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N° 2514

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

TREIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 12 mai 2010.

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l’article 145 du Règlement

PAR LA COMMISSION DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES

en conclusion des travaux de la mission d’information sur les circonstances entourant l’attentat du 8 mai 2002 à Karachi

TOME I

RAPPORT

ET PRÉSENTÉ PAR

M. Bernard CAZENEUVE,

Rapporteur

M. Yves FROMION,

Président.

——

La mission d’information sur les circonstances entourant l’attentat du 8 mai 2002 à Karachi est composée de : M. Yves Fromion, président ; M. Bernard Cazeneuve, rapporteur ; MM. Jean-Jacques Candelier, Francis Hillmeyer et Franck Gilard.

S O M M A I R E

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Pages

AVANT-PROPOS DU PRÉSIDENT DE LA MISSION 7

INTRODUCTION 13

PREMIÈRE PARTIE : LE CONTEXTE PARTICULIER DANS LEQUEL SE SONT DÉROULÉS LES TRAVAUX DE LA MISSION D’INFORMATION 15

I. —  DES VICTIMES À LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ 15

A. L’ATTENTAT DU 8 MAI 2002 15

B. LES ERREMENTS DE L’ENQUÊTE ET SES REBONDISSEMENTS 17

1. L’étrange enquête pakistanaise 17

2. Les rebondissements médiatiques de l’enquête française 21

C. UNE DOULEUR TOUJOURS VIVE DES FAMILLES DES VICTIMES ET DES BLESSÉS 28

II. —  LE RÔLE DE LA MISSION D’INFORMATION 32

A. UNE MISSION D’INFORMATION PLUTÔT QU’UNE COMMISSION D’ENQUÊTE 32

B. LA CRÉATION ET LE CHAMP D’INVESTIGATION DE LA MISSION 36

C. LES DIFFICULTÉS RENCONTRÉES PAR LA MISSION PENDANT SES TRAVAUX 39

DEUXIÈME PARTIE : LA VENTE DE SOUS-MARINS AGOSTA AU PAKISTAN, UN CONTRAT DE NATURE POLITIQUE 47

I. —  UN INTÉRÊT STRATÉGIQUE, INDUSTRIEL ET SOCIAL 47

A. UN ENJEU STRATÉGIQUE 47

1. Une zone Asie-Pacifique en pleine mutation 47

2. Des liens anciens entre les deux marines 48

B. UN DÉFI INDUSTRIEL ET SOCIAL 49

II. —  UNE NÉGOCIATION AUX INTERVENANTS NOMBREUX 51

A. UN DISPOSITIF DE NÉGOCIATION COMPLEXE 51

1. Une administration qui exporte 51

a) La DCN et ses sociétés partenaires 51

b) La conduite des négociations 54

2. Une volonté forte et continue au plus haut niveau de l’État 55

3. La mécanique interministérielle 56

B. LES COMMISSIONS : UN DOUBLE CIRCUIT 59

1. Le rôle de la SOFMA 60

2. Un deuxième jeu de commissions 64

3. Le versement des commissions 65

III. —  LA MISE EN œUVRE DU CONTRAT 67

A. L’EXÉCUTION DU CONTRAT À CHERBOURG ET À KARACHI 67

B. LES PERTES FINANCIÈRES ENGENDRÉES PAR LE CONTRAT 69

C. LES MESURES PRISES À LA SUITE DE L’ATTENTAT DU 8 MAI 2002 72

TROISIÈME PARTIE : L’ATTENTAT : LES HYPOTHÈSES EN PRÉSENCE 75

I. — LE PAKISTAN AVANT ET APRÈS LE 11 SEPTEMBRE 2001 76

A. UN CONTEXTE GÉOPOLITIQUE EN PLEINE MUTATION AU COURS DE LA DÉCENNIE 1990 76

1. L’Afghanistan ou l’obsession de l’axe de profondeur stratégique 76

2.  Alliance avec l’Arabie saoudite, méfiance à l’égard de l’Iran chiite 78

a) L’allié saoudien 78

b) L’Iran chiite ou le partenariat fragile 79

3. La déception à l’égard des États-Unis 80

B. L’ATTENTAT DU 11 SEPTEMBRE 2001 ET L’INVASION DE L’AFGHANISTAN : CONSÉQUENCES SUR LA POLITIQUE PAKISTANAISE 81

1. Un alignement forcé sur les exigences américaines 81

2.  Les mutations sociales dans la province du Sindh 83

3. La mutation des mouvements islamistes 84

C. UN CYCLE DE VIOLENCES SANS PRÉCÉDENT DEPUIS 2001 86

D. LA SOUS-ESTIMATION DU RISQUE ? 89

1. Éléments sur la vie des employés de la DCN à Karachi 90

2. L’itinéraire et le mode de transport 91

a) L’itinéraire et l’horaire 92

b) Le mode de transport 92

3. La détermination des mesures de sécurité avant et après
le 11 septembre 2001 93

4. La sous-estimation des risques ? 95

II — LE BILAN DES THÈSES EN PRÉSENCE 98

A. LA PISTE ISLAMISTE 98

1. Les soupçons sur les exécutants 99

2. Questions sur les motifs de l’attentat 99

a) La réaction d’Al Qaida à l’entrée de la France dans le conflit afghan ? 100

b) La réaction de taliban locaux aux pressions de l’armée pakistanaise ? 101

c) Des interrogations qui demeurent 101

B. L’HYPOTHÈSE D’UNE AFFAIRE POLITICO-FINANCIÈRE 102

1. L’arrêt du versement de certaines commissions financières 103

a) L’irruption de nouveaux intermédiaires en fin de négociation 103

b) L’étrange pression du Gouvernement 104

c) Des instructions orales pour mettre fin au versement d’une partie des commissions 105

d) Les pressions de l’État sur le réseau al Assir–Takieddine 106

e) Le lien de cause à effet entre l’arrêt du versement des FCE et l’attentat 107

f) Le lien entre les contrats Sawari et Agosta peut-il expliquer l’attentat ? 108

2. L’existence de rétrocommissions ? 109

a) Le témoignage tronqué de M. Charles Millon 109

b) Des témoignages fragiles 109

C. LA PISTE INDIENNE 115

1. Les conditions de la présence française sur les marchés d’armement
pakistanais et indien 117

2. Le rapprochement indo-pakistanais à l’épreuve de mai 2002 118

3.  Les sous-marins Agosta, une fonction tactique plutôt que stratégique 119

CONCLUSION ET PROPOSITIONS 121

CONTRIBUTION DE M. JEAN-JACQUES CANDELIER 127

EXAMEN EN COMMISSION 129

AVANT-PROPOS DU PRÉSIDENT DE LA MISSION

Ce rapport, élaboré au terme de plus de six mois de travaux conduits par la mission d’information sur les circonstances entourant l’attentat de Karachi créée au sein de la commission de la défense de l’Assemblée nationale, est le fruit d’un travail collectif approfondi qui, s’il n’apporte ni réponses aux questions de fond qui se posent, ni information sensationnelle, n’en est pas moins une contribution respectable à la compréhension des raisons qui ont pu conduire à l’attentat.

Aux victimes atteintes dans leur chair et aux familles des victimes disparues, qui attendent évidemment plus, je veux dire que les efforts accomplis par les membres de la mission d’information étaient d’abord tournés vers elles.

Huit ans après les faits, l’analyse des circonstances ayant entouré l’attentat commis le 8 mai 2002 contre les personnels de DCN se révèle extrêmement difficile.

Le fiasco absolu de l’enquête judiciaire conduite par les autorités pakistanaises, les conditions qui entourent la procédure judiciaire initiée depuis 2002 par la justice française, le développement d’une campagne médiatique intense nourrie de rumeurs, d’enquêtes journalistiques et d’intérêts politiques fort éloignés du devoir de vérité et du respect dus aux victimes et à leurs familles, constituent le terrain mouvant sur lequel se sont aventurés les membres de la mission d’information.

Feindre d’ignorer que ce dossier s’est lourdement politisé au fil du temps serait vain. La mission d’information a vu son travail en être affecté.

C’est ainsi qu’à peine installée le 7 octobre 2009, la mission s’est vue prendre au piège d’une question d’actualité (1)posée le 22 octobre 2009 par son rapporteur au Premier ministre. La forme en faisait un réquisitoire à l’endroit du Président de la République, accusé de faire obstacle à la recherche de la vérité sur l’attentat de Karachi et le fond faisait une référence exclusive à la question des commissions liées au contrat Agosta. Le décor était dès lors planté et la thèse d’un attentat lié à des malversations financières quasiment préemptée par le rapporteur.

Comment s’étonner dès lors que les rapports entre le Gouvernement et la mission aient été empreints de la plus grande méfiance et que les demandes de documents et d’informations aient fait l’objet de la part des ministères concernés d’un examen anormalement restrictif ?

Ce climat particulier n’a évidemment pas facilité le travail de la mission d’information. Au demeurant, celle-ci a procédé à toutes les auditions qui lui paraissaient utiles. Les comptes rendus sont repris avec rigueur dans le rapport et donnent l’image d’un travail exempt de parti pris.

Mais ce rapport ressemble un peu à ces boules de verre dont les formes qu’elles renferment changent en fonction de l’incidence de la lumière qui les frappe.

Le lecteur attentif ne pourra manquer de percevoir combien l’absence d’évaluation et de hiérarchisation des thèses avancées pour expliquer l’attentat de Karachi est en fait une manière fort habile de glisser insensiblement de l’attentat lui-même vers la question des commissions liées au contrat, puis vers celle des rétrocommissions et naturellement de leurs supposés destinataires, dans l’espoir d’atteindre un jour le graal du scandale politique qui fait tant rêver certains.

En prenant le parti de ne pas prendre parti, le rapporteur a mis sur le même plan toutes les hypothèses privilégiant ainsi habilement les moins crédibles.

Ceci me conduit donc à exprimer une réelle divergence d’appréciation avec lui sur certains aspects du dossier.

Je concentrerai mon propos successivement sur trois points :

– le double dispositif de commissions du contrat Agosta ;

– le lien supposé entre les commissions liées au contrat Agosta et le déclenchement de l’attentat de Karachi ;

– les rapports de la mission avec le Gouvernement.

1. Les modalités suivant lesquelles ont été négociés en deux temps les frais commerciaux exceptionnels (FCE) du contrat Agosta sont considérées par certains comme la preuve du versement de rétrocommissions. À l’appui de cette thèse, on évoque d’abord l’affirmation selon laquelle en 1993 la SOFMA, grâce à son enveloppe de 6,25 %, avait satisfait les besoins en FCE exprimés par la sphère pakistanaise. On indique ensuite que l’existence d’une deuxième enveloppe de commission de 4 %, obtenue par M. Takieddine, payable avec une particulière rapidité dès la signature du contrat en septembre 1994, ne peut se justifier que par le dessein frauduleux de financer la campagne présidentielle française.

Ceux qui ont échafaudé cette thèse se sont-ils interrogés sur l’évolution de la situation politique au Pakistan fin 1993 ?

Mme Benazir Bhutto, écartée du pouvoir en 1990, retrouve les responsabilités de Premier ministre le 20 octobre 1993. Son mari sort de prison où il a purgé une peine de trois ans pour corruption, ce dont il sera lavé ultérieurement. Peut-on imaginer, dans le contexte pakistanais, que le nouveau pouvoir en place ne s’intéressera pas à un contrat comme celui des sous-marins Agosta, qu’il lui appartient d’ailleurs de finaliser ?

Est-il inconcevable que les 6,25 % de frais commerciaux exceptionnels déjà octroyés, nécessitent alors une rallonge ?

Est-il inconcevable que des intermédiaires de très haut vol entrent alors en scène et que, compte tenu des intérêts dont ils sont porteurs, ils s’adressent directement à la sphère politique française ?

Est-il inconcevable que le Gouvernement français, soucieux de conclure un contrat indispensable à la survie du site industriel de Cherbourg, apporte à ces émissaires la considération que l’on sait ?

Est-il inconcevable que les émissaires obtiennent satisfaction et que de surcroît, compte tenu d’un contexte particulier, il soit fait droit à leur exigence d’un paiement accéléré ?

Je n’affirme pas que l’hypothèse que j’avance et qui ne cadre pas avec le schéma du prêt à porter médiatique en vogue aujourd’hui, soit la bonne. Mais elle me paraît pour le moins aussi crédible que celle qui court les rédactions et dont le rapport fait état sans chercher au-delà. Elle concorde en tout cas avec l’ensemble des éléments connus : le calendrier, le montant élevé des FCE, la procédure employée, les exigences de célérité dans le règlement.

Cette hypothèse « parmi d’autres », ne conclut pas davantage sur les destinataires finaux des FCE. Comment pourrait-on s’engager sur une telle voie ? Mais elle prouve combien les affirmations péremptoires sont aventureuses en la matière.

2. Ma deuxième observation se rapporte au lien de causalité que certains tentent d’établir entre l’attentat et les commissions versées dans le cadre du contrat Agosta. C’est la thèse développée dans le rapport Nautilus. Un magistrat aurait qualifié de « cruellement logique » le raisonnement présenté dans ledit rapport, en dépit des contradictions et des invraisemblances qu’il comporte, décernant ainsi aux travaux de M. Thévenet, auteur du rapport, un brevet de respectabilité.

On sait qu’en 1996, année où Mme Bhutto perd à nouveau le pouvoir, a été mise en œuvre la décision du Président Jacques Chirac d’interrompre les flux des commissions liées aux contrats d’armements. Celles qui concernent le contrat Agosta sont pour l’essentiel versées. Le réseau Takieddine a empoché 85 % de son dû ; il ne reste en déshérence qu’environ 30 millions de francs sur 220 millions de francs. Les commissions dues par la SOFMA, environ 330 millions de francs, sont également pour une part versées et le paiement du reliquat ne sera d’ailleurs jamais interrompu.

On sait aussi que l’arrêt des commissions ne concernera en fait que le contrat Sawari signé avec l’Arabie Saoudite. Pourquoi dès lors entretenir la fiction d’un lien de causalité entre l’attentat de Karachi et la question des commissions du contrat Agosta?

