atteinte aux valeurs de notre société. D’ailleurs, les sociétés humaines sont construites sur des symboles. Le drapeau, l’hymne national d’un État en sont la représentation et lui donnent un sens. Le voile, tous les Français le comprennent, signifie la ségrégation et instaure un statut d’infériorité. Toute personne qui croit dans les valeurs de la République se sent agressée par le port du voile. En ce sens, il constitue bien une atteinte à l’ordre public. Et c’est à vous, législateurs, qu’il appartient de déterminer jusqu’où doit aller la loi.

Mais il ne suffit pas de légiférer, il faut engager une action pédagogique. Mme Nicole Ameline se souvient sans doute qu’en 2004, elle avait commandé une étude, avec M. Jean-François Lamour, relative aux femmes et à la pratique du sport, dont une partie était consacrée aux jeunes filles des cités. Cette étude représentait un énorme travail, puisque soixante auditions et six enquêtes avaient été réalisées. Pour avoir participé, en janvier dernier, à un débat sur les jeunes filles dans les cités, je peux vous dire que la situation n’a pas évolué. Le phénomène économique n’est pas le seul responsable. Alors que le sport compte 30 % de licenciés au niveau national, ils ne sont plus que 10 % dans les cités, dont un quart de filles. Le monde du sport ne doit pas rester indifférent à la lente exclusion des filles des domaines sportifs. Je souhaite vivement que vous établissiez un état des lieux de cette question.

Je voudrais avant de conclure saluer Hassiba Boulmerka, cette femme qui, après avoir obtenu la première médaille d’or algérienne aux Jeux Olympiques, avait dédié sa victoire à toutes les femmes d’Algérie. Elle avait été vilipendée et menacée de mort par les islamistes. À Pékin, le Comité international olympique n’a pas été capable d’appliquer la charte olympique : la porte-drapeau du Bahreïn était voilée. Si vous laissez les choses en l’état, vous condamnez à mort les femmes qui, ici comme là-bas, préfèrent les lois du sport aux règles dictées par les extrémistes. Ne rien faire, c’est aussi faire un choix.

Mme Françoise Laurant, présidente du Mouvement français pour le planning familial. Le Mouvement français pour le planning familial coordonne 70 associations au sein des départements et onze fédérations régionales. Nous assurons des permanences sur le terrain et intervenons en milieu scolaire, dans les quartiers, les centres sociaux, les centres d’insertion, partout où se pose la question de l’exclusion et de l’enfermement des femmes.

Notre mouvement est clairement féministe. Nous nous battons pour le droit des femmes à disposer de leur corps, contre les violences de genre, pour la construction de l’égalité et la déconstruction des rapports sociaux induits par le patriarcat.

Il apparaît clairement que la loi ne suffit pas. Dans le domaine de la contraception, par exemple, il existe des lois. Pourquoi les femmes n’en profitent-elles pas ? Les sociologues ont découvert que des pans entiers de population sont dans une situation telle qu’ils considèrent que leur sexualité et l’ensemble de leurs choix sont illégitimes – je pense en particulier aux mineurs. Si nous voulons que les femmes utilisent les lois de notre pays, nous avons le devoir de leur présenter comme légitime leur désir d’égalité. Quant aux vêtements, pour les jeunes des quartiers, ils ont une valeur symbolique extrême.

Pour lutter contre une telle chape de plomb, il faut mener des politiques globales, auxquelles tout le monde participe. Il faut aussi que l’ensemble de la société partage la même volonté. Dans certains quartiers, seul le collège peut jouer un rôle d’information auprès des jeunes, dont un grand nombre ne sait pas encore que l’égalité entre les sexes est un principe constitutionnel. Hélas, dans certains quartiers, le collège, forteresse assiégée, n’est plus suffisamment armé pour parler aux jeunes de l’égalité des droits. Il faut sans doute renforcer la politique de la ville. Pourquoi ne pas commencer par prendre en compte, parmi les critères permettant à un quartier de bénéficier de crédits, la situation des femmes ou la diffusion de la contraception ?

Si, pour freiner l’évolution du port du voile, nous nous contentons de faire une loi, nous serons passés à côté du problème. Actuellement, nous menons des campagnes pour faire cesser les violences commises à l’encontre des femmes, pendant qu’un rappeur diffuse un message culturel plus violent et plus efficace que celui que nous essayons de faire passer avec les quelques fonds publics dont nous disposons. C’est intolérable ! La cohérence commence par là. Ne rien faire face à la généralisation du port du voile intégral est un message négatif et contredit les politiques éducatives que nous menons.

Nous sommes solidaires des femmes qui se battent partout dans le monde pour ne pas être enfermées et avoir des droits. Dans de nombreux pays, des femmes admirables mènent des combats difficiles, au risque de leur vie. En Afghanistan, des femmes ont été lapidées. Une enfant violée par son cousin a été lapidée à mort, tandis que son cousin, lui, n’a subi que cent coups de bâton ! Étant solidaires de ces femmes, nous ne pouvons tolérer le port du voile dans notre pays. Et ne nous laissons pas influencer par l’argument selon lequel certaines femmes choisissent de le porter, car toute personne choisit généralement le stéréotype en vigueur dans la société dont elle fait partie.

Les femmes ne se rendent pas dans nos permanences pour y recevoir des cours de morale, mais elles nous parlent du poids que fait peser sur elles leur groupe social et de la difficulté qu’elles ont à obtenir un minimum de liberté. Nous les écoutons, sans perdre nos convictions. Toutes les actions éducatives que nous menons auprès des jeunes en matière de sexualité, d’égalité entre filles et garçons, de lutte contre les stéréotypes et les violences, de citoyenneté se heurtent à la généralisation du port du voile. Savez-vous que lorsque je vais dans certains marchés dans les banlieues de Lyon ou de Grenoble, je ne vois plus que des femmes voilées ? Dans ces conditions, que dire aux jeunes des collèges sur l’égalité entre les hommes et les femmes ? L’augmentation du nombre de femmes voilées exerce une pression insoutenable sur les femmes des quartiers qui désirent s’intégrer. Comment aider celles qui ont envie de vivre autrement ?

Nous attendons de vous, Mesdames et Messieurs les parlementaires, que vous adressiez un message à notre pays en faveur de l’égalité entre filles et garçons, et nous souhaitons que soit créé un ministère dédié aux droits des femmes, capable de mener des actions pour lutter contre les discriminations. Car il est clair que les pouvoirs publics manquent d’outils pour combattre les signes de soumission de la femme.

Nous ne sommes pas contre le fait de légiférer, mais si vous votiez une loi interdisant le voile intégral sans mener, dans le même temps, une politique globale visible, dans tous les domaines de la vie publique, cela ne ferait que stigmatiser plus encore les femmes voilées.

Mme Olivia Cattan, présidente de l’association Paroles de femmes. En tant que journaliste, j’ai écrit deux livres, dont le premier s’intitule Deux femmes en colère ; quant au second, La femme, la République et le Bon Dieu, qui traitait des signes ostentatoires et du choc entre religion et laïcité, il m’a donné l’occasion d’être auditionnée à l’Assemblée nationale – audition qui s’est bien passée mais n’a pas été suivie d’effet, ce que nous avons un peu regretté.

L’association Paroles de femmes, née il y a trois ans, est composée d’hommes et de femmes qui tentent de promouvoir l’égalité des sexes dans la société mais également dans les groupes religieux. Très tôt, nous nous sommes attaqués au statut des femmes dans les religions, en particulier à la répudiation, qui a toujours force de loi en France, tant dans la religion juive que musulmane. Je souhaite, en tant que juive, que l’intégrisme religieux soit évoqué de façon plus large, car il concerne toutes les religions.

L’association a organisé de nombreux colloques et compte un certain nombre de permanences en France. Nous avons créé un module chargé de réfléchir à l’égalité entre garçons et filles et, dans les quartiers difficiles, nous travaillons sur les notions de citoyenneté et de laïcité. Nous disposons de certains outils, dont le film récent intitulé La journée de la jupe, qui évoque les problèmes auxquels sont confrontés les professeurs dans les écoles. Nous intervenons de façon hebdomadaire dans les établissements des quartiers difficiles, mais également dans les centres de détention pour adolescents ayant commis des agressions sexuelles.

Si nous sommes favorables à une loi destinée à interdire le port de la burqa, elle ne doit pas être exclusivement répressive mais s’accompagner d’une réflexion sur le véritable problème que rencontre notre pays avec l’émergence des intégrismes religieux.

La burqa, pour nous, est un signe ostentatoire de plus pour affirmer une appartenance, une culture religieuse qui s’oppose aux valeurs républicaines et laïques de notre pays. Mais ce n’est pas le fond du problème, car les adolescentes musulmanes que nous rencontrons dans les collèges souhaitent porter le voile, comme leur mère. Les garçons nous parlent de virginité obligatoire pour les filles. Sur une classe de vingt, seuls deux élèves se sentent français, les autres choisissant le pays d’origine de leurs parents ; seule une fille sur dix ose porter une jupe, car les filles qui se découvrent sont des filles faciles. Nous devons savoir comment et pourquoi ces adolescents qui ont accès à la modernité, à l’éducation laïque, choisissent de respecter ces traditions ancestrales, où le droit de la femme ne vaut pas grand-chose.

Interdire la burqa dans la rue est une bonne chose, mais à condition que cette interdiction s’accompagne d’une réflexion sur l’ensemble des signes et comportements religieux qui menacent notre République, par exemple la fin de la mixité autorisée dans les piscines de certaines villes de France, le maintien de la répudiation dans les religions musulmane et juive, l’absence de mixité dans les lieux de culte…

Cette loi devra s’accompagner de mesures préventives, tels l’obligation d’enseigner l’éducation civique à l’échelle nationale ou l’accompagnement des femmes qui portent la burqa. Si, demain, une femme souhaite ne pas porter la burqa pour obéir à la loi mais que son mari refuse, qui la protégera ? Si un homme impose à sa femme de ne plus sortir, que pourra faire une association comme la nôtre ? Si cette loi est adoptée, la République, en veillant à ne pas stigmatiser telle ou telle population, devra se donner les moyens d’endiguer la montée de l’intégrisme. L’endoctrinement des jeunes générations ne se fait pas dans la rue – et ce n’est pas parce que nous ne verrons plus de femmes en burqa que le problème sera réglé – mais au sein de la famille et, surtout, dans les mosquées. Il s’agit donc bien d’un problème religieux, même si la burqa n’est pas un signe religieux. Nous avons constaté à notre permanence du Pré-Saint-Gervais que les femmes se sont couvert la tête dès qu’un nouvel imam est arrivé. Ce n’est certainement pas un hasard.

Le combat qu’il nous faut mener va au-delà d’une loi sur le port de la burqa. Il est temps de mener une campagne de prévention active, car, vous l’aurez compris, l’éducation et la prévention restent nos meilleures armes. Pourquoi, dans ces conditions, ne pas instaurer un service civique mixte, obligatoire, pour les jeunes de 18 à 65 ans, au cours duquel seraient enseignés la laïcité, le droit des femmes et la citoyenneté ?

Mme Michèle Vianès, présidente de l’association Regards de femmes. Je suis à la fois présidente de l’association Regards de femmes, élue locale et essayiste. En effet, j’ai publié en 2004 un livre Un voile sur la République, qui, malheureusement, est toujours d’actualité.

Dans notre pays, tout policier, gendarme ou douanier peut exiger d’une personne portant un voile intégral de l’ôter afin de montrer son visage et être identifiable. Pourquoi les agents publics ne le font-ils pas ? La création d’une mission parlementaire est-elle indispensable ? Que peut vous suggérer une association de terrain féministe, qui agit pour l’égalité en termes de droits, de devoirs et de dignité ?

Notre association considère que tolérer le voile islamiste relève du machisme et du racisme et revient à accepter une attaque frontale contre nos principes républicains.

Les « machocrates » ont besoin de la servitude, volontaire ou forcée, des femmes. Leur stratégie manipulatoire est simple : faire croire aux femmes que leur dieu a les yeux fixés sur elles pour qu’elles acceptent d’obéir aux diktats des hommes, représentants de dieu sur terre.

Le voile, stigmate de discrimination, de séparation et de fantasmes sexuels, fait considérer les femmes comme propriété de leur mari et a pour objectif de les rendre intouchables par les autres hommes, même les médecins. L’affichage ostensible du marquage archaïque, possessionnel et obsessionnel du corps féminin est le cheval de Troie de l’islam politique, qui montre ainsi sa capacité à occuper les espaces et les esprits. Cette stratégie de prise de contrôle du corps des femmes par l’obéissance à un code vestimentaire céleste de bonne conduite est inacceptable !

Dans l’espace public, de plus en plus de fillettes portent le voile islamique, ce marqueur archaïque et claustrant de l’oppression des femmes. De plus en plus de femmes sont enveloppées dans une burqa qui les couvre entièrement afin que, même dehors, elles restent dedans et ne soient pas identifiables. Ce vêtement leur vole leur identité. Pourtant, elles deviennent interchangeables : il arrive, en effet, qu’une femme voilée titulaire de papiers soit engagée dans une entreprise de nettoyage et que d’autres femmes voilées, sans papiers, viennent travailler à sa place, avec le même contrat de travail. Et lorsque nous dénonçons un tel trafic, on nous accuse d’islamophobie !

Si la femme voilée est le modèle, comment s’étonner de leur multiplication ? Comment les enfants perçoivent-ils l’espace public si leur mère doit se cacher pour sortir ? Et les fillettes, qui représentent l’honneur de la famille, sont source de désordre et doivent cacher leurs cheveux dans l’espace public pour protéger les garçons – définitivement considérés comme étant incapables de maîtriser leurs pulsions – ! Ces représentations sont en totale contradiction avec le principe d’égalité entre les femmes et les hommes. Nous savons désormais que les difficultés rencontrées par les femmes se transmettent aux générations qui suivent : c’est ainsi que perdurent les violences, les mariages sous contrainte, les crimes d’honneur.

Le voile islamique est une attaque contre la République. Les demandes dérogatoires, les tenues provocatrices portées par les femmes – mais également par les hommes – proclament ostensiblement le refus de respecter les principes républicains de laïcité et d’égalité entre les femmes et les hommes. La loi doit nous permettre d’interdire ce qui est un trouble majeur à l’ordre public. On ne saurait tolérer n’importe quoi, au nom de telle ou telle tradition ou d’une distorsion dévergondée du droit. Le choix personnel n’est pas un droit que la République doit accorder. Nous avons bien fini par interdire le bizutage ou le lancer de nains, et la liberté d’expression n’empêche pas de sanctionner les personnes qui téléphonent au volant. La notion de tenue correcte est reconnue depuis l’arrêt sur le port des bermudas, comme l’interdiction de se promener en maillot de bain dans les stations balnéaires. Je rappellerai qu’un décret de juin 1790 énonce ainsi qu’« aucun citoyen ne peut porter ou faire porter la livrée ».

Notre choix est clair : nous soutenons les femmes qui veulent exercer leur libre arbitre par rapport aux diktats politico-religieux. L’argument des libertés fondamentales ne tient pas, car une liberté dévoyée engendre la loi du plus fort, du plus riche, du plus vociférant. Dans la devise nationale, la liberté est associée à l’égalité et à la fraternité parce que la fraternité républicaine empêche la liberté d’engendrer des privilèges et l’égalité d’engendrer l’oppression. La loi seule permet aux libertés des uns et des autres de cohabiter au lieu de s’opposer, de se renforcer en se limitant mutuellement, d’être libres ensemble.

Le voile islamique est une forme de racisme. Le tolérer sous prétexte que les femmes ou les fillettes qui le portent sont de confession ou de filiation musulmane est du racisme. Ne soyons ni dupes ni complices : le relativisme culturel est une forme de racisme, puisque cette argutie est utilisée pour interdire à des personnes d’avoir accès aux principes universels de dignité et de droit humain, sous prétexte que, dans leur pays de naissance ou d’origine familiale, ces principes ne sont pas respectés.

Les principes universels ne sont ni occidentaux, ni orientaux, ni septentrionaux, ni austraux. L’interculturel ne peut se passer de l’adhésion à des valeurs communes, ni échapper à l’examen de la raison. Concilier l’universalité et l’individu est le fondement de nos valeurs républicaines. Toutes les opinions ne se valent pas et toutes n’ont pas la même légitimité. L’esclavage a longtemps été considéré comme une situation normale, mais les besoins d’un groupe ne justifient jamais la servitude d’autres êtres humains. Permettez-moi de citer Victor Schœlcher : « Si l’on ne peut cultiver les Antilles qu’avec des esclaves, il faut renoncer aux Antilles » !

N’abandonnons pas lâchement nos compatriotes de filiation ou de confession musulmane à la merci de l’islam politique et d’autres obscurantistes et agissons pour que toutes les femmes aient accès aux droits humains universels. Protégeons l’ordre républicain.

Accepter l’exceptionnalité revient à légitimer les agitateurs religieux, notamment étrangers, dans leur volonté politique de défaire les lois du pays pour les remplacer par leur interprétation personnelle de textes religieux, mais cela revient surtout à les laisser opprimer tranquillement leurs coreligionnaires.

Les agents des trois fonctions publiques – d’État, territoriale, hospitalière – et les travailleurs sociaux sont trop souvent tétanisés face aux demandes dérogatoires pour des prétextes religieux, et l’école n’ose plus affirmer les principes républicains. Quant à l’université, elle est la porte ouverte au fascisme vert, poursuivant le travail commencé en Égypte, il y a une trentaine d’années.

L’association Regards de femmes a pris l’initiative de s’adresser aux parlementaires pour leur demander d’étendre la loi de 2004 sur les signes religieux à l’université et aux établissements publics d’enseignement supérieur, ainsi qu’à certaines catégories de la population en situation de faiblesse, notamment les fillettes.

Nous qui avons eu la chance de naître dans une France laïque, nous en sommes comptables vis-à-vis des jeunes générations à qui nous devons transmettre cet acquis majeur issu des Lumières, mais également vis-à-vis des femmes et des hommes qui se battent, partout dans le monde, pour atteindre leur idéal, car la laïcité figure en haute place dans la Constitution de la France et dans son histoire.

M. André Gerin, président. Je vous remercie. Compte tenu des délais contraints de cette audition, j’invite les intervenantes qui le souhaitent à nous faire parvenir également des contributions écrites.

M. Éric Raoult, rapporteur. Mesdames, les fédérations que vous représentez comportent-elles des associations de femmes musulmanes ?

Avez-vous reçu dans vos permanences des femmes portant le voile intégral et qui venaient vers vous pour tenter de trouver les voies d’une émancipation, d’un logement, de façon, le cas échéant, à ne plus le porter ?

Enfin, certains soutiennent que le port du voile intégral ne concerne que quelques milliers, voire quelques centaines de femmes. Pouvez-vous nous confirmer, en vous appuyant sur votre expérience, que ce phénomène est en expansion et si oui depuis quand ? Le port du voile intégral pourrait-il être lié à une nationalité, une origine particulières, des conversions de fraîche date ou encore des questions de génération ?

Mme Nicole Ameline. Je voudrais remercier chacune des associations présentes pour leurs exposés. Mesdames, de façon assez consensuelle, vous avez centré vos propos sur la citoyenneté et les droits des femmes, en concluant par avance à la nécessité, au-delà de la loi, de mesures de prévention et d’accompagnement et, en quelque sorte, d’une réaffirmation du principe d’égalité.

Nous en sommes tous convaincus, c’est avec l’islam, et certainement pas contre lui, que la démarche que nous avons entreprise doit être conduite. Pour l’accompagner, un dialogue constructif avec les femmes musulmanes et les représentants du culte musulman me paraît fondamental.

M. Jacques Myard. Mesdames, je vous ai écoutées avec délectation. Il est, en effet, temps de réagir globalement et avec force.

Je suis frappé par le fait que la montée de l’intégrisme dans un pays comme l’Algérie soit venue des femmes. Je me souviendrai toujours de la réaction de ces cadres du FLN, parti qui n’est fondamentalement ni intégriste ni religieux, en voyant leurs femmes manifester dans la rue en faveur du fondamentalisme et de l’intégrisme. Comment, en tant que femmes, comprenez-vous ce phénomène ? En Turquie, dans un débat entre deux femmes, l’une fondamentaliste et l’autre laïque, les arguments de la laïque n’ont pas toujours le dessus.

Pensez-vous que les arguments que vous avancez puissent être étayés ? Comment faire en sorte que, sur notre territoire, les femmes puissent intérioriser les principes dont vous avez vous-mêmes rappelé l’universalité ?

Mme Sandrine Mazetier. Merci à vous et aux militantes que vous représentez pour la netteté de votre expression et la clarté de vos recommandations.

La plupart d’entre vous, sinon vous toutes, avez appelé à une action qui aille au-delà de l’élaboration d’une loi. Pensez-vous que notre action et notre réflexion devraient concerner tous les signes religieux et non seulement le voile intégral ? Ne craignez vous pas qu’une action qui ne concernerait que ce voile ne serve d’alibi à une inaction en matière d’égalité des droits, et en faveur de sexualités épanouies, quelle que soit d’ailleurs leur orientation ?

L’une d’entre vous – mais je crois que vous êtes toutes d’accord – a pointé la contradiction entre la volonté affichée de lutter pour les droits des femmes et la disparition d’un ministère qui leur serait dédié ; je souhaiterais recueillir le sentiment de chacune à ce propos.

M. Pierre Forgues. J’ai éprouvé une grande satisfaction humaine et intellectuelle à l’écoute de l’unité et de la force de vos propos.

Vous nous avez toutes dit que le port du voile intégral n’est compatible ni avec l’égalité des sexes ni avec les valeurs de notre République ni avec notre laïcité. Mais est-il compatible avec la nationalité française ?

Mme Françoise Hostalier. Je voudrais moi aussi féliciter les intervenantes pour la qualité de leurs interventions. Chacune nous ouvre des pistes de réflexion.

Mesdames, êtes-vous en mesure d’identifier le moment où le phénomène a commencé à devenir prégnant et de mesurer son ampleur ? Mon impression est celle d’un tsunami qui va déferler sur nous.

Le nombre de plus en plus élevé de femmes voilées ne serait-il pas également dû au fait qu’il est de plus en plus permis à ces femmes de sortir, alors qu’autrefois elles restaient cloîtrées à la maison ?

Enfin, disposez-vous de contacts avec des réseaux de pays musulmans, tels que la Turquie, l’Ouzbékistan, le Turkménistan, où les femmes résistent à ce phénomène. Ainsi, les messages contre l’excision ont été beaucoup portés par des femmes qui se battaient contre elle dans leur pays, où cette pratique avait fini par être interdite. Dans le même temps des personnes de la deuxième ou troisième génération en France, dans leur quête d’identité, en porte-à-faux, remettaient en vigueur des coutumes qui n’avaient plus cours dans leur propre pays.

Mme Arlette Grosskost. Nous sommes tous ici pour en témoigner, la République française s’honore des différences. Or, il est vrai que nous demandons en quelque sorte une indifférenciation entre toutes les femmes. Pour ne heurter aucun public, nous allons devoir être très clairs et dire que nous nous continuons à nous honorer de toutes les différences, l’indifférenciation que nous réclamons haut et fort, notamment de la part des femmes, n’ayant pour seul objectif que l’égalité entre les hommes et les femmes. Comment pouvons-nous accroître encore la clarté de ce message ?

Mme Françoise Morvan. La Coordination française pour le Lobby européen des femmes fait partie d’un réseau européen, composé de 2 000 associations dans les 27 États membres de l’Union et dans trois pays candidats à l’adhésion, dont la Turquie. Nous pourrons donc facilement interroger nos adhérentes.

Par ailleurs, nous avons voulu rendre visibles les femmes migrantes en créant un réseau qui leur soit spécifique. Chaque pays comporte donc un réseau de femmes migrantes adhérent au Lobby européen des femmes, l’ensemble de ces réseaux étant eux-mêmes fédérés en un réseau européen de femmes migrantes. Nous pouvons également demander à ces réseaux de travailler sur cette question.

M. André Gerin, président. Vous pouvez donc fournir des éléments pour le travail de la Mission ?

Mme Françoise Morvan. Bien sûr. Par ailleurs, je suis travailleuse sociale depuis 1974. J’ai travaillé à Marseille. L’association membre du Lobby européen des femmes à laquelle j’appartiens est le Forum femmes-Méditerranée. Nous nous y sommes toujours attachées à travailler avec toutes les femmes et dans les quartiers. Depuis la fin des années 1990, nous menons chaque année une action sur le respect, en lien avec l’éducation nationale.

Mme Carine Delahaie, représentante de l’association Femmes solidaires. Monsieur le rapporteur a évoqué le nombre de femmes qui portent le voile intégral. Il ne faut pas se laisser emprisonner dans cette problématique. En France, le travail que nous avons mené sur l’excision a permis de la faire reculer. Si nous avions pris en compte les effectifs concernés, nous n’aurions sans doute pas travaillé sur l’excision.

Notre association compte-t-elle des femmes musulmanes ? Qui dit que la porte-parole ici de Femmes solidaires, blonde aux yeux bleus, n’est pas musulmane ? Nous devons être très attentifs à notre façon d’appréhender ces questions de religion. Certaines présidentes d’associations membre de notre réseau sont musulmanes ; simplement, cela ne se voit pas toujours. Je ne crois pas non plus qu’elles aient plus de légitimité que nous à parler ; la question de la burqa est une question plus de femmes que de femmes musulmanes.

Mme Sabine Salmon. Même si cela reste très marginal, nous avons reçu dans nos permanences quelques femmes portant le voile intégral, qui venaient nous demander de l’aide pour divorcer et enlever le voile. Nous essayons de les accompagner. Cependant, une fois l’information donnée sur les procédures de divorce et la conduite à adopter, l’échange revient sur des questions telles que la répudiation, et la femme repart chez elle. Nous sommes un peu désarmées.

Lorsque ces femmes viennent dans nos permanences, nous adoptons une démarche de fond. Nous leur exposons les valeurs que nous défendons, comme la laïcité. Nous avons demandé à une femme pourquoi elle portait ce voile. Elle nous a répondu que, revenant de La Mecque, elle devait le faire. Nous lui avons exposé que nous connaissions d’autres femmes qui étaient allées à La Mecque et qui ne le portaient pas forcément dans l’espace public. Un dialogue s’est donc instauré. Lorsque ces femmes viennent nous voir, nous ne les abandonnons pas. Nous ne considérons pas leur démarche comme anodine.

Nous menons aussi des campagnes à l’étranger, par exemple en Éthiopie, auprès des femmes afars qui, musulmanes, vivent de façon ancestrale seins nus. Depuis un an, dans ces régions, des tee-shirts rayés jaune et bleu sont arrivés d’Arabie Saoudite par conteneurs ; aujourd’hui, la plupart des femmes et des jeunes filles afars les portent, parce qu’on leur dit qu’elles ne doivent plus aller la poitrine découverte.

Sur l’excision, nous travaillons avec les imams, et nous construisons avec les femmes un dialogue qui avance petit à petit.

Mme Nicole Crépeau. Les femmes que nous recevons subissent des violences, pas seulement physiques mais de toutes sortes, de la part de leur mari. Lorsque des femmes voilées viennent nous voir, c’est qu’elles n’en peuvent plus. Leur situation est caractérisée par la « double violence » : en plus des violences physiques ou psychologiques, elles se trouvent dans des situations administratives inextricables, qui font d’elles des êtres totalement soumis. Elles sont souvent venues dans le cadre du regroupement familial, après avoir été mariées au pays sans avoir pu choisir leur mari. Mais celui-ci ne fait aucune démarche pour que sa femme puisse bénéficier d’un titre de séjour. De ce fait, ces femmes se retrouvent sans papiers, donc sans aucune capacité d’action, notamment pour quitter leur mari. Tout notre travail consiste à les aider à obtenir un titre de séjour et à sortir de cette emprise et de cette soumission. Nous encourageons beaucoup de femmes dans ces situations, notamment lorsqu’elles sont en foyer d’hébergement, qui, difficulté supplémentaire, n’ont parfois pas le droit de les accueillir de manière durable.

Mme Annie Sugier. Je voudrais réagir à l’idée selon laquelle peut-être même les femmes ne sont pas toujours les premières à se révolter contre le voile, voire qu’elles y seraient favorables.

On a parlé de l’Algérie et du FLN. Dès la déclaration de Tripoli, référence était faite à l’islam : « l’islam est notre loi ». En Tunisie, dans les années 1920, les premières à s’être manifestées comme féministes se sont dévoilées. Comment ont réagi les islamistes ? Quelques années plus tard, pour faire passer le message qu’il ne faut pas que les femmes se dévoilent, un cheik a demandé à sa fille de le relayer. Mon père, dira celle-ci, m’a encouragée à sortir, à manifester, à aller aux réunions des leaders politiques, à participer à la lutte pour la libération nationale et à celle de l’émancipation de la femme, entendue bien sûr selon la version islamiste. On retrouve partout cette stratégie des islamistes, consistant à mettre en avant les femmes. Si en Tunisie, l’action du président Bourguiba l’a contrée, en Algérie et au Maroc des mouvements d’émancipation ont été récupérés par les islamistes. C’est à un phénomène comparable auquel nous assistons aujourd’hui.

Mme Michèle Vianès. Je crois qu’il a été répondu de façon très claire à la question du rapporteur sur la présence de femmes musulmanes parmi nous. L’association Regards de femmes comporte des vice-présidentes, des responsables musulmanes ; je pense en particulier à l’une d’entre elles qui a quitté le Maroc après un mariage forcé et parce qu’on l’obligeait à porter le voile.

Ces dernières semaines, chaque fois que des journalistes nationaux m’ont demandé si une femme voilée ne voulant plus porter le voile, membre de mon association, accepterait de parler à la télévision, ils m’ont promis que ses traits seraient « floutés ». Ces propositions montrent l’extrême gravité de la situation ; nous ne sommes plus là dans notre République laïque, mais dans un monde de pur communautarisme. Faut-il exiger que les esclaves parlent seuls pour eux-mêmes ou permettre à d’autres de parler en leur nom ? Je l’ai dit à mes amies de « Ni putes ni soumises », c’est parce que nous ne rentrons pas le soir dormir dans les quartiers que nous pouvons parler. Nous devons parler au nom de ces femmes. C’est notre devoir.

Les exciseuses sont des femmes. La transmission de la tradition par les mères est un fait dramatique ; je dois bien le reconnaître, en tant que femme et féministe.

Dans notre monde d’images, la femme voilée est une image très prégnante. C’est pour cela qu’il faut enlever le voile ; et pas seulement la burqa ! Il ne s’agit pas d’une affaire de métrage de tissu mais de la signification de ce vêtement.

J’ai été enseignante dans les quartiers de Lyon. Les frères et les sœurs se succédaient dans nos classes. J’ai constaté que le développement du port du voile a coïncidé avec l’arrivée des paraboles dans nos quartiers et avec ce que les hommes et les femmes algériens ont appelé les « téléfatwas ». Je pense que le président André Gerin pourrait s’exprimer comme moi. Les enfants ont été alors immergés dans ce discours.

Je ne vois pas quelles difficultés pose la promotion de l’indifférenciation. Tout n’est pas acceptable. La plupart des musulmans de France, et je m’en réjouis, ne demandent que l’indifférence ainsi que le droit d’être laïques et de s’habiller comme ils le souhaitent. Or, dans la rue, ces femmes qui portent le voile sont provocantes et prosélytes, comme si elles seules, et pas les autres, étaient les bonnes musulmanes. Il appartient à la représentation nationale de choisir qui protéger.

M. Jacques Myard. Bravo !

Mme Françoise Laurant. Nous comptons dans nos rangs des femmes arabes ou originaires du Maghreb. Dès lors qu’elles sont laïques et qu’elles ne pratiquent pas leur religion, nous n’arrivons pas à les qualifier de musulmanes. Elles n’aiment pas n’avoir à traiter que les problèmes de femmes issues de l’immigration. Depuis quelques temps, se fortifie en elles l’idée qu’elles ont eu tort de chercher à trop bien s’intégrer. Elles constatent, par exemple, que, alors qu’elles ont voulu s’intégrer dans des organisations laïques françaises, elles ne peuvent trouver à Paris de cours d’arabe pour leurs enfants qu’à la mosquée ou à la maison de la jeunesse et de la culture, où il est dispensé par un imam.

Aujourd’hui les femmes musulmanes membres d’associations que nous connaissons revendiquent au nom même de leur féminisme d’être voilées. Les femmes musulmanes organisées sont des prosélytes du port du voile. Lorsqu’elles défilent dans des manifestations comme celle de la Journée de la femme, le 8 mars, elles sont encadrées par des services d’ordre composés d’hommes religieux barbus. En revanche, nous ne sommes pas en contact avec des associations de femmes laïques de confession musulmane.

Nous voyons nous aussi, comme Mme Sabine Salmon, venir à nous des femmes porteuses du voile intégral. Elles viennent souvent, je le souligne, accompagnées d’une amie non voilée. Elles n’osent pas effectuer seules des démarches personnelles ainsi habillées : c’est bien un symbole que ce costume ! Nous découvrons alors qu’elles ne savent pas vraiment si ce voile est ou non un symbole religieux ; lorsque leur amie leur dit que le Coran ne l’impose pas, elles la croient. Créer des endroits où ces jeunes femmes pourraient être informées, de façon à ce qu’elles ne s’emprisonnent pas elles-mêmes en croyant se conformer à des valeurs qu’elles recherchent, serait une piste à explorer.

Nous menons un dialogue dans les quartiers où la densité des personnes issues de l’immigration est forte. Nous y conduisons nos actions non pas avec des associations de femmes musulmanes mais avec des jeunes femmes revenues dans le quartier pour y travailler, et qui, si elles peuvent être habillées d’un foulard, ne sont pas voilées. Non seulement nous parlons de tous les signes religieux, mais aussi de toutes les contraintes que la communauté fait peser sur les femmes : vêtements, signes religieux, mais aussi obligation d’être rentrée à six heures le soir par exemple. Pourquoi les femmes prêtent-elles la main à la montée de l’intégrisme ? Pour être très franche, être traitée de « pute » dès qu’elle est vêtue à l’occidentale incitera une femme soit à rentrer dans le rang, soit à partir.

Nos réseaux comptent dans d’autres pays des militantes se revendiquant la plupart du temps laïques, même si elles peuvent avoir des pratiques religieuses. Nous pourrons vous mettre en relation avec un certain nombre d’entre elles.

Nous ne nous étions pas posé la question du lien entre développement du port du voile et nationalité ; cependant, très souvent cela tient à l’arrivée d’un nouvel imam, qui vient le plus souvent d’Égypte.

Il y a dix ans, dans le quartier de Grenoble dans lequel j’habite, aucune femme ne portait le voile. Aujourd’hui, je suis entourée de porteuses de voiles et je subis des pressions m’enjoignant de quitter ce quartier qui serait devenu arabe et où je n’aurais pas ma place. Très souvent, les porteuses du voile intégral arrivent de l’extérieur et vivent avec des musulmans très pratiquants.

Mme Olivia Cattan. Nous sommes à l’origine d’une charte des droits des femmes qui mentionne le droit des femmes à disposer librement de leur corps ; cette charte a été signée par plus de 8 000 personnes en France, mais également en Iran, en Égypte, au Maroc, en Tunisie. Dans ces pays musulmans, on a vu des femmes monter au créneau plus vigoureusement que les femmes musulmanes françaises.

Les vice-présidents de nos associations sont musulmans ; l’un d’eux est président des associations musulmanes laïques.

Nous avons conduit dans la presse une campagne sur les femmes précaires. Nous avons de ce fait reçu des visites de femmes voulant quitter leur mari, parce qu’il les obligeait à porter le voile par exemple. Mais dans ces cas interviennent des problématiques d’autorité parentale, de répudiation, d’hébergement dans un foyer. En tant qu’association, ne pouvons pas répondre aux demandes si la République ne nous donne pas les moyens de le faire.

Enfin, – l’école nous le permet – il faut sans doute aujourd’hui susciter au sein des jeunes générations le désir d’émancipation ; nous ne pourrons pas imposer aux femmes musulmanes de ne pas porter le voile, de ne pas croire, de penser que la burqa n’est pas un signe religieux. En revanche, nous pouvons leur donner le choix entre la laïcité et la modernité d’une part, leur culture ancestrale de l’autre.

Mme Marie-Pierre Martinet, secrétaire générale du Mouvement français pour le Planning familial. Mme Mazetier nous a demandé si une action à l’encontre du voile ne risquait pas de servir d’alibi à une absence d’action en faveur de l’égalité entre les femmes et les hommes. Pour moi, le piège est déjà là. Le discours actuel a effacé les questions d’égalité entre les femmes et les hommes. Il est beaucoup plus difficile d’aborder les fondements d’une société qui s’est basée sur la relation du pouvoir et du patriarcat que de dire qu’il faut que chacun puisse accéder aux responsabilités tant professionnelles qu’électives.

La question aujourd’hui posée est peut-être pour nous le moyen de remettre sur le devant de la scène le droit des femmes à disposer de leur corps, à choisir librement, quelle que soit leur origine, et à trouver leur place dans notre société.

Mme Bérengère Poletti. Mesdames, j’ai été moi aussi très heureuse de vous entendre. Le port du voile intégral, c’est l’effacement du droit à la différence. Une femme qui porte un voile intégral n’existe plus ; son individualité disparaît au profit d’une masse de tissu. Je pense que c’est le but recherché par ceux qui souhaitent affubler les femmes de cette manière. La semaine dernière, une intervenante nous a expliqué que nous étions devant un mouvement salafiste rigide, voire sectaire, qu’il touchait des jeunes jusqu’ici éduqués – des jeunes filles qui faisaient la fête avec les autres prennent brusquement le voile – et que ces personnes échappaient à toute forme d’autorité. Le maire, les parents et même l’imam n’y peuvent mais : ainsi, dans ma circonscription, l’imam de Charleville-Mézières, qui porte la parole d’un islam tempéré, ne peut rien y faire.

Dans ces conditions, quelles actions les associations peuvent-elles conduire, et à quel moment ? Comment, mis à part le cas où elles viennent leur demander de l’aide, peuvent-elles rattraper des femmes qui sont entrées dans ce mouvement, en général avec leur conjoint ?

Que pensez-vous des municipalités qui réservent des créneaux horaires aux femmes pour la pratique du sport, notamment dans les piscines ? Pour moi, cette démarche n’aide pas les femmes mais favorise, au contraire, la ségrégation entre les hommes et les femmes.

M. Yves Albarello. Des tribunaux de la charia existent au Royaume-Uni. J’ose espérer que la présente mission d’information a été mise sur pied à temps pour nous éviter d’arriver à ces excès. Je suis maire d’une commune de 12 000 habitants aux portes de la Brie. Depuis maintenant six mois, je retrouve régulièrement sur le marché deux personnes portant la burqa. C’est le signe d’une accélération du port de ce vêtement au cœur de notre pays. Il est temps pour nous d’en prendre conscience et d’adopter les bonnes mesures.

Mesdames, comment expliquez-vous que des enseignants, des agents hospitaliers viennent vous présenter les problèmes auxquels ils sont confrontés au lieu de s’adresser à leurs hiérarchies respectives, qui devraient disposer de bonnes solutions, tirées de la loi existante ?

M. Eric Diard. Il semblerait que, parmi les femmes portant le voile intégral, figurent de plus en plus de femmes récemment converties ou ayant effectué des études supérieures. Si tel est le cas, quelles en sont les raisons ?

Mme Jeanny Marc. La présente mission d’information procède d’une très bonne idée et arrive à point nommé. Même dans la petite commune de 3 000 habitants où j’habite en Guadeloupe, chaque samedi une jeune femme fait son marché, avec son enfant, revêtue d’un voile intégral. Cela choque.

Madame Morvan, le phénomène présente-t-il dans les autres pays européens la même acuité qu’en France ?

Mme Annie Sugier. Que peuvent faire les associations ? Rien. Ce qu’il faut, c’est une législation.

Mme Michèle Vianès. Paul Bert disait : « Nous sommes dans le domaine de la conscience, au seuil duquel s’arrête la loi de la majorité ».

Je suis tout à fait hostile, bien sûr, aux piscines islamiques.

La question des converties est gravissime. Lorsque j’interviens dans des réunions publiques, c’est le converti qui va s’exprimer et s’opposer à mes arguments et pas le barbu qui l’accompagne ; il en est de même pour les femmes voilées. Cette mise en avant des convertis est en réalité une stratégie de prise de pouvoir ; il n’est plus possible de se contenter de débattre pour convaincre.

Mme Carine Delahaie. J’adhère aux propos d’Annie Sugier. Les associations travaillent malgré tout avec les femmes voilées à accomplir la même tâche que lorsqu’elles accompagnent les femmes victimes de violences ou des personnes entrées dans une secte, c'est-à-dire à créer un lien.

Mme Françoise Laurant. Les femmes isolées, les salafistes, celles qui ont accompli des études supérieures et les converties ne poussent pas la porte de nos permanences. En revanche, il est possible d’arriver à entrer en contact avec elles à l’occasion d’actions collectives dans des quartiers sur des thèmes beaucoup plus vastes. Il faut multiplier ces occasions.

Pourquoi les enseignants des collèges, en difficulté dans leur classe sur ces questions, viennent-ils nous consulter ? Parce que nous sommes un peu extérieurs au système dont ils font partie et que nous pouvons leur donner des idées. Les collèges sont isolés dans les quartiers. Nous manquons de politiques territoriales de quartiers.

Mme Nicole Crépeau. Nous essayons nous aussi de créer du lien pour aider les femmes dans ces situations. Une loi serait-elle la solution ? Ne risquerait-elle pas au contraire de figer les choses ? Pour moi, la vraie solution est la mise en place d’une véritable politique d’éducation, de travail sur les relations entre garçons et filles, de promotion de l’égalité entre les femmes et les hommes, le développement de l’enseignement de l’histoire des religions, l’action en faveur du développement d’un esprit critique à l’égard de celles qui sont déjà engagées dans le port du voile. Il s’agit bien de conduire une politique globale en amont.

Mme Marie-Pierre Martinet. Nous traitons toutes d’éducation, d’information et de relations entre filles et garçons. La loi de 2001, qui prévoit trois séances d’éducation et d’information à la sexualité, n’est pas totalement appliquée. Nos interventions en matière de sexualité, portent sur la relation à l’autre. Cette approche permet de travailler sur les relations entre filles et garçons et de montrer les rapports de domination véhiculés par ce type de signes religieux.

Mme Françoise Morvan. Tout récemment, à Grenade, lors d’un colloque international, des collègues membres d’associations féministes européennes m’ont souhaité de réussir dans le combat que nous menons en France.

Mme Sabine Salmon. Depuis un ou deux mois, il arrive que des femmes appellent dans nos permanences, par vagues – pendant une semaine dans un cas – pour se déclarer voilées et demander à adhérer. Nous sommes très prudents : si nous refusons, nous sommes attaqués pour discrimination. Nous demandons donc à nos membres qui répondent de rappeler les valeurs que nous défendons et de préciser que nous ne recevons pas les adhésions par téléphone, que nous souhaitons rencontrer nos futures adhérentes et discuter avec elles. Nous voulons, en effet, éviter tout « entrisme ».

En 2003, lorsque nous avons porté le débat sur le voile, nous avons été traités, localement, de racistes et d’islamophobes, nous avons reçu des lettres de menaces. C’est le signe que le port du voile est une question bien plus profonde qu’une marque symbolique d’appartenance.

Mme Michèle Vianès. En vingt ans – c’est une simple affaire d’observation – le nombre de jeunes filles voilées dans les établissements scolaires s’est considérablement accru ; il y a donc bien recrudescence du port du voile. La réponse est politique : c’est à vous de prendre la décision qui permettra de lui donner le nécessaire coup d’arrêt.

La Coordination française du Lobby européen des femmes intervient chaque année dans tous les États d’Europe pour expliquer la laïcité ; les autres pays ont besoin de cet outil pour faire reconnaître les droits des femmes et les faire échapper au communautarisme.

Mme Annie Sugier. Aux Jeux olympiques d’Atlanta, en 1996, une seule femme, membre de la délégation iranienne, était voilée ; aujourd’hui 14 délégations comprennent des femmes voilées. L’augmentation est visible.

M. André Gerin, président. Au nom de la Mission, je vous remercie, Mesdames, pour la clarté et la lucidité de vos exposés. Nous avons besoin d’informations, de contributions de votre part. N’hésitez pas à nous présenter les préconisations auxquelles, selon vous, nous devrions travailler ; ainsi, vous nous aiderez dans notre cheminement. Nous sommes face à un défi de civilisation.

Audition de M. Michel Champredon, maire d’Evreux, et de M. Philippe Esnol, maire de Conflans-Sainte-Honorine, représentants de l’Association des maires de France

(Séance du mercredi 15 juillet 2009)

M. André Gerin, président. Je remercie M. Michel Champredon, maire d’Evreux, et M. Philippe Esnol, maire de Conflans-Sainte-Honorine, de leur présence. Je remercie également l’Association des maires de France et son président, M. Jacques Pélissard, de nous permettre ainsi d’entendre aujourd’hui un maire de la région parisienne et un maire de province. Les maires sont « en première ligne » sur le sujet qui nous occupe, en raison des problèmes auxquels ils sont confrontés au quotidien, tant dans les services qui sont en contact avec la population, notamment ceux de l’état-civil, que dans le domaine des activités associatives et sportives. Je me réjouis donc, Messieurs, que vous puissiez nous faire part de votre expérience.

M. Michel Champredon, maire d’Evreux. Merci de nous permettre de nous exprimer devant vous sur ce sujet politico-religieux qui fait débat dans la société française. Evreux, préfecture du département de l’Eure, qui compte 54 000 habitants au sein d’une agglomération qui en regroupe 85 000, comprend deux quartiers populaires en renouvellement urbain. Une forte proportion de leurs habitants est originaire d’Afrique noire, d’Afrique du Nord ainsi que de Turquie. Beaucoup ont aujourd’hui la nationalité française. Globalement la commune vit bien. Le mouvement associatif laïc et d’éducation populaire ayant du mal à renouveler ses élites et s’affaiblissant au fil des années, on voit apparaître un mouvement associatif plus communautaire, avec lequel il faut aussi travailler parce qu’il représente une partie de la population, et qui se pose en partenaire de la vie locale. Ce partenariat est fondé sur des principes républicains, en particulier la laïcité et la neutralité, qui sont inscrits dans les conventions que nous passons.

À Evreux, quelques femmes portent le voile intégral, sans qu’on puisse dire exactement combien. Je pense qu’il y en a moins d’une dizaine mais peut-être est-ce un peu plus. On ne peut donc pas dire qu’à ce jour, la burqa soit un problème dans la vie locale. Elle attire le regard et peut inspirer des sentiments désapprobateurs, mais elle ne constitue pas un sujet de débat, ni dans les réunions publiques de quartier ni à l’occasion de nos rencontres avec les associations et les administrés. Je me réjouis en tout cas que cette mission parlementaire permette de réfléchir au sujet hors de toute pression médiatique ou sociétale.

Dans les services publics de la mairie et du Grand Evreux, le seul cas problématique que nous avons connu est, au moment du vote de la nouvelle loi sur la laïcité en 2004, celui d’une femme qui a voulu travailler dans la restauration scolaire avec son voile. Après négociation, elle a accepté de le retirer. Nous n’avons rencontré aucune autre difficulté.

M. Philippe Esnol, maire de Conflans-Sainte-Honorine. Je vous remercie également d’avoir organisé cette audition. Ma ville compte 35 000 habitants, les populations et les logements s’y répartissent de manière satisfaisante. La vie associative y est très développée, avec plus de 200 associations qui s’impliquent très fortement dans la vie locale, en général en liaison étroite avec les élus et les services municipaux. Tout cela fonctionne bien depuis de longues années.

Mais on assiste depuis quelque temps à une régression dans le comportement des femmes en matière de tenues vestimentaires. On a vu apparaître, il y a une dizaine d’années, des voiles, plus ou moins importants, non seulement dans les rues de la ville mais aussi dans les services publics. La loi de 2004 sur la laïcité a heureusement mis un frein à cette évolution, en particulier en interdisant aux jeunes filles de porter le voile dans leur établissement scolaire. Néanmoins, le dérapage vestimentaire s’aggrave à nouveau. Depuis deux ou trois ans, j’ai relevé la présence sur le territoire de la commune d’au moins deux ou trois femmes en voile intégral avec les mains gantées, marchant trois mètres derrière celui que je suppose être leur mari. D’autres portent un voile qui ne laisse voir que les yeux et le nez, sur une tenue sombre, ou au contraire toute blanche, descendant jusqu’aux pieds. Cela provoque des réactions de malaise dans la population, qui ressent cela comme l’affichage provocateur de la volonté de ne pas s’intégrer.

Ce comportement peut évidemment poser problème dans les services publics, non seulement pour l’état-civil et les mariages, mais aussi à l’école : comment une institutrice peut-elle savoir si la femme qui se présente devant elle en burqa est bien la mère de l’enfant qu’elle vient chercher ? Et lorsque dans la hiérarchie de l’éducation nationale, on suggère de demander à la mère de broder son nom sur son vêtement pour s’assurer de son identité, on est, par rapport à nos principes républicains, dans le dérapage le plus incontrôlé !

Cette coutume vestimentaire qui provient de certains pays n’a, pour moi, rien à voir avec la religion musulmane. Elle ne respecte ni le principe de liberté, ni le principe d’égalité, et encore moins le principe de laïcité. Je considère donc qu’elle doit être interdite sur le territoire de la République française.

M. Christian Bataille. M. Esnol, vos services municipaux rencontrent-ils eux aussi des problèmes ? M. Champredon, si vous considérez que de tels problèmes n’existent pas pour l’instant à Evreux, pensez-vous que le développement du port du voile intégral pourrait vous en poser ? Quel est votre sentiment personnel sur cette pratique au regard des principes républicains ?

M. Georges Mothron. Y a-t-il eu, dans vos deux villes, des cas de confrontation entre une femme portant le voile intégral, ou son mari, et les agents municipaux ? Comment la hiérarchie a-t-elle alors réagi ?

Au cas où vous auriez reçu la délégation du préfet pour remettre leurs papiers aux personnes nouvellement naturalisées, avez-vous eu à les remettre à des femmes qui se sont présentées en burqa ?

Mme Arlette Grosskost. Je suis députée de Mulhouse, ville de 125 000 habitants qui a connu ces dernières années une montée très importante du hijab en général et du voile intégral en particulier. S’il va sans dire que l’islam doit disposer de lieux de culte dignes, on observe que, de plus en plus, on adjoint aux mosquées, dans un même ensemble, des lieux culturels. Ainsi dans ma ville, le dernier projet de mosquée est assorti d’une galerie marchande ainsi que d’une piscine, dont on peut imaginer que les horaires d’ouverture seront différenciés pour les hommes et pour les femmes. Comment réagiriez-vous devant un projet de ce type, certes privé, mais porteur de valeurs très communautaristes ?

Mme Danièle Hoffman-Rispal. Pour ma part je suis députée de Paris, et plus particulièrement du quartier de Belleville, où sont arrivés depuis un siècle et demi des immigrants de toutes nationalités. La présence du voile depuis quatre ou cinq ans en a vraiment changé la physionomie. Il y a des endroits où les gens y prêtent peu attention ; en revanche, je me suis trouvée récemment dans le métro avec une femme très jeune qui pouvait à peine se déplacer à cause de sa burqa : tout le wagon s’est mis en colère ; le mouvement d’humeur a été général. C’était la première fois que je voyais cela.

J’en viens à ma question : comment font les services municipaux lorsque des femmes très voilées viennent s’inscrire, même avec photo et pièce d’identité, sur les listes électorales ?

M. Éric Raoult, rapporteur. Evreux et Conflans-Sainte-Honorine sont peut-être un peu moins concernées que d’autres villes de l’Eure et des Yvelines, mais parlez-vous de ce sujet au sein des associations de maires de votre département et au niveau des agglomérations ?

À votre avis, ces problèmes peuvent-ils être liés à l’arrivée d’un nouvel imam, ou encore à celle de populations originaires d’autres pays que les anciennes colonies françaises, n’ayant avec nous aucun passé commun ?

Enfin, êtes-vous interpellés par vos agents communaux sur le fait qu’ils ont des difficultés avec des femmes qui refusent d’enlever leur voile ? Je souligne, en effet, que si nous avons légiféré sur les signes religieux à l’école, c’est parce que les enseignants et les chefs d’établissement ont fait appel à nous.

Mme Bérengère Poletti. À Charleville-Mézières aussi, une mosquée va être construite et le projet comporte une partie cultuelle et une partie culturelle. Les pratiquants musulmans veulent obtenir un financement public sur la deuxième. Or dès lors qu’il y a financement public, les lieux relèvent de l’espace public et non plus privé. Les maires sont-ils en attente de règles conditionnant un tel financement public, comme par exemple l’égal accès de tous les citoyens à ces espaces ?

M. Michel Champredon. Les agents municipaux nous interpellent-ils ? À Evreux, non. Parlons-nous de ce sujet entre maires ? Pas davantage, sauf peut-être pour discuter du dernier reportage vu à la télévision… Ce qui nous occupe, c’est de réussir le renouvellement urbain dans les quartiers populaires. Celui de La Madeleine est en renouvellement urbain depuis vingt-cinq ans, du développement social des quartiers (DSQ) des années 1981-1983 aux opérations de renouvellement urbain (ORU) en passant par les contrats de ville. Or si du point de vue de la superstructure, ces quartiers sont à peu près remis à neuf, en revanche la pauvreté y a galopé, le communautarisme s’est sensiblement développé, l’exclusion sociale s’est accrue, les incivilités sont devenues encore plus insupportables, et tous les habitants qui en ont eu la possibilité sont partis ailleurs. Ne restent que ceux qui en sont prisonniers. Je ne crie pas haro sur la politique de la ville, à laquelle j’ai participé comme élu depuis 1983, mais force est de constater que vingt-cinq ans après, les quartiers en renouvellement urbain ne sont pas tirés d’affaire, tant s’en faut. C’est le cas à La Madeleine, où l’on vient de dépenser 200 millions d’euros sur cinq ans pour 15 000 habitants, et où le conseil général s’est même interrogé récemment sur l’opportunité de fermer le collège. En effet, tous les parents qui en ont la possibilité évitent d’y scolariser leurs enfants ; l’inspection académique refusant d’accorder des dérogations pour les inscrire dans d’autres établissements publics, ils partent dans le secteur privé. Bref, la question religieuse doit s’envisager à l’intérieur de celle, plus globale, de la politique de la ville.

En ce qui concerne la manière dont le maire que je suis depuis quatorze mois fait vivre les idéaux de la République, j’ai commencé par demander l’inscription de la devise de la République sur les bâtiments officiels. Celle qui figure désormais sur le bâtiment de l’agglomération du Grand Evreux a été inaugurée il y a un mois. Fin août, à l’occasion de la célébration de la libération d’Evreux, nous inaugurerons celle du fronton de l’hôtel de ville. La devise de la République sera également inscrite sur tous les bâtiments communaux, en commençant par les écoles.

Deuxième exemple : à l’occasion de la fête nationale, nous venons d’organiser une réception pour les nouveaux Français installés à Evreux, avec notamment la projection du film très pédagogique du ministère de l’intérieur – que je vais d’ailleurs suggérer aux écoles d’utiliser.

M. Éric Raoult, rapporteur. Si une personne s’était présentée avec un voile intégral, qu’auriez-vous fait ?

M. Michel Champredon, maire d’Evreux. Si j’avais eu le temps de réagir, je serais allé la voir. Autrement, j’aurais fait comme si de rien n’était en attendant de pouvoir discuter avec elle. Mais la question n’est pas simple, puisqu’elle soulève celle de la liberté de culte.

Je peux aussi vous citer ce que j’ai fait en matière de commerces. À La Madeleine, comme souvent dans ce type de quartier, la mixité commerciale a tendance à reculer : lorsqu’un commerce classique ferme, c’est un commerce de type communautaire qui ouvre. Or la réussite du renouvellement urbain passe par la mixité commerciale : lorsque les habitants, notamment âgés, ne trouvent plus leurs produits habituels, ils partent. Dans le centre commercial de La Madeleine, une boulangerie avait fermé ; deux repreneurs s’étaient manifestés, un vendeur de kebabs et un boulanger-traiteur, et j’ai bien sûr soutenu le second devant le liquidateur, bien que son offre soit financièrement moins intéressante, afin de favoriser le maintien d’une population d’origine européenne.

Voilà quelques gestes qui témoignent de mon engagement. J’étais partisan de la dernière loi sur la laïcité et il me semble qu’on n’échappera pas à une législation sur la question de la burqa : en laissant aux acteurs sociaux et aux élus le soin de régler le problème au niveau local, on rendrait tout le monde vulnérable et on courrait le risque d’une trop grande diversité de réponses. Il me paraît du devoir du législateur de prendre un engagement fort, conforme aux principes d’égalité, de liberté et de fraternité qui fondent notre culture républicaine depuis 1789, auxquels s’ajoute le principe de laïcité. Ces principes font en effet l’identité, la beauté et le charme de notre pays.

M. Philippe Esnol, maire de Conflans-Sainte-Honorine. Les services municipaux rencontrent peu de problèmes car la plupart du temps ce sont les maris, et non pas les femmes, qui font les démarches administratives. Il y en a eu un à l’occasion d’un mariage, mais l’officier d’état-civil a réussi à obtenir que le voile soit levé – faute de quoi le mariage n’aurait pas eu lieu. J’ai, par ailleurs, évoqué les difficultés auxquelles peuvent être confrontées les maîtresses d’école.

Quant à la remise des papiers aux personnes naturalisées, pour le moment elle est toujours effectuée, chez nous, par le sous-préfet.

Très attaché à la liberté de pensée et de croyance, je considère que toutes les religions ont droit à des lieux de culte. En revanche, je suis hostile à tout financement public, et j’ai été amené à en refuser. Mais ce n’est pas de la liberté de culte que relèvent les comportements vestimentaires ; il s’agit de dérapages communautaristes, imposés par les hommes. À trop confondre la liberté de culte et certaines pratiques culturelles, on pourrait en venir à admettre d’autres pratiques comme la polygamie ou l’excision… En la matière, il est indispensable que nous posions des limites ; si certaines personnes ne souhaitent pas les respecter, il leur est toujours possible d’aller vivre ailleurs.

Entre collègues maires, oui, nous parlons de ces questions, d’autant que certains se sont positionnés sur le sujet et que dans certaines communes peu éloignées de la mienne, comme Les Mureaux et Chanteloup-les-Vignes, la problématique peut être plus compliquée qu’à Conflans. Aux Mureaux, le conseil municipal vient d’adopter une charte de la laïcité afin de clarifier la situation. J’ai également l’occasion de dialoguer avec, M. Jacques Myard, qui a pris position de façon courageuse.

S’agissant des causes du phénomène, à Conflans il n’y a pas d’imam ; on ne peut pas non plus tout expliquer par l’origine des populations puisque désormais, on voit même des Françaises converties porter le voile intégral. C’est dire l’aggravation de la situation et la nécessité d’y mettre un coup d’arrêt.

M. Éric Raoult, rapporteur. Certains, hostiles à l’adoption d’une loi nous disent que l’interdiction de la burqa risquerait d’avoir pour effet de contraindre les femmes à rester enfermées chez elles, l’appartement se substituant à la burqa. Qu’en pensez-vous ?

Mme Colette Le Moal. Pour ma part, j’aimerais un complément de réponse à la question de deux de nos collègues sur la présence d’un équipement culturel à côté d’un lieu cultuel.

M. Michel Champredon, maire d’Evreux. Pendant la campagne électorale, j’ai toujours dit que je ne m’opposerais pas à ce qu’il y ait à Evreux un lieu de culte pour les mulsulmans, mais j’ai bien répété qu’il ne bénéficierait d’aucun financement public, ni de la ville, ni de l’agglomération, ni du département, pas plus que de l’État et de la région. Au lendemain des élections, j’ai préféré prendre le sujet à bras-le-corps et organiser une réunion avec des associations représentant la diversité de la communauté musulmane, plutôt que d’attendre que les choses se fassent hors de tout contrôle de la collectivité. J’y ai exprimé ma volonté de jouer un rôle d’accompagnement, sans intervenir sur le plan financier, et il m’a paru très important de demander que ce lieu de prière soit destiné à l’ensemble des sensibilités de la communauté musulmane. Nous en sommes à la troisième réunion et le dossier progresse.

Souvent, c’est vrai, les musulmans adossent au lieu cultuel un lieu culturel, de façon à pouvoir drainer des financements. Bien entendu, il convient d’être vigilant car nos concitoyens pourraient avoir le sentiment d’être trompés si, par une astuce de présentation, on apportait des deniers publics au fonctionnement d’un culte.

M. Philippe Esnol, maire de Conflans-Sainte-Honorine. Je ne suis moi-même nullement opposé à la création de lieux de culte, tout en étant contre tout financement public. En ce qui concerne les équipements culturels, je ne vois pas au nom de quoi on refuserait des écoles coraniques aux musulmans alors qu’il existe des écoles catholiques, protestantes ou juives. S’agissant des piscines, on ne peut guère intervenir si elles sont privées ; en revanche, je suis résolument opposé à l’idée de réserver des créneaux horaires aux femmes dans les piscines publiques.

Sur les lieux de culte, le fait de dire qu’on préfère accompagner plutôt que subir en dit long sur les inquiétudes que l’on éprouve…

Enfin, que se passerait-il si l’on interdisait la burqa ? En réalité, cela ne changerait pas grand-chose pour les femmes. Certes elles seraient peut-être enfermées chez elles, mais aujourd’hui la burqa les enferme lorsqu’elles sont dehors ; elles ne sont libres ni dans un cas, ni dans l’autre. Mme Elisabeth Badinter a raison de dire que les femmes qui prétendent porter librement la burqa font insulte à toutes celles qui vivent dans des pays où ce voile est obligatoire.

M. André Gerin, président. Messieurs, merci beaucoup pour les éléments que vous nous avez apportés. Nous aurons l’occasion d’entendre d’autres maires par la suite.

Mes chers collègues, je vous informe également que la Conférence des présidents a accepté que notre mission change d’appellation et s’intitule : « Mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national ».

Audition de Mme Sihem Habchi, présidente de l’association Ni putes ni soumises

(Séance du mercredi 9 septembre 2009)

M. André Gerin, président. Aujourd’hui a lieu notre troisième séance d’auditions au cours de laquelle nous entendrons Mmes Sihem Habchi et Élisabeth Badinter.

Nous organiserons, la semaine prochaine, une table ronde avec des associations laïques et nous entendrons, à huis clos, deux personnes qui travaillent sur le terrain dans un département d’Île-de-France.

Le 23 septembre, est prévue une réunion entre membres de la mission pour faire un point d’étape sur nos travaux et, le 29 septembre, nous entendrons des élus de l’association Ville et Banlieue de France, le maire de Nancy, M. André Rossinot, auteur, en 2006, d’un rapport sur la laïcité dans les services publics, et, sous réserve, un spécialiste du salafisme ou Maître Gisèle Halimi. Il nous faudra aussi organiser, début octobre, une rencontre avec les représentants du Conseil français du culte musulman.

À la suite de la publication dans la presse, fin juillet, d’une estimation du nombre de femmes portant la burqa en France émanant d’un rapport de police, j’ai adressé une lettre, cosignée par notre rapporteur, M. Éric Raoult, à M. Brice Hortefeux, ministre de l’Intérieur, pour lui demander communication du rapport en question et des éclaircissements sur le chiffre avancé. Un autre chiffre est cité dans Le Figaro de ce matin, émanant d’un autre service de ce ministère. Nous devrons examiner cette question de près.

L’objectif de notre mission, je le rappelle, est de faire un état des lieux. Nos travaux porteront sur tout ce que recouvre cette réalité compte tenu des évolutions constatées depuis maintenant une vingtaine d’années dans notre pays. Nous voulons comprendre et surtout déboucher sur des préconisations en souhaitant que la majorité d’entre elles soient partagées par les associations féminines, laïques et – pourquoi pas ? – par une partie des musulmans qui veulent vivre dans notre pays dans le respect des règles de la République et de la laïcité.

M. Lionnel Luca. Selon un sondage réalisé par le site oumma.com et pris comme argent comptant par les médias, une large majorité des Français musulmans se déclare hostile à une loi réglementant le port du voile intégral et considère la création d’une mission parlementaire sur le port de la burqa comme une « stigmatisation de l’islam ». Je m’étonne que n’importe qui puisse faire des sondages sans méthode sérieuse et publier ensuite des affirmations dénuées de fondement. Cette campagne de désinformation me paraît préoccupante, et je me demande comment nous pouvons y réagir.

M. André Gerin, président. J’ai prévu de vous donner tous les éléments dont nous disposons sur ce sujet. La consultation du site oumma.com, qui est en lien avec le travail de Tariq Ramadan, est très instructive. Nous en parlerons lors de notre rencontre du 23 septembre.

M. Jean Glavany. La mission aurait tout intérêt à mieux communiquer sur ce qu’elle fait. Il n’y a pas que sur le site oumma.com que sont affirmées des contre-vérités. J’ai été très choqué de lire, au milieu de l’été, sous la plume de Mme Lemonnier – que je ne connais pas mais à qui j’ai écrit à la suite de son article dans Le Nouvel Observateur – que notre mission parlementaire n’avait d’autre but que d’interdire la burqa et était une « alliance sacrée entre politiques de droite défenseurs de l’identité chrétienne de la France et élus de gauche ultra-laïques. » Personnellement, je ne sais pas ce qu’est un ultra-laïque puisque, pour moi, la laïcité est un combat contre tout ce qui est ultra. Nous aurions intérêt à communiquer avec les journalistes pour casser un certain nombre de jugements préétablis qui sont désagréables à lire dans la presse.

M. André Gerin, président. Il me paraît utile de rappeler aux journalistes que nos travaux sont consultables sur Internet. À l’issue de notre réunion du 23 septembre prochain, nous pourrons également envisager de préciser à nouveau, par le biais, par exemple, d’une conférence de presse, que notre mission est républicaine et représentative de l’ensemble des sensibilités de l’Assemblée nationale.

M. Jacques Myard. Nous devons vivre aujourd’hui avec Internet car nous ne reviendrons pas au temps de la marine à voile. Dès lors, il faut répondre du tac au tac étant entendu que toutes les informations qui remontent du terrain montrent que nos compatriotes, quels qu’ils soient, sont profondément choqués par cette « coutume » du voile intégral et attendent beaucoup de notre mission. Il ne faudrait pas non plus considérer que nous sommes cernés car ce n’est pas vrai.

M. Jacques Remiller. Je considère comme une nouvelle provocation l’apparition cet été en France du burkini. Une jeune femme de confession musulmane s’est vue refuser l’accès au bassin de la piscine d’Emerainville en Seine-et-Marne dans cette tenue de bain. En ma qualité de maire de Vienne, j’ai été confronté à un événement similaire et j’ai également dû interdire l’accès. J’aimerais que cette question soit discutée par notre mission.

M. Éric Raoult, rapporteur. D’autres sondages seront réalisés. Le Figaro de ce matin demande à ses lecteurs de donner leur avis sur le site lefigaro.fr sur la question : « Faut-il légiférer pour interdire la burqa ? ». Nous serons également confrontés à d’autres provocations. Concernant le burkini, je crois qu’il est, tout de même, important de rester centrés sur l’objet de notre mission.

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* *

M. André Gerin, président. Comme je l’ai indiqué lors des premières auditions, le voile constitue la face cachée d’un phénomène plus général qui affecte en profondeur la société française. Comme nombre d’entre vous, Mesdames, Messieurs les députés, membres de la mission, je me suis forgé une conviction à partir des observations que j’ai faites dans l’exercice de mes fonctions d’élu local. Nous constatons, en effet, à des degrés différents, une lente paupérisation de certains de nos quartiers, qui n’est pas sans rapport avec le développement de pratiques et de conduites qui portent atteinte aux principes auxquels nous sommes attachés. Nous partageons tous le sentiment que le port du voile intégral met en cause la liberté et la dignité des femmes. Mais d’autres interrogations apparaissent autour de cette pratique. C’est un fait qui touche la vie des quartiers et qui soulève beaucoup de questions, notamment celle des relations entre filles et garçons dans ces quartiers.

Nous recevons aujourd’hui, pour notre première audition de rentrée, Mme Sihem Habchi, présidente de Ni putes ni soumises, association bien connue qui est à la pointe du combat pour le respect de la dignité des femmes et la promotion de l’égalité entre garçons et filles dans les quartiers. Mme Habchi est également, depuis 2007, membre du collège de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE).

Je vous remercie, Madame Habchi, d’avoir accepté de vous exprimer devant la mission.

Mme Sihem Habchi. Monsieur le président, Monsieur le rapporteur, Mesdames, Messieurs les députés, permettez-moi, tout d’abord, de saluer votre initiative qui met la République face à un nouveau défi en ouvrant les travaux de cette mission d’information sur le phénomène du voile intégral et tout ce qui l’accompagne. L’enjeu est de savoir si l’on veut faire du droit des femmes un préalable au progrès social ou en faire la variable ajustable, négociable, en fonction des demandes et des revendications de communautés, de groupes ou d’individus. L’enjeu est également de savoir si l’on est prêt – si vous êtes prêts – à aborder un nouveau combat féministe. Après le droit de vote et le droit à l’avortement, l’occasion nous est donnée aujourd’hui de réaffirmer le droit d’être femme, de manière complètement inaliénable, et le droit à l’émancipation pour toutes.

Mesdames, Messieurs les députés, il ne faut pas nous voiler la face. La burqa est le symbole critique d’un point de non-retour, un chemin pour l’émancipation des femmes en France.

Je n’ai pas besoin de vous faire de dessins et je ne vais pas, comme certains, vous vanter l’esthétique du voile. La burqa est bien le symbole le plus violent de l’oppression des femmes et n’a rien à voir avec la religion musulmane, ma religion. Elle apparaît comme le point culminant d’une évolution en France d’une vision archaïque du rôle des femmes, confinées dans la sphère sexuelle, loin du champ économique et social. La burqa symbolise l’apogée d’un système de relégation des femmes qui prend sa source dans nos quartiers populaires.

Les symptômes sont visibles depuis vingt ans. Ni putes ni soumises s’est constituée en opposition à la réduction de plus en plus grande des espaces de liberté des femmes musulmanes.

Nous avons – faut-il le rappeler ? – payé le prix, et cher : filles rasant les murs et soumises à un contrôle obsessionnel de leurs allées et venues dans l’espace public par les frères d’abord puis l’ensemble des hommes. La soumission commence là : nous ne nous appartenions plus et notre vie quotidienne était rythmée par la routine du respect des horaires, puis du respect d’une tenue vestimentaire réglementaire où la jupe était bannie et, enfin, d’un contrôle de la sexualité avec l’établissement de la sacro-sainte virginité comme baromètre. Le jugement du tribunal de grande instance de Lille, en avril 2008, nous l’a, malheureusement, encore bien démontré.

Nous étions le point aveugle d’une société qui, pour mieux gérer ses quartiers populaires et ses populations, s’est trouvée une règle qui en arrangeait plus d’un : la loi du silence. « Il ne faut pas stigmatiser », nous disait-on. Parler, dénoncer, lever le voile, c’était discriminer les populations, souvent immigrées ! J’appelle cela du racisme à l’envers. Et c’est une belle entourloupe pour flatter les bonnes consciences de certains responsables politiques.

Cette inconscience politique a, au bout du bout, permis les pires des exactions contre les femmes. J’ai encore devant les yeux le portrait de Sohane, brûlée vive dans un local à poubelles pour avoir dit non. Je me rappelle de Samira Bellil, qui a été victime de nombreux viols collectifs et nous a quittés il y a cinq ans. Me reviennent également en mémoire Erim, Malika et tant d’autres qui ont été victimes de mariages forcés, Diaryatou Bah qui a été victime d’excision qui l’a contrainte à faire trois fausses couches, Myriam qui, pour avoir simplement effleuré le bras d’un garçon a décidé d’en finir avec l’oppression familiale et s’est défenestrée en juin dernier. Si certaines ne sont plus parmi nous, d’autres restent debout pour faire en sorte que leurs sœurs ne soient pas mortes pour rien.

Parallèlement à la montée de la violence envers les femmes, la pression sur le corps dans l’espace public est devenue de plus en plus forte. Le harcèlement physique et moral devenait insupportable.

Les filles ont grandi dans cet univers carcéral. Nous devenions des corps dociles dans un système de dressage où les symboles punitifs devaient servir d’exemple à toutes celles qui ne respecteraient pas la règle, comme Khadija, égorgée sur la place publique de Limoges en 2005 pour avoir osé demander le divorce ou Shérazade, brûlée vive la même année dans la rue devant chez elle pour avoir dit non.

Les rumeurs sur les filles faciles constituent un autre moyen de pression : seul le port du voile garantit le respect.

Les dépressions sont courantes et le mal-être grandissant. Dans ce contexte, les études restent le premier échappatoire. Mais, alors que l’école de la République jouait la carte de l’intégration en mettant les enfants dans le même bain des valeurs universelles de citoyenneté et de mixité, les années 1990 ont vu une accélération communautaire dans nos quartiers, ce qui a réduit les filles à des marqueurs identitaires.

La circulaire de 1989 de Lionel Jospin, alors ministre de l’Éducation nationale, a mis un point d’arrêt à l’immense espoir que nous placions dans l’école – qui, pour nous, représentait la vie et l’émancipation. Nous nous sommes rendus compte que tout cela n’était pas pour nous. Nous devenions des sacrifiées de la République, l’étendard d’un projet de société qui faisait le choix du voile comme régulateur social. « C’est un moyen d’accepter nos immigrés », entendions-nous. « Il faut laisser les populations choisir leur mode de vie, ne rien leur imposer ». Et tant pis pour les femmes ! Le message était clair pour nous. Nous n’avions pas le droit à l’émancipation.

Pire, au lieu de nous tendre la main, les institutions nous ont tendu le voile. Par ce glissement vers un communautarisme affiché et revendiqué, la France ouvrait une brèche aux islamistes, une alliance contre nature, qui déboucha sur des horaires de piscine non mixtes et des gymnases réservés aux femmes. La mixité dans les espaces publics se réduisait comme peau de chagrin, y compris dans les institutions.

Les islamistes ont ainsi trouvé, dans les quartiers populaires – les quartiers ghettos – un terreau utile à la propagation de leur message. Ils allaient offrir ce qui paraissait une solution de remplacement en réduisant notre identité à la communauté des croyants.

Le temps est fini où l’on criait lors des manifestations : « Première, deuxième, troisième génération ! Nous sommes tous des enfants d’immigrés ! ». Aujourd’hui, nous disons : « Nous sommes tous des musulmans. »

La propagation du voile fut galopante. L’institution de ce système carcéral pour femmes s’accompagna d’un discours qui structura et valida les élans les plus machistes. On peut parler d’instrumentalisation par des groupes radicaux qui ont utilisé ma religion pour asseoir la domination masculine et la rendre crédible. De nouvelles normes se sont installées, scindant la population des femmes en deux : les voilées et les autres.

Nous avons alors entendu des choses curieuses. Selon certaines féministes, le voile était un outil d’émancipation. « Cela te permet de sortir. », nous assuraient-elles.

Peut-on associer les mots « espace de liberté » et « voile » ? Le voile offre-t-il plus de liberté aux femmes ou est-il simplement une chaîne reliée à un système machiste qui garde un moyen de contrôle ? Qui contrôle qui ?

Indéniablement, le voile ne nous permettait pas d’échapper aux chaînes machistes puisqu’il fallait respecter les règles : certaines n’allaient plus à la piscine, refusaient d’assister aux cours de biologie et disparaissaient lors des cours de sport. Elles étaient soumises à la loi des hommes, aux obscurantistes. Symbole de la société machiste et de l’exclusion assumée et revendiquée, le voile est un marqueur pour scinder la population française. L’avènement de la ségrégation a lieu quand les victimes intègrent l’oppression et revendiquent leurs chaînes.

En vous déplaçant dans votre ghetto ambulant, vous avez le respect de tous. Personne ne vous harcèle. On vous valorise même. Ainsi se dessine, petit à petit, pour une partie des filles, une solution pour échapper à l’oppression quotidienne. Acheter sa tranquillité pour avoir le respect, est-ce cela le projet de la République ?

En 2004, la situation était devenue critique et la pression sur les filles non voilées grandissante. Après des mois de débats, une loi a été votée, réaffirmant la laïcité à l’école. Nous étions réhabilitées dans notre statut de citoyennes et, enfin, respectées par la République.

Mais l’espace public resta miné. Comme nous n’avions eu de cesse de le dire, pour nécessaire qu’elle était, la loi n’était pas suffisante. Le terrain ne devait pas être laissé aux pourvoyeurs ni aux rétrogrades. Mais les espaces de liberté ont continué à se réduire de manière inversement proportionnelle à l’extension du voile au jilbab, puis au niqab et, enfin, à la burqa.

J’ai recueilli à votre intention le témoignage de Karima qui a porté le voile intégral.

Karima exerce une profession commerciale et a grandi dans un quartier populaire de la région parisienne. Son enfance a été marquée par une pression familiale et une éducation très dures pour les filles et, comme beaucoup de jeunes filles, elle s’est mariée pour échapper à l’étouffement familial, mais avec un homme qu’elle a choisi. Malheureusement, après deux ans de mariage, son mari bascule dans le fanatisme parce qu’il retourne habiter dans son ancienne cité. À l’arrivée du deuxième enfant, les choses s’accélèrent. Karima accepte les nouvelles exigences sans vraiment comprendre qu’elle renonce à ses libertés. Cela commence par des conseils sur le comportement que doit avoir une femme : « Il ne faut pas mettre de parfum. » ; « Quand tu mets des talons, le diable te suit. » ; « Si tu refuses de coucher avec moi, c’est un péché et les anges vont te maudire jusqu’au matin. » La pression psychologique aidant, Karima accepte de porter le voile et ne porte plus que des baskets. Finis les talons ! Son mari lui apporte des lectures concernant le jilbab : il faut cacher les formes pour ne pas attirer le regard des hommes. La pression monte d’un cran. Le mari de Karima lui raconte que, si la femme montre ses cheveux, des anges de l’enfer l’attrapent, la pendent par les cheveux et la brûlent petit à petit et qu’elle est condamnée à une souffrance éternelle. Il lui fait lire d’autres slogans du type : « Si tu sors en décolleté, on te versera de l’acide sur toi jusqu’à ce qu’il y ait un trou. » Il la soumet même à l’épreuve de la flamme, lui demandant d’étendre son bras au-dessus d’une flamme pour ressentir la douleur provoquée par celle-ci. Devenue insomniaque, déprimée, Karima continue à lire les lectures conseillées par son mari. Elle témoigne : « Quand je me regardais dans un miroir, je ne me reconnaissais plus. Je n’avais plus envie de rien, plus envie de me faire belle. Par contre, lorsque mon mari rentrait, il fallait être prête et lui donner envie. Je devais être parfumée, maquillée. Des fois, il m’appelait du travail pour savoir si je m’étais préparée. » Son espace de liberté se réduisit ainsi jusqu’au jour où les violences physiques ont commencé. « Il a commencé à me frapper », raconte-t-elle, « parce que je sortais sur le balcon sans voile. Puis, me disant qu’il ne fallait pas qu’on voie les formes de mes lèvres, il m’a remis un voile intégral que j’ai encore une fois accepté. Je voulais que ça s’arrête. J’ai vécu un véritable enfer. J’étais devenue un spectre. » Karima avait disparu ! « Puis, un jour, mon mari a dit aux enfants que maman avait fait une bêtise et qu’elle allait rester là parce qu’un chien, ça reste à la maison ! » Karima s’est enfuie le lendemain.

Le récit que je viens de faire est, non seulement, celui d’une femme victime de violences, mais surtout celui d’une femme qui a eu le malheur de trouver dans l’escarcelle de son mari le voile intégral, qui a été le point culminant de l’oppression qu’elle a subie pendant trois ans. Réduite à un objet sexuel, elle n’avait plus d’identité. Elle n’était plus personne.

Avec le voile intégral – burqa, niqab, appelez-le comme vous voulez –, nous avons atteint le paroxysme de l’oppression machiste. C’est pourquoi je parle d’un point de non-retour. Comment peut-on dire que les femmes ont le choix de porter ou non le voile intégral alors qu’elles subissent le plus souvent des pressions quotidiennes de leur entourage, comme je viens de vous les décrire ? Quelles possibilités d’émancipation ont-elles face à cette remise en question de leurs vêtements ? Jugées trop féminines ou trop masculines, elles en viennent à sacrifier leur corps, considéré comme trop encombrant. Tout signe indiquant l’appartenance à la société est rejeté au profit d’un signe d’exclusion comme la burqa.

Le risque est de voir se pérenniser la coexistence de deux mondes parallèles et totalement hermétiques : celui dans lequel les femmes connaissent leurs droits et savent que leur corps est leur propriété et celui dans lequel, sous couvert de burqa, les femmes revendiquent le fait d’être purement et simplement l’objet sexuel de leur époux.

Quel message adressons-nous aux jeunes générations ? Les enfants se construisent aujourd’hui avec des symboles d’aliénation et de soumission de la femme dans l’espace public.

Il importe de s’interroger sur la progression du port du voile intégral. Pourquoi voyons-nous autant de burqas aujourd’hui alors qu’on n’en voyait pas il y a dix ans ? Elle est maintenant portée par des Africaines du sud, des Françaises de souche – qui constituent d’ailleurs la nouvelle génération des militantes de Ni putes ni soumises.

Oui, il y a une progression du nombre de femmes voilées. Quant aux chiffres parus dans la presse, ils sont produits par ceux-là mêmes qui ricanaient dans les années 1990 et défendaient le voile à l’école ! En 1989, on comptait deux filles voilées. Aujourd’hui, des centaines, voire des milliers de filles sont mises sous cage.

Le port du voile intégral est une question de principe, pas de chiffres, et, lorsqu’on cède sur les principes, c’est le modèle social qui est remis en question. L’alternative est claire : c’est la République ou la burqa.

Cette dernière n’est, d’ailleurs, que la partie visible de l’iceberg. Le phénomène s’est accompagné d’une série de conflits dans l’espace public, mettant au défi et le service public et les institutions de la République. Le bras de fer continue. Les tests se multiplient. Les exemples sont légions. Il n’est que de citer le refus des femmes de se laisser identifier à la sortie des écoles par les institutrices. Il n’y a que la présence policière pour les faire céder. Et, encore, la police doit-elle demander à des femmes de procéder à l’identification, ce qui est déjà un recul sur les principes. Dans les piscines, on veut imposer, en plus des horaires réservés aux femmes, le port du burkini. L’aménagement des horaires s’étend aux gymnases et aux salons de coiffure afin que les femmes échappent au regard des hommes. Des médecins se font agresser parce qu’ils ont osé soigner une femme.

Les agents du service public sont soumis à la loi de la laïcité mais pas les bénéficiaires ! Pourquoi les institutions de la République doivent-elles s’adapter aux revendications de non-mixité et de ségrégation des sexes ?

Face à ces tests successifs, les défenseurs des libertés, certains politiques, certains membres de la société civile « droits-de-l’hommistes » et certaines féministes sont tombés dans le piège du relativisme culturel, qui les a poussés à justifier et à accepter n’importe quoi – comme la polygamie et l’excision – et à hésiter à condamner le voile intégral. La gangrène est bien réelle. Le mal ne vient pas simplement de ceux qui propagent et qui diffusent le message mais aussi de ceux qui, alors qu’ils sont censés défendre les libertés fondamentales, ne le font pas.

Les idées rétrogrades investissent la société et l’on assiste à un effondrement de l’ordre social. La burqa est un symptôme de cet effondrement. La laïcité non seulement garantit la séparation du politique et du religieux mais également promeut un espace d’interaction sociale entre hommes et femmes, hétéros et homos, riches et pauvres permettant la définition d’un nouveau pacte social. La laïcité est la condition sine qua non de l’exercice de la démocratie.

En refusant, le 27 juin 2008, la nationalité française à une femme en burqa, qui affirmait son refus des valeurs d’égalité des sexes, le Conseil d’État a rectifié le tir en rappelant les valeurs qui nous permettent de tous vivre ensemble. Oui, la liberté a des limites : les principes qui organisent la société afin que nous puissions vivre ensemble.

En tous les cas, la dignité de la personne humaine doit être respectée. Les femmes doivent être respectées à la fois en tant que personnes humaines et en tant que composantes de l’ordre public.

Une autre décision du Conseil d’État du 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, réaffirme le principe du respect de la dignité humaine en interdisant le lancer de nains. Un nain avait fondé son entreprise sur le fait de se faire lancer lors de manifestations. Le maire de la ville dans laquelle il devait se produire a interdit cette pratique au nom de la dignité de la personne humaine. Le Conseil d’État a confirmé cette décision. Donc, si une femme veut porter la burqa, on peut le lui interdire au nom de la dignité de la personne humaine.

Nous devons continuer dans la voie ouverte par le Conseil d’État, à la fois en matière d’intégration et de défense des valeurs universelles. La HALDE a également pris des décisions en ce sens. Aux termes de la Constitution, la femme est l’égale de l’homme. La burqa est contraire à ce principe constitutionnel.

Sur le plan européen, on constate que c’est en France, pourtant critiquée, que l’autre s’intègre le mieux et que le « nous » collectif est revendiqué, contrairement au Royaume-Uni qui paie le prix fort de sa politique de laisser-faire face aux intégristes. Plusieurs ministres britanniques se sont déclarés choqués par le port de la burqa et ont salué l’initiative de la mission française. La France est le pays où l’on compte le plus de couples mixtes – mais peut-être pas pour longtemps.

Je tiens également à rappeler qu’il y a même un islamiste radical qui, à la suite de la mise en place de cette mission d’information, a traité de « hore », c’est-à-dire de « pute » la première dame de France, parce qu’elle représente les valeurs occidentales et qu’elle est trop dénudée à son goût.

Je crois que la France est le seul pays à pouvoir avoir un débat sur le voile et trancher la question. Elle porte une responsabilité aux yeux du monde parce que des femmes continuent à mourir dans le monde pour défendre leur liberté – je pense à Loubna Ahmed al-Hussein au Soudan, qui a affronté les tribunaux pour avoir porté un pantalon, à Nojoud Ali qui a osé demander le divorce à l’âge de dix ans et aux Koweitiennes qui sont entrées au Parlement sans voile.

Il me semble qu’on a déjà oublié les journées sanglantes de mon pays d’origine, l’Algérie, quand des femmes se sont fait égorger pour ne pas avoir le choix de porter le foulard. Que dire également de ces femmes afghanes privées d’éducation et souffrant des séquelles liées au port de cette prison ambulante ?

Quand je pense que M. Obama a tendu la main aux intégristes au Caire en pensant les acheter avec le voile. Il n’a pas dit un mot sur les libertés fondamentales au Caire, ni sur l’orientation sexuelle, les homosexuels séquestrés, assassinés, les violences faites aux femmes ! Pas un mot pour toutes ces femmes qui sont en train de se battre de par le monde afin de poser le débat dans leur pays !

Nous devons soutenir ces femmes. Seule la France peut le faire car elle dispose d’un cadre pour cela. Les musulmanes ont le droit au respect et à la protection de la République. En tant que femme, en tant que française et en tant que musulmane, je demande à la République de me protéger du fanatisme le plus vil qui gangrène notre espace public.

De quoi avons-nous peur ? De quoi a peur l’Europe démocratique ? Les libertés individuelles sont attaquées par ceux-là mêmes qui s’opposent à la démocratie moderne et qui nous empêchent de travailler à sa régénération.

C’est à partir de ce creuset républicain que nous pourrons définir un nouveau pacte social sur le plan laïc. Les femmes sont la clé de voûte de ce pacte. Tôt ou tard, les élites laxistes devront redécouvrir le principe de limitation. Si la liberté doit être défendue sans concession, elle ne peut pas l’être au nom de l’archaïsme. Sinon, les élites laxistes se retrouveront dans l’incapacité d’inspirer des visions nouvelles du progrès.

Comme vous l’aurez compris, je ne suis favorable à aucun instrument d’oppression des femmes, quel qu’il soit. Je relie la burqa à toutes les formes de violence que nous subissons aujourd’hui dans le monde. Il est impératif que la France ait le courage de défendre de manière claire le droit des femmes parce que son action sera un point d’appui formidable pour toutes celles et tous ceux – car il y a aussi des hommes – qui se battent pour plus d’égalité et plus de justice sociale dans notre pays.

M. André Gerin, président. Nous vous remercions pour cet exposé lucide, courageux, éclairant et riche en émotion. Permettez-moi de vous poser quelques questions :

Combien de quartiers sont-ils, selon vous, concernés par le voile intégral dans notre pays ?

L’émergence de cette pratique a-t-elle un lien avec le contexte international et le repli communautaire ?

Cette coutume archaïque, moyenâgeuse, est-elle liée à la religion ?

M. Éric Raoult, rapporteur. Je tiens tout d’abord à vous indiquer, Mme Habchi, combien nous avons été touchés par votre intervention.

Vous avez indiqué que le port de la burqa permet aux femmes de sortir de chez elles. Leur demander de la retirer n’entraînerait-il, pour elles, un repli au domicile ? C’est une des remarques qui nous sont souvent faites.

Votre association est mixte et regroupe un grand nombre de jeunes des quartiers. Comment réagissent les garçons lorsqu’une fille porte la burqa dans son environnement familial et proche famille ? Considèrent-ils cela comme une obligation ? Certaines femmes semblent d’ailleurs ne pas la porter tout le temps.

Enfin, quels arguments opposez-vous aux femmes qui militent pour le droit et la liberté de porter la burqa ?

M. Lionnel Luca. Je vous remercie, Madame, pour vos prises de position claires et fermes.

Notre mission est-elle pour vous, jeune femme de confession musulmane, une stigmatisation de l’islam ? J’aimerais avoir une réponse très précise à ce sujet car ce reproche nous est souvent adressé.

Le voile intégral est-il une prescription religieuse ou cultuelle ?

Selon vous, quelle est la solution face à cette pratique ? Que devons-nous faire, concrètement, une fois que nous aurons terminé nos travaux et nos auditions ?

Le commissaire à l’égalité et à la diversité des chances, M. Yazid Sabeg, a écrit hier dans un quotidien national que « la polémique sur la burqa va rouvrir des frustrations, des antagonismes, des racismes alors qu’il faut au contraire rassembler les Français. » Pour lui « la liberté individuelle est la règle dans la limite du respect de l’ordre public » et il considère que « pour le reste, les hommes et les femmes sont libres de s’habiller comme ils le veulent. » Il a, par ailleurs, mis en cause notre mission parlementaire et tenu des propos sur son président que je juge scandaleux. Quelle est votre réaction face à de telles déclarations ?

M. Jacques Myard. Je m’associe avec force à la condamnation des propos de M. Yazid Sabeg qui, selon moi, devrait démissionner immédiatement.

M. Lionnel Luca. Je suis également de cet avis.

M. Jacques Myard. Vos propos, Madame, nous ont touchés.

Je vous poserai, tout d’abord, des questions sur le mécanisme intellectuel et politique par lequel on oblige certaines femmes de confession musulmane à porter le voile. Comment analysez-vous cette descente aux enfers ? Comment peut-être justifiée une telle régression ?

Dans un ouvrage salafiste énumérant toute une série de fatwas, on trouve la réponse suivante à la question « Que dois-je faire si un bébé fait pipi sur moi quand je le prends dans mes bras ? » : « si c’est un garçon, il suffit de prendre un peu d’eau pour se nettoyer car le Prophète l’a fait ; en revanche, si c’est une fille, il faut faire des ablutions car le pipi de la petite fille est impur ». Comment expliquez-vous un retour vers un tel archaïsme ?

Deuxièmement, ces idées sont véhiculées dans une chaîne d’éducation. Avez-vous des témoignages sur l’absentéisme scolaire d’enfants qui seraient dirigés vers des madrasas, c’est-à-dire vers des écoles coraniques d’embrigadement ?

Je vous poserai, enfin, une question plus personnelle car votre courage, qui est grand, doit susciter des réactions vives : avez-vous subi des menaces ?

Mme Sandrine Mazetier. Je suis touchée par la situation des femmes en général. Les événements que vous avez rappelés ont frappé l’opinion et je comprends que vous ayez été émue en les évoquant.

J’ai été surprise de vous entendre dire que la circulaire de Lionel Jospin de 1989 a fait « le choix du voile comme régulateur social ». Pouvez-vous nous expliquer comment elle a pu être la porte ouverte au voile à l’école ?

Deuxièmement, à vous entendre, les institutions ne vous ont pas tendu la main mais le voile. Dans les années 1990 et jusqu’au début des années 2000, un certain nombre de lois ont été votées sur le droit des femmes, l’égalité et la parité. Était-ce tendre le voile ?

Vous avez fustigé les idées laxistes et avez déploré le discours d’Obama au Caire. Quel est votre avis sur le discours prononcé au Palais du Latran par le Président de la République ?

M. Pierre Forgues. Votre témoignage bouleversant, Madame, nous est très précieux.

Cela étant, pourquoi dégagez-vous la religion musulmane de toute responsabilité dans le port du voile alors que seules les musulmanes dans le monde portent la burqa et le voile d’une façon générale ? Il ne faut pas avoir peur d’aborder la réalité dans sa diversité et toute son ampleur.

Deuxièmement, vous avez déclaré que la France était le seul pays capable d’avoir un débat sur le voile et de le trancher. Cela peut flatter mon côté un peu cocardier mais je ne vois pas pourquoi l’Espagne ou l’Allemagne ne seraient pas capables d’avoir un débat sur ce sujet et de le trancher. Je fais d’ailleurs remarquer que nous ne l’avons pas encore tranché et je ne sais pas – même si je l’espère –, si nous en serons capables.

Tout en attendant votre réponse aux questions de ma collègue, Mme Sandrine Mazetier, j’indique dès à présent que j’estime comme vous, Madame, que les institutions ne vous ont pas tendu la main et je pourrai apporter mon témoignage personnel.

M. Pierre Cardo. Je pense que nous trouverons une réponse au port de la burqa. Ce qui me préoccupe davantage, c’est que, après la promulgation de la loi interdisant le port du voile à l’école, par laquelle nous croyions avoir réglé le problème, sont apparues de nouvelles revendications dans l’espace public. La disposition que nous prendrons par rapport au voile intégral ne réglera pas le problème de fond. Je ne partage pas les propos de certains de mes collègues qui me paraissent excessifs et nous devrons faire attention car des pièges nous sont tendus.

Vous avez qualifié le voile intégral, Madame, de « symbole de l’exclusion assumée et revendiquée ». Je pense que le terreau est favorable à ce qui se passe : un certain nombre d’acteurs intégristes excessifs utilisent non seulement la religion mais également des situations dans notre société qui favorisent le développement de leurs idées. Autrement, leur divulgation ne serait pas possible. Nous attendons de vous que vous nous éclairiez sur ce qui a permis le port de la burqa car, si nous ne comprenons pas la cause, nous ne trouverons pas le traitement.

Mme Sihem Habchi. Mon émotion traduit ma sincérité. C’est quand j’évoque la situation des femmes algériennes que cela me fait le plus mal car j’ai grandi avec mes cousines, et certaines sont aujourd’hui obligées de porter le voile intégral après avoir subi des menaces. Je ne me livre pas à une mascarade devant vous.

Nous avons affaire, comme vous l’avez souligné, à un phénomène mondial qui attaque la jeunesse. Quand vous discutez avec des filles qui revendiquent le droit de porter la burqa, vous vous rendez compte qu’en mettant de côté et en critiquant l’islam de leurs parents – qui était un islam laïc, c’est-à-dire une pratique privée s’intégrant dans le cadre de la laïcité et de la République –, elles cassent l’autorité de ces derniers. Elles réussissent à s’extraire du harcèlement familial quotidien et de la soumission. En passant pour des saintes, des religieuses, elles parviennent à rééquilibrer un peu les choses. Mais cet attirail s’accompagne de toute une série de codes qu’il faut respecter. On n’organise pas des fêtes et on ne va pas en boîte de nuit en burqa. Ce voile s’intègre dans un système machiste et constitue un moyen de contrôle : la jeune fille doit se marier, avoir des enfants et, surtout, être un objet sexuel pour son mari, auquel elle doit être entièrement soumise.

Dans le témoignage que j’ai cité, même si la jeune fille n’avait pas toutes les conditions d’émancipation, elle a choisi son « mec » qui devait être, au départ, un type bien. Ensuite, tout bascule et c’est ce basculement qu’il faut regarder.

En Europe, les responsabilités ne sont pas à rechercher, comme en Algérie, dans la concurrence, depuis l’Indépendance, entre des mouvements radicaux qui veulent imposer une république islamique et les partis nationalistes. Elles se trouvent dans la politique de la main tendue aux islamistes et l’achat de la paix sociale, qui a été trop souvent pratiquée. Sous couvert de respecter, au nom de la liberté, les revendications communautaires ont été encouragées une vision machiste de la société – terrible pour les femmes –, et la ségrégation : le port du voile ou de la burqa n’est pas le chemin le plus direct pour aller à l’Assemblée nationale ! Il est grand temps de mettre fin à cette ségrégation.

Quand j’étais jeune, je voyais bien que tout était compliqué pour nous du fait de la discrimination. Mais mon père m’a encouragé à poursuivre mes études, en m’assurant que j’y arriverais. Mais, quand je vois tous les stratagèmes mis en place pour ne pas parler de la citoyenneté d’une partie de la population française et tous les moyens inventés pour justifier la ségrégation, je ne comprends pas.

Dans ce contexte, le voile et la burqa sont pratiques car ils permettent d’éviter les mélanges. Personne ne va parler à une femme en niqab, en burqa ou en voile, et encore moins se marier avec elle. Cela entraîne la séparation des populations. Là est la question fondamentale. Du fait de l’exclusion et du ghetto qui nous ont collé à la peau, certains et certaines n’ont malheureusement plus cru en la République comme un moteur et ont fait un autre choix. Certaines femmes se sont demandées si, par le biais qui leur était proposé, elles ne pourraient pas se faire entendre. Au moment de la révolution iranienne, les féministes islamiques ont pensé qu’elles pouvaient y arriver en annexant ce corps parce qu’il les empêchait d’être les égales des hommes et d’être regardées sur le plan de la pensée et de l’intellect. Comme on a pu le constater, cela n’a pas eu les résultats escomptés : le voile et la burqa ne favorisent pas le partage du pouvoir et des décisions.

L’objectif visé est une République métissée et la mixité dans les décisions, quelles que soient les origines. Il semble bien lointain quand on voit à quel point les libertés fondamentales sont attaquées dans notre pays.

Ni putes ni soumises a toujours défendu la laïcité. Elle s’y est même accrochée comme à une bouée de sauvetage. Ce n’est donc pas moi qui vais défendre le discours du Président de la République au Latran. J’ai autre chose à faire : des femmes continuent à se faire brûler dans les quartiers populaires.

Je suis féministe et je m’estime la digne héritière du féminisme. Beaucoup de femmes continuent à combattre l’obscurantisme. Malheureusement certaines, par peur d’être traitées de racistes, par méconnaissance du phénomène des mariages forcés, de la polygamie et de l’excision, par réticence à trop bouleverser les choses, n’ont pas condamné ces pratiques. Or, quand on a une responsabilité, quand on est présidente d’association ou responsable politique, j’estime qu’il faut, à un moment donné, lorsqu’on a affaire à ce genre de choses, trancher et ne pas attendre que cela dégénère.

Quant à la circulaire de 1989, qui peut oser, aujourd’hui, nier qu’elle ait encouragé la propagation des voiles ?

Mme Sandrine Mazetier. Moi !

Mme Sihem Habchi. C’est sans doute par méconnaissance de la situation sur le terrain, Madame. Êtes-vous opposée à ce que le principe de la laïcité ait été réaffirmé en 2004 ?

Mme Sandrine Mazetier. Non !

Mme Sihem Habchi. Que voulez-vous alors ? Que nous disparaissions ? Le problème est que nous sommes Françaises.

En tant que citoyenne française, j’ai les moyens, tant que les conditions d’égalité ne sont pas réunies, de me battre. C’est cela le combat permanent. C’est cela la République.

J’affirme donc ouvertement que la circulaire de 1989, même si on peut lui trouver des explications, des justifications, a été une erreur fondamentale qui a ouvert une brèche aux islamistes. Il faut avoir le courage de le dire pour pouvoir rectifier le tir.

La mission sur la burqa est-elle une stigmatisation de l’islam ? Personnellement, je veux simplement donner de la visibilité à une situation. J’estime que, dans une République, on a le droit de tout dire et de tout montrer. De quoi a-t-on peur ?

Oui, je peux faire l’objet de menaces. Mais qu’ont-elles de commun avec celles qui pèsent sur la jeune femme au Soudan ou d’autres qui risquent leur vie ? En France, je suis plus en sécurité qu’au Danemark ou en Grande-Bretagne, par exemple, où je risquerais ma peau.

Il y a deux poids, deux mesures dans ce débat. Nous demandons simplement d’être traitées comme des citoyennes à part entière. Notre République a affronté des mouvements radicaux politiques intégristes dans son histoire. Elle doit faire la même chose avec les relents d’un fanatisme qui utilise la religion musulmane mais qui, pour moi, n’a rien à voir avec elle.

Je demande à la République de me protéger et de protéger mes enfants. Ces derniers vont grandir entre, d’une part, des voiles et des burqas et, d’autre part, une sorte de laxisme appliqué au nom de la liberté individuelle. Ils ne vont rien comprendre.

Ma mère portait la mlaya, grand voile noir typique de la région de Constantine, quand elle allait dans la famille mais pas en France. Elle n’est pas venue dans ce pays pour entendre parler de burqa et de niqab.

Les valeurs inscrites sur le fronton de l’Assemblée nationale ne semblent plus incarnées. Eh bien, s’il faut les incarner, je m’y emploierai car il en va de la survie de nombreuses jeunes filles et jeunes femmes en France et dans le monde entier. Même si cela déplaît à certains, j’irai – nous irons – jusqu’au bout. C’est, au-delà du simple droit des femmes, une question de participation à la vie citoyenne de ce pays.

Je le répète, le chemin le plus court pour l’Assemblée nationale n’est ni le voile, ni la burqa. Quand on me tend un voile aujourd’hui, je me demande quelle combine se cache derrière.

La participation des jeunes issus de l’immigration va compter dans la situation politique de la France. Si l’on veut sacrifier la génération présente et la maintenir dans la victimisation, la relégation et le ghetto, il faut continuer dans la voie suivie jusqu’à présent et accepter la burqa et tout ce qui l’accompagne. En revanche, si l’on veut s’atteler à trouver de nouveaux moyens de participation, il faut clairement lancer un autre message.

Je ne m’étendrai pas sur les propos de M. Sabeg. Il est, depuis le début, le défenseur du communautarisme à l’anglo-saxonne. Il a été très clair sur le sujet. Je considère, personnellement, qu’il commet une grave erreur. Je ne partage absolument pas son avis.

Le témoignage que j’ai cité montre comment se produit une descente aux enfers. Il est fondamental de créer les conditions d’émancipation pour toutes les femmes, pour tous les individus. Nous devons avoir un débat à ce sujet et le trancher, soit par la publication d’arrêtés municipaux permettant au Conseil d’État de se prononcer, soit par le vote d’une loi. En tout cas, je vous encourage à agir.

Il est nécessaire de se pencher sur la condition des femmes car toutes n’ont pas les mêmes possibilités d’émancipation. C’est cela le fond de l’affaire et la parité ne nous a pas aidées. Seule l’éducation peut nous permettre d’en sortir quand on constate un recul par rapport au corps, à la mixité, à la sexualité, à l’avortement, non seulement pour les jeunes filles musulmanes, mais également pour toutes les jeunes filles françaises.

Mme Françoise Hostalier. Je vous remercie, Mme Habchi, d’avoir rappelé la spécificité de la France par rapport aux droits de l’homme.

Je livrerai à ce sujet un témoignage personnel. Je me trouvais en Algérie le jour du massacre de Bentalha en 1997. Le message des femmes algériennes était alors : « Plutôt mourir debout que vivre à genoux. » Je considère que nous avons une responsabilité par rapport à ces femmes, à leur histoire ainsi qu’à toutes les autres femmes.

Vous avez insisté, Madame Habchi, sur le fait que le voile n’est que la partie visible de l’iceberg – ce dernier représentant la condition des femmes dans l’islamisme intégriste, qui n’a rien à voir avec la religion musulmane en tant que telle. Une loi sur le voile intégral ne risque-t-elle pas de faire figure de circulaire bis de la loi sur le voile, le tissu incriminé ayant simplement changé de longueur ? Comment dépasser cette problématique ?

Je reviens de Copenhague où ont eu lieu des débats sur cette question au niveau européen. Plusieurs pays sont en train d’essayer de résoudre le problème en interdisant aux gens de cacher leur identité en dehors des jours de carnaval. Est-ce la solution ? Ne faut-il pas profiter de votre témoignage et des réseaux que vous pouvez avoir dans d’autres pays européens pour trouver une voie commune ne se limitant pas à la simple résolution du problème du port du masque à l’échelon de l’Europe ?

M. Yves Albarello. Comment peut-on différencier les prisonnières du voile de pratiquantes volontaires et indépendantes ?

Dans plusieurs territoires outre-mer, comme à Mayotte, la religion dominante est l’islam. Comment peut-on intégrer les Français d’outre-mer à nos traditions tout en respectant les leurs ?

Mme Bérengère Poletti. Je vous félicite, Madame Habchi, pour votre courage et la clarté de vos propos, auxquels j’adhère à cent pour cent. Je souhaite que nos travaux aboutissent à une législation très claire sur le sujet.

Je salue votre courage car j’imagine que vous devez subir au centuple le genre de menace qui m’a été adressé la semaine dernière. Un jeune musulman que je connais depuis longtemps et avec lequel j’ai travaillé un peu pendant les dernières élections est venu me voir dans ma permanence. M’informant qu’il faisait partie d’un réseau – il n’a pas employé le mot d’intégriste mais j’ai bien compris qu’il l’était – et que sa femme portait le voile intégral, il m’a expliqué que, si les travaux de notre mission aboutissaient au vote d’une loi, il s’en suivrait probablement des attentats causant des morts, ce qu’il a estimé dommage pour seulement quelque 367 femmes voilées ! Après m’être insurgée contre la publication de ce chiffre et sur la polémique qu’il a suscitée, je lui ai répondu que, même s’il n’y avait que cinq ou dix femmes concernées, c’était une question de principe. Avez-vous entendu de telles menaces ?

En tant que présidente d’association et surtout en tant que musulmane, quels conseils pouvez-vous nous donner pour amener vers nous la communauté musulmane afin de ne pas donner l’impression de stigmatiser l’islam ?

M. Jean Glavany. Je pense, Monsieur le président, que nous aurons besoin de faire le point avec des juristes. Quand j’entends dire que le Conseil d’État a abandonné le principe de laïcité en 1989 et l’a rétabli en 2004, je suis un peu surpris parce que cette juridiction s’est appuyée sur la même jurisprudence dans les deux cas. Nous aurons besoin d’avoir un état des lieux précis du droit dans la confrontation entre les libertés individuelles et l’ordre public, surtout après l’annonce par M. Jean-François Copé, avant même la création de la mission, que celle-ci se solderait par une loi interdisant la burqa, ce qui n’est pas de nature à faciliter nos travaux. Il serait notamment intéressant d’entendre les juristes qui ont travaillé sur le port de cagoules dans les manifestations, qui pose le même problème d’enfermement et d’interposition d’un mur entre l’individu et la société. Un éclairage juridique sur ces questions nous épargnera bien des mésaventures.

M. André Gerin, président. Des auditions de juristes sont prévues dans le courant du mois d’octobre.

Mme Sihem Habchi. La France n’est pas le seul pays confronté au problème du port de la burqa.

Au Québec, la commission Bouchard-Taylor a procédé à une vaste concertation – médiatisée – qui a mis en évidence les difficultés existant dans la gestion des conflits entre différentes communautés. Face à diverses revendications, notamment des tribunaux islamiques présents en Ontario, le Québec a voulu se construire un arsenal juridique qu’il n’avait pas.

Un débat est possible en France et celui-ci est fondamental. Même si je suis menacée et même si je prends des risques, un tel débat est beaucoup plus apaisé en France qu’au Pays-Bas, où j’aurais déjà pris un coup de couteau, ou qu’au Danemark, où l’on aurait déjà menacé ma famille, sans parler de l’Angleterre.

Il ne faut pas avoir peur, pour la bonne raison qu’on est déjà allé trop loin. Regardons ce qui se passe dans les autres pays européens. À quoi a abouti le laxisme de l’Angleterre qui a voulu jouer le jeu du communautarisme jusqu’au bout ? À ce que des enfants anglais se fassent sauter dans des autobus au nom de l’islam !

Face à ce constat, que faisons-nous ? Ce dont il est question aujourd’hui, ce sont de jeunes Français et de jeunes Françaises qui ont le droit à la liberté, à l’émancipation et à participer à la vie politique de ce pays. Voilà le fond du dossier.

Le communautarisme en Angleterre s’est accompagné d’une césure. En Allemagne, la nationalité n’a été accordée aux jeunes turcs et kurdes qu’en 2000, laissant se propager jusqu’à cette date la vision communautaire et les crimes dits d’honneur.

Notre association peut analyser la situation sous différents angles et selon divers modèles de société car elle a des comités partout en Europe. L’Espagne et l’Italie sont moins bien équipées que la France parce que ces pays découvrent ces problèmes. Il y a trois ans, l’Italie prévoyait d’ouvrir des espaces spéciaux dans les hôpitaux pour pouvoir pratiquer l’excision correctement. Le débat aujourd’hui est heureusement européen et il existe une collaboration entre les associations.

Notre combat peut être un challenge. Ne nous enfermez pas. Nous pouvons être des porte-drapeaux, non pas pour renforcer un quelconque côté « cocorico », mais pour promouvoir des valeurs de progrès qui sont nécessaires aujourd’hui et qu’on ne peut pas bazarder au nom d’une prétendue vision idéologique.

Nous travaillons « au ras des pâquerettes ». Il faut créer et ouvrir de nouvelles perspectives. Pour ce faire, il est grand temps de réaffirmer clairement une série de principes.

Je ne connais pas la situation à Mayotte. Je pars ce week-end à la Réunion participer à des rencontres sur les violences faites aux femmes et organiser toute une série de débats. Le problème se pose autrement outre-mer mais, comme en métropole, on ne peut pas l’aborder sans parler de la ghettoïsation, de l’exclusion sociale ni, surtout, du droit des femmes.

Le point juridique que vous appelez de vos vœux, Monsieur Glavany, doit porter sur le droit des femmes autant que sur les libertés individuelles et l’ordre public. Il peut être intéressant de faire un lien avec le port de cagoules. Mais, dans le cas du voile, c’est le droit des femmes qui est atteint : elles n’ont pas besoin de se cacher. Je me suis toujours interrogée sur ce que les femmes pouvaient avoir de honteux. Je demandais des explications à ma mère et étais très renfermée sur moi-même car je ne comprenais pas l’injustice qui frappait les femmes.

Il faut chasser l’orgueil masculin, « l’orgueil du mâle » dont parlait Jules Ferry dans son Discours sur l’égalité de l’éducation. L’alternative devant laquelle nous nous trouvons aujourd’hui est très claire : c’est la démocratie ou la mort. Nous avons atteint un point de non-retour en ce qui concerne la condition des femmes, et, pour moi, le seul pays qui pourra montrer qu’il est possible de débattre sans s’entre-tuer, de gérer les conflits dans un espace – laïc et d’interaction sociale – sans arracher les voiles ni brûler des mosquées, comme aux Pays-Bas, et de trouver la solution qui permettra de faire avancer les valeurs de progrès auxquelles nous sommes tant attachés, c’est la France.

M. André Gerin, président. Nous vous remercions, Madame Habchi.

Audition de Mme Élisabeth Badinter, philosophe

(Séance du mercredi 9 septembre 2009)

M. André Gerin, président. Nous avons le plaisir de recevoir Mme Élisabeth Badinter, écrivain et philosophe, que je remercie de sa présence parmi nous. Vous avez, Madame, contribué de manière originale au débat sur la condition des femmes et le féminisme. Vous vous êtes aussi signalée par la vigueur de vos propos dans un article relatif au port du voile intégral paru en juillet dernier dans le Nouvel Observateur. Vous adressant directement aux femmes qui en revendiquent et en justifient le port, vous leur reprochiez, en effet, d’utiliser les libertés démocratiques pour les retourner contre la démocratie, un argument qui ne pouvait qu’appeler notre attention. Avant de vous donner la parole, je tiens à souligner avec la plus grande netteté que, contrairement à ce que laissent entendre ceux qui souhaitent discréditer nos travaux en les disant inutiles ou en prétendant que tout est déjà décidé, l’éventuelle interdiction par la loi du port du voile intégral n’est pas l’objet a priori de notre mission d’information, qui, représentative de l’ensemble des composantes politiques de notre assemblée, a une approche toute républicaine de ce débat.

Mme Élisabeth Badinter. Je commencerai par rappeler un souvenir qui nous est sans doute commun : le choc ressenti la première fois que nous avons vu à la télévision, il y a à peine dix ans, les femmes fantômes d’Afghanistan. L’image de ces femmes enfermées dans leur burqa, un mot qui nous était à l’époque inconnu, est à tout jamais liée aux talibans, à la lapidation, à l’interdiction de l’école pour les fillettes, en bref à la pire condition féminine du globe – et, en ce domaine, la concurrence est féroce. Je n’aurais pas été plus choquée si j’avais vu des hommes promener leur femme en laisse.

Qui pouvait penser alors que des femmes oseraient revendiquer de se promener dans cette tenue dans les villes françaises ou que des hommes pourraient contraindre des femmes à la porter ? Franchement, personne. Qui pouvait penser alors que nous serions réunis aujourd’hui en nous demandant : que faire ? Quel que soit le nombre de femmes – 300 ou 3 000 – qui dissimulent leur visage en France, force est de constater qu’il n’y en avait pas une seule il y a quelques années, et le nombre ne fait rien à l’affaire. N’y en aurait-il qu’une qu’il faudrait se poser la question des principes ainsi remis en cause. Or, il s’agit précisément des idéaux du triptyque républicain : le port du voile intégral piétine littéralement les principes de liberté, d’égalité et de fraternité.

Je ne m’appesantirai pas sur le principe bafoué de l’égalité des sexes, évoqué de nombreuses fois en tous lieux. À mes yeux, il n’est pas négociable, mais j’observe qu’il existe de l’égalité des sexes deux appréhensions opposées. L’une, la nôtre, celle des démocraties, est celle que l’on retrouve dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et que l’on peut résumer en quatre mots : mêmes droits, mêmes devoirs. Ici, la notion abstraite d’humanité l’emporte sur les différences biologiques, notamment sur la différence sexuelle. Puis il y a l’autre, celle des obscurantistes, celle aussi dont ont usé certains démocrates sincères, les naturalistes. Pour eux, droits et devoirs diffèrent selon les sexes ; les sexes sont égaux dans leurs différences. C’est le modèle de la complémentarité des sexes, où l’un est ce que l’autre n’est pas. L’idée fédératrice d’une humanité commune, d’une citoyenneté abstraite, n’a plus cours. Nos droits et nos devoirs sont différents, mais ils seraient équivalents. C’est une conception que j’ai toujours combattue, y compris quand c’était à l’avantage des femmes, par exemple lors du débat sur la parité.

S’agissant du principe de liberté auquel font appel certaines femmes qui portent le voile intégral, je souligne qu’à côté des « revendicatrices » qui s’expriment volontiers dans les médias, il y a toutes les autres, les soumises, les bâillonnées, celles que l’on ne pourra jamais entendre et en tout cas jamais entendre se plaindre. Autant dire que, déjà, les dés sont pipés : comme seules les premières s’expriment, on oublie les autres, on fait comme si elles n’existaient pas. J’ai même entendu dire au cours d’un débat que s’il en existe, de ces femmes opprimées, « elles n’ont qu’à s’adresser aux services sociaux ». La belle blague ! Comme si elles pouvaient effectivement aller se plaindre aux services sociaux – qui, d’ailleurs, n’en pourraient mais ! N’y aurait-il que très peu de femmes contraintes par leurs proches ou par des religieux radicaux qu’il faudrait leur porter secours. C’est à elles qu’il faut penser, et qu’il faut donner les moyens légaux de se libérer.

Venons-en aux « revendicatrices », qui en appellent à deux de nos libertés démocratiques : la liberté de se vêtir comme on le souhaite et la liberté de conscience. Personne ne songe à les empêcher de mettre les vêtements qu’elles veulent où elles veulent. Mais le visage n’est pas le corps et il n’y a pas, dans la civilisation occidentale, de vêtement du visage. Par ailleurs, la liberté qu’elles invoquent pour elles est complètement bafouée dans les banlieues pour celles qui sont nos sœurs, nos filles, et qui veulent vivre comme tout le monde. Vous le savez fort bien, de trop nombreuses jeunes filles sont interdites, en France, de robe et de jupe. Que fait-on pour elles ? Que fait-on pour que soit respectée, pour ce qui les concerne, la liberté de se vêtir comme elles l’entendent ? Ces jeunes filles sont déjà soumises à de multiples pressions de la part de leur environnement familial et social visant à ce qu’elles cachent leur corps sous des survêtements informes, sous peine d’être traitées de « putes » et pour éviter des agressions physiques.

Même si, à mes yeux, il y a une différence entre voile, niqab et burqa, comment ne pas comprendre que la multiplication du nombre de jeunes filles qui portent le voile a un impact croissant sur celles qui ne veulent pas le porter, et pour lesquelles le refus devient de plus en plus difficile ? Je me suis trouvée un jour avec Sihem Habchi, que vous venez d’entendre, au collège Françoise-Dolto, à Paris, là où avait été tourné le film Entre les murs, pour y engager un dialogue avec les collégiens, après que le film La journée de la jupe leur eut été projeté. Une poignée seulement des collégiennes présentes portait une jupe. Alors que, me tournant vers l’une des autres, d’origine maghrébine, je lui faisais valoir qu’elle pourrait en faire autant, j’ai entendu une réponse qui m’a épouvantée : « Les Françaises le peuvent, mais pas les Arabes ». Assis à ses côtés, un adolescent âgé sans doute de 14 ans a ajouté : « Chez nous, on met le voile, pas la jupe »…

Si, donc, on laisse le voile intégral se banaliser, il deviendra peu à peu, inévitablement, l’uniforme de la suprême pureté que l’on réclamera des jeunes filles et, à son tour, il gagnera progressivement des adeptes au sein des milieux les plus traditionnels où, évidemment, les jeunes filles ignorent leurs droits. Pour dire les choses brutalement, on prend la voie du : « la burqa, c’est mieux que le voile » – et alors il sera toujours plus difficile aux jeunes filles concernées de dire « non » au voile et de lui préférer la jupe. Or, si nous avons une liberté de se vêtir à défendre, c’est celle-là.

Au passage, à ceux qui disent que c’est à la loi du 15 mars 2004 « encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics » que l’on devrait la démultiplication des femmes voilées dans l’espace public, je leur dis qu’ils se trompent. Dans tous les États d’Europe on observe l’augmentation massive du port du voile alors même que ces pays ignorent la loi de 2004 et, dans les pays du Maghreb, on est frappé de voir chaque année des femmes voilées en nombre toujours plus grand – et de plus en plus rigoureusement voilées.

Les femmes sont instrumentalisées pour être l’étendard bien visible de l’offensive intégriste, des intégristes en tous points hostiles aux principes démocratiques de l’Occident et en particulier à l’égalité des sexes. Face à cela, devons-vous détourner le regard, mettre un mouchoir sur les principes chèrement acquis qui fondent notre « vivre ensemble » ?

Je rappellerai ensuite que, contrairement à ce qui se passe dans les pays anglo-saxons, la liberté de conscience et d’expression n’est pas complète en France. Nous combattons les idéologies destructrices que sont, par exemple, le nazisme, le racisme, l’antisémitisme. Nous combattons toutes les idéologies qui portent atteinte à la dignité humaine. Nous luttons contre les sectes qui, elles aussi, en appellent à la liberté de conscience, car nous considérons précisément qu’elles embrigadent les esprits, lesquels en perdent leur liberté de penser. D’ailleurs, tous ceux qui parviennent à s’arracher aux griffes des sectes reconnaissent ensuite qu’en leur sein ils n’avaient plus de volonté propre.

Or, le port du voile intégral est l’étendard des salafistes, considérés comme une secte offensive par la plupart des musulmans. Pourquoi ferions-nous une exception pour cette secte-là, qui prône une servitude volontaire conduisant à une sorte d’auto-mutilation civile par invisibilité sociale ? On aurait tort de comparer les femmes revêtues du voile intégral aux nonnes cloîtrées d’antan, car si ces religieuses étaient recluses et invisibles aux autres, les femmes dont nous parlons aujourd’hui sont souvent mariées, parfois mères de famille, et elles entendent s’imposer dans l’espace public sans identité, sans corps, sans peau, bref en ayant pris soin d’effacer tous les signes de l’humanité.

Je tiens enfin à souligner combien le port du voile intégral est contraire au principe de fraternité – ce principe fondamental auquel on a si peu souvent l’occasion de se référer – et, au-delà, au principe de civilité, du rapport à l’autre. Porter le voile intégral, c’est refuser absolument d’entrer en contact avec autrui ou, plus exactement, refuser la réciprocité : la femme ainsi vêtue s’arroge le droit de me voir mais me refuse le droit de la voir. Outre la violence symbolique de cette non réciprocité, je ne peux m’empêcher d’y voir l’expression d’une contradiction pathologique : d’une part, on refuse de montrer son visage au prétexte que l’on ne veut pas être l’objet de regards impurs – incidemment, c’est avoir une singulière vision des hommes que de penser que tout homme regardant une femme ne pense qu’à la violer –, d’autre part, on se livre à une véritable exhibition de soi, tout le monde fixant cet objet non identifié. En suscitant ainsi la curiosité, on attire des regards que l’on n’attirait peut-être pas quand on allait à visage découvert – bref, on devient un objet de fantasme.

Dans cette possibilité d’être regardée sans être vue et de regarder l’autre sans qu’il puisse vous voir, je perçois la satisfaction d’une triple jouissance perverse : la jouissance de la toute-puissance sur l’autre, la jouissance de l’exhibitionnisme et la jouissance du voyeurisme. Aussi, quand j’entends certaines femmes expliquer qu’ainsi vêtues elles se sentent mieux et qu’elles se sentent protégées – mais de quoi ? –, je veux bien les croire, mais je pense qu’il s’agit de femmes très malades et je ne crois pas que nous ayons à nous déterminer en fonction de leur pathologie.

En conclusion, il nous faut choisir entre deux libertés invoquées : doit-on respecter la liberté de se couvrir le visage en considérant que le voile intégral est un vêtement comme un autre, ou devons-nous au contraire protéger la liberté des plus faibles, celles qui n’ont pas le droit à la parole et qui, de facto, n’ont déjà plus le droit de se vêtir comme elles l’entendent ? Pour ma part, je ne vois pas dans le voile intégral un vêtement comme un autre et je considère que son port marque une rupture du pacte social, un refus d’intégration et un refus du dialogue et de la démocratie.

Enfin, si l’on ne fait rien, on abandonnera à leur sort toutes celles qui ne rêvent que de vivre comme tout le monde mais qui sont de plus en plus pressées de se soumettre au pouvoir religieux ou, pire encore, aux traditions. Nous avons toujours trop attendu pour lutter contre des pratiques traditionnelles insupportables, telles la polygamie ou l’excision. Nous devons rompre avec cette attitude relativiste, paresseuse et bien-pensante selon laquelle toutes les traditions sont respectables, alors qu’elles ne sont pas toutes respectables. Comme Descartes, mon maître, je suis profondément convaincue que nous devons nous plier aux us et coutumes du pays dans lequel nous vivons. On peut certes les faire évoluer, mais cela doit être collectivement et dans le respect du triptyque républicain.

M. André Gerin, président. Je vous remercie, Madame, pour ces propos percutants, par lesquels vous avez mis en lumière un défi de civilisation et d’humanité.

M. Jean Glavany. Je m’associe à ces remerciements. J’ai été particulièrement frappé par la partie de votre exposé traitant du visage, de la visibilité et de la non-réciprocité et je souhaite que notre mission se penche assidûment sur ces questions qui ont, outre leur contenu philosophique, des aspects sociaux et juridiques.

J’ai été tout aussi intéressé par l’insistance avec laquelle vous appelez à combattre ouvertement l’idéologie talibane, comme nous luttons ouvertement contre les autres idéologies qui nient la dignité humaine. À cet égard, il serait particulièrement utile que notre président fasse diffuser aux membres de la mission les documents distribués par les talibans après leur arrivée au pouvoir en Afghanistan, dans lesquels ils indiquaient quels seraient désormais les droits et les devoirs des femmes. La lecture de ces écrits édifiants justifie à elle seule l’obligation de combattre ouvertement cette idéologie, comme vous nous y avez incités.

M. Lionnel Luca. Vous considérez donc, Madame, que le voile intégral n’est pas un vêtement. C’est un point de vue d’un intérêt tout particulier au moment où le commissaire à la diversité et à l'égalité des chances s’autorise à dire que notre mission serait sans utilité et propre à semer la confusion, au motif que chacun a le droit de se vêtir comme il l’entend. J’ai aussi retenu de vos propos l’arrogance profondément inégalitaire qu’il y a à se donner le droit de voir sans être vue.

Ces questions nous ramènent à la première des auditions que nous avons tenues, au cours de laquelle il nous a été dit que le Coran ne prescrit pas le port du voile intégral et qu’il s’agit d’une tradition pachtoune antérieure à l’islam. Quant au niqab, c’est, nous a-t-on expliqué, une invention des salafistes, d’une secte donc, comme vous l’avez justement relevé, qui prétend en revenir aux sources de l’islam, dans une version intégriste. Pourriez-vous préciser ce que vous entendez quand vous dites à ce sujet que le port du voile intégral est « l’étendard des salafistes ? »

M. Jacques Myard. On imagine effectivement mal Jeanne Hachette conduire des guerriers revêtue d’un voile intégral. Le problème est que nous parlons de deux civilisations qui n’ont pas le même rapport au corps. Alors que la statuaire gréco-romaine égrène une série de nus, hommes et femmes, dans l’autre optique on cache le corps, quel qu’il soit. Pourriez-vous nous dire quelles conséquences cela emporte en matière d’égalité des sexes ?

M. Christian Bataille. Je vous remercie, Madame, d’avoir brillamment défini ce qu’est le voile intégral et souligné qu’il ne s’agit pas d’un vêtement comme un autre, contrairement à ce qu’avancent certains en insistant sur le fait qu’après tout chacun est libre de se vêtir comme il l’entend. Vous avez démontré que la burqa porte des valeurs contraires à celles qui fondent notre république, héritière des Lumières. Mais vous n’avez rien dit du « libéralisme civique ». Pourtant, le problème se pose, et Mme Sihem Habchi, que nous avons entendue ce matin, a stigmatisé devant nous le laisser-faire des autorités britanniques qui ont laissé se développer le port du voile intégral. Face à l’agression que les extrémistes salafistes vont faire subir à nos sociétés, cette approche n’est-elle pas dépassée ?

Mme Élisabeth Badinter. N’étant pas une spécialiste de l’islam, je n’ai pas qualité pour traiter rigoureusement de ses rapports avec le salafisme. Ce que j’en ai dit correspond à ce que j’ai entendu en dire M. Boubakeur et d’autres hautes autorités religieuses musulmanes, à savoir que le port de la burqa n’est pas un commandement religieux mais une tradition et qu’un travail pédagogique s’impose pour le faire savoir. J’ai d’ailleurs fondé un grand espoir sur ces déclarations, considérant que si les autorités religieuses musulmanes les plus qualifiées prenaient les choses en mains, tout allait s’arranger. J’ignore où elles en sont exactement, mais j’ai le sentiment que les choses sont difficiles et que, dans le même temps, de nombreux blogs d’ici et d’ailleurs s’attachent à enraciner l’idée que l’on serait en train de stigmatiser la communauté musulmane.

S’agissant du rapport au corps, les conceptions sont en effet différentes mais nous n’avons pas à nous laisser imposer une conception qui n’est pas la nôtre. Or aujourd’hui déjà, en France, des jeunes filles n’ont plus vraiment la liberté de se vêtir comme elles le veulent et, peu à peu, toutes leurs libertés sont grignotées les unes après les autres : elles doivent se cacher pour aller consulter au Planning familial ; prendre la pilule leur est pratiquement impossible sauf à cacher la plaquette dans l’escalier…

Si, maintenant, nous acceptons de revenir sur nos principes parce qu’il s’agit d’un vêtement ou parce que l’on feint de croire qu’il s’agit d’une liberté religieuse ou parce que l’on est très relativiste et que l’on considère que toutes les traditions sont respectables, si, donc, nous cédons sur ce point, c’en est fini, car, d’une certaine façon, la liberté d’habillement proclame en creux la liberté des droits : le droit à une sexualité libre, le droit de ne pas être vierge quand on arrive au mariage et de n’avoir de comptes à rendre à personne… Toute une série de droits est attachée à la liberté du corps, et je ne vois pas au nom de quoi des traditions de l’Est devraient s’imposer à l’Ouest. D’autre part, à supposer que j’aille en Arabie saoudite, je serais obligée de mettre un voile – ce pourquoi je n’irai jamais. Mais si je m’y rendais, je me conformerais naturellement, aux coutumes de l’islam radical des wahhabites – c’est la moindre des politesses.

Le libéralisme compris comme un droit infini à la liberté d’expression, tel qu’il existe en Angleterre ou aux États-Unis, où l’on peut défiler en arborant des insignes nazis, et bien non, ne vaut pas en France même si je suis de celles et de ceux qui n’aiment pas que l’on étouffe la liberté d’expression – ce qui m’a poussée à signer la pétition « Liberté pour l'Histoire », lancée par Pierre Nora – et même si je pense que l’on doit pouvoir dire des choses y compris lorsqu’elles ne sont pas politiquement correctes. Cela étant, contrairement à la France, ni le Royaume-Uni ni les États-Unis n’ont été occupés. Notre histoire est différente et je considère que l’on doit poser des limites – les plus larges possibles – à la liberté d’expression, pour éviter que les esprits les moins critiques ne succombent à des idéologies indignes. Le plus important est de faire ce que nous pouvons pour ne pas laisser se répandre des poisons terribles. Or, il faut être sourd et aveugle pour ne pas se rendre compte qu’une offensive est en cours et que l’on veut voir si nous allons céder.

Au risque de vous fâcher, Monsieur Glavany, car vous étiez aux affaires à l’époque, je rappellerai qu’à l’automne 1989 paraissait le manifeste Profs, ne capitulons pas, un appel cosigné par cinq intellectuels, dont j’étais. Pourquoi ? Parce que M. Lionel Jospin, alors ministre de l’Éducation nationale, avait déclaré que les chefs d’établissement devaient établir un dialogue avec les parents et les jeunes concernés pour les convaincre de renoncer au port de signes religieux ; mais il ajoutait que si ces discussions échouaient, les enfants devaient être accueillis dans les établissements publics. Il y eut – vous vous en souvenez sans doute – un grand débat national à ce sujet. Vingt ans plus tard, j’ai la faiblesse de croire que, si le phénomène n’est pas exactement le même, nous recommençons la même chose qu’à l’époque et surtout que si nous avions dit alors fermement à trois jeunes filles manipulées par des intégristes « nous n’accepterons jamais ça », tout ce serait arrêté. Je n’aimerais donc pas que les réactions soient les mêmes qu’il y a deux décennies même si elles sont louables car motivées par l’idée de tolérance. Mais, parce que nous avons été tétanisés à l’idée que nous risquions d’être intolérants, nous avons alors toléré l’intolérable.

Si nous avions fait nôtre la conception anglaise, les jeunes filles seraient entrées voilées en masse dans les établissements d’enseignement et il n’y aurait quasiment plus aujourd’hui dans les banlieues que des jeunes filles portant des signes religieux. Cela étant, quinze années se sont écoulées entre 1989 et 2004 ; nous avons attendu trop longtemps pour adopter une loi mettant les choses au clair à ce sujet. Je ne suis ni juriste ni politique, et mon propos n’est pas de faire une analogie avec une loi relative au port de la burqa. Ce qui me tient à cœur, c’est que les plus hautes autorités politiques rappellent à l’ensemble du peuple français que non, nous ne voulons pas de cela.

Mme George Pau-Langevin. L’élévation de vos propos suscite l’admiration. Vous avez souligné à juste titre que l’on ne saurait assimiler cette pathologie ou cette idéologie sectaire à l’islam ; nous en sommes convaincus, et il me paraît que nous devrions axer nos travaux sur la pathologie dans le rapport à autrui que vous avez si bien décrite.

Vous avez évoqué votre visite dans un collège du 20arrondissement de Paris. À ce sujet, plusieurs questions se posent. Ce qui nous inquiète est de ne pas savoir comment lutter efficacement contre des comportements et une idéologie sectaires qui se répandent parmi des jeunes qui ont grandi en France et qui, comme tels, ont eu accès à l’enseignement des valeurs issues des Lumières. Quand, selon vous, des dysfonctionnements se sont-ils produits dans la transmission des valeurs républicaines ? Comment faire pour rectifier le tir et éviter que des jeunes gens ne soient séduits par une idéologie rétrograde ?

Élue du 20e arrondissement, je ne pense pas que les conceptions des collégiens du collège Françoise-Dolto soient réductibles aux phrases que vous avez citées. Mais ce collège, comme d’autres de l’arrondissement, se sont transformés en établissements d’exclusion. Certaines familles ont décidé de scolariser leurs enfants ailleurs et les collégiens qui demeurent entre eux se sentent relégués. N’y a-t-il pas quelque chose à faire à ce sujet aussi ?

Enfin, quelles sont les différences entre la conception de la pudeur en France au XIXe siècle – époque à laquelle les femmes sortaient très couvertes – et les exigences actuelles de l’islam à ce sujet ?

M. Pierre Cardo. J’ai beaucoup apprécié, Madame Badinter, une bonne partie de vos analyses. Ma conviction est que l’on assiste à un combat contre les valeurs de l’Occident, la méthode choisie à cette fin étant d’utiliser l’islam, en en déformant probablement les principes. Je partage sans réserve l’appréciation que vous portez sur l’inégalité dans le rapport à autrui induite par le port de la burqa et je pense, comme mes collègues, que là devra être notre angle d’approche. Pour autant, cette question ne représente que le sommet de l’iceberg. Après que nous l’aurons réglée, si nous y parvenons, quelles autres lignes de conduite devrons-nous adopter pour venir en aide à toutes ces femmes qui, comme vous l’avez souligné, ne s’expriment pas et qui sont dans l’incapacité complète de s’adresser aux services sociaux ou à la police ? Au-delà du port du voile intégral, quel devrait être, selon vous, le rôle du politique ? Comment s’attaquer au problème de fond ?

Mme Sandrine Mazetier. Après avoir, dans votre remarquable exposé, insisté sur l’irréfragable triptyque républicain, vous avez utilement rappelé, Madame, qu’il existe deux conceptions de l’égalité et que nous ne devons pas transiger. La nôtre, qui institue l’égalité de traitement entre les hommes et les femmes par indifférence aux sexes, doit être préservée. L’autre, qui sépare hommes et femmes en deux ensembles égaux mais irrémédiablement différents, si elle est récusée, doit l’être en tous temps et en tous lieux.

Vous avez aussi expliqué que la burqa n’a pas de lien particulier avec l’islam. Cela étant, toutes les religions n’ont-elles pas un problème avec le rapport au corps, en ce siècle encore ? Toutes les religions n’oppriment-elles pas les corps, ne les cachent-elles pas ? Que penser, par exemple, de la vague d’incitation à la préservation de la virginité jusqu’au mariage aux États-Unis ? En d’autres termes, le soin mis avec raison à ne pas stigmatiser l’islam n’a-t-il pas pour conséquence une grande bienveillance à l’égard des religions dans leur ensemble, alors que toutes entretiennent de difficiles relations au corps, singulièrement au corps des femmes ?

Enfin, le mouvement de retour à la pudeur, à la décence, n’est-il pas à mettre en relation, en France, avec le rejet contemporain des idées de mai 1968, qui étaient aussi celles de la liberté des corps ?

Mme Arlette Grosskost. Votre exposé, Madame Badinter, était particulièrement intéressant. La République, c’est la pluralité et la fraternité. Mais la République est une et indivisible. Or je crains que la question qui nous occupe ne traduise en réalité le fait qu’une identité musulmane entend s’imposer à l’identité française. Disant cela, je ne stigmatise pas l’islam mais une interprétation très particulière du droit à la différence qui donnerait le droit à la contrainte. Le vrai problème est là. Comment, alors, aller plus loin ? On parle d’enseigner le fait religieux à l’école, ce qui me semble une excellente chose car cela augmentera la tolérance, le respect mutuel et la connaissance d’autrui. Mais ne doit-on pas, parallèlement, inscrire dans les programmes scolaires le rappel des principes républicains et en finir ainsi avec un certain laxisme à cet égard ?

Mme Élisabeth Badinter. La maîtrise de leur corps par les femmes implique aussi la liberté de se vêtir – et de se dévêtir – comme elles l’entendent. C’est en France un acquis récent, qui a conduit à jeter momentanément par-dessus les moulins l’idée de pudeur. Je comprends que cela puisse choquer, mais je pense que l’on est près d’assister à un retour de balancier et à des comportements plus équilibrés. Cela étant, l’argument de la pudeur est incompréhensible pour ce qui concerne le visage, car point n’est besoin d’être vêtue comme une Afghane ou comme une Saoudienne pour avoir une tenue correcte. Aussi, je ne pense pas qu’il soit bon d’invoquer la pudeur pour justifier le recours au voile intégral, car on peut être parfaitement pudique sans aller jusque là.

S’agissant des orientations politiques souhaitables pour ce qui concerne les femmes qui ne peuvent s’exprimer, le travail à faire est considérable car les personnes qui vivent en France ou qui souhaitent s’y installer entendent des autorités deux discours différents. Je vous donnerai un exemple de cette situation. J’ai une profonde admiration pour la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE) qui accomplit un travail remarquable, mais j’ai exprimé mon profond désaccord avec l’un de ses avis. Des femmes étaient arrivées en France qui portaient une burqa et qui devaient, pour faciliter leur intégration, suivre des cours de français. Le professeur leur a demandé d’enlever voile et grillage pendant les cours car, pour enseigner une langue, il faut voir les mouvements de la bouche de l’élève. Elles ont refusé de se dévoiler et ont déposé un recours pour discrimination. Or, si la HALDE a été d’avis qu’il fallait enlever le voile pour apprendre le français, elle n’a nulle part mentionné qu’en France on doit retirer son voile parce que, dans notre pays, l’on montre son visage ! Que des institutions et des associations très respectables tiennent des discours différents complique beaucoup les choses. Peut-être faudrait-il un débat national beaucoup plus large, qui permettrait de définir précisément ce que nous souhaitons. S’il est établi publiquement qu’en France certains principes ne sont pas négociables, cela sera su par tous ceux qui sont en France et par ceux qui veulent s’y installer.

Je me suis entendu dire que refuser aux femmes entièrement voilées le droit de sortir dans l’espace public, c’est les confiner chez elles. Elles seront alors confinées chez elles, et c’est tout ! D’ailleurs, elles seront bien obligées d’en sortir pour aller faire les courses ! Au nom de quoi devrions-nous accepter de piétiner nos principes pour quelques personnes ? Déjà, certaines mairies ont consenti à instaurer des horaires de piscine différents pour les deux sexes, au mépris de la mixité. Quand de tels signaux sont donnés, pourquoi se priverait-on d’essayer de contraindre de nouvelles mairies à accepter ce que d’autres ont déjà accepté ? Et c’est ainsi que, de fil en aiguille…

Nous pâtissons d’une idéologie venue des pays anglo-saxons et qui se voulait à la pointe de la tolérance : le différentialisme, que j’ai toujours combattu, y compris lorsqu’il s’agissait du féminisme. Le reliquat de cette idéologie constitue un obstacle à un discours clair et unifié. Peut-être faut-il parler à ces gens qui ont une autre conception des libertés, très respectable en ce qu’elle traduit un souci de tolérance et non une volonté d’oppression mais qui empêche la définition d’une position commune. Un débat national plus vaste est donc nécessaire entre démocrates pour se mettre d’accord sur le minimum commun que nous entendons faire respecter quoi qu’il arrive.

Oui, les trois religions monothéistes ont toutes été misogynes – ainsi ai-je eu l’occasion de rappeler il y a peu que, dans les années 1950, le Vatican était terriblement hostile à l’accouchement sans douleur. Orthodoxes juifs, intégristes musulmans et intégristes catholiques sont globalement hostiles au corps de la femme, à sa libération, à la maîtrise de leur corps par les femmes. Pour eux, le corps des femmes appartient aux hommes, car c’est par là que sont faits leurs fils… Depuis vingt ans, toutes les religions se durcissent et l’on assiste, pour des raisons identitaires, à un mouvement général vers l’orthodoxie au mieux, l’intégrisme au pire. Or la liberté des femmes passe évidemment d’abord par la maîtrise de leur corps, et les religieux n’aiment pas cela.

Il est tout à fait souhaitable que l’école enseigne nos valeurs. Mais, vous le savez, ce n’est plus possible dans certaines écoles. Dans celles-là mêmes où il est indispensable de transmettre les principes essentiels du vivre ensemble et de la plus grande tolérance réciproque, il est déjà très difficile sinon impossible aux professeurs de se faire entendre quand ils évoquent ces thèmes. Des collègues enseignant dans certaines banlieues m’ont dit qu’ils ne peuvent plus enseigner ce que fut la Shoah car on ne les croit pas ; on prétend devant eux que c’est de la blague !

Je vous parais sans doute un peu découragée, mais cela ne signifie pas qu’il faut baisser les bras, et plus nous serons nombreux mieux ce sera. J’observe d’ailleurs que, depuis que vous avez eu l’idée formidable et saluée par tous de constituer cette mission d’information, les gens réfléchissent à la question, et que les voix qui s’élèvent pour dire « non, on n’est pas d’accord pour cela » ont de l’effet sur des jeunes femmes qui pourraient être tentées par des mouvements radicaux. Cet effet, direz-vous, ne peut être mesuré. C’est vrai, mais le fait qu’à vous tous vous incarniez une représentation de la France est un premier pas, important, sur la voie qui s’impose, celle de la pédagogie.

M. André Gerin, président. Madame, je vous remercie pour ces propos éclairants.

Table ronde réunissant des associations laïques : M. Joseph Petitjean, président de l’Association des libres penseurs de France, M. Marc Simon, secrétaire général, M. Hubert Sage, membre du conseil d’administration ; M. Philippe Foussier, président du Comité laïcité République, M. Patrick Kessel, président d’honneur ; M. Marc Blondel, président de la Fédération nationale de la libre pensée, M. Christian Eychen, secrétaire général ; M. Yves Pras, président du Mouvement Europe et laïcité, M. Joël Denis, vice-président, M. Claude Betteto, vice-président ; M. Jean-Michel Quillardet, président de l’Observatoire international de la laïcité contre les dérives communautaires, M. Fabien Taïeb, vice-président, M. Didier Doucet, secrétaire général ; Mme Monique Vézinet, présidente de l’Union des familles laïques, Mme Marie Perret, secrétaire nationale.

(Séance du mercredi 16 septembre 2009)

M. André Gerin, président. Chers collègues, nous ferons un point d’étape la semaine prochaine afin d’échanger entre nous sur les témoignages et les analyses apportés par les personnes auditionnées lors des quatre premières séances des travaux de la mission d’information. Chacun d’entre nous fera part de ses réflexions puis nous fixerons ensemble les objectifs de notre mission.

Avant tout, je veux rappeler que le port du voile intégral pose un problème politique, auquel il convient d’apporter une réponse politique. L’intégrisme et le fondamentalisme renvoient à un projet politique dont l’objectif est de déstabiliser notre République et ses valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité.

Même s’il ne s’agit pas de traiter du religieux, nous devons adopter face à l’islam une attitude décomplexée. Nous voulons sortir d’un certain aveuglement à l’égard d’un phénomène apparu il y a quinze ou vingt ans, tout en refusant de le diaboliser.

Poursuivons de manière déterminée notre tâche, sans nous laisser perturber ou impressionner par les aléas médiatiques. Les islamistes adaptent leur stratégie et sont maîtres dans l’art du camouflage et du double langage. Même si l’on tente de nous culpabiliser et de nous neutraliser, ce travail reste à nos yeux essentiel.

Nous avons l’intention de procéder à l’audition des acteurs de première ligne, à Lille, Marseille, Lyon et en région parisienne. Nous envisageons, le rapporteur et moi, de nous déplacer en Belgique. Enfin, notre mission entendra les responsables des partis politiques à la fin du mois de novembre. Nous espérons ainsi dresser un état des lieux de la question et déboucher sur des préconisations aussi percutantes que possible.

La présente table ronde réunit des associations de défense et de promotion de la laïcité. Chacune d’entre elles disposera de cinq minutes pour se présenter et proposer une première réaction sur la question du voile intégral. Les membres de la mission poseront ensuite des questions.

Estimez-vous que le port du voile intégral remet en cause les valeurs républicaines, et plus particulièrement la laïcité ? S’agissant de la voie publique, la réponse n’est pas évidente.

Considérez-vous que le port du voile intégral est la manifestation d'une appartenance religieuse ou qu’il correspond plutôt à une revendication sectaire, à connotation politique ?

Au nom de quels principes son interdiction pourrait-elle être décidée ? Cela ne risquerait-il pas d’être perçu comme la tentative d’imposer un nouvel ordre moral ?

M. Hubert Sage (Association des libres penseurs de France). Nos membres sont plus qu’inquiets : les islamistes ont lancé une offensive contre notre société laïque et ses valeurs de liberté individuelle, d’égalité en droit, de fraternité sociale ; le port du voile intégral en est une forme évidente.

Nos adhérents d'origine maghrébine sont soumis à une pression intense dans les entreprises lorsqu’ils n’observent pas le ramadan et se font rappeler à l’ordre par les caissières musulmanes des supermarchés parisiens, marseillais ou strasbourgeois lorsqu’ils achètent de la viande qui n’est pas hallal.

Le fondement de notre engagement est la défense de l’ordre public laïc. Selon une jurisprudence constante, celui-ci est accepté, défini et défendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), qui reconnaît aux États le droit de légiférer pour limiter le port du voile islamique ostensible dans l'espace public.

Cette jurisprudence est constituée par les attendus de trois arrêts concernant les affaires Dahlab c. Suisse, 15 février 2001, Leyla Sahin c. Turquie, 29 juin 2004, Refah Partisi c. Turquie, 3 février 2003. Elle a été confirmée par les affaires Aktas, Bayrak, Gamaleddyn, Ghazal, Singh cFrance de juillet 2009 et Dogru et Kervanci cFrance de décembre 2008.

Dans l’affaire Leyla Sahin c. Turquie, la CEDH a estimé que la liberté de manifester sa religion peut être restreinte afin de préserver les valeurs démocratiques et l'égalité des citoyens devant la loi. Le symbole du port du foulard islamique dans la société turque est perçu comme une obligation religieuse contraignante sur celles qui ne le portent pas. La limitation du port du foulard islamique passe pour répondre à un besoin social impérieux tendant à atteindre les deux buts légitimes que sont la protection des droits et libertés d'autrui et le maintien de l’ordre public.

La CEDH s'est appuyée sur l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme aux termes duquel :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites.

« 2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. ».

Selon la CEDH, si tout un chacun a la liberté de manifester sa religion publiquement, un État a le droit de limiter cette expression publique. Cette limitation doit être prévue par une loi, laquelle doit être suffisamment précise pour que son application soit facilement prévisible et accessible. Elle doit poursuivre les buts légitimes que sont la protection des droits et libertés d'autrui, celle de la sécurité publique et celle de l'ordre public.

L’ordre public est caractérisé par l’article 1er de notre Constitution, qui dispose que la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale assurant l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion.

La CEDH reconnaît explicitement la notion d'espace public, distincte de celle de sphère publique qu'institue la loi de 1905. La notion d'espace public sert de base aux restrictions apportées à l'habillement au nom de l’ordre public – personne n'a ainsi le droit de se promener en bikini sur la voie publique. Certaines associations laïques traditionnelles, ignorant cette notion, n’interviennent pas sur ces questions : pour elles, la laïcité signifie uniquement la neutralité de la puissance publique dans les règles de notre société.

D’après les attendus des arrêts de la CEDH, la limitation doit concerner les signes extériorisés d'une manière agressive, pouvant exercer une pression sur la population. C’est la raison pour laquelle la loi du 15 mars 2004 concerne le port à l’école publique de signes religieux « ostensibles » et non pas « visibles ».

Il ne nous appartient pas de dire s’il faut ou non légiférer. Il revient au législateur de déterminer si notre ordre public laïc est menacé par cette offensive islamique et de définir avec précision les formes de voile islamique constituant un trouble à l’ordre public : voile intégral comme la burqa et le niqab ou semi-intégral comme le tchador et le hidjab.

Nous considérons que l’interdiction du port du voile intégral ne doit pas seulement relever d’un impératif de sécurité publique – il suffirait de faire appliquer les lois existantes – mais doit être prononcée au nom de notre ordre public laïc, qui garantit les libertés individuelles et préserve les opinions d'autrui.

M. Marc Blondel (Fédération nationale de la libre pensée). Permettez-moi de vous dire que si cette table ronde devait se poursuivre par un échange de vues entre les différentes associations et les parlementaires, la Fédération nationale de la libre pensée se retirerait. Nous souhaitons nous limiter à l’exposé de notre contribution.

Vous avez sollicité l'avis de notre association sur la question du port de la burqa dans la rue. Ne cachons pas notre étonnement : peut-on discuter de ce vêtement sans débattre de l’ensemble des vêtements prescrits par les autres religions ? S’il est indéniable que le port imposé de la burqa ou du niqab est un symbole de l'oppression, en quoi le port de la soutane, de la robe de bure, de la cornette, du schtreimel, du spodik ou du caftan ne l’est-il pas ?

Les dictatures ont toujours voulu imposer des modes vestimentaires : le tsar Alexandre II interdit en 1872 le port des papillotes et des longs manteaux par les juifs polonais ; le code civil de Napoléon 1er proscrivit le port du pantalon pour les femmes et la Grèce des colonels réprima le port des cheveux longs et de la minijupe.

Interdire le port de la burqa, dans ce que nous considérons comme la sphère privée, est attentatoire aux libertés individuelles et démocratiques. Cela s’inscrirait dans la logique actuelle tendant à restreindre toujours plus la liberté de comportement, la population se trouvant toujours davantage surveillée, contrôlée, fichée. L'histoire ne montre-t-elle pas qu'en renforçant les pouvoirs du pouvoir, on diminue les libertés démocratiques des citoyens ? Les élus républicains que vous êtes ne peuvent y être insensibles.

Ainsi, la puissance publique décréterait comment les gens doivent s'habiller dans la rue ! Notre pratique de l'engagement politique et militant nous conduit à nous interroger : comment contraindrez-vous les personnes à se soumettre à cette interdiction ? Une telle décision serait inapplicable et créerait des affrontements considérables. Le rôle du législateur n'est pas d'allumer des brûlots, mais de permettre à chacun de vivre en paix, selon ses choix et ses éventuelles convictions.

Pour les libres penseurs, partisans du libre examen, le concept ne doit jamais précéder la preuve : nous récusons les acrobaties juridiques de ceux qui, voulant interdire la seule burqa, en viennent à inventer des catégories juridiques aussi fumeuses qu'inexistantes.

Ainsi, certains tentent de remplacer les notions de « sphère publique » et de « sphère privée » – définies par les lois de 1901 et de 1905 – par la notion d’« espace public » et d’ « espace privé ». Cette tentative de substitution lexicale n'est pas neutre : le terme de « sphère » désigne une surface fermée, une étendue restreinte, alors que l’espace est par nature indéfini.

En inventant la notion d'espace public, lieu où devrait s'appliquer la laïcité – uniquement pour les musulmanes –, on élargit tellement le principe de laïcité qu'on le rend inopérant. En étant partout, la laïcité ne serait plus nulle part. La laïcité est une frontière, garante de la liberté de conscience pour tous, qu’il ne faut pas abolir. Cela serait appliquer la définition théologique du Saint-Esprit à la nécessaire séparation des Églises et de l'État : « la circonférence est nulle part, le noyau partout et l'Esprit souffle où il veut ».

La laïcité n'est ni une philosophie ni un art de vivre – elle s'apparenterait alors à une religion – mais un mode d'organisation politique des institutions. Elle vise, par la séparation des Églises et de l'État, à distinguer institutionnellement le domaine de l'administration et des services publics de celui de la vie privée des citoyens.

La laïcité, en tant que principe politique d’organisation, s'applique aux institutions, non aux individus. Cette distinction, mise en œuvre par les lois de 1901 et de 1905, garantit la non-ingérence des conceptions métaphysiques dans le domaine public pour mieux garantir la liberté d'opinion et de comportement dans le domaine privé.

Dans cette acception, il est républicain et laïque d'interdire tout signe d'appartenance religieux à l'école publique et pour les agents du service public – loi Goblet de 1886, loi de 1905, circulaires signées par Jean Zay en 1936 et 1937. En revanche, la loi n'a pas à dicter les modes vestimentaires dans le domaine privé, ou tout autre comportement, tant que ceux-ci ne représentent pas une menace pour la vie d'autrui.

Une dernière précision : les libres penseurs, concernés par l'évolution sociale, prônent et revendiquent l'égalité des droits, y compris entre sexes. Nous estimons donc qu’il appartient aux femmes et à elles seules de déterminer leur comportement.

Enfin, nous voudrions faire part de notre étonnement lorsque nous avons appris que la Ligue de l'enseignement et la Ligue des droits de l'homme ne seraient pas invitées par votre mission. Elles nous ont demandé de vous faire part de leur complète adhésion aux idées exprimées sur cette question par la Fédération nationale de la libre pensée.

M. André Gerin, président. Nous n’avons nullement opposé de fin de non-recevoir à ces associations, qui seront prochainement conviées à nos auditions.

M. Philippe Foussier (Comité laïcité République). Le Comité laïcité République a été fondé dans la foulée de la première affaire du voile, sur les bases de l'appel aux enseignants « Profs ne capitulons pas ! », lancé par Elisabeth Badinter, Elisabeth de Fontenay, Catherine Kintzler, Régis Debray et Alain Finkielkraut. Outre ces derniers, Henri Caillavet, Albert Memmi et Gisèle Halimi figurent dans son comité fondateur.

Le Comité laïcité République remet tous les deux ans un prix de la laïcité à deux lauréats, l'un national, l'autre international. En 2009, le jury a distingué le scientifique Guillaume Lecointre, pour son combat contre le créationnisme, et la journaliste libanaise Nadine Abou Zaki.

Si la laïcité est notre axe central de réflexion et d’action, nous nous intéressons également aux questions touchant à la citoyenneté, à l'école, au racisme, aux dimensions éthiques des débats scientifiques. Le combat pour le droit des femmes et pour l'égalité entre les femmes et les hommes est un engagement majeur : c'est sans doute davantage pour cette raison que nous sommes ici aujourd'hui que pour un enjeu strictement laïque.

Le port de la burqa nous interpelle car il renvoie au débat sur la revendication de droits différenciés et fait écho à la montée des communautarismes. Mais il est d’abord l’illustration emblématique d'une régression des droits et de la dignité de la femme dans notre société.

Les raisons de notre engagement nous ont donc conduits à appuyer le vote de la loi proscrivant les signes religieux à l'école, loi qui a démontré, loin des prévisions alarmistes d’alors, qu'elle était une loi de pacification, de clarification, de soutien aux responsables d'établissement scolaire et de rappel à la règle commune.

Nous comptons dans nos rangs une proportion significative de croyants et de pratiquants des grandes religions monothéistes ; notre action n'est en rien dirigée contre la foi, que nous respectons. En revanche, tous nos adhérents sont attachés à une conception de la laïcité qui n'a besoin d'aucun adjectif pour être définie, la loi de 1905 établissant un compromis qui permet à chacun d'exercer ou non sa foi et de préserver la paix civique dans l'espace public.

Le Comité laïcité République se prononce en faveur d'une loi interdisant le port du voile intégral, sauf si, ainsi que certains juristes le démontrent, la législation actuelle permet déjà de le proscrire.

« Entre le fort et le faible, c'est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit », disait Lacordaire. Les principes républicains comme l'indispensable égalité de droit et de dignité entre l'homme et la femme impliquent des règles définies par le législateur, garant de l'intérêt collectif. « Marianne ne peut être voilée », affirmait un député lors du débat sur les signes religieux à l'école. A fortiori, Marianne ne peut être « engrillagée ».

Enfin, le dispositif législatif devra être accompagné d'un effort de pédagogie : à l'école, l'accent doit être mis sur ce qui rassemble les êtres humains, quelles que soient leur couleur de peau, leur origine ethnique ou religieuse, plutôt que sur ce qui, en accentuant les divergences, détruit le contenu même de la citoyenneté.

M. Yves Pras (Mouvement Europe et laïcité). Le Centre d’action européenne démocratique et laïque – Mouvement Europe et laïcité, fondé en 1954, a pour but de défendre la laïcité en France et de la promouvoir en Europe. Nous avons établi une Charte européenne de la laïcité, que nous croyons indispensable à une Europe pacifiée.

La laïcité est un mode d’organisation dont le champ d’application recouvre tous les aspects de la société ; elle s’appuie sur trois valeurs fondamentales : la séparation des Églises et de l'État, la liberté absolue de conscience et le refus de tout dogmatisme.

Dans d’autres pays européens, la séparation des Églises et de l'État existe, mais sous la forme du sécularisme, lequel ne s’appuie pas sur la liberté de conscience et le refus du dogmatisme. Ce sécularisme n’a pu empêcher le communautarisme de se développer.

La sphère privée englobe ce qui concerne la façon de penser de l’individu, lui permet d’être lui-même et de se développer. Elle est limitée, d’une part, par le domaine public et, d’autre part, par la sphère privée d’autrui : c’est ainsi qu’il est interdit de fumer dans les lieux publics afin de limiter le tabagisme passif. Enfin, la sphère privée peut être le lieu de pressions, comme pour beaucoup de mineures portant un voile semi-intégral. À elle seule, cette question justifierait l’intervention du législateur.

Les Pays-Bas ont été pendant longtemps le pays le plus permissif à l’égard du port du voile intégral, mais depuis 2007, celui-ci est interdit dans les écoles et dans les transports publics. L’interdiction dans les lieux publics est également entrée en vigueur en Suède et en Italie et il est question que la Belgique modifie sa législation en ce sens.

En Grande-Bretagne, les attentats de 2005, perpétrés par des jeunes nés et éduqués sur le territoire britannique, ont provoqué une remise en cause de l’attitude permissive des pouvoirs publics face au développement du communautarisme. Rappelons que les fonctionnaires britanniques peuvent porter des signes religieux, ce qui pose des problèmes : il n’est pas rare que des contractuelles voilées soient ainsi accusées de dresser un procès-verbal par racisme !

Aux États-Unis, où 80 % des personnes s’affirment croyantes, la non-ingérence de l’État et la liberté de culte sont garanties par le premier amendement à la Constitution. Barack Obama a estimé sur les plages du Débarquement, le 6 juin, que « [notre] attitude n'est pas de dire aux citoyens ce qu'ils peuvent porter... » et que « la façon la plus efficace d'intégrer toutes les personnes, toutes confessions confondues n'est pas de les empêcher de porter des vêtements traditionnels ou autres. » Chez les six à huit millions de musulmans présents aux États-Unis, le port de la burqa reste marginal, même dans des États à forte population musulmane. Cependant, les obligations légales s'imposent aux femmes qui l’ont adoptée. Ainsi, en Floride, en 2003, un juge a refusé de traiter la plainte d'une femme en burqa au motif qu'il ne pouvait lire sur son visage si elle était sincère. Plus récemment, une femme voilée n'a pu obtenir son permis de conduire.

Sensiblement, les pays évoluent sur cette question. Si nous voulons pouvoir continuer à penser librement sans publicité religieuse agressive, il nous faudra nous pencher sur l’invasion de la sphère publique par les signes religieux.

M. Jean-Michel Quillardet (Observatoire international de la laïcité contre les dérives communautaires). Pour l’Observatoire international de la laïcité contre les dérives communautaires, dont Antoine Sfeir est un membre fondateur, la laïcité est un principe universel et toute société organisée sur une base communautariste paraît dangereuse.

Montesquieu écrivait : « Je suis nécessairement homme et je ne suis Français que par hasard ». Nos valeurs, inspirées des Lumières, imprègnent aussi d’autres cultures, à commencer par l’islam. Il s’agit de principes intangibles, parfaitement adaptables à chaque société humaine.

Certes, le port du voile intégral pose un problème d’ordre public, pour des raisons évidentes de dissimulation de l’identité. Certes, la burqa peut être considérée comme attentatoire aux droits de la femme, remettant en cause la liberté de celle qui la porte, même de son plein gré. Certes, la défense de la tradition et de la culture françaises pourrait à elle seule justifier son interdiction. Mais c’est au nom des droits fondamentaux de la personne – droits universels, reconnus par tous et dans chaque culture – qu’il convient d’interdire le port du voile intégral.

Cette loi doit être fondée sur trois principes.

Au nom de la laïcité, dont le propre est de combattre ce qui porte atteinte à l’intégrité des corps et de l’esprit et de garantir la liberté religieuse, il ne faut plus tolérer le port de la burqa. Ce faisant, nous rendrons service à l’islam de France.

Au nom de nos principes républicains, nous ne pouvons plus accepter le port du voile intégral. La burqa est la manifestation ostentatoire d’une forme d’intégrisme politique et totalitaire : elle signifie le refus de l’autre, de l’altérité, celle qui le porte semblant dire aux passants : « Vous n’avez pas le droit de me regarder, de me reconnaître ». Il s’agit d’un comportement sectaire intolérable en République.

Enfin, le port du voile intégral découle d’une démarche communautariste, contraire aux principes d’ouverture de notre société humaniste. Il permet l’affichage d’une identité sur la voie publique, enferme l’individu dans une culture. Si, comme Régis Debray, nous considérons que la fraternité commence lorsque l’on s’éloigne de la fratrie, la burqa doit être dénoncée en tant que signe d’appartenance liberticide à une fratrie.

Une loi d’interdiction est souhaitable, mais elle doit s’accompagner d’un plan d’intégration des populations en difficulté et d’une politique de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie.

Mme Marie Perret (Union des familles laïques). Je voudrais commencer par évoquer deux affaires récentes qui, engageant toutes deux la question de la laïcité, ont été l'occasion d'en clarifier le concept et d'en circonscrire les limites.

L’affaire du voile à l’école posait la question de l’extension aux élèves de l'obligation de neutralité qui s'applique aux fonctionnaires. Devant la commission présidée par M. Bernard Stasi, l'Union des familles laïques (Ufal) avait défendu l'idée selon laquelle l'école n'est pas un service public comme un autre : l'école publique a pour vocation d'émanciper des individus dont la liberté est en voie de constitution, ce qui suppose que les élèves puissent se soustraire, durant le temps scolaire, à leurs particularismes et à leurs liens d'appartenance.

L'affaire dite du gîte des Vosges, moins médiatisée que la première, a divisé le camp des laïques. Mme Fanny Truchelut ayant refusé de louer une chambre à deux femmes qui s'étaient présentées voilées, il s’agissait de savoir s'il fallait étendre le principe de laïcité au-delà de la sphère de l’autorité publique, à des lieux qui relèvent de l'espace civil : comme les commerces, les transports, la rue. La position que nous avons défendue alors était loin d'être confortable : nous n’avons pas soutenu Mme Truchelut, considérant que le principe de laïcité s'appliquait aux lieux placés sous l'autorité publique, l'espace de la société civile étant régi par le principe de tolérance.

Faut-il interdire le port du voile intégral dans la société civile au nom du principe de laïcité ? Notre réponse est clairement non. Le principe de laïcité doit rester cantonné à la sphère de l'autorité publique : l’étendre à la société civile serait un contresens et reviendrait à l’affaiblir.

Est-ce à dire qu'il faut laisser faire, sous prétexte que la société civile est régie par le principe de tolérance ? Telle n'est pas notre position : l'Ufal est favorable à une interdiction du voile intégral dans tous les espaces de la société civile.

Nous considérons que le voile intégral est bien plus qu'un signe religieux : il est l'emblème d'un projet politique, que nous estimons séparateur. Véritable provocation, il constitue une façon de tester la résistance de nos institutions républicaines. Le voile intégral est le symbole intolérable de la soumission des femmes, symbole qui affecte la notion même de personne comme membre de l’association politique.

Le port du voile intégral n'a pas seulement pour effet de dérober l'identité de son porteur, mais aussi de le rendre indistinct, indifférenciable. Porter le voile intégral revient à signifier : « je ne suis personne ». Il s’agit d’un déni de singularité. Or, la singularité est indissociable du concept de citoyen. Un citoyen n'est pas un sujet abstrait, il doit être reconnu.

Le port du voile intégral a également pour effet de rejeter l’autre à une distance infinie. La burqa est une façon de signifier que tout contact avec autrui est une souillure. Elle crée, de façon visible, une classe d'intouchables.

Le voile intégral, masque qui rend impossible l’identification des personnes, pose un problème de sécurité publique. Le fait que des personnes soient autorisées à le porter dans la rue constitue aussi une rupture du principe d'égalité : ainsi, certains peuvent être identifiés sur des images prises par des caméras de vidéo-surveillance, d'autres non.

Enfin, le voile intégral empêche celles qui le portent de pouvoir exercer pleinement leurs droits et leurs devoirs de citoyennes : un témoin entièrement voilé peut-il être entendu par la justice afin d'identifier un coupable présumé ? Tolérer le port du voile intégral revient à accepter qu'une partie de la population soit amputée de ses droits et de ses devoirs.

L’interdiction du port du voile intégral, si elle devait être adoptée, ne suffirait pas. D'autres pistes doivent être explorées. Il est plus que temps que l’école renoue avec les Lumières et défende les principes sur lesquels elle se fonde. Elle doit être le lieu où l'on explique, de façon rigoureuse et articulée, le modèle politique que notre République a produit.

Il sera impossible de faire l'économie d'une analyse des raisons pour lesquelles les communautarismes s’exacerbent. Lorsque l'État se désengage des quartiers populaires, lorsque les services publics disparaissent, lorsque le principe de solidarité nationale est remis en question, les individus n'ont d'autre recours que de s'en remettre à des formes de solidarités traditionnelles, familiales et communautaires.

M. André Gerin, président. Il n’y aura évidemment pas d’échanges entre les associations ici présentes, M. Blondel. Toutes ces interventions nous sont très précieuses et nous sommes preneurs des suggestions et des propositions que vous pourriez nous faire.

M. Éric Raoult, rapporteur. M. Sage, pensez-vous que l’expression « offensive islamique », quelque peu guerrière, soit appropriée ? Je reconnais néanmoins que les habitants des cités sont l’objet de pressions pendant le ramadan : on leur rappelle l’heure de rupture du jeûne ; on les critique s’ils font leurs courses pendant la journée.

Mme Arlette Grosskost. Le corollaire de la stricte neutralité de l’État est le libre choix religieux. Mais en aucun cas ce choix ne doit troubler la res publica. Or c’est bien ce à quoi conduit le port de la burqa, expression d’un fondamentalisme. Pensez vous que celui-ci vise à imposer un radicalisme religieux, à même d’embraser la République française ? Si oui, ne faut-il pas légiférer pour l’empêcher ?

M. Pierre Forgues. Mme Perret, j’avoue ne pas comprendre la raison pour laquelle vous excluez la laïcité des arguments qui justifieraient l’interdiction du port du voile intégral. M. Quillardet, au contraire, s’appuie sur ce principe universel, qui dépasse largement nos frontières.

Nous sommes gênés, car nous ne voulons pas faire de cette question un problème de religion. Mais force est de constater que ce sont ceux qui se réclament d’un islam intégriste qui prônent le port de la burqa. Pourquoi évacuer l’argument de la laïcité, principe intangible ? Le port du voile intégral est la manifestation d’un intégrisme dans la sphère publique.

Mme Sandrine Mazetier. Je trouve intéressant que les associations laïques aient des approches aussi claires et aussi divergentes sur cette question.

Le voile intégral porte atteinte aux trois termes du triptyque républicain. Élisabeth Badinter a rappelé la semaine dernière que deux visions de l’égalité coexistent : la nôtre – les droits et les devoirs sont les mêmes, sans considération de l’origine ou du sexe – et celle qui considère que les droits et les devoirs sont équivalents, mais fondamentalement différents, car liés au genre.

Si nous légiférons au nom de la laïcité, peut-être faudra-t-il rappeler que la laïcité n’est pas seulement l’idée de séparation des Églises et de l’État mais aussi l’idée qu’un citoyen existe sans considération de ses particularismes, y compris de son sexe. À cet égard, la mixité pourrait figurer sur le fronton de nos mairies et être mieux enseignée à l’école.

Mme George Pau-Langevin. Je pense que l’angle adopté par l’Ufal dans le traitement de cette question peut nous permettre de sortir de nos contradictions.

Nous sommes tous d’accord pour dire que le port du voile intégral est une marque d’oppression et l’affirmation d’une radicalité politique. Toutefois, je peine à comprendre en quoi la laïcité peut être un concept opérant, puisqu’elle signifie la neutralité du pouvoir politique par rapport au domaine religieux. Comment condamner une idéologie au nom de la laïcité, même si on ne la partage pas ? Peut-on interdire, au nom de la laïcité, un vêtement religieux sur la voie publique ? Doit-on faire porter la même interdiction sur les autres vêtements religieux ?

M. Marc Blondel. Je sais, de par mon expérience de syndicaliste, comment l’on finit par obtenir ce que l’on souhaite… Si j’étais un imam fanatique, je vous pousserais à prendre une disposition législative et je considérerais déjà comme une réussite d’avoir perturbé l’équilibre des pays démocratiques avec quelques visions vestimentaires. Et si la loi devait être votée, je serais le premier à m’offusquer de ce que le « pays des droits de l’homme » en vienne à l’appliquer.

Monsieur le rapporteur, vous avez fait le lien entre le voile intégral et le ramadan. Prenez garde à ce que l’on ne vous soupçonne de vouloir interdire le jeûne ! Ne croyez pas que je sois pro-islamiste, je suis trop épicurien pour cela… Vous avez entre les mains les moyens de faire respecter la liberté ou d’y attenter.

S’agissant de l’égalité entre les hommes et les femmes, je connais l’argumentaire d’Elisabeth Badinter. Faut-il pour autant aller jusqu’à la discrimination positive, avec les conséquences que cela sous-entend ? Ce n’est pas un argument valable. J’ai pu voir ce qu’en faisaient les représentants des Émirats arabes unis lorsqu’il s’agissait de conclure des accords au Bureau international du travail (BIT).

S’agissant de la laïcité, bien qu’athée et pourfendeur des religions, je ne peux que m’opposer à ce qu’elle soit la base d’une telle disposition. Allez-vous interdire le baptême, marque de soumission d’un individu ? Allez vous rendre obligatoire l’apostasie ? Je ne demande pas à la République française d’être une militante de l’athéisme, sauf à ne plus respecter l’individu.

En interdisant le voile intégral, vous ne parviendrez qu’à enfermer les femmes qui le portent dans leur maison. Et vous cesserez d’avoir peur, car vous ne les verrez plus. C’est cela la réalité !

Je suis peut-être beaucoup plus laïque que vous ne le pensez. Parce que je crois encore à la République et aux représentants du peuple, je vous demande d’y réfléchir à deux fois. En prenant une telle disposition, vous aurez comme interlocuteurs des islamistes, qui viendront vous voir au nom de l’islam, et vous serez contraints d’aller à la conciliation. Ce sera le début d’un communautarisme organisé.

Mme Marie Perret. M. Blondel vient de le rappeler : la laïcité, ce n’est pas l’athéisme.

Si l’on entend par laïcité le principe de séparation entre les Églises et l’État, et donc l’obligation de neutralité de ce dernier en matière de religion, il est impossible d’interdire le port du voile dans la rue. La rue, en effet, ne se trouve pas placée sous l’autorité de l’État, contrairement à l’école publique. Il faut que l’individu ait la liberté d’exprimer son appartenance quelque part : on ne peut le contraindre partout à la neutralité.

Du coup, il nous faut trouver d’autres arguments, comme l’impossibilité d’identification et le déni de singularité. Notre modèle républicain repose sur une définition de la citoyenneté qui fait fi des appartenances ou de la couleur de peau des individus. C’est au nom du principe républicain d’égalité des droits qu’il faut interdire le port du voile intégral.

Quant à savoir s’il s’agit d’un problème religieux, nous devons faire très attention. Le port du voile intégral n’est pas un problème inhérent à l’islam. Il est la manifestation d’un intégrisme ; or toutes les religions sont travaillées par des poussées intégristes. Les musulmans sont divisés sur la question du voile intégral, ne les poussons pas à faire bloc.

M. Patrick Kessel (Comité laïcité République). Si nous en sommes là, c’est qu’en vingt ans, la classe politique n’a jamais pris ses responsabilités !

M. Yves Albarello. Très juste !

M. Patrick Kessel. Face à un certain nombre de dangers, la droite et la gauche doivent adopter une position commune pour défendre les fondements de la République.

La question du port du voile intégral est d’une tout autre nature que celle du port de signes religieux à l’école, puisqu’il s’agit de la voie publique. Si une loi devait interdire au nom de la laïcité le port de la burqa dans la rue, il faudrait qu’elle vise également le port de la soutane ou de la kippa. Sauf à faire des musulmans de France des victimes, ce qui n’est évidemment dans l’esprit de personne ici.

Mais le port de la burqa dépasse la question du vêtement religieux : le voile intégral est un symbole de l’enfermement des femmes et un étendard du communautarisme.

Il ne s’agit plus de débattre philosophiquement du communautarisme ; nous sommes désormais face à un problème de paix civile. Selon le rapport remis en 2004 au ministre de l’enseignement par l’inspecteur général Jean-Pierre Obin qui détaille Les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires, la situation est catastrophique, qu’il s’agisse de l’attitude des enseignants, du contenu des enseignements, de l’expression de l’antisémitisme et du racisme dans les classes, de l’incapacité à parler des autres religions – et je ne parle pas de la situation dans les hôpitaux.

L’interdiction du port de la burqa n’aura de sens que si vous vous montrez capables de mener une vraie politique laïque – la France ne vient-elle pas de signer des accords de reconnaissance des diplômes universitaires avec le Vatican ? Il faut que la représentation nationale s’interroge et rétablisse l’équité de traitement pour tous.

J’ai exercé comme journaliste à l’étranger, dans les pays staliniens et dans les pays fascistes d’Amérique du sud. La France dont les opposants aux régimes de ces pays me parlaient alors était celle des droits de l’homme, celle de la Révolution française, celle de la Résistance. Lors de l’affaire du voile, notre association a reçu des dizaines de lettres d’Algériennes nous demandant de tenir bon. Aujourd’hui, il ne s’agit pas de prendre une mesure contre quelques centaines de femmes portant la burqa, mais pour des dizaines de millions d’autres, qui, de par le monde, nous regardent et nous écoutent.

Des hommes et des femmes se battent pour que ce que vous défendez devienne leur réalité. La France doit reprendre le flambeau. Alors que la 65e session de l’ONU vient d’ouvrir et que ceux qui prônent l’universalisme des valeurs sont traités d’islamophobes et de racistes, alors que la présidente libyenne de la commission des droits de l’homme cherche à interdire la critique de toute religion, tenez bon !

M. Jean-Michel Quillardet. En Turquie, pays laïque, la burqa n’existait pas il y a de cela dix ans. Aujourd’hui, des quartiers entiers sont peuplés de femmes intégralement voilées.

L’argument qui consiste à dire qu’il ne faut pas légiférer, sauf à enfermer les femmes à la maison, est celui qui prévalait contre la loi interdisant le port du voile à l’école. Or, que je sache, les enfants musulmans continuent d’aller à l’école publique ! Il faut que nous prenions nos responsabilités

J’entends la laïcité comme une conception de l’individu. La laïcité ne signifie pas seulement la séparation des Églises et de l’État, l’obligation de neutralité, elle englobe un certain nombre de valeurs universelles, humanistes, dont la liberté de conscience. Or la vision d’une burqa dans la rue porte atteinte à ma propre liberté de conscience. J’ajoute que la rue dépend juridiquement de l’État et est donc une forme d’espace public.

M. Hubert Sage. Je soutiens qu’il existe une offensive islamique délibérée. Je n’ai jamais dit, M. Blondel, qu’il fallait interdire le ramadan. J’observe simplement que ces deux dernières années, certains de mes amis maghrébins, stigmatisés, n’ont pas pu ne pas observer le jeûne.

La neutralité de l’État que suppose la laïcité, ne signifie pas que l’État doit laisser exister des formes d’oppression dans la rue. Si une loi interdisant le port du voile intégral devait être adoptée, elle ne pourrait l’être qu’au nom de l’ordre public laïc. C’est l’unique fondement reconnu par la CEDH dans sa jurisprudence. Tout autre fondement exposerait la France à une condamnation pour discrimination.

Si vous vous en tenez à la notion d’interdiction de signes religieux ostensibles dans la rue, vous vous trouvez effectivement face à une difficulté car vous serez amenés à interdire les vêtements des ordres religieux, comme l’a fait le Mexique en 1967.

Toutefois, il faut savoir que la Cour constitutionnelle égyptienne vient de déclarer que la burqa n’était pas un vêtement religieux, mais un symbole d’oppression ; un projet de loi visant à interdire son port est en préparation au Parlement.

Si une loi devait être adoptée, il faudrait qu’elle le soit au nom de la laïcité. Car la liberté de conscience ne donne pas la liberté d’opprimer autrui.

M. Yves Albarello. En effet, la burqa n’est pas un vêtement religieux. Il s’agit d’un moyen de nous tester, dans le cadre d’une offensive lancée contre la République. Cette question aurait dû être traitée il y a vingt ans. Nous sommes contraints de nous y atteler aujourd’hui, alors que des problèmes bien plus graves se posent en France.

Il nous faudra être très fermes et faire attention à ne pas construire une « usine à gaz » législative, comme cela a été le cas avec les tests ADN. Je pense que deux articles devraient pouvoir suffire. Et si cette loi devait avoir pour effet que certaines femmes restent chez elles, ce ne serait pas un réel problème.

M. Marc Blondel. Condamnez-les donc au harem !

M. Yves Albarello. Car comme l’a rappelé M. Quillardet, de telles prédictions ne se sont pas réalisées après l’adoption de la loi interdisant le port du voile à l’école.

M. Éric Raoult, rapporteur. M. Blondel, vous m’avez mal compris. Si je me permets de telles remarques sur le ramadan, c’est qu’être élu de Seine-Saint-Denis me confère une certaine expertise en la matière… J’en suis à ma septième rupture de jeûne ! En tant que responsable de la rénovation urbaine et de l’attribution de nouveaux logements, je trouve gênant que des militants de l’islam réveillent chaque matin les habitants d’un quartier – Vietnamiens inclus – pour leur rappeler l’obligation du jeûne. Autant je respecte les religions, autant je ne supporte pas qu’on en impose une.

M. Marc Blondel. J’ai vécu à Bondy et à la Plaine-Saint-Denis, je connais donc parfaitement la situation. Mais sachez aussi que dans le XXe arrondissement de Paris, un curé, voisin de la Fédération de la libre pensée, carillonne avec une régularité étonnante !

M. André Gérin, président. Je vous remercie tous. Ce débat ne fait que s’ouvrir. Croyez à notre détermination de le voir aboutir.

AUDITION DE L’ASSOCIATION VILLE ET BANLIEUE DE FRANCE : M. CLAUDE DILAIN, PRÉSIDENT, MAIRE DE CLICHY-SOUS-BOIS ; M. JEAN-PIERRE BLAZY, MAIRE DE GONESSE ; M. RENAUD GAUQUELIN, MAIRE DE RILLIEUX-LA-PAPE ; M. JEAN-YVES LE BOUILLONNEC, MAIRE DE CACHAN ; M. XAVIER LEMOINE, MAIRE DE MONTFERMEIL

(Séance du mardi 29 septembre 2009)

M. André Gerin, président. Mes chers collègues, à la suite de notre rencontre de la semaine dernière et, comme certains d’entre vous l’ont souhaité, le document sur les talibans et les prescriptions imposées aux femmes en Afghanistan vous a été adressé.

Nous abordons aujourd’hui notre cinquième séance d’auditions. D’ici au 16 décembre, nous tiendrons, normalement, onze séances, la remise de notre rapport étant prévue pour la fin du mois de janvier 2010.

Plusieurs déplacements sont prévus : les jeudis 8 octobre à Lille, 15 octobre à Lyon, 5 novembre à Marseille et le vendredi 13 novembre à Bruxelles. S’y ajoutera, avant fin novembre à l’Assemblée nationale, une journée entière d’auditions de personnes de la région parisienne confrontées en première ligne à la question du voile intégral.

Je voudrais redire que notre mission se concentre sur la réalité que recouvre le voile intégral, à savoir l’islamisation de territoires de notre pays. Dès le mois de juillet on avait évoqué le fait que le port du voile intégral était la « partie visible de l’iceberg », ce mouvement intégriste existant dans d’autres pays européens.

Par ailleurs, notre mission ne veut pas intervenir sur le champ religieux : nous dissocions la question du voile intégral de celle de la place de l’islam dans la République française. Nous refusons ainsi tout amalgame entre ces pratiques et l’islam.

Nous voulons avant tout une clarification publique pour combattre une pratique qui, à nos yeux, relève de traditions et de coutumes moyenâgeuses, portées par les intégristes et les salafistes. Nous avons comme objectif le nécessaire dialogue avec les représentants du culte musulman, pour dire non à cette dérive intégriste, pour dire oui à un islam respectueux des principes de la République et de la laïcité. Il s’agit pour nous de distinguer la place de la religion d’un côté, et la responsabilité publique et politique de la représentation nationale de l’autre.

Nous souhaitons donc entendre, sans a priori, tous les points de vue. Nous auditionnerons, par conséquent, les représentants du culte musulman et, si cela est possible, des femmes, mineures ou majeures – que l’on n’entend pas –, qui vivent des réalités concrètes dans certains quartiers très difficiles.

Enfin, nous espérons répondre à l’attente de la population qui a le sentiment qu’un laisser-faire prévaut sur ce sujet.

Nous débutons cette nouvelle journée d’auditions par une table ronde rassemblant des membres de l’association de maires Ville et banlieue de France, fondée en 1983 pour « favoriser le développement des quartiers les plus fragiles du territoire et valoriser l’image des villes de banlieue ».

Nous avons ainsi le plaisir d’accueillir son président, M. Claude Dilain, maire de Clichy-sous-Bois, ainsi que quatre de ses membres : M. Jean-Pierre Blazy, maire de Gonesse, M. Renaud Gauquelin, maire de Rillieux-la-Pape, M. Jean-Yves Le Bouillonnec, député-maire de Cachan, et M. Xavier Lemoine, maire de Montfermeil.

Nous avons souhaité auditionner votre association, Messieurs, parce que les maires sont quotidiennement en prise avec les difficultés liées au port du voile intégral. Ils doivent, en effet, garantir l’ordre public dans leur commune. De surcroît, les fonctions de maire constituent un poste d’observation privilégié des évolutions de la société.

Quelle a été l’évolution de la pratique du port du voile intégral dans votre commune. Surtout, que recouvre cette pratique ? Le port du voile constitue-t-il, selon vous, une atteinte au principe de laïcité ? Enfin, faut-il voter une loi ? Je rappelle que l’option de départ de la mission n’a pas été d’axer a priori sa réflexion sur la nécessité d’une loi. Des décrets ou des arrêtés municipaux vous paraîtraient-ils plus appropriés ?

M. Claude Dilain, président de l’association de maires Ville et banlieue de France, maire de Clichy-sous-bois. Je vais résumer la position officielle de l’association que j’anime, dont un conseil d’administration élargi s’est réuni ce jour pour débattre, durant de longues heures, de cette question.

D’abord, il est clair que, pour les élus, il ne faut pas mélanger le problème du foulard avec celui du voile intégral, car ils sont très différents. Le foulard renvoie à la question de la laïcité, éventuellement au prosélytisme, alors que le voile intégral touche à la dignité de la personne – en l’occurrence la femme –, en même temps qu’il est un frein à l’intégration. En renvoyant à d’autres questions, le voile intégral dépasse l’aspect religieux.

Ensuite, la situation est très variable d’une ville à une autre. Le premier chiffre qui a circulé dans la presse nous a fait sursauter, car le nombre de femmes en France portant le voile intégral est très élevé dans certaines banlieues, à tel point que les gens ont dit : « Ceux qui ont fait ce décompte ne viennent jamais chez nous ! » Dans d’autres communes, on ne trouve qu’une personne parfois qui porte ce type de voile. Lorsque le problème de la pratique du port du voile intégral se pose de façon importante, comme à Clichy-sous-Bois et à Montfermeil, les adhérents de Ville et banlieue sont unanimes pour la condamner.

La première erreur serait donc de nier ou de sous-estimer ce phénomène qui connaît un développement incontestable dans certaines villes.

Face à une montée en puissance des exigences religieuses dans ces villes, les maires sont inquiets. Les requêtes portent sur les repas à l’école – après ceux sans porc, il en faut maintenant sans viande ou halal –, mais également les créneaux horaires discriminants hommes-femmes dans les piscines, les gymnases ou à l’hôpital. Tous mes collègues de l’association l’ont confirmé : nous assistons à un envahissement du fait religieux dans la vie civile.

Si la réponse est complexe, les élus sont néanmoins unanimes pour dire que la prévention – en particulier, l’éducation – reste la première chose à faire dans les associations, les centres sociaux, mais aussi à l’école, dès le plus jeune âge. Peut-être n’utilisons-nous pas suffisamment la journée de la femme. En tout cas, des améliorations sont possibles.

Faut-il une loi ? Les élus sont partagés.

Pour une partie d’entre eux, il n’y a pas matière à légiférer, en termes de droit, sur l’espace public. Surtout, un grand nombre insiste sur les risques qui existent à légiférer. En effet, une loi ne risque-t-elle pas de stigmatiser, une fois de plus, des villes qui, comme les nôtres, le sont déjà ?

En outre, une interdiction légale du port du voile intégral ne va-t-elle pas, par effet boomerang, encourager celui-ci ? Notre diagnostic montre effectivement que le voile appelle le voile : il ne se développe pas où il n’y en a pas, mais devient une épidémie dès son apparition.

De plus, qui se chargera de faire respecter la loi ? Cette question très importante a suscité beaucoup d’inquiétudes.

En dépit de tous ces risques, un certain nombre d’élus, de maires, souhaitent que le Parlement légifère. La réponse au problème ne passe cependant pas forcément par une loi ; à cet égard, Jean-Yves Le Bouillonnec vous présentera une proposition, à laquelle j’adhère totalement. En tout cas, il y a unanimité pour dire que nous ne pouvons pas ne rien faire.

Une deuxième erreur, très grave, serait de renvoyer la « patate chaude » aux maires, au prétexte que ce problème n’existe que dans un certain nombre de villes. Je le répète : cette question renvoie aux valeurs républicaines que sont l’intégration, le respect de la personne et sa dignité. Elle appelle donc une réponse de la société française – et non exclusivement des maires par le biais d’arrêtés municipaux – et, par conséquent, la réaffirmation des valeurs de la République, d’une manière ou d’une autre, mais de façon symbolique et forte.

M. Jean-Pierre Blazy, maire de Gonesse. Gonesse est située dans l’est du Val-d’Oise, territoire qui s’apparente à celui que connaît Claude Dilain à Clichy, avec les mêmes caractéristiques sociodémographiques et socioculturelles.

Le voile intégral y est minoritaire par rapport au foulard, lui-même très répandu dans l’espace public. Il est cependant visible et suscite des réactions de condamnation et de rejet de la part d’une partie de la population qui, loin de voter pour le Front national à chaque scrutin, a des convictions laïques et républicaines. Si ces réactions ne se manifestent pas au quotidien de façon apparente, elles n’en demeurent pas moins une réalité.

Il faut bien comprendre que c’est d’abord sur nos territoires de banlieue, déjà fragilisés, que le phénomène existe. D’où le risque de renforcer leur stigmatisation. C’est pourquoi je suis hésitant sur l’adoption d’une loi sur ce sujet. Certaines personnes issues des couches moyennes n’ont-elles pas déjà fait le choix, pour toutes sortes de raisons, de quitter ces territoires ? Si le voile intégral n’explique pas tout, il peut entrer en ligne de compte.

Je tenais à insister sur cet aspect des choses, car les élus que nous sommes ressentent les réactions de la population.

Je peux également témoigner que nos fonctionnaires territoriaux et hospitaliers
– car je suis également président de conseil d’administration d’un hôpital public – se trouvent démunis. Pour ma part, je leur ai donné quelques instructions. Certes, ils sont placés dans une situation où ces réalités ne sont pas encore le fait d’un grand nombre, mais que se passera-t-il, par exemple, dans un bureau d’état civil, le jour où ils devront demander à une personne de retirer son voile intégral ? À l’hôpital, une femme venant chercher ses résultats d’examens devra-elle enlever son voile pour que les agents puissent s’assurer de son identité ? Quelle sera la force de la loi ? À mon avis, il faut regarder certaines situations de près, car nos fonctionnaires risquent de ressentir un malaise.

J’ai été partisan, dès le départ, d’une loi sur les signes religieux à l’école. Elle était nécessaire et a trouvé son application : l’apocalypse qu’on nous avait prédite ne s’est pas réalisée et la fermeté a payé. En revanche, je ne suis pas sûr qu’une loi sur le voile intégral apporte des réponses au problème : j’ai des doutes non seulement sur son bien-fondé, mais encore sur son efficacité.

Cela étant dit, comme Claude Dilain, je récuse la solution qui consisterait à rejeter la responsabilité sur les maires, car des arrêtés municipaux ne régleront pas non plus le problème.

En tant que républicains, nous sommes tous interpellés par cette question. Aujourd’hui, malgré la loi sur les signes religieux à l’école, la République me paraît encore trop faible en matière de laïcité. D’après moi, nous avons tous des responsabilités pour faire vivre la laïcité sur nos territoires et, de ce point de vue, nous faisons peut-être preuve – certains plus que d’autres – d’une certaine faiblesse coupable.

C’est pourquoi, au-delà de la signification du problème du voile pour les femmes, je voudrais insister sur le vivre ensemble dans l’espace public, car la question est là. Je crois à un dialogue ferme au sein de l’espace public. Au total, s’il faut faire reculer le phénomène du voile intégral, dont les causes sont complexes, je ne crois pas à la loi, pour l’instant.

M. Renaud Gauquelin, maire de Rillieux-la-Pape. Merci, Monsieur le président, d’avoir ouvert ce débat qui s’imposait. Je partage l’essentiel de ce qui vient d’être dit, mais pas les conclusions.

Rillieux-la-Pape, ville de 30 000 habitants de 70 origines différentes, connaît très peu de problèmes liés au port de la burqa : je crois connaître deux femmes qui la portent, ce qui est beaucoup moins que sur le marché de Vénissieux. En revanche, depuis quelques années, des problèmes croissants se posent, comme dans les villes comparables, en matière de cantines scolaires, d’accès aux piscines, de soins à la clinique – ce qui est préoccupant – et, parfois, de respect de la loi par les fonctionnaires eux-mêmes. Récemment, j’ai, en effet, dû rappeler à l’ordre une fonctionnaire d’origine musulmane, mais aussi une fonctionnaire catholique qui portait une croix – aussi choquante à mes yeux – pendant son temps de travail.

Notre position est claire – et je m’exprime aussi au nom de mon équipe municipale avec laquelle j’ai échangé à plusieurs reprises sur ce sujet ces derniers temps – : le Coran n’indique en rien que la burqa est un signe religieux. Certains pays, comme l’Arabie saoudite, l’Afghanistan ou le Pakistan, en ont simplement fait une interprétation ponctuelle et récente pour en justifier la pratique. Il est évident que cette pratique remet en cause le droit des femmes sur le territoire français ! Il s’agit d’une régression considérable en peu de temps, après tous les longs combats qu’ont été le vote des femmes, l’avortement et la contraception.

Des signes symétriques n’existent pas à l’égard des hommes ! Et ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est le comportement des hommes à l’égard des femmes.

À mon avis, certaines femmes sont volontaires, d’autres ne le sont pas, mais dans la majorité des cas, il est impossible de le savoir parce que l’expression n’est pas libre dans ce domaine.

Faut-il légiférer ? Je suis tout à fait d’accord avec mes collègues : ne laissons pas aux maires la responsabilité de prendre des arrêtés municipaux en la matière, car cela reviendrait à diviser la République française en 36 000 territoires, donc à égratigner sérieusement la laïcité !

C’est vrai : légiférer risque de jeter ces femmes dans les bras des intégristes les plus intégristes, de les stigmatiser, les victimiser. Il ne faut pas sous-estimer cela. En outre, il est légitime de se demander comment sera appliquée la loi. Nous, les maires, rencontrons déjà nombre de difficultés pour faire appliquer certaines lois au quotidien, ne serait-ce que celle sur les chiens dangereux ! Néanmoins, je penche pour une loi, pour trois raisons.

En premier lieu, la laïcité est inscrite dans notre Constitution et il est normal que la loi soit en conformité avec cette dernière.

Ensuite, le droit des femmes est également inscrit dans notre loi fondamentale. Par conséquent, rappeler par la loi le droit des femmes à se soigner dans des conditions identiques, à pratiquer du sport, à sourire en présence de tout le monde me paraît légitime. Comment peut-on communiquer sans sourire, sans pleurer, sans montrer la réaction de sa peau à ce que dit l’autre ? Voilà des choses de bases qu’il ne faudrait pas oublier.

La dernière raison, et non des moindres, tient en ces interrogations : sans une loi, quel signe donnerions-nous aux femmes du monde entier qui se battent dans leur pays pour que leurs filles – qui n’ont pas accès à la scolarité comme les garçons – puissent se rendre dans des écoles non coraniques ou des écoles tout court ? Quel signe donnerions-nous aux femmes qui se battent en Iran pour un minimum de droits, aux femmes qui demandent à conduire en Arabie Saoudite ? Quel signe enverrions-nous à toutes celles qui vivent dans des pays de confession islamique qui, contrairement à d’autres, évoluent malheureusement dans le mauvais sens ? Ne pas légiférer ne reviendrait-il pas à abandonner un grand nombre de femmes, de jeunes filles, de fillettes sur cette planète en leur disant : c’est désespérant, mais c’est ainsi, le monde va en reculant ?

Pour toutes ces raisons, et malgré les obstacles que j’ai cités, je pense qu’il faut légiférer.

M. Jean-Yves Le Bouillonnec, maire de Cachan. À Cachan, en proche banlieue de Paris, règne une sorte d’équilibre social, avec des quartiers légèrement sous tension, mais dont les problèmes sont habituellement absorbés par le brassage de populations. Néanmoins, la réalité que vous évoquez est connue dans mon territoire. L’un de mes adjoints y a été confronté lors de la célébration d’un mariage. Nous avons été inflexibles.

Récemment, j’ai moi-même été confronté au cas d’une maman totalement voilée qui accompagnait son enfant dans sa classe de maternelle. La direction de l’établissement ayant malencontreusement demandé au gardien de l’école d’empêcher la maman d’entrer, je suis intervenu pour rappeler que les personnels communaux sont sous l’autorité du maire, puis j’ai demandé à l’inspection de circonscription de m’expliquer et de me confirmer officiellement l’interdiction d’accès, ce qu’elle a fait, si bien que j’ai fait procéder à cette interdiction. Si cela s’est passé de manière apaisée, sans provoquer de difficultés, je pense que la situation n’est pas totalement réglée dans la mesure où c’est l’ATSEM (Agent territorial spécialisé des écoles maternelles) qui a fait le chemin pour aller chercher l’enfant à l’entrée de l’école, alors que notre but n’est évidemment pas de porter atteinte au lien entre l’enfant et sa mère.

Sur le fond, cette histoire est représentative d’autres situations sur lesquelles nous nous interrogeons.

Ne rien faire serait inacceptable. Mais faire quelque chose nécessite de ne pas heurter les autres aspects que nous avons en charge, à savoir garantir à l’enfant la possibilité d’être scolarisé, sans qu’il ne soit mis à l’écart de ses petits camarades.

Ainsi, des situations, que nous n’observions pas auparavant, apparaissent. D’une certaine manière, on vient un peu quereller la République pour savoir ce qu’elle peut faire et jusqu’où elle peut aller.

S’agissant de la fourniture des repas, je ne cesse de dire à mes administrés qu’il ne s’agit pas d’un service public, mais d’un service social : il est donc légitime que les bénéficiaires ne contestent pas – sauf à participer en tant que citoyen à leur amélioration – les éléments sur lesquels il repose, à savoir la laïcité, la République. En matière d’équipements, par exemple la piscine, la même justification est possible au nom de l’absence de toute ségrégation.

Pour les équipements dont l’accès ou le fonctionnement est placé sous mon autorité, j’ai le sentiment qu’un fondement à la prise de position de l’autorité suffit. Dans mon hôtel de ville, on se présente aux guichets visage découvert parce que c’est le symbole du lien du citoyen avec l’administration de la commune. Cela est incontestable, la HALDE (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité) le dit elle-même, et tous mes collègues exigent la même chose.

Dans cette réalité, je pense qu’il faut simplement utiliser sans complexe des instruments qui existent.

Vous l’avez compris : le voile intégral n’est acceptable pour aucun d’entre nous. Loin d’être une anecdote, il révèle la rupture de l’égalité entre l’homme et la femme, mais aussi les atteintes au lien social représenté par le visage découvert, la rencontre, le regard, tout ce qui fait l’existence même, comme l’a souligné notre collègue.

Alors, faut-il légiférer ?

Sur ce point, je tangue au fur et à mesure que j’entre dans ce débat. Si j’ai dit que la réglementation de l’accès à un établissement suffit, des recours seront cependant toujours possibles pour la contester devant le Conseil d’État ou la Cour européenne des droits de l’homme. Par conséquent, il faut fixer des règles, la Cour ayant d’ailleurs toujours rappelé qu’un État pouvait établir de telles règles dans le cadre desquelles doit s’établir son organisation sociale.

Opter pour une loi impose de se poser la question de son application et des sanctions. À défaut, nous n’avancerons pas. Sans polémiquer, l’exemple frappant du délit d’occupation illégale des halls d’immeuble témoigne de l’insuffisance d’une loi à elle seule, même améliorée dans un deuxième temps, pour régler ce type de problème. En effet, il est quasiment impossible de constater les faits mais aussi d’appliquer la sanction.

Il n’y aurait pire message à adresser aux citoyens qu’une loi par laquelle on se limiterait à se donner bonne conscience en réaffirmant un principe républicain. Cela ne suffit pas. Il faut pouvoir dire : « Soit on respecte la loi, soit on est sanctionné » ; or, nous ne sommes pas en état de le faire. Je ne vois pas que, demain, une loi interdisant le port du voile intégral puisse être adoptée, l’interdiction étant assortie d’une sanction en cas d’infraction – au minimum une amende, la sanction étant aggravée en cas de récidive – car le texte serait inapplicable. De plus, les musulmans de France auraient alors le sentiment que la République a choisi la voie de la facilité. Des représentants de la communauté musulmane nous le disent : « Nous sommes d’accord, le problème est réel, mais ne promulguez pas une loi relative au port du voile intégral car toute loi portant sur ces sujets est ressentie comme une agression envers l’islam. Expliquez plutôt la République et les valeurs qui la sous-tendent ».

Aussi, je propose d’utiliser plutôt l’instrument constitutionnel nouveau qu’est la résolution parlementaire. Ce serait une manière de réaffirmer un principe républicain constitutif de la souveraineté nationale, et se référer à cette résolution permettrait de justifier des décisions prises quotidiennement, à propos desquelles on peut aujourd’hui se faire quereller car elles peuvent être interprétées comme étant ségrégationnistes.

M. Xavier Lemoine, maire de Montfermeil. Je vous remercie d’avoir fait de ce sujet un débat public. Certains, se plaçant sur le terrain quantitatif, ont voulu considérer qu’il s’agirait d’une question marginale, mais la résonance qu’a le débat dans l’opinion publique montre qu’il n’en est rien.

Après avoir répondu aux questions que vous nous avez posées, je me permettrai, fort de mon expérience personnelle – j’habite depuis 25 ans à Montfermeil dont je suis le maire depuis 2002, mais j’ai aussi beaucoup voyagé de par le monde pendant dix ans, ce qui m’a fait connaître un certain nombre de cultures, de civilisations et de pays – de dire quelles sont, à mon sens, les lacunes de l’approche que vous avez décrite, tout en sachant que c’est un premier pas et vous serez sans doute amenés à aller plus loin.

Vous nous avez interrogés sur l’évolution du port du voile intégral. Je ne sais la mesurer, mais je constate une évolution par poussées selon les périodes. Sans pouvoir l’expliquer précisément, je perçois différentes motivations. Il peut s’agir d’une transposition temporaire de coutumes d’autres lieux par des populations qui ont bénéficié depuis peu du regroupement familial. Il peut aussi s’agir d’une « ré-islamisation » de populations qui vivent en France de longue date – et je me dois à ce sujet de signaler aussi la pression sociale croissante qui s’exerce sur les musulmans qui ne souhaitent pas observer le jeûne du ramadan. Il peut s’agir encore d’une ignorance complète des habitudes françaises par des personnes souvent issues d’un milieu rural, analphabètes, arrivées en France par mariage et qui restent figées dans les comportements qui étaient les leurs dans leur pays d’origine. On peut aussi être face à des femmes soumises, en retrait de la société – et il en existe dans toutes les catégories sociales. On peut enfin être confronté à une attitude de défi et de revendication, qui s’observe particulièrement chez des adultes âgés de moins de 40 ans, souvent issus de milieux instruits. Ainsi, paradoxalement, à Montfermeil, ce n’est pas dans le quartier populaire que l’on voit le plus de burqas mais dans des quartiers pavillonnaires habités par des classes moyennes qui savent parfaitement le sens de ce comportement au regard de la société française.

Je viens d’entendre dire qu’il n’y a aucune prescription relative au port du voile intégral dans le Coran. Soit, mais elle existe dans la Sunna, deuxième source de la théologie islamique. Vous avez souhaité exclure le religieux du débat, et j’y reviendrai ; pourtant, le fondement religieux du port du voile intégral est réel.

Oui, le port de la burqa constitue une atteinte à la laïcité.

Au-delà du législateur, une prise de conscience et une prise de position très forte de toute la société française sont nécessaires, parce que le port de la burqa pose problème là où il se propage. Il en va en quelque sorte de la burqa comme de Dieudonné : les idées qu’il véhicule sont partagées par 0,5 % de la population générale mais par 30 à 40 % de la population dans certains quartiers. Autrement dit, le phénomène peut être considéré comme marginal vu de Sirius, mais il est important là où il se manifeste. Il ne faut donc pas laisser les populations et les élus des communes concernées seuls face à ces problèmes.

Je souhaite, d’autre part, revenir sur la manière dont votre mission envisage ses travaux. Je m’exprimerai à titre personnel et mes propos n’engagent pas l’association dont je suis membre. Vous nous avez dit, M. le président, que la mission souhaite rester hors du champ du religieux. Or le Coran formant un tout et l’islam étant davantage qu’une religion, cette approche conduit à amputer la réflexion d’une dimension fondamentale. Mais je conçois que la prudence vous guide, la même prudence politique qui a fait dire au Président de la République que « la burqa n’est pas un signe religieux ».

Vous dites encore refuser tout amalgame entre des pratiques issues de l’intégrisme et du salafisme pour préserver le dialogue avec « les représentants du culte musulman ». Ne nous leurrons pas : les représentants du culte musulman ne représentent qu’eux-mêmes. En effet, tout musulman trouvant dans le Coran ou dans la Sunna les justifications de son comportement s’exonère de la pression et des indications de ceux que la République a accrédités comme ses représentants, et qui pour lui ne sont rien.

Vous avez enfin parlé de l’islam « respectueux de la République et de la laïcité ». Je considère pour ma part qu’il n’est pas de compatibilité possible entre l’islam et les démocraties laïques. Que des individus de culture et de confession musulmanes puissent adapter leur comportement aux principes républicains, c’est une chose, mais qu’islam et démocratie soient compatibles, je n’y crois pas un instant. Aussi, expliquer aux musulmans en quoi les valeurs républicaines peuvent à certains moments entrer en conflit avec les préceptes de l’islam serait une approche intellectuelle plus juste et plus respectueuse des personnes.

M. André Gerin, président. Je vous remercie, Messieurs, pour la clarté, la franchise et la précision de vos propos.

M. Jean Glavany. Je remercie à mon tour les membres de la délégation de l’association pour leurs interventions précieuses. Il a beaucoup été question de savoir s’il fallait une loi. Comme l’a rappelé notre président, nous n’avons pas tranché sur le principe – et encore moins sur le contenu qu’aurait le texte – mais je m’adresserai plus particulièrement à ceux de nos invités qui ont exprimé des réticences à l’idée d’un texte de loi pour faire valoir devant eux un élément logique. Si, comme il le semble, un consensus politique rassemble tous les parlementaires, selon lequel le port du voile intégral est contraire aux principes républicains et aux droits de la personne – des femmes, dans le cas qui nous occupe – on en déduit que moins de ces voiles seront portés en France mieux la République s’en trouvera, et qu’il faut donc, à défaut de l’interdire, au minimum en rendre le port impossible. Mais cela, notre droit, en l’état, ne le permet pas. Sinon par une loi, comment le permettra-t-on ? Je le dis en toute amitié à Jean-Yves Le Bouillonnec : je crains qu’une résolution parlementaire à ce sujet ne demeure une pétition de principe, sans application.

J’ai lu, M. Xavier Lemoine, les déclarations que vous avez faites hier au journal La Croix. Je pense comme vous que « cantonner la réflexion au port de la burqa, c’est donner la victoire aux islamistes qui tiennent absolument à esquiver le débat de fond sur la place de la religion dans notre société », mais je ne partage nullement vos conclusions. La question qui nous est posée est redoutablement difficile. À mon sens, l’idée que l’on pourrait séparer les pratiques intégristes et la religion, est une notion purement théorique. Nous avons d’ailleurs entendu un philosophe musulman laïc – musulman et laïc, M. Lemoine – l’exposer devant nous : dire à une religion, quelle qu’elle soit, que les dérives intégristes sont sans lien avec elle revient à prétendre que le hooliganisme n’aurait rien à voir avec le football ni le dopage avec le Tour de France. Il faudra bien que les religions, et pas seulement la religion musulmane, assument un certain nombre de leurs déviances.

Par ailleurs, je suis en désaccord complet avec l’idée selon laquelle l’islam serait incompatible avec la laïcité. Comment pouvez-vous affirmer pareille chose alors que des millions de musulmans, comme le font des millions de catholiques, de protestants ou de juifs, vivent leur religion à titre privé et acceptent que les lois de la République dominent ces convictions ? Il y a des millions de musulmans laïcs en France comme il y a des millions de catholiques, de protestants et de juifs laïcs qui ne font pas de confusion entre sphère privée et sphère publique. A contrario, il existe des intégristes musulmans comme il existe des intégristes catholiques – ceux, par exemple, qui se constituent en commandos anti-IVG – protestants ou juifs. C’est une faute de considérer a priori que l’islam n’est pas respectueux de la laïcité et donc de la République, car ce n’est pas ce qui se vit.

M. Jacques Myard. Savez-vous si, comme on me l’a dit plusieurs fois, des enfants sont retirés de l’école publique pour être scolarisés, en France, dans des madrasas clandestines où l’on ne sait quel enseignement leur est prodigué ?

On a parlé d’un risque de stigmatisation. Pour ma part, je me sens stigmatisé par la pratique de coutumes totalement contraires aux habitudes françaises et aux lois de la République. Puis-je rappeler, par ailleurs, que lorsque la loi de séparation des églises et de l’État a été adoptée en 1905, il y a effectivement eu des stigmatisations ? Il vient un moment où il faut rappeler les valeurs républicaines et les lois de la République ! Il faudrait, dit-on, ne pas blesser. Mais si elle continue sur cette lancée, cette démocratie molle perdra son âme et ira à vau l’eau ! Les sanctions sont la contrepartie de la liberté. Je le dis fermement : la sanction doit être réhabilitée pour rétablir « l’ordre naturel des choses », selon les mots de Chateaubriand.

Connaissant la démarche intellectuelle de ces gens, qui veulent tester la République et imposer leur loi personnelle à un ordre laïc, républicain et égalitaire, je ne crois pas un instant, M. Le Bouillonnec, à l’efficacité d’une résolution.

Enfin, M. Lemoine, savoir si l’islam est compatible avec la laïcité n’est pas mon problème. Je suis législateur et, en cette qualité, laïc : si je constate que certains comportements de telle ou telle religion ne sont pas compatibles avec les lois de la République, je les interdis ! Il y a autant d’interprétations du Coran et de la Sunna qu’il y a de musulmans ; n’entrons pas dans ces exégèses, ce n’est pas notre rôle.

M. Christian Bataille. J’ai le sentiment, à écouter nos interlocuteurs, que la réflexion sur le voile intégral déborde sur de multiples problèmes liés à la laïcité. En légiférant sur le port des signes religieux à l’école, nous pensions mettre un point d’arrêt aux agressions contre la laïcité ; on constate maintenant que cela ne suffisait pas. Outre le port du voile intégral, nous venons d’entendre égrener d’autres problèmes : ceux des soins à l’hôpital – en d’autres termes, celui de la laïcité appliquée aux malades –, de la composition des menus dans les cantines scolaires, de la mixité dans les piscines, de la neutralité des fonctionnaires municipaux… Loi ou pas loi, si nous parlons principalement du port du voile intégral, il nous faudra aussi faire allusion à ces autres problèmes, redire ce que sont les principes républicains de la laïcité, réaffirmer la nécessaire séparation entre la sphère privée et la sphère publique. Il existe en France une religion majoritaire, la religion catholique, qui s’est disciplinée pour concilier ses principes avec les principes républicains, et il en existe une autre, nouvelle, un peu bouillonnante, qui doit se discipliner elle aussi. Mais elle n’est pas seule en cause. Si, pour une grande partie, les problèmes actuellement rencontrés trouvent leur origine dans la religion musulmane, je suis interloqué de voir des préfets ou des sous-préfets, représentants de l’État, assister à des cérémonies religieuses privées en tenue ; la République doit assurément rappeler quelques règles à ses serviteurs, qui semblent parfois les avoir oubliées – à mesure, sans doute, que l’année 1905 s’éloigne…

Pourriez-vous nous dire, Messieurs, quels problèmes autres que celui du voile intégral vous semblent devoir être résolus de façon urgente par le législateur si tel devait être le cas ?

M. Pierre Cardo. Je souhaite insister sur la pression et l’oppression grandissantes qui pèsent sur les musulmans de France. La République ne doit-elle pas lancer un message fort indiquant qu’elle les protège ? Ils ont, en ce moment, le sentiment d’être abandonnés.

M. Claude Dilain. Limiter le port du voile intégral au seul plan religieux serait réducteur, et on aurait tort de le faire. Il existe, en effet, des causes sociales et économiques à ce phénomène, qui frappe des territoires si largement abandonnés sur ces plans et sur le plan culturel que le refuge identitaire y est devenu très important : quand la République se retire d’un territoire, on voit apparaître des choses que l’on ne voyait pas auparavant. Ce dont il s’agit va au-delà de la religion, de l’extrémisme et de la laïcité. Toutes les manifestations dont nous parlons, et qui ne se voyaient pas il y a vingt ou trente ans, sont le fruit de l’abandon de certains territoires. Il serait donc vain de s’occuper des conséquences sans s’inquiéter des causes – cela reviendrait à tenter de remplir le tonneau des Danaïdes.

S’agissant des madrasas, j’ai en tête quelques exemples précis concernant des familles turques : elles ne se cachent pas d’envoyer leurs enfants, particulièrement les filles, dans des établissements confessionnels, observant que de nombreuses familles chrétiennes font la même chose avec leurs propres enfants. Des phénomènes plus graves existent peut-être, que je suis incapable de mesurer mais dont je ne pense pas qu’ils soient majeurs, dans ma commune en tout cas.

Je rappelle que, lors du débat préalable au vote de la loi sur le port des signes religieux à l’école, d’aucuns disaient : « Surtout, n’interdisez pas le foulard à l’école, sinon toutes les filles iront dans des écoles coraniques ». L’argument était faux, et je pense que les principes doivent être réaffirmés très clairement.

Je suis d’accord sur la nécessité, si une loi était votée, de prévoir des sanctions. Mais s’il est très bien d’en poser le principe autour de cette table, nous savons qu’en pratique il n’y en aura pas. Voyez la loi sur les mini-motos et les quads : elle n’a absolument rien changé. Hier encore, j’ai été pris à partie par un Clichois exaspéré par le bruit de ces engins, et plus exaspéré encore d’entendre les policiers lui expliquer ne pouvoir courir derrière eux. De même, sachant que l’on ne verbalise même pas le stationnement interdit dans certains quartiers à certaines heures, on aura beaucoup de mal à faire appliquer une loi interdisant le port du voile intégral.

Nous assistons à une très forte montée de demandes d’ordre religieux. Les maires ne doivent pas être laissés seuls face à cela. Pour pouvoir opposer des refus – pluriquotidiens ! – aux demandes qui nous sont faites, nous devons pouvoir nous arc-bouter sur les principes républicains fortement réaffirmés, sans quoi nous serons accusés d’islamophobie, une accusation plusieurs fois portée contre moi parce que je rappelais ce que sont ces valeurs. Il est donc très important que la République dise ce qu’est la laïcité et ce qu’elle n’est pas. À cet égard, j’ignore ce que peuvent être la laïcité « apaisée » et la laïcité « positive ». Pour moi, il n’existe que la laïcité tout court.

M. Xavier Lemoine. Pour répondre à M. Glavany, je peux témoigner à titre personnel de l’évolution en cours : il y a vingt ans, je pouvais tout naturellement faire la bise à toutes mes administrées ; quinze ans plus tard, je ne pouvais plus que serrer la main à certaines d’entre elles, et maintenant il n’est même plus question de cela ! Ce sont bien les mêmes personnes, qui ont été reprises en main par la communauté musulmane au nom d’un principe qui est l’islam. Je m’attache à distinguer le système et les personnes, mais l’on ne peut ignorer le fait islamique. Il y a une grande différence entre l’islam et la société judéo-chrétienne : dans celle-ci, le « je » existe par lui-même, j’ai une responsabilité, j’ai une liberté ; dans celle-là, le « je » n’existe qu’au travers de l’appartenance à la communauté, dont le poids est immense. Il en résulte que bien des gens sont tiraillés, déchirés entre ce à quoi ils aspirent, attirés qu’ils sont par notre culture, et le poids, terrible, de la communauté. On ne peut faire abstraction de ce contexte.

Je ne suis pas qualifié pour dire si une loi est nécessaire mais je préférerais que l’on ne fasse rien pour de bonnes raisons plutôt que de légiférer sur cette question pour de mauvaises raisons. Enfin, j’ai constitué un dossier qui étaie mes propos. Avec votre autorisation, M. le président, je le remettrai au secrétariat de votre mission.

M. Jean-Pierre Blazy. Lors du débat sur la loi relative au port de signes religieux à l’école, les partisans du texte pensaient qu’il était nécessaire mais qu’il ne serait sans doute pas suffisant. Cette loi a été appliquée, alors même qu’elle ne prévoyait pas de sanction.

M. Jacques Myard. Mais si ! La sanction, c’est le refus d’accès.

M. Jean-Pierre Blazy. Il y en a eu très peu.

M. Jacques Myard. Parce que l’on a appliqué le principe !

M. Jean-Pierre Blazy. Voilà. Mais il apparaissait déjà à l’époque que les dispositions votées ne seraient sans doute pas suffisantes. De fait, aujourd’hui, le problème se pose dans l’espace public et au contact des services publics – j’en suis témoin en ma qualité de maire. C’est aussi que l’accompagnement de l’application de la loi a été insuffisant pour faire reculer l’affirmation de l’intégrisme – et pire encore quand il s’agit des femmes – dans la société. Il faut dire que nous étions partagés : il y avait eu débat sur cette question au sein du parti socialiste, et je me souviens aussi que le ministre de l’intérieur de l’époque, auditionné, n’était pas favorable à une loi sur le port de signes religieux à l’école.

Sommes-nous, depuis lors, devenus capables de faire vivre la laïcité ou ne le sommes-nous toujours pas ? Là est la question de fond. Or, selon moi, quand il s’agit de laïcité, la République reste faible. L’essentiel est de ne surtout pas passer « la patate chaude » aux seuls maires ; aussi, après ce débat que nous venons d’avoir, je me rallierai volontiers au principe d’une loi si l’accord se fait sur ce sujet, mais j’insiste pour qu’elle s’accompagne de mesures concrètes. Ainsi, s’agissant des services publics, comment aidera-t-on les fonctionnaires de l’État, les fonctionnaires territoriaux et les agents hospitaliers ? Je souhaite votre contribution sur ce point, car la demande d’aide est forte.

Enfin, de grandes frustrations s’expliquent par le fait que de nombreux problèmes demeurent irrésolus. Prenons l’exemple de l’enseignement de l’arabe : si l’État l’organisait au collège au lieu qu’il se fasse souterrainement, ce serait positif et l’on pourrait interdire la burqa. Les mesures prises ne peuvent être uniquement négatives ; il faut aussi adopter des mesures positives favorisant l’intégration de l’islam de France, dont je considère qu’il est compatible avec la République à condition qu’on l’aide beaucoup plus qu’on ne l’a fait jusqu’à ce jour.

M. Renaud Gauquelin. À mesure que le débat progresse les partisans d’un encadrement législatif me semblent se faire plus nombreux. Il faut une loi pour nous tous, élus locaux, mais aussi instituteurs, médecins… et singulièrement pour les femmes, qui ont besoin d’arguments pour pouvoir dire que le port du voile intégral n’est pas légal – car certaines, bien sûr, ne sortent ainsi vêtues que sous la contrainte. Enfin, je rends hommage à ce parlementaire qui a invité les politiques à montrer l’exemple en distinguant nettement leurs convictions religieuses et leur fonction d’élus. On aimerait que ces sages propos trouvent un écho jusqu’au sommet de l’État.

M. Jean-Yves Le Bouillonnec. Le refus du port du voile intégral est unanime car chacun considère qu’il y a là une atteinte aux principes fondamentaux de la République, d’autant plus inacceptable que certains comportements sont des provocations. Mais quelle réponse forte apporter, comme le demande M. Cardo ? Là est la difficulté. On peut certes décider de rédiger une loi en deux articles, le premier posant le principe que le port du voile intégral est interdit sur le territoire de la République, le second prévoyant les sanctions en cas d’infraction. Mais l’on peut aussi choisir de construire la parole du législateur en disant : « Oui, une autorité peut, au nom des principes républicains, rendre des lieux inaccessibles dans tel cas ou tel autre », et fonder la décision de l’autorité chargée d’autoriser l’accès à ces lieux, ainsi légalement protégée. Si une loi est votée, une sanction est créée et les maires, qui sont en première ligne, expliquent qu’alors, au mieux, les choses seront compliquées et qu’au pire, on créera un autre tumulte. La réponse forte à laquelle chacun aspire, c’est de permettre à toutes les autorités d’exercer leurs compétences sans risques et sans aléas. C’est là une autre piste que votre mission devrait étudier.

M. Jean Glavany. La question qui se pose à nous est de savoir comment rendre impossible, voire interdire, le port du voile intégral dans l’espace public ; pour ce qui est de l’interdire dans les piscines ou à l’école, des moyens existent déjà.

Je pense, M. Lemoine, qu’aucune religion ne peut s’affranchir de dérives intégristes. Pour le reste, vous considérez l’islam comme incompatible avec la République mais, comme l’a dit M. Myard avec justesse, ce n’est pas le problème du législateur, puisque la loi de 1905 a posé le double principe que le religieux n’influe pas sur le politique et que le politique ne s’ingère pas dans les affaires religieuses. C’est pourquoi je refuse – et, à mon sens, nous devons le refuser collectivement – que le législateur se transforme en exégète de doctrines théologiques. Procéder autrement, ce serait aller contre l’histoire de la République.

Mme Bérengère Poletti. Mais quand elles deviennent sectaires, ne doit-on s’en occuper ?

M. Jacques Myard. On doit s’en occuper quand elles sont contraires aux lois de la République.

M. André Gerin, président. Pour avoir été maire de Vénissieux, je puis témoigner que l’expulsion d’Abdelkader Bouziane a permis de débloquer le dialogue avec les musulmans de la ville. Une hypothèque avait été levée, qui pesait très fortement. Je pense, comme M. Dilain, que la paupérisation sociale, économique, morale et culturelle de certains quartiers de nos villes n’est pas sans conséquences, mais il existe aussi des têtes de réseau, des gourous qui n’habitent pas toujours sur place et qui jouent le pourrissement de la situation en instrumentalisant la misère des familles et des jeunes gens. C’est un des aspects du problème sur lequel notre mission devra aussi se pencher.

Notre mission a été créée par une décision de la conférence des présidents, sur proposition du président de l’Assemblée nationale. Nous devons, vous l’avez tous dit, travailler de conserve, sans nous renvoyer la balle.

Je vous remercie, Messieurs, pour ce très riche échange de vues, d’une grande franchise. J’aimerais que nous le prolongions avant la fin de notre mission.

M. Claude Dilain. Certainement ; j’allais vous le proposer.

Audition de Mme Gisèle Halimi, Présidente de l’association
Choisir la cause des femmes

(Séance du mardi 29 septembre 2009)

M. André Gerin, président. Nous recevons aujourd’hui Mme Gisèle Halimi, présidente de l’association « Choisir la cause des femmes », et grande figure de la cause féministe.

Madame, vous avez défendu les femmes à une époque où prendre position publiquement pour le droit à l’avortement ou pour la répression du viol était un combat difficile. Quel regard portez-vous sur le voile intégral ? Que signifie-t-il à un moment où des territoires, en France ou ailleurs en Europe, sont en proie à l’islamisation ?

Mme Gisèle Halimi. Merci de me permettre de faire entendre la voix de l’association « Choisir la cause des femmes ». Je veux vous féliciter pour votre initiative et pour le travail que vous avez accompli. Quelle que soit la suite que vous réserverez aux propositions qui vous seront faites dans le cadre de ces auditions, vous aurez fait avancer la réflexion et progresser la cause des femmes.

Notre association a été fondée en 1971 par Simone de Beauvoir, Jean Rostand et Jacques Monod. Indépendante des partis politiques, elle use du jeu démocratique : lors des élections nationales et européennes, nous exposons aux candidats notre programme et leur demandons de prendre position.

Permettez-moi de vous rappeler les moments forts de notre action : en 1972, le « procès de Bobigny » – celui de Marie-Claire Chevalier, une jeune femme de seize ans qui avait avorté clandestinement – a permis l’ouverture d’un grand débat public sur le droit des femmes de choisir leur maternité. Le tribunal correctionnel a prononcé l’acquittement. Puis vint la loi Veil votée en 1974 et promulguée en 1975.

En 1978, le « procès d’Aix-en-Provence » a entraîné la rédaction, à notre initiative, d’une proposition de loi ayant pour objet de rappeler que le viol, auparavant correctionnalisé et sanctionné à la façon d’un vol à l’étalage, était un crime. Portée par Monique Pelletier, alors ministre aux droits des femmes, la loi a été votée le 23 décembre 1980.

En 1995, l’association siégeait au premier observatoire de la parité. J’ai remis à M. Alain Juppé puis à M. Lionel Jospin un rapport sur la parité en politique en 1997, qui concluait à la nécessité de modifier la Constitution.

Aujourd’hui, nous promouvons, au travers de colloques et de publications, la « clause de l’Européenne la plus favorisée » : il s’agit de prendre, pour ce qui concerne la vie des femmes, le meilleur des vingt-sept législations afin de rédiger une loi européenne unique qui leur soit la plus favorable.

S’agissant de l’interdiction du port du voile intégral, les membres de l’association ne sont pas unanimes. S’ils considèrent dans leur ensemble que la burqa est une atteinte à la dignité de la femme et qu’il convient de mettre un coup d’arrêt au phénomène, certains font entendre des divergences, que je me dois de vous rapporter.

Ils estiment que les chiffres dont nous disposons – 367 ou 2 000 femmes portant le voile intégral – révèlent un phénomène somme toute marginal par rapport aux cinq millions de musulmans. Celui-ci ne méritait peut-être pas la création d’une mission parlementaire, dont le but semble être de préconiser l’adoption d’une loi répressive.

Les membres de l’association se demandent également dans quelle mesure le débat sur le port du voile intégral n’a pas été créé de toutes pièces, afin de détourner l’opinion publique de questions autrement plus importantes – telles la hausse du chômage, l’interdiction des bonus financiers ou la remise en question de la retraite des femmes –, ce qui concourt à une perte du sens de l’intérêt général.

Permettez-moi maintenant d’en venir à la signification du voile intégral. Si nous ne nous accordons pas sur ce qu’il représente, il nous sera difficile de parvenir à des préconisations.

S’agit-il d’un objet religieux ? Non. Le voile intégral n’a d’autre signification religieuse que celle que lui donnent les salafistes. La très grande majorité des musulmans de France ne le reconnaissent pas comme tel.

La laïcité – l’un des fondements de notre République – ne peut donc servir de base à une interdiction. En ce sens, les parallèles qui ont été faits avec l’interdiction du port du voile à l’école sont infondés. Le débat qui nous anime aujourd’hui est également plus large, puisqu’il ne s’agit plus de l’école républicaine, mais de la rue.

S’agit-il d’un objet politique ? Je crois profondément que le port du voile intégral est un acte de prosélytisme de l’intégrisme islamiste, même si celles qui le portent ne le savent pas. Faut-il pour autant l’interdire, alors que ce prosélytisme ne prend pas une forme violente et qu’il n’est pas incompatible avec nos libertés publiques ?

Est-il contraire à la dignité de la femme ? À cette question, nous répondons résolument par l’affirmative et considérons que c’est précisément à ce titre que son port doit être proscrit. Ces femmes sont emprisonnées : on leur refuse le droit de nouer des relations avec autrui et de percevoir le monde comme les hommes le perçoivent. Elles subissent un double enfermement, physique et psychologique.

Le voile intégral s’oppose bien sûr au principe constitutionnel d’égalité entre les sexes, mais plus fondamentalement, il signifie que les femmes qui le portent ont intégré leur propre infériorisation. La réponse qu’une jeune professeure tunisienne de physique nucléaire – portant le niqab – m’a faite alors que je lui demandais si le voile intégral n’était pas une manière de lui faire accepter son infériorisation en témoigne : après avoir réfléchi un instant, elle a déclaré : « Mais nous sommes inférieures » !

La burqa est une forme d’apartheid sexuel. D’un côté, le monde des hommes, relationnel et ouvert, de l’autre, celui des femmes, contraint et clos. Cet étendard de l’infériorisation des femmes est inacceptable car contraire à notre dignité. Et comme le disait Malraux, la dignité, c’est le contraire de l’humiliation.

Alors, que faire ? Après en avoir beaucoup débattu, les membres de l’association estiment qu’un moratoire doit être instauré avant toute mise en place d’un système répressif aux conséquences imprévisibles. Cela permettrait à un organisme spécialement créé d’évaluer précisément l’ampleur du phénomène ainsi que sa progression. Le rapport, qu’il rendrait au 1er janvier 2011, nous permettrait de savoir où nous en sommes.

S’il est prouvé que le phénomène augmente, il faudra alors passer à une loi répressive spécifique. Celle-ci pourrait sanctionner le port du voile intégral non pas par des peines d’amendes ou d’emprisonnement mais par des travaux d’intérêt général d’un nouveau genre. Les femmes qui portent le voile intégral seraient contraintes de suivre un enseignement sur les libertés, sur l’histoire de la république, sur l’histoire du féminisme, sur les religions – je me rappelle que mon grand-père, rabbin, lors de ses ablutions matinales, remerciait Dieu de ne pas l’avoir fait femme. Notre capacité à lutter contre l’obscurantisme fait le génie de notre nation. Il nous faut éclairer ces femmes, les armer contre ceux qui tentent de les enfermer dans une foi aveugle et imbécile, les émanciper par la réflexion.

En cas d’échec et de blocages, et si la situation devait s’aggraver, nous préconisons de passer à un troisième stade. Il conviendrait alors de promulguer une loi générale, d’ordre sécuritaire. Il s’agirait d’étendre le décret du 19 juin 2009 qui interdit de dissimuler son visage aux abords d’une manifestation ou de réaffirmer la nécessité de pouvoir identifier une personne dans l’espace public. Cette loi pourrait aussi s’inspirer d’un règlement en vigueur au Luxembourg, en vertu duquel il est interdit de paraître masqué dans la rue en dehors du carnaval.

J’entends bien que nous bottons en touche, que cette dernière solution n’est peut-être pas à la hauteur de l’enjeu. La montagne aura alors accouché d’une souris ; mais si cette souris parvient à déchiqueter progressivement ces voiles, pourquoi pas ?

En aucun cas cette démarche ne doit aboutir à stigmatiser les cinq millions de musulmans qui vivent en France. Certains propos qui auraient été tenus en ces lieux et qui peuvent être résumés en un : « La burqa, tu l’aimes ; la France, tu la quittes » doivent être résolument écartés de vos débats.

M. André Gerin, président. Ce n’est pas l’état d’esprit de notre mission, qui se veut constructive. Nous menons de nombreuses auditions et ce travail s’apparente à la tâche de l’organisme spécifique dont vous préconisez la création. Je vous remercie pour votre franchise et votre clarté.

M. Jacques Myard. Nous sommes 63 millions d’habitants. Si vous retranchez les cinq millions de musulmans et le million de juifs, comment qualifieriez-vous les 57 millions restants ? De catholiques ? C’est un non-sens. Ce chiffre de cinq millions ne correspond à rien, car en France, on ne compte pas les musulmans. Il provient plutôt d’un amalgame avec le nombre de personnes d’origine maghrébine, que l’on taxe arbitrairement de musulmanes ! Pour ma part, je ne connais que des Français, et je ne les définis pas d’après leur foi.

Par ailleurs, vous me semblez manquer de combativité. Vous tenez le voile intégral pour un objet politique, contraire à la dignité de la personne, mais ne trouvez, comme fondement à son interdiction, que l’argument sécuritaire. Ne croyez-vous pas que la sécurité, dans l’échelle de nos valeurs républicaines, soit placée au-dessous de la dignité humaine et de l’égalité des sexes ?

Se ranger derrière une loi mentionnant le carnaval peut être admis mais cela reste secondaire et ne me paraît pas à la hauteur d’une démarche intellectuelle telle que la vôtre. Vous incarnez à mes yeux le combat pour la dignité des femmes. Je suis assez admiratif de ce que vous avez fait dans un certain nombre de causes ce qui n’était pas évident face à des conservatismes dont j’ai pu être moi-même la victime à l’époque. Permettez-moi d’exprimer ma déception après avoir entendu votre intervention.

M. Jean Glavany. J’admire l’éloquence convaincante dont vous savez faire preuve. L’impossibilité d’identifier les femmes portant le voile intégral peut, en effet, fonder une interdiction. Pour autant, je souhaiterais vous soumettre deux autres pistes de réflexion, permettant de justifier l’interdiction du port intégral.

Nous pourrions proscrire le port de la burqa en tant qu’instrument de barbarie. Notre République s’est toujours illustrée dans la lutte contre les idéologies. Elle combat le racisme, l’antisémitisme, le nazisme. Pourquoi ne combattrait-elle pas le salafisme ou le talibanisme ? J’ai d’ailleurs demandé à ce que des documents officiels talibans sur la condition des femmes soient diffusés auprès des membres de notre mission, car, selon moi, ils relèvent de la barbarie.

Par ailleurs, et Élisabeth Badinter nous a interpellés sur ce point, nous devons nous interroger sur ce que le visage représente dans l’application quotidienne de nos principes républicains. Porter le voile intégral, c’est signifier à autrui : « je peux te voir, mais tu ne peux me regarder » ; cela constitue une rupture du principe d’égalité. Quant à la fraternité, elle impose que nos visages soient découverts afin de rendre possible le vivre-ensemble. C’est à ce titre que nous pourrions légiférer.

Mme George Pau-Langevin. Permettez-moi de vous féliciter pour votre combat. J’ai apprécié que vous ayez proposé une approche nuancée et graduée, tout en réaffirmant nos principes. Vous avez également rappelé qu’il fallait à tout prix éviter de stigmatiser les musulmans qui vivent dans notre pays et respectent les lois de la République. Pourquoi donc passer par une loi spécifique contre la burqa, puisque nous pourrions directement voter une loi générale, d’ordre sécuritaire ?

Le voile intégral est la manifestation d’une idéologie obscurantiste, qu’il nous faut combattre grâce à l’éducation. Nous devons dialoguer avec ces femmes, mieux connaître leurs motivations. Cependant, je suis frappée par le fait que beaucoup d’entre elles sont parfaitement éduquées et informées de la réalité française. Comment, alors, combattre cette revendication politique et identitaire qu’est le port de la burqa ?

M. Lionnel Luca. J’avoue avoir été déçu par vos propositions. Dans la mesure où vous affirmez que le voile intégral est une atteinte à la dignité de la femme, les moyens que vous préconisez me semblent faibles, voire fuyants. Dans notre République, il est évident que personne ne peut porter de masque. Comme l’a dit Élisabeth Badinter, il n’existe pas de vêtements pour le visage.

Dans notre République, il est également interdit de porter un brassard orné d’une croix gammée. Si nous affirmons que nous avons à faire à une idéologie barbare, de nature politique et non religieuse, pourquoi prendre des précautions ? Nous devons afficher clairement les principes qui sont les nôtres. Je crains que faire des concessions – en instaurant un moratoire, en prônant la pédagogie, même si elle est nécessaire – ne permette au phénomène de se développer.

M. Yves Albarello. Les images du reportage diffusé dans l’émission « Sept à huit » sur TF1, dimanche 27 septembre, étaient affligeantes. Nous ne parlons pas assez de ces Français qui se convertissent à l’islam, à l’image de cette femme qui traversait, sous son niqab, un petit village de la Somme.

La grande majorité de nos concitoyens veulent une réponse législative rapide et ferme. Une résolution, telle que préconisée par notre collègue Jean-Yves Le Bouillonnec, ou un moratoire ne seraient pas efficaces. Il nous faut une loi, assortie de sanctions.

Mme Gisèle Halimi. Vous ne semblez pas avoir noté que j’ai proposé trois solutions, dont la dernière, privilégiant une dimension sécuritaire, me semblait moins souhaitable. Le chemin que j’ai parcouru m’autorise, je crois, à affirmer que je place au-dessus de tout – et donc de la sécurité, M. Myard – la dignité de la femme.

J’ai présenté ces solutions comme des réponses graduelles. Je pense que tant que nous ne disposerons pas de chiffres précis – qui seront obtenus lors d’un moratoire « actif » –vous devez vous abstenir de légiférer « bille en tête ». Moi aussi, j’ai été parlementaire, et je pratique le droit depuis plus de cinquante ans. Je ne pense pas que trois mois de réflexion, aussi intense soit-elle, permettent de conclure à la nécessité d’une loi, qui plus est répressive et stigmatisante. L’approche doit être graduée et privilégier le dialogue.

Devant la commission présidée par Bernard Stasi, j’ai préconisé le vote d’une loi, à condition que soit posée l’exigence d’un dialogue préalable. Je pense que nous devons garder à l’esprit cette notion. Je place une grande confiance dans la pédagogie. Si les droits des femmes ont avancé, c’est que nous avons cherché à convaincre, c’est que nous avons voulu des procès « explication », non pas des procès « expiation ».

Je l’affirme de nouveau : le voile intégral est une atteinte inacceptable à la dignité de la femme.

M. André Gerin, président. Je vous remercie.

Audition de M. André Rossinot, maire de Nancy,
auteur du rapport La laïcité dans les services publics

(Séance du mardi 29 septembre 2009)

M. André Gerin, président. M. André Rossinot ayant remis en 2006 un rapport très intéressant sur la laïcité dans les services publics, il m’a semblé important, dans le cadre de notre mission, de recueillir son opinion sur le port du voile intégral.

M. André Rossinot. Cette mission d’information permettra un travail en profondeur. La vigilance républicaine doit être au cœur de la fonction parlementaire, et je salue votre souci de défendre la laïcité et de prévenir de nouveaux abus.

La question dont vous êtes saisis est complexe, en raison de son caractère surdéterminé et de ses enjeux : aspects sociétaux, vie dans nos quartiers, questions liées à l’immigration, droit des femmes, enjeux juridiques, enjeux géopolitiques. C’est cette complexité qui rend la vigilance d’autant plus nécessaire et nous interdit de tomber dans le laxisme.

Maire d’une grande ville, je tiens, en particulier, à souligner les difficultés rencontrées par certains de nos agents territoriaux. Il convient de les soutenir et, pour cela, d’adopter une position claire sur le sujet, sans leur laisser la responsabilité de gérer, seuls, des situations délicates.

Je le dis d’emblée, avec fermeté : il ne faut pas céder. Pour vous en convaincre, je reprendrai les arguments et les analyses que j’avais développés dans mon rapport.

Tout d’abord, une démission sur ce point ouvrirait la porte à de nouvelles demandes et aboutirait à un recul de la citoyenneté, à la réduction de l’espace public laïc et républicain et à la limitation de nos libertés. Une telle logique de surenchère interdit toute négociation.

Ensuite, le port du voile intégral, ou burqa, n’est pas qu’une affaire religieuse : il s’agit d’une interprétation maximaliste d’un usage religieux ou ethnique, que la précédente génération de musulmans en France avait abandonné. Surtout, son enjeu est le statut de la femme dans une société républicaine et démocratique. Si la moindre brèche est ouverte, d’autres exigences viendront, toujours plus excessives, au nom soit de la religion, soit de l’identité culturelle – cette ambiguïté complexifiant encore le problème.

Que signifie la burqa ? Elle manifeste qu’une femme est la propriété de son mari, de son père ou de son frère, et qu’elle ne doit pas être vue par d’autres hommes ; que les femmes ne sont pas propriétaires de leur image, qu’elles ne sont pas libres de se montrer, d’exister pour l’extérieur, encore moins de séduire. Le port de la burqa est le premier maillon d’une chaîne conduisant au mariage arrangé, au mariage forcé et à tous les asservissements et aliénations qui s’en suivent. La femme peut être une monnaie d’échange entre deux groupes, deux familles. La dimension monétaire de la burqa annihile toute individualité. Toutes les burqas sont identiques : comme la monnaie, la femme est une entité abstraite. En un mot, la femme, dans sa spécificité, disparaît : la burqa est un uniforme qui la réduit à l’anonymat.

L’enjeu du port du voile à l’école n’était pas d’affirmer un attachement à l’islam, mais de rappeler aux filles qu’elles appartiennent à un groupe humain qui ne donne pas aux femmes les mêmes droits qu’aux hommes et que le choix du conjoint ne leur appartient pas. La burqa, de mon point de vue, a un caractère infamant ; contrairement à d’autres religions qui réservent le port de tenues particulières à ceux qui choisissent d’y jouer un rôle – prêtres, pasteurs, religieuses –, les islamistes qui prônent le port de la burqa veulent l’imposer à toutes les femmes. Dans l’espace social – la rue, la place publique –, la femme n’a pas le droit d’exister comme individu ou comme personne : elle n’existe que derrière le masque qui lui est imposé. C’est là que la burqa et le voile se rencontrent. Il s’agit pour ceux qui les prônent de conquérir l’espace public et de rejeter tout ce que la République a apporté aux femmes : le droit de disposer d’elles-mêmes, de travailler – et donc de ne pas être dans une dépendance économique par rapport à leur mari –, de gérer leur corps, de choisir leur conjoint, de choisir d’avoir des enfants, de s’instruire, ainsi que la reconnaissance de l’égalité entre hommes et femmes. En leur imposant une contrainte vestimentaire, les défenseurs de la burqa signifient aux femmes que ces droits ne sont pas pour elles, qu’ils sont plus forts que la République, dont les lois ne s’appliquent pas universellement. Le port de la burqa est un défi politique et sociétal ; son aspect religieux n’est qu’un prétexte. Il s’agit d’un acte politique, qui vise à créer un rapport de forces pour faire reconnaître comme légitime un ordre social autre que l’ordre républicain.

Notre position doit être d’une fermeté absolue : on ne négocie pas la République, on ne négocie pas la liberté, on ne négocie pas la personne humaine et sa dignité. Le port de la burqa n’est pas seulement un signe ostentatoire agressif, mais également un instrument de négation de l’humain dans son individualité et dans ses relations avec les autres. Il interdit toute communication extérieure, tout dialogue.

C’est la liberté des femmes qui est en jeu ; si certaines affirment porter le voile par volonté délibérée, il ne s’agit certainement pas de la règle générale, car seule une petite minorité a pu s’exprimer sur ce sujet. Tout laxisme cautionnerait de nouveaux abus. La burqa est une sorte de ghetto portatif ; elle ne doit plus exister sur le territoire national.

Enfin, et plus profondément encore, ce débat met en question la vie en société elle-même. Que seraient un espace public peuplé d’êtres sans visages, une société où personne ne pourrait se connaître ou se reconnaître ? C’est la société forgée depuis des siècles, fondée sur la reconnaissance de l’autre, qui se trouve ainsi mise en cause – ce que reconnaissent d’ailleurs explicitement les promoteurs de la burqa. Cet instrument est donc en soi porteur de violence.

M. André Gerin, président. Merci, M. Rossinot, pour cet exposé pertinent et percutant.

M. Jacques Myard. M. Rossinot, je partage totalement votre opinion.

Comme vous l’avez dit, le port de la burqa dépasse la simple question de la laïcité, qui régit les relations entre l’État et les religions : il s’agit d’un problème d’égalité et de dignité de la personne.

Vous avez, à juste titre, souligné sa dimension politique : l’objectif est d’imposer à la République un ordre personnel. Vous avez raison, on est en train de tester la République.

Si l’on recule, quelles seront, selon vous, les prochaines dérives ?

Durant la préparation de votre rapport, avez-vous rencontré des personnes favorables au port de la burqa, voire des salafistes ?

M. André Rossinot. On ne parlait pas de burqa à l’époque et je ne connais aucun salafiste.

Je pense qu’il s’agit d’une instrumentalisation de la religion musulmane par des régimes ou des groupes politiques, via des attitudes, des personnes et des réseaux, de manière à tester la résistance de notre société et de nos valeurs.

Comment y répondre ? Ce n’est pas évident. La pratique du port du voile avait fait l’objet d’un long travail de réflexion, ponctué par le rapport remis par Bernard Stasi et par de nombreux débats publics ; il importe de prendre le temps de l’écoute, de l’observation et du dialogue si l’on ne veut pas se tromper de stratégie. Je suis persuadé qu’avec la burqa, on franchit un degré supplémentaire dans le test.

M. Patrice Calméjane. Pensez-vous qu’une loi permettrait d’envoyer un signal fort ?

M. André Rossinot. Il ne faut pas se précipiter. Prenez le temps de débattre et sollicitez l’avis d’autres assemblées et d’autres partenaires, de manière à aboutir à un consensus.

M. André Gerin, président. Nous avons prévu onze auditions d’ici le 16 décembre. Nous nous déplacerons à Lille, à Lyon, à Marseille ainsi qu’à Bruxelles. Nous rencontrerons des juristes, des sociologues, voire des spécialistes du salafisme.

M. André Rossinot. Très bien ! La manière compte autant que l’objectif. Il ne faut pas rester cloisonné. La légitimité des personnes interrogées, les comparaisons, les recueils d’informations, nos adversaires y travaillent davantage que nous. Il existe des endroits où l’on élabore des stratégies.

La République doit travailler à visage découvert, mais sans naïveté et en se donnant les moyens d’une analyse comparée en Europe. Cela permettrait de porter le débat sur la laïcité au plan européen, façon de montrer que, contrairement à ce que d’aucuns prétendent, nous ne vivons pas repliés sur des valeurs archaïques. Il faut engager le réarmement républicain du Parlement.

Mme Jeanny Marc. Selon vous, la burqa serait un instrument de conquête de l’espace public. Cet espace public ne mériterait-il pas davantage de respect et un plus grand investissement pour le défendre ? La question est délicate car, sur ce type de sujet, on peut penser avoir affaire à une atteinte à la dignité humaine. Toutefois, une investigation en termes de laïcité au plan européen et de citoyenneté au plan national ne serait-elle pas une piste à explorer, dans la mesure où elle pourrait être acceptée par le plus grand nombre ? Nous souhaiterions en effet éviter une division entre pro- et anti-burqa.

M. Jacques Myard. Certaines femmes affirment porter librement le niqab et la burqa. Comment concilier l’ordre républicain et cette prétendue liberté individuelle ?

Mme Bérengère Poletti. Vous avez dit qu’en tant que maire d’une grande ville, vous pensiez qu’il fallait disposer d’une ligne de conduite claire, afin que les employés territoriaux se montrent cohérents dans leurs réactions. Avez-vous mené une réflexion sur cette question ?

M. André Rossinot. Le problème, Mme Poletti, c’est la formation des personnes. Il faut que les personnels concernés bénéficient d’une formation adaptée, par exemple dans le cadre du droit individuel à la formation – les élus aussi, d’ailleurs –, et qu’ils fassent remonter l’information. Ce n’est pas toujours le cas.

Mme Bérengère Poletti. On m’a rapporté que dans un train, des jeunes avaient refusé d’être contrôlés par une femme !

M. André Rossinot. M. Myard, la liberté individuelle comporte des limites : l’ordre public républicain existe, et il doit être respecté.

Mme Marc, l’espace public est le reflet de la vie en société. Il s’agit d’un espace partagé, ce qui ne doit pas empêcher la rigueur en matière d’éthique et de morale républicaines.

Nous allons être confrontés à un débat inédit sur l’espace public : vous ouvrez un champ qui n’a pas encore été exploré. Il faut viser juste – et beaucoup travailler, car tout sera épluché.

M. Jacques Myard. Ce débat a déjà eu lieu, lors de la séparation des Églises et de l’État. La question est réglée. Il arrive un moment où il faut savoir dire « stop » !

M. André Rossinot. Le contexte était différent. Aujourd’hui, l’action est lancée depuis l’extérieur, à l’échelle internationale. Si, de notre point de vue, les principes et les valeurs restent les mêmes, il nous faut mieux apprécier les risques et découvrir les tenants et les aboutissants de cette stratégie. Plus nous saurons de choses, mieux nous serons armés le jour où il faudra prendre une décision.

M. Yves Albarello. Êtes-vous favorable à une loi tendant à interdire le port de la burqa ?

M. André Rossinot. Oui.

M. Pierre Cardo. Durant la préparation de votre rapport, vous avez rencontré des acteurs de terrain confrontés à des pratiques plus ou moins cultuelles dans les hôpitaux, la fonction publique, les associations. Que ressentez-vous en voyant la provocation atteindre l’espace public dans son ensemble, et non plus des sphères, certes publiques, mais différenciées ?

M. André Rossinot. Cela signifie que notre réaction au port du voile a été jugée efficace, et que l’on nous teste aujourd’hui sur le contrôle de l’espace public et sur la liberté et le respect de la femme.

M. Pierre Cardo. Vous trouvez que notre réaction a été suffisamment précise ?

M. André Rossinot. Nous avons fait beaucoup progresser les choses ; ce qui avait fragilisé le système, c’est l’ambiguïté des positions antérieures, nourrie par la jurisprudence du Conseil d’État. Sur ces questions, il faut adopter une ligne claire et compréhensible par tous.

M. André Gerin, président. M. Rossinot, je vous remercie.

Audition de M. Jean-Pierre Dubois, président de la Ligue des droits de l’homme,
Mme Françoise Dumont, vice-présidente,
et M. Alain Bondeelle, responsable du groupe de travail sur la laïcité

(Séance du mercredi 7 octobre 2009)

M. André Gerin, président. En préalable, je voudrais vous informer des modalités retenues pour la suite de nos auditions. J’ai écrit au Président de l’Assemblée pour qu’il saisisse le Bureau par rapport à nos auditions du mercredi matin, dont la date a été fixée au début du mois de juillet. Nous sommes arrivés à la conclusion que la règle de présence en commission ne serait pas appliquée dans toute sa rigueur pour les membres des missions d’information qui ont été créées avant le vote de cette nouvelle règle. De manière générale, nous allons tenter de décaler nos auditions du mois de novembre du mercredi matin au mercredi après-midi, aucune audition n’étant prévue le mercredi matin au mois de décembre.

Nous entamons à présent notre sixième journée d’auditions, sur un total de seize. Demain, nous organisons une journée d’auditions à Lille, avant de nous rendre jeudi prochain à Lyon puis à Marseille et à Bruxelles au mois de novembre et d’organiser une journée d’audition en région parisienne.

Nous avons le plaisir d’accueillir M. Jean-Pierre Dubois, président de la Ligue des droits de l’homme, Mme Françoise Dumont, vice-présidente et M. Alain Bondeelle, responsable du groupe de travail sur la laïcité. Nous avons souhaité auditionner votre association parce que nous connaissons votre engagement pour la défense des droits de l’homme entendu également comme respect des droits des femmes. J’aimerais connaître le regard que vous portez sur le développement de la pratique du port du voile intégral. Selon vous, cette pratique porte-t-elle atteinte à quels droits de l’homme ? La laïcité vous paraît-elle en cause dans ce débat ? Enfin, quelle est votre opinion sur une éventuelle interdiction de la pratique du port du voile intégral ?

M. Jean-Pierre Dubois, président de la Ligue des droits de l’homme. Je vous prie d’excuser notre président d’honneur, M. Michel Tubiana, qui est retenu par un procès. Je voudrais rendre hommage au président de la Libre-pensée, sans lequel nous ne serions pas devant vous car c’est lui qui s’est étonné que ni la Ligue des droits de l’homme, ni la Ligue de l’enseignement ne soient entendues par votre mission. Je suis donc heureux que vous ayez décidé de nous entendre sur ce sujet, ce qui contribuera à une information la plus complète possible des parlementaires.

Je tiens également à souligner de manière liminaire que votre mission est une mission d’information. En effet, de nombreux journalistes me disent qu’il va y avoir une loi, auxquels je réponds qu’il s’agit avant tout de s’informer, et non d’écrire une proposition de loi avant de savoir de quoi il est question. Je tiens à commencer par ce point car j’ai eu connaissance de nombreuses propositions de proposition de loi, qui émanent d’organisations de la société civile, dont l’une faisait une longue liste d’exceptions à l’interdiction de masquer une partie de son visage, ce qui me faisait penser à la législation iranienne, dont la précision quant à la longueur des cheveux qui peut dépasser d’un foulard, par exemple, est extrême. Les exceptions concernaient les chirurgiens, le carnaval, la grippe A… Je suis donc heureux que vous ayez pris le parti de vous informer, plutôt que de tomber dans une obsession tatillonne, qui finirait par ridiculiser la législation de la République.

Sans que nous disposions d’appareil statistique d’information, mais simplement d’un réseau de citoyens et de plus de trois cents sections réparties sur tout le territoire, nous avons le sentiment que cette pratique est extrêmement minoritaire, même si elle augmente vraisemblablement, et qu’une loupe politico-médiatique a été posée sur cette question. Je ne reviendrai pas sur la note des renseignements généraux, qui dénombrait à l’unité près les voiles intégraux ! Il est impossible de dire s’il y en a 367 ou 369. Habitant la Seine-Saint-Denis, j’ai pu observer que l’on voit davantage de personnes habillées de la sorte mais que cette pratique reste extrêmement minoritaire.

La Ligue des droits de l’homme ne considère évidemment pas le port du voile intégral comme quelque chose de souhaitable puisqu’il s’agit d’un signe d’infériorisation des femmes. Mais ce n’est pas le seul. Il en existe d’autres auxquels nous ne faisons même plus attention. Je ne vais pas paraphraser les Lettres persanes de Montesquieu mais il existe un pays lointain où les femmes perdent leur nom en se mariant, ce qui est une façon choquante de nier leur identité. Ce n’est heureusement pas comme cela chez nous puisque la loi française fait que les femmes ne changent pas de nom quand elles se marient.

M. Jacques Myard. Et cela n’a jamais été le cas !

M. Jean-Pierre Dubois. Absolument et je n’arrête pas de le rappeler lorsque mon épouse tente de faire respecter ce droit, ce qui est souvent difficile, y compris auprès de commissaires de police ou de fonctionnaires chargés d’appliquer la loi. Mon intention n’est pas de minimiser les signes plus exotiques d’infériorisation mais que nous gardions à l’esprit que ce n’est pas parce que des choses nouvelles et choquantes arrivent qu’il faut oublier les combats passés, qui ne sont plus dans la conscience collective. Sur le site de l’Assemblée nationale, il est d’ailleurs mentionné que la violence faite aux femmes a augmenté en France de manière très significative. Il faut donc être attentif à tous les risques pour les droits des femmes et ne pas braquer une loupe sur un problème qui nous détournerait d’un regard global. Il est légitime de s’intéresser à ce genre de pratiques mais en prenant garde de ne pas les amplifier car cela pourrait laisser penser qu’il n’y a plus qu’un seul foyer de risque pour les femmes dans notre pays.

Je précise que la Ligue des droits de l’homme a choisi de garder ce nom historique, mais que le terme d’homme doit évidemment être entendu en son sens générique d’être humain. Nous nous préoccupons des droits des femmes depuis cent dix ans puisqu’une des fondatrices de la Ligue, Séverine, a joué un rôle important dans le combat pour les droits des femmes. Mais nous sommes préoccupés par le risque que les droits des femmes soient instrumentalisés : j’ai le souvenir de périodes détestables où le Front national était devenu extrêmement féministe en dénonçant uniquement les atteintes aux droits des femmes qui avaient lieu dans les populations immigrées.

Il est certain que le port du voile intégral est un signe d’infériorisation des femmes, qu’il faut faire régresser. La question réside alors dans la manière à employer pour ce faire. Il est certain que ce phénomène reste très minoritaire. Il ne faut donc pas le présenter comme quelque chose de massif. La contrainte et l’exclusion étant le meilleur moyen de renforcer les communautarismes, il faut éviter de stigmatiser les femmes en cause. Nous sommes donc absolument hostiles à l’idée d’une loi qui interdirait un port de signes vestimentaires en tant que tel pour de nombreuses raisons que nous aurons l’occasion d’aborder. Il suffit d’envisager comment une telle mesure pourrait être appliquée. Que fait-on d’une femme qui y contreviendrait ? Va-t-on l’amener au commissariat de police ? Va-t-on créer à côté des cellules de dégrisement des cellules de dévoilement ? Va-t-on lui enlever son voile sur la voie publique ? Il n’en est pas question ! Va-t-on la punir d’amende et de jugement en cas de récidive ? Imaginez-vous le jugement pénal non de l’homme qui la contraint mais d’une femme qui est condamnée pour avoir porté un voile intégral ? Cela reviendrait à faire le contraire de ce que nous voulons tous, à savoir travailler à l’émancipation des femmes. Nous pensons qu’aucun combat pour les droits des femmes ne peut prendre les femmes pour cible. Ainsi, bien que nous soyons hostiles à ce genre de pratiques, nous pensons que ce n’est pas par la pénalisation des femmes que l’on réglera le problème.

Il se passe aujourd’hui exactement la même chose que durant la commission Stasi et la mission du président Jean-Louis Debré, auquel mon prédécesseur avait fait remarquer qu’il s’agissait d’une mission sur le foulard. Le président Debré avait indiqué qu’il s’agissait d’une loi sur les signes religieux à l’école. Mais mon prédécesseur avait répondu que l’huissier qui lui avait indiqué la salle avait dit : « La commission foulard, c’est par là. » J’attire donc votre attention sur le fait que votre mission, dans tous les médias, s’appelle la mission burqa. En effet, la burqa évoque l’Afghanistan et les talibans. On fait donc croire que les talibans sont chez nous, ce qui n’est pas sérieux. S’il y a bien une augmentation de la pratique du voile intégral, que nous jugeons choquante, vous ne pouvez pas laisser dire que l’Afghanistan se trouverait dans nos banlieues. Si l’on nous demande si nous condamnons la pratique du port du voile intégral, nous répondons par l’affirmative. Il faut faire attention aux mots, qui sont souvent extrêmement passionnels dans ce genre de débat.

M. André Gerin, président. Au-delà des analyses différentes, je tiens à vous rassurer : la Ligue des droits de l’homme faisait partie de notre liste d’auditions depuis le mois de juillet. Nous n’en sommes qu’à la sixième journée d’auditions et il nous en reste encore dix. Je précise également que nous avons apporté un correctif à l’intitulé de notre mission d’information dès le mois de juillet.

Lors de la création de la mission d’information, nous avons donné trois orientations : établir un état des lieux ; apprendre et comprendre ce qui est en jeu ; formuler des préconisations. Je rappelle donc que la loi n’est en aucun cas un préalable pour la mission même s’il peut en aller autrement dans les débats périphériques à la mission. Ce qui nous intéresse également, c’est d’aller au-delà, d’examiner la face immergée de l’iceberg.

Mme Françoise Dumont, vice-présidente de la Ligue des droits de l’homme. Parmi nous, personne n’est favorable au port du voile intégral. Il ne faut pas poser le problème sous cette forme. Je suis soucieuse d’éviter toutes les mesures qui pourraient renforcer l’exclusion des femmes. D’ores et déjà, certaines femmes qui portent le voile sont exclues des sorties scolaires. Cela revient à tenir un double discours puisque l’on pousse ces femmes à montrer leur intégration tout en les excluant d’un certain nombre de rôles. Il est donc important que rien ne soit fait pour les exclure davantage de la vie sociale.

M. Alain Bondeelle, responsable du groupe de travail sur la laïcité. Concernant l’interdiction pour les femmes voilées d’accompagner une sortie scolaire, je voudrais attirer votre attention sur le fait que la loi de 2004 s’applique à l’école et non aux parents. Il s’agit donc d’une dérive. D’autre part, des filles voilées ont écrit un livre, dans le cadre d’un groupe de travail islam et laïcité, conjointement issu de la Ligue de l’enseignement et de la Ligue des droits de l’homme, qui montre que le résultat de cette loi a été d’accentuer l’exclusion.

Il ne faut pas confondre la sphère publique, qui s’oppose à la sphère privée dans la loi de 1905, et l’espace public. Il s’agit d’une dérive extrêmement grave. Durant les débats qui ont conduit à la loi de 1905, il a été question de réglementer les costumes religieux catholiques. Le rapporteur, Aristide Briand, avait alors demandé si l’on allait faire la chasse aux religieux, sachant qu’à l’époque, il y avait à l’Assemblée des prêtres en soutane. Réglementer, au nom de la laïcité les vêtements me semble absurde, même s’il est gênant de voir des femmes adopter le voile intégral ou, de manière générale, des gens afficher leur religion de manière ostensible. Mais la laïcité doit permettre un pluralisme. La loi de 1905 est une loi d’apaisement, qui fait suite à l’affaire Dreyfus où la majorité des catholiques s’est comportée de façon antirépublicaine et antisémite. Mais ce qu’ont réussi à faire Briand, Jaurès et Buisson, c’est à faire en sorte que personne ne soit gêné par la religion de l’autre. Si le service public du culte a été privatisé, la liberté de conscience a, dans le même temps, été garantie par l’État et son exercice est resté possible, en public comme en privé.

Si les musulmans pouvaient plus facilement construire des lieux de culte, s’ils étaient des Français comme les autres, je pense que la question ne se poserait pas. La plupart des musulmans qui vivent en France sont désormais sécularisés puisque sur les quatre ou cinq millions de personnes qui vivent en France et qui ont des grands-parents musulmans, on ne compte qu’un ou deux millions de pratiquants. Il y a des hommes et femmes qui ont choisi d’habiter en France pour échapper aux pressions de la religion. Mais la laïcité n’est pas antireligieuse : elle permet de vivre au quotidien dans la pluralité sans la pression des religions. Je ne vois donc pas du tout ce que la laïcité viendrait faire dans une loi d’interdiction. Je suis très inquiet de la brèche qui a été ouverte dans la laïcité telle que nous l’entendons par la loi de 2004, qui, même si elle a pu apporter un certain apaisement dans les établissements scolaires, confond la distinction entre sphère publique et sphère privée et celle entre espace public et espace privé.

M. Éric Raoult, rapporteur. Prenons un exemple concret : si, dans l’une des trois cents sections de la Ligue des droits de l’homme, une femme s’adresse à vous et explique qu’elle est contrainte de porter le voile intégral, quelle aide pouvez vous lui apporter ?

M. Jacques Myard. En vous écoutant, je suis empreint de sentiments mitigés car la subtilité de vos nuances me laisse un certain malaise comme si cette casuistique jésuite masquait une certaine indécision.

Vous vous dites opposés à une loi qui risquerait de stigmatiser les femmes qui portent le voile intégral mais ne fallait-il pas une loi pour poser le principe de l’égalité de l’homme et de la femme ? La loi présente l’avantage de fonder des principes. En l’occurrence, il ne s’agit pas de laïcité mais de dignité de la personne et d’égalité des sexes. Des mesures telles que celles que vous nous recommandez, qui ne seraient pas calées sur un principe fort, seraient inefficaces.

Mme George Pau-Langevin. Je voudrais tout d’abord excuser l’absence de nombreux parlementaires, le mercredi matin étant un jour de réunion pour les commissions. Je partage avec vous les précautions à prendre pour aborder la question. Mais je n’ai pas très bien perçu quelles étaient vos préconisations si vous excluez la voie législative.

M. Jean Glavany. Au cours de votre exposé introductif vous avez déclaré qu’il s’agissait d’une pratique condamnable mais que vous ne vouliez pas de loi d’interdiction. Comment alors empêcher le port du voile intégral sans l’interdire ?

Le port du voile intégral n’est pas prôné que par les talibans. Il l’est aussi par les salafistes. Ces deux mouvements sont intégristes et ils lancent un défi à la République. Comment le relever ?

Mme Bérengère Poletti. Il me semble que vos propos sous-estiment la puissance des dérives sectaires. Vous jugez que le phénomène n’est pas très important quantitativement. Mais à partir de quel seuil faudrait-il intervenir ? Il ne faut pas simplifier la réalité et nous devons reconnaître que les femmes ne sont pas toutes des victimes, contraintes de porter le voile intégral. Certaines femmes marquées par les idées intégristes le revendiquent et font pression sur leur entourage pour que la pratique du voile intégral se généralise. Dans ces cas là, nous devons aussi lutter contre les thèses défendues par ces femmes.

M. Jean-Pierre Dubois. Pour répondre tout d’abord sur l’action de la Ligue des droits de l’homme en faveur des femmes qui nous saisissent de difficultés personnelles, nous intervenons très fréquemment pour des cas de violences conjugales ou de mariages forcés. Nous espérons d’ailleurs que l’Assemblée nationale examinera bientôt la proposition de loi du Collectif national pour les droits des femmes, dont la Ligue des droits de l’homme fait partie. J’espère également qu’une mission parlementaire sera bientôt consacrée aux mariages forcés, qui sont très nombreux et en augmentation. Il ne faut pas se focaliser sur une partie du problème qui est statistiquement limitée même si à la Ligue des droits de l’homme, qui a été fondée pendant l’affaire Dreyfus, nous savons qu’une atteinte à une seule personne est une atteinte à l’humanité. Toute femme victime de contrainte ou de violence doit être défendue.

Une loi de plus ne parait pas nécessaire alors que nous disposons de tout un arsenal législatif pour promouvoir l’égalité homme-femme. Nous avons simplement du mal à faire appliquer une législation déjà très avancée. Je souhaiterais donc une pression forte des parlementaires, par le biais d’une mission d’évaluation par exemple, pour analyser les causes des résistances à la mise en application des lois dans ce domaine. La loi pénale ne nous pose pas de difficulté a priori. Il y a des choses qui doivent être interdites : je viens de dire que nous attendons une loi sur les violences faites aux femmes. Mais il serait catastrophique qu’une loi punisse les femmes qui portent le voile intégral parce que ce n’est pas la même chose de punir les auteurs de violences et de punir les femmes qui sont victimes de contrainte. Je suis d’ailleurs d’accord avec vous pour dire qu’il existe aussi des femmes qui portent le voile intégral sans qu’aucune contrainte ne soit exercée sur elles mais il ne faut pas oublier les phénomènes d’aliénation et d’intériorisation de l’appartenance symbolique des femmes à leur mari (comme en atteste le cas du nom de famille que j’évoquais tout à l’heure).

Cela ne signifie pas qu’il ne faille rien faire pour autant. Ce que nous condamnons, ce sont des traditions culturelles qui asservissent les femmes et non pas les femmes elles-mêmes. Nous sommes pour leur émancipation. A ce sujet, j’aurais deux remarques.

Il me paraît important d’éclaircir le point suivant : le phénomène du voile intégral reflète-t-il la montée de l’intégrisme ou est-il plutôt l’expression d’un sursaut désespéré face à une large sécularisation des sociétés de culture islamique ? Tous les travaux des historiens et des sociologues établissent qu’un profond mouvement de sécularisation traverse actuellement les sociétés islamiques. Ce constat est confirmé par l’analyse de trois indicateurs concernant les jeunes filles issues de l’immigration en France : le pourcentage de filles qui font des études longues augmente, de même que le pourcentage de femmes qui sont autonomes financièrement. Enfin, la fécondité des femmes diminue. Ces données sont incompatibles avec la thèse d’une augmentation de la mainmise de l’intégrisme islamiste en France. Même en Algérie, où l’intégrisme a fait des dizaines de milliers de morts, la fécondité des femmes s’est effondrée passant d’environ dix enfants par femmes à un niveau inférieur à celui de la France actuellement. Il faut en tirer la conclusion que la violence intégriste est une réaction à une société qui échappe à la mainmise religieuse.

Si le port de signes religieux constitue bien un défi, il n’est pas le fruit d’ennemis menaçants mais d’un mouvement de crispation face à la sécularisation. Je ne pense pas que l’Europe soit une forteresse menacée par des vagues qui tendent à installer en son coeur des pratiques venant de civilisations arriérées, ce qui justifierait le vote d’une loi pénale. Il faut au contraire avoir conscience que ceux qui testent la République constituent une minorité qui est en train de perdre la partie.

Nous ne devons pas nous tromper dans la réponse à apporter à cette question car toute réaction excessive ferait la part trop belle aux intégristes. Il faut au contraire valoriser les musulmans qui pratiquent leur religion de façon cohérente avec nos valeurs. C’est pourquoi la question des sorties scolaires avec des femmes voilées est cruciale : nous ne pouvons pas rejeter sans distinction les intégristes et les musulmans dont la pratique religieuse est en accord avec nos valeurs. Nous ne pouvons pas demander à des personnes de renoncer à des coutumes en quelques années là où les femmes françaises ont mis des dizaines d’années. Par exemple, ma grand-mère, dans les années 1930, ne montrait pas ses cheveux en public car seules les femmes de mauvaise famille montraient leurs cheveux.

Il faut donc favoriser l’émancipation mais aussi être conscient que celle-ci ne passe jamais par la contrainte. Ce qui est décisif, ce n’est pas le port de tel ou tel habit mais l’égalité absolue des garçons et des filles dans les écoles, l’interdiction de toute atteinte à la mixité, y compris pour le sport. Les voiles intégraux tomberont non pas le jour où on les aura arrachés de force, mais le jour où ce qui entre dans la tête des filles qui subissent cette aliénation changera. C’est pourquoi nous faisons confiance à l’école de la République.

M. André Gerin, président. Je tenais à vous préciser dans quel contexte la mission parlementaire a commencé à travailler. Nous n’avons aucun a priori et nous avons voulu mieux appréhender le phénomène en prenant soin de dissocier le port du voile intégral de questions religieuses connexes. Par conséquent, nous ne traitons pas de la question du foulard, mais uniquement du voile intégral. Mais nous ne nous interdisons pas d’analyser quelle est la signification du port du voile intégral, qui s’accompagne d’une dégradation des accueils dans les lieux publics, d’une augmentation des mariages forcés… Nous formulerons des préconisations mais nous ne savons pas encore si nous proposerons le vote d’une loi ni de quel sera le contenu de cette loi, qui n’est pas obligatoirement pénale. Après six séances d’auditions nous parvenons à mieux cerner cette réalité mais nous n’avons pas encore de diagnostic étayé et encore moins de préconisations.

M. Jacques Myard. Lorsqu’une loi est évoquée pour résoudre ce problème, il faut bien garder à l’esprit que cette loi pourrait très bien avoir pour objectif premier l’affirmation des principes républicains et n’avoir de visée répressive que par défaut. Par exemple, l’égalité de l’homme et de la femme a d’abord été un principe structurel de la République. Une loi pourrait parfaitement avoir valeur de symbole, pour relever le défi qui nous est lancé.

Enfin, il ne faut pas aller trop loin concernant le thème de la sécularisation de la société. Si elle progresse dans certains pays musulmans, je pense qu’elle régresse aujourd’hui en France.

Mme Danièle Hoffman-Rispal. Il y a quelque temps encore j’aurais eu la même position que la Ligue des droits de l’homme. J’avais d’ailleurs hésité lors du vote de la loi de 2005, ayant peur d’un repli identitaire. Mais devant certaines réalités dérangeantes j’ai changé de position. Je suis élue du quartier de Belleville à Paris et je constate qu’en l’espace de quelques années, les relations sociales se devenues beaucoup plus délicates sous l’influence du facteur religieux. Je vois des collèges où les filles ne peuvent plus venir en jupe. Il y a quelques années, on me serrait la main sur les marchés et aujourd’hui certains hommes refusent de le faire parce qu’un tel comportement est proscrit entre hommes et femmes ! La situation s’est donc dégradée du fait d’une montée du religieux en l’espace de sept ans. Nos préconisations pourraient rejoindre celles de la mission d’information sur les violences faites aux femmes, qui a estimé que la loi-cadre n’était peu être pas la meilleure solution car des dispositifs existent déjà, mais qui va proposer une modification de la Constitution à M. Accoyer. La mission pourrait s’en inspirer afin de s’écarter de l’idée d’une loi répressive et réaffirmer des principes. Il n’en demeure pas moins que, comme une grande partie de la population, je suis choquée quand je vois une femme recouverte d’une burqa dans le métro parce que ne pas voir le visage de quelqu’un, son sourire, c’est refuser tout lien social.

M. André Gerin, président. Si vous le souhaitez vous pouvez nous faire parvenir jusqu’à fin décembre tout document qui pourrait éclairer la mission et nous faire part de vos recommandations.

M. Jean-Pierre Dubois. Sur la question d’une loi réaffirmant des principes, il me semble que ce type de loi existe déjà. Il ne fait pas de doute que la Constitution et les lois de la République affirment qu’il existe une égalité entre les hommes et les femmes. Nous manquons moins de lois que de volonté de les faire appliquer.

Sur la question du recul de la sécularisation, je suis d’accord pour dire qu’il y a des crispations. Mais celles-ci sont les signes d’un profond malaise qui provient du fait que le politique n’est plus porteur d’espoir. Quand l’espoir n’est plus que religieux, les gens se dirigent dans cette direction. Lors de la marche des Beurs, en 1983, ses organisateurs ne se définissaient pas d’abord comme musulmans, même si certains d’entre eux l’étaient. Ils se considéraient comme des citoyens revendiquant l’égalité. Or, leurs préconisations n’ont pas beaucoup été entendues. Il en va de même pour l’expérience d’AC LE FEU dont les cahiers de doléances sont remarquables. Mais l’écho de leurs travaux a été très faible. L’engagement politique est donc déconsidéré au profit du religieux. L’enjeu est de faire revivre l’espoir dans le politique.

Nous pensons que le phénomène est minoritaire. Le risque n’est pas que des imams intégristes aient de plus en plus d’influence, mais que des gens se replient sur ce type de solutions car ils n’ont plus confiance dans l’égalité et dans la laïcité. La réponse qui doit être donnée au problème du voile intégral doit donc être une réponse en termes d’égalité et de décloisonnement des quartiers sensibles. C’est ce manque de réponse politique qui laisse le champ libre à des replis identitaires. Il n’est pas question de savoir si l’on est pour ou contre cette pratique détestable mais de déterminer comment faire évoluer les mentalités pour que la société change. Nous vivons dans une époque de transition durant laquelle nous devons rester fermes sur les principes, afin de ne pas accepter que soit remis en cause le principe de laïcité ou celui d’égalité. Ces gens viennent de très loin et apprennent peu à peu à vivre dans un autre cadre. Il faut les y aider en promouvant l’égalité et les principes républicains. La République ne tient pas ses promesses ; le jour où elle les tiendra, les voiles intégraux tomberont.

M. André Gerin, président. Je vous remercie pour ce débat.

Audition de M. Mahmoud Doua, enseignant en anthropologie
du monde arabo-musulman à l’Université Bordeaux III

(Séance du mercredi 7 octobre 2009)

M. André Gerin, président. Je vous remercie d’avoir accepté cette audition. Vous pourrez nous éclairer à partir de votre expérience de terrain, puisque vous enseignez la religion coranique dans la région bordelaise et que vous animez une association de musulmans en Gironde.

Nous aimerions vous demander quel sens vous donnez à la pratique du voile intégral. Combien de personnes sont concernées ? Quelles sont les catégories socioprofessionnelles les plus représentées ? Peut-on dire qu’il s’agit d’un retour à « l’islam des origines » ? La précarité sociale, le sentiment de mauvaise intégration à la société française sont-ils des facteurs explicatifs au développement de ce phénomène ?

M. Mahmoud Doua, enseignant en anthropologie du monbe arabo-musulman. Je tenais tout d’abord à vous remercier pour cette approche pluraliste et sans a priori. Dans votre présentation, vous avez mis en avant mon expérience d’imam, mais j’ai, en fait, une double formation. Je suis aussi universitaire ; j’enseigne la sociologie des religions à l’université de Bordeaux III.

Le recours à l’outil sociologique me permet de prendre du recul face à ma subjectivité et de mieux comprendre la complexité des phénomènes culturels.

Je souhaitais souligner, à titre de propos préliminaire, que toutes les religions comportent des dérives agressives, voire sectaires.

J’en viens maintenant à un point controversé : la question de savoir si le port du voile intégral a des racines religieuses, s’il s’agit d’une prescription du Coran. J’ai lu les propos des personnes que vous avez déjà entendues et j’ai constaté avec étonnement que plusieurs soutiennent qu’il ne s’agit pas d’une prescription religieuse. Cette affirmation est un peu simplificatrice car le Coran aborde bien la question du voile pour les femmes respectueuses du l’enseignement du Prophète. Le Coran dans le verset 59 de la sourate XXXIII « Les Coalisés » précise : « Prophète, dis à tes épouses, à tes filles, aux femmes de tes compagnons, de revêtir leurs mantes (julbâb : cape, et non plus seulement khimâr, le fichu recouvrant la tête). Ceux qui soutiennent que le voile intégral est une prescription du Coran ont une lecture littérale car le texte ne parle que du fait de se couvrir sans préciser l’ampleur du voile.

En Islam, il n’y a pas de vêtement religieux qui s’imposerait universellement. De multiples jilbad, mot que l’on peut traduire par costume traditionnel, ont coexisté dans les différentes civilisations musulmanes. J’en veux pour preuve les différentes manières dont sont vêtues les femmes selon leur région d’origine ; les Sénégalaises, avec leur boubou, ne ressemblent en rien aux Pakistanaises, par exemple.

Si on veut avoir une lecture sociologique de ce phénomène, on peut dire que le port du voile intégral répond à de multiples motivations.

Ce phénomène peut d’abord s’observer chez les jeunes de milieux populaires qui vivent souvent en banlieue. La volonté de se distinguer par le port d’un habit spécifique touche aussi les garçons, qui sont de plus en plus nombreux à porter une tunique proche de celle portée par les Pakistanais. Ces jeunes vivent souvent dans des familles déstructurées et sont confrontés à des discriminations. Ils se sentent marginalisés socialement et cherchent à trouver une identité, une reconnaissance sociale. Il ne faut pas sous-estimer l’importance de la précarité sociale et du sentiment de relégation dans des quartiers ghettos pour comprendre le phénomène du voile intégral.

Une autre catégorie sociale touchée par ce phénomène est celles des Français de souche récemment convertis, qui cherchent à manifester publiquement leur nouvelle appartenance religieuse et leur attachement à celle nouvelle identité. Là encore, on trouve de nombreuses personnes confrontées à des conflits familiaux.

Il y a enfin de jeunes cadres ou ingénieurs, d’excellente formation intellectuelle, qui sont attirés par cette pratique rigoriste de la religion. Très souvent, ce sont des jeunes de formation scientifique, à qui il manque une certaine culture critique pour prendre du recul face à ceux qui se présentent comme les porte-parole de l’Islam authentique.

Si on cherche à discerner les fondements religieux de ce phénomène, on peut citer l’influence salafiste qui s’appuie sur la tradition wahhabite. Le théologien Ben Baz a eu une influence considérable ainsi que El Outheëmi, tous deux originaires d’Arabie Saoudite. Ce courant a eu une forte influence dans la région lyonnaise, notamment par l’intermédiaire d’anciens responsables du Front islamique du salut (FIS). Cette influence religieuse, qui a recours à une lecture littéraliste du Coran est très ancienne mais, aujourd’hui, les salafistes qui vivent en France ne se réfèrent qu’à l’autorité de certains imams d’Arabie Saoudite avec qui ils sont en lien via internet.

L’extension du port du voile intégral semble être un phénomène passager, mais certains aspects de ce courant sont cependant inquiétants. Il s’agit d’une démarche naïve à laquelle il manque une véritable culture religieuse. Voter une loi visant à son interdiction semble inutile, voire dangereux, car cela reviendrait à conférer une importance disproportionnée à ce phénomène récent.

Je ne peux pas vous prouver les influences étrangères et une certaine instrumentalisation de ce courant à des fins politiques, mais j’ai de bonnes raisons de penser que, comme en Algérie ou en Égypte, certains ont intérêt à se servir du courant intégriste.

M. Jacques Myard. Vous avez insisté sur l’importance de la lecture littéraliste du Coran. Le problème est que cette tendance est récurrente dans l’Islam. Tous les deux ou trois siècles, certains théologiens veulent en revenir à l’Islam originel, à l’âge d’or de la religion. Vous mettez en avant que ce courant a beaucoup de succès auprès de musulmans peu cultivés en quête d’une identité sociale, mais il ne faut pas oublier les fondamentalistes ont aussi une grande audience chez les intellectuels. Comment peut-on éveiller l’esprit critique chez les musulmans pour leur permettre de prendre du recul face à certains mouvements à la mode ?

Mme Arlette Grosskost. Ce manque de culture religieuse chez les jeunes qui se tournent vers les fondamentalistes pose la question de l’opportunité de mettre en place un enseignement de culture religieuse au collège. Il s’agit d’amener les consciences à faire des choix éclairés à partir d’une connaissance historique sur les différents courants religieux. Actuellement, la société civile française connaît un certain malaise car elle a l’impression que la culture musulmane cherche à s’imposer dans la sphère publique.

M. Christian Bataille. Vous nous avez parlé de l’influence de l’Arabie saoudite et aussi de l’Afghanistan, du Pakistan mais ces fondamentalistes ont-ils d’autres soutiens étrangers ? Il faut réfléchir à la tolérance de la culture musulmane à d’autres traditions religieuses. Dans le passé, l’islam a très bien accepté d’autres cultures, comme en Espagne ou dans certains pays du Moyen-Orient.

M. Jacques Remiller. Pouvez-vous nous apporter des précisions sur la présence du FIS dans la région lyonnaise ? Quels sont ses canaux d’influence ?

M. Mahmoud Doua. Pour répondre à M. Myard, c’est vrai qu’il y a dans l’islam, une nostalgie de retour à l’âge d’or, à l’époque de la prédication du Prophète. Je représente une autre tradition, celle de l’islam réformiste, qui ne veut pas séparer la raison et la révélation. Moi aussi, je regrette le temps de l’islam primitif où les différentes religions vivaient en bonne entente comme ce fut le cas en Espagne.

Je pense que la pratique du voile intégral peut être comparée à une pratique « adolescente » de la religion, à une volonté de rupture par rapport à une forme plus conventionnelle de religiosité. Certains sont tentés par l’hijra c'est-à-dire par un exode vers les pays islamiques car ils ne veulent plus vivre au milieu des kafir ou mécréants. Cette fuite loin de l’environnement quotidien est un leurre car ces jeunes sont de culture européenne et auraient du mal à s’adapter au mode de vie oriental.

Pour répondre à M. Christian Bataille, je dirai que l’influence saoudienne et égyptienne est déterminante, car il s’agit de pays où existent des théologiens réputés. À la différence du Pakistan et de l’Indonésie qui représentent les communautés musulmanes les plus nombreuses, ces pays ont une influence intellectuelle par le biais des écrits théologiques. Quant à l’influence du FIS, il faut d’abord préciser que le FIS, en tant que tel, a disparu. Certains de ses membres se sont reconvertis. Certains siègent, par exemple, au Conseil régional du culte musulman de la région PACA.

Le GIA a une influence réelle, notamment dans les prisons françaises. Je travaille actuellement pour l’École nationale de l’administration pénitentiaire sur le thème de l’islam radical en prison et sur ses méthodes de « recrutement ».

Vous m’avez interrogé sur l’identité française menacée par la culture musulmane. Il faut se rendre compte qu’il existe un jeu d’influence réciproque. La religion musulmane est influencée dans ses pratiques par l’environnement culturel français. J’en donnerai un exemple significatif : il n’y a pas de confession en islam, or je rencontre de multiples français musulmans qui me demandent à respecter ce rite qui n’existe pas !

Mme Arlette Grosskost. Comment analyser l’influence de la culture sur le port des vêtements ?

M. Mahmoud Doua. L’islam de France doit tenir compte des habitudes vestimentaires de notre pays sans pour autant renoncer à son éthique vestimentaire. Le respect de la pudeur est compatible avec de multiples tenues vestimentaires. Il y a d’ailleurs de multiples formes de costumes dans les sociétés musulmanes. Les communautés musulmanes d’Europe doivent trouver leur propre voie en la matière.

Je comprends que la société française soit choquée par certaines tenues ostentatoires, mais je ne crois pas qu’une loi interdisant le voile intégral soit une bonne solution. Le danger est au contraire d’ancrer les jeunes filles dans leur interprétation littérale du Coran.

M. André Gerin, président. Notre démarche ne se limite pas à la question du voile intégral, mais cherche à savoir ce qui se joue derrière la question du voile intégral. Il y a une vision politique masquée derrière la question du port du voile. Je ne crois pas à des manifestations spontanées. Dans certains quartiers, la pression sociale sur les jeunes filles devient intolérable. Certaines ont même demandé un vestiaire au proviseur de leur collège pour pouvoir être habillées normalement au collège et remettre aussitôt le voile lorsqu’elles rentrent chez elles.

Nous souhaitons engager une démarche constructive avec les musulmans qui veulent vivre leur religion dans le respect des valeurs républicaines. D’autres pays européens ont les mêmes préoccupations.

M. Mahmoud Doua. Je suis sensible aux exemples d’intolérance que vous citez. Il est indéniable que certains problèmes existent, dans les hôpitaux, notamment, où certains refusent la mixité du personnel soignant. Je pense qu’il faut réfléchir aux moyens de favoriser une laïcité ouverte et les formes de médiation. Les représentants du culte musulman peuvent jouer un rôle apaisant et pédagogique. Ils peuvent, par exemple, expliquer ce que signifie la neutralité de l’État et des services publics. Ce mouvement d’extension du port du voile intégral est observé dans plusieurs pays européens car ces pays sont tous confrontés au règne de l’argent roi, de la société de consommation qui a perdu toute finalité collective. Il s’agit d’un repli identitaire pour des personnes en perte de repères, qui ne supportent plus ce relativisme moral. Ce retour à la tradition est également observé dans d’autres religions comme le protestantisme et le judaïsme.

Je crois qu’il faut être pédagogue, mais ferme sur les principes. Lorsque je fais mes cours à l’ENAP, je dis clairement qu’on ne peut transiger avec un prisonnier qui refuse de parler à une surveillante parce qu’elle est une femme.

M. Éric Raoult, rapporteur. Beaucoup de musulmans se prononcent contre le vote d’une loi, mais il faut garder à l’esprit que la loi en question ne sera pas forcément répressive. Ce qui choque nos concitoyens, c’est l’impossibilité de reconnaître la personne, cachée sous son voile intégral. Il faut chercher à éviter ce comportement, y compris en utilisant des formes de médiation qui peuvent très bien accompagner la mise en application de la loi.

M. Mahmoud Doua. Je respecterai toute loi qui sera votée, mais je peux discuter des risques qu’elle comporte. Je crois vraiment qu’il y a des risques à l’application d’une loi d’interdiction. Celle de 2004 a eu aussi des effets pervers, car certains l’ont appliquée avec trop de zèle. Je pourrai citer l’exemple de cette étudiante à Toulouse, qui n’a pu soutenir sa thèse car elle était voilée. Je crois que d’autres solutions pédagogiques existent.

M. Christian Bataille. Cette loi ne s’applique pas à l’Université

M. André Gerin, président. Je vous remercie pour votre intervention.

Audition de M. Rémy Schwartz, conseiller d’État,
rapporteur général de la commission Stasi

(Séance du mercredi 7 octobre 2009)

M. André Gerin, président. Nous accueillons Rémy Schwartz, conseiller d’État et rapporteur général de la commission Stasi du nom de son président, M. Bernard Stasi, qui avait été chargée par le Président Jacques Chirac, en juillet 2003, de réfléchir à l’application du principe de laïcité dans la République. Tous les membres de la mission ont reçu un exemplaire du rapport de cette commission. Nous avons souhaité vous entendre aujourd’hui pour deux raisons : d’une part, pour que vous nous rappeliez l’expérience de la commission Stasi et que vous nous fassiez part de ses conclusions concernant le principe de laïcité aujourd’hui et d’autre part, pour que vous nous indiquiez, avec votre regard de juriste, quelles sont les règles qui s’appliquent d’un point de vue national, international et européen en matière de liberté de conscience et de culte. Quels sont les points communs et les différences entre le débat actuel et celui de 2003 ? Estimez-vous que la situation des femmes dans les banlieues se soit aujourd’hui dégradée ?

M. Rémy Schwartz. Pour répondre immédiatement à votre dernière question, je suis très mal placé pour vous apporter des éléments sur la situation des femmes dans les banlieues, travaillant au Palais-Royal et habitant à Paris…

La commission mise en place par le Président de la République avait abordé largement la question de la laïcité, notamment dans les services publics. Elle s’était également intéressée, de manière plus particulière, à la question du port de signes religieux dans les établissements d’enseignement. La commission ne s’est jamais interrogée à l’époque sur le port de signes religieux dans l’espace public car la question se posait moins alors et car elle soulève des problèmes juridiques redoutables. L’expérience de la commission ne pourra donc pas vous être d’une réelle utilité sur ce point.