D’éventuels différents entre les bénéficiaires dans la répartition de leurs commissions auraient-ils pu être occultés pendant six ans, de 1996 à 2002, et aboutir à l’organisation d’un attentat aux conséquences planétaires impliquant une organisation particulièrement complexe avec l’intervention d’un kamikaze, sorte de première au Pakistan ? Et pourquoi un attentat contre la France puisqu’elle a payé son dû dans le contrat Agosta ? Ce n’est pas ainsi que l’on règle ses comptes dans le milieu des intermédiaires en cas de désaccord. Le rapport à cet égard ne souligne pas l’invraisemblance de cette hypothèse. Il serait important de savoir pourquoi on laisse prospérer cette version de l’attentat de Karachi. N’est-ce pas tout simplement pour utiliser la charge émotionnelle qui entoure l’attentat et en faire un levier utile pour chercher autre chose ?

Le cynisme est parfois utile, mais est-il acceptable d’instrumentaliser ainsi la détresse des familles des victimes de l’attentat ? Le Parlement doit-il y prêter la main ?

3. Pour terminer je souhaite évoquer la charge extrêmement sévère contre le Gouvernement, contenue dans le rapport. Le rapporteur porte l’accusation d’entrave à l’action de la mission d’information. Il est tout aussi sévère à l’égard de certaines personnalités accusées par lui de mensonge.

Il est vrai que le Gouvernement a sans doute manifesté une prudence extrême, voire excessive, dans l’appréciation de son espace de manœuvre entre les contingences du secret de la défense nationale et les contraintes inhérentes aux procédures judiciaires en cours depuis 2002. Il n’en demeure pas moins que l’environnement détestable créé par les attaques publiques répétées de responsables du parti socialiste, les mises en cause directes ou insidieuses du chef de l’État, la virulence du verbe médiatique et enfin le comportement de l’avocat de certaines familles de victimes, ont conduit inévitablement le pouvoir politique à la plus grande réserve dans ses rapports avec la mission d’information. On ne peut que le déplorer.

Le rapport se montre également sévère à l’endroit de certaines personnalités dont les auditions n’ont pas apporté les éclairages attendus par le rapporteur et les membres de la mission. Le rapporteur emploie même le mot de mensonge, c’est sa responsabilité. Il est vrai que la fonction de ministre de la défense paraît engendrer un syndrome d’amnésie préoccupant. MM. Léotard, Millon et même Pierre Joxe, qui entre 1991 et 1993 eut à conduire les négociations du contrat Agosta sur place au Pakistan, n’ont conservé à peu près aucun souvenir de ce dossier. Cela relève de la maladie professionnelle.

À mon sens pourtant, la sévérité du rapporteur à l’égard du Gouvernement aurait trouvé un motif légitime à s’exprimer. L’enlisement de l’enquête judiciaire conduite au Pakistan est total. Le dossier est dans une impasse. Les gouvernements, qui chez nous se sont succédé depuis 2002, ont-ils manifesté avec la force et la détermination suffisantes auprès des autorités pakistanaises leur volonté que soient retrouvés les auteurs et les commanditaires de l’attentat ? On n’en a guère l’impression.

Il eût été pourtant utile de savoir très concrètement ce que fait aujourd’hui le Gouvernement. On ne peut sans fin se réfugier derrière une enquête judiciaire en cours dont le cheminement semble éviter une proximité trop forte avec Al Qaida ou les réseaux islamistes.

Le Gouvernement est maître de l’action publique. Que fait-il ? Qui ne voit pas que l’absence d’initiative est justement propice au développement de toutes les spéculations y compris les plus invraisemblables ?

L’inertie gouvernementale est-elle une bonne réponse aux attentes légitimes des familles et au respect que leur doit la nation ?

Mes chers collègues, voici exprimées les raisons pour lesquelles je ne peux apporter mon total soutien au rapport qui vous est présenté et je me devais de le faire.

Ne prenant pas la hauteur suffisante, le rapport colle étroitement aux assertions complaisamment véhiculées dans la presse. Il en perd une partie de son intérêt. Ce n’est pas pour autant une mise en cause du rapporteur et il le sait, comme il connaît l’estime que je lui porte.

Yves FROMION

INTRODUCTION

La mission d’information sur les circonstances entourant l’attentat du 8 mai 2002 à Karachi a été créée le 7 octobre 2009 par la commission de la défense nationale et des forces armées. Elle répondait à une première demande exprimée par le groupe socialiste, radical, citoyens et divers gauche en conférence des Présidents le 23 juin 2009, demande qui a conduit le Président Accoyer à suggérer la création de cette mission par la commission de la défense plutôt que par la conférence des Présidents.

L’attentat perpétré par un kamikaze à Karachi le 8 mai 2002 a blessé douze personnes et provoqué la mort de quatorze autres dont onze salariés français travaillant, directement ou en sous-traitance pour la direction des chantiers navals (DCN), à la construction d’un sous-marin pour la marine pakistanaise. Un contrat de construction et de vente de trois sous-marins à propulsion classique avait été signé entre la DCN et le Pakistan le 21 septembre 1994 et la DCN travaillait, au moment de l’attentat, à la construction du deuxième, sur place, au Pakistan.

Pourquoi, plus de sept ans après les faits, alors que l’instruction judiciaire ouverte en mai 2002 n’est pas close, le Parlement a-t-il souhaité entreprendre des investigations sur ce drame ?

La douleur des familles, les rebondissements récents de l’enquête et leur écho médiatique ont suscité des interrogations, des suspicions, voire des mises en accusation des plus hautes autorités de l’État qui ne pouvaient laisser la représentation nationale indifférente.

Il n’appartenait naturellement pas à la mission d’information de se substituer à l’enquête judiciaire. Elle ne disposait pour cela ni de la légitimité, ni des moyens d’enquête nécessaires, ni encore moins de la volonté de le faire. Respectueuse du principe de séparation des pouvoirs, elle a souhaité recueillir un certain nombre d’éléments d’information pour lui permettre de retracer le contexte dans lequel se sont déroulés la négociation du contrat, son exécution puis l’attentat.

Elle a, dans ce but, accompli durant plus de six mois un travail d’enquête minutieux, procédant à l’audition de 62 personnes au cours des 26 réunions qu’elle a tenues près de 44 heures. Elle a ainsi entendu de nombreux responsables politiques, les principaux dirigeants de la DCN et de DCN-International, les équipes de négociation et d’exécution du contrat, sur place, à Karachi. Elle a également auditionné des universitaires, des spécialistes de cette région du monde et des fonctionnaires du ministère des affaires étrangères, du ministère de la défense et du ministère du budget. Elle a entendu toutes ces personnes avec le souci de retranscrire, avec le plus d’exactitude possible, leurs témoignages, sans occulter les incertitudes ou les contradictions.

La mission regrette le refus du Gouvernement de lui communiquer toute source documentaire de première main, malgré ses nombreuses demandes. Il s’agit d’une réaction assez rare pour être soulignée.

La mission présente aujourd’hui le résultat de ses travaux. Elle n’a jamais prétendu avoir retrouvé les auteurs de l’attentat ni reconstitué la totalité des événements qui ont pu l’expliquer. Elle a seulement voulu, avec le plus de rigueur et d’honnêteté possible, apporter un éclairage sur ce contrat de fourniture et construction de sous-marins Agosta au Pakistan et l’attentat survenu dans ce cadre. Si beaucoup de questions ont été posées au cours de ces six mois de travaux, toutes n’ont néanmoins pas reçu de réponse précise, ce que la mission ne saurait occulter.

La première partie du rapport examine la genèse de cette mission d’information : l’incompréhension des familles des victimes et des blessés face à l’attitude de l’État et les rebondissements médiatiques de l’instruction judiciaire en cours, deux éléments qui ont conduit le Parlement à se saisir de cette question. Elle explique également la manière dont se sont déroulés ses travaux et l’attitude peu coopérative du Gouvernement à son égard.

La deuxième partie essaie, à l’aide des témoignages parfois contradictoires des principaux protagonistes, d’expliquer la façon dont se sont déroulées la négociation puis l’exécution du contrat.

La troisième partie, enfin, expose, avec objectivité, les trois thèses avancées pour expliquer l’attentat : la piste islamiste, la piste d’une affaire politico-financière et la piste indienne. Elle s’efforce également de retracer le contexte local au Pakistan avec le plus de précision possible.

PREMIÈRE PARTIE : LE CONTEXTE PARTICULIER DANS LEQUEL SE SONT DÉROULÉS LES TRAVAUX DE LA MISSION D’INFORMATION

I. —  DES VICTIMES À LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ

A. L’ATTENTAT DU 8 MAI 2002

Le mercredi 8 mai 2002, à Karachi un attentat-suicide provoque la mort de quatorze personnes dont onze employés et sous-traitants français de la direction des constructions navales (DCN), et en blesse douze autres.

DCN était alors en charge à Karachi de la supervision du chantier de construction de trois sous-marins Agosta 90B pour le compte de la marine pakistanaise. Ses employés français étaient logés à l’hôtel Sheraton, et transportés en bus par la marine pakistanaise jusqu’à l’arsenal militaire. Un peu avant 8 heures, heure locale, le bus de la marine pakistanaise qui transportait les techniciens et ingénieurs français est pulvérisé par une forte explosion devant leur hôtel, où il venait de prendre en charge ses passagers. L’explosion est le fait d’un terroriste kamikaze, au volant d’une Toyota Corolla maquillée en faux taxi.

La direction de la DCN apprend la nouvelle de l’attentat vers 4 heures du matin de la bouche de Gérard Clermont, responsable du site à Karachi alors qu’il était en France ce jour-là. Celui-ci a été prévenu par son remplaçant sur place, a-t-il indiqué aux membres de la mission. Les premiers journaux du matin, à la radio et à la télévision, relaient l’information en début de matinée.

Les familles des victimes ont attendu de longues heures avant d’être informées par la DCN, en début de soirée, ont-elles expliqué à la mission d’information. La plupart d’entre elles ont donc appris la nouvelle de l’attentat par la presse et ont dû patienter, dans l’angoisse, qu’on leur communique le nom des victimes. Mme Élodie Lecarpentier raconte : « La DCN nous a contactés dans l’après-midi, alors que la direction connaissait la nouvelle de l’attentat depuis 4 heures du matin et que la nouvelle était passée à la radio et à la télévision à 7 heures du matin. » « Tout Cherbourg était au courant, mais on ne nous disait rien » a ajouté Gisèle Leclerc, également entendue par la mission d’information. Magali Drouet a précisé que la direction de la DCN n’était venue qu’en soirée la prévenir. Gisèle Leclerc a jugé leur prise en charge par la cellule psychologique, dans les premières heures qui ont suivi l’attentat, « très succincte » et a eu le sentiment, de même que Claire Laurent, que les pouvoirs publics se sont prioritairement occupés des blessés et de leurs familles. « [Les dirigeants de la DCN] nous ont dit qu’on s’occupait prioritairement des blessés et de leurs familles » a ainsi déclaré Gisèle Leclerc.

Le Président Chirac s’est ému « d’un acte ignoble que rien ne peut justifier » et a demandé au Président Moucharraf de prendre « les mesures de sécurité nécessaires à l’égard de la communauté française et de tout mettre en œuvre pour retrouver et punir les auteurs de cet acte terroriste » (2).

Ministre de la défense depuis moins de vingt-quatre heures, Michèle Alliot-Marie, quitte Paris le jour même de l’attentat pour se rendre à Karachi, accompagnée de médecins, de responsables de la DCN et de quelques journalistes. À la demande de la France, l’Allemagne envoie dans le même temps d’Afghanistan un Airbus médicalisé chargé de rapatrier les blessés.

Sur place, Mme Alliot-Marie s’est entretenue avec les autorités locales, s’est rendue sur les lieux de l’attentat, devant l’hôtel Sheraton, puis au chevet des blessés, à l’hôpital de l’Agha Khan. Elle a également déclaré que le programme de coopération militaire avec le Pakistan serait poursuivi, mais à condition que soit garantie la sécurité des ressortissants français. Le contrat prévoyait la construction et la vente de trois sous-marins et, en mai 2002, seul le premier avait été livré à la marine pakistanaise, le deuxième étant en cours d’assemblage à Karachi.

Pendant ce temps-là, Gérard Clermont, revenu à Karachi dans l’avion de la ministre, s’occupe de la situation des douze cadres sur place et règle avec eux la situation matérielle des victimes, a-t-il expliqué à la mission d’information. Si les premiers secours pakistanais n’étaient pas au niveau de ce qui existe en France, l’hôpital de l’Agha Khan, où sont placés les blessés, est un établissement très moderne selon leurs propres dires. Arrivent rapidement à leur chevet deux médecins français qui travaillaient à Karachi. Les cadres français de la DCN leur ont également prêté des téléphones pour prévenir leurs familles, ont-ils raconté.

Les douze blessés ont été rapatriés dès le jeudi 9 mai à Paris, où ils ont été accueillis par le Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, et immédiatement transportés vers des hôpitaux militaires de la région parisienne, où les attendaient leurs familles, venues de Cherbourg, Brest et Toulon. Souvent critique, de son propre aveu, à l’égard de l’attitude de la DCN et des pouvoirs publics, Gilles Sanson a reconnu devant les membres de la mission d’information que « pour le rapatriement, tout ce qui pouvait être fait l’a été ».

Les corps des onze victimes sont arrivés en avion à Cherbourg le dimanche 12 mai. Le lundi 13 mai, Cherbourg était déclarée ville morte pour rendre hommage à ses disparus lors d’une cérémonie officielle.

Les familles des victimes ont signifié à la mission d’information qu’elles avaient souhaité une cérémonie strictement privée, sans médiatisation. « On ne voulait pas être filmé en train de pleurer mais on ne nous a pas laissé le choix, en nous affirmant que c’était une affaire d’État » a ainsi déclaré Magali Drouet. « On ne nous a pas laissé le choix pour l’enterrement ! » a confirmé Élodie Lecarpentier.

Dans l’enclos officiel de la cérémonie, une grande tente accueille les familles les plus proches. Derrière elles, debout, le personnel de la DCN de Cherbourg au grand complet, environ 3 000 personnes venues à pied de l’arsenal en cortège silencieux, après un premier hommage rendu en privé dans l’enceinte de la DCN. Sur la gauche de la grande tente, une autre plus petite, sous laquelle prennent place le Président de la République Jacques Chirac, accompagné du Premier ministre Jean-Pierre Raffarin, du ministre de la défense Michèle Alliot-Marie, et de la ministre déléguée à la mer Nicole Ameline. Présents également le Président de l’Assemblée nationale Raymond Forni et deux anciens ministres de la défense Alain Richard et Paul Quilès, ainsi que le chef d’état-major des armées Jean-Pierre Kelche.

Pendant ce temps, la plupart des douze blessés sont soignés dans des hôpitaux parisiens. Ils y sont restés de longues semaines pour certains d’entre eux. S’ils ont pu constater « un très grand élan de solidarité à Cherbourg » (Gilbert Eustache), ils constatent que cela s’est fait en dehors de tout cadre institutionnel. Ils regrettent, à l’image de Michel Bongert, que la DCN n’ait rien fait pour aider leurs familles à leur rendre visite pendant les mois qui ont suivi.

B. LES ERREMENTS DE L’ENQUÊTE ET SES REBONDISSEMENTS

Au lendemain de l’attentat, l’implication de terroristes islamistes, plus ou moins liés à Al-Qaida, ne semble faire aucun doute, tant du côté pakistanais que du côté français.

Les autorités pakistanaises ont ainsi immédiatement annoncé l’ouverture d’une enquête sur « une possible implication » du réseau terroriste Al-Qaida. La piste a ainsi été évoquée tant par la police pakistanaise que par le chef de l’État, le président Moucharraf, qui, s’exprimant à la télévision le 8 mai, a promis que cet « acte de terrorisme international » ne resterait pas sans réponse.

Le chef d’état-major des armées, le général Jean-Pierre Kelche, a quant à lui, estimé que « l’Occident, et les nations qui se sont engagées dans la coalition » en Afghanistan étaient visés par les partisans d’Oussama ben Laden (3).

1. L’étrange enquête pakistanaise

On peut suivre aisément les débuts de l’enquête pakistanaise dans la presse. Il est en revanche plus difficile d’en restituer la cohérence, peu d’éléments ayant été publiés dans la presse française sur le sujet entre 2003 et 2009.

Dès le lendemain de l’attentat, les autorités pakistanaises ont procédé à l’arrestation de plus d’une centaine de suspects : une cinquantaine dans le Pendjab, trente-cinq dans la province du Nord-Ouest, trente au Baloutchistan et quinze dans le Sindh. La majorité de ces personnes appartenaient à des mouvements sectaires ou jihadistes suspectés d’avoir des liens avec les taliban ou Al-Qaida, « mais pas d’étrangers ou d’Arabes » parmi eux prenait soin de préciser le responsable de la sûreté, le général Mukhtar Sheikh. Trois jours après l’attentat, les forces de l’ordre pakistanaises avaient déjà arrêté plus de 350 personnes. Beaucoup d’entre elles appartenaient aux organisations extrémistes Jaish-e-Mohammed et Sipah-e-Sahaba, toutes deux interdites par le président Moucharraf, en début d’année. La plupart d’entre elles furent relâchées très rapidement. « Ils arrêtent des gens très vite, comme toujours au Pakistan. Les témoins sont éliminés, les juges ont peur…Ces affaires ne débouchent jamais sur rien » a expliqué aux membres de la mission d’information l’universitaire Maryam Abou Zahab.

Le 11 mai, le chef de la section antiterroriste du parquet de Paris, Michel Debacq, s’installait à Karachi pour y « recueillir des éléments intéressant l’enquête française » et « nouer des contacts sur place » (4). Dès le 9 mai, deux agents de la direction de la sûreté du territoire (DST) coopéraient avec les policiers pakistanais, renforcés rapidement par des spécialistes français de la lutte antiterroriste. La DST cherchait surtout à savoir si la France était directement visée ou si elle était une « cible d’opportunité » pour un groupe terroriste international. Si elle était directement visée « ce serait la première attaque de cette nature à l’étranger depuis les attentats contre des militaires français à Beyrouth en 1983 et l’explosion en vol d’un avion d’UTA au-dessus du Niger en 1989 » relève la journaliste des Écho(5).

Un expert sur place confiait à la journaliste du Figaro, Marie-France Calle, que la manière dont l’attaque s’était déroulée prouvait que l’opération avait été soigneusement préparée et qu’elle avait été exécutée par des gens bien entraînés. Comme il s’agissait d’un attentat-suicide, il doutait que les responsables de l’opération fussent pakistanais. Néanmoins, dans le même temps, des enquêteurs rappelaient que de nombreux militants pakistanais rejoignaient les membres du réseau Al-Qaida, qui, à cette période, fuyaient l’Afghanistan pour s’installer au Pakistan. « Il est clair qu’il y a actuellement un regroupement de Pakistanais autour de taliban afghans qui ont réussi à quitter l’Afghanistan. Cela se passe dans toutes les villes du pays sous le contrôle actif d’Al-Qaida » précisait ainsi l’un d’entre eux (6).

Pour la police pakistanaise, la violence de l’attentat comme la technique utilisée, l’attentat suicide, portent la marque de l’étranger. Très rapidement, la City Police de Karachi remonte la piste de la voiture piégée, grâce au numéro du bloc-moteur. La Toyota Corolla, construite en 1976, avait été achetée chez Majeed Auto la veille de l’attentat, le 7 mai, par trois personnes. L’un deux, vêtu d’un costume traditionnel, parlait l’ourdou avec un accent du Pendjab. Les deux autres portaient des tenues occidentales. Celui qui dit se prénommer Ahmed n’hésita pas à débourser en liquide 100 000 roupies (environ 1 800 €), un prix manifestement surévalué (7).

« On est dans le brouillard le plus complet, confiait un expert. Ce n’est pas parce que l’on a retrouvé le garage qui a vendu le véhicule ayant servi à l’attaque que l’on va avancer rapidement. » (8) Le kamikaze ne fut jamais formellement identifié alors que, comme le souligne le juge Jean-Louis Bruguière dans son ouvrage, les enquêteurs possédaient son empreinte ADN (9).

Le 29 juin, la police pakistanaise fait paraître dans la presse un avis de recherche, assorti de primes pour un total de 20 millions de roupies, soit 350 000 €, concernant dix « suspects » recherchés pour leur implication supposée dans trois actions terroristes : l’enlèvement et l’assassinat en janvier du journaliste américain Daniel Pearl, dont le corps fut retrouvé le 16 mai, l’attentat du 8 mai contre le bus de la DCN et celui du 14 juin contre le consulat des États-Unis (12 morts). La semaine précédente, le ministre pakistanais de l’Intérieur, Moinuddin Haider, avait annoncé que des « liens nets » avaient été établis entre ces trois affaires et que « le groupe responsable de ces attaques avait été identifié ».

Le 26 juin, la police de Karachi avait arrêté Atta Ur Rehman, alias Naeem Bukhari, celui qui aurait lui-même payé, en liquide, la veille de l’attentat, la Toyota Corolla. Cet homme d’une trentaine d’années, traqué depuis des mois pour son appartenance au groupe terroriste Lashkar-e-Janvi aurait été formellement reconnu par le garagiste qui a vendu le véhicule. L’avis de recherche publié le 29 juin par la police confirmait la validité de cette piste. Tous les suspects qui y figurent appartiennent en effet au Lashkar-e-Janvi (cf. troisième partie). Outre Atta Ur Rehman, un autre dirigeant du Lashkar-e-Janvi, Akram Lahori, a été arrêté la semaine précédente à Karachi. « Mais la plupart des auteurs des actions anti-occidentales sont, si l’on en croit l’avis de recherche diffusé hier, encore en fuite » notait le journaliste du Parisien (10).

Le 8 juillet 2002, on apprenait que trois hommes accusés d’être impliqués dans les attentats du 8 mai contre la DCN et du 14 juin contre le consulat américain à Karachi avaient été arrêtés lors d’une opération commando à Karachi. Deux d’entre eux figuraient déjà sur la liste des hommes les plus recherchés publiée par la presse pakistanaise le 29 juin. Mohammad Hanif, Mohammad Imran et Cheikh Mohammad Ahmed appartiennent à une faction dissidente du mouvement islamiste interdit Harakat-Ul-Moudjahidin (Mouvement des Moudjahidins), selon le responsable policier provincial Syed Kamal Shah. Cette organisation, liée au réseau Al-Qaida d’Oussama ben Laden, a combattu en Afghanistan et au Cachemire (11).

Enfin, le 19 septembre 2002, les forces de sécurité pakistanaise procédaient à un nouveau vaste coup de filet à Karachi, arrêtant huit nouvelles personnes, toutes pakistanaises, parmi lesquelles Sharib, soupçonné d’avoir participé aux deux attentats du 8 mai et du 14 juin. Il appartient, selon la police, au groupe Hartakul Moudjahidin al-alaami, une émanation du groupe islamiste Hartakul Moudjahidin qui opérait principalement au Cachemire indien (12).

Le 30 juin 2003, trois militants islamistes ont été condamnés à la peine de mort pour leur implication dans l’attentat du 8 mai. Les peines capitales ont été prononcées par le président d’une cour spéciale antiterroriste de Karachi, le juge Feroz Mehmood Bhatti, contre les deux accusés présents, Asif Zaheer et Mohammad Bashir, pour assassinat par explosifs et terrorisme. Un troisième accusé, jugé par contumace, Mohammad Sohail, a également été condamné à mort pour les mêmes motifs. Malgré des aveux enregistrés par la police pakistanaise durant leur détention préventive, les deux condamnés avaient plaidé non coupables. Selon ces aveux, les deux hommes avaient même indiqué avoir visé des Américains et avoir regretté cet attentat dirigé contre des Français, « amis du Pakistan ».

Sept islamistes étaient jugés pour cet attentat. Des cinq accusés en fuite, outre Mohammad Sohail, condamné à mort, un, Adnan Qamar, a été acquitté faute de preuves, tandis que le tribunal a finalement renoncé à juger les trois autres, en raison de l’absence de documents établissant leur identité et leur implication dans la préparation de l’attentat. Pour les enquêteurs, Mohammad Sohail, qui utilisait divers noms d’emprunt dont Akram et Khalid Mahmood, serait le cerveau de l’attentat. La police pakistanaise le soupçonne d’être à l’origine de la plupart des attentats anti-occidentaux qui ont frappé Karachi en 2002. Selon l’accusation, Asif Zaheer appartiendrait au groupe extrémiste Harakat-Jihad-Ul-Islami, et Mohammad Bashir au groupe interdit Harakat-Ul-Moudjahidin, deux groupes luttant contre la présence indienne au Cachemire, province à majorité musulmane mais coupée en deux entre le Pakistan et l’Inde (13). Mohammad Sohail fut finalement arrêté en mars 2005.

Comme l’a résumé aux membres de la mission d’information un spécialiste de ces questions, «il n’y pas eu de continuité de l’enquête pakistanaise depuis huit ans. » Celle-ci a été faite « avec amateurisme et précipitation » car, soumis à une pression très forte, les enquêteurs pakistanais ont dû trouver très vite des coupables. Frédéric Grare a également constaté que l’enquête avait été bâclée dès le départ et que la police pakistanaise avait peu de capacités en police scientifique.

Jean-Louis Bruguière estime que les services pakistanais avaient fait « une sorte de copier-coller » entre l’attentat contre la DCN et l’attentat contre le consulat américain et qu’ils « ont fait endosser à l’équipe responsable de l’attentat contre le consulat la mort des techniciens français ». « Toutes les autorités pakistanaises – judiciaires, policières, ainsi que les services de renseignement – ont parlé d’une seule voix pour valider leur enquête. Autant d’éléments qui nous ont fait douter sérieusement de la crédibilité de l’enquête pakistanaise » conclut-il (14).

La conclusion judiciaire de l’enquête pakistanaise confirme ces sentiments : le 5 mai 2009, Asif Zaheer et Mohammad Bashir, sont relaxés lors de leur procès en appel devant la Haute Cour du Sindh. D’une manière générale, comme le révèle un article de Libération (15), la Haute Cour a estimé qu’« aucune preuve n’a été produite par l’accusation pour montrer que les deux justiciables sont à l’origine de l’explosion […] Les aveux d’Asif Zaheer n’ont pas été volontaires et ont été obtenus après plus de vingt-trois jours de détention ». Cet acquittement fut suivi, le 30 octobre, de celui de Mohammad Sohail, condamné à mort en première instance, « faute de preuve ».

2. Les rebondissements médiatiques de l’enquête française

En France, une information judiciaire pour « assassinats et complicité de tentatives d’assassinats en relation avec une entreprise terroriste » est ouverte le 27 mai 2002 et confiée aux juges Jean-Louis Bruguière et Jean-François Ricard. À la suite du départ en retraite de Jean-Louis Bruguière, l’instruction fut reprise par les juges Marc Trévidic et Yves Jannier, à l’automne 2008.

Chronologie sommaire de l’enquête française

- 27 mai 2002 : ouverture de l’information judiciaire, confiée aux juges antiterroristes Jean-Louis Bruguière et Jean-François Ricard.

- 20 septembre 2002 : les avocats des familles des onze victimes françaises demandent l’extradition des terroristes présumés, et notamment celle du « cerveau » de l’opération, arrêté Pakistan. Dans une lettre au ministre de la justice, Maître Georges Holleaux écrit ainsi : « Il me paraît indispensable que les autorités françaises engagent sans tarder les démarches judiciaires destinées à obtenir l’extradition des sept personnes qui paraissent impliquées dans l’organisation ou la réalisation de l’attentat terroristes contre nos ressortissants ». Un courrier identique a été adressé au Procureur général de Paris, Jean-Louis Nadal, ainsi qu’à Jean-Louis Bruguière, premier vice-président en charge de l’instruction ;

- 27 septembre 2002 : les deux juges chargés de l’instruction demandent l’annulation des procès-verbaux d’auditions menées au Pakistan par des policiers français sous l’autorité du chef de la section antiterroriste du parquet de Paris, Michel Debacq ;

- 28 février 2003 : la cour d’appel de Paris annule certaines pièces de l’enquête menée au Pakistan par des policiers français, qui n’avaient pas compétence pour agir en territoire étranger, et valide l’essentiel des indices matériels. La chambre a annulé les procès-verbaux d’auditions menées par ces enquêteurs - notamment d’agents consulaires français et des services américains - et de saisies effectuées par ces derniers, confirmant la thèse de leur incompétence, a-t-on précisé de source judiciaire. Elle a en revanche estimé que les saisies effectuées par les autorités pakistanaises et remises aux autorités françaises étaient valables ;

- 9 mai 2003 : réunion des victimes et de leurs proches avec le juge Bruguière. « S’agissant d’un attentat aussi grave qui a délibérément visé des Français et des intérêts français [...], le seul procès effectif qui puisse avoir lieu doit se tenir en France selon la loi française avec les garanties de celle-ci, tant pour les victimes que pour les accusés », a affirmé à cette occasion Me Georges Holleaux, un des avocats des familles victimes ;

- 23 novembre 2005 : le juge Bruguière reçoit une nouvelle fois les victimes de l’attentat. Il déclare alors que les familles des victimes « ont raison de dire que c’est trop long ». « Mais il faut tenir compte des contraintes internationales, en ayant la coopération du Pakistan », explique-t-il, en précisant que le Pakistan « n’est pas le terrain le plus facile que l’on ait » ;

- 27 au 30 mars 2006 : durant quatre jours, du 27 au 30 mars, le juge Bruguière a rencontré, à Karachi et à Islamabad, les responsables pakistanais. Le magistrat a rencontré les responsables de la police, de la justice et ceux des services de renseignement, l’Inter-Services Intelligence (ISI). Le juge Bruguière a récupéré plus de 600 documents, l’essentiel de l’enquête menée par les Pakistanais ;

- 17 janvier 2007 : le juge Bruguière annonce avoir émis un mandat d’arrêt international contre « un commanditaire présumé » de l’attentat. Recevant des familles le même jour, il a présenté Abdul Shame comme le numéro quatre du groupe terroriste Al Qaida et expliqué penser qu’il y avait eu une volonté du Pakistan d’enterrer cette affaire en désignant des coupables rapidement. « Il nous a laissé entendre que ceux qui ont été condamnés ne sont pas les véritables auteurs » explique à cette occasion Gilles Sanson.