Il faut néanmoins préciser que le vote de la loi de 2004 a complètement apaisé la situation dans les établissements d’enseignement. Depuis cette date, il n’y a plus d’incidents dans les établissements, le nombre de jeunes filles qui ont du quitter les établissements et s’inscrire aux cours d’enseignement à distance sont en nombre inframarginal. Cette question semble donc avoir été réglée.

Mais la question du port de signes religieux dans l’espace public, c’est-à-dire en dehors des services publics, n’a absolument pas été abordée à l’époque. Or, il existe une différence radicale entre les règles susceptibles d’être édictées dans les services publics et les contraintes qu’il est possible d’imposer aux citoyens dans ce que l’on appelle l’espace public, de manière imprécise. Il est évident que le fonctionnement des services publics, les contraintes que leur fonctionnement impose, permettent de légitimer des règles particulières. Mais nous ne retrouvons pas ces contraintes dans l’espace public, où se pose à l’inverse la question du respect des libertés fondamentales. En effet, la liberté est le principe et la restriction, sans parler de l’interdiction, est l’exception. Votre question est donc redoutablement plus compliquée que celle à laquelle était confrontée la commission Stasi.

M. Jean Glavany. Je souhaite vous poser des questions sur les problèmes juridiques. Si l’on devait considérer que le port du voile intégral dans l’espace public est condamnable du point de vue des principes, comment peut-on procéder juridiquement ? On peut distinguer quatre pistes, que je vous présente de la plus simple à la plus compliquée.

Il me semble que la possibilité la plus simple est de se fonder sur la notion d’ordre public. On peut, par exemple, considérer que la nécessité de pouvoir prouver son identité, qui justifie le port de la carte d’identité, pourrait être accompagnée de la nécessité de devoir montrer son visage.

Mais l’on peut également envisager d’autres véhicules juridiques que l’ordre public. La deuxième solution a trait au combat de la République contre certaines idéologies. Historiquement, la République a combattu le racisme, le nazisme, l’antisémitisme. Pourquoi ne pourrait-elle pas également combattre des idéologies telles que le talibanisme ou le salafisme qui justifient la barbarie à l’égard des femmes ?

La troisième piste serait de considérer que le visage, suggestion qui nous a été faite par Elisabeth Badinter, n’est pas n’importe quelle partie du corps et que les principes d’égalité et de fraternité imposent l’échange des regards et des visages.

La quatrième consisterait à se fonder sur la lutte contre les violences faites aux femmes. Si l’Assemblée devait légiférer sur ce sujet, comme cela a été fait récemment en Espagne, n’y aurait-il possibilité d’insérer une disposition sur cette forme particulière de violence qui consiste à imposer aux femmes un voile intégral ? La difficulté juridique serait alors de s’attaquer aux femmes qui portent le voile intégral sans contrainte, au nom de la liberté.

M. Jacques Myard. Comme toujours, M. Schwartz, quand on s’adresse à des juristes, il faut se souvenir de la scène de La guerre de Troie n’aura pas lieu de Jean Giraudoux où le jurisconsulte doit donner à Hector une interprétation juridique de l’attitude des Grecs. Il commence par dire que les Grecs étant arrivés droit sur la côte, ce qui constitue un acte de guerre. Puis, sous la menace, il trouve immédiatement une autre interprétation.

Si l’espace public est l’espace de la liberté, je peux aller tout nu dans la rue sans que personne ne me dise rien ? Il y a quand même des limites à la liberté, au nom par exemple de principes constitutionnels que sont la dignité de la personne humaine et l’égalité des sexes. Il ne faut donc pas exagérer les contraintes, y compris celles de la CEDH, qui a rendu des arrêts qui vont totalement dans le sens du respect de la laïcité. Je suis donc convaincu qu’une loi peut être parfaitement constitutionnelle et conforme aux engagements internationaux de la France.

Mme Arlette Grosskost. Nous sommes dans le pays des droits de l’homme et la Constitution les mentionne explicitement. Mais ces droits incluent également la liberté de conscience. Est-ce que le droit à la différence autorise la différence des droits ?

M. Christian Bataille. Je pense également que l’on ne peut pas interdire le port de la burqa au nom du principe de laïcité. En effet, dans ce cas, pourquoi ne pas interdire aussi la cornette des religieuses, la kippa, la soutane ou les tabliers des francs-maçons. Mais il reste le fondement des violences faites aux femmes et de l’ordre public. J’aurais deux questions. Si l’on ne laisse pas les choses en l’état, faut-il avoir recours à la loi ou au règlement ? Ne pourrait-on pas écrire dans la loi que toute personne qui se trouve dans l’espace public doit avoir le visage découvert plutôt que d’interdire de se couvrir le visage ? Ainsi, la loi serait rédigée de manière positive et non pas répressive.

M. Rémy Schwartz. Pour prolonger sur Giraudoux, je doute que vous puissiez menacer le Conseil constitutionnel et la Cour européenne des droits de l’homme pour obtenir une décision favorable.

Depuis les origines du droit public, la notion d’ordre public, qui permet aux autorités de police d’intervenir, englobe la sécurité, la tranquillité, la salubrité mais aussi la moralité publique. Cette notion fluctue à travers le temps, elle est plus lâche aujourd’hui, mais elle n’en demeure pas moins. Il est interdit dans certaines communes du bord de mer de se promener en ville dans certaines tenues. Des arrêtés municipaux le prévoient. Au début du XXe siècle, la jurisprudence avait regardé ces restrictions comme légales et je n’ai pas d’exemple de jurisprudence plus récente que 1909 ou 1920 mais je ne vois pas pourquoi les autorités de police, dès lors que ces restrictions seraient justifiées par des circonstances de temps et de lieu, ne pourraient en décider ainsi. C’est au nom de l’ordre public qu’en 2005, le Conseil d’État avait jugé légal le refus de visa qui avait été opposé à une femme qui avait refusé, avant d’entrer dans un consulat, d’ôter un instant son foulard pour procéder à un contrôle d’identité (379) La jurisprudence du Conseil d’État a également admis la légalité d’instructions de circulaires imposant que les photographies d’identité soient faites tête nue. La Cour européenne des droits de l’homme a validé cette logique, dans un arrêt du 4 décembre 2008 (380), sur le terrain de l’ordre public. Mais si l’ordre public nécessite de pouvoir reconnaître les identités, ce contrôle n’est pas permanent. On ne peut pas imposer aux citoyens d’être en état de contrôle permanent.

M. Jacques Myard. Et les caméras de vidéosurveillance ?

M. Rémy Schwartz. Il serait très difficile, sur le seul terrain de l’ordre public, à mon sens, de justifier une interdiction permanente et générale.

Vos trois dernières questions sont liées, M. Glavany, puisqu’elles ont trait à la dignité de la femme. Il existe un cinquième pilier dans la police administrative, qui est la dignité de la personne humaine depuis la décision sur le lancer de nain de 1995, Commune de Morsang-sur-Orge (381). La dignité de la personne humaine permet de justifier des mesures restrictives aux libertés. Le Conseil constitutionnel, dans deux décisions de 1994 et de 1995 (382), a fait de la sauvegarde de la dignité de la personne humaine un principe à valeur constitutionnelle qui découle du préambule de la Constitution de 1946. Ce principe permettait de protéger l’intégrité du corps humain. Les conventions internationales, que ce soit l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme ou la Convention de New York du 1er mars 1980, affirment le principe de dignité, de la personne humaine dans un cas, et des femmes dans l’autre. La question est donc : est-ce que le fait d’empêcher autrui de voir une femme, ce qui n’est pas imposé aux hommes, est attentatoire à la dignité de la personne humaine et à la dignité des femmes ? Je ne vous donnerai pas de réponse puisque vous m’invitez es qualité et que je suis susceptible de connaître à l’avenir de ce type de contentieux.

M. Jean Glavany. Est-ce que le législateur pourrait condamner l’idéologie talibane ou salafiste, comme il l’a fait avec d’autres idéologies ?

M. Rémy Schwartz. La question est ouverte et je ne peux pas y répondre. C’est au législateur de choisir s’il veut prohiber toute idéologie affirmant l’inégalité entre les hommes et les femmes et imposant un traitement inégal des femmes.

Faut-il une loi ou des règlements ? Le même débat avait traversé la commission Stasi. Je pense qu’il est difficile de renvoyer à des arrêtés de police municipale, qui pour être légaux, doivent répondre à des circonstances locales particulières. En effet, la police municipale est encadrée par le Conseil d’État et par la CEDH. Il serait à mon sens difficile d’affirmer que dans tel ou tel quartier la dignité de la femme imposerait telle ou telle chose. Cela reviendrait à laisser les élus locaux seuls face à ces difficultés.

M. Jacques Myard. Je crois que vous avez trouvé la solution avec la notion de dignité de la personne, qui est déjà présente dans les textes fondateurs de la République. Il me semble que l’on peut affirmer que la pratique du port du voile est contraire à la dignité de la personne et donc qu’elle n’est pas acceptable.

M. Rémy Schwartz. Je ne sais pas s’il est possible au nom de la dignité de la personne humaine d’interdire le port du voile intégral, au regard notamment des autres principes constitutionnels et conventionnels, tels que la liberté religieuse et la liberté de conscience.

M. Jean Glavany. Vous nous dites que l’ordre public nécessiterait de justifier une interdiction permanente et générale, ce qui semble difficile. Mais vous nous indiquez aussi que la notion de dignité de la personne humaine pourrait être un meilleur fondement et que le législateur pourrait condamner les idéologies qui prônent l’inégalité entre les hommes et les femmes puisque les hommes ne portent pas le voile intégral. Mais vous n’avez rien dit de la question de la fraternité. Est-ce qu’il existe un principe de fraternité en droit ? Cela reviendrait à présenter positivement la chose.

M. Rémy Schwartz. Je ne pense pas que l’on puisse présenter positivement ce qui est en réalité un interdit. Cela revient au même. D’ailleurs, la fraternité n’a jamais été regardée comme un principe juridique.

M. André Gerin, président. Pourriez-vous nous dire un mot de la notion de « pratique radicale de la religion », qui a été adoptée par le Conseil d’État ?

M. Rémy Schwartz. Cette notion a soulevé des débats mais il ne faut rien en extrapoler. Était en effet en cause une législation particulière, sur l’acquisition de la nationalité française, qui pose le principe de l’assimilation car il n’y a pas de droit général et absolu à acquérir la nationalité française. Ce n’est pas une question de liberté fondamentale. Le législateur peut donc y poser des conditions, en l’occurrence, celle de l’assimilation. Au titre de cette législation particulière et de cette notion d’assimilation, le Conseil d’État a estimé qu’une pratique radicale de la religion, qui allait à l’encontre de l’égalité entre les sexes s’opposait à la logique républicaine de l’assimilation. Mais on ne peut rien en extrapoler parce qu’il s’agit d’une législation particulière et que la liberté de religion n’était pas en cause.

M. André Gerin, président. Je vous rappelle, mes chers collègues, que cet arrêt se trouve dans le dossier qui vous a été remis lors de la première séance.

Mme Colette Le Moal. Est-ce que cette notion de pratique radicale de la religion ne pourrait pas également servir à faire respecter les coutumes vestimentaires de la France, puisque la France n’a jamais connu de vêtement du visage ?

M. Rémy Schwartz. Dans l’affaire en cause, la personne portait la burqa et avait tenu des propos marquant une adhésion à une idéologie niant l’égalité entre les hommes et les femmes, ce qui justifie le refus d’accorder la nationalité française.

M. André Gerin, président. Je vous remercie pour ces éclairages.

Audition de :
M. Mohammed Moussaoui, président du Conseil français du culte musulman ;
M. Haydar Demiryurek, vice-président chargé des régions ;
M. Chems-Eddine Hafiz, vice-président chargé des commissions ;
M. Fouad Alaoui, vice-président chargé de la réforme et du plan ;
M. Anouar Kbibech, secrétaire général.

(Séance du mercredi 14 octobre 2009)

M. André Gerin, président. Nous recevons aujourd’hui une délégation du Conseil français du culte musulman – le CFCM – composée de M. Mohammed Moussaoui, son président ; M. Haydar Demiryurek, vice-président chargé des régions ; M. Chems-Eddine Hafiz, vice-président chargé des commissions ; M. Fouad Alaoui, vice-président chargé de la réforme et du plan ; M. Anouar Kbibech, secrétaire général.

Monsieur le président, Messieurs, je suis très heureux de vous accueillir au nom de la mission d’information. Il nous a semblé important de vous entendre et d’évoquer avec vous le port du voile intégral, une pratique qui, comme vous le savez, nous préoccupe. La mission d'information, constituée par la conférence des présidents de l'Assemblée nationale à l’unanimité de ses membres, a clairement indiqué, dès le début de ses travaux, qu'elle n'entendait nullement traiter la question du voile intégral sur le plan religieux. Pour la représentation nationale, il s’agit d’un problème d'ordre politique qu'il faut examiner comme tel. Néanmoins, ce voile est porté par des personnes qui revendiquent une certaine vision de l'islam. Aussi avons-nous souhaité recueillir votre point de vue sur ce phénomène assez nouveau en France mais qui, même s’il est en apparence marginal, tend à se développer. Je constate d'ailleurs que la question agite d'autres pays, tels l'Egypte et le Canada – singulièrement le Québec.

C'est une question délicate, que le rapporteur, M. Éric Raoult, et moi-même, entendons aborder avec beaucoup d'humilité mais aussi de rigueur, en recueillant tous les points de vue sans a priori. Nous engageons notre septième série d’auditions et nous avons prévu d’en tenir encore neuf d’ici le 16 décembre. Dans ce cadre, nous serons à Lyon demain, à Marseille le 5 novembre et à Bruxelles mi-novembre. Nous tiendrons aussi une journée complète d’auditions ici même, à l’Assemblée nationale car, pour éviter toute stigmatisation et toute audition « spectacle », nous avons décidé de ne pas nous rendre dans telle ou telle commune ou dans tel ou tel quartier. Enfin, nous entendrons début décembre les responsables de toutes les formations politiques, afin que les positions respectives soient clairement établies.

L’objectif de la mission est de dresser un état des lieux, d’apprendre et de comprendre avant d’élaborer des préconisations. Pour éviter toute ambiguïté, je précise qu’il ne s’agit pas d’ouvrir un nouveau débat sur le voile ou le foulard ; c’est là un autre sujet, qui a pour l’essentiel été traité par la loi de 2004. Ce qui préoccupe notre mission, et à travers elle la représentation nationale, c’est l’extension du port du voile intégral sur la voie publique du fait de mouvements radicaux et fondamentalistes. Étant donné ce qui se produit en certains lieux de la République, notamment là où se fait l’accueil du public, nous souhaitons agir, notamment parce qu’il arrive que des enfants et des adolescentes soient concernés, ce qui ne laisse pas de préoccuper. Nous cherchons encore à déterminer ce que signifie réellement le port du voile intégral et ce que cette pratique dit de la société française. En bref, nous voulons clarifier le débat pour combattre ce qui nous semble être des coutumes médiévales sans rapport avec l’islam d’aujourd’hui.

Nous rejetons toute stigmatisation de l’islam de France. Notre dialogue est donc d’une importance particulière. Il devra être franc, loyal et respectueux. Il n’est pas dans nos intentions d’intervenir ou de prendre la place des responsables musulmans dans le domaine religieux – c’est une responsabilité que vous partagez avec d’autres. La nôtre, dans la République, est différente ; j’espère que notre dialogue permettra des clarifications utiles.

La mission, comme la représentation nationale dont elle est l’émanation, souhaite par ailleurs que l’islam de France, qui respecte la République et les principes de la laïcité, qui prône les valeurs de tolérance et d’ouverture, trouve toute sa place dans la société française.

Nous avons entendu des associations féminines, des associations laïques, des personnalités musulmanes. Nous entendrons des spécialistes du salafisme et des juristes. Nous souhaitons que toutes ces auditions nous permettent de rédiger des préconisations dont nous espérons, au nom de l’intérêt général, que vous les partagerez. Nous voulons en effet, vous l’avez compris, renforcer la cohésion nationale et permettre une meilleure compréhension tout en refusant toute instrumentalisation de l’islam. Le pari est peut-être difficile, mais l’important est que chacun, dans le rôle qui est le sien, dans le cadre de cette mission et ensuite au dehors, exprime une parole forte à l’intention de la société dans son ensemble.

Je vous propose, Monsieur le président, d’exposer le point de vue du Conseil français du culte musulman. Après quoi, mes collègues et moi-même vous poserons quelques questions dans un esprit d’ouverture et de dialogue.

M. Mohammed Moussaoui, président du Conseil français du culte musulman. Je vous remercie, Monsieur le président, pour ces précisions. La contribution que je m’apprête à vous présenter est le fruit d’une réflexion partagée par l'ensemble des membres du bureau exécutif du Conseil français du culte musulman, dans sa diversité et sa richesse. Mon exposé portera sur la nature de la pratique du port du voile intégral, sur sa perception par la société et sur les risques qui résulteraient de l'instrumentalisation du débat sur cette question.

La pratique du port du voile intégral que vise votre mission revêt une connotation religieuse quand elle est adoptée par des femmes musulmanes au nom d'un avis religieux, certes minoritaire. Selon cet avis propre à certains pays, la femme doit se couvrir totalement en présence d'hommes autres que son époux et les membres de sa famille. Par voie de conséquence, elle agit de même lorsqu'elle est dans l'espace public. Se basant sur l'avis de la grande majorité des théologiens musulmans, le CFCM considère que le port du voile intégral n'est pas une prescription religieuse mais plutôt une pratique religieuse fondée sur un avis minoritaire.

Cette position du CFCM, faisant état de la nature du port du voile intégral du point de vue strictement normatif au sein de la religion musulmane, ne doit pas être un motif pour incriminer celles qui le portent. Par ailleurs, dans notre République laïque, il est du libre arbitre de toute personne de se conformer ou non à une norme, y compris si celle-ci est prescrite par sa propre religion.

Le CFCM considère que pour assurer dans la sphère publique un meilleur « vivre ensemble », il est essentiel, au-delà des impératifs de l'ordre public, que chacun prenne en compte, dans l'exercice de sa pratique religieuse ou culturelle, la perception de cette pratique par le reste de la société. En même temps, il est admis que dans cette sphère chacun doit reconnaître à l'autre le droit à la différence.

En ce qui concerne le nombre de femmes portant le voile intégral, deux services d'un même ministère avancent deux comptages très différents – 367 et 2 000. Dans tous les cas, cette pratique reste extrêmement marginale sur le territoire national.

Selon M. Raphaël Liogier, professeur de sociologie à l'Institut d’études politiques d'Aix-en-Provence, les enquêtes menées par l'Observatoire du religieux montrent que « le niqab, en France, loin d'être imposé, est plutôt un voile hyper-volontaire, celui du choix assumé, parfois contre l'entourage ».

S’agissant du port du voile intégral et de la dignité de la femme, peut-on qualifier cette pratique de dégradante pour la femme et l'associer de manière générale à une forme d'asservissement et d'abaissement sans se heurter au problème épineux de l'appréciation des convictions religieuses et des pratiques culturelles ?

Qui peut, par ailleurs, affirmer que le port du voile intégral a suscité un problème de sécurité sur le territoire national ? Tous, y compris ceux qui défendent le port du voile intégral, s'accordent à dire que les femmes qui le portent doivent accepter de dévoiler leur visage lorsque la sécurité l'exige. Elles doivent également le faire pour permettre la vérification de leur identité, par exemple devant les agents des services publics, les guichets de banques ou les caisses de magasins. De l'avis des juristes, il est difficile d'invoquer la sécurité pour justifier une incrimination générale du port du voile intégral. En effet, malgré son caractère ponctuel, le décret du 19 juin 2009 qui introduit un nouvel article dans le code pénal incriminant le port de cagoules au sein ou aux abords immédiats d'une manifestation sur la voie publique fait actuellement l'objet d'un recours en annulation devant le Conseil d'État. La loi ne peut imposer à la vie privée des personnes que des interdictions limitées et strictement proportionnées à un but d'intérêt général.

Par ailleurs, il existe un risque d'instrumentalisation du débat sur le port du voile intégral. Dès l'expression de votre souhait d’installer une commission d'enquête parlementaire sur le port de la burqa et du niqab sur le territoire national, un débat s'est ouvert sur cette pratique et il a pris des proportions inattendues. Les musulmans dans leur ensemble se sont trouvés de plus en plus souvent confrontés à des amalgames qui ont pour conséquence la stigmatisation de toute une religion.

Le Président de la République, conscient de cet état de fait, a tenu, lors de sa déclaration devant le Parlement réuni en Congrès le 22 juin 2009, avant d'évoquer la question de la burqa, à ramener le débat sur les vrais enjeux en disant : « Nous ne sommes pas menacés par le cléricalisme. Nous le sommes davantage par une forme d'intolérance qui stigmatiserait toute appartenance religieuse. Je le dis en pensant en particulier aux Français de confession musulmane. Nous ne devons pas nous tromper de combat. Dans la République, la religion musulmane doit être autant respectée que les autres religions. »

La tournure prise par le débat contribue à stigmatiser la religion musulmane et à faire naître un sentiment d'injustice même chez ceux qui sont hostiles au port du voile intégral. D'ailleurs, plusieurs personnalités que vous avez auditionnées, dont le président de la Fédération nationale de la libre pensée et le président de la Ligue des droits de l'homme, ont exprimé des sentiments similaires. Des acteurs politiques de premier plan ont fait part du même sentiment. Ainsi, le commissaire à la diversité et à l'égalité des chances, évoquant le débat sur l'interdiction du port du voile, a dit : « Plutôt que de s'attacher à résoudre ces difficultés, on a centré le problème sur les comportements et les pratiques d'une partie de la population ».

Dans un autre registre, de nombreux citoyens ne comprennent pas l'emballement médiatique sur ce débat, ni d'ailleurs le silence inexplicable face à la montée inquiétante des actes racistes et islamophobes. En décembre dernier, à Arras, plus de 500 tombes du carré musulman du cimetière militaire Notre-Dame-de-Lorette ont été profanées, alors que les musulmans célébraient la grande fête d'Aïd Al-Adha. Doit-on rappeler que les soldats dont les tombes ont été profanées s'étaient sacrifiés pour que la France fût et demeurât libre ? Aujourd'hui, ceux qui ont insulté la mémoire de ces hommes, mais également la mémoire de la France, ne sont toujours pas identifiés. En dix-huit mois, ce carré a subi trois profanations qui ont touché 54, puis 138, puis 500 tombes ; les attaques contre les mosquées se sont multipliées ; des femmes de confession musulmane ont été prises à partie et publiquement humiliées. De nombreux citoyens s'interrogent sur l'indifférence de la représentation nationale face à ces phénomènes.

Le Conseil français du culte musulman profite de cette occasion pour demander solennellement la création d'une commission d'enquête ou d'une mission d'information dont l'objectif serait dresser un état des lieux de la montée de l'islamophobie, de mieux comprendre le phénomène et de définir des propositions afin de lutter contre ces actes qui menacent la cohésion nationale et le « vivre ensemble ».

Notre propos ne doit être interprété ni comme un reproche ni comme une critique de votre mission d'information. Mais vous conviendrez que les débats de société qui se focalisent uniquement sur les comportements et les pratiques d'une frange de la population et ignorent les menaces qui pèsent sur cette même population sont mal vécus par celle-ci.

Sans évoquer les difficultés liées à la recherche des fondements juridiques d'une loi interdisant le port du voile intégral, on peut se demander si interdire dans le seul but de rendre invisible le voile intégral dans l'espace public est réellement une solution au problème posé, qui va au-delà de cette seule question, comme vous l’avez dit, Monsieur le président.

Au sein du CFCM, nous prônons l'information, le dialogue et la pédagogie. Quand les imams et les autorités religieuses musulmanes de France promeuvent l'islam de la modération et du juste milieu, cela ne peut que porter ses fruits et cantonner ce phénomène marginal. Il faut rester confiant en les valeurs qui animent les musulmans de France.

Nous espérons que la mission d'information prendra en compte nos préoccupations. Notre propos n'est en aucun cas de légitimer ou de ne pas légitimer le port du voile intégral. Notre priorité est de veiller à la non stigmatisation de l'ensemble des musulmans de France, et de prémunir le « vivre ensemble » et la cohésion nationale contre des amalgames dont se nourrissent les extrémismes de tout bord. Nous souhaitons que la raison l'emporte.

M. André Gerin, président. Je vous remercie.

M. Éric Raoult, rapporteur. Votre déclaration est d’une particulière importance, car nous ne vous avions pas entendu avant ce jour déclarer de manière aussi nette que le port du voile intégral n’était pas une prescription religieuse. Certes, vous l’avez dit dans les médias mais nous ne l’avions pas entendu aussi nettement. De même, lors du débat sur le port de signes religieux à l’école, votre prédécesseur avait commencé, dans un premier temps, par exposer son point de vue, et avait précisé ensuite ses propos dans une seconde phase. Il y aura donc un « avant » et un « après » la déclaration du président Moussaoui.

Comme le président André Gerin l’a souligné, le débat que nous avons engagé ne porte ni sur l’islam ni sur la communauté musulmane. Le port du voile intégral fait s’interroger la société française sur la place des femmes musulmanes en son sein d’autant que dans certains départements, y compris celui dont je suis l’élu, on constate des dérives : venez, et vous verrez que des mères sont parfois accompagnées de fillettes de six ans vêtues d’une minuscule burqa. Ces dévoiements, bien réels, ne correspondent pas à ce que vous avez exposé.

Je partage la préoccupation que vous avez exprimée à propos de l’islamophobie. L’Union des associations musulmanes de mon département m’avait demandé d’élaborer une proposition de loi tendant à lutter contre ce phénomène. Nous y avons travaillé ; sans doute cette réflexion devra-t-elle être élargie à l’ensemble du pays.

Enfin, les quelques skinheads qui se livrent à des profanations dans le carré musulman du cimetière militaire d’Arras ne traduisent pas le sentiment de la France et, soyez-en assurés, des policiers et des magistrats travaillent sur ce dossier.

M. Lionnel Luca. Je ne peux vous laisser dire que les profanations de carrés musulmans dans certains cimetières auraient suscité « l’indifférence de la représentation nationale ». La phrase qui figure à ce sujet dans la déclaration écrite à laquelle vous vous référiez est inacceptable, car la représentation nationale a systématiquement condamné, à la tribune de l’Assemblée nationale, lors des séances de questions au Gouvernement, ces événements lamentables qui déshonorent notre pays. Sur tous les bancs, nous savons ce que nous devons à nos frères d’armes qui ont combattu pour la France et pour sa liberté.

Sur un autre plan, pourriez-vous préciser la distinction que vous avez faite en indiquant que « le port du voile intégral n’est pas une prescription religieuse mais plutôt une pratique religieuse fondée sur un avis minoritaire » ?

M. Mohammed Moussaoui. La réaction de votre rapporteur sur la netteté de ma déclaration me surprend, car j’ai déjà exprimé cet avis plusieurs fois dans des journaux nationaux à forte diffusion ; mais si mes propos ont gagné en netteté, je ne peux que m’en réjouir.

Je n’ai pas dit que le Parlement était resté silencieux après les profanations commises au cimetière militaire d’Arras mais, relayant le sentiment de nombreux musulmans, j’ai fait le constat qu’en dix-huit mois le même carré a été profané par trois fois et qu’en un an l’enquête n’a pas progressé d’un iota, ce qui me surprend.

S’agissant de la nature du port du voile intégral, le CFCM, se fondant sur l'avis de la grande majorité des théologiens musulmans, considère que le port du voile intégral n'est pas une prescription religieuse mais constate que la pratique existe, fondée sur un avis très minoritaire.

M. Jean Glavany. Je tendrais à dire « à stigmatisation, stigmatisation et demie ». Si vous souhaitez, à très juste titre, que le travail parlementaire ne stigmatise pas les musulmans de France, ne stigmatisez pas le travail parlementaire. Notre mission d’information, je le rappelle, n’est pas une commission d’enquête. Les mots ont un sens : nous sommes ici pour comprendre, analyser et éventuellement faire des propositions. Ne dites pas que la question serait déjà tranchée alors qu’à ce jour nous ne savons pas sur quoi nos travaux déboucheront.

Vous nous avez dit que le port du voile intégral n'est pas une prescription religieuse mais une pratique religieuse minoritaire. Cette « pratique religieuse minoritaire », c’est une pratique intégriste. Je plaide qu’une immense majorité de musulmans laïcs en France conçoivent la pratique religieuse comme une affaire privée et acceptent spontanément de placer les lois de la République au-dessus de leurs convictions religieuses, mais qu’il existe aussi des intégristes musulmans qui n’acceptent pas cette hiérarchie des normes, pas davantage que les intégristes des autres religions présentes dans notre pays.

Pourquoi ne nous aidez-vous pas à combattre cet intégrisme-là ? Il est un peu facile, pour les religions, de ne pas assumer leurs dérives intégristes. C’est un des points sur lesquels je diverge avec le Président de la République, pour qui le port de la burqa ne serait pas un problème religieux. Prétendre qu’il n’y a aucun lien entre intégrisme et religion revient à prétendre, comme l’a souligné devant nous un philosophe, que le dopage n’aurait rien à voir avec le cyclisme ni le hooliganisme avec le football. Pourquoi ne pas nous aider à faciliter l’avènement de cet islam modéré et laïc de France que vous et nous appelons de nos vœux ? M. Tantaoui, recteur de l’Université Al Azhar du Caire, lui, aide : il a courageusement fait savoir qu’il ne tolérerait le port du voile intégral ni à l’Université ni dans les lycées qui en dépendent. Si vous ne nous aidez pas, Messieurs, il faudra bien que nous vous aidions à nous aider…

Mme Danièle Hoffman-Rispal. Je me réjouis de votre présence, car il est très important pour nous de vous entendre et de discuter avec vous. Nous sommes réunis au sein d’une mission d’information pour faire notre travail de parlementaires. Pourquoi donc ? C’est que le port du voile intégral n’est pas tout à fait du même ordre que d’autres luttes à mener contre d’autres radicalismes – celle, par exemple que nous devons poursuivre contre les associations agressivement anti-avortement. Que des femmes portent le voile intégral fait que je me trouve sur la voie publique avec des personnes dont je ne vois pas les traits, avec lesquelles je ne peux établir aucun lien social, avec lesquelles il n’est pas de « vivre ensemble » possible, au mépris des valeurs républicaines. Il y a eu un cas, puis un autre, un autre encore, tant et si bien que cela a fini par provoquer le rejet de cette pratique par une partie des citoyens – j’ai été témoin d’un incident à ce sujet dans le métro –, dont les religieux modérés. C’est dire que l’extension du port du voile intégral peut contribuer à la montée de l’islamophobie. Les femmes ainsi vêtues sont souvent arrogantes et Mme Badinter les a dites « perverses » en ce qu’elles s’autorisent à voir sans être vues, sans que l’on sache quels êtres on a face à soi.

Lorsque la loi sur l’interdiction des signes religieux dans les établissements d’enseignement a été discutée, en 2004, je n’y étais pas particulièrement favorable car je pensais que la loi ne résout pas tout, qu’elle ne modifie pas les mentalités, notamment dans le domaine religieux, et qu’il importait d’éviter de stigmatiser qui que soit, et surtout mes amis musulmans. Nous ne sommes plus dans ce cas de figure aujourd’hui. Nous avons un certain modèle de société et nous avons besoin, quand nous nous croisons, quand nous parlons, de voir les expressions du visage de l’autre, ses yeux, son sourire, ses réactions. Pour cette raison, le port du voile intégral est inacceptable.

S’agissant des profanations de tombes musulmanes, je rappelle à mon tour que la représentation nationale s’en est vivement émue, de manière répétée. Je rappelle aussi que d’autres profanations ont eu lieu, de tombes juives par exemple, dont les auteurs n’ont jamais été identifiés, et que l’on ne sait toujours pas exactement, vingt ans plus tard, qui a commis l’attentat contre la synagogue de la rue Copernic à Paris. Nous devons nous attacher, singulièrement en cette période de crise, à lutter ensemble contre toutes les formes de racisme et d’antisémitisme. Nous ne souhaitons pas interdire pour interdire mais, pour préserver l’unité nationale et parce que les valeurs républicaines sont en jeu, nous avons besoin de votre aide, au risque, sinon, que le problème s’aggrave considérablement.

M. Chems-Eddine Hafiz. Vous nous avez invités à un dialogue franc, il le sera. « Pourquoi ne nous aidez-vous pas ? » nous a demandé M. Glavany. Mais nous ne faisons que cela ! Peut-être ne le ressentez-vous pas, comme lorsque le rapporteur a l’impression de nous entendre exprimer pour la première fois aujourd’hui une prise de position que nous avons pourtant répétée plusieurs fois publiquement depuis que le débat sur le port du voile intégral a commencé. Les musulmans de France ont toujours cherché à promouvoir un islam républicain, apaisé – c’est d’ailleurs ce qui a permis la création, en 2003, du CFCM. Les organisations regroupées au sein du Conseil, bien que leurs sensibilités soient diverses et qu’elles aient parfois des divergences, se sont mises d’accord sur le texte que le président Moussaoui a porté à votre connaissance et dans lequel nous disons à nouveau que le port du voile intégral n’est pas une prescription religieuse.

Du matin au soir, les imams et les autorités religieuses font tout ce qu’ils peuvent pour que les musulmans de France s’intègrent dans la société française – c’est ce que nous demandons. M. Glavany a parlé du port du voile intégral comme de l’expression d’un islam radical, et Mme Hoffman-Rispal a fait part de sa gêne quand elle croise une femme ainsi vêtue. Je peux la comprendre mais, cela dit, la rue est un espace public, si bien que se pose la question de la liberté individuelle. Cette liberté a certes des limites, celles des atteintes à l’ordre public – mais je ne vais pas me lancer dans un cours de droit alors que d’éminents juristes l’ont fait devant vous avant moi.

Les imams, les autorités religieuses, M. Moussaoui dès que le débat s’est engagé et M. Boubakeur, recteur de la Grande mosquée de Paris, plusieurs fois, tous l’ont dit : le port du voile intégral n’est pas une prescription religieuse. Nous le redisons. Vous nous tendez la main ; notre collaboration vous est acquise. Nous n’avons rien à imposer et nous ne demandons pas de privilèges – nous sommes des Français de confession musulmane qui voulons toute notre place dans la société française.

Mme George Pau-Langevin. Il est essentiel, avez-vous dit, que chacun « prenne en compte, dans l'exercice de sa pratique religieuse ou culturelle, la perception de cette pratique par le reste de la société ». Dans le même temps, vous avez insisté sur la nécessité de ne pas stigmatiser. Mais alors, comment nous conseillez-vous d’agir pour faire régresser ces pratiques non seulement par la loi mais aussi par des manières d’intervenir auprès de la population concernée ?

M. Mohammed Moussaoui. Je tiens à souligner que rien dans mes propos ne tendait à stigmatiser votre mission d’information, tant s’en faut : j’ai parlé de la nécessité de débattre. J’ai dit, aussi, que les imams et les autorités religieuses musulmanes de France travaillent à promouvoir l'islam de la modération et du juste milieu pour cantonner ce phénomène marginal et donc pour le faire régresser.

Mme Pau-Langevin l’a rappelé, j’ai évoqué le difficile équilibre entre la liberté individuelle et la perception de sa pratique religieuse ou culturelle par le reste de la société. Ce besoin d’équilibre a d’ailleurs conduit les pouvoirs publics à restreindre le port de signes religieux distinctifs par les fonctionnaires. Pour nous, les seules règles normatives qui s’imposent à tous les citoyens sont les lois de la République et non les règles religieuses. Vous demandez, Monsieur Glavany, que nous vous aidions. Nous le faisons par notre travail quotidien, qui est d’abord de rechercher le bien-être de la communauté musulmane de France, et nous sommes convaincus que le « vivre ensemble » impose à tous et à toutes de tenir compte de la perception que les autres ont des pratiques que l’on adopte.

M. André Gerin, président. Quand nous avons décidé de créer une mission d’information sur le voile intégral, nous étions conscients que ce phénomène vestimentaire minoritaire n’était que la partie visible de dérives existant dans certains territoires et inacceptables au regard des lois de la République et du principe de laïcité : à côté du problème des femmes voilées venant chercher leurs enfants à l’école, nous sommes confrontés à la production par les parents de certificats de complaisance pour que des jeunes filles adolescentes ne fassent pas de sport pour des motifs religieux et même à des cas où elles sont exonérées de l’école publique.

Pouvons-nous faire un bout de chemin ensemble et dénoncer, chacun de notre côté, de telles dérives, pour minoritaires, intégristes, extrémistes – peu importe le terme que l’on emploiera – qu’elles soient ? Peut-on imaginer avoir, chacun dans notre responsabilité, une parole forte pour au moins condamner les contraintes vestimentaires et autres imposées aux jeunes filles mineures ?

Ce n’est pas la première fois que vous exprimez votre position sur la question du voile intégral, Monsieur le président du Conseil français du culte musulman, mais, devant notre mission, elle revêt plus de force et nous l’entendons mieux. Et tant mieux si les choses sont plus claires. Mais il nous faut aller plus loin car le sens de la mission, si nous voulons déboucher sur des préconisations, est de faire le tour de toutes les questions qui se posent dans la vie quotidienne.

Je reprends un peu différemment la question de Jean Glavany : que pouvons-nous faire ensemble, quelle parole forte pouvons-nous donner, chacun à notre niveau, pour que tous les citoyens – et tous les musulmans pratiquants en particulier – l’entendent ? Au-delà de la question des femmes majeures qui, soi-disant, décident de manière volontaire de porter un voile intégral – ce sur quoi nous émettons beaucoup de réserves ; mais je ne veux pas ouvrir un débat à ce sujet –, il est, dans certains territoires très précis, toute une série de pratiques inacceptables, rétrogrades, voire archaïques, qu’il faudrait que nous examinions ensemble de manière précise et constructive afin d’éviter toute confusion.

La confusion et le malaise dans la société et parmi les musulmans existaient avant la constitution de la mission. Il est exact que le rouleau compresseur médiatique et la turbulence qui a eu lieu au mois de juin et au début du mois de juillet ont perturbé les esprits. Mais le malaise existait avant. Dans la région lyonnaise, pour parler de ce que je connais le mieux, beaucoup de musulmans ne supportent pas la pratique du port du voile intégral mais ne savent pas forcément ce qu’il faut faire. Le dialogue que nous avons aujourd’hui est très important. Il devra déboucher sur des signes forts permettant à l’islam respectueux des lois de la République et du principe de laïcité de trouver sa place dans notre pays, sur un pied d’égalité avec les autres religions et dans des conditions dignes du XXIe siècle.

M. Jean-Pierre Dufau. Les questions que nous nous posons sont celles qui se posent à notre société. Elles ne datent pas d’aujourd’hui. Nous ne sommes pas les premiers et nous ne serons pas, hélas, les derniers à nous interroger sur les relations entre le religieux, le civil, le laïc et le pouvoir politique. Si je puis me permettre cette expression, ce sont des questions éternelles. Et, pour reprendre une formule de Woody Allen, l’éternité, c’est long, surtout vers la fin.

Vous avez expliqué, Monsieur le président du Conseil français du culte musulman, que, pour la majorité des théologiens musulmans, le port du voile intégral n’est pas une prescription religieuse. Mais, vous avez employé une belle expression : vous avez reconnu que cette pratique pouvait revêtir une « connotation religieuse ». Si vous admettez qu’elle puisse avoir pour certaines personnes une connotation religieuse, il est facile d’admettre, de façon symétrique que, pour ceux qui voient cette pratique, elle puisse également avoir une connotation religieuse, cette dernière n’étant pas à sens unique.

Mais là n’est pas le problème le plus important car ce qui compte, ce n’est pas la théorie, mais les faits. Et les faits sont têtus.

Le caractère intégriste de certaines manifestations a été, à juste titre, souligné. Mais je précise tout de suite, pour que les choses soient claires, que c’est le phénomène de l’intégrisme en général que nous combattons, quelles que soient les peintures qu’il arbore car, derrière l’intégrisme, il y a l’intolérance et chacun a ses intégristes. Donc, que le monde musulman ne se sente pas stigmatisé lorsqu’on traite de sujets qui ont une valeur générale et qui dépassent nos propres croyances et nos propres convictions parce qu’ils sont universels.

Vous avez précisé un point important : à savoir qu’il n’était pas exclu que les femmes qui portent le voile intégral l’enlèvent pour les actes de la vie civile – j’emploie ces mots à dessein –, c’est-à-dire pour vérification de leur identité. Intéressant développement. Cela veut dire que la vie civile impose des règles, qui s’appliquent à certains moments. Continuons dans cette voie et examinons quelles sont les règles nécessaires pour vivre ensemble, pour vivre en société, pour avoir une vie civile commune. Il y a des frontières au fait religieux ou à la connotation religieuse. Quelles sont-elles ? Comment peut-on les élargir, la tendance actuelle étant plutôt de supprimer toute frontière ?

Vous avez évoqué la profanation de tombes musulmanes. De tels actes sont intolérables et l’Assemblée nationale, unanime, les condamne à chaque fois qu’ils se produisent. Mais, comme l’ont souligné mes collègues, ce phénomène – d’autant plus infâme dans le contexte que vous avez décrit – touche aussi bien les cimetières musulmans que les cimetières juifs et même les cimetières catholiques. Il est le fait, là encore, d’intégristes ou d’imbéciles. Il ne faut pas y voir une stigmatisation particulière de toute une société. Nous sommes, bien sûr, attentifs à l’islamophobie mais ce sont toutes les xénophobies que nous combattons, sans distinction.

Le racisme est unanimement combattu. Mais l’histoire fournit tant d’exemples de guerres endurées par l’humanité au nom de religions qui prétendent refuser le racisme que l’on est en droit de se poser des questions sur les pratiques religieuses déformées ou les croyances déformées.

Par ailleurs, sauf erreur de ma part, le voile intégral concerne essentiellement les femmes et les enfants, c’est-à-dire des êtres auxquels on ne confère pas, pour des raisons diverses, une autonomie propre, une personnalité propre, une indépendance propre. Cela remet en cause le principe d’égalité républicain pour lequel nous nous battons et nous fait revenir au Moyen-Âge. Nous admettons certes le droit à la différence, comme vous aimez à le souligner, mais à condition qu’il soit un progrès vers la tolérance. Nous considérons, par contre, que le culte de la différence – si je puis employer ce terme ; j’aime beaucoup les mots à double sens – peut être nuisible car, à force de mettre en avant les différences, on oppose au lieu de rassembler, ce qui n’est pas le but. Respectons les différences mais ne les cultivons pas. Encourageons plutôt le socle commun qui permet l’exercice de ces différences. Dans La Dame de pique de Pouchkine, un joueur explique qu’il ne peut « risquer le nécessaire pour gagner le superflu. » Gardons donc ce qui est nécessaire avant de nous occuper du superflu.

Enfin, même si je respecte les différences, il me semble que ce que nous avons en commun est plus important.

Après toutes ces considérations, mes questions sont simples.

La première est directe : pensez-vous que la loi – sans aucun esprit de stigmatisation – soit une bonne réponse ? Si tel n’est pas le cas, comme le laisse penser votre développement, quelles préconisations faites – vous ?

Ma seconde question reprend celle de Jean Glavany : que pouvez-vous faire pour nous aider ? Ne dit-on pas « aidons-nous les uns les autres » ?

Mme Bérengère Poletti. Vous avez parlé de vivre-ensemble. C’est une très belle expression. Mais que représente-t-elle pour les femmes qui décident de se voiler ? Ce sont elles – elles ou ceux qui leur prescrivent cette pratique – qui refusent de vivre ensemble. Si vous défendez le vivre-ensemble, vous devez condamner ceux qui le refusent.

Vous nous demandez, au nom du respect des libertés individuelles, de tolérer que l’on prive des femmes de leurs libertés ? J’ai tendance à penser que vous raisonnez ainsi parce qu’il s’agit de femmes. Si c’était des hommes qui se promenaient ainsi vêtus, je ne crois pas que le raisonnement serait tout à fait le même.

Je pense, comme Jean Glavany, que nous sommes en présence d’une dérive intégriste, voire d’une dérive sectaire. Quand il dit que nous avons besoin que vous nous aidiez, cela signifie que nous avons besoin que vous utilisiez ces mots. Vous ne les avez pas encore employés depuis tout à l’heure. Nous avons besoin que vous disiez que les gens qui se comportent de la sorte le font au nom d’un intégrisme qui, non seulement ne vous concerne pas, mais nuit à ceux que vous représentez. Nous avons vraiment besoin que vous condamniez cette pratique.

Vous dites qu’elle est marginale. Le nombre de femmes portant le voile intégral est faible, c’est exact, mais il croît partout de manière inquiétante, en France, en Europe et dans les pays musulmans où l’on voit certains dirigeants la condamner et l’interdire.

De plus, ce n’est pas un phénomène unique. Le port du voile intégral n’est pas la seule atteinte aux libertés des femmes. On leur interdit également de se faire examiner par des hommes dans les hôpitaux ou lors de consultations médicales, d’occuper des postes hiérarchiques dans la société – les hommes musulmans n’acceptent pas, par exemple, de se faire contrôler par une femme dans les transports en commun –, d’avoir une pratique sportive en présence d’hommes. Elles sont cernées de toute part.

En France, une loi interdit les sectes car ces dernières manipulent les esprits. Je suis persuadée que la pratique du port du voile intégral et les autres interdits imposés aux femmes sont des dérives sectaires. C’est une manipulation des esprits, qui concerne en premier lieu ceux qui pratiquent la religion musulmane : on leur fait croire que, au nom de cette religion, il faut se soumettre à des pratiques qui conduisent à priver les leurs de libertés. Ces privations de libertés concernent, d’abord, les femmes mais elles s’étendront ensuite aux hommes.

Je voudrais que vous parliez clairement d’intégrisme, de dérives sectaires à propos de ces pratiques et que vous les condamniez. Sinon, vous ne nous aidez pas.

M. Éric Raoult, rapporteur. Le CFCM doit avoir à la Réunion une représentation qui lui a fait remonter l’information sur ce qui s’est passé sur cette île il y a quelques années : un certain nombre de burqas étant apparues, liées parfois aux pays d’origine, les musulmans de Saint-Pierre se sont réunis et ont décidé d’informer les jeunes femmes musulmanes concernées que leur pratique minoritaire portait un préjudice à l’ensemble de la communauté musulmane de l’île. Et ces jeunes femmes ont retiré leur burqa.

Pensez-vous qu’il puisse y avoir, face à une loi que vous ne souhaitez pas, une préconisation du CFCM au sujet du voile intégral, comme il en existe à l’égard des collectivités locales pour les cimetières ou les protocoles alimentaires des cantines, par exemple ? Le CFCM a-t-il pouvoir, dans ses statuts, de faire passer un message comme celui qui a été donné à la Réunion ?

M. Anouar Kbibech. Je souhaite revenir sur plusieurs interpellations.

Première interpellation : le CFCM considérerait que la mission d’information stigmatise l’islam. Ce n’est pas du tout notre propos. Ce que le président Moussaoui a regretté, c’est la tournure prise par le débat en dehors de la mission, l’emballement médiatique qui s’en est suivi et qui nous a totalement surpris et a même dépassé tout le monde, et non la mission parlementaire, que nous respectons.

Deuxième interpellation : le CFCM est-il prêt à vous aider ? Mais il ne fait que cela, et il l’a fait bien avant que la mission d’information ne soit établie. J’ai été président du CRCM – conseil régional du culte musulman – Ile-de-France Est pendant cinq ans. Constatant qu’un certain nombre de femmes portaient le voile intégral dans les villes d’Evry, de Corbeil-Essonnes et de Longjumeau, nous avons dialogué avec elles. À ces femmes, souvent jeunes et françaises de souche, nous avons inculqué le vrai message de l’islam, de l’islam du juste milieu comme cela a été précisé dans la déclaration du président du CFCM. Et je peux vous dire que cela marche. Au bout de deux ou trois ans, certaines femmes ont abandonné cette tenue. Le CFCM et les CRCM, qui sont la déclinaison de celui-ci dans les régions, n’ont jamais encouragé cette pratique, bien au contraire.

Cela étant, pouvons-nous, en tant que CFCM, qualifier telle ou telle croyance ou telle ou telle pratique ? Nous considérons que nous n’en avons pas le droit car nous risquerions d’être confrontés à la liberté individuelle : liberté religieuse, liberté de pratique, liberté d’interprétation. En revanche, notre action et notre responsabilité – nous l’avons dit et nous le redisons –, c’est à la fois le dialogue, la persuasion et la conviction.

Par rapport à cette position et cette action, nous vous le disons clairement : nous considérons, au sein du CFCM, que légiférer sur cette question serait totalement contre-productif parce que cela ferait évoluer des positions peut-être radicales vers encore plus de radicalisation. Nous constatons déjà une telle évolution : une certaine solidarité est en train de se manifester de la part de ceux qui ne sont pas forcément favorables au port du voile intégral à l’égard des femmes et des jeunes filles qui le portent.

L’action du CFCM est plutôt axée sur la persuasion et la force de conviction. Nous sommes tout à fait prêts à vous accompagner dans une parole forte commune ou concomitante, chacun selon ses responsabilités et sa spécificité. Nous sommes entièrement – je vous le dis solennellement – solidaires avec vous. Par contre – je le répète –, légiférer serait totalement contre-productif. De plus, nous ne voyons pas comment une loi sur ce sujet pourrait être appliquée.

Notre travail pédagogique s’appuie sur un élément important de la religion musulmane. Dans un verset du Coran, il est dit : « Nulle contrainte en religion ». Personne ne peut être contraint à telle ou telle pratique ou à telle ou telle conviction et encore moins des petites filles de six ans. Nous avons déjà commencé ce travail pédagogique et nous souhaitons le continuer avec vous pour rectifier certaines interprétations et essayer de généraliser l’avis de la grande majorité des théologiens musulmans.

Il ne revient pas au CFCM de donner une qualification à la pratique du port du voile intégral. Vous avez employé les termes de dérive sectaire. Encore faut-il savoir ce qu’est une secte. Dans la position commune du CFCM, nous reconnaissons qu’une certaine interprétation des textes existe, minoritaire, sur laquelle nous sommes prêts à travailler dans le dialogue, la persuasion et l’information.

M. Haydar Demiryurek. Pour que nous vous aidions, il faut que la représentation nationale nous aide aussi dans la lutte contre l’islamophobie. Pour que les musulmans s’approprient la République et ses lois, il faut que des signaux forts leur soient adressés. Dans beaucoup de villes, des projets de grandes mosquées apparaissent : ce sont des signes très forts pour les musulmans. Cela montre qu’ils ont toute leur place en tant que citoyens au sein de la communauté nationale et que, dans le cadre du vivre-ensemble, les pas nécessaires sont réalisés pour le démontrer.

Le fait de légiférer sur le port du voile intégral aura pour conséquence de rendre le phénomène moins visible. La femme voilée n’apparaîtra pas sur la place publique mais nous ne sommes pas persuadés que cela fasse reculer le phénomène.

Imposer cette pratique aux enfants et aux adolescentes est, bien entendu, condamnable et nous sommes les premiers à le dénoncer. Mais je pense que les lois sociales et les mesures de protection de l’enfance permettent de lutter efficacement contre ce genre d’agissement.

M. Fouad Alaoui. Mon intervention va dans le même sens que celle du secrétaire général du CFCM, M. Kbibech.

Premièrement, il ne faut pas qu’on perde de vue le fait que nous étudions le comportement de citoyens qui, pour minoritaire qu’il soit, existe et que celui-ci s’inscrit dans un contexte de mondialisation, non seulement économique, mais aussi culturelle, idéologique et religieuse. Des débats ont eu lieu et des études ont été réalisées sur l’influence des avis religieux qui circulent sur Internet ou dans les revues : personne n’a plus de contrôle sur rien, ce qui place les instances qui composent le CFCM devant un défi et complique le travail quotidien réalisé par les autorités religieuses musulmanes en France dans les mosquées et les associations, d’autant que les moyens du CFCM ne sont pas énormes. La pratique religieuse n’est pas nécessairement dictée par une organisation bien déterminée mais peut être influencée par la mondialisation que nous subissons tous.

L’interrogation qui est à l’origine de la création de votre mission d’information, non seulement est légitime, mais est également la nôtre. Un débat existe au sein des musulmans eux-mêmes depuis plusieurs décennies à propos de cette pratique issue d’une lecture de l’islam. Quelle est la solution ? Peut-on trancher entre plusieurs lectures de l’islam par une disposition législative ? Peut-on même trancher du point de vue religieux ? Nous avons acquis la conviction que non. Notre seule arme est la pédagogie et l’éducation, que nous utilisons depuis toujours.

Nous nous fondons, pour ce faire, sur un élément fondamental, à savoir qu’un avis minoritaire ne peut être adopté que s’il répond à deux objectifs : adaptation à un contexte particulier – une telle adaptation est nécessaire et est même dictée par la religion musulmane – et recherche d’un intérêt commun. Sur le sujet dont nous débattons aujourd’hui, les principales écoles juridiques musulmanes s’accordent à dire que les deux objectifs recherchés ne sont pas atteints. Cette lecture de l’islam et la pratique religieuse qui en découle ne tendent ni à une adaptation par rapport à un contexte, ni à la recherche d’un intérêt commun. Au contraire, les femmes qui décident d’adopter une telle pratique religieuse s’excluent elles-mêmes de la société. Or l’islam n’autorise pas l’exclusion de la société.

De notre point de vue, nous ne pouvons intervenir qu’à travers la démarche pédagogique, l’information et l’instruction.

La lecture de l’islam qui prône le port du voile intégral pour les femmes prône également un habit spécifique pour les hommes et considère que le fait de porter un costume et une cravate met ces derniers en dichotomie par rapport à la religion. Les hommes qui décident d’adopter une telle lecture se mettent à l’écart de la société. Mais, cela ne les dérange pas. Au contraire, pour eux, c’est à la société d’épouser ce qu’ils pensent être bon. Ce n’est pas spécifique à la religion musulmane. Cela a existé dans d’autres courants, dans d’autres mouvements. Nous devons comprendre ce qui se passe et trouver des solutions adéquates.

Lors du débat sur le foulard en 2004, ceux qui ont cette lecture littéraliste, minoritaire et extrême de l’islam reprochaient aux femmes qui portaient le hijab de vouloir faire plaisir car, pour eux, le foulard était une concession par rapport à une norme beaucoup plus authentique, qui était le voile intégral. Après le vote de la loi, ces mêmes personnes se sont indignées que ce qu’elles considéraient comme une concession soit également interdit.

Ce débat existe au sein des musulmans en France, en Europe et même dans les pays musulmans. Je ne pense pas que ce soit par une mesure législative qu’on puisse le résoudre.

M. Chems-Eddine Hafiz. N’ayant sans doute pas osé nous accuser d’employer un double langage ou de tenir des propos ambigus, Mme Poletti nous a reproché, de façon très franche, de ne pas répondre aux attentes de la mission. Je lui réponds de manière aussi ferme que la femme ne peut pas être contrainte, humiliée ou stigmatisée au nom de l’islam, et encore moins les enfants et les adolescents. J’espère avoir ainsi répondu à son attente.

Si M. le président du CFCM a demandé que soit dénoncée la stigmatisation des musulmans en France, c’est parce qu’un amalgame est actuellement fait. Dès qu’un acte délictueux ou criminel est accompli par une personne portant un prénom ou un nom d’origine arabo-musulmane, on dit que c’est au nom de l’islam.

Vous avez reçu la présidente de « Ni putes Ni soumises » qui vous a affirmé être musulmane. Nous le concevons. Mais, pourquoi s’exprime-t-elle au nom de Sohane Benziane et de Samira Bellil ? J’ai été l’avocat de la famille Benziane. Le garçon qui a brûlé Sohane est un petit voyou qui a été traduit devant la cour d’assise et a été condamné à dix-huit ans de réclusion criminelle. Ce n’est pas parce qu’il s’appelle Derrar qu’on doit dire que c’est un musulman qui a été condamné. De même, ce n’est pas au nom de l’islam que la jeune Bellil a été victime de tournantes. Lorsque, dans la rue, un jeune garçon du nom de Mohammed a la casquette à l’envers et parle verlan, ce n’est pas au nom de l’islam. C’est le signe qu’il y a un problème de comportement, voire de société.

En islam, la femme n’est pas soumise à des contraintes. Elle a toujours eu un rôle exceptionnel dans cette religion. La première épouse du Prophète, Khadija, en est un bon exemple.

Arrêtons d’affirmer que les femmes qui portent le voile intégral le font sous la contrainte. Procédons à un travail d’enquête. Nous sommes à votre disposition pour le faire ensemble. À chaque fois qu’une femme portera le voile intégral de façon forcée, nous irons ensemble faire auprès d’elle un travail de pédagogie pour la convaincre de l’enlever.

Les libertés individuelles, dont la liberté de religion, sont des notions qui existent aujourd’hui et qui sont encadrées.

Vous voyez dans la pratique du port du voile intégral une dérive sectaire. Bien qu’il n’existe pas de définition des dérives sectaires – et je suis juriste ; je sais de quoi je parle – nous ne pouvons nous opposer à une telle assimilation. Mais, comme l’a fait remarquer M. Glavany, le voile intégral est lié à une certaine forme d’islam comme le dopage est lié au cyclisme et le hooliganisme au football. Et tous les dérapages sont à dénoncer. Le Président de la République a annoncé à Versailles que la burqa n’était pas la bienvenue en France. En même temps, quand vous nous voyez tous en costume-cravate, vous savez que nous n’allons pas créer un vêtement spécifique pour les musulmans.

C’est pourquoi, nous vous demandons, quand une femme veut porter le voile intégral, de le lui permettre au nom de la liberté religieuse.

J’espère, Madame Poletti, avoir répondu à vos interrogations. Votre hochement de tête m’indique le contraire. Je vous ai quand même apporté des réponses précises.

M. André Gerin, président. L’important n’est pas de se convaincre les uns, les autres mais que le débat soit ouvert et que vous soyez là.

Mme Berengère Poletti. Je ne doute pas, Monsieur Hafiz, qu’il y ait des femmes qui veulent porter le voile intégral : les femmes peuvent être aussi intégristes que les hommes. Mais il y en a d’autres qui sont victimes de manipulation. Or, quand l’esprit est manipulé, la personne peut donner l’impression de vouloir alors qu’elle ne veut pas vraiment. Quand des personnes parviennent à sortir d’une secte, elles témoignent qu’elles n’agissaient pas en pleine conscience de ce qu’elles faisaient.

Par ailleurs, un tissu qui cache le visage n’est pas un vêtement. C’est autre chose. Une femme qui cache son visage, cache son identité. On ne la reconnaît plus. Elle n’est plus personne. La liberté vestimentaire ne peut s’appliquer dans un tel cas.

M. Jean Glavany. Est-ce caricaturer, Monsieur le président du CFCM, Messieurs les vice-présidents, Monsieur le secrétaire général, que de dire que le message que vous êtes venus nous délivrer ce matin est : « laissez-nous faire de la pédagogie et de l’éducation car cela marche. Une loi nous compliquerait la tâche » ?

Première question : cela marche-t-il vraiment ? Pensez-vous que la pratique du port du voile intégral régresse dans la société grâce à votre action ? Ne faut-il pas que nous vous donnions un coup de main ?

Deuxième question : ce qui me frappe – je vous le dis très sincèrement, très franchement et très amicalement –, c’est votre refus de nommer, de qualifier, de désigner ces dérives. Or, on ne peut combattre des dérives, quelles qu’elles soient, qu’en commençant par les identifier. Vous avez parfaitement raison, Monsieur le vice-président Hafiz : nous connaissons la place remarquable et sacrée de la femme dans la religion musulmane. Mais nous savons aussi qu’il existe deux courants idéologiques qui n’ont pas la même conception de celle-ci et qui sont à la source des dérives – que je ne qualifierai pas, pour ma part, de sectaires, mais de fondamentalistes, d’intégristes, d’extrémistes – que nous dénonçons : le talibanisme, venu d’Afghanistan, et le salafisme. Ces courants développent une idéologie totalement incompatible avec les valeurs de la République. Si on ne les désigne pas comme tels, comment voulez-vous qu’on les combatte ?

Je formulerai ma question de manière encore plus pressante : qu’est-ce qui vous empêche de le faire ? Ce refus de qualifier vient-il d’un refus de porter atteinte à une liberté ? Mais la liberté s’arrête là où commence celle des autres. N’y a-t-il pas autre chose ? La position du CFCM est-elle unanime sur cette question ?

Moi je veux combattre ces idéologies, les faire régresser, les empêcher car elles sont, à certains égards, barbares. Il y a dans votre attitude quelque chose de timoré qui me gêne.

Mme Danièle Hoffman-Rispal. Vous avez beaucoup parlé, Messieurs, d’espace de liberté. Or mon espace de liberté – et vous n’avez pas répondu sur ce point – c’est de vous regarder. Ce n’est pas d’avoir en face de moi dans le métro une masse dont je ne sais même pas si c’est un homme ou une femme.

Nous nous sommes documentés et connaissons la belle histoire du Prophète et de sa première femme. Mais j’ai également relu cet été le livre d’Olivia Cattan dans lequel elle dénonce toutes les formes de radicalisme religieux qui asservissent la femme. Vous n’en avez pas parlé. Or, les hommes – notamment, les religieux – ont toujours eu tendance à restreindre les libertés des femmes.

Vous avez dit que la question du port du voile intégral est débattue au sein du monde musulman depuis des décennies. Pourtant, il y a dix ans, je ne voyais pas de voile intégral à Paris alors qu’aujourd’hui j’en vois beaucoup.

Oui, la pédagogie et l’éducation sont importantes. Vous auriez même pu dénoncer l’absence de politique d’intégration de la part de l’État français dans certains quartiers très en difficulté. J’aurais pu entendre ce discours. Au lieu de cela, vous nous demandez, en quelque sorte, de vous laisser faire de la pédagogie et de l’éducation. Je suis comme Jean Glavany : je ne suis pas convaincue que cela ait beaucoup marché.

Envisagez-vous de publier en sortant d’ici un communiqué de presse pour dire officiellement que la liberté de la femme doit être respectée ?

Si, à chaque fois qu’un médecin manque de recevoir un coup parce qu’il tente de soigner une femme, vous publiez un communiqué pour dénoncer de telles pratiques, cela nous aiderait dans notre combat. En effet, je considère que, quand une femme est en danger, lors d’un accouchement, et que la seule personne présente pouvant la sauver est un homme, celui-ci a le droit de faire son métier, d’autant qu’il a fait des études pour cela !

Vous nous déconseillez de légiférer. Mais c’est un problème républicain. Il concerne la société française dans son ensemble. Si nous ne faisons rien, les choses iront en s’aggravant, pour tout le monde.

M. Éric Raoult, rapporteur. Monsieur le président du CFCM, Messieurs les vice-présidents, Monsieur le secrétaire général, nous avons bien noté que vous réclamiez un geste fort condamnant l’islamophobie afin de montrer aux musulmans de France, non seulement qu’on ne les montre pas du doigt, mais encore qu’ils ne sont pas les seuls concernés par notre démarche.

Deuxièmement, si nous légiférons, nous pouvons interdire le voile intégral comme nous pouvons simplement prendre une disposition autorisant les vérifications d’identité dans l’espace public. Les lois ne sont pas uniquement pénales et répressives.

Les personnes qui ont cassé des vitrines à Poitiers n’étaient pas musulmanes. Elles avaient la tête couverte. Elles doivent être réprimées pour les dégâts qu’elles ont causés.

M. André Gerin, président. Pour la mission parlementaire et la représentation nationale, il est important que cette pratique minoritaire soit caractérisée. Comme je l’ai dit en introduction, nous la dissocions de la religion et de la pratique de l’islam dans l’esprit qu’a rappelé M. le président du CFCM. Mais, pour la combattre, il faut, d’abord, clairement l’identifier.

Deuxièmement, le travail de pédagogie doit être public. Derrière le phénomène du port du voile intégral se cache toute une série d’évolutions négatives – contraintes sur les jeunes filles concernant leurs relations amoureuses, interdiction de consulter le planning familial, etc. – qui touchent l’espace public et la vie civile et sur lesquelles nous avons des choses à dire ensemble, même si nous le faisons de manière dissociée. Nous devons affirmer haut et fort que de telles situations sont inacceptables et sont contraires à l’idée que nous nous faisons d’un islam respectueux des lois de la République et du principe de laïcité. Si nous intervenons, comme nous le souhaitons, dans le cadre de nos responsabilités publiques et politiques et non sur l’aspect religieux et de l’islam, ce sont des sujets que nous devons pouvoir traiter ensemble.

Pour aider à caractériser l’idéologie responsable des dérives auxquelles nous assistons et qui, sur beaucoup d’aspects, présente, comme l’a souligné Jean Glavany, un caractère barbare, je citerai quelques thèmes développés par l’imam Bouziane en 2004 : lapidation des femmes, discours anti-blancs et antirépublicain, supériorité de la loi de Dieu sur celle de la République.

Je pense que nous sommes d’accord pour trouver ces propos totalement inacceptables et, même si nous ne disons pas les choses de la même manière et avec les mêmes mots, il est important que nous les dénoncions pour que tout le monde comprenne bien le sens de cette mission d’information du Parlement.

M. Fouad Alaoui. Qui a suivi l’imam Bouziane ? Personne.

M. Chems-Eddine Hafiz. Il a été expulsé.

M. Fouad Alaoui. Aucun musulman de France n’a exprimé de la sympathie ni une quelconque proximité avec une telle idéologie : la réponse des musulmans de France a donc été claire et explicite.

M. André Gerin, président. Je voulais caractériser ce que nous devions combattre en commun.

M. Fouad Alaoui. Pourquoi voulez-vous combattre une idée qui ne trouve aucun écho ?

M. André Gerin, président. Je me permets de préciser que deux gamins de Vénissieux de dix-neuf et vingt ans, du même quartier que l’imam Bouziane, se sont retrouvés à Guantanamo, après être passés par des camps d’Al-Qaida en Afghanistan et au Pakistan.

M. Fouad Alaoui. Qu’est-ce que deux gamins ?

M. André Gerin, président. Ils avaient été influencés par le discours de gens comme l’imam Bouziane.

M. Fouad Alaoui. Moi, je parle de 6 millions de citoyens.

M. Jean Glavany. Vous n’en savez rien. On ne les a pas comptés.

M. Fouad Alaoui. Dans leur immense majorité, les musulmans de France n’ont jamais adopté une telle lecture radicale et intégriste de l’islam.

Je comprends que vous cherchiez un qualificatif. Mais est-ce cela qui va régler le problème ? Je précise déjà que l’emploi du mot « burqa » est impropre car c’est un vêtement afghan que l’on ne voit pas en France. Est-ce que le fait de dire que le port du voile intégral est une pratique intégriste et extrémiste a réglé le problème ? Non. Il y a une église intégriste en France, et elle a le droit d’exister.

La question du qualificatif n’est pas la plus importante. Ce qui importe, c’est de trouver la réponse adéquate pour garantir l’épanouissement de l’ensemble des musulmans de France qui ne cherchent qu’à pratiquer leur religion paisiblement et dignement dans l’espace républicain.

Lorsque nous nous sommes réunis au sein du Conseil français du culte musulman pour préparer cette audition, nous avons envisagé l’éventualité d’une loi interdisant le port du voile intégral sur la voie publique et nous nous sommes demandés comment elle pourrait être appliquée. Si, malgré tout le travail de pédagogie et d’information réalisé, comme je l’ai dit, depuis longtemps, en direction des femmes, par les autorités religieuses et les responsables associatifs, une jeune femme vient nous dire : « Mesdames, Messieurs du CFCM, votre avis ne m’intéresse pas. J’ai décidé d’opter pour une autre interprétation de l’islam et de porter le voile intégral », que ferons-nous ? Allons-nous utiliser la contrainte pour l’obliger à suivre un autre avis religieux ? On ne peut utiliser la contrainte qu’en cas de trouble à l’ordre public.

Mme Danièle Hoffman-Rispal. Il y a trouble à l’ordre public !

M. Fouad Alaoui. Les émeutes de Poitiers ont eu lieu dans un espace déterminé et dans un contexte particulier et, si les personnes responsables de ces émeutes ont été arrêtées, c’est parce qu’elles avaient troublé l’ordre public.

Dans la déclaration du CFCM que son président a lue en introduction, nous constatons que le port du voile intégral ne trouble pas l’ordre public.

Il y a deux types de débat : l’un aborde la question sous l’angle religieux, l’autre sous l’angle politique et social.

Sur la question religieuse, nous avons essayé de vous apporter l’éclaircissement du CFCM : selon l’immense majorité des écoles juridiques musulmanes, le port du voile intégral n’est pas une prescription religieuse. On ne peut nier, cependant, qu’une minorité prône cette pratique. Nous ne sommes pas d’accord sur la lecture de l’islam faite par cette minorité.

Nous estimons que nous n’avons pas d’autre pas à faire et persistons même à penser que tout autre pas au-delà de la pédagogie, de l’instruction et de l’information serait contreproductif.

Il nous semble important, néanmoins, de réaffirmer la nécessité, pour le maintien de l’ordre public, de pouvoir procéder à l’identification des personnes. Il n’y a aucune divergence entre nous sur ce sujet. Le président du CFCM l’a précisé dans son propos liminaire.

J’ai été interrogé un jour sur la question des mères portant un voile intégral qui viennent chercher leur enfant à l’école. Un directeur d’école remettrait-il un enfant à un homme cagoulé se présentant comme le père de celui-ci ? Non. A-t-on besoin de faire une loi pour lui interdire de venir chercher son enfant ? Non. Les textes existants permettent de trouver des solutions à cette problématique, comme à d’autres.

Le problème n’est pas propre à la France. Dans des pays musulmans où le port du voile intégral est largement répandu, des dispositions ont été prises pour pouvoir procéder à une vérification d’identité lorsque la personne se présente devant un service public ou a besoin d’être identifiée. La France n’a pas besoin d’avoir des dispositions spécifiques pour cela. Il suffit d’adapter celles existant déjà.

Une loi interdisant le port du voile intégral sur l’ensemble de l’espace public serait en revanche, je le répète, contre-productive. Comme je l’ai déjà dit, la grande majorité des femmes qui portent un voile intégral le font de manière volontaire et réfléchie. Si vous le leur interdisez sur la voie publique, soit elles resteront chez elles, soit elles iront dans un pays qui l’autorise, comme le Yémen.

Nous sommes contre le choix de ces femmes et contre leur façon de penser mais je considère qu’on ne doit pas pousser la logique à l’extrême pour aboutir à des réactions de l’extrême.

M. André Gerin, président. Ne préjugez pas les conclusions de la mission d’information. Nous ne sommes pas chargés de préparer une loi mais nous ne fermons la porte à aucune possibilité.

Vous nous parlez toujours des femmes volontaires. J’aimerais qu’on parle des mineures qui, dans certains territoires de ce pays, sont soumises à des contraintes contraires à la République au nom d’une instrumentalisation de l’islam et de la religion. C’est cela que nous voulons combattre de manière forte, claire et déterminée conjointement avec vous. Je donne un exemple récent : des jeunes filles ont demandé au principal de leur collège de pouvoir disposer d’un vestiaire pour s’habiller comme leurs copines dans le collège parce qu’elles ne peuvent pas le faire dans leur quartier. Je ne vois aucune raison nous empêchant de faire un bout de chemin sur des sujets comme celui-là.

M. Anouar Kbibech. Comme vous avez interpellé plusieurs fois le CFCM pour qu’il nomme les choses par leur nom, je reviendrai sur un élément essentiel signalé à la fois par M. Moussaoui dans son propos liminaire et par M. Fouad Alaoui, à savoir l’importance à la fois du texte et du contexte dans l’islam : ce dernier exige de tenir compte du milieu dans lequel on évolue et de la société dans laquelle on vit. C’est ce qui conduit le CFCM à proclamer haut et fort que le port du voile intégral est totalement incompatible avec les conditions du vivre-ensemble en France et même dans un certain nombre de pays musulmans. L’exemple du cheikh Tantaoui a été cité. J’apporterai simplement une correction car son interdiction du port du voile intégral ne concerne que les lycées et non les lieux publics. Cette précision apportée, nous sommes tout à fait convaincus qu’une telle tenue n’est pas compatible avec le contexte français, voire avec celui des pays musulmans.

Cela étant posé, je pense que nous poursuivons globalement les mêmes objectifs. Nous divergeons peut-être sur les moyens d’y parvenir. En ce qui nous concerne, nous insistons sur le travail d’éducation, de pédagogie et d’information. J’ai donné un exemple où ce travail avait été fructueux et bénéfique. Mais, si nous avons éteint un foyer, nous n’avons pas pour autant éteint le feu. Il faut, pour cela, réfléchir à une démarche globale.

Je me permets d’indiquer que, alors qu’il est l’instance représentative du culte musulman, le CFCM dispose de moyens très limités. Donnez-lui les moyens de ses ambitions et des vôtres et il saura mener ce travail sur le terrain.

Pour reprendre la suggestion de Mme Hoffman-Rispal, le CFCM peut publier le texte présenté par son président au début de cette audition pour faire un communiqué solennel à valeur pédagogique pour l’ensemble de la communauté musulmane de France.

Je salue également le travail réalisé par la mission d’information pour éclairer l’ensemble des composantes de la communauté nationale.

M. le rapporteur a indiqué qu’il y aurait pour la mission un « avant et un après-audition du CFCM ». Il en sera de même pour le CFCM concernant la question de l’islamophobie. Je note une vraie prise de conscience du problème. Nous sommes sur la même longueur d’onde et mesurons l’ampleur de ce qui est en train de se passer et la nécessité d’y faire face. C’est, pour moi, un sujet de très grande satisfaction.

Dernier point : vous avez évoqué l’idée d’un communiqué du CFCM. Nous pouvons publier le texte que nous avons préparé pour cette audition et dont le président Moussaoui vous a livré la teneur. Cela aurait un effet pédagogique, comme en a d’ailleurs un le travail, que je salue, de votre mission.

Mme Colette Le Moal. Vous avez dit admettre qu’une institutrice ne remette pas un enfant à une femme qui refuserait de dévoiler son visage. Admettez-vous aussi que, sur un marché, une commerçante refuse de servir une personne qu’elle ne peut reconnaître, son métier consistant aussi à communiquer avec ses clients ?

M. Mohammed Moussaoui. Nous avons clairement dit que le CFCM a pris position contre le port du voile intégral, que nous ne considérons pas comme une prescription religieuse mais comme une pratique minoritaire. Certains députés ont souhaité qualifier cette pratique en des termes de leur choix. Il nous semblait important d’en définir les contours avant de la caractériser. Aussi avons-nous souligné qu’il s’agit d’une pratique minoritaire et que nous œuvrons à la faire régresser, ce qui est une condamnation en soi. Si vous voulez que nous soyons plus explicites, que nous disions qu’il s’agit d’une pratique intégriste parce qu’elle ne se range pas dans le juste milieu et dans la modération que nous préconisons, nous le disons : il s’agit d’une pratique extrême dont nous ne souhaitons pas qu’elle s’installe sur le territoire national. Nous avons dit aussi qu’elle empêche les femmes de mener une vie sociale normale ; or, nous souhaitons que toute citoyenne et tout citoyen puissent mener une vie sociale normale.

Cela dit, cette lecture très particulière de l’islam, littéraliste et d’exclusion, peut être alimentée et amplifiée par des discriminations sociales et économiques. Nous devons donc travailler ensemble à assécher ce terreau. La question déborde donc le seul sujet du port du voile intégral, manifestation d’un mal plus profond.

Je suis satisfait que la mission ait clairement énoncé ses objectifs que dans l’ensemble nous partageons comme nous partageons ses préoccupations. Nous avons tenu à introduire la question de la lutte contre l’islamophobie dans le débat. Je le redis, pour que le message de votre mission et de ceux qui veulent combattre ces pratiques extrêmes soit audible et crédible, il convient de porter une attention particulière à ce phénomène inquiétant, encore marginal mais qui progresse, c’est-à-dire l’islamophobie.

M. André Gerin, président. Je vous remercie. Nous garderons votre dernière remarque en mémoire au moment de rédiger nos préconisations. Vous avez raison : on ne peut proclamer que la République est une et indivisible et ne pas faire que cette proclamation soit suivie d’effet, que la dignité de chacune de ses composantes soit reconnue. Il est dans l’intérêt commun que la société française soit toujours plus rassemblée.

Audition de M. Denys de Béchillon, professeur de droit public
à l’université de Pau, membre du Club des juristes.

(Séance du mercredi 14 octobre 2009)

M. André Gerin, président. Chers collègues, nous avons le plaisir d’accueillir M. Denys de Béchillon, professeur de droit public à l’université de Pau, membre fondateur du Club des juristes.

Monsieur de Béchillon, nous souhaitons enrichir notre réflexion sur le port du voile intégral sous l’angle juridique.

La question de l’interdiction par la loi d’une telle pratique se pose-t-elle ? Je rappelle que notre mission n’a pas choisi a priori la voie législative : elle en décidera à la fin de ses travaux.

Un premier éclairage nous avait été apporté sur ce point par le rapporteur général de la commission présidée par M. Bernard Stasi sur l’application du principe de laïcité, M. Rémy Schwartz, pour qui une interdiction éventuelle du port du voile intégral dans l’espace public pourrait se fonder sur la notion de dignité de la personne humaine comme composante de l’ordre public. Quel est votre sentiment sur ce point ?

À l’issue de votre exposé introductif, nous vous poserons quelques questions.

M. Denys de Béchillon, professeur de droit public à l’université de Pau, membre du Club des juristes. La réflexion juridique que je vais vous « infliger » vous apparaîtra sans doute quelque peu rébarbative par rapport aux propos tenus précédemment, mais je vais m’efforcer de rendre mon exposé utile, à défaut d’être attrayant.

Vous voulez approfondir votre réflexion sur la faisabilité juridique d’une prohibition du voile intégral.

Je vais seulement aborder le scénario maximal, celui qui fait problème sur le plan juridique, à savoir une interdiction complète du port du voile intégral dans la rue, étant donné que la plupart des scénarios beaucoup moins ambitieux d’une prohibition partielle trouvent aujourd’hui une réponse juridique satisfaisante, en tout cas peu problématique. Je vais en prendre quelques illustrations.

Ainsi les fonctionnaires et agents publics ne peuvent déjà pas, dans l’exercice de leurs fonctions, porter de signes religieux distinctifs, a fortiori de cette ampleur.

Conformément à plusieurs décisions de justice, les salariés des entreprises privées peuvent être soumis à des contraintes très fortes en la matière à partir du moment où elles sont justifiées sur le terrain de l’hygiène et de la sécurité ou sur celui de la qualité de la relation avec la clientèle.

Les élèves des écoles, des collèges et des lycées sont déjà visés par une interdiction complète, en application de la loi sur le voile. J’insiste sur le fait que cette loi est destinée aux enfants, aux mineurs, dans un contexte où l’État est porteur du devoir très particulier de les protéger contre les risques du prosélytisme. L’esprit de cette loi est que l’État est porteur d’une responsabilité singulière à leur égard. Il est donc très logique que cette même loi ne prévoie rien de tel à l’adresse des étudiants des universités, par exemple. On n’y a plus affaire à des enfants présumés malléables, mais à de jeunes adultes dont le discernement est établi ou doit être présumé. Il n’y a donc pas lieu de les protéger. J’y reviendrai.

La situation de personnes placées dans l’exercice de certaines obligations dont la nature justifie une identification immédiate ne pose pas non plus de problème majeur. En l’état actuel de la jurisprudence, il ne fait aucun doute que la réalisation des pièces d’identité, en particulier des photographies, est incompatible avec un vêtement de cette nature. Selon une jurisprudence très importante sur le turban sikh, par exemple, l’obligation d’être photographié tête nue est aujourd’hui considérée comme valable.

Ne pose toujours pas de problème la situation de personnes placées dans des circonstances très particulières où leur identification est également requise. Je pense au décret de 2009, dit « anti-cagoule ». Mais j’y insiste : la prohibition du port d’un vêtement dissimulant le visage est strictement conditionnée à l’apparition de circonstances de lieu et de temps particulières, à savoir la participation à – ou l’immédiate proximité avec – une manifestation, dans laquelle l’ordre public est immédiatement menacé. C’est cela et c’est cela seulement qui nécessite de voir le visage des gens. Là aussi, j’y reviendrai.

Ne pose pas non plus de problème, en l’état actuel du droit, la gestion privée de l’identification des personnes dans les lieux placés sous vidéosurveillance, car les acteurs privés du commerce sont très concernés et très immédiatement agissants. On ne peut pas entrer dans une banque ou une station-service avec un casque intégral, non plus qu’avec une burqa. Tous les gérants de lieux clos et pour lesquels existe une justification d’identification des personnes pour des raisons de sécurité apparaissent déjà bien fondés, le cas échéant, à ne pas accueillir les personnes portant la burqa s’ils ne le font pas de manière discriminatoire.

En outre, certaines personnes qui sollicitent une prestation singulière de l’État sont également dans la situation de se voir refuser la liberté du port de ce signe distinctif. C’est le cas – classique, mais très problématique – des malades à l’hôpital, qui ne peuvent exiger d’être soignés dans des conditions respectueuses de leurs croyances religieuses si cela contraint abusivement le service. Par exemple, à l’heure actuelle, il est possible de ne pas déférer à l’injonction d’une femme d’être soignée par une femme, a fortiori une femme épousant les mêmes croyances religieuses.

Enfin, la jurisprudence a récemment évolué sur le terrain de l’accession à la nationalité française, en posant clairement que le port d’un voile pouvait être considéré comme incompatible avec l’intention de l’acquérir. L’idée est ici qu’un signe distinctif aussi stigmatisant peut être pris comme une preuve d’une mauvaise intégration à la société française, ce qui est évidemment contradictoire dans un contexte où il s’agit, précisément, de s’y intégrer complètement.

Vous le voyez, sur le plan de l’interdiction juridique, seul le cas singulier de la voie publique et de l’espace public général, si j’ose dire, pose un véritable problème juridique nouveau et suscitant une attention poussée.

Peut-on interdire le port de la burqa dans la rue ou dans des lieux non spécifiques ?

Avant de chercher à répondre frontalement à cette question, il faut avoir très précisément à l’idée que l’analyse de la faisabilité juridique d’une telle prohibition est entièrement tributaire de trois éléments.

Premièrement, la question qui vous préoccupe aujourd’hui se pose dans un contexte assez nouveau. En effet, les lois françaises vivent aujourd’hui sous le contrôle étroit des juges, et ce contrôle s’appliquerait évidemment à une loi d’interdiction du port de la burqa. Le contrôle de conventionalité internationale et notamment européenne des lois par les juges ordinaires chargés de les appliquer fonctionne très bien depuis maintenant assez longtemps. Et, de fait comme de droit, le juge de Carpentras, par exemple, pourrait parfaitement refuser d’appliquer une loi de prohibition de la burqa s’il estimait qu’elle contrevenait à la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour européenne des droits de l’homme pourrait aussi être amenée à statuer sur ce même problème dans un second temps.

Par ailleurs, vous votez ces temps-ci, Mesdames et Messieurs les députés, une loi organique qui fait aboutir le processus de mise en œuvre du mécanisme de contrôle de constitutionnalité des lois par voie d’exception en France. Ce mécanisme va permettre au Conseil constitutionnel de censurer des textes qu’il n’aurait pas préalablement examinés et déclarés conformes à la Constitution. Ainsi, une loi d’interdiction de la burqa serait non seulement soumise à un contrôle de constitutionnalité a priori, mais aussi et surtout, si elle ne l’était pas, au contrôle du Conseil constitutionnel au cours de son application. Cela change beaucoup les données du problème. L’atmosphère de fausse sécurité législative qui a existé dans ce pays autour d’un certain nombre de lois que l’on savait à la limite de la constitutionnalité – mais sur lesquelles il existait un consensus politique – n’existe plus. La loi Gayssot, par exemple, a fait l’objet d’un consensus tel qu’elle n’a jamais été discutée par le Conseil constitutionnel, et on s’est satisfait du fait qu’elle ne serait pas contrôlée. Et elle ne l’a effectivement pas été. Mais dans trois mois, toute personne intéressée, qui estimerait inconstitutionnelle une loi de prohibition de la burqa serait en droit de diligenter une procédure aux fins de la faire déclarer inconstitutionnelle par le Conseil. Cela doit être gardé à l’esprit, aujourd’hui, au sein du Parlement.

Deuxièmement, on ne doit pas perdre de vue que la prohibition de la burqa réaliserait une ingérence forte dans l’existence d’au moins trois droits fondamentaux :

– la liberté de religion, à partir du moment où ce droit comporte intrinsèquement celui de manifester sa religion, et donc, dans une assez large mesure, la liberté de la manifester comme on l’entend ;

– la liberté d’opinion et donc, là encore, la liberté de manifester son opinion, y compris sur la manière dont on doit soi-même se conduire en public ;

– la liberté d’aller et venir, puisqu’une loi visant à empêcher les femmes de se promener en burqa dans la rue pourrait s’analyser dans une certaine mesure en une restriction de leurs possibilités de déplacements.

Tout cela n’est ni anodin ni négligeable, et fait entrer de plain-pied dans une vraie problématique constitutionnelle et européenne.

Troisièmement, il faut être très conscient du fait qu’une interdiction de la burqa ne serait considérée valable par les juges que si, et seulement si, elle répondait à deux impératifs.

Primo, elle devrait être justifiée par une prescription juridique de même valeur que les règles dont je viens de parler, c’est-à-dire une prescription de type constitutionnel ou européen — la Convention européenne des droits de l’homme, par exemple.

Secundo, et c’est probablement l’élément le plus important, la limitation ne devrait pas apparaître au juge comme disproportionnée. La mission d’un juge moderne est de concilier des droits fondamentaux antagoniques, en examinant le caractère acceptable, car proportionné, de l’atteinte portée à l’un d’entre eux pour un motif réputé d’intérêt public. Ce contrôle de proportionnalité est commun au Conseil constitutionnel et à la Cour européenne des droits de l’homme. Il impose, in fine, qu’il soit statué sur le point de savoir si la restriction d’une liberté apparaît véritablement nécessaire dans une société démocratique comme la nôtre, et non déséquilibrée en regard de l’exercice des autres libertés. Autrement dit, on ne peut pas faire n’importe quoi ; en tout cas, on ne peut plus du tout légiférer avec le quantum de liberté dont disposait le législateur il y a quelques années ou décennies.

Ces divers préalables étant versés aux débats, nous avons à nous poser les questions suivantes. Quels impératifs constitutionnels rendraient possible l’interdiction de la burqa ? Sont-ils solides, permettent-ils d’envisager une prohibition proportionnée, équilibrée et, comme telle, acceptable selon les standards en vigueur ? Ou, au contraire, existe-t-il un grand risque juridique à voter une loi de prohibition ?

Pour y répondre, je vous propose de partir de l’idée que les ressources juridiques aujourd’hui disponibles pour envisager une interdiction de la burqa sont potentiellement au nombre de trois : le principe de laïcité ; la protection de l’ordre public et de la sécurité publique ; la dignité de la personne humaine et l’égalité des sexes, envisagée sous l’angle de la dignité des femmes. Interrogeons ensemble ces fondements possibles, et demandons-nous s’ils sont à la fois efficients et suffisants pour justifier l’interdiction qui nous occupe. Nous y verrons plus clair de cette manière.

Premièrement, peut-on se fonder sur l’exigence de laïcité pour interdire le port de la burqa ?

C’est tentant, d’autant que la Cour européenne des droits de l’homme a donné quelques signes de disponibilité à l’égard de cette idée, en particulier dans le très célèbre arrêt Leyla Şahin c. Turquie. Étudiante d’une vingtaine d’années dans une université en Turquie, Leyla Şahin s’était très violemment opposée à la prohibition, non pas du voile intégral, mais du hidjab. La Cour européenne des droits de l’homme, appelée à statuer sur la légitimité de la prohibition de ce voile prononcée par la législation turque, a estimé acceptable d’interdire le port du voile dans les universités turques, au nom de la laïcité et a donné tort à la requérante.

Cela suffit-il pour transposer cette solution au cas qui nous intéresse ici ? Je ne le crois pas. Et ce pour deux raisons.

Dans son arrêt, la Cour insiste lourdement sur la situation tout à fait singulière de la Turquie, la décrivant comme un pays assiégé, très fragilisé par la menace islamique et dont l’existence et l’identité politiques reposent sur la solidité du postulat de laïcité. Or une prohibition du voile intégral ne pourrait pas être considérée comme également valable dans des pays beaucoup moins en situation de péril existentiel jusqu’à plus ample informé.

Secundo dans son arrêt de 2009 Aktas c. France, la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas condamné la France pour prohibition du port du voile à l’école. Bien au contraire, la Cour a considéré légitime qu’une jeune fille qui refusait de libérer sa chevelure en cours de gymnastique soit exclue de son lycée. Mais de nouveau, cette décision est un faux ami pour les ennemis de la burqa dans la rue, car elle concerne le cas d’un lycée, et donc des sujets de droit réputés fragiles, pour lesquels, comme je vous l’ai déjà dit, il existe un devoir très singulier de protection. Rien de tout cela n’est automatiquement transposable dans la rue, a fortiori à des personnes majeures.

J’insiste sur un point : l’exigence de la laïcité pèse sur l’État et non sur les personnes privées. Elle peut donc difficilement être invoquée pour interdire le port du voile intégral. L’État doit se comporter dans le respect de la laïcité, c’est-à-dire tolérer toutes les religions et n’en préférer aucune. Mais les personnes privées ne peuvent pas être soumises à une obligation de laïcité, car cela leur interdirait d’exercer librement leur liberté religieuse. Imposer aux personnes un devoir de laïcité, c’est leur refuser de manifester leur religion. Cela n’a pas de sens. Il est normal d’imposer cette exigence à un fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions parce qu’il incarne l’État, et doit, comme tel, ne manifester aucune préférence. Mais rien de tout cela ne justifie que l’on fasse peser une obligation quelconque sur le sujet de droit banal, saisi en dehors de toute fonction singulière, a fortiori publique. Par conséquent, la laïcité me paraît être un mauvais vecteur pour justifier la prohibition de la burqa.

Deuxièmement, peut-on se fonder sur l’ordre public et la sécurité publique pour interdire le voile intégral ?

En vérité, cette notion recouvre deux problèmes différents. On peut souhaiter rendre invariablement possible l’identification d’une personne. Mais on peut aussi vouloir se prémunir contre le risque de dissimulation, sous un vêtement très ample, d’armes ou d’explosifs. On me dit que dans certains pays, comme l’Inde ou le Pakistan, la burqa est regardée avec inquiétude sous ce rapport, parce qu’elle permet assez facilement de commettre des attentats suicides. Reprenons ces deux angles de vue.

Invoquer la nécessité de se protéger contre la dissimulation d’armes ou d’explosifs n’est guère convaincant de prime abord. Un tel message politique donnerait l’image d’une France en danger, en situation de quasi-guerre civile ou en proie à une menace terroriste justifiant des interdictions drastiques. Je ne suis pas persuadé que ce fondement soit très facilement utilisable politiquement, ni qu’il apparaisse proportionné aux yeux du juge en l’état actuel du risque pesant apparemment sur la France. Au moins pour l’instant. En outre, cette mesure apparaîtrait probablement disproportionnée, car discriminatoire. En effet, si l’on veut se prémunir contre tout risque de dissimulation d’une arme ou d’un explosif, il faut interdire le sac à dos, la mallette, le boubou et même la soutane…, qui posent exactement le même problème ! Je ne crois pas que vous souhaiterez en arriver là s’il n’existe pas de nécessité actuelle et avérée. En tout cas, une interdiction sélective de la burqa sur ce fondement bien précis me semble relever assez largement de la plaisanterie.

Plusieurs députés. Et le visage ?

M. Denys de Béchillon. Le visage, c’est l’identification. Peut-on fonder une prohibition de la burqa sur la nécessité très actuelle de reconnaître les gens, de les voir ? C’est précisément le second point auquel je voulais arriver.

Secundo, donc, peut-on envisager d’interdire la burqa, motif pris de l’obligation qui pèserait sur tous de se rendre immédiatement identifiable en toute circonstance ? Je le rappelle : notre problème ne concerne pas des lieux fermés placés sous vidéosurveillance, mais l’espace public au sens large. S’il ne fait aucun doute qu’un agent de police a parfaitement le droit de demander à une femme en burqa de dévoiler son identité (et donc son visage) sur le champ, cela ne résout pas la question de savoir si une identification immédiate peut être imposée de manière générale, hors de toute demande cet ordre. Existe-t-il en droit français une obligation d’apparaître tête nue devant tous les dispositifs de vidéosurveillance urbains, à l’effet de montrer son visage et de pouvoir être reconnu ?

Là encore, je doute de la solidité juridique d’une telle interdiction. La jurisprudence actuelle du Conseil constitutionnel n’indique pas que les citoyens sont obligés de dévoiler leur visage en permanence, d’être reconnaissables en tout lieu et en toutes circonstances, alors même qu’aucun officier de police ne procède à un contrôle d’identité.

En outre, une telle justification risque d’être discriminatoire. Faut-il verbaliser les gens qui portent un casque de moto dès qu’ils mettent un pied à terre, ou une casquette à longue visière, car eux aussi cachent leur visage face aux dispositifs de vidéosurveillance ?

Par ailleurs, cette interdiction laisserait entendre que l’État dispose du droit d’exercer une surveillance visuelle active de portée tout à fait générale, assortie d’une conservation longue des données permettant de procéder à toutes les identifications. La Cour européenne des droits de l’homme ne semble pas favorable du tout à ce genre de choses. Le degré de mise en cause de la vie privée lui paraît trop élevé, notamment, dès lors que l’encadrement de la conservation des données, en particulier, n’est pas suffisant. Il faut sans doute se montrer très prudent dans ce registre. En tout cas, de prime abord, la justification d’une prohibition de la burqa au motif que le visage doit être invariablement identifiable me paraît franchement mal assurée.

Troisièmement, la dignité de la personne humaine et l’égalité des sexes peuvent-elles justifier la prohibition de la burqa ? Je comprends que cette perspective puisse vous apparaître tentante, en particulier au regard de la jurisprudence du Conseil d’État issue de l’arrêt dit de Morsang-sur-Orge sur la fameuse affaire dite du « lancer de nain ».

Entrepreneur de spectacles, M. Wackenheim se produisait dans des boîtes de nuit où il se faisait expédier sur des coussins lointains par de gros imbéciles qui trouvaient cela très drôle. Au nom du respect de la dignité de la personne humaine, le Conseil d’État valida l’interdiction de ce spectacle détestable, prononcée par le maire de Morsang-sur-Orge. Autrement dit, il fit prévaloir une conception de la dignité de la personne humaine dans laquelle la collectivité publique a des titres à dire comment les gens doivent se comporter avec leur propre corps, c’est-à-dire disposer d’eux-mêmes. Si l’on poursuit sur cette voie, il n’est pas complètement inconcevable de soutenir qu’une femme dissimulée sous une burqa se dégrade et dégrade sa propre dignité. Faut-il raisonner de la sorte ? Cette justification est-elle satisfaisante et juridiquement solide ? Mon sentiment est que non. Je vais essayer de vous dire pourquoi.

En premier lieu, cette conception de la dignité est loin d’être la plus solide sur le terrain juridique. À dire vrai, seul le Conseil d’État l’a véritablement soutenue sous cette forme et je ne suis même pas sûr qu’il la maintiendrait aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, la Cour européenne des droits de l’homme, elle, n’en n’est plus là du tout. Elle avait pourtant adopté la même conception il y a une quinzaine d’années s’agissant du problème des sadomasochistes dans l’affaire Laskey, Jaggard et Brown c. Royaume-Uni. Un nid de sadomasochistes ayant été découvert par hasard par la police écossaise, l’organisateur de la rencontre fut écroué puis condamné, avec d’autres participants, par les tribunaux britanniques à cinq ans de prison. C’est une condamnation lourde pour des gens qui considéraient exercer librement leur activité sexuelle, car personne ne s’était plaint ni n’avait jamais été hospitalisé ou même soigné. Si j’ose dire, tout le monde s’amusait entre soi. Il n’y avait aucun soupçon de pédophilie, de sévices non consentis, de prosélytisme, etc. Nous étions dans l’exercice d’activités sexuelles bizarres, certes, mais, selon la formule consacrée, exercées entre adultes consentants. La Cour européenne des droits de l’homme jugea pourtant légitime la condamnation des intéressés, estimant en gros que ces sadomasochistes avaient porté une atteinte à leur dignité. Il y avait donc bien une communauté de vues entre cet arrêt et celui de Morsang sur Orge.

Mais précisément, la Cour européenne des droits de l’homme a radicalement révisé sa position il y a quelques années. Dans l’affaire KA et AD c. Belgique, elle a eu à connaître d’une deuxième affaire de sadomasochistes – de l’ordre du film d’horreur cette fois – où étaient en scène un médecin et un magistrat torturant la femme d’un des deux. Cette femme s’était dite consentante et ne s’était pas plainte non plus. Mais l’enregistrement vidéo des scènes a permis à la Cour de vérifier la réalité et surtout la continuité de ce consentement. Et c’est de cela que la Cour va tirer argument cette fois. Elle va juger qu’il était légitime de mettre ce médecin et ce magistrat en prison, mais sur un fondement totalement différent. Ce qui fonde la condamnation, c’est seulement le fait que le consentement de cette dernière n’était pas certain, notamment parce qu’il n’était pas actualisé en permanence. En effet, les hommes avaient bu, la femme torturée devait prononcer un mot rituel convenu entre eux pour faire arrêter les supplices, et ils ne s’étaient pas arrêtés. Enfin, et peut-être surtout, la femme s’était évanouie à plusieurs reprises. La Cour en a déduit que l’on n’avait plus de moyen objectif de penser que cette femme consentait toujours et continuellement. Partant, La Cour a pensé que l’on n’avait plus de moyen de parler raisonnablement de liberté sexuelle. En quelque sorte, c’est le consentement actualisé qui fait la frontière entre la liberté sexuelle, protégée, et la torture, condamnable.

Le raisonnement suivi dans cette affaire est aux antipodes du précédent. Ce qui compte et mérite la protection du droit, dans l’esprit actuel de la Cour, c’est l’autonomie de cette femme, sa volonté et sa liberté de consentir aux supplices qu’elle avait sollicités ; autrement dit : son libre arbitre. Vous voyez que la dignité n’est plus mise en scène. Et vous voyez surtout que nous ne disposons plus du tout des mêmes outils juridiques pour empêcher une femme de porter la burqa si elle le souhaite. C’est même plutôt le contraire : si c’est la volonté de la personne qui compte, en dernière analyse, et mérite la protection, il devient très difficile de l’empêcher de disposer d’elle-même — et a fortiori de son vêtement — si telle est sa volonté.

Il me semble donc aventuré, ou pour le moins imprudent, de conclure que le principe de la dignité de la personne humaine permet assurément de fonder une interdiction du port de la burqa.

En deuxième lieu, cette conception « paternaliste » de la dignité de la personne humaine, dans laquelle l’État se reconnaît le droit de se substituer aux personnes pour leur dire ce qui est bon pour elles, est loin de me paraître la plus cohérente, ni d’ailleurs la plus souhaitable.

Sur le terrain de la cohérence, je voudrais vous faire observer que, lorsque le Conseil constitutionnel a « découvert » le principe de la dignité de la personne humaine dans la Constitution, il l’a fait en utilisant un raisonnement très convaincant, duquel découle en droite ligne une conception de la dignité qui n’est justement pas celle-là.

Comme vous le savez, le principe de la dignité de la personne humaine n’est pas écrit dans la Constitution. Le Conseil l’a déduit de l’intention du Constituant de 1946, qui, instruit des ravages de la barbarie nazie, avait souhaité écrire un nouveau Préambule à notre Constitution, et le faire, je cite, « au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine ». La philosophie humaniste à laquelle renvoie cette intention est sans équivoque : la dignité, c’est le droit dont disposent également tous les hommes de n’être dominés et asservis par personne ; c’est la prérogative de pouvoir refuser l’injonction d’un autre homme. Par voie de conséquence, c’est aussi l’égale liberté de vouloir et de consentir, c’est-à-dire la libre disposition de soi qui se trouve ainsi consacrée et mise en scène. Au sens de 1946, la dignité associe égalité et liberté, et attribue le plus grand rôle au libre arbitre : chacun a le même libre arbitre, le même droit que son voisin de gouverner son propre corps et son comportement dans la cité. Voilà le legs juridique et philosophique à partir duquel le Conseil constitutionnel a forgé le principe constitutionnel de la dignité. Si l’on en reste à ces solides prémisses, il n’y a rien là qui puisse justifier un gouvernement extérieur des corps et des consciences. Tout au contraire, il y a tout ce qu’il faut pour protéger la liberté de chacun de se comporter comme il l’entend dans le respect de l’égale liberté d’autrui.

Sur ces bases, je ne saurais aucunement garantir que, en cohérence, le Conseil constitutionnel ou un juge européen admettraient sans broncher la validité d’une loi de prohibition de la burqa. Le cœur de la dignité de la femme, n’est-il pas précisément contenu l’exercice de son libre arbitre, de sa liberté, y compris celle de porter la burqa si elle l’entend ?

Mais vous demanderez : qu’en est-il des personnes et notamment des femmes qui ne sont pas vraiment libres ? Je n’ai pas de réponse rassurante et confortable à cette question. Mais j’ai une réponse politique et juridique. Nous savons bien que, bien souvent, la liberté est une fiction ; que beaucoup de gens ne sont pas réellement libres — d’ailleurs pour de multiples raisons, familiales, sociales, économiques, ou autres. Mais cela ne change pas grand-chose à notre problème bien précis. Le lot des démocraties est forcément de vivre dans la fiction du libre arbitre des gens, même si nous savons que cette fiction en est bien une. Et cela, parce nous ne pouvons ni ne savons faire autrement. Nous ne pouvons pas penser l’acte de vote, par exemple, et notamment le suffrage universel, sans présumer le libre arbitre des électeurs. Bien sûr qu’ils subissent des influences importantes, bien sûr que nous le savons. Mais nous ne devons ni ne pouvons en tirer la moindre conséquence sur l’étendue de leurs droits. De la même manière, nous ne pouvons pas penser le contrat de travail autrement que passé dans l’exercice du libre arbitre, alors qu’il est sans doute explicable en fait tout autrement, dans la majeure partie des cas, par la domination économique et la nécessité de vivre.

La liberté est une fiction. Mais c’est une fiction que les démocraties s’honorent : de ne renverser que si elles ont de très bonnes raisons de le faire, et de ne renverser qu’en usant des procédures extrêmement contraignantes, afin de doter la personne intéressée des meilleures garanties de protection, comme dans la mise sous tutelle ou dans l’hospitalisation d’office par exemple. Hors de ces champs étroits, la fiction fonctionne et doit fonctionner toujours. C’est elle qui nous préserve de voir se constituer en droit des classes de sous-hommes. Ou ici, de sous-femmes.

J’ignore combien de femmes sous burqa sont effectivement libres de leur décision. Certaines le sont ; d’autres ne le sont pas. Je ne sais pas compter, et sans doute vous non plus. Mais en l’état actuel du droit et probablement de la philosophie politique de nos démocraties, il me semble difficile de décider à leur place si elles sont libres ou non. La démocratie comporte le risque de vivre avec des monstres qui nuisent à eux-mêmes. C’est infiniment triste. Mais nous ne pouvons pas envisager de les priver de leur liberté sans contredire l’un des principes d’organisation les plus importants de nos sociétés modernes.

Ma conclusion est que, en l’état actuel du droit positif, la prohibition générale du port de la burqa serait extrêmement fragile, et de nature à poser plus de problèmes qu’elle ne saurait en résoudre. J’ajoute qu’une telle interdiction donnerait le signe d’une évolution paternaliste assez terrible. Paternalisme terrible et profondément contradictoire par-dessus le marché, car il reviendrait, soit à défendre la liberté des femmes désireuses de porter la burqa en les privant de leur liberté de le faire, soit à protéger la liberté de choix des spectateurs de ces femmes en burqa en postulant qu’ils n’ont ni la liberté ni la capacité de résister à leur prosélytisme. Cela m’effraie.

Je n’aime pas la burqa, elle me révolte, mais je crois que nous n’avons ni les outils ni la culture politique pour interdire le port de ce vêtement sur le territoire de la République.

M. André Gerin, président. Il nous faut discuter au fond de la servitude volontaire, mais aussi et surtout des mineures.

En outre, les intervenants ont évoqué à plusieurs reprises l’intégrisme, porté par une idéologie dangereuse et barbare. Nous devrons également approfondir cette question, notamment grâce aux exposés que nous ferons des spécialistes du salafisme.

Mme Colette Le Moal. Le visage couvert porte atteinte, me semble-t-il, au troisième pilier de la République, la fraternité. Qu’en pensez-vous ?

Mme Danièle Hoffman-Rispal. Symbole de la République, Marianne ne porte, le plus souvent, rien autour du cou. L’inverse signifierait une privation de liberté.

Les représentants du CFCM ont évoqué l’islamophobie. Aujourd’hui, la société française rejette la burqa, et je fais partie de ceux qui pensent qu’elle provoque de réelles violences. Les parlementaires ne veulent pas a priori interdire le port du voile intégral, mais cherchent des pistes pour trouver des solutions. C’est difficile, mais c’est cela que nous vous demandons.

M. Jacques Remiller. Monsieur de Béchillon, vous êtes un professeur d’université et un juriste remarquable, mais certains des exemples que vous avez cités dans votre brillant exposé m’ont surpris.

Vous avez parlé du vêtement. Dans notre République, chacun choisit le vêtement qu’il souhaite porter, mais la burqa traduit une réelle volonté de se cacher, de repousser le regard des autres, sous la contrainte ou pas.

Quant au casque, il constitue une protection inscrite dans le cadre de la sécurité routière et du code de la route, alors que la burqa n’est pas inscrite dans notre Constitution.

J’aimerais donc obtenir des précisions, car vos exemples n’ont rien à voir avec la burqa.

Mme Bérengère Poletti. Tout le monde est d’accord : nous avons affaire à un mouvement intégriste, qui met à l’épreuve nos démocraties dont on cherche les limites. Je pense donc utile de chercher une réponse juridique.

Selon vous, la vidéosurveillance pose problème et la justification de l’ordre public ne peut être retenue. Mais en matière de sécurité publique, la vidéosurveillance n’est pas seule à même de prouver la culpabilité des gens, les témoignages des personnes présentes dans la rue, auxquelles il est demandé de faire un portrait-robot, permettent de retrouver l’identité de la personne responsable. L’argument de la vidéosurveillance m’a donc semblé limité.

M. André Gerin, président. Qu’en est-il de l’égalité, autre valeur constitutionnelle ?

M. Denys de Béchillon. La situation des mineurs est très intéressante car révélatrice des limites d’une prohibition.

La situation est réglée à l’école par la loi sur la voile. Notre préoccupation est donc la situation des mineures dans la rue et, en vérité, à domicile. Si l’on pense qu’il est souhaitable d’agir fermement, il faudrait agir non pas seulement dans la rue, mais aussi au domicile, pour protéger les femmes, pour protéger les enfants contre leurs parents : le bon sens est là. Et cela montre cruellement les limites de toute possibilité d’action juridique utile, parce que nous ne savons pas très bien faire ce genre de choses.

Soit dit par parenthèse, parce que je sors un peu de la sphère juridique en disant cela, je pense aussi que si l’on veut protéger les femmes et les enfants dans ce domaine, il est très important de maintenir toutes les possibilités de leur socialisation. Or en cas de prohibition, les femmes contraintes de porter la burqa ne sortiront plus dans la rue. On se priverait donc de l’une des meilleures chances de les voir évoluer…

M. André Gerin, président. Et si nous votions une loi contre ceux qui imposent la burqa ?

M. Denys de Béchillon. Une loi du type de celle sur le proxénétisme, qui punit non pas les prostituées mais les souteneurs ? Cela m’irait bien, affectivement et intellectuellement, mais de nouveau, je vois les difficultés juridiques se profiler à l’horizon. Pour prouver l’existence de la contrainte, il faudra entendre la plainte des femmes. Or les plus fragiles ou les plus dominées ne se plaindront pas. Vous ne toucheriez donc que la face émergée de l’iceberg des femmes placées sous une domination masculine épouvantable. Par ailleurs, nous n’avons pas besoin d’une loi nouvelle pour régler la situation des femmes qui se plaignent ou se plaindront : l’arsenal existe déjà.

S’agissant des enfants, l’idée de les protéger contre leurs parents ouvre une perspective compliquée et, de nouveau, assez angoissante. Conformément à l’évolution juridique des dernières décennies, les enfants ne sont plus la propriété de leurs parents. La nécessité de protéger leur corps, en particulier des atteintes susceptibles de leur être portées par leurs parents eux-mêmes, est aujourd’hui très bien admise. Le domicile n’est plus un sanctuaire. Mais comment empêcher les parents de nuire moralement ou intellectuellement à leurs enfants, et avec quels moyens pratiques et juridiques ? Je ne peux imaginer un dispositif efficace qui n’apparaisse disproportionné au regard des intérêts et des droits des uns et des autres. Je vous rappelle que la liberté éducative fait aussi partie des droits fondamentaux. Il fut même un temps lointain où la Cour européenne des droits de l’homme considérait la gifle donnée à l’élève par un maître d’école comme attentatoire au privilège des parents, seuls dépositaires de ce « droit ».

Je pense qu’il y a sur cette terre énormément de parents toxiques, de mauvais parents. Des choses épouvantables se passent dans les familles, en permanence. Malheureusement, il y a un degré de pénétration dans les domiciles que l’État ne peut pas franchir au risque de créer une société dans laquelle il serait le maître des consciences, des univers, des corps, des comportements. Nous ne pouvons pas toucher au problème sans bouleverser l’ensemble du paysage, et c’est cela qui me préoccupe. Comme vous, j’aimerais beaucoup voir les petites filles éduquées autrement, mais je ne vois pas de quel droit et avec quels outils on peut imposer à des parents de renoncer à une forme d’éducation en laquelle ils croient. Malheureusement, je crains que nous ne puissions raisonnablement atteindre que des situations et des cas très sévères, voire les plus apparents : ceux dans lesquels la maltraitance en un sens très strict peut être avérée. L’au-delà de ces limites, au demeurant assez molles, me semble difficilement atteignable dans une société de liberté.

Reprenons un instant le problème de la dignité dont nous parlions tout à l’heure. J’ai défendu devant vous une position tolérante vis-à-vis de la possibilité pour une personne de disposer de son corps. Mais j’admets tout à fait de ne pas verser dans un absolutisme idéologique. Et il me semble que la prise en compte, ou non, d’une atteinte irréversible au corps ouvre des perspectives intéressantes pour se donner des critères d’acceptabilité de la répression. Je ne crois pas illégitime, par exemple, d’empêcher une personne de vendre l’un de ses organes, sur la base d’une distinction de ce type. Mais si vous admettez ce genre de raisonnement — qui n’est déjà pas très assuré au plan juridique, parce que l’on admet bien en droit français d’aujourd’hui, par exemple, qu’une personne puisse refuser des soins vitaux — vous voyez tout de suite que vous placez la frontière de l’inacceptable très loin de celle dont vous auriez besoin pour interdire la burqa.

Prenons une comparaison intéressante à ce sujet. Une burqa, ça s’enlève, alors qu’un tatouage ça ne s’enlève pas bien du tout. Faut-il interdire à toutes les personnes de se faire tatouer ? Y songeriez-vous seulement ? Dans mon amphithéâtre, je vois des gens tatoués de la tête aux pieds : je pense qu’ils s’en mordront les doigts une fois devenus adultes. Néanmoins, encore une fois, je ne vois pas comment l’État pourrait avoir une légitimité à interdire ces pratiques et désigner ce qui est digne dans ces usages du corps, à la place de son propriétaire, alors même qu’elles sont nettement plus engageantes, sur la durée, que le port d’un vêtement, même stigmatisant.

J’aimerais beaucoup que les gens qui imposent aux femmes le port de la burqa aillent en prison, mais la fiction de la liberté des femmes de porter la burqa si elles le souhaitent est un rempart derrière lequel bute jusqu’ici le risque d’une très grande absence de liberté par augmentation du contrôle social.

Je réponds maintenant à votre question sur le casque, M. le député. En utilisant l’argument du casque, je cherchais seulement à expliquer la difficulté de justifier la prohibition de la burqa par la nécessité de voir en permanence le visage des personnes. Si on la justifie ainsi, il faut raisonner de la même manière avec le casque à l’instant où la personne descend de sa moto : le coursier qui vous apporte une pizza devient un criminel en puissance s’il n’enlève pas son casque. C’est tout.

L’objection sur le témoignage me paraît de très loin la plus sérieuse. Très honnêtement, je n’y avais pas pensé. Est-elle suffisante pour établir une prohibition proportionnée ? Peut-on dire que pèse sur chaque personne une obligation de se rendre reconnaissable et donc de s’exposer à pouvoir être reconnu par quelqu’un susceptible de témoigner de la commission d’un crime ou d’un délit ? Je n’ai pas connaissance d’une jurisprudence sur ce point. Creusons un instant la question. Dans la balance des coûts et des avantages, votre argument est intéressant, mais il ne suffit pas, me semble-t-il, du point de vue juridique. Je le répète, il me semble que le fait d’interdire sélectivement le port de la burqa en invoquant des motifs de sécurité publique me semble objectivement discriminatoire : si l’on voulait bien faire, il faudrait appliquer le même raisonnement à tout ce qui permet de dissimuler l’identité. Et les ennuis commencent là : pourquoi ne faudrait-il pas considérer comme répréhensible une barbe touffue, un bonnet et une paire de lunettes, puisqu’ils permettent de se soustraire à une identification facile dès lors qu’on les enlève, ce qui ne prend guère de temps ? Voilà pourquoi, si j’étais juge, je ne recevrais pas votre objection, même si je la trouve profonde et stimulante.

Je réponds maintenant sur le terrain de la fraternité. La fraternité est une exigence juridique dont personne ne connaît la signification. C’est une des rares normes constitutionnelles avec laquelle on ne sait pas faire grand-chose, si ce n’est – mais le Conseil constitutionnel y a résisté – justifier par exemple le régime des retraites par le principe d’une exigence de solidarité entre les générations. Et encore, la solidarité, c’est autrement plus dense que la fraternité. Vraiment, imposer la fraternité par la prohibition de la burqa me laisse dubitatif, car il n’est écrit nulle part dans la Constitution que je dois aimer mon prochain et le reconnaître comme mon frère, encore moins pour nous imposer mutuellement de nous montrer nos visages. Le philosophe Emmanuel Levinas vous aurait peut-être suivi un peu plus que moi sur ce terrain. Mais ce point me paraît ressortir à l’ordre de la philosophie et non du droit. J’imagine mal comment on pourrait aboutir à un dispositif juridiquement solide avec la notion de fraternité.

Mme Colette Le Moal. La philosophie pourrait commencer à entrer dans le droit !

M. Denys de Béchillon. Je vous l’ai déjà dit, la prohibition de la burqa me semble fragile. Je ne prétends pas qu’il ne faut rien faire, mais il serait intéressant de rechercher d’autres voies. Cela dit je n’ai pas la compétence pour vous les indiquer.

Permettez-moi, pour finir, de soulever un dernier problème. Si elle était votée, l’interdiction de la burqa pourrait être déclarée illégitime par de nombreux juges et il y aurait de multiples contentieux, du tribunal correctionnel à la Cour européenne de Strasbourg en passant par le Conseil constitutionnel. La question qui se pose à vous est donc aussi de savoir si vous voulez cela. Voulez-vous vraiment que cette question, qui ne fait déjà pas l’objet d’un consensus parlementaire, s’expose aussi à un manque de consensus juridique ?

Les juristes s’étripent sur la loi Gayssot : s’il y a de très bons arguments de part et d’autre, le mécontentement est général car jamais aucun juge n’a été mis en situation de dire véritablement ce qu’il en pensait.

La prohibition de la burqa déplacerait sur les juges la responsabilité ultime de dire ce qui est acceptable ou pas dans ce domaine, au risque d’ailleurs de la cacophonie. Avez-vous véritablement envie de cette sorte de déresponsabilisation et de cette sorte de désordre là où il s’agit de parler de la Nation française et de son identité ? Avez-vous envie de n’être que les inspirateurs de ce qui, durablement, restera en droit une polémique ? Je ne suis pas sûr non plus que cela soit souhaitable. Je comprends votre désir de faire en sorte que le Parlement dise fortement le sentiment de la Nation sur une telle question. Mais je crois vraiment qu’il vaudrait mieux le faire autrement qu’en prononçant une interdiction aussi discutable en droit.

M. André Gerin, président. Merci beaucoup.

Audition de M. Jean Baubérot, titulaire de la chaire d’histoire et sociologie de la laïcité à l’École pratique des hautes études.

(Séance du mercredi 21 octobre 2009)

M. André Gerin, président. Au début de cette huitième journée d’auditions, après celles que nous avons tenues à Lille et Lyon, et en attendant celles de Marseille, le 5 novembre, et les rencontres prévues à Bruxelles le 13, je voudrais dresser un rapide bilan d’étape.

Aujourd’hui, le sérieux et la crédibilité de cette mission ne font plus de doute…

M. Pierre Forgues. Nous n’en avons jamais douté.

M. André Gerin, président. … non plus que la réalité de son objet : une dérive intégriste et fondamentaliste, une tentative d’instrumentaliser l’islam à des fins politiques.

S’il y a débat sur la nécessité, ou non, d’une loi visant à interdire le port du voile intégral dans l’espace public, aucun de nos interlocuteurs n’a défendu cette pratique. D’autre part, nos travaux nous ont permis de cerner les forces qui œuvrent en arrière-plan – salafisme, mouvement tabligh, wahabisme et de caractériser une idéologie intégriste et barbare, portée par un mouvement obscurantiste. Notre responsabilité politique est d’apporter une réponse forte à ce qui ressemble à un défi de civilisation. Après les tentatives faites pour minorer, voire ridiculiser notre mission, on se rend maintenant compte que le problème n’est pas franco-français, mais bien géopolitique.

Ces femmes seraient consentantes, nous dit-on avec insistance depuis quelque temps. Peut-être, encore que nous demanderions à le vérifier. Mais comment qualifier le comportement de ces hommes qui refusent de serrer la main d’une femme, qui monopolisent la parole dans les services publics et, de plus en plus souvent, créent des incidents dans les bureaux de l’état civil, allant jusqu’à menacer les fonctionnaires ? Et que dire de ces jeunes filles mineures, de ces adolescentes à qui on impose une tenue vestimentaire, à qui on reproche toute tentative de mixité et à qui on interdit de s’informer sur la sexualité ? Que dire de ces garçons qui, dans les lycées et collèges, contestent les cours d’histoire, de sciences naturelles, de biologie, de philosophie ? Que dire encore des menaces physiques encourues par des médecins accoucheurs hommes et de ce témoignage, recueilli jeudi dernier à Lyon, d’un chef de service qui décrit la situation au nouvel hôpital femme-mère-enfant comme catastrophique, proche de l’irréparable ? La liste de ces cas est impressionnante, et je ne livre ici que quelques exemples. Nous voulons mettre le holà à ces dérives attestées dans toutes les sphères de la société – n’assiste-t-on pas ainsi à la création de syndicats communautaristes dans certaines grandes entreprises du CAC 40 ?

Cela étant, qu’il soit clair que nous entendons œuvrer dans le dialogue, en particulier avec les représentants du culte musulman, et nous recevrons d’ailleurs, la semaine prochaine, le recteur Boubakeur de la Grande Mosquée de Paris. Ce dialogue doit être approfondi et précis, afin de donner toute sa place dans la République à une religion qui doit, par ailleurs, disposer de lieux de culte dignes de ce nom. Il est, en effet, urgent d’enrayer ces dérives intégristes et nous sommes plus que jamais déterminés à aller jusqu’au bout de notre démarche.

*

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M. André Gerin, président. Au nom de tous ici, je vous remercie, Monsieur le professeur Baubérot, d’avoir répondu à notre invitation. Universitaire, vous avez longuement étudié l’histoire des religions ; vous avez fondé en 1995 le groupe de sociologie des religions et de la laïcité ; vous avez participé à la commission présidée par Bernard Stasi sur l’application du principe de laïcité.

Selon vous, le port du voile intégral remet-il ou non en cause le principe de cette laïcité à laquelle vous avez consacré plusieurs ouvrages ? Pensez-vous que le développement de formes de la pratique musulmane très attachées à manifester dans la sphère publique l’appartenance religieuse menace ce que vous avez appelé le « pacte laïque » français, ainsi que les valeurs et les idéaux les plus avancés de la République, issus de la Révolution et de la loi de 1905 ? Peut-on s’attendre à d’autres manifestations ostentatoires que le port du voile intégral ? Si on tolère cette dernière pratique, ne va-t-on pas favoriser d’autres revendications identitaires, comme le laissent présager certains « accommodements » préoccupants ?

La semaine dernière, nous avons entendu les représentants et le président du Conseil français du culte musulman. Cette audition a montré tout l’intérêt de cette instance représentative, même si elle n’est que consultative, et notre souhait est de dialoguer avec elle, en vue d’une démarche, sinon commune, du moins convergente, forte et publique. Le message que nous entendons faire passer ne peut qu’y gagner. Cependant, nous voyons que ce Conseil est confronté aux tenants d’une lecture figée du Coran. Quel regard portez-vous sur ce phénomène ?

M. Jean Baubérot, titulaire de la chaire d’histoire et sociologie de la laïcité à l’École pratique des hautes études. Je vous remercie de m’avoir invité à m’exprimer devant vous. Historien et sociologue de la laïcité, j’ai fondé la première – et à ce jour unique – chaire d’enseignement supérieur exclusivement consacrée à ce sujet. Cela me conduit notamment à étudier les relations entre politique et religion, les représentations sociales et leurs significations symboliques, dans une perspective à la fois historique et sociologique. L’histoire n’étant pas seulement l’étude du passé, mais aussi de l’historicité de nos sociétés, des traces de l’histoire dans le présent et des changements qui s’opèrent dans le temps, elle se préoccupe aussi du devenir des sociétés.

Mon propos est de livrer une position citoyenne fondée sur un savoir universitaire ce que je ne pourrai, hélas, faire que de façon allusive dans le temps dont je dispose.

Votre commission travaille sur un sujet qui met en jeu de nombreux éléments. Le savoir disponible sur le voile intégral montre que celles qui le choisissent le relient à une contestation, à une prise de distance maximale, voire à un refus de la société. Une société qui refuserait d’être critiquée ne serait plus démocratique. Pour autant, le port de ce voile intégral n’est certainement pas une bonne manière de mener une mise en question.

Partons d’un constat avant de porter un jugement de valeur. Le port du voile intégral provient de plusieurs raisons, conjointes ou non. Il peut signifier, explicitement ou implicitement, que la société est ressentie comme une menace dont il faut se protéger au maximum. Il peut être une façon d’affirmer, avec une visibilité hypertrophiée, une identité radicale, face à ce qui est perçu comme une uniformisation sociale, un primat de la logique de l’équivalence sur les valeurs morales et religieuses. Il peut manifester une volonté de retour aux origines, liée à une lecture littéraliste des textes sacrés, ou une volonté de séparer le « pur » – les vrais croyants – de l’« impur » – le reste de la société. Il peut être une manière de retourner un stigmate face à des discriminations ressenties. Enfin, en tant que vêtement féminin, il conteste le fait que, dans les sociétés démocratiques modernes, les rôles masculin et féminin doivent être interchangeables, et, d’autre part, il refuse une hypersexualisation de la femme, liée à la communication de masse et à la marchandisation des sociétés modernes. Ces dernières raisons étant encore plus importantes quand le port du voile est subi.

Mais, même choisi, le voile intégral se fourvoie. Le refus du risque d’uniformisation sociale conduit à porter un uniforme intégral – ce qui est très différent du fait de manifester son identité par tel ou tel signe – et, par ce fait même, on englobe sa personne dans une seule identité, on gomme ses autres caractéristiques personnelles, on efface son individualité.

Rappelons que le visage, dont plusieurs des personnes que vous avez auditionnées ont souligné l’importance, est une présentation de soi à autrui, une façon de conjuguer appartenance et identité, relation aux autres et individualité.

Mais le port du voile n’est pas la seule dérive menaçant le rapport aux autres. L’addiction au virtuel peut être considérée de façon assez analogue, comme d’ailleurs l’hypertrophie des racines qui permet une séparation symbolique avec d’autres peuples.

Par ailleurs, le souci de la pureté se manifeste aujourd’hui de façon multiple, par diverses croyances, religieuses ou non. Une certaine façon de mettre en avant la laïcité participe même de cette attitude. Et le refus de reconnaître aux femmes le même rôle dans la société qu’aux hommes donne lieu, vous le savez, à de nombreuses stratégies, souvent implicites et subtiles – et d’autant plus efficaces.

La recherche souvent exacerbée de l’identité, le désir parfois quasi obsessionnel de purification sont des réponses aux difficultés rencontrées dans la société qui aboutissent à des impasses, voire à des caricatures de ce que l’on prétend combattre. En ce sens, ce sont de fausses réponses. Le voile intégral en est un cas particulièrement visible, mais très minoritaire.

Face à cette pratique, on invoque régulièrement la laïcité. Or les exigences de laïcité sont très différentes selon les secteurs de la société. Permettez-moi ici quelques rappels qui, directement ou indirectement, concernent votre sujet.

La première et la plus forte exigence de laïcité concerne la République elle-même, qui doit être indépendante des religions et des convictions philosophiques ou politiques, n’en officialiser aucune, assurer la liberté de conscience et l’égalité dans l’exercice du culte. L’application de ces principes est toutefois sujette en France à certaines dérogations. Ainsi, en Alsace-Moselle, malgré l’article 2 de la loi de 1905, trois cultes sont « reconnus », tandis qu’un seul – le catholicisme – l’est en Guyane. Les lois de séparation elles-mêmes, votées de 1905 à 1908, prévoient une mise en pratique accommodante puisqu’elles autorisent la mise à disposition gratuite et l’entretien des édifices cultuels existant alors mais l’islam n’était pas présent dans l’Hexagone… Et, sans intention discriminatrice, la République peine, malgré certains progrès, à réaliser l’égalité entre religions, au détriment de l’islam.

La deuxième exigence de laïcité concerne les institutions, où les actes de prosélytisme ne sont pas permis. Dans son avis de 1989, le Conseil d’État a interdit un port ostentatoire de signes religieux à l’école publique qui serait lié à un tel prosélytisme, mais toléré un port qui ne s’accompagnerait pas de comportement perturbateur. La loi du 15 mars 2004 est allée plus loin pour le primaire et le secondaire mais, significativement, pas pour l’Université, que fréquentent des personnes majeures. Elle a donc introduit une dérogation dont les effets se sont révélés ambivalents, puisque cela a induit la création d’écoles privées à « caractère propre » musulman. On peut être attaché à la liberté républicaine de l’enseignement et s’interroger sur l’effet paradoxal d’une loi de laïcité qui aura favorisé l’enseignement privé confessionnel. Cela montre en tout cas que les conséquences d’une loi ne sont jamais univoques, et ne peuvent pas toujours être prévues en totalité.

Un troisième secteur de la société est l’espace public de la société civile, qui est à la fois un prolongement de la sphère privée et un lieu de débat, de pluralisme, de grande diversité d’expression. Là, l’exigence principale est d’assurer la liberté et le pluralisme, dont nous avons une conception plus large qu’il y a cinquante ans. Est-ce à dire pour autant qu’il n’y aurait plus aucune exigence de laïcité dans cet espace public ? Je ne le pense pas. Le préambule de la Constitution énonce les principes qui forment l’idéal de notre République, dont l’égalité des sexes. Mais chacun sait bien qu’il existe une distance entre réalité idéale et réalité empirique. L’objectif étant de réduire, sans cesse, cette distance, il convient de distinguer entre le réversible et l’irréversible. L’irréversible atteint l’individu dans sa chair, dans son être même. Il induit une sorte de destin. La puissance publique doit empêcher autant que faire se peut l’irréversible de se produire, pour que les individus qui le subiraient ne se trouvent pas marqués d’infamie, pour qu’ils puissent faire librement des choix personnels. L’excision est l’exemple type de l’irréversible ; dans ce cas, la loi peut contraindre et réprimer.

Pour le réversible, le respect de la liberté individuelle doit primer, limité seulement par l’existence d’un trouble à l’ordre public démocratique ou d’une atteinte aux droits fondamentaux d’autrui. Le réversible concerne l’extérieur de la personne. Ainsi, pour couverte ou découverte qu’elle soit, il ne s’agit pas la personne même, mais de l’image qu’elle donne à voir à un moment précis – par exemple par le vêtement, qu’on peut ôter, dont on peut changer. Comme le dit la sagesse des nations, « l’habit ne fait pas le moine ». Cela nous invite à ne pas nous montrer mimétiques : ce n’est pas parce qu’une personne, carmélite ou musulmane, s’enferme dans un uniforme intégral qu’il faut porter sur elle un regard identique, qui dissoudrait son individualité dans sa tenue. Il faut au contraire séparer son être et son paraître, refuser son refus de se socialiser. Il faut agir avec la conviction que, comme toute personne humaine, elle possède de multiples facettes et peut activer celles que, pour une raison ou une autre, elle met actuellement sous le boisseau.

Et, comme au billard, cet objectif ne s’atteint pas en ligne droite. Entre le permis et l’interdit existe le toléré, où l’on combat par la conviction et l’exemplarité, où l’on procède au cas par cas pour ne pas être, à terme, contre-productif. Pour ce qui est réversible, réglementer quand certaines nécessités de la vie publique l’exigent est beaucoup plus approprié que légiférer.

Améliorer le dispositif social pour lutter contre les tenues subies est également important, mais une loi qui conduirait celles qui subissent le port du voile intégral à ne plus pouvoir se déplacer dans l’espace public induirait une situation pire que la situation actuelle. Et, pour le voile intégral choisi, le contraindre irait le plus souvent à l’encontre du convaincre. Or c’est essentiellement de convaincre qu’il s’agit.

Pour ceux qui veulent convaincre et qui sont en position de le faire – je pense principalement à l’immense majorité des Français musulmans opposée au voile intégral –, le pouvoir coercitif de la loi risquerait fort d’être un allié désastreux. N’étant pas forcément comprise, s’ajoutant à une situation difficile, cette coercition conforterait un ressenti victimaire dont nous savons qu’il a, par ailleurs, ses raisons. Ce ressenti, et c’est là une raison fondamentale d’être à la fois contre le voile intégral et contre une loi, dépasserait largement le petit nombre de celles et ceux qui sont favorables au port de cette tenue.

Il faut se montrer très attentif au fait qu’une éventuelle loi serait la seconde qui, au niveau du symbolique, semblerait viser l’islam, même si ce n’est pas du tout ce que vous souhaitez faire. Se créerait alors un engrenage qu’il serait ensuite très difficile d’enrayer. L’idée fausse selon laquelle une société laïque est antimusulmane se renforcerait chez beaucoup de musulmans et, en particulier, de musulmanes aujourd’hui opposées au port du voile intégral. Inversement, des éléments antimusulmans de la société française y liraient un encouragement et ne se priveraient pas de donner une interprétation extensive de cette nouvelle loi, comme certains l’ont fait de la loi de 2004. La spirale infernale de la stigmatisation, de la discrimination au prénom et au faciès et de la radicalisation manifesterait que rien n’est résolu – au contraire. Une troisième loi apparaîtrait alors indispensable à certains, mais ne ferait qu’aggraver les choses. Une quatrième loi serait alors réclamée…

Un tel scénario catastrophe n’a rien d’invraisemblable. Il s’est déjà réalisé juste après l’affaire Dreyfus, avec la lutte anticongréganiste. Radicalisant les positions en présence, chaque mesure en appelait une autre plus forte. Ce combat se prévalait des valeurs de la République, de la défense de la liberté, de l’émancipation citoyenne. Cent ans après, le jugement des historiens, quelles que soient leurs orientations, est totalement différent : ce désir de « laïcité intégrale », comme on disait à l’époque, risquait d’entraîner la République à sa perte et ne pouvait avoir des résultats émancipateurs. En revanche, les mêmes historiens louent Aristide Briand d’avoir changé de cap et rétabli une « laïcité de sang-froid ». La laïcité « roseau » est plus solide qu’il n’y paraît, plus apte à résister aux tempêtes qu’une pseudo-laïcité « chêne », qui séduira par son aspect massif alors que celui-ci constitue précisément sa faiblesse.

Déjà, d’après le travail de terrain que j’ai pu effectuer, la nomination d’une mission consacrée au seul problème du voile intégral a rendu plus difficile le désaveu de cette pratique par certains musulmans. Elle a engendré un effet systémique où se manifeste parfois une solidarité entre victimes. Elle a, enfin, alimenté des craintes de rejet.

Certes, votre mission aura sans doute à cœur de proposer des mesures plus générales, mais le précédent de la commission Stasi et la déception de plusieurs de ses membres face à la suite unilatérale qui lui a été donnée peuvent faire redouter une fâcheuse répétition. Certains ne manqueront de dire qu’il aurait été plus utile de chercher à appliquer les propositions de la commission Stasi que de les oublier pour se focaliser sur la seule question du voile intégral.

Pour renforcer la relation de confiance entre la République et ses citoyens musulmans, pour isoler l’extrémisme afin de mieux le combattre, il me semble que vous devriez prendre l’initiative de transformer votre mission en mission de réflexion sur toutes les questions liées à la diversité de la société française. Si cette diversité n’est pas un fait totalement nouveau, son ampleur est le signe d’une mutation de notre société, comme d’ailleurs d’autres sociétés démocratiques modernes, dans un contexte international troublé. Il n’est pas surprenant que cela s’accompagne de tensions, de tâtonnements, d’incertitudes et même de craintes. Aux représentants de la Nation de tracer des voies d’avenir !

M. Jacques Myard. Monsieur le Professeur, j’ai écouté avec grand intérêt votre leçon magistrale, mais elle me semble à cent lieues d’une certaine réalité. Vous avez considéré le problème sous le seul angle de la laïcité, ignorant l’atteinte à la dignité de la personne et faisant peu de cas du problème de l’égalité des sexes. Je veux bien qu’on distingue entre permis, toléré et interdit, qu’on invite à persuader et à négocier, mais sur quelles bases négocier et persuader, à partir de quels principes ? Vous ne pouvez nier qu’on soit confronté à un phénomène de communautarisation active, répondant à une volonté politique, ou bien je douterais que vous soyez allé sur le terrain.

Dire que « le contraindre irait à l’encontre du convaincre » est bien gentil, mais ce sont des mots. Quel poids auront-ils face à des gens qui disent, eux : « C’est comme ça et pas autrement » ? On peut regretter qu’on n’ait pas agi plus tôt, ou que les associations dites laïques n’aient pas été plus convaincantes, mais les imams eux-mêmes nous parlent d’un phénomène de ressourcement idéologique permanent, alimenté par Internet qui permet d’aller chercher jusqu’en Arabie saoudite des fatwas frelatées.

En bref, votre discours est totalement décalé par rapport à la réalité. Stigmatisation ? Mais c’est moi qui me sens stigmatisé quand je rencontre des femmes voilées dans la rue, ou que je vois des hommes refuser de serrer la main des femmes qui vont chercher les enfants dans les gymnases. Il y a un moment où la loi doit rappeler les principes, quitte à heurter des intérêts idéologiques particuliers. La laïcité exige que cesse ce prosélytisme actif, qui indispose nombre de personnes. Je m’étonne donc qu’ayant créé la première chaire consacrée à la laïcité, vous défendiez une « laïcité roseau ». J’ai bien lu La Fontaine, mais il me semble que des principes plus affirmés mériteraient d’être défendus.

M. Pierre Cardo. Nous sommes ici pour nous informer sans porter de jugement à l’avance.

Etablissez-vous un lien entre la loi de 2004 sur le voile à l’école et le développement, par la suite, du port du voile intégral ? Nous suggérez-vous de revisiter l’ensemble de la législation relative à la laïcité ?

M. Pierre Forgues. Vous faites votre travail d’universitaire et il est bien que vous nous invitiez à réfléchir, mais je ne saurais partager votre vision d’une laïcité « de circonstance » : pour moi, la laïcité est un principe inviolable, qu’il faut faire respecter en faisant preuve de fermeté. Au reste, comment espérer convaincre des gens dont l’esprit est fermé aux principes de liberté et de laïcité ?

Je n’accepte pas l’idée selon laquelle une loi serait ressentie comme visant essentiellement l’islam. Je refuse ce procès d’intention, cette tentative de nous donner mauvaise conscience. Je suis, moi, partisan d’une loi : elle s’appuiera sur des principes laïcs.

L’islam ne pouvait être concerné par la loi de 1905 et, s’il est exact que la République peine à établir l’égalité entre les religions, je récuse l’espèce de racisme religieux à l’envers dont font preuve certains intellectuels.

En dépit de toute l’estime que j’ai pour les intellectuels et pour votre travail, je dois dire que votre idée selon laquelle une loi irait à l’encontre de l’objectif que nous visons, n’est pas fondée en réalité. Vous-même devriez bien tenir compte de notre réflexion.

M. Jean Glavany. Il nous est déjà arrivé de travailler ensemble, Monsieur Baubérot, mais, cette fois, j’ai un peu de mal à vous suivre. Cependant, plutôt que de vous accuser d’être un intellectuel coupé de la réalité, je préfère vous poser trois questions concrètes.

Premièrement, le port du voile intégral a deux sources principales, le salafisme et l’idéologie talibane. Ce sont, surtout la seconde, des barbaries. Négocie-t-on avec la barbarie, ou la combat-on ?

Deuxièmement, le port du voile intégral rompt avec le principe d’égalité : « je te vois, mais tu ne n’as pas le droit de me voir. » Face à cela, négocie-t-on ou combat-on ?

Enfin, même consenti, le port du voile intégral est une violence faite aux femmes. Face à cela, combat-on ou négocie-t-on ?

Votre réflexion m’intéresse, mais n’aide pas à résoudre ces questions pratiques qui se posent aujourd’hui aux élus de la République.

M. Jean Baubérot. Nous sommes tous d’accord, je pense, pour avoir ici un dialogue égalitaire. J’userai donc de la même rude franchise que vous.

Je suis assez inquiet quand je vous entends dénoncer l’obscurantisme, puis, tout aussitôt, traiter les universitaires de doux utopistes. Il existe quelque chose qui s’appelle une démarche de connaissance, mais qui est difficilement acceptée en France quand cela s’applique à la laïcité. Je suis beaucoup plus à l’aise à l’étranger, parce qu’on m’y attend sur le sérieux de ma démarche de connaissance, qu’en France, où l’on m’attend sur des positions idéologiques. Il y a là un problème important car la laïcité française est aujourd’hui un paravent derrière lequel on met bien des choses, certaines honorables et d’autres qui le sont beaucoup moins. J’ai ainsi souligné – ce que vous n’avez pas relevé – le paradoxe de la loi de 2004, qui a favorisé l’enseignement privé. Or, en 1965, M. Jean Cornec écrivait, dans un livre intitulé Laïcité, que donner un centime aux écoles privées, c’était pire que Vichy ! Craignez que, si aujourd’hui on réduit la laïcité au problème du voile, on ne s’occupe plus du tout de cette question dans vingt ou trente ans parce qu’on sera passé à encore autre chose.

La laïcité est un ensemble de principes qui s’appliquent à tous, et pas seulement à une religion. Pourquoi ne vous intéressez-vous pas, par exemple, à l’Alsace-Moselle, qui bénéficie d’une dérogation à la Constitution et aux principes fondamentaux qui régissent ce pays, de sorte que la loi de 1905 n’y est pas appliquée, non plus que les lois Ferry ? Admettez que certains, et pas seulement parmi les musulmans, puissent éprouver un sentiment d’inégalité !

Dans une première version de mon texte, je consacrais un plus long développement à la question de l’égalité des sexes et je relevais le paradoxe qu’il y a, pour une assemblée constituée à 80 % d’hommes, issus de partis qui paient pour ne pas avoir à respecter la loi sur la parité, à faire la leçon à l’islam. Et quand j’ai parlé d’exemplarité, vous ne l’avez pas repris. En revanche, je n’ai jamais parlé de négocier, mais, toujours, de combattre. Or, quand on veut combattre, le problème est de déterminer la meilleure stratégie : ainsi pour isoler les extrémistes, car il y en aura toujours. C’est cela mon problème, et c’est un problème qui se pose dans la réalité, pas dans le ciel des Idées !

L’exemplarité est le premier devoir de la République. Elle doit montrer que, pour ce qui la concerne, elle respecte scrupuleusement le principe de l’égalité des sexes. Il y a beaucoup à faire en la matière, mais ce serait un message porteur pour toute une frange de gens qui ont un pied dans la République et un pied au dehors parce qu’ils subissent des discriminations – autre terme que nous n’avez pas repris ! Vous avez sans doute tous lu cet article dans lequel un journaliste du Monde raconte comment il a été handicapé par son prénom : comprenez que des gens deviennent fous à force de se voir reprocher d’être ce qu’ils sont – de se voir reprocher leur être même, non leur vêtement.

Il ne s’agit donc pas de dire que l’alternative est entre négocier et combattre, mais de savoir comment on combat. Un sociologue parle de la réalité. J’essaie de mener des enquêtes de terrain, mes étudiants font de même et, sans pour autant prétendre à l’infaillibilité, c’est sur cela que je fonde ma démarche de connaissance. Or je constate que, depuis 2004, un certain nombre de femmes musulmanes quittent notre pays. À l’occasion d’une enquête, j’en ai rencontré une, docteur en philosophie, qui explique Levinas aux Québécoises « pure laine » comme on dit là-bas : elle est partie après l’adoption de cette loi de 2004 qui, pourtant, ne la visait pas. Nous nous sommes privés ainsi de féministes musulmanes – car il en existe, même sous le foulard d’ailleurs –, de médiatrices. Il faut également savoir que le Québec recrute les immigrés dont il a besoin parce que la France a la réputation d’être un pays où il y a des discriminations ! Cela aussi, c’est une réalité dont il faut parler.

Internet – c’est indéniable – complique les choses mais pas seulement en ce qui concerne l’extrémisme musulman. C’est dans tous les domaines qu’il redistribue les cartes et il nous faudra du temps et bien des tâtonnements avant de maîtriser cet instrument.

Historien, je vous invite à étudier attentivement la période 1899-1904. Le processus était alors le même que celui que vous avez enclenché : on adoptait loi sur loi sans résoudre les problèmes, jusqu’à ce que Clemenceau constate que, pour combattre les congrégations, on transformait la France en une immense congrégation. Vint alors la laïcité de 1905, une « laïcité roseau », une laïcité accommodante, inclusive – à la fois ferme et souple.

En ce qui me concerne, je réfute donc totalement le reproche qu’on me fait d’être hors de la réalité. Pendant vingt ans, j’ai exercé des responsabilités administratives qui m’ont confronté à tous les problèmes que vous relevez aujourd’hui. J’ai essayé de les résoudre et je crois être parvenu à maintenir à la fois les principes de la République et la paix dans mon établissement. C’est pourquoi j’ai suggéré de réglementer au cas par cas : c’est un travail de dentelle, un travail subtil, mais beaucoup plus efficace qu’une loi.

M. André Gerin, président. Je ne puis vous laisser dire que nous ne nous soucierions pas des discriminations.

M. Jean Baubérot. J’ai simplement dit que j’avais prononcé le mot et que vous ne l’aviez pas repris.

M. André Gerin, président. Qu’elle vous ait invité prouve que la mission a le souci d’entendre les chercheurs.

M. Jean Baubérot. Dans ce cas, il ne fallait pas me faire un procès en illégitimité, au motif que les intellectuels seraient coupés des réalités.