Lorsqu’il les avait invitées en novembre 2005, le juge antiterroriste avait promis aux familles de les revoir dès qu’il aurait du nouveau. « Cette fois, il ne nous a rien dit, si ce n’est que cette affaire sera longue » explique l’un des participants.

Source : AFP

S’il n’appartient naturellement pas à une mission d’information parlementaire de commenter une information judiciaire en cours d’instruction, on peut néanmoins relever que celle-ci connut un rebondissement médiatique considérable à l’automne 2008 puis au printemps 2009.

Une série d’articles parus au dernier trimestre de l’année 2008 vint tout d’abord mettre sur le devant de la scène une nouvelle piste, celle d’une affaire politico-financière sur fond de commissions financières non honorées par la France. Ces articles ont porté à la connaissance du public deux documents, saisis dans le cadre d’une autre information judiciaire, visant DCNS, le mémorandum de Gérard-Philippe Menayas, ancien directeur administratif et financier de DCN-International et le rapport Nautilus, rédigé par Claude Thévenet.

Le 13 septembre 2008, tout d’abord, un article de Mediapart fait état de la transmission à la justice du mémorandum, daté du 29 avril 2008, rédigé par Gérard-Philippe Menayas. Ce mémorandum a été écrit dans le cadre de l’information judiciaire ouverte au parquet de Paris et confiée aux juges Françoise Desset et Jean-François Hullin au début de l’année 2008, à la suite d’une plainte déposée contre Claude Thévenet en raison de ses relations financières avec la société luxembourgeoise Eurolux. Cette information judiciaire, qui porte sur la seule période 2000-2004, fit ressurgir, au fil des investigations, le spectre des rétrocommissions versées en marge des contrats d’armement et les soupçons de financement politique occulte qui en découlent (16).

Deux informations judiciaires, une enquête préliminaire

– 27 mai 2002 : information judiciaire ouverte pour « assassinats et complicité de tentatives d’assassinats en relation avec une entreprise terroriste » (Marc Trévidic et Yves Jannier, pôle antiterroriste) ;

– février 2008 : information judiciaire ouverte pour « corruption active et passive et abus de biens sociaux entre 2000 et 2004 » (Françoise Desset et Jean-Christophe Hullin, pôle financier) ;

– 22 janvier 2009 : enquête préliminaire visant d’éventuels faits « d’abus de biens sociaux ».

Les journalistes de Mediapart livrent une partie du contenu du document de Gérard-Philippe Menayas, auquel ils ont eu accès. Ce mémoire retracerait ainsi l’historique des contrats d’armement signés par la DCN entre 1991 et 2002 et détaillerait le mécanisme de versement des commissions aux autorités politiques et fonctionnaires des pays acheteurs, via des sociétés financières basées au Luxembourg, Heine et Eurolux. L’article fait également état d’un rapport de synthèse du 5 mars 2007, établi par les policiers de la division nationale des investigations financières (DNIF), qui évoque une note découverte lors d’une perquisition à DCNS. Cette note ferait apparaître que la création de la société Heine en 1994 s’est faite après accord de Nicolas Bazire, directeur de cabinet du Premier ministre Édouard Balladur, et du ministre du budget, Nicolas Sarkozy et fait le lien avec le financement de la campagne électorale d’Édouard Balladur pour la présidentielle de 1995.

Le mémoire de M. Menayas explique enfin que, à la suite de l’élection à la présidence de la République, Jacques Chirac avait fait annuler une partie des commissions qui devaient être versées aux intermédiaires Ziad Takieddine et Abdul Rahman al Assir, présentés comme des proches de M. Balladur, dans le cadre du contrat de vente des sous-marins au Pakistan. Ce règlement de comptes politique franco-français aurait eu un effet aussi inattendu que sanglant : « L’arrêt des paiements aurait pu avoir une conséquence dramatique : l’attentat de Karachi du 8 mai 2002, en rétorsion contre la défaillance française dans l’accomplissement de ses engagements commerciaux » écrit M. Menayas.

Ce même article fait état du rapport Nautilus, retrouvé à l’occasion d’une perquisition à DCNS dans le bureau de M. Menayas. Selon l’article, ce rapport aurait été rédigé par Claude Thévenet à la demande de la DCN [DCN-I selon les témoignages recueillis par la mission d’information] dans les mois qui ont suivi l’attentat de Karachi, en 2002. Aujourd’hui facilement accessible sur Internet, il débute ainsi :

« Après de nombreux contacts, tant en Europe qu’au Pakistan, nous parvenons à la conclusion que l’attentat de Karachi du 8 mai 2002 a été réalisé grâce à des complicités au sein de l’armée et au sein des bureaux de soutien aux guérillas islamistes de l’ISI. 

« Les personnalités militaires ayant instrumentalisé le groupe islamiste qui a mené à bien l’action poursuivaient un but financier. Il s’agissait d’obtenir le versement de commissions non honorées, et promises par le réseau al Assir lors de la signature du contrat de septembre 1994. 

« L’annulation de ces commissions avait été décrétée en 1995, à la suite de l’alternance politique en France, et visait à assécher les réseaux de financement occultes de l’Association pour la Réforme d’Édouard Balladur. »

Le même rapport explique plus loin :

« En France, le réseau al Assir a eu pour principale fonction d’assurer le financement de la campagne d’Édouard Balladur (c’est Renaud Donnedieu de Vabres qui a présenté Abdul Rahman al Assir à Emmanuel Aris). Après l’échec de sa candidature, au printemps 1995, ce financement devait être transféré à l’Association pour la Réforme, située 40 rue Pierre Charron  à Paris, destinée à poursuivre le mouvement initié par les balladuriens. Les valises d’argent étaient déposées à la boutique Arij, située au rez-de-chaussée du 40 rue Pierre Charron, avant de monter dans les étages (boutique tenue par la veuve de Georges Chalouhi, marchand d’armes libanais). »

Le rapport Nautilus

À l’origine du rebondissement médiatique de l’enquête, le rapport Nautilus (en fait une série de notes) a naturellement intrigué les membres de la mission d’information. Les informations qu’il dévoile le sont avec la précision d’un procès-verbal de police, sans qu’un doute ou une interrogation n’ait semblé traverser l’esprit de son rédacteur. Entendu par la mission d’information, Claude Thévenet n’a pas mis en doute la fiabilité de son travail, sans pour autant apporter la moindre preuve matérielle des éléments avancés.

Par qui et pourquoi a-t-il été commandité ?

Claude Thévenet a expliqué à la mission : « J’ai été contacté en juin 2002 par Gérard-Philippe Menayas [directeur administratif et financier de DCN-I], pour qui j’avais déjà fait de nombreuses enquêtes, notamment d’intelligence économique, depuis 1994. Il voulait savoir l’état d’avancement de l’enquête au Pakistan et ce qu’on en pensait là-bas. Il ne m’a d’ailleurs pas donné de gros moyens, c’était plutôt une petite mission [environ 20 000 euros].  Il m’a demandé cela sous la pression de sa hiérarchie semble-t-il. » Il a ajouté plus tard : « Je n’imagine pas une seconde, compte tenu de la structure dans laquelle il était, qu’il puisse avoir agi seul. » Il a ensuite précisé à la mission : « Je crois que le vrai problème de DCN-I était la crédibilité des services officiels, à savoir qu’ils avaient peur que la DST ou la DGSE leur donnent des informations partielles. Donc bien souvent il m’était demandé de recouper les informations qui leur étaient données par les services officiels ».

Gérard-Philippe Menayas a expliqué aux membres de la mission qu’il avait été sollicité par M. Thévenet : « En 2002, après l’attentat, j’ai reçu la proposition d’un agent de renseignement, qui travaillait déjà pour la société dans l’affaire de l’arbitrage de Taïwan, M. Claude Thévenet, de faire une enquête sur l’attentat afin de déterminer si DCN-I était la cible désignée, ou s’il s’agissait simplement de s’attaquer à des intérêts occidentaux. Cela conditionnait notamment notre décision de renvoyer ou non nos équipes sur place.

« Claude Thévenet a fait valoir qu’il avait des connaissances, dont une était proche du Président Moucharraf, qui pouvaient être intéressantes dans ce dossier. Sa proposition a été jugée intéressante par DCN-I. C’est donc le président de DCN-I, M. Japiot, qui a pris la décision. J’imagine qu’il a dû en avertir le directeur de la DCN, comme c’est l’usage, bien que je n’en aie pas la preuve. Ce n’est donc pas une initiative personnelle de ma part. Je n’avais pas les moyens de décider seul. »

Le président de DCN-I, M. Philippe Japiot nie cette version : « Je ne connais pas le dossier Nautilus » a-t-il dit aux membres de la mission, avant d’expliquer avoir signé un contrat appelé « Bonaparte » qui couvrait toutes les missions confiées à M. Thévenet, celles-ci étant présentées par M. Menayas comme devant servir à recueillir des informations pour les négociations commerciales (en particulier dans l’arbitrage des frégates de Taïwan). M. Japiot a indiqué : « De sa propre autorité, M. Menayas a fait travailler M. Thévenet sur l’attentat de Karachi, sans m’en parler ». Il a reconnu que son ignorance pouvait paraître surprenante mais ajouté que les « relations Menayas-Thévenet étaient très antérieures à [son] arrivée ».

Si on ne sait avec certitude qui a commandé ce rapport, une chose est sûre : une société publique a demandé à un détective privé (le terme de « consultant » est préféré par les protagonistes) d’enquêter sur un attentat qui mobilisait dans le même temps tous les services de l’État et faisait l’objet d’une instruction judiciaire, dans laquelle DCN-I s’était portée partie civile.

Comment a-t-il été élaboré ?

« L’enquête a été effectuée à 95 % au téléphone » a expliqué aux membres de la mission Claude Thévenet, ce qui n’a pas manqué de surprendre ceux-ci.

« Je me suis d’abord intéressé à ce qu’on pensait au Pakistan de l’attentat, qui était l’instigateur. Très rapidement quelques contacts sur place m’ont dit que ce n’était pas Al-Qaida, que la piste n’était pas crédible, « ça ne tient pas la route ce sont les militaires, c’est l’ISI ». Pour avoir cette information je me suis adressé d’abord à un ancien camarade de promotion de Moucharraf, un ancien SAS écossais, pour qu’il me donne des informations mais ses honoraires étaient trop exorbitants donc je n’ai pas pu traiter avec lui.

« Je me suis rabattu sur un ancien du MI-6 qui lui m’a obtenu les informations que je voulais. [M. Thévenet indiqua plus tard lui avoir versé près de la moitié de la rémunération qu’il avait reçue de DCN-I]. Très rapidement la piste de l’ISI est ressortie. Il m’a dit que ce n’était pas une histoire terroriste mais l’ISI qui était derrière tout ça.

« À partir de là j’ai cherché quels pouvaient être motifs réels de l’attentat. C’est à ce moment que j’ai pris contact avec des journalistes pakistanais qui m’ont laissé entendre que ça pouvait être à cause de commissions non payées. Voulant en savoir plus, je me suis adressé à des amis journalistes libanais, car j’ai beaucoup de contacts dans ce pays, par le hasard des situations je m’y trouvais le lendemain de l’attentat. Ce sont eux qui m’ont mis sur la piste d’al Assir.

« À ce moment-là, pour moi j’avais fait le plus gros de la mission, je ne savais plus très bien ce qu’il fallait faire, et j’en ai ensuite parlé à Guillaume Dasquié [journaliste indépendant, qui écrit aujourd’hui de nombreux articles dans Libération sur le sujet], qui est un ami. Nous avons beaucoup échangé en juillet 2002 sur ce sujet. Et là, on peut dire que j’ai trouvé la mélodie et lui, la partition ».

Sollicité par écrit par la mission d’information, M. Dasquié a confirmé avoir eu « plusieurs discussions » avec M. Thévenet en juillet 2002 puis avoir lu les notes (dont il ignorait le commanditaire et découvrit plus tard qu’elles avaient été baptisées « Nautilus ») en septembre. Il a précisé que toutes ces discussions « se déroulaient dans le cadre d’échanges d’informations gracieux » (cf. annexes).

M. Dasquié a expliqué que la ligne directrice de ces notes reposait sur un ancien du MI-6 et un « militaire britannique », et reprenait « pour une part le contenu de [ses] articles (principalement sur les réseaux Balladur et à l’exception des éléments concernant Addulrahmane al Assir) ». Interrogé par le président, Claude Thévenet a répondu que les informations sur le financement de la campagne de M. Balladur par le réseau al Assir et les valises d’argent déposées dans la boutique Arij avaient été recueillies par Guillaume Dasquié.

Interrogé par la mission sur la fiabilité de ses sources d’information, Claude Thévenet a répondu avoir eu des doutes sur l’hypothèse d’une affaire politico-financière, jusqu’à ce qu’un ancien de la DGSE lui ait confié qu’une mission de représailles avait été effectuée au Pakistan, contre des militaires pakistanais, dans les mois qui avaient précédé l’attentat, parce qu’on ne faisait pas « chanter la France ».

Enfin, même s’il a concédé avoir aujourd’hui des doutes sur le transport des valises de liquide, il demeure « intimement convaincu » de la fiabilité de sa note.

Le rapport à l’origine du rebondissement de l’enquête a donc été rédigé en quelques semaines par un consultant qui n’a quasiment pas quitté son bureau, rencontré aucune des personnes citées dans son rapport et s’est appuyé notamment sur ses contacts avec des journalistes pakistanais, libanais et français.

M. Franck Gilard, membre de la mission, indique pour sa part que l’audition de M. Thévenet le laisse pantois et qu’il n’est pas le seul à penser ainsi. Selon lui, le rapport Nautilus est incontestablement un document approximatif, rédigé à 95 % à partir de contacts téléphoniques. Le rôle de M. Dasquié reste également à préciser. M. Gilard considère que ce « mystérieux rapport Nautilus » sert de support à une campagne médiatique franco-française indigne de la vérité qui est due aux familles. Qui a intérêt à cette campagne et dans quel but ?

Quelles suites ont été données à ce rapport ?

« Deux notes ont été remises à DCN-I, l’une en septembre et l’autre en novembre. Les deux ont été acceptées et payées par Monsieur Japiot  » a expliqué M. Menayas à la mission, qui ajoute : « J’ai quitté DCN-I pour Armaris en août de la même année et n’ai donc pas eu à m’acquitter du solde de ce contrat. »

M. Japiot a expliqué à la mission qu’il avait certainement apposé sa signature sur une facture destinée à M. Thévenet, dans le cadre du contrat Bonaparte, mais sans connaître le détail de la prestation exécutée.

M. Menayas a reconnu avoir lu les notes en 2002, ce qu’a confirmé Claude Thévenet. Pourquoi n’en a-t-il parlé à personne ? « Je n’avais plus à connaître directement de ces questions » a répondu M. Menayas en ajoutant qu’elles avaient ensuite été transmises à M. Japiot par M. Thévenet. L’avis de M. Thévenet est différent : « Pourquoi il n’en parle pas ? C’est parce que je suis intimement persuadé que c’est vrai ! Et qu’il le sait. ». Il ajouta plus tard : « Le contenu de cette note est vrai et personne ne veut que ça sorte. C’est mon intime conviction. »

L’attitude de M. Menayas étonne les membres de la mission, qui ne comprennent pas pourquoi il n’a jamais évoqué ce rapport avec sa hiérarchie ou d’autres personnes de DCN-I ou de la DCN (tous ceux qui ont été interrogés par la mission ont déclaré avoir découvert le rapport Nautilus dans la presse). Le manque de curiosité de sa hiérarchie sur le détail de ses activités est également surprenant.

Un article du Point du 4 décembre 2008 fait état de la transmission par le parquet de Paris de ce document, à la mi-octobre, au juge Marc Trévidic, chargé de l’instruction du dossier de Karachi, qui, selon le témoignage de Me Morice, avocat des familles des victimes, devant la mission, a pris connaissance de Nautilus en lisant l’article de Mediapart.

Le 18 juin 2009, lors d’une entrevue avec les familles des victimes, le juge Trédivic leur annonçait que la piste d’un règlement de comptes politico-financier comme mobile de l’attentat était « cruellement logique». Cette déclaration, faite peu de temps après l’acquittement des personnes arrêtées par la police pakistanaise, en mai 2009, a été interprétée comme signifiant l’abandon de la thèse islamiste.

Les réactions des hommes politiques cités dans ces documents furent naturellement nombreuses.

Au lendemain de cette entrevue avec les familles des victimes, répondant à des journalistes en marge du sommet européen de Bruxelles, Nicolas Sarkozy a qualifié cette hypothèse de «fable» la jugeant «ridicule» et «grotesque».

Interrogé par Paris Match le 23 juin 2009, Charles Millon confirmait, tout d’abord, avoir cessé de verser, à la demande de Jacques Chirac, les commissions prévues par le contrat : « Jacques Chirac m’a demandé de passer en revue les différents contrats de ventes d’armes en cours et de stopper le versement des commissions pouvant donner lieu à des rétrocommissions. C’est ce qui a été effectué : chacun d’entre eux a fait l’objet d’une expertise particulière. » Il précisait également : « Dans tous les pays du monde, les grands contrats industriels ou commerciaux à l’exportation font appel à des intermédiaires. Ceux-ci sont rémunérés lorsqu’ils effectuent un travail réel et vérifiable. En revanche, il est tout à fait anormal qu’il soit demandé à ces intermédiaires par des officines diverses un pourcentage sur les commissions prévues. C’était le sentiment du Président Chirac, avec lequel j’étais en parfaite adéquation. »

Édouard Balladur, le 26 juin 2009, a déclaré ne rien connaître au dossier : « Je ne sais pas pourquoi la France a décidé de suspendre ces commissions, on n’avait pas à m’en informer ». Il a également déclaré : « Si cet attentat est dû au fait que les commissions ont été supprimées, je suis surpris qu’il ait fallu sept ans. » Enfin, interrogé sur le financement de sa campagne présidentielle par d’éventuelles rétrocommissions, il juge la rumeur « sans aucune espèce de fondement » et conclut : « les comptes de ma campagne ont été établis, déposés et validés par l’organe compétent. »

C’est précisément au mois de juin 2009 que l’Assemblée nationale se saisit de la question, à l’initiative du groupe socialiste, radical, citoyens et divers gauche (SRC), pour créer une mission d’information parlementaire.

C. UNE DOULEUR TOUJOURS VIVE DES FAMILLES DES VICTIMES ET DES BLESSÉS

Les familles des victimes et les blessés reçus par la mission d’information en ouverture de son programme d’auditions, le 10 novembre 2009, sont apparus meurtris par plus de sept années de procédure et troublés par les révélations faites dans la presse. Les membres de la mission ont pu, à cette occasion, mesurer combien leur incompréhension, voire leur colère contre l’État, était grande. Elles lui reprochent de ne pas avoir su les protéger, de ne pas s’être bien occupé d’elles après l’attentat et de leur cacher, aujourd’hui, la vérité.

Le premier grief qu’elles adressent à l’État est naturellement celui des conditions de sécurité à Karachi.

Plusieurs personnes entendues se sont ainsi étonnées que la DCN ait confié la responsabilité de la sécurité de son site à Karachi à une personnalité, Gérard Clermont, déjà condamnée par le passé pour manquement à la sécurité sur un chantier. Interrogé sur le sujet par la mission d’information, Gérard Clermont a répondu être « surpris » que cette affaire soit mise sur la place publique. Il a reconnu avoir été condamné à une peine légère pour un accident survenu dans un chantier en 1985, accident qui avait provoqué la mort de deux personnes de l’équipe de nettoyage. Il fut condamné en tant que chef de chantier, ainsi qu’un agent de sécurité et deux personnes de l’équipe de production, sans que leur responsabilité n’ait été clairement identifiée, ainsi que le prouvent les peines prononcées. Bien que « traumatisé » par ce tragique accident, il n’avait pas fait appel, les trois autres personnes impliquées étant « fatiguées par des années de procédure ».

Les blessés et les familles des victimes ont également tenu à souligner que la note de sécurité élaborée par Gérard Clermont prévoyait, en situation « niveau 1 renforcé », comme c’était le cas au moment de l’attentat, un changement d’horaires et de trajets tous les jours pour se rendre à la base navale, ce qui, selon eux, n’a jamais été fait, excepté au lendemain du 11 septembre 2001. Ce point sera approfondi par votre rapporteur dans la troisième partie.

Les familles des victimes et les blessés se sont regroupés dans diverses associations et ont adopté parfois des attitudes différentes vis-à-vis de leur employeur ou de l’État.

Les familles des victimes et les blessés ont tous, dans un premier temps, reçu une indemnisation de la part du Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et autres infractions (FGVAT), comme cela est prévu par les articles L. 422-1 et suivants du code des assurances. Créé au milieu des années quatre-vingt, après la vague d’attentats qui avait frappé la France, le FGVAT intervient en cas de dommage corporel causé par un acte de terrorisme, en indemnisant les victimes françaises lorsque l’acte a été commis à l’étranger, ou les ayants droit en cas de décès. Saisi par le procureur de la République en cas d’acte de terrorisme, le Fonds dispose d’un mois pour verser une provision aux victimes puis de trois mois, à compter de la réception des justifications, pour leur présenter une offre d’indemnisation.

Neuf familles de victimes décédées et onze blessés ont ensuite saisi les tribunaux des affaires de sécurité sociale (TASS) de Saint-Lô (Manche), de Brest (Finistère), de Toulon (Var) et de Nantes (Loire-Atlantique) d’une action en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur, la DCN. Seize d’entre eux obtenaient, le 15 janvier 2004 la condamnation de l’État - la DCN - pour ce motif. Le tribunal a ainsi jugé que l’attentat revêtait, « indépendamment de son aspect terroriste, tous les caractères d’un accident du travail […] Plus précisément, il y a lieu de le distinguer d’un accident de trajet bien qu’il soit survenu sur le trajet séparant l’hôtel où le salarié séjournait de son lieu de travail. En effet, le lieu de séjour du salarié ainsi que le moyen de transport ce jour-là avaient été choisis et imposés par l’employeur, de sorte que le salarié était alors placé sous l’autorité et l’entière responsabilité de celui-ci ».

Parce que, « en vertu du contrat de travail le liant à son salarié, l’employeur est tenu envers celui-ci d’une obligation de sécurité de résultat, notamment en ce qui concerne les accidents du travail, le manquement à cette obligation ayant le caractère d’une faute inexcusable, au sens de l’article L. 452-1 du code de la sécurité sociale, lorsque l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver ». Comme, en application de l’article L. 422-1 du code des assurances, le fonds est « subrogé dans les droits que possède la victime contre la personne responsable du dommage », la DCN a dû, à la suite de cette décision, le rembourser des indemnités déjà versées.

Selon le témoignage des familles, le FGVAT a versé à chaque veuve une indemnité de 30 000 € et à chaque orphelin une indemnité de 23 000 €. La DCN a ensuite remboursé le FGVAT puis versé un complément de 20 000 € aux veuves et de 7 000 € aux orphelins.

Alors qu’il avait contesté le principe de sa faute inexcusable en tant qu’employeur, le ministère de la défense, condamné, fit savoir qu’il ne ferait pas appel. Pour la totalité des recours intentés devant les TASS, le ministère de la défense a été condamné comme employeur.

En réponse à la mission, le ministère de la défense a précisé les éléments suivants : « En exécution de ces condamnations, le ministère de la défense a versé une rente majorée aux victimes, en réparation de leur préjudice physique, et a indemnisé leurs préjudices extra-patrimoniaux (PEP). Certaines victimes ayant contesté le montant des PEP accordés par le ministère de la défense, le cabinet du ministre en a fixé le montant par une note du 18 mai 2006 et a accepté le principe d’une transaction en échange du désistement des victimes de leurs recours. »

Pour les salariés privés des sociétés sous-traitantes de la DCN (Technopro, Assystem, DCI NAVFCO et York France), la situation est plus contrastée puisque des décisions de justice ont jugé que la faute inexcusable de l’employeur était imputable, dans certains cas, à l’employeur direct [le sous-traitant], dans d’autres à la DCN et au sous-traitant, dans d’autres, enfin, à la seule DCN.

Certains blessés, sous l’égide de Gilles Sanson, ont ensuite demandé à la DCN, dans un courrier daté du 7 octobre 2005, de leur faire parvenir le compte rendu du comité d’hygiène et de sécurité (CHSCT) et de procéder à l’enquête interne, deux obligations prévues par l’instruction ministérielle élaborée par le service des pensions des armées du ministère de la défense. N’obtenant pas de réponse de la direction de la DCN, M. Sanson a interrompu, le 6 mars 2006, une réunion du (CHSCT) de DCNS pour demander des explications à Daniel Cauchon, directeur de DCN Cherbourg. Celui-ci a répondu qu’il s’agissait d’une situation particulière qui avait été traitée en dehors de l’application de l’instruction DCN sur les accidents du travail, destinée aux accidents « classiques ». Il a ajouté que le traitement de l’accident de Karachi était allé au-delà puisqu’il avait fait l’objet d’une analyse d’ordre policier qui avait apporté des éléments que n’aurait pas apportés une analyse stricte d’accident du travail.

Votre rapporteur, relayant les demandes des familles des victimes et des blessés, a interrogé les syndicats sur les raisons pour lesquelles le CHSCT n’avait pas été réuni après l’attentat, comme cela est pourtant obligatoire dans ces cas-là, ainsi que le précise l’article L. 4614-10 du code du travail : « Le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail est réuni à la suite de tout accident ayant entraîné ou ayant pu entraîner des conséquences graves ou à la demande motivée de deux de ses membres représentants du personnel. » Cela aurait en effet permis de mettre la direction de la DCN face à ses responsabilités et de réunir l’ensemble des éléments relatifs à la sécurité. Cela aurait ensuite permis aux familles et aux blessés de disposer d’un élément d’information très important.

Jean-Michel Janeau, du syndicat UNSA, a rappelé aux membres de la mission qu’à l’époque de l’attentat, la DCN était une administration et que la réglementation du travail ne s’y appliquait pas encore. Ce n’est qu’après son changement de statut et son passage de service à compétence nationale à entreprise capitalisée qu’un CHSCT au niveau national a pu être constitué, ce qui fût fait en 2005. Aussi, en 2002, les règles de droit applicables dans l’administration (17) n’imposaient pas la convocation du comité d’hygiène et de sécurité après un accident du travail. Il aurait néanmoins pu être convoqué à la demande de la moitié au moins des représentants titulaires du personnel.

La réalité est que, face à l’horreur de l’attentat, les représentants du personnel comme tous les employés de la DCN, n’avaient pas «  à l’esprit l’étude du droit » comme l’a concédé aux membres de la mission Jean-Michel Janeau, représentant du syndicat UNSA. La priorité était l’aide à apporter aux familles des victimes et aux blessés. La qualification d’accident du travail semblait bien faible au regard de ce qui s’était passé à Karachi.