M. André Gerin, président. Votre parole est entièrement libre et nous n’avons pas peur du conflit, au contraire. Mais la mission a pour tâche d’enquêter sur la réalité des dérives intégristes, communautaristes et, pour reprendre le terme employé par Jean Glavany, barbares, qui se produisent depuis quinze ou vingt ans sur certains territoires de notre pays. Ce qui nous intéresse, c’est de savoir comment combattre ces dérives, avec l’aide du CFCM. Mais nous n’avons pas tranché en faveur d’une loi, contrairement à ce que vous semblez penser ! Nous nous interrogeons seulement, dans l’intérêt des jeunes filles mineures et des enfants.

Enfin, j’y insiste, nous sommes face à un problème, non franco-français, mais géopolitique. Allons-nous rester passifs face à un obscurantisme porteur d’un recul de civilisation ? Que certains, comme le Front national, profitent du malheur des gens ne doit pas nous faire oublier qu’il y a danger, un danger que constatent d’ailleurs unanimement les associations et les musulmans eux-mêmes. Nous avons donc besoin de préconisations fortes.

M. Georges Mothron. Vous nous incitez à la prudence pour éviter la stigmatisation, mais celle-ci est-elle uniquement dirigée contre les Musulmans ? On peut se poser la question quand on voit la réaction des gens qui fréquentent le marché ou les supermarchés de ma circonscription, au spectacle de ces femmes totalement voilées. Et je ne parle pas seulement des vieilles dames françaises, mais aussi des musulmans eux-mêmes. Ceux qui stigmatisent sont plutôt ceux qui tirent les ficelles ! Il nous faut trouver impérativement une solution si l’on veut éviter que la situation ne dégénère. Essayons donc tous ensemble d’y parvenir, en observant la réalité avec humilité et sans nous jeter davantage des accusations à la face.

Mme George Pau-Langevin. J’aimerais avoir votre sentiment, parce que je sais que vous avez étudié le sujet, sur les « accommodements raisonnables » pratiqués au Québec. Plus largement, vous avez justement souligné l’insuffisance des mesures prises pour combattre la discrimination. Que proposez-vous pour améliorer la situation à cet égard ?

M. Jean Baubérot. Je ne tiens pas un discours de moraliste et je ne vous accuse nullement de stigmatiser – comment pourrais-je prétendre vous connaître et vous juger ? Je parle de représentations symboliques et de stigmatisation ressentie et cela suppose de se placer précisément sur le terrain dont vous avez voulu m’exclure : celui de la réalité.

Et, puisque vous êtes revenus à plusieurs reprises sur le sujet, je dirai que votre premier interlocuteur devrait être le Conseil français du culte musulman, le CFCM. L’État a beaucoup travaillé pour mettre sur pied cette institution, il faut qu’il soit cohérent avec lui-même et qu’il travaille maintenant avec elle. Or le CFCM a eu le sentiment d’être mis sur la touche avec la loi de 2004. Il ne faut pas que cela se reproduise. Le CFCM, avec ses conseils régionaux, est un médiateur important pour lutter contre le port du voile intégral.

« Lutter », dis-je ; en tout cas, mener un travail de fond, de longue haleine, pour lequel la loi ne me semble pas le meilleur instrument. En une telle matière, on ne va pas droit au but. Comme au billard, il faut passer par des zigzags pour mettre la boule dans le trou. Le premier problème étant d’isoler les extrémistes, en évitant qu’il y ait un amalgame entre eux et ceux qui ont un ressenti victimaire. Or une loi, à cause de sa forte portée symbolique, risque de rendre l’extrémisme attractif pour ces gens dont je parlais, qui ont un pied dedans et un pied dehors et qui, aujourd’hui en situation de faiblesse, peuvent devenir demain des médiateurs. On a trop peu l’habitude en France de la médiation, qui fonctionne pourtant très bien dans certains pays. Or, ne nous faisons pas d’illusions : notre pays ne sera jamais un paradis sur terre. Les atteintes aux principes républicains demeureront. Aujourd’hui, elles sont multiples. Je ne conteste pas qu’il y ait des problèmes : je conteste le fait qu’on en ait isolé un.

Qu’il y ait barbarie, je ne le conteste pas non plus, mais, je le répète, l’habit ne fait pas le moine, ni la barbarie en l’occurrence. Ce qui compte, c’est ce qui se passe dans la tête des gens. Ils peuvent laisser dominer leur esprit, mais ils peuvent aussi changer, comme les staliniens de naguère. Et il est heureux à cet égard que la France ait refusé toute loi d’inspiration maccarthyste ! Or vous me semblez précisément vous inscrire aujourd’hui dans une optique maccarthyste. On ne peut figer les gens. L’histoire, cela existe, et il faut en tenir compte pour définir la stratégie la plus efficace possible.

Dans cent ans, les historiens jugeront votre travail comme ils ont jugé celui de vos prédécesseurs de 1899-1904. Et ils le feront en se demandant si ce travail a été, en définitive, utile à la République ou, au contraire, contre-productif. Or le but, je le répète, ne s’atteint pas en droite ligne. Je vous invite à réfléchir à ce point.

J’en viens à l’accommodement raisonnable, qu’on peut définir comme une tentative pour dépasser l’antagonisme entre une uniformisation qui ne fonctionne plus dans les sociétés pluriculturelles, d’une part, et la juxtaposition de communautés, d’autre part. Il est accordé à l’individu au cas par cas, sous réserve qu’il n’ait pas un coût excessif pour la collectivité, qu’il ne porte pas atteinte aux droits des autres membres de cette collectivité et qu’il ne contrevienne pas à la Charte québécoise des droits et libertés de la personne. La méthode apparaît assez efficace pour inclure dans la société ceux qui ont « un pied dedans, un pied dehors ».

M. André Gerin, président. Je vous prie de respecter la décision de la représentation nationale, qui a créé cette mission, et de considérer que nous sommes capables d’assumer nos responsabilités politiques – mais aussi d’entendre ce qu’on nous dit.

M. Jean-Paul Garraud. Au moins avons-nous une explication franche, qui nous permet d’avancer et d’aller au cœur du sujet. Le propre même de la démocratie n’est-il pas se donner des lois ? Et comment lutter autrement contre les dérives que nous constatons ? Nous apprécions que vous nous fassiez part de votre réflexion d’historien et de sociologue, mais je ne vois pas à quelle conclusion pratique elle aboutit. Si nous plions comme votre roseau, qu’en sortira-t-il ? Que proposez-vous d’autre ?

La réflexion est une chose, mais l’intellectualisme en est une autre. N’est-il pas un paravent dont se servent certains pour rendre acceptable un combat contre la démocratie ? À tout le moins, n’est-ce pas un moyen d’éluder les problèmes – en l’occurrence, celui d’une barbarie à combattre ?

M. Pierre Forgues. Négocier, nous savons faire et nous le faisons tous les jours. Mais on ne peut pas négocier avec tout le monde – par exemple avec les négationnistes. Certes, vous dites que la question n’est pas là, mais dans la recherche de la solution la plus efficace, et que nous serons jugés là-dessus. Je répondrai que seul l’avenir tranchera cette question de l’efficacité et qu’en attendant, nous devons mettre en œuvre des principes qui, selon moi, sont inviolables.

J’admets que vous êtes dans votre rôle d’universitaire en nous poursuivant dans nos retranchements mais la conception de la laïcité que vous défendez est décidément celle d’une laïcité de circonstance. La République doit se défendre en affrontant la réalité telle qu’elle est et en s’appuyant sur ses principes. Quant au jugement de l’histoire…

M. Jean Glavany. Je ne suis pas contre les accommodements raisonnables quand ils ne mettent pas en jeu les principes de la République. Pourquoi, par exemple, refuser d’aménager les menus des cantines scolaires ? Après tout, pendant des années, on y a servi du poisson le vendredi et, si l’on fait preuve d’honnêteté intellectuelle, on voit mal les raisons de refuser à l’islam ce qu’on n’a pas su refuser à une autre religion. Mais il en va autrement de la pratique qui consiste à occulter le visage : à ma connaissance, aucune autre religion n’a jamais cherché à l’imposer et il ne peut y avoir en la matière d’accommodement raisonnable.

S’agissant du CFCM, je serais assez enclin à vous suivre, bien que je conteste les conditions de sa création, assez analogues à celles qui, au début du XIXe siècle, avaient présidé à celle de la représentation des juifs, avec un sanhédrin convoqué par l’Empereur. Cependant, je constate que ce conseil refuse catégoriquement de dénoncer le port du voile intégral comme une pratique intégriste extrémiste, parlant seulement de « pratique minoritaire » et, dans ces conditions, l’idée de s’appuyer sur lui me paraît un peu vaine.

M. Pierre Cardo. Je ne retiendrai pas l’idée de l’accommodement raisonnable, dont je ne sais trop ce qu’elle recouvre, mais je fais mien votre propos, Monsieur Baubérot, selon lequel l’essentiel est de déterminer la mesure la plus efficace pour enrayer l’action d’une minorité agissante sans pour autant se mettre tout le monde à dos. Ce moyen est-il une loi, et si oui, laquelle ? Sinon, de quoi peut-il s’agir ? D’autre part, estimez-vous que la loi votée à la suite des travaux de la commission Stasi a eu quelque effet ?

M. Jacques Myard. Quand vous nous accusez de maccarthysme, personne ici ne peut accepter un tel anathème. D’autre part, il me semble important de signaler qu’au Québec, des réactions très violentes se font maintenant jour contre certaines pratiques religieuses, qui sont le fait d’une minorité sectaire.

Quant au jugement de l’histoire, laissons-le aux archéologues du futur ! Vous avez tort de nier la force symbolique de la loi. À vous suivre, la loi de 1905 n’aurait jamais vu le jour ! Il est des moments où la loi doit rappeler des principes, quitte à contraindre et, effectivement, à stigmatiser. C’est pourquoi votre démarche intellectuelle me met fondamentalement mal à l’aise.

M. Jean Baubérot. Face au négationnisme, vous avez bien dû faire appel aux historiens. Ne les sortez pas du placard quand vous avez besoin d’eux pour les y remettre ensuite. Face à une démarche de haine, une démarche de connaissance est indispensable. Cela étant, je ne prétends pas lire l’avenir comme dans le marc de café. Simplement, le travail d’un historien, c’est aussi de considérer le devenir historique, d’étudier comment le jugement sur un fait peut se modifier au fil du temps, comment ce qui était socialement évident à une époque ne l’est plus à une autre. L’examen de ces renversements nous invite à nous projeter dans l’avenir pour nous interroger sur le jugement qu’on portera à notre égard.

Je regrette de ne pouvoir parler plus longuement de la loi de 1905. Ce ne fut pas une loi de contrainte ou d’interdiction et ses articles furent votés par des majorités variables. Elle mécontenta aussi bien la Libre Pensée que le pape, mais les évêques, eux, l’ont acceptée et Brunetière, qui avait la ferveur des convertis, disait : « La loi nous permet de croire ce que nous voulons, et de pratiquer ce que nous croyons. » C’est ce genre de mesures positives qui permettent le mieux d’isoler les extrémistes. La France a un peu trop l’idéologie de la loi et pas assez l’habitude de la médiation, qui n’est pas la négociation – elle suppose de recourir à des intermédiaires culturels qui puissent discuter pied à pied et démonter des argumentaires figés et dogmatiques.

On peut contester la manière dont le CFCM est né, mais il existe et le traiter par-dessus la jambe ne peut qu’être mal ressenti. « Laissez-nous convaincre », dit-il. Eh bien, il faut admettre que ce travail de persuasion, de discussion pied à pied peut être plus productif que l’emploi de stéréotypes synthétiques.

Médiation, dispositifs sociaux, réglementation, travail avec le CFCM, lutte contre la discrimination, préférence donnée aux projets positifs : tout cela, à mon avis, serait plus efficace qu’une loi.

M. André Gerin, président. Je vous remercie de nous avoir exposé votre position. Ce sera versé au débat.

Audition de M. Farhad Khosrokhavar, directeur d’études
à l’École des hautes études en sciences sociales

(Séance du mercredi 21 octobre 2009)

M. André Gerin, président. Monsieur, vous êtes sociologue, directeur de recherches à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et universitaire. Vous avez longuement étudié l’influence de l’islam sur les jeunes des quartiers populaires et vous dispensez un cours sur « l’islam en prison ».

Comment expliquez-vous le succès aujourd’hui d’une forme de pratique islamique très attachée à un retour aux origines ? Est-ce la traduction d’un défaut d’intégration de la société française ou l’expression d’un véritable courant théologique, avec des enjeux géopolitiques ?

Sous quelles influences pensez-vous que les thèses favorables au voile intégral se sont propagées en France et en Europe ?

Pensez-vous que les sites Internet communautaristes soient influents en France ? On nous parle, lors de nos auditions, d’un décalage entre le contexte français et les cyberfatwas, auxquelles certains musulmans se réfèrent alors qu’elles sont totalement étrangères à ce contexte français et européen.

Il semble que le voile intégral soit revendiqué par des femmes d’origine européenne converties. Comment expliquez-vous ce phénomène ? Certains font valoir que l’islam peut difficilement accepter les principes d’une République laïque. Nous aimerions avoir votre point de vue sur la question.

M. Fahrad Koshrokhavar, directeur d’études à l’EHESS. Monsieur le président, les questions que vous avez posées sont essentielles et je ne saurais y répondre de manière exhaustive.

On ne peut parler d’un retour aux origines, mais d’un retour aux origines mythifiées. La burqa serait apparue au cours du XIXe siècle et on ne saurait donc faire remonter son ancienneté à 1400 ans. Il s’agit d’une recomposition, d’une revisite auxquelles les anthropologues, les sociologues et les historiens sont fréquemment confrontés : le passé qui sert de référence est déjà remodelé, restructuré, revu selon le point de vue des acteurs qui s’en réclament.

On trouve dans le Coran un certain nombre de sourates allant dans le sens du voilement, mais celles-ci donnent lieu à des interprétations divergentes. En Égypte, le grand mufti d’Al Azhar a refusé la burqa comme n’étant pas une obligation islamique ; les Frères Musulmans ont rejeté ce refus et demandé sa démission en se référant à une autre lecture du Coran. Certaines ou certains ont trouvé dans le texte sacré la justification et la légitimation de la burqa, alors que d’autres la rejettent au nom même des sourates. J’ajoute que les divergences sur la signification d’un mot peuvent s’expliquer par la structure même de la langue arabe.

Le phénomène semble lié à la réaction des sociétés musulmanes à la modernisation perçue comme impérialiste ou remettant en cause la structure communautaire, la Umma, et non à un désir de conformité à une vision de soi cautionnée de manière indubitable par le Coran.

Le voile n’est pas un phénomène sectaire dans la mesure où n’existent pas d’organisation identifiable, ni de personnage charismatique fédérant les personnes autour d’un certain nombre de normes. Pour autant, on y décèle une dimension sectaire : en portant le voile, je suis une bonne musulmane et je me sépare des autres qui ne le sont pas. Le voile intégral est une façon de souligner primordialement la séparation des purs et des impurs, des musulmans et des non musulmans, ou des vrais musulmans et des musulmans inauthentiques.

Il n’y a pas de tradition maghrébine allant dans le sens du voile intégral, même si l’écrasante majorité des femmes musulmanes de France sont d’origine maghrébine. Le port du voile est une manière de souligner l’appartenance à une sorte de « néo Umma » imaginaire transcendant les frontières, les origines ethniques et géographiques et affirmant la prépondérance d’une foi intégrale, dissociée des appartenances nationales. Cela va plus loin qu’une révolte politique au nom d’un islam radical contre les nations impies.

Ces formes de comportement sont liées également à un contexte européen marqué par une sécularisation intense. On peut alors parler de provocation ou de contre-provocation. C’est la raison pour laquelle il me semble, à titre personnel, qu’une loi contre la burqa entraînerait d’autres conséquences : pourquoi pas une loi contre les barbes touffues couvrant la totalité du visage ? Ou contre les turbans ? On risque de rentrer dans une logique de provocation et de contre-provocation pour une minorité infime des musulmans français ou européens, et de créer « l’envie d’en découdre » sur le plan symbolique.

Il serait plus utile de se placer sur un terrain humoristique et de combattre la burqa et ces phénomènes sectaires en créant une mode « burqa unisexe », que de faire, avec un sérieux mortel, des lois qui seront à l’origine d’autres provocations et risqueront de nuire à la formulation sereine d’une attitude républicaine. Déjà, de nouveaux types de voile intégral apparaissent, comme les semi tchadors à la chiite. Faudra-t-il donc faire une autre loi, dans la mesure où ils sont différents de la burqa ou définir celle-ci de manière synoptique en y englobant aussi les tenues qui font que les femmes montrent leur nez, leurs yeux et leur bouche tout en dissimulant de manière hermétique le reste du corps et surtout le reste du visage ? La loi ne fera que conforter la volonté des minorités concernées de se démarquer des autres.

J’ai travaillé et je continue à travailler sur les prisons. Celles-ci sont surpeuplées. Inutile d’y ajouter quelques centaines de femmes « survoilées ». Pourquoi pousser à la radicalisation ? Si le port du voile intégral est considéré comme un délit, en cas de résistance, on en fera un « menu » crime, avec toutes les conséquences que cela pourrait avoir.

Il y a quatre ans, des femmes en burqa étaient venues visiter leur mari islamiste. On leur avait refusé l’accès à la prison parce qu’on ne pouvait pas les identifier. Il me semble d’ailleurs que la panoplie des textes existants, une fois complétée, permettrait de circonscrire le phénomène et d’en atténuer, sans en avoir l’air, l’aspect provocateur.

Certains se sont référés à la loi de 1905. Mais ce qui était approprié à l’époque ne l’est pas nécessairement actuellement : on avait à faire à des comportements de gens « sérieux », alors que ceux d’aujourd’hui s’apparentent davantage au jeu du chat et de la souris.

Tout en déplorant l’extension de la burqa, je considère que la manière la plus adaptée n’est pas de faire des lois d’en haut. Cela dit, c’est une opinion tout à fait personnelle et je comprends parfaitement que vous puissiez ne pas être d’accord avec moi.

Plus du quart des cas que je connais concernent des converties – cinq sur 17 dans une ville proche de Paris, par exemple. On ne peut pas expliquer le phénomène par des raisons patriarcales, bien au contraire : les filles concernées ne se laissent pas marcher sur les pieds. Si elles portent le voile intégral, c’est qu’elles le veulent. Si elles le veulent, c’est en raison de leur conception de la foi, laquelle est évidemment aux antipodes de celle de la majorité des musulmans. Elles veulent s’affirmer et en découdre, sur le plan symbolique, avec les autres.

Vous devez avoir une conscience aigue de la nature de la burqa. Dans l’écrasante majorité des cas, sociologiquement et anthropologiquement parlant, elle n’est pas l’expression de femmes attardées qui voudraient revenir à un système de patriarcat généralisé à travers l’intégralité de leur vêture. C’est une réaction en partie régressive et répressive à une modernité ressentie comme n’ayant plus de signification.

L’écrasante majorité des musulmans, en France comme en Angleterre, désapprouve la burqa. Mais elle désapprouve, sans que ce soit contradictoire, une loi contre la burqa. Il faut tenir compte de cette double attitude. Une loi contre la burqa serait ressentie comme une loi contre les communautés musulmanes de France. Si vous en faites une, vous risquez de traumatiser des personnes qui n’ont rien à voir avec la burqa et qui la rejettent.

Dans ma pratique quotidienne de sociologue, j’ai relevé la faiblesse de la médiation en France, l’absence d’instances autres que celles de l’État, qui interviennent pour restreindre ou circonscrire des phénomènes qu’une grande partie de la société considère comme n’étant pas acceptables. Il en va tout différemment aux Pays-Bas, où cette pratique est très répandue. Elle permet de désamorcer certains problèmes, par exemple ceux qui ont pu surgir avec la communauté musulmane au moment du meurtre de Théo Van Gogh. Il serait intéressant de renforcer en France les groupes de médiation. Les mairies et les collectivités locales devraient s’y consacrer avec davantage de conviction.

M. André Gerin, président. Vous avez dit qu’il n’y avait pas de médiation ? Selon moi, depuis vingt ans, il y en a trop eu. Et c’est l’ancien maire de Vénissieux, qui s’est occupé du dossier symbolique du quartier des Minguettes, qui vous parle.

Je voudrais attirer votre attention sur le fait que si nous parlons du voile intégral et de ce qu’il représente, c’est parce que nous constatons depuis quinze ou vingt ans, dans la société française, la progression de dérives intégristes – que la mission qualifie d’« idéologie barbare ». On parle des femmes converties et consentantes. Mais j’aimerais qu’on parle aussi des mineures de moins de dix-huit ans, des adolescentes auxquelles on impose, notamment, certaines tenues vestimentaires. S’agit-il d’une dérive intégriste ? S’il y a des médiations à faire, lesquelles ?

Toutes les semaines, dans la région lyonnaise, les services de l’état civil reçoivent des femmes voilées intégralement, qui n’ont pas droit à la parole ; elles sont accompagnées par des hommes qui menacent les fonctionnaires. Nous avons envie de parler de tels problèmes avec les représentants du culte musulman. Nous voulons faire en sorte que l’islam et la religion trouvent leur place dans la République.

Depuis le mois de juillet, on nous dit que le phénomène du port du voile intégral est minoritaire, dérisoire et éphémère. Or, derrière ce phénomène, se profile un autre problème : une ingérence intégriste dans la vie civile, l’islamisation de certains territoires de notre pays. Il ne s’agit pas de les diaboliser, mais d’y mettre le holà.

Vous nous parlez de la loi. Mais de quelle loi ? Nous n’avons pas décidé, a priori, d’en faire une sur le voile intégral.

M. Farhad Khosrokhavar. Ce n’est pas ce que j’ai dit. Je me suis exprimé « au cas où ».

M. André Gerin, président. Ce qui nous intéresserait, c’est d’avoir une ou plusieurs lois positives, notamment sur ces mouvements intégristes ou salafistes qu’il faudra bien, à un moment, caractériser. Le communautarisme et l’intégrisme sont de plus en plus présents dans la société française.

Il faut, certes, éviter toute stigmatisation. Mais les musulmans se sont sentis stigmatisés avant la mission par cette pratique. Et ils sont nombreux, parmi eux, à se demander pourquoi on laisse faire. Quoi qu’il en soit, nous voulons mettre tous les éléments de la question sur la table.

M. Jacques Myard. Le retour à un âge d’or reconstitué du temps du Prophète est un élément important du fondamentalisme. Il amène, pour être conforme à la parole divine, à nier le progrès de la société. Reste que certains intégristes sont très éduqués : ingénieurs, informaticiens, etc. Pourriez-vous affiner votre analyse ? Au-delà de la démarche religieuse, n’y aurait-il pas une démarche quasi politique visant à instituer un modèle de société qui n’est pas le nôtre ?

La provocation humoristique et la médiation que vous préconisez ne semblent pas pouvoir aboutir. En effet, le credo de cette démarche politique est fondé sur la non égalité des sexes, la femme dans une situation de dhimmitude, etc. Rajoutez-y le quasi fanatisme religieux de certains, et vous comprendrez qu’à un certain moment, il faut marquer des limites – ce qu’ont fait un certain nombre d’États, où l’islam est une religion officielle. Cela dit, je reconnais que vous avez fait une très bonne analyse du phénomène.

M. Georges Mothron. Vous avez dit qu’en Angleterre, notamment, une très grande majorité des musulmans n’acceptait pas le port du voile intégral et qu’une très grande majorité ne souhaitait pas, pour autant, que l’on légifère sur le sujet.

Je voudrais faire un rapprochement avec ce que nous avons fait en 2004 s’agissant du port du voile dans les établissements scolaires. A l’époque, cela a fait beaucoup de bruit, mais aujourd’hui, la loi est respectée à quelques exceptions près et nous n’en parlons plus. En Grande-Bretagne, le problème subsiste.

Mme Sandrine Mazetier. Merci de votre exposé et de l’humour que vous y avez su y mettre. Pouvez-vous nous dire ce que vous entendez par « médiation » ? Pouvez-vous nous parler des femmes et des féministes musulmanes ? Ce qui a été fait dans certains pays est-il transposable en France en raison, notamment, de l’absence de structure intermédiaire entre les pouvoirs publics et les individus ?

Mme Pascale Crozon. Merci de nous avoir permis d’y voir un peu plus clair. Dans les quartiers, dans le cadre de la politique de la ville, on a beaucoup travaillé sur la médiation. Or les résultats ne sont pas là. Comment faire ?

Dans la ville où je suis élue, j’ai constaté que des femmes que l’on voyait auparavant tête nue mettent maintenant le voile. Comment percevez-vous le phénomène ? Comment pensez-vous qu’il va évoluer ? Êtes-vous optimiste ? Je ne crois pas beaucoup à l’idée selon laquelle les femmes ont mis ce voile d’elles-mêmes.

M. Pierre Cardo. Pour l’avoir pratiquée, je considère que nous ne sommes pas armés pour la médiation. La société française n’est pas prête, et les maires n’y sont pas habitués. Il faudra nous donner les moyens d’en faire.

M. Farhad Khosrokhavar. Je suis français par naturalisation. J’ai fait mes études en France. Je suis ravi et honoré d’être français. Cela étant, je suis à cheval sur plusieurs autres cultures – Angleterre, États-Unis, monde musulman. La sécularisation et la laïcité à la française sont une aubaine, à condition d’être revisitées. D’ailleurs, tout le monde revisite. On a dit que les fondamentalistes revisitaient la foi. Les réformistes musulmans font exactement la même chose, si ce n’est qu’ils attribuent des vertus démocratiques au Prophète.

Ce que je vais dire risque de vous déplaire et j’espère que vous me le pardonnerez. Le problème réside essentiellement dans la manière frontale dont, en France, on aborde ces questions. Cette attitude est inscrite dans la culture politique. Le communautarisme est perçu comme une injure. Dès qu’un groupe est perçu comme communautariste, il perd sa légitimité.

Les sociologues parlent aujourd’hui de formes modérées de communautarisme. Ce « communautarisme modéré », dans le sens d’adhésion à des formes de communautés intermédiaires sans remise en cause de l’adhésion à la République, n’est pas à rejeter dans un monde marqué, précisément, par la dilution du politique.

Pourquoi ne pas opposer au communautarisme des « burqinistes » une sorte de communautarisme positif des femmes républicaines ? La loi de 2004 a eu des aspects indéniablement positifs dans l’école publique. Elle a eu aussi pour effet de renvoyer une partie des filles voilées dans l’école catholique et d’autres à la maison – et sans doute dans les écoles musulmanes qui devraient être admises prochainement par la République. Mais surtout, elle a totalement délégitimé le foulard. Toute forme de foulard est perçue comme illégitime, soit fondamentaliste, soit archaïque, soit antiféministe, soit contraire aux fondements de la République.

En France, des femmes qui portent le foulard et qui peuvent se réclamer de la République ne pourraient pas combattre la burqa alors que c’est possible en Hollande, en Allemagne, en Angleterre. Dans notre pays, les seules qui puissent le faire sont celles qui ne portent pas le foulard. Or celles qui ne portent pas le voile n’ont aucune sorte de légitimité face à celles qui portent la burqa, voire face aux femmes musulmanes qui ont une attitude ambivalente en la matière.

Notre loi nous a privés de l’appui des « voilées républicaines », qui pourraient se réclamer de la liberté républicaine, de l’égalité, de la lutte contre la polygamie et contre toutes sortes de stigmatisations de la femme. Comme sociologue, je crois que l’on a besoin de ces femmes-là.

Qu’on le veuille ou non, le foulard est un insigne religieux, qui continuera à exister dans le monde musulman et dans le monde occidental. L’islam est devenu la seconde religion dans nombre de pays européens. On ne peut pas lutter frontalement contre lui, mais on peut en neutraliser, de l’intérieur, la signification patriarcale ou fondamentaliste.

On observe, depuis une dizaine d’années, une fermeture des quartiers. La place centrale, qui était fréquentée par des femmes, y est devenue l’exclusivité des hommes. Et ce n’est pas parce qu’il n’y a pas suffisamment de lois, mais parce qu’on a exclu de la scène légitime et de l’espace public légitime français les femmes qui auraient pu, d’une manière ou d’une autre, défendre la République tout en portant des insignes religieux.

J’ai été étonné de voir, à l’université de Harvard et à celle de Yale, le nombre de filles d’origine maghrébine, voire maghrébo-française, qui portaient le voile. Elles m’ont expliqué qu’elles n’avaient pas d’avenir en France comme filles portant le foulard.

Soyons conscients du fait que la laïcité ne consiste pas à exclure, mais à intégrer au nom de l’idéal républicain d’égalité, de fraternité et de liberté. Je vous invite à avoir une attitude un peu plus « complaisante » face à ces phénomènes, ce qui vous dispensera de refaire une loi tous les deux ou trois ans. Pourquoi faire une loi sur la burqa qui ne pourrait être qu’une loi contre la burqa ? Les communautés intermédiaires et les groupes de médiation que je préconise devront comprendre des femmes portant le foulard et qui combattront contre la burqa.

M. André Gerin, président. La mission n’entend pas du tout rouvrir le débat sur la question du foulard. Nous traitons ici de la question du voile intégral.

M. Farhad Khosrokhavar. Les deux questions sont liées, malheureusement.

M. André Gerin, président. Nous traitons de la dérive intégriste et fondamentaliste dans certains territoires français, laquelle est apparue bien avant 2004.

M. Jean-Paul Garraud. Monsieur le directeur, selon vous, nous pourrions envisager une sorte de communautarisme atténué. Or, par définition, le communautarisme fait prédominer les valeurs de ceux qui sont dans la communauté sur les valeurs de la société. A terme, il fait exploser la République, fondée sur nos valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. Pour moi, il n’y a pas de demi-mesure. Tolérer une sorte de communautarisme serait un aveu de faiblesse de la démocratie – qui ne pourrait ou ne voudrait pas s’y opposer.

M. Farhad Khoroskhavar. D’abord, j’ai parlé de communautarisme « modéré », et non « atténué ». Ensuite, on peut faire des dichotomies assez tranchées entre républicanisme et communautarisme, mais la réalité est faite de degrés et de nuances.

On pourrait considérer le foulard comme un insigne religieux à titre privé. Or on ne le fait pas. Par une sorte d’essentialisation, on pense que le foulard est l’expression d’un communautarisme. Pourtant, ce n’est pas toujours vrai. Actuellement, une conseillère de M. Obama porte le foulard. En Angleterre, des policières portent le foulard, des policiers portent le turban. Ce n’est pas parce qu’il y a un communautarisme en Angleterre, mais parce que, là-bas, on essaie d’exploiter ce genre de phénomènes pour intégrer les populations musulmanes à la société anglaise. En France, la République n’est pas si fragile qu’elle puisse succomber aux coups de quelques foulards ou de quelques communautarismes modérés. Et elle sera d’autant plus solide qu’elle saura répondre en neutralisant le sens de ces symboles religieux.

Vous avez été plusieurs à soulever la question du fondamentalisme religieux derrière ces phénomènes. Comment faire pour combattre le fondamentalisme sous ses nombreuses formes ? Je pense aux néo-salafistes, qui sont quelques dizaines de milliers, aux walabites, voire à l’UOIF, l’Union des organisations islamiques de France, qui a des dimensions communautaristes. On peut les « apprivoiser », mais cela suppose d’instaurer un vrai dialogue sans imposer certaines normes au nom d’une transcendance républicaine, dont la signification évolue avec le temps. Pendant longtemps, les homosexuels ont été rejetés. Les femmes ont été exclues dans la mesure où on ne leur accordait aucune spécificité au nom de l’universalisme républicain ; aujourd’hui, on s’en accommode. Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas faire la même chose avec les musulmanes modérées dont on ferait les « fers de lance » de la République contre les fondamentalismes. Je suis persuadé que des filles et des femmes seraient ravies d’appartenir à la République tout en portant le foulard et en combattant ces phénomènes.

M. André Gerin, président. Je vous remercie.

Audition de M. Jean-Michel Ducomte, président de la Ligue de l’enseignement

(Séance du mercredi 21 octobre 2009)

M. André Gerin, président. Monsieur le président, vous êtes avocat, maître de conférences en droit public à l’Institut d’Études Politiques de Toulouse, et vous dispensez un enseignement sur la place des religions dans la société. Nous aimerions connaître votre regard sur le développement de la pratique du port du voile intégral. Est-ce avant tout l’expression d’un malaise identitaire de la part de la jeunesse ? Faut-il y voir une réelle influence du fondamentalisme ? N’est-il pas surprenant de voir de nombreuses jeunes filles européennes converties à l’islam adopter cette pratique rigoriste ? Pour nous, derrière la question du voile intégral, il y a celle du développement d’un mouvement intégriste et communautariste et de ses conséquences. Selon vous, quels sont les droits de l’Homme mis en cause par cette pratique ? La laïcité vous paraît-elle mise à mal par l’extension de ce phénomène ? Enfin, quelle est votre opinion sur une éventuelle interdiction de cette pratique ?

M. Jean-Michel Ducomte, président de la Ligue de l’enseignement. C’est en qualité de président de la Ligue de l’enseignement que je m’exprime ici, même si je ne saurais ignorer totalement ce que je suis par ailleurs.

La question dont s’est saisie votre mission me paraît essentielle. A bien des égards insupportable, elle mérite débat et exige que, dans une logique éducative, on essaie d’y apporter une réponse. La Ligue de l’enseignement considère qu’elle ne requiert pas le recours à une loi, à la rédaction improbable et à l’application incertaine. Bien plus, je crois qu’il ne s’agit pas d’une question de laïcité.

Souvenons-nous – n’y voyez aucune provocation – la fière affirmation de la Constitution albanaise, selon laquelle l’Albanie était le premier pays athée du monde : le système s’est effondré, et on assiste aujourd’hui à un « retour du refoulé » particulièrement vif. Il est toujours dangereux d’adopter des logiques législatives qui ne visent qu’à se rassurer, sans analyser jusqu’au bout la question posée. J’observe, par ailleurs, que la réglementation ou l’interdiction du port de tel ou tel vêtement accompagne le plus souvent des logiques autoritaires. Si les femmes se virent interdire longtemps le port du pantalon, c’est parce que cela ne plaisait pas à Bonaparte !

Le port du voile intégral, qu’il soit volontaire ou imposé, nous choque et nous scandalise par ce qu’il représente de mépris assumé à l’égard de la femme, de revendication d’une infériorité de statut et de condition, qui dénoncent cyniquement les progrès laborieux accomplis depuis plus d’un siècle grâce à des combats résolus. Pour certains, il révèle une posture clairement réfractaire aux principes de liberté et d’égalité qui fondent le pacte républicain. D’autres soulignent que l’adoption d’un tel comportement, outre ce qu’il exprime de relégation volontaire ou assumée, peut méconnaître des exigences d’ordre public – par exemple la nécessité, dans telle ou telle situation, de prouver son identité.

Les comportements vestimentaires dont nous parlons traduisent vraisemblablement une conviction. Mais sont-ils, dans le cas qui nous préoccupe, plus révélateurs que le port de la barbe ou de certains vêtements par des hommes ? Ce n’est pas le vêtement en lui-même qui choque. C’est le fait qu’il révèle un attachement religieux. Et c’est la conception du statut de la femme que cet attachement religieux pourrait révéler.

Prenons garde de ne pas nous faire, d’une façon ou d’une autre, les prescripteurs d’un avenir radieux que chacun devrait partager. Le port du voile intégral n’est pas anodin, mais ce serait une erreur que de l’interdire. Toute mesure allant dans ce sens stigmatiserait la communauté musulmane et, au sein de cette communauté, celles qui ont le plus à espérer des vertus émancipatrices de la laïcité républicaine.

Posons-nous quatre questions.

Premièrement, est-ce qu’une loi est nécessaire, dès lors que l’on admet le caractère pour partie insupportable de la situation ? Le droit positif existant n’est-il pas de nature à nous offrir des réponses ?

Deuxièmement, si une loi était nécessaire, serait-elle possible ? Autrement dit, qu’y mettrait-on ? Qu’interdirait-on, et comment ?

Troisièmement, s’il était effectivement possible de rédiger une loi, serait-elle utile dans son application ?

Enfin, peut-on tenter de mesurer les conditions dans lesquelles elle serait appliquée ? Le législateur doit en effet se méfier des textes d’exorcisme, dont la mise en œuvre est impossible et qui ne règlent rien.

Une loi est-elle nécessaire ? J’en doute, si je me réfère au droit positif. Tout d’abord, les deux décrets de 1999 et de 2001, relatifs à la délivrance de la carte d’identité et du passeport, imposent des photos tête nue ; ils ont été validés par le Conseil d’État, dans un arrêt du 27 juillet 2001. Par ailleurs, le statut personnel des individus, tel qu’il ressort du code civil, fait prévaloir une conception assez largement laïque. Et diverses démarches individuelles exigent la preuve de l’identité de la personne : par exemple, une mère de famille ne peut pas aller chercher son enfant à la sortie de l’école si elle n’est pas en situation d’apporter la preuve de son identité – et il est évident que le port du voile intégral est de nature à y faire obstacle. De même, l’utilisation de certains équipements publics peut être refusée, pour des raisons de sécurité ou sanitaires, à des personnes dont l’habillement ne serait pas adapté. Nous avons tous en tête, à ce sujet, le débat récent sur ces substituts de voile intégral, appelés burkinis, que certaines femmes voulaient imposer lorsqu’elles fréquentaient des piscines publiques ; leur interdiction a suscité des recours, mais elle n’a pas été censurée.

En revanche, une mesure générale que représenterait un texte de nature législative, dès lors qu’elle viserait une population particulière identifiée moins par sa façon de s’habiller que par les attachements religieux que révèle son comportement vestimentaire, encourrait, tant devant le Conseil constitutionnel que devant la Cour européenne des droits de l’homme, le risque d’être censurée.

La seule façon efficace d’aborder le problème est de se placer sur le terrain de l’ordre public. En quoi l’ordre public républicain est-il de nature à être altéré par le port du voile intégral ? Les textes actuels, législatifs ou réglementaires, adoptés notamment par les maires dans le cadre de leurs pouvoirs de police, ne sont-ils pas suffisants pour régler les difficultés que peut entraîner le port du voile intégral par quatre cents femmes ? Pour moi, une loi serait surabondante par rapport aux textes existants.

Je considère donc qu’une loi n’est pas nécessaire. Mais quand bien même elle le serait, serait-elle possible ? Quel contenu conviendrait-il de lui donner ? Il ne s’agit pas, bien sûr, de faire de l’État l’arbitre des élégances vestimentaires, mais tout d’abord, quel type de voile interdire ? Que couvre le « voile intégral » dont on parle ? A partir de quel niveau de couverture l’interdiction commencera-t-elle ? Je vous renvoie au rapport de la commission Stasi et à sa distinction entre l’ostensible et l’ostentatoire. A partir de quand peut-on considérer qu’il s’agit d’un comportement de nature à affecter l’identité républicaine ? Est-ce que la couleur sera prise en compte ? Le vêtement devra-t-il couvrir le front, la bouche, les yeux ?

Ensuite, dans quels lieux interdire ? On évoque souvent « l’espace public », mais celui-ci se distingue des « lieux publics ». L’interdiction vaudra-t-elle dans la rue, dans les administrations, au domicile ? Si on n’y prendre garde, la volonté de se rassurer risque de se muer en logique liberticide et l’on risque d’héroïser les victimes de l’interdiction.

J’en arrive à la troisième question : une loi serait-elle utile ? L’utilité d’un texte se mesure aux effets que l’on cherche à lui faire produire. Je n’ose pas croire que notre seule préoccupation soit de soustraire à notre regard un comportement qui nous dérangerait. Mais l’interdiction serait-elle le meilleur moyen de faire changer les comportements ?

Dans le cas de la loi sur le port du voile à l’école, certains considèrent que la loi a eu une dimension partiellement pédagogique, d’autres observent qu’elle a également abouti à des cas de déscolarisation ; il faudra donc faire le bilan. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas en luttant contre un signe qu’on lutte efficacement contre sa signification. Et ce n’est pas par une interdiction mais par la constitution de droits nouveaux qu’on lutte contre les discriminations. En adoptant une logique d’interdiction à l’égard de populations marginalisées, on s’expose à être contreproductif.

Dernière question : une loi pourrait-elle être appliquée ? Et qui serait chargé de veiller à son application ? Je n’ose imaginer que l’on procèderait à des dévoilements de force sur la voie publique ou dans des lieux déterminés. Il faudrait créer une infraction spéciale, susceptible de donner lieu à l’établissement d’un procès-verbal, lequel permettrait éventuellement de tirer les conséquences de l’inapplication de la loi.

On peut répliquer qu’il s’agit simplement de savoir si, dans tels lieux, à telles occasions, le port de ce type d’appareil vestimentaire est de nature à être interdit. Mais, encore une fois, c’est une question d’ordre public, à laquelle répondent les textes tels qu’ils existent aujourd’hui. Lorsqu’on interdit à une femme voilée de se baigner dans une piscine, c’est pour des raisons d’ordre public sanitaire, et pas au nom de la laïcité. Lorsqu’on demande à quelqu’un de prouver son identité pour établir sa carte d’identité ou son passeport, ou lorsqu’on le contrôle dans un aéroport, c’est encore pour des raisons d’ordre public.

Mais ne pas recourir à la loi ne veut pas dire ne rien faire. Il faut faire quelque chose, mais en se plaçant sur un terrain différent, auquel la Ligue de l’enseignement s’est attachée depuis un siècle et demi. Il y a un débat à engager sur le terrain de l’éducation populaire. Il faut admettre l’intervention volontariste des pouvoirs publics dans des quartiers de relégation au sein desquels se développent ces comportements. Et il faut prendre ces comportements pour ce qu’ils sont : des marqueurs d’identité destinés à souligner des réalités de discrimination. L’un ne va pas nécessairement avec l’autre, il peut s’agir de provocation, de logiques d’identité en rupture avec le pacte républicain – mais ce n’est sans doute pas le cas le plus fréquent. La plupart du temps, il s’agit de femmes que leur entourage familial maintient dans leur univers géographique et économique d’appartenance, où il est facile de reproduire des phénomènes de domination.

Dans ces conditions, adopter une logique législative, c’est donner raison à ceux qui développent ces comportements. Cela ne fait pas avancer d’un pouce l’émancipation de celles qui pourraient avoir besoin de l’aide de la République. En revanche, une logique d’éducation populaire, une véritable présence des services publics, de l’État et des collectivités territoriales dans les quartiers de relégation serait de nature à faire évoluer la situation. Poser des principes est important, mais cela ne suffit pas : encore faut-il leur donner substance par l’action collective, la capacité de conviction, l’implication des pouvoirs publics. Émanciper, cela ne se décrète ni ne se légifère, cela se réalise. Mais il faut du temps, de la volonté, et aussi de la générosité.

M. André Gerin, président. Merci. Nous en venons aux questions.

M. Jean Glavany. Vous dites qu’il ne s’agit pas d’un problème de laïcité : en êtes-vous sûr ? Si on entend par laïcité la protection de la liberté de conscience, donc de la liberté religieuse, mais en même temps un combat contre les intégrismes et le fanatisme religieux qui n’acceptent pas que les lois de la République l’emportent sur les lois religieuses, on doit constater que ceux qui préconisent le port du voile intégral sont précisément des intégristes qui réfutent les lois de la République.

Vous avez présenté la question du voile intégral comme une question vestimentaire comme une autre. Or le visage n’est pas n’importe quelle partie du corps. Etre à visage découvert n’a pas seulement une utilité d’ordre public, en permettant la reconnaissance de l’identité ; c’est aussi, à travers le regard, la parole, l’expression, accepter les échanges, l’égalité, la fraternité.

Si le port du voile intégral est insupportable comme vous le dites, je ne sais pas s’il faut l’interdire, mais il faut en tout cas l’empêcher. Pourquoi est-ce insupportable ? Parce que c’est l’expression d’idéologies barbares, portées par les talibans et par les salafistes. C’est une violence faite aux femmes, même si elle est plus ou moins consentie. Alors, comment l’empêcher ? Peut-on le faire par la conviction ? Force est de constater qu’aucune femme ne portait le voile intégral sur notre territoire il y a vingt ans et que le phénomène se développe.

Enfin, vous dites que l’émancipation des femmes se réalise par l’acquisition de droits nouveaux et non par des interdits ; mais interdire le port du voile serait justement accorder à ces femmes le droit d’aller à visage découvert, droit dont elles sont privées aujourd’hui par des hommes intégristes !

M. Lionnel Luca. Je suis un peu étonné de vous entendre dire qu’il est difficile de faire un bilan de la loi sur le voile à l’école. Je suis aussi enseignant et je constate que le problème qui défrayait la chronique il y a cinq ans n’est plus d’actualité ; les cas sont aujourd’hui marginaux, alors que le phénomène était en train de s’amplifier. J’aimerais notamment que vous soyez un peu plus précis quand vous affirmez que la loi a entraîné une déscolarisation. Considérez-vous que celle-ci est acceptable, dans un pays où l’école est obligatoire jusqu’à seize ans ? Qu’est-ce qui vous fait dire qu’il y a eu déscolarisation ? De quels chiffres disposez-vous ?

Vous vous êtes demandé quel voile il s’agirait d’interdire : cette innocence m’épate ! Il n’y a pas à le définir : il est assez visible pour qu’on n’ait pas à s’interroger, et votre interrogation me dérange. Je vous invite à relire l’intervention d’Élisabeth Badinter, qui a magnifiquement dit qu’il n’y avait pas de vêtement du visage.

Comme l’a dit Jean Glavany, ce qui est insupportable doit être empêché. Vous prônez une logique d’éducation populaire, mais comment la concrétiser sans l’appuyer sur un interdit ? Allez-vous faire dévoiler les gens simplement par la conviction ? Vraiment, soyez plus précis. Ce qui me dérange dans votre propos, c’est le sentiment d’une certaine complaisance.

M. Jacques Myard. Je vois, pour ma part, une contradiction dans vos propos. Vous nous dites qu’il y a dans le droit positif beaucoup d’éléments qui peuvent interdire le port du voile intégral. C’est déjà une preuve qu’il heurte un certain nombre de principes. Mais cela va au-delà : cela montre qu’il faut peut-être réaffirmer certains principes. Si l’on est face à une idéologie totalement contraire à notre conception du vouloir-vivre ensemble, si c’est une violence faite non seulement aux femmes, mais aussi à nos principes de vie, je ne vois pas en quoi le fait de l’interdire poserait des problèmes vis-à-vis du Conseil constitutionnel ou de la Cour européenne des droits de l’homme. La dignité de la personne, l’égalité des sexes ne méritent-elles pas d’être défendues ? Dans la plupart des cas, ces femmes se voilent sous la contrainte et la pression sociale ; mais elles ont le droit de ne pas être voilées : la loi est faite pour protéger le faible face à la contrainte du fort.

Votre argumentation juridique me paraît donc comporter beaucoup de failles. Vous devez vous demander, si ce phénomène est intolérable, comment faire pour l’empêcher.

Mme Pascale Crozon. Vous avez indiqué que les femmes avaient conquis des droits nouveaux : considérez-vous que le port du voile intégral en est un ?

Si c’est une violence très forte faite aux femmes, même si elles sont consentantes, ne faut-il pas intervenir ? A mon avis, la loi qui donnera suite aux travaux de la mission sur les violences faites aux femmes devrait intégrer cette forme de violence.

M. Jean-Michel Ducomte. La question du port du voile intégral, que je continue de considérer comme insupportable, ne relève pas du corpus juridique français de la laïcité et de ce qu’il définit comme étant permis ou défendu. C’est une question de sécularisation, à savoir d’aptitude de la société à « digérer » certaines situations. Même si la signification était très différente, je vous rappelle que jusqu’à une date qui n’est pas si lointaine, des religieuses catholiques, sans porter de voile intégral, avaient une tenue parfaitement repérable. Aujourd’hui, certaines sont encore cloîtrées. Est-ce que l’on va obliger demain les nonnes cloîtrées à sortir dans la rue au motif que leur enfermement serait insupportable ?

Ce comportement est intolérable, certes, mais il y a aujourd’hui bien des choses intolérables, à l’égard desquelles la représentation nationale n’est pas parvenue à définir des mesures d’interdiction claires. Par exemple, vous n’avez jamais pu interdire les sectes, parce qu’il aurait fallu les définir, et donc définir la religion, ce qui aurait heurté l’article 2 de la loi de 1905. Le problème qui nous intéresse n’est pas identique, mais superposable.

Je fais une distinction entre le signe tel que nous le percevons – ce qui est ostensible – et la signification que lui donnent ceux qui le portent – dans une logique plus ostentatoire. Si la loi posait une interdiction, les femmes pourraient-elles remettre leur voile intégral en rentrant chez elles ?

M. Jacques Myard. La question ne se pose pas. Qu’on ne puisse pas aller nu dans la rue n’empêche pas de rester nu chez soi !

M. Jean-Michel Ducomte. Ce que je souhaite, c’est que les progrès s’accomplissent dans les têtes, et que l’on voie disparaître ce type d’attitude parce que les mentalités auront évolué. Une logique d’interdiction, surtout si elle vise une infime minorité, conduit à l’héroïsation. Certaines femmes portent aujourd’hui le voile intégral par provocation, pour tester la logique d’interdiction qui pourrait être celle du Parlement, et cherchent en même temps à s’en servir comme d’un brevet de perfection musulmane à l’égard de leur communauté.

Oui, c’est une question de droit des femmes et de violence faite aux femmes, c’est évident. C’est bien la raison pour laquelle je me suis situé sur le terrain de l’ordre public, en considérant que la laïcité est d’abord une façon d’appréhender l’ordre public. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir en quoi, dans tel lieu, à tel moment, il peut apparaître utile ou nécessaire d’empêcher ce type de comportement. Lorsqu’il y a problème pour prouver son identité, problème de sécurité publique ou problème de santé publique, les textes permettent d’y répondre. Une loi créerait un surplomb théorique par rapport à l’appareil réglementaire existant. Est-ce nécessaire ? Il me semble qu’on se trouve dans une situation un peu analogue à celle des lois mémorielles.

S’agissant des femmes venant en burkini dans les piscines, les juridictions administratives ont considéré que l’interdiction ne portait pas atteinte à la liberté religieuse, mais était motivée par des considérations sanitaires relevant de l’ordre public républicain. C’est peut-être là une façon minimaliste d’aborder le problème ; mais je pense que toute démarche législative valorise ce qu’on interdit, beaucoup plus qu’elle ne permet de le faire disparaître.

Concernant la loi sur le port du voile à l’école, je n’ai pas les chiffres exacts en tête, mais nous avons fait deux constats. Le premier est qu’au sein de l’école publique, la question est pour l’essentiel résolue. Dont acte. En revanche, la loi a eu pour conséquence, ce dont je ne me satisfais pas, de fournir une clientèle aux établissements d’enseignement privé qui n’étaient pas regardants sur la question et auxquels la loi ne s’applique pas, et de provoquer marginalement un phénomène de déscolarisation. Par ailleurs, je constate qu’à l’université, la pratique du port du voile se développe. Lorsque je suis confronté au problème, je fais cours mais je dis que je trouve cela peu acceptable, non pas en termes de la laïcité, mais à l’égard des jeunes filles musulmanes non voilées. Ce qui m’intéresse, c’est d’éviter une pression d’une minorité de la communauté sur la majorité de celle-ci.

Je suis d’accord avec M. Glavany : je pense qu’il faut empêcher le phénomène.

M. Jean Glavany. Comment ?

M. Jean-Michel Ducomte. Il faudra du temps. Le fait que vous ayez abordé le problème en amont de son développement est une bonne chose. Aujourd’hui, le nombre de personnes concernées est minoritaire. On peut engager un véritable débat. La présence des services publics dans les lieux de relégation constitue un élément de réponse : il vaut mieux que les femmes puissent aller au commissariat plutôt que d’aller se plaindre au chef de la communauté ! L’État se doit d’être présent dans ces quartiers.

M. Jean-Paul Garraud. Si le port du voile intégral est insupportable, il est nécessaire de faire quelque chose. Or vous savez très bien que les outils juridiques dont nous disposons actuellement ne sont pas suffisants pour interdire cette pratique dans la rue. Alors que faire ?

M. Jean-Michel Ducomte. Je suis un peu ébouriffé par votre question ! Je n’envisageais pas une seconde l’interdiction du port du voile intégral dans la rue… Vous allez me trouver provocateur, mais lorsqu’un cul-de-jatte se promène dans la rue, cela peut aussi faire violence. Nous devons nous préoccuper de la signification, pas du signe. Un signe est neutre en soi ; ce qui est important, c’est la signification qu’on lui donne : le signe de croix que ferait un athée n’aurait pas de sens.

Vous vous souvenez que la Turquie khémaliste a édicté de nombreuses interdictions, notamment sur le terrain vestimentaire. Je ne suis pas sûr qu’une logique d’interdiction portée au bout des canons ait été de nature à faire changer la société turque.

M. Jacques Myard. Oh que si !

M. Jean-Michel Ducomte. Dans l’histoire, quand la laïcité a été altérée, c’est souvent que l’armée est intervenue. J’avoue que, dans ma conception, la laïcité va avec la démocratie. Une démarche laïque ne saurait être liberticide.

M. André Gerin, président. Merci du temps que vous nous avez consacré.

Audition de M. Dalil Boubakeur, recteur de la Grande Mosquée de Paris.

(Séance du mercredi 28 octobre 2009)

M. André Gerin, président. Mes chers collègues, en plus de nos auditions prévues le mercredi 4 et le jeudi 12 novembre, nous nous déplacerons à Marseille le jeudi 5 novembre et à Bruxelles le mercredi 13 novembre, avant un nouveau point d’étape que je vous propose de tenir le mercredi 25 novembre en fin de matinée.

C’est avec beaucoup de plaisir que nous accueillons aujourd’hui M. Dalil Boubakeur, recteur de la Grande Mosquée de Paris et, jusqu’en juin 2008, président du Conseil français du Culte musulman.

En raison des éminentes fonctions que vous avez pu exercer, vous incarnez, Monsieur Boubakeur, l’un des visages de l’islam de France. Je dis « l’un des visages » car l’islam demeure traversé par de multiples courants et tendances dont nous respectons la diversité. Il nous importe de nouer, d’entretenir, voire de renforcer un dialogue franc et respectueux qui permette à ceux de nos compatriotes se réclamant de l’islam de vivre librement leur foi et de régler, dans le cadre des lois de la République et du principe de laïcité, les éventuels problèmes pouvant entourer la pratique de la deuxième religion en France.

Il est tout à fait important pour nous de vous entendre sur la question de la pratique du voile intégral sur le territoire national. Je pense pouvoir parler au nom de mes collègues en indiquant que nous sommes très attachés à ce que nos travaux ne soient pas interprétés comme mettant en cause l’islam et les musulmans. Ce n’est absolument pas notre propos. Nous ne voulons pas intervenir dans le champ religieux, mais dans ceux de la société et de la politique, car c’est notre responsabilité. Il nous importe que les grandes figures de l’islam français puissent nous aider dans notre volonté de combattre les dérives intégristes et fondamentalistes, et ainsi de répondre à la majorité des musulmans. Vous avez d’ailleurs fait, fin juin, des déclarations assez tranchées sur l’absence de caractère religieux de la burqa, ce qui nous conforte dans notre souci de ne pas céder à la tentation de l’amalgame entre l’islam et la pratique du port du voile intégral. Néanmoins, plusieurs questions se posent à nous.

Le port du voile intégral est-il, selon vous, le signe d’une radicalisation ?

Dans quelle mesure votre analyse prévaut-elle parmi les imams de France et les autorités de la religion musulmane ?

Comment récuser ceux qui prétendent trouver dans le Coran et la tradition de l’islam une prescription d’ordre religieux imposant aux femmes de porter le voile intégral ?

Comment empêcher que le port du voile intégral ne soit imposé à des femmes contre leur gré et comment convaincre celles qui le portent volontairement ? Certaines personnes nous ont, en effet, dit le porter volontairement, mais de nombreux témoignages nous prouvent qu’il est imposé, je pense en particulier aux jeunes mineures et aux adolescentes.

Enfin, même si la mission n’a nullement décidé, à ce stade, de préconiser une loi, quels seraient, selon vous, les effets d’une mesure d’interdiction du port du voile intégral ?

Je vous cède maintenant la parole.

M. Dalil Boubakeur, recteur de la Grande Mosquée de Paris. Mesdames, Messieurs, en tant que recteur de la Mosquée de Paris, je vais vous faire part de mon analyse sur le voile intégral sous l’angle de l’islam.

Depuis sa construction en 1922 sur un budget voté par le Parlement français, la Mosquée de Paris s’est engagée dans la construction et la promotion d’un islam de France fidèle à sa tradition des Lumières et en accord avec l’esprit des institutions françaises en matière de législation, de culture et de société.

Les représentants de cet islam de France sont périodiquement interrogés sur la compatibilité de cette religion – la deuxième de France – avec soit la laïcité française, soit la modernité de la société occidentale.

Devant les réactions suscitées par l’apparition récente des femmes intégralement voilées au nom de l’islam, le lien avec une résurgence du fondamentalisme musulman est vite établi. L’irruption du voile intégral dans la population française des villes et des cités pose le problème de l’acceptation ou non de ce qui est jugé comme : une atteinte à la laïcité de notre société ; une insulte à la dignité de la femme, à sa liberté et au principe fondamental de l’égalité des hommes et des femmes ; une résurgence archaïque contraire à la modernité ; une attitude de provocation guidée par les fondamentalistes en France et dans le monde, puisque ce phénomène se répand un peu partout chez les musulmans.

Devant l’émotion suscitée en France par cette pratique vestimentaire, M. le Président de la République, Nicolas Sarkozy, affirmait fermement le 22 juin 2009 devant le Congrès du Parlement réuni à Versailles : « Le problème de la burqa n’est pas un problème religieux, c’est un problème de liberté [et] de dignité de la femme. La burqa n’est pas un signe religieux, c’est un signe d’asservissement, d’abaissement. Je veux le dire solennellement : la burqa ne sera pas la bienvenue sur le territoire de la République française. »

Pour notre part, nous pouvons affirmer trois choses.

Premièrement, du point de vue religieux, ni la burqa ni le niqab – ou voiles intégraux – ne sont des prescriptions religieuses de l’islam.

Dans le Coran, le voile féminin est invoqué dans les sourates 24-31 (la Lumière), 33-53 et 33-59 (Les Coalisés). Il y est question de voile – appelé en arabe jilbab –, de pudeur et de respect dû aux femmes qu’il faut préserver. Cependant, les termes de burqa ou de niqab n’y sont mentionnés nulle part.

Mieux, l’un des plus grands traditionalistes de l’islam, Mohamed El Bokhari, cite le témoignage de la propre épouse du Prophète, Aïcha, la plus érudite des croyantes de son temps, qui précisa sans équivoque (Sahih, chapitre XXIII) qu’au cours du Pèlerinage elle ne se couvrait « ni la partie inférieure ni la partie supérieure du visage » durant le rite sacré. Ainsi, le rite du pèlerinage (ihram) ne s’opère-t-il qu’à visage découvert jusqu’à nos jours.

Récemment, le 3 octobre 2009, le très savant Cheikh Al Tantawi, recteur de l’Université d’Al Azhar en Égypte, a interdit le port de la burqa ou niqab aux enseignantes et étudiantes dans les écoles relevant de son université, disant que cette tenue vestimentaire n’est qu’une simple coutume et non un acte de dévotion – en arabe : « Ada laïssa’ibada ».

Deuxièmement, d’autres éléments plaident contre le port du voile intégral.

Si le voile intégral est souvent mis au compte d’une extension du fondamentalisme dans le monde, il faut noter que c’est l’organisation islamiste des Frères Musulmans qui, en Égypte, s’éleva le plus fortement contre l’interdit du port de ce vêtement, interdit préconisé par le Cheikh de l’Université islamique d’Al Azhar.

Ces fondamentalistes-là invoquent volontiers les positions radicales et littéralistes de la quatrième école de l’islam, le hanbalisme, dont l’un des juristes, Ibnu Taymiyya – dont s’inspirent tous les fondamentalistes de la planète – aurait, au XIIIe siècle, recommandé dans ses fatwas le voile intégral, aujourd’hui porté sous le nom de burqa en Afghanistan chez les Pachtounes, et de niqab dans certains pays arabes. Ce terme de burqa existe bien dans la littérature antéislamique arabe (Antar Ibn Shadad), mais c’est un archaïsme qui n’a rien à voir avec l’avènement de l’islam.

Ce vocable de niqab – qui signifie couvrir ou voiler en arabe – est utilisé sous le terme de n’gueb dans le Sahara où les Touaregs se couvrent le visage, sauf les yeux, pour se protéger des ardeurs du soleil ou des vents de sable. Cela, à l’évidence, n’est pas le cas de la France !

Il est donc clair que ce vêtement, limité dans son espace géographique et historique, est à tort érigé aujourd’hui comme une tradition de l’islam.

Cette pratique vestimentaire se répand néanmoins en Europe et dans le monde musulman avec une volonté manifeste des tenants de la quatrième école de l’islam. Elle est amplifiée dans le monde par l’effet contagieux des télévisions satellitaires moyen-orientales, d’Internet et de tous les modes de communication modernes.

Ce voile intégral a été régulièrement mis en cause dans l’histoire lors de diverses actions de guerres, comme chez les premiers Abbassides où certains guerriers se voilaient. Plus récemment, il en a été question s’agissant du terrorisme en Irak et en Jordanie. En Iran, certaines personnes viennent même d’être accusées de l’utiliser pour des transports illicites de stupéfiants.

Beaucoup d’autres aspects sécuritaires sont invoqués pour critiquer la non-identification de femmes arborant le voile intégral. Par exemple, aux portes des écoles, dans les administrations, les douanes, les aéroports, les banques, les hôpitaux, où une personne doit être reconnue par son visage découvert. On a même assisté, paraît-il, à des intrusions masculines sous le camouflage de la burqa.

Troisièmement, la France est un état laïc, vecteur de valeurs humanistes, liées aux droits humains que sont la liberté, l’égalité, la parité entre les hommes et les femmes... Bref, cette modernité républicaine est garante de la diversité de notre société.

Le pacte social assurant cette laïcité est accepté par tous : citoyens ou résidents musulmans de France participent à ce consensus et à cet engagement de respecter la loi et les coutumes de notre pays. Ce fut, en 2003, l’une des conditions du contrat d’accueil et d’intégration des femmes immigrées, désireuses de venir vivre et s’installer en France.

Il faut le marteler : la République intègre les individus et refuse le communautarisme. N’excluant nullement le droit à la différence, la société française manifeste ses réticences lorsque des signes de démarcation trop ostensibles semblent prendre des significations heurtant la laïcité ou le sentiment du « vivre-ensemble ». C’est pourquoi nous nous rangeons à l’avis du Président de la République qui a fermement souligné l’urgence d’une prise de position au sujet du voile intégral.

N’étant pas juriste, il ne m’appartient pas ici de conseiller la mission parlementaire sur le plan de la législation. Cependant, une loi – qui serait d’exception, tout le monde le reconnaît – sur le port de cette tenue vestimentaire pourrait se heurter, dans son application, à diverses difficultés ou à des conflits d’intérêts qui concernent finalement un nombre incertain de porteuses de burqa. On n’en connaît pas le nombre exact.

Du reste, il n’y a pas, en Islam, de monachisme ni de tenue monacale (sourate 57 « al Hadid »). La Rahbaniyata Fil-Islam : il n’y a pas de tenue religieuse dans l’islam.

En France, toutes les personnes – hommes ou femmes – sont protégées par la loi. Et la modernité de la société confère à la femme – qu’elle soit musulmane ou non – toutes ses potentialités d’épanouissement, de dignité et de responsabilité, dans le respect de chacune et la diversité de toutes. Dans le cas du port du voile intégral, ces conditions ne peuvent être remplies que si l’on privilégie une attitude de sagesse, de dialogue et de pragmatisme plutôt que de contrainte.

Dans une démarche de compréhension plus directe, il y aurait lieu de s’informer – au cas par cas – sur les motivations familiales, maritales, sectaires, religieuses, voire psychologiques qui poussent ces femmes à arborer un tel vêtement, si peu conforme aux us et coutumes de l’Europe. Chaque cas repose, en effet, sur une problématique personnelle, une histoire personnelle ou, et je le dis en tant que médecin, un état clinique personnel. Sur un plan psychologique ou même psychanalytique, n’y a-t-il pas une sorte de fixation, de fétichisme ? Il faudrait aller assez loin dans l’exploration intellectuelle, psychologique et sociologique pour bien connaître ce problème qui me paraît, pour l’instant, ressortir d’une volonté personnelle, individuelle. On a même trouvé des femmes européennes qui revendiquaient le port de ce vêtement.

Par ailleurs, il serait nécessaire d’établir une statistique plus fiable des cas relevés en France et de noter dans la durée l’extension ou non du phénomène. Grâce à une connaissance beaucoup plus précise de cette nouvelle situation en France, on pourra observer, si ce phénomène dénote une véritable influence croissante du fondamentalisme musulman en Europe et s’il est la cause d’un certain nombre de dysfonctionnements administratifs, sociaux ou sécuritaires.

Dans le premier cas, si le fondamentalisme est à ce point invasif et contagieux dans notre pays, alors les moyens de lutte ne seraient que politiques : tout rapport de force sociétal – le fondamentalisme en est un – doit être traité politiquement, mais est-il encore temps de lutter sur ce plan ? Il s’agirait de mettre en place une nouvelle politique de soutien – au moins – à l’islam modéré, qui souffre tant de sa déshérence, et de veiller partout et avec vigilance à la non-prolifération du fondamentalisme. La société doit décider politiquement de quel islam elle veut.

Dans le second cas, il semble qu’il faudrait cibler les lieux et les circonstances où le port du voile intégral présente une incompatibilité avec l’exercice normal de la fonction publique, des règles de sécurité ou de la simple identification d’une personne, par exemple, à la sortie des écoles, et partout où l’identité est requise sur un plan administratif, douanier, policier, etc.

Le débat actuel sur l’identité nationale confère au problème de la burqa une résonance particulière. Il faut cependant raison garder. Il appartient au seul législateur de concilier les diverses exigences que sont le droit de chacun à la sécurité, l’égalité des hommes et des femmes, et la protection des droits et des libertés d’autrui, conformément à la tradition française d’humanisme et de tolérance, tout en tenant compte de l’état actuel de notre législation.

M. André Gerin, président. Je vous remercie, Monsieur Boubakeur, pour la franchise de votre exposé.

M. Éric Raoult, rapporteur. Cher Dalil, après vingt-cinq à trente ans de pratique des responsabilités dans l’islam de France, vous êtes certainement l’une des personnalités qui le connaît le mieux, car vous l’avez vu évoluer.

Le voile intégral est un phénomène très nouveau. Il donne l’impression d’un désir de retour aux sources, d’un souci individuel de pureté chez les femmes qui le portent – parfois avec un zèle de converties –, mais aussi de crispation identitaire dans les départements dont nous sommes les représentants.

Défavorables à un phénomène qu’elles ont qualifié de « limité » et de « très minoritaire », la très grande majorité des personnes auditionnées nous ont pourtant demandé de ne pas l’interdire. Selon vous, quelles réactions pourraient susciter, dans la communauté musulmane, l’édiction d’une mesure d’interdiction du port du voile intégral ?

Vous jouez un rôle éminent et vos propos sont écoutés, comme ceux de votre successeur à la tête du Conseil français du culte musulman (CFCM). Quel rôle pédagogique pourraient exercer les représentants du culte musulman s’agissant d’une mesure d’interdiction ?

M. Lionnel Luca. Vous êtes une référence sur l’islam et nul mieux que vous pouvait nous apporter des précisions utiles, notamment sur le fait que rien dans le Coran n’oblige à cette pratique.

Une loi pouvant être perçue comme un amalgame entre l’islam et les pratiques religieuses, vous préconisez le « cas par cas ». Or, cela suppose qu’ils ne soient pas trop nombreux. Plus concrètement, quels moyens efficaces permettraient de convaincre, d’empêcher la prolifération de cette pratique non conforme aux usages de la République, au « vivre-ensemble » et à notre mode de vie à tous, inexistante il n’y a pas encore si longtemps ?

Vous semblez évoquer une contrainte. Pouvez-vous confirmer les cas précis d’interdiction ?

M. Jacques Remiller. Dimanche à la même heure, nous avons entendu deux déclarations, l’une sur RMC, l’autre au Grand Jury RTL-Le Figaro-LCI : selon la première, dont je ne citerai pas l’auteur, la burqa « ne menace pas l’identité nationale » ; selon la seconde, prononcée par le ministre Éric Besson, « la burqa heurte de front les valeurs de l’identité nationale », la seule question étant, selon lui, celle des modalités techniques de son interdiction. Pouvez-vous aller plus loin dans votre analyse sur l’identité nationale ?

Il faut, selon vous, un soutien plus affirmé à l’islam modéré. Qu’entendez-vous par là ?

Mme Nicole Ameline. Monsieur le recteur, je vous remercie pour votre éclairage particulièrement intéressant. Si votre idée d’une approche individuelle me semble difficilement compatible avec un phénomène collectif, il est, en revanche, très important selon moi de reprendre votre analyse selon laquelle ce phénomène n’est pas religieux, car cela nous permet d’envisager le fondement, susceptible d’être partagé, des droits de l’homme et particulièrement des droits des femmes. En effet, en perdant son identité, une femme voilée n’est pas un sujet de droit : elle perd une grande part de sa capacité juridique, étant privée de l’accès à certains actes ou responsabilités relevant de la citoyenneté.

Si le port de la burqa peut traduire un refus de s’intégrer, il est contraire à l’émancipation des femmes et à l’idée que l’on se fait de l’intégration. Cette situation doit donc nous amener à envisager une loi protectrice et libératrice. Je pense en particulier aux jeunes filles qui, aujourd’hui, fuient leur famille, leur quartier, sont contraintes de s’émanciper de leur propre culture pour se prémunir de cette obligation potentielle.

Comme notre rapporteur l’a dit, la communauté musulmane et ses représentants pourraient nous rejoindre dans cette approche.

Mme Sandrine Mazetier. Lors des premières auditions menées par notre mission, on nous a décrit l’apparition du phénomène comme une manière de défier l’autorité religieuse des imams de la mosquée locale, une contestation violente de l’autorité religieuse. Confirmez-vous cette vision ?

Vous évoquez à la fois des comportements individuels et aléatoires, en préconisant un traitement au « cas par cas », et une offensive fondamentaliste qui appelle une réponse politique s’il en est encore temps. Cela me semble contradictoire. Pour vous, l’apparition du voile intégral relève-t-elle d’une offensive fondamentaliste ?

Enfin, si le phénomène du voile intégral n’était pas un problème religieux, nous n’aurions pas eu le plaisir de vous entendre. N’est-il pas un peu trop facile pour l’islam moderne ou modéré de dire « je m’en lave les mains » ?

M. Dalil Boubakeur. Vous n’en savez pas plus que je n’en sais. On parle de solution politique ou au cas par cas, mais personne ne peut dire que là est le mal et là le traitement ! J’y insiste : on trouvera le traitement une fois le mal connu ! Le cas par cas ne consiste pas à mettre un emplâtre sur une jambe de bois, mais à connaître la vérité.

Nous le savons bien : l’essentiel des musulmanes en France ne portent pas la burqa. Beaucoup d’entre elles la refusent, et même la dénoncent.

Le flou règne quant au nombre de femmes portant la burqa : les services de police en recenseraient tantôt 300, tantôt 2 000 ! Dans ces conditions, sur quelle base voter une loi d’interdiction ? Il faut raison garder.

C’est vrai : j’observe la communauté musulmane depuis plus de vingt-cinq ans. Le Général de Gaulle au pouvoir, j’étais déjà dans la vision de la communauté musulmane, et c’est moi qui avais demandé un mémorial dédié à tous les soldats musulmans tombés pour la France à Verdun, lequel n’a vu le jour qu’en 2006 ! Rendez-vous compte : j’ai à mon actif cinquante ans d’observation. Alors oui, l’islam va.

Le voile serait une réaction personnelle contre la famille, une crise d’adolescence. On a déjà vu cela avec mai 1968, Woodstock, les cheveux longs, une mode qui traduisait une contestation. Comme certains arborent aujourd’hui une tenue gothique, pourquoi pas la burqa ? Avec son côté islamiste, elle va embêter tout le monde !

Sortons de ce schéma réducteur pour envisager l’autre aspect, beaucoup plus grave, selon lequel nous serions confrontés à des imams salafistes qui n’auraient d’« imam » que le nom, qui seraient des militants. Mais pour s’opposer aux références que je vous ai citées en préambule – le Coran, le Cheick Al Azhar, l’imam Boukhari –, il faut se lever tôt ! Ces références le sont pour tous les Musulmans, fondamentalistes ou non ! C’est ça l’islam !

Le djihadisme a déjà fait beaucoup de mal. Vous parliez des convertis : oui, des jeunes français, des jeunes parisiens ont été convertis, emmenés en Afghanistan et sont morts à Peshawar au Pakistan ! Ce militantisme islamiste est présent dans l’islam et ce phénomène est très grave.

Souvenez-vous de la loi de 2004 sur le voile à l’école : elle avait déjà nourri des craintes de violences. Cela n’a pas été le cas, parce que le CFCM, dont les membres sont plus ou moins libéraux ou fondamentalistes, a juré que le devoir du musulman est le respect de la loi, quelle que soit sa tendance personnelle.

Cependant, si le phénomène du voile intégral semble poser l’irruption d’un fondamentalisme en France, après tout qui s’en plaint ? Les politiques, de droite comme de gauche, présentent-ils le fondamentalisme comme un danger en France,…

Plusieurs députés. Oui.

M. Dalil Boubakeur. …une menace en Europe ?

Lisez Huntington pour ceux qui ont des références, écoutez la presse, l’opinion et même certains partis politiques qui en ont fait une arme de combat, en disant que le fondamentalisme islamique est contraire à nos lois, à notre société, à notre histoire, à l’identité française.

Néanmoins, certains fondamentalistes ont été qualifiés, dans les ministères par exemple, d’orthodoxes de l’islam ! Si ceux-là sont des orthodoxes, moi qui ne partage pas leurs opinions, je serais un hérétique !

Si, hier, le fondamentalisme était bien, pourquoi se plaindre aujourd’hui d’en voir quelques traductions au niveau de la société ? À mon avis, c’est déjà trop tard ! Cela étant dit, on avalera une couleuvre de plus !

Un rapport du Sénat fait état d’une enquête menée dans neuf pays d’Europe : pas un seul n’a voté une loi contre la burqa, ni même un interdit local ou régional ! Un seul cas est cité : en Autriche, un juge a dit à une dame en burqa : « sortez ! ». C’est tout.

Face cette aboulie générale, ce manque de volonté, cette espèce d’hypnotisation devant ce serpent fondamentaliste, nous ne serons pas les derniers à appuyer la solution politique – à condition qu’elle soit possible un jour ! Mais regardez la complexité actuelle de nos lois…

Par conséquent, il faut, d’abord, s’assurer que les fondamentalistes ne sont pas derrière ce phénomène et, s’ils le sont, prendre des mesures, non pas contre la burqa, mais visant à empêcher cet islam invasif de progresser davantage. Il faut, ensuite, consulter l’islam modéré, le soutenir, car la force de résistance au niveau local est très importante et, je vous le garantis, tous les imams de la Mosquée de Paris luttent pied à pied.

M. Jacques Remiller. Monsieur le président, nous aimerions obtenir des réponses précises à nos premières questions, s’agissant notamment de l’identité nationale !

M. Dalil Boubakeur. L’identité nationale est faite de son histoire, c’est un élément en soi et elle ne saurait être entamée. S’il était prouvé que la société française est perturbée dans son identité par telle ou telle pratique, on ne pourrait pas conserver cette dernière. Mais cela suppose de traiter le problème à son origine : en l’occurrence de reconnaître l’existence d’un fondamentalisme en France et de décider, éventuellement au niveau européen, qu’il faut y mettre le holà.

M. Pierre Forgues. Vous avez indiqué quels étaient les principes suivis par l’Islam de France. Vous avez précisé que le voile intégral n’était pas un signe religieux et que les textes n’en préconisaient pas le port. Mais je reste sur ma faim, s’agissant des parades qu’il convient de trouver en la matière.

Selon vous, l’application d’une loi d’exception sur la burqa se heurterait à des difficultés. C’est le cas de nombreuses lois et ce n’est pas une raison pour ne pas les prendre. Nous imaginons bien quelles difficultés nous risquons de rencontrer, mais en quoi les musulmans de France se sentiraient-ils montrés du doigt ou agressés par une loi interdisant le port du voile intégral, si ce voile n’est pas d’origine religieuse ?

J’ai été gêné de vous entendre assimiler ce voile intégral à un vêtement folklorique et son port à un acte de protestation « type mai 68 ». J’ai été gêné également de vous entendre vous demander si le fondamentalisme religieux était une menace pour notre société. J’ai cru comprendre que vous répondez « non » à cette question. Mais pour moi, on ne peut répondre que par l’affirmative.

Vous suggérez que l’on fasse un bilan un peu plus sérieux de la situation, que l’on raisonne sur la durée et que l’on intervienne éventuellement, si le phénomène s’avérait invasif. Je considère, pour ma part, qu’il faut prendre les problèmes à bras-le-corps dès le départ ; sinon, ils sont beaucoup plus difficiles à résoudre.

Vous vous déchargez un peu de la question en affirmant que son règlement ne peut être que politique – tout en conseillant une intervention au cas par cas. Mais il semble que vous-même, dans le cadre de vos fonctions et de vos prérogatives, n’ayez pas réussi à convaincre les membres de la communauté musulmane qu’il y avait mieux à faire que de porter le voile intégral.

M. Jacques Myard. Nous restons en effet un peu sur notre faim, Monsieur le recteur. En vous appuyant sur certaines sourates, vous avez indiqué qu’il ne s’agissait pas d’une obligation religieuse. Vous avez cité Al Azhar et la fatwa qui interdit le port du voile intégral. Cette fatwa prouve bien qu’il s’agit d’une déviance religieuse inacceptable pour les docteurs de la foi. Je ne vois pas ce qui empêcherait l’intervention de la loi civile, qui se fonderait sur le fait que cette pratique est contraire à la dignité des personnes, contraire à l’égalité des sexes dans le cadre d’un État laïque dans lequel vous vous inscrivez et que vous défendez.

M. Jean Glavany. Je voudrais faire amicalement remarquer que dans la culture et la tradition républicaines, il n’y a pas de « communauté musulmane », il n’y a qu’une communauté nationale. Gardons-nous d’employer certains mots qui viendraient justifier le communautarisme que l’on veut par ailleurs combattre.

Je voudrais dire à Monsieur Remiller, M. Vincent Peillon – puisqu’il s’agit de lui – et M. Éric Besson sont aussi « idiots » l’un que l’autre : on ne saurait aborder le problème de l’identité nationale par le biais de la burqa ! Ce serait vraiment prendre cette question par le petit bout de la lorgnette ! Si j’ai un conseil à vous donner, c’est d’abandonner un tel raisonnement.

M. Jacques Remiller. Depuis que le recteur Boubakeur s’est exprimé, nous l’avons abandonné ! (Sourires.)

M. Jean Glavany. Monsieur le recteur, je suis surpris par cette abstraction théorique. Qui préconise le port du voile intégral ? Les Frères Musulmans et les salafistes, qui sont bien des musulmans. Pourtant, selon vous, cela n’aurait rien à voir avec la religion.

Il serait temps d’appeler un chat un chat. Sinon, ce serait trop facile. Ce serait – pour reprendre les propos d’un philosophe que nous avons auditionné – comme si l’on disait que le hooliganisme n’a rien à voir avec le football, que le dopage n’a rien à voir avec le cyclisme. Les religions, quelles qu’elles soient, n’ont pas à s’affranchir de leurs déviances.

Monsieur le recteur, considérez-vous que le port du voile intégral soit une violence faite aux femmes ? Pouvez-vous répondre par oui ou par non à cette question ?

Enfin, dire que par principe une loi d’interdiction est une loi d’exception, est inacceptable du point de vue du droit. En l’occurrence, il pourrait s’agir d’une loi protégeant le droit des femmes à ne pas porter la burqa.

M. Arlette Grosskost. Notre République garantit le droit à la différence. Mais le droit à la différence ne donne pas lieu à la différence des droits et nous rêvons tous de vivre ensemble autour d’un projet commun.

L’identité nationale repose sur l’adhésion à des valeurs communes. Vous avez dit, Monsieur le recteur, qu’il fallait se demander pourquoi certaines portaient la burqa et ne pas se contenter de constater le phénomène. Le port de la burqa est certes un comportement isolé, mais il provoque émoi et troubles, lesquels peuvent être à l’origine d’autres dérives. Je serais favorable à ce que l’on prenne des dispositions en la matière. N’hésitez pas à nous dire ce que nous devons faire.

M. André Gerin, président. La mission veut traiter de la question du voile intégral et de ce qu’il y a derrière. Nous sommes témoins de certains cas d’atteinte à la liberté à l’encontre de jeunes filles ou de femmes : par exemple, dans les services d’état civil, où des hommes accompagnent des femmes privées de parole et n’hésitent pas à menacer les fonctionnaires ; dans les services hospitaliers : à l’hôpital Femme-mère-enfant, à Lyon, il a fallu réanimer le membre du personnel médical qui avait été frappé par un mari qui refusait que sa femme soit aidée dans son accouchement par un homme ! Il ne s’agit pas de stigmatiser ces femmes, mais de combattre la dérive intégriste, fondamentaliste et les comportements fanatiques. Il nous semble très important d’en discuter avec vous et avec les représentants du culte musulman en France, de manifester notre désapprobation et d’imaginer ensemble certains gestes symboliques.

Pourquoi imposer à des collégiennes le port du foulard ou du voile intégral dans certains territoires de nos communes ? Elles demandent au principal de disposer d’un vestiaire pour pouvoir s’habiller au collège comme leurs copines !

M. Dalil Boubakeur. Mais vous avez raison et je peux vous citer bien d’autres exemples : la piscine, etc.

M. André Gerin, président. Nous devrions réagir publiquement, et de manière forte, chacun dans son rôle et à sa place. Comment ?

M. Dalil Boubakeur. Je peux vous livrer mon vécu personnel : je suis français, né dans un pays musulman et j’ai tenu au printemps des propos extrêmement sympathiques à l’égard de la communauté juive, considérant que l’amitié judéo-musulmane doit nous faire dépasser les problèmes du Moyen-Orient. Cela a provoqué devant la Grande Mosquée de Paris des manifestations de salafistes et d’intégristes. Ce sont les mêmes qui provoquent des problèmes à l’état civil ou à l’hôpital et qui m’inondent d’injures sur Internet. Ils agissent dans l’indifférence générale de l’opinion, du Parlement, de la presse, voire de mes amis du CFCM.

M. Jacques Myard. Il serait temps d’agir !

M. Dalil Boubakeur. Monsieur Myard, il a des années que nous avons exprimé l’idée que le fondamentalisme constituait un danger politique.

Cette fraction très minoritaire – hamallisme ou wahhabisme – n’a rien à voir avec la majorité des musulmans, mais c’est elle qui vient du Moyen-Orient, qui a les moyens et qui mène le jeu non seulement en France, mais encore en Europe ou ailleurs. Je l’ai vérifié à l’île de la Réunion ou en Malaisie. Les mêmes barbus sont partout ! On assiste actuellement dans le monde à une phase d’investissement, d’invasion de ce salafisme, pour qui la femme doit être traitée selon les textes salafistes – et pas selon le Coran ou la tradition habituelle de la sunna que nous défendons.

Nous ne savons pas comment lutter. L’influence de la Mosquée de Paris a été minorée, y compris au CFCM dont je ne fais même plus partie. Ne mettez pas en avant « les musulmans » mais les choix qui ont été faits et qui ont amené les responsables de l’Islam en France à représenter cette masse plus ou moins fondamentaliste, dans le silence, l’apathie, dans l’aboulie générale et avec le consensus des pouvoirs publics, en France ou ailleurs.

Nous sommes tous embarqués dans la même problématique. Nous souhaitons tous une loi de rigueur. Si cette loi venait à être édictée, ce serait bien entendu une loi de sécurité – sécurité à laquelle chacun a droit. Mais attendez-vous à qu’elle soit vigoureusement contestée par ceux qui ont intérêt à ce que se poursuive l’invasion du fondamentalisme. On l’a vu au moment du foulard.

Il est évident que la femme a le droit de ne pas porter la burqa. Toute solution d’évidence est la bienvenue. Mais il se trouve que, pour le malade, c’est beaucoup trop tard. Que faire ?

M. Jacques Myard. Pensez-vous vraiment qu’il soit trop tard ?

M. Dalil Boubakeur. On a trop longtemps laissé filer le problème.

M. Jacques Myard. D’où la nécessité d’être ferme !

M. Dalil Boubakeur. Il y a longtemps que l’on aurait dû faire face.

M. André Gerin, président. Nous n’allons pas épuiser le sujet aujourd’hui. Sans doute faudra-t-il que nous discutions à nouveau ensemble, pour que vous nous donniez votre point de vue. J’aimerais que, sur certains sujets de société, nous puissions nous prononcer et relever ce qui n’est pas acceptable ou ne correspond à l’idée que l’on peut se faire d’un Islam de France respectueux de la République. Ce qui nous intéresse, c’est le « vivre ensemble ». Il faut sortir de la stigmatisation et ne pas faire le jeu de ceux qui profitent de la situation pour brouiller les cartes. Il est temps, en effet, Monsieur le recteur, de prendre le taureau par les cornes et de faire preuve de davantage de courage républicain. Je vous remercie.

Audition de Mme Ismahane Chouder et de Mme Monique Crinon,
du Collectif des féministes pour l’égalité

(Séance du mercredi 28 octobre 2009)

M. André Gerin, président. Mesdames, comme il se doit, notre mission a souhaité entendre tous les points de vue et il nous a paru utile de recevoir une association de femmes telle que la vôtre, qui porte un regard particulier sur la question du voile.

Je rappelle en quelques mots l’histoire de votre mouvement. Le Collectif des féministes pour l’égalité (CFPE) est né dans le cadre de la mobilisation contre l’exclusion des jeunes filles voilées en 2004. Constitué de femmes musulmanes et non musulmanes, portant ou non le foulard, il entend défendre les droits des femmes tout en critiquant l’idée que le port du foulard serait un signe d’acceptation de l’oppression des femmes.

Il n’est pas question pour nous de refaire le débat de 2004 sur le voile. Notre mission ne s’intéresse qu’au voile intégral et à ce qu’il représente dans la société française et dans certains territoires de notre pays.

Quel regard portez-vous sur le voile intégral ? Pouvez-vous à son égard tenir le même discours que celui que vous tenez sur le voile non intégral ? Comment réagissez-vous aux réactions, parfois vives, de certaines associations, notamment de femmes, qui voient dans la pratique du voile intégral une remise en cause des principes républicains, dont le respect de l’égalité entre les hommes et les femmes et de la dignité due aux femmes ?

Les associations féministes soulignent que cette prescription, qui nie l’individualité de chaque personne, ne s’adresse qu’aux femmes alors que les hommes peuvent agir à leur guise. Pourquoi une telle obligation que certains et certaines tirent d’un interprétation littéraliste du Coran ne s’appliquerait-elle qu’aux femmes ? N’est-ce pas là une forme d’acceptation de l’inégalité entre les hommes et les femmes fondée sur une image de la femme considérée comme perverse par nature, sur le refus de la mixité ?

La question du voile intégral pose aussi la question du « vivre ensemble » dans l’espace public.

Nous sommes tous ici pour en témoigner, la République française s’honore de ses différences. Mais, pour nous, respect de ces différences ne peut signifier différenciation des droits. Les principes républicains s’adressent à des citoyens sans distinction de sexe, car nous souhaitons affirmer l’égalité entre les hommes et les femmes, dans une République une et indivisible.

Je vous laisse la parole.

Mme Ismahane Chouder. Je vous remercie d’avoir répondu à notre demande d’être auditionnées en tant que porte-parole d’un collectif féministe. Nous avons souhaité être entendues en binôme, afin d’être représentatives de la diversité existante, que nous entendons promouvoir. Mais si nous intervenons aujourd’hui en tant que femmes musulmanes et non musulmanes, nous refusons d’être réduites à cette dénomination, car le positionnement et l’engagement de ce collectif féministe n’obéissent pas à une telle logique.

Nous avons participé ensemble à la naissance de deux collectifs profondément laïques dans leur essence et dans leur démarche : « Une école pour toutes-tous – Contre les lois d’exclusion » et le « Collectif des féministes pour l’égalité ».

Le CFPE et le CEPT ont mis d’emblée en avant un certain nombre d’invariants, laïques et féministes, notamment l’égalité entre les hommes et les femmes et le droit inaliénable de se déterminer selon des choix correspondant à ses convictions. Pour nous, ce qui établit la liberté, c’est l’existence réelle des principes qui la fondent et non pas la forme qu’elle peut revêtir dans telle ou telle société. J’entends par cela le droit de choisir, de disposer de son corps et de se vêtir selon les choix de chacune.

Notre conception de la laïcité est claire. Nous estimons qu’il est temps que les uns et les autres arrêtent de se positionner par rapport à la laïcité et au féminisme selon le propre sens qu’ils leur donnent. J’ai visionné toutes les auditions de votre mission, dans la mesure où son objet est de faire un état des lieux sur la question particulière du port du voile intégral. Pour nous, il s’agit d’un épiphénomène. A ce jour, il n’existe d’ailleurs aucune étude sérieuse qui tendrait à le quantifier. Pour notre part, nous nous fondons sur notre expérience du terrain.

Le port du voile intégral connaît-il une recrudescence ? Quelle en est la signification ? Ne risquons-nous pas de nous cantonner à nous interroger sur la visibilité de certains signes ? En effet, par simple honnêteté intellectuelle, nous ne sommes pas en mesure, de manière définitive et rigide, de décider qu’il a tel sens pour toutes et pour tous.

Le législateur s’était engagé à fournir, au bout d’un an, un bilan de l’application de la loi du 15 mars 2004. N’ayant pas vu ce bilan venir, nous avons décidé de le faire nous-mêmes : il est paru sous la forme d’un livre intitulé Les filles voilées parlent, publié en mars 2008.

J’ai cru comprendre, en écoutant les précédentes auditions, que vous n’aviez pas d’a priori par rapport à une loi et que votre mission déboucherait sur des préconisations. Il n’empêche que toutes les questions qui ont affleuré lors des débats et des auditions révèlent soit des préjugés, soit des a priori. Le port du voile intégral apparaît comme constituant une menace. Les arguments qui ont été avancés lors de ces auditions et sur lesquels, en tant que collectif, nous souhaitons apporter un éclairage, peuvent être regroupés selon trois registres : féministe, moral et sécuritaire.

Le voile intégral, comme tout signe, a pour signification celle que lui donnent celles qui le revêtent. Mais en lui-même, en quoi serait-il le marqueur d’une infériorité ou d’une inégalité entre les hommes et les femmes, sachant que nous le dénonçons comme une pratique sectaire ? Pourquoi faudrait-il faire en sorte de légiférer contre ce marqueur plus que contre un autre ? Je précise qu’au sein de notre collectif, nous luttons pour l’émancipation des femmes, au-delà d’un modèle prétendument supérieur et, tant qu’à faire, occidentalo-centré.

On présente, par ailleurs, le voile intégral comme portant atteinte aux valeurs fondamentales de la République, nos valeurs de laïcité et de dignité humaine. Il serait enfin le symptôme d’un complot visant à déstabiliser notre République. Mais en quoi ?

Dans le cadre du CFPE, nous considérons que l’émancipation ne peut pas passer par l’interdiction. L’émancipation, la liberté, la dignité s’acquièrent, ne se confèrent pas. Elles s’acquièrent par des espaces où le dialogue est possible, par des expériences partagées, dans des valeurs partagées, par le biais de projets communs fondateurs permettant de dépasser les appartenances particulières.

Mme Monique Crinon. J’interviens ici au titre de mon expérience professionnelle : je travaille à l’évaluation des politiques publiques, notamment la politique de la ville et je me rends régulièrement dans les quartiers populaires. Mais j’interviens aussi et surtout au titre de mon expérience d’engagement. J’ai fait partie des femmes qui ont pratiqué des avortements clandestins et qui ont été à l’origine de la création du Mouvement pour la libération de l’avortement et de la contraception (MLAC) et du Mouvement de libération des femmes (MLF). Ce que je retire de cette expérience-là c’est qu’au fond, on a très facilement tendance, dans nos sociétés, à punir les victimes.

En l’occurrence, ou les femmes qui portent le voile intégral le portent librement et c’est un débat autour de l’exercice de la liberté que nous devons avoir. Ou ce n’est pas le cas et ce sont des victimes – ce que vous pensez souvent – et je ne vois pas pourquoi elles devraient être punies. Souvenez-vous de ce qui s’est passé s’agissant du viol, pour la pénalisation duquel j’ai combattu : les femmes violées étaient posées comme étant la cause première de ce viol.

Il faudrait donc mener, au nom de la République, une réflexion sur la façon dont l’action publique regarde les femmes qui sont ou seraient victimes de telle ou telle forme d’oppression.

Si l’on considère que les femmes qui portent le voile intégral sont victimes d’une forme d’oppression patriarcale liée à un groupe particulier, il faut que nous nous interrogions sur les dispositifs d’aide mis à leur disposition. Nous avons une lourde histoire et les acquis des femmes – qui ne sont pas ceux que la République nous a octroyés mais qui résultent de nos luttes – sont infiniment précieux. Nous devons nous battre pour les conserver.

La laïcité peut constituer un deuxième champ de réflexion. Sur cette question, nous avons toujours eu deux approches : la première assimile laïcité et athéisme ; auquel cas, on articule l’exercice de la laïcité à la non croyance. La seconde garantit l’exercice du débat public et mobilise tous les outils dont nous disposons pour que toutes et tous y participent autant que faire se peut, tant que la sécurité et la liberté de chacune et de chacun ne sont pas menacées.

Ma conception de la laïcité suppose ouverture et mobilisation des outils du dialogue et de la conviction. Je ne préconise pas le port du voile intégral. Mais je me suis demandé comment faire pour que les femmes qui le portent sortent de cet enfermement choisi ou subi : en utilisant les outils de culture et de connaissance qu’offre notre société.

Qui sont les groupes qui préconisent le port du voile intégral ? Comment les caractériser ? Si ce sont des sectes, nous avons les outils pour les identifier et les combattre. Auquel cas, cela relève de l’action publique. Si ce sont des groupes qui pratiquent un prosélytisme, il faut aussi les combattre, en adoptant une forme d’action qui ne soit pas forcément répressive. A moins que l’on ne réprime ceux qui font ce prosélytisme ? Mais dans ce genre d’affaires, les hommes s’en tirent très bien, au point que – et il y a de quoi s’en étonner – ceux qui appartiennent à des groupes menaçant la République sont absents de vos préoccupations !

M. André Gerin, président. Vous avez mal suivi nos travaux…

Mme Monique Crinon. En tout cas, ils ne sont jamais identifiés comme étant la menace première : la menace première et l’objet de la réflexion sont les femmes qui portent le voile intégral.

En aucun cas on ne doit les punir et les rejeter de l’espace public. Car nous croyons dans la vertu du débat public et dans la capacité de l’espace public d’intégrer ceux qui, à un moment de l’histoire de leur vie, en sortiraient.

Il faut abandonner l’idée qu’il y aurait un continuum entre le port du foulard et le port du voile intégral – un peu comme si l’on disait que celui qui boit un verre de vin finira alcoolique. Vous savez très bien que ce n’est pas vrai. Les femmes qui portent le voile intégral ne le font pas nécessairement après être passées par une étape intermédiaire. Il faut éviter que certaines populations issues de l’immigration ne se trouvent mises au ban de la société, comme étant celles qui produisent des dangers qui menaceraient la République.

Les acquis du féminisme ne sont pas fragiles. Mais pourquoi construire un discours faisant apparaître comme menaçants les quelques femmes et les quelques hommes de ces groupes, que je combats par ailleurs ? C’est leur donner une importance bien plus grande qu’ils n’en ont réellement. Et si l’on doit s’intéresser à la question des femmes, notamment aux victimes de violences et de discrimination, il faut plutôt faire porter l’action publique sur le renforcement des dispositifs d’écoute et d’aide que punir le peu de femmes qui portent, pour des raisons diverses et variées, un voile qui les cache à notre regard.

M. Jean Glavany. Merci, Mesdames, pour vos interventions.

Ce sont les talibans et les salafistes, groupes d’hommes religieux et intégristes, qui préconisent, entre autres, le port du voile intégral. Considérez-vous que ces préconisations constituent une violence faite aux femmes ?

Mme Monique Crinon. Clairement oui.

M. Jean Glavany. Si c’en est une, et c’est ma conviction, comment faire pour l’empêcher ? La conviction suffit-elle ?

Admettez-vous qu’une loi posant une interdiction n’est pas forcément une loi de répression, de stigmatisation et de répression, mais qu’elle peut venir protéger un droit ? Et, en l’occurrence, qu’interdire le port du voile intégral, c’est protéger le droit de ne pas le porter ?

Mme Nicole Ameline. Permettez à l’ancienne ministre des droits des femmes de dire qu’on parle beaucoup ici de l’égalité entre les hommes et les femmes, et que les hommes en parlent autant que les femmes.

Je vous félicite pour votre combat féministe. J’ai été néanmoins surprise de vous entendre déclarer que le port du voile intégral constituait un épiphénomène. Quand bien même il n’y aurait qu’une femme concernée, cela pose un problème, compte tenu de ce qu’il représente. Ce serait une forme de liberté ? Mais la liberté suppose une volonté. Considérez-vous d’emblée que c’est l’expression d’un choix ? Peut-on parler de « violence consentie » ? La violence est une instrumentalisation et les femmes qui aujourd’hui, dans le monde, portent la burqa ne donnent jamais le sentiment, de près ou de loin, d’en avoir accepté le principe.

Que faites-vous pour les jeunes filles et les jeunes femmes qui ne veulent pas porter cette burqa et se trouvent obligées de fuir leur famille ?

Que suggéreriez-vous, en termes d’éducation aux droits des femmes ? Celle qui est dispensée à l’école est-elle suffisante ?

Il n’est pas question de punir les femmes. Mais serait-il envisageable de proposer des heures d’étude du droit des femmes ? Ce serait une façon de leur permettre de sortir de chez elles et du double enfermement dans lequel elles se trouvent.

M. Jacques Myard. Vous êtes deux intellectuelles de très haut niveau et je vous ai écoutées avec intérêt. Mais je me méfie toujours des choses un peu trop subtiles en termes de signal adressé à la société. Pourriez-vous m’indiquer comment vous pouvez expliquer qu’un habit qui est porté exclusivement par les femmes serait un marqueur de la négation hommes-femmes ? Il y a là quelque chose qui m’échappe. Nombre des témoignages extrêmement forts que nous avons recueillis font état d’une contrainte sociale, qui ne se limite d’ailleurs pas à l’habit et qui s’exerce sur les femmes. Il y a derrière l’obéissance toute une idéologie qui est véhiculée.

Vous avez évoqué les vertus du dialogue. Dont acte. Mais quels arguments allez-vous mettre en avant ? Sur quels principes allez-vous appuyer votre raisonnement et mener ce dialogue pour convaincre vos interlocutrices d’abandonner cette pratique ? Si une loi était votée, elle s’accompagnerait d’un rappel, à savoir que le port du voile est contraire à la dignité de la personne et à l’égalité des sexes.

Mme Arlette Grosskost. Mesdames, vous avez beaucoup parlé de liberté. L’une de vous a même précisé que la liberté, c’est l’exercice réel de ce qui la fonde. Pour vous, ce sont les libertés individuelles qui fondent la liberté en tant que telle. Chacun peut s’habiller comme il veut, faire ce qu’il veut, et demander, par exemple en raison de ses convictions personnelles, à ne pas voir de médecins hommes. Si nous souhaitons l’adhésion de tous à des valeurs communes, ne croyez-vous pas qu’il conviendrait de discipliner certains comportements ?

Mme Colette Le Moal. Ne pensez-vous pas que, pour faire avancer le débat, il faudrait traiter de manière différente le cas des femmes « sous influence » d’un homme et le cas des femmes converties, qui sont sous une autre emprise ?

La burqa gêne énormément les personnes qui aiment le contact et la fraternité, l’un des piliers de notre Constitution. On peut donc dire qu’elle fait des victimes des deux côtés.

Mme Ismahane Chouder. Je voudrais apporter une précision d’ordre terminologique : la burqa a évolué …

M. André Gerin, président. Notre mission porte sur la pratique du voile intégral, et pas sur la question des femmes en tant que telles …

Mme Ismahane Chouder. Sauf que j’ai entendu à plusieurs reprises parler de burqa et que les lieux communs véhiculent un certain imaginaire collectif.

Monsieur Myard, vous m’avez qualifiée d’intellectuelle. J’admets que ce soit un compliment dans votre bouche mais, bien souvent, quand on qualifie une personne d’intellectuelle, c’est pour la disqualifier, en fait, de son expertise du terrain. Or, j’ai une telle expérience. J’ai été professeur des écoles dans ce que vous appelez les quartiers sensibles, à la Courneuve.

Concrètement et dans l’objectif de cette audition, j’ai essayé, avec mes maigres moyens, de faire le tour de la burqa, dans les territoires « perdus de la République » comme disent certains qui usent d’une rhétorique basée sur le choc des civilisations : Trappes, Nanterre, la Courneuve, Dugny, etc. Je confirme donc mon propos précédent – et je l’assume – à savoir que le port du voile intégral constitue un épiphénomène. Les renseignements généraux estiment à 367 le nombre des femmes concernées ; on peut aller jusqu’à 2 000 comme le font les sociologues. Mais quand j’utilise le terme d’épiphénomène, ce n’est pas pour diminuer la portée des violences que subissent les femmes qui sont contraintes au port de ce voile, mais pour « détricoter » et déconstruire ce que l’on veut présenter comme une menace qui serait à nos portes, une contamination, voire une pandémie.

Je suis d’accord avec vous : il n’y aurait qu’une femme concernée qu’il faudrait poser le débat. Mais faut-il aller jusqu’à la loi ? Faut-il dépenser autant d’énergie laïque, féministe et invoquer les doits de l’homme devant cet épiphénomène, alors que se posent d’autres questions sociales cruciales, notamment celles des femmes victimes de violences ? Je vous rappelle tout de même qu’une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son conjoint, qu’à compétence égale les femmes reçoivent un salaire inégal et qu’à raison du genre, elles sont cantonnées dans des fonctions subalternes. Tout cela me paraît aussi insupportable que le port du voile intégral.

Traitons les questions sociales qui concernent les femmes, mais de manière responsable, en mettant en place des politiques sociales, d’action publique, qui nous prendraient tous en compte, à l’aune de ce que nous sommes et de notre appartenance à ce projet commun qu’est la République, fondée sur les principes de liberté, égalité et fraternité. Je parle, en effet, beaucoup de la liberté, parce que c’est ce qui se joue ici. Je n’ai pas de leçon à donner à qui que ce soit, surtout pas à vous, mais j’estime ne pas avoir à en recevoir non plus. Le féminisme et la lutte pour le droit des femmes ne sont pas des discussions de salon. Concrètement, sous le voile intégral, il y a des êtres humains. Et j’oserai qualifier le débat que nous sommes en train de mener de « non débat », car il me semble orienté par l’idée de mission civilisatrice.

Traitons les questions sous-jacentes à la question du port du voile intégral, auquel je ne suis d’ailleurs pas favorable. Mais n’oublions pas ce qui, dans l’inconscient collectif, ressort de nos débats sur les questions de société : des peurs et des représentations – car nous n’avons pas à faire, comme ici, à des intellectuels ou à des gens de terrain.

Peut-on parler d’une loi de stigmatisation ? Tout à fait, et je l’assume d’autant mieux que j’ai travaillé sur le livre intitulé Les filles voilées parlent. Je peux vous assurer que, pour le coup, il y aurait un continuum dans la stigmatisation d’une certaine catégorie de population : la population des femmes, au-delà même de toute appartenance religieuse.

Il y aurait là une double peine pour les femmes que l’on contraint à porter le voile intégral – qui existent, je n’en doute pas et pour lesquelles je suis prête à me mobiliser…

M. Jean Glavany. J’ai bien compris que vous considéreriez que ce serait une loi de stigmatisation. Mais je vous demandais si vous admettiez qu’une telle loi pourrait être protectrice dans la mesure où elle reconnaîtrait aux femmes le droit de ne pas porter la burqa.

Mme Ismahane Chouder. Oui. Mais, en raison de l’éducation républicaine que j’ai reçue, j’aimerais sortir du registre dans lequel, pour produire davantage de liberté, on protège par la coercition. Ce qui produit de la liberté dans notre pays, c’est la discussion, le dialogue, la mise en confrontation, y compris et d’abord sur les questions qui fâchent. Je suis mue, comme tout un chacun, par des peurs et des représentations…

M. Jacques Myard. Avez-vous peur de la loi ?

Mme Ismahane Chouder. Non, mais j’ai peur d’une loi liberticide.

Mme Monique Crinon. J’ai fait allusion à l’Arabie saoudite car la politique internationale d’une République est un signe adressé au citoyen et au monde sur ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Je déplore que les dénonciations des régimes liberticides vis-à-vis des femmes soient orientées, que ne soit pas dénoncé avec la même vigueur ce qui se passe en Arabie saoudite et ce qui se passe en Afghanistan. Sur ces questions, ce gouvernement n’a pas de position claire.

La question du droit de ne pas porter la burqa aurait du sens dans un pays où obligation est faite de la porter, or nous ne sommes pas du tout dans cette situation. Les femmes contraintes de porter ce vêtement le sont du fait de l’action d’un groupe ou d’un ou plusieurs mâles…

M. Jean Glavany. Ou de femmes !

Mme Monique Crinon. …et c’est là qu’il faut porter le fer !

Ce pays a tout de même la possibilité de dire si c’est une pratique sectaire ou non, et d’agir !

M. Jean Glavany. Non.

Mme Monique Crinon. Dans ce cas, il vous faut réfléchir à un arsenal législatif un peu plus musclé que celui dont nous disposons pour combattre les sectes. Car en tant que féministe, je suis toujours très attentive à ce que les femmes, les victimes, ne soient pas punies !

La possibilité pour les femmes tout de noir vêtues de vivre dans l’espace public les protège en ne les renvoyant pas au domicile ou au groupe. Il faut démanteler et punir le dispositif coercitif, et non interdire aux victimes d’aller dans les lieux où elles sont confrontées à des formes de liberté susceptibles de les amener à revisiter leur choix individuel.

Ce pays dispose d’un arsenal législatif permettant de cadrer l’exercice des libertés individuelles lorsqu’elles sont réellement menaçantes. Si, par malheur, vous décidiez de voter une loi, je crains qu’elle soit un signe envoyé à une catégorie de population.

Deux champs d’action me semblent importants.

Le premier est l’éducation. La question des femmes est malheureusement mal traitée dans les enseignements et un travail de fond reste à faire car les choses peuvent aussi évoluer grâce aux enfants et aux parents d’élèves. Je le sais pour avoir enseigné la philosophie.

Le second est la lutte contre les discriminations. Vous avez créé la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde), et c’est heureux, mais il faut continuer à refuser la stigmatisation et toutes les discriminations dans le travail, qu’elles soient sexistes ou racistes.

En agissant ainsi, nous offrons un modèle d’espace public suffisamment attrayant pour être une force de conviction. C’est à cela que je crois.

M. Jean Glavany. Premièrement, je n’accepte pas la vision d’une loi d’interdiction, de répression, de stigmatisation. L’histoire de la République est faite de lois émancipatrices et protectrices de droits.

Deuxièmement, en quoi permettre aux femmes de sortir dans la rue sans burqa et interdire aux hommes de les en empêcher, serait une punition ? Cela les libérerait au contraire de cette oppression que leur fait subir le mâle !

M. Jacques Myard. Les députés sont des gens pratiques et cherchent des solutions. Ma question est donc simple : avez-vous, grâce à la vertu du dialogue que vous préconisez, réussi à convaincre ces femmes de se dévoiler ?

M. Christian Bataille. La réflexion philosophique nous éloigne un peu du cœur de nos débats.

Dans notre société, la tenue religieuse n’est plus ostentatoire depuis peu de temps. On voit encore quelques cornettes, des curés en soutane du côté de l’église Saint-Nicolas-du-Chardonnet, mais la religion dominante, catholique, s’est fondue dans la masse à partir des années cinquante. On a vu des femmes tout en noir dans notre société – ma propre mère a teint tous ses habits en noir après avoir perdu ses parents –, des voiles noirs dans les cimetières et des voiles blancs lors des mariages, c’est-à-dire dans des circonstances exceptionnelles. Ainsi, porter une tenue intégrale noire n’est pas forcément étranger à notre culture, à notre civilisation.

La législation a tranché pour le cas particulier du voile à l’école. Pour le voile intégral, il ne s’agit pas d’un problème d’interdiction, mais de l’obligation de montrer les traits de son visage, qu’on soit homme ou femme.

Dans la société, l’espace public, les hommes et les femmes qui se présentent aux autres doivent-ils, selon vous, montrer les traits de leur visage ?

Mme Ismahane Chouder. Pour moi, le visage est le miroir de l’âme, un lien avec l’autre. Cette évidence, j’en suis sûre, fait consensus en dehors de ces murs, mais la question n’est pas là ! Le problème est de savoir quel outil mettre en place pour amener ces personnes à prendre conscience que le voile est de la non-communication. Est-ce une loi qui les privera de leur citoyenneté ? J’ai parlé de double peine…

M. Jean Glavany. Qu’est-ce que cela veut dire ?

M. André Gerin, président. Parler de double peine n’est pas sérieux, ces femmes sont dans des cercueils ambulants ! En outre, la mission n’a jamais dit qu’elle proposerait une loi !

Mme Ismahane Chouder. Nous avons tous des positionnements à l’aune de notre vécu, de notre histoire.

Je voulais dire que nous ne pouvons pas objectiver le port du voile intégral. Certes, des femmes y sont contraintes, mais d’autres l’ont choisi et – je vais plus loin – par provocation, au nom de la liberté de la femme et comme féministes ! J’assume mes propos, c’est une réalité de terrain, même si elle ne fait sens ni pour moi ni pour vous !

Si elles font l’objet de contrôles d’identité sur la voie publique, les femmes portant le voile intégral doivent se montrer, c’est tout ! Les outils législatifs existent déjà, comme pour les cagoules et les casques de moto. Pourquoi alors identifier ce signe-là plus que tout autre en matière de sécurité publique ?

Je parle de punition car vous voulez ajouter une violence, alors que ces femmes sont déjà victimes, subissent une violence de la part de leurs oppresseurs …

M. André Gerin, président. Ne nous faites pas de procès d’intention, Madame.

Mme Ismahane Chouder. Ce n’est pas du tout mon propos et, si c’était le cas, je ne serais pas ici !

Enfin, Monsieur Myard, votre question m’a choquée : le dévoilement des femmes est-il un objectif humaniste ?

M. Jacques Myard. La question était : y êtes-vous arrivée ?

Mme Ismahane Chouder. Mon objectif premier n’est pas celui-là, mais de faire en sorte que, au-delà de nos appartenances particulières, nous travaillions ensemble à l’aune de nos valeurs communes.

M. André Gerin, président. Ce dernier point rejoint ce que nous avons entendu.

Mme Monique Crinon. Effectivement, les lois sont émancipatrices, en général quand elles résultent de luttes et de mouvements sociaux forts.

La punition est une question clé. J’en parle dans l’hypothèse où une femme contrainte de porter le voile dispose de capacités de choix réduites ; sinon, elle n’accepterait pas cette soumission. Comme pour les femmes battues, la contrainte est d’autant plus forte que les victimes en arrivent à ne plus avoir les capacités de choisir qui leur permettent de s’en sortir.

M. André Gerin, président. Nous sommes d’accord.

Mme Monique Crinon. Par conséquent, les renvoyer au domicile, leur interdire la fréquentation d’un espace ouvert à tous, c’est les laisser encore davantage sans protection.

Enfin, le visage est bien évidemment un élément essentiel, mais il y a mille et une façons de le dissimuler, de le transformer. L’arsenal qui contraint à montrer son visage en cas de nécessité existe. Ainsi, une loi serait avant tout le signe d’une stigmatisation d’une catégorie de population, avant d’être perçue comme un signe d’émancipation pour cette poignée de femmes.

M. Jean Glavany. Comment pouvez-vous dire cela ? Des femmes sont mortes pour avoir conquis le droit de ne pas porter la burqa !

Mme Monique Crinon. Dans d’autres pays !

M. Jean Glavany. Ce sont partout les mêmes qui véhiculent cette idéologie.

Mme Monique Crinon. Nous ne parlons pas de lois mondiales, Monsieur Glavany.

M. André Gerin, président. Merci, Mesdames.

Je voudrais ajouter que tous les exemples d’atteintes aux libertés d’autrui relatés dans le cadre de cette mission nous confortent dans notre certitude de vouloir définir des préconisations pertinentes qui soient le plus partagées possible, y compris par les responsables du culte musulman. Notre souci est d’empêcher l’emprise des fondamentalistes de porter gravement préjudice à la place de l’islam respectueux de la République dans la société française.

Audition de M. Samir Amghar, chercheur à l’École des hautes études
en sciences sociales, spécialiste du salafisme

(Séance du mercredi 4 novembre 2009)

M. André Gerin, président. Nous poursuivons aujourd’hui nos travaux par l’audition de M. Samir Amghar, universitaire, spécialiste du salafisme et des courants intégristes de l’islam. Vous avez aussi, Monsieur, travaillé sur les enjeux d’une représentation institutionnelle de l’islam en France.

La question du salafisme et de son influence s’est très clairement posée depuis le début de nos travaux. Nous sommes donc particulièrement heureux de vous accueillir aujourd’hui car nous avons besoin d’éclaircissements sur cette mouvance. Est-ce un mouvement nouveau ? Une organisation structurée ? En expansion ?

Nous aimerions, par ailleurs, savoir quel regard vous portez sur le port du voile intégral. Y voyez-vous l’influence du salafisme, du fondamentalisme ou plutôt, comme certains nous le disent, une réaction identitaire de la part de personnes mal intégrées à la société française ? Nous aimerions également connaître les vecteurs d’influence de l’islam intégriste. Je vous laisse la parole.

M. Samir Amghar, chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales. J’achève, à l’École des hautes études en sciences sociales, sous la direction du professeur Olivier Roy, une thèse de doctorat en sociologie politique qui porte sur les dynamiques de réislamisation et sur les transformations de l’islamisme en Europe, et, plus particulièrement, sur l’émergence et le développement du salafisme en France. À ce titre, j’ai mené pendant plus de cinq ans des enquêtes de terrain et conduit plus de 70 entretiens avec des imams, des prédicateurs, des militants et des sympathisants appartenant à cette mouvance, ainsi qu’avec des femmes portant le voile intégral. Je vous proposerai donc ici un voyage au cœur de l’univers salafi.

J’examinerai tout d’abord dans quelle mesure le voile intégral fait partie d’une certaine tradition islamique. Je vous présenterai ensuite les caractéristiques doctrinales et politiques du salafisme en France. Enfin, je tenterai d’inventorier les motivations mises en avant par les femmes appartenant à ce mouvement pour justifier le port du voile intégral.

Le niqab fait-il ou non partie de la tradition islamique ? Il importe de répondre à cette question dans la mesure où la plupart des femmes qui le portent le justifient par des arguments religieux. N’étant que sociologue, ou apprenti sociologue, je me garderai bien de faire ici l’exégèse des versets coraniques se rapportant au voile. Je soulignerai plutôt qu’en matière religieuse, les textes ne parlent pas d’eux-mêmes : ce sont les hommes qui les font parler. Je m’intéresserai donc, non à ce que disent les textes à ce sujet, mais à ce qu’en dit l’orthodoxie musulmane.

Il existe dans la théologie musulmane quatre écoles de jurisprudence : tout d’abord, l’école mâlekite, dominante en Afrique du Nord et en Afrique de l’Ouest ; l’école châféite, dominante en Afrique de l’Est et en Asie ; l’école hanafite, dominante dans le monde turcophone ; enfin, l’école hambalite, dominante dans la péninsule arabique. Ces quatre écoles, qui édictent les normes en matière de loi islamique, sont unanimes à affirmer que le port du voile relève d’une obligation religieuse pour toute femme pubère. Certains courants donnent une interprétation plus souple des versets coraniques se rapportant au voile, mais ils demeurent encore minoritaires et n’ont de relais ni dans le monde musulman ni dans les communautés musulmanes installées en Europe. S’il ne fait aucun doute pour les quatre écoles susnommées que le Coran élève le port du voile en obligation religieuse, elles divergent quant à ce que ce voile doit recouvrir, en sus du corps : le visage ou seulement les cheveux ? L’école qui penche le plus en faveur du voile intégral est l’école hambalite. Or les salafistes aujourd’hui présents en France s’inscrivent dans cette filiation. Mais au sein même de cette école hambalite, il existe des divergences, certains affirmant le caractère obligatoire du voile intégral quand d’autres indiquent qu’il peut être porté mais ne relève pas strictement d’une obligation religieuse.

Le développement du port du voile intégral en France y est intimement lié à celui du salafisme. Ce mouvement est chez nous d’implantation récente, apparu seulement au début des années 90, sous l’effet de la prédication de quelques jeunes issus de l’immigration musulmane qui étaient partis étudier le Coran et les sciences religieuses dans les universités islamiques d’Arabie saoudite, de Jordanie ou du Yémen, mais aussi de militants appartenant à l’aile salafiste du Front islamique du salut, le parti islamiste algérien.

Qu’est-ce donc que le salafisme ? C’est un courant qui prône une compréhension et une application littérales de l’islam. Ce mouvement, ultra-orthodoxe et puritain, appelle les musulmans à vivre ou revivre l’islam selon les préceptes invoqués par les compagnons du Prophète. Il présente la particularité de n’être pas homogène, mais divisé en plusieurs tendances et sensibilités politiques. Tout d’abord, le salafisme révolutionnaire, dit djihadiste, lequel non seulement appelle à une pratique ultra-orthodoxe de l’islam, mais prône l’usage de la violence et de l’action directe comme seuls moyens politiques pour peser dans le débat public. Ensuite, le salafisme politique, appelant lui aussi à une lecture littérale des textes et à une pratique ultra-orthodoxe, mais qui invite les musulmans à ne s’engager dans le débat public que par le biais d’instruments politiques pacifiques – manifestations, pétitions… Enfin, le salafisme piétiste qui, lui, n’a aucune vision djihadiste ni politique mais se concentre sur la dimension religieuse et missionnaire.

En France, les deux premières tendances du salafisme sont ultra-minoritaires. La très grande majorité des personnes qui s’y réclament du salafisme appartiennent à la troisième. Sur deux mille mosquées présentes sur le territoire français, entre vingt et trente seulement auraient à leur tête un imam salafiste. Une enquête des Renseignements généraux de 2004 estime qu’entre cinq et dix mille personnes appartiendraient à ce mouvement.

Le salafisme dominant en France se définit par son piétisme, son apolitisme et son caractère non-violent, s’inscrivant d’abord dans une logique prédicatrice missionnaire. Son piétisme tout d’abord : pour ses tenants, l’urgence n’est ni de politiser l’islam ni de s’inscrire dans une logique guerrière, mais de convertir les musulmans sociologiques à une pratique orthodoxe et puritaine de leur religion. Ils se consacrent donc à deux tâches principales : l’éducation religieuse, dans la mesure où ils tiennent les musulmans installés en Europe pour des musulmans égarés, pratiquant un mauvais islam, et la purification d’une religion qui est, selon eux, altérée par des pratiques hérétiques.

Deuxième caractéristique de ce mouvement : l’apolitisme – ce qui n’exclut pas une dimension éminemment politique. Les salafis français s’opposent à toute forme d’engagement politique au nom de l’islam – d’une manière générale, il convient pour eux de délaisser la politique. J’en donnerai plusieurs exemples. En 2004-2005, menant des enquêtes de terrain, j’ai participé à diverses manifestations organisées par des associations musulmanes appelant à s’opposer à toute loi interdisant le port de signes religieux ostentatoires à l’école. J’ai été surpris du faible nombre de personnes se réclamant du salafisme dans ces manifestations. Lors de celles qui ont été ensuite organisées contre les caricatures du Prophète, il n’y avait aucun salafi. Enfin, en janvier 2009, quand des associations musulmanes ont appelé à manifester contre l’invasion des territoires palestiniens occupés par Tsahal, les sites salafis sur Internet ont appelé, eux, à ne pas se joindre à ce mouvement. Plus surprenant encore, les salafis évitent d’intervenir même lorsqu’une question les concerne directement. Assistant l’été dernier à une conférence donnée en banlieue parisienne par un imam salafi sur la bonne pratique de l’islam, j’ai, comme il est de coutume chez les salafis dans ce genre de réunions, demandé par écrit à cet imam quelle était sa position en tant qu’autorité religieuse sur le port du voile intégral. Après avoir répondu à toutes les autres questions, il a lu la mienne et l’a écartée, indiquant qu’il était des questions qu’il ne fallait pas poser, pour éviter de diviser la communauté musulmane. Les salafis vivent dans une sorte de bulle, dressent un cordon sanitaire entre eux et le reste de la société.

Troisième caractéristique : ce mouvement se veut aussi non-violent. Ainsi, ses autorités religieuses, aussi bien en France qu’en Arabie saoudite, en Jordanie ou au Yémen, ont condamné de manière unanime les attentats du 11 septembre 2001, ainsi que les attentats de Madrid en 2004 et de Londres en 2005.

Enfin, pourquoi les femmes appartenant au mouvement salafiste décident-elles de porter le voile intégral ? Trois explications principales me paraissent pouvoir être avancées. C’est une protestation symbolique ; un signe de distinction sociale ; l’expression d’un hyper-individualisme.

Le salafisme séduit un grand nombre de jeunes filles issues de l’immigration musulmane, mais aussi de Françaises de souche. Lorsque celles-ci décident de se salafiser, une minorité seulement opte pour le niqab, la grande majorité choisissant le djilbeb, voile informe mais qui ne masque pas le visage. Lorsqu’on discute avec les premières, elles expliquent que porter le voile intégral est, pour elles, une manière d’exprimer une protestation, de manifester leur désaccord avec les valeurs dominantes de la société dans laquelle elles vivent, de mettre symboliquement cette société à distance. Le voile intégral marque une rébellion symbolique contre l’ordre hiérarchique incarné par leurs parents, critiqués pour pratiquer un mauvais islam, et contre l’ordre social.

Mais le voile intégral est également le signe d’une distinction sociale. Celles qui le portent et le revendiquent en tirent une grande fierté et le ressentent comme un symbole de respectabilité. En se salafisant et en portant le niqab, d’adolescentes elles deviennent des adultes respectées, notamment dans les quartiers populaires.

Le voile intégral est enfin le signe d’un hyper-individualisme religieux. Selon des observateurs, le port du niqab, loin d’être volontaire ou consenti, résulterait d’une contrainte émanant du groupe auquel appartiennent ces jeunes filles ou d’un membre de leur famille. De fait, il y a bien contrainte, mais elle ne résulte pas d’une pression sociale externe exercée par un imam ou leur famille sur ces jeunes femmes. Il s’agit bien plutôt d’une contrainte volontairement intériorisée, parce que ressentie comme légitime. C’est en lisant, en écoutant sur Internet des imams prêcher l’islam et la nécessité de porter le voile intégral que progressivement les jeunes femmes qui s’islamisent en viennent à désirer ou à s’imposer de porter le niqab pour se comporter de manière plus conforme à leur foi. Elles y voient le signe d’une plus grande « islamité », d’une appartenance à une élite, à une avant-garde religieuse appelée à guider la communauté musulmane égarée.

M. André Gerin, président. Je vous remercie de cette présentation, synthétique et pertinente. J’invite maintenant ceux de nos collègues qui le souhaitent à vous poser des questions.

M. Lionnel Luca. Il est communément admis qu’il n’y a pas dans l’islam de séparation entre le politique et le religieux. Or, vous prétendez l’inverse en affirmant que les salafis vivant en France refusent de s’engager en politique. Pourriez-vous nous en dire davantage sur ce qu’il faut entendre par religieux et politique dans la tradition de l’islam ?

Vous affirmez enfin que les salafistes en France refusent systématiquement de prendre part à la vie politique. Mais ne pensez-vous pas qu’ils préparent, de manière subliminale peut-être, les esprits à faire de la politique et à s’engager dans d’autres voies, au risque qu’une mauvaise assimilation de certains principes de purification et d’idéalisation incite certaines personnes à « franchir le pas » ?

M. Pierre Cardo. Le port du voile intégral serait une marque de distinction sociale, avez-vous dit. Ne constituerait-il pas aussi une protection contre la société ?

Mme Arlette Grosskost. Selon vous, le mouvement salafiste est-il un mouvement sectaire ? Si oui, souhaite-t-il mettre en avant une identité particulière ?

Mme Colette Le Moal. Vous avez parlé de jeunes portant le voile intégral. Est-on bien sûr que ce sont essentiellement des jeunes ?

M. André Gerin, président. J’aimerais aussi que vous abordiez la dimension géopolitique.

M. Samir Amghar. Du point de vue du sociologue que je suis, le salafisme est, en effet, une secte – est en tout cas travaillé par des dynamiques sectaires. Lorsque les sociologues parlent de secte, il n’y a là aucune connotation péjorative. Pour eux, c’est un courant religieux comme un autre. Mais, par opposition à l’église, la secte se définit premièrement par son refus de compromis avec le reste d’une société qu’elle considère comme corrompue ; deuxièmement par la nature charismatique de l’autorité religieuse qui la guide : les groupes salafistes s’organisent ainsi autour de leaders charismatiques ayant souvent étudié en Arabie saoudite, en Jordanie ou au Yémen. La troisième caractéristique d’une secte pour le sociologue est que ses membres l’ont rejointe volontairement. Si on naît musulman, on choisit de devenir salafi.

Le salafisme en France entretient un rapport négatif avec son environnement. Lorsque j’ai commencé à travailler sur ce mouvement il y a quelque six ans, j’ai été surpris de son sectarisme, de son refus de se mêler au reste de la société, de ses critiques de la société française et des valeurs républicaines. Mais force est de constater qu’en dépit de ce sectarisme, les salafis sont contraints de passer des compromis avec leur environnement, quelque insuffisamment islamique qu’ils le considèrent. Alors que, dans les années 1990, il n’était pas question de mariage à la mairie et, pour les salafis étrangers, de naturalisation, cela se pratique de plus en plus. Preuve que les salafis se « désectarisent » et s’ouvrent progressivement à notre société.

M. Lionnel Luca. Ou font de l’entrisme !

M. Samir Amghar. Non, le salafisme n’est pas pour moi le courant islamique qui fait de l’entrisme en France, précisément dans la mesure où c’est un mouvement sectaire qui se désintéresse de la politique. La seule urgence pour ses tenants est de garantir leur place au paradis et d’appeler les musulmans à la réislamisation. Je n’ai jamais constaté que les imams salafis ou les salafis eux-mêmes pratiquent l’entrisme ou développent des relations clientélistes avec les maires des communes où se trouvent leurs mosquées. Ils ne se situent pas du tout dans la logique entriste qui peut être celle des Frères musulmans ou de l’UOIF (Union des organisations islamiques de France). La sphère politique ne les intéresse pas du tout.

Mme Arlette Grosskost. Pour l’instant !

M. Samir Amghar. Le salafisme prépare-t-il les jeunes à s’engager en politique ? Non, bien au contraire : une grande partie du mouvement est constituée de jeunes qui ont été déçus de leur engagement politique antérieur au sein d’associations musulmanes. Beaucoup des salafis actuels étaient proches des Frères musulmans dans les années 90, écoutaient Tariq Ramadan, dans la pensée duquel ils se reconnaissaient. Mais ces organisations, qui n’ont pas, à leurs yeux, tenu leurs promesses, les ont progressivement déçus.

Mme Danièle Hoffman-Rispal. Mais ceux-là ont maintenant la trentaine !

M. Samir Amghar. Les salafis qui ont vingt ans aujourd’hui rejettent aussi la politique, institutionnelle ou associative, musulmane. Pour eux, on ne changera les choses que par le retour à un islam authentique.

S’agissant du lien entre islam et politique, n’étant pas islamologue, il m’est difficile de répondre. En France, deux conceptions s’affrontent. Il y a d’un côté celle défendue par les Frères musulmans selon lesquels l’islam n’est pas seulement une religion, mais un système global, à la fois religieux, politique, philosophique, éthique…, et pour qui être un bon musulman, c’est non seulement fréquenter la mosquée, faire ses cinq prières par jour, mais aussi s’engager au nom de ses valeurs religieuses. Et les mouvements « fréristes » se situent, en effet, dans une logique entriste ou de lobbying. D’un autre côté, il y a les salafis pour qui, en revanche, l’urgence n’est pas de politiser l’islam mais bien plutôt, dans une posture missionnaire et piétiste, d’appeler les musulmans à la pratique de l’islam véritable. Cela étant, il est vrai que les imams professent qu’il faudra ensuite passer à une autre étape, celle de l’organisation, mais cela fait vingt ans qu’ils tiennent le même discours sans avoir rien fait en ce sens – de sorte que ce courant est le seul à n’être pas organisé et hiérarchisé à l’échelle nationale. N’existent que des associations locales, constituées autour d’un imam prédicateur charismatique – et celui de Lille, par exemple, n’a pas de relations avec celui de la région marseillaise. Ces groupes fonctionnent de manière autonome les uns par rapport aux autres et n’ont pas de projet politique. Le seul projet des jeunes salafis est, à mon sens, de quitter la France pour s’installer dans un pays musulman, parce qu’ils estiment que la France manque de respect à l’égard de ses musulmans et que l’on ne peut y vivre pleinement sa religion.

M. Jacques Remiller. Combien cette mouvance regroupe-t-elle de personnes ? Dans quelles régions est-elle plus particulièrement représentée ?

M. Samir Amghar. Comme je l’ai dit, une enquête des Renseignements généraux datant de 2004 estime qu’il y aurait quelque 5 000 salafistes en France. Entre vingt et trente mosquées ont à leur tête un imam salafiste : une dizaine en banlieue parisienne, deux dans la région lyonnaise, une à Marseille et une à Romans-sur-Isère.

M. Pierre Cardo. Toutes de tendance piétiste ?

M. Samir Amghar. Les deux autres tendances salafistes sont, en effet, ultra-minoritaires, voire inexistantes. La tendance djihadiste était présente dans les mosquées au début des années 2000 mais elle en a disparu, ses imams ayant renoncé à tenir ce discours « révolutionnaire » sous la pression policière.

Mme Bérengère Poletti. Disposez-vous d’informations sur la progression du salafisme en France ces dernières années ? Le nombre d’imams salafistes a-t-il augmenté ?

M. Samir Amghar. Le nombre de mosquées salafies reste stable : les seules variations tiennent au fait que tel ou tel imam est parti de l’une pour aller dans une autre, qui devient alors salafie à son tour.

M. Pierre Cardo. Nous cherchons au travers de ces auditions la réponse la mieux adaptée au problème du port du voile intégral. Nous ne vous demanderons pas quelle serait cette réponse, mais quelle est, selon vous, l’erreur à surtout ne pas commettre ?

Mme Pascale Crozon. Quels rapports entretiennent les salafistes avec les autres courants de l’islam qui font également du prosélytisme ?

M. Samir Amghar. Les salafistes, pensant être les seuls dépositaires du véritable islam, considèrent tous les autres mouvements comme hérétiques, qu’il s’agisse du mouvement Tabligh, mouvement missionnaire d’origine indo-pakistanaise, des Frères musulmans ou d’autres mouvements soufis. Ils se situent dans une logique d’excommunication par rapport à ces autres courants, du moins dans le discours. Car dans les faits, on constate souvent des « accommodements ». Les salafistes fréquentent, par exemple, des mosquées ayant à leur tête un imam de la mouvance des Frères musulmans si c’est la seule dans la ville. De même, beaucoup se rendent au congrès que tiennent chaque année au Bourget les Frères musulmans et qui rassemble entre 20 000 et 50 000 personnes, et ils y tiennent même des stands. La pratique est donc bien plus nuancée que le discours – et relève un peu du bricolage.

S’agissant de l’erreur à ne pas commettre, je me bornerai à relever que la loi de 2004, réaffirmant la primauté du principe de laïcité dans l’enceinte scolaire, a eu des effets positifs, mais aussi des effets pervers. Beaucoup de jeunes filles qui portaient le voile au collège ou au lycée ont cessé de fréquenter ces établissements, se sont déscolarisées et se sont mises à fréquenter de plus en plus les cercles salafis. Conséquence : celles qui portaient en 2004 le hijab portent aujourd’hui le niqab. La loi de 2004 a également favorisé une forme de communautarisme. En effet, à partir de cette date, les Frères musulmans ont créé des écoles confessionnelles et depuis lors, de nombreux projets, à Lyon, à Marseille, dans le Nord et plus récemment à Vitry-sur-Seine, ont vu le jour. La réaffirmation tout à fait légitime du principe de laïcité a donc eu, hélas, ces effets pervers que l’on perçoit mieux avec le recul. Il faudrait en tenir compte au moment d’évaluer l’intérêt d’une loi éventuelle sur la burqa.

M. Georges Mothron. Votre exposé a été très clair mais j’ai bien le sentiment qu’il y a une « comptabilité » officielle du salafisme et une officieuse. Dans la région parisienne, par exemple, à côté du salafisme mesuré par les Renseignements généraux et qui a passé des compromis avec les collectivités, il y a celui qui se développe ou fait résurgence dans des lieux de prière non reconnus, parfois à quelques centaines de mètres seulement d’une mosquée, et avec des dérives non négligeables. Je ne veux pas généraliser ce qui se passe dans ma circonscription, mais il me semble que le salafisme a gagné du terrain, au prix d’un sectarisme accru.

Mme Françoise Hostalier. Comme l’a souvent souligné le président de notre mission, le port de la burqa ou du niqab ne constitue que la partie émergée de l’iceberg. On ne sait pas très bien ce qu’il y a en dessous, mais c’est en tout cas mal ressenti par beaucoup de nos concitoyens, y compris de confession musulmane. Je pense en particulier à ces revendications de plus en plus nombreuses, exprimées au nom du droit de vivre sa religion mais incompatibles avec les exigences d’un Etat laïc. Passe encore dans les prisons ou les maisons de retraite, dont les intéressés ne peuvent sortir, mais cela ne peut s’admettre à l’école ou dans l’hôpital. Pourquoi voit-on de plus en plus de femmes portant le voile intégral ou d’hommes affichant ostensiblement leur appartenance religieuse dans les transports et les lieux publics, et exprimant des exigences croissantes vis-à-vis de nous, Gaulois – si je puis m’exprimer ainsi ? On m’a rapporté que, dans certaines entreprises, les salariés avaient reçu pour consigne de ne pas manger leur sandwich sur place pendant le ramadan, pour ne pas risquer de heurter des collègues de confession musulmane. On va finir par aboutir à un communautarisme inversé et à des réactions de rejet, alors que jusqu’à présent la population musulmane ne posait pas de problème. Comment le sociologue que vous êtes analyse-t-il cette montée d’un islamisme « dérangeant » et le risque qu’il fait courir ?

Mme Danièle Hoffman-Rispal. Je m’associe à la question de Françoise Hostalier. Vous nous avez dit, Monsieur, que le port du voile intégral traduit un « hyper-individualisme » et un « refus de nos valeurs », et que légiférer, comme nous pensons qu’il est de notre devoir de républicains laïcs de le faire au nom du respect des valeurs universelles que nous défendons, pourrait avoir des effets pervers. Alors, que pouvons-nous faire ? Dans ma circonscription de Belleville, alors qu’auparavant je croisais une femme en niqab une fois tous les six mois, j’en croise maintenant dix tous les vendredis ! Et le phénomène semble s’amplifier. Je me demande d’ailleurs si le simple fait d’avoir posé publiquement le problème n’a pas joué…. Pourquoi devrions-nous accepter les valeurs de personnes qui, ostensiblement, refusent les nôtres ? Cela me pose un problème philosophique, encore plus que politique.

M. André Gerin, président. J’ai également l’impression qu’avec le voile intégral, on parle de l’arbre, non de la forêt qu’il cache. Je ne sais pas si vos données sont parfaitement actualisées car c’est bien toute une forêt que nous découvrons. Nous en avions déjà quelque idée avant le début de cette mission mais, allant plus avant dans nos travaux, en essayant de débattre, notamment, avec les responsables du culte musulman, nous cherchons à caractériser ce que nous constatons. S’agit-il d’une dérive intégriste, fondamentaliste, d’une idéologie « barbare », comme certains l’ont dit ? Toutes les informations que vous nous avez livrées sont intéressantes mais comment se fait-il que, dans des territoires entiers, on oblige des mineures à porter certaines tenues vestimentaires qu’elles ôtent dès qu’elles arrivent dans leur établissement scolaire, pour s’habiller « comme leurs copines », en venant même à demander à disposer d’un vestiaire où se changer ? Comment se fait-il que l’on observe de plus en plus de comportements fanatiques d’hommes vis-à-vis de leur femme dans les hôpitaux, les maternités… ? Il est important de pouvoir caractériser ces évolutions afin de faire reculer ces comportements. Nous souhaiterions en France un islam qui s’adapte aux conditions de notre pays. Une clarification s’impose à ce sujet. Dans ma seule commune, je connais douze lieux de prière officieux dans des caves ou en pied d’immeuble. Je suis donc sceptique quant au chiffre que vous avez avancé concernant l’agglomération lyonnaise.

M. Pierre Cardo. Si nous avons créé cette mission d’information et décidé d’auditionner toute une série de personnalités, c’est que nous avons besoin de comprendre le phénomène auquel nous nous attaquons. Si nous avons demandé à entendre M. Amghar, c’est parce qu’il est un spécialiste du salafisme, dont nous cherchons à comprendre l’origine et ce qui motive ses adeptes. Je pense qu’il faut éviter, Monsieur le président, de donner aux universitaires et aux chercheurs qui partagent avec nous leurs connaissances le sentiment de se trouver devant un tribunal. Nous sommes là pour les écouter, leur poser des questions, pas pour donner des leçons. Ce que nous affrontons est certes à la fois inquiétant et complexe, mais c’est une raison de plus de procéder avec délicatesse.

M. André Gerin, président. J’en suis tout à fait d’accord. Il est important que nous dialoguions avec les scientifiques pour mieux comprendre certains phénomènes et si je souhaite disposer de données actualisées concernant la région lyonnaise, ce n’est nullement une critique à l’égard de M. Amghar, d’autant que ce n’est pas nécessairement lui qui peut nous les fournir.

M. Samir Amghar. Dans l’agglomération lyonnaise, il y a une mosquée salafiste aux Minguettes, à Vénissieux – la mosquée Al Fourqan – et une autre à Lyon même, dans le 8e arrondissement. Elles sont très actives, faisant preuve d’un grand prosélytisme. Le mouvement salafi est sans doute, en effet, le plus hégémonique et celui qui connaît le plus fort développement, notamment au détriment du mouvement Tabligh. Dans les quartiers populaires, lorsqu’on décide de se convertir à l’islam ou de se réislamiser, on le fait bien souvent au contact du salafisme car c’est la seule offre religieuse qui y reste et qui apparaît comme la plus légitime et la plus authentique.

Quant à Argenteuil, c’est un bastion historique du salafisme, la première ville où il s’est développé et où des femmes ont commencé à porter le voile intégral, et celle où se trouve la plus grande mosquée salafie de France, pouvant accueillir plusieurs centaines de fidèles, la mosquée As Salaam. Mais l’imam, le franco-marocain Abou Omar, considère que le voile intégral n’a pas sa place en France, mais seulement dans les pays musulmans qui l’acceptent. Il se situe donc dans une logique de compromis, invitant les jeunes filles à découvrir leur visage. C’est l’exemple du bricolage auquel sont conduits des imams salafis, malgré le sectarisme propre au mouvement. Cela étant, il est vrai qu’il existe un certain nombre de lieux de culte non répertoriés, mais les chiffres que je vous ai donnés permettent d’avoir un ordre de grandeur : les salafistes sont une minorité dans la minorité musulmane, mais une minorité très active.

Mme Bérengère Poletti. Votre curriculum vitae, Monsieur, nous apprend que vous avez été l’auteur en 2000 d’un mémoire sur « l’islamisme tunisien face à la démocratie ». Or je crois savoir que la Tunisie interdit le port du voile intégral. J’aurais aimé connaître votre sentiment à ce sujet.

Vous allez par ailleurs très prochainement soutenir une thèse sur le salafisme en Europe. Le salafisme a-t-il un projet, explicite ou non, de conquête de territoires ?

Mme Pascale Crozon. Quels rapports entretient-il avec les autres courants de l’islam ? Y a-t-il déjà eu des confrontations entre ces courants ou risque-t-il d’y en avoir ?

M. Samir Amghar. Il y a déjà eu des confrontations, mais les salafistes étant persuadés de détenir la vérité, ils les évitent car ils savent que, de toute façon, Frères musulmans et tablighis sont voués à l’enfer ! J’ai assisté à des pugilats, à des bagarres, mais je les crois exceptionnels. Les conflits de territoires restent discrets, l’objectif de chacun étant néanmoins de convertir le plus grand nombre de personnes.

En Tunisie, dont je souligne que je ne suis pas un spécialiste, le voile intégral n’est pas interdit en soi, mais la pression sociale et policière y est telle que les femmes qui souhaiteraient le porter ne le font pas, pour éviter les ennuis. Cela dit, la tendance piétiste du salafisme se développe de plus en plus dans ce pays, avec la bénédiction du régime parce qu’il voit dans ce courant, orthodoxe mais apolitique, l’outil idéal pour faire barrage à l’islamisme politique.

S’agissant des effets pervers que pourrait avoir une loi sur le voile intégral, il faut voir que celui-ci est porté par des personnes qui ont un rapport conflictuel avec la France, estimant avoir été durant des années montrées du doigt parce que d’origine étrangère et de confession musulmane, se considérant donc comme victimes de racisme et d’exclusion. Pour elles, le salafisme est une sorte de revanche.

M. André Gerin, président. Mais sans connotation politique ?

M. Samir Amghar. Non, car les salafistes n’ont pas de programme politique précis et ne cherchent pas non plus à négocier avec l’État.

M. Jacques Remiller. Où sont formés les imams des mosquées salafistes ?

M. Samir Amghar. Essentiellement en Arabie saoudite. À partir des années 60, ce pays a voulu apparaître comme une superpuissance religieuse et a créé de nombreuses universités islamiques qui, à la différence de celles d’Algérie, du Maroc ou d’Égypte, allouent des bourses à leurs étudiants. Des représentants de ces établissements démarchent les mosquées françaises pour recruter de futurs étudiants en théologie. Elles dispensent par ailleurs un enseignement de grande qualité. Être diplômé d’une université islamique saoudienne quand on veut devenir imam, c’est comme être diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris quand on veut faire de la science politique en France !

M. André Gerin, président. Nous avons l’exemple de l’imam Bouziane.

Nous vous remercions, Monsieur. Vous nous avez vraiment donné envie d’en savoir davantage.

Audition de Mme Yvette Roudy, ancien ministre

(Séance du mercredi 4 novembre 2009)

M. André Gerin, président. Madame la ministre, merci d’être là. Vous vous êtes battue sans relâche pour l’avancée des droits de la femme aussi bien comme militante associative que comme femme politique, notamment comme ministre chargée des droits de la femme dans le gouvernement Mauroy ou comme parlementaire au moment de la discussion de mesures relatives à la parité.