Les familles des victimes ont fait état des relations difficiles qu’elles entretenaient avec les pouvoirs publics depuis l’attentat. Elles regrettent de n’avoir pas été reçues par le ministère de la défense ou la direction de la DCN dans les jours qui ont suivi. Elles ont en outre le sentiment, dans les négociations qu’elles effectuent avec les représentants de l’État au sujet de leur indemnisation, qu’on leur demande de choisir entre la vérité et leur indemnisation. Les blessés ont expliqué aux membres de la mission qu’ils n’avaient jamais été reçus par des représentants de l’État pour avoir des explications sur les mobiles de l’attentat. Les familles ont été reçues par le Président Sarkozy en 2008. Celui-ci s’était alors engagé à les recevoir chaque année mais il ne l’a pas fait depuis, prétextant ne pas vouloir interférer dans l’instruction judiciaire en cours, ce qui suscite chez les familles une certaine suspicion. Il semblerait qu’en fait la révélation du rapport Nautilus dans la presse ait provoqué une véritable cassure entre l’Élysée et les familles, incompréhensible pour elles. Les familles ont également du mal à comprendre pourquoi DCN-International, qui avait elle-même commandé le rapport Nautilus dans les semaines qui avaient suivi l’attentat, ne l’avait pas transmis d’elle-même à la justice.

II. —  LE RÔLE DE LA MISSION D’INFORMATION

Alors que sa fonction de contrôle de l’action du Gouvernement est désormais inscrite dans la Constitution (18), le Parlement se devait d’apporter son éclairage sur ce dossier.

Les informations relayées dans la presse évoquant l’hypothèse d’un scandale politico-financier, les zones d’ombre sur les conditions de négociation du contrat, les doutes sur son équilibre financier et ceux émis sur les conditions de sécurité à Karachi justifiaient pleinement que le Parlement s’intéresse à ce contrat, conclu et exécuté par une direction du ministère de la défense.

Les parlementaires disposent d’une palette d’instruments assez riche pour contrôler le Gouvernement : questions, travail des rapporteurs budgétaires, offices et délégations parlementaires, missions d’évaluation et de contrôle, commissions d’enquête et missions d’information. L’attentat de Karachi a ainsi déjà fait l’objet, à plusieurs reprises, de questions des parlementaires (19).

Pour mener des investigations complètes, l’Assemblée nationale n’avait néanmoins le choix qu’entre deux outils : une commission d’enquête ou une mission d’information. La mission d’information est apparue comme la solution la plus adaptée, compte tenu de l’extrême sensibilité du contexte politique et judiciaire.

A. UNE MISSION D’INFORMATION PLUTÔT QU’UNE COMMISSION D’ENQUÊTE

Compte tenu des pouvoirs dont elle dispose, la commission d’enquête aurait pu apparaître comme étant le choix le plus pertinent aux yeux des parlementaires (20).

Aussi anciennes que le régime parlementaire mais reconnues depuis peu dans le texte constitutionnel (21), les commissions d’enquête sont créées par le vote d’une proposition de résolution. Cette proposition, motivée et indiquant le champ de l’enquête, est renvoyée à une commission permanente qui doit rendre son rapport dans un délai d’un mois. Si le rapport est favorable à la création, celle-ci est soumise à un vote en séance publique (22).

L’objet qui est assigné aux commissions d’enquête n’est pas défini par la Constitution. Celui qui résulte de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 est très général : « recueillir des éléments d’information soit sur des faits déterminés, soit sur la gestion des services publics ou des entreprises nationales ». Comme a pu l’indiquer Philippe Séguin : « S’agissant des faits qui doivent être déterminés […], il semble que la véritable limite à observer est celle qu’exige l’efficacité de la commission. » Des « faits déterminés » ne délimitent en effet en rien un champ juridique.

Il n’existe aujourd’hui qu’un seul obstacle juridique à la création d’une commission d’enquête : l’existence de procédure judiciaire en cours sur le même sujet. L’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires dispose ainsi :

« Il ne peut être créé de commission d’enquête sur des faits ayant donné lieu à des poursuites judiciaires et aussi longtemps que ces poursuites sont en cours. Si une commission a déjà été créée, sa mission prend fin dès l’ouverture d’une information judiciaire relative aux faits sur lesquels elle est chargée d’enquête ».

Explicable par la séparation des pouvoirs, laquelle implique une totale autonomie du fonctionnement de la justice, cette prohibition est traditionnelle. Elle est jugée « absurde » par un constitutionnaliste comme Guy Carcassonne (23) : « Il suffit que [des procédures judiciaires] soient ouvertes – voire de les ouvrir à cette fin – pour désarmer abusivement le contrôle parlementaire. De fait, et sauf contorsions qui n’abusent personne, le Parlement se voit empêché d’enquêter sur les sujets qui mériteraient le plus son attention [alors qu’il saurait certainement] comme cela se fait à l’étranger, s’abstenir d’empiéter sur les attributions de l’autorité judiciaire, tout en se livrant à un travail utile avec ses moyens et sa légitimité. »

La suppression de cette règle faisait ainsi partie des propositions du Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Ve République, présidé par M. Édouard Balladur, ancien Premier ministre. Elle a été reprise, par voie d’amendement, par plusieurs députés du groupe socialiste à l’occasion de la discussion du projet de loi constitutionnelle de modernisation des institutions de la Ve République (24) puis de la proposition de loi tendant à modifier l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires (25), mais n’a pas été adoptée. Cette proposition sera reprise par votre rapporteur en fin de rapport.

En pratique, le Président de l’Assemblée nationale notifie au garde des Sceaux la proposition de résolution, et demande de ce fait si des procédures judiciaires sont ou non en cours. La réponse de ce dernier peut conduire à modifier l’objet de l’enquête.

En fait, la pratique est beaucoup plus souple que la lettre et fait seulement obstacle à une identité d’objet entre la commission d’enquête et les poursuites. Ainsi, la souplesse d’interprétation de cette règle n’a pas empêché, par exemple, la création des commissions d’enquête sur le service d’action civique, les sectes, le Crédit lyonnais ou le régime étudiant de sécurité sociale. Mais cette souplesse d’interprétation suppose un consensus fort des parlementaires sur l’opportunité de créer une commission d’enquête. Votre rapporteur estime que ce consensus aurait été difficile à trouver sur l’objet d’une telle commission.

Composées au maximum de trente membres, les commissions d’enquête ont un caractère temporaire : leur mission prend fin par le dépôt de leur rapport, au plus tard à l’expiration d’un délai de six mois à compter de la date d’adoption de la résolution qui les a créées. Elles disposent de pouvoirs importants, alignés sur ceux de la commission des finances (26) :

– un droit de citation directe : les personnes dont une commission d’enquête a jugé l’audition utile sont tenues de déférer à la convocation qui leur est délivrée ;

– des pouvoirs spécifiques attribués aux rapporteurs : ces derniers exercent leurs missions sur pièces et sur place et doivent obtenir tous les renseignements de nature à faciliter leur mission. Ils sont habilités à se faire communiquer tout document de service, à l’exception de ceux revêtant un caractère secret, concernant la défense nationale, les affaires étrangères, la sécurité intérieure ou extérieure de l’État, et sous réserve du respect du principe de la séparation de l’autorité judiciaire et des autres pouvoirs ;

– la publicité des auditions : chaque commission d’enquête est libre de l’organiser par les moyens de son choix, y compris par retransmission télévisée. Elle peut néanmoins choisir de se placer sous le régime du secret.

Au moment de sa création, le recours à une mission d’information a semblé plus pertinent aux yeux du groupe socialiste, radical, citoyen et divers gauche. S’il était relativement aisé d’éviter une identité d’objet entre la commission et les poursuites judiciaires en cours, les parlementaires socialistes ont jugé difficile de réunir un consensus politique sur la création d’une commission d’enquête. Aussi, plutôt que de se voir opposer un refus par la majorité parlementaire, ils ont jugé plus opportun de proposer la création d’une mission d’information, aux pouvoirs certes moindres mais au rôle tout aussi important. En outre, la formule correspondait bien à l’état d’esprit dans lequel ils souhaitaient qu’elle travaille : recueillir des éléments d’information, présenter des faits. Enfin, la création d’une mission d’information n’obérait pas la faculté de créer, ultérieurement, une commission d’enquête.

Pour effectuer ce travail d’information, les commissions permanentes peuvent créer, depuis 1990, des missions d’information temporaire (27). Dans sa décision n° 90-275 DC du 6 juin 1990 portant sur la résolution modifiant l’article 145, le conseil constitutionnel a estimé que l’instauration de cette possibilité n’était pas contraire à un principe constitutionnel « dès lors que l’intervention d’une mission d’information revêt un caractère temporaire et se limite à un simple rôle d’information contribuant à permettre à l’Assemblée d’exercer pendant les sessions ordinaires et extraordinaires, son contrôle sur la politique du Gouvernement dans les conditions prévues par la Constitution ». Ce dispositif a connu un succès certain en raison de sa souplesse. Les commissions déterminent librement les conditions de création et de fonctionnement de leurs missions d’information. Les missions peuvent être individuelles ou collectives, limitées à une seule commission ou commune à plusieurs, d’une durée variable, et impliquer ou non des déplacements, en France ou à l’étranger (l’instruction générale du Bureau prévoit un effectif maximum de dix commissaires pour les missions se déroulant en métropole, sept pour les missions en Europe, et six pour les missions hors d’Europe).

Quant aux sujets d’étude retenus par les missions d’information, ils sont extrêmement variés, le Règlement se contentant de préciser que les missions d’information peuvent « notamment » porter sur les conditions d’application d’une législation (28). Pour se limiter à la seule législature en cours, la commission de la défense a déjà créé une dizaine de missions d’information sur des sujets aussi divers que l’aéromobilité, les enjeux stratégiques et industriels du secteur spatial, la piraterie maritime, les drones, la mise en œuvre et le suivi de la réorganisation du ministère de la défense …

N’étant pas dotées de pouvoirs particuliers, à l’inverse des commissions d’enquête, la condition de l’absence d’information judiciaire sur les faits ayant motivé leur création n’est pas exigée.

Par ailleurs, est ouverte depuis 2003 la possibilité de créer une mission d’information en conférence des Présidents à l’initiative du Président de l’Assemblée (29). Elle se justifie sur des sujets de caractère transversal et politique. Cette procédure permet de faire travailler plusieurs commissions. Les missions d’information créées en conférence des Présidents obéissent à des règles de fonctionnement identiques à celles des missions d’information classiques.

B. LA CRÉATION ET LE CHAMP D’INVESTIGATION DE LA MISSION

Le groupe SRC, par la voie de son président, Jean-Marc Ayrault, a proposé à la conférence des Présidents du 23 juin 2009 la création d’une mission d’information sur l’attentat de Karachi. Le Président Accoyer a répondu que la forme d’une mission de la conférence des Présidents n’était pas, compte tenu du sujet, la plus appropriée, dans la mesure où celui-ci entrait pleinement dans le champ de compétence de la commission de la défense, à laquelle la commission des affaires étrangères pourrait éventuellement être associée.

François Loncle, député de l’Eure, a proposé au président de la commission des affaires étrangères, M. Axel Poniatowski, de créer une mission d’information commune avec la commission de la défense, mais celui-ci a décliné, jugeant que l’objet d’une telle mission relevait plus clairement des compétences de la commission de la défense.

Votre rapporteur regrette naturellement que la conférence des Présidents n’ait pas souhaité créer une mission d’information en son sein et qu’il n’ait pas non plus été possible de créer une mission d’information commune avec la commission des affaires étrangères, les aspects diplomatiques et militaires du dossier étant très imbriqués. Il interprète ces décisions comme une forme d’autocensure du Parlement, au regard des pratiques d’autres Parlements.

Le 1er juillet 2009, Patricia Adam, députée du Finistère, adressait un courrier au président de la commission de la défense nationale et des forces armées, Guy Teissier, afin de lui faire part de sa demande de voir la commission se pencher sur les circonstances entourant l’attentat du 8 mai 2002 à Karachi.

À l’appui de sa demande, Mme Adam soulignait que le contrat de construction et de vente des trois sous-marins Agosta au Pakistan avait été conclu dans des conditions « hors normes », tant sur le plan financier que sur le plan de l’assistance technique. Elle rappelait que la cour de discipline budgétaire et financière avait pointé à deux reprises, en 2005 et 2008, un « déséquilibre important dans l’exécution du contrat » et que la cour des comptes, dans un rapport de 2001 consacré aux industries de l’armement avait souligné, à propos de cette vente, « l’utilisation d’assistance technique illégale », c’est-à-dire le versement de commissions illicites.

Le bureau de la commission de la défense a donné son accord à la création d’une mission d’information sur le sujet le 23 septembre 2009, décision qui a été approuvée par la commission de la défense lors de sa réunion du 7 octobre 2009.

Dans la lettre qu’il a adressée aux membres de la mission le 21 octobre 2009, le président Teissier a précisé le champ d’investigation de la mission. Celle-ci devait ainsi examiner deux points :

– les conditions de négociation du contrat de vente des sous-marins (environnement géopolitique, motivations des gouvernements et de la DCN, aspects financiers) ;

– les conditions d’exécution du contrat : exécution financière et conditions de séjour et de sécurité des personnels de la DCN à Karachi.

On peut relever que le champ de la mission d’information ainsi défini est en parfaite adéquation avec les buts assignés aux missions d’information : informer les commissions permanentes pour leur permettre d’exercer le contrôle de l’activité gouvernementale, la DCN ayant été, jusqu’en 2001, une direction du ministère de la défense. On peut également souligner, même si cette condition n’est pas, on l’a vu, exigée, qu’il n’y a pas d’identité d’objet entre ce champ d’investigation et l’information judiciaire ouverte le 27 mai 2002 des « chefs d’assassinats de 11 ressortissants français et de tentative d’assassinats de 12 autres ressortissants français, en relation avec une entreprise terroriste, commis à Karachi (Pakistan) le 8 mai 2002. »

Ce champ d’investigation se heurtait néanmoins à deux limites : celle du secret de la défense nationale et celle du secret de l’instruction.

L’article 413-9 du code pénal dispose que présentent un caractère de secret de la défense nationale « les procédés, objets, documents, informations, réseaux informatiques, données informatisées ou fichiers intéressant la défense nationale qui ont fait l’objet de mesures de classification destinées à restreindre leur diffusion ou leur accès. ».Ces éléments sont alors considérés comme « classifiés ». Il existe trois niveaux de classification :

– « Très Secret Défense »,

– « Secret Défense »,

– « Confidentiel Défense ».

Le Premier ministre désigne les autorités chargées de la mise en œuvre des mesures afférentes au niveau de protection « Très Secret Défense ». La classification (et la déclassification) des informations « Secret Défense » et « Confidentiel défense » sont en revanche de la responsabilité de chaque ministre, à l’intérieur de son département ministériel.