Il nous a paru, à ce stade de nos travaux, utile de vous entendre, vous qui avez vécu de l’intérieur l’évolution du mouvement féministe.

Je souhaiterais savoir quel regard vous portez sur le voile intégral. Est-ce avant tout l’expression d’un malaise identitaire de la part de jeunes personnes qui sont mal intégrées à la société française ou faut-il y voir une réelle influence du fondamentalisme ? N’est-il pas surprenant de voir beaucoup de jeunes filles de souche européenne converties à l’islam adopter cette pratique rigoriste ? Selon vous, quels sont les droits de l’homme – et de la femme – mis en cause par cette pratique ?

J’aimerais aussi vous demander si, selon vous, le port du voile intégral remet en cause les valeurs républicaines et, plus particulièrement, le principe de laïcité.

Une loi portant sur le voile intégral pourrait comprendre des mesures positives visant à améliorer la tolérance et les droits des femmes. Quelles mesures proposeriez-vous pour que la communauté musulmane comprenne bien qu’il ne s’agit pas d’une loi antimusulmane, mais d’une manière de préserver le « vivre ensemble », lequel ne peut se faire au détriment des femmes ? La mission ne s’est pas encore prononcée définitivement, mais elle verrait dans la loi un moyen de libération, et non de répression, comme le craignent certains.

Mme Yvette Roudy. Merci de m’avoir invitée à donner mon avis. La question du voile intégral, qui émeut beaucoup de monde, me rappelle « l’affaire du voile ». À cette époque, nous avons entendu, notamment au Parlement et au sein de la commission présidée par M. Bernard Stasi, les mêmes arguments que ceux que nous entendons aujourd’hui.

Ces arguments sont de trois ordres. Premièrement, il faudrait autoriser le voile intégral au nom de la religion. Deuxièmement, le port du voile relèverait de la liberté des femmes, qui peuvent choisir de se promener dans un scaphandre ambulant – on peut s’interroger sur le sens que ces jeunes femmes donnent au mot liberté. Troisièmement, il ne faudrait surtout pas, par une loi, stigmatiser toute une communauté.

Je remarque d’abord que le port du voile, intégral ou non, n’est pas inscrit dans le Coran. Selon moi, c’est une invention de la part d’une branche intégriste religieuse qui vise à propager son idéologie. Nous savons d’ailleurs que toutes les religions ont leurs intégristes : il y en a eu chez les catholiques et chez les protestants.

Nous disposons en France de l’excellente loi de 1905, dite de séparation des Églises et de l’État. Il en résulte que la loi de la République est au-dessus des lois religieuses. Ce sont des arguments simples, qu’il faut rappeler à ceux qui se laisseraient intimider, notamment par des accusations d’intolérance.

Je n’ai aucun état d’âme : il s’agit d’une propagande politique orchestrée par un courant politique particulier qui utilise la religion et s’attaque à nos principes. Elle profite de notre point faible : les droits des femmes. Il suffit de gratter un peu, de discuter pour en avoir la preuve : certains affirment que tout est réglé en ce domaine et, régulièrement, certains tentent de revenir sur des droits acquis par les femmes. Comme il s’agit de droits récents, il n’est pas étonnant qu’ils ne soient pas compris par tous ni suffisamment défendus. Les intégristes, qui sont très intelligents et cultivés, savent bien ce qu’ils font en agissant ainsi.

Derrière cette attaque, c’est notre République, notre État de droit, notre principe de laïcité qui se trouvent attaqués. Or le principe de laïcité est inscrit dans la Constitution. Il serait inconstitutionnel d’accepter de revenir dessus. Nous devons être fiers de ce principe de laïcité, qui est propre à la France. Il est d’ailleurs intraduisible dans d’autres langues et on a du mal à l’expliquer aux Anglo-Saxons. Mais nous nous sommes suffisamment battus pour l’affirmer et il est maintenant admis par l’Église catholique. Pour avoir été maire d’une ville de pèlerinage pendant douze ans, j’ai rencontré régulièrement des évêques, et cela se passait très bien. J’en veux aussi pour preuve un texte de Mgr Jean-Louis Tauran, conseiller du Pape, d’où il ressort qu’il accepte très bien la laïcité.

Nous n’avons donc pas de problèmes avec les hauts responsables de l’Église catholique romaine en France. Il faut expliquer que la loi sur la laïcité s’applique partout, quelles que soient les religions : les Églises sont séparées de l’État et la religion relève du domaine privé.

Je remarque, par ailleurs, que le port du voile ne concerne que les femmes. Les hommes ne demandent pas à être traités de manière différente ou spécifique. J’y vois donc la manifestation d’un traitement inégalitaire – qui s’oppose au principe constitutionnel d’égalité entre hommes et femmes.

Certaines femmes déclarent que porter le voile relève de leur liberté. Elles sont en général jeunes et d’allure très libre. Elles nous expliquent qu’il s’agit pour elles d’un choix, et elles sont probablement sincères. Mais nous savons que la manipulation est facile et que certains esclaves aiment leurs chaînes. Enfin, certains conditionnements, qui commencent très tôt, peuvent convaincre ceux qui n’auraient pas pratiqué ou éprouvé leur liberté. C’est donc une affaire de conditionnement, de soumission organisée et de domination.

Essayez de vous promener avec une burqa : cela ne facilite pas la vision et constitue une gêne quand il faut traverser la rue. Par ailleurs, personne ne sait qui se cache sous la burqa – ce qui pose au demeurant un problème de sécurité. L’identité de la femme est gommée, la femme est masquée, elle n’existe pas – et c’est bien le but. Les manipulateurs font preuve d’une habileté machiavélique.

Un des arguments avancés est qu’il ne faudrait pas stigmatiser une communauté. La communauté musulmane serait-elle si fragile ? J’ai discuté avec des musulmans, des imams, qui défendent la laïcité, qui ne sont pas favorables à la burqa et qui, à mon sens, voudraient que l’on vote une loi. Au reste, je leur ai demandé pourquoi ils ne pourraient pas régler eux-mêmes le problème au sein de la communauté : ils sont tout de même les premiers intéressés.

Ce phénomène du port de la burqa révèle un problème de vision du monde, dans laquelle le corps des femmes est jugé dangereux. Comme on me l’a dit, les femmes doivent se masquer car, sinon, les hommes vont se déchaîner, pris par des pulsions irrépressibles. Si elles s’exposent, cela signifie qu’elles sont disponibles. Le voile intégral permettrait donc de protéger les femmes contre de possibles agressions.

Attention à ce « cheval de Troie » que l’on veut faire pénétrer dans notre société. Les personnes qui sont derrière savent très bien ce qu’elles font. Après le port de tel costume pour sacrifier à la tradition, on nous demandera des horaires réservés dans les piscines – j’ai même entendu dire que certains maires les avaient acceptés – ou des programmes scolaires édulcorés, notamment en biologie, etc. Et pourquoi pas, peu à peu, des espaces séparés pour les hommes et les femmes dans les bus, dans le métro, dans les restaurants, les théâtres ou les cinémas ? On risque d’aboutir à un véritable apartheid. C’est un engrenage, et sachez que les femmes qui circuleraient librement s’exposeraient à des agressions.

Pour moi, c’est très clair : une loi s’impose. Nous nous adressons à une population qui souhaite vivre chez nous, parce que la vie y est meilleure. Elle sait très bien que, pour vivre en paix dans un pays comme la France, il faut avant toute chose respecter la loi. Je pense donc qu’elle comprendra si nous en faisons une. Après, bien sûr, il faudra veiller à son application. Mais vous connaissez tous la très belle phrase de Lacordaire : « Entre le fort et le faible, le riche et le pauvre, le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit. »

Mme Françoise Hostalier. Vous avez remarqué, Madame, que le phénomène ne concernait que les femmes. Mais, dans la région lilloise, les hommes sont de plus en plus nombreux à porter une barbe longue et touffue et refusent de regarder une femme dans les yeux. Je suis allée l’autre jour à la mosquée de mon quartier et la moitié des hommes a refusé de me serrer la main. Cela ne m’est jamais arrivé dans des pays musulmans, par exemple en Afghanistan ou en Tunisie. J’observe donc, chez les hommes également, une radicalisation des comportements.

J’ai cru comprendre que, dans votre propos, vous visiez surtout les femmes d’origine étrangère. Mais le problème se pose aussi pour les femmes françaises converties, que leurs parents soient ou non d’origine étrangère. Je pense tout particulièrement à celles que je pourrais qualifier de « gauloises » et qui, une fois converties, sont encore plus « religieuses » que les autres.

Vous avez été députée et ministre. Vous avez sans doute une idée de la façon dont on pourrait rédiger cette loi, et surtout de la façon dont on pourrait la faire appliquer. L’application de la loi de 2004 a déjà été difficile : il a fallu agir avec délicatesse, convaincre les parents, passer par des médiatrices, trouver des solutions pour scolariser les élèves qui ne voulaient pas se dévoiler, etc. Mais pour cette loi-ci, comment l’appliquer, notamment dans les lieux publics ? Faudra-t-il prévoir des amendes ?

Mme Pascale Crozon. Comment analysez-vous, Madame, l’application de la loi de 2004 ?

Mme Yvette Roudy. On n’interdit pas aux hommes dont vous parliez de se promener en bras de chemise ou nue tête, et je ne pense pas qu’il leur soit obligatoire de porter la barbe. Il est néanmoins évident que ce sont des intégristes, qui peuvent refuser de serrer la main des femmes. Cela m’est arrivé en France et dans certains autres pays.

Vous avez raison de dire que les nouveaux convertis sont encore plus stricts que les autres, parce qu’ils ont quelque chose à prouver. J’ai rencontré aux États-Unis une très jeune femme qui portait le voile et trouvait l’idéologie intéressante. Elle était née dans ce pays et n’en était jamais sortie. Je ne sais pas ce qu’elle est devenue, mais je pense qu’elle ouvrira un jour les yeux, surtout si elle va dans le pays d’origine de ses ancêtres et se rend compte de ce que cela peut représenter au quotidien : impossibilité de sortir, absence de droits, etc.

Certaines femmes sont séduites. Mais toutes les sectes savent pratiquer la séduction. Le port de la burqa est également le moyen, en particulier pour les jeunes, de se distinguer et de défier la société et l’autorité dominante.

L’intégrisme religieux obéit à toutes les règles auxquelles les sectes obéissent – ayant participé dans cette assemblée à la commission d’enquête sur les sectes, je sais de quoi je parle. Derrière tout cela, il y a des comportements sectaires qui peuvent aboutir à des lavages de cerveau, à des conditionnements et à un embrigadement total.

On assiste à une montée du phénomène. Que faire ? C’est vous qui allez devoir trouver la solution. Celle-ci ne peut être que globale. Une loi est nécessaire, mais elle ne sera pas suffisante ; il faudra l’accompagner – ce que nous ne savons pas très bien faire, à la différence des pays scandinaves. Il conviendra aussi d’aller dans les endroits où cela se passe, pour discuter et défendre bec et ongles notre laïcité.

Quant à la loi de 2004, c’est mieux que rien, mais ce n’est pas parfait. Elle n’est pas appliquée dans les universités, ce qui est dommage, ni dans les lieux publics. Cela dit, on peut admettre que des femmes portent un foulard dans un lieu public, mais pas qu’elles portent la burqa. De toute façon, c’est dangereux, et l’on peut mettre en avant des arguments de sécurité : elles peuvent créer des accidents ou en avoir et, de surcroît, on ne sait pas qui se cache dessous. En tout cas, notre société n’est pas organisée pour cela.

Il faudra dire aux personnes qui vivent chez nous, et qui ne s’y trouvent pas mal – et je ne vise pas que les femmes venant de l’étranger – que la loi ne permet pas d’adopter de telles pratiques. Je me souviens avoir agi ainsi lorsqu’il a fallu empêcher l’excision. Certains avaient alors une attitude assez complaisante vis-à-vis de cette coutume et nous accusaient de faire preuve de néocolonialisme et d’intolérance. En dernier recours, je leur ai dit que c’était la loi et que l’excision était interdite, et alors ils ont accepté cette disposition. Bien sûr, vous pouvez essayer de convaincre, mais vous n’y parviendrez pas. En l’occurrence, vous avez face à vous un système très bien organisé et des personnes très habiles comme Tariq Ramadan, qui ont fait leurs études dans nos universités et connaissent nos points faibles.

Répondez aux personnes concernées que ce sont nos règles, nos lois, que notre société est organisée de cette façon et que si elles ne s’y conforment pas, elles encourront des sanctions. Vous devrez prévoir ces sanctions et faire payer des amendes.

Nous avions eu des craintes après le vote de la loi de 2004 sur le voile islamique. Mais j’ai constaté que, globalement, la loi a été respectée.

En conclusion, mettre en avant la loi simplifie bien les choses. Au reste, vous êtes là pour faire la loi.

M. Jean Glavany. Je nuancerai vos propos sur la loi de 2004. Tout le monde est d’accord pour dire qu’elle a réglé le problème dans l’école publique et qu’il n’y a quasiment plus de conflit à l’entrée. Mais on ne connaît pas le nombre des familles qui ont placé leurs enfants, sinon à l’étranger, tout au moins dans les écoles privées, qu’elles soient musulmanes ou catholiques.

Vous avez parlé des populations qui voulaient vivre dans notre pays. Mais il faut aussi tenir compte des « gauloises » converties au culte musulman et qui se lancent dans cette provocation.

Nous sommes tous d’accord pour dire qu’il faut empêcher ce phénomène, dans la mesure où il n’est pas acceptable. Mais si le Parlement français explique qu’il le fait pour des raisons de sécurité, on nous rétorquera que, même si ces raisons de sécurité existent, nous n’abordons pas le problème tel qu’il se pose, ni la provocation telle qu’elle se présente, c’est-à-dire comme une provocation intégriste et fondamentaliste.

Ensuite, la loi que nous pourrions prendre pour interdire la burqa serait très ciblée. Pourrions-nous prendre une mesure équivalente s’intégrant dans un dispositif législatif qui ne viserait pas que les femmes musulmanes ?

Cela m’amène à revenir à la loi de 2004, qui reprenait une des propositions de la commission présidée par M. Bernard Stasi. Celle-ci avait fait un énorme travail et il est dommage qu’on l’ait réduit à cette mesure. De ce fait, la loi a été ressentie par ceux qui étaient visés par cette mesure comme une loi qui les ciblait. Si on avait repris l’ensemble des propositions de la commission Stasi et que l’on avait fait une grande loi sur la laïcité, cela n’aurait pas été le cas et aurait eu davantage de sens républicain. De mon côté, je suis disponible pour travailler sur une grande loi laïque dans la prolongation de la commission Stasi. Le groupe socialiste a, d’ailleurs, élaboré une proposition de loi en ce sens. Toutefois, je ne suis pas sûr qu’elle emporterait un consensus.

Un autre projet pourrait faire consensus. Il y a un an ou deux, l’Assemblée nationale a créé une mission d’évaluation de la politique de prévention et de lutte contre les violences faites aux femmes – la présidente de cette mission était Mme Danielle Bousquet, du groupe socialiste, et son rapporteur M. Guy Geoffroy, du groupe de l’UMP —, un peu à l’instar de ce qu’a fait M. Zapatero lorsqu’il est arrivé au pouvoir. Il en est résulté un rapport contenant une vingtaine de propositions. Ne pourrait-on pas, dans cet ensemble, insérer une mesure destinée à empêcher le port de la burqa, considérée comme une violence faite aux femmes ?

M. Pierre Cardo. Madame la ministre, ne pensez-vous pas que la loi de 1905, telle qu’elle est construite, ne nous enlève pas les moyens d’intervenir sur le fait religieux ? En effet, il s’agit d’une loi sur la laïcité. Est-il souhaitable de maintenir cet état de fait ou faut-il revisiter cette loi ?

En 2004, nous avons voté la loi sur le port du voile dans les collèges. Aujourd’hui nous sommes confrontés au problème de la burqa. Cela signifie que cette première loi a été suivie d’une réaction et que l’on continue à lutter contre certaines valeurs de la République. S’il faut y voir une stratégie, est-ce qu’une nouvelle loi, trop ciblée, ne risque pas de nous obliger à passer ultérieurement à une nouvelle étape et donc à une troisième loi ? S’il en est ainsi, jusqu’où ira-t-on ? Nous risquons d’être à court d’arguments.

Ce serait peut-être au monde musulman lui-même de régler le problème. Mais peut-on compter sur lui, d’autant qu’il est assez divisé en la matière ?

Mme Bérengère Poletti. Vous dites, Madame la ministre, que le port de la burqa n’est pas d’ordre religieux. Je suis tout à fait d’accord : il n’est pas imposé par le Coran, mais par des extrémistes et des fanatiques.

Vous dites aussi que c’est aux musulmans eux-mêmes de s’emparer du problème. Je pense que, sans eux, il sera, en effet, difficile d’arriver à le régler. Toutefois, les représentants du Conseil français du culte musulman (CFCM), que nous avons auditionnés récemment, refusent d’appliquer les termes d’extrémistes, d’intégristes et de fanatiques à ceux qui veulent faire porter le voile intégral aux femmes et parlent même de fait religieux. Nous sommes donc sur un terrain difficile.

Nous avons également auditionné les représentants de la Ligue des droits de l’homme. Leur discours nous a choqués. Ils s’opposent totalement à ce qu’on légifère sur le sujet. Ils parlent de tolérance, d’éducation et de non-discrimination ; ils disent que si on en est là, c’est parce qu’on a été discriminants vis-à-vis des musulmans de France. Quel est votre avis ?

Mme Yvette Roudy. Quand une question semble très compliquée, il faut la simplifier. J’ai eu un grand maître en ce domaine : François Mitterrand. Il disait que lorsque l’on doit choisir entre plusieurs principes, il faut retenir le plus élevé.

Je vous ai énuméré un certain nombre d’arguments. Mais n’en utilisez qu’un : celui de l’inégalité entre hommes et femmes – le principe de l’égalité entre hommes et femmes figurant dans la Constitution. Ne vous laissez pas embarquer sur d’autres terrains, comme celui du complexe néocolonialiste ou celui de la culpabilité. J’ai discuté avec le président de la Ligue des droits de l’homme, et cela s’est très mal passé. Selon lui, il ne faudrait pas stigmatiser les musulmans. Pourquoi ? Seraient-ils si fragiles ? N’oublions pas que nous sommes en République, dans un État de droit.

Dans cette affaire, on essaiera de tout mélanger, de vous culpabiliser, de vous opposer la religion. L’argument fondé sur la sécurité est, certes, un peu ridicule, mais je l’ai entendu ; il ne faut pas le retenir. Il faut retenir un seul principe et, à mon avis, c’est celui de l’égalité entre les hommes et les femmes. Derrière tout cela, se cache tout de même la loi de la charia.

Les femmes musulmanes savent bien que le fait d’arborer le voile n’est pas neutre : c’est un symbole évident, s’agissant surtout du voile intégral.

J’attendais beaucoup de la commission Stasi et je regrette aussi qu’elle n’ait accouché que d’une souris. Pourquoi ne pas utiliser le rapport de Danielle Bousquet sur les violences faites aux femmes ? M. Zapatero a fait ce que nous n’avons pas eu le courage de faire : une loi visant la dignité des femmes – j’avais proposé de faire une loi à ce sujet, mais le texte n’a jamais été examiné. Si vous pouviez voter le même genre de loi, ce serait bien. C’est peut-être possible, vingt ans plus tard.

Monsieur Cardo, s’agissant de la loi de 1905, j’ai du mal à vous suivre. Pourquoi vouloir se mêler de la religion ? Cette loi est simple : il y a les Églises d’un côté, et l’État de l’autre. J’ai eu de sérieuses discussions avec des évêques, avec Mgr Lustiger ou avec Mgr Tauran, qui a beaucoup réfléchi à la question de la laïcité et avec lequel on peut s’entendre. À Lisieux, j’ai rencontré beaucoup de religieux, et cela se passait très bien. Nous avons suffisamment souffert avec cette loi de 1905, tout au moins au début. N’y touchez pas !

M. Pierre Cardo. Est-ce que cela ne simplifierait pas les choses ?

Mme Yvette Roudy. En touchant à la loi de 1905, vous ne saurez pas où vous allez. Cette loi est une loi sur la séparation des Églises et de l’État. La religion est une affaire privée. J’ai de très grands amis croyants, catholiques ou non, qui respectent la laïcité.

Je crois profondément que le phénomène auquel nous assistons est une affaire politique. C’est une tentative de déstabilisation, extrêmement habile, quasiment machiavélique. J’approuve la proposition de M. Glavany de partir de l’excellent rapport de Danielle Bousquet. Il s’agit bien d’une violence faite aux femmes… même s’il plaît à certaines d’être battues. On sait, d’ailleurs, très bien ce qu’une telle attitude peut masquer : un complexe, un conditionnement très difficile à faire disparaître. Mais à certains moments, il faut trancher.

Je crois que la loi de 2004 ne s’applique pas aux universités, ce qui est dommage. Elle ne s’applique pas non plus aux hôpitaux, parce que l’on n’est pas allé jusqu’au bout. Allez-y carrément. Et ce n’est pas notre faute si la Ligue des droits de l’homme a pris une telle position.

M. Pierre Cardo. La question qui se pose est d’adopter la bonne stratégie.

Mme Yvette Roudy. Faites simple et tenez-vous en à un seul principe.

M. Pierre Cardo. Vous avez sûrement raison.

M. André Gerin, président. Merci de ce « rafraîchissement ».

Audition de M. Abdelwahab Meddeb, enseignant à l’Université Paris X

(Séance du mercredi 4 novembre 2009)

M. André Gerin, président. Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux avec l’audition de M. Abdelwahab Meddeb, universitaire, professeur de littérature comparée à l’Université Paris X, et soucieux de faire connaître les courants culturels inspirés par l’islam. Monsieur Meddeb, vous êtes aussi producteur de l’émission Cultures d’islam, sur France Culture, qui s’intéresse à la diversité culturelle des sociétés musulmanes.

Quel regard portez-vous sur le voile intégral et quelles différences faites-vous entre la question du foulard et celle du voile intégral ? Certains estiment qu’il s’agirait, une fois de plus, de stigmatiser les populations de culture musulmane, qui ont déjà des difficultés à s’insérer dans la société française. Qu’en pensez-vous ?

Que pensez-vous aussi des réactions, parfois vives, de certaines associations, notamment de femmes, qui voient dans la pratique du voile intégral une remise en cause des principes républicains, en particulier du respect de la dignité de la femme et de l’égalité entre les hommes et les femmes ?

Les associations féminines soulignent que cette prescription, qui nie l’individualité de chaque personne, ne s’adresse qu’aux femmes, alors que les hommes peuvent agir à leur guise. Pourquoi une telle obligation ne s’appliquerait-elle qu’aux femmes ? N’est-ce pas une forme d’intériorisation de l’inégalité entre les hommes et les femmes, avec l’idée que la femme est considérée comme perverse et secondaire ?

Vous qui avez travaillé sur le corps et son image, pouvez-vous nous expliquer pourquoi, selon le Coran, le respect de la pudeur impose aux femmes de se couvrir ? Existe-t-il d’autres prescriptions relatives au comportement qui s’appliqueraient aux hommes ? Comment le Coran considère-t-il le visage ? A-t-il une valeur particulièrement sacrée ?

Même si la mission n’a pas a priori décidé de légiférer, une loi portant sur le voile intégral pourrait comprendre des mesures positives visant à améliorer le dialogue interreligieux et la tolérance. Nous dénonçons la dérive intégriste, fondamentaliste, voire les comportements fanatiques, car nous voulons laisser toute sa place à l’islam tolérant et respectueux des valeurs de la République – et c’est pourquoi le dialogue avec les représentants du Culte musulman est très important. Quelles mesures proposeriez-vous pour que la communauté musulmane comprenne bien qu’il ne s’agirait pas d’une loi contre les musulmans, mais d’une manière de préserver le « vivre-ensemble » et de permettre la libération de la femme ?

Je vous laisse la parole.

M. Abdelwahab Meddeb, enseignant à l’Université Paris X. Merci de m’avoir invité. Vous allez devoir faire preuve d’une attention particulière et d’une certaine patience, car mon discours ne sera pas politique, mais philosophique et théologique.

La burqa se multiplie dans l’espace public français et européen. Elle a le don d’irriter tout le monde. Cela affecte même les archi-libéraux du multiculturalisme anglo-saxon, qui respectent tous les particularismes. Cette disparition de la face, cette annulation du visage affole. Le critère d’une identité franche disparaît. Comment, dès lors, respecter l’intégrité du corps ? La conquête séculaire de l’habeas corpus n’exige-t-elle pas un visage et un corps visibles, palpables, reconnaissables par l’accord du nom et de la face pour qu’autour de leur clarté fonctionnent l’état civil et le pacte démocratique ?

L’éclipse de la face occulte la lumière émanant du visage et accueillant à travers l’autre le miroir où se reflète le miracle de la vie, où se reconnaît la plus franche des épiphanies divines, révélation qui a tant inspiré la vie de l’esprit et du cœur de bien des musulmans dans l’histoire de l’islam. Les soufis voyaient, en effet, le signe de Dieu dans le miracle surgi de la face humaine, surtout lorsqu’elle se pare des traits qui animent un visage de beauté féminin. On remonte ainsi, de visage en visage, du visible à l’invisible, de l’humain au divin, selon la parole prophétique, inspirée de la Bible, qui dit que l’homme a été façonné à l’image de Dieu. « Tout est périssable, ne perdure que la face de Ton seigneur », proclame le Coran (sourate LV, versets 26-27), qui loue ainsi la pérennité de la face divine en tant qu’absolu dont la trace de splendeur se reflète sur le support que lui tend tout visage humain.

Le voilement du visage par un tissu aussi noir que la robe qui couvre la Ka’ba (appelée aussi burqa), dessaisit l’humain de la franchise qu’exigent aussi bien le politique que l’esthétique, l’éthique ou la métaphysique. C’est un masque qui annule le visage, qui l’abolit, nous cachant les intensités témoignant de l’altérité qu’Emmanuel Levinas a saisie et dont nous recueillons les précoces rudiments chez de nombreux penseurs de la millénaire tradition islamique, qui ont médité le franc face-à-face entre eux et leur Seigneur éprouvant leur singularité dans l’esseulement du retrait.

Le visage ainsi couvert est retiré de la circulation urbaine comme de la relation intersubjective ou métaphysique. Se trouve donc effacé le visage qui est, encore selon Emmanuel Lévinas, « le lieu d’une ouverture infinie de l’éthique », au carrefour du souci de soi et des autres. Le niqab ou la burqa, radicalisation du hijâb (qui voile les cheveux et laisse le visage à découvert), est un crime qui assassine la face, privant l’humain de son ouverture infinie vers l’autre qui vient. Ce costume prétendument islamique transforme les femmes en prisons ou en cercueils mobiles, exhibant au cœur de nos cités des fantômes barrant l’accès aux vérités invisibles qui s’extraient du visible.

Le port du niqab ou de la burqa vient d’être interdit dans les enceintes scolaires et universitaires dépendant d’Al-Azhâr au Caire, la plus haute institution sunnite du monde. Le patron de cette institution, le cheikh Tantawî, a rappelé que le niqab n’est ni une obligation islamique, une farîd’a, ni une disposition cultuelle, une ‘ibâda, mais seulement une ‘âda, une coutume. De même, le mufti d’Égypte, le cheikh ‘Alî Jum’a, confirme ce rappel ; il précise en outre qu’il s’agit d’une coutume arabique antéislamique, laissant entendre par là que l’islam est en mesure – et même a le devoir – de l’abolir.

Ces arguments internes à l’islam peuvent être exploités si la mission parlementaire se décide à élaborer une loi interdisant le port du voile intégral – et je suis à votre disposition pour vous apporter des éléments émanant de mon enquête sur le débat actuel en Égypte. Je n’insisterai pas sur la difficulté de la mise en pratique d’une telle loi, sur laquelle d’autres experts ont dû attirer votre attention et à laquelle vous avez dû penser vous-mêmes. Je voudrais seulement répondre à certaines objections de juristes qui évoquent la liberté de l’individu et le respect de ses choix l’amenant à disposer de son corps comme il l’entend. C’est qu’en effet les porteuses de burqa se réclament de ce principe tant en France qu’en Égypte. Cette considération est sans nul doute centrale aussi bien dans l’esprit du droit positif que dans la Déclaration des droits de l’homme. Il me paraît pertinent de ne pas céder sur ce point, comme le font certains juristes qui nous demandent d’abandonner le recours à ce principe et de nous réfugier, au cas où une loi serait élaborée, derrière les principes de dignité et surtout d’égalité, qui sont, eux aussi, juridiquement opératoires ; nous y reviendrons.

Mais pour la liberté, je voudrais revenir à la définition humoristique – mais qui fait sens – de la démocratie par le poète américain Mark Twain : selon lui, la démocratie repose sur trois facteurs : « la liberté d’expression, la liberté de conscience et la prudence de ne jamais user de la première ni de la seconde. » J’interprète cette prudence avec Éric Voegelin comme la sagesse de ne pas user de ces droits d’une manière inconditionnelle. Et je m’appuie, avec le même politologue germano-américain, sur la « courtoisie » nécessaire au fonctionnement de nos sociétés, disposition que nourrissent « les compromis et les concessions faites aux autres. Quiconque a une idée fixe et cherche à l’imposer, c’est-à-dire quiconque interprète la liberté d’expression et la liberté de conscience en ce sens que la société doit se comporter de la manière qu’il juge bonne, n’a pas les qualités requises pour être citoyen d’une démocratie. » Ce problème est déjà traité par Aristote autour de la statis (la crise qui provoque une discorde, une révolte même) : si je me fixe sur une opinion, et si je m’obstine à la suivre, une contre-statis peut être enclenchée, et le désordre s’installe dans la cité. Telle serait notre réponse sur le principe de la liberté individuelle réclamée par les provocatrices ou les victimes porteuses de burqa.

Quant à la dignité de la femme et au principe d’égalité, qui sont tout aussi intangibles que la liberté, incontestablement le port de la burqa les malmène.

La burqa procède de la prescription du voile et la radicalise. La différence n’est pas de nature ni de structure, mais de degré et d’intensité entre la burqa et le hjjâb, lequel est lui-même une atteinte au principe de l’égalité et de la dignité partagées entre les sexes. Tous les réformistes et modernisateurs qui, en islam, ont prôné le dévoilement des femmes depuis la fin du XIXe siècle ont organisé leur discours de persuasion sur les trois principes de liberté, d’égalité et dignité, et dans les trois grandes langues de l’islam, le turc, l’arabe et le persan. C’est un aspect oublié de l’histoire.

L’atteinte à l’égalité est patente, elle est manifeste dans le verset coranique qui constitue une des références scripturaires à l’origine du commandement du voile : il s’agit du verset 31 de la sourate XXIV, lequel crée la dissymétrie au détriment des femmes dans la séquence qui concerne la question du désir et de la séduction qui propage la sédition (fitna est un mot unique qui rassemble ces deux sens, séduction et sédition). Une telle séquence appelle à la vertu, à la pudeur, au contrôle de soi ; elle s’adresse systématiquement aux deux sexes et, je cite le Coran, aux « croyants et aux croyantes », à qui il est notamment conseillé au verset 30 de « baisser le regard » et de « préserver leur sexe ». Cependant, il est demandé aux femmes un supplément de vigilance, qui est à l’origine de la dissymétrie, en lequel les docteurs de la loi interprétèrent la nécessité du port du voile pour elles – alors que, littéralement, le verset peut être entendu tout autrement, la pudeur recommandée aux femmes se limitant à couvrir leur bustier. La lecture consensuelle des docteurs qui approfondit la dissymétrie est symptomatique : elle révèle l’état anthropologique patriarcal et phallocratique qui attribue aux femmes l’origine de la séduction alliée de la sédition génératrice de troubles. Or rien, ni psychologiquement ni en termes d’économie et d’énergie sexuelles, ne légitime l’attribution de ce supplément aux femmes, pas même la vérité et la réalité de leur différence sexuelle confirmée par la psychanalyse. Il s’agit là d’une vision patriarcale et phallocratique intégralement dépassée par l’évolution anthropologique à laquelle sont notamment parvenues les sociétés modernes encadrées par un droit confirmant l’égalité et la dignité que partagent les humains hors toute discrimination de sexe ou de genre.

Avant même d’en venir à considérer la burqa, il convient de situer l’impératif du voile dans une société phallocratique, misogyne, construite sur la séparation des sexes, sur une hiérarchie des genres, considérant que les femmes excitent plus le désir que les hommes. Il faut donc attester au commencement que l’imposition du voile aux femmes émane de la société en laquelle est né l’islam il y a quinze siècles, une société patriarcale et endogamique – qui encourage le mariage de proximité, entre cousins –, où prévaut, en outre, l’obsession de la généalogie, où la sexualité est indissociable de la filiation. La preuve en est que les femmes dites qwâ‘id, entendez ménopausées, sont dispensées de se soumettre aux prescriptions de la seconde séquence coranique qui est utilisée par les docteurs de la loi pour couvrir de voile les femmes (Coran, sourate XXIV, verset 60).

C’est donc la hantise de l’homme face à l’incontrôlable liberté de la femme qui est à l’origine de la prescription du voile que le niqâb et la burqa radicalisent. Hantise de l’homme qui ne pouvait jamais authentifier l’origine de sa supposée progéniture, par laquelle se transmettent le nom et la fortune. Ainsi, la structure anthropologique qui est aux origines du voile ordonné aux femmes est dépassée avec la naissance et l’universalisation de la contraception chimique qui rend opératoire la distinction entre sexe et filiation, entre jouissance et engendrement. Par la quête de la jouissance seule rendue biologiquement possible, s’organisent ontologiquement la liberté et l’égalité des sexes qui partagent une même dignité. Cette situation se répercute sur l’édifice juridique et situe la condition de l’humanité moderne loin des archaïsmes que continue d’entretenir l’islam, parfois d’une manière polémique et provocatrice.

La question de la burqa mérite, en outre, d’être envisagée sous deux autres aspects.

Le premier met en confrontation une société restée rivée sur le culte, celle de l’islam, et une société qui est passée du culte à la culture – dans mon émission « Cultures d’Islam », il n’est question que de cultures, même lorsqu’on approche des questions cultuelles. Notre société approche, en effet, même le culte et la religion comme faits de culture. Et lorsqu’elle sent que l’esprit en elle se réifie, elle peut recourir au culte dans ses marges, dans l’espace circonscrit à la demeure ou au temple ; et si jamais elle place le culte au centre de son agora, elle le met en scène dans la pluralité de ses formes, loin de tout penchant exclusiviste.

Nous estimons aussi qu’avec la burqa, nous nous confrontons à une stratégie du grignotage. Au-delà des cas isolés et singuliers, au-delà des converties zélées, il ne faut jamais perdre de vue que des islamistes, mais aussi de pieux salafistes, appliquent les recommandations du Conseil européen de la fetwa – dirigé par le prédicateur al-Qardhâwî, ex-frère musulman égyptien qui agit à l’horizon du monde en parlant depuis le Qatar, précisément de la tribune que lui offre la chaîne satellitaire al-Jazira. Dans cette instance, dont les dernières réunions annuelles se sont tenues en Irlande, les militants sont exhortés à agir avec agilité et dans la légalité afin de gagner en Europe des parcelles de visibilité en faveur de la loi islamique. C’est donc le dispositif juridique séculier qui est visé par l’affaire de la burqa. C’est comme si l’instrumentation de sa radicalité rendait plus digne, plus acceptable le hijâb. Ne tombons pas dans ce piège. À nous de voir s’il faut répondre ponctuellement par une loi ou s’il faut mobiliser les ressources déjà existantes du droit en lesquelles nous avons à puiser en élaborant une ligne stratégique face à ces assauts répétés – eux-mêmes s’inscrivant dans une stratégie.

Je finirai par remarquer qu’avec ce débat, on nous impose une régression par rapport à nos acquis. Le débat sur le même sujet, tel qu’il a eu lieu et tel qu’il continue en Égypte, est un débat d’idiots. N’élargissons pas avec notre complaisance la communauté des idiots…

M. André Gerin, président. Merci pour cette clarification et la profondeur de votre discours.

M. Pierre Cardo. Qu’entendez-vous par « ligne stratégique » ?

M. Abdelwahab Meddeb. Je ne sais pas s’il est nécessaire de légiférer ou non. En outre, s’il faut une loi, comment la mettre en pratique ? Ce sont de vraies questions auxquelles nous devons réfléchir.

Je serais symboliquement favorable à une loi pour, d’une part, marquer une différence radicale et ferme, d’autre part, envoyer un signal aux modernistes de l’islam. C’est notre universalité qui doit gagner : voilà notre rêve ! L’enjeu est considérable, il est au-delà de la France : nous appartenons au Monde !

Comment construire une loi, comment la rendre opérationnelle ? Récemment, j’ai vu aux Champs-Élysées une vingtaine de Saoudiennes, pesant des millions d’euros, sous la burqa. Faut-il les arrêter dans la rue ? Faut-il leur interdire l’accès au territoire ? On le peut, il n’y a aucune raison.

M. Pierre Cardo. On peut utiliser les contrôles d’identité.

M. Abdelwahab Meddeb. Oui, on peut puiser dans notre dispositif juridique existant. Mais une loi symbolique me semble très importante ; elle pourrait d’ailleurs rappeler le dispositif du contrôle d’identité.

En visite d’inspection dans une institution universitaire de filles, le cheikh d’Al-Azhar a été très surpris, et même scandalisé, d’y voir un nombre impressionnant de burqas et a immédiatement demandé qu’elles soient retirées. Son argument a tenu en deux points : d’une part, a-t-il dit aux jeunes filles, votre exemple est très mauvais pour les petites parce qu’il est le signe d’une pratique radicale et extrême de votre religion ; d’autre part, il y a un vrai danger, car qui me dit qu’un poseur de bombe ne se déguiserait pas sous l’une de vos burqas ?

M. Pierre Cardo. Le problème des bombes ne concerne pas uniquement la burqa.

M. Jean Glavany. C’est tout de même une pratique qui se développe en Afghanistan.

Monsieur Meddeb, vous n’êtes pas le premier à nous dire que le port du niqab ou de la burqa n’est pas un commandement de l’Islam, mais une pratique minoritaire extrémiste. Or les élus de la République n’ont pas à faire le tri entre les bonnes et les mauvaises pratiques religieuses – la loi de 1905 interdit à la religion d’influer sur le politique et aux politiques de s’immiscer dans le champ religieux –, mais cherchent à savoir comment empêcher ce phénomène du voile intégral.

Vous parlez du contrôle d’identité, mais les moyens juridiques existent déjà – on doit par exemple avoir le visage découvert aux guichets des services publics – et rendent inutile une loi supplémentaire. La question à laquelle nous réfléchissons n’est pas celle-là, mais de savoir si nous devons aller plus loin, en empêchant – éventuellement par la voie législative – le port de la burqa ou du niqab dans l’espace public, dans la rue, considérant qu’elle est une provocation.

Mme Nicole Ameline. La force symbolique de la loi pourrait trouver son prolongement dans son effet symbolique, car nous voulons aussi nous placer sur le terrain des valeurs.

Nous craignons un effet pervers du dispositif, enfermant davantage les femmes non plus seulement sous la burqa, mais aussi dans leur logement. Sans parler de sanctions, inciter les femmes à accéder à l’enseignement des droits des femmes et à l’égalité pour permettre à celles qui sont dans une situation de soumission absolue de pouvoir continuer à sortir de chez elles vous semble-t-il opportun ? L’accès à l’enseignement du français, qui nous a été suggéré, mais aussi du droit pourrait-il faire partie des mesures symboliques ?

M. Pierre Cardo. On s’adresserait alors à une minorité, car beaucoup de jeunes femmes sont très éduquées, et n’ont donc pas de problème de langue, et la plupart ne sont pas des primo-arrivantes, mais françaises depuis longtemps.

Mme Bérengère Poletti. Elles sont parfois diplômées.

M. Abdelwahab Meddeb. Certaines sont même converties.

Mme Nicole Ameline. Certes, mais je ne pense pas qu’elles soient majoritaires.

M. Pierre Cardo. Le caractère symbolique de la loi suffira-t-il ? Elle réglera le problème en apparence, comme pour le voile dans les écoles, collèges et lycées publics…

M. Abdelwahab Meddeb. À mon avis, la loi de 2004 n’a pas réglé le problème uniquement en apparence : au vu du résultat, c’est pour moi une très bonne loi !

M. Pierre Cardo. Certes, néanmoins face à cette autre provocation apparue dans l’espace public, une loi, une mesure symbolique, si elle peut avoir une efficacité, ne changera pas les états d’esprit. Au-delà de l’aspect légal, y a-t-il des choses à faire ? Comment peut-on lutter contre une « stratégie », car on a affaire à des gens convaincus et pas seulement soumis ?

M. André Gerin, président. Loi symbolique, certes, mais parlons aussi de loi de libération, car s’il y a des femmes converties et militantes, n’oublions pas les jeunes femmes mineures et les adolescentes. Il faut penser à tout ce que recouvre la question du voile, car il est la face émergée de l’iceberg, il cache une dérive fondamentaliste dans certains territoires de notre pays et un conditionnement imposé notamment aux jeunes filles dans la famille et le quartier.

Mme Nicole Ameline. Tout à fait ! Il faut penser aux plus faibles.

M. André Gerin, président. La loi du religieux ne doit en aucun cas déterminer les pratiques sociales dans l’espace public de certains de nos territoires, de notre société – c’est le sens de notre démarche.

M. Pierre Cardo. Nous sommes d’accord.

M. André Gerin, président. Le voile intégral est un signal, il est l’arbre derrière lequel se cache la forêt, un problème beaucoup plus profond et grave, un phénomène qui prend de l’ampleur, mais auquel nous voulons mettre un terme. C’est pourquoi, si nous décidons de légiférer, les conclusions de la mission devront insister fortement sur le sens d’une loi de libération.

Mme Bérengère Poletti. Je suis d’accord, le voile est la partie visible de l’iceberg, il est un des moyens de soumettre les femmes et d’en faire des êtres obéissants et inférieurs. Au nom de la liberté entre les hommes et les femmes, certains élus ont fait preuve d’une grande inconscience – je pense aux créneaux horaires réservés aux femmes dans des piscines –, et ce sont les mêmes qui, aujourd’hui, prétendent que l’interdiction du voile intégral aboutira à enfermer ces femmes chez elles. Accepter cette vision, c’est se soumettre au discours intégriste et extrémiste.

Peut-on envisager quelque chose de plus global qui défende la liberté des femmes, leur permette d’exercer toute profession et d’aller et venir normalement dans l’espace public, comme les hommes ?

M. Abdelwahab Meddeb. Le chantier est intégral, car il doit porter sur l’école, la pédagogie, les programmes des médias, les multiples discours… L’enjeu est considérable, il est national et géopolitique.

Comment lutter contre ce fameux al-Qardhâwî, également chef du Conseil européen de la fetwa qui, deux heures par semaine sur la chaîne al-Jazira, reçoit des questions du monde entier – la moitié provenant d’Amérique et d’Europe, dont beaucoup de France ! – et profère ses fatwas ?

J’estime que nous avons à défendre fortement l’histoire, la particularité de ce pays, la singularité française. L’idée canadienne des accommodements raisonnables me met en colère : le terme même ne correspond pas à l’esprit du droit français !

M. André Gerin, président. Aujourd’hui au Canada, certains se posent des questions !

M. Abdelwahab Meddeb. Il y a deux ans, j’ai personnellement combattu, avec d’autres, comme un beau diable car ces accommodements ont failli aboutir à l’application de la charia dans quelques villages là-bas – comme le droit coutumier indien invoqué par les tenants de la loi islamique ! Et ce sont des émigrés musulmans d’origine iranienne qui ont mobilisé, dans le monde entier, les musulmans libéraux notamment.

Et regardez l’état misérable de nos médias !

M. André Gerin, président. Il nous faut effectivement regarder le problème d’al-Jazira.

Mme Colette Le Moal. Dans certains pays, comme l’Italie et les Pays-Bas, des projets de loi ont été déposés. À l’heure de l’Europe, n’aurions-nous pas intérêt à savoir où en est leur réflexion ?

M. André Gerin, président. C’est en cours : un questionnaire dans les ambassades va nous être retourné.

M. Abdelwahab Meddeb. La loi de 2004 est de plus en plus bien vue à l’étranger car, quoi qu’on en dise, elle a été régulatrice.

M. André Gerin, président. C’est une bonne nouvelle !

M. Abdelwahab Meddeb. La pédagogie à l’école, la question des valeurs communes à transmettre pose aujourd’hui problème. À Tunis, où j’ai grandi dans l’esprit des valeurs communes, le monde a changé en trente ans d’une manière terrible !

Mme Bérengère Poletti. Je suis assez réservée sur la pédagogie à l’école, car les jeunes filles embrigadées dans la théorie du port du voile intégral que je connais ont grandi dans nos écoles républicaines, ont eu des mœurs, des coutumes tout à fait dans la culture française et étaient libérées.

Quelque chose s’est passé, quelqu’un est arrivé dans leur vie, et tout a changé, malgré l’éducation.

M. Abdelwahab Meddeb. Il devait y avoir une blessure quelque part.

Mme Bérengère Poletti. Nous avons tous une blessure quelque part.

M. Abdelwahab Meddeb. Certes, c’est la fragilité humaine.

Mme Bérengère Poletti. Par ailleurs, la France est singulière, mais doit-elle être exemplaire sur ce sujet ?

M. Abdelwahab Meddeb. Je le pense.

Mme Nicole Ameline. Lors de notre première réunion, j’étais intervenue sur la nécessité de l’exemplarité de la France à l’extérieur car, pour avoir fait partie de ceux qui ont essayé d’expliquer la laïcité en France, je peux témoigner que nous avons eu du mal à expliquer la loi de 2004 à l’extérieur. Or si nous réussissons à placer ce débat sur le plan juridique, nous aurons beaucoup plus de facilité à porter ce projet, nous aiderons des femmes dans le monde, nous sensibiliserons des gouvernements et, surtout, notre pays enverra un signal fort sur le terrain des droits de l’homme.

M. Abdelwahab Meddeb. L’exemplarité doit aussi être européenne.

Mme Nicole Ameline. Absolument.

M. Pierre Cardo. Qu’entendez-vous par « état misérable de nos médias » ? Et comment résoudre ce problème qu’on n’a pas su traiter jusqu’à présent ?

Par ailleurs, j’espère qu’on sera exemplaire parce qu’efficace, et non pas immodeste.

M. Abdelwahab Meddeb. L’exemplarité à laquelle je crois ne peut pas tomber du ciel : elle est produite grâce au travail sur soi. L’invention européenne, particulièrement française, a été ruinée parce que l’humanité européenne comme acteur historique a passé sa vie à malmener ses propres principes dans le monde. Mais au cours de ces soixante dernières années, quelque chose a changé avec la paix en Europe, avec l’énorme travail fait par les Européens sur eux-mêmes – les Allemands beaucoup plus que les Français. Ouvrir le chantier du travail sur soi aide à légitimer l’exemplarité. Les principes que nous avons inventés ont certes été malmenés un moment, mais l’acte historique que nous produisons maintenant est en cohérence avec nos principes : voilà ce que nous devons dire !

M. André Gerin, président. C’est le courage civique.

M. Abdelwahab Meddeb. Quant aux médias, j’ignore ce qu’il faut faire, car je n’arrive même pas à regarder la télévision française dont la médiocrité me terrorise ! La puissance d’al-Jazira est qu’elle pense le monde, elle maîtrise intégralement la sémiologie du médiatique – même France 24, créée à la hauteur de cette chaîne, n’a pas la même rhétorique, la même puissance de frappe. Al-Jazira a réussi à faire passer son discours crypto-islamiste grâce notamment au tsunami en envoyant trente ou quarante correspondants sur place pour recevoir les images originales les plus spectaculaires ! Voilà un exemple !

Je le répète : il est très important de penser local et mondial, singularité française et géopolitique.

M. André Gerin, président. Nous vous remercions chaleureusement et amicalement, Monsieur Meddeb, pour votre courage républicain. Nous vous solliciterons certainement à nouveau lors de l’ébauche de nos préconisations.

M. Abdelwahab Meddeb. Merci beaucoup.

Audition de M. Henri Pena-Ruiz, philosophe

(Séance du jeudi 12 novembre 2009)

M. André Gerin, président. Nous avons le plaisir d’accueillir M. Henri Pena-Ruiz, philosophe, professeur de chaire supérieure en khâgne au lycée Fénelon et maître de conférence à l’Institut d’études politiques de Paris. Si nous avons souhaité vous entendre, Monsieur Pena-Ruiz, c’est que vous êtes l’un des meilleurs spécialistes français de la laïcité, thème auquel vous avez consacré de nombreux ouvrages dont Dieu et Marianne : philosophie de la laïcité, paru en 1999. À ce titre, vous avez été membre de la commission présidée par M. Bernard Stasi. Dans un article récent, vous indiquiez que « la laïcité ne combat pas la foi mais le processus qui consiste à dicter la loi à partir de la foi. » Selon vous, le port du voile intégral remet-il en cause le principe de laïcité ? Ce principe ne doit-il concerner que l’État et ses agents ou trouve-t-il également à s’appliquer dans l’espace public, notamment dans la rue ? Estimez-vous le débat concernant le port du voile intégral comparable à celui de 2004 ? Peut-on comparer d’autres pratiques religieuses ostentatoires au port du voile intégral ou celui-ci présente-t-il une particularité ? Si l’on tolère le port du voile intégral, ne va-t-on pas assister à l’émergence d’autres revendications ?

M. Henri Pena-Ruiz, philosophe. Le problème qui nous est posé aujourd’hui est évidemment celui des dérives communautaristes qui compromettent ce que l’historien Gérard Noiriel a appelé « le creuset français », fondé sur l’idée d’une république laïque et sociale. Au travers des inquiétantes manifestations d’enfermement identitaire qui se multiplient et des régressions qu’elles constituent au regard des conquêtes du droit comme de l’émancipation individuelle et collective, c’est sans doute à une offensive politique que nous avons à faire. Un défi est donc lancé à la République, que nous devons prendre au sérieux. Pour voir comment y répondre, je rappellerai les principes de l’identité républicaine puis j’analyserai le sens des manifestations évoquées, notamment le port du voile intégral, avant de suggérer les orientations possibles de l’action à mener.

Dans le contexte du débat sur l’identité nationale, il me paraît nécessaire de rappeler quelle nation et quelle politique nous pouvons concevoir. La Révolution française a refondé l’idée de nation. Il ne s’agit plus d’inclure par le partage obligé de particularismes exclusifs mais de vivre ensemble, sur la base de principes fondés sur le droit et librement choisis par le peuple souverain. Nation et République vont ainsi de pair. Le bien commun à tous, c’est ce qui nous unit par-delà nos différences, comme le rappelait Ernest Renan dans Qu’est-ce qu’une nation ? Notre république est une communauté de droit, universaliste ; elle repose sur la volonté de vivre ensemble selon des lois que nous nous donnons à nous-mêmes – c’est le fameux « plébiscite de tous les jours » dont parlait Renan. La nation ainsi fondée n’exalte aucune tradition, aucune religion, aucune culture particulière. Par la séparation laïque des Églises et de l’État du 9 décembre 1905, elle a même su mettre à distance une tradition qui pourtant faisait référence. Une telle patrie est l’objet d’un attachement civique et affectif qui n’a rien d’exclusif, car elle constitue une communauté de droit dont les principes sont universalisables. Ces principes organisent un cadre d’accueil affranchi de ce qui jadis opposait les hommes : religions, coutumes, traditions ne sont pas niées mais elles ne peuvent s’affirmer que dans le respect de la loi commune à tous. La religion n’engage que les croyants. La laïcité, en bannissant tout privilège public de la religion et tout privilège public de l’athéisme, garantit à chacun le libre choix de ses convictions et l’égalité de traitement. En 1905, les crucifix ont regagné les lieux de culte et la neutralité enfin conquise des lieux emblématiques de la République – mairies, palais de justice, écoles publiques, hôpitaux publics – a rendu visible sa vocation d’accueil universel. Le primat de la loi commune sur tout enfermement particulariste n’est nullement une oppression mais au contraire une émancipation. Ainsi les traditions discriminatoires, celles par exemple qui peuvent exister entre les sexes, ne dictent plus la loi. Promus par la puissance publique, le bien commun et l’ordre public au sens juridique recouvrent l’égalité des droits et l’autonomie de jugement comme d’action, qui donnent chair et vie à la liberté. L’identité nationale n’a donc plus à se marquer par la valorisation de particularismes. La république laïque permet à chacun de choisir son type d’accomplissement personnel dans le respect de la loi commune qui fonde une telle liberté et une telle égalité.

L’internationalisme, disait Jaurès, ramène à la patrie ainsi conçue. Nous sommes donc aux antipodes du « choc des civilisations » théorisé par Samuel Huntington, ou de la « guerre des dieux » évoquée par Max Weber. Les conquêtes de l’esprit de liberté, d’égalité et de fraternité peuvent unir les populations en les émancipant alors que la réactivation de traditions particulières et rétrogrades tend à les opposer. Aujourd’hui, en une époque de migrations croissantes, un tel universalisme est essentiel. La diversité des cultures n’entraîne pas fatalement le conflit, dès lors que le creuset républicain met en jeu des principes de droit qui sont les conditions politiques de l’intégration.

Mais à l’évidence, pour que celle-ci soit réussie, la justice sociale doit dessiner les conditions d’une authentique fraternité. La mondialisation glacée de l’ultralibéralisme n’y contribue guère ; elle favorise, au contraire, des mécanismes sociaux d’exclusion qui semblent démentir les beaux principes de la République. Les replis communautaristes prolifèrent alors, compensation identitaire illusoire et supplément d’âme d’un monde sans âme. Ceux qui imputent au modèle républicain de telles dérives se trompent de diagnostic et courent le risque de légitimer la remise en cause de sa fonction émancipatrice. Il en est de même de ceux qui semblent imprudemment imputer à l’immigration une menace exercée sur l’identité nationale et ne proposent de contrer les dérives communautaristes qu’en agitant la question de la sécurité.

Il serait erroné d’interdire des pratiques aliénantes en alléguant qu’elles seraient incompatibles avec les valeurs prétendues de la civilisation occidentale ; on serait alors dans une logique de « choc des civilisations ». Je rappelle, d’ailleurs, que les valeurs en question ne sont pas propres à cette civilisation, où elles furent niées pendant quinze siècles avant d’être conquises dans le sang et les larmes – des conquêtes accomplies à rebours de la tradition occidentale, qui inventa les bûchers de l’Inquisition, les guerres de religion et la notion de peuple déicide qui causa les malheurs que l’on sait. Claude Lévi-Strauss qui, dans sa conférence à l’Unesco intitulé Race et histoire, invitait à se débarrasser de toute posture ethnocentriste, condamnerait à n’en pas douter toute logique de « choc des civilisations » et de « guerre des dieux ». Au demeurant, les pratiques aliénantes qui sont le sujet du jour ne portent pas atteinte à une culture particulière mais aux droits universels de l’être humain et au type de projet émancipateur qui sous-tend la démocratie et la République.

Tels sont les éléments de philosophie laïque et républicaine à partir desquels il convient d’analyser la situation, puis l’enfermement communautariste.

Déboutés de leur prétention d’investir les écoles et les institutions publiques qui ont part à l’autorité publique, certains extrémistes religieux entendent subvertir la société civile elle-même et mettre à profit le régime de droit des libertés publiques qui y règne pour y faire consacrer et y développer des îlots identitaires d’ampleur croissante – et ce, en bafouant des exigences irréfragables de la République telles que l’égalité des sexes et le droit de la personne à s’affirmer dans sa singularité. Face à cette offensive politique, qui appelle une réponse politique, faut-il intervenir ? Si oui, comment ? Par une loi, par un travail d’éducation et de persuasion, par des leviers d’émancipation sociaux et idéologiques ? Je tenterai de répondre à ces questions.

Le voile intégral n’est pas analysable d’abord comme un simple signe religieux. Il est tout à la fois un instrument et un symbole d’aliénation – aliénation de la personne singulière à une communauté exclusive qui se retranche de l’ensemble du corps social en entendant imposer sa loi propre contre la loi commune – et ce, paradoxalement, au nom même de la démocratie que rend possible cette loi commune. Le voile intégral est en même temps un instrument de soumission de la femme qu’il dessaisit de sa liberté, de sa visibilité assumée, de son égalité de principe avec l’homme. Aliénée par une tenue qui la cache, la femme ne peut plus exister comme sujet, se montrer en sa singularité. Se montrer, ce serait nécessairement provoquer l’homme, comme si c’était à elle d’éviter toute incitation et non à l’homme de savoir retenir son désir. Dans Bas les voiles, Mme Chahdortt Djavann a analysé la signification aussi sexiste et discriminatoire qu’humiliante du voile. « Tu trahis ta communauté !» : Mme Fadela Amara, en 2003, rappelait cette accusation menaçante lancée contre les femmes qui montraient leur visage et leur chevelure, voire leurs bras et leurs jambes.

Quand le voile est intégral, l’analyse doit se radicaliser. La dissimulation presque totale efface la personne, la réifie, la réduit à n’être qu’un échantillon anonyme d’une communauté séparée. Le voile intégral est une négation en acte des principes émancipateurs de la République. Car enfin, citoyen et citoyenne sont aussi des personnes et on ne peut transformer ces personnes en une cohorte de fantômes. Une telle dépersonnalisation, curieusement accomplie au nom de l’identité culturelle, ne mérite à mon sens qu’un seul nom, celui d’aliénation. Bien des femmes se sont d’ailleurs insurgées contre un tel déni d’identité et de liberté, de singularité et d’égalité. Je n’y insisterai pas davantage, sinon pour dire qu’à l’évidence la République ne saurait consacrer une telle aliénation qui n’avoue pas son nom.

Le prétexte de la tolérance est hors sujet et il se contredirait lui-même en commençant par accepter l’inacceptable, à savoir la rature de la liberté et de l’égalité des sexes. Invoquer la religion est aussi un subterfuge ; d’ailleurs bien des théologiens affirment que la mettre en cause en l’occurrence, c’est la confondre avec un projet politique étranger à sa nature. On n’entrera pas dans ce débat et on se contentera de juger une pratique à l’aune de la seule question qui compte : quel sort réserve-t-elle aux droits fondamentaux de la personne ?

Il est évident que le voile intégral nie la femme dans sa dimension d’être social, publiquement affirmée ; il la confine à un espace intime où se jouent le plus souvent des rapports de dépendance personnelle par rapport à l’homme – le mari, le frère ou le père. Le droit d’être une personne libre, nié en l’occurrence, va pourtant de pair avec celui d’être une citoyenne, que revendiquait Olympe de Gouges. La citoyenneté serait abstraite et désincarnée sans la personne qui en est le support. Qui ne voit que ce marquage dépersonnalisant est aussi un véritable exil, une sorte d’exclusion séparatrice propre à priver la personne qui en est victime de toute référence autre que celle de sa communauté d’origine, comme si l’expérience de l’humanité diverse et universelle avait le sens d’une souillure, d’une corruption à éviter ? Cela s’appelle un enfermement, évidemment attentatoire à la dignité de la personne humaine.

Le fait que certaines femmes, dit-on sans vraiment le savoir, consentent à leur aliénation, ne légitime pas celle-ci pour autant – Simone de Beauvoir le soulignait dans Le Deuxième sexe, le consentement des victimes ne produit aucune légitimité. Il ne s’agit évidemment pas de forcer les femmes à s’émanciper, mais au moins ne peut-on faire en sorte que les ressorts de l’aliénation ne soient plus consacrés par la puissance publique ? On ne peut non plus admettre l’étrange relativisme de ceux qui refusent l’interprétation du voile intégral comme signe et instrument d’oppression et se réfugient derrière la pluralité supposée de ses sens, car ce relativisme a pour effet de laisser en l’état les ressorts de l’aliénation.

Comprenons-nous bien. Les jugements qui précèdent ne sont pas portés au nom d’une culture contre une autre, d’une nation contre d’autres – c’est pourquoi j’ai tenu à rappeler la conception universaliste de la nation dans la République française – mais au nom d’une certaine idée de la liberté d’accomplissement de l’être humain. À ceux qui prétendent qu’il s’agirait d’une spécificité française, d’un autre particularisme donc, je rappellerai que Taslima Nasreen, courageuse militante des droits de la femme et de la laïcité au Bangladesh, affirme la validité d’une telle idée pour sa propre culture, ce qui conforte l’idée de la portée universelle de cet idéal de laïcité et d’émancipation.

Alors, que faire ? Difficile question. Selon moi, il y a trois leviers à une politique d’émancipation – l’emancipatio latine, cet ex mancipium par lequel, à Rome, les jeunes hommes s’affranchissaient de l’autorité du pater familias. Cette émancipation se décline dans les registres politique, juridique, social, économique, culturel, intellectuel, par l’école notamment. Il faut réaffirmer la politique de l’émancipation. Autant dire que le problème qui nous est posé dépasse par son ampleur et par les signes multiformes de dérives communautaristes la simple question de la burqa et du voile intégral. Il met en jeu l’ensemble de la vie sociale, ce qui impose d’envisager une action en trois volets nécessairement inséparables.

Le premier volet, c’est évidemment celui d’une loi. La loi ne peut pas tout régler, mais elle peut jouer un rôle nécessaire même s’il n’est pas suffisant. Rappelons que les lois, telles que définies par Rousseau dans le Contrat social, sont des actes du peuple statuant sur lui-même ; la loi doit toujours être générale et il faudra donc être très attentif à la formulation retenue et à l’objet du texte. L’autre volet doit être celui de la politique sociale, pour transformer la détresse sociale et économique qui incite au repli communautariste ; ce n’est pas un hasard si le taux de chômage est beaucoup plus élevé dans certains milieux issus de l’immigration que dans le reste de la population. Enfin, l’école, celle de la formation permanente autant que de la formation initiale, doit jouer pleinement son rôle d’émancipation comme lieu d’apprentissage des droits – de la femme notamment – et de l’autonomie de jugement ; c’est le troisième levier d’action.

S’agissant de la loi, je tenterai de répondre à la question de M. le président Gerin par analogie avec la loi de 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics, un texte issu des préconisations de la Commission Stasi. Quelle loi, maintenant, et avec quels attendus ? La question est difficile au regard du régime des libertés publiques, et la laïcité ne peut être invoquée sinon par l’affirmation du primat de la loi commune à tous sur les lois particulières à des communautés, en ce que ces lois peuvent consacrer des formes d’assujettissement.

Le principe de laïcité a déjà agi à travers la loi issue des préconisations de la Commission Stasi : les tenues ostentatoires n’ont pas droit de cité dans les écoles publiques ni chez les représentants des institutions publiques. À l’époque, les journalistes nous ont rendu un très mauvais service en parlant de « loi sur le voile », produisant ainsi la stigmatisation de l’islam dont on a ensuite accusé la Commission Stasi, qui avait pourtant proposé une interdiction de portée générale.

Il faudra définir très précisément le motif de la loi et la formuler très rigoureusement. Une nouvelle fois, rappelons Rousseau : aucune loi ne peut viser une catégorie particulière de citoyens. Un texte qui ne vaudrait pas pour tous n’aurait pas de légitimité ; aussi ne peut-on interdire une tenue vestimentaire particulière. Partant, il me semblerait malheureux de désigner une tenue qui serait « malvenue » ou « bienvenue » sur notre sol, car par ces notions on oppose les « nationaux » aux « étrangers ». Or, il y a de la place pour tous sur le territoire de la République et la seule question qui vaille est celle de la conformité des pratiques aux droits fondamentaux de la personne, ce qui n’a rien à voir avec des critères géographiques ou nationaux. La patrie française étant une communauté de droits, une pratique ne peut y être jugée que pour savoir si elle est conforme au droit ou si elle ne l’est pas, et non si elle est conforme à une tradition qui nous serait propre. Procéder autrement, c’est réintroduire l’ethnocentrisme, l’idéologie néocolonialiste que dénonçait Claude Lévi-Strauss. Nous ne le devons pas, sous peine d’invalider nos propositions a priori.

Alors, que faire ? Aujourd’hui, la discrimination sexiste et le déni d’identité personnelle ne sont pas le fait de l’institution mais d’une logique communautariste qu’incarnent des êtres humains et que subissent des êtres humains. Doit-on s’abstenir d’agir lorsque la discrimination tient à l’intériorisation d’une logique de soumission ? Il est toujours difficile d’identifier les responsables volontaires de cette logique, mais à tout le moins l’interdiction légale de toute tenue qui consacrerait cette soumission peut leur ôter une arme décisive. Lors des consultations de la Commission Stasi, Mme Fadela Amara rappelait l’argumentaire de certains chefs religieux qui disaient: « Puisque l’école tolère le voile, les femmes n’ont aucune raison de refuser de le porter ». La loi d’interdiction a donc pu produire un effet émancipateur en rappelant qu’à l’école, la loi du chef religieux ne règne pas. Dans ce cas, il suffisait de rappeler que l’école a vocation à instruire dans la sérénité, ce qui conduit à poser des règles qui lui sont propres, dont cette interdiction.

Mais si l’on envisage d’étendre l’interdiction à la société civile, ce ne peut être que pour un motif de droit commun. En existe-t-il un ? Il semble utile de rappeler ici que l’affaire « du lancer de nain » a abouti, le 27 octobre 1995, à un arrêt par lequel le Conseil d’État a considéré une atteinte à la dignité humaine comme un trouble à l’ordre public. Le Conseil d’État a ainsi reconnu pour la première fois explicitement que le respect de la dignité de la personne humaine est une des composantes de l’ordre public, et le consentement des principaux intéressés – les nains – à une telle pratique n’a pas empêché l’interdiction. C’était une manière de rappeler que l’ordre public a pour fondement des principes qu’il convient de respecter. Peut-être le législateur pourrait-il se fonder sur cet arrêt pour étudier la possibilité d’un dispositif soigneusement pesé pour le cas qui nous occupe.

Voilà pour ce qui est de la perspective d’une loi. Mais, j’y insiste, ce levier politique et juridique doit s’articuler à une politique sociale et à la réaffirmation de la nécessité d’une formation permanente et du développement de la connaissance de leurs droits par les femmes. Il me semble donc possible d’intervenir, mais en s’en tenant à des principes généraux tels que l’égalité des sexes, le déni d’identité, l’absence de respect des droits de la personne singulière.

M. Éric Raoult, rapporteur. Une remarque préliminaire : je considère infondé le reproche d’ethnocentrisme que vous avez fait à l’utilisation du terme « bienvenue » dans le cadre qui nous occupe. En indiquant dans son discours devant le Congrès réuni à Versailles le 22 juin 2009 que : « la burqa n’est pas la bienvenue sur le territoire de la République française » le président de la République a voulu rappeler que le voile intégral n’est pas une coutume traditionnelle de notre pays, voilà tout. On utilise ce mot en de nombreuses occasions – rappelons-nous Bienvenue chez les Ch’tis – sans qu’il ait la signification philosophique que vous avez voulu lui donner.

J’en viens à mes questions. Pourquoi, parmi les recommandations de la Commission Stasi, seule celle qui portait sur les signes religieux à l’école a-t-elle été suivie d’effet ? L’auraient-elles toutes été dès 2004, n’aurions-nous pas prévenu les problèmes encore en suspens aujourd’hui ? Par ailleurs, êtes-vous favorable à l’enseignement du fait religieux et des grands courants spirituels à l’école ? Ne peut-on partir du principe qu’une meilleure connaissance est porteuse d’une plus grande tolérance, en particulier qu’une meilleure connaissance de l’islam par les jeunes femmes leur permettrait d’en savoir davantage sur la signification réelle du port du voile intégral ?

M. Jacques Myard. Vos propos, Monsieur Pena-Ruiz, m’ont paru frappés au coin du bon sens, mais deux points me semblent devoir être précisés. Vous avez rappelé, citant Simone de Beauvoir, que le consentement des victimes ne légitime rien, mais l’on est aussi frappé de constater que certaines femmes disent porter le voile librement ; est-ce une liberté conditionnée, une liberté aliénée ? Les membres des sectes se disent toujours libres, jusqu’au jour où ils en sortent et admettent alors que leur prétendue liberté était falsifiée. Pourriez-vous revenir sur la question de la liberté individuelle dans les choix vestimentaires ?

D’autre part, je partage votre définition de la loi comme un acte du peuple statuant sur lui-même. La loi est aussi une force symbolique démontrant le « vouloir vivre ensemble ». La loi doit-elle alors seulement exprimer une conviction ou doit-elle être assortie de sanctions et dans ce cas, lesquelles ?

M. Christian Bataille. Je vous remercie, Monsieur Pena-Ruiz, de nous avoir fait partager votre grande connaissance des principes philosophiques qui sous-tendent la laïcité et la République. Sans doute saurez-vous nous donner l’argument dont nous avons besoin pour répondre à ceux qui craignent que nous ne stigmatisions l’islam, ou qui nous accusent de vouloir le faire, si nous recommandons en cette matière une obligation ou une interdiction. Par ailleurs, ne pensez-vous pas qu’un texte juridique prescrivant que l’on doit se montrer le visage découvert dans l’espace public serait préférable à une interdiction ? C’est l’idée avancée par Mme Elisabeth Badinter. Je considère moi-même qu’une loi rigoureuse d’interdiction serait inadaptée en la circonstance.

M. Jean Glavany. Je vous remercie pour cet exposé éclairant et enrichissant. Je vous suis assurément lorsque vous liez la loi, la question sociale et l’éducation, puisqu’il s’agit là du triptyque républicain. Toutefois, je doute que le port du voile intégral soit le fait des familles les plus défavorisées. En réalité, c’est presque l’inverse : cette pratique est plus caractérisée par son aspect provocateur, intégriste et extrémiste qu’elle ne traduit la détresse sociale de ceux qui la promeuvent.

Vous avez rappelé la nécessité posée par Rousseau de ne pas faire de lois particulières. Cet impératif nous guide et c’est pourquoi nous réfléchissons au moyen de ne pas forcément rédiger une loi d’interdiction spécifique mais de nous servir d’un texte plus global de lutte contre les violences faites aux femmes – un rapport parlementaire de grande qualité a été rendu il y a peu à ce sujet, dont les conclusions pourraient servir de base, assez vite, à un texte législatif. Cette manière de procéder – inclure dans un texte concernant toutes les femmes l’interdiction du port du voile intégral – conviendrait-elle selon vous ? D’autre part, pour ne pas verser dans l’ethnocentrisme, il ne faut pas, me semble-t-il, interdire le port du voile intégral mais interdire de se masquer le visage car une telle pratique porte atteinte aux droits des femmes et constitue une violence à leur encontre ; traiter la question de la sorte correspondrait-il à ce que vous préconisez ?

Mme Bérengère Poletti. Le problème ne se pose pas qu’en France mais à l’échelle planétaire. Ainsi dans tels pays africains contraint-on désormais à porter des tee-shirts des femmes qui avaient l’habitude de déambuler seins nus, ainsi assiste-t-on à l’envahissement de l’espace public syrien et égyptien par des femmes voilées… Mais, toute laïque que je sois, je m’interroge : cette évolution n’est-elle pas le signe de la recherche d’une spiritualité qui manque peut-être en France ?

M. Henri Pena-Ruiz. Je le maintiens, Monsieur Raoult : dire que « la burqa n’est pas la bienvenue en République » n’est pas une formulation heureuse. La phrase a certes eu l’effet positif d’appeler l’attention sur le caractère aliénant de cette tenue mais l’on n’a pas à poser le problème en termes de déplacement géographique, d’accueil. Ce n’est pas un problème de Français à étranger qui se pose mais de relations d’homme à homme, ou d’homme à femme. Je ne veux pas que l’on en arrive à ce qui pourrait apparaître comme une condamnation d’une pratique culturelle au nom d’une autre culture. C’était la raison de ma critique… voilée…

Comme vous, je me demande pourquoi le Gouvernement n’a retenu qu’une seule des vingt-trois préconisations de la Commission Stasi. Nous avions en particulier beaucoup insisté sur la nécessité du volet social d’accompagnement de la loi afin que les grands principes républicains soient parfaitement compris, la République se montrant capable de garantir la présence des services publics dans les quartiers déshérités. Cela n’a pas été fait, ce qui a rendu la décision bancale. Selon le rapport Chérifi sur la mise en œuvre de la loi du 15 mars 2004, l’application de cette préconisation a toutefois été très positive, en permettant de mettre fin à des bras de fer locaux. Le Gouvernement a donc eu raison de retenir la proposition de dispositif législatif qui lui était faite, mais il aurait été bon que le caractère global de l’exigence laïque soit pris en compte par l’application des autres mesures préconisées par la Commission Stasi. Nous appelions notamment l’attention sur ce qui se passait dans les hôpitaux ; je crois savoir que vous avez à nouveau été saisis de cette question et j’espère que votre mission reprendra l’ensemble du chantier qui avait été celui de la Commission Stasi.

Pourquoi le religieux ferait-il l’objet d’un enseignement spécifique ? À l’époque où l’école enseignait les humanités, elle enseignait naturellement la connaissance des œuvres inspirées par la religion une Annonciation de Fra Angelico comme la teneur du débat sur la grâce dans Les Provinciales de Pascal. C’était le contenu même de l’enseignement, et je regrette que l’école, au nom d’une certaine modernité, ne mette plus assez l’accent sur les humanités. D’autre part, dans la sphère spirituelle, le religieux ne doit pas faire l’objet d’un privilège. L’expression « enseigner les religions » est toujours ambivalente et les religieux sont toujours prêts à se dire les mieux placés pour cela, alors que les professeurs de l’Éducation nationale sont parfaitement capables de le faire. L’enseignement du religieux n’a pas à être dissocié du reste de la culture. On peut, en effet, enseigner la connaissance des doctrines religieuses, mais pourquoi pas aussi celle des humanismes athées ou agnostiques ? Montaigne, Diderot et Hume n’ont-ils pas joué un rôle au moins aussi important dans l’émergence des valeurs qui constituent notre socle culturel ? Je ne voudrais pas d’un enseignement qui privilégie le fait religieux même si, j’en suis d’accord, l’école publique et laïque doit intégrer tout ce qui compte dans la culture.

Il est exact, Monsieur Myard, que des femmes sont consentantes pour porter le voile intégral et que certaines souhaitent ainsi, de manière quelque peu provocante, affirmer leur identité face à un monde qu’elles jugent mauvais. Mais si la personne est consentante, cela signifie qu’elle a un libre arbitre. Pourquoi, alors, ne pas miser sur ce statut de sujet capable de réflexion pour convaincre, pour expliquer que l’interdiction du port du voile intégral n’est pas une oppression mais qu’elle tend à mettre en avant ce qui constitue le « vivre ensemble » ? Soit la femme n’est pas consentante et la règle est émancipatrice puisqu’elle proscrit une violence qui s’exerce contre elle, soit elle est consentante et c’est le rôle des élus d’expliquer à la population ce que sont nos valeurs communes.

Selon moi, une règle qui ne prévoit pas de sanction en cas de manquements est inopérante. Dans le même temps, on ne peut s’en tenir au seul langage répressif, et un travail éducatif doit être fait. En proposant une loi prohibant les signes religieux ostentatoires à l’école, la Commission Stasi avait beaucoup insisté pour que le texte s’accompagne de toute la pédagogie nécessaire. Qu’est-ce à dire ? Que si une jeune fille se présente voilée dans ma classe, je ne lui dirai pas d’emblée : « Mademoiselle, dehors ». J’engagerai un entretien avec elle, puis avec ses parents, pour expliquer la raison de cette règle. Il faut d’abord déployer tous les trésors de pédagogie possible, et ne sanctionner qu’en dernier lieu.

J’ai moi-même, Monsieur Bataille, été accusé de stigmatiser l’islam alors que, défendant la loi issue des préconisations de la Commission Stasi, j’étais interviewé par Radio Beur. J’ai rappelé que la République française s’est installée sur un territoire, celui de la France, qui était dite « la fille aînée de l’Église », et que le 9 décembre 1905, la République a décidé que les emblèmes du christianisme devaient quitter tous les lieux publics pour regagner les seuls lieux où ils sont légitimes : la maison commune des croyants – l’église ou le temple – et la sphère privée – leur maison. La République ne vise pas une religion particulière, elle a des motifs généraux d’affirmer la laïcité. C’est en rappelant notre histoire républicaine que l’on peut montrer que la volonté n’est pas de stigmatiser l’islam mais de faire que toutes les religions, islam compris, soient soumises à la même règle.

Je suis tout à fait d’accord avec Madame Badinter, la règle doit être formulée de manière positive. Une photo de carte d’identité doit être une photo du visage non couvert. Il doit être possible d’expliquer que pour les raisons déjà dites mais aussi pour des raisons de sécurité il est essentiel que tous les citoyens et toutes les citoyennes de la République se présentent le visage découvert. Madame Badinter a tout à fait raison de dire qu’une norme peut être présentée de manière positive – même si elle signifie évidemment en creux « il ne faut pas porter un voile intégral ».

J’en suis d’accord, Monsieur Glavany, la question du port du voile intégral n’est pas réductible à un malaise social, mais l’on peut reconnaître qu’une personne, même si elle n’en est pas directement victime, peut être affectée par la tournure que prend le « vivre ensemble », par le fait que subsistent des pratiques discriminatoires – ces discriminations au logement et à l’emploi que l’on veut combattre par les CV anonymes. Ces personnes peuvent avoir là des raisons de chercher une compensation identitaire, laquelle peut prendre la forme d’une provocation, d’une interpellation de la puissance publique. C’est une raison supplémentaire pour que les sanctions envisagées soient globales, et que l’on prévoie les trois volets complémentaires que j’ai évoqués.

Je serais tout à fait d’accord avec la démarche consistant à combattre globalement les violences faites aux femmes. Je rappelle que l’islam n’est pas la seule religion qui, dans son interprétation intégriste, stigmatise les femmes. Relisez l’Ancien Testament : « Tes désirs se porteront vers ton mari mais il dominera sur toi » ! Relisez saint Paul : « Femme, sois soumise à ton mari » ! En d’autres termes, les trois religions du Livre ont une approche sexiste et hiérarchisante des sexes, ce qui n’est pas étonnant puisqu’elles font référence à des sociétés patriarcales où les mâles dominaient – ce qui dessaisit ces propos de leur éternité d’inspiration supposée et permet de les soumettre davantage à la critique… Relisons, à ce sujet le Discours décisif d’Averroès : « Lorsque un verset du Coran heurte la raison, il faut l’interpréter au second degré ». Il y a là un principe d’émancipation, contraire, donc, à ce qu’affirment les intégristes qui cherchent à maintenir une interprétation littéraliste du Coran.

Il est vrai, Madame Poletti, que les militantes laïques qui, partout dans le monde, veulent renforcer les droits des femmes, attendent de la France qu’elle réaffirme les principes de la laïcité. Au demeurant, ce n’est pas tant la laïcité qui semble en cause que les droits des femmes et leur dignité. Vous proposez de revitaliser la spiritualité ; soit, mais pour moi la spiritualité ne se réduit évidemment pas à sa dimension religieuse ; le théorème de Pythagore, les pyramides d’Egypte, La Rose et le réséda d’Aragon sont aussi des actes spirituels. C’est donc toute la culture spirituelle qu’il faut réhabiliter et non, seulement, le religieux. On a besoin de la vie de l’esprit, qui ne peut avoir lieu aussi longtemps que subsistent des injustices qui créent des abîmes entre les hommes, les pays, les cultures. C’est pourquoi je juge nécessaire une action en trois volets complémentaires.

M. André Gerin, président. Vous avez insisté sur les conséquences de la détresse sociale. Nous avons beaucoup progressé depuis le début de nos travaux, en juillet, quant à la nécessité de mettre en évidence une dérive fondamentaliste caractérisée par une idéologie barbare. Nous voulons marquer notre combat politique contre ceux qui se comportent en « têtes de réseaux » sans même habiter les quartiers considérés et qui mènent un travail de sape en instrumentalisant la pauvreté. Nous savons cette stratégie à l’œuvre et nous y ferons référence dans nos préconisations, en disant, par exemple, que ces fanatiques ont un comportement intolérable dans les maternités, où ils refusent que leurs femmes aient à faire à des médecins hommes.

Nous avons souligné, dès le début de nos travaux, que nous n’avions aucun a priori et que rien n’était décidé quant à l’éventualité d’une loi, notamment relative au port du voile intégral. Au fil des auditions, nous nous préoccupons toujours davantage des situations contraintes – plus que du seul port du voile intégral. À ce jour, nous ne savons pas encore sur quoi déboucheront nos travaux, mais nous souhaitons, dans tous les cas, faire partager nos préconisations aux responsables du culte musulman, afin que les musulmans de France comprennent qu’il s’agit de favoriser le « vivre ensemble » pour que l’islam, deuxième religion de France, trouve toute sa place dans la République.

Monsieur Pena-Ruiz, je vous remercie d’avoir contribué à notre réflexion.

Audition de Mme Caroline Fourest, journaliste et sociologue

(Séance du jeudi 12 novembre 2009)

M. André Gerin, président. Nous accueillons Mme Caroline Fourest, essayiste, rédactrice en chef de la revue ProChoix, chroniqueuse au Monde et sur France Culture, enseignante à l’Institut d’études politiques de Paris.

Vous êtes, Madame, l’auteure de nombreux ouvrages, pour la plupart consacrés à la laïcité et à l’extrémisme religieux. Vous avez notamment écrit Tirs croisés. La laïcité à l’épreuve des intégrismes juif, chrétien et musulman, avec Fiammetta Venner, en 2003, et La tentation obscurantiste, en 2005.

En votre qualité de journaliste spécialiste des questions de laïcité et d’extrémisme religieux, estimez-vous qu’il existe des indices objectifs permettant de confirmer une progression des courants de l’islam radical en France ?

Que pensez-vous de l’idée, qui nous est fréquemment soumise, selon laquelle l’extrémisme islamiste – avec sa conséquence, le port du voile intégral – découlerait des discriminations subies en France par les musulmans ?

Mme Caroline Fourest, journaliste et sociologue. Les réflexions dont je vous ferai part sont le fruit à la fois d’une enquête entamée voilà une douzaine d’années concernant les mouvements intégristes de toutes les religions, et de mon cours à Sciences Po, intitulé « Multiculturalisme et universalisme », lequel a débouché sur une réflexion de ma part relative à la crise du multiculturalisme, objet de mon dernier livre, La dernière utopie.

Un défi aussi complexe que celui que vous vous êtes lancé impose de bien définir les termes du problème. De la justesse du diagnostic dépendra, en effet, l’efficacité des solutions que vous proposerez. Ainsi, parler de « burqa » est une commodité à laquelle les médias ont cédé trop facilement : il existe peu de femmes portant ces voiles d’origine afghane en France, certains des voiles que nous voyons étant des « niqab », voiles noirs et couvrants, d’inspiration saoudienne.

Comme Dounia Bouzar l’a souligné lors de son audition, il faut insister sur la dimension sectaire et intégriste – beaucoup plus que religieuse – de ces comportements qui concernent souvent des converties. Celles-ci, en masquant leur visage, tentent de faire oublier qu’elles sont d’origine bretonne, basque ou alsacienne, avec tout le zèle des nouveaux croyants. Le port du voile intégral est à rapprocher d’une démarche sectaire, avec tout ce que cela comporte d’aliénation volontaire, sachant qu’il est éminemment complexe de faire la part entre celles qui le portent délibérément et celles qui le portent par choix. Lorsque vous interrogez des témoins de Jéhovah ou des scientologues, ils vous disent d’ailleurs rarement qu’ils appartiennent à une secte. Pour eux, c’est un choix qu’ils ont fait et qui les rend parfaitement heureux.

Les femmes, qu’elles portent le voile simple ou le voile intégral, soulignent souvent l’incompréhension dont elles font l’objet en tant qu’émettrices d’un message – le fait de porter un voile dans un pays laïc – de la part des récepteurs, à savoir les personnes qui sont confrontées au voile. Pour autant, toute une diversité de situations existe chez la personne qui émet – celle qui porte le voile. Il peut tout aussi bien s’agir d’une femme ayant décidé, au soir de sa vie, de porter le voile traditionnel dans une démarche religieuse mais non fondamentaliste, que d’une jeune femme née en France qui choisit de porter le voile par militantisme, souvent contre l’avis de ses parents, après avoir écouté un prédicateur, s’identifiant ainsi à d’autres femmes qui portent le voile dans d’autres contextes.

Je m’oppose, à cet égard, à la réflexion souvent entendue selon laquelle il serait beaucoup moins grave de porter le voile en France – parce que c’est souvent voulu – qu’en Iran ou en Arabie saoudite : il est, selon moi, beaucoup plus symbolique et radical de faire le choix du voile ici qu’en Iran, où le port du voile est imposé, ou au Yémen, où les contrevenantes risquent d’être aspergées d’acide. Dans ce dernier pays, où, seule femme non voilée, j’ai débattu devant des parterres de femmes intégralement voilées de noir, l’obligation du voile est d’ailleurs récente, suite à un retour à la loi islamique. Mais celui-ci, paradoxalement, ne s’est pas accompagné de la prohibition du quat, produit stupéfiant dont la consommation est très répandue. La loi a ses raisons que la raison ne connaît pas toujours...

Qu’en est-il des récepteurs de ce message dans les pays comme les nôtres ? En tant que femme, féministe et laïque, je ressens, lorsque je vois dans la rue un voile intégral, exactement ce que ressentirait un militant des droits civiques s’il apercevait quelqu’un faire son marché recouvert d’une cagoule du Ku Klux Klan. Le voile est un signal, le drapeau de groupes, minoritaires certes, mais radicaux. Il est évident qu’il ne peut contribuer à un vivre-ensemble pacifié.

Je suis à cet égard stupéfaite de l’ignorance de ce qu’est l’islam politique, dans sa complexité et dans la diversité de ses tendances. Aussi en brosserai-je rapidement un tableau afin de souligner un point préoccupant : le débat sur le voile intégral risque de fournir à des groupes intégristes pas aussi extrémistes que les salafistes l’occasion de banaliser le voile simple en s’autoproclamant arbitres du juste milieu.

Il convient, sur la scène de l’islam aujourd’hui, de distinguer les modernistes des fondamentalistes, et ces derniers des intégristes. À cet effet, il importe de bien faire la différence entre ce qui relève d’une pratique religieuse radicale et ce qui a trait à la radicalité politique, prônée au nom de la religion.

À la frange extrême, le salafisme revendique le retour à une lecture à la fois fondamentaliste et littéraliste du Coran. Parmi les divers courants qui le composent, certains prônent le séparatisme, adoptant un mode de vie replié, puriste, comparable à celui des Amish aux États-Unis, sans vouloir pour autant l’imposer et en faire un mode de vie en société. Bien que très littéraliste, cette posture est moins intégriste que celle observée par certains mouvements qui, eux, tendent à instrumentaliser la religion à des fins politiques liberticides. Ce qui complique la situation, c’est que l’espace public peut laisser apparaître des prédicateurs médiatiques charismatiques, qui, sans être ni littéralistes ni promoteurs d’une lecture totalement archaïque des textes, peuvent avoir une influence politique bien plus rétrograde et liberticide que certains prédicateurs littéralistes et fondamentalistes. Il n’est, en effet, pas toujours simple de ne pas confondre un moderniste avec un fondamentaliste ou un fondamentaliste avec un intégriste.

Ainsi, dans la mouvance issue des Frères musulmans – qui ne sont ni des salafistes ni des littéralistes – on trouvera des personnes qui se diront sincèrement choquées par le port du voile intégral, voire qui aimeraient être les arbitres du conflit, voyant dans le port du voile simple une solution alternative. Cette nébuleuse regroupe des courants très divers, incarnés notamment par l’Union des organisations islamiques de France – UOIF – et par des prédicateurs comme Hani Ramadan, Tariq Ramadan, qui intervient auprès des jeunes de l’UOIF, ou Hassan Iquioussen, qui considère qu’un homme et une femme qui dialoguent sur l’Internet sont à trois avec le diable. D’autres, comme Tareq Oubrou sont dans une démarche différente, plus isolée : ce prédicateur, que l’on peut considérer comme un fondamentaliste non intégriste, à la vision assez traditionnelle de sa religion, est prêt à proposer une charia de la minorité, c’est-à-dire une charia résumée à l’essentiel – la spiritualité – à même de s’adapter aux lois de la République et de la laïcité. C’est une démarche à laquelle Tariq Ramadan s’oppose au nom d’un islam politique qui, sans qu’on s’en aperçoive en l’écoutant à la télévision, provoque énormément de dégâts sur le terrain en matière de recul de la mixité, de port du voile et de comportements que je qualifierais d’intégristes.

Cette mouvance, qui regroupe donc des personnalités très différentes mais se qualifiant elles-mêmes de réformistes salafistes, représente une démarche qu’il ne faut pas confondre avec celle d’un réformiste moderniste comme Abdelwahab Meddeb. En islam, la réforme peut signifier tout et son contraire : aussi bien un mouvement vers les fondements – la réforme fondamentaliste des Frères musulmans – qu’une démarche vers le progrès – la réforme moderniste incarnée par des intellectuels comme Monsieur Meddeb.

Si je tenais à décrire la scène musulmane, c’est pour que l’on comprenne bien que faire du voile intégral le nouveau drapeau d’éventuels martyrs reviendrait à donner un prétexte aux uns et aux autres pour élargir leur recrutement. C’est ce qui me fait dire qu’adopter une loi interdisant le port du voile intégral serait faire un cadeau à la propagande intégriste. L’argument de la laïcité ne doit pas être utilisé, au risque de la faire passer pour un instrument de lutte contre les libertés individuelles. De même, celui de l’idée d’identité nationale ne répondrait pas au défi complexe auquel nous sommes confrontés, qui est un défi sur les valeurs et non pas sur les identités.

Quelle attitude les autres pays observent-ils à l’égard du voile intégral ? C’est précisément au nom de l’identité nationale que son port est interdit en Iran, car il rappelle, avec l’uniforme des Saoudiennes, le grand rival sunnite. En Egypte, le cheikh Mohammed Sayyed Tantaoui – l’une des plus hautes autorités islamiques reconnues –, grand imam de la mosquée Al-Azhar, a essayé de réglementer le port du voile intégral en proposant de l’interdire à l’université, mais il faut voir là la position d’un islam traditionnel, dépassé par un autre extrémisme et qui cherche à reprendre le contrôle. En Turquie, le port du voile intégral, comme celui du voile simple, est interdit dans les universités au nom de la laïcité ; mais il s’agit d’une laïcité tellement autoritaire, imposée par l’armée, qui a favorisé par la frustration qu’elle a engendrée, l’arrivée au pouvoir de militants islamistes dits modérés, c’est-à-dire non pas modérés par eux-mêmes mais en raison d’une contrainte laïque voulue par la Constitution et de la peur d’un coup d’État de la part de l’armée – laquelle porte la responsabilité du succès des islamistes faute d’avoir suffisamment démocratisé la société.

Interdire – ce contre quoi je milite – le voile simple dans la rue et à l’université serait tirer la laïcité française vers une laïcité autoritaire qui produirait, à mon avis, plus d’effets pervers que d’effets positifs.

La Grande-Bretagne, elle, a choisi le laissez-faire total. Elle est dans un processus différentialiste, confondant multiculturalisme et relativisme culturel. Les Britanniques prônent ainsi une forme de politesse vis-à-vis de l’autre qui, pourtant, n’a d’autre effet que d’enfermer celui-ci dans son exotisme. Dans le débat sur le voile intégral – sachant que celui sur le voile simple ne se pose même pas –, l’ancien ministre des affaires étrangères Jack Straw – qui avait été très critique vis-à-vis de la France au moment du vote de la loi interdisant le port de signes religieux à l’école publique – a cependant avoué avoir subi un choc en recevant dans son quartier général de campagne une femme entièrement voilée qui s’exprimait avec un accent très british. Ce jour-là, Jack Straw semble avoir réalisé qu’une femme en voile intégral, ce n’était tout de même pas tout à fait normal en Grande-Bretagne. Tant qu’il s’agissait de migrantes ou de filles d’immigrés s’exprimant avec un accent ou laissant deviner des yeux de couleur marron, cela ne dérangeait personne : c’était de l’exotisme. Mais que l’autre soit une « semblable » – ce qui est, selon moi, la base de l’antiracisme –, et le symbole sexiste devient criant. Le débat n’a pour l’instant pas débouché, la crainte de paraître raciste empêchant d’aborder ces questions.

Un dernier modèle, celui de la Belgique, a peut-être trouvé une forme de solution : certaines communes ont exhumé un ancien règlement qui interdit de sortir masqué en dehors des périodes de carnaval, sous peine d’amende, ce qui permet d’exiger l’identification quand cela est nécessaire. Je vois là une façon assez drôle de résoudre la question, ce qui est plutôt bon signe. Par ailleurs, les Belges ont tardé à s’emparer de la question du voile à l’école. Les Flamands, qui jouissent d’une grande liberté pédagogique, ont introduit l’interdiction du port du voile dans leurs règlements intérieurs, mais en Wallonie, la situation est plus compliquée et l’on voit des petites filles se rendre voilées à l’école primaire.

Le devoir de préserver le vivre-ensemble et l’ordre public nécessite également de s’opposer aux demandes particularistes, formulées au nom du religieux – ce qui ne concerne pas qu’une seule religion ou qu’une seule dérive sectaire –, qui tendent à mettre en péril la sécurité collective et qui se multiplient.

Je pense notamment à une demande présentée par une communauté juive ultra-orthodoxe à la municipalité d’Outremont, au Québec. Il s’agissait d’installer dans la ville un érouv, clôture symbolique démarquant l’espace urbain dans lequel les observants du shabbat peuvent se déplacer. Le conseil municipal a rejeté la demande, la considérant comme incompatible avec la notion de voie publique. Mais la Cour supérieure du Québec, invoquant la liberté de religion et l’obligation d’ « accommodement raisonnable », a autorisé l’installation de l’érouv. Une demande similaire a été formulée en France, à Garges-lès-Gonesse. La communauté juive qui y réside demandait non seulement la mise en place d’un érouv, mais également la neutralisation des codes électriques à l’entrée des immeubles pendant le shabbat. Il faut imaginer ce qu’une telle demande impliquerait : savoir qui est juif pratiquant et dans quel immeuble, gérer les conflits qui ne manqueraient pas de naître entre les pratiquants et leurs voisins à qui l’on a débranché le code pour des raisons religieuses, dans le cas d’un cambriolage, voire même regrouper les juifs pratiquants dans des immeubles qui ne seront pas protégés électriquement, etc. Heureusement, en France, aucun tribunal n’a accepté l’accommodement raisonnable admis au Canada.

La Grande-Bretagne et ce dernier pays ont également été confrontés à des demandes provenant, cette fois, de la communauté sikh. L’une d’elles portait sur le kirpan, petit couteau rituel dont les hommes ne peuvent se séparer, et qu’il s’agissait d’autoriser à l’école : au nom du multiculturalisme, il a été admis que les enfants l’emportent en classe, à condition qu’il soit placé dans un étui cousu à l’intérieur du vêtement. Cette décision, qui pose un problème de sécurité, introduit aussi une discrimination entre les élèves puisque les autres enfants ne sont pas autorisés à apporter leur Opinel favori. Un problème se pose quand le religieux, lorsqu’il est invoqué, légitime des droits différenciés De la même manière, alors que l’État a parfois le devoir de protéger les citoyens contre eux-mêmes, les sikhs peuvent, en Grande-Bretagne, déroger à l’obligation de porter un casque, incompatible avec le turban religieux. Aux États-Unis, les Amérindiens ont obtenu de la Cour suprême le droit de consommer le peyotl, substance hallucinogène classée parmi les stupéfiants, au nom du libre exercice d’un culte. Il paraît que depuis, de nombreux Américains se sont découvert une nouvelle foi.

Utiliser l’argument de la sécurité et du vivre-ensemble est la meilleure façon d’aborder la question qui nous réunit. J’en veux pour preuve le cambriolage perpétré le 10 novembre dernier dans une bijouterie de Marseille : 350 000 euros de bijoux ont été emportés par un couple qui s’est révélé être deux braqueurs, l’un portant une djellabah, l’autre un voile intégral et poussant un landau. Il y a là matière à arguer, sur la base de la sécurité – au-delà de toute question de laïcité ou d’identité nationale –, que tout ce qui ne permet pas l’identification d’une personne dans les services publics et dans un certain nombre de lieux publics où la sécurité est de mise doit faire l’objet d’un règlement.

Pour autant, l’interdiction du voile intégral ne doit pas être le fait de prestataires de services, qui seraient libres de trier leurs clients selon leurs désirs. Ainsi, dans l’arrêt Truchelut de 2006, le juge a estimé qu’interdire l’entrée d’un gîte rural à des femmes voilées constituait un comportement discriminatoire. Le gérant d’un établissement commercial n’est pas l’État qui peut se permettre de chasser le voile et les signes religieux ostensibles de l’école publique au nom du respect d’un lieu sacralisé, celui de l’apprentissage de la citoyenneté. La rue, les hôtels, les restaurants, sont des lieux de liberté que l’on doit chérir, car c’est ce qui fait aussi notre différence avec des pays qui ne sont pas démocratisés.

Vous devez relever un défi complexe : il vous faut travailler à partir d’un signe beaucoup plus fort que le simple voile, sur lequel a travaillé notamment la commission présidée par Bernard Stasi, mais également d’un espace bien plus libre que celui de l’école publique, à savoir la rue. Aussi devez-vous imaginer des solutions nouvelles. Je pense, et c’est la conclusion de mon dernier ouvrage, qu’il est possible de résoudre la crise du multiculturalisme en dissociant de manière intelligente les espaces : ceux qui relèvent du sens, comme l’école publique ou le Parlement, incarnations du modèle républicain, et ceux qui relèvent de la liberté individuelle.

Dans leur lutte contre l’homophobie, le sexisme ou le racisme, les groupes minoritaires ont exigé de la République une ouverture d’esprit, l’invitant à revisiter le concept d’universalisme pour leur accorder non pas des droits particuliers, mais l’égalité. D’autres groupes utilisent aujourd’hui cette ouverture comme une faille, afin d’asseoir des demandes qui visent, cette fois, à instaurer l’inégalité.

Une société engagée dans la voie du multiculturalisme doit impérativement dissocier ce qui relève du politique liberticide et doit être refusé, et ce qui a trait au culturel, qui nous enrichit tous. Cela oblige à imaginer des ripostes intelligentes et proportionnées, qui distinguent au cas par cas et espace par espace, nous permettant ainsi de résister à l’intolérance sans, pour autant, devenir intolérants.

M. Lionnel Luca. Quels arguments opposeriez-vous à ceux qui soutiennent que le port du voile intégral est une question de liberté individuelle, qu’il n’y a pas lieu de légiférer ou de réglementer, mais de faire de la pédagogie et de l’information ?

Par ailleurs, cela ne me dérange pas d’être intolérant à l’égard des intolérants : il est bien interdit d’arborer une croix gammée dans la rue !

M. Jacques Myard. Vous avez décrit précisément le phénomène auquel nous sommes confrontés, rappelant sa nature sectaire et politique. Vous avez dénoncé avec toute la force de conviction qui est la vôtre, en tant que femme et citoyenne, les intégristes porteurs d’un message politico-religieux, dont certains, comme Tariq Ramadan, avancent masqués.

Pour autant, je ne comprends pas que vous nous invitiez à distinguer les différents lieux où s’exprime cette intolérance. Comment cette atteinte fondamentale à la dignité peut-elle être plus ou moins grave, selon l’endroit où elle s’exerce ? Il est impossible de découper ainsi la liberté !

Mme Bérengère Poletti. Autant votre exposé était remarquable, autant les solutions que vous proposez sont difficilement compréhensibles. Vous suggérez d’interdire, pour des raisons de sécurité, ce qui ne permet pas d’identifier les personnes. Mais derrière le débat sur le port du voile intégral se jouent d’autres questions, qui touchent aussi à la liberté des femmes : accès aux soins, accès aux services publics, reconnaissance du diplôme. Comment y répondre si la République ne prend pas une position claire sur le voile intégral ?

M. Christian Bataille. Je veux d’abord vous remercier pour la part que vous prenez à la défense de la laïcité et souligner la grande qualité de la revue Prochoix, que vous dirigez.

Si nous retenons la solution d’une législation positive, qui consisterait non pas à interdire un habit, mais à rappeler la nécessité de découvrir son visage dans l’espace public, pour des raisons de sécurité et de vivre-ensemble, nous nous limiterons à une mesure de police publique. Où sera la condamnation du fondamentalisme ? Ne faudrait-il pas refaire une grande loi, semblable à celle de 1905, qui permettrait de traiter l’ensemble des problèmes auxquels nous serons confrontés, comme la question de la laïcité à l’hôpital ou dans les cantines ? Globalement, de quelles armes dispose notre société pour faire reculer l’intégrisme partout où il se trouve ?

Mme Caroline Fourest. Finalement, ce qui m’est demandé, c’est pourquoi je ne veux pas interdire l’intégrisme que je décris pourtant comme représentant un grave danger. C’est tout simplement parce que l’on ne peut pas interdire l’intégrisme !

Nos angles d’analyse ne sont pas les mêmes : vous tenez compte, et c’est légitime, de la psychologie de ceux qui vous ont élus et qui vous éliront demain ; je travaille en fonction de ce que je sais de la psychologie des groupes islamistes. Je connais la façon dont ils opèrent et je suis convaincue qu’ils instrumentaliseront ce qui sortira de cette mission parlementaire en le simplifiant à l’extrême, comme ils l’ont fait des propositions complexes et variées de la commission Stasi.

Si la loi interdisant le port de signes religieux ostentatoires à l’école était la meilleure solution en la matière, je crains qu’elle ne se trouve fragilisée par une loi qui restreindrait les libertés individuelles au-delà de cet espace. En tant qu’intellectuels, nous ne cessons de défendre cette loi, y compris à l’étranger, en expliquant sans relâche la conception française de l’école publique : un lieu d’apprentissage de la citoyenneté, qui suppose l’égalité sur les bancs, où les signes ostentatoires n’ont pas leur place. Si l’on élargit l’interdiction, cette ligne subtile de démarcation tombera, en même temps que notre argumentaire.

L’idée d’une grande loi nationale positive, avec toute sa charge rituelle, est sans aucun doute plaisante, mais la nuance intelligente imaginée ici entre légalisation négative et législation positive ne sera pas ressentie à l’extérieur. En revanche, peut-être peut-on réglementer positivement le devoir de s’identifier dans certains lieux publics. Le résultat sera à mon avis plus efficace en ne donnant pas du grain à moudre aux groupes qui attendent, avec une impatience que vous n’imaginez pas, de se proclamer arbitres de l’espace public ou de se poser en victimes.

Je n’en conclus pas pour autant qu’il faille céder à la tyrannie du refus de la stigmatisation. La liste des comportements que j’observe dans l’espace public et qui me posent problème en tant que féministe et laïque est longue, mais je refuse simplement que l’on interdise l’intégrisme parce que c’est une idée, une valeur, une idéologie. Or je ne veux pas que l’on interdise les idées – nous ne sommes ni en Iran, ni en Arabie saoudite, mais dans une grande démocratie –, même si c’est épuisant, car cela signifie qu’il faut se confronter aux idées des autres tout le temps et répondre argument après argument.

Aussi le législateur doit-il être suffisamment intelligent pour permettre aux militants des droits des femmes et de la laïcité de poursuivre la bataille. Il ne doit pas voter des lois qui donneraient l’avantage à la propagande intégriste sur leurs arguments. Les comportements et les valeurs intégristes ne peuvent, je le répète, être tous mis hors la loi. C’est un combat d’idées qu’il faut mener. Si je me bats pour ne pas être taxée d’« islamophobe », terme qui permet de confondre la critique intellectuelle de la religion avec un comportement raciste illégal, ce n’est pas pour souhaiter que l’on interdise les idées intégristes. Laissons intervenir la loi ou, dans ce cas précis, le règlement quand, à la marge, des problèmes très concrets se posent, en l’occurrence des problèmes de sécurité et d’identification qui ne concernent pas seulement le voile intégral.

Notre République doit être cohérente et traiter le problème dans son ensemble. Ainsi, si la priorité était de « sanctuariser » l’espace de l’école par une loi, il fallait ensuite s’attaquer aux causes du port du voile. Mais qu’a-t-on fait pour lutter contre le recul de la mixité sociale et l’apparition de communautarismes religieux ? Pourquoi n’améliore-t-on pas le taux d’encadrement dans certains établissements de quartiers populaires ? S’il y avait dix élèves par classe dans certains d’entre eux, pensez-vous que les problèmes actuels se poseraient dans les mêmes proportions ? Est-ce en réduisant les moyens consacrés à l’école publique que l’on favorise la mixité scolaire, l’éducation, la culture ? Or, on a préféré voter une loi-cadre qui autorise les communes à faciliter la scolarisation de leurs élèves dans des écoles privées religieuses qui favorisent le communautarisme religieux. Il est vrai qu’il est plus coûteux d’organiser la mixité scolaire et sociale... Mais si l’on ne s’attaque pas aux racines du problème, on ne s’en débarrassera pas.

Pour autant, je ne dis pas que le fait de subir des discriminations ou d’appartenir aux classes populaires est une voie automatique vers l’intégrisme. Mais de la même manière qu’il faut combattre, sur le plan des idées, le militantisme intégriste, il faut, par l’action politique, supprimer les facteurs structurels qui participent à l’extension du phénomène.

M. Éric Raoult, rapporteur. Nombre d’entre nous semblent oublier le contexte dans lequel nous avons débattu de la loi de 2004. La France faisait alors l’objet de fatwas, nos diplomates étaient menacés. Finalement, l’application de la loi a permis de pacifier la situation et un an après, on n’en parlait plus.

Je crois à la force symbolique de la loi. J’ai rencontré à la mosquée des Omeyyades, à Damas, une jeune femme voilée d’origine française, mariée à un Koweïtien. Elle m’a dit qu’elle retirait son voile intégral lorsqu’elle prenait l’avion pour Dubaï parce que la loi, simplement, l’exigeait.

Je ne crois pas que tout ce qui est fait pour lutter contre les facteurs structurels – politique de la ville, création de la Haute autorité contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE) – puisse réduire le zèle des nouvelles converties, qui portent le voile avec encore plus de détermination. Seule la fermeté d’une loi pourrait apporter une solution. C’est le regard que nous portons sur cette loi qui importe, pas l’interprétation qui en sera faite par les groupes minoritaires.

Mme Danièle Hoffman-Rispal. Depuis la loi de 2004, j’ai le sentiment de voir dans ma circonscription de Belleville de plus en plus de jeunes filles portant un voile strict et, dans le XIe arrondissement, davantage de femmes portant le voile intégral. J’avoue que les croiser à longueur de journée dans la rue ou me trouver dans une salle d’attente face à une femme dont je ne vois pas les yeux, suscite chez moi un profond malaise.

Je partage votre constat selon lequel le débat qui nous anime pourrait susciter, en retour, un réflexe identitaire, y compris chez les plus modérés et qu’une loi, sur un sujet aussi sensible et complexe, pourrait avoir des effets contre-productifs. Pour autant, la voie réglementaire sera-t-elle suffisante ? Les maires que nous avons auditionnés nous ont demandé de favoriser la voie législative, universelle, plutôt que de les autoriser à édicter des règlements, ce qui aboutirait à stigmatiser certaines communes.

Enfin, la mission sur les violences faites aux femmes vient de rendre son rapport. La proposition de loi qui découlera de ses préconisations ne pourrait-elle pas être le cadre d’une mesure concernant le port du voile intégral, lequel peut légitimement être considéré comme une violence ?

Mme Caroline Fourest. Mon propos était de vous donner un aperçu des effets boomerang que peuvent produire des décisions mal interprétées. La loi sur les signes ostentatoires était une bonne initiative, qui a permis de sanctuariser l’école, mais elle n’a pas mis fin au phénomène, lequel, au contraire, a explosé. Je pense que des jeunes femmes en crise identitaire guettent aujourd’hui votre décision, pour passer du voile simple au voile intégral.

Je vous rejoins sur le risque de stigmatisation que ferait peser la voie réglementaire sur les communes concernées. D’ordinaire, je suis davantage favorable à la loi, car le règlement suppose des arbitrages et des rapports de force individuels compliqués à gérer. Mais j’estime que la voie réglementaire est plus adaptée à ce cas d’espèce, compte tenu du nombre réduit de femmes concernées. Je n’aurais peut-être pas le même avis si elles étaient 5 000 ou 10 000.

Par ailleurs, il convient de distinguer les lieux, Monsieur Myard – vous ne vous habillez pas au Parlement comme chez vous – et de ne pas se laisser aller à une interdiction générale. Les pays musulmans qui ont voulu étouffer l’intégrisme par l’interdit, plutôt que par la démocratisation et l’égalité des chances, se sont fourvoyés. La Tunisie a toujours un problème avec l’islamisme et si le pays s’en sort grâce à la laïcité, c’est une main de fer qui s’y applique. De même en Turquie, où régnait la laïcité mais pas la démocratie, un retour de flamme est survenu.

M. Jacques Myard. Mais le mouvement intégriste, qui est apparu il y a quatre-vingts ans, se place aujourd’hui dans une stratégie d’affrontement ! Nous sommes engagés dans un combat, et il va durer.

Mme Caroline Fourest. Ce n’est pas parce que nous livrons ce combat que nous devons nous interdire de penser. En Grande-Bretagne, en Belgique ou aux Pays-Bas, où l’on a tardé à s’attaquer au phénomène, les politiques sont en train de privilégier des solutions simples, parce qu’elles sont plus médiatiques et plus faciles à expliquer à leurs électeurs. Mais l’objectif n’est pas de se faire plaisir, il est d’être efficace. Si vous renoncez à vos propres valeurs, sous prétexte que vous livrez bataille aux extrémistes, il leur sera facile ensuite de vous taxer d’intolérants et d’inviter les citoyens à rejoindre leur camp, censé offrir plus de solidarité et de repères identitaires.

Messieurs Myard et Raoult, je travaille sur tous les intégrismes et je ne vois pas en quoi les comportements sexistes observés au nom du judaïsme et du christianisme sont moins graves. Si l’on décide de légiférer ou de réglementer le port du voile intégral dans la rue, il faut prendre garde à ce que cela n’apparaisse pas comme une mesure particulariste, qui nourrirait en retour la propagande islamiste.

Il est vrai que ce combat va durer longtemps ; le plus grand risque est de perdre patience et, par lassitude, se mettre à renier nos valeurs et nos principes pour proposer des solutions simples à un problème extrêmement complexe. Je ne vous dis pas cela par angélisme, mais parce que ma détermination est sans faille ; j’espère vous en avoir convaincus.

Audition de représentants d’obédiences maçonniques : Pour la Grande loge féminine de France : Mme Denise Oberlin, grande maîtresse ; Mme Anne-Marie Pénin, présidente de la commission conventuelle de la laïcité ; Mme Marie-France Picart, ancienne grande maîtresse, membre de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE) ; Pour la Grande loge de France : M. Jean-Michel Balling, membre ; Pour le Grand orient de France : M. Patrice Billaud, vice-président.

(Séance du jeudi 12 novembre 2009)

M. André Gerin, président. Cette nouvelle audition organisée sous forme de table ronde est l’occasion d’entendre les représentants de trois obédiences maçonniques qui ont répondu à notre invitation et auxquels je souhaite la bienvenue.

Le port du voile intégral – notamment sur la voie publique – remet-il selon vous en cause les valeurs républicaines et, plus particulièrement, la laïcité ? Le considérez-vous plutôt comme emblématique d’une appartenance religieuse ou d’une revendication politique extrémiste ?

M. Jean-Michel Balling, membre de la Grande loge de France. La Grande loge de France (GLF) a toujours défendu le triptyque « liberté, égalité, fraternité » qui fonde notre République et garantit la dignité individuelle de la personne mais, également, les droits de l’homme. Le ciment de cette fondation est la laïcité qui, après avoir été « de combat » jusqu’à la loi de séparation de 1905, devint ensuite « de neutralité ». C’est elle qui permet à chacun de vivre librement sa croyance ou sa non-croyance – lesquelles relèvent de l’espace privé – sans que les convictions religieuses interfèrent jamais dans le domaine public. C’est également elle qui, aujourd’hui, doit permettre l’ouverture d’un dialogue afin que chacun puisse s’enrichir des différences d’autrui. Le port du voile intégral répond-il à ces préoccupations ?

En dépit du faible nombre de celles qui s’en vêtent, il témoigne bien plutôt d’une agression des consciences qui, comme telle, peut être de nature à provoquer un désordre public : alors même que le combat pour l’égalité et l’émancipation se poursuit dans le monde entier, les femmes y sont en effet « emmurées ». Nous laisserons aux théologiens le soin de déterminer s’il s’agit-là d’un précepte religieux ou d’une coutume, mais l’impossibilité de rencontrer effectivement la personne que l’on croise dans un espace public n’en demeure pas moins une agression. Le visage, c’est l’être même d’une personne, cette persona latine qui fait entendre une parole à travers le masque du comédien : nous n’existons que dans la relation à l’autre ; la dignité est incompatible avec l’exclusion et la rupture ; le véritable humanisme reconnaît en tout autre un alter ego. Si, comme disait Victor Hugo, la liberté est du domaine du droit, l’égalité de celui des faits et la fraternité de celui du devoir, une communauté nationale fondée sur ces valeurs ne peut précisément admettre que ses membres s’excluent du devoir de construction du vivre ensemble. En la matière, la notion de devoir doit être fortement mise en avant.

Une loi s’impose-t-elle donc ? Sans doute pas en un sens répressif même si la représentation nationale doit se pencher sur les devoirs de l’homme en tant qu’ils sont porteurs de cohésion et d’ordre public. L’un d’entre eux, dans une société laïque, consiste à ne pas objectiver son appartenance religieuse. De ce point de vue, les communautés religieuses ont une grande responsabilité, celle d’éliminer l’ignorance et de contribuer à faire respecter l’ordre dans la cité : elles doivent faire connaître dans les médias les actions qu’elles entreprennent en la matière, de manière à œuvrer au renforcement de la communauté nationale.

C’est ainsi que nous parviendrons à éviter une interdiction légale du port du voile intégral qui risquerait de stigmatiser les musulmans de France et de radicaliser l’engagement de certains d’entre eux au sein de groupes marginaux et sectaires. C’est également ainsi que nos compatriotes musulmans se sentiront membres à part entière de la collectivité nationale dans laquelle le droit à la différence n’est pas la différence des droits.

Mme Denise Oberlin, grande maîtresse de la Grande loge féminine de France. Je vous remercie d’avoir accepté d’entendre la Grande loge féminine de France (GLFF). Après consultations de nos commissions spécialisées, nous affirmons explicitement que nous sommes favorables à l’adoption d’une loi interdisant le port du voile intégral dans tous les lieux publics, dont la rue : il en va, en effet, du droit des femmes, mais également du respect de la laïcité.

Auditionnée en 2003 par la commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République, présidée par Bernard Stasi, la GLFF avait alors été la seule obédience maçonnique française à se prononcer en faveur de l’interdiction du port du voile islamique à l’école. Un an plus tard, dans le cadre de la mission parlementaire conduite par le Président Debré sur les signes religieux à l’école, elle s’opposait également au port de ces derniers : voilà, en effet, plus de soixante ans que nous défendons le respect de tous les droits fondamentaux de tous les êtres humains et, particulièrement, ceux des femmes.

Depuis plus de vingt ans, l’intégrisme religieux ne cesse de prospérer notamment par l’intermédiaire de mouvements sectaires étrangers qui horrifient la majorité des musulmans de France respectueux des valeurs républicaines. Si rien, dans le Coran, n’oblige les femmes à se voiler intégralement, c’est pourtant au nom de la religion que le port du voile intégral est revendiqué, souvent par des militantes salafistes qui instrumentalisent les femmes à des fins politiques. C’est ainsi que ces dernières sont mises en première ligne sous le fallacieux prétexte de leur « liberté individuelle » afin de promouvoir, en fait, une vision archaïque, inégalitaire, fascisante et hégémonique de la société visant à nier les fondements de notre République.

Même si le port du voile intégral demeure minoritaire, il ne faut pas laisser cette pratique s’installer et gagner du terrain. Nous devons nous interroger sur sa signification profonde et sur les dangers qu’elle fait courir à notre modèle social démocratique en tant que fer de lance d’une nouvelle offensive intégriste : l’histoire a montré que la complaisance face à la montée des extrémismes se paie très cher et qu’il est préférable de les éradiquer le plus rapidement possible.

Chaque être humain est porteur d’identités multiples qui forment sa personnalité mais, en l’occurrence, le voile intégral déshumanise les femmes en effaçant les particularités qui font de chacune d’entre elles un être unique. Parce que l’occultation du visage interdit toute véritable communication ou identification, les femmes sans visage sont privées de leur être. A cela s’ajoute que c’est la photographie du visage et non celle de la main ou de l’iris que l’on appose sur la carte d’identité – l’argument relatif à la sécurité publique suffit donc à justifier l’interdiction législative du port du voile intégral. Celui-ci, par ailleurs, réduit les femmes à être des objets sexuels alors qu’elles sont bien entendu des sujets de droit. Véritable « apartheid », il piétine de surcroît la dignité de toutes les femmes – et pas seulement de celles qui le portent –, mais aussi le principe non négociable de l’égalité des sexes, pilier de la démocratie. Contraire à la convention de l’Organisation des Nations unies pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, mais également aux valeurs de l’Union européenne, il constitue un signe paroxystique de la discrimination des femmes, de leur mutilation symbolique et de la violence inouïe qui s’exerce à leur encontre.

En outre, il convient de se référer au principe de symétrie afin de s’assurer du respect de l’égalité : connaissez-vous des hommes exigeant de porter la burqa, le tchadri ou le niqab ? Quant à celles qui en revendiquent le port au nom d’une pratique religieuse jugée plus pure, sont-elles conscientes de ce qu’a coûté au monde la revendication de la pureté ? Pensons également à la pression morale que subissent certaines jeunes filles dans des quartiers difficiles ! Lors des discussions qui ont eu lieu à l’occasion de la loi de 2004, nombre d’entre elles disaient à leurs professeures : « Surtout, Madame, n’acceptez jamais le port du voile à l’école, sinon nos familles nous obligerons à le mettre ! ». Allons-nous aujourd’hui les abandonner ? N’ont-elles pas le droit de s’habiller comme elles le souhaitent ?

Cette provocation qu’est le port du voile intégral a plusieurs objectifs : dénoncer publiquement les « mauvaises musulmanes » ; faire croire que l’islam est discriminé ; entretenir la confusion entre politique et religion ; revendiquer une exigence confessionnelle au sein de l’espace public national – ce qui constitue un véritable coup de boutoir contre nos valeurs démocratiques ; afficher une certaine forme de religiosité dans la vie civile et civique qui est contraire au principe constitutionnel de laïcité ; refuser de se faire connaître aux yeux des autres ; revendiquer, enfin, une liberté contre la liberté et un droit à la différence qui aboutit à une différence des droits – comportement contraire à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 selon laquelle nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi.

Ne laissons donc pas les intégristes et les fondamentalistes défier les lois de la République ! Ne laissons pas les droits des femmes se déliter dans une attaque contre le pays de la liberté, de l’égalité et de la fraternité ! Ne laissons pas les jeunes filles qui se dévoilent se faire attaquer et souiller au nom d’une religion qui donne tout pouvoir aux hommes sur notre sol national ! De plus, ces manœuvres cachent mal un nouveau danger de banalisation du port du foulard pour les femmes et les jeunes filles alors que l’école les a émancipées d’une telle obligation.

La déclaration de principe de la GLFF proclame, quant à elle, sa fidélité à la patrie ainsi que son indéfectible attachement aux principes de liberté, de tolérance, de laïcité, de respect des autres et de soi-même, lesquels ont valeur universelle. Le devoir de les faire rayonner nous incombe d’autant plus que la République, l’État de droit et la laïcité sont attaqués ! Ne laissons donc pas les porteuses de voile intégral confondre des slogans pavloviens avec la liberté de penser ou l’examen critique de la raison ! Ne les laissons pas devenir hors la loi par un comportement qui trouble l’ordre public et menace la sécurité ! Nous avons le devoir de travailler au changement de mentalité de certains hommes issus de sociétés patriarcales !

Enfin, la mise en avant de revendications communautaires constitue un obstacle à l’exercice d’une citoyenneté pleine et entière à laquelle toutes les femmes ont droit : les droits et devoirs ne constituent-ils pas les deux conditions de l’épanouissement citoyen ? Un consensus fort doit nous rassembler autour de principes inaliénables tels que la liberté d’opinion, la liberté de croire ou de ne pas croire, la possibilité de se convertir à une religion et de la renier, l’égale dignité des êtres humains, le droit des garçons et des filles à l’instruction. C’est ainsi que la nation, selon la formule de Renan, demeurera un « plébiscite de tous les jours pour une communauté de destins. »

M. Patrice Billaud, vice-président du Grand orient de France. Au nom du grand maître du Grand orient de France (GODF) Pierre Lambicchi, qui vous prie de bien vouloir excuser son absence en raison d’un déplacement dans les DOM-TOM, je vous remercie pour votre invitation.

Les 50 000 francs-maçons du GODF, comme nombre de leurs concitoyens, attachent une importance essentielle à la laïcité qui, depuis plus d’un siècle, constitue le socle de notre République humaniste et la garantie du vivre ensemble d’une société française multiculturelle et multiconfessionnelle. Ils attachent également une très grande importance au respect de la dignité de la personne et de ses droits essentiels.

Notre amour de la laïcité n’est en rien l’avers d’une hostilité à quelque religion ou croyance que ce soit, bien au contraire. Même si nous assumons pleinement leur héritage, il n’est pas non plus le signe d’une pseudo-nostalgie des hussards noirs de la Troisième République. C’est justement parce que nous sommes attachés à la liberté absolue de conscience et à la liberté de culte que nous défendons la loi de 1905 sur la séparation des églises et de l’État comme clé de voûte de la relation institutionnelle entre ces deux entités mais aussi garantie de la paix religieuse et cadre de l’ordre public républicain en matière de liberté de conscience et d’expression de cette liberté dans l’espace public.

La laïcité n’est pas le monopole de la civilisation occidentale chrétienne. Alors que l’on souligne constamment le danger islamique qui menace l’Europe et le monde libre, on ne dit jamais rien des intellectuels libéraux musulmans qui, malgré un danger permanent dans leurs pays, se battent pour défendre une vision ouverte et tolérante de l’islam, voire, pour promouvoir la laïcité. Il ne s’agit donc en aucun cas de stigmatiser telle ou telle religion mais d’être fidèles aux principes fondamentaux qui, issus des Lumières, fondent la République française et inspirent tous ceux qui sont attachés aux valeurs humanistes.

Enfin, le GODF attache une importance essentielle aux principes de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui, en son article premier, proclame que tous les êtres humains naissent et demeurent libres et égaux en dignité et en droits.

Selon nous, le port du voile intégral n’est pas a priori un signe religieux qui pourrait être assimilé à la croix, à la kippa ou au voile simple. Loin de constituer l’expression légitime et normale de la pratique de l’islam, il relève du salafisme le plus radical, courant religieux extrémiste et intégriste véhiculant une idéologie et un projet de société porteur de confrontations.

Notre obédience tient à présenter trois observations principales.

Tout d’abord, le GODF estime que le voile intégral est une négation symbolique absolue de la femme qui le porte. Il s’agit, en quelque sorte, d’une disparition totale de l’individu au bénéfice de l’appartenance à un groupe replié sur lui-même. La femme est ainsi niée en tant que telle mais, également, comme citoyenne. En outre, le caractère prétendument volontaire de ce port est hautement suspect compte tenu de l’environnement oppressif, inégalitaire et parfois violent moralement et/ou physiquement de ces femmes dont la liberté de conscience est, à tout le moins, compromise. En tout état de cause, le risque d’aliénation inconsciente du consentement individuel est très élevé. Par ailleurs, le fait même de considérer que cette attitude serait authentiquement volontaire et librement consentie ne suffirait pas à justifier sa légitimité et sa légalité républicaines, le Conseil d’État considérant que cette pratique vestimentaire est « incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française, notamment avec le principe d’égalité des sexes. » Cette dernière juridiction a, par ailleurs, rappelé que le refus du voile intégral n’a ni pour objet ni pour effet de porter atteinte à la liberté religieuse et ne méconnaît nullement le principe constitutionnel de liberté d’expression religieuse ou l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Ensuite, le GODF souligne que cet habit introduit une discrimination sexuelle immédiate en niant l’identité et la personnalité des femmes au profit d’une domination masculine en contradiction flagrante avec le principe d’égalité républicaine. La burqa est donc bien un instrument de soumission et de domination sexuelle inacceptable. L’égalité entre les citoyens supposant que la loi protège hommes et femmes de la servitude, le port du voile constitue une intolérable régression. Chacun sait combien il peut être difficile pour des femmes vivant dans des quartiers difficiles de s’émanciper d’un environnement culturel et social chargé de préjugés et de visions machistes ; tolérer le port du niqab et de la burqa serait leur rendre un bien mauvais service dans ce combat pour la dignité, le respect et l’égalité des droits et des devoirs qui est le leur.

Enfin, le GODF considère – et c’est un élément qui peut participer du débat sur l’identité nationale – que le port de la burqa constitue un défi lancé à la République, laquelle ne reconnaît que des citoyens et non des communautés segmentées.

Si la laïcité de l’État n’est pas mise en cause en tant que telle – pour autant que cet habit ne soit pas porté à l’école de la République ou dans les autres lieux dédiés au service public de l’État –, la forme humaniste de la société française fondée sur le respect de l’individu, la liberté et l’égalité, n’en est pas moins bafouée. Dans l’espace public, la liberté individuelle doit s’exprimer dans les limites culturelles de la communauté nationale à une période donnée. Pas plus qu’il ne peut nier l’égalité des droits et des devoirs, un citoyen ne peut librement consentir à son aliénation. Veut-on donc vivre ensemble avec ou à côté des autres ?

Le GODF est donc favorable à une loi prohibant le port du voile intégral dans la sphère publique. En effet, outre que le dialogue et la pédagogie ne nous semblent pas adaptés aux principes du salafisme – nous savons que des groupes très organisés testent le cadre juridique républicain et qu’ils disposent de puissants relais au sein de certains États étrangers qui appliquent la charia et qui, au sein du Comité des droits de l’homme de l’ONU, cherchent régulièrement à faire condamner la France pour discrimination religieuse –, il existe dans notre pays une véritable religion de la loi en tant qu’expression de la volonté collective et de l’intérêt général dans une République normative qui est seule à même de répondre au problème que nous évoquons.

En tant que législateurs de la République, il vous appartient donc, Mesdames et Messieurs les députés, de codifier une nouvelle fois le vivre ensemble de la société française avec ses espaces de liberté et ses interdits : c’est ainsi que nous rappellerons combien notre choix en faveur d’une société humaniste n’est pas négociable.

M. Christian Bataille. Les propos qui viennent d’être tenus me réjouissent et je gage que nombre de nos collègues les partagent. Je suis heureux des fortes paroles de la GLFF qui me rappellent celles que cette obédience avait tenues lors de la tenue de la mission parlementaire présidée par Jean-Louis Debré : à la différence des autres organisations maçonniques, elle avait, en effet, pris fermement position en faveur de l’interdiction du port du voile à l’école. Par ailleurs, je me réjouis que la GLF et le GODF se positionnent, cette fois-ci, clairement en faveur de la nécessité d’une loi.

Ne considérez-vous pas toutefois que d’autres extrémismes religieux, qu’ils soient par exemple israélites ou chrétiens, menacent la laïcité ?

M. Jacques Myard. Si je m’interroge sur la position exacte de la GLF – considère-t-elle que seule une prise de conscience de la communauté musulmane permettra de mettre fin au port du voile intégral ? –, j’ai en revanche beaucoup apprécié les points de vue très explicites de la GLFF et du GODF. Néanmoins, que répondez-vous à ceux qui prétendent qu’une loi entraînerait la stigmatisation d’une partie de la population ? Est-ce un argument pour ne rien faire ou, au contraire, pour placer un certain nombre de personnes face à leurs responsabilités ? J’ajoute que j’ai eu l’occasion de rencontrer le Grand Mufti de la République de Syrie qui, lui, a une vision très claire de ce que doivent être les règles dans un pays qui se veut laïc : en cas de débordements, ce sont les ministres responsables du culte en cause qui sont immédiatement sanctionnés.

Enfin, quelles relations le GODF entretient-il avec la Turquie et quels propos les francs-maçons autochtones tiennent-ils quant à la lutte contre le fondamentalisme ?

Mme Danièle Hoffman-Rispal. Députée de Belleville, je ne supporte pas de voir une femme recouverte de la tête aux pieds – phénomène qui d’ailleurs ne fait que croître. Toutefois, après quatre mois d’auditions, ma religion, si j’ose dire, n’est pas faite quant à l’opportunité ou non d’une loi. Contribuerait-elle vraiment à réformer les mentalités ? Nous savons hélas fort bien que si la loi de 2004 a interdit le port du voile à l’école, nombre de jeunes filles le portent en y allant ou en la quittant.

Mme Bérengère Poletti. Je vous remercie pour vos propos dépourvus de toute ambiguïté.

Comment réintroduire une pensée humaniste dans nos sociétés souvent dépourvues d’une spiritualité à laquelle certains aspirent, fût-ce en se fourvoyant dans des impasses extrémistes ?

M. Jean-Michel Balling. En effet, Monsieur Bataille, d’autres intégrismes voient le jour – qu’il suffise de songer à la reconnaissance toujours plus poussée de certaines chapelles intégristes par leur maison mère – si je puis employer cette expression – ou à la réapparition de certains signes d’autres religions.

Si la GLF, Monsieur Myard, se refuse en l’occurrence à envisager une acception répressive de la loi – laquelle serait, d’ailleurs, très difficile à mettre en place –, je note qu’après les affaires liées au voile en 2004, nous sommes, cinq ans plus tard, confrontés à celles du voile intégral, des maillots de bain ou de la mixité dans les piscines. A cela s’ajoute qu’un tribunal du Nord de la France a récemment rendu un jugement de séparation d’un couple en fonction de critères relevant de la Charia – même s’il a ensuite été cassé. Au rythme de la surenchère et au risque de pointer du doigt le Coran, quelle loi sera donc nécessaire dans vingt ans ? Pourquoi le débat religieux devrait-il prendre place au cœur de la cité ?

M. Jacques Myard. Nous n’y sommes pour rien !

Mme Denise Oberlin. Toutes les religions ont leurs extrémistes qui font de la tradition un carcan. Allez vous promener dans le quartier Crimée et vous verrez que d’autres signes religieux font florès ! Quoi qu’il en soit, les chefs d’établissement sont bien heureux, depuis 2004, de pouvoir se retrancher derrière une loi.

J’ajoute que ce sont les musulmanes modérées qui risquent de souffrir d’un amalgame alors qu’elles veulent seulement vivre en citoyennes libres.

Par ailleurs, c’est à l’État de faire respecter le principe de laïcité ainsi que son application : si la loi donne des droits, elle exige également des devoirs.

Enfin, je représente 13 000 franc-maçonnes françaises et étrangères. Parce que la spiritualité – laquelle n’est pas réductible à son versant religieux – de la franc-maçonnerie et le respect absolu de la liberté de conscience constituent précisément un chemin de vie émancipateur, je considère que nous devons initier encore plus de musulmanes.

M. Patrice Billaud. S’il est évident que d’autres extrémismes religieux existent bel et bien, la situation de notre pays a considérablement changé depuis la loi de 1905, notamment en raison de la présence de l’islam. Je ne méconnais pas, non plus, la présence de certaines sectes au sein de notre République qui rendent parfois difficile une claire distinction d’avec les religions. Quoi qu’il en soit, nous sommes déterminés à nous battre contre toute forme de fondamentalisme religieux qui menacerait la laïcité.

En outre, s’il faut tenir compte du risque de stigmatisation d’une partie de la population, les principes de vivre ensemble que nous nous sommes donnés n’en importent pas moins : ce corpus de règles doit en effet s’appliquer à tous.

Par ailleurs, nous avons des relations très amicales avec nos frères et sœurs des obédiences libérales et a-dogmatiques de Turquie qui œuvrent à la promotion de la laïcité. Nous le savons, ils sont de plus en plus confrontés à l’intégrisme musulman : le port du voile augmente, de même que les actions politiques visant à détricoter l’édifice laïque et républicain. S’il ne faut rien lâcher en la matière, ce n’est pas en raison de je ne sais quelle idéologie laïciste mais parce que le principe de laïcité est fondamental ici comme ailleurs.

Une loi, quant à elle, nous semblerait appropriée : une application nationale éviterait de focaliser l’attention sur telle ou telle municipalité ou tel ou tel quartier. Mais elle devrait s’accompagner d’une pédagogie citoyenne afin que nul ne se sente stigmatisé et qu’aucune femme ne soit abandonnée.

En outre, la récurrence de notre débat témoigne de ce que nous n’avons pas été au bout des préconisations de la commission présidée par Bernard Stasi. Nombre de mesures hautement symboliques et spirituelles figuraient dans son rapport permettant d’intégrer tous les membres de la communauté nationale et de reconnaître à nos compatriotes musulmans le droit de pratiquer leur religion dans des conditions normales et acceptables. Y revenir aiderait à replacer le problème soulevé par la burqa dans un cadre beaucoup plus général et essentiel pour notre pacte républicain.

Enfin, comme en témoigne le groupe de travail « Religion et société » qui vient d’être mis en place par le Haut conseil à l’intégration auquel nous participons avec la GLFF, les valeurs humanistes qui fondent la République que nous aimons constituent une véritable spiritualité laïque.

M. André Gerin, président. De cette mission doivent, selon moi, résulter un certain nombre de préconisations. N’hésitez donc pas à nous transmettre des précisions sur le type de loi que vous souhaiteriez éventuellement voir adopter sachant que le voile intégral est, en quelque sorte, l’arbre qui cache la forêt et que nous devons nous atteler plus généralement au problème de la mise en cause du bien commun au sein même de l’espace public.

J’ajoute, à propos des différents intégrismes qui ont été évoqués, que nous parlons, en l’occurrence, de la deuxième religion de France : si nous devons mener un combat politique contre les idéologies barbares, les responsables du culte musulman doivent, quant à eux, se saisir particulièrement et publiquement de la question de la place de l’islam dans la République française, du respect de la laïcité et de la lutte contre le fondamentalisme. C’est à un véritable enjeu de civilisation auquel nous sommes confrontés si nous voulons poursuivre l’œuvre républicaine d’émancipation.

M. Jacques Myard. Ne croyez-vous pas que nous avons trop longtemps fait preuve de laxisme en considérant que la notion de laïcité était définitivement acquise ?

M. Jean-Michel Balling. J’ai eu l’occasion de mettre en avant la notion de « devoir de l’homme » et vos propos, Monsieur le président, s’agissant en particulier des différentes institutions religieuses en relèvent. C’est ainsi que nous garderons l’idéal de fraternité humaine à l’horizon de notre conception du vivre ensemble.

Par ailleurs, je considère en effet que nous avons sans doute été un peu trop laxistes.

Mme Denise Oberlin. La GLFF ne manquera pas de vous faire part de ses propositions.

Je ne porterai pas de jugement sur ce que les parlementaires ont fait ou non, mais il est vrai que la laïcité est aujourd’hui en danger et que nous devons rester vigilants pour faire respecter les droits de l’homme et du citoyen.

M. Patrice Billaud. Les propos de Monsieur Myard me réjouissent car nous portons une responsabilité collective dans la situation que nous connaissons – le GODF s’est d’ailleurs ému à plusieurs reprises de certains accommodements dont nous voyons aujourd’hui les résultats.

De surcroît, le voile intégral est symptomatique d’un enjeu autrement plus vaste : c’est ce dernier qui devrait être visé dans le cadre d’une éventuelle loi qui, outre des dispositions précises, définirait le vivre ensemble dont nous avons besoin dans la société française d’aujourd’hui.

M. André Gerin, président. Je vous remercie.

Audition de Mme Anne Levade, professeur de droit public à l’Université Paris XII

(Séance du mercredi 18 novembre 2009)

M. André Gerin, président. Après avoir entendu M. Rémi Schwartz, conseiller d’État, et M. Denys de Béchillon, professeur de droit public, nous poursuivons nos travaux avec l’audition de Mme Anne Levade, professeur de droit public à l’Université de Paris XII et directrice du Centre de recherches communautaires dans cette université.

Nous partageons tous le souci d’apporter la réponse la plus adaptée aux problèmes posés par la pratique du port du voile intégral. Cette réponse doit à l’évidence revêtir un caractère politique, dans la mesure où cette pratique met en cause les fondements du pacte républicain et où le combat à mener porte sur des valeurs aussi essentielles que la dignité de la femme et l’égalité des sexes. Mais la réaffirmation de ces valeurs demeurerait vaine et notre riposte serait sans effet si, dans notre démarche, nous ne prenions pas en considération les exigences – et parfois les contraintes – de l’État de droit. Or, qu’il s’agisse d’une loi ou d’une disposition réglementaire, une mesure d’interdiction peut soulever des difficultés tant au regard du droit français qu’au regard du droit européen.

Sur quels fondements les pouvoirs publics pourraient-ils prendre une mesure d’interdiction ? Pourraient-ils se fonder sur la notion de dignité de la personne humaine, comme composante de l’ordre public, ou sur le respect de la laïcité ? Faudrait-il préciser des circonstances de temps et de lieu ou bien édicter une interdiction générale ? À quelles conditions une mesure d’interdiction serait-elle compatible avec la Convention européenne des droits de l’homme, dont on nous dit qu’elle pourrait réduire la marge de manœuvre du législateur ?

Mme Anne Levade, professeur de droit public à l’Université Paris XII. Permettez-moi tout d’abord de vous remercier de l’honneur que vous me faites en me recevant. L’honneur est grand, mais il est aussi redoutable, compte tenu de l’objet de votre mission bien sûr, mais aussi de l’utilité que doit avoir mon audition.

La question étant complexe, il me semble de bonne méthode, le temps m’étant compté, de procéder par affirmations simples, au risque parfois de simplifier, sachant que vos questions me permettront d’apporter des précisions et, le cas échéant, des clarifications. Par ailleurs, n’étant ni la seule, ni la première personne auditionnée en qualité de juriste et souscrivant largement aux propos tenus, avant moi, par M. Rémi Schwartz et par le Professeur Denys de Béchillon, je ferai le choix de ne pas répéter des arguments déjà développés, pour m’interroger sur la faisabilité juridique d’un encadrement – quels que soient sa forme et son contenu – de la pratique du port du voile intégral. Je rappellerai donc brièvement l’état du droit pour, ensuite, cerner la problématique et, enfin, vous exposer les pistes possibles.

L’état du droit est, de mon point de vue, matériellement parcellaire, formellement hétérogène, mais substantiellement cohérent.

Matériellement parcellaire, d’abord. Les solutions juridiques qui ont déjà été apportées sont de trois types.

Certaines concernent précisément le port du voile intégral.

En juin 2008, le Conseil d’État a confirmé le refus de la nationalité française à une Marocaine portant un voile intégral. Il est important de constater que ce n’est pas le port du voile intégral qui a motivé sa décision, mais le mode de vie adopté par l’intéressée. Les conclusions du commissaire du Gouvernement sont sur ce point éclairantes.

En septembre 2008, la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE), adoptant une position qui n’est pas très éloignée d’un jugement de valeur, a estimé que la burqa « porte une signification de soumission de la femme qui dépasse sa portée religieuse et pourrait être considérée comme portant atteinte aux valeurs républicaines ».

Une telle formulation peut être rapprochée de celle retenue par la Cour européenne des droits de l’homme dans un arrêt rendu en 2001 et très critiqué à l’époque : dans une affaire mettant en cause une enseignante portant le foulard, la Cour avait jugé utile d’indiquer que le port du foulard était un « signe extérieur fort », « imposé aux femmes par un précepte religieux difficilement conciliable avec le principe d’égalité des sexes ».

On peut évoquer aussi certaines réponses ministérielles apportées à des parlementaires. Le garde des Sceaux avait ainsi indiqué en 2003 que, pour s’assurer du consentement des époux au mariage, le visage devait impérativement être découvert.

Au-delà de ces quelques cas, on peut considérer, afin d’élargir le champ des solutions juridiques éventuellement pertinentes, que le voile intégral s’apparente au « port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse » – expression de la loi de 2004 –, mais aussi à un « acte motivé ou inspiré par une religion ou une conviction religieuse », formule issue de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.

S’agissant du « port de signes et de tenues manifestant une appartenance religieuse », les solutions sont connues.

On songe en premier lieu, dans la sphère particulière des services publics, à la loi de 2004 sur l’enseignement public, aux jurisprudences relatives à l’hôpital public, ainsi qu’à l’interdiction générale faite aux fonctionnaires et agents publics de manifester leurs convictions religieuses dans l’exercice de leurs fonctions. Participe évidemment de cette logique la Charte de la laïcité dans les services publics du 13 avril 2007.

En deuxième lieu, on songe aux cas où l’identification des personnes est requise, ce qui peut imposer que l’on n’y fasse pas obstacle.

Enfin, essentiellement en raison de contraintes liées à la sécurité ou l’hygiène, des entreprises privées peuvent faire peser sur leurs employés des contraintes de type vestimentaire.

Quant aux « actes motivés ou inspirés par une conviction religieuse », ils ont fait l’objet de solutions jurisprudentielles. Je citerai la décision que le Conseil constitutionnel a rendue en 2001, selon laquelle un praticien hospitalier peut, au nom de ses convictions personnelles, refuser de pratiquer une interruption volontaire de grossesse. Les décisions du Conseil constitutionnel relatives à la liberté de conscience sont suffisamment peu nombreuses pour que je la mentionne.

On le voit : dans tous les cas, les convictions religieuses sont prises en considération et peuvent, quelle que soit leur manifestation, être encadrées.

En deuxième lieu, l’état du droit est, formellement, hétérogène.

Les solutions juridiques que je viens de mentionner sont très exceptionnellement législatives – la loi de 2004 demeure isolée – et très largement jurisprudentielles. Parfois enfin, elles sont portées par des instruments de nature très variée et juridiquement non contraignants, tels que recommandations, codes de bonne conduite ou chartes.

Le fait qu’il s’agisse principalement d’un droit jurisprudentiel n’est guère surprenant, mais il a son importance car le juge, à l’exception du juge constitutionnel, statue en prenant en considération la situation particulière qui lui est soumise – ce qui explique que certaines jurisprudences puissent paraître contradictoires.

Que l’état du droit soit matériellement parcellaire et formellement hétérogène n’empêche pas qu’il soit, en troisième lieu, substantiellement cohérent.

D’une part, entendu comme un acte motivé par une conviction religieuse, le port d’un signe religieux distinctif – et donc, notamment, le port d’un voile intégral – est la mise en œuvre du principe constitutionnel énoncé à l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, aux termes duquel « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ».

D’autre part, parce que l’exercice des libertés peut être encadré, le droit peut intervenir pour fixer des limites, lesquelles doivent toujours être justifiées et répondre aux impératifs de nécessité et de proportionnalité – examinés dans cet ordre.

L’état du droit est assez comparable à l’étranger. On ne saurait évidemment faire abstraction de l’histoire et des traditions de chaque État, notamment dans les rapports avec la religion. Il n’en demeure pas moins que tous les États ont, pour l’instant, résolu leurs difficultés par des textes ponctuels et des solutions jurisprudentielles. Ils n’ont pas de texte unique sur la question des signes religieux, en particulier sur le voile intégral, mais tous s’interrogent sur l’opportunité de légiférer.

J’en arrive, dans ce contexte, aux termes de la problématique.

S’interroger sur la faisabilité juridique de l’encadrement du port du voile intégral impose de se poser trois questions, concernant respectivement la notion d’espace public, la pratique visée et les principes en cause.