L’accès à des éléments classifiés est limité aux seules personnes « qualifiées », c’est-à-dire aux seules personnes qui ont été dûment habilitées et qui justifient du « besoin d’en connaître » pour l’accomplissement de leurs fonctions. Les parlementaires ne sont pas « qualifiés » pour accéder à des documents classifiés, même dans le cas de commissions d’enquête. L’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958  relative au fonctionnement des assemblées parlementaires dispose ainsi que les parlementaires « sont habilités à se faire communiquer tous documents de service, à l’exception de ceux revêtant un caractère secret et concernant la défense nationale, les affaires étrangères, la sécurité intérieure ou extérieure de l’État, et sous réserve du respect du principe de la séparation de l’autorité judiciaire et des autres pouvoirs ».

Les parlementaires disposent néanmoins de la faculté de demander au ministre qui les a classifiés la déclassification de documents dont ils souhaitent avoir communication. Celui-ci est alors seul juge de répondre ou non à cette demande.

La séparation de l’autorité judiciaire et des autres pouvoirs impliquait par ailleurs de respecter le secret de l’instruction. L’article 11 du code de procédure pénale dispose ainsi :

« Sauf dans le cas où la loi en dispose autrement et sans préjudice des droits de la défense, la procédure au cours de l’enquête et de l’instruction est secrète.

« Toute personne qui concourt à cette procédure est tenue au secret professionnel dans les conditions et sous les peines des articles 226-13 et 226-14 du code pénal. »

Les parlementaires ne concourant naturellement pas à la procédure, à l’inverse, par exemple, des parties civiles, le secret de l’instruction représentait une autre limite, qu’il n’était pas question de franchir.

Entre le secret de l’instruction et celui de la défense, le chemin laissé à la mission d’information pouvait donc sembler étroit.

Pour mener à bien ses investigations, la mission d’information s’est appuyée principalement sur les auditions qu’elle a effectuées (cf. liste complète en annexe). Ne bénéficiant pas du droit de citation directe d’une commission d’enquête, elle n’a pu qu’adresser des invitations aux personnes qu’elle souhaitait entendre. Elle n’a essuyé qu’un seul véritable refus, celui de Ziad Takieddine qui a déclaré à cette occasion « n’avoir rien à voir avec cette affaire », ce qui est paradoxal puisque son nom avait été évoqué par la plupart des protagonistes du contrat. Votre rapporteur regrette par ailleurs que la mission n’ait souhaité entendre M. Dominique de Villepin et le général Philippe Rondot, contrairement à ses vœux. Votre rapporteur considère que ces auditions se justifiaient pleinement.

D’autres personnalités n’ont pu être entendues, principalement pour des raisons de calendrier. C’est le cas de MM. Yannick Gérard et Gilles Bonnaud, respectivement ambassadeur de France au Pakistan et consul général à Karachi au moment de l’attentat, qui n’ont reçu l’aval du Quai d’Orsay que très tardivement, alors que les demandes avaient été formulées par la mission dès sa création. Les auditions ont été d’un intérêt inégal, certains interlocuteurs ayant des problèmes de mémoire, ce qui peut s’expliquer, pour certains d’entre eux, par l’ancienneté ou la précision des faits sur lesquels ils étaient interrogés. Cela a pu sembler moins explicable dans d’autres cas.

Outre les auditions, les membres de la mission d’information souhaitaient bénéficier de la coopération des différents ministères afin de se faire communiquer un certain nombre de documents, conformément à l’usage des missions d’information. Les membres de la mission d’information sur le Rwanda, par exemple, avaient ainsi demandé, et obtenu, la déclassification, de la part des ministères et des affaires étrangères et de la défense, de nombreux documents, publiés en annexe de leur rapport (30). La coopération du Gouvernement n’a en revanche pas répondu aux attentes des membres de la présente mission d’information puisqu’aucun document de première main ne leur a été communiqué.

C. LES DIFFICULTÉS RENCONTRÉES PAR LA MISSION PENDANT SES TRAVAUX

L’attitude du Gouvernement à son égard et le contexte judiciaire n’ont pas facilité la tâche de la mission d’information.

Le 8 octobre 2009, au lendemain de sa création, elle a adressé deux courriers aux ministres de la défense et des affaires étrangères leur demandant de lui communiquer, afin qu’ils puissent être entendus par elle, une liste des personnels de leurs administrations s’étant occupés de la négociation et de l’exécution du contrat ainsi que tous les documents, notes et télégrammes diplomatiques traitant du contrat. Il s’agissait pour la mission d’information de disposer d’un certain nombre d’éléments de contexte lui permettant de préparer son programme d’auditions, d’une part, et de recourir à l’expertise des administrations concernées sur ces sujets, d’autre part.

Le 9 octobre 2009 est paru au journal officiel l’avis favorable de la Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN), rendu le 24 septembre, sur la déclassification de quarante documents soumis à son examen par le ministère de la défense. Le 1er juillet 2009, MM. Yves Jannier et Marc Trevidic, juges chargés de l’information judiciaire, avaient en effet saisi le ministre de la défense d’une demande de communication de documents. En application de l’article L. 2312-1 du code de la défense, le ministre est tenu de solliciter l’avis de la CCSDN pour déclassifier des documents demandés par un juge.

Concrètement, le ministre transmet à la CCSDN les documents qu’il estime répondre aux sollicitations du juge et celle-ci vérifie l’adéquation entre les documents transmis par le ministre et la demande formulée par le juge. Elle peut, le cas échéant, faire part au ministre du caractère incomplet des documents transmis. Dans le cas présent, la CCSDN a émis un avis favorable à la déclassification de quarante documents soumis à son examen par le ministère de la défense. L’avis indique que ces documents émanent plus précisément de la DGSE, sans que la nature ou le contenu de ces documents ne soient naturellement dévoilés (31).

Entendu par la mission en même temps que les familles des victimes, Me Morice, leur avocat, jugeait cette transmission incomplète : « Dans notre affaire, les documents demandés l’ont été de manière très explicite par les deux magistrats instructeurs, sur trois pages et la demande évoque explicitement l’existence de commissions et de rétrocommissions. La CCSDN a répondu qu’elle avait statué sur les demandes exprimées et qu’elle avait donné satisfaction aux magistrats en déclassifiant des documents. Cela nous étonne. Alors que les magistrats insistent, alors que l’existence de commissions, voire de rétrocommissions, est avérée en raison de la demande faite par M. Jacques Chirac, ancien Président de la République à son ministre de la défense Charles Millon d’y mettre fin, alors que tous ces points figurent au dossier, comment se fait-il que le ministère de la défense n’ait communiqué aucun document sur la nature du contrat ? »

La Commission consultative du secret de la défense nationale

De même que les parlementaires, les magistrats ne sont pas « qualifiés » pour accéder à des informations ayant le caractère de secret de la défense nationale.

Aussi, afin de concilier le principe à valeur constitutionnelle de recherche des auteurs dinfractions pénales avec celui de sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation, la loi a encadré les modalités daccès des magistrats aux documents classifiés.

La loi n° 98-568 du 8 juillet 1998 répond à cette préoccupation, en créant la Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN).

Autorité administrative indépendante, la CCSDN fournit aux autorités responsables de la classification un avis sur les demandes de déclassification formulées par une juridiction.

La CCSDN est composée de cinq membres : un magistrat de la Cour des comptes (M. Jacques Belle, président), un membre du conseil d’État (M. Hubert Blanc), un magistrat de la Cour de Cassation (M. Henri-Claude Le Gall), un député (M. Jean-Michel Boucheron) et un sénateur (M. Josselin de Rohan).

La CCSDN est saisie par le ministre ayant procédé à la classification des documents dont la communication lui est demandée par une juridiction. Sollicité par une juridiction, le ministre a ainsi obligation de consulter la CCSDN avant de rendre un avis sur la déclassification des documents. Tant quaucune juridiction ne la saisi dune requête, le ministre qui a procédé à la classification peut également mettre fin à cette dernière.

Il convient de souligner qu’il s’agissait, jusqu’au début du mois de mai 2010, de la première fois que la justice sollicitait la transmission de documents classifiés auprès du ministère de la défense dans le cadre de cette instruction judiciaire, ouverte il y a près de huit ans. Quatre comptes rendus de réunions interministérielles tenues à Matignon, le 2 juillet 1993, le 30 juin, le 6 juillet et le 2 septembre avaient par ailleurs fait l’objet d’une déclassification de la part du Premier ministre, en juin 2002, dans le cadre de l’instruction conduite à la cour des comptes à propos de l’exécution de ce contrat (32).

Le 22 octobre 2009, votre rapporteur a interrogé le Premier ministre, lors des questions au Gouvernement, sur trois points : l’existence d’un système de commissions adossé au contrat de vente des sous-marins, les modalités de versement de ces commissions et l’existence de sociétés off shore permettant de procéder à ces versements (33). Le ministre de la justice, Michèle Alliot-Marie, a répondu qu’elle souhaitait que la transparence règne sur ce dossier, que toute la lumière soit faite et qu’il appartenait aux juges d’instruction d’apprécier les suites à donner aux éléments qu’ils auraient recueillis. Elle a également précisé que le ministre de la défense avait déclassifié « l’ensemble des documents qui lui avaient été demandés par les magistrats ».

Le président et le rapporteur ont rencontré le ministre de la défense, le 27 octobre 2009. Cet entretien avait pour objet de définir les contours de la collaboration qu’attendait la mission d’information de la part du ministère et de réaffirmer sa volonté de ne pas empiéter sur l’instruction judiciaire en cours. À cette occasion, le ministre a déclaré vouloir la transparence sur cette affaire et affirmé que « tout document compatible avec le secret de l’instruction serait remis à la mission d’information ».

Le 16 décembre 2009, on apprenait que six familles de victimes de l’attentat avaient déposé plainte pour corruption contre le club politique créé en 1995 par M. Édouard Balladur, dénonçant un « financement politique illicite » à l’origine de l’attentat. Les familles considéraient en effet qu’elles avaient été « trompées par l’État français et par plusieurs dirigeants politiques français et pakistanais de premier plan, que leurs proches avaient été exposés et tués à la suite d’une sordide affaire de financement politique illicite ». L’avocat des plaignants, Me Olivier Morice, avait estimé que « les plus hauts responsables de l’État français savaient que l’on était en présence d’une affaire d’État considérable » (34).

N’ayant reçu aucun document de la part du Gouvernement, à l’exception d’une courte note de synthèse du ministère de la défense retraçant la chronologie des faits (35), la mission d’information a adressé deux nouveaux courriers au ministre de la défense, les 1er et 22 décembre 2009, trois au ministre des affaires étrangères et européennes, les 3 novembre, 1er et 22 décembre 2009, ainsi qu’un au ministre de l’économie, de l’industrie et de l’emploi, le 1er décembre 2009 et au ministre du budget, le 22 décembre 2009 (cf. annexes). Tous ces courriers réitéraient les demandes initiales de transmission de documents, en en précisant, à la lumière des auditions déjà effectuées, certains aspects. Outre les comptes rendus de réunions interministérielles de 1993 et 1994 déjà déclassifiés, et le contrat, la mission demandait ainsi la communication de deux rapports sur l’exécution financière du contrat établis en 1998 par le contrôleur général des armées Jean-Louis Porchier et l’inspecteur général des finances Gilles Seigle, rapports qui ont conduit la cour de discipline budgétaire et financière à être saisie de l’équilibre financier du contrat l’année suivante. Elle demandait également la transmission de l’audit sur la sécurité à Karachi réalisé, à la demande de la direction de la DCN, par le GIGN à l’automne 2002. Sachant qu’aucun de ces documents n’avait été transmis au juge d’instruction, celui-ci ayant reçu des documents émanant tous de la DGSE, les membres de la mission d’information ne voyaient pas d’obstacle juridique, excepté leur éventuelle classification, à ce que les ministres satisfassent leurs requêtes (36).

Le 15 janvier 2010, le ministre de la défense répondait aux membres de la mission que ces demandes posaient « de manière croissante la question de possibles interférences avec l’instruction en cours sur l’attentat de Karachi, a fortiori à la suite de la nouvelle plainte déposée dans ce dossier ». Aussi, afin de « clarifier les contours de la coopération » qu’il pourrait apporter, le ministre demandait au garde des Sceaux, ministre de la justice, une « analyse juridique ».

Le 22 janvier 2010, l’avocat des familles, Me Olivier Morice, faisait savoir que le ministère de la défense avait communiqué, de sa propre initiative, de nouveaux documents classifiés à la CCSDN. Il accusait ainsi le ministère de la défense d’avoir « caché » l’existence de documents classifiés alors que les autorités françaises assuraient que tout avait été transmis à la justice, comme le ministre de la justice l’avait déclaré.

La mission d’information s’est renseignée sur la nature des documents qui avaient été transmis à la CCSDN : il s’agissait des deux rapports de MM. Porchier et Seigle, ainsi que de l’audit sur la sécurité à Karachi réalisé par le GIGN à l’automne 2002, trois documents qui avaient été explicitement demandés par elle dans ses courriers des 1er et 22 décembre 2009, et qui n’avaient pas été demandés par les juges chargés de l’instruction.

Il y a plusieurs façons d’interpréter cette décision du ministre de la défense. La première est de considérer qu’il a jugé la première transmission à la CCSDN, en octobre, incomplète (alors même que le ministre de la justice avait déclaré que tous les documents demandés avaient été transmis aux juges), et que ces trois documents pouvaient entrer dans le cadre de la requête en déclassification et communication effectuée par les juges Trevidic et Jannier en juillet 2009. La deuxième verrait dans cette communication la volonté délibérée de transmettre ces documents à la justice afin de les soustraire à la mission d’information. Une fois transmis aux juges, ces documents étaient en effet couverts par le secret de l’instruction et, par conséquent, non communicables aux parlementaires.

Si votre rapporteur comprend parfaitement le désir de l’exécutif de faire en sorte que la justice puisse effectuer son travail dans les meilleures conditions, il regrette que le ministre de la défense n’ait pas choisi une attitude plus coopérative à l’égard de la mission d’information, en lui communiquant en priorité ces documents, avant qu’ils ne soient, le cas échéant, explicitement demandés par le juge. Votre rapporteur juge donc, qu’en agissant de la sorte, le Gouvernement a délibérément entravé le travail de la mission d’information.