Tout d’abord, votre mission porte sur la pratique du port du voile intégral « sur le territoire national », autrement dit dans « l’espace public ». Cette expression, qui a déjà été utilisée à plusieurs reprises par d’autres personnes auditionnées, n’est pas une notion juridique, mais si le juriste doit s’en saisir, il doit essayer de déterminer de quoi il s’agit. Pour cela, on peut procéder par étapes.

Le juriste a l’habitude de raisonner en termes de sphère publique et de sphère privée, même s’il ne les distingue pas forcément de manière très claire – parce qu’elles ne sont pas toujours faciles à distinguer. La vie privée – prioritairement à l’intérieur du domicile, de l’espace clos – est distinguée de la vie publique, quel que soit son contexte. Mais un signe religieux distinctif, tel que le voile intégral, qui est une manière de manifester sa conviction, peut être porté aussi bien chez soi que dans la sphère publique ; ce n’est donc pas là que l’on peut trouver une définition de l’espace public.

On peut alors imaginer opposer l’espace public à ce que serait l’espace privé. Il serait donc d’abord un espace physique, n’appartenant à personne en particulier, par opposition à l’espace privé car privatisé, à commencer par le domicile. Ainsi entendu, il serait par nature un espace partagé, à l’usage de tous.

Dans une vision « juridicisée » de cet espace partagé, on peut entendre l’espace public comme étant, par nature, un espace de liberté, soumis à l’article 4 de la Déclaration de 1789, selon laquelle cette liberté consiste « à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Cette liberté n’aurait pour bornes, dans cet espace, que « celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance des mêmes droits », ces bornes ne pouvant être fixées que par la loi – selon les termes de la Déclaration – ou plus généralement par le droit.

L’espace public n’échappe donc pas au droit, mais le droit y a pour objet de permettre à chacun de jouir également des mêmes libertés. Ce raisonnement permet de justifier la distinction faite, en droit français, entre d’une part l’espace public dédié à la liberté de circuler, dont l’encadrement juridique se limite aux exigences de sécurité, et d’autre part, l’espace public affecté à une mission de service public, dans lequel on peut évidemment admettre l’existence de règles destinées à permettre l’exercice de ladite mission.

Deuxième élément : la pratique visée.

Là encore, le juriste est de prime abord un peu démuni, la pratique du port du voile intégral n’ayant évidemment pas vocation à avoir une définition juridique. On doit donc essayer de savoir comment il peut l’appréhender. De nouveau, je procéderai en trois temps.

Premièrement, la pratique du port du voile intégral ne peut pas donner lieu à un exercice de qualification juridique : si l’on peut éventuellement débattre du caractère intégral de tel vêtement, le port du voile et sa pratique sont des éléments objectifs, non susceptibles d’être débattus.

Deuxièmement, la pratique du port du voile doit être juridiquement appréhendée. Autrement dit, le juriste ne peut pas tout faire ; en tout cas, il doit aborder cette pratique avec objectivité. C’est pourquoi je suis en désaccord avec ce qu’ont pu dire la HALDE ou la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) en 2001. D’abord, le droit n’est pas le lieu de débattre de la question de savoir si la religion musulmane, ou une religion quelconque, impose ou non le port de telle tenue ou de tel signe d’appartenance. Il n’a pas davantage vocation à apprécier le bien-fondé d’une obligation religieuse ; à cet égard, je partage la position du juge Tulkens, l’un des critiques les plus âpres de l’arrêt de la CEDH : le rôle du droit n’est pas de porter une appréciation, positive ou négative, sur une religion ou une pratique religieuse, pas plus que d’interpréter les raisons pour lesquelles une religion impose telle ou telle obligation, notamment vestimentaire. En revanche, parce que le port du voile intégral, ou de tout autre signe ou tenue, est une manière d’exercer sa liberté de manifester sa religion, le droit peut déterminer les conditions dans lesquelles cette liberté peut être exercée.

Troisièmement, il faut se demander si l’on peut appréhender le voile intégral isolément ou s’il faut l’aborder comme une forme de la manifestation d’une appartenance religieuse par la voie vestimentaire. La question est d’importance car elle pose le problème du caractère discriminatoire d’un texte, ou d’une règle juridique, qui serait appliqué au seul voile intégral ; j’aurai l’occasion d’y revenir.

Troisième élément de la problématique : les principes en cause.

D’un côté, celles qui pratiquent le port du voile peuvent invoquer la liberté de religion, entendue dans sa double dimension de liberté de conviction et de liberté de manifester sa religion. Si une interdiction ou une limitation ferme du port du voile intégral devaient être envisagées, pourraient aussi être invoqués la liberté d’aller et venir et le principe d’égalité.

De l’autre côté, l’exercice d’une liberté constitutionnelle ne pouvant être limité qu’en invoquant des principes eux-mêmes constitutionnels, les principes qui seraient susceptibles de fonder une interdiction ou une réglementation sont au nombre de trois – et de trois seulement : le principe de laïcité, le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine et l’objectif de protection de l’ordre public. J’écarte le principe de non-discrimination car il n’est pas imaginable, sur le fondement du seul principe d’égalité entre les hommes et les femmes, d’interdire le port du voile intégral, sauf à démontrer juridiquement que celui-ci a une spécificité telle qu’il doit être traité différemment de tous les autres signes d’appartenance religieuse.

Ces trois principes sont-ils opérants ?

Le port du voile intégral dans l’espace public n’est pas une atteinte au principe de laïcité. Non seulement ce principe s’impose seulement à l’État, et non aux personnes privées, mais la laïcité de l’État se justifie par le respect de la liberté de conscience des personnes privées – et on pourrait donc même considérer que le principe de laïcité implique d’autoriser les manifestations de cette liberté. De ce point de vue, on ne peut nier la spécificité, d’une part, du service public, et d’autre part, des obligations qui, dans certaines hypothèses, peuvent être imposées aux usagers de certains services publics, en particulier l’enseignement public.

La question est plus délicate pour le principe de dignité, consacré par le Conseil constitutionnel dans une formulation qui montre sa spécificité – principe de « sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d’asservissement et de dégradation ». C’est un principe de droit objectif et, de ce fait, auquel on ne peut déroger ; autrement dit, il n’y a pas de petites et de grandes atteintes à la dignité, il n’y a pas des atteintes acceptables et d’autres qui ne le seraient pas. Toute atteinte au principe de dignité est, par nature, inacceptable et doit donc conduire à une prohibition. Cela vaut non seulement dans l’espace public, mais aussi dans l’espace privé. Par conséquent, si l’on décidait d’invoquer le principe de dignité, la seule solution serait l’interdiction générale et absolue en toutes circonstances. Cela n’irait pas sans difficulté car il faudrait parvenir à démontrer, alors que la liberté est le propre de l’homme, que l’exercice d’une liberté conduit à la négation de sa dignité. Ce débat me paraît dangereux, et c’est pourquoi ce fondement ne me semble pas le plus pertinent.

Il est plus simple d’aborder les choses sous l’angle de la protection de l’ordre public – à condition de convenir que l’ordre public, à l’inverse du principe de dignité, présente la particularité d’être nécessairement apprécié en fonction des circonstances. Il ne fait aucun doute que sa protection peut justifier la limitation ou l’encadrement des libertés. De même, l’ordre public peut conduire à exiger d’une personne qu’elle fasse la preuve de son identité. On ne peut pas davantage contester que, si l’on considère qu’il y a menace, l’ordre public peut justifier que certains signes ou certaines tenues soient, momentanément et dans certains lieux, prohibés. Mais j’y insiste, l’ordre public ne peut pas, de manière générale et à l’échelle de l’ensemble du territoire, conduire à une prohibition, sauf à considérer qu’il y aurait une menace permanente liée, en l’espèce, à une manifestation de la liberté de religion.

Les obstacles juridiques à l’interdiction ou à l’encadrement de la pratique du port du voile intégral sont donc sérieux. Cela ne signifie pas que l’on ne peut rien faire, et c’est pourquoi j’en viens, pour la troisième et dernière partie de mon intervention, aux pistes possibles.

Il ne s’agit évidemment pas pour moi d’envisager ce que pourraient être vos préconisations ; mon but est de cerner ce qui est juridiquement faisable.

Tout d’abord, quels sont les instruments juridiques disponibles ?

Votre mission est le premier. La résolution en est un autre, qui me paraît utile et important. Cet instrument nouveau permet une prise de position politique et symbolique. Bien sûr, il n’exclut pas la solution normative, mais la résolution et la loi devraient, à mon sens, avoir chacune un objet différent : la loi n’est pas, ou de moins en moins, le lieu du symbole, alors que la résolution peut en être le lieu privilégié.

S’agissant de la voie normative, il faut s’interroger sur ce que peut la loi.

La pratique du port du voile intégral s’inscrivant dans le cadre du droit des libertés, la loi pourrait avoir pour objet de consacrer, de prohiber ou d’encadrer l’exercice de cette liberté.

J’écarte la question de la consécration qui, face à des principes de valeur constitutionnelle, ne se pose pas.

Du point de vue juridique, la prohibition présente les mêmes contraintes et les mêmes exigences que l’encadrement – qui consiste en des limitations –, si ce n’est que le contexte juridique doit être encore plus affirmé. Que l’on prohibe ou que l’on limite, il faut nécessairement démontrer que le cadre juridique retenu répond à une nécessité, et qu’il est proportionné. Bien sûr, en cas de prohibition, la question de la proportionnalité se pose avec encore plus d’acuité, a fortiori si l’ensemble du territoire est visé.

Une fois la décision prise de prohiber ou d’encadrer, il faut déterminer la pratique susceptible d’en faire l’objet. En 2004, en se prononçant sur ce que l’on avait pris l’habitude d’appeler le foulard islamique, le législateur avait jugé utile d’élargir le champ d’application de la loi en visant, à juste titre, le port des signes et tenues manifestant une appartenance religieuse. Le principe d’égalité était, en effet, en cause. Si l’on veut viser un signe spécifique, il faut arriver à démontrer qu’il l’est suffisamment pour justifier un encadrement juridique particulier. J’insiste sur ce point, important en droit français mais aussi en droit européen : la Cour européenne des droits de l’homme a l’habitude d’examiner de manière combinée la violation d’un droit – en l’occurrence, ce serait la liberté de religion – et le principe de non-discrimination ; le risque juridique est donc avéré.

Pour conclure, ni la laïcité, ni la dignité, ni l’ordre public ne peuvent, en l’état, justifier une interdiction générale et absolue visant spécifiquement le port du voile intégral. Ils ne justifient pas davantage une interdiction étendue à l’ensemble des signes ou tenues manifestant une appartenance religieuse, une extension du champ d’application du texte afin qu’il ne revête pas un caractère discriminatoire posant naturellement d’autres difficultés.

Par ailleurs, pour les raisons que j’ai indiquées, le principe de dignité ne me paraît pas susceptible de fonder des limitations. La dignité ne se met pas en œuvre, elle est un fait ; par conséquent, on ne peut pas encadrer une pratique en se fondant sur ce principe.

Cela dit, laïcité et ordre public peuvent ponctuellement fonder des interdictions ou des limitations, à condition d’être justifiées au regard de la nécessité et de la proportionnalité. Ainsi, il serait possible d’envisager un texte visant, d’une part, à faire une synthèse des solutions qui sont actuellement matériellement éparses et formellement hétérogènes, et d’autre part, à proposer des solutions aux questions nouvelles qui n’ont pas encore été tranchées – faute pour le juge d’avoir été saisi ou pour d’autres autorités d’avoir eu l’occasion de se prononcer.

La voie est sans doute étroite, mais elle ne me semble pas impraticable, et je suggère au législateur d’explorer la combinaison des différents instruments à sa disposition – rapport de la mission, résolutions, lois éventuelles.

M. André Gerin, président. Merci. Nous en arrivons aux questions.

M. Éric Raoult, rapporteur. Madame le professeur, avez-vous suivi le débat de 2004 ? Quelles analogies constatez-vous avec le débat actuel ?

Pensez-vous qu’une « résolution » puisse être suffisamment évocatrice pour la population ?

M. Jean Glavany. Merci, Madame, pour votre éclairage juridique approfondi. En évoquant nos principes de droit, vous n’avez pas rappelé que le droit français a édicté des normes visant à combattre certaines idéologies, comme le racisme et l’antisémitisme. Or notre civilisation combat ouvertement les deux idéologies, talibane et salafiste, qui encouragent la pratique du port du voile intégral. Cela peut être une piste juridique.

En ce qui concerne la laïcité, je suis assez d’accord avec vous : c’est un principe qu’il est difficile d’invoquer.

Sur l’ordre public, je ne me sens pas loin de vous non plus. Comme certains pays de l’Union européenne commencent à le faire, on peut considérer que l’ordre public impose que l’on puisse témoigner de son identité à tout moment sur le territoire national ; cependant les lois actuelles sont suffisantes, en cas de contrôle d’identité, pour obliger les femmes portant une burqa ou un niqab à se découvrir. On risque donc, en s’engageant dans cette voie, de prendre une mesure disproportionnée.

Il reste les principes de dignité et de non-discrimination. Je suis frappé que la professeure agrégée que vous êtes n’ait pas du tout évoqué le fait que, étant imposé aux seules femmes, le voile intégral crée une inégalité manifeste entre les hommes et les femmes et porte atteinte à la dignité de la femme dans la mesure où il cache le visage, cette partie du corps qui sert à l’identification, à l’échange, à l’expression. Que penseriez-vous de l’idée d’intégrer le port du voile intégral dans le champ de la proposition de loi relative à la lutte contre les violences faites aux femmes, issue du travail effectué l’an dernier par une mission parlementaire et qui semble aujourd’hui faire consensus ?

M. Jacques Myard. Madame, votre exposé m’a fait penser à La guerre de Troie n’aura pas lieu de Giraudoux, qu’aimait citer mon maître Gilbert Guillaume. Les juristes, quand ils sont interrogés, répondent que, selon les cas, on peut trancher d’un côté ou de l’autre. Vous n’avez pas tranché intellectuellement parlant.

Je suis très surpris que vous n’ayez pas mentionné l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme, très net sur l’égalité des sexes. Pour ma part, je ne vois d’ailleurs d’obstacle à une démarche législative ni dans la Constitution ni dans la CEDH.

Permettez-moi de vous lire un passage du courriel que m’a envoyé une personne qui défend le voile intégral. « L’objectif de mon Dieu est de protéger le musulman et la musulmane contre le péché de l’adultère et ses conséquences. Il a commandé aux deux, homme et femme, de ne pas regarder la beauté de personnes de sexe opposé. C’est toujours dans la philosophie de détruire la racine du péché d’adultère ». Sans juger la religion de cet homme, je constate pour ma part que depuis des temps immémoriaux, les femmes ont toujours été dévoilées à nos côtés – et j’y vois beaucoup d’avantages.

Il faudra trancher, et nous prendrons nos responsabilités. La distinction que vous avez faite entre espace public et espace privé est un faux problème : si l’on considère que le port du voile intégral est une violence faite aux femmes, une discrimination et une atteinte à la dignité de la personne humaine, il n’y a plus de différence à faire entre sphère privée et sphère publique.

M. Pierre Cardo. Vous avez évoqué le principe de liberté, mais notre République affiche aussi les principes d’égalité et de fraternité.

Lorsqu’une personne apparaît en portant le voile intégral, elle refuse l’un des modes d’expression des individus dans l’espace public. N’y a-t-il pas là une inégalité, non de traitement, mais de comportement, sur laquelle on pourrait s’appuyer juridiquement ? Quant au principe de fraternité, qui certes a un caractère subjectif, est-il respecté quand certains jugent nécessaire d’imposer une protection contre tous les représentants du sexe masculin, susceptibles d’avoir par leur regard des pensées malsaines ?

Mme Nicole Ameline. Je partage totalement la position de mes collègues : le port du voile intégral n’est pas une liberté, mais une atteinte à la liberté.

Il faudrait, Monsieur le président, que nous approfondissions notre travail au regard de la Convention des Nations Unies sur l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes, connue sous le nom de convention CEDAW. Il nous faut, en effet, assurer, et je vous rejoins sur ce plan, Madame, la conformité de la loi que nous pourrions adopter avec le droit européen et international ; mais cela, en nous fondant sur le fait que le port du voile intégral est une discrimination à l’égard des femmes, et non en considérant que c’est la loi qui aurait un caractère discriminatoire.

Mme Danièle Hoffman-Rispal. Comme l’a dit notre collègue Glavany, le port du voile intégral est une violence faite aux femmes.

En France, les juristes nous disent qu’une loi pourrait être jugée discriminatoire par la Cour européenne des droits de l’homme. Or en Belgique, où la mission s’est rendue, un vieux règlement qui permettait aux communes d’interdire le port d’un masque dans l’espace public en dehors des périodes de carnaval a été remis à l’honneur, et le port du voile est aujourd’hui prohibé dans presque toutes les communes belges par des règlements municipaux. Si ce règlement ne pose pas de problème à la Cour européenne des droits de l’homme, pourquoi l’adoption d’une loi en France en poserait-elle un ?

Mme Sandrine Mazetier. Parmi les outils utilisables, vous avez cité la résolution, que nous avons depuis peu à notre disposition, mais vous avez été très brève sur le sujet. Pourriez-vous nous en dire un peu plus ?

Pour respecter le principe d’égalité, la proposition de loi évoquée par notre collègue Glavany ne devrait-elle pas inclure dans les violences faites aux femmes, outre le port du voile intégral, des pratiques telles que l’interdiction d’appartenir à tel ou tel groupe ? Dans ce cas, jusqu’où faudrait-il aller ?

Enfin, si vous avez été très convaincante sur les limites et les contraintes de la prohibition, pouvez-vous préciser votre pensée au sujet de l’encadrement ?

M. Nicolas Perruchot. Merci, Madame, pour votre exposé très complet. Les explications que vous nous avez données vous conduisent-elles à considérer que le droit actuel est suffisant et à recommander au législateur le statu quo juridique ?

M. Pierre Forgues. Le panorama que vous avez dressé, Madame le professeur, ne nous aide pas beaucoup à trouver la solution. On ne peut pas y parvenir en partant comme vous le faites de la notion de liberté. Le bon point de départ est le fait que le port du voile intégral est un asservissement, une discrimination, une atteinte à la dignité.

Mme Anne Levade. Oui, Monsieur le rapporteur, j’avais suivi les discussions sur la loi de 2004. Le parallèle avec le débat d’aujourd’hui tient évidemment au fait que l’on parlait du port d’un signe vestimentaire. Mais les particularités étaient de deux ordres : d’abord, on visait un service public, où pouvait donc s’appliquer le principe de laïcité ; ensuite, il s’agissait d’un service public bien particulier, celui de l’enseignement, lequel concerne des enfants et des adolescents, dont on considère qu’ils peuvent légitimement bénéficier d’une protection renforcée. Tout en ayant la liberté de conscience, ils n’ont sans doute pas la maturité suffisante pour forger leur conscience de manière totalement libre ; c’est la raison pour laquelle on considère que la disparition de tout signe est conforme à l’exigence de laïcité, mais c’est un cas très particulier. Le milieu hospitalier est lui aussi un espace public particulier ; pour l’instant, on en est à ce que les Canadiens appellent les « accommodements raisonnables », c’est-à-dire qu’on s’arrange pour trouver des solutions.

La résolution n’aura de retentissement dans l’opinion, bien évidemment, que si les parlementaires se saisissent de ce nouvel instrument. Les premières utilisations seront déterminantes. Les conditions dans lesquelles une résolution sera adoptée le seront aussi : je pense à la présence des parlementaires au moment du débat, mais aussi à la possibilité d’un consensus républicain, comme ce fut le cas pour la loi de 2004 ; une résolution votée à l’unanimité aurait un retentissement certain.

L’intérêt de la résolution me paraît double. D’abord, la résolution affirme le rôle politique des parlementaires – qu’on avait voulu, disons-le, effacer en 1958 – et c’est pourquoi il faut l’utiliser. Ensuite, elle permet – c’est son objet même – de dire ce qui n’a pas vocation à être dit par le droit, et par exemple de prendre une position exprimant un jugement de valeur, en faisant référence, le cas échéant, à des principes républicains. Mais une prise de position politique n’a pas nécessairement vocation à produire des effets juridiques ; c’est pourquoi la norme et la résolution, j’y insiste, sont combinables : vous pouvez d’une part afficher une position politique de principe, et d’autre part en tirer les conséquences juridiques possibles, en tenant compte des contraintes de l’état de droit.

Je n’ai pas ici à préconiser, ou non, le statu quo. Je pense cependant que, de manière parcellaire et dispersée, il est possible de trouver des réponses à de nombreuses questions. On le constate à chaque fois qu’un problème se pose devant un juge. La loi pourrait être l’occasion de rappeler et de regrouper ces solutions. S’agissant des questions nouvelles qui peuvent se poser, sur le voile intégral comme sur d’autres signes d’appartenance religieuse, le législateur peut avoir un rôle d’anticipation.

Une loi, nécessairement lapidaire, qui poserait le principe d’une prohibition entraînerait deux problèmes. Le premier est celui de ses conséquences juridiques immédiates : comment faire pour appliquer cette prohibition de manière concrète et générale, sur l’ensemble du territoire, dans la sphère privée comme dans la sphère publique ? D’autre part, cette loi apparaîtrait nécessairement comme ayant un caractère politique, précisément parce que les modalités juridiques concrètes de sa mise en œuvre ne seraient pas immédiatement visibles.

J’en viens enfin à trois thèmes récurrents dans vos questions : la dignité, la non-discrimination, les violences faites aux femmes.

Vous me reprochez de m’être positionnée du point de vue de la liberté de religion. Or je ne vois pas comment le juriste peut analyser le port d’un signe ou d’une tenue visant à manifester une appartenance religieuse autrement que comme l’exercice d’une liberté ; le droit n’est pas le lieu d’un jugement de valeur. Ensuite, on peut s’interroger sur la possibilité qu’offre le droit de protéger l’individu contre lui-même – car c’est bien de cela qu’il s’agit. Je souscris entièrement aux propos du professeur de Béchillon sur le consentement. Si chacun peut, à titre individuel, donner son sentiment sur tel ou tel comportement, il est extrêmement difficile, voire impossible, à l’auteur d’une norme juridique, et notamment au législateur, d’affirmer de façon générale que telle pratique est un asservissement ou une atteinte à la dignité. Le rôle du producteur de normes juridiques n’est pas de définir la dignité humaine. D’ailleurs, la jurisprudence, notamment administrative, se fondant sur le principe de dignité est rare.

M. Jean Glavany. Et la décision du Conseil d’État sur le « lancer de nains » ?

Mme Anne Levade. Elle est très isolée. Et on a vu les problèmes que pouvait poser le principe de dignité à propos des arrêtés anti-mendicité.

Ensuite, le législateur peut-il, et doit-il, dire que le port d’un signe religieux distinctif est une violence faites aux femmes ? La problématique du consentement est entière. Le droit n’utilise que dans des cas très circonstanciés l’argument de la protection de l’individu contre lui-même car cela conduit à considérer que l’individu n’est plus libre de son consentement – ce qui justifie par exemple des régimes de protection juridique comme la curatelle ou la tutelle. Considérer que le port d’un signe d’appartenance religieuse implique nécessairement une situation d’asservissement, c’est admettre que l’on parle d’individus qui ne sont pas libres ; cela renvoie au débat sur les femmes qui seraient contraintes de porter la burqa et celles dont le choix serait libre et éclairé. Mon seul propos est de souligner que le droit a des limites et qu’il serait risqué de s’aventurer sur ce terrain.

Quant au principe de non-discrimination, il est très riche, mais il faut y avoir recours avec prudence. Si je n’ai pas cité l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme, c’est que la Cour européenne des droits de l’homme ne l’utilise jamais de manière isolée.

M. Jacques Myard. Elle vient de le faire.

Mme Anne Levade. Sur un cas très particulier. Notamment en matière de liberté de religion, elle n’utilise traditionnellement le principe de non-discrimination qu’en combinaison avec d’autres principes.

Peut-on invoquer le principe de non-discrimination ? Si l’on considère qu’il y a asservissement et violence faite aux femmes, on peut le combiner avec le principe d’égalité. Mais demeure l’incertitude quant à la recevabilité des arguments invoqués pour mettre en évidence la spécificité du signe, s’agissant de justifier une mesure qui, si l’on invoque en outre la dignité, ne pourrait être qu’une interdiction générale et absolue.

Je termine par la distinction entre prohibition et encadrement. La prohibition est l’interdiction du port d’un signe religieux distinctif de manière générale et absolue. La limitation est l’interdiction de cette pratique soit dans certaines circonstances, soit dans certains lieux. Les motifs de cette interdiction, qui doivent être bien précisés, pourraient se fonder sur la laïcité ou sur des considérations d’ordre public.

M. André Gerin, président. Merci beaucoup. Je ferai trois remarques.

Nous n’entendons jamais parler à l’occasion de nos auditions des cas avérés de femmes, d’adolescentes et même de fillettes de moins de dix ans en situation de contrainte.

Pour notre part, nous considérons que le voile intégral relève d’une idéologie barbare. La question – politique – est donc de savoir si nous voulons prendre des mesures législatives pour combattre cette idéologie barbare.

Enfin, nous voulons vraiment en finir avec les accommodements, et c’est là un message que nous voulons faire entendre.

Audition de M. Benjamin Stora, historien

(Séance du mercredi 18 novembre 2009)

M. André Gerin, président. Nous avons le plaisir d'accueillir M. Benjamin Stora, professeur des universités enseignant l'histoire du Maghreb et de la colonisation française, directeur scientifique de l'Institut Maghreb-Europe et membre du laboratoire Tiers-Monde-Afrique au CNRS.

Vous avez consacré l'essentiel de votre vie de chercheur, Monsieur le professeur, à l'histoire du Maghreb, en particulier de l'Algérie, ainsi qu'à la colonisation française : c'est votre point de vue de connaisseur du monde arabe et de ses relations avec l'Occident qui nous intéresse aujourd'hui. En effet, nous ne pouvons pas occulter l'impact de l'environnement géopolitique sur la pratique du port du voile intégral. L'état des lieux que nous avons entrepris tend à suggérer que cette pratique trouve en partie ses origines dans les bouleversements que connaît le monde arabo-musulman depuis plus d'un siècle et dans les relations qu'entretiennent les sociétés de part et d’autre de la Méditerranée.

Les éventuelles séquelles de la décolonisation peuvent-elle, selon vous, expliquer ce qui peut apparaître comme une crispation identitaire ? L’échec de l’intégration, les événements politiques et religieux récents ou plus anciens survenus au Maghreb, sont-ils d’autres facteurs explicatifs ?

M. Benjamin Stora, historien. Permettez-moi d’apporter une précision qui n’est pas inutile, puisqu’elle éclaire le point de vue depuis lequel je me place. Je suis professeur dans deux universités, enseignant l’histoire du monde arabe à l’Inalco et l’histoire du Maghreb contemporain à Paris XIII-Villetaneuse, en Seine-Saint-Denis. Pour en avoir discuté avec des centaines d’étudiants, pour m’être trouvé devant des amphithéâtres où étaient assises une quarantaine de jeunes filles entièrement voilées, je crois connaître ce problème. Les réflexions que je vous livrerai ne sont donc pas seulement celles de l’historien ; elles sont aussi inspirées par mon vécu et ma pratique universitaire.

En guise d’introduction, il convient de rappeler que les populations d’origine ou de culture musulmane vivant en France proviennent dans leur grande majorité du Maghreb. Les statistiques établissent leur nombre entre cinq et huit millions.

Les voiles dont il est ici question – burqa ou niqab – n’appartiennent pas à la tradition du Maghreb. Dans ces pays, c’est le haïk qui faisait figure de voile traditionnel jusqu’à la fin des années 1970, de couleur blanche à Alger ou noire à Constantine, masquant le visage ou le jilbab, vêtement qui recouvre entièrement le corps.

L’indépendance a été une formidable séquence d’émancipation, notamment pour les femmes qui ont participé à la guerre. Mais elle a placé le rapport au voile dans une grande ambivalence, puisque le voile était à la fois une marque de défi à l’égard de la présence française et une oppression dont il s’agissait de se libérer une fois l’indépendance obtenue. Dans les années 1970, notamment en Tunisie sous l’influence d’Habib Bourguiba, ces vêtements appartenant à la tradition religieuse, culturelle et patriarcale avaient pratiquement disparu.

Les voiles que nous connaissons aujourd’hui se sont implantés pendant les années 1980, en rapport à des événements historiques très précis. Cette décennie s’ouvre avec la révolution iranienne en 1979 et se clôt en 1989, qui n’est pas seulement l’année de la chute du Mur, mais aussi celle du retrait des troupes soviétiques d’Afghanistan et de la naissance officielle du Front islamique du salut en Algérie. Pendant cette période décisive, un renversement de tendance se produit, qui permettra aux révolutions religieuses de l’emporter et ouvrira la voie à de nouvelles idéologies.

Les vêtements « afghans », portés aussi bien par les hommes que par les femmes, deviennent l’expression de cette radicalité politique. Ils sont une sorte d’armure, le signe d’appartenance à des groupes en situation de guerre. Ils vont alors traverser la Méditerranée pour s’installer en France : 1989, c’est aussi l’affaire de Creil.

Vingt ans après, la situation est encore différente. Le voile est aujourd’hui la marque d’un ressourcement identitaire, ce qu’il n’était pas auparavant. Si la burqa ou le niqab n’ont pas trouvé leur place au Maghreb, le hijab a progressivement envahi l’espace public et est désormais porté par près de 90 % des Algériennes et des Marocaines. Il est souvent perçu comme un instrument d’émancipation, dans la mesure où il permet aux femmes de s’approprier la rue et d’y circuler sans crainte du regard masculin.

Certains groupes politiques ont instrumentalisé le voile. Ils ont fait de cet accessoire, qui symbolise de manière évidente la différence et la séparation, une marque de défi à l’encontre des États arabes et des démocraties européennes. Mais dans la durée, ce défi s’est peu à peu transformé en croyance : le port du voile a alors été revendiqué par d’autres factions comme une pratique religieuse consentie.

De fait, c’est à l’intérieur de l’espace religieux – l’islam est la deuxième religion de France – que le combat se livre, alors que les groupes qui ont enfourché ce cheval de bataille sont des idéologues, qui poseront ensuite la question des services publics ou de l’enseignement, et visent, au-delà, l’instauration d’un système de société. C’est la raison pour laquelle je ne pense pas que ce combat puisse être mené uniquement d’un point de vue juridique ou religieux : il doit l’être sur un plan idéologique, culturel et politique.

Le port du voile intégral me semble inacceptable dans deux situations : à l’hôpital, où le médecin doit savoir qui il soigne, et lors des examens universitaires, où le principe d’égalité entre citoyens doit être respecté. Ainsi, en tant que professeur, je refuse de faire passer un examen à une femme si je ne peux pas vérifier son identité. Je dois noter que la plupart de mes étudiantes ont accepté d’ôter ponctuellement leur jilbab ; par ailleurs, je constate que celles qui portaient le voile intégral en 2004 ont changé de tenue vestimentaire lorsqu’elles sont entrées en master.

Incidemment, lorsque je leur fais remarquer que le voile intégral ne les aidera pas à trouver un emploi, ces femmes me répondent qu’elles iront travailler au sein de quartiers communautarisés. L’apparition de « secteurs » réservés aux croyants, hors des lois de la laïcité et de la République, avec commerces et institutions scolaires ad hoc constitue l’un des problèmes auxquels nous serons confrontés dans les vingt prochaines années.

Partant de ces situations, fréquentes dans les milieux hospitalier et universitaire, nous devons pouvoir énoncer des règles simples, pratiques et évidentes. J’avoue ne pas voir la nécessité de concevoir une grande loi.

M. Éric Raoult, rapporteur. Vous faites partie des grands connaisseurs du Maghreb. Mme Habchi, que nous avons auditionnée, nous a rapporté en des termes très émouvants la situation qu’avaient vécue ses cousines en Algérie pendant la guerre civile. Pouvez-vous nous en dire davantage ? Par ailleurs, il nous semble que le voile intégral est une façon, pour les jeunes femmes issues de l’immigration et récemment converties, d’exprimer leur zèle et de combler l’absence de repères linguistiques ou culturels. Faites-vous ce constat en Seine-Saint-Denis ?

M. Jean Glavany. La professeure Anne Levade, que nous venons d’auditionner, part du principe que le port du voile intégral est le signe d’une appartenance religieuse et qu’en conséquence, une loi pourrait porter atteinte à la liberté religieuse. Votre démarche est différente, puisque vous estimez qu’il s’agit de l’expression d’une radicalité politique. L’historien que vous êtes peut-il nous indiquer quels sont les fondements de cet asservissement des femmes et pourquoi cette radicalité a trouvé dans le voile intégral un moyen d’expression ?

M. Jacques Myard. Après avoir rencontré à Damas une Marseillaise mariée à un Koweïtien et portant le voile intégral, je m’interroge sur les motivations de ces femmes. Votre pratique d’enseignant vous permet-elle de nous donner des éléments sur la liberté dont elles jouissent, où à l’inverse, sur les pressions sociales dont elles peuvent faire l’objet ?

M. André Gerin, président. Vous avez parlé du retentissement des événements de 1979 et de 1989. Quelle est l’incidence des deux guerres du Golfe et, tout particulièrement en France, de la guerre civile algérienne ?

M. Benjamin Stora. Effectivement, les femmes – enlevées, forcées à des mariages de jouissance, assassinées – ont payé un tribut terrible à la guerre civile algérienne. Mais il faut savoir que cette question a servi d’alibi au pouvoir en place, de faire-valoir pour légitimer la répression. Depuis, le statut des femmes datant de 1984 n’a pas été modifié et la charia, dont l’instauration n’est pas le fait des islamistes puisqu’elle remonte à 1963, est toujours en vigueur. Et si l’on met l’accent sur l’islamisme radical, on oublie souvent que c’est l’État qui a encouragé le développement de l’islam comme religion d’État.

Bien sûr, les jeunes femmes voilées qui apprennent l’arabe à l’Inalco sont souvent des Françaises converties ou des Beurettes qui ne connaissent pas le pays de leurs parents et n’en parlent pas la langue. Le voile renforce certainement leur sentiment d’appartenance identitaire et les installe dans une posture victimaire, soulignant les persécutions dont elles imaginent faire l’objet. Elles croient souvent à l’existence d’une continuité entre la France coloniale et la France d’aujourd’hui. Cette représentation imaginaire d’une société française qui perpétuerait l’esprit colonialiste, qu’on le veuille ou non, s’est installée dans les banlieues et chez beaucoup de jeunes.

Ce constat en amène un autre, que je me permets de vous soumettre : l’absence de chaires universitaires sur le monde arabe, sur l’histoire du Maghreb ou sur la langue arabe explique les lacunes de la transmission mémorielle. Il faut y voir une des raisons pour lesquelles beaucoup vont chercher dans les formes les plus radicales de la religion ou les plus théoriques du nationalisme arabe – dans sa version laïcisée mais islamiste – des outils de référence.

Il est donc heureux que des jeunes femmes voilées assistent à mes cours sur l’histoire des rapports entre le Maghreb et la France – la façon dont le nationalisme algérien s’est inspiré des principes de la République par exemple –, plutôt qu’elles aillent écouter des discours essentialistes et religieux, faisant des guerres de décolonisation un jihad livré contre l’Occident.

Je ne peux pas traiter ici de la question, bien trop large, des fondements historiques de l’inégalité entre les hommes et les femmes en islam. Je ferai simplement remarquer que ces sociétés patriarcales, rurales et méditerranéennes n’ont pas bénéficié du mouvement de réforme, amorcé au XIXe en Égypte, qui visait à séculariser les sociétés musulmanes et, par voie de conséquence, à instaurer l’égalité politique. La Nahda a été interrompue, sauf dans les sociétés dites « kémalistes ».

L’absence de laïcisation des États issus des indépendances, le choc de la dépersonnalisation culturelle, le problème de la dépossession identitaire par l’intermédiaire de la langue sont autant de phénomènes qui se cumulent et doivent être analysés. Pour autant, ils n’expliquent pas la situation qui prévaut depuis 1979, quand la révolution iranienne a donné un coup d’accélérateur à l’histoire. Depuis trente ans, le problème du ressourcement et de la recherche d’une personnalité authentique face à un Occident considéré comme dominateur, ont permis à l’islam politique de s’inscrire comme une idéologie à part entière. À nous d’en rechercher les théories, d’analyser ses programmes, de comprendre ses visées.

Les motivations qui peuvent conduire une jeune femme à se recouvrir d’un voile sont multiples : ressourcement identitaire ; défi lancé aux parents ; défi lancé à l’école ; volonté de se séparer d’une société considérée comme injuste ; sentiment de revanche par rapport à des grands-parents immigrés, condamnés à une relégation sociale et culturelle. Il faut prendre la mesure de cette réalité pour mieux l’affronter et ne pas se limiter à des considérations abstraites sur l’islam.

Le rapport que ces personnes entretiennent avec la France procède à la fois d’une fascination et d’un sentiment de rejet. Nous vivons dans la société multiculturelle la plus riche d’Europe. Si celle-ci est attirante, elle ne fait pas toute sa place à cette immense jeunesse qui aspire à y entrer.

À cet égard, il me paraît essentiel que nous puissions à la fois combattre le rejet de l’autre – ces vieux démons de l’islamisme que sont la misogynie, l’homophobie, l’antisémitisme et la xénophobie prospèrent dans les quartiers – et en même temps adresser un message qui rappelle l’impératif d’accueil, de générosité et d’égalité citoyenne. Sans cela, vos lois seront toujours perçues comme allant dans le même sens, celui de la stigmatisation et de l’assignation à résidence identitaire perpétuelle.

M. André Gerin, président. Je vous remercie.

Audition de M. Patrick Gaubert, président de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA), président du Haut conseil à l’intégration, M. Gérard Unger, vice-président et M. Richard Séréro, secrétaire général

(Séance du mercredi 18 novembre 2009)

M. André Gerin, président. Avant de procéder à notre troisième audition, je donne la parole à M. Myard, pour une communication.

M. Jacques Myard. Je désire donner à la mission une idée de la littérature qui circule dans nos banlieues, à partir d’un ouvrage que j’ai trouvé en vente sur un marché. Ce livre, imprimé en Belgique, a fait la une d’un hebdomadaire : il s’agit du Recueil de fatwas concernant les femmes, fatwas émanant « de Ibn Bâz, Al-Albânî, Al-‘Uthaymîn et de nombreux autres savants ».

Voici, par exemple, textuellement, la réponse à la question n° 13, « Du jugement relatif à l’urine du nourrisson touchant le vêtement ».

« Ce qui est juste à ce propos est que l’urine du garçon qui allaite est d’une impureté légère, il suffit pour la purifier d’éparpiller de l’eau, c’est-à-dire que la zone soit couverte d’eau sans frotter ni essorer.

« Cela est rapporté du Prophète à qui l’on amena un jeune bébé et qu’il posa sur ses genoux qui lui urina dessus. Il demanda de l’eau et en couvrit la zone sans la laver.

« Quant à la fille, il faut obligatoirement laver son urine car la règle première est que l’urine est impure, il incombe donc de la laver. Toutefois, l’exception est faite pour le petit garçon vu ce qu’indique la Sunna à ce sujet. »

On interroge : « Est-il permis aux femmes de prendre une imam parmi elles, qui les guidera dans la prière durant le ramadan ? » Pour ce qui est de l’égalité des sexes, on rapporte un propos du Prophète : « Jamais ne réussira un peuple qui confère ses affaires à une femme. » Il est également affirmé que la femme peut prendre la pilule à condition que son mari l’autorise. Et le livre traite ainsi de quelque deux cents questions dans le même esprit…

M. André Gerin, président. Nous poursuivons maintenant nos travaux par l’audition de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA), représentée par son président, M. Patrick Gaubert, par son vice-président, M. Gérard Unger, et par son secrétaire général, M. Richard Séréro. M. Gaubert préside également le Haut conseil à l’intégration.

Outre le combat dans lequel elle s’illustre depuis plus de quatre-vingts ans contre le racisme et l’antisémitisme, la LICRA œuvre depuis 1999 contre la discrimination au travail, pour la citoyenneté et en faveur des jeunes des milieux défavorisés. Ce sont là des sujets qui intéressent au plus haut point l’avenir de notre société et que nous ne souhaitons pas négliger dans notre réflexion sur la pratique du port du voile intégral.

Je tiens à le redire avec force : nous refusons toute stigmatisation d’une frange de la population française à raison de ses origines ou de sa religion supposée. Le propos de cette mission est d’analyser et de combattre ce qui nous apparaît comme une dérive sectaire et intégriste, qui plus est source de discriminations et d’amalgame au détriment de nos concitoyens de confession musulmane. Dans nos échanges, notamment avec les responsables du culte musulman, nous avons toujours insisté sur la nécessité de séparer la question, politique, du port du voile intégral, de celle de la place qu’il convient de reconnaître, dans notre République, à l’islam, deuxième religion de France.

Dans cette optique, Monsieur Gaubert, je souhaiterais avoir votre sentiment sur le poids des discriminations dans le phénomène du voile intégral et sur les conditions d’une réponse équilibrée à apporter à cette question.

M. Patrick Gaubert, président de la LICRA. Monsieur Myard, tout ce qui est excessif est insignifiant. Cette littérature relève de l’anecdotique – mais elle existe, c’est vrai.

Je voudrais partir d’un constat : il y a cinq ou dix ans, le phénomène du port du voile intégral en France tenait de l’exceptionnel ; aujourd’hui, c’est devenu un phénomène marginal. La nuance est importante. Qu’en sera-t-il demain ? Dans certains quartiers de Paris, Lille, Lyon, Marseille ou ailleurs, les burqas ou les tenues salafistes modifient le paysage urbain et entrent en contradiction avec un choix fait de longue date par les citoyens français : celui de ne pas afficher trop ostensiblement ses différences dans l’espace public.

Il est clair que le port du voile intégral porte le sceau d’un combat qui est politique avant que d’être religieux. Les intégristes travestissent habilement un sectarisme politique en religion pour bénéficier d’un blanc-seing en vertu du principe de laïcité qui garantit la liberté de croyance : telle est la souricière dans laquelle ils veulent nous entraîner.

Il y a, par conséquent, un premier chemin sur lequel la LICRA ne se hasardera pas : celui de la théologie, de l’exégèse religieuse, du décryptage des sourates du Coran. Il n’appartient pas aux démocrates que nous sommes de différencier le bon du mauvais islam et d’en tracer les frontières – et j’espère donc que le débat ne s’engagera pas dans cette voie.

C’est un autre chemin que la Ligue empruntera, avec prudence et ménagement. Tout au long de son histoire, elle n’a eu de cesse de défendre un principe essentiel qui régit le « vivre ensemble » : le respect de la laïcité, qui fait partie de sa raison d’être et qu’elle ne manque pas de placer au centre de ses activités, notamment éducatives.

Auditionnée par la commission présidée par M. Stasi en 2003, la LICRA a pris parti pour la loi qui, à ses yeux, a eu en 2004 l’incontestable vertu de pacifier les situations de revendication religieuse dans les établissements scolaires. Néanmoins, veillons à ne pas transformer la laïcité en placebo de l’ensemble des maux identitaires de notre société, au risque d’affaiblir ce pilier de la République. Ainsi, est-il opportun d’en appeler à la laïcité pour réglementer la tenue vestimentaire d’adultes dans la rue ?

Le voile intégral, instrument politique d’une démarche politique, porte atteinte au projet de communauté de destin et d’unité nationale dans notre pays, ce pour plusieurs motifs.

Tout d’abord, il porte atteinte à la condition et à la dignité des femmes. C’est un instrument d’oppression enfermant la femme – le seul sujet visé dans cette pratique – dans une véritable prison. Il la soumet à un authentique apartheid physique et social. Il frappe son corps en rendant visible l’invisible. Il est le symbole même de l’endoctrinement idéologique qui fait que ces femmes s’autostigmatisent. Le plus souvent, elles le portent soumises et forcées ou, comme dans une secte, avec la foi aveugle de la bigote. Il ne fait aucun doute que le voile intégral exclut la femme de l’espace public et efface son identité de citoyenne. Il l’enferme de facto dans une caste d’intouchables.

Le voile intégral est une atteinte aux valeurs de la République.

Certains objectent que c’est le choix de ces femmes d’être voilées et qu’elles disposent de leur liberté. Eh bien non, pour nous, à la LICRA, on ne dispose pas de sa liberté quand celle-ci tourne le dos aux deux principes fondamentaux de notre République : l’égalité et la fraternité. Voilà comment les intégristes renversent les principes de liberté et de droit à la différence en les instrumentalisant contre la République et ses valeurs.

Ce stratagème est bien connu à la LICRA et combattu par l’association. Dans des instances internationales, aux Nations unies notamment, on voit certains États remettre en cause l’universalité des droits de l’homme au nom du relativisme culturel, au nom même des principes de la démocratie. Là-dessus, il n’y a pas matière à négocier. Il n’y a qu’une réponse ferme à apporter : la France doit être courageuse, camper sur une position intangible, et défendre les valeurs issues des Lumières et de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qu’elle a faites siennes depuis 1789.

Le voile intégral est une atteinte au « vivre ensemble ».

Quand les valeurs de la République sont bousculées, c’est le vivre ensemble qui est malmené. Si la liberté individuelle est un droit fondamental, elle inclut mécaniquement des devoirs, notamment envers l’autre : envers son concitoyen avec lequel on partage l’espace public. L’article 29 de la Déclaration universelle des droits de l’homme rappelle notamment que « l’individu a des devoirs envers la communauté dans laquelle seule le libre et plein développement de sa personnalité est possible. (…) Chacun n’est soumis qu’aux limitations établies par la loi, exclusivement en vue d’assurer la reconnaissance et le respect des droits et libertés d’autrui, et afin de satisfaire aux justes exigences de la morale, de l’ordre public et du bien-être général dans une société démocratique. »

Le voile intégral constitue donc – mais il faut être capable de l’entendre – une intrusion violente et difficilement supportable dans l’espace public, dans le quotidien de la communauté nationale, dans une société sur qui pèse déjà le poids des discours identitaires.

Le voile intégral porte atteinte au maintien de l’ordre public, règle essentielle en droit français.

Sur la base de ce critère, la liberté de conscience et la liberté de religion peuvent être légitimement limitées par le législateur, à condition que cette limitation soit nécessaire dans une société démocratique. Le Conseil d’État comme la Cour européenne des droits de l’homme admettent l’interdiction du voile dès lors qu’elle est justifiée par le maintien de l’ordre public. Dans le cas particulier de la photographie d’identité pour un permis, un passeport, un titre de séjour, les juges acceptent l’obligation d’être photographié tête nue. Cette prescription devrait également s’appliquer au guichet d’une banque, à la caisse d’un supermarché – pour un paiement par chèque par exemple –, ou à la sortie d’une école. Le refus d’ôter le voile intégral soustrait la femme à une règle élémentaire de sécurité publique.

Lutter contre l’enfermement sectaire et identitaire que représente le port du voile intégral passe incontestablement par la réaffirmation des valeurs de la République et par une meilleure application et transmission de ses principes. Il y a un combat à mener, avec toujours plus de détermination, contre le racisme et les discriminations. Ces dérives d’exclusion mènent inévitablement vers le repli identitaire, dont le voile intégral est le phénomène le plus patent.

Il y a un combat à mener plus fortement pour une véritable égalité des chances dans l’ensemble des espaces de notre République : à l’école, dans l’entreprise, dans le logement, etc.

Il y a un combat à poursuivre avec ténacité pour l’égalité entre les femmes et les hommes.

Enfin, il y a un combat à mener pour la laïcité. Il faut se dresser contre ceux – les promoteurs du voile intégral en sont – qui veulent imposer une vision sectaire de l’humanité, selon laquelle les individus seraient avant tout définis par leur appartenance religieuse ou ethnique.

La LICRA est aujourd’hui favorable à une extension du principe de laïcité : par exemple s’agissant des usagers des hôpitaux – loi hospitalière – ou du règlement intérieur des entreprises – code du travail.

Dans son rapport rendu en 2003, la commission Stasi avait émis vingt-sept propositions. Trois seulement ont été retenues, centrées sur la question du voile à l’école. Aujourd’hui, la LICRA demande que les vingt-quatre propositions restantes soient remises à jour dans les conclusions que rendra en janvier la mission d’information parlementaire, et que l’on précise les conditions de leur application. Je pense que si ces vingt-quatre propositions avaient été appliquées, nous n’aurions pas à nous réunir aujourd’hui autour de cette table.

Le débat sur le port du voile intégral occupe aujourd’hui le champ national. Mais les conclusions de la mission d’information parlementaire ne manqueront pas d’être scrutées et commentées dans d’autres pays. Depuis des siècles, les débats menés en France ont eu des répercussions en Europe et dans le monde. Au-delà des polémiques qu’elles pourront alimenter sur notre modèle, ces conclusions devront également servir à adresser un message de soutien appuyé de notre République aux femmes du monde vivant encore par millions sous l’oppression du voile intégral.

En conclusion, la LICRA est convaincue que le voile intégral constitue à plusieurs égards une atteinte au « vivre ensemble ». Toutefois, dans ce débat comme dans ses conclusions, elle insiste pour qu’on ne s’enferme pas à double tour dans un choix binaire, et souvent démagogique, entre acceptation et interdiction du port du voile intégral. Il faut dépasser le circonstanciel pour s’inscrire dans l’universel. Pour la LICRA, la question soulevée par la mission d’information parlementaire sur le port du voile intégral en France est plus large que son intitulé n’y prétend. Elle interpelle très clairement notre société sur la multiplication des signes ostensibles et sectaires dans l’espace citoyen. Elle interpelle la République sur ce qu’elle est en droit d’accepter au nom des principes qui sont les siens.

La LICRA encourage aujourd’hui la République française et ses représentants à élaborer un principe législatif interdisant sur son territoire tout comportement en société qui serait incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française. Ce nouveau principe législatif doit réussir le tour de force d’être à la fois un texte de combat, réaffirmant et imposant le respect des principes de la République comme dénominateur commun, et une loi d’apaisement œuvrant à la conciliation du vivre ensemble et du pluralisme dans la cité.

M. Éric Raoult, rapporteur. Monsieur Gaubert, vous avez deux responsabilités éminentes : vous êtes à la fois président de la LICRA et président du Haut Conseil à l’intégration. Avez-vous déjà reçu, à ces titres, des demandes d’aide venant de jeunes femmes confrontées à ce problème du voile intégral ?

M. Patrick Gaubert. Non.

M. Éric Raoult, rapporteur. Une collègue nous a indiqué que le Haut conseil ne voyait pas d’un très bon œil cette mission. Mais peut-être ai-je mal compris son propos. Pourriez-vous nous dire ce qu’il en est ?

Mme Nicole Ameline. Merci, Monsieur Gaubert, pour cet exposé très clair, d’une grande force comme d’une grande portée. J’en ai d’abord retenu l’affirmation de l’universalité des droits, qui constitue, selon moi, un apport très important à notre réflexion. Ce débat peut, en effet, servir à rappeler qu’il existe un socle irréductible de droits universels qui doivent inspirer le monde.

J’ai également retenu le constat que vous faites de l’exemplarité de la position française. Vous avez suggéré que, contrairement à ce qui a pu se passer en 2004 où l’exercice de pédagogie sur la laïcité a été mal reçu à l’extérieur de nos frontières, nous aurions cette fois la chance d’affirmer une démarche mieux perçue par tous, notamment par les femmes qui, dans le monde, se battent aujourd’hui pour leur liberté.

La loi est-elle, selon vous, la solution nécessaire, idéale, ou faut-il se tourner vers d’autres moyens, par exemple d’ordre plus politique ? Éventuellement, quelles mesures d’accompagnement envisageriez-vous ? Vous avez parlé d’un texte de combat, mais aussi d’apaisement. Cela signifie, je suppose, que le texte en question ne peut pas se réduire à une interdiction ?

M. Jacques Myard. Monsieur Gaubert, je souhaite que vous ayez raison et que tout ce qui est excessif soit insignifiant. Le problème est de savoir si c’est bien le cas. Je ne pense pas que cette mission ait été constituée pour régler des problèmes insignifiants. J’en veux pour preuve le nombre croissant d’hommes qui refusent de serrer la main aux femmes, parce que cela irait contre ce qu’on leur a enseigné. Le problème s’est posé dans les équipements sportifs de la ville dont je suis maire, qui n’est pourtant pas considérée comme particulièrement difficile, et j’ai dû prendre un arrêté pour régler le problème d’une personne qui refusait de serrer la main aux femmes. Il me semble donc que certains faits « insignifiants » commencent à être vraiment « signifiants ».

Lorsque vous dites qu’il faut s’inscrire dans l’universel et sortir du raisonnement binaire, je suis tout à fait d’accord. Mais une fois que l’on a dit cela, comment doit-on agir ? Rappeler dans une loi les principes universels de l’égalité des sexes, de la dignité serait sans doute insuffisant et, tout comme vous, je suis convaincu de la nécessité de mener un travail pédagogique. On ne peut se contenter de dire que la loi aidera les associations qui militent pour la laïcité, l’égalité des sexes, l’intégration, et qui luttent contre la xénophobie, mais il me semble que l’un ne va pas sans l’autre.

Mme Colette Le Moal. Puisque vous avez rappelé le travail, effectivement important, fait par la commission Stasi, Monsieur Gaubert, je veux citer quelques phrases de ses conclusions.

« La loi du 9 décembre 1905 a affirmé la séparation de l’Église et de l’État. La question laïque ne se pose plus aujourd’hui dans les mêmes termes. En un siècle, la société française est devenue, sous l’effet de l’immigration, diverse sur le plan spirituel et religieux (...). La laïcité, parce qu’elle permet d’assurer une vie commune, prend une nouvelle actualité. Le vivre ensemble est désormais au premier plan. » Il serait peut-être opportun, poursuivait la commission, d’adopter une nouvelle loi sur la laïcité qui servirait deux visées : d’une part, préciser les règles de fonctionnement dans les services publics et les entreprises – nous pourrions peut-être aller un peu plus loin aujourd’hui et écrire : dans l’espace public ; d’autre part, assurer la diversité spirituelle de notre pays. Le propos vous semble-t-il toujours d’actualité ?

M. André Gerin, président. Monsieur le président Gaubert, nous sommes preneurs, même si ce n’est pas aujourd’hui, de propositions concrètes. Nous n’avons jamais décidé a priori, contrairement à tout ce qui a été dit depuis le mois de juillet, de faire une loi. Par ailleurs, nous visons moins le phénomène du voile intégral en lui-même que ce qu’il recouvre.

M. Patrick Gaubert. Sachez, Monsieur le président, que, si vous êtes preneurs, je suis « donneur » !

M. Stasi était membre d’honneur de la LICRA. Quand nous avons commencé à travailler ensemble, personne n’était favorable à une loi. Nous pensions que l’on pourrait parvenir à une solution par la concertation et le dialogue. Puis nous nous sommes aperçus que c’était impossible et une loi nous est finalement apparue comme le seul moyen de nous en sortir, et nous avons eu raison. Cela dit, il est dommage qu’un certain nombre des propositions de cette commission n’aient pas été appliquées.

En tant que président du Haut comité à l’intégration, j’ai, en effet, eu quelques craintes concernant votre mission.

M. André Gerin, président. En juillet ?

M. Patrick Gaubert. Oui, j’ai suspecté une volonté politique, en relation avec les problèmes que posait l’extrême droite. J’ai craint une récupération. Je me suis dit qu’on envisageait une nouvelle loi, sur la burqa, venant après celle qui avait été votée sur le voile et que, demain, une autre suivrait forcément, pour faire face à un autre problème.

J’ai la chance, au Haut conseil, d’être un homme de consensus. J’ai constitué, avec un échantillon assez exceptionnel de philosophes, de représentants d’associations, d’avocats, etc., une commission en vue de réfléchir sur les relations entre la religion et la République, sans se focaliser sur la burqa. Le débat conflictuel sur la place de la religion et sur ses modes d’expression dans les différents espaces publics de la République française est récurrent, ai-je fait valoir à cette commission, tandis que les réponses demeurent ponctuelles, focalisées sur un signe religieux, un comportement ostentatoire. Les revendications d’une visibilité de l’expression religieuse dans un espace public posent un problème qui ne doit pas être occulté, mais l’arbre ne doit pas cacher la forêt, et cette question ne doit pas nous conduire à méconnaître la complexité de la situation.

Nous travaillons aujourd’hui sur la notion de sphère publique, qui est difficile à cerner. Une loi ne vous permettra jamais, dans la rue, d’arracher à une femme son voile intégral !

Cette réflexion menée, non pas en parallèle à la vôtre, mais peut-être d’une autre façon, vise à essayer de régler, une fois pour toutes, la question des relations entre la République et la religion – quelle que soit la religion. Elle est dans l’esprit du rapport que j’ai rendu il y a quelques mois sur les valeurs de la République.

En accord avec M. Besson et avec le Président de la République, nous avons commencé à faire le tour des régions sur le thème des valeurs et les symboles de la République. Les résultats sont excellents et j’espère qu’il en sera encore de même après l’opération menée sur le thème de l’identité nationale. Il ne s’agit pas de parler de la burqa ni de donner des leçons, mais de savoir comment mieux expliquer les valeurs et les symboles de la République. Quand certains jeunes, au bout de trois générations, se disent encore Algériens ou Tunisiens, c’est qu’il y a un problème de discriminations et d’intégration. C’est qu’on n’a pas su faire en sorte qu’ils se sentent chez eux chez nous. Certains disent qu’ils n’ont qu’à retourner chez eux, mais chez eux, c’est ici !

Dans l’une des dernières préfectures où je dois me rendre en région parisienne, j’avais suggéré de tenir la réunion sur le thème : « Être Français aujourd’hui ». Le préfet m’en a dissuadé en me disant que personne ne viendrait, parce que personne ne comprendrait. J’ai donc décidé d’en revenir au thème des valeurs et des symboles. Et je peux vous dire que les jeunes sont extrêmement intéressés.

L’instruction civique pose un vrai problème. J’en ai discuté dernièrement avec le ministre de l’Éducation nationale : doit-elle être la même en sixième ou en première ? En première, certains jeunes se sentent exclus de la société, du fait de discriminations réelles ou supposées. Si vous leur parlez de « liberté, égalité, fraternité » ils ne remettent pas en cause la liberté et la fraternité. Mais pour eux, l’égalité n’existe pas. Du moins ont-ils l’impression que nous n’en faisons pas assez pour combattre les discriminations.

Le travail du Haut conseil à l’intégration n’est pas contre le vôtre, il se fait avec – certains de nos amis ont d’ailleurs participé à vos auditions. Mais je pense qu’il est intéressant qu’il y ait, dans un autre cadre, une réflexion qui aille au-delà de la question du voile intégral. Et s’il est question que je rende un rapport en janvier, cela peut attendre jusqu’à mars, avril, mai ou même juin : jusqu’au moment où j’aurai l’impression que, peut-être, j’ai trouvé avec les membres de notre commission, non pas une solution, mais des pistes.

M. Gérard Unger, vice-président de la LICRA. Je suis vice-président de la LICRA et membre du bureau exécutif du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIJF). Monsieur Myard, vous dites que certains hommes refusent de serrer la main des femmes. Je ne suis pas un spécialiste de théologie musulmane, mais je donne des cours de judaïsme dans des écoles catholiques. Je suis moi-même parfaitement laïque et même athée, mais il se trouve que je connais la religion juive. Je peux donc vous dire qu’aucun rabbin et aucun juif religieux ne peut serrer la main d’une femme dans la mesure où elle peut être en période menstruelle et, donc, être impure au regard des règles de la religion.

Il ne faudrait pas exclure une fraction très large de la population. Je ne crois pas qu’on puisse vous suivre sur ce terrain-là. Je pourrais vous citer des textes comme ceux que vous avez cités, venant de juifs ultra-religieux.

M. Jacques Myard. Cela me choque.

M. Gérard Unger. Moi aussi, cela me choque. Mais sachez que le fait de ne pas serrer la main n’est pas uniquement le fait de salafistes ou d’« ultrarigoristes » : un juif moyennement religieux ne serrera pas la main d’une femme. C’est une règle qu’il faut connaître.

M. André Gerin, président. Admettez que cela puisse nous choquer dans tous les cas.

M. Gérard Unger. Peut-être, mais c’est une réalité.

M. Patrick Gaubert. Ma petite-cousine est très religieuse et n’admet pas que je l’embrasse ou que j’embrasse sa fille.

M. Gérard Unger. On peut ne pas être d’accord et, personnellement, cela ne me plaît pas.

M. Jacques Myard. Je m’inquiète de la propagation de ce genre de coutumes directement contraires à la tradition de la République. J’ai été à l’école avec des enfants d’origine arabe : il n’y avait alors aucun problème entre filles et garçons. Ce qui est nouveau, c’est que la règle religieuse soit en train de prendre le pas sur la règle républicaine. Et cela, c’est inacceptable !

M. Gérard Unger. Cela prouve qu’il faut bien circonscrire le débat, parce que si on l’élargit, on risque d’aboutir à des incompréhensions.

Madame la ministre Ameline, je suis parfaitement d’accord avec vous : les règles que nous avons appliquées en France depuis 2004 et qui ont été critiquées largement dans le reste de l’Europe, ne suscitent plus les mêmes critiques aujourd’hui. Voyez ce qui se passe dans les écoles publiques de Belgique. Aux Pays-Bas, en Allemagne ou en Grande-Bretagne, on refuse maintenant le droit d’enseigner à des professeures qui portent le voile quasi intégral. Les règles françaises, rejetées au nom du différentialisme , du multiculturalisme, commencent à intéresser les pays voisins, qui n’ont pas la même conception que nous de la laïcité mais qui reconnaissent quelque mérite au système que nous avons mis en place.

M. Jacques Myard. Merci.

M. Richard Séréro, secrétaire général de la LICRA. Madame la ministre Ameline, il n’y a pas de loi idéale. Il n’y a que des lois par défaut, quand on n’a pas trouvé d’autre solution pour régler une question. C’est ce qui s’est passé avec la commission Stasi.

Je voudrais insister sur la nécessité de faire preuve de courage politique dans certaines circonstances. Cela fait onze ans que je suis secrétaire général de la LICRA et que je suis l’action de nos militants sur le terrain. En vertu de conventions passées avec les ministères de l’Éducation nationale et de la Jeunesse et des sports, ils rencontrent chaque année des dizaines de milliers de jeunes. Un problème s’est posé il y a deux ans dans le cadre des activités périscolaires : celui des mères accompagnatrices voilées ou arborant des signes ostentatoires de leur appartenance religieuse. L’éducation nationale n’a pas eu le courage de suivre notre préconisation, qui était d’assimiler les mères accompagnantes à des agents temporaires de la fonction publique, comme cela se fait dans d’autres cas, ce qui aurait eu pour effet de les soumettre à la règle de neutralité, réglant ainsi ce problème de prosélytisme, actif ou passif. Le ministère a botté en touche en s’adressant à la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE), qui a conclu que, le cas n’étant pas prévu par la loi, le port de ce voile et de ces signes était autorisé. Compte tenu de cette position, il faudrait recourir à la loi pour que le ministère de l’Éducation nationale puisse prendre des circulaires réglementant cette pratique des mères accompagnatrices.

Je constate, par ailleurs, qu’on a oublié d’apprendre à des enfants, dont les parents étaient issus de cultures étrangères, les règles qui prévalent dans notre pays. Devenus adultes, ces enfants sont partagés entre la culture de leurs parents – leurs mères étant parfois recluses au foyer depuis trente ou quarante ans et ne parlant toujours que la langue de leur pays d’origine – et la culture du pays dans lequel ils vivent et dont ils sont citoyens. Ce travail de pédagogie et d’éducation, qui était sorti des programmes, revient maintenant petit à petit. Mais il ne faut pas s’étonner que les personnes concernées se réfèrent « par défaut » à leur culture d’origine – quand ce n’est pas par provocation, non pas religieuse, mais politique.

Je voudrais enfin que l’on s’interroge sur la notion d’espace public. On sait ce que l’on entendait par sphère privée et sphère publique dans le cadre de la loi de 1905. Mais aujourd’hui, en 2009, qu’est-ce que l’espace public ? L’entreprise privée relève-t-elle de l’espace privé ou de la sphère publique en tant qu’espace de sociabilité, c’est-à-dire de confrontation à l’autre, de respect et d’acceptation de l’autre ? Est-ce que l’espace de circulation qu’est la rue appartient à l’espace public ?

M. Éric Raoult, rapporteur. Monsieur Unger, c’est la première fois que je suis choqué au cours de ces auditions. Si l’on établit une règle, il faut qu’elle s’applique à tous. Rien ne serait pire que de tolérer des exceptions. Il y a quelques années, l’école juive du Raincy-Gagny, Merkaz Hatorah, a brûlé. Le ministre de l’Intérieur, aujourd’hui chef de l’État, s’est rendu sur place et s’est approché de la directrice en lui tendant la main : elle a refusé de la lui serrer. C’est inadmissible ! Or de telles attitudes sont de plus en plus fréquentes.

M. Gérard Unger. Vous allez faire une loi pour interdire ce genre de comportement ? Vous ne pouvez pas intervenir dans des règles religieuses …

M. Jacques Myard. Il s’agit de la République !

M. Éric Raoult, rapporteur. Je voudrais répondre en tant qu’ancien adhérent de la LICRA – je ne suis pas à jour de mes cotisations – et que membre de la mission parlementaire présidée par Jean-Louis Debré. Un jour, la directrice du service scolaire de ma commune m’a alerté sur le fait qu’une mère d’élève venait à la bibliothèque voilée. Je lui ai répondu que la loi s’appliquait dans l’école mais qu’à la bibliothèque, cette dame pouvait porter le voile. Loin de moi l’idée de porter un jugement sur l’attitude des dirigeants de la LICRA mais, si l’on décide qu’il faut fixer des limites à l’école, ces limites ne s’appliquent pas hors de l’école – au centre de loisirs ou à la médiathèque, par exemple – ; en revanche, là où il y a des règles, elles valent pour toutes les religions.

M. Gérard Unger. On ne se comprend pas.

M. Éric Raoult, rapporteur. En effet.

M. Gérard Unger. En tant que laïque, je peux penser ce que je veux de ce genre d’attitude, mais je ne vois pas comment vous pouvez l’interdire.

M. Jacques Myard. Monsieur Gaubert, vous avez défendu le « vivre ensemble » et dit que le port du voile intégral pouvait s’assimiler à un apartheid et était contraire à la dignité de la femme. Je suis tout à fait d’accord avec vous. Mais cette forme d’apartheid, cette atteinte à la dignité se manifeste dans la sphère privée comme dans la sphère publique. Pourquoi faire une distinction ? Ce qui est intolérable reste intolérable quels que soient le lieu, la date ou l’heure. Que nous devions nous attendre à des difficultés pratiques, je n’en disconviens pas, mais il y en a eu aussi à l’époque de la loi de 1905. Vient un moment où la République doit affirmer ses principes.

M. Pierre Cardo. Bien des choses peuvent nous choquer dans certaines pratiques religieuses ou dans certains comportements, qui ne sont d’ailleurs pas forcément religieux. La question qui se pose est de savoir jusqu’où nous irons dans l’interdit, si par hasard nous faisons une loi. Pour être efficaces, les lois doivent être comprises et acceptées. Si certains ont l’impression d’une injustice, nous aurons perdu notre temps.

Je me suis moi aussi trouvé dans cette situation désagréable où quelqu’un a refusé de me serrer la main. Pour autant, cela remet-il en cause l’équilibre de notre société ? Est-ce cela le vrai problème ? Certains font bien le signe de croix quand ils commencent un match. Dois-je être choqué en tant que laïque ? Si je pose ces questions, c’est parce que je me demande jusqu’où on va aller dans l’interdit.

Comment peut-on considérer que la loi suffira à régler des problèmes liés au fait que des gens se sentent exclus de la société ? Comment parvenir à faire respecter cette République laïque qui, à bien des égards, a été trop longtemps absente des quartiers ? Si certains adhèrent aujourd’hui à des communautarismes, c’est justement parce que la République n’a pas été là. La priorité ne serait-elle pas de se préoccuper de savoir pour quelle raison on les a abandonnés à autre chose, qui est maintenant en train de grandir de façon inquiétante ? Je ne suis pas persuadé que le pansement empêchera l’infection…

M. André Gerin, président. Nous n’avons pas parlé d’une loi d’interdiction. Il faut tout de même élargir le propos. Quel est notre problème ?

M. Pierre Cardo. Pour l’instant, c’est le voile intégral.

M. André Gerin, président. Le port du voile intégral et ce qu’il y a derrière : l’islamisation d’un certain nombre de territoires dans l’espace public. Il faut tenir un discours cohérent sur l’ensemble de ces pratiques, ne serait-ce que pour ne pas tomber dans la stigmatisation.

Nous souhaitons analyser la dérive intégriste fondamentaliste à l’œuvre dans la société française afin de la combattre sur la base d’une appréciation collective et d’un discours commun. C’est aussi la condition pour que les musulmans de ce pays aient toute la place à laquelle ils ont droit, du point de vue économique, social ou culturel, au sein de la République française.

Nous souhaitons nous mettre d’accord, notamment avec les responsables du culte musulman avec qui nous avons engagé le dialogue, sur certaines mesures qui nous paraissent nécessaires du point de vue politique – et non religieux. Je pense tout particulièrement à l’hôpital, où certains hommes adoptent des comportements à la limite du fanatisme.

Nous voulons faire passer un message positif aux musulmans de ce pays. Mais il y a un combat à mener. C’est d’ailleurs pourquoi j’ai apprécié la formule que vous avez utilisée, celle d’un texte « de combat et d’apaisement », qui redonnerait du sens aux valeurs de la République.

M. Richard Séréro. Nous constatons sur le terrain que l’intégration de nos concitoyens d’origine maghrébine et musulmane est en passe de réussir dans ce pays, qu’on le veuille ou non. Par ailleurs, certains considèrent que la France est une terre de combat. Notre pays est observé et attendu. Nos voisins, notamment britanniques, qui regardaient un peu de travers notre principe de laïcité, commencent, en raison des problèmes qu’ils rencontrent, à s’intéresser à notre expérience.

Pour la LICRA, le problème se pose dans les termes suivants : les gens que nous rencontrons, qui se vivent comme exclus et victimes de la discrimination, sont en perte de repères. Nous ne leur donnons pas, nous, républicains français, suffisamment de matière pour construire ces repères, ce qui les amène à en adopter d’autres par défaut. Les identités qu’ils cherchent sont des identités « en creux » par rapport à l’identité positive, en relief, que serait l’identité de citoyen de la République française.

L’exclusion est bien plus qu’un sentiment : elle procède du vécu de la discrimination au quotidien : dans le travail, quand on en a ; dans la recherche d’un emploi, qu’on ne trouve pas ; dans la recherche de logement ; et dans le regard de l’autre, dans la rue. À la discrimination liée à l’origine, réelle ou supposée, se superpose en effet une discrimination sociale, qui frappe des zones géographiques entières. L’une de nos amies de la LICRA, qui est aussi au Haut conseil à l’intégration, a participé il y a quelques années à la rédaction d’un livre intitulé Les territoires perdus de la République. Eh bien, ces territoires restent à reconquérir.

M. André Gerin, président. Pour avoir été maire pendant vingt-quatre ans, j’entends ce que vous dites mais la question sociale se pose depuis deux siècles et, à mon avis, le problème est plus grave que cela – d’où cette mission. Les deux jeunes de Vénissieux qui se sont retrouvés à Guantanamo, en janvier 2002, après être passés par l’Afghanistan et le Pakistan, habitaient le même quartier. Ils avaient une activité professionnelle et ne connaissaient aucun problème d’intégration. Mais quelqu’un, qui s’était autodésigné imam, avait pourri le quartier. On se sert, en effet, de la paupérisation sociale, économique, morale et culturelle de ces populations, mais la question est de savoir où sont les têtes de réseau, ces gens en col blanc qui bourrent le crâne de nos gamins.

Il y a un combat terrible à mener contre une idéologie barbare et dangereuse. Vous avez raison, on a trop longtemps lâché prise sur un certain nombre de sujets. Mais nous sommes aujourd’hui un certain nombre de parlementaires à avoir décidé de prendre le taureau par les cornes. Il ne faut pas oublier la question sociale, mais on ne saurait y réduire ce problème, qui a une dimension géopolitique. Les responsables politiques, tous partis confondus, doivent s’y attaquer.

M. Jacques Myard. L’absence de travail me semble, en effet, une explication un peu trop simpliste. Nous sommes parfois confrontés à des gens parfaitement intégrés, souvent très cultivés, qui ont un emploi et qui, pourtant, imposent à leur compagne le voile intégral, s’opposent à la mixité, etc. Nous sommes face à une action politique à habillage religieux. Je ne suis ni juge, ni imam, ni rabbin, mais je ne crois pas que l’on puisse expliquer ce phénomène uniquement par des facteurs socio-économiques.

M. Gérard Unger. Je connais bien la loi de 1905, pour avoir « commis » un ouvrage sur Aristide Briand auquel vos collègues ont décerné le prix des députés. Entre ceux qui ne voulaient pas d’un État sans Dieu et ceux qui voulaient supprimer les croix dans les cimetières, Briand et Jaurès ont su trouver un texte d’équilibre. Au moment des inventaires, il y eut des morts, à Boeschèpe notamment, et Clemenceau, qui était pourtant plus dur que Briand et Jaurès, déclara alors qu’aucun chandelier ne vaudrait jamais une vie humaine !

Nous devons faire attention. Il faut effectivement défendre les principes de la République et la laïcité qui est vraiment un trésor que nous mettons au même niveau que les trois termes de la devise républicaine. Mais il faut aussi rappeler que, si certains voulaient faire de la loi de 1905 une loi de combat, d’autres ont su en faire une loi d’équilibre, grâce à quoi elle dure depuis plus d’un siècle. Essayons ensemble de trouver le même équilibre, entre le combat et l’apaisement. L’entreprise ne sera pas aisée, comme le montrent nos discussions sur le refus de serrer la main aux femmes, mais il faut parvenir à combattre des excès qui vont au-delà, en effet, de simples excès vestimentaires.

M. Patrick Gaubert. Il est difficile de conclure. On ne sait pas très bien où l’on va. Il faut être prudent. Le racisme qui existait dans mon enfance à l’égard des Italiens et des Portugais a fini par disparaître. Aujourd’hui, on envisage, pour la seconde fois, de faire une loi concernant les musulmans, dirigée contre les salafistes. Mais n’oublions pas que des jeunes sont à la dérive parce qu’ils vivent d’une manière misérable, que des gosses, dont on se demande ce qu’ils font à neuf heures du soir dans l’escalier de leur immeuble, s’y réfugient pour y faire leurs devoirs parce qu’on vit à huit dans leur appartement et qu’ils ne peuvent pas travailler avec la télévision. Tant qu’on ne s’attaquera pas aux discriminations, il sera facile, pour les salafistes, de récupérer ces jeunes qui se sentent rejetés par la société.

Le haut-commissaire à la diversité s’apprête à tenir des réunions sur les internats d’excellence ou sur les filières de l’université, et parle de faire entrer l’entreprise à l’école. C’est formidable, mais cela ne concernera que quelques milliers de jeunes. Et les autres ? En 2000, le ministre de la ville, Monsieur Bartolone, à propos de certains jeunes de seize à dix-huit ans, parlait déjà d’une « génération foutue » ! L’ennui, c’est qu’on n’a rien fait, ou trop peu, pour ceux qui avaient alors entre douze et quinze ans.

M. Jacques Myard. Je ne suis pas d’accord !

M. Patrick Gaubert. Il faut faire plus. Nous avons les instruments pour cela. La loi permet de mieux lutter contre les discriminations, qu’elles soient réelles ou supposées. C’est peut-être parce que nous n’avons pas su faire partager nos valeurs que nous en sommes là aujourd’hui.

Votre mission est très difficile. Le sujet est explosif. Il faudra prendre en janvier les bonnes décisions, en évitant qu’une partie de la population française se sente encore une fois montrée du doigt, stigmatisée ; ce serait source de racisme et de xénophobie.

Vous vous êtes tous réunis ici, droite et gauche confondues, pour mener le même combat, avec nous, les associations. La droite, la gauche, les associations, tous les gens de bonne volonté doivent faire en sorte que l’on n’ait plus, dans deux ans, à réunir une autre mission pour s’occuper d’autres problèmes. Quelles que soient nos divergences, nous travaillons dans le même sens : nous voulons aider des jeunes et éviter certaines dérives.

M. André Gerin, président. …et combattre les salopards qui pourrissent la vie de nos quartiers !

M. Patrick Gaubert. Mais les salopards doivent être « flingués » – moralement et intellectuellement, s’entend…

M. Éric Raoult, rapporteur. Monsieur Gaubert, que l’on ne se méprenne pas non plus sur le ressenti de la population qui vit autour de ces jeunes femmes portant le voile intégral. Sur les marchés de nos banlieues, elles se font souvent prendre à partie. Les autres femmes les appellent « Belphégor » ! En l’occurrence, on leur dit : « Retire ça, car ce que tu ne vois pas, c’est que ça attire les photographes et les télévisions ! ».

Je crois vraiment que, si l’on fixe des règles, il faut que celles-ci s’appliquent à tous. Si l’on a légiféré sur le voile à l’école, c’est en grande partie à la demande des chefs d’établissements scolaires et des instituteurs. Ils considéraient qu’on ne pouvait pas faire trente-six règlements différents et avaient demandé notre aide.

Tout le monde doit y mettre du sien. C’est ce que j’ai dit à l’Alliance, à Merkaz Hatorah ou ailleurs. À Clichy-sous-Bois, il y a plusieurs communautés et on a pu dire à l’une d’entre elles de faire attention ; maintenant, certains portent des casquettes à la place des kippas et les fidèles n’ont plus à entrer dans la synagogue en passant par la cave, comme on l’avait montré au chef de l’État, mais en empruntant la porte normale.

Il faut aussi que l’on sache que l’on fait beaucoup pour les quartiers. Par exemple, dans la ville voisine de la mienne, la dotation de solidarité urbaine a augmenté de 472 % en trois ans ! Il faut aussi à un moment que l’on dise qu’en France, on fait beaucoup pour la politique de la ville.

M. Pierre Cardo. Ce n’est parce que l’on y a fait des efforts que l’on a fait tout ce qu’il fallait pour les quartiers !

M. André Gerin, président. Messieurs, je vous le répète : nous sommes preneurs de propositions. Je vous remercie pour la clarté et le courage de votre propos, qui constitue pour nous un encouragement.

Audition de M. Bertrand Mathieu, professeur de droit public
à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne

(Séance du mercredi 25 novembre 2009)

M. André Gerin, président. Nous poursuivons nos travaux avec l’audition de M. Bertrand Mathieu, professeur de droit public à l’Université Paris I, qui a pris position cet été sur le sujet qui nous occupe dans des articles publiés notamment dans La Croix et dans Les Échos, en envisageant la possibilité de légiférer.

Nous partageons tous le souci d’apporter aux problèmes que pose la pratique du port du voile intégral la réponse la plus adéquate et la plus lisible possible. Cette réponse doit, à l’évidence, revêtir un caractère politique, parce que cette pratique met en cause les fondements du pacte républicain et que le combat à mener porte sur des valeurs aussi essentielles que la dignité de la femme et l’égalité des sexes. Mais la réaffirmation de ces valeurs demeurerait vaine et notre réponse sans effet si, dans notre démarche, nous ne prenions en considération les exigences – et parfois les contraintes – de l’État de droit.

Monsieur le professeur, je vous laisse la parole pour un exposé introductif.

M. Bertrand Mathieu, professeur de droit public à l’Université Paris I Panthéon Sorbonne. La question du voile intégral est un concentré des contradictions qui traversent notre société : intégration contre respect des identités culturelles, dignité de la femme contre liberté de l’individu, laïcité contre respect des expressions religieuses…

On peut d’emblée affirmer que le port du voile intégral est un comportement social qui heurte symboliquement les valeurs de la société et dont le développement au nom de la tolérance et du respect des convictions de chacun pourrait constituer un ferment destructeur de ces mêmes droits fondamentaux. Il ne faut pas oublier que les droits fondamentaux peuvent être instrumentalisés pour imposer, au nom des libertés, des exigences contraires au système de valeurs lui-même ; il convient donc de ne pas se laisser enfermer dans ce type de rhétorique. Si l’on se place sur le terrain juridique, il est nécessaire de faire preuve de rigueur dans l’invocation et l’utilisation des principes, pour des raisons de cohérence, d’efficacité et d’acceptabilité.

Comme vous l’avez souligné, Monsieur le président, le choix à opérer est éminemment politique. Il conduit cependant à prendre parti, en termes de droits fondamentaux, sur une question essentielle : faut-il privilégier l’expression d’une société multiculturelle, fondée sur la coexistence de groupes marqués par une forte identité culturelle, ou faire prévaloir, dans le respect de la diversité, une politique d’intégration qui nécessite le respect de valeurs communes ?

Si l’on choisit la première option, il faut en mesurer la portée. La construction d’un droit entièrement fondé sur le respect de l’identité d’une communauté rend très difficile la détermination d’une ligne de démarcation entre la sphère communautaire et la sphère commune. Par ailleurs, le développement des droits d’un groupe ou d’une communauté peut conduire à une restriction de la liberté des individus qui appartiennent à ce groupe ou à cette communauté. Cette remarque vaut particulièrement, s’agissant de la question qui nous retient ici, pour les femmes.

La seconde option consiste à privilégier des valeurs communes. Il faut alors déterminer ces valeurs et les conséquences qu’il convient d’en tirer.

Personnellement, je pense qu’il est nécessaire de lutter contre des dérives qui menacent notre système de valeurs, sous peine de voir se développer dans l’avenir des comportements qui, faute d’une réaction de principe suffisamment précoce, seront devenus incontrôlables. Vous me pardonnerez cette prise de position qui n’est pas une affirmation de juriste, mais ce n’est qu’après avoir fait un choix que l’on peut poser la question des instruments juridiques.

La réglementation – ou l’interdiction – de l’usage public du voile intégral nécessite l’intervention du législateur, seul compétent pour réglementer l’exercice d’une liberté publique. On pourrait certes imaginer que le juge règle les problèmes au cas par cas, mais la casuistique n’est pas le meilleur moyen de répondre par un signe fort à une pratique symbolique. Quant aux réglementations éparses qui peuvent exister, elles ont des fondements juridiques très fragiles.

Le port du voile intégral peut mettre en cause plusieurs principes : laïcité, dignité de la femme, respect de l’ordre public et respect des libertés d’autrui.

Le principe de laïcité est inopérant pour réglementer cette pratique car, en droit français, il ne peut pas conduire à interdire de manière générale la manifestation publique d’opinions religieuses dans la sphère sociale. Ce sont, en effet, l’État, les pouvoirs publics et les services publics qui sont soumis au principe de laïcité, non les individus, le corps social et l’espace public. On ne peut donc pas fonder sur ce principe une réglementation générale du port de vêtements manifestant une opinion religieuse, dès lors que sont en cause non pas les rapports entre les individus et les pouvoirs publics ou les services publics, mais les rapports interindividuels. En outre, il faudrait alors réglementer l’usage de tout vêtement marquant une identité religieuse en public, ce qui n’est pas imaginable.

Le principe de dignité est difficile à utiliser en l’espèce. Si l’on admet qu’il impose tant la reconnaissance en chaque individu d’une même appartenance à l’humanité que l’interdiction de traiter un être humain en fonction d’une fin qui lui est étrangère, il est possible de considérer que cet enfermement de la femme et cette négation de son identité constituent une forme d’atteinte à la dignité. Mais juridiquement, le principe de dignité est utilisé lorsque sont en cause des rapports entre soi et autrui, et non des rapports entre soi et soi. Le respect de la dignité de la femme doit conduire à interdire à autrui de lui imposer le voile, mais il ne peut fonder une interdiction faite à la femme d’user de sa liberté de le porter, si aucun tiers n’intervient dans cette décision. Or il est impossible de déterminer concrètement si la femme fait usage d’une réelle liberté ou si elle subit une contrainte matérielle ou morale.

Au surplus, une telle prise de position du législateur relancerait le débat sur la signification du principe de dignité, lequel est partagé entre deux conceptions : selon l’une, la dignité est un droit objectif limitant l’exercice de la liberté, tandis que l’autre assimile, en fait, la dignité à la liberté. Le rapport du comité présidé par Mme Simone Veil a bien montré les enjeux conceptuels, philosophiques et idéologiques en cause. Je n’ai pas la même conception du principe de dignité que mon collègue et ami Denys de Béchillon, mais l’analyse solide qu’il a faite devant vous montre bien toute la difficulté qu’il y aurait à fonder sur ce principe une interdiction. Cependant rien n’interdit au législateur, bien au contraire, de rappeler qu’au nom du respect de la liberté personnelle de la femme, nul ne peut la contraindre à porter le voile.

L’ordre public et la protection des droits d’autrui sont, en revanche, des principes mobilisables.

Si la liberté de se vêtir constitue un élément de la liberté individuelle, voire de la liberté de manifester ses opinions, elle peut être, en droit français, limitée au nom d’objectifs constitutionnels comme la sécurité publique ou l’ordre public, ou du respect des droits d’autrui. Elle est d’ailleurs réglementée, le meilleur exemple étant la réglementation du naturisme dans les lieux publics.

Du côté des objectifs à valeur constitutionnelle, on pourrait notamment invoquer, à propos du port du voile intégral, la prévention des infractions ou la recherche des auteurs d’infractions. De ce point de vue, l’absence de réglementation relative au port de tenues masquant l’identité de la personne atténue considérablement l’efficacité des systèmes de vidéosurveillance.

S’agissant des droits d’autrui, les droits constitutionnels en cause sont nombreux et multiformes. On peut citer la liberté contractuelle, qui implique nécessairement d’identifier son cocontractant – l’achat d’une baguette de pain est un contrat – et la liberté personnelle, entendue par le Conseil constitutionnel comme le droit de ne pas subir de contraintes excessives, et qui peut inclure le droit à identifier la personne avec laquelle on entre en relation dans la sphère publique au sens large. Ainsi, concrètement, un commerçant doit pouvoir identifier la personne qui le règle par chèque ou par carte bancaire ; le policier, la personne qu’il contrôle ou qu’il choisit de contrôler ; la directrice d’école ou sa mandataire, la personne à laquelle elle remet un enfant à la sortie des classes. Certes des interdictions spécifiques peuvent trouver un fondement dans des textes réglementaires ou des jurisprudences éparses, mais il convient que le législateur pose des règles générales.

En se fondant sur ce raisonnement, le législateur pourrait donc réglementer l’usage du voile intégral sans remettre en cause ni la liberté de se vêtir, ni la liberté de manifester sa religion. Deux options sont possibles.

La première est une interdiction générale, symboliquement forte mais juridiquement fragile. Pourrait être interdite toute tenue susceptible de masquer complètement l’identité de la personne, sous réserve de divers cas – port de casque sur une moto, raisons médicales, spectacle. Le législateur bénéficie d’une plus grande liberté que l’autorité réglementaire pour poser des interdictions générales ; on ne peut cependant pas exclure l’hypothèse d’une condamnation par la Cour européenne des droits de l’homme, dont la jurisprudence est marquée par une approche très casuistique. Ce qui poserait alors problème, c’est le caractère général de l’interdiction. Même si la Cour laisse une assez large marge de manœuvre aux États en la matière, on ne peut prévoir sa réaction en ce domaine. De même, le Conseil constitutionnel, dont la position est en général assez largement inspirée par la jurisprudence du Conseil d’État, pourrait également être conduit à censurer une interdiction générale.

Enfin, il faut s’interroger sur les moyens de faire respecter une telle interdiction. Comment faire, concrètement, pour interdire à toute femme entièrement voilée de circuler dans l’espace public ? Il faudrait prendre des mesures contraignantes et imposer des sanctions, ce qui risque d’être difficile. En toute hypothèse, la possibilité d’une invalidation de la loi est, au regard même de l’objectif visé par le législateur, un risque majeur.

La seconde option est de s’appuyer sur le droit des tiers, fondement juridique solide mais moins emblématique.

La solution consisterait à poser le principe selon lequel chacun, dans la sphère publique, a le droit d’identifier physiquement la personne avec laquelle il contracte, qu’il est amené à contrôler ou dont il doit, plus généralement, établir l’identité pour des raisons de sécurité. Ainsi, les femmes qui portent le voile intégral seraient conduites à se dévoiler régulièrement dans l’accomplissement des tâches de la vie quotidienne ; et elles ne pourraient évidemment pas choisir la personne devant laquelle elles acceptent de se dévoiler – une autre femme par exemple –, en vertu du principe d’égalité. Par ailleurs, l’ordre public pourrait justifier l’interdiction du voile en public dans certains lieux imposant des conditions de sécurité particulières – transports publics, banques... Les personnes entièrement voilées devraient aussi être obligées de se dévoiler à la demande de toute personne habilitée à exercer un contrôle d’identité. Ces dispositions pourraient être combinées. 

Si l’on retient cette option, la loi sera plus complexe à rédiger. Mais elle présentera l’avantage d’être focalisée sur les droits des tiers et sur des circonstances spécifiques liées à la protection de l’ordre public. C’est, incontestablement, une voie juridiquement beaucoup moins risquée, qui pose peu de problèmes de principe. Il faudra néanmoins bien peser sa rédaction car, si le mécanisme se révèle inapplicable, le remède sera pire que le mal. Les difficultés doivent être bien mesurées, afin d’être surmontées, mais elles ne doivent pas conduire à renoncer de légiférer.

Le déficit symbolique d’une loi limitée aux droits des tiers pourrait être partiellement comblé par l’adoption simultanée d’une résolution parlementaire. En effet, si la loi doit être nécessairement normative, comme l’a rappelé le Conseil constitutionnel, la résolution, outil issu de la réforme constitutionnelle de 2008, a justement pour objet de permettre au Parlement de prendre une position solennelle sur des questions importantes – comme celle-ci. Le fait que la première résolution parlementaire porte sur ce sujet serait même emblématique. Elle pourrait compléter la loi, en exprimant la position du législateur sur la question spécifique du voile intégral et en reprenant des considérations générales sur la laïcité, les exigences de la vie sociale et le principe d’égalité entre les hommes et les femmes. Ce serait un signal fort, qui pour autant ne saurait se substituer à la loi.

M. André Gerin, président. Merci. Nous en arrivons aux questions.

Mme Nicole Ameline. Merci infiniment pour cet éclairage particulièrement intéressant qui répond à la nécessité d’une base juridique solide et, en même temps, d’un texte de proclamation à la hauteur de l’enjeu. La piste que vous avez indiquée me paraît devoir être explorée car nous devons impérativement, d’une part, ne pas stigmatiser et, d’autre part, éviter d’adopter une loi qui serait mal comprise et inapplicable ou trop fragile.

Nous avons le souci de rédiger une loi qui libère et qui protège les jeunes générations. Pensez-vous qu’il soit possible d’y faire figurer un article affirmant que « nul ne peut être contraint à porter le voile intégral » ?

M. Jacques Myard. Eh bien, moi, je ne suis pas d’accord avec ce que j’ai entendu ! Je m’étonne que nos professeurs de droit restent ainsi prisonniers des constructions juridiques et jurisprudentielles existantes... Il faut se libérer des décisions de justice ! Qu’est-ce qu’une décision de justice ? C’est un jugement rendu, dans un cadre juridique donné, par une autorité indépendante. Nous ne sommes pas dans ce cas.

De même que le peuple ne peut pas aliéner sa souveraineté, parce que la souveraineté est inaliénable, de même nul ne peut renoncer à la dignité de la personne, parce que la dignité est inaliénable. Même si j’accepte qu’on me torture, la torture demeure un traitement indigne. Dès lors, s’il faut une loi – et je pense qu’il en faut une –, nous devons la fonder sur la dignité des personnes et l’égalité des sexes, et non, comme vous nous le proposez, sur l’ordre public et la sécurité publique, en l’occurrence secondaires.

Quant à la résolution, elle ne fait pas partie du droit positif. On peut se faire plaisir par des proclamations, mais c’est nul et non avenu. Le législateur est bien dans sa vocation s’il dit en quoi consiste la dignité de la personne.

Mme Françoise Hostalier. Vous avez dit que le principe de laïcité s’appliquait aux institutions et non aux individus. Mais n’avons-nous pas le devoir, afin de protéger l’ordre public, de poser certaines limites au port ostentatoire et provocateur de certaines tenues ? Dans un tout autre registre, on peut penser aussi au port de la croix gammée.

Concernant la dignité, je suis tout à fait d’accord avec M. Myard. La société doit protéger les personnes, quand bien même elles se laisseraient volontairement torturer, mutiler, imposer un accoutrement indigne. La société doit protection aux mineurs, c’est inscrit dans la loi. Elle doit aussi protection aux majeurs : un pays comme la France se doit de protéger ses habitants contre les risques d’atteinte à la dignité de la personne.

Une loi a minima fondée sur la sécurité publique ne règlerait pas le problème. Comment déterminera-t-on que telle ou telle façon de masquer le visage peut être dangereuse pour la sécurité ? Le législateur n’est pas au bout de ses peines s’il doit, comme l’a dit Mme Fadela Amara, légiférer sur la longueur du voile.

Quant à la résolution, faudrait-il qu’elle ait un objet limité ou devrait-elle être l’occasion de remettre à plat toutes les valeurs de la République ?

M. Nicolas Perruchot. En tant que professionnel du droit, regarderiez-vous comme une bonne chose le fait de légiférer pour dire que « nul ne peut être contraint à porter le voile intégral », alors que cela ne réglerait qu’une partie du problème ? Nous sommes confrontés à des difficultés dans les hôpitaux publics, dans les bibliothèques, pour l’exercice de loisirs sportifs… Une loi à caractère très spécifique étant souvent une mauvaise loi, ne faudrait-il pas, plutôt que de répondre uniquement à la question qui nous occupe, essayer d’élargir le débat ?

M. Pierre Forgues. Monsieur le professeur, je comprends qu’un juge puisse être prisonnier du droit existant, mais j’ai du mal à admettre qu’un professeur-chercheur le soit. Vous partez de l’idée que le port du voile est une liberté, mais comme vous l’avez dit vous-même, c’est une fiction. Le législateur ne doit pas se laisser enfermer dans des fictions, son rôle est de faire la loi au nom et dans l’intérêt du peuple. Il doit être créateur de droit. La liberté elle-même doit être organisée et il revient au législateur de protéger le citoyen, y compris malgré lui.

Il est normal que les intellectuels étudient ces questions dans toutes leurs dimensions, mais pour notre part, nous avons à résoudre des problèmes. Votre proposition d’une loi a minima accompagnée d’une résolution me fait l’effet d’un renoncement.

Celles qui portent le voile intégral et ceux qui les obligent à le porter n’ont que faire de chartes ou de résolutions. Quelles que soient les difficultés, je crois que nous devons légiférer. Lorsqu’un problème est complexe, il faut partir d’idées simples. Dans le cas qui nous occupe, il y a atteinte à la dignité des personnes, à l’égalité des sexes et à la liberté des femmes. Il me semble que cela suffit pour fonder juridiquement une loi.

M. André Gerin, président. Je rappelle à l’ensemble de mes collègues que nous avons créé une mission parlementaire pour prendre nos responsabilités politiques. C’est ce que nous devrons faire, à l’issue d’auditions qui sont destinées à nous faire entendre divers points de vue.

M. Bertrand Mathieu. Madame Ameline, oui, il me paraît possible d’imaginer une loi en deux articles disposant, d’une part, que nul ne peut être contraint à porter une tenue masquant son identité et, d’autre part, affirmant le droit des tiers à identifier la personne avec laquelle ils sont en contact. Le fait d’écrire que « nul ne peut être contraint à porter une tenue masquant son identité » ne pose, à mon avis, aucun problème, bien au contraire.

Mme Bérengère Poletti. Cela ne résout rien !

M. Bertrand Mathieu. Cela donne un appui juridique à une personne qui souhaiterait se battre contre une telle contrainte.

M. Jacques Myard. Cela existe déjà dans le droit !

M. Bertrand Mathieu. J’en viens aux questions sur le rôle du juge, la liberté du législateur et la dignité.

Je ne suis pas venu devant votre mission en tant qu’intellectuel ; il reste que je milite – et je pourrais vous communiquer mes écrits à ce sujet – pour une conception objective de la dignité, qui peut limiter la liberté. Mais je constate que ma position n’est pas partagée par tous et que ce n’est pas celle de la Cour européenne des droits de l’homme. M. Denys de Béchillon vous a exposé une autre conception, aussi cohérente. Ces deux conceptions s’opposant, il est extrêmement difficile de trouver là un appui solide.

Je suis venu devant vous comme un « mécanicien du droit ». J’observe, que vous le vouliez ou non, qu’aujourd’hui le législateur est contrôlé par le juge. Je regrette moi-même le déséquilibre qui s’installe en faveur du juge, mais c’est une réalité. On ne peut pas ignorer l’éventualité d’une censure de la loi, par le Conseil constitutionnel d’une part et par la Cour européenne des droits de l’homme d’autre part.

Pour éviter la censure du Conseil constitutionnel, vous avez la possibilité d’adopter une disposition de nature constitutionnelle : en matière de révision de la Constitution, vous êtes souverains, alors que vous ne l’êtes plus dans l’activité législative. Mais cela n’irait pas sans certaines difficultés.

Au regard de la Convention européenne des droits de l’homme, vous pouvez invoquer l’existence d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, et donc ne pas tenir compte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Personnellement, cela ne me choquerait pas beaucoup mais il en résulterait une série de difficultés juridiques qui ne sont pas à négliger. On peut imaginer l’appui qu’apporterait une décision de la Cour européenne des droits de l’homme condamnant le législateur français aux partisans du port du voile intégral. Il me paraît préférable de ne pas risquer de leur donner des armes.

Je ne pensais pas être invité devant votre mission pour faire œuvre d’imagination, mais pour donner un point de vue juridique. C’est ce que je me suis employé à faire. Si vous m’aviez demandé ce que je trouverais bon en soi, j’aurais tenu un autre propos.

Quant à l’interdiction de manifester ses convictions religieuses dans la sphère publique, elle créerait aussi des difficultés. Que déciderait-on pour la soutane, notamment portée par les prêtres orthodoxes, ou pour la tenue des religieuses orthodoxes, partiellement voilées ? Comme vous l’avez vous-mêmes souligné en évoquant la longueur du voile, nous serions obligés de fixer des seuils déterminant le caractère ostentatoire. Certes on a pu le faire à l’école, mais toute la jurisprudence, y compris celle de la Cour européenne des droits de l’homme, dit bien que c’est dans ce cadre et ce contexte particuliers.

M. Pierre Forgues. Le voile qui couvre le visage peut-il, selon vous, être considéré comme un vêtement ?

M. Bertrand Mathieu. Le vêtement étant ce qui habille le corps, il me semble qu’on ne peut pas exclure le visage, même si la logique n’est pas la même.

En ce qui concerne les revendications de droits spécifiques – dans les hôpitaux, dans les bureaux de poste… –, le Conseil constitutionnel a fourni un appui très solide en posant la règle selon laquelle nul ne peut exciper de son appartenance, notamment religieuse, pour revendiquer des droits particuliers. On peut éventuellement le rappeler dans une loi mais nous avons là un ancrage incontestable au niveau constitutionnel.

M. Jacques Myard. Que dit le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 ? « Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. » En se fondant sur ce texte constitutionnel, la loi peut affirmer que constitue une dégradation de la personne humaine le fait, librement ou non librement, d’aller avec un visage couvert. 

M. Bertrand Mathieu. Nous entrons dans un débat technique intéressant, mais juridiquement l’atteinte à la dignité est toujours le fait d’un tiers – qui dégrade ou asservit une personne. Ainsi par exemple, le principe de dignité interdit de porter atteinte à l’intégrité physique d’une autre personne, alors même que cette dernière y consentirait ; si vous demandez qu’on vous coupe un doigt, la personne qui vous l’aura fait sera poursuivie et ne pourra pas invoquer le fait que c’était à votre demande. En revanche, si quelqu’un se coupe un doigt lui-même, il n’y aura juridiquement aucune poursuite.

Mme Françoise Hostalier. Si vous voyez une personne se couper le doigt et si vous n’intervenez pas, vous êtes accusé de non-assistance à personne en danger. De même, lorsque je vois une femme totalement voilée, je veux intervenir pour que sa dignité soit respectée.

M. Bertrand Mathieu. Je prends un autre exemple. Si vous poussez quelqu’un à boire, vous portez atteinte à sa dignité, et vous pouvez être poursuivi et condamné. Mais si cette personne abuse de la boisson toute seule, ce n’est pas pour atteinte à sa dignité qu’on risque de la poursuivre, mais éventuellement pour les troubles à l’ordre public que son comportement peut entraîner.

Mme Bérengère Poletti. Au nom de quel principe interdit-on d’embrigader des gens dans une secte ?

M. Bertrand Mathieu. On n’interdit pas aux gens d’appartenir à une secte, on interdit à la secte d’embrigader des gens.

Il est clair que l’on prépare, sur le terrain juridique, un combat frontal opposant liberté et dignité, que le juge tranchera au cas par cas. Et prenons le cas de l’euthanasie : pour ses partisans, elle marque le respect de la dignité ; pour ses adversaires, elle est une atteinte à la dignité. Le même principe de dignité peut donc être utilisé dans des sens opposés. Je le répète, je partage votre opinion sur la dignité, mais c’est un terrain extraordinairement fragile.

Mme Françoise Hostalier. Si en Afghanistan une femme sortait le visage découvert, on considérerait que c’est, pour elle, une atteinte à la dignité, parce que sa dignité à elle est justement, dans le respect de son intimité profonde, d’avoir le visage couvert.

Mais nous sommes en France. Ne pouvons-nous pas prendre appui sur nos valeurs républicaines et sur des considérations purement pragmatiques relatives aux conditions du vivre ensemble dans la société française ?

M. André Gerin, président. J’aimerais par ailleurs qu’on élargisse la réflexion au cas des adolescentes mineures, voire des fillettes de moins de dix ans à qui l’on impose le port du voile intégral. Que peut faire le législateur ? Et que faire vis-à-vis de ces hommes qui accompagnent partout leur femme voilée, parlent à sa place et vont jusqu’à menacer des fonctionnaires ? Je pense notamment aux problèmes rencontrés dans les services d’état-civil ou dans les maternités.

M. Bertrand Mathieu. S’agissant de la dignité, le problème, je l’ai dit, est que deux conceptions s’opposent. Si je partage personnellement la vôtre, force est de considérer que c’est l’autre, celle qui assimile dignité et liberté, qui est la plus courante, notamment dans les juridictions. La liberté, qui selon la Déclaration des droits de l’homme consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, est elle aussi considérée comme un droit inaliénable et sacré. Or devant la Cour européenne des droits de l’homme, le débat opposant une conception objective de la dignité – qui, encore une fois, est la mienne – et une conception de la dignité assimilée à la liberté ne sera pas forcément tranché en faveur de la première.

M. Jacques Myard. Sur ce point, je suis prêt à prendre un pari…

M. Bertrand Mathieu. Monsieur le président, en ce qui concerne les services publics que vous avez cités, le problème n’est pas d’ordre législatif : d’ores et déjà, le principe de la liberté individuelle doit conduire un officier de l’état-civil ou un médecin à ne considérer que la personne elle-même ; en matière médicale, par exemple, le consentement ne peut être que celui de la personne concernée. On rencontre des difficultés dans la mise en œuvre de ce principe, mais aucun texte juridique ne conduit à faire droit à la demande d’un mari de parler au nom de sa femme, d’accepter ou de refuser des soins au nom de sa femme, ou de répondre aux questions de l’officier d’état-civil à la place de sa femme.

M. Pierre Forgues. Est-ce que, selon vous, le droit peut évoluer ? Si la matière juridique est immuable, si aucune rupture n’est possible, je me demande ce que nous faisons ici…

M. Bertrand Mathieu. Le droit infra-constitutionnel est aujourd’hui très largement conditionné par le juge. On peut le déplorer, mais c’est la réalité. Il existe bien sûr un espace – essentiel – pour le politique, mais celui-ci n’a pas une marge de manœuvre totale. Il peut y avoir des ruptures mais, notamment en matière de droits fondamentaux, elles peuvent encourir le risque d’une sanction juridictionnelle.

En revanche, il existe toujours des espaces juridiques pour mettre en œuvre une politique. J’ai voulu examiner les créneaux juridiques disponibles pour répondre à l’objectif, au demeurant parfaitement légitime à mes yeux, que vous poursuivez.

M. André Gerin, président. Merci d’avoir répondu à notre invitation et à nos questions.

Audition de M. Guy Carcassonne, professeur de droit public
à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense

(Séance du mercredi 25 novembre 2009)

M. André Gerin, président. Nous avons le plaisir d’accueillir M. Guy Carcassonne, professeur de droit public, bien connu des parlementaires.

Si sa décision sera en dernière instance politique, notre mission tient évidemment compte des aspects juridiques de la question et notamment de la portée que pourrait avoir une loi interdisant le port du voile intégral.

Dans le cas où cette solution, que plusieurs juristes ont jugée complexe, serait choisie – nous n’en sommes qu’au stade de la réflexion – pensez-vous qu’il serait possible de fonder l’interdiction du port du voile intégral sur la notion de dignité de la personne humaine, en tant que composante de l’ordre public ? Serait-il opportun de refuser de considérer le port du voile intégral comme un signe religieux, afin de ne pas risquer de violer une liberté ? Serait-il possible d’interdire le port du voile intégral parce qu’il constitue une violence faite aux femmes ?

M. Guy Carcassonne, professeur de droit public à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense. C’est toujours un honneur que de s’exprimer devant la représentation nationale, et je m’efforcerai d’en être digne. Permettez-moi d’abord de vous dire que si je suis favorable, en tant que citoyen, à une interdiction du port du voile intégral, le juriste que je suis n’est pas insensible à la méthode qui sera utilisée pour y parvenir.

En l’espèce, la forme et le fond se rejoignent. Si un fondement paraît à mes yeux concevable, les trois autres généralement évoqués – la laïcité, la dignité et les contraintes faite aux femmes – ne sont pas acceptables.

La laïcité n’est pas un fondement imaginable : comme vous le savez, ce principe s’impose à la République, en aucun cas aux citoyens. La République peut se fixer des règles, procédant de la notion de neutralité, mais elle ne peut y soumettre les consciences. Sur le plan pratique, une loi d’interdiction fondée sur la laïcité ouvrirait une brèche : tous les signes extérieurs d’appartenance religieuse seraient prohibés, sauf à introduire des discriminations injustifiables.

Fonder la loi d’interdiction sur la dignité n’est pas plus envisageable, et ce pour une raison simple : il s’agit d’un principe opposable au législateur, mais que le législateur ne peut opposer aux citoyens. La dignité de la personne humaine, principe constitutionnel depuis 1994 – lorsque les juges du Palais Royal l’ont extrapolée d’une phrase du premier alinéa du Préambule de 1946 – est aussi protégée par des instruments internationaux, à commencer par la Convention européenne des droits de l’homme.

Ce principe permet d’affirmer que les régimes ou les systèmes ne peuvent asservir la personne humaine : le législateur ne peut prendre une disposition qui serait contraire à la dignité. Il ne signifie nullement que le législateur est qualifié pour juger de la dignité d’autrui, sauf à entrer en conflit avec le principe premier de notre Constitution, celui de liberté.

A cet égard, j’ai été indigné par l’arrêt Commune de Morsang-sur-Orge du Conseil d’État : si l’on accepte l’idée qu’un maire ou un juge soient fondés à dire à un nain ce qui est digne de son appartenance à l’espèce humaine, dans quel engrenage infernal mettons-nous le doigt ?

La dignité de la personne humaine est un principe fondamental auquel nous sommes tous attachés, mais comme à une protection de notre liberté.

M. Jacques Myard. C’est de la casuistique !

M. Guy Carcassonne. Non. Cela peut vous frustrer en tant que membre de l’organe législatif, mais la finalité de ce principe n’a jamais été d’armer le législateur pour l’autoriser à décider de ce qu’il veut. Le législateur cesse d’être démocratique précisément lorsqu’il décide de se superposer à la liberté, afin de dire aux citoyens, sous couvert de dignité, ce qu’ils doivent ou ne doivent pas faire.

Ce principe – faut-il le rappeler ? – a été évoqué lorsque le droit au regroupement familial paraissait mis en cause par le législateur : c’est au nom d’une vie familiale normale, élément de la dignité de la personne humaine, que le juge constitutionnel a exercé son contrôle. Le principe permet donc de cantonner les aptitudes de la loi, certainement pas de les étendre.

D’un point de vue pratique, interdire le voile intégral au nom de la dignité serait adresser un formidable signal aux ligues de vertu, qui se mettraient à exiger que la pornographie, la prostitution ou le piercing soient également prohibés. Voter une telle loi reviendrait à s’aventurer sur un terrain marécageux ; ses auteurs seraient d’ailleurs les premiers à se trouver en difficulté pour distinguer ce qui doit être interdit de ce qui ne doit pas l’être.

Sur le troisième fondement, celui des contraintes faites aux femmes, je suis circonspect, pour ne pas dire réticent. La plus belle loi ne peut offrir que ce qu’elle a… c’est-à-dire la faculté d’établir des normes. Ainsi, la loi réprime sévèrement les violences conjugales, mais celles-ci ont-elles pour autant disparu ? Croire qu’une loi, animée des meilleures intentions, pourrait ne serait-ce que contribuer à régler le problème, me paraît une illusion dangereuse.

Dans la pratique, comment la mettre en œuvre ? Comment juger de la contrainte ? Si une femme vous affirme qu’il s’agit de son libre choix, comment prouverez-vous le contraire ? C’est une problématique similaire à celle qui se pose lorsque l’on se fonde sur la dignité : le juge, pas plus que le législateur, ne peut se substituer au citoyen pour lui dire comment user de sa liberté.

Ces fondements, aussi bien pour des raisons de principe que pour des raisons pratiques, sont inacceptables. Est-ce à dire que toute autre voie est impossible ? Au contraire, la solution est simple : il suffirait d’adopter une loi fondée sur l’ordre et la sécurité publics.

Une telle législation présenterait l’avantage de ne pas être discriminatoire, puisqu’il ne s’agirait pas d’interdire le port du voile intégral, mais tout ce qui dissimule le visage – hormis quelques cas exceptionnels. Elle serait parfaitement conforme à nos valeurs.

Ma collègue Danièle Lochak a estimé dans Le Monde que cela était à même d’entraîner un changement de société, la vidéosurveillance devenant possible partout et en permanence. Mais ce n’est pas la finalité de cette interdiction que d’étendre la vidéosurveillance et je considère que ce qui nous ferait changer de société, ce serait précisément d’accepter que des fantômes noirs se multiplient dans nos rues.

Pourquoi parler d’ordre public ? Les codes sociaux font qu’il y a des éléments de notre corps que l’on cache, d’autres que l’on montre. Peut-être dans mille ans exposera-t-on son sexe et dissimulera-t-on son visage, pour le moment, c’est l’inverse qui est unanimement admis. Nous sommes en droit de considérer que ce qui nuit à autrui, aux termes de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, est le fait qu’on lui cache son propre visage, lui signifiant ainsi qu’il n’est pas assez digne, pur ou respectable pour pouvoir le regarder.

Prohiber la dissimulation du visage permet de résoudre le problème qui nous est posé tout en demeurant conforme aux valeurs de la république, de la démocratie et de la vie en société. Accessoirement, cette loi viserait les cagoules utilisées – comme la burqa d’ailleurs, un fait divers récent l’a montré – lors des hold-ups.

Le décret « anti-cagoule » du 19 juin 2009 ne peut être utilisé, en l’espèce, puisqu’il ne vise que le port de la cagoule en marge des manifestations, en l’existence d’une menace. De plus, comme il s’agit d’un interdit pesant sur les garanties fondamentales accordées aux citoyens dans l’exercice des libertés publiques, seul le législateur peut l’énoncer.

La solution qui consisterait à laisser les maires prendre des décrets, au cas par cas et sous le contrôle du juge, paraît difficilement acceptable : elle fait peser une responsabilité importante sur les élus, qui seront d’autant plus embarrassés pour mettre en œuvre l’interdiction.

En revanche, affirmer clairement et simplement le principe selon lequel nul ne peut se présenter dans les lieux publics le visage dissimulé soulagera beaucoup les édiles et les nombreuses autres personnes confrontées à ce problème, personnel médical ou professeurs d’université. Je me demande souvent comment je réagirais si une femme se présentait intégralement voilée dans mon amphithéâtre. Il est certain que je refuserais de faire cours, mais je serais plus à mon aise si j’étais en mesure de lui démontrer qu’elle commet une illégalité.

Il vous sera sans doute délicat de déterminer la sanction attachée à cet interdit. Je ne pense pas qu’elle doive être sévère – une contravention suffirait. Quant à ceux qui seront chargés de faire respecter l’interdit, je ne doute pas que leur bon sens et leur retenue leur permettront de ne pas verbaliser le motard qui aurait omis d’ôter assez rapidement son casque intégral, le skieur qui aurait chaussé un masque anti-brouillard ou un gendarme cagoulé du GIGN.

Cette loi sera d’autant mieux appliquée et comprise qu’elle sera sobre, formulée en des termes simples et fondée sur des principes irréfutables.

M. Éric Raoult, rapporteur. Une loi interdisant le port du voile intégral dans l’espace public pourrait-elle être censurée par le Conseil constitutionnel ? La France risquerait-elle une condamnation par la Cour européenne des droits de l’homme pour violation de l’article 9 ?

M. Guy Carcassonne. Il n’existe aucun risque de censure par le Conseil constitutionnel, à partir du moment où l’interdit peut se réclamer de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. De plus, aux termes de l’article 5, la loi peut interdire ce qui est nuisible à la société : nous sommes en droit de considérer que la présence en son sein de personnes refusant toute communication constitue une menace qu’elle doit traiter avec le plus grand sérieux, à un moment où le phénomène demeure marginal.

Une loi fondée sur l’ordre public n’exposerait pas la France à une condamnation par la CEDH : il ferait beau voir que la Cour de Luxembourg expliquât à la France que le fait de cacher son visage aux autres est un droit inaliénable et sacré !

Mme Nicole Ameline. Très attachés à la force du principe et à l’exemplarité de la France, un certain nombre d’entre nous estiment que fonder la loi sur l’égalité entre les hommes et les femmes lui conférerait une influence plus grande à l’étranger. Mais je crois, comme vous, que la force de la loi tient à sa force juridique et qu’il convient de lui trouver un autre fondement. Ne pensez-vous pas qu’une résolution, reprenant les points politiques majeurs, permettrait d’accompagner cette loi avec intelligence ?

M. Jacques Myard. Je suis heureux de constater que vous parvenez aux mêmes conclusions que moi, qui ai déposé une proposition de loi sur le même fondement il y a deux ans. Permettez-moi cependant de vous faire un procès en casuistique : si vous excluez la dignité comme fondement juridique, c’est pour mieux la réintégrer dans la notion de code social. La dignité est bien la représentation que les sociétés occidentales se font de la personne humaine : depuis la nuit des temps, elles considèrent que tout ce qui cache le visage nuit à autrui. Telle est notre Weltanschauung.

M. Paul Forgues. Je vous remercie pour cette intervention qui débouche – nous vous en sommes reconnaissants – sur une solution. Cependant, l’argument que vous utilisez pour réfuter le fondement de la contrainte est faible : les lois réprimant les violences faites aux femmes n’ont certes pas permis d’éradiquer le phénomène, mais elles ont empêché celui-ci de prendre davantage d’ampleur ! Une loi qui interdirait le port du voile intégral ne viendrait pas à bout de la pratique, mais elle permettrait de réduire le nombre de femmes concernées.

Mme Bérengère Poletti. Le port du voile intégral n’est que la partie émergée de l’iceberg : pour un nombre croissant de femmes, l’accès aux soins ou aux services publics, l’exercice d’une profession, la sexualité sont contraints. Je pense que la solution que vous proposez est la bonne, mais elle ne permettra pas de régler ces problèmes.

Mme Arlette Grosskost. Le professeur Bertrand Mathieu, que nous venons d’auditionner, parvient aux mêmes conclusions, mais il assortit ce principe général d’un lien en quelque sorte contractuel : il s’agit de pouvoir identifier la personne avec laquelle nous sommes en relation. Qu’en pensez-vous ?

Mme Danièle Hoffman-Rispal. Permettez-moi cette petite provocation : en quoi le fait de dissimuler son visage nuit-il davantage à autrui que le fait de porter un manteau rouge fluorescent ? L’espace public dont vous parlez comprend-il la rue ? Par ailleurs, que pensez-vous de cet outil qu’est la résolution ?

Mme Pascale Crozon. Je vous remercie pour la clarté de votre propos. Comme Bérengère Poletti, je crains que votre solution ne permette de traiter qu’une partie du problème, qui va grandissant : les époux de ces femmes refusent qu’elles aient le moindre contact avec d’autres hommes, qu’ils soient médecins ou employés d’un service public. Ils persisteront, même lorsqu’elles ne porteront plus le voile intégral.

M. Nicolas Perruchot. Il est toujours très intéressant de vous écouter ou de vous lire. Si vous êtes très clair sur le fondement concevable, vous manquez de précision sur la question de la sanction. Ne faut-il pas réfléchir à des sanctions plus fortes, et qui soient liées ? Que le juge devra-t-il répondre à une femme qui dénoncera le fait que son mari la contraint à porter le voile intégral ? Par ailleurs, vous avez participé à une mission de conseil pour la rédaction de la constitution afghane : le principe d’égalité entre les hommes et les femmes y figure-t-il ?

Mme Françoise Hostalier. Merci de nous offrir une porte de sortie, fût-elle a minima. J’avoue ne pas être convaincue par votre démonstration : selon vous, il ne revient pas au législateur de définir ce qu’est la dignité ; je pense, au contraire, qu’il se trouve dans l’obligation de préserver la dignité de la personne humaine – en protégeant, par exemple, le droit au logement. Il est de notre devoir d’empêcher des manifestations publiques niant la personne humaine. Il n’est, en effet, pire violence faite à autrui que la négation de son existence. Vous fondez l’interdiction sur l’ordre public, français : quid des femmes étrangères, venues des Émirats arabes par exemple, qui observent un code social différent du nôtre ? Ne doit-on pas poser que le port du voile intégral constitue une violence faite aux femmes et interdire que celle-ci puisse être perpétrée sur notre territoire ?

M. Guy Carcassonne. Mesdames Ameline et Hoffman-Rispal, la résolution permet précisément à la représentation nationale d’exprimer un point de vue politique, indépendamment de ce qu’elle peut décider en tant que législateur. Je ne verrais que des avantages à ce qu’il en soit fait usage.

M. Jacques Myard. Mais cela ne servira à rien.

M. Guy Carcassonne. Je ne l’expliquerais pas dans ces termes aux membres du Congrès des États-Unis, dont c’est la principale activité.

Monsieur Myard, je réfute votre accusation : je ne pense pas que se référer au code social soit un procédé casuistique visant à réintroduire le principe de dignité. Depuis 1789, il existe un consensus social, que j’appelle par commodité « code social », reposant sur un socle de valeurs implicites. A aucun moment il n’a été dit, que ce soit dans la Déclaration des droits de l’homme ou ultérieurement, par le truchement du législateur, ce qui est digne ou pas d’un être humain.

M. Jacques Myard. Je ne suis pas d’accord.

M. Guy Carcassonne. Eh bien, nos points de vue divergent.

Monsieur Forgues, j’en conviens, mon argument était mauvais ; je le retire donc. Mais je persiste à penser – hélas – qu’une loi fondée sur les contraintes faites aux femmes ne serait pas opérationnelle.

M. Paul Forgues. C’est dommage !

M. Guy Carcassonne. Si je voulais vous provoquer, je dirais qu’il est dommage que la loi visant à interdire le chômage n’ait pas été adoptée. Il faut parfois se soucier de l’adéquation des moyens aux fins.

Mesdames Poletti et Crozon, Jean-Jacques Rousseau n’invitait-il pas à choisir entre la liberté ou le repos ? La liberté est un combat incessant. Nous travaillons aujourd’hui à la question du port du voile intégral ; il serait aventureux d’espérer pouvoir régler simultanément tous les problèmes. Il est vrai que les diverses contraintes exercées par ces hommes sont intolérables : mais faut-il pour autant courir tous les lièvres à la fois ? Il y aura peut-être là matière à de nouvelles missions d’information, qui permettront de penser chaque phénomène en tant que tel.

Mme Françoise Hostalier. Mais en quoi ces comportements sont-ils intolérables ?

M. Guy Carcassonne. Parce qu’ils nient la personne humaine – je vais y venir.

Madame Grosskost, je ne conçois pas de restriction à cet interdit, à l’inverse de Bertrand Mathieu qui estime qu’un lien contractuel doit exister. Le principe doit être clair, objectif : on ne doit pas dissimuler son visage, dans tout l’espace public, et à l’égard de quiconque.

Monsieur Perruchot, il est toujours délicat de fixer le bon quantum. Une chose est certaine, il faut respecter le principe de proportionnalité. S’agissant des femmes qui seraient prêtes à affirmer que le port du voile intégral leur est imposé, je ne verrais que des avantages à ce que cette contrainte soit considérée comme une violence, et qu’à ce titre, elle soit visée par la loi réprimant les violences faites aux femmes.

Certes, le fait de contraindre une femme à porter le voile intégral constitue une négation de sa personne, Madame Hostalier. Mais il serait hasardeux d’affirmer que toutes celles qui portent le voile intégral y sont forcées. Certaines voient même dans cette pratique une forme d’affirmation de soi. Cela peut nous révulser, mais cela fait partie de leur code social. Le critère de l’interdiction ne peut donc être la contrainte, sauf à accepter d’autoriser le port du voile intégral lorsque la femme l’a librement choisi. Dès lors, il est vain de parler de négation de la personne, et d’en faire une atteinte au principe de dignité. Je le répète, ce principe n’entre pas en jeu ici.

Enfin, le principe d’égalité entre les hommes et les femmes est bien affirmé dans la constitution afghane. Mais comme d’autres principes, il n’est pas appliqué.

M. André Gerin, président. Je vous remercie de cet exposé dense et particulièrement stimulant.

Audition de M. Tariq Ramadan

(Séance du mercredi 2 décembre 2009)

M. André Gerin, président. Nous vous souhaitons la bienvenue, Monsieur Ramadan. Chacun vous connaît. Vous avez été formé dans plusieurs universités occidentales ainsi qu'au Caire. C’est dans cette ville, à l'université Al Azhar, qu’a eu lieu un débat sur le port du voile intégral.

La mission d'information, dès sa création, a pris le parti de recueillir tous les points de vue, de la manière la plus ouverte possible. C'est le cas aujourd'hui encore avec votre venue. Je ne reviendrai pas sur vos écrits et vos interventions médiatiques, encore moins sur les débats ou les polémiques qu'ils suscitent. Si nous vous recevons aujourd'hui, c’est pour connaître votre analyse sur le voile intégral.

Quel jugement portez-vous sur cette pratique ? Est-ce une prescription de l'islam ? Comment expliquez-vous sa diffusion ? Est-elle surtout le fait de femmes converties ou traduit-elle, pour certains musulmans soucieux de manifester une visibilité dans l'espace public, un retour à une conception de l'islam des origines ?

Nous pensons, quant à nous, que le voile intégral est le symbole même de l'asservissement des femmes et de l'inégalité des sexes. Quelle est votre réaction face à cette forme d'asservissement, surtout lorsque des mineures sont concernées ? Je vous laisse la parole pour un exposé introductif, qui ne manquera pas de susciter de nombreuses questions.

M. Tariq Ramadan. Merci beaucoup de m’avoir invité et de cette introduction. J’estime qu’aucune décision de droit, portant sur le niqab ou la burqa – de tradition plutôt asiatique et dont le nom a été propagé à travers le monde à partir de la tradition ou de l’expérience afghanes –, ne peut être prise sans une clarification préalable de la terminologie et des enjeux. J’évoquerai d’abord la dimension théologico-légale d’un point de vue islamique de cette question, puis j’examinerai les objectifs visés avant de voir une stratégie d’avenir.

Sur la question théologico-légale et sur ce qui est dit d’un point de vue islamique, comme vous le savez, l’islam n’est pas une référence monolithique : ses interprétations sont aussi diverses que dans les traditions juive ou chrétienne. Cette idée d’avoir l’islam modéré d’un côté et l’islam fondamentaliste de l’autre en dit plus sur l’ignorance de celui qui qualifie les choses ainsi que sur celui qui connaît les dynamiques : dans la tradition musulmane, on compte sept ou huit tendances très complexes, dans lesquelles on trouvera aussi bien un rationaliste dogmatique qu’un conservateur ouvert, et des réformistes aux vues opposées.

La très grande majorité des savants et courants sunnites et chiites estiment que la burqa ou le niqab ne sont pas une prescription islamique. Le consensus parmi les savants est que le foulard en est une mais pas le niqab et la burqa. Mais vous avez une interprétation qui existe, qui est minoritaire, et dont vous ne pourrez pas disqualifier la présence même si vous êtes en opposition avec le présupposé et la conclusion, ce qui est mon cas. Pour ce qui me concerne, je ne cesse d’expliquer aux diverses communautés musulmanes que l’interprétation qui conclut au port du niqab ou de la burqa est réductrice, qu’elle trahit le sens et l’esprit même de la référence musulmane. C’est un travail que je fais de l’intérieur et que nous devons mener. Mais il faut reconnaître le fait clair et objectif qu’une tradition maintient que telle est la compréhension de l’islam. Cette tradition se réclame de la pratique des épouses du Prophète pour l’ériger en norme applicable à toutes les femmes, alors que les autres savants font généralement la distinction entre ce qui est spécifique aux épouses du Prophète et ce qui est demandé pour les autres femmes.

En islam, il n’existe pas d’autorité qui ne soit pas contestée. De fait, le recteur d’Al Azhar – l’université islamique du Caire –, l’a été lorsqu’il a considéré qu’il fallait s’opposer au port du niqab. C’est là toute la difficulté et c’est mon deuxième point, très important : de l’extérieur ou de l’intérieur vous ne pouvez pas interpeller une interprétation sans vous poser la question centrale de savoir où peut se situer l’autorité, qui a autorité à dire. Prendre des décisions sur des interprétations sans se questionner sur l’autorité peut être contre-productif. Être ouvert en s’adressant à la mauvaise autorité, peut faire en sorte que cette autorité sera doublement fermée, c’est-à-dire qu’elle considérera que le dispositif mis en place est un dispositif de stigmatisation et d’attaque.

Pour nombre de Français, d’Européens de confession musulmane, l’autorité provient directement des centres – en Arabie saoudite – ou de lieux considérés comme les sources même de savoir – en Afghanistan ou au Pakistan. Pour eux, ce qui se dit ici n’a aucun poids face à ce qui se dit là-bas. Il serait donc contre-productif d’exiger de ceux qui ont une autorité relative ici qu’ils se positionnent contre des autorités là-bas ; ce serait pousser ceux qui ne reconnaissent pas l’autorité des musulmans ici à l’isolement. Quand elle a à faire à un pluralisme religieux et lorsqu’on est dans une laïcité qui s’applique strictement et dans ce rapport à la diversité des interprétations, l’autorité politique doit se demander comment utiliser au mieux les autorités qui feront évoluer les mentalités dans le bon sens et ne pas dresser les autorités les unes contre les autres, en poussant des Français de confession musulmane ou des autorités religieuses françaises à une condamnation qui, forcément, ne serait pas entendue par ceux qui ne leur reconnaissent pas cette autorité.

Deuxième chose importante : c’est la force du contexte de vie. Vous m’avez posé une question : pourquoi est-ce que l’on voit des femmes qui aujourd’hui vont davantage vers le port de la burqa et particulièrement, par exemple, des femmes converties à l’islam. Parfois on a une réponse simple et même simpliste : c’est que le converti est plus royaliste que le roi. Mais ce n’est pas cela qu’il faut comprendre. Dans le contexte français et occidental, c’est la dimension psychologique du retour du fait religieux qu’il faut prendre en compte. Ces femmes n’entrent pas seulement en religion ; elles sortent d’un passé ce qui peut faire entrer dans l’excès ou dans ce qui va vous couper de ce passé. Elles estiment avoir été trop loin dans l’exposition de leur corps ; elles tendent désormais à la disparition du physique en pensant qu’elles vont vivre le spirituel. Cette dimension psychologique est importante. Le psychologique ne se touche pas par la loi mais par l’éducatif, par l’accompagnement. Une loi qui interdit renforce parfois le dispositif psychologique qui amène à se couper de son passé. L’application de la loi a toujours un versant psychologique que parfois on a tendance à omettre. Pour certains jeunes nés musulmans ou dans des familles musulmanes, le retour à la foi s’accompagne d’une quête de purification intérieure, qu’ils peuvent traduire dans leur apparence physique. Pour ce qui me concerne, cette quête est mal comprise, mais je peux comprendre que pour certains jeunes, certains adolescents, ceci se passe.

Comprendre le cheminement est une chose – et je ne justifie pas la nature des réponses – mais si je veux travailler sur le changement des mentalités, il faut savoir d’où ça vient pour les faire évoluer et non pas seulement juger négativement le résultat.

Quel est l’objectif ? De là où je me situe, citoyen suisse dont la famille est pour les trois quarts française, qui s’engage dans le débat européen et occidental, ce qui m’intéresse c’est l’alliance stricte du point de vue du cadre légal : le respect de la loi commune d’une part, et la meilleure compréhension des prescriptions musulmanes d’autre part. Il est absolument possible, fondamentalement possible d’être totalement, clairement et sincèrement musulman et de respecter la loi commune, sans en exiger aucune transformation. Ce que j’ai toujours demandé à la France, depuis que j’ai étudié le cadre laïc, c’est l’application égalitaire, stricte et non discriminatoire de la loi commune pour toutes les religions et la religion musulmane comme toutes les autres.

Lorsqu’on a en face de nous des femmes engagées, dont la tenue vestimentaire pose des questions sur la compréhension de l’islam mais également, à des moments donnés tout à fait particuliers, quand il s’agit d’identifier la personne – comme on l’a vu au Canada – ou de la sécurité, on ne doit alors même pas se demander si l’interprétation de l’islam est la bonne : au nom même des préceptes musulmans qu’elle défendrait, cette femme est tenue de montrer son visage, d’être identifiée ou de garantir la sécurité collective. Cela ne se discute pas.

Reste à savoir, dans le cadre légal qui est le nôtre, quelle est notre marge de manœuvre dans l’espace public, c’est-à-dire dans la rue. Je dois travailler dans la dimension théologique et légale ou comme acteur social et politique mais je dois aussi travailler à faire passer une autre interprétation de l’islam – c’est une œuvre de longue haleine – en questionnant, par les textes et par une tradition, une lecture réduite, crispée et défensive, voire dogmatique ou littéraliste des textes. C’est un débat interne, pas seulement islamico-islamique. Il faut être à l’écoute des questions qu’une société nous pose et être capable de les entendre. Tout ce que vous avez mis en évidence sur le statut des femmes, sur la signification de la burqa, suppose une réflexion fondamentale sur ce que l’islam nous demande de ce point de vue. Dans le cadre du débat interne, il ne faut pas entendre uniquement votre réponse – qui pourrait être une condamnation – mais votre question. La pensée qui naît d’une tradition musulmane est une dimension qui doit aussi vous intéresser. Vos concitoyens français de confession musulmane sont vos partenaires et non pas simplement vos interlocuteurs extérieurs.

On doit comprendre que l’islam est une religion française, que des citoyens français sont de confession musulmane et que la très grande majorité d’entre eux – leaders et autorités religieuses locales compris – sont vos partenaires pour aider à une meilleure compréhension de l’islam, pour mettre en évidence que ni la burqa ni le niqab ne sont des prescriptions islamiques, que nous sommes liés ensemble dans ce travail. Une loi qui serait simplement perçue comme stigmatisante ne résoudra pas le problème. Il faut comprendre la marge d’autorité que le partenaire peut avoir dans cette évolution.

Tout ce que vous pourrez dire sur la burqa comme travailleur social ou politicien, alors que vous ne parlez pas de l’intérieur des références musulmanes, aura forcément moins de poids que quelqu’un qui le dirait comme moi. Alors de deux choses l’une : ou je suis le partenaire du propos, ou je suis l’étranger qui parle de l’extérieur. Et cela me paraît déterminant.

L’objectif, je le répète depuis des années et on a du mal à entendre en France, est le respect strict du cadre républicain et laïque et, de l’intérieur, un vrai travail pour faire évoluer les mentalités vers ce que doit être la compréhension de l’islam aujourd’hui.

Quelles sont les difficultés auxquelles nous faisons face si nous voulons avoir une vision de l’avenir ? Une chose est réelle, on ne mesure pas aujourd’hui un double mal-être des musulmans. Je viens de Suisse : le vote est malheureux mais l’enseignement est profond. On sous-estime la peur et la méfiance qu’il y a dans les populations comme on sous-estime le mal-être qu’il y a dans les communautés musulmanes. Je réfute les positions victimaires adoptées de part et d’autre. J’en veux à tous les populistes, qui disent que les sociétés occidentales sont victimes d’une « lente colonisation », comme aux leaders musulmans, qui évoquent la stigmatisation. Comment changer cette attitude victimaire en attitude de politicien responsable ? Tenir compte des peurs des citoyens et les respecter, ce n’est pas s’y soumettre. Tout l’enjeu est là.

Dépasser les peurs, c’est comprendre que les femmes qui revêtent le niqab ou la burqa le font par réflexe identitaire, par crainte de l’univers ambiant. Il est plus facile de s’enfermer. C’est une mentalité, un moment de la vie. J’en ai rencontré des centaines – hommes et femmes – qui pouvaient aller dans l’excès de la pratique et l’abandonner, l’âge et l’expérience venant : comme pour les crises d’adolescence qui débouchent sur l’âge adulte, il faut compter avec le temps. La stigmatisation trop rapide peut fermer les gens. En adoptant une loi, vous ne considérez pas la mentalité qui est derrière, et n’aboutirez qu’à ce que ces femmes quittent l’espace public pour rester à la maison. Si elles sont victimes de leur parcours personnel, elles se sentiront, avec la loi, doublement stigmatisées, et nous aurons deux fois perdu.

Par ailleurs, une telle loi est problématique du point de vue européen et de la liberté de conscience ; les études produites ces dernières semaines l’ont mis en évidence. Il n’est, d’ailleurs, pas du tout acquis que la votation suisse ne sera pas rejetée par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).

Les dignitaires religieux sont un peu en porte-à-faux. Ils sont gênés pour prendre une position ferme. Ne mettez pas les autorités les unes contre les autres. Utilisez les autorités favorables, dans leur champ d’interprétation, pour faire changer les mentalités vis-à-vis des autorités résistantes : c’est le seul moyen de fonctionner avec le fait religieux. Lorsque deux autorités se confrontent, elles s’excluent. C’est cela la pensée dogmatique. Quand vous travaillez avec les autorités qui sont à votre portée, vous pouvez y parvenir.

Enfin, cette réflexion autour de la burqa me gêne. Je n’oublie pas qu’elle vient après ce que le président Obama a dit et ce que le président Sarkozy a déclaré cinq jours plus tard. Tout à coup, on nous sort cette affaire de la burqa. Je comprends que l’on veuille parler de visibilité, mais c’est ailleurs que les questions se posent. La France et tous les politiciens feraient mieux de ne pas ériger superficiellement ce problème de la visibilité en grand débat national ; car, ce faisant, on ne permet pas des évolutions et des visions politiques du vivre-ensemble, qui sont dans le respect de la loi, l’acquisition de la langue, le fait de ne pas culturaliser, d’islamiser toutes les questions.

Une partie de la population sent bien qu’à chaque fois que l’on parle d’elle, on culturalise son appartenance, on islamise son identité au lieu de regarder d’elle ce qu’elle vit socialement. Elle vous en veut pour cela. La classe politique lui donne l’impression de parler d’un problème qu’elle ne ressent pas. La réalité, lorsque vous êtes un peu arabe d’origine, un peu avec un nom musulman, c’est que le travail, l’appartement, vous ne l’avez pas. Les deux questions ne s’excluent pas, mais à mal poser la première, vous semblez occulter la seule qui compte : l’application stricte et égalitaire de toutes les lois de ce pays pour tous les citoyens.

M. Éric Raoult, rapporteur. Vous êtes un orateur brillant et séduisant, nous avons tous pu le constater. Mais êtes-vous suffisamment convaincant ? Et auriez-vous tenu le même discours devant des étudiants de Villetaneuse ou d’Oxford ?

Vous êtes un homme écouté. Allez-vous vous engager contre le port du voile intégral, pratique qui peut paraître choquante aux yeux de la population française ? Les représentants du culte pourraient-ils entreprendre une démarche pédagogique, afin de faire comprendre qu’il ne s’agit pas d’une prescription de l’islam ?

M. Jean Glavany. Je fais partie, sachez-le, des députés qui ne souhaitaient pas vous auditionner. Je souhaitais vous le dire en des mots simples et aussi courtois que possible. La somme de vos doubles discours, auxquels Éric Raoult faisait gentiment allusion il y a un instant, contre-vérités, falsifications et manipulations est telle que votre crédibilité a reculé partout en France et en Europe. Il y a de moins en moins de gens pour vous accorder le moindre crédit intellectuel que ce soit. Votre seul talent, s’il y en a un, est d’enrober d’un discours enjôleur des positions fondamentalistes inacceptables. Le fait que vous ayez parlé de laïcité dans des termes bien éloignés de la tradition républicaine et qu’à aucun moment vous n’ayez fait référence à l’égalité entre hommes et femmes me conforte dans mon opinion.

Je l’ai dit au président et je l’ai dit devant la mission : cette invitation ne servira qu’à vous donner une respectabilité et une tribune que vous ne méritez pas de mon point de vue. Je me suis demandé pourquoi certains d’entre nous – dont je ne sais pas s’ils sont majoritaires dans cette mission – ont fait le choix de vous auditionner. Ceux qui l’ont souhaité l’ont fait au nom peut-être de la liberté d’expression et de notre tradition pluraliste. Mais à la vérité, sa seule vertu est médiatique : il n’est qu’à juger du nombre de médias présents ce soir ; c’est presque une insulte aux journalistes qui nous suivent semaine après semaine. Nous ne sommes pas aujourd’hui dans le travail méticuleux parlementaire mais dans le show biz et je le regrette.

In fine, je crois avoir compris pourquoi le Parlement français se devait de recevoir un prédicateur suisse. Nous constatons depuis quelques semaines que la lumière vient de Suisse. Mais les réactions irrationnelles qu’a suscitées l’affaire Polanski et la votation suisse montrent que, décidément, la démocratie française est bien malade !

M. Jacques Myard. De nouveau, nous allons échanger, et cette fois-ci, ce ne sera pas devant des caméras de télévisions étrangères. Permettez-moi de vous dire que je suis profondément déçu par vos arguments. Ils font « savonnette » !

Vous avez raison de rappeler que l’islam rassemble diverses écoles, compte plusieurs « églises ». J’aimerais vous demander à laquelle vous vous rattachez, mais je sais que vous ne me répondrez pas. En tant que musulman, êtes-vous choqué par le port du niqab et pouvez-vous comprendre que, dans une société multiséculaire qui ne connaît pas de vêtement de visage, certains de nos concitoyens le soient ?

Vous nous avez invités à faire de la pédagogie et à nous adresser à ceux qui ont l’autorité, rappelant que les autorités établies sont souvent contestées. C’est pour le moins paradoxal : comment voulez-vous que cette pédagogie soit entendue par ceux dont le dogme est précisément de voiler la femme ?

Voici le Recueil de fatwas concernant les femmes, livre salafiste que vous devez connaître. Ses pages, très lues en banlieue, sont explicites : la femme doit couvrir son visage, elle n’a pas le droit de serrer la main d’un homme et étudier dans un établissement mixte lui est interdit. Si, comme vous nous le dites, nous ne pouvons agir sur ces autorités, la seule chose qui nous reste est la norme du vivre-ensemble, la loi commune issue du suffrage universel. C’est en cela que votre discours est contradictoire et votre solution une impasse.

M. Lionnel Luca. Je suis heureux que l’occasion nous ait été donnée de vous entendre et d’échanger avec vous et je remercie le président et le rapporteur de nous avoir donné cette opportunité. Vous avez déclaré que le port du niqab ou de la burqa n’était pas une prescription religieuse, mais qu’en revanche, le port du voile simple en était une. Pourriez-vous préciser ce point ? Je me souviens que les personnes auditionnées par la mission Stasi nous avaient dit et répété l’inverse.

À vous entendre, les femmes qui portent le voile intégral le font librement et par souci de purification. Vous n’ignorez pourtant pas que ce volontarisme n’est pas sans rappeler l’enthousiasme sectaire et que beaucoup d’autres femmes sont contraintes, parfois même lorsqu’elles sont mineures. Vous ne voulez pas de loi. Mais alors, que faut-il faire pour changer les mentalités, éviter la prolifération de cette pratique et le prosélytisme ?

Mme Pascale Crozon. Vous n’avez parlé que des femmes consentantes. Or, la plupart de celles qui portent le voile intégral ne le sont pas ; elles le font par amour ou parce qu’elles y sont obligées par leur époux. Pour elles, il n’existe aucune échappatoire.

J’ai lu beaucoup de vos écrits concernant les droits des femmes, vous qui vous dites « féministe islamique ». Vous considérez que ce n’est pas la parole de Mahomet qui fait l’inégalité, mais la tradition. Vous invitez à relire le Coran et à revenir au temps du Prophète. Ne serait-il pas plus simple de faire un bond de quelques siècles et décider, aujourd’hui, de faire évoluer une morale édictée au VIIe siècle, qui, quoique vous en disiez, est archaïque ? Votre position sur le port du voile intégral gagnerait ainsi en clarté.

Enfin, comment pouvez-vous vous dire laïque, alors que vous affirmiez, en octobre 2000, au forum des jeunes musulmans à Budapest que les droits de l’homme n’ont aucun rapport avec l’islam, qu’ils sont une création occidentale qui ne peut être acceptée ? Vous avez également déclaré : « en tant que musulman, ma différence doit non seulement être respectée, elle doit aussi déranger l’autre et c’est un message fondamental de l’islam ».

M. Tariq Ramadan. Concernant mon double discours, il n’existe pas. On a dit que je tenais un discours en arabe dans les banlieues. Or, en arabe, dans les banlieues, on n’est pas entendu. Aucun élément tendant à prouver le double discours dont je ferais usage n’a jamais pu être établi par mes détracteurs. La meilleure des réponses a été celle de la municipalité de Rotterdam, dont j’étais le conseiller spécial à l’intégration et qui a confirmé, après enquête et lors d’une conférence de presse, en avril 2009, que les citations que l’on m’attribuait étaient sorties de leur contexte, tronquées ou exactement à l’opposé de ce que j’ai dit.

Vous trouverez sur Internet quelque 180 conférences où je suis intervenu ; j’ai créé mon propre site qui est lu par tout le monde et je parle sur les plateaux de télévision du monde entier. Quel intérêt aurais-je à tenir un discours différent selon mes interlocuteurs ? Les musulmans accepteraient-ils que j’adopte des positions différentes lorsque je m’adresse à d’autres qu’eux ? Et si j’étais un fondamentaliste, dans quel but irais-je vous affirmer que je suis ouvert ? De deux choses l’une : ou je suis tout à fait tordu, ou tous les musulmans qui me suivent sont tordus comme moi. Ça ne tient pas. Ce n’est même pas logique.

Cela fait 25 ans que je me suis engagé dans un véritable travail d’émancipation des femmes quant à l’interprétation d’un certain nombre de textes. On va vous dire que sur le terrain, il pousse au port du foulard. Je répète que, s’agissant du port du voile, dans toutes les traditions sunnites ou chiites, avant les colonisations, aucun savant n’a remis en cause le fait qu’il s’agissait d’une prescription islamique. Certains savants diront aujourd’hui qu’il ne s’agit pas d’une prescription absolue ; d’autres, comme moi, ne mettront pas cette prescription au même niveau que celle concernant la prière, par exemple. Mais ma position est la suivante, et c’est celle qui est la plus importante pour moi : il est interdit en islam et même contre l’islam d’imposer le voile – que cela soit le fait du père, du mari, de la mère, de la communauté ou de la société comme en Arabie saoudite ou en Iran. Je m’opposerai toujours à ce qu’une femme soit contrainte de porter le voile. C’est pour moi une démarche déterminante.

Vous me demandez ce que je peux faire ? De la pédagogie. Dans mes écrits, dans mes conférences – les Renseignements généraux (RG) vous confirmeront que je jouis encore, ne vous en déplaise, d’une certaine crédibilité et vous devriez venir, cher Monsieur, à quelques conférences pour voir si ma voix est moins entendue – je cite des textes tels qu’ils existent, j’interroge ensuite les interprétations données par la tradition, j’indique enfin celles qui peuvent être faites aujourd’hui à la lumière de notre contexte. On arrête parfois le raisonnement à la seule citation que je fais des textes en omettant la suite de mon propos. Mon raisonnement est à trois niveaux : les textes, la tradition, l’application aujourd’hui. Je suis ainsi intervenu en Angleterre après que Jack Straw, que j’ai soutenu, a provoqué un débat sur le niqab – ma position a été relayée par le Guardian qui a bien dit que j’étais contre le niqab. J’ai pris position fermement et publiquement sur cette question. J’ai démontré, textes à l’appui, que l’un des savants les plus importants de la tradition salafie, Nasir ud-Dîn Al-Albani, considérait que le port du hijab qui ne couvre pas la face était la vraie position de l’islam, même si, pour sa propre épouse, il avait opté pour le port du niqab.

Mon rôle, dans les communautés musulmanes, est de mener ce travail pédagogique, au nom même du respect du cadre légal et de l’autre interprétation de l’islam. Nous avons ainsi cherché à convaincre, par un travail gigantesque, qu’il n’y avait aucun obstacle à ce qu’une femme et un homme se serrent la main ou à ce qu’une femme soit examinée par un médecin homme, lorsque les circonstances l’exigent. C’est la raison pour laquelle les autorités musulmanes doivent être vos alliées : elles ne doivent pas être mises sous la pression de vos attentes, mais dans la compréhension de leurs responsabilités.

Monsieur Glavany, je suis un peu surpris par votre intervention – mais finalement pas tant que cela. Vous parlez de falsification. J’aimerais savoir, Monsieur, combien de mes ouvrages avez-vous lus et combien de mes interventions avez-vous suivies ? Vous contestez le fait que je sois invité alors que je suis Suisse. Je tiens à signaler que j’ai été convié avant le vote de dimanche. Celui que vous avez devant vous n’est pas un prédicateur islamiste suisse, mais un professeur à Oxford, dont les livres sont étudiés dans 80 universités américaines. Il est vrai que je suis interdit de parole dans les universités françaises depuis les huit dernières années, ce qui conduit à se demander si la France est en train de perdre ses valeurs d’ouverture dans le débat critique. Vous vous êtes livré à un jugement sur ma personne, mais vous ne vous êtes pas confronté à mes idées. J’espère que la lumière ne viendra pas de Suisse et qu’il y aura un réveil. J’aime la France quand elle est en cohérence avec elle-même et ses valeurs. Je considère que c’est insultant ce que vous venez de dire.

Monsieur Myard, il est vrai que des livres de la tradition salafie circulent en France. Mais je vous ai répondu avant même que vous ne m’interrogiez : c’est une tradition parmi d’autres. Aujourd’hui des personnes en France peuvent revenir à l’islam, soit par choix personnel pour se couper de leur passé, soit en raison de pressions d’hommes, familiales ou communautaires ; elles peuvent idéaliser l’Arabie saoudite et adhérer aux autorités qui s’exercent là-bas. Tout arrive ; c’est plus complexe que cela. Jamais je n’ai dit qu’il fallait respecter ces autorités : mais il faut prendre garde à ne pas dresser les unes contre les autres. Sachez utiliser les autorités que vous avez à votre portée pour faire changer les compréhensions.

Ma position est de remettre en cause la lecture salafie littéraliste. J’appartiens au courant réformiste salafi, qui tend à revenir aux trois premières générations de l’islam pour retrouver l’esprit des origines, celui de savants de premiers siècles qui avaient le courage d’élaborer des interprétations nouvelles. Le réformiste salafi est celui qui, abandonnant une pensée sclérosée, défensive, prend les textes au sérieux et, armé d’un esprit critique, ose la réinterprétation. Aujourd’hui, il y a un réformisme de la défensive et un réformisme de la réinterprétation qui est ma position. Mon dernier ouvrage sur cette question fondamentale s’intitule La réforme radicale.

Je fais donc face à des salafis partout dans le monde. Je reviens du Canada où ma conférence a été suivie par 2000 personnes, de Rabat où 4000 personnes sont venues. Il y en a eu 12000 à Paris. Ma parole est écoutée. Je vous demande de considérer qu’elle est l’alliée de notre projet commun : le respect de la loi. Je ne cesse de répéter que la loi du pays doit être respectée lorsque celui-ci applique les principes fondamentaux – liberté de conscience et liberté de culte. Or, j’ai ajouté que c’est le cas partout en Occident et qu’il faut donc partout respecter la loi du pays.

L’autorité venue de là-bas, d’Arabie saoudite, est remise en question par ce travail pédagogique, mais aussi par la vie quotidienne ici. En vingt-cinq ans, la pensée musulmane occidentale a vécu une révolution : les réponses d’aujourd’hui ne sont plus celles d’hier. Le terrain, la vie quotidienne changent les mentalités.

M. André Gerin, président. Vous dites que notre mission vous gêne. Notre objectif est de faire un état des lieux sur le port du voile intégral et la progression de cette pratique sur la voie publique. Confortés par les précédentes auditions – où a été affirmé le fait que le voile intégral n’était pas un signe religieux – nous cherchons à discerner quelle forêt cache cet arbre : communautarisme, emprise du fondamentalisme sur certains territoires. La société française – musulmans compris – ressent avec malaise cette réalité.

Nous voulons mener un combat politique pour, à la fois, faire régresser ces dérives intégristes et permettre que l’islam ait droit de cité dans des conditions dignes du XXIe siècle. On nous a donné des exemples concrets de femmes contraintes dans les agglomérations de Lyon, Marseille ou Lille. Si nous voulons un islam respectueux de la loi commune, il faut bien que nous parlions des maternités et des services d’état civil, où les fonctionnaires ont affaire, plusieurs fois par jour, à des époux violents ; des cours de sport, dont se font exempter jusqu’à 50 % des collégiennes parce qu’ils sont mixtes, en contradiction avec le principe de laïcité de l’école publique. Nous devons évoquer ces comportements, non pas pour stigmatiser les musulmans, mais pour montrer qu’ils n’ont rien à voir avec l’islam et le fait religieux. C’est pourquoi j’ai accepté que vous soyez auditionné, même si vous êtes une personnalité controversée. Nous voulons clarifier ce débat, en faisant toute sa place à la deuxième religion de notre pays, à un islam respectueux de la République et des principes de laïcité.

Mme Chantal Robin-Rodrigo. À aucun moment, Monsieur Ramadan, vous n’avez évoqué les pressions dont ces femmes peuvent faire l’objet. Pourquoi ? Cela laisse à penser qu’elles portent le voile intégral en toute liberté. Le voile intégral constitue-t-il, selon vous, une atteinte aux droits des femmes ? Tend-il à restreindre leur liberté ? Est-il contraire à leur dignité ? J’aimerais entendre une réponse claire.

Mme Danièle Hoffman-Rispal. J’étais opposée moi aussi à ce que vous soyez invité. Je me suis pourtant rendue à cette audition avec un esprit d’ouverture et de tolérance ; j’en sortirai plus inquiète que jamais.

D’abord, vous remettez en cause la mission elle-même. Or, sa création n’est pas liée aux propos de Nicolas Sarkozy mais à une proposition bien antérieure d’André Gerin, qui constatait qu’un certain nombre de problèmes se posaient aux élus locaux.

Ensuite, qui vous dit que nous allons faire une loi ? Je suis personnellement entrée dans cette mission en étant opposée à la loi, mais à vous entendre, je vais finir par changer d’avis. Vous dites que cela fait vingt-cinq ans que vous faites de la pédagogie, mais le radicalisme explose dans nos quartiers. Il y a dix ans, je ne voyais pas de voile intégral dans ma circonscription. Aujourd’hui, j’en croise chaque jour. Vous pouvez faire des milliers de conférences et aller sur les plateaux de télévision, votre réformisme ne prend pas !

Je serais la première à adhérer à votre programme pédagogique : les femmes, aujourd’hui parlementaires, se sont battues, souvent pour sortir de leurs propres ghettos et devenir les élues de cette merveilleuse République. Nous luttons pour que les femmes soient les strictes égales des hommes, que les droits politiques, sociaux et individuels soient exactement les mêmes, quel que soit le sexe. Mais lorsque je vois une gamine qui n’est même pas formée sous un voile intégral, quand je vois cette femme à côté de moi dans le métro sans pouvoir apercevoir son sourire, je me dis que vous, le Conseil français du culte musulman (CFCM) et d’autres avez échoué dans cette pédagogie. D’ailleurs, si vous aviez réussi, cette mission n’aurait pas lieu d’être.

Mme Nicole Ameline. Je me joins à ce qui a été dit sur l’égalité et les droits des femmes. Le fait de considérer le port du voile intégral comme une contrainte n’est pas l’apanage des Occidentaux. Le premier geste que fait une Afghane lorsqu’elle arrive dans une assemblée de femmes n’est-il pas d’ôter sa burqa ? Notre combat, c’est celui des femmes dans le monde.

C’est peut-être méconnaître la loi française que de penser qu’elle interdit et réprime, alors qu’elle modernise, protège et fait avancer les valeurs républicaines. L’ensemble des progrès dans le domaine des droits des femmes ne sont-ils pas liés à la loi ? Je crois que la loi peut être un recours pour celles qui s’estimeront contraintes.

S’agissant de la dissimulation d’identité, vous dites ne pas avoir d’état d’âme. Est-ce à dire qu’une loi d’interdiction fondée sur l’ordre public vous semblerait acceptable ?

Mme George Pau-Langevin. Je n’ai pas lu vos écrits intégralement. Je me contente d’entendre ce que vous dites. Et certains de vos propos me sont apparus de nature à faire avancer le débat.

Ainsi, la loi du pays doit, selon vous, primer sur toute autre considération, et des nécessités d’ordre public peuvent conduire à exiger d’une personne qu’elle montre son visage. Vous avez aussi rappelé que la loi ne suffira pas, qu’il faudra un accompagnement psychologique et pédagogique. Enfin, et ce point mérite aussi d’être souligné, il faut que les citoyens de ce pays, qui vivent sans doute mal certains débats actuels, passent d’une attitude victimaire à une citoyenneté active.

Évacuons un faux débat et précisons que, pour la plupart des députés de notre mission, il est hors de question de stigmatiser la confession musulmane : tous nos concitoyens ont droit au respect de leurs convictions. Ce que j’attends de vous, c’est que vous fassiez comprendre que ce type d’excès vestimentaire – qui exprime peut-être un malaise –, risque de ruiner les efforts déployés par les associations progressistes pour faciliter le vivre-ensemble et lever les préjugés. Il ne s’agit pas de dresser la République contre l’islam, mais de lutter pour que les musulmans vivent bien en France et se sentent des citoyens à part entière.

M. Nicolas Perruchot. De votre intervention initiale, je retiendrai une idée : il faut agir de l’intérieur pour intégrer une partie des personnes issues de la communauté musulmane, en insistant sur le respect des valeurs républicaines. L’attitude victimaire est une réalité que nous rencontrons souvent : les jeunes, particulièrement, considèrent qu’ils sont victimes de principes républicains dévoyés et souffrent parfois du comportement d’une partie de la population à leur égard. Vous voulez les amener à une attitude de citoyens responsables : c’est un chantier que nous devons ouvrir ensemble.

Le port du voile intégral n’est pas le seul problème auquel nous sommes confrontés. Des pressions s’exercent aussi lors des consultations dans les hôpitaux sur la composition des menus de cantine scolaire, l’ouverture de créneaux non mixtes dans les piscines. Considérez-vous que, par ces revendications, une partie de la société teste la République française et qu’en retour, notre réponse doive être ferme ?

Mme Arlette Grosskost. Votre discours est pour, le moins, particulier. D’abord, vous émettez des doutes quant à la validité de la loi qui pourrait être préconisée par l’Assemblée nationale, ce qui revient à remettre en question notre souveraineté. Par ailleurs, vous affirmez que le respect de la loi a une réciproque : le respect de la liberté de conscience et de culte. Comment pouvons-nous répondre à l’envahissement progressif du champ social par l’islam extrémiste ? Si les entreprises devaient respecter la liberté de culte et permettre à leurs employés de faire la prière plusieurs fois par jour, il faudrait profondément remanier le code du travail !

M. Jacques Myard. Vous ne voulez pas d’une loi. Mais soit vous acceptez que la loi religieuse s’applique dans l’ordre social, ce qui est une attitude communautariste en contradiction avec les principes structurants de notre société, soit vous admettez que la norme sociale, issue du suffrage universel, prime. Vous ne souhaitez pas résoudre cette contradiction. Est-ce par hypocrisie ?

Par ailleurs, je suis certain que la Cour européenne des droits de l’homme ne remettra jamais en cause une loi qui serait le résultat d’un processus démocratique, qui plus est dans un domaine sociétal. Je vous invite à vous reporter aux arrêts Leyla Şahin c. Turquie et Zeynep Tekin c. Turquie.

Mme Françoise Briand. Je me bornerai à vous poser une seule question, à laquelle vous n’accepterez peut-être pas de répondre : certaines des femmes de votre famille ou de votre entourage portent-elles le voile intégral ?

M. Tariq Ramadan. Ne croyez pas que je veuille éviter certaines questions. Je ne dispose simplement pas du temps nécessaire pour répondre à tout.

Madame Crozon, oui, cela fait plus de vingt-cinq ans que je me bats pour la cause des femmes. Je suis perçu comme quelqu’un qui défend leur droit à l’émancipation, leur droit de travailler, de percevoir un salaire égal. J’ai récemment lancé une campagne contre les mariages forcés. J’aimerais que vous entendiez tout cela.

Les propos que j’aurais tenus à Budapest n’ont pas été rapportés correctement. Il n’est aucun article de la Déclaration universelle des droits de l’homme que je réfute. J’ai cité, à cette conférence, un intellectuel américain qui disait en substance : je n’ai pas envie que vous m’acceptiez, j’ai envie de vous déranger (« to bother you »), afin de montrer que le débat critique peut s’ouvrir lorsque la présence d’autrui interpelle.

S’agissant de la mission d’information, Monsieur le président, je constate qu’elle est née après les déclarations du président de la République. Je ne vois pas de hasard dans le fait qu’elle s’inscrive dans un tel contexte. Par ailleurs, votre objectif n’est-il pas d’examiner l’opportunité d’une loi, parmi d’autres mesures ? En évoquant cette possibilité, et en disant que ce serait une mauvaise idée, je me borne à mon rôle de personnalité auditionnée.

Vous parlez d’une visibilité plus grande de ces comportements. Il faut tenir compte du fait que le nombre de citoyens français de confession musulmane a augmenté et que les personnes de deuxième ou troisième génération sont plus visibles. Je vous invite à rapporter l’estimation du nombre de femmes qui seraient concernées par le port de la burqa quelques milliers tout au plus – au nombre des musulmans vivant en France. En matière sociale, il faut faire attention aux illusions d’optique.

Monsieur Perruchot, vous évoquez le malaise provoqué par les pressions exercées dans les hôpitaux, les écoles, les cantines. Il s’agit là de questions importantes, mais faut-il passer par la burqa pour les poser ? Cela est perçu comme de la stigmatisation. Ce n’est pas un dispositif politique raisonnable. Faut-il traiter de l’extrême pour questionner la norme ? L’immense majorité des quatre ou cinq millions de musulmans vivant en France sont contre cette prescription.

Il existe bien sûr des pressions sociales ou familiales concernant le port du niqab. J’ai essayé de vous expliquer aussi le cheminement intérieur de certaines de ces femmes. Il peut arriver que la représentation de soi dans le cadre social soit induite, que les femmes en viennent à s’auto-discriminer, à adopter des pratiques qui leur soient nuisibles, comme l’excision, à revendiquer – c’est le cas aussi de certaines Afghanes, des études occidentales l’ont montré – le port de la burqa.

Madame Hoffman-Rispal, il est étrange qu’une personne se disant tolérante et ouverte ne souhaite pas me recevoir…

M. Jean Glavany. C’est tout le problème du double discours.

M. Tariq Ramadan. Emploierais-je un triple discours que votre devoir de responsable politique serait encore de m’entendre !

La pression dans les quartiers existe. Il ne s’agit pas de la nier mais il faut savoir la mesurer à sa juste proportion.

Notre travail pédagogique est un travail à long terme, mais il porte ses fruits. Nous n’avons pas échoué, loin de là. Le discours majoritaire, relayé par les nouveaux leaderships, en particulier féminins, est de dire « nous sommes des Français, nous respectons la loi, nous sommes loyaux ». Votre autorité et votre responsabilité politiques doivent vous porter à distinguer l’arbre de la forêt, à ne pas confondre les comportements visibles et les courants de fond.

Je réponds clairement aux questions que vous m’avez posées, Madame Robin-Rodrigo : oui, ces femmes font l’objet de pressions, de la part des hommes, mais aussi du contexte socio-culturel dans lequel elles vivent, lié à la ghettoïsation sociale. Toute la question est de savoir comment l’on s’en sort. Loin de représenter un facteur d’émancipation pour ces femmes, une loi qui s’ajouterait à ces pressions les conduirait à un double isolement. Cette pratique constitue-t-elle une atteinte au droit des femmes ? Oui. Restreint-elle la liberté des femmes ? Oui. Est-elle contraire à la dignité humaine ? Oui.

Je ne remets pas en cause la mission parlementaire ; je discute les termes du débat. Madame Ameline, je n’ai jamais dit que la loi réprime et interdit. Mais la loi a l’effet objectif de ce qu’elle cadre et l’effet subjectif de ce qu’elle traduit. De ce point de vue, passer par une loi traitant de l’extrême pour s’attaquer aux problèmes rencontrés dans les hôpitaux et dans les cantines sera contre-productif et ne sera pas entendu.

Dans des situations spécifiques, comme lorsqu’une personne va voter ou qu’elle est interpellée par la police, il est évident qu’elle doit montrer son visage. Ce n’est même pas une question. C’est une position que j’ai déjà soutenue au Canada. Cette interpellation ne doit simplement pas être discriminatoire mais doit avoir un sens pour la sécurité publique.

Je ne remets pas en cause la souveraineté de la France. Mais les lois françaises peuvent être discutées au niveau européen. Il est arrivé que la Cour européenne des droits de l’homme prenne des arrêts contre des législations nationales jugées discriminatoires. À cet égard, Monsieur Myard, huit juristes et constitutionnalistes européens ont une opinion contraire à la vôtre.

Madame Pau-Langevin, je n’ai pas dit que la loi ne suffirait pas et devait être accompagnée d’une démarche pédagogique ; j’ai affirmé que la loi était un mauvais moyen de traiter de cette question. Vous me dites qu’il faut agir afin que les Français de confession musulmane ne se sentent pas stigmatisés. Nous nous y employons depuis longtemps : je combats la pensée victimaire, je défends l’idée de post-intégration, une contribution active à l’avenir de ce pays. Mais convenez que tout ce remue-ménage autour de l’intégration et de la burqa peut donner l’impression au citoyen ordinaire que l’islam est un problème et qu’il est stigmatisé.

Nous avons tort de penser que la France serait en train d’échouer. Persévérons, allons de l’avant comme me disent certains maires. De ce point de vue, les dynamiques locales font beaucoup plus que les polémiques nationales. Nous avons déjà fourni des éléments de réponse : sur les hôpitaux, par exemple, notre position est de dire que rien, en islam, n’empêche une femme de consulter un médecin homme. Votre responsabilité est d’entendre nos réponses, de les connaître afin d’interpeller ceux qui s’en tiennent aux interprétations et aux traditions en cours dans leur pays d’origine.

Madame Grosskost, j’ai fait du respect des libertés de conscience et de culte la condition du respect de la loi, tout en précisant clairement que l’ensemble des lois de tous les pays occidentaux garantissaient ces principes. S’agissant des règlements, comme ceux qui prévalent dans l’entreprise, la flexibilité de l’islam permet qu’ils soient respectés : un employé pourra faire sa prière après son temps de travail.

Je ne serais pas venu ce soir si je n’avais entrevu des éléments positifs. Je considère que vous soulevez de bonnes questions, mais que l’approche est contestable. Si vous voulez lutter contre les pressions communautaires dans les cités et contre la nouvelle visibilité réactive, faites en sorte de vous allier avec les leaders musulmans pour une meilleure compréhension de l’islam. Ne culturalisez pas et n’islamisez pas les problèmes sociaux : les jeunes continueront à aller vers un islam de la fermeture tant qu’ils n’auront pas de travail, tant qu’ils n’auront pas accès à l’égalité. Ils sont vos concitoyens, et doivent être respectés en tant que tels. Vos concitoyens français de confession musulmane sont français ; il faut que vous l’entendiez.

M. André Gerin, président. Faites confiance en la représentation nationale.

M. Jean Glavany. Je confirme que je considère cette audition comme superflue et inutile. Chers collègues, qu’allez-vous tirer de cette audition ? Rien. Mais M. Ramadan aura eu vingt caméras pour lui seul.

M. Tariq Ramadan. Ainsi, les responsables politiques n’auraient rien à retirer de l’audition d’un acteur de la société française ? Vos concitoyens jugeront.

M. André Gerin, président. Merci, Monsieur Ramadan. Je tiens à rappeler qu’il n’est aucun débat que nous souhaitions esquiver ou contourner quels que soient nos sentiments. Je suis très content que vous soyez venu.

Audition de M. Jean-Pierre Marguénaud, professeur de droit privé
à l’université de Limoges

(Séance du mercredi 2 décembre 2009)

M. André Gerin, président. Nous avons le plaisir d’accueillir M. Jean-Pierre Marguénaud, professeur de droit privé à l’université de Limoges.

Monsieur le professeur, vous avez effectué des recherches sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Nous souhaiterions vous interroger à ce propos pour nous éclairer dans le travail de la mission.

Nous avons entendu de nombreux points de vue de juristes, parfois contradictoires à propos du voile intégral. Certains estiment qu’une interdiction générale serait sans doute contraire aux droits de l’homme tels qu’ils sont entendus au niveau européen. M. Guy Carcassonne, au contraire, considérait la semaine dernière qu’il n’y avait pas à protéger le droit de déambuler masqué dans la rue.

Les articles 9, 10 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme concernent la liberté de conscience, de pensée, de religion, la liberté d’expression et le principe de non-discrimination sexuelle. Comment se positionner au niveau national ?

M. Jean-Pierre Marguénaud, professeur de droit privé à l’université de Limoges. Depuis Flaubert, nous savons que « le beuglement des bœufs est plus mélodieux que le cours des professeurs de droit ». Vous allez en avoir une nouvelle illustration, à mes dépens…

Il y a d’éminents spécialistes de droit constitutionnel, mais pas de spécialistes de la Convention européenne des droits de l’homme. La raison en est assez simple : pour l’année 2008, le Conseil constitutionnel, au titre de sa compétence tirée de l’article 61 qui lui permet de juger de la conformité des lois, a rendu douze décisions ; la Cour européenne a rendu 1 543 arrêts, auxquels il faut ajouter les décisions sur la recevabilité qui sont peut-être aussi importantes, et qui sont en anglais. Le travail n’est donc pas le même. Il y a sept ou huit ans, pendant trois mois, j’ai pu être un spécialiste de la jurisprudence de la Cour, à l’époque où elle rendait encore 90 ou 100 arrêts par an. Mais maintenant, je ne le suis plus. C’est vous dire la limite de l’exercice auquel je vais me livrer devant vous.

La Convention et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ainsi que leur portée ne sont pas connues de grand monde. Il y a quelques jours, un grand journal national, dans son édition du 19 novembre, a écrit en première page que, contrairement à la jurisprudence de la Cour de justice des communautés européennes, la Cour européenne des droits de l’homme ne rendait que des avis, qui n’engagent pas les États. C’était une erreur majeure, qui lui a valu une correspondance du président de la Cour européenne des droits de l’homme, M. Jean-Paul Costa. Ce dernier a précisé à cette occasion que les arrêts de la Cour sont obligatoires, au titre de l’article 46 de la Convention – ce qui n’empêche, en outre, pas les États de tirer, pour leur propre compte, les leçons des arrêts rendus contre d’autres pays. Il faut également rappeler que le 8 février 2007, le Conseil d’État, par l’arrêt Gardedieu, a institué la responsabilité de l’État du fait des lois votées en contrariété avec la Convention européenne des droits de l’homme.

J’ai l’impression d’être un Prophète de malheur puisque, avec mes collègues constitutionnalistes, j’ai la lourde tâche d’essayer de vous faire comprendre discrètement que, élus démocratiquement par le peuple français souverain, vous n’êtes pas tout à fait libres, Mesdames et Messieurs les députés, de décider ce que vous voulez : il y a d’un côté le Conseil constitutionnel et de l’autre, notamment, la Cour européenne des droits de l’homme. Cela dit, le thème qui nous réunit aujourd’hui n’est pas celui qui risque de vous causer le plus de contrariété devant cette dernière.

Je viens ici en tant que technicien. Mon avis sur la question de savoir si le port du voile doit être interdit n’intéresse personne. Ce n’est ni mon souci ni ma compétence. J’essaierai simplement de répondre à cette question : la France risquerait-elle une condamnation pour violation de l’article 9 devant la Cour européenne des droits de l’homme si le législateur adoptait une loi interdisant le port du voile intégral ?

Cette question est posée selon deux axes différents : le voile intégral est-il un signe religieux ou une tenue vestimentaire révélant une appartenance religieuse ? Doit-il plutôt être perçu comme un symbole de domination de la femme par l’homme ?

Certains estiment qu’il vaut mieux écarter l’aspect religieux et se concentrer sur l’aspect « dignité de la femme ». Mais, en considérant que la burqa n’est pas un signe religieux, cela reviendrait pratiquement à dire que, dans l’état actuel des textes, le port de la burqa dans les lycées ne serait pas interdit. Certes, la jurisprudence de la Cour est tout à fait favorable à l’extension de cette interdiction, au-delà du texte même de la loi. Néanmoins la question est difficile, du point de vue du droit européen des droits de l’homme.

Le voile intégral peut être considéré comme un signe religieux. Un grand arrêt, Kokkinakis contre Grèce, du 25 mai 1993, a affirmé que la dimension religieuse de la liberté, garantie par l’article 9, figure parmi les éléments essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais qu’elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques et les sceptiques. Il y va du pluralisme durement conquis au cours des siècles.

La liberté religieuse est donc un élément extrêmement fort. Mais en face, il y a le principe de laïcité. Celui-ci n’est pas consacré par la Convention, mais un certain nombre d’arrêts et d’affirmations ont une importance essentielle pour le débat d’aujourd’hui.

Selon un arrêt, « En France, comme en Turquie ou en Suisse, la laïcité est un principe constitutionnel, fondateur de la République, auquel l’ensemble de la population adhère et dont la défense paraît primordiale. En conséquence, une attitude ne respectant pas ce principe ne serait pas nécessairement acceptée comme faisant partie de la liberté de manifester sa religion et ne bénéficiera pas de la protection que lui assure l’article 9 de la Convention. » C’est plutôt encourageant et cet arrêt l’est encore plus : « Lorsque se trouvent en jeu les questions sur les rapports entre l’État et les religions, sur lesquels de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans une société démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national. Tel est le cas, notamment, lorsqu’il s’agit de la réglementation du port de symboles religieux dans des établissements d’enseignement. » L’adverbe « notamment » est important dans la mesure où l’on voit bien que la question se pose d’abord dans les établissements d’enseignement, mais il n’est pas certain qu’on s’y limitera : il peut y avoir des interdictions dans les lieux publics.

Il existe une jurisprudence très abondante pour les établissements d’enseignement : des décisions concernent la Suisse, d’autres la Turquie – en particulier l’arrêt Leyla Şahin, qui a posé des principes essentiels, plusieurs arrêts ou décisions concernent la France. Des décisions d’irrecevabilité ont été rendues, parmi lesquelles la décision Phull du 11 janvier 2005 sur le port du turban ainsi que des arrêts Dogru et Kervanci, du 4 décembre 2008.

Ces arrêts importants concernaient l’interdiction du port du voile dans le collège de Flers. En l’occurrence, avoir porté le voile pendant le cours d’éducation physique avait valu une exclusion à deux élèves de dix et onze ans. La Cour a considéré que la France n’avait pas violé l’article 9, alors que l’interdiction du voile ne reposait pas encore sur la loi du 15 mars 2004, mais sur l’avis du Conseil d’État de 1989, qui renvoyait au règlement intérieur des établissements. Cela revient presque à dire que, si la loi du 15 mars 2004 n’était pas superflue, elle n’était, en tout cas, pas indispensable dans la mesure où il existait déjà des justifications suffisantes à l’interdiction du voile.

J’ajoute que ces fillettes, pour participer au cours d’éducation physique, avaient substitué un bonnet à leur voile habituel, ce qui n’est pas un signe religieux. Or la Cour a estimé que les autorités nationales avaient très bien pu étendre l’interdiction au-delà de signes proprement religieux. Le voile intégral, à supposer qu’il ne soit pas un signe religieux, pourrait bénéficier du même traitement.

Après la loi de 2004, toute une série de décisions concernant le port du voile ou du turban en France ont été rendues le 30 juin 2009, la Cour considérant que les requêtes étaient irrecevables parce qu’il n’y avait pas de violation du droit à la liberté religieuse.

Tous ces éléments sont intéressants, mais ils concernent seulement les établissements scolaires. Or, l’interdiction du port du voile intégral vaudrait pour l’extérieur. J’ai donc fait quelques recherches pour voir s’il était possible que l’on considère qu’une telle interdiction, dans certains lieux publics, constituerait une atteinte à la liberté de religion.

La décision Phull, que j’ai déjà évoquée, concernait un contrôle d’identité. La Cour a estimé que, même si la religion sikh faisait obligation à ses adeptes de porter tout le temps le turban, ils pouvaient être obligés de le retirer le temps d’un contrôle d’identité. Cela vaut aussi, aux termes de la décision El Morsli pour un contrôle à l’entrée d’un consulat. Ainsi peut-on, sans violer le droit à la liberté de religion, obliger un croyant à relever ou à enlever très provisoirement son voile ou son turban. Il est évident que si une personne portant le voile intégral devait justifier son identité, elle serait obligée, conformément à cette jurisprudence, à l’enlever comme ceux qui portent le foulard ou le turban. Mais il s’agirait d’une interdiction ponctuelle.

Il n’en va pas de même dans la décision X contre Royaume-Uni du 12 juillet 1978, la Commission européenne des droits de l’homme ayant estimé qu’au nom de la sécurité, on pouvait très bien obliger un adepte de la religion sikhe à enlever son turban pour porter un casque à moto. Pourrait-on transposer au port de la burqa ? Je ne sais pas si on voit grand-chose dans la rue ou en voiture lorsqu’on porte la burqa. Par le biais du risque d’accident, que M. Ramadan, que vous venez d’entendre, jugerait certainement trivial, on pourrait peut-être justifier une interdiction qui n’aurait pas grand-chose à voir avec le respect des convictions religieuses.

Par ailleurs, dans l’arrêt Dorgu, la Cour précise que l’on peut interdire le port des vêtements religieux « notamment » dans les établissements publics, ce qui laisse entendre qu’on pourrait fort bien, au regard des principes européens, étendre l’interdiction.

Il ne faudrait pas croire non plus qu’une interdiction passerait automatiquement devant la Cour car des difficultés subsistent, en particulier celles qu’a signalées Mme Françoise Tulkens, juge belge à la Cour, qui avait rendu une opinion dissidente dans l’arrêt Leyla Şahin en faisant remarquer que toutes ces interdictions avaient tendance à opposer laïcité, liberté, égalité, alors que l’objectif serait plutôt de les combiner.

J’observe toutefois que si l’on interdisait uniquement le voile intégral, si cette interdiction n’était pas étendue à toutes les tenues vestimentaires qui posent un problème de sécurité ou d’identification, il y aurait sans doute un risque de condamnation pour violation de l’article 14, voire au titre de la discrimination collective, au sens d’un très important arrêt D.H. contre République tchèque du 13 novembre 2007.

Il pourrait y avoir également, même si cela vous semblera sans doute paradoxal, un problème de discrimination entre les hommes et les femmes. Cela nous amène à notre deuxième partie : le voile intégral, symbole de la domination de la femme, et à passer de la notion de laïcité à celle de dignité.

La Convention européenne des droits de l’homme, rédigée en 1950, n’utilise jamais le mot « dignité ». La jurisprudence de la Cour a néanmoins fait émerger cette notion. Ainsi, pour affirmer et renforcer les droits de la femme, dans les arrêts C.R. et S.W. contre Royaume-Uni du 22 novembre 1995, elle a admis que l’article 7 de la Convention n’empêchait pas la répression du viol entre époux et affirmé à cette occasion que la liberté et la dignité étaient les deux fondements de la Convention.

Dans l’arrêt M. C. contre Bulgarie du 4 décembre 2003, estimant qu’il peut y avoir viol, même sans résistance physique, la Cour prône une nouvelle définition du viol. L’arrêt Opuz contre Turquie du 9 juin 2009 fait obligation aux États d’incriminer et de sanctionner pénalement les violences conjugales. La protection de la femme est ainsi au cœur de la jurisprudence de la Cour, notamment à partir du concept de dignité.

Un lien important est également fait entre la laïcité et la protection de la femme. Le fameux arrêt Refah Partisi contre Turquie concernait l’interdiction d’un parti dont certains des membres s’étaient laissés aller à dire qu’une fois au pouvoir, ils installeraient la Charia. Il s’agissait de savoir si la dissolution de ce parti était contraire à l’article 11. La Cour a considéré cette dissolution conforme à la Convention, celle-ci étant absolument incompatible avec la Charia, qui réserve une position inférieure à la femme. La protection de la femme est donc au cœur de la jurisprudence. Mais pourrait-elle aller jusqu’à justifier une interdiction du port du voile intégral ? Il peut y avoir là quelques difficultés.

On a pu observer dans certains arrêts, notamment, dans les opinions dissidentes de Mme Tulkens, qu’au nom de l’éradication de l’obscurantisme religieux, on peut aboutir à des discriminations entre l’homme et la femme. Les interdictions du voile, même dans les écoles, frappent les petites filles et pas les garçons, ce qui est paradoxal quand il s’agit de faire disparaître des pratiques imposées aux femmes par l’homme dominateur...

Cela peut avoir des conséquences assez graves. L’arrêt Şerife Yiğit contre Turquie du 20 janvier 2009, qui n’est pas définitif, porte sur un mariage religieux célébré en Turquie, le mariage civil n’ayant pu avoir lieu en raison du décès du futur époux. La veuve (au plan religieux) s’est vu refuser les droits à réversion et les droits de santé, au motif qu’elle n’était pas mariée (au plan civil) et qu’il était justifié d’établir des discriminations entre les couples mariés et non mariés. Or on s’est aperçu, après que cet arrêt a été rendu, que, dans une même situation, le veuf (au plan religieux) n’aurait pas été privé de tels droits. Ainsi, la Cour européenne, en faisant jouer le principe de laïcité dans ses extrêmes conséquences, s’est rendu compte qu’elle avait établi une discrimination au détriment de la femme.

Enfin, beaucoup de femmes portant le voile intégral disent qu’elles le font volontairement – même si je ne suis pas sûr que ce soit la vérité. Dans l’arrêt Leyla Şahin, Mme Turkens a émis une opinion dissidente assez retentissante en disant que protéger les femmes consentantes contre elles-mêmes était une atteinte à leur autonomie personnelle – tant qu’on n’avait pas la preuve qu’elles avaient été contraintes. Elle était la seule de son avis, sur dix-sept membres de la Grande chambre. Mais c’est une idée qui compte et je ne suis pas sûr que ces questions seront définitivement résolues tant qu’on n’aura pas examiné tous ces arguments.

Mme Nicole Ameline. Monsieur le professeur, vous avez clairement centré votre analyse sur la laïcité, l’égalité et la dignité. Certains de vos collègues juristes avaient exclu la dignité, au motif qu’elle ne pouvait être un critère objectif ni servir de fondement juridique à une démarche législative.

Vous avez dit que des interdictions ponctuelles étaient possibles, au nom de l’ordre public. Est-ce que l’interdiction de toute dissimulation d’identité, d’une façon ou d’une autre, vous paraît choquante ? L’ordre public ne pourrait-il pas constituer une troisième voie, un fondement incontestable ?

M. Jacques Myard. Une loi pourrait décider que nul ne peut se déplacer dans l’espace public sans être à visage découvert. Je ne vois pas comment une telle loi pourrait être attaquée : elle n’est pas discriminatoire ; elle ne remet pas en cause l’égalité des sexes. Et bien évidemment, on n’y parle pas de religion, parce que ce n’est pas le problème.

M. Jean-Pierre Marguénaud. Je n’ai pas dit que l’on pourrait fonder une telle interdiction sur le concept de dignité, sur lequel il y aurait beaucoup à dire. J’ai simplement précisé que la Cour européenne des droits de l’homme, pour protéger la femme, utilisait quelquefois le concept de dignité, mais que, quelquefois, elle ne le faisait pas.

Est-ce que l’ordre public pourrait constituer un troisième élément ? Du point de vue de la technique du droit de la Convention, la question ne se pose pas exactement de cette manière-là. Pour savoir si un droit reconnu par la Convention, en l’occurrence le droit à la liberté de religion, a été violé ou non, il faut respecter une démarche en trois temps. Premièrement, il faut vérifier si l’ingérence dénoncée était prévue par la loi. Il peut s’agit de la loi votée par le Parlement, ou d’un avis du Conseil d’État renvoyant à un règlement intérieur, comme on l’a vu précédemment. Deuxièmement, il faut vérifier si cette ingérence prévue par la loi poursuivait un but légitime. Parmi les buts légitimes, figure la protection de l’ordre public. Troisièmement, il faut que cette mesure, prévue par la loi, poursuivant un but légitime, soit proportionnée – on parle du contrôle de proportionnalité. Dans ces questions de port du voile et de laïcité, les États disposent d’une marge d’appréciation extrêmement large. Mais, pour que l’on considère que la mesure est proportionnée, il faut qu’elle obéisse à un but social impérieux. Or, et c’est un des reproches formulés par Mme Tulkens, jamais, dans les arrêts que je vous ai cités, la Cour n’a démontré en quoi il y avait une nécessité sociale impérieuse d’interdire telle ou telle pratique. C’est un des éléments de la discussion qui est encore en cours.

M. Jacques Myard. C’est le peuple souverain qui décide !

M. Jean-Pierre Marguénaud. Oui, mais il arrive que le peuple souverain entraîne, en raison d’une loi qu’il a votée, une condamnation de la France.

M. Jacques Myard. En droit international général, l’opportunité et l’appréciation politique d’un fait relèvent absolument des États souverains. Un État a le droit de nationaliser et personne ne peut le contester. L’Assemblée nationale décide. Elle peut parfaitement estimer que cette situation doit cesser et prendre, pour y parvenir, une mesure impersonnelle, générale et non discriminatoire. La Cour n’est jamais intervenue dans un tel domaine, car elle ne peut pas se substituer à une assemblée démocratique.

M. Jean-Pierre Marguénaud. C’est un autre débat qui porte, non sur l’interdiction du voile intégral, mais sur le rôle de la Cour européenne des droits de l’homme. Si tous ces mécanismes sont en place, c’est parce que la France a ratifié la Convention le 3 mai 1974, c’est parce que le recours individuel a été admis en octobre 1981 et parce que la France a ratifié le Protocole n° 11, le 3 avril 1996. Je n’y suis pour rien.

Dans un arrêt célèbre, Zielinski, Pradal et Gonzalez et autres, la France a été condamnée pour avoir appliqué une loi que le Conseil constitutionnel avait validée. Par la suite, le Conseil constitutionnel modifia sa propre jurisprudence concernant les lois rétroactives. Aujourd’hui, on peut compter par dizaines les lois que le législateur français a remises sur le métier après une condamnation par la Cour européenne. Je n’en suis pas responsable…

M. André Gerin, président. Merci beaucoup, Monsieur le professeur.

Audition de M. Pascal Hilout, représentant de l’association Riposte laïque.

(Séance du mercredi 2 décembre 2009)

M. André Gerin, président. Nous recevons à présent M. Pascal Hilout, de l’association Riposte laïque.

Votre association, Monsieur Hilout, mène un combat très clair contre le voile intégral, notamment par la voie d’une pétition lancée sur Internet. Nous voudrions savoir pourquoi vous avez pris cette initiative.

Nous aimerions également savoir comment vous interprétez l’extension de la pratique du voile intégral. Est-ce la manifestation religieuse d’un islam qui veut revenir à une tradition moyenâgeuse supposée ou plutôt la manifestation d’un courant sectaire intégriste dont les visées politiques sont réelles, mais qui n’ont rien à voir avec la religion ?

Enfin, au nom de quels principes pourrait-on interdire le port du voile intégral dans l’espace public ? Nos auditions ont montré que la laïcité n’est sans doute pas le bon terrain, puisqu’elle ne concerne que les rapports entre les institutions publiques et les personnes.

M. Pascal Hilout, représentant de l’association Riposte laïque. Pour le bien de nos concitoyennes musulmanes et des générations futures qu’elles engendreront, la République doit être inflexible sur les principes qui fondent notre vivre-ensemble. C’est pour défendre ces principes que j’ai adhéré au projet de Riposte laïque, qui est aussi profondément féministe et humaniste. La République est fondée sur des principes qui font rêver bien des peuples ; elle a des lois qu’il faudrait tout simplement appliquer, comme c’est le cas dans nos établissements scolaires publics. Sans exclure personne, la République se fait respecter lorsqu’elle en a la ferme volonté ! Vous êtes, Mesdames et Messieurs, l’expression de cette volonté, et je crois que nous pouvons compter sur vous pour consolider notre vivre-ensemble. Je dis bien « ensemble », et non pas enfermés, cloisonnés, à part ou à l’écart.

C’est depuis les années quatre-vingt que nous sommes confrontés à une offensive politique, drapée d’oripeaux religieux. Son but est de nous « dés-intégrer » à tout jamais, de consolider des enclos communautaires et sociaux sur les fameux territoires perdus de la République, et d’y installer un ordre social contraire à celui fondé sur les principes de la République.

Dans le temps qui m’est imparti, je traiterai, d’abord, du voile intégral, ensuite, de ce qu’il ne doit surtout pas nous occulter et, finalement, des moyens qui nous permettront de relever les défis auxquels la France et l’Europe sont confrontées.

Premièrement, le voile intégral.

Je suis né musulman et suis fils d’une femme voilée intégralement. Ma mère l’a été au Maroc dans les années soixante et soixante-dix. Le mot « islamiste » n’existait pas et mes parents étaient tout simplement des musulmans.

Pour les avoir pratiqués toute ma vie, je peux vous dire que les musulmans sont généralement des êtres sensibles, chaleureux et profondément respectables. Mais des pratiques sociales, dites islamiques, issues des enseignements du Coran et de Mahomet, ont peu de respect pour les êtres. Ce sont les musulmans qui en pâtissent les premiers, je tâcherai de le démontrer.

Le voile intégral est d’abord une remise en question de la liberté de disposer de son corps et de sa personne. La privation de ces deux droits transforme la femme en objet asservi à une communauté. Finie l’Égalité ! La femme est mise sous tutelle de sa famille et de son mari. Elle a besoin de chaperons, de surveillants pour pouvoir se déplacer. Dans l’espace public, elle se présente d’abord, si ce n’est uniquement, comme un élément anonyme d’une communauté qui montre ainsi qu’elle a de quoi nous faire peur.

L’individualité disparaît au profit d’une visibilité accrue et agressive d’un magma communautaire indifférencié. C’est une remise en question de ce qui constitue un des acquis les plus précieux de toute l’Europe.

Il nous faut à nouveau trancher la question au profit de l’épanouissement individuel et au détriment des communautés religieuses. Pour utiliser une formule célèbre, je vous dirai : il nous faut tout refuser aux musulmans en tant que groupe communautaire et tout garantir aux musulmans en tant qu’individus et citoyens.

Sous le voile intégral, les femmes perdent leur identité propre et, par conséquent, toute dignité et toute autonomie. Mais elles se croient valorisées, investies d’un pouvoir accru et mises en avant comme fers de lance et porte-drapeaux d’une communauté régie par un code vestimentaire, sexuel et matrimonial particulier, fondé en religion. Ce code islamique, tout à fait contraire aux acquis de nos sociétés démocratiques, libres, fraternelles et ouvertes, se résume en trois points.

D’abord, la musulmane n’a pas le droit de montrer la beauté de sa conformation, excepté à son mari, aux membres les plus proches de sa famille, aux enfants en bas âge et aux hommes que les femmes n’intéressent pas. Et c’est ainsi que la musulmane n’a même pas le droit de se mélanger aux invités masculins.

Ensuite, elle n’a pas le droit de se « bécoter sur les bancs publics », d’aller à la plage, à la piscine, au gymnase et, a fortiori, de disposer sexuellement de son corps, même si elle est adulte et célibataire.

Enfin, elle n’a le droit d’épouser que des musulmans ou des convertis bien circoncis. Cela garantit qu’elle n’engendrera que des musulmanes et des musulmans, et renforcera ainsi la communauté.

Vous l’aurez donc compris, le voile intégral est le grillage le plus abouti qui enserre et délimite le territoire le plus défendu par la communauté musulmane, à savoir le corps de la femme. Il s’agit là d’un lieu stratégique. Il s’agit du creuset de fusion où nous avons tous été conçus. Si ce territoire venait à s’ouvrir aux autres, complètement autres, à s’émanciper, c’en serait fini de nos enclos communautaires et des ghettos que les religions savent si bien consolider en érigeant des cloisons et des murs, tangibles ou symboliques, autour des êtres, notamment le corps des femmes, maillon reproducteur de bien des chaînes. Les musulmanes en France et en Europe sont aujourd’hui un enjeu stratégique majeur : ou bien elles permettront aux musulmans de fusionner avec les autres et donc de se diluer dans la société, ou bien elles perpétueront l’endogamie qui est une ségrégation immonde, parce que les lois édictées à La Mecque il y a quatorze siècles le sont.

Deuxièmement, le voile intégral ne doit surtout pas occulter le reste.

Les enclos communautaires sont un vrai danger pour la République et pour l’Europe. Ils sont à même d’installer des zones grises dans le pays et de handicaper durablement notre intégration, notre assimilation, notre fusion et notre enracinement, ici et maintenant. Voilà le vrai défi que la République doit relever. Nous pouvons le relever si nous ne reculons pas d’un pouce sur nos principes républicains.

Certaines pratiques sociales et religieuses diffuses et très basiques sont à l’œuvre, depuis un certain temps, en France et en Europe, non pas pour nous y intégrer, mais pour nous séparer et consolider un vivre à part et à l’écart.

Allons sur la place de nos marchés populaires pour constater que certaines pratiques archaïques ont déjà réussi à vicier les regards et nos relations humaines, à culpabiliser en quelque sorte les deux moitiés de l’humanité, à nous séparer par des cloisons infranchissables qui interdisent toute mixité. La séparation et le refus de mixité sont déjà là, dans la vie au quotidien : dans les fêtes, mêmes privées ; dans les mosquées, même modérées ; dans les salles de conférences – surtout celles de M. Ramadan : les femmes à droite, les hommes à gauche ! – ; sur la place du marché et dans les cafés qui entourent cette place ; dans les quartiers populaires et leurs commerces communautaires qui n’offrent plus certains produits du terroir ; dans les gymnases et dans les piscines où il y a de moins en moins de filles ; dans les cantines scolaires et dans les restaurants d’entreprises ; et bientôt dans nos banques !

Mais nous détournons le regard, comme si tout cela ne nous regardait pas !

Troisièmement, que faut-il faire pour relever ce défi ?

La République n’est pas respectée lorsque des élus acceptent, partout, des entorses à la laïcité en finançant des mosquées à hauteur de 30 %. Ce sont des estimations du ministère de l’intérieur que révélait une enquête publiée par Le Figaro et où Dalil Boubakeur affirmait tranquillement, je cite : « Aujourd’hui, les maires sont les premiers bâtisseurs de mosquées ».

D’autres entorses à la laïcité, que nous n’osons plus croire, sont de notoriété publique et se passent sous nos yeux : les préfets laissent occuper des rues entières par des prieurs du vendredi, alors que l’islam permet de prier chez soi, seul ou en petits groupes – c’est d’ailleurs ce que font les m’as-tu-vu en cas d’intempéries. Des mosquées sont financées par milliers et, malgré cela, la loi est toujours bafouée au vu et au su de tout le monde, avec une certaine complicité de la maréchaussée.

Quant aux entorses à la mixité et à l’égalité entre filles et garçons dans nos cités, piscines, gymnases, etc., la présidente de Ni Putes Ni Soumises vous en a parlé mieux que moi.

Bref, nos responsables sur le terrain ont, à chaque fois, trouvé des arrangements clientélistes et accepté de plus en plus d’accommodements où aucune réciprocité n’est exigée des partenaires musulmans. Et en matière de marchandage, les barbus sont autrement plus doués que nos maires : ils ne vous délivreront rien de concret – que des bonnes paroles et des promesses jamais tenues ! Et pendant ce temps-là, le Dr Moussaoui, à la suite du Dr Boubakeur, ne délivre que des somnifères à Marianne.

Ne nous étonnons donc pas que des ghettos communautaires se soient constitués petit à petit et que les voiles de plus en plus couvrants aient fini par enterrer vivantes nos concitoyennes musulmanes. Le voile intégral n’est que la partie apparente d’un iceberg tout à fait capable de nous déchirer et de nous disloquer.

Nous ne sommes ni en 1905 ni en 1968. Le champ social a totalement changé et nous devons changer d’optique pour y voir clair. Face à certaines pratiques de l’islam, plus ou moins visibles à l’œil nu, nos catégories intellectuelles habituelles sont tout simplement inopérantes et obsolètes.

Il nous faut donc, à nouveau, apprendre à discerner.

Il y a, d’une part, la question sociale qui ne m’a pas attendu, moi le musulman, pour se poser. Et elle se posera tant que la misère africaine et asiatique poussera des êtres à chercher de meilleures conditions de vie à nos côtés. Nous devons tout faire pour réduire les inégalités, les discriminations et les injustices sociales qui ne touchent pas que des musulmans. La misère est aveugle à nos appartenances.

Il y a, d’autre part, ce qu’il faut bien appeler la question islamique. Oui, il y a une question islamique qui s’ajoute à la question sociale. Elle se pose en France et en Europe parce que l’islam est muni de mécanismes internes fondés sur des interdits et des restrictions. Leur mise en pratique conduit à la constitution de ghettos culinaires, vestimentaires, sexuels, esthétiques, médicaux, matrimoniaux, sépulcraux, et je pourrais ajouter commerciaux et, bientôt, bancaires – qui enferment pendant toute une vie, de la conception à la mort. Même si nous vivons sous le même ciel, des pratiques religieuses très basiques nous condamnent à vivre – et à mourir – séparés, à part ou à l’écart.

Tous les citoyens, aussi bien musulmans que non-musulmans, doivent dire non à toutes les prescriptions, attitudes et pratiques sociales liberticides, sexistes, séparatistes et ségrégationnistes, même si elles sont, à tort ou à raison, fondées en religion.

Il nous faut oser dire non ! La religion avec ses lois archaïques ne régentera pas la vie dans nos quartiers ! La République et les républicains doivent reconquérir leurs droits là où ils les ont abandonnés à des caïds et à des manipulateurs de consciences, quelquefois par télé ou écran interposé – vous en avez eu un exemple ici !

M. Jacques Myard. Monsieur Hilout, quelle conception du corps humain ont les islamistes radicaux ?

Mme Françoise Hostalier. Les femmes les plus revendicatrices sont souvent des converties, des Françaises issues de milieux « normaux » et de l’École de la République, et non des jeunes femmes originaires d’autres pays et ne parlant pas la langue française. Comment expliquer cet échec de la République ?

Si votre exposé va dans le sens de ce que nous pensons tous ici, que feriez-vous à notre place, notre problème aujourd’hui étant le seul voile intégral. Comment gommer ce « sommet d’un iceberg » dont vous parlez ? Faut-il une loi ou non, et si oui, sur quels principes doit-elle se fonder ?

Mme Pascale Crozon. Au cours de l’histoire, le corps des femmes a toujours été un enjeu important à la fois pour les politiques et les religieux, car il est le réceptacle de la vie et que le problème a pendant longtemps été de savoir si l’enfant était bien issu du père. L’histoire des femmes est très longue, nous nous battons depuis très longtemps et j’ai beaucoup travaillé sur ce sujet. Aujourd’hui, si les femmes sont à égalité dans la loi, elles ne le sont pas tout à fait dans la société. Certaines mentalités doivent encore évoluer et nous n’allons pas baisser les bras aujourd’hui, alors que nous avons déjà gagné beaucoup de choses.

M. Pascal Hilout. Monsieur Myard, ce ne sont pas les seuls intégristes qui ont un problème avec le corps, mais c’est tout simplement le Moyen-Orient, et bien avant l’islam. À un islamologue réputé faisant semblant de ne pas voir la différence entre Orient et Occident, j’ai répondu qu’une ficelle reliant une statue d’Apollon placée en Turquie à une statue de Vénus placée du côté de l’Espagne est en quelque sorte un marqueur entre l’Europe, l’Occident, où l’on honore la beauté du nu, et le Sud, l’Orient, où l’on ne considère pas le corps comme une beauté, où elle est cachée. Le problème vient donc de l’islam, c’est-à-dire du Coran, de Mahomet et de tous les musulmans. C’est culturel.

Madame Hostalier, d’abord, tous les convertis veulent montrer qu’ils adhèrent beaucoup plus. Ensuite, ces femmes, croyant sortir d’une communauté ayant perdu ses valeurs, où la chrétienté est totalement diluée, entrevoient une communauté musulmane très soudée et chaleureuse, avec des valeurs, et qui leur donnera plus de force. Malheureusement, la communauté se sert d’elles comme de porte-drapeaux. En outre, en masquant leur visage, elles n’existent pas, elles existent seulement aux yeux de la communauté – jeu que savent parfaitement utiliser toutes les sectes au détriment des jeunes, des faibles et des exclus.

Il est très difficile de répondre à la question de savoir ce que je ferai à votre place ! J’ai écouté pratiquement toutes vos auditions : même les juristes ne savent pas très bien y répondre. On vit d’ailleurs dans une époque formidable, car en suivant le travail de nos députés, on se sent vraiment citoyens. Je crois, moi, qu’il faut avoir le courage politique de donner une impulsion nouvelle, car cela peut ouvrir des portes auxquelles on n’avait jamais pensé.

Le législateur n’ayant jamais eu à définir le droit et l’obligation d’être soi-même dans le code civil, le moment est venu de faire évoluer le droit, car ces dames n’existent pas – c’est la communauté qui existe –, alors que la personne humaine est inaliénable ! Moi, le musulman, je vous le dis très franchement : la République s’est malheureusement laissée aller à discuter avec des représentants de communautés, dont un que vous venez de recevoir ! Eh bien non, dans une République, on connaît les communautés, mais on ne les reconnaît pas !

Madame Crozon, nous avons toujours besoin des femmes pour le maintien du genre humain et pour porter les enfants durant neuf mois ! Dans l’Antiquité et même du temps de Mahomet, la force de travail était rare et il fallait engendrer plus de forces. La femme est donc une force économique. En laissant neuf veuves interdites de remariage, Mahomet a signifié sa capacité à entretenir neuf femmes et sa volonté d’avoir une descendance que Dieu avait réservée à Abraham et à sa descendance.

Mme Pascale Crozon. Il y a encore peu de temps dans notre pays, on se mariait dans le même village ou à côté, et les femmes faisaient obligatoirement partie de la famille du mari. Nous souhaitons qu’elles ne se retrouvent pas dans cette situation aujourd’hui : enfermées.

Riposte Laïque m’envoie beaucoup d’écrits, et je lis tous les vôtres. Si j’approuve beaucoup de choses, j’ai cependant vu au fil du temps une critique de plus en plus forte à l’égard de Caroline Fourest, que j’apprécie beaucoup. La situation s’est progressivement dégradée entre vous.

M. Pascal Hilout. J’ai beaucoup d’admiration et de respect pour Mme Fourest. Elle a écrit des livres formidables, a immédiatement publié dans sa revue ProChoix le premier article que je lui ai envoyé, et fait partie de ceux que j’appelle nos amis contradicteurs – et c’est cela qui est bien en République : la variété. Cependant, comme je l’ai écrit, elle louvoie autour du pot sacré. Croire que Ghaleb Bencheikh ou des soi-disant modérés de France vont changer la situation sans toucher à l’essentiel – aux deux pieds de sable de l’islam, le Coran et Mahomet, intrinsèquement incompatibles avec la liberté et l’égalité, donc la démocratie – est une illusion, une de plus chez les musulmans depuis 1850. Autrement dit, les gens qui prétendent faire la réforme de l’islam sans toucher à Mahomet et au Coran se trompent complètement, et je l’ai expliqué plusieurs fois à Mme Fourest. M. Tariq Ramadan est un musulman tout court, pas un musulman progressiste, puisqu’il utilise un discours islamique archaïque !

Si l’on veut vraiment toucher à l’islam, on peut dire par exemple : « J’ai demandé à être enterré en rang à côté de mes voisins et concitoyens du village ». C’est tout ! J’ai aussi proposé aux musulmans de sacrifier pour l’humanitaire au lieu de sacrifier un mouton. C’est du concret ! Il est tellement simple de toucher à l’essentiel ! Bien d’autres choses sont possibles. Caroline Fourest devrait comprendre certaines choses et nous dire en face, à nous musulmans, que l’islam n’est malheureusement pas adapté à notre temps.

M. André Gerin, président. Ce débat est entre Mme Fourest et vous. L’objectif de notre mission est de combattre le voile intégral – qui n’est pas un signe religieux – et ce qu’il recouvre : une dérive communautariste, intégriste, fondamentaliste. Nous souhaitons aussi déboucher sur des préconisations qui soient partagées par les responsables du culte musulman et la majorité des musulmans pour créer les conditions d’un islam de France dans le respect du principe de laïcité.

L’enjeu est politique, voire géopolitique, et nous sommes plus que déterminés à tenir cette ligne avec les musulmans et la population française pour laisser toute sa place à la deuxième religion de France, faire reculer ces intégristes, ces fondamentalistes qui pourrissent la vie de nos quartiers et instrumentalisent l’islam à des fins politiques, et parvenir au vivre ensemble.

Je vous remercie, Monsieur Hilout, pour votre exposé.

Audition de M. Antoine Sfeir, journaliste, directeur des Cahiers de l’Orient

(Séance du mardi 8 décembre 2009)

M. André Gerin, président. Nous avions le sentiment que la pratique du port du voile recouvrait une dérive fondamentaliste. Cela est aujourd’hui une conviction, renforcée par nos auditions : le communautarisme se développe sur nos territoires et, si l’on peut constater des différences de ville à ville ou de quartier à quartier, la tendance existe et se renforce.

Nous avons souhaité entendre les associations féministes, laïques, les élus locaux – notamment l’association de maires « Ville et banlieue » – les spécialistes du droit ou du salafisme. Mais avant tout, nous voulons associer à notre démarche les représentants du culte musulman : il ne s’agit pas de lutter contre un signe religieux, mais contre une manifestation politique ; il ne s’agit pas de stigmatiser les musulmans, mais de donner à la deuxième religion de France toute sa place dans l’espace de la République.

C’est la raison pour laquelle nous tenterons de leur faire partager un certain nombre de préconisations, en les conviant, avec les représentants des maires, à une nouvelle séance de travail. La votation suisse, le débat sur l’identité nationale font partie du contexte dans lequel notre mission est appelée à réfléchir. Mais notre volonté a toujours été de nous en tenir à la question du port du voile intégral, à son insertion dans la problématique du vivre ensemble. C’est dans cet esprit constructif que nous souhaitons poursuivre notre réflexion

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Nous accueillons aujourd’hui M. Antoine Sfeir, journaliste et écrivain. Monsieur Sfeir, vous avez notamment publié en 2007 Les islamismes d’hier à aujourd’hui, et vous dirigez Les Cahiers de l’Orient. Souvent sollicité par les médias et apprécié du grand public, vous êtes un fin connaisseur de l’islam et du monde arabe. Pourriez-vous retracer les origines et l’évolution de la pratique du port du voile intégral, dans les pays musulmans et dans le reste du monde ? Cette pratique est-elle en extension ? Si oui, est-ce un signe du progrès du fondamentalisme ?

M. Antoine Sfeir, journaliste, directeur des Cahiers de l’Orient. Je suis aussi le premier vice-président de l’Observatoire international de la laïcité, que j’ai fondé avec M. Jean-Michel Quillardet.

Au risque de vous choquer, je dois sans doute ma connaissance de l’islam à l’un de mes maîtres jésuites de Lyon, qui m’avait humilié devant mes camarades en disant : « Antoine, tu es pitoyable en arabe. Va apprendre le Coran par cœur ». Depuis, je fais de la recherche sur le Coran et la sunna, la tradition du Prophète. Je ne suis pas musulman, mais un chrétien d’Orient – on dit cela comme si c’était une espèce en voie de disparition – qui s’adresse, entre autres, à des chrétiens, qui ne sont que d’Occident pour moi.

Il est essentiel de revenir aux sources du voile. Dans la sourate 24, verset 31, il est dit que les croyantes doivent « ne montrer de leurs atours que ce qui en paraît. Qu'elles rabattent leurs voiles sur leurs gorges ! ». Dans le verset 59 de la sourate 33 – « O Prophète , dis à tes épouses, à tes filles et aux femmes des Croyants de serrer sur elles leurs voiles ! » – le terme employé – jalabib – désigne un vêtement couvrant le corps du cou jusqu’aux chevilles. C’est le seul endroit où le voile est cité clairement. Il est également dit ailleurs qu’un hijab doit séparer les croyantes des croyants au moment de la prière du vendredi. Le terme employé désigne non pas un voile, mais un tissu aux larges dimensions, que l’on dispose à la façon d’une tenture pour soustraire aux yeux lubriques des hommes le visage des femmes.

Le niqab est apparu à la fin du VIIe siècle, avec l’émergence de ce qui allait devenir l’école juridique et théologique des hanbalites, du nom d’Ahmed ben Hanbal, un croyant pieux dont la doctrine peut se résumer à « après le Prophète, rien de nouveau ». Celui-ci a été relayé par une série de théologiens, dont le Syrien Ahmad ibn Taymiyya, au XIVe siècle, et surtout le Saoudien Mohammed Abdel Wahhab, au XVIIIe siècle. Celui-ci donnera naissance au wahhabisme, auquel se réfèrent actuellement les monarchies saoudienne et qatari.

Le XXe siècle voit l’émergence des islamistes, mais aussi de ceux que nous appelons, hélas trop communément, les salafistes – de salaf, le vrai, le pur –, qui prônent le retour à la pratique observée du temps du Prophète. Ce sont des courants d’idées et d’opinion organisés avec une méthodologie de recrutement, dans une visée strictement politique.

Le premier d’entre eux, celui des Frères musulmans, naît en Egypte. Il s’élève à la fois contre la monarchie d’origine albano-macédonienne et contre les accords Sykes-Picot, signés par la France et la Grande-Bretagne, qui prévoyaient, en 1916, le partage du Moyen-Orient. Les Frères musulmans accusent les colonisateurs de dépecer la oumma, la grande communauté des musulmans.

L’islam est un concept transcendantal. Ce que le Prophète a dit en substance aux habitants de Médine, c’est : « vous n’appartenez plus à la tribu, au clan ou à votre famille, mais à l’islam. Votre seule identité est d’être un muslim, quelqu’un qui se soumet à Dieu ».

En tant que citoyen, j’admets que la mission procède à l’audition de personnes venant d’horizons divers. Mais je ne peux qu’être surpris, Monsieur le président, par le fait que vous ayez décidé d’auditionner un citoyen suisse qui affiche quasiment son imposture intellectuelle.

M. Jean Glavany. Ah ! Quel bonheur de vous entendre M. Antoine Sfeir.

M. Antoine Sfeir. Il n’a jamais été professeur d’université : il n’était qu’un intervenant extérieur à Fribourg – de plus en plus rarement invité – et doit sa chaire d’islamologie à Oxford – payée et entretenue par l’émirat du Qatar –, à Youssef al-Kardaoui, prédicateur des Frères musulmans.

Je suis né à 1 200 m d’altitude dans un village du Mont-Liban, ce qui me donne l’avantage d’être un peu plus près du ciel que certains. Lorsque, fier comme Artaban, j’ai voulu inscrire ma fille, qui venait de naître, à l’état civil, le préposé m’a réclamé un certificat de baptême ou un certificat du cadi musulman. Je me suis révolté : avant même de naître, ma fille était une citoyenne communautaire putative.

Je refuse de me retrouver ethniquement, religieusement et humainement refoulé dans ma communauté. Comme l’islam pour les croyants, ma citoyenneté transcende mon appartenance identitaire, communautaire ou régionale : elle me fait l’égal des autres citoyens et me rend solidaire à leur égard. C’est pourquoi je suis heureux d’entendre, Monsieur le président, votre cri d’alarme contre le communautarisme.

À la suite des Frères musulmans, d’autres courants islamistes fleurissent. En Tunisie, sous protectorat français, une variante des Frères musulmans prône une certaine occidentalisation de l’islam, tandis qu’en Arabie saoudite, le courant wahhabite considère que tous les musulmans doivent obéir aux lois de l’islam – celles de Riyad. Puis apparaît le courant ottomaniste, dont la spécificité est de naître dans la diaspora, en Allemagne et en France.

Quelle ne fut pas ma surprise lorsque, journaliste enquêtant sur l’affaire de Creil en 1989 – nous ne savions pas encore que le proviseur du collège préparait sa campagne électorale – je croisais le pape de l’islamisme turc, Necmettin Erbakan, au domicile des deux jeunes filles marocaines. Je l’entendis alors proposer au père – dans un arabe laborieux – de payer les études de ses filles jusqu’à leurs 27 ans, à la condition qu’elles gardent le voile !

Aujourd’hui, quelques burqas se promènent dans nos cités et dans nos villes. Il ne s’agit en aucun cas d’un signe religieux, tout au plus d’un signe culturel, distinctif, provenant d’un système tribal en vigueur en Afghanistan et dans certaines régions pakistanaises. Mais la burqa pose un problème singulier : comme le voile, ce vêtement marque la volonté de se soumettre à la domination du clan et du mâle. Il signifie l’acceptation d’une lecture littéraliste, archaïque et hautement discutable du Coran.

Le Prophète est à l’origine d’avancées pour la condition féminine : ainsi, lorsqu’il exige – au VIIe siècle – que les femmes héritent de la moitié de la part de l’homme, cela représente un progrès. Mais les islamistes d’aujourd’hui s’en tiennent à cette stricte formulation. Or, il est insensé d’interpréter un texte en ignorant son contexte historique ou anthropologique – le Coran ne saurait y faire exception. Rejeter le voile ou la burqa revient à refuser cette lecture erronée, voire instrumentalisée de l’islam.

On pourrait gloser sans fin sur les raisons pour lesquelles une femme décide de porter la burqa : refuge, acceptation de la protection d’un clan, d’une famille, d’une communauté. Je me rappelle l’une de mes étudiantes doctorantes qui, à l’entrée de sa cité, recouvrait ses cheveux d’un fichu afin, m’expliquait-elle, d’échapper aux sarcasmes des bandes, ainsi qu’aux remarques de son père, qui craignait le qu’en dira-t-on.

Mais il convient aussi de s’interroger sur les raisons pour lesquelles on use du mot « évasion » lorsque l’on parle de la France, là-bas, et si souvent du mot « invasion », ici. Vous avez raison, Monsieur le président, de rappeler que l’islam doit avoir toute sa place en France. Pourquoi les enseignants, à qui l’on demande d’apprendre l’histoire de l’islam, comme celle des autres religions, ne bénéficient-ils d’aucune formation dans ce domaine ? Savons-nous encore fabriquer des citoyens ? Ne trouvez-vous pas étrange – effrayant même – que mes étudiants en master 2 au Celsa aient cru juste de citer, en guise de valeurs républicaines, les dix commandements, et qu’ils définissent la laïcité par la liberté du culte ?

Vous avez parlé du vivre ensemble. Je préfère prôner le « vouloir vivre ensemble ». Je fais partie de cette dernière génération d’élèves libanais, de ces jeunes gens qui, manquant de lieux de rencontre, se retrouvaient à la mosquée le vendredi, à la synagogue le samedi et à l’église le dimanche. Plus tard, la citoyenneté communautaire a débouché sur la violence puis sur la guerre.

Le débat sur la burqa doit être replacé sur ses deux pieds : la laïcité et l’intégration. Ce sont les fondements de la République : l’intégration dans la citoyenneté et une laïcité qui englobe, quand les religions dénouent les liens sociaux. Il ne faut pas confondre la religion, organisation temporelle d’une communauté, et la foi, adhésion volontariste à une croyance. Contrairement à ce que veut signifier le voile, la foi reste cantonnée à la sphère privée et ne prétend pas s’approprier la sphère publique.

Je me permets de vous mettre en garde : ne donnons pas dans le panneau des islamistes ! Lorsque les islamistes suisses demandent la construction de minarets, ils entendent faire peur, et avec cette peur, entretenir la mauvaise conscience des décideurs, qui, dès lors, accepteront plus facilement le voile. Légiférer est difficile, car il est toujours un secteur qui échappe à la loi. Mais la loi de 1905 est parfaitement claire et sépare, de façon tranchée, la sphère publique et la sphère privée. En aucun cas notre laïcité ne doit être anti-religieuse, ou même areligieuse. Elle doit être généreuse, ouverte, partagée. C’est dans ce sens que nous, sociologues de la religion, devons travailler au service des autres citoyens.

M. Jean Glavany. Depuis que j’ai osé dire à la personne que nous avions en face de nous, le 2 décembre, que l’auditionner lui donnait une honorabilité, une respectabilité et une tribune qu’elle ne méritait pas, j’ai été assailli de dizaines de messages électroniques, d’une avalanche de ces messages d’une violence fascisante, reprenant les mêmes formulations caractéristiques. Je me suis entendu dire depuis que ce monsieur payait les auteurs de ces mails. Je voulais remercier ceux de mes collègues qui m’ont donné l’occasion de subir ce traitement. Cela confirme, en tout cas, la supercherie de cet homme.

Je pense qu’il existe un lien, pas forcément innocent, entre le succès médiatique de cette personne – il y avait 50 journalistes présents la semaine dernière pour cet usurpateur, et ce soir, seulement trois pour entendre votre exposé passionnant – et le résultat de la votation suisse.

M. Antoine Sfeir. Ce n’est pas étonnant : il est beau, il a des yeux de velours – et il manie très bien la rhétorique.

M. Jean Glavany. Cet homme provoque l’extrémisme anti-islamiste. C’est le jeu des Frères musulmans – il a revendiqué son appartenance à ce courant dans d’autres enceintes – que de combattre l’extrémisme salafiste, pour mieux faire prévaloir des thèses qui ne sont pas moins extrémistes. Que pensez-vous de ce jeu idéologico-politique ?

M. Jacques Myard. Comme l’a souligné André Gerin, le port du voile intégral recouvre une volonté d’imposer des lois et des comportements contraires à la laïcité et à toutes les lois républicaines des sociétés occidentales. Il faut démonter les dialectiques en jeu, à même d’abuser les « gogos » et les journalistes avides de feuillets. À cet égard, pourriez-vous nous parler de la taqîya, le fait d’avancer masqué ?

M. Étienne Pinte. Faut-il ou non légiférer en matière de voile intégral ? Ne risquons-nous pas, en proposant une loi, de tomber dans un piège similaire à celui qu’ont tendu les islamistes en Suisse ?

M. Antoine Sfeir. En aucun cas, il ne faut légiférer. Ce serait donner un argument supplémentaire aux islamistes. En revanche, il vous faut rappeler les principes de la loi de 1905 : cette loi est complète, globalisante et d’une grande clarté.

Le personnage dont M. Glavany a parlé manie brillamment la rhétorique. Il dit lutter contre les salafistes, qui prônent une lecture littéraliste du Coran. Il se dit réformiste, pratiquant l’effort d’interprétation à partir du VIIe siècle. Mais il faut relire ce qu’il écrit dans Les musulmans dans la laïcité : la religion musulmane est englobante, et il est difficile à un musulman d’obéir aux lois de la République lorsqu’elles apparaissent en contradiction avec les lois d’Allah.

M. Dennis Gira, l’éditeur de sa thèse sur la vie et l’œuvre de son grand-père, fondateur des Frères musulmans, a écrit qu’il représentait la pensée de ces derniers. Ce monsieur n’a pas démenti ; il va même dans ce sens dans son avant-propos. Ainsi laisse-t-il passer des informations. Il explique qu’il n’est pas encarté, omettant de dire qu’il ne s’agit pas d’un parti, mais d’une confrérie – on est Frère musulman ou on ne l’est pas.

Lorsque je l’ai invité en 1993 – c’était la première fois qu’il s’exprimait en France – à échanger sur le thème « Islam et République », j’ai cru qu’il était réformiste. Mais lorsque j’ai lu ce qu’il écrivait en français et en arabe – langue qu’il ne pratique pas, contrairement à ce qu’il affirme – je me suis rendu compte que tout ce qu’il disait était faux. Sa rhétorique consiste à dire une part de vrai, pour mieux tromper. L’inconvénient, c’est qu’il faut connaître l’islam pour la démonter.

Cela nous ramène au savoir, à l’école. Nous invitons à respecter les « autres », à les reconnaître, mais nous ne les connaissons pas. Je passe mon temps à parcourir la France pour expliquer ce qu’est l’islam, en m’appuyant uniquement sur les textes musulmans. Nous avons inventé au XVIIe siècle un terme dont nous abusons aujourd’hui, non sans relents néocolonialistes : la « tolérance ». Pour ma part, je ne veux pas être toléré : je souhaite que l’on me reconnaisse tel qu’en moi-même, dans mon altérité.

Monsieur Myard, la taqîya – ou ketman – est un dogme chiite. Le devoir d’un chiite, s’il se trouve parmi des sunnites, est de dissimuler son appartenance et de se proclamer sunnite. Il faut savoir que pour les chiites, ultra-minoritaires – ils ne représentent que 9 % des musulmans – l’individu a une importance primordiale pour la communauté. Si certains extrémistes empruntent à leur tour la taqîya , c’est qu’ils sont eux-mêmes une infime minorité au sein de la communauté sunnite en France.

Pour publier Les Réseaux d’Allah ou les filières islamistes en France et en Europe –, j’ai enquêté pendant dix ans, entre 1992 et 2002 : je peux affirmer que près de 90 % des musulmans ont choisi l’intégration, la laïcité, les valeurs républicaines, au-delà des affirmations identitaires que constituent le jeûne du ramadan ou le port de certains vêtements. Ils sont pleinement dans la République.

S’agissant du journalisme, je dois jeter, non sans regrets, un roc dans mon jardin. Mes confrères, pressés par leurs médias, manquent sans doute de temps pour se spécialiser dans ce domaine. Mais lorsque l’on me demande le nom d’un islamiste et que je propose celui d’un professeur d’université – comme l’écrivait Voltaire, je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous puissiez le dire – ils préfèrent contacter un barbu qui insulte la France : cela fait vendre du papier, remonter la courbe de l’audimat, et cela fait peur.

En créant la peur, nous créons le rejet de l’autre. En ce sens, la laïcité est un socle de la République : elle englobe, elle ne délie pas ; elle intègre, elle ne rejette pas. Veillez à ne pas donner l’apparence du rejet. Si vous légiférez, on proclamera que les députés français ont légiféré contre l’islam. Réaffirmer ou préciser certaines « niches » de la loi de 1905 éviterait ce risque.

M. André Gerin président. Je vous remercie de ces éclairages. La volonté de la mission est précisément d’entendre tous les points de vue.

M. Antoine Sfeir. J’espère avoir été utile.

Table ronde sur le thème du corps et du visage : Mme Nadeije Laneyrie-Dagen, professeur d’histoire de l’art moderne à l’École normale supérieure (ENS-Ulm), Mme Nilüfer Göle, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales

(Séance du mardi 8 décembre 2009)

M. André Gerin, président. Chers collègues, nous avons souhaité organiser une table ronde rassemblant des chercheurs en sciences humaines et sociales autour du thème du corps et du visage. Nos auditions ont, en effet, montré que le visage constituait une partie bien spécifique du corps et ne saurait être assimilé à aucune autre.

Nous avons le plaisir d’accueillir Mme Nadeije Laneyrie-Dagen, professeur d’histoire de l’art moderne à l’École normale supérieure, et Mme Nilüfer Göle, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales.

En quoi le visage est-il porteur de l’identité de la personne ? Comment interpréter l’absence de vêtement du visage dans nos sociétés ?

Je vous donne la parole, Mesdames.

Mme Nadeije Laneyrie-Dagen, professeur d’histoire de l’art moderne à l’École normale supérieure (ENS-Ulm). Dans nos sociétés occidentales, le visage est la partie du corps qui porte le cœur de l’individu, l’âme, la raison, la personnalité. Chez nous, c’est un héritage culturel séculaire.

Étant spécialiste de la Renaissance en Europe, j’aborderai ces questions non en tant que scientifique, mais comme simple citoyenne.

Grâce au double héritage de la Grèce et de Rome, où la figure humaine est au centre de la culture et de l’art, donc de nos références, le visage et le corps sont investis en Occident d’une force et d’une reconnaissance qui n’existent probablement pas dans d’autres cultures. Je parle ici du corps entier. On part de l’acceptation d’une nudité du visage et du corps, mais sous une certaine réserve car les questions de savoir jusqu’où on dévoile ce corps, comment on en montre la nudité, se posent. Le corps et le visage sont donc nus dans l’Antiquité, mais il y a des conventions lorsqu’on les montre.

Deux temps ont réinvesti très fortement le corps. Aux XVe et XVIe siècles, l’humanisme chrétien essaie de concilier valeurs chrétiennes de l’Occident et valeurs de l’Antiquité. Alors que, pendant les premiers siècles du christianisme, le corps était devenu insupportable – il fallait ne pas y penser, certainement le voiler –, il est de nouveau réinvesti de valeurs positives. On pense évidemment à Saint François d’Assise, à l’admiration devant la nature, mais également devant la création de Dieu, à savoir aussi le corps de l’homme et de la femme. Ce corps est réinvesti, mais en partie seulement. En effet, l’humanisme est le triomphe de l’individu, de la personnalité, et se traduit aussitôt par un art inexistant dans d’autres civilisations, ou en tout cas très peu dans l’islam et certainement pas au même degré dans l’art chinois. Dans les arts de l’Asie, la figure humaine est perdue – l’individu est microscopique dans les peintures chinoises, par exemple – et la tradition du portrait n’existe pas comme dans la nôtre. Bref, au moment où le corps est réinvesti dans la civilisation chrétienne, l’individu, la personnalité individuelle sont réinvestis dans la modalité du portrait, c’est-à-dire un élément délimité au visage.

Au XVIIIe siècle, la tradition néoclassique représentée par des gens comme Winckelmann investit le corps d’une beauté absolument idéale. Le modèle est le corps jeune et beau – tout le contraire des rides, de l’histoire du visage. C’est très important car pour être beau et jeune, il ne faut pas n’importe quel corps, n’importe quel visage : ils doivent être masqués et maquillés, l’aboutissement étant la chirurgie esthétique et le maquillage d’aujourd’hui.

Ainsi, certaines parties du corps ont une valeur et le visage est la quintessence de la personne. Notre éducation a intégré ces éléments. La lecture de philosophes du XVIe siècle révèle une partie ignoble du corps – tout le bas – et une partie noble : le visage. Pour certains, l’homme est le seul animal à se tenir droit : une vache a la tête en bas et broute, alors que l’homme a le visage constamment dressé vers le ciel, il n’a pas à brouter la terre, il regarde. C’est par ce visage dressé et toujours prêt à louer Dieu que l’homme est homme, tout simplement. Dans Les deux corps du roi, Ernst Kantorowicz, un très grand historien, distingue le vrai corps du roi du corps idéal, montré au public, vu de très loin – c’est tout le jeu de l’étiquette. Là encore, on maquillait ce corps. Ces éléments jouent également au XXe siècle : à la télévision, on n’a jamais vu le bas du corps des speakerines, mais seulement leur visage, c’est-à-dire la partie noble. Regardez aussi la configuration de cette salle. Dans notre civilisation occidentale et médiatique, c’est le visage et seulement le visage.

Depuis le XVIe siècle, notre courtoisie, s’appuyant sur des traités comme celui de Castiglione, passe par un maquillage spontané du visage : la dissimulation des émotions. Ce visage théogonique – partie divine de l’homme dans un corps accepté par une sorte de beauté idéale reprenant l’héritage antique – n’est acceptable que si nous le déguisons, c’est-à-dire si nous ne le montrons jamais nu. Il faut dissimuler ses émotions, mais aussi des parties du visage. On apprend aux enfants à mettre la main devant la bouche pour tousser ou bailler, et pas seulement pour des raisons d’hygiène. Au XVIIIe siècle, le peintre Élisabeth Vigée-Lebrun a eu de gros ennuis avec le Salon pour s’être présentée, tenant son enfant sur ses genoux, souriante et montrant ses dents, alors qu’à l’époque on ne devait pas laisser apparaître l’organique du visage, une bouche ouverte par exemple. Enfin, une tradition issue de l’Antiquité consiste à voiler son visage quand on ne sait plus voiler ses émotions. À la mort de sa fille Iphigénie, la douleur d’Agamemnon est si terrible qu’il dissimule son visage dans ses mains. Ce texte a inspiré peintures et sculptures où les émotions les plus violentes s’expriment par des visages cachés. Ainsi, le visage est le vecteur de l’âme, parce que vecteur des émotions.

En conclusion, notre civilisation croit dévoiler le visage, alors qu’en réalité nous le voilons par des codes gestuels et autres masques et maquillages.

À mon sens, la question du voile dépasse celle de la laïcité et du port de tenues manifestant ostensiblement une appartenance religieuse – même si je crois en notre République laïque. En réalité, elle est porteuse de siècles et de siècles de ressenti du corps et de cette partie précise du corps qu’est le visage.

Comprendre l’autre, comprendre que certaines personnes n’ont pas cet héritage mais une histoire et un ressenti propres du corps et du visage, c’est comprendre la nécessité peut-être pour elles de le voiler autrement que nous ne le faisons – car je crois que nous voilons notre visage. Ainsi, on peut sinon légiférer, du moins intégrer par le biais de l’école des valeurs fondamentales, celles de laïcité, mais aussi tout cet héritage afin, non pas de troquer une identité à une autre, mais d’aboutir à une mutuelle compréhension.

M. André Gerin, président. Merci, Madame, pour cet exposé très intéressant.

Mme Nilüfer Göle, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. L’intervention de Mme Laneyrie-Dagen est très intéressante : non seulement elle permet de comprendre la place du corps et du visage dans chaque culture, chaque civilisation, mais elle va plus loin en définissant les relations de civilité entre les gens.

Pour ma part, je développerai les enjeux de la société contemporaine, pour ne pas dire moderne, sous l’angle de l’interaction culturelle. En effet, on ne peut plus aujourd’hui penser les cultures complètement séparées les unes des autres, avec des frontières bien dessinées, car nous vivons dans la même société. Pour le dire plus empiriquement, le phénomène de la burqa ne débarque pas de Kaboul en avion ou sur un âne, mais s’observe dans les villes européennes. Le problème est que la proximité entre ce « chez nous », dont parle Mme Laneyrie-Dagen – et les autres est aujourd’hui un peu perturbée. Ainsi, on ne veut pas de minaret en Suisse, alors que les musulmans vivent aujourd’hui en terre européenne.

Mon premier constat est donc la nécessité de se rendre compte que nous sommes dans une expérience intercivilisationnelle. Cependant, si nous partageons les mêmes espaces – rues, écoles, etc. –, nous ne partageons pas le même héritage, comme le dit Mme Laneyrie-Dagen, ni les mêmes mœurs. D’où l’importance, effectivement, de comprendre l’autre et d’instaurer une relation de reconnaissance mutuelle avec les citoyens n’ayant pas la même expérience civilisationnelle ni les mêmes mœurs.

Mme Laneyrie-Dagen parle de « civilisation chrétienne ». Nous, nous avions appris les termes de « civilisation moderne », et les sociétés un peu en marge des sociétés européennes ont pensé que la civilisation était unique, c’est-à-dire occidentale et universelle. C’est la France qui a donné ce sens universaliste à la civilisation.

D’où mon deuxième constat : un glissement sémantique a changé la signification de la civilisation dans le débat public. Auparavant, on parlait de civilisation universelle, d’où les termes de « modernisation », d’« occidentalisation ». La civilisation occidentale était un modèle pour la Turquie qui a abandonné les symboles de l’identité ottomane et de l’empire pluriethnique au profit de l’idée d’universalisme de la civilisation – une seule civilisation appelée modernité.

Par conséquent, on ne peut plus imaginer que les musulmans en France ou ailleurs ne soient pas affectés par cette modernité car elle a produit un processus d’acculturation. Nous ne pouvons pas faire aussi bien que vous un historique de la place du corps et du visage dans la civilisation islamique car celle-ci a été perturbée dans sa rencontre avec la modernité. Le rapport au corps est devenu problématique aujourd’hui chez les musulmans en raison de cette acculturation, issue d’une rupture avec les traditions. Les filles portant le foulard en France sont plutôt en rupture avec la manière traditionnelle dont le portait leur mère ou leur grand-mère. La transmission est cassée, d’où une réappropriation du voile, du hijab, sinon une réinvention des traditions dans un contexte pluraliste séculier. C’est le troisième constat.

Quatrième constat : ce dont nous discutons est l’agencement des sphères privées et publiques. Pour le dire à la manière des philosophes de l’espace public, comme Hannah Arendt, dans les démocraties européennes, les acteurs sociaux deviennent citoyens en se rendant publics. Pour cela, il faut une certaine visibilité. La vie politique est nourrie de ces affaires relevant de l’ordre privé, de l’intime, d’affaires considérées jusqu’alors secrètes, enfouies ou taboues, qui sont amenées dans la sphère publique par certains mouvements, comme le féminisme à partir des années soixante-dix, ou le mouvement homosexuel. Cette incitation à parler de la sexualité se retrouve aussi chez Michel Foucault. Bref, rendre public tout ce qui est personnel est une tendance de nos sociétés modernes.

Aujourd’hui, il y a un malentendu sur notre société du dévoilement car, au fond, celui-ci est une étape de la modernité qui exacerbe cette visibilité. On nous laisse croire qu’il n’y a pas de voilement dans les sociétés civilisées d’aujourd’hui. Or comme Mme Laneyrie-Dagen l’a très bien montré, il n’y a jamais une pure visibilité en public, mais toujours des conventions. D’ailleurs, plus on est en public, plus on cache ses émotions, à la différence des sociétés primitives où les sentiments s’expriment plus facilement. Ces conventions, ces étiquettes sont très importantes pour comprendre la visibilité et l’invisibilité.

S’agissant du voilement dans l’islam, si la question du privé et du public ne s’agence pas de la même manière, il y a toujours cette question du visible et de l’invisible. Quelles parties du corps sont interdites ? Qu’est-ce qui est interdit dans le public ? Peut-être faut-il poser la question ainsi. Aujourd’hui, les femmes ayant la possibilité d’ôter le foulard se le réapproprient – pas toujours par obligation, mais aussi par choix personnel – parce qu’elles se rappellent le domaine de l’intime, du secret, du sacré, un peu réfuté dans l’espace public. Pour elles, le privé est non seulement de l’ordre du personnel, mais aussi du secret. Elles se rendent publiques, visibles, mais tout en rappelant quelle partie du corps ou quel comportement doit être interdit. Je dirais qu’une politique de la pudeur traverse et ressource ces conduites aujourd’hui.

Depuis trente ans, on n’arrive pas à nommer le phénomène : voile, foulard, hijab, burqa ? Pour nous, chercheurs, cela veut dire que quelque chose change. D’ailleurs, la signification du voile est peut-être en train d’être transformée par celles qui le portent parce qu’elles sont en transgression par rapport à l’orthodoxie religieuse, étant déjà dans des espaces de vie : elles ont accès à l’éducation séculière, à la mixité, à une profession, etc. Leur expérience vécue est déjà en tension avec les prescriptions religieuses. Or si la recomposition est possible dans des pays libres, l’expérimentation et la recomposition ne le sont pas quand tout est déjà tranché par les frères, les pères ou l’autorité législative de l’État.

Plus puriste, le voile intégral est une attitude bien plus en rupture avec la société. Les femmes présentes dans les espaces de vie sont dans l’expérimentation. À l’inverse, chez celles qui portent la burqa, il y a du non négociable : elles ne veulent pas entrer dans ces espaces, dans l’impureté, l’interaction. Cette pureté à l’extrême, cette pudeur révèle leur besoin de se retirer de notre espace public qu’elles jugent obscène. Cette sollicitation dans l’espace public à être de plus en plus manifeste dans son visage et son corps, cette spirale de la sécularisation est une source d’oppression pour beaucoup de femmes et un symptôme pathologique de nos propres sociétés. Ainsi, leur attitude nous amène à comprendre les excès de nos sociétés et, comme le disait Mme Laneyrie-Dagen, que la visibilité est toujours liée à une étiquette, à des formes de civilités entre citoyens.

M. Jacques Myard. Comme vous l’avez rappelé, Madame Laneyrie-Dagen, le corps est nu bien avant le christianisme. Dans la tradition grecque, les statues l’étaient. Mes ancêtres les Gaulois tatouaient et peignaient leur corps, combattaient nus, et les femmes étaient à leur côté pour les encourager dans les combats. Il y a donc une très longue tradition de la nudité en Occident, du moins dans les sociétés celtique, germanique et romaine.

Par ailleurs, comme Denis de Rougemont l’a parfaitement démontré, le dieu des chrétiens est incarné – Dieu s’est fait homme –, alors que le dieu musulman est à l’extérieur du monde. Cette forte différence explique beaucoup de choses sur le plan religieux et philosophique.

Madame Göle, le retour du sacré dans le public, c’est le retour de l’absolu dans la sphère publique, c’est-à-dire du prosélytisme et de l’affrontement parce que chaque religion prétend détenir la vérité. Or c’est le risque que nous devons éviter, à savoir la guerre des religions, un face-à-face sur des vérités absolues !

Une norme sociétale multiséculaire, comme aurait dit de Gaulle, étant communément admise dans toutes les sociétés occidentales, cet apport du retour du sacré qui va jusqu’à voiler totalement la face me semble dangereux, et je voudrais avoir votre avis à ce propos.

M. André Gerin, président. Les défis posés à la société et à la mission sont d’éclairer les raisons de la pratique du voile intégral et la place de l’islam, deuxième religion de France, dans la société française.

Quel malaise exprime aujourd’hui le voile intégral dans notre société, y compris chez les musulmans ? Le développement du communautarisme ne se dissimulerait-il pas derrière lui ?

Nous connaissons des exemples de situations contraintes de jeunes femmes mineures, d’adolescentes, voire de petites filles, de moins de dix ans, voilées intégralement : ces derniers cas relèvent de la protection judiciaire de la jeunesse.

Le voile pose également des questions d’ordre géopolitique, ou encore celle de la place de l’homme à côté de la femme. Il crée aussi des conflits dans les services publics ou d’état-civil. La couverture du visage ne peut pas être assimilée à un vêtement.

L’emprise des fondamentalistes, dont il a été dit ici qu’ils portent une idéologie barbare, sans rapport avec l’idée que nous pouvons nous faire d’un islam de France, met certains territoires, certaines jeunes filles dans des situations contraintes absolument contraires aux principes de laïcité et de séparation des Églises et de l’État.

Mme Danièle Hoffman-Rispal. Depuis quelques mois, j’ai été confrontée plusieurs fois au voile intégral, y compris dans la rue. Nous nous trouvons alors face à un « non individu », dont nous ne savons rien. Un visage s’exprime, même lorsqu’il est maquillé. À l’inverse, nous ne pouvons rien sentir de l’expression d’une personne voilée. Or, comme le dit Mme Elisabeth Badinter, la personne voilée voit ce que je ressens. Inversement, dans la mesure où je ne vois pas son visage, je ne peux rien percevoir ni de ce qu’elle-même ressent, ni de ce qu’elle pense.

Mme Nadeige Laneyrie-Dagen. À mon sens, Mme Göle a plutôt parlé de la pudeur que du sacré. Ma réflexion ne tient pas compte du genre. Elle parle du corps et du visage. Or, ce qui se joue ici n’est pas le voilement d’un homme ou d’une femme, mais seulement celui d’une femme alors que l’homme, lui, n’est pas voilé.

Même si je ne suis pas forcément favorable à une législation sur une pudeur à l’occidentale, je suis sensible aux conditions non pas du sacré, mais de la pudeur dans une société, évoquées par Mme Göle. Cela dit, que le voilement du visage d’une femme soit l’expression d’un rapport de pouvoir est une évidence. Dans l’Antiquité, la nudité était celle des hommes entre eux – encore que les Celtes étaient tatoués, ce qui signifie qu’ils n’étaient pas nus. Les femmes restaient au gynécée.

M. Jacques Myard. Les femmes celtes n’étaient pas recluses. Elles accompagnaient leurs maris au combat. Votre dernière remarque fait référence à la Grèce antique.

Mme Nadeige Laneyrie-Dagen. Le peintre David, qui a remis à la mode les peintures de nus, a théorisé sa vision de la nudité dans ses Notes sur la nudité de mes héros. S’il met nus les héros qui représentent la nouvelle république morale, il explique, en revanche, qu’il faut voiler, couvrir, les dames : il n’y a pas de nudité féminine. Le rapport entre hommes et femmes est présent dans cette prise de position.

Le principe de départ est que, d’une certaine manière, des jeunes femmes choisissent de porter le voile dans un espace public et qu’il faut les aider à y respecter leur foi. Cependant, loin de se voir offrir un choix, des enfants, de toutes jeunes filles, sont prédéterminées à porter le voile.

Mme Nilüfer Göle. Vous semblez donner une valeur très positive à la nudité. Or les pays d’Europe ne partagent pas le même rapport à la nudité. Les Allemands sont très nudistes. En Allemagne, des plages sont consacrées à la nudité. Les Français ne se reconnaissent pas dans cette tradition. Les réflexes des Polonais à l’égard des plages nudistes sont ceux d’une pudeur catholique très poussée. Avec les soldats nus de notre civilisation occidentale, femmes et hommes, l’Europe est en train d’inventer un mythe pour créer une altérité par rapport à l’islam.

J’ai aussi lu que, dans la civilisation islamique, le voile a été prescrit pour distinguer les femmes musulmanes des esclaves. Pour chaque société, la civilisation commence avec l’habillement.

Cela dit, le vêtement, c’est aussi la mode. En France notamment, la mode est l’un des moyens de dédramatiser ce type de conflits. À Dubaï a été créée la marque de lunettes de soleil BQ, comme burqa. Ce n’est pas une plaisanterie. L’esthétisation des formes, qu’il s’agisse des mosquées, des minarets ou du voile, montre une entrée dans les sociétés dites modernes.

Je n’ai pas dit que le voile était la marque de l’irruption du sacré dans l’espace public, sous l’effet d’un prosélytisme gravement dangereux qui nous défierait. Au contraire, mes propos n’épuisent pas le sens de ces conduites très complexes. J’ai simplement voulu tisser, en suivant votre canevas, une argumentation montrant que l’un des enjeux du port du voile était une politique de pudeur. Le débat public dans la société me semble dramatiser et surpolitiser la question du voile : derrière le foulard sont cachés les Frères, derrière la burqa le fondamentalisme wahhabite et l’Arabie saoudite… J’ai, au contraire, appris de mon expérience de la démocratie qu’il fallait dédramatiser, et laisser libre cours à l’expérimentation sociale et à l’innovation. Aujourd’hui en Turquie, le voile, le hijab sont fashion. Cela n’est pas si politique.

M. Jean Glavany. La mission ne s’est guère penchée sur les mots. Pour autant, ceux-ci ont un sens. Que dévoile-t-on ? En général, la vérité. Les élus dévoilent aussi des plaques d’inauguration. Dans la religion chrétienne, dire qu’une femme prenait le voile signifiait qu’elle entrait en religion. Autre expression, se voiler la face signifie refuser de regarder la vérité en face.

On ne saurait mettre sur le même plan le voile, le hijab, la burqa. Nous savons tous, par expérience, que les motivations du port du voile sont infinies, de la plus religieuse à la plus esthétique. Il y a plusieurs années, séjournant dans un hôtel jordanien, j’ai vu une femme – très belle – en bikini au bord de la piscine l’après-midi porter lors du dîner, une robe longue et un voile. Il s’agissait d’esthétique pure !

En revanche, seuls les deux courants à la fois extrémistes, intégristes et fondamentalistes de l’islam prônent le port du voile intégral. La burqa est d’origine talibane. Elle est issue d’une idéologie que je qualifie de barbare. Mon opinion sur le salafisme est à peu près identique. Les motivations du port du voile intégral ne sont donc guère variées.

Par ailleurs, se voiler la face empêche la vérité de l’échange. Celles qui portent le voile intégral entendent leurs interlocuteurs, leur parlent et les voient. En revanche, ceux-ci, s’ils peuvent leur parler, ne les voient pas. L’inégalité fondamentale ainsi introduite dans l’échange constitue une rupture évidente du principe de fraternité.

Le voile intégral est aussi l’outil d’une rupture de l’égalité. Son port n’est pas demandé aux hommes, mais aux seules femmes, pour des raisons de domination de la femme par l’homme et dans des conditions qui peuvent être barbares. L’imposition aux femmes du port de la burqa relève des mêmes modes de fonctionnement qui conduisent à leur couper les mains si elles portent du vernis à ongles ou à leur jeter de l’acide si elles veulent aller à l’école.

Enfin, invoquer le principe de sécurité serait presque une facilité en droit français : chacun doit accepter de témoigner de son identité.

Pour toutes ces raisons, le visage n’est pas une partie du corps comme les autres. Dans la société française d’aujourd’hui, la question problématique du visage masqué de la femme doit être abordée.

Mme Danièle Hoffman-Rispal. Madame Göle, si vous avez été sensible à mes propos, vous n’avez pas répondu à mon intervention. Sa teneur était cependant de même nature que celle de Jean Glavany.

Je pourrais entendre votre raisonnement sur la pudeur. Notre génération soixante-huitarde a voulu que les femmes se découvrent, s’approprient le droit de disposer de leur corps. La génération d’aujourd’hui est peut-être en retrait par rapport à ce mouvement. Sa pudeur s’exprime – je rappelle les propos de Mme Elisabeth Badinter ici-même – par le port du survêtement à l’école, plutôt que de la jupe, alors que le combat de notre jeunesse était le droit au port du pantalon. La première ministre qui a siégé en Conseil des ministres vêtue d’un pantalon était Alice Saunier-Seïté. C’était un vrai combat pour nous. Aujourd’hui, dans les collèges de nos cités, les jeunes filles sont vêtues d’un survêtement. La journée de la jupe n’est pas qu’un film, c’est tous les jours. Je peux donc entendre ce réflexe de pudeur, de réappropriation, par rapport à un mouvement qui a été très loin. En revanche, tel n’est pas le cas pour ce qui concerne le visage, le vivre ensemble et la fraternité évoquée par Jean Glavany. Quel est votre point de vue ?

M. Jacques Myard. Nous sommes bien au-delà de la pudeur. Dans un témoignage envoyé de l’étranger pour justifier le port du niqab ou du voile intégral, une personne m’expose dans un excellent français que : « mon Dieu m’ordonne et ordonne que ma femme soit voilée pour éviter le péché d’adultère ». Il ne s’agit pas là de pudeur : tous les ouvrages des salafistes font bien apparaître le caractère divin de cette obligation. En tant que laïc, j’y vois pour le moins le risque d’un choc des cultures.

M. Jean-Paul Garraud. Mesdames, avez-vous repéré dans l’histoire des comportements analogues à ceux que notre civilisation connaît actuellement ?

L’évolution de la civilisation vers la modernité que vous avez définie serait en réalité selon vous, une évolution vers la démocratie. Le port d’un voile intégral, masquant totalement le corps et le visage, constituerait alors tout simplement une véritable forme de régression historique et antidémocratique. Pouvez-vous m’apporter des précisions ?

Mme Nilüfer Göle. Mme Hoffman-Rispal, je pensais que mon acquiescement valait réponse.

Je suis d’accord avec l’idée de réciprocité. Cela dit, si, entre celle qui se voile et celle qui est dévoilée, il y a bien un rapport de pouvoir, celui-ci peut être inversé par rapport à la représentation que nous nous faisons du voile. Souvent, l’idée est que celle qui est voilée est soumise. Cependant, les rapports peuvent être plus pervers et complexes. Mon propos n’est pas de valoriser la burqa mais d’ouvrir une analyse indépendante de nos convictions personnelles.

Le voile intégral – je réponds là aussi sur la régression – est bien un élément de contre-modernité. Je n’ai pas fait d’équivalence entre la burqa, le hijab et le voile. Celles qui portent le voile essaient de remettre en cohérence leur pratique et leur foi. Ce n’est pas facile. Les incohérences sont nombreuses. En même temps, seule la démocratie laisse une place à l’incohérence. Hors l’incohérence ne subsiste que le purisme. Le port de la burqa est une pratique puriste, de personnes qui pensent qu’il n’y a pas de place pour l’expérience vécue de la modernité. Dans ce sens, il peut en effet être compris comme une régression ou, à tout le moins, une volonté de rupture très radicale avec la réciprocité et l’échange.

Quant aux interrogations sur le visage, il faut quand même rappeler – puisque le Parlement s’en est également soucié – que le port du voile, du hijab c’est-à-dire du fichu, ne posait pas la question de la visibilité du visage, mais seulement des cheveux. Au contraire, aujourd’hui la burqa pose le problème de la reconnaissance du visage de la personne qui le porte dans l’espace public. Les filles qui portent le voile l’enlèvent parfois tant elles sont lassées d’être identifiées avec le foulard et de ne pas pouvoir devenir une personne. Il y a donc aussi la non reconnaissance de la personne qui porte le foulard.

Mme Nadeige Laneyrie-Dagen. J’ai peut-être moi-même pu confondre un type de voile qui laisse voir le visage, et dont les conditions de port pour l’accès à l’école des enfants et des jeunes filles dans l’espace public ont été édictées, et un voile intégral que je ne nommerai pas, ayant trop peur de me tromper de termes. Pour moi, c’est ce voile intégral qui est une extension de ce que j’ai appelé le gynécée, un espace qui enferme les femmes dans un espace qui est non pas public – au contraire des apparences – mais un prolongement de l’espace privé. Ses caractéristiques en font un élément de refus évidemment rétrograde d’une place de la femme dans un espace public.

Vous avez évoqué des pratiques religieuses. Dans le christianisme, le lieu où l’on ne voit pas le visage d’autrui, c’est le confessionnal. Indépendamment de toute question de genre, si le visage du confesseur ne doit pas être vu par le confessé, ni celui du confessé par le confesseur, n’est-ce pas pour qu’une parole puisse être exprimée hors de l’espace du quotidien ?

Cette pratique ne signifie-t-elle donc pas, au contraire, que, dans l’espace du quotidien, il faut voir quelque chose de son interlocuteur pour qu’il existe ? Pour reprendre l’expression de M. Glavany, ce n’est qu’au parloir des femmes qui « prenaient le voile » que leurs interlocuteurs étaient privés de leur vue et elles de la leur. La religion chrétienne a donc bel et bien pris en compte l’isolement créé par l’absence de vision du visage.

Parler à quelqu’un et ne pas voir son visage chargé d’émotion est aussi pour nous ce qu’il peut y avoir de plus tragique, de plus terrible et de plus isolant.

Une autre conséquence du port du voile intégral est de mettre la personne qui le porte dans l’état non seulement de ne pas être vue mais de ne pas voir. Peut-être auriez-vous pu interroger Marjane Satrapi. Dans Persépolis, une extraordinaire bande dessinée dont elle est l’auteur, devenue ensuite un film, elle raconte son expérience à l’École des Beaux-Arts de Téhéran. Après bien des vicissitudes, elle essaie d’y dessiner un corps masculin. Le modèle est évidemment entièrement habillé ; il est à distance, à plusieurs mètres d’elle ; il est de dos, pour éviter tout face-à-face ; elle-même porte le voile. Un gardien de la Révolution entre alors et lui fait remarquer qu’elle ne peut pas faire cela. « N’aurais-je pas le droit de dessiner le corps d’un homme ? », demande-t-elle. « Si, lui répond-il, vous le pouvez. En revanche, vous ne pouvez pas le regarder ». « Que dois-je regarder ? », dit-elle. « Regardez la porte, et dessinez l’homme ».

M. André Gerin, président. Merci beaucoup pour ce travail et ces explications, très pertinentes et intéressantes.

Audition de M. Bertrand Louvel, président de chambre et directeur du service
de documentation et d’études à la Cour de cassation et de Mme Cécile Petit,
premier avocat général à la Cour de cassation

(Séance du mercredi 9 décembre 2009)

M. André Gerin, président. Nous accueillons aujourd’hui deux magistrats de la Cour de cassation afin qu’ils nous apportent leur expertise juridique sur les questions liées au port du voile intégral.

Je tiens à préciser, Monsieur Bertrand Louvel, Madame Cécile Petit, que nous n’avons pas pour objectif prédéterminé d’aboutir à une loi.

Nous souhaitons aborder principalement quatre sujets avec vous, qui fondent notre réflexion actuelle : la provocation au port du voile intégral, dont peuvent être auteurs, par exemple, certains prédicateurs extrémistes ; la contrainte au port du voile intégral, qui pourrait être pratiquée par les maris, la famille et même le « quartier » sur les femmes ou sur les enfants ; les possibilités d’identifier les personnes dans l’espace public, au moyen de contrôles d’identité ; les possibilités d’interdire de sortir masqué dans l’espace public.

M. Bertrand Louvel, président de chambre à la Cour de cassation. Votre mission porte d’abord, si j’ai bien compris, sur deux points : la pratique du port du voile intégral sur le territoire national – point qui s’inscrit dans un cadre juridique objectif puisqu’il concerne le droit de porter le voile intégral – et l’articulation de ce droit avec les principes de la République française et, en particulier, celui de la liberté et de la dignité des femmes : nous abordons là un domaine plus subjectif qui nous conduit notamment à envisager la question du droit de ne pas porter le voile intégral et donc la protection des femmes qui souhaiteraient ne pas le porter.

La liberté de se vêtir n’est évoquée par aucun de nos textes fondamentaux tant il apparaissait évident que cette liberté de se vêtir est un élément de la liberté tout court, laquelle consiste, selon la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, « à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Comme la Déclaration dispose également que « tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché », la cause semble entendue. On s’habille comme on veut, selon ses goûts, selon la mode que l’on choisit et selon ses convictions religieuses. La cause semble d’autant plus entendue que c’est sous l’Empire et au nom de la Déclaration de 1789, que le port du voile intégral, qui était une pratique courante en Algérie, alors portion du territoire national, a été, jusqu’en 1962, non seulement toléré mais protégé.

La Déclaration de 1789 permet une protection très forte du droit de se vêtir de la manière que l’on veut en France. L’annulation récente par le juge administratif d’un arrêté du maire d’une station balnéaire en est une nouvelle preuve : l’édile avait cru pouvoir interdire aux hommes de se promener en tenue de bain dans les rues de sa commune, estimant cette tenue contraire à la décence. La juridiction administrative a jugé qu’aucun motif suffisant ne fondait cette interdiction. Comme on le constate, le droit de se vêtir comme on veut est très fortement protégé dans notre environnement juridique.

Il est vrai que notre droit s’est internationalisé et que notre ordre juridique intérieur est désormais chapeauté par les textes européens, en particulier par la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne entrée en vigueur le 1er décembre dernier, qui apporte des précisions supplémentaires sur les droits élémentaires de la personne et les restrictions qu’ils peuvent encourir.

La liberté de se vêtir peut se rapporter à deux droits garantis par les textes internationaux : le droit au respect de la vie privée – qui n’est pas évoqué dans notre Déclaration interne –, et la liberté d’expression religieuse – qui est définie de façon très précise par les deux textes européens comme la liberté de manifester sa religion individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, les pratiques et l’accomplissement des rites.

La Convention de sauvegarde européenne comme la Charte des droits fondamentaux prévoient que des restrictions au respect de la vie privée ainsi qu’à la liberté religieuse peuvent être édictées pour répondre à des objectifs d’intérêt général, tels que la sûreté publique, la défense de l’ordre, la prévention des infractions pénales, la protection de la santé, ou encore pour répondre à la protection des droits et libertés d’autrui. Les restrictions apportées pour répondre à un tel objectif – très précisément défini – doivent être strictement proportionnées à ce que sa réalisation exige de mettre en œuvre.

Autrement dit, sous l’empire des textes européens, des arrêtés vestimentaires du type de ceux qui ont pu être pris en France au début du siècle dernier, à l’époque des querelles religieuses, contre le port de la soutane sont aujourd’hui impossibles. L’exemple le plus célèbre est l’arrêté du maire du Kremlin-Bicêtre qui, fustigeant le ridicule de la soutane, avait interdit le port du costume ecclésiastique dans sa commune.

La liberté de se vêtir est donc extrêmement forte : on ne peut y déroger que dans des conditions très restrictives.

Cela étant posé, la personne qui revêt un vêtement, quel qu’il soit, peut se trouver dans deux types de situation : dans sa vie privée ou hors de sa vie privée.

La vie privée est l’espace dans lequel une personne n’entre pas en relation juridique avec des tiers. Cela ne veut pas dire simplement chez elle. Une personne est dans sa vie privée aussi quand elle se promène dans la rue et ne demande rien à personne, quand elle s’arrête sur un banc public, quand elle achète son pain ou quand elle entre dans un bar. En l’absence de lien avec des tiers, les restrictions qui pourraient être apportées à la liberté de se vêtir pourraient difficilement répondre à l’un des objectifs d’intérêt général évoqués par les conventions applicables.

Quand une personne sort de sa vie privée, elle entre dans des situations de relations juridiques avec les tiers, soit avec l’autorité publique, soit avec des personnes privées dans le cadre, notamment, des relations contractuelles. C’est dans ce domaine que peuvent intervenir les impératifs de sûreté publique, de protection des droits des tiers ou d’hygiène.

Les exemples de restrictions vestimentaires justifiées par ce type d’impératifs ne manquent pas.

Considérons, tout d’abord, le domaine contractuel puisque l’une des restrictions repose sur la protection des droits des tiers.

Le droit du travail comporte une disposition qui est directement inspirée des règles de nécessité et de proportionnalité du droit européen : l’article 1121-1 du code du travail édicte que « nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ».

C’est sur le fondement de ce texte que la Chambre sociale de la Cour de cassation contrôle les restrictions apportées à la liberté vestimentaire qu’un employeur peut être amené à imposer à ses salariés : les restrictions doivent être justifiées par la nature des tâches à accomplir et proportionnées à l’objectif visé, notamment sur le plan de la sécurité.

La Chambre sociale a eu l’occasion de se prononcer sur la légitimité de l’interdiction du port d’un bermuda pour un homme – pour l’image de l’entreprise, cette tenue n’était pas souhaitable – et sur l’illégitimité de l’obligation du port d’une blouse blanche qui était sans intérêt pour l’emploi occupé. En revanche, elle n’a jamais eu, à ce jour, à se prononcer sur la question du port d’un voile religieux au cours de l’exécution de la prestation de travail, ce qui prouve la faible importance du contentieux sur ce point.

Dès lors que la restriction vestimentaire dans la relation de travail doit être liée à l’exécution de la tâche à accomplir, cela exclut toute considération eu égard à la nature ou à la symbolique du vêtement.

Toujours dans le domaine contractuel, des impératifs d’hygiène peuvent entraîner des restrictions vestimentaires. L’accès aux piscines est conditionné, par voie de règlement, au port de certaines tenues de bain. Les hôpitaux sont habilités à imposer aux personnes hospitalisées des tenues conformes aux nécessités sanitaires. Les personnes intervenant dans le traitement d’aliments doivent aussi se soumettre à certaines prescriptions vestimentaires. Tout cela est légitime.

La sûreté publique est une autre cause de dérogation à la liberté de se vêtir comme on l’entend. Des restrictions peuvent être envisagées, notamment à l’occasion des contrôles d’identité par la police judiciaire dans un cadre de recherche ou de prévention d’infractions : toute personne est tenue de permettre la vérification de son identité, ce qui suppose qu’elle se présente la tête découverte. Si elle ne le permet pas, des photographies doivent pouvoir être prises. Si elle s’y oppose, elle commet un délit, puni d’emprisonnement. Elle s’expose alors à être placée en garde à vue et donc à être contrainte de se dévoiler.

D’autres dérogations existent au droit de se vêtir comme on l’entend et ce, pour des motifs de sécurité. Depuis juin dernier, il est interdit de porter une cagoule à proximité des manifestations. Dans les aéroports, toute personne doit se soumettre aux vérifications de sécurité nécessaires, donc doit permettre le contrôle de son identité, donc doit se découvrir. Tout cela ne supporte pas de discussion.

La Cour de Strasbourg a été conduite à valider des contrôles d’identité aux abords des locaux diplomatiques à l’encontre de personnes qui avaient refusé de se dévoiler. Elle a aussi admis l’obligation faite aux détenus du port d’un costume pénitentiaire comme correspondant à un objectif de sûreté publique.

Parallèlement, la personne qui se présente devant une autorité publique pour y accomplir un acte impliquant la vérification de son identité, doit le faire tête découverte : par exemple, cérémonie du mariage, exercice du droit de vote ou encore prestation d’un serment. La Cour d’appel de Nancy a ainsi refusé à une jeune femme qui se présentait voilée devant elle de prêter le serment d’avocat. Le costume réglementaire d’avocat ne prévoit pas le port du voile.

La Cour de Strasbourg a légitimé l’interdiction du port de signes religieux dans les établissements scolaires, au nom du principe d’ordre public de la laïcité. La première Chambre civile de la Cour de cassation a également validé les interdictions du port du voile dans les établissements privés dans la mesure où elles sont contraires au projet éducatif de l’établissement. C’est aussi le respect du droit des tiers qui le justifie.

Voilà un ensemble de restrictions qui entre dans le cadre de ce qui est permis par les conventions internationales et qui ne paraît pas souffrir de discussions lorsqu’il s’agit de restreindre la liberté de porter le voile, en tout cas de se couvrir le visage.

Faut-il aller plus loin, notamment au nom du principe de dignité de la femme, souvent évoqué, qui conduirait à penser que le port du voile, et en particulier du voile intégral, exprimerait une situation intolérable de subordination de la femme à l’homme ? La difficulté de cette question est qu’elle repose sur un jugement culturel, qui dépasse d’ailleurs le jugement porté sur la dignité de la femme. L’homme qui approuve le port du voile par la femme voit également sa dignité mise en cause à travers ce raisonnement car celui qui l’exprime n’est pas loin de soutenir que le port du voile est lui-même indigne. Nous entrons là dans une démarche beaucoup plus délicate, en tout cas beaucoup moins juridique car nous nous adressons à des hommes et à des femmes qui soutiennent, exactement à l’inverse de cette thèse, que le port du voile par la femme est précisément destiné, selon leur culture, à protéger la dignité de celle-ci. Il y a là un débat culturel qui nous fait sortir du droit, mais à l’égard duquel le juriste ne peut qu’émettre des réserves très sérieuses.

En revanche, là où le juriste n’a plus de réserve sérieuse, c’est lorsqu’il s’agit d’utiliser les lois existantes pour protéger les femmes qui ne souhaitent pas ou qui ne souhaitent plus se livrer à cette pratique parce qu’elles ne veulent plus se soumettre à ce type de culture. Dans ce cas, on peut demander à l’État d’engager toutes les ressources de son système juridique pour assurer la protection de ce qu’il faut bien appeler, quand on considère le problème sous cet angle, des victimes.

Nos lois permettent-elles d’assurer efficacement la protection des femmes qui veulent échapper à ce statut ? Globalement oui.

La contrainte de porter un vêtement est déjà en soi une violence psychique pénalement sanctionnée, indépendamment même des violences physiques ou des menaces qui peuvent l’accompagner. Toutes ces voies de fait sont susceptibles de poursuites pénales et la loi prévoit, en outre, une circonstance aggravante lorsqu’elles sont le fait du mari.

L’examen de la jurisprudence montre que les juges appuient fortement ce type de poursuites. À Lyon, un jeune Français de vingt ans, qui avait frappé sa sœur de quatorze ans au motif qu’elle refusait de porter le voile islamique, avait été condamné à quatre mois d’emprisonnement avec sursis en première instance. La Cour d’appel a élevé sa peine à neuf mois d’emprisonnement ferme. La jurisprudence n’est pas laxiste à l’égard de ce type de comportement.

S’agissant non plus des violences individuelles mais des appels communautaristes qui pourraient être lancés pour contraindre les femmes au port du voile intégral, nous avons, là aussi, un dispositif textuel : l’article 24 de la loi de 1881, qui sanctionne les appels à la violence à l’égard d’un groupe de personnes à raison du sexe, permet de les réprimer.

De la même manière, sur le plan civil, l’examen de la jurisprudence – la Cour de cassation centralise maintenant l’ensemble des arrêts rendus par les cours d’appel de France et a la possibilité, grâce à un moteur de recherche efficace, de balayer tous les jugements intervenus dans tel ou tel domaine – permet de vérifier que les juges protègent, d’ores et déjà, les femmes et les jeunes filles qui refusent le port du voile contre des maris ou des pères qui veulent les y contraindre. Ceci est considéré comme un motif de divorce ou de retrait du droit de garde ou du droit de visite.

Le dispositif législatif est en place, prêt à être appliqué pour peu que l’État veuille bien armer l’action publique de toute l’énergie nécessaire.

Si, malgré tout, vous souhaitez, pour des raisons de principe, prononcer une sanction contre le port du voile intégral sur l’espace public, en dépit de l’encadrement juridique existant, il faudrait veiller à ce que la peine encourue soit proportionnée, comme le prévoit la Déclaration des droits de l’homme. Pour sanctionner la personne cagoulée à proximité d’une manifestation, ce qui constitue une contravention de la cinquième classe, l’autorité réglementaire a prévu une simple peine d’amende de 1 500 euros. Or, un tel comportement comporte plus de risque pour l’ordre public que celui d’une femme voilée qui marche paisiblement dans la rue. Donc, si une sanction devait être envisagée, elle ne pourrait être que d’un niveau inférieur, ce qui exclut toute intervention législative.

Mme Cécile Petit, premier avocat général à la Cour de cassation. M. le président Louvel ayant abordé de nombreux aspects juridiques du problème, je me bornerai à des réflexions de trois ordres.

Je tenterai, d’abord, de définir le cadre juridique dans lequel se situe la problématique du port du voile intégral et à constater s’il est suffisant.

Je rappellerai, ensuite, que l’autorité judiciaire, gardienne des libertés individuelles, a la charge de faire respecter toutes les valeurs essentielles qui sont constitutionnellement garanties à chaque citoyen sur l’ensemble du territoire national. L’analyse du droit jurisprudentiel, qui est, en réalité, l’expression « clinique » de notre droit, la casuistique de la loi, nous éclaire de façon concrète, à partir des demandes dont elle est saisie et des réponses qu’elle apporte aux justiciables, sur l’adéquation de nos lois aux attentes de nos concitoyens.

Enfin, je me pencherai sur la question de savoir s’il faut une nouvelle incrimination, notamment pénale, pour réprimer le port du voile intégral.

Le cadre juridique dont nous disposons est structuré par des normes hiérarchisées qui protègent les valeurs universelles de dignité humaine, de liberté et d’égalité.

Je ne reviendrai pas sur le cadre constitutionnel. De hautes autorités sont venues vous en parler. Mais je dirai quelques mots sur la Convention européenne des droits de l’homme qui coiffe désormais l’ensemble de nos juridictions nationales et européennes. Ce n’est pas un quatrième degré de juridiction, mais cela s’en rapproche. Les décisions rendues sur le plan judiciaire en France visent le plus souvent cette Convention.

Cette dernière est claire et équilibrée. Elle consacre la liberté de pensée, de conscience et de religion tout en admettant certaines restrictions qui doivent « constituer des mesures nécessaires dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publique ou à la protection des droits et libertés d’autrui ». En outre, son article 14 prohibe toute discrimination fondée notamment sur le sexe et la religion.

Des décisions récentes sont très intéressantes, notamment l’affaire Leyla Şahin c/ Turquie, qui valide l’interdiction en Turquie du port du foulard islamique à l’université. La Cour européenne des droits de l’homme précise bien que l’État est libre, pour les raisons que je viens d’indiquer, d’interdire le port du voile dans les universités.

Je ne reviendrai pas sur l’ensemble de cette jurisprudence mais j’en tirerai quatre idées-forces.

Le premier enseignement de la Cour européenne est que la coexistence dans une société démocratique de plusieurs religions peut rendre nécessaire d’assortir la liberté de manifester sa religion de limitations propres à concilier les intérêts des divers groupes. Elle prône donc un pluralisme religieux encadré.

Deuxièmement, le devoir de neutralité et d’impartialité de l’État est incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation de la part de celui-ci quant à la légitimité des croyances religieuses ou des modalités d’expression de celles-ci.

Troisièmement, dès lors qu’une limitation est prévue par la loi dans l’exercice d’un droit comme la liberté de religion, les intéressés doivent avoir eu connaissance, en amont, des règles de conduite applicables.

Enfin, si sanction il y a, la Cour européenne veille, comme M. le président Louvel y a insisté, à ce que cette sanction soit proportionnée, c’est-à-dire qu’il y ait un juste équilibre entre les différents intérêts en présence.

La Cour européenne a joué, au cours des dernières années, un rôle très important dans tous les domaines, et pas seulement dans le domaine religieux. Son objectif est, non pas d’empêcher l’exercice des religions puisqu’elle reconnaît le pluralisme, mais de s’assurer que des groupes opposés se tolèrent les uns et les autres. La jurisprudence de la Cour européenne est incontestablement un facteur d’apaisement des tensions.

Nous avons décliné cette jurisprudence au niveau législatif. Les dernières lois adoptées au niveau national par la France ont toutes été jusqu’à présent validées.

Le législateur national a, jusqu’à présent, fait le choix d’interdictions sectorielles dans les établissements scolaires, dans les services publics et dans les hôpitaux. Cela répond à la nécessité de rechercher la proportionnalité souhaitée par la Cour européenne des droits de l’homme.

Dans les enceintes de justice, nous pouvons nous appuyer depuis longtemps, ce qui est normal puisque nous exerçons une fonction d’autorité – qui, malheureusement, a souvent ses limites – sur nombre de dispositions, sur le plan tant civil que pénal, qui permettent au président d’assurer la police de l’audience, d’exiger des personnes qui assistent à l’audience d’avoir une attitude digne et respectueuse de la justice et de les faire expulser en cas de difficultés.

Avant de passer à mon deuxième point, il me paraît utile de rappeler – en ma qualité d’ancienne directrice de la protection judiciaire de la jeunesse – les dispositions législatives relatives à l’autorité parentale.

Le code civil prévoit que les parents, auxquels la loi confère des droits et des devoirs envers leur enfant, se doivent de le protéger dans sa santé, sa sécurité, sa moralité pour assurer son éducation et lui permettre le meilleur épanouissement possible. En cas de conflit, c’est sous le contrôle du juge judiciaire que cette autorité parentale s’exerce. Là encore, le juge a à sa disposition, du fait des textes relatifs à l’autorité parentale, tout un panel de mesures en cas de difficultés, notamment dans l’exercice des libertés religieuses.

J’aborderai maintenant brièvement la jurisprudence relative aux dérives de la liberté de religion ; pour compléter mon propos, vous pourrez consulter les banques de données judiciaires.

En matière civile, la première Chambre civile de la Cour de cassation a énoncé, dans un arrêt du 24 octobre 2000, que ne méconnaissait pas la liberté de religion, consacrée par l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, la Cour d’appel qui, se fondant sur l’intérêt supérieur de l’enfant, avait suspendu le droit de visite et d’hébergement d’un père à l’égard de ses deux filles. Elle s’est fondée en cela sur les pressions morales et psychologiques que ce père faisait peser sur ses filles encore très jeunes, notamment en exigeant le port du voile islamique et le respect de l’interdiction de se baigner en piscine publique.

J’évoquerai une autre décision, qui n’est pas liée au port du voile intégral, mais qui est révélatrice de la difficulté d’appréciation, en matière pénale, de l’exercice des dérives religieuses. Un magazine avait publié un article relatant l’entretien accordé à un journaliste par un imam, au cours duquel celui-ci avait affirmé que le Coran permettait à un homme de frapper son épouse adultère à condition que ce ne soit pas au visage, ajoutant qu’il pouvait frapper fort afin qu’elle ne recommence plus. Par arrêt du 6 février 2007, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a retenu qu’il avait ainsi intentionnellement provoqué à la commission du délit de violence volontaire.

En matière de droit du travail, la Chambre sociale a affirmé à de nombreuses reprises que la restriction de la liberté individuelle de se vêtir doit être justifiée par la tâche à accomplir et proportionnée à l’objectif visé. Dans une décision du 28 mai 2003, elle a souligné que la liberté de se vêtir à sa guise n’entrait pas dans la catégorie des libertés fondamentales.

On constate donc que la jurisprudence judiciaire s’attache toujours à la recherche d’une raisonnable proportionnalité entre le respect de la liberté individuelle revendiquée et les impératifs du « vivre ensemble ».

J’en arrive à ce qui constitue sans doute la question principale : l’arsenal juridique doit-il être complété, notamment par une incrimination pénale ?

Le profond malaise ressenti, me semble-t-il, par toute personne élevée dans le respect de la dignité de l’être humain, de son corps, et attachée à l’égalité des « genres », lorsqu’elle se trouve face à une personne portant un voile intégral, conduit à focaliser sur cette personne ce que nous vivons comme un rejet de nos valeurs. Pour autant, peut-on considérer ce comportement comme un acte de délinquance qui impliquerait une sanction pénale ?

Une telle sanction risque, en réalité, de ne pas atteindre l’objectif recherché pour toute nouvelle incrimination, à savoir faire cesser l’acte qui trouble l’ordre social. En effet, cette incrimination ou cette nouvelle infraction cible la seule porteuse du voile intégral qui n’est, en réalité, que la victime instrumentalisée d’un prosélytisme fondamentaliste ; elle ne stigmatise que le symptôme et elle laisse à l’abri des poursuites les véritables auteurs restés dans l’ombre. Or, les criminalistes le savent, la peine doit avoir une fonction utilitaire et doit éviter la contagion du mal. Je crains, malheureusement, l’effet contraire.

Si vous alliez toutefois sur la voie de la pénalisation, il me semble alors que la qualification devrait plutôt trouver son fondement dans les atteintes à la protection de la dignité de la personne et dans la lutte contre les discriminations – les articles 225-1 et suivants du code pénal. La dignité humaine ne peut, en effet, se saisir que sur le visage de l’autre et le dissimuler entièrement, sans raison légitime, constitue une forme de reniement de cette dignité.

M. Jacques Remiller. Monsieur le président Louvel, j’ai été très intéressé par vos propos sur la nécessaire protection des femmes qui ne souhaitent pas porter le voile intégral. Dans le cadre de votre activité professionnelle, avez-vous rencontré de nombreux cas de ce type ? La loi peut-elle y répondre ? Que faire quand nous en avons connaissance ?

Mme Françoise Hostalier. Vous avez mis l’accent sur la protection des femmes qui se trouveraient, malgré elles, dans l’obligation de porter le voile intégral. De mon point de vue, c’est un faux débat. Les lois actuelles ne permettent pas de protéger ces femmes. Une femme contrainte de porter le voile intégral ne risque pas de venir se plaindre au commissariat de police parce qu’elle sait bien qu’elle ne sera pas protégée. Il faudrait instituer un système de protection équivalent à celui mis en place pour les femmes battues – ce qui n’est pas possible.

Ne pourrait-on pas retourner la situation, comme d’autres intervenants nous l’ont suggéré, et réfléchir sur le droit d’autrui ? Par exemple, il est interdit en France de se promener tout nu, car on considère que cela porte atteinte aux bonnes mœurs ; il s’agit de protéger non pas la personne qui voudrait se promener nue, mais celle qui pourrait être choquée d’y assister. En l’occurrence, on ne se focaliserait pas sur la personne elle-même mais on prendrait en compte son environnement.

Vous avez, par ailleurs, fait remarquer qu’une sanction, par le biais d’une amende, ne relèverait pas de la loi et qu’elle risquait de paraître disproportionnée. Il est vrai que l’on n’imagine pas un gendarme ou un policier sortir son carnet pour dresser une amende à une femme voilée. Que penseriez-vous d’une « peine pédagogique » ? Celle-ci devrait-elle relever de la loi ?

Madame, pourriez-vous nous dire ce qui vous permettrait aujourd’hui d’exiger d’une femme entièrement voilée qu’elle ôte son voile au cours d’une audience judiciaire ? Vous avez mis en avant l’ « autorité judiciaire ». Pourriez-vous être plus précise ?

M. Jacques Myard. On reconnaît là la qualité des juristes dans l’analyse de la jurisprudence. Si j’ai bien compris, vous n’êtes pas favorable tous les deux à une loi. Selon vous, un décret pourrait suffire, dans des cas spécifiques.

Je suis frappé par le fait que vous émettez un jugement par rapport à toute une période. Tout d’abord la notion de liberté ; telle qu’elle est proclamée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, on ne peut l’aliéner.

En réalité, vous jugez de lege lata – par rapport à ce qui existe – et non de lege ferenda. Or, aujourd’hui, certaines situations, à tort ou à raison, ne sont plus acceptées – c’est ce que l’on a observé en Suisse –, ce qui n’est pas sans conséquences sur ce que l’on appelle la politique juridictionnelle. En effet, lorsque la pression politico-sociale devient, pour mettre un terme à ces situations, suffisamment forte, la justice – Cour de cassation, Conseil d’État, Conseil constitutionnel, voire Cour européenne des droits de l’homme – finit par accepter de sanctionner car, que vous le vouliez ou non, les juges représentent aussi l’autorité du peuple.

Malgré la valeur de vos arguments et la finesse de votre analyse jurisprudentielle, le port du voile intégral heurte profondément les notions de liberté, d’égalité des sexes et de dignité de la personne – concept, il est vrai, dénié par certains constitutionnalistes, même s’il est mentionné dans le préambule de la Constitution de 1946. On rejoint ici du code social. On est en plein juridico-culturel et vous n’y êtes d’ailleurs pas insensibles. Vous pouvez parfaitement, sur la base des articles 8 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme, justifier une mesure impersonnelle, générale et non discriminatoire.

M. Georges Mothron. Mon impression est que vos conseils à tous deux sont fondés sur une réaction a posteriori, c'est-à-dire prenant en compte le fait que des femmes portent le voile intégral. Nous, nous devons trouver une solution a priori, en analysant le phénomène sur le plan social : nous ne devons pas nous contenter d’étudier l’aspect « punition » d’une éventuelle contravention.

En 2004, l’éducation nationale avait demandé au législateur de trouver une solution au problème du voile à l’école – ou de tout signe ostentatoire. Après des débats passionnés entre ceux qui étaient favorables à un texte législatif et ceux qui étaient contre, une loi a finalement été votée qui a permis de résoudre le problème. Aujourd’hui, comme ce fut alors le cas, notre souci est de ne pas stigmatiser une partie de la population, notamment le monde musulman, alors que celles qui portent le voile tendraient plutôt à ce que ce monde soit stigmatisé du fait parfois de tendances sectaires.

J’ai cru également comprendre que vous conseilliez de procéder par décret, en conservant le cadre légal actuel. Cela permettra peut-être d’infliger des punitions qui pourraient guérir dans le temps le phénomène, mais pas de le prévenir. Je n’ai donc pas le sentiment que vous nous apportiez une solution de prévention du voile intégral. Dans ma circonscription, la burqa est présente et la stigmatisation est quotidienne : devant l’école, au marché et dans la rue. Les musulmans qui sont parfaitement intégrés sont ceux qui en souffrent le plus.

M. Bertrand Louvel. Il ne faut pas être surpris que des magistrats aient traité cette question sous l’angle de la liberté individuelle, qui exclut tout jugement de valeur de nature idéologique ou religieuse a priori. Les juristes défenseurs de la liberté individuelle n’interviennent pas eu égard à la religion des personnes ou aux pratiques que les religions peuvent induire. Ils prennent les personnes, telles qu’elles sont, dans le champ d’application du droit qu’ils ont à faire respecter. Il se trouve qu’il y a une nombreuse population musulmane en France, qui y a pénétré parce que l’État l’a permis, et le rôle des juristes est de permettre à ces personnes d’y vivre librement, selon leurs convictions, dès lors qu’elles ne sont pas contraintes.

Je comprends qu’en qualité de législateurs vous ayez des inquiétudes d’un autre ordre, et que vous souhaitiez légiférer pour apporter une réponse à vos préoccupations. Mais nous, nous nous prononçons par rapport au droit existant et à la protection qu’il doit fournir à toutes les personnes sans distinction sur notre sol, sauf si l’on entre dans le cadre des catégories que nous avons énumérées et qui sont très strictement précisées par les conventions internationales.

Vous ne pouviez pas attendre autre chose de la part de magistrats qui, non seulement défendent la liberté individuelle, mais doivent le faire dans la neutralité et dans l’objectivité absolues.

M. Jacques Myard. La liberté ne peut pas s’aliéner !

M. Bertrand Louvel. Et certains musulmans diront : effectivement, la liberté est inaliénable ; donc je peux porter le voile.

M. Jacques Myard. Et si je m’autoflagelle, est-ce ma liberté ?

Mme Cécile Petit. Nous applaudirions des deux mains une loi qui protégerait ces femmes et mettrait fin à ce symptôme. Mais en tant que magistrats, nous voyons passer trop de lois que nous sommes incapables de faire appliquer ensuite. Voilà pourquoi nous sommes très prudents et nous partons du cas par cas. C’est à partir de là que nous nous forgeons une conviction de ce qui est possible et de ce qui ne l’est pas. Il serait dramatique qu’une loi décide qu’à partir de telle date, le port du voile intégral est interdit en France et qu’en réalité, tous les jours, dans le métro, dans le bus et sur les marchés, on continue à voir les mêmes personnes agir de la même façon. L’État français en serait touché dans sa crédibilité.

S’il devait y avoir une sanction, une incrimination autre que celles qui sont déjà prévues, elle ne pourrait se fonder, à mon avis, que sur les atteintes à la dignité de la personne. Un chapitre entier du code pénal prévoit toutes les atteintes à la dignité de la personne et toutes les discriminations. Encore faut-il les caractériser.

Par ailleurs, je l’ai dit, il ne faut pas traiter uniquement le symptôme. Or je suis persuadée que l’on va stigmatiser ces porteuses de voile qui mériteraient parfois d’être sous tutelle, dans la mesure où elles n’ont aucune liberté – même si, d’ailleurs, c’est plutôt leur compagnon ou leur mari qui devrait être sous tutelle.

J’explique notre prudence par la réalité du terrain judiciaire.

M. Jacques Remiller. Qu’en est-il de la protection des femmes qui ne souhaitent pas porter le voile intégral ?

M. Bertrand Louvel. J’ai évoqué les cas de protection, par le juge pénal, de personnes contraintes, par la violence, de porter le voile. J’ai cité un arrêt très ferme de la Cour d’appel de Lyon. J’ai cité la jurisprudence civile, qui prononce le divorce au profit des femmes contraintes par leur mari, et au profit des jeunes filles contraintes par leur père, qui échappent ainsi à son droit de garde et de visite. Cela dit, nous n’avons pas à connaître de tous les cas.

Mme Françoise Hostalier. Je ne suis toujours pas convaincue. Les lois existantes ne suffisent pas. On ne peut pas garantir aux femmes concernées une protection au sortir du tribunal.

M. Jacques Myard. Certaines lois ne sont, en effet, pas appliquées. Dans une réunion internationale, un Français parlait de la sophistication de notre droit de l’environnement. Un Suisse lui a répondu que si le droit de son pays était moins sophistiqué que le droit français en matière d’environnement, au moins était-il appliqué…

Pour autant, la situation peut changer. Et je crois qu’en l’occurrence, on se trouve au cœur du vouloir vivre ensemble. Pour vous, ces femmes sont des victimes. Mais la victime, c’est moi : je ne peux pas voir le visage de l’autre, qui se cache à moi alors qu’elle me regarde. Il ne faut pas tomber dans cette confusion et dans cette manipulation mentale à laquelle se livrent certains qui, au nom d’une certaine liberté, vous assènent leur loi religieuse contraire à la dignité de la femme et l’égalité des sexes. J’accepterai le voile le jour où les hommes seront voilés…

Je crois à la force de la loi en tant que symbole. Certes, on se heurte au problème que représente la faiblesse de l’État. Mais cela peut changer. Je souhaite même que la loi ait aujourd’hui une grande force pour que l’on évite, demain, des dérives encore plus graves.

S’agissant de la dignité, pourriez-vous être plus précise ? À en croire le professeur Carcassonne, la dignité, ce n’est pas « ma » dignité, mais les limites – plus d’ailleurs par respect d’un code social que par une autolimitation, comme le précise le professeur de façon quelque peu jésuitique – que l’État s’impose pour respecter la personne – à la suite de ce qui s’est passé pendant la Deuxième guerre mondiale. À votre avis, ce concept peut-il servir à justifier un code social ?

Mme Cécile Petit. Je n’ouvrirai pas une querelle de juriste avec un tel constitutionnaliste. Mais j’ai lu voilà peu que la dignité humaine avait valeur constitutionnelle.

M. Jacques Myard. Je suis bien d’accord.

Mme Cécile Petit. Cela peut être débattu. En tout cas, le concept de dignité humaine est reconnu par le droit pénal, par le droit civil, par la Cour européenne des droits de l’homme. Pour moi, cela suffit. Je ne m’imagine pas le Conseil constitutionnel rejeter un texte au motif que la dignité doit se lire « dans l’œil de l’autre ». Mais le raisonnement qui a été tenu est certainement trop élaboré pour moi.

M. Bertrand Louvel. La dignité est une question de for intérieur, comme le prouve l’affaire du voile intégral : les uns soutiennent que la femme qui le porte est victime d’une atteinte à sa dignité, et celle qui le porte volontairement nous explique avec la même sincérité qu’elle le porte pour protéger sa dignité. Nous sommes face à deux cultures, qui ont cohabité très longtemps sous le drapeau français, jusqu’à une époque qui n’est pas si ancienne.

M. Jacques Myard. Il n’y avait pas de voile intégral à l’époque !

M. Bertrand Louvel. Monsieur, j’ai ici des photos des rues d’Alger, au moment de l’indépendance. Vous ne voyez que des voiles intégraux ! C’est indiscutable. Je mets ces photos à votre disposition…

M. Jacques Myard. C’était avant 1930 !

M. Bertrand Louvel. Non, ces photos datent de 1958. Vous en avez même une du 13 mai, avec des femmes intégralement voilées à côté des Françaises. Par tradition, la France a toujours respecté la diversité religieuse. Lorsque Charles X a débarqué en Algérie, il a dit : nous respecterons votre religion et vos femmes. La France a toujours été fidèle à cet engagement qui a été pris, en son nom, par un régime finissant.

La France était en Algérie. Aujourd’hui, l’Algérie est en France. Le problème n’est pas tellement différent.

M. Jacques Myard. La loi de 1905 n’avait même pas été appliquée en Algérie, je vous l’accorde.

M. Bertrand Louvel. Si, elle l’était.

M. André Gerin, président. Monsieur le président, Madame l’avocate générale, je vous remercie pour le temps que vous avez bien voulu nous consacrer.

Audition conjointe de M. Brice Hortefeux, ministre de l’Intérieur, de l’outre-mer et des collectivités territoriales, de M. Xavier Darcos, ministre du Travail, des relations sociales, de la famille, de la solidarité et de la ville, et de M. Éric Besson, ministre de l’Immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire

(Séance du mercredi 16 décembre 2009)

M. André Gerin, président. Nous achevons aujourd'hui les auditions débutées le 8 juillet. Menées avec sérieux et assiduité, elles nous ont permis d’entendre à Paris, Lyon, Marseille, et Bruxelles plus de 175 personnes de diverses tendances, qu’il s’agisse d’associations laïques ou féministes, de représentants des maires ou d’une femme qui a accepté d’ôter son voile intégral pour échanger à huis clos. Nous avons ouvert un dialogue très constructif avec le président du Conseil français du culte musulman (CFCM), M. Mohammed Moussaoui, et le recteur de la Mosquée de Paris, M. Dalil Boubakeur. Nous avons relevé avec succès les défis qui s’imposaient à nous : travailler sur la question du voile intégral dans un esprit d’ouverture et sans stigmatiser personne et, au-delà, faire en sorte que la deuxième religion de France soit « républiquement compatible ».

Un grand débat s'est ouvert dans notre pays, en Europe et même dans le monde. Nous avons ainsi été sollicités par des médias canadiens, japonais, allemands, belges, russes et de plusieurs pays arabes. Nous avons enregistré plus de 80 000 connexions aux vidéos des auditions et pas un jour ne s’est passé sans qu'un quotidien évoque le sujet.

Il s’agissait de montrer que la pratique du port du voile intégral recouvre une question politique, celle du fondamentalisme. Nous avons réussi à clarifier un certain nombre de points s’agissant de l’intégrisme, à mettre en évidence l’endoctrinement des garçons et des filles dans certaines parties de notre territoire et à faire prendre conscience des violences qui sont faites aux femmes sous couvert du religieux.

Vient maintenant le temps de la réflexion. Les contributions que nous recevons depuis quelques jours doivent être rassemblées ; nous ne prendrons pas notre décision avant la conclusion de nos travaux, prévue à la fin du mois de janvier. Sur ces sujets, la patience prévaut et nous devons faire preuve, dans le contexte actuel, d’un grand sens de la responsabilité. La mission, représentative des différentes sensibilités de l'Assemblée nationale, rendra ses préconisations sans esprit partisan.

Je veux remercier MM. les ministres Hortefeux, Darcos et Besson de leur venue, en accord avec le Premier ministre. Celle-ci marque un moment important de nos travaux. En tout premier lieu, notre intérêt porte sur les résultats de l’enquête dont le Journal du dimanche s'est fait l'écho, et dont nous souhaiterions pouvoir disposer, Monsieur le ministre de l’Intérieur.

M. Éric Raoult, rapporteur. Au cours des six derniers mois, nous avons travaillé sans préjugés et entendu des personnes provenant d’horizons très divers : acteurs de terrain, intellectuels, élus, représentants du culte musulman, associations laïques ou féministes. Ces auditions ont permis de mieux cerner la complexité de la question et les raisons multiples qui conduisent au port du voile intégral.

Si les femmes qui ont fait ce choix s'expriment beaucoup, il ne faut surtout pas oublier celles qui subissent cette pratique rétrograde, qui – comme l’a dit le Président de la République – n’est pas la bienvenue dans notre pays. Notre première pensée va vers elles.

Un consensus s'est progressivement dégagé pour dire que cette pratique est contraire aux principes républicains et qu’elle met à mal la dignité des femmes, qui voient ainsi leur existence niée dans l'espace public.

Je me félicite des échanges très fructueux que nous avons eus avec les représentants du culte musulman. Nous sommes conscients qu'une partie de la solution viendra de l'implication des voisins, des amis, des administrés et des autorités religieuses qui prônent une pratique apaisée de l'islam.

Une fois ce constat établi, il reste à décider comment éviter l'extension de cette pratique qui heurte bon nombre de citoyens et qui, si elle devenait trop importante, pourrait menacer la cohésion sociale de notre pays.

Les enfants des quartiers de ma circonscription s’amusent à appeler ces femmes « Belphégor ». Nous devons condamner clairement cette pratique tout en restant à l'écoute de l'immense majorité des musulmans présents en France, qui eux aussi la rejettent et n'aspirent qu'à une chose : vivre paisiblement leur foi dans notre République.

Des pistes ont été tracées ; notre mission a encore quelques semaines de travail devant elle. En tant que rapporteur, je remercie MM. les ministres de leur venue et me réjouis qu’ils puissent conclure ces auditions.

M. Brice Hortefeux, ministre de l’Intérieur, de l’outre-mer et des collectivités territoriales. J’ai souhaité jusqu’à ce jour faire preuve de discrétion afin de réserver à votre mission les réflexions que m’inspire cette question très difficile. J’ai noté, comme les autres membres du Gouvernement, la grande qualité de vos travaux et la diversité des personnalités auditionnées. Je sais que nos débats et vos conclusions feront l’objet d’une attention toute particulière.

Aussi, sur un sujet aussi important que sensible, faut-il éviter tout amalgame, en veillant à ne stigmatiser aucune religion ni aucune population. Je l’ai dit au CFCM, dont j’ai reçu le bureau exécutif, et je le réaffirme solennellement aujourd’hui : on ne saurait réduire la religion musulmane au port du voile intégral. J’observe, d’ailleurs, qu’il s’agit d’une pratique tout à fait marginale parmi les musulmans de France.

Même si la loi de 1905 m’interdit en principe de porter une appréciation, je crois pouvoir dire que le port du voile intégral n'est pas une prescription du Coran. C’est du moins ce que j’ai retenu de mes entretiens avec les principaux représentants de l’islam de France : M. Mohammed Moussaoui, président du CFCM, M. Dalil Boubakeur, recteur de la Grande mosquée de Paris, et M. Kamel Kabtane, recteur de la Mosquée de Lyon.

Je vous propose de concentrer mon propos autour de trois questions, auxquelles je tenterai d’apporter des réponses : de quoi parlons-nous ? Quelles sont nos convictions ? Que pouvons-nous proposer ?

Lorsque nous évoquons le port du voile intégral sur le territoire français, de quoi parlons-nous exactement ? Le port de la burqa afghane, qui se distingue des autres effets féminins islamiques par la dissimulation complète du corps mais aussi des yeux, cachés par une grille de tissu, n’est pas attesté en France. Il en va différemment du niqab, tenue traditionnelle portée par les femmes dans certains pays du Golfe, qui enveloppe toute la silhouette mais est souvent ouvert au niveau des yeux.

Quasiment inexistant au début des années 2000, le phénomène reste très difficile à quantifier. Le nombre de femmes portant le niqab sur l’ensemble du territoire français est estimé à environ 1 900, soit quelque 3 cas pour 100 000 habitants ; 270 d’entre elles vivraient hors de métropole : 250 à la Réunion et une vingtaine à Mayotte. Les spécialistes estiment qu’en métropole toutes les régions, peut-être la Corse mise à part, sont concernées. Le port du voile intégral est toutefois circonscrit aux zones urbanisées, et concentré dans les cités sensibles des grandes agglomérations : 50 % des femmes portant le niqab en métropole vivent en Île-de-France. Viennent ensuite la région Rhône-Alpes – 160 cas répertoriés –, puis la région Provence-Alpes-Côte-d’azur – une centaine de personnes recensées. Ces trois régions concentrent à elles seules les deux tiers des femmes portant le voile intégral en métropole.

Qui sont ces femmes ? À dire vrai, leur recensement est d’autant plus délicat que beaucoup restent confinées chez elles ou dans leur quartier de résidence. Les éléments dont nous disposons montrent qu’il s’agit d’une population relativement jeune : la moitié d’entre elles ont moins de trente ans et l’immense majorité – 90 % – moins de quarante ; 1 % d’entre elles seraient mineures. Plus des deux tiers seraient françaises et, parmi elles, la moitié appartiendraient aux deuxième et troisième générations issues de l’immigration. Près d’un quart seraient des converties, nées dans une famille de culture, de tradition ou de religion non musulmane.

À l’évidence, le voile intégral exprime chez ces jeunes femmes une rupture avec le mode de vie des sociétés occidentales. Dans quelle mesure cette rupture est-elle voulue ou subie ? La question peut légitimement être posée. Sans entrer dans le détail des mouvances auxquelles elles sont susceptibles d’adhérer, je me contenterai de dire qu’il est difficile d’apprécier le libre arbitre de ces femmes et de déterminer si leur claustration traduit un engagement religieux sincère ou la soumission à une norme imposée.

Le port du voile intégral est à la source d’incidents. Ceux-ci surviennent lorsqu’une femme refuse d’enlever son voile pour se plier aux exigences de l’administration – guichet des préfectures, des collectivités locales, des services publics – ou de la sécurité publique – contrôle routier, contrôle d’identité. Les personnels des services hospitaliers ou les responsables d’offices HLM sont également confrontés à des difficultés. Souvent, la présence d’un mari ou d’un frère, réputé « protecteur » de la pudeur féminine, contribue à accentuer les tensions.

Face à ce qui est l’expression d’un communautarisme radical, tous les républicains partagent cette conviction : le port du voile intégral n’a pas sa place en France. Pourquoi ne voulons-nous pas du niqab ? Pourquoi suscite-t-il un tel sentiment de gêne, de crainte ou de rejet ? Comme l’a expliqué le Président de la République dans son discours au Congrès de Versailles, le 22 juin 2009, le port du voile intégral « n’est pas un problème religieux, c’est un problème de liberté de la femme, c’est un problème de dignité de la femme ». Le niqab interroge les fondements de notre République, une République pétrie des idéaux de liberté, de fraternité et de solidarité, de non-discrimination entre les sexes et d’égale dignité de tous les citoyens.

Personne ne peut nier que cette tenue vestimentaire ne soit pas vécue, par celles qui sont contraintes à la porter, comme un signe de soumission et d’asservissement. Et qui peut contester la violence du message envoyé par celles qui disent revêtir le voile intégral par conviction ? Je considère que cette pratique est une expression radicale et communautariste. Or la République ne peut accepter le radicalisme et le repli communautaire.

Les communautés existent. Je ne crains pas, comme ministre de la République, de dire mon attachement à ces communautés : chacun d’entre nous peut légitimement vouloir bâtir son histoire, garder en mémoire ses racines, honorer ses ancêtres, se réconforter aux côtés d’une communauté dans les épreuves que lui réserve la vie. Pour autant, il est inacceptable de réduire les femmes et les hommes de ce pays à leur appartenance à telle ou telle communauté. Les communautés, oui ; le communautarisme, non. La communauté, c’est le partage des valeurs ; le communautarisme, c’est le repli sur soi, le refus de la communauté des citoyens.

Pour faire valoir nos convictions, que voulons-nous faire, que pouvons-nous faire contre le port du voile intégral ? Je ne prétends pas vous livrer une solution clé en main. Le Gouvernement est à l’écoute des parlementaires et sera très attentif à vos propositions. Ni les uns ni les autres nous n’avons le droit à l’erreur.

Je voudrais exprimer cinq convictions qui pourraient constituer autant de paramètres pour nous guider dans les décisions à prendre. La réponse que nous devons apporter doit être tout à la fois efficace, acceptable, applicable, juste et solide sur le plan juridique.

Avant de modifier l’état du droit, éventuellement au moyen d’une loi, nous devons nous assurer que cette entreprise aura pour effet de juguler, ou à tout le moins de diminuer cette pratique radicale.

Quelle que soit la décision prise, il sera nécessaire de bien l’expliquer afin qu’elle soit comprise et acceptée en France, mais aussi à l’étranger.

Quel intérêt y aurait-il à brandir de grands principes si ceux-ci devaient rester lettre morte ? Si une nouvelle norme est édictée, son application sera immédiatement mise à l’épreuve par celles et ceux qui prêchent le communautarisme radical. La loi, pour avoir un sens, doit être effective. Rien ne serait pire qu’une loi inappliquée : une loi inappliquée, c’est une loi défiée.

Si une mesure d’interdiction devait être adoptée, nous ne pourrions faire l’économie d’une réflexion sur la sanction du non-respect de cette interdiction et donc sur la personne à laquelle cette sanction devrait s’adresser : la femme emprisonnée sous son niqab ou l’époux ?

Enfin, la solution préconisée doit être solide sur le plan juridique, conforme aux valeurs fondamentales exprimées dans la Constitution et dans les textes internationaux, tout particulièrement dans la Convention européenne des droits de l’homme.

Les nombreux juristes auditionnés ont rappelé qu’en matière de police la liberté est la règle, la restriction l’exception. Le droit de porter un signe distinctif, au travers par exemple d’un code vestimentaire traduisant une opinion, religieuse ou non, est l’une des composantes de la liberté d’opinion, consacrée par l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789. Ce principe de valeur constitutionnelle peut certes subir des restrictions, mais à condition qu’elles soient proportionnées et justifiées par un ou des principes de niveau équivalent.

Dès lors, quelles solutions peut-on envisager ? Je voudrais évoquer plusieurs pistes, dont certaines ne sont pas normatives.

La première option tient au dialogue et à la pédagogie. C’est la ligne du CFCM, convaincu que le port du voile intégral pourra reculer en France si les différentes autorités – civiles comme religieuses – manifestent, de concert, leur refus du port du voile intégral. Est-ce possible ? Est-ce réaliste ? Je n’en suis pas certain.

En tout état de cause, je ne crois pas que les responsables publics doivent rester passifs face à ce phénomène. Quelle qu’en soit la forme, une réponse publique est attendue.

Pour le Parlement, une seconde option non normative serait de voter une résolution, sur le fondement du nouvel article 34-1 de la Constitution, exprimant le refus du voile intégral sur le territoire de la République par la représentation nationale. C’est une piste qu’il convient d’explorer car les mots ont une force et la parole politique porte loin, parfois au-delà de l’énoncé d’une norme juridique.

Si nous utilisons l’instrument juridique qu’est la loi – nous sommes bien dans le champ des libertés et, par conséquent, dans le domaine que l’article 34 de la Constitution réserve à la loi –, à quelles options normatives pouvons-nous penser ?

Une loi d’interdiction générale et absolue du port du voile intégral dans l’espace public est-elle possible et souhaitable ? Peut-on interdire le niqab dans l’espace public, au motif que le port du voile intégral est contraire à la dignité humaine ou à la conception que la France se fait de la condition de la femme ? Ce serait sans doute, au fond, la meilleure traduction de ce que nous, républicains, pensons.

Mais si j’en crois les juristes, un tel fondement juridique ne serait pas exempt de fragilités. Une telle interdiction pourrait être analysée par le Conseil constitutionnel ou la Cour européenne des droits de l’homme comme une restriction à la liberté de manifester ses convictions. Ces deux instances regarderaient-elles cette restriction comme justifiée et proportionnée ? Les juristes en débattent et ne nous apportent pas, aujourd’hui, de réponse suffisamment affirmative. À tout le moins, une consultation officielle des plus hautes instances juridiques de notre pays – le Conseil d’État, par exemple – pourrait être opportune s’il était envisagé de s’engager dans la voie d’une loi d’interdiction.

Ces questions juridiques sont d’autant plus épineuses que se poserait aussi le problème d’une éventuelle sanction en cas de non-respect de l’interdiction. Une contravention viendrait-elle sanctionner un comportement jugé incompatible avec une valeur aussi fondamentale que la dignité de la personne humaine ? Pourrait-on dresser des procès-verbaux in situ aux femmes revêtues d’un voile intégral ? À qui s’appliquerait cette sanction, à celle qui porte le voile ou à celui qui l’y oblige ? Comment savoir si une personne porte le niqab par conviction ou par soumission ? On ne peut imaginer sanctionner indifféremment un acte résultant de l’expression d’une volonté propre et un fait commis sous la contrainte, puisque nous sommes tenus de respecter le principe fondamental du droit pénal, l’élément intentionnel de l’infraction.

Il existe une variante à cette option. Il s’agirait d’envisager, par la loi, de poser le principe selon lequel chacun doit circuler tête nue et le visage découvert sur la voie afin de rendre l’identification toujours possible, pour des motifs de sécurité. Mais peut-on sortir de ce débat, que nous avons abordé sous l’angle fondamental de la dignité des femmes, en se plaçant sur un autre terrain, celui de la sécurité ? Je n’en suis pas certain, ni en opportunité ni sur le plan juridique.

Par son caractère général et absolu, cette dernière option ferait l’objet de fortes incertitudes juridiques. Notre droit, qui protège la liberté d’aller et de venir et le respect de la vie privée, n’oblige en rien les citoyens à être reconnaissables en tous lieux et en permanence. Comme toujours, lorsque les libertés publiques sont en jeu, les restrictions ne sont admises que dans des circonstances particulières – c’est d’ailleurs ce qui a justifié le décret du 19 juin 2009, prohibant le port de cagoules aux abords immédiats des manifestations.

J’en viens à une troisième option normative, sans doute plus solide juridiquement : une loi d’interdiction qui s’appliquerait dans les services publics.

Sur le plan pratique, on voit bien l’intérêt d’une telle évolution. Demain, une femme ne pourrait plus porter le voile intégral dans divers actes de la vie quotidienne – se rendre au bureau de poste, aller chercher ses enfants à l’école, se présenter au guichet d’une préfecture, visiter un parent à l’hôpital, emprunter les transports en commun. Cette interdiction serait d’une grande portée. Elle présenterait l’avantage de répondre concrètement aux problèmes rencontrés sur le terrain et de conforter les agents des services publics.

Quel en serait le fondement juridique ? Je ne suis pas certain que le principe de neutralité du service public puisse être invoqué. Ce principe s’applique aux agents publics et non aux usagers – même si cette conception a évolué à la faveur des débats de 2003 et 2004 sur le port des signes religieux ostensibles. Il me semble que ce fondement peut se trouver dans une idée simple et forte : la nécessité de pouvoir être identifié lorsque l’on s’adresse à un service public pour entreprendre une démarche personnelle.

Il existe une dernière piste que M. Éric Besson évoquera sans aucun doute. Depuis quelques années, le droit du séjour des étrangers en France, que le Parlement a profondément modifié, prend mieux en compte les efforts d’intégration pour bâtir un parcours, de la première carte de séjour d’un an à la carte de résident de dix ans, jusqu’à l’accès à la nationalité française. Je le dis très clairement : rien ne serait plus normal que de refuser systématiquement l’accès à la carte de résident à la personne portant le voile intégral ainsi qu’à son mari. Il serait sans doute utile de préciser, en ce sens, le code de l’entrée et du séjour des étrangers.

La naturalisation me paraît encore moins souhaitable en pareil cas. D’ailleurs, le Conseil d’État, en juin 2008, a pris une décision en ce sens, en refusant la naturalisation d’une femme portant le voile intégral au motif que celui-ci était une pratique « incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française, et notamment avec le principe d’égalité des sexes ».

Faut-il modifier le code civil ? J’y suis à titre personnel très ouvert : celle qui porte le voile intégral ou celui qui oblige sa femme à le porter se placent en marge de la communauté nationale et ne peuvent, par conséquent, devenir Français.

La République, pas plus aujourd’hui qu’hier, ne prétend gouverner les consciences. En revanche, elle ne peut accepter, pour reprendre les mots du Président de la République, que des femmes soient « prisonnières derrière un grillage, coupées de toute vie sociale et privées de toute identité ». Il nous appartient de refuser le communautarisme radical, qui condamne à vivre en marge de la communauté des citoyens. C’est aux ministres de la République et aux élus de la nation qu’il revient de faire le choix juste.

M. Xavier Darcos, ministre du Travail, des relations sociales, de la famille, de la solidarité et de la ville. Je veux vous faire part, en tant que ministre chargé des relations sociales, de la réflexion qui est la mienne sur ce phénomène, même si, en la matière, la parole du Gouvernement est une.

Vous vous souvenez sans doute que j'ai été, il y a quelques années, l'un des artisans de la loi interdisant le port ostensible de signes religieux dans les écoles, collèges et lycées de l'enseignement public. À l’époque, nous avions eu des débats importants sur l'opportunité d’une loi qui visait essentiellement le port du foulard dans les établissements scolaires : certains affirmaient que le principe de laïcité suffisait à lui seul à en justifier l'interdiction ; pour d'autres, il s'agissait d'un traitement discriminatoire imposé à une communauté particulière.

Cinq ans plus tard, chacun s'accorde à reconnaître que cette loi a permis de trouver un équilibre entre deux principes auxquels nous sommes très attachés : la neutralité de l'espace scolaire et la liberté reconnue à chacun de pratiquer le culte de son choix.

Le succès de cette démarche législative constitue donc un précédent dont on pourrait être tenté de s'inspirer pour répondre à la question du voile intégral. Votre mission d'information, je le sais, ne s'est pas encore prononcée sur ce point. Cette prudence me paraît légitime, non seulement pour des raisons méthodologiques, mais aussi parce que les deux questions sont, en réalité, fort éloignées l'une de l'autre.

La question de la laïcité, notamment, ne se pose pas dans les mêmes termes. Dans le cas de l'interdiction du voile à l'école, il allait de soi que l'expression d'une conviction religieuse entrait en contradiction avec le caractère laïque de l'institution scolaire. Le cadre était celui d'un espace circonscrit et d'une règle d'interdiction parfaitement claire. Le port du voile intégral se pratique dans un espace indéterminé où l'expression d'une opinion, même religieuse, est un droit fondamental.

Interdire le port du voile intégral au nom du principe de laïcité reviendrait, à mon sens, à redéfinir radicalement la portée de ce principe pour le rendre applicable non seulement aux services publics, mais aussi à la totalité de l'espace public. À supposer qu'une telle solution soit constitutionnelle, elle constituerait une réponse sans doute excessive, parce que trop générale, au problème très particulier du port du voile intégral.

Par ailleurs, ces deux questions participent de deux approches très différentes de la liberté individuelle. La loi interdisant le port ostensible des signes religieux à l'école participait d'une volonté de protéger les jeunes filles mineures de tout prosélytisme. L'institution scolaire considère, en effet, que la liberté d'opinion ou de croyance d’élèves encore jeunes et insuffisamment éclairés n’est pas pleine et entière. Dans le cas qui nous occupe, le port du voile intégral n'est pas le fait de jeunes filles dont le discernement serait altéré, mais de femmes adultes, qui, pour la plupart, affirment porter volontairement ce vêtement.

La question qui nous est donc posée n'est plus celle de la protection de la liberté individuelle, mais celle de sa restriction au nom d'une conception plus générale des libertés publiques. Sur la forme, la restriction d'une liberté au nom d'un principe d'intérêt général requiert l'adoption d'une loi ; la question de son opportunité doit être appréciée au regard de l'équilibre général des libertés individuelles et des libertés publiques.

Quelque déplaisir que nous cause l'affirmation d'une servitude volontaire, il est sans doute difficile d'en proclamer l'illégitimité sans remettre en cause la capacité d'auto-détermination que la pensée moderne a posée au fondement de notre système démocratique.

Enfin, si le voile porté par les jeunes filles d'âge scolaire manifestait ostensiblement une appartenance religieuse, on ne saurait pour autant affirmer qu'il constituait une atteinte intolérable à la dignité de la femme ou une rupture inacceptable avec les principes élémentaires d'organisation des relations sociales. Telles sont pourtant les critiques adressées au voile intégral par la plupart des personnalités que vous avez entendues.

L'atteinte à la dignité de la personne, y compris lorsqu’elle porte sur soi-même, est un motif déjà admis par la jurisprudence pour restreindre la liberté individuelle : c'est sur ce fondement que le Conseil d'État a pris son célèbre arrêt interdisant la pratique du lancer de nain. Mais fonder une loi d’interdiction sur un tel principe pourrait être perçu comme la condamnation implicite de la croyance sur laquelle repose cette pratique ; cela entrerait alors en contradiction avec la liberté d'opinion garantie par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

Lorsque l'on compare la question du voile intégral avec celle du voile à l'école, ce qui frappe instantanément est la difficulté que nous rencontrons aujourd'hui à poser clairement les enjeux de cette question.

Le voile de 2004 était un objet connu, dont la portée était parfaitement comprise. Le voile intégral, au contraire, est un objet aussi obscur que la réalité qu'il recouvre – au point d'ailleurs que votre propre mission a dû modifier son intitulé. Les différents avis qui se sont exprimés au cours des derniers mois, dans le cadre de votre mission ou au-dehors, ont révélé cette complexité.

Pour les uns, le port du voile intégral constitue une forme d'interprétation littérale des textes religieux ; pour les autres, cette interprétation minoritaire ne correspond pas à l'esprit des textes ; d'autres encore font abstraction de la dimension religieuse pour ne considérer le port du voile intégral que comme une simple pratique anthropologique. En tant que ministre et citoyen, je considère que le rôle des pouvoirs publics n'est pas de trancher cette controverse d'ordre théologique.

Par ailleurs, à ceux qui voudraient voir dans le port du voile intégral la marque d'un refus d'intégration de la part de certaines communautés d'immigration récente, la réalité vient opposer de nombreux exemples de jeunes filles d'origine française récemment converties à l'islam et encore peu familières de ses traditions.

Le fait que nous ne parvenions pas à nous accorder sur une interprétation univoque de ce que signifie ou implique le port du voile intégral ne doit pas être sous-estimé. C'est, à mon sens, l'une des clés du problème.

Toute société repose sur un ensemble de signes qui expriment la nature particulière du pacte social qui unit chaque individu à la collectivité qui l'entoure. Ce qui caractérise une société démocratique, c'est sa capacité à articuler un nombre croissant de signes exprimant des cultures, des sensibilités, des convictions, des croyances, sans que cette expression remette en cause les fondements de son pacte social.

Autrement dit, toute société procède d'un compromis. C'est même, disent les penseurs de l'âge moderne, la seule forme d'aliénation volontaire qui soit parfaitement légitime dans l'ordre social.

Si le port du voile intégral pose problème, ce n’est pas seulement parce que le sens de cette pratique nous échappe : c’est aussi parce que nous n’y percevons pas de volonté de compromis avec le système de valeurs sur lequel repose notre société, notamment avec les règles élémentaires de sociabilité. Celles-ci passent par l'échange, le regard, le sourire, la parole ; elles reposent sur la capacité que nous avons à nous reconnaître dans le visage de l'autre : la République se vit à visage découvert.

Au fond, la question qui nous est posée est non seulement celle de la compatibilité du port du voile intégral avec les valeurs de la République, mais aussi celle de la capacité de notre société à être suffisamment sûre de ses valeurs pour admettre l'expression de convictions ou de croyances différentes des siennes. C'est une question difficile et exigeante. Elle concerne la Nation tout entière et ne peut être réglée que par la représentation nationale. Le Gouvernement exprime ici sa réflexion, mais il reviendra au Parlement de trancher, après consultation des plus hautes juridictions de l’État s’il le souhaite.

C'est la raison pour laquelle il me semble important que, dans un premier temps, la représentation nationale passe d'une logique d'interdiction pure et simple – dont on entrevoit les difficultés d’application – à une logique de réaffirmation des valeurs républicaines. Cela permettrait notamment de rappeler que l'expression d'une opinion ou d'une croyance ne saurait être revendiquée indépendamment de l'ensemble des valeurs, des droits et des devoirs qui l'autorise.

Dire cela serait déjà légitimer les agents des services publics qui demandent régulièrement aux femmes de retirer leur voile intégral afin de vérifier leur identité dans certaines démarches de la vie courante.

En donnant au Parlement la possibilité d'adopter des résolutions de caractère général, la réforme constitutionnelle de 2008 a créé un outil parfaitement adapté pour donner une lecture moderne et actualisée des valeurs républicaines. Il me semblerait souhaitable que le Parlement exprime ainsi le consensus le plus large et réaffirme, en la circonstance, nos valeurs. Tout le reste en découlera, qu’il soit d’ordre législatif ou réglementaire.

M. Éric Besson, ministre de l’Immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire. À mon tour, je veux saluer l'initiative de votre mission, dont j’ai suivi l’essentiel des travaux. Ceux-ci m'ont permis d'affiner ma réflexion et ont fait évoluer certaines de mes analyses. C'est donc avec modestie – il m'arrive encore de douter –, et tout en me réservant le droit de nuancer ultérieurement mon propos en fonction des conclusions auxquelles vous parviendrez, que je vous ferai part de mes convictions.

Le port du voile intégral est contraire aux valeurs de notre identité nationale. Notre Nation ne s'est pas construite sur la juxtaposition de communautés ou sur des origines géographiques, ethniques, raciales ou religieuses communes. Elle a été fondée sur des valeurs et des principes qui permettent de dépasser les différences, grâce à de puissants efforts de cohésion nationale imposés par l'État. Notre identité nationale est une construction permanente, dans laquelle l'État, les principes qu'il porte et les normes qu'il fixe, jouent un rôle central.

Depuis que notre nation est une République, ces principes sont la liberté, l'égalité, la fraternité, mais aussi la dignité humaine, la laïcité, et l'égalité entre les sexes. Mis à l'épreuve par des communautarismes toujours prêts à naître ou à resurgir, ces principes doivent être sans cesse réaffirmés.

L'ensemble des personnes auditionnées par votre mission l'ont confirmé : le voile intégral n'est pas une prescription du Coran ou de l'islam : il s'agit d'une dérive intégriste ultra-minoritaire. Même limité dans son ampleur, il s'agit bien d'un nouveau défi pour notre identité nationale et républicaine.

Le débat sur le voile intégral doit éviter trois risques. Le premier serait de stigmatiser l'islam et les musulmans. Le débat sur le voile intégral ne doit pas être un débat sur la place de l'islam dans la République. Le voile intégral n'est pas représentatif de l’islam, et il ne doit pas être perçu comme tel.

La religion musulmane doit avoir sa place dans l'espace public. Cet espace public n'est pas un lieu où les différences doivent s'effacer, mais le lieu où elles peuvent s'exprimer. La diversité des identités n'est pas un danger pour notre Nation républicaine : c’est, bien au contraire, l'uniformité qui la menacerait, faisant perdre aux individus leurs repères et suscitant ainsi la frustration. L'éradication de toute expression du pouvoir spirituel dans l'espace public – sur le modèle du régime stalinien – n'est pas préférable à la confusion entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel.

La différence de chaque individu est la marque de son humanité. Comme l'écrit Hannah Arendt, « l'homme n'existe pas, il existe des hommes ». Si chaque citoyen devait se cacher pour vivre ses convictions personnelles, cela signifierait la fin de tout espace public, cela voudrait dire qu’une interprétation mutilante et intolérante du principe de laïcité aurait eu raison de la République et qu’une intolérance en aurait remplacé une autre.

L'exigence de laïcité pèse sur l'État plus encore que sur les personnes privées. M. Bertrand Mathieu, professeur de droit public auditionné par votre mission l’a affirmé : « La laïcité ne s'applique pas dans la rue. ». Le principe de laïcité ne peut fonder, à lui seul, l’interdiction de manifester des opinions religieuses dans l'espace public.

Le deuxième risque serait de porter atteinte aux libertés publiques de façon disproportionnée. L'objet de votre mission parlementaire n’est pas celui de la commission Stasi : D'une part, les spécialistes estiment que le voile intégral ne peut être considéré comme une exigence de l'islam et, d’autre part, la question du voile intégral se pose bien au-delà de l'école, dans l'ensemble de l'espace public. Or, si le bon fonctionnement des services publics justifie des règles particulières, ces contraintes ne peuvent être généralisées sans précaution à l'ensemble de l'espace public, où la liberté est le principe et la restriction l'exception.

Une prohibition générale du voile intégral sur la voie publique peut certes se fonder sur un certain nombre de principes, dont celui de l’égalité entre les sexes et celui de l’ordre public. Pour le constitutionnaliste Guy Carcassonne, le législateur pourrait poser le principe selon lequel « on n'a pas à se dissimuler quand on est en public ». Bien que M. Rémy Schwartz, le rapporteur de la commission Stasi, ait répondu qu'« on ne peut imposer aux citoyens d'être en état de contrôle permanent », je crois aussi que la relation sociale, dans sa conception française, exige le visage découvert, le « face-à-face », les « yeux dans les yeux ».

Le principe de la dignité humaine pourrait également constituer le fondement d’une interdiction. Le voile intégral représente une mutilation de l'identité ; il place la femme à l'écart des rapports sociaux. Laisser déambuler dans notre espace public des personnes ainsi « engrillagées », ce n'est pas seulement donner libre cours à l'obscurantisme et autoriser une discrimination inacceptable, mais c'est aussi remettre en cause cette part d'humanité, dont il a été dit, à juste titre, que la personne ne dispose pas librement.

Toutefois, une prohibition générale du voile intégral sur la voie publique risque de se heurter à d’autres libertés fondamentales, comme la liberté de conscience, la liberté d'opinion, la liberté de manifester son opinion, la liberté d'aller et venir.

Une telle complexité juridique pourrait déboucher sur l'inaction, et c’est bien là le troisième risque auquel nous sommes confrontés.

Le voile intégral est un défi pour notre République. Toute tolérance à son égard sape les chances d'établir un islam de France. La complexité de l'État de droit ne doit pas pour autant paralyser la République et les républicains. Mme Élisabeth Badinter l'a affirmé avec force devant votre mission : « Nous devons rompre avec cette attitude relativiste, paresseuse et bien-pensante, selon laquelle toutes les traditions sont respectables. » L'État ne saurait, en particulier, se décharger de ses responsabilités et renvoyer à des arrêtés de police municipale, qui, pour être légaux, doivent répondre à des circonstances locales particulières. Or, ce ne sont pas les circonstances locales qui sont en cause, mais les principes mêmes de notre République.

Pour ces raisons, une mesure d'interdiction me semble incontournable. Une interdiction limitée aux grands services publics serait une solution a minima. Un consensus semble émerger pour considérer qu'une interdiction du voile intégral dans les services publics présente suffisamment de solidité juridique pour pouvoir être envisagée. Les signes religieux distinctifs sont déjà interdits aux fonctionnaires et agents publics dans l'exercice de leurs fonctions ; la loi de 2004 s’applique aux élèves des écoles, collèges et lycées ; l'obligation d'être photographié tête nue sur les photographies des pièces d'identité a été validée ; enfin, en vertu du décret « anti-cagoule » de 2009, le port d'un vêtement dissimulant le visage est prohibé dans certaines circonstances de troubles à l'ordre public. L’interdiction du port du voile intégral dans l'ensemble des services publics, écoles, hôpitaux, mairies et transports ne semble donc pas devoir soulever d'objection juridique majeure.

Une interdiction élargie à l'ensemble de l'espace public mérite d'être étudiée, même si elle pose un problème juridique nouveau. Ma conviction est que nous devons faire preuve d'un volontarisme républicain renouvelé.

En effet, chaque partie de notre espace public laissée au voile intégral fragilise notre capacité à faire émerger un islam de France. L'anthropologue Dounia Bouzar l'a très bien dit dans votre enceinte : « Faire comme si on ne voyait rien serait pire que tout. Ne pas être choqué du comportement de ces jeunes, c'est, en effet, l'entériner comme musulman. Au contraire, s'étonner de ce drap noir, c'est refuser de reconnaître ce type de comportement comme religieux : l'islam ne peut être une religion aussi archaïque qui enferme ainsi les femmes. » Comme elle, je considère que refuser le voile intégral, c'est respecter l'islam, et c'est montrer au monde que notre République a une vision moderne de cette religion.

Le voile intégral n'est pas un signe de conviction religieuse, mais un rabaissement. Mme Sihem Habchi, présidente de l’association Ni putes ni soumises, vous l'a dit : « La burqa est le symbole de l'oppression sur les femmes par ceux qui luttent contre la mixité. »

Dans notre République, la dignité humaine est une question d'ordre public. L'autorité publique est fondée – elle en a même le devoir – à protéger la dignité de la personne, y compris contre elle-même. Le Conseil constitutionnel a jugé à plusieurs reprises que « la sauvegarde de la dignité de la personne humaine, contre toutes les formes d'asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle ». Le Conseil d'État a jugé en 1995 que l'autorité administrative pouvait se fonder sur ce principe pour interdire des activités qui lui sont contraires, en écartant l'argument selon lequel cette pratique dégradante pouvait être librement consentie par la personne qui en fait l'objet.

Je suis bien averti des risques encourus devant le Conseil constitutionnel et la Cour européenne des droits de l'homme. Mais je maintiens malgré cela une conviction personnelle et de principe que notre République doit interdire cette atteinte à la dignité humaine dans l'ensemble de son espace public.

Dans le cadre des activités du ministère dont j'ai la charge, je souhaite prendre des mesures concrètes. Je veux que le port du voile intégral soit systématiquement considéré comme preuve d'une intégration insuffisante à la société française, faisant obstacle à l'accession à la nationalité. Pour la délivrance des cartes de résident de dix ans, je vais indiquer aux préfets que le port du voile intégral devra constituer un motif de rejet de la demande. Ces règles pourraient être reprises et rendues explicites par la loi.

Concernant l'accueil des ressortissants étrangers sur notre territoire, je veillerai à ce que la formation aux valeurs de la République soit renforcée et insiste davantage sur les principes de laïcité et d’égalité entre les sexes, ainsi que sur l'interdiction du port du voile à l'école.

Notre loi pourrait, par ailleurs, être modifiée afin que le port du voile intégral puisse être assimilé à un manquement aux obligations contenues dans le contrat d'accueil et d'intégration, susceptible de s'opposer à la délivrance ou au renouvellement du titre de séjour.

M. André Gerin, président. Je remercie les membres du Gouvernement pour la grande qualité de leurs exposés.

M. Jean Glavany. Il me semble que les membres de la mission, quelle que soit leur sensibilité, s’accordent à trouver intolérable le port du voile intégral. Qu’il s’agisse de salafisme tendance wahabite, ou de talibanisme pour ce qui concerne la burqa, cette pratique est la marque d’idéologies barbares. C’est aussi une violence faite aux femmes, ainsi qu’une atteinte au principe de fraternité, qui impose l’échange et la reconnaissance de l’autre. Enfin, et accessoirement, cela pose un problème de sécurité, par le biais de l’identification.

Ne jouons pas avec les mots : si cette pratique est intolérable, il ne faut pas la tolérer. Il faut donc l’empêcher, et probablement l’interdire. La question que nous nous posons depuis le début de nos travaux est de savoir comment l’interdire intelligemment.

Autre point sur lequel nous sommes d’accord : nous parlons bien du port du voile intégral dans l’espace public, et non dans les services publics. J’estime en effet que nous disposons déjà de tous les moyens juridiques pour interdire cette pratique au sein des services publics comme nous l’avons fait au sein de l’école. Je pense notamment aux arrêts du Conseil d’État justifiant le refus la nationalité pour défaut d’assimilation. Peut-être faudrait-il veiller à mieux appliquer le droit en vigueur.

J’exprimerai toutefois des nuances à l’égard des propos tenus par les ministres. Ainsi, je suis réservé à l’égard de l’affirmation obsessionnelle – déjà formulée par le Président de la République à Versailles – selon laquelle cette pratique n’a rien à voir avec la religion. Comme l’a dit devant nous un philosophe, il faudrait arrêter d’exempter les religions de toute responsabilité dans leurs dérives intégristes. C’est comme si l’on disait que le hooliganisme n’a rien à voir avec le football, ou le dopage rien à voir avec le Tour de France. Nous devons mettre les gens devant leurs responsabilités !

En outre, il y a contradiction à affirmer tout à la fois, comme vous le faites, Monsieur le ministre de l’Intérieur, que le port du voile intégral n’est pas un signe religieux, mais que son interdiction pourrait porter atteinte à la liberté d’opinion religieuse, et que la République n’entend pas gouverner la conscience. Dire cela, je le reconnais, ne fait pas beaucoup avancer notre débat, mais la nuance n’est pas négligeable.

De même, vous affirmez ceci : « Les communautés, oui ; le communautarisme, non. » Mais, dans la construction de la philosophie républicaine, les seules communautés qui aient été tolérées et reconnues sont les communautés nationales, et non religieuses. Les deux ne peuvent être confondues. En France, je peux reconnaître les communautés algérienne, marocaine, tunisienne, italienne, espagnole, polonaise, parce que la République s’est historiquement fondée sur la présence, sur notre sol, de communautés nationales venant de l’étranger.

En ce qui concerne le sens donné à cette mission parlementaire, j’ai également des nuances à exprimer, car je suis de ceux qui considèrent que nous avons regardé le problème par le tout petit bout de la lorgnette mais ceci dit, nous avons tiré un fil, découvrant à son bout des questions beaucoup plus vastes ; je le regrette mais c’est comme ça.

Enfin, Monsieur Darcos, je ne suis pas d’accord avec vous lorsque vous affirmez qu’il s’agit de restreindre une liberté générale. Interdire une pratique qui constitue une violence faite aux femmes, c’est protéger une liberté, celle de ne pas porter ce voile. Des millions de femmes, à travers le monde, attendent d’être libérées de cette contrainte.

J’en viens à mes questions. De nombreuses personnes auditionnées, représentants du monde musulman, philosophes, sociologues, ont soulevé la difficulté à laquelle nous sommes confrontés : nous voulons éviter de montrer du doigt une catégorie de femmes, en l’occurrence les femmes musulmanes qui portent le voile intégral, que ce soit sous l’influence salafiste ou talibane, de leur propre gré ou sous la contrainte – j’avoue que la distinction m’intéresse assez peu. Êtes-vous d’accord avec l’idée selon laquelle une mesure d’interdiction du port du voile intégral dans l’espace public comporterait le risque de stigmatiser une certaine catégorie de personnes ? Et, si c’est le cas, quel véhicule législatif préconisez-vous ? Pour ma part, j’en envisage trois.

Après plusieurs voyages en Afghanistan, j’ai fait diffuser aux membres de la mission le document officiel détaillant les droits et devoirs des femmes sous le régime taliban. Ce document, de même que le port du voile intégral, est l’expression d’une idéologie barbare. La République ne pourrait-elle pas combattre de telles idéologies et les traditions qui leur sont associées comme elle combat le racisme et l’antisémitisme ?

Mais, pour ne pas stigmatiser une certaine catégorie de femmes, le mieux serait de s’adresser à toutes les femmes. Or une mission parlementaire vient justement d’effectuer un travail remarquable sur l’ensemble des violences faites aux femmes dans la société française. Nous souhaiterions que la proposition de loi déposée à partir de ses conclusions vienne en discussion le plus rapidement possible. Et, dans la mesure où l’amputation de l’identité d’une femme est une violence exercée à son égard, une disposition sur le port du voile intégral ne trouverait-elle pas sa place dans ce texte ?

M. Guy Carcassonne et un certain nombre de constitutionnalistes nous disent que le fondement juridique le plus sûr d’une interdiction du voile intégral serait la défense de l’ordre public. Mais le Parlement ferait preuve d’une bien piètre ambition en résumant cette question à un problème de sécurité. Certes, la question de la sécurité se pose – y compris, d’ailleurs, de la sécurité routière, dans la mesure où une conductrice qui porterait un voile intégral aurait un angle de vision restreint –, mais il ne serait pas très glorieux de recourir à cet argument.

M. Jacques Myard. Le sujet est complexe et appelle des idées simples et claires. Mieux vaut donc ne pas trop laisser les juristes s’en mêler, faute d’aboutir à une impasse.

Votre conclusion, Monsieur Hortefeux, me paraît frappée au coin du bon sens : vous avez clairement dit que vous ne pouviez admettre le communautarisme radical. Nous faisons face, en effet, à un intégrisme prosélyte qui cherche à instituer son propre ordre juridique. Les travaux de la mission l’ont montré : derrière le port du voile se trouvent des pratiques qui heurtent directement toutes les lois de la République : refus de la mixité, refus de manger avec des gens que l’on considère comme impurs, etc. C’est un processus de dérive totale.

Vous évoquez le nombre de 1 900 femmes qui revêtiraient, en France, le voile intégral. En réalité, le chiffre exact importe peu, le problème étant qu’il n’y en avait pas il y a quelques années. Nous voyons donc monter en puissance des gens qui instrumentalisent leur religion à des fins politiques.

De même, il est clair qu’il existe autant de réponses que de musulmans à la question de savoir si le port du voile est un précepte religieux. Le Conseil français du culte musulman affirme que ce n’est pas le cas, mais d’autres pourront toujours invoquer certains hadiths pour répondre par l’affirmative. Pour ma part, je n’entrerai pas dans ce débat théologique : ce qui est certain, c’est que nous devons nous en tenir aux règles constitutionnelles et aux principes de la République.

Quelles que soient les motivations de ces pratiques, il s’agit d’une dérive qui progresse chaque jour, et qui continuera de progresser si nous ne décidons pas fermement d’y mettre un terme. Ce sera sans doute difficile, Monsieur Darcos, mais si nous n’agissons pas tout de suite, ce sera encore plus difficile demain.

Il est vrai que la loi peut parfois heurter, qu’elle peut être difficile à appliquer. Mais ce n’est pas parce que les feux rouges ne sont pas respectés qu’il faut les supprimer. Je préfère donc faire face à des difficultés aujourd’hui et éviter, demain, des affrontements violents.

Comme l’eau sur les plumes d’un canard, une résolution glisserait sur les personnes concernées, car elles sont enfermées dans leurs convictions religieuses. Seule une loi peut à la fois réaffirmer les principes de la République et mettre un terme à cette dangereuse dérive communautariste, intégriste et fanatique.

Mme Danièle Hoffman-Rispal. Je serai brève, car je partage une grande part des analyses de Jean Glavany.

J’ai cru déceler une petite divergence entre vous : tandis que M. Hortefeux a évoqué plusieurs pistes, dont celle de la résolution, M. Besson a semblé ramener à la seule loi l’éventail des actions possibles. Quoi qu’il en soit, mon souci, depuis le début de cette réflexion, est de ne stigmatiser personne. Certes, de nombreuses personnalités auditionnées, et pas seulement les représentants du CFCM, ont rappelé que le port du voile intégral n’était pas une prescription du Coran. Mais il concerne tout de même des femmes musulmanes, et j’ai le sentiment que de nombreux musulmans modérés et laïques se sentent menacés et stigmatisés par l’évocation d’une loi d’interdiction.

Par ailleurs, Monsieur Darcos, il est vrai que la loi de 2004 sur les signes ostentatoires était absolument nécessaire. Mais ma permanence de députée est située juste en face d’un collège, et si, avant 2004, je voyais chaque jour trois gamines venir à l’école avec un foulard, aujourd’hui, je constate qu’elles le portent toutes : elles l’enlèvent avant d’entrer en classe et le remettent en sortant. La loi a donc ses limites, notamment lorsqu’il s’agit de faire évoluer les mentalités. C’est pourquoi je suis très favorable à l’idée, évoquée par M. Hortefeux, d’adopter une résolution en application de l’article 34-1 de la Constitution. On pourrait agir en deux temps et, pour ne stigmatiser personne, adopter d’abord une résolution, quitte à préciser d’emblée qu’une loi sera votée si celle-ci reste sans effet. C’est une piste que je défends depuis le début, étant moins affirmative que Jacques Myard sur la nécessité d’une loi. En effet, quand je participe aux travaux d’une mission parlementaire, je préfère écouter plutôt que de partir avec des idées préconçues, sinon c’est six mois que l’on perd.

J’en viens au fondement juridique d’une interdiction. Les juristes que nous avons consultés ont jugé difficile d’invoquer la notion de contrainte faites aux femmes. Quant à fonder l’interdiction sur la dignité, ils ont tous dit que ce n’était pas envisageable. M. Guy Carcassonne a donc proposé une interdiction fondée sur l’ordre et la sécurité publics mais, sur ce point, je reste réticente. Certes, je partage tout ce que nous a dit Mme Élisabeth Badinter à ce sujet, et je trouve insupportable la vision de ces femmes voilées, qui s’apparentent à des fantômes tant leur individu est nié. Mais – pardonnez-moi cette plaisanterie un peu caricaturale, mais c’est un peu ce que je ressens – si l’on interdit de dissimuler son visage sur la voie publique, que deviendra le Père Noël ?

M. Brice Hortefeux. Je précise, Madame Hoffman-Rispal, qu’il n’y a pas la moindre divergence entre Éric Besson, Xavier Darcos et moi-même, notamment sur la forme juridique de la réponse à apporter. Nous sommes respectueux des travaux du Parlement. Nous avons évoqué plusieurs pistes, dont l’adoption d’une résolution ou celle d’une loi, mais le Gouvernement n’a pas exprimé un choix ou une préférence.

Pour vous répondre, Monsieur Glavany, je partirai d’un principe simple : nous appartenons à une république laïque, dont le rôle est de protéger l’ensemble des cultes, sans opérer un quelconque choix entre eux. Le voile intégral est-il, ou non, une affaire de liberté religieuse ? Je l’ai dit, la loi de 1905 nous interdit de porter une appréciation définitive à ce sujet. Mais, pour les représentants de l’islam de France que nous avons consultés, il ne s’agit pas d’une prescription du Coran. Ce qui est certain, en revanche, c’est que, dans cette affaire, les libertés d’opinion et d’expression sont en cause. Nous devons donc trouver la voie permettant de limiter, de circonscrire cette expression.

Sur quel fondement juridique peut-on y parvenir : la sécurité ou la dignité ? Le premier ne peut pas être écarté d’un revers de main – et encore moins pour un ministre de l’Intérieur –, car l’identification est un élément important de la sécurité. Mais, selon moi, le principe fondamental qui doit nous guider est celui du respect de la dignité de la femme.

En indiquant le nombre de femmes portant le niqab en France, je posais la question de savoir si celles-ci le faisaient de manière volontaire ou si cette pratique leur était imposée. En réalité, nous n’avons enregistré que deux cas d’opposition explicite, dans les Alpes-de-Haute-Provence et à Mulhouse, me semble-t-il. Dans le premier cas, la femme à qui on imposait le voile intégral a fini par faire une demande de divorce. Dans le deuxième, si je me souviens bien, l’épouse avait reçu une paire de gifles après avoir manifesté devant son mari son intention de ne plus porter le niqab.

Je le répète, même si la sécurité constitue un élément important, la vraie question est celle de la dignité de la femme.

M. Xavier Darcos. Il n’y a, en effet, aucune divergence entre les membres du Gouvernement. Nous essayons seulement de réfléchir, en tant que responsables politiques, mais aussi comme citoyens, aux diverses options qui se présentent à nous. Mais nous nous en remettons au Parlement pour trancher : la décision qu’il prendra sera la bonne.

Il n’y a pas non plus, Monsieur Glavany, de divergence entre nous sur le but à atteindre : nous sommes d’accord sur le fait que cette pratique, cette ostentation, n’est pas acceptable, et qu’elle ne correspond à rien de ce que nous aimons et défendons, notamment les valeurs sur lesquelles se fonde le pacte social. Sur ce point, il n’y a aucune ambiguïté.

Bien entendu, il existe un fond religieux à tout cela. J’ai simplement noté que nous n’avions pas à en parler, et que cette question théocratique ne nous intéressait pas. En effet, si nous n’avions affaire qu’à des femmes obligées de porter le voile contre leur propre volonté, vous n’auriez même pas eu besoin de réunir cette mission pour faire appliquer la loi. Le problème vient des femmes, et en particulier des jeunes néophytes, qui affirment vouloir manifester leur libre arbitre en s’habillant de cette manière.

Par ailleurs, il serait abusif d’opposer résolution et loi, comme le ministre de l’Intérieur l’a bien marqué d’emblée. Devant la question nouvelle qui se pose à la nation française, et à un moment où, outre la question du voile, un certain nombre de tensions se manifestent dans la société, il n’est peut-être pas inutile que le Parlement rappelle de manière unanime ce que sont les valeurs qui nous fondent. Je reste donc favorable, de toute façon, à l’adoption d’une résolution en application de l’article 34-1 de la Constitution. À quoi aurait-il servi de modifier la Constitution si nous ne saisissons pas cette occasion de reformuler ensemble une idéologie partagée ? Mais, au-delà d’une résolution, il appartient au Parlement de décider du véhicule juridique auquel il pourrait avoir recours. Le ministre de l’Intérieur a parlé de « norme » : c’est le bon mot. Qu’elle soit ou non législative, l’essentiel est que cette norme soit appliquée.

En dépit des nuances que vous avez exprimées, il m’a semblé que cette discussion ne marquait pas de divergences, mais plutôt une volonté commune d’être le plus efficace possible, tout en évitant que l’application de la loi ne soit source de tensions.

M. Brice Hortefeux. La résolution peut être l’occasion de rappeler certains principes, et M. Jean Glavany a commencé à dessiner le socle sur lequel elle pourrait se fonder : le port du voile intégral est une pratique intolérable, une violence faite aux femmes, une atteinte au principe de fraternité ; en outre, le voile intégral pose un problème de sécurité. Mais une résolution peut être complétée et, surtout, elle peut trouver une déclinaison concrète à travers une circulaire. Une réponse peut donc être apportée en plusieurs étapes. Première étape : rappel de principes dans la résolution ; deuxième étape : circulaire récapitulant les conséquences de ces principes ; enfin, une loi pourrait constituer la troisième étape.

M. Jacques Remiller. Je remercie les ministres d’avoir bien voulu mettre leur expérience au service des réflexions de notre mission.

M. Éric Besson disait il y a quelques instants qu’une loi serait vraisemblablement incontournable. Nous avons toutefois auditionné une personne dont je tairai le nom, et qui a dit : « Loi ou pas, je porterai le niqab ! » Quels moyens la République pourra-t-elle mettre en place pour faire respecter la loi, si loi il y a ?

Mme George Pau-Langevin. Les interventions des trois ministres m’ont semblé infiniment plus raisonnables que certains propos tenus par des membres de la majorité depuis quelques mois. J’ai toutefois le sentiment qu’ils tendent à se défausser du problème.

J’ai bien compris que M. Hortefeux ne souhaitait pas prendre de décret, contrairement au choix effectué pour empêcher la dissimulation du visage aux abords de manifestations sur la voie publique. On s’orienterait donc vers le vote d’une résolution, complétée par une circulaire. Mais je ne pensais pas qu’une circulaire puisse être créatrice de droit : normalement, elle ne fait que l’interpréter. Je suis donc surprise que l’on puisse envisager de passer de la résolution, qui affirme des principes – et cela me semble intéressant –, à une circulaire, laquelle devrait être dépourvue de valeur normative. Il y a là une difficulté.

Vous avez évoqué les mesures concrètes qui pourraient être prises à l’égard des personnes de nationalité étrangère portant le voile intégral. Mais nous avons vu qu’une partie des jeunes femmes concernées sont des musulmanes de nationalité française. En outre, cette pratique est parfois, pour elles, une revendication pas forcément religieuse mais identitaire, voire un signe de révolte à l’égard de la République. Vos propositions ne répondent absolument pas à ce cas de figure. Quelles mesures entendez-vous prendre, qu’elles soient de nature juridique ou d’accompagnement, à l’égard des femmes de nationalité française qui portent cette tenue en pleine connaissance des règles de la République ?

Le fond du problème, en effet, est que le voile constitue un septum. Tous, ici, nous souhaiterions aller plus loin, et comprendre les causes du problème afin de pouvoir les traiter.

Mme Sandrine Mazetier. Je remercie les ministres de leurs présentations liminaires, notamment M. Brice Hortefeux pour nous avoir enfin donné des chiffres. Je regrette toutefois que ceux-ci nous aient été communiqués aussi tardivement et soient aussi limités.

Monsieur le ministre, vous nous avez indiqué le nombre de femmes qui, à la connaissance de vos services, porteraient le niqab, mais n’avez rien dit du contexte de cette pratique, notamment du fait qu’elle marquerait ou non une offensive politique de la part d’un salafisme militant. Il eût pourtant été important que notre mission soit informée sur ce point. Peut-être pourrions-nous, Monsieur le président, avoir un échange avec ce que l’on appelait les « Renseignements généraux » car nous nous sommes souvent interrogés sur ce point sans jamais poser la question aux services compétents.

Je remercie M. Xavier Darcos d’avoir souligné l’importance de s’entendre préalablement sur la signification du port du voile intégral, puisque c’est, en effet, de là que tout découle. C’est la première question à laquelle il nous faut répondre avant d’envisager quelque circulaire, résolution, loi d’interdiction, partielle ou totale, que ce soit.

Le port du voile intégral traduit-il une offensive politique ? Une dérive sectaire ? Dans ce dernier cas, on pourrait peut-être s’inspirer des recommandations de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES). Mais, comme on l’a vu avec l’Église de scientologie, il est difficile de combattre une secte lorsque celle-ci est déterminée et a « ses entrées ».

Le port du voile intégral marque-t-il l’affirmation par un individu, une femme en l’occurrence, d’une inégalité fondamentale entre les sexes ? Dans ce cas, il conviendrait de réaffirmer fortement l’un des principes fondateurs de notre République, à savoir l’égalité d’accès des femmes et des hommes à toutes les fonctions, dans toutes les sphères de la vie publique mais aussi spirituelle. Or, et je me permets de le rappeler au ministre chargé des cultes, l’égalité d’accès à nombre de fonctions religieuses n’est pas garantie entre les sexes.

Le port du voile intégral pourrait faire obstacle à la délivrance de certains titres de séjour, avez-vous dit. Les visas de tourisme seraient-ils également concernés, auquel cas cela pourrait éloigner de notre pays certaines touristes habituées à faire des emplettes de luxe près de certains grands hôtels parisiens ?

Enfin, d’une manière générale, interdire l’entrée sur le territoire français à une femme portant le voile intégral ne serait-il pas contradictoire avec le souhait exprimé par le Président de la République lors de sa campagne présidentielle que la France soit une terre d’asile pour toutes les femmes persécutées dans le monde ?

Mme Colette Le Moal. Monsieur Hortefeux, une loi interdisant le port du voile intégral dans les services publics – préfectures, bureaux de poste, hôpitaux, notamment – et aux abords des écoles ne vous paraît pas présenter de difficulté. Mais qu’en serait-il dans les transports, qu’il s’agisse de transports collectifs ou de taxis, dans les commerces et sur les marchés ?

M. Brice Hortefeux. Monsieur Remiller, nous n’exprimons pas de préférence : nous ne faisons que rappeler la palette des solutions possibles. Nous respecterons le choix du Parlement.

Pas plus que vous nous ne voulons d’une loi fragile ou inapplicable, donc inappliquée et défiée. Dans le cas où le Parlement choisirait de recourir à la loi, quelles seraient les sanctions applicables en cas de non-respect de celle-ci ? Ce pourrait être une contravention, mais aussi l’impossibilité d’accéder aux services publics et à leurs prestations.

Madame Mazetier, une enquête menée entre juillet et octobre 2009 a établi que 54 % des femmes portant le voile intégral auraient moins de trente ans, 68 % seraient de nationalité française, 23 % seraient converties et 41 % évolueraient dans la mouvance salafie. Cette mouvance regrouperait aujourd’hui 12 000 personnes, contre 5 000 environ en 2004. Les salafistes contrôleraient une cinquantaine de lieux de culte musulman sur les 1 900 recensés sur l’ensemble du territoire français, y compris outre-mer, et il y aurait environ 90 imams salafis. Ces chiffres, dont je pensais qu’ils étaient déjà en votre possession, ne sont que des estimations et doivent donc être pris avec précaution.

Madame Pau-Langevin, le Parlement choisira la voie qu’il souhaite. S’il adopte une résolution, il serait utile de l’officialiser et d’en porter les principes à la connaissance des préfets, des maires, des proviseurs et de tous les interlocuteurs potentiellement concernés. Elle serait un complément indispensable mais, vous avez raison, elle n’aurait pas valeur normative, non plus bien entendu qu’une circulaire, et toute mesure en ce domaine ne relève pas du domaine réglementaire.

M. Xavier Darcos. Je souhaiterais juste apporter une précision après l’intervention de Mme Mazetier.

C’est une question que je ne m’étais pas posée, mais s’il était avéré que le développement du port du voile intégral en France résulte d’un entrisme visant à faire reculer certains principes républicains au profit de principes théocratiques, mon point de vue serait beaucoup plus ferme que celui que j’ai exprimé. Je me suis pour l’heure limité à constater que des femmes dans notre pays portent le voile intégral, disent qu’elles le font volontairement et qu’elles marquent par là leur attachement à une croyance. S’il s’agissait d’une opération visant à porter atteinte notamment au principe de laïcité, je ferais, à titre personnel, preuve de plus de fermeté car se trouveraient alors menacées des valeurs fondamentales, d’ailleurs largement partagées dans le monde entier.

M. Éric Besson. Monsieur Remiller, je n’ai pas dit qu’une loi, mais qu’une « mesure d’interdiction » me paraissait « incontournable ». J’ai parlé d’une interdiction limitée, qui paraît faire consensus, et pourrait en effet ouvrir la voie à une interdiction générale.

Pour être tout à fait honnête, ce que je n’ai pas dit, je l’ai pensé si fort que vous l’avez entendu, Monsieur Remiller. Pour autant, les options sont diverses et vous aurez à choisir entre elles.

Votre question sur les visas, Madame Mazetier, est légitime. C’est volontairement que je me suis limité à évoquer le contrat d’accueil et d’intégration, la carte de séjour de dix ans et l’accès à la nationalité française – dont la procédure comporte un entretien dit d’assimilation. Il me paraîtrait extrêmement difficile de refuser un visa d’une durée inférieure à trois mois à des femmes portant le voile intégral.

M. André Gerin, président. Je vous remercie, Messieurs les ministres.

En dépit de la complexité du problème, notre mission est déterminée à aller de l’avant. Nous ne nous déroberons pas à notre responsabilité car il s’agit finalement d’avancer pour améliorer le vivre-ensemble, ce qui est notre seul objectif.

LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES

(dans l’ordre chronologique du déroulement des auditions)

§ Mme Dounia Bouzar, anthropologue,

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§ M. Abdenour Bidar, philosophe

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Associations de défense des droits des femmes

§ Mme Françoise Morvan, vice-présidente de la Coordination française pour le Lobby européen des femmes 

§ Mme Nicole Crépeau, présidente de la Fédération nationale Solidarité femmes 

§ Mme Sabine Salmon, présidente de l’association Femmes solidaires, et Mme Carine Delahaie, membre de l’association

§ Mme Françoise Laurant, présidente du Mouvement français pour le Planning familial,  et Mme Marie-Pierre Martinet, secrétaire générale

§ Mme Annie Sugier, présidente de la Ligue du droit international des femmes 

§ Mme Olivia Cattan, présidente de l’association Paroles de femmes 

§ Mme Michèle Vianès, présidente de l’association Regards de femmes

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Association des maires de France

§ M. Michel Champredon, maire d’Evreux,

§ M. Philippe Esnol, maire de Conflans-Sainte-Honorine

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§ Mme Sihem Habchi, présidente de l’association Ni putes ni soumises

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§ Mme Elisabeth Badinter, philosophe

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Associations laïques

§ M. Philippe Foussier, président du Comité laïcité République

§ M. Patrick Kessel, président d’honneur du Comité laïcité République

§ M. Marc Blondel, président de la Fédération nationale de la libre pensée

§ M. Christian Eychen, secrétaire général de la Fédération nationale de la libre pensée

§ M. Yves Pras, président du Mouvement Europe et laïcité

§ M. Joël Denis, vice-président du Mouvement Europe et laïcité

§ M. Claude Betteto, vice-président du Mouvement Europe et laïcité

§ M. Jean-Michel Quillardet, président de l’Observatoire international de la laïcité contre les dérives communautaires

§ M. Fabien Taïeb, vice-président de l’Observatoire international de la laïcité contre les dérives communautaires

§ M. Didier Doucet, secrétaire général de l’Observatoire international de la laïcité contre les dérives communautaires

§ Mme Monique Vézinet, président de l’Union des familles laïques

§ Mme Marie Perret, secrétaire nationale de l’Union des familles laïques

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Association Ville et banlieue de France

§ M. Claude Dilain, président, maire de Clichy-sous-Bois,

§ M. Jean-Pierre Blazy, maire de Gonesse,

§ M. Renaud Gauquelin, maire de Rillieux-La-Pape,

§ M. Jean-Yves Le Bouillonnec, maire de Cachan,

§ M. Xavier Lemoine, maire de Montfermeil

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§ Mme Gisèle Halimi, présidente de l’association Choisir la cause des femmes

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§ M. André Rossinot, maire de Nancy, auteur du rapport La laïcité dans les services publics

Ligue des droits de l’Homme

§ M. Jean-Pierre Dubois, président

§ Mme Françoise Dumont, vice-présidente

§ M. Alain Bondeelle, responsable du groupe de travail sur la laïcité

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§ M. Mahmoud Doua, enseignant en anthropologie du monde arabo-musulman à l’Université Bordeaux III

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§ M. Rémi Schwartz, Conseiller d’État, rapporteur de la Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République, présidée par M. Bernard Stasi

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Conseil français du culte musulman

§ M. Mohammed Moussaoui, président,

§ M. Haydar Demiryurek, vice-président chargé des régions

§ M. Chems-Eddine Hafiz, vice-président chargé des commissions

§ M. Fouad Alaoui, vice-président chargé de la réforme et du plan

§ M. Anouar Kbibech, secrétaire général

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§ M. Denys de Béchillon, professeur de droit public à l’université de Pau, membre du Club des juristes

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§ M. Jean Baubérot, titulaire de la chaire d’histoire et sociologie de la laïcité à l’École pratique des hautes études

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§ M. Farhad Khosrodhavar, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales

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§ M. Jean-Michel Ducomte, président de la Ligue de l’enseignement

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§ M. Dalil Boubakeur, recteur de la Grande Mosquée de Paris

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Collectif des féministes pour l’égalité

§ Mme Ismahane Chouder

§ Mme Monique Crinon

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§ M. Samir Amghar, chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales, spécialiste du salafisme

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§ Mme Yvette Roudy, ancien ministre

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§ M. Abdelwahab Meddeb, enseignant à l’Université Paris X

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§ M. Henri Pena-Ruiz, philosophe, spécialiste de la laïcité

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§ Mme Caroline Fourest, journaliste et sociologue

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Obédiences maçonniques

§ Mme Denise Oberlin, grande maîtresse de la Grande loge féminine de France

§ Mme Marie-France Picart, ancienne grande maîtresse de la Grande loge féminine de France, membre de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE)

§ Mme Anne-Marie Pénin, présidente de la commission conventuelle de la laïcité à la Grande loge féminine de France

§ M. Jean-Michel Balling, membre de la Grande loge de France

§ M. Patrice Billaud, vice-président du Grand orient de France 

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§ Mme Anne Levade, professeur de droit public à l’Université Paris X

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§ M. Benjamin Stora, historien

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Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA)

§ M. Patrick Gaubert, président, président du Haut conseil à l’intégration

§ M. Gérard Unger, vice-président

§ M. Richard Séréro, secrétaire général

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§ M. Bertrand Mathieu, professeur de droit public à l’Université Paris I Panthéon Sorbonne

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§ M. Guy Carcassonne, professeur de droit public à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense

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§ M. Tariq Ramadan

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§ M. Jean-Pierre Marguénaud, professeur de droit privé à l’université de Limoges

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§ M. Pascal Hilout, représentant de l’association Riposte laïque

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§ M. Antoine Sfeir, journaliste, directeur des Cahiers de l’Orient

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Table ronde sur le thème du corps et du visage

§ Mme Nadeije Laneyrie-Dagen, professeur d’histoire de l’art moderne à l’École normale supérieure (ENS-Ulm),

§ Mme Nilüfer Göle, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales

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§ Mme Kenza Drider

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Cour de cassation

§ M. Bertrand Louvel, président de chambre et directeur du service de documentation et d’études

§ Mme Cécile Petit, premier avocat général

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§ M. Marc Dubourdieu, directeur général de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (HALDE)

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§ M. Brice Hortefeux, ministre de l’Intérieur, de l’outre-mer et des collectivités territoriales

§ M. Xavier Darcos, ministre du Travail, des relations sociales, de la famille, de la solidarité et de la ville

§ M. Éric Besson, ministre de l’Immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire.

Personnes auditionnées lors des déplacements
de la mission

Lille
(jeudi 8 octobre 2009)

Responsables religieux

§ M. Lasfar Amar, président du conseil régional du culte musulman (CRCM) et président de la ligue islamique du nord

§ M. Aoussedj Abdelkader, président de la fédération régionale de la grande mosquée de Paris

§ M. El Alaoui Talibi Moulay el Hassan, aumônier général musulman des prisons et membre du bureau exécutif du CRCM

Responsables associatifs

§ M. Rahni Ali, président de l’association rencontre et dialogue

§ Mme Boumedjeria Farida, présidente de l’association culturelle relationnelle et entente

§ Mme Zouareg Hadda, présidente de l’association solidarité aux femmes et familles d’ici et d’ailleurs (Saffia)

§ M. Khacer Oumradane, président de l’association amitié Europe - Tamazgha Afus Deg Wfus

§ Mme Leïla Babes, professeur de sociologie des religions et d’islamologie à l’université catholique de Lille

Élus et représentants des élus

§ M. Bernard Derosier, président du conseil général, député du Nord

§ M. Pierre Dubois, premier adjoint au maire de Roubaix

§ M. Houari Bouissa, conseiller municipal de Tourcoing, délégué à la laïcité

§ M. Francis Vercamer, maire de Hem, député du Nord

§ Mme Francine Horville, adjointe au maire de Maubeuge

§ M. Olivier Lecocq, directeur de cabinet du maire de Maubeuge

§ M. Mohammed Saïfi, directeur du développement économique, chargé des relations avec la communauté musulmane

Représentants des services publics

§ M. Salvador Pérez, secrétaire général de la préfecture du Nord

§ Mme Isabelle Delcroix-Naulais, déléguée régionale aux droits des femmes

§ Mme Nathalie Thibaut, adjointe de la déléguée régionale aux droits des femmes, chargée des questions de discrimination

§ Mme Fadéla Benrabia, directrice régionale de l’agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances (ACSE)

§ Mme Rolande Godon, chef de la division scolarité à l’inspection académique

§ M. Bernard Lebrun, proviseur du lycée Maxence Van Der Meersch de Roubaix

§ M. Jean-Marie Trapani, proviseur du lycée Jean Moulin de Roubaix

§ M. Philippe Patisson, chef du service départemental de l’information générale

§ M. Pierre Robert, direction zonale des renseignements intérieurs

§ Mme Véronique Buyens-Dagmey, inspecteur principal des affaires sanitaires et sociales

§ M. Jean-Claude Barboul, détaché auprès du médiateur du pôle Emploi

Lyon
(jeudi 15 octobre 2009)

Élus et représentants des élus

§ M. René Balme, Maire de Grigny

§ Mme Halima Boukhalfa, agent de médiation sortante (PIMMS/PLA)

§ M. Michel Forissier, maire de Meyzieu

§ M. Bernard Perrut, député-maire de Villefranche-sur-Saône et M. Philippe Cochet, député-maire de Caluire

Représentants des services publics

§ M. Francis Vuibert, Préfet délégué à l'égalité des chances

§ MM. Guyonnet, Delpy, Antonini et Calzat, délégués du préfet délégué à l’égalité dans chances respectivement à Lyon (1er, 3e, 7e et 8e arrondissements), à Villeurbanne, à Vaulx-en-Velin et à Vénissieux

§ Mme Annick Teyssedre, principale du collège Victor Grignard (Lyon 8e) et M. Éric Bellot, principal du collège Barbusse à Vaulx-en-Velin, Mme Véronique El Djendoubi, agent d'accueil au service des étrangers

§ M. Grégory Magnin, agent d'accueil au service des étrangers

La Poste

§ Mme Linda Ounnas, gestionnaire de clientèle bancaire dans le bureau de Vénissieux Minguettes

§ M. Eddy Acacia, directeur du bureau de Vénissieux Minguettes

OPAC

§ M. Charles Romieux, directeur de l'OPAC du Rhône

§ M. Frédéric Rhode, directeur de l'agence de l'OPAC du Rhône de Vaulx-en-Velin

HCL (Hospices civils de Lyon)

§ M. Pascal Gaucherand, chef du service obstétrique de l'Hôpital Femme-Mère-Enfant

§ Mme Geneviève Beaumont, sage-femme

§ M. Daniel Raudrant, chef du service oncologie médicale et gynécologie

Conseil général du Rhône

- Pôle Proximité Territoriale

§ Mme Christiane Polge, directrice de la maison du Rhône de Vénissieux Sud

§ M. Saïd Sahraoui, directeur de la maison du Rhône de Lyon 8 Ouest

§ M. Frank Viricel, directeur de la maison du Rhône de Villeurbanne Sud

- Pôle enfance et familles

§ M. Hervé Laufer, directeur adjoint du service Modes d'accueil et adoption, responsable du dispositif d'accueil du jeune enfant

***

Responsables associatifs

§ Mmes Marie-Martien Chambard, Rachida Loussaief et Francine Godard de l’association Femmes contre l’intégrisme et Mme Michèle Vianes, Faiza Alami et Myriam Boufedji de l’association Regards de femmes

§ M. Roger Benguigui, président de la fédération Rhône-Alpes et M. Alain Jakubowicz, membre du comité directeur de la LICRA

Responsables religieux

§ M. Kamel Kabtane, recteur de la mosquée de Lyon

§ M. Azzedine Gaci, président du Conseil régional du culte musulman

Marseille
(jeudi 5 novembre 2009)

Représentants des services publics

§ M. Christian-René Rossi, secrétaire général de l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille

§ M. Bruno Gasparini, adjoint aux Prestations familiales de la Caisse d’allocations familiales des Bouches-du- Rhône (district sud)

§ M. Robert Gachon, administrateur de la Caisse d’allocations familiales des Bouches-du-Rhône

§ Mme Nadine Beniaiche-Giraud, déléguée du Préfet des Bouches-du-Rhône

§ Mme Michèle Nedosowski, directrice des bureaux de Saint-Lauris La Viste (15e arrondissement de Marseille)

§ Mme Elisabeth Portigliatti, proviseur du LEP La Floride

§ M. Jean-Roger Ribaud, proviseur du lycée général et technologique Victor Hugo

§ M. Kamel Hakmi, principal du collège Vieux-Port

§ M. Henry Dardel, directeur régional PACA de l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances

Élus et représentants des élus

§ Mme Dominique Taguelmint, adjointe au maire de Vitrolle

§ M. Robert Guiot, adjoint au maire de Marignane

§ Mme Myriam Salah- Eddine, conseillère d’arrondissement de Marseille

§ Mme Jeannine Ecochard, vice-présidente du Conseil général

Conseil régional du culte musulman Provence-Alpes-Côte d’Azur

§ M. Khalid Belkahadir, président

§ M. Boubekeur Bekri, secrétaire général

§ M. Abdelkader Moussaoui, vice-président

§ Mme Fatima Groutelli, membre de la commission juridique

Responsables associatifs

§ Mme Fatima Ouldkaddoure, directrice, Association SCHEBAA, intervenant dans les quartiers nord de Marseille

§ M. Azzedine Ainouche, directeur de l’Institut Méditerranéen d'Études Musulmanes (IMEM)

§ M. Fili Koite, Fédération française des Associations islamiques d’Afrique, des Comores et des Antilles – PACA

§ M. Mohamed Dahnoune, mufti comorien

§ M. Ibrahim Roumly, secrétaire de la Mosquée Guichard

§ M. Rawa Imsissene, secrétaire général adjoint de la grande mosquée de Marseille

§ M. Mohsen Ngazou, directeur du collège Ibn Khaldoun, premier collège musulman de Marseille

Centres sociaux

§ M. David Diancourt, directeur du centre social de la Rougière

§ M. Mouloud Belkolai, vice président du centre social de la Rougière

§ M. Nordine Benguerroud, animateur prévention du centre social de la Rougière

§ M. Richard Omiros, trésorier du centre social Maubert Bellevue

§ M. Thierry de Cort, directeur du centre social saint Mauront Bellevue

§ M. Nicolas Sadoul, directeur général de la Ligue de l’Enseignement FAIL 13

§ M. Karim Touche, directeur du Centre social saint Joseph FAIL 13

Bruxelles
(vendredi 13 novembre 2009)

Organe de coordination pour l’analyse de la menace (OCAM)

§ M. Jean-Claude Pluymackers, chef du département experts

§ M. Tarik Frahi, analyste stratégique

§ Mme France Lemeunier, analyste stratégique

Représentants de l’Exécutif des musulmans de Belgique (EBM)

§ Mme Isabelle Praille, vice-présidente

§ Mme Inès Wouters de la Rochefordière

§ M. Mehmet Saygin

Élus

§ M. Philippe Moureaux, bourgmestre de Molenbeek

§ M. Yvan Yllief, bourgmestre de Dison

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§ M. Édouard Delruelle, président du Centre pour l’Égalité des chances et la lutte contre le racisme

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§ Premier conseiller de l’ambassade du Maroc à Bruxelles

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§ M. Alain DESTEXHE (MR), sénateur.

§ Mme Christine DEFRAIGNE (MR), sénatrice.

§ M. Hugo VANDENBERGHE (CD&V), sénateur.

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Centre d’action laïque (CAL)

§ M. Pierre Galand, directeur

§ Mme Jacqueline Herremans, vice-présidente

§ Mme Anne Vive, juriste

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§ Karima

Ile-de-France
(Jeudi 3 décembre 2009)

Représentants des services publics

§ Mme Christine Bargain, directrice du projet Diversité et Handicap, La Poste

§ M. Jean-Louis Brison, inspecteur d’académie, directeur des services départementaux du Val-d’Oise

§ Mme Sandra Blanchot, brigadier de police, commissariat de police Meaux

§ M. Parfait Doudy, responsable des centres sociaux de la ville de Meaux

§ M. Mohamed Douhane, commandant de police, membre du bureau national du syndical Synergie officier

§ Mme Dubois Levarotta, rectorat de Paris, inspectrice d’académie

§ Mme Catherine Hesse, inspectrice, inspection générale des affaires sociales

§ M. Denis Lejay, inspecteur régional pédagogique de lettres

§ Mme Nicole Marty, rectorat de Paris, inspectrice d’académie

§ M. Jean-Marc Morin, directeur des affaires juridiques Assistance publique-Hôpitaux de Paris

§ M. Christian Moutier, directeur de la caisse d’allocations familiales de Créteil

§ M. Philippe Tireloque, commissaire divisionnaire chef du district de Meaux

Responsables associatifs

§ Mme Djamila Bekiou, président de l’Association Entraide

§ M. Rabah Kaabeche, trésorier national de l’Association Convergence

§ Mme Fadéla Mehal, présidente de l’Association Mariannes de la diversité

§ M. Abdelahafib Rahmouni, président de l’Association « ZY VA »

§ Mme Faouzia Zebdi-Ghorab, présidente de l’association « La Maison de la Fraternité »

§ M. M’Hammed Hemmiche, secrétaire général de Union des associations musulmanes de Seine-Saint-Denis

Élus locaux

§ M. Laïdi Amirouche, président du Club Averroës, adjoint au maire de Suresnes

§ M. Akli Mellouli, adjoint au maire de Bonneuil-sur-Marne

§ M. Michel Teulet, maire de Gagny, conseiller général de la Seine-Saint-Denis

Préfets délégués à l’égalité des chances

§ Mme Fatiha Benatsou, préfet à l’égalité des chances auprès du préfet du Val-d’Oise

§ M. Éric Freysselinard, préfet délégué à l’égalité des chances auprès du préfet de l’Essonne

§ Mme Catherine Henuin, sous-préfète chargée de la politique de la ville auprès du préfet des Yvelines

§ Mme Monique Letocard, sous-préfète, chargée de la politique de la ville et de la cohésion sociale en Seine-et-Marne

§ M. Daniel Merignargues, sous préfet, chargé de la politique de la ville et de la cohésion sociale dans le Val-de-Marne

ANNEXE N° 1 :
DÉLIBÉRATIONS DE LA HAUTE AUTORITÉ DE LUTTE CONTRE LES DISCRIMINATIONS ET L'ÉGALITÉ (HALDE)

Délibération relative au port du niqab au sein d’un établissement public de santé n° 2007-210 du 3 septembre 2007 644

Délibération relative à la demande de consultation de l’ANAEM sur la comptabilité de l’interdiction du port de la burqa dans le cadre d’une formation linguistique obligatoire en vertu d’un contrat d’accueil et d’intégration (CAI) n° 2008-193 du 15 septembre 2008 648

Délibération n° 2007-210 du 3 septembre 2007

La haute autorité a été saisie, le 30 novembre 2006, par Mme V, d’une réclamation relative à la demande d’une infirmière, faite le même jour, d’ôter la partie de son voile masquant son visage, alors qu’elle accompagnait avec son époux, sa fille, qui devait se rendre dans l’unité d’anesthésie de chirurgie ambulatoire d’un établissement de santé public. La réclamante estime que cette demande porte atteinte à sa liberté religieuse et qu’à ce titre, elle est discriminatoire.

Mme V, de confession musulmane, porte un niqab, un voile couvrant tout le visage à l’exception d’une fente pour les yeux. Le niqab est un prolongement du hijab, qui lui couvre la tête. Ces deux éléments sont dissociables.

Le 30 novembre 2006, Mme V et son époux ont accompagné leur fille dans l’unité d’anesthésie de chirurgie ambulatoire d’un établissement de santé public, au sein de laquelle leur fille devait subir une intervention chirurgicale à la jambe. Les deux parents étaient présents ce jour là comme le stipule la fiche explicative des recommandations à prendre avant une anesthésie en ambulatoire.

La réclamante déclare qu’ils se sont installés dans la salle d’attente se trouvant dans un couloir où une infirmière du service, s’est adressée à elle pour lui demander « de se découvrir le visage car elle allait faire peur aux enfants».

La réclamante indique avoir refusé en précisant « qu’aucune loi ne l’y obligeait et qu’il était inacceptable que l’on intervienne dans sa vie privée ou ses convictions religieuses et qu’elle devait être traitée avec autant de déférence que les autres mamans accompagnant leurs enfants».

Selon la réclamante, l’infirmière aurait rétorqué « qu’il s’agit d’un hôpital laïc et qu’il fallait se plier aux règles en insistant avec véhémence».

Le climat de tension était tel que l’enfant, émotionnellement trop stressée par cette altercation, n’était plus en mesure de subir l’opération chirurgicale prévue. C’est pourquoi, M. et Mme V indiquent avoir « décidé d’annuler l’intervention jusqu’au jour où ils seraient mieux accueillis. ».

Mme V a, par courrier en date du 30 novembre 2006, informé la direction clientèle de l’hôpital de cet événement.

Par courrier en date du 25 avril 2007, la directrice de l’hôpital a communiqué à la haute autorité, la copie de la lettre qu’elle a adressée à Mme V, ainsi que la copie du rapport circonstancié, dressé par l’infirmière de service en date du 30 novembre 2006.

L’instruction menée par la haute autorité a permis d’établir les faits suivants. Si la réclamante n’a pas précisé les circonstances qui ont conduit l’équipe soignante à lui demander d’ôter son niqab, l’enquête a montré que cette demande a été formulée par une infirmière lorsqu’il s’est agi d’installer l’enfant dans une chambre au sein de laquelle se trouvaient déjà plusieurs enfants devant subir ou ayant subi une opération chirurgicale. La mesure proposée par l’administration consistait à ce que Mme V enlève la partie de son voile masquant le bas du visage en attendant de disposer d’une chambre libre au sein de laquelle elle aurait pu le remettre, sa fille étant alors seule avec elle.

La loi du 31 décembre 1970 portant réforme hospitalière a créé le service public hospitalier, qui est assuré, d'une part, par les établissements publics, d'autre part, par les établissements privés. Les établissements publics, dont le statut relève désormais de la loi du 31 juillet 1991, assurent des missions de service public, en particulier les soins préventifs, curatifs et palliatifs. Ils sont soumis à des obligations dites "contraignantes".

A ce titre, l’article L 6112-2 du code de la santé publique (ancien article L 711-4, rédaction des lois n° 91-748 du 31 juillet 1991 et n°98 657 du 29 juillet 1998) dispose que « Les établissement de santé publique (…) garantissent l’égal accès de tous aux soins qu’ils dispensent. Ils sont ouverts à toutes les personnes dont l’état requiert leurs services. Ils doivent être en mesure de les accueillir de jour et de nuit, éventuellement en urgence, ou d’assurer leur admission dans un autre établissement mentionné au premier alinéa. Ils dispensent aux patients les soins préventifs, curatifs ou palliatifs que requiert leur état et veillent à la continuité de ces soins. (…) Ils ne peuvent établir aucune discrimination entre les malades en ce qui concerne les soins. Ils ne peuvent organiser des régimes d’hébergement différents selon la volonté exprimée par les malades que dans les limites et selon les modalités prévues par les textes législatifs et réglementaires en vigueur ».

Le Ministre de la santé a d’ailleurs rappelé, par une circulaire en date du 2 février 2006, la signification du principe de laïcité dans les établissements de santé. Cette circulaire, qui n'a en principe pas de valeur normative mais une portée interprétative, opère une compilation de textes législatifs, réglementaires et d'origine jurisprudentielle existant quant à la liberté religieuse des patients et aux obligations des soignants au regard du respect des principes de laïcité, neutralité et non discrimination. Elle invite à ce que « tous les patients soient traités de la même façon qu’elles que puissent être leurs croyances religieuses» afin que « les patients ne puissent douter de la neutralité des agents hospitaliers ».

En effet, la personne hospitalisée étant dans un état de dépendance sinon de vulnérabilité, celle-ci doit pouvoir le plus librement possible manifester ses opinions religieuses et ne pas être influencée ou contrariée dans ses convictions par le personnel soignant ou par des tiers.

L’exercice de la liberté religieuse doit demeurer compatible avec les exigences d’une bonne dispensation des soins telle qu’elle est définie par l’équipe médicale. Selon la circulaire n°2005-57 du 2 février 2006, il convient de veiller à ce que l’expression des convictions religieuses ne porte pas atteinte :

a-à la qualité des soins et aux règles d’hygiène (le malade doit accepter la tenue vestimentaire imposée compte tenu des soins qui lui sont donnés) ;

b-à la tranquillité des autres personnes hospitalisées et de leurs proches ;

c-au fonctionnement régulier du service.

Dans le même esprit, la Charte du Patient Hospitalisé du 2 mars 2006, tout en affirmant la liberté d’action et d’expression des patients dans le domaine religieux, rappelle que « ces droits s’exercent dans le respect de la liberté des autres. Tout prosélytisme est interdit, qu’il soit le fait d’une personne accueillie dans l’établissement, d’une personne bénévole, d’un visiteur ou d’un membre du personnel. »

La circulaire rappelle également que pour assurer le strict respect de ces garanties essentielles pour les malades, il appartient aux directeurs d’établissement de faire usage, le cas échéant, de leur pouvoir général de police au sein de leur établissement (article L. 6143-7 du code de la santé publique).

Plus récemment, la Charte sur la laïcité dans les services publics du 20 avril 2007, qui n’a pas de caractère réglementaire, a rappelé les limites au droit d’expression des convictions religieuses des usagers. Sont ainsi évoqués la neutralité du service public et de son bon fonctionnement, mais également « des impératifs d’ordre public, de sécurité, de santé et d’hygiène. »

S’agissant des enfants, le point 1 de l’article 3 de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant du 20 novembre 1989, dispose que « Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu'elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale».

De plus, le point 7 de la Charte Européenne de l’Enfant Hospitalisé de 1988, énonce que « l'hôpital doit fournir aux enfants un environnement correspondant à leurs besoins physiques, affectifs et éducatifs, tant sur le plan de l'équipement que du personnel et de la sécurité ».

Ainsi, il appartient à l’hôpital d’assurer les soins prodigués aux enfants hospitalisés en veillant à ce qu’aucun trouble ne vienne perturber la qualité de ces soins.

En l’espèce, il ressort des éléments du dossier que ni l’accès à l’établissement de santé, ni la dispensation de soins pour son enfant n’ont été refusés à la réclamante. C’est de leur propre initiative que les parents, et plus particulièrement le conjoint de Mme V, ont décidé d’annuler l’opération chirurgicale prévue pour leur fille.

Par ailleurs, l’administration ne reproche pas à Mme V de faire acte de prosélytisme par le port d’un signe religieux.

La haute autorité rappelle que le port d’un signe religieux est possible dès lors qu’il ne soulève pas de problème relatif à des nécessités d’identification de la personne et qu’il n’est pas de nature à apporter un trouble.

L’exigence vestimentaire n’est pas rare en milieu hospitalier puisque des médecins ôtent leur blouse blanche, leur charlotte ou encore leur masque avant de faire leur visite afin de ne pas effrayer les enfants qu’ils vont devoir examiner. En effet, les professionnels de la santé estiment que, dès son admission à l’hôpital, l'enfant bascule dans un monde qui lui est étranger ; il perd tous ses repères (odeurs familières, voix et visages connus), tout ce qui l'entoure est susceptible de l’inquiéter. C'est pourquoi une préparation et une organisation spécifique sont souvent nécessaires.

C’est d’ailleurs ce qui ressort de la proposition faite par l’administration hospitalière dans son courrier en date du 12 janvier 2007 précité, qui indique que « La solution d’une chambre seule proposée permettait à l’infirmière de concilier vos convictions et la prise en charge des autres enfants sous réserve d’une préparation et organisation préalable en amont ».

Il apparaît ainsi que la demande de l’infirmière répondait à un besoin lié à la spécificité de la mission de service public qui lui est dévolue, à savoir prodiguer les meilleurs soins possibles à des enfants hospitalisés. En outre, le personnel médical apparaît le mieux à même de déterminer ce qui convient aux enfants placés dans une situation de vulnérabilité.

Ce faisant, l’administration hospitalière a recherché une solution permettant l’application d’une mesure appropriée à la situation sans qu’à aucun moment, n’apparaisse la volonté de porter atteinte aux convictions religieuses de la réclamante.

Ainsi, les éléments du dossier ne permettent pas de démontrer que la demande faite à Mme V d’ôter une partie de son voile reposerait sur l’interdiction du port d’un signe religieux et présenterait, à ce titre, un caractère discriminatoire. Il convient d’en donner acte à l’administration.

C’est pourquoi, le Collège de la haute autorité constate que, compte tenu des circonstances de l’espèce, la réclamante n’a pas fait l’objet d’une mesure discriminatoire et décide qu’il y a lieu de clore le dossier.

Le Président,

Louis SCHWEITZER


Délibération n° 2008-193 du 15 septembre 2008

Religion – fonctionnement des services publics

La haute autorité a été saisie d’une demande d’avis portant sur la compatibilité de l’interdiction du port de la burqa avec le principe de non-discrimination dans le cadre d’une formation linguistique obligatoire en vertu d’un contrat d’accueil et d’intégration (CAI). S’appuyant sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et les exigences pédagogiques de l’enseignement linguistique, la haute autorité décide que l’obligation faite aux personnes suivant une formation linguistique dans le cadre du contrat d’accueil et d’intégration de retirer la burqa ou le niqab est constitutive d’une restriction se conformant aux exigences des articles 9 et 14 de la C.E.D.H., et de l’article 2 du Protocole n°1 à la C.E.D.H..

Le Collège,

Vu la Constitution ;

Vu la Convention européenne des droits de l’homme en ses articles 9 et 14 ;

Vu le Protocole n°1 de la Convention européenne des droits de l’homme en son article 2 ;

Vu la loi n°2004-1486 du 30 décembre 2004 portant création de la haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité ;

Vu le décret n°2005-215 du 4 mars 2005 relatif à la haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité ;

Sur proposition du Président,

Décide :

La haute autorité a été saisie le 30 mai 2008 d’une demande de consultation de l’Agence nationale de l’accueil des étrangers et des migrations (ANAEM) sur la compatibilité de l’interdiction du port de la burqa avec le principe de non-discrimination dans le cadre d’une formation linguistique obligatoire en vertu d’un contrat d’accueil et d’intégration (CAI).

Selon le Directeur général de l’ANAEM, les personnes signataires du CAI se présentant en cours de français le visage complètement voilé « entravent le bon déroulement des formations. La pédagogie mise en œuvre pour l’apprentissage d’une langue impose en effet que le formateur puisse observer le visage de ses élèves afin d’en percevoir les expressions et mimiques étayant la parole ; tout travail d’apprentissage ou de correction phonétique requérant par ailleurs ces mêmes conditions. De plus, ce type de tenue vestimentaire ne permet pas au formateur de vérifier l’identité de la personne alors que l’apprentissage du français dans le cadre du CAI présente un caractère obligatoire ».

L’article L. 311-9 du code des étrangers dispose que « l’étranger admis pour la première fois au séjour en France ou qui entre régulièrement en France entre l’âge de seize et l’âge de dix-huit ans, et qui souhaite s’y maintenir durablement, prépare son intégration républicaine dans la société française. A cette fin, il conclut avec l’Etat un contrat d’accueil et d’intégration, (…) par lequel il s’oblige (…) lorsque le besoin en est établi, linguistique. (…) La formation linguistique est sanctionnée par un titre ou un diplôme reconnus par l’Etat. (…). Toutes ces formations et prestations sont dispensées gratuitement. (…). Lors du premier renouvellement de la carte de séjour, il peut être tenu compte du non-respect, manifesté par une volonté caractérisée, par l’étranger, des stipulations du contrat d’accueil et d’intégration (…) ».

Conformément à l’article R. 311-21 du code des étrangers, l’ANAEM « organise et finance les formations et les prestations dispensées dans le cadre du contrat d’accueil et d’intégration et mentionnées à l’article L. 311-9 (…). A cet effet, elle assure l’inscription de l’étranger aux formations et veille à son assiduité ».

L’article R. 311-25 du même code dispose que lorsqu’un certain niveau de connaissance en français n’est pas atteint, « le contrat d’accueil et d’intégration impose à l’étranger de suivre une formation destinée à l’apprentissage de la langue française. Un organisme susceptible d’assurer cette formation est proposé par l’agence. La durée de la formation linguistique prescrite est établie en fonction des besoins révélés par les résultats du test et des capacités d’apprentissage de l’intéressé. Sa durée ne peut être supérieure à 400 heures. L’assiduité est attestée par un certificat nominatif établi par l’ANAEM à l’issue de la formation prescrite, au vu des informations transmises par l’organisme ayant assuré cette formation. Cette attestation est remise à l’étranger par l’ANAEM. Les compétences en français acquises dans le cadre de cette formation linguistique sont validées par le diplôme initial de langue française prévu par l’article L. 311-9 ainsi que la connaissance suffisante de la langue française prévue (…) ».

Dans ce cadre, les organismes mandatés par l’ANAEM pour effectuer une formation linguistique peuvent être des organismes privés ou publics. Les formations s’effectuent donc aussi bien dans des locaux privés que dans des établissements scolaires publics.

La burqa se réfère à l’habillage traditionnel de certaines femmes musulmanes et vise, en réalité, deux vêtements différents :

- l’un également désigné « niqab » est un voile fixé par-dessus un hijab (foulard) qui couvre la tête avec une fente permettant de voir.

- l’autre appelé aussi « burqa complète » ou « burqa afghane » est un vêtement généralement bleu qui couvre entièrement la tête et le corps et qui comporte une grille au niveau des yeux permettant de voir sans être vu.

Le port de la « burqa complète » a été imposé par les Talibans en Afghanistan dans le respect de la pratique du « purdah ». Le « purdah » désigne une pratique empêchant les hommes de voir les femmes. Elle contraint les femmes à couvrir leurs corps et à cacher leurs formes. Elle impose également une séparation physique entre les sexes. Une femme en « purdah » restreint donc ses activités personnelles, sociales et économiques à l'extérieur de la maison.

L’article 3 sous b) de la directive 2000/78 interdit les discriminations fondées sur la religion, y compris des organismes publics dans l’accès à tous les types et à tous les niveaux de formation professionnelle.

Selon une jurisprudence constante de la C.J.C.E., la formation professionnelle renvoie à « toute forme d’enseignement qui prépare à une qualification pour une profession, un métier ou un emploi spécifique ou qui confère l’aptitude particulière à leur exercice » (C.J.C.E. 13 février 1985 Gravier c/ Ville de Liège, aff. 293/83; voir également C.J.C.E 1er juillet 2004 Commission c /Belgique, aff. C-65/03 ; C.J.C.E. 7 juillet 2005 Commission c/Autriche, aff. C-147/03).

Dans l’affaire Blaizot relative à l’accès à l’université de médecine vétérinaire, la Cour a précisé la notion d’études conférant une aptitude particulière. Elle a ainsi relevé qu’elle visait « les cas où l’étudiant a besoin de connaissances acquises pour l’exercice d’une profession, d’un métier ou d’un emploi, pour cet exercice, même si l’acquisition de ces connaissances n’est pas prescrite, pour cet exercice, par des dispositions législatives, règlementaires ou administratives » (C.J.C.E. 2 février 1988 Vincent Blaizot c. Université de Liège et autres, aff. 24/86).

Il ressort de ce corpus jurisprudentiel qu’une formation linguistique telle qu’en l’espèce, qui a pour but de favoriser l’intégration sociale d’un étranger, ne pourrait être considérée comme une formation professionnelle stricto sensu au sens de l’article 3 de la directive 2000/78.

En conséquence, les règles de non-discrimination prévues par cette directive ne peuvent être invoquées s’agissant de la formation linguistique dispensée dans le cadre du contrat d’accueil et d’intégration.

L’article 14 de la C.E.D.H. dispose que « la jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation ».

Conformément à une jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’homme, l’article 14 de la C.E.D.H. ne prohibe que les distinctions ne pouvant pas faire l’objet d’une justification objective et raisonnable soit parce qu’elles ne poursuivent pas un but légitime soit parce qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.

En outre, le principe de non-discrimination n’est garanti dans le cadre de la Convention européenne que lorsque « la matière sur laquelle porte le désavantage compte parmi les modalités d’exercice d’un droit garanti » par la Convention ou que « les mesures critiquées se rattachent à son exercice ».

En l’espèce, l’article 14 de la C.E.D.H. se rattacherait donc à l’article 9 protégeant la liberté religieuse. Il pourrait également se rapporter à l’article 2 du Protocole n° 1 selon lequel « nul ne peut se voir refuser le droit à l’instruction ».

L’article 14 de la C.E.D.H. permet de prohiber non seulement les discriminations directes fondées sur un critère prohibé de distinction mais aussi les discriminations indirectes résultant de mesures qui, sur le fondement d’une critère de différenciation en apparence neutre, ont un effet équivalent à une discrimination en ce qu’elles produisent un effet inégalitaire sur un nombre plus élevé, par rapport au reste de la population, de personnes appartenant à un groupe considéré comme vulnérable ou minoritaire. Récemment, la Cour a affirmé avec netteté que peut « être considérée comme discriminatoire une politique ou une mesure générale qui a des effets préjudiciables disproportionnés sur un groupe de personnes même si elle ne vise pas spécifiquement ce groupe » (383).

Or, par définition, la burqa est exclusivement portée par les femmes musulmanes. Leur exclusion d’une formation linguistique dans le cadre du CAI aurait ainsi un impact disproportionné sur ce groupe de personnes.

En premier lieu, l’article 2 du Protocole n° 1 prévoit que « nul ne peut se voir refuser le droit à l’instruction ». Selon la Cour, ce droit occupe dans la société démocratique « une place si fondamentale qu’une interprétation restrictive de la première phrase de l’article 2 ne correspondrait pas au but et à l’objet de cette disposition » (C.E.D.H. 10 novembre 2005 Sahin c/ Turquie). Ce droit est alors compris comme celui de toute personne de bénéficier des moyens d’instruction existants à un moment donné. L’Etat doit ainsi garantir à tous et sans discrimination un droit d’accès effectif aux établissements d’enseignement existants.

En conséquence, l’accès à un établissement au sein duquel une formation linguistique dans le cadre du CAI a lieu serait visé par l’article 2 du Protocole n° 1.

Selon une jurisprudence constante, le droit à l’instruction peut donner lieu « à des limitations implicitement admises car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’Etat » (C.E.D.H. 24 janvier 2006 Köse et 93 autres c/ Turquie). La Cour vérifie ainsi que ces limitations sont prévisibles pour le justiciable et qu’elles tendent à un but légitime. En outre, la restriction n’est admise que s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. De telles limitations ne doivent pas non plus se heurter à d’autres droits consacrés par la Convention et les Protocoles. L’ensemble de ces droits doit être envisagé comme un tout.

Ainsi, la Cour a considéré que le droit à l’instruction « n’exclu(ai)t pas en principe le recours à des mesures disciplinaires, y compris des mesures d’exclusion temporaire ou définitive d’un établissement d’enseignement » (arrêt Leyla Sahin précité). Ce droit n’interdit pas le refus d’accès à des élèves arborant le foulard islamique dès lors qu’un tel refus vise « à préserver le caractère laïque des établissements d’enseignement » (arrêt Leyla Sahin) afin que « la manifestation par les élèves de leurs croyances religieuses (…) ne se transforme pas en acte ostentatoire de nature à constituer une source de pression et d’exclusion » (arrêt Köse et 93 autres précité).

Toutefois, la jurisprudence de la Cour semble postuler la recherche d’une solution négociée dès lors que l’article 2 du Protocole n° 1 de la C.E.D.H. sur le droit à l’instruction entre en jeu.

Dans l’affaire Sahin c/ Turquie mettant en cause le refus d’une étudiante portant le foulard à l’université, la Cour européenne des droits de l’homme a pris le soin de relever que les autorités universitaires avaient « cherché à trouver des moyens appropriés sans préjudice de l’obligation de protéger les droits d’autrui et les intérêts du monde éducatif pour ne pas fermer les portes des universités aux étudiantes voilées » et « que ce processus était assorti de garanties – principe de légalité et contrôle juridictionnel – propres à protéger les intérêts des étudiants ». De même, dans une affaire Köse et 93 autres c/ Turquie portant sur des faits similaires, la Cour a noté que le refus d’accès des élèves voilées au lycée n’avait été pris « qu’en dernier ressort dans le but de rétablir la sérénité dans l’enceinte scolaire où les troubles liés aux actes de protestation s’étaient répandus, et ce à la suite de l’échec des tentatives de médiation opérées par les autorités directrices des écoles ».

Dans cette lignée et de manière plus contraignante, le Conseil d’Etat a pu juger que l’exclusion définitive d’une élève d’un collège justifiée par la nécessité d’assurer le respect du principe de laïcité dans les établissements scolaires ne méconnaissait pas l’article 2 du Protocole n° 1 dans la mesure où l’intéressée pouvait bénéficier du droit à l’instruction selon d’autres modalités (C.E. 5 décembre 2007 Ghazal n° 295671).

En second lieu, l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme dispose :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. 2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui».

La Cour européenne des droits de l’homme distingue les convictions des simples opinions ou idées en ce qu’elles désignent « des vues atteignant un certain degré de force, de sérieux, de cohérence et d’importance » (C.E.D.H. 25 février 1982 Campbell et Cosans c/ Royaume-Uni).

La Cour n’a pas eu, à ce jour, à se prononcer au sujet de la burqa et sur le fait qu’elle serait la manifestation d’une religion. Elle a cependant relevé à l’égard du foulard islamique que dans la mesure où la requérante estimait obéir « à un précepte religieux et, par ce biais, manifeste sa volonté de se conformer strictement aux obligations de la religion musulmane, « l’on p(ouvait) considérer qu’il s’agi(ssai)t d’un acte motivé ou inspiré par une religion ou une conviction » (arrêt Sahin précité). Dès lors, « sans se prononcer sur la question de savoir si cet acte, dans tous les cas, constitue l’accomplissement d’un devoir religieux », la Cour part du principe que des restrictions à cette liberté constituent « une ingérence dans l’exercice par la requérante du droit de manifester sa religion » (arrêt Sahin précité).

La Cour européenne semble donc retenir « une conception personnelle ou subjective de la liberté de religion » à l’instar de la Cour suprême du Canada. En effet, cette dernière définit la liberté religieuse comme « la liberté de se livrer à des pratiques et d’entretenir des croyances ayant un lien avec une religion, pratiques et croyances que l’intéressé exerce ou manifeste sincèrement, selon le cas, dans le but de communiquer avec une entité divine ou dans le cadre de sa foi spirituelle, indépendamment de la question de savoir si la pratique ou la croyance est prescrite par un dogme religieux officiel ou conforme à la position de représentants religieux » (Cour suprême 30 juin 2004 Syndicat Northcrest c. Amselem).

En conséquence, si la burqa est, selon celle qui la porte, une manifestation sincère de sa religion, en l’occurrence de la religion musulmane, toute règle en restreignant le port devrait être examinée au regard de l’article 9-2 de la C.E.D.H..

Selon l’article 9-2 de la C.E.D.H., l’ingérence de l’Etat dans la liberté religieuse doit être « prévue par la loi ». La Cour a retenu une conception extensive de la notion de loi, de sorte qu’elle vise l’ensemble du droit en vigueur, qu’il soit législatif, réglementaire, jurisprudentiel ou encore constitutionnel (C.E.D.H. 20 mai 1999 Rekvényi c/ Hongrie, Req. n°25390/94). La Cour requiert en outre de la règle de droit en cause précision et prévisibilité, cette qualité étant relative. Elle a ainsi jugé que le niveau de précision requis des dispositions constitutionnelles, en raison de la nature générale de celles-ci, « peut être inférieur à celui exigé d’une autre législation » (arrêt Rekvényi précité).

En conséquence, une restriction au port de la burqa fondée sur des dispositions de valeur constitutionnelle pourrait être considérée comme étant prévue par la « loi » au sens de la C.E.D.H..

Ainsi que la Cour européenne l’a relevé à maintes reprises, l’article 9 ne protège pas n’importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou ses convictions (C.E.D.H. 1er juillet 1997 Kalaç c/ Turquie). Sa jurisprudence fournit de nombreuses illustrations de limitations au droit de manifester sa religion justifiées par la protection de l’ordre, de la santé ou de la sécurité publiques (Comm.E.D.H. 19 mars 1981 Swami c/ Royaume-Uni ; Comm.E.D.H. 12 juillet 1978 X c/Royaume-Uni). La Cour a ainsi admis que l’obligation faite lors de contrôles de sécurité à un sikh d’ôter son turban ou encore à une femme portant le foulard, respectivement dans un aéroport et dans un consulat, répondait à des exigences de sécurité (C.E.D.H. 11 janvier 2005 Phull c/ France, Req. n° 35753/03 et C.E.D.H. 4 mars 2008 El Morsli c/ France, Req. no 15585/06). La Cour a estimé, d’une part, que les contrôles de sécurité en cause étaient sans aucun doute nécessaires à la sécurité publique au sens de l’article 9-2 de la C.E.D.H. et, d’autre part, que les modalités de leur mise en œuvre entraient dans la marge d’appréciation de l’Etat, d’autant qu’il ne s’agissait que d’une mesure ponctuelle, très limitée dans le temps. Elle a également considéré que le fait de ne pas avoir chargé un agent féminin de procéder à l’identification de la femme portant le foulard n’excédait pas la marge d’appréciation de l’Etat en la matière. La Cour a ainsi conclu que les requérants n’avaient pas subi une atteinte disproportionnée dans l’exercice de leur droit à manifester leur religion.

Par ailleurs, la Cour a affirmé que « dans une société démocratique, où plusieurs religions coexistent au sein d’une même population, il peut se révéler nécessaire d’assortir la liberté de manifester sa religion ou ses convictions de limitations propres à concilier les intérêts des divers groupes et à assurer le respect des convictions de chacun » (C.E.D.H. 25 mai 1993 Kokkinakis c/ Grèce).

Ainsi, dans la mesure où les « droits et libertés d’autrui » figurent eux-mêmes parmi ceux garantis par la Convention, tel que l’article 9 le prévoit, « il faut admettre que la nécessité de les protéger puisse conduire les Etats à restreindre d’autres droits ou libertés également consacrés par la Convention : c’est précisément cette constante recherche d’un équilibre entre les droits fondamentaux de chacun qui constitue le fondement d’une société démocratique » (C.E.D.H. 29 avril 1999 Chassagnou et autres c/ France).

La Cour laisse donc une large marge d’appréciation aux Etats parties. Eu égard aux contextes nationaux, elle a ainsi considéré que l’interdiction du port du foulard islamique opposé à une étudiante en Turquie ou encore à une enseignante du primaire en Suisse ne méconnaissaient pas l’article 9 de la C.E.D.H.. Ce faisant, elle rappelle qu’en présence de profondes divergences selon les pays, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national.

Elle s’est ainsi largement appuyée sur l’argumentaire développé par les juges constitutionnels turcs relevant l’impact du port de ce symbole à la fois politique et présenté ou perçu comme une obligation religieuse contraignante, sur celles qui ne l’arborent pas dans un pays où la majorité de la population est musulmane et manifeste un attachement profond aux droits des femmes et à un mode de vie laïque (arrêt Sahin précité). Elle s’est également fondée sur le principe de laïcité, tel qu’interprété par la Cour constitutionnelle, qui avait motivé l’interdiction du port de symboles religieux dans les universités et relevé que « dans un tel contexte, où les valeurs de pluralisme, de respect des droits d’autrui et, en particulier, d’égalité des hommes et des femmes devant la loi, sont enseignées et appliquées dans la pratique, l’on peut comprendre que les autorités compétentes aient voulu préserver le caractère laïque de leur établissement et ainsi considéré comme contraire à ces valeurs d’accepter le port de tenues religieuses, y compris, comme en l’espèce, celui du foulard islamique ».

Elle a également repris le raisonnement du Tribunal fédéral suisse dans l’affaire Dahlab en estimant justifiée la mesure d'interdiction de porter le foulard prise à l'égard de la requérante uniquement dans le cadre de son activité d'enseignement par « l'atteinte qui pouvait être portée aux sentiments religieux de ses élèves, des autres élèves de l'école et de leurs parents et par l'atteinte au principe de neutralité confessionnelle de l'école ».

Dans cette dernière affaire, elle a ainsi pu s’interroger comme suit : « Comment dès lors pourrait-on (…) dénier de prime abord tout effet prosélyte que peut avoir le port du foularddès lors qu'il semble être imposé aux femmes par une prescription coranique qui, comme le constate le Tribunal fédéral, est difficilement conciliable avec le principe d'égalité des sexes. Aussi, semble-t-il difficile de concilier le port du foulard islamique avec le message de tolérance, de respect d'autrui et surtout d'égalité et de non-discrimination que dans une démocratie tout enseignant doit transmettre à ses élèves ».

Dans un arrêt du 27 juin 2008, le Conseil d’Etat a reconnu la validité d'un décret refusant à une ressortissante marocaine musulmane l'acquisition de la nationalité française « pour défaut d'assimilation ». Selon les conclusions du commissaire du gouvernement, la requérante, mariée à un Français et mère de trois enfants nés en France, s’était présentée en burqa (couvrant entièrement son corps et masquant son visage, à l’exception des yeux) lors de plusieurs entretiens avec les services de la préfecture pour sa demande de nationalité. Le couple avait admis son appartenance au salafisme, un courant rigoriste de l'Islam fondé sur une interprétation stricte et littérale du Coran, et la requérante voilée à la demande de son mari, ne contestait pas cette « soumission totale aux hommes de sa famille ».

La haute juridiction administrative a jugé qu’« une pratique radicale de la religion » se manifestant en particulier par le port de la burqa s’opposait « aux valeurs d’une société démocratique et au principe de l’égalité des sexes ». Elle a considéré que le refus de naturalisation « ne méconnai(ssai)t pas le principe constitutionnel de la liberté d'expression religieuse, ni les stipulations de l’article 9 de la C.E.D.H. ».

Or, le contrat d’accueil et d’intégration entend précisément permettre à l’étranger de préparer son intégration républicaine dans la société française. Le port de la burqa pourrait donc poser difficulté à cet égard. De plus, l’ANAEM met en exergue les difficultés que pose le port de la burqa en termes d’identification ou encore de communication efficiente qui pourrait compromettre le contenu même de la formation.

En fonction du contexte, d’autres arguments liés aux pressions que représenterait la burqa pour chacune des autres personnes en cours de formation et/ou pour le corps enseignant ainsi que son impact sur la classe dans sa globalité pourraient également être pris en compte.

L’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui a valeur constitutionnelle, dispose que «nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi». L’ordre public a été défini par le Conseil constitutionnel comme renvoyant notamment aux notions de « tranquillité, salubrité et sécurité publiques » (Conseil constitutionnel, Décision n° 2003-467 du 13 mars 2003 « Loi pour la sécurité intérieure »). Sa sauvegarde a été consacrée comme un objectif de valeur constitutionnelle. Ainsi, le Conseil constitutionnel a pu considérer que la liberté individuelle et celle d'aller et venir devaient être conciliées avec « ce qui est nécessaire pour la sauvegarde des fins d'intérêt général ayant valeur constitutionnelle » tel le maintien de l'ordre public (Conseil constitutionnel, Décision des 19 et 20 janvier 1981 « loi sécurité et liberté »).

Par ailleurs, la Constitution pose clairement le principe d’égalité entre les hommes et les femmes comme une valeur républicaine au cœur des fondements démocratiques de la France.

En effet, l’article 3 du préambule de la Constitution de 1946 prévoit que « la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme. ». L’article 1er de la Constitution de 1958, telle que modifiée par la loi constitutionnelle n°2008-724 du 23 juillet 2008 ajoute : « La loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales».

La burqa porte une signification de soumission de la femme qui dépasse sa portée religieuse et pourrait être considérée comme portant atteinte aux valeurs républicaines présidant à ladémarche d’intégration et d’organisation de ces enseignements, obligatoires pour les étrangers admis pour la première fois au séjour en France.

Il ne semblerait en outre pas a priori déraisonnable de considérer que des exigences de sécurité publique, s’agissant de l’identification des personnes, ou encore la protection des droits et libertés d’autrui, pourraient être considérées comme des buts légitimes, prévus par la loi, justifiant l’interdiction du port de la burqa dans l’accès à une formation linguistique obligatoire.

Dès lors, une telle interdiction pourrait ne pas être considérée comme méconnaissant le principe de non-discrimination religieuse au sens des articles 9 et 14 de la C.E.D.H.

La Cour européenne des droits de l’homme a déjà jugé au regard de l’article 9 de la C.E.D.H. que les Etats membres jouissaient d’une large marge d’appréciation et que les restrictions à la liberté de manifester sa religion par le port du turban sikh ou du foulard islamique pour faire face à des contrôles d’identité ou dans le cadre de l’éducation n’étaient pas disproportionnées en l’espèce.

En conséquence, la haute autorité décide que l’obligation faite aux personnes suivant une formation linguistique dans le cadre du contrat d’accueil et d’intégration de retirer la burqa ou le niqab est conforme aux exigences des articles 9 et 14 de la C.E.D.H., et de l’article 2 du Protocole n°1 à la C.E.D.H..

Le Président

Louis SCHWEITZER

ANNEXE N° 2 :
DÉCISION DU CONSEIL D’ÉTAT DU 27 JUIN 2008

 

 

Conseil d’État

 

 

N° 286798

 

Mentionné dans les tables du recueil Lebon

 

2ème et 7ème sous-sections réunies

 

 

M. Daël, président

 

Mme Sophie-Caroline de Margerie, rapporteur

 

Mme Prada Bordenave Emmanuelle, commissaire du gouvernement

 

 

 

lecture du vendredi 27 juin 2008

 

REPUBLIQUE FRANCAISE

 

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

 

 

 

Vu la requête, enregistrée le 10 novembre 2005 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, présentée par Mme Faiza A, demeurant ... ; Mme A demande au Conseil d’Etat d’annuler le décret du 16 mai 2005 lui refusant l’acquisition de la nationalité française pour défaut d’assimilation ;

 

 

 

Vu les autres pièces du dossier ;

 

 

Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;

 

 

Vu le code civil, notamment ses articles 21-2 et 21-4 ;

 

 

Vu le décret n° 93-1362 du 30 décembre 1993 ;

 

 

Vu le code de justice administrative ;

 

 

Après avoir entendu en séance publique :

 

 

- le rapport de Mme Sophie-Caroline de Margerie, Conseiller d’Etat,

 

 

- les conclusions de Mme Emmanuelle Prada Bordenave, Commissaire du gouvernement ;

 

 

 

Sans qu’il soit besoin de statuer sur la fin de non-recevoir opposée par le ministre de l’emploi, de la cohésion sociale et du logement :

 

 

Considérant qu’aux termes de l’article 21-2 du code civil, dans sa rédaction en vigueur à la date de la décision attaquée : L’étranger... qui contracte mariage avec un conjoint de nationalité française peut, après un délai de deux ans à compter du mariage, acquérir la nationalité française par déclaration à condition qu’à la date de cette déclaration, la communauté de vie n’ait pas cessé entre les époux et que le conjoint français ait conservé sa nationalité ; qu’aux termes de l’article 21-4 du même code : Le Gouvernement peut s’opposer, par décret en Conseil d’Etat, pour... défaut d’assimilation, autre que linguistique, à l’acquisition de la nationalité française par le conjoint étranger dans un délai d’un an à compter de la date du récépissé prévu au deuxième alinéa de l’article 26.. ; qu’enfin, aux termes de l’article 32 du décret du 30 décembre 1993 relatif aux déclarations de nationalité, aux décisions de naturalisation, de réintégration, de perte, de déchéance et de retrait de la nationalité : Lorsque le Gouvernement veut s’opposer par décret en Conseil d’Etat, pour indignité ou défaut d’assimilation autre que linguistique, à l’acquisition de la nationalité française par le conjoint étranger d’un conjoint de nationalité française, le ministre chargé des naturalisations notifie les motifs de fait et de droit qui justifient l’intention de faire opposition... ;

 

 

Considérant qu’il ressort des pièces du dossier que Mme A a reçu communication le 10 mars 2005 des motifs de fait et de droit justifiant l’intention du ministre de l’emploi, du travail et de la cohésion sociale de faire opposition à son acquisition de la nationalité française conformément aux dispositions précitées de l’article 32 du décret du 30 mars 1992 ; qu’elle n’est donc pas fondée à soutenir que le principe du contradictoire aurait été méconnu ;

 

 

Considérant qu’il ressort des pièces du dossier que, si Mme A possède une bonne maîtrise de la langue française, elle a cependant adopté une pratique radicale de sa religion, incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française, et notamment avec le principe d’égalité des sexes ; qu’ainsi, elle ne remplit pas la condition d’assimilation posée par l’article 21-4 précité du code civil ; que, par conséquent, le gouvernement a pu légalement fonder sur ce motif une opposition à l’acquisition par mariage de la nationalité française de Mme A ;

 

 

Considérant que le décret attaqué du 16 mai 2005 n’a ni pour objet ni pour effet de porter atteinte à la liberté religieuse de l’intéressée ; que, par suite, il ne méconnaît ni le principe constitutionnel de liberté d’expression religieuse, ni les stipulations de l’article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;

 

 

Considérant qu’il résulte de ce qui précède que Mme A n’est pas fondée à demander l’annulation du décret du 16 mai 2005 lui refusant l’acquisition de la nationalité française ;

 

 

 

 

D E C I D E :

 

--------------

 

Article 1er : La requête de Mme A est rejetée.

 

Article 2 : La présente décision sera notifiée à Mme Faiza A et au ministre de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire.

 

 

1 () La composition de cette mission figure au verso de la présente page.

2 () M. André Gerin, député du Rhône et président de la mission d’information, a déposé une proposition de résolution n° 1725 tendant à la création d’une commission d’enquête sur la pratique du port de la burqa ou du niqab sur le territoire national, 9 juin 2009. Lors de son dépôt, 58 députés de tous les groupes politiques avaient cosigné cette proposition.

3 () La mission d’information sur la pratique du port de la burqa et du niqab sur le territoire national est devenue la mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national à compter de la décision de la Conférence des Présidents du 15 juillet 2009. Sur la définition de ces termes, on se référera à la première partie du présent rapport.

4 () Par exemple, la chronique de M. Franck Nouchi dans le quotidien Le Monde, le 3 décembre 2009 ou la chronique de M. Olivier Duhamel sur France culture le 4 décembre 2009.

5 () Audition du 28 octobre 2009.

6 () Audition du 8 juillet 2009.

7 () Audition du 8 juillet 2009.

8 () Michèle Vianès, Un voile sur la République, Paris, Stock, 2004.

9 () Table ronde réunissant des associations de défense des droits des femmes organisée le 15 juillet 2009.

10 () Pierre Baracca, Amandine Briffaut, Anne-Gaelle Cogez, Danielle Delamaire, Malika Messad, Les animateurs face à l’intégrisme religieux et à l’oppression des femmes, éditions l’Harmattan, 2009.

11 () Paul, Première épître aux Corinthiens, chapitre 11, versets 7 à 10 (Édition : la Bible de Jérusalem, Cerf).

12 () Audition du 16 décembre 2009.

13 () Audition du 29 septembre 2009.

14 () Auditions organisées à la Préfecture de la région Nord-Pas-de-Calais le 8 octobre 2009.

15 () Auditions organisées à la Préfecture de la région Rhône-Alpes le 15 octobre 2009.

16 () Auditions organisées à la Préfecture de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur le 5 novembre 2009

17 () Auditions organisées dans les locaux de l’Assemblée nationale le 3 décembre 2009.

18 () Table ronde organisée à la Préfecture de la région Provence- Alpes-Côte d’Azur le 5 novembre 2009

19 () Audition du 9 septembre 2009.

20 () Audition du 9 septembre 2009.

21 () Table ronde sur le thème du corps et du visage organisée le 8 décembre 2009.

22 () Leila Djitli, Lettre à ma fille qui veut porter le voile, Paris, éditions La Martinière, 2004.

23 () Table ronde sur le thème du corps et du visage organisée le 8 décembre 2009.

24 () Audition du 18 novembre 2009.

25 () Audition du 18 novembre 2009.

26 () Audition du 4 novembre 2009.

27 () Contribution écrite de M. Hervé Chevreau, maire d’Epinay-sur-Seine, 18 janvier 2010.

28 () Audition du 9 décembre 2009.

29 () Tissu blanc couvrant la tête et le corps comparable au safsari porté en Tunisie.

30 () L’islam au quotidien - Enquête sur les valeurs et les pratiques religieuses au Maroc, étude menée par Mohammed El Ayadi, Hassan Rachik et Mohammed Tozy, publiée le 8 décembre 2007 aux Editions Prologues.

31 () Le khimar, foulard qui ne couvre que les cheveux et le safsari, voile blanc tunisien.

32 () Les Haddiths désignent un recueil rassemblant les traditions relatives aux actes et aux paroles de Mahomet et de ses compagnons, considérés comme des principes de gouvernance personnelle et collective pour les musulmans. Ce sont les « traditions du Prophète ».

33 () Audition du 28 octobre 2009.

34 () Audition du 8 décembre 2009.

35 () Sourate 33, verset 59 : «Ô Prophète, dis à tes épouses, à tes filles et aux femmes des croyants de serrer sur elles leur voile ! », citée par M. Antoine Sfeir (audition du 8 décembre 2009).

36 () Audition du 28 octobre 2009.

37 () Audition du 4 novembre 2009.

38 () Audition du 4 novembre 2009.

39 () Audition du 4 novembre 2009.

40 () Audition du 14 octobre 2009.

41 () Table ronde réunissant les représentants du CRCM PACA le 5 novembre 2009 à la Préfecture de la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur.

42 () Audition du 14 octobre 2009.

43 () Audition du 28 octobre 2009.

44 () Audition du 2 décembre 2009.

45 () Audition du 2 décembre 2009.

46 () Audition du 8 juillet 2009.

47 () Audition du 14 octobre 2009.

48 () Audition du 16 décembre 2009.

49 () Audition du 8 juillet 2009.

50 () Audition du 9 décembre 2009 tenue à huis clos dans les locaux de l’Assemblée nationale. La mission tient à préciser que Mme Kenza Drider a accepté de témoigner le visage découvert.

51 () Auditions du 5 novembre 2009 organisées à la Préfecture de la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur.

52 () Audition du 4 novembre 2009.

53 () Audition du 8 juillet 2009.

54 () Audition du 8 juillet 2009.

55 () Audition du 9 décembre 2009 tenue à huis clos dans les locaux de l’Assemblée nationale.

56 () Audition du 18 novembre 2009.

57 () Audition du 7 octobre 2009.

58 () Audition du 4 novembre 2009.

59 () Audition du 8 juillet 2009.

60 () Audition du 4 novembre 2009.

61 () Audition du 8 décembre 2009.

62 () Audition du 8 décembre 2009.

63 () Françoise Gaspard et Farhad Khosrokhavar, Le foulard et la République, Paris, Editions la Découverte, 1995, p. 213.

64 () op. cit., p. 34.

65 () Audition du 8 décembre 2009.

66 () Contribution écrite de M. Hervé Chevreau, maire d’Epinay-sur-Seine, 18 janvier 2010.

67 () op. cit., p. 78.

68 () Audition du 4 novembre 2009.

69 () Audition réalisée au cours du déplacement de la mission à Bruxelles le 13 novembre 2009 dans l’enceinte de l’ambassade de France en Belgique.

70 () Karima, Insoumise et dévoilée, Editions Luc Pire, Bruxelles, 2008.

71 () Pierre Barraca et autres, op.cit, p.96.

72 () Audition du 9 septembre 2009.

73 () Table ronde organisée le 5 novembre 2009 à la Préfecture de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur.

74 () Fadela Amara, Ni putes ni soumises, Paris, La découverte, 2003.

75 () Audition du 7 octobre 2009.

76 () Entretien accordé par M. Benjamin Stora au Nouvel observateur, n° 2354, semaine du 17 décembre 2009, p. 24.

77 () Audition du 18 novembre 2009.

78 () Dans un entretien accordé à Libération et publié dans l’édition du 24 août 2009, M. Abdelwahab Meddeb déclare, en observant la pratique du ramadan en Egypte et en France, que « le jeûne sert à restaurer le pacte communautaire ». Selon lui, « ce retour vers la pratique religieuse est le reflet d’une panique sur la question de l’identité, de l’origine ».

79 () Situation signalée par de nombreux élus locaux.

80 () Pression évoquée par certains chefs d’établissements entendus par la mission.

81 () Audition du 4 novembre 2009.

82 () Audition du 4 novembre 2009.

83 () Audition du 7 octobre 2009.

84 () Audition du 28 octobre 2009.

85 () Audition du 8 décembre 2009.

86 () Audition du 4 novembre 2009.

87 () Audition du 8 décembre 2009.

88 () Audition du 8 décembre 2009.

89 () Audition du 8 décembre 2009.

90 () Audition du 18 novembre 2009.

91 () Audition du 4 novembre 2009.

92 () Audition du 4 novembre 2009.

93 () Audition du 4 novembre 2009.

94 () Dans la classification établie par M. Samir Amghar au cours de son audition, la tendance révolutionnaire se présente comme la fraction du mouvement appelant à une pratique ultra-orthodoxe de l’islam et prônant l’usage de la violence et de l’action directe comme seul moyen politique de peser sur le débat. Le salafisme politique, tout en partageant la même conception de l’orthodoxie religieuse, invite les musulmans à ne s’engager dans le débat public qu’au moyen d’instruments politiques pacifiques : manifestations, pétitions, etc.

95 () Audition du 16 décembre 2009.

96 () Audition du 4 novembre 2009.

97 () Audition du 4 novembre 2009.

98 () Table ronde réunissant des élus locaux à la Préfecture de la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur le 5 novembre 2009.

99 () Audition du 4 novembre 2009.

100 () Audition du 8 juillet 2009.

101 () Audition du 4 novembre 2009.

102 () Audition du 4 novembre 2009.

103 () Le terme khimâr désigne tout accessoire couvrant la tête, quelle que soit sa forme : mantille, châle ou écharpe.

104 () Audition du 8 novembre 2009.

105 () Audition du 4 novembre 2009.

106 () Citation tirée de l’ouvrage d’André Bertin, Pablo Da Silveira et Hervé Pourtois, Libéraux et communautariens, Paris, PUF, 1997.

107 () op. cit, p.148.

108 () Groupe de mormons fondamentalistes et polygames tirant son appellation du nom d’une localité de la Creston Valley, dans l’État fédéré canadien de la Colombie britannique.

109 () Ce rapport, réalisé par l’Office fédéral de la migration et des réfugiés, visait à collecter des informations sur la communauté musulmane d’Allemagne, ses pratiques et son degré d’intégration.

110 () Maillot de bain qui ne laisse découverts que le visage, les mains et les pieds.

111 () Tables rondes du 13 novembre 2009 organisées à l’ambassade de France en Belgique.

112 () Audition de M. Pierre Galand, directeur, Mme Jacqueline Herremans, vice-présidente, Mme Anne Vive, juriste du Centre d’action laïque, le 13 novembre 2009 à l’ambassade de France en Belgique.

113 () Audition du 13 novembre 2009 réalisée à l’ambassade de France en Belgique.

114 () Audition du 13 novembre 2009 réalisée à l’ambassade de France en Belgique.

115 () Pour aller plus loin : Laurent Chambon, La laïcité aux Pays-Bas, ProChoix, n° 26, printemps 2003.

116 () Alphen aan de Rijn.

117 () Organisme indépendant institué par la loi de 1994 sur l’égalité de traitement. Il enquête sur les affaires de discrimination qui lui sont soumises ou dont il s’est saisi (équivalent de la HALDE). Bien que les conclusions de la Commission soient dépourvues de force juridique, elles sont généralement suivies.

118 () La loi sur les communes (Gemeentewet) du 14 février 1992.

119 () En revanche, de nombreux forums internet anglophones ont fait état de la mise en place de la mission d’information sur la pratique du port du voile intégral en France.

120 () D’après un rapport du Bureau du recensement de 2009.

121 () Arrêt Employment Division Department of Human Ressources of Oregon v. Smith, 1990.

122 () Dans l’affaire Freeman v. Dept. of Highway Safety and Motor Vehicles.

123 () Autorité indépendante chargée du règlement non contentieux des conflits individuels ou collectifs du travail.

124 () Arrêt Begum vs Denbigh High School.

125 () Audition du 18 novembre 2009.

126 () Rapport du groupe de travail présidé par M. André Rossinot, La laïcité dans les services publics, septembre 2006.

127 () Article 1er de la Constitution : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée.

La loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales. »

128 () Audition du 12 novembre 2009.

129 () Article paru dans le Monde du 9 décembre 2009.

130 () Décision du Conseil Constitutionnel n° 2004-505 DC du 19 novembre 2004 sur les traités européens, Rec. p.173.

131 () Rapport n° 1275 de M. Jean-Louis Debré au nom de la mission d’information sur la question des signes religieux à l’école, décembre 2003.

132 () Rapport de la Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République, présidée par M. Bernard Stasi, décembre 2003.

133 () Audition du 14 octobre 2009.

134 () Rapport sur l’application de la loi du 15 mars 2004 sur le port des signes religieux ostensibles dans les établissements d’enseignement public, juillet 2005.

135 () Audition du 15 juillet 2009.

136 () Audition du 16 décembre 2009.

137 () Audition du 16 décembre 2009.

138 () Audition du 16 décembre 2009.

139 () Cf. infra, troisième partie.

140 () Audition du 25 novembre 2009.

141 () Audition du 25 novembre 2009.

142 () Audition du 16 septembre 2009.

143 () Audition du 4 novembre 2009.

144 () Audition du 8 décembre 2009.

145 () Jugement du tribunal administratif de Montpellier, 18 décembre 2007, Commune de la Grande Motte.

146 () Audition du 9 décembre 2009.

147 () Arrêt du 28 mai 2003 de la chambre sociale de la Cour de Cassation, Sagem/Montribot.

148 () Audition du 9 septembre 2009.

149 () Audition du 9 septembre 2009.

150 () Audition du 9 septembre 2009.

151 () Audition du 9 septembre 2009.

152 () Audition du 16 septembre 2009.

153 () Audition du 16 décembre 2009.

154 () Audition du 16 septembre 2009.

155 () Audition du 15 juillet 2009.

156 () Audition du 15 juillet 2009.

157 () Audition du 9 septembre 2009.

158 () Audition du 9 septembre 2009.

159 () Audition du 9 septembre 2009.

160 () Audition du 12 novembre 2009.

161 () Audition du 8 juillet 2009.

162 () Audition du 8 juillet 2009.

163 () Audition du 8 juillet 2009.

164 () Audition du 8 juillet 2009.

165 () Audition du 8 juillet 2009.

166 () Audition du 7 octobre 2009.

167 () Audition du 8 juillet 2009.

168 () Audition du 8 juillet 2009.

169 () Audition du 9 septembre2009

170 () Audition du 21 octobre 2009.

171 () Audition du 4 novembre 2009.

172 () Audition du 4 novembre 2009.

173 () Audition du 4 novembre 2009.

174 () Audition du 4 novembre 2009.

175 () Audition du 28 octobre 2009.

176 () Décision du Conseil Constitutionnel du 16 juillet 1971, liberté d’association, n° 71-44 DC , rec p. 29.

177 () Audition du 16 septembre 2009.

178 () Audition du 9 septembre 2009

179 () Audition du 29 septembre 2009.

180 () Audition du 15 juillet 2009.

181 () Audition du 29 septembre 2009.

182 () Audition du 15 juillet 2009.

183 () Audition du 12 novembre 2009.

184 () Audition du 2 décembre 2009.

185 () Audition du 2 décembre 2009.

186 () Audition du 12 novembre 2009.

187 () Audition du 8 juillet 2009.

188 () Audition du 8 décembre 2009.

189 () Audition du 25 novembre 2009.

190 () Conseil constitutionnel, décision n° 94-343/344 DC du 27 juillet 1994 sur la loi relative au respect du corps humain et au don d’organes, rec. p.176 et décision n° 94-359 DC du 19 janvier 1995 sur la loi relative à la diversité de l'habitat, rec. p.175.

191 () Audition du 14 octobre 2009.

192 () Arrêt du Conseil d’État, Commune de Morsang-sur-Orge, 27 octobre 1995, rec. Lebon, p.372.

193 () Audition du 25 novembre 2009.

194 () Rapport du comité présidé par Mme Simone Veil, Redécouvrir le Préambule de la Constitution, Paris, décembre 2008.

195 () Audition du 8 juillet 2009.

196 () Audition du 4 novembre 2009.

197 () Audition du 4 novembre 2009.

198 () Audition du 4 novembre 2009.

199 () Audition du 4 novembre 2009.

200 () Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini, éditions Martinius Nijhoff, La Haye 1961.

201 () Emmanuel Lévinas, Éthique et infini (dialogues d’Emmanuel Lévinas et Philippe Nemo), Paris, Fayard, coll. “L’Espace intérieur”, 1982.

202 () Audition du 9 septembre 2009.

203 () Audition du 9 septembre 2009.

204 () Audition du 8 décembre 2009.

205 () Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, Éditions Calmann Levy, 1974.

206 () Audition du 29 septembre 2009.

207 () Audition du 25 novembre 2009.

208 () Audition du 25 novembre 2009.

209 () Audition du 8 décembre 2009.

210 () Audition du 8 décembre 2009.

211 () Audition du 8 décembre 2009.

212 () Audition du 7 octobre 2009.

213 () Articles 1 à 6 de la loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009.

214 () Audition de M. Guy Carcassonne du 25 novembre 2009.

215 () Audition du 18 novembre 2008.

216 () Audition du 25 novembre 2009.

217 () Audition du 25 novembre 2009.

218 () Audition du 25 novembre 2009.

219 () Audition du 18 novembre 2009.

220 () Audition du 29 septembre 2009.

221 () Audition du 16 décembre 2009.

222 () Depuis la décision n° 2005-512 DC du 21 avril 2005, Loi d'orientation et de programme pour l'avenir de l'école.

223 () Audition du 16 décembre 2009.

224 () Cf. supra, deuxième partie.

225 () Audition du 16 décembre 2009.

226 () Audition du 16 décembre 2009.

227 () Audition du 28 octobre 2009.

228 () Audition du 21 octobre 2009.

229 () Audition du 21 octobre 2009.

230 () Audition du 14 octobre 2009.

231 () Audition du 21 octobre 2009.

232 () Audition du 14 octobre 2009.

233 () Cf. infra.

234 () Audition du 21 octobre 2009.

235 () Audition du 16 décembre 2009.

236 () Audition du 12 novembre 2009.

237 () Audition du 3 décembre 2009.

238 () Rapport n° 1799, Violences faites aux femmes : mettre enfin un terme à l’inacceptable, p. 108.

239 () Audition du 18 novembre 2009.

240 () Discours du 22 février 2008.

241 () Décret n° 2007-425 du 25 mars 2007 créant un observatoire de la laïcité.

242 () « La langue arabe, un enjeu social », Libération, 16 mars 2004.

243 () « La langue arabe, chassée des classes », Le Monde, 9 septembre 2009.

244 () Audition du 18 novembre 2009.

245 () Rapport de la commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République, p. 63.

246 () Karen Meerschaut, Paul De Hert, Serge Gutwirth et Ann Vander Steene, « L’utilisation des sanctions administratives communales par les communes bruxelloises. La Région de Bruxelles-Capitale doit-elle jouer un rôle régulateur ? » in Brussels Studies, n° 18, 19 mai 2008, p. 5.

247 () Audition du 14 octobre 2009.

248 () Tribune dans Le Monde du 8 décembre 2009 de M. Nicolas Sarkozy intitulée « Respecter ceux qui arrivent, respecter ceux qui accueillent ».

249 () Audition du 14 octobre 2009.

250 () Audition du 14 octobre 2009.

251 () Audition du 21 octobre 2009.

252 () Tribune dans Le Monde du 8 décembre 2009 de M. Nicolas Sarkozy intitulée « Respecter ceux qui arrivent, respecter ceux qui accueillent ».

253 () La formule est de M. Jean Baubérot, audition du 21 octobre 2009.

254 () Audition du 14 octobre 2009.

255 () Commission de réflexion juridique sur les relations des cultes avec les pouvoirs publics, Les relations des cultes avec les pouvoirs publics, p. 19 et suivantes.

256 () Audition du 21 octobre 2009.

257 () Audition du 9 décembre 2009.

258 () Audition de M. Brice Hortefeux du 16 décembre 2009.

259 () 1ère Civ., 24 octobre 2000.

260 () Audition de M. Bertrand Louvel du 9 décembre 2009.

261 () Audition du 16 décembre 2009.

262 () Cour d’appel de Lyon, 15 mai 2007, dans le cas de pressions exercées à l’encontre d’une sœur par son frère.

263 () Proposition de loi n° 2121 de Mme Danielle Bousquet et M. Guy Geoffroy et plusieurs de leurs collègues renforçant la protection des victimes et la prévention et la répression des violences faites aux femmes, déposée le 27 novembre 2009.

264 () Audition du 14 novembre 2009.

265 () Voir première partie.

266 () Audition du 4 novembre 2009.

267 () Cass. Crim., 6 février 2007.

268 () Cf. supra, Deuxième partie.

269 () Audition du 28 octobre 2009.

270 () Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur les sectes, déposé le 22 décembre 1995.

271 () Audition du 9 septembre 2009.

272 () Cette Cour s’est substituée en 2008 à la Commission de recours des réfugiés.

273 () CRR, 15 janvier 1997, Daoui, n° 302501 ; CRR, 18 septembre 2000, Menad, n° 357946.

274 () CRR, 15 avril 1999, Berang, n° 334606.

275 () CRR, 26 janvier 2006, Aibe : CRR, 11 janvier 2007, S.

276 () CRR, SR, 25 février 1994, Terahi, rec. CRR, p. 46.

277 () CRR, 25 janvier 2001, Tati, n° 364162.

278 () CRR, 25 septembre 2003, Zouaouia Benaouda, n° 43915.

279 () Délibération 2007-210, (voir annexe n° 1).

280 () Délibération 2008-193 (voir annexe n° 1).

281 () Audition du 21 octobre 2009.

282 () Question n° 113749 dont la réponse a été publiée au Journal officiel le 3 avril 2007, p. 3410.

283 () Circulaire du 20 décembre 2007 relative au déroulement des opérations électorales lors des élections au suffrage universel direct

284 () Audition du 15 juillet 2009.

285 () Audition du 16 décembre 2009.

286 () CE, 7 décembre 2005, n° 264464.

287 () Circulaire du 20 décembre 2007 relative au déroulement des opérations électorales lors des élections au suffrage universel direct.

288 () Question n° 113749 dont la réponse a été publiée au Journal officiel le 3 avril 2007, p. 3410.

289 () Délibération 2007-210.

290 () Délibération 2008-193.

291 () Audition du 25 novembre 2009.

292 () Audition du 9 décembre 2009.

293 () Cf. infra.

294 () Audition du 7 octobre 2009.

295 () Audition du 16 décembre 2009.

296 () Dominique Chagnollaud, « La burqa et la Constitution », Le Figaro, 15 janvier 2010, p. 14.

297 () Cass. Soc, 28 mai 2003.

298 () Audition du 14 octobre 2009.

299 () Article 10 de la loi n° 95-73 du 21 janvier 1995 d’orientation et de programmation relative à la sécurité.

300 () Audition du 14 octobre 2009.

301 () Cour d’appel de Nancy, 8 octobre 2008. Le pourvoi en cassation a été rejeté le 6 janvier 2009.

302 () Audition du 12 novembre 2009.

303 () Audition du 16 décembre 2009.

304 () La jurisprudence retient, par exemple, les cas d’alerte à la bombe ou de manifestations perturbées par des violences volontaires.

305 () Décision n° 93-323 DC du 5 août 1993, § 9.

306 () Audition du 16 décembre 2009.

307 () Audition du 16 décembre 2009.

308 () Audition du 16 décembre 2009.

309 () Proposition de loi n° 1121 déposée le 23 septembre 2008 par M. Jacques Myard, visant à lutter contre les atteintes à la dignité de la femme résultant de certaines pratiques religieuses. La même formule a été reprise dans la proposition de loi n° 1942 déposée le 29 septembre 2009 par M. Christian Vanneste, visant à interdire l’ensemble des vêtements ou accessoires permettant de masquer l’identité d’une personne.

310 () CE 12 février 1960, Société Eky.

311 () CC n° 63-22 L du 19 février 1963.

312 () CC n° 86-215 DC du 3 septembre 1986.

313 () Audition du 9 décembre 2009.

314 () Audition du 12 novembre 2009.

315 () Source : Karen Meerschaut, Paul De Hert, Serge Gutwirth et Ann Vander Steene, « L’utilisation des sanctions administratives communales par les communes bruxelloises. La Région de Bruxelles-Capitale doit-elle jouer un rôle régulateur ? » in Brussels Studies, n° 18, 19 mai 2008, p. 4.

316 () Audition du 29 septembre 2009.

317 () Audition du 12 novembre 2009.

318 () Ibid.

319 () Audition du 7 octobre 2009.

320 () Audition du 16 décembre 2009.

321 () Tribunal administratif de Montpellier, 18 décembre 2007, n° 053863.

322 () Audition du 16 décembre 2009.

323 () Audition du 18 novembre 2009.

324 () CC, n° 82-143 DC du 30 juillet 1982, § 9.

325 () Ibid, § 11.

326 () Audition du 14 octobre 2009.

327 () CEDH, 10 novembre 2005, Leyla Şahin c. Turquie.

328 () CEDH, 18 juillet 2009, Aktas c. France.

329 () Audition du 14 octobre 2009.

330 () Audition du 16 septembre 2009.

331 () Audition du 25 novembre 2009.

332 () Audition du 25 novembre 2009.

333 () Cf. supra, Partie II.

334 () CC, n° 94-343/344 DC du 27 juillet 1994et n° 94-359 DC du 19 janvier 1995.

335 () CE, 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge.

336 () CEDH, 22 novembre 1995, C.R. et S.W. contre Royaume-Uni.

337 () Audition du 14 octobre 2009.

338 () CEDH, 19 février 1997, Laskey, Jaggard et Brown c. Royaume-Uni.

339 () Audition du 14 octobre 2009.

340 () CEDH, 17 février 2005, KA et AD c. Belgique.

341 () Audition du 14 octobre 2009.

342 () Audition du 14 octobre 2009.

343 () Audition du 14 octobre 2009.

344 () Audition du 25 novembre 2009.

345 () Redécouvrir le Préambule de la Constitution, décembre 2008, p. 85 et suivantes.

346 () Audition du 18 novembre 2009.

347 () Audition du 25 novembre 2009.

348 () Ibid.

349 () Décision n° 80-127 DC du 20 janvier 1981.

350 () Audition du 7 octobre 2009.

351 () Audition du 14 octobre 2009.

352 () Audition du 14 octobre 2009.

353 () CE 7 décembre 2005, M. El Morsli, n°264464.

354 () Ordonnance du juge des référés du 6 mars 2006, Association United Sikhs.

355 () Décision n° 93-323 DC du 5 août 1993, § 9, cf. supra.

356 () Audition du 7 octobre 2009.

357 () Audition du 14 octobre 2009.

358 () Audition du 25 novembre 2009.

359 () Audition du 25 novembre 2009.

360 () Audition du 25 novembre 2009.

361 () CEDH, 10 novembre 2005, Leyla Şahin c. Turquie.

362 () Audition du 16 décembre 2009.

363 () Audition du 14 octobre 2009.

364 () Audition du 16 décembre 2009.

365 () Audition du 9 décembre 2009.

366 () Audition du 16 décembre 2009.

367 () Audition du 14 octobre 2009.

368 () Audition de M. Denys de Béchillon du 14 octobre 2009.

369 () Ibid.

370 () Audition de M. Guy Carcassonne du 25 novembre 2009.

371 () Propos de Mme Danièle Hoffman-Rispal, députée de Paris, membre de la mission d’information, lors de l’audition du 16 décembre 2009.

372 () Proposition de loi n° 1121 déposée le 23 septembre 2008 par M. Jacques Myard, visant à lutter contre les atteintes à la dignité de la femme résultant de certaines pratiques religieuses. La même formule a été reprise dans la proposition de loi n° 1942 déposée le 29 septembre 2009 par M. Christian Vanneste, visant à interdire l’ensemble des vêtements ou accessoires permettant de masquer l’identité d’une personne.

373 () Cf. supra.

374 () Proposition de loi n° 1121 déposée le 23 septembre 2008 par M. Jacques Myard, visant à lutter contre les atteintes à la dignité de la femme résultant de certaines pratiques religieuses. La même formule a été reprise dans la proposition de loi n° 1942 déposée le 29 septembre 2009 par M. Christian Vanneste, visant à interdire l’ensemble des vêtements ou accessoires permettant de masquer l’identité d’une personne.

375 () Audition du 29 septembre 2009.

376 () Audition du 29 septembre 2009.

377 () Audition du 21 octobre 2009.

378 () Audition du 7 octobre 2009.

379 () CE 7 décembre 2005, M. El Morsli, n°264464.

380 () CEDH, 4 décembre 2008, n° 27058/05, Drogu c/ France.

381 () CE, 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge.

382 () CC, n° 94-343/344 DC du 27 juillet 1994et n° 94-359 DC du 19 janvier 1995.

383 () C.E.D.H. 13 novembre 2007 D.H. c/ République tchèque


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