La CCSDN a émis un avis favorable à la déclassification partielle de l’audit sur la sécurité à Karachi, réalisé par le GIGN, considérant que ce document entrait dans le champ de la demande des juges, adressée au ministre le 1er juillet 2009 (37), mais a en revanche considéré que les deux rapports Porchier et Seigle n’entraient pas dans son champ. Jusqu’au 5 mai, les juges en charge de l’instruction n’ayant pas adressé de nouvelles demandes en déclassification au ministre de la défense, les deux rapports Porchier et Seigle n’avaient été transmis ni au Parlement, ni à la justice. Depuis, ceux-ci ont adressé une nouvelle demande au ministre de la défense, qui semble inclure ces documents (38).

Il semble que les ministres sollicités ont dû se plier à la décision prise au niveau interministériel de ne communiquer à la mission « aucun document susceptible d’intéresser le juge » selon les propos du ministre de la défense lui-même. Par cette attitude, le Gouvernement a bloqué par avance toute transmission à la mission d’information, ajoutant aux documents déjà demandés par le juge, tous les autres documents ayant trait à cette affaire. Il s’est, en quelque sorte, substitué au juge lui-même dans l’interprétation des documents susceptibles de l’intéresser. Il est important de souligner que l’existence des trois documents n’était pas confidentielle, puisque la mission d’information en a eu connaissance, et que si le juge les avait voulus, il les aurait explicitement demandés lors de sa première requête, ce qu’il n’a pas fait.

Cette attitude a eu pour conséquence d’interdire toute communication de documents de première main à la mission d’information. Elle a été confirmée par les courriers reçus par la mission d’information.

Le 26 mars 2010, le président et le rapporteur de la mission recevaient ainsi la réponse du ministre de l’économie au courrier qui lui avait été adressé le 1er décembre. Elle fait part de son refus de lui communiquer le contrat ou d’autoriser la mission à entendre les fonctionnaires ayant eu à travailler sur ce contrat car cette demande « empiète, par son objet même, sur le champ de l’information judiciaire ». Les auditions de ces fonctionnaires encourraient ainsi le grief de la « violation du principe de la séparation des pouvoirs ».

Le courrier daté du 29 mars 2010 du directeur de cabinet du ministre des affaires étrangères et européennes, Philippe Errera, reprend les mêmes arguments : les demandes de la mission encourent le grief de la violation du principe de la séparation des pouvoirs. Aussi, il n’est pas répondu favorablement à la demande de communication d’une liste de fonctionnaires qui auraient eu à travailler sur ce contrat, de transmission de notes, télégrammes diplomatiques, « bleus » et autres comptes rendus officiels, ainsi que du contrat. Le courrier ajoute un argument plus surprenant : une mission d’information porte « uniquement sur les conditions d’application d’une législation ». Outre la lecture erronée qui est faite de l’article 145 du Règlement de l’Assemblée nationale (un « uniquement » se substituant à « notamment »), votre rapporteur s’étonne que le Gouvernement donne aux parlementaires son interprétation des conditions de création ou du champ d’investigation d’une mission d’information parlementaire.

Cette réaction traduit en fait parfaitement l’interprétation faite par le Gouvernement de la création de la mission d’information : celle-ci aurait été créée à défaut de créer une commission d’enquête en raison des poursuites judiciaires – ce qui, nous l’avons souligné, est faux puisqu’une commission d’enquête aurait très bien pu être créée par l’Assemblée nationale. Or une mission d’information ne pouvant disposer de plus de pouvoirs qu’une commission d’enquête, le Gouvernement se refuse à lui transmettre tout document susceptible de l’intéresser. C’est donc bien la légitimité même de la mission d’information qui était ainsi remise en cause.

Enfin, le 13 avril, le président et le rapporteur ont été reçus par le ministre de la défense, Hervé Morin. Celui-ci leur a confirmé la décision, prise au niveau interministériel, de ne communiquer à la mission aucun document « susceptible d’intéresser le juge ». Cette décision faisait suite à l’analyse juridique faite par le ministère de la justice, analyse qui n’a pas été transmise à la mission d’information.

En conclusion, à la fin de ses travaux, la mission d’information avait reçu quatre notes du ministère de la défense (une note de synthèse sur l’attentat et ses suites, une note relative à l’indemnisation des victimes, une note sur l’engagement des forces françaises en Afghanistan et une note sur le contexte de l’attentat, cf. annexes) ainsi qu’une liste des attachés de défense en poste au Pakistan, trois notes du ministère de l’économie, de l’industrie et de l’emploi (une note sur la garantie Coface, une note sur l’évolution de la législation relative à la lutte contre la corruption, une note sur les commissions, cf. annexes) et une liste du personnel et quelques articles de presse du ministère des affaires étrangères et européennes (cf. annexes).

DEUXIÈME PARTIE : LA VENTE DE SOUS-MARINS AGOSTA AU PAKISTAN, UN CONTRAT DE NATURE POLITIQUE

I. —  UN INTÉRÊT STRATÉGIQUE, INDUSTRIEL ET SOCIAL

A. UN ENJEU STRATÉGIQUE

1. Une zone Asie-Pacifique en pleine mutation

Le début de la décennie 1990, marqué par l’effondrement de l’empire soviétique et la guerre du Golfe, voit les industries de l’armement assister à « un renversement des tendances dans la répartition géographique de leur clientèle à l’exportation »(39). Alors que le Proche et le Moyen-Orient représentaient à la fin des années quatre-vingt entre les deux tiers et les trois quarts des prises de commandes à l’exportation dans le monde, la zone Asie-Pacifique venait en tête en 1992.

Ce déplacement des contrats d’une région à l’autre pouvait s’expliquer par la saturation des marchés militaires au Moyen-Orient et par les besoins d’équipements civils grandissants dans les États de cette région. La zone Asie-Pacifique était à l’inverse en pleine expansion, car tirée par des pays comme Taïwan, le Pakistan, la Corée du Sud mais aussi la Chine, l’Inde, la Malaisie ou les Philippines, et représentait plus du tiers des exportations mondiales. À la différence d’autres régions du monde, les économies locales d’Asie-Pacifique laissaient prévoir des taux de croissance de 5 à 6 % par an et, dans le domaine de la défense, des budgets en hausse de 10 à 12 %. Le Livre blanc sur la défense de 1994 précisait que « le taux de croissance élevé de l’Asie développée pourrait lui faire atteindre en l’an 2000 un quart de la production industrielle mondiale » (40).

Ces budgets militaires en hausse contrastaient avec les baisses constatées à la fois en Europe, aux États-Unis, en Russie et dans ses anciens satellites. Ces budgets étaient destinés à financer essentiellement un armement importé pour répondre à des défis extérieurs. On n’assiste néanmoins pas, selon les analystes, à une « course aux armements » mais à un simple « effort d’armement » car, les couples Chine-Taiwan et Corée du Nord-Corée du Sud mis à part, « les achats ne viennent pas en réaction à ceux d’un adversaire ». (41)

« Les motifs poussant à intensifier les importations sont puissants, complexes et variés » poursuit l’article du Monde diplomatique. La volonté des militaires de moderniser leurs équipements et la croissance économique rapide, qui permet d’augmenter le niveau des dépenses militaires sans en augmenter le pourcentage dans le produit national sont ainsi mises en avant, mais également la corruption « qui joue souvent un rôle plus grand que les éventuels besoins de la défense ».

Dans ce contexte, « la poursuite d’une politique d’exportation est nécessaire, dans le respect d’une politique de maîtrise des flux d’armement » indiquait le Livre blanc de 1994 (42).

2. Des liens anciens entre les deux marines

Dans cette zone en pleine mutation, pourquoi la France s’intéressait-elle plus particulièrement au Pakistan ?

« Le Pakistan était généralement tranquille jusqu’à la fin des années quatre-vingt. Les choses ont commencé à se dégrader à partir du début des années quatre-vingt-dix pour toute une série de raisons : incidents frontaliers avec l’Inde, difficultés avec la Russie, qui venait de se retirer d’Afghanistan, la politique américaine et, d’une façon générale, le mépris dans lequel on tenait le Pakistan. » a expliqué aux membres de la mission Jean-Pierre Masset, ambassadeur de France au Pakistan de 1989 à 1993.

À la suite d’incidents graves dans la région du Cachemire, la France prêtait un grand intérêt au rôle géostratégique joué par le Pakistan. Lors de sa visite officielle en septembre 1994, au cours de laquelle le contrat fut signé, le ministre de la défense, François Léotard, avait rappelé l’attachement de Paris à l’équilibre de cette région (43). Le ministre, toujours selon la presse, n’était vraisemblablement pas insensible « au rôle croissant joué par Islamabad sur la scène internationale » : les casques bleus pakistanais étaient alors plus nombreux que leurs homologues français (44). Interrogé par la mission, M. Léotard a précisé que l’action du ministère de la défense s’inscrivait dans le cadre du contexte diplomatique d’ensemble du pays.

Pourquoi des sous-marins ? Pierre Lafrance, ambassadeur de 1993 à 1997, semble avoir l’explication : « Le Pakistan était aux prises avec l’Inde, notamment sur le Cachemire, et avait besoin de se défendre. Karachi était le seul port en eau profonde à l’époque. Un mouillage de mines aurait bloqué tout son trafic commercial. Le Pakistan avait besoin de sous-marins pouvant passer d’éventuels barrages de la marine indienne. »

Les marines française et pakistanaise avaient en outre une longue tradition de coopération. Avec deux sous-marins classiques Agosta, datant de la fin des années soixante-dix et arrivant en fin de vie et quatre sous-marins Daphné datant de la fin des années soixante, le Pakistan disposait déjà d’une flottille sous-marine entièrement française. La coopération navale entre les deux pays était également marquée par la conclusion, peu de temps avant, d’un contrat de vente de trois chasseurs de mine de classe Sagittaire.

Pour résumer l’état des relations entre les deux marines, Henri Guittet, ancien directeur général délégué de la SOFMA, a dit aux membres de la mission que « la sous-marinadepakistanaise était assez francophile et, certains marins, francophones ».

Les principaux contrats conclus entre la France et le Pakistan (1966-1994)

– 1966 : quatre sous-marins Daphné ;

– 1976 : douze hélicoptères Puma SA 330 et onze missiles Crotale 2000 ;

– 1979 : deux sous-marins Agosta 70 ;

– 1992 : trois chasseurs de mines Sagittaire ;

– 1994 : trois sous-marins Agosta 90 B.

B. UN DÉFI INDUSTRIEL ET SOCIAL

Comme cela fut expliqué dans le Livre blanc de la défense de 1994, l’effort de défense en matière d’équipement suit l’évolution du produit intérieur brut (PIB), car il exige un effort de long terme, soutenu et constant : « Sur trente ans, l’effort de défense a strictement épousé l’évolution économique du pays mesuré par la progression du produit intérieur brut » (45). Or le début de la décennie 1990 voit un fort ralentissement de la progression du PIB (1 % en 1991, 1,4 % en 1992 après 2,6 % en 1990 et 4,2 % en 1989) et une récession en 1993 (- 0,9 %, la première depuis 1975 (46)).

Ce ralentissement eut pour conséquence, dès avant l’examen de la loi de programmation militaire pour 1992-1994, la diminution des programmes d’équipement de la marine de deux sous-marins nucléaires lanceurs d’engin de nouvelle génération et de deux sous-marins nucléaires d’attaque. Le directeur de la DCN, Jacques Grossi, estimait, en 1992, que ces décisions du ministère de la défense entraîneraient une perte budgétaire de 15 % pour les arsenaux (47). Aussi, même si le simple entretien de la flotte représentait 40 % de l’activité des arsenaux et que la DCN avait un plan de charge assuré à 65 % d’ici 2005, l’objectif affiché par la direction était de faire passer de 5 à 15 % la part des ventes à l’étranger. Au début de cette décennie, trois contrats étaient particulièrements importants pour les constructions navales : la vente de frégates de type La Fayette à Taïwan en 1991, le contrat Sawari II – trois frégates La Fayette armées pour l’Arabie saoudite – et les trois sous-marins Agosta pour le Pakistan.

Les principaux contrats conclus par la DCN (1991-1995)

– 1991 : contrat Bravo B : six frégates La Fayette pour Taïwan, 16 milliards de francs ;

– 1994 : trois sous-marins Agosta pour le Pakistan, 5,2 milliards de francs ;

– 1994 : contrat Sawari II : trois frégates La Fayette pour l’Arabie saoudite, 19 milliards de francs ;

– 1994 : huit patrouilleurs rapides pour le Koweït, 2,5 milliards de francs.

La signature du contrat avec le Pakistan, en septembre 1994, fut donc accueillie avec une grande satisfaction par la direction de l’arsenal de Cherbourg, si l’on en croit la presse. Outre qu’il s’agissait du premier contrat à l’exportation conclu à Cherbourg, l’arsenal était directement touché par la réduction du programme français de sous-marins (deux millions d’heures de travail par an, selon Le Monde (48)) et ce contrat devait permettre, selon sa direction, de lui apporter un peu plus de 500 000 heures pendant quatre ans, la charge qui lui manquait pour maintenir ses capacités.

Délégué général pour l’armement à partir de 1993, Henri Conze a confirmé cette situation à la mission : « Le problème principal en 1993 était la situation de l’arsenal de Cherbourg, qui employait à l’époque près de 6.000 personnes et subissait une réduction par deux du programme de sous-marins nucléaires. Il y avait ainsi un sureffectif considérable et le contrat pakistanais devait aider à résoudre ce problème. […] Ce contrat a donc permis de réduire ce que la surcapacité de Cherbourg aurait coûté au contribuable. ».

Les propos du ministre de la défense, François Léotard, ne sont pas différents : « Je tenais au contrat avec le Pakistan pour des raisons d’emploi. ». Il a également expliqué : « Je considérais qu’une partie de mes fonctions était de soutenir les industries d’armement.  » Il ajouta enfin : « Nous avions besoin de contrats à l’étranger que des syndicats, comme la CGT, appelaient de leurs vœux. ».

Les représentants CGT de DCNS n’ont pas le même souvenir et ne partageaient pas, en 1994, ce constat. Entendus par la mission d’information, ils ont affirmé que la direction de l’époque leur présentait plutôt ce contrat comme une « entrée dans le monde de l’exportation », ce avec quoi ils étaient en opposition totale. Le Livre blanc de 1994 présentait cette région du monde comme étant potentiellement la plus dangereuse, et il était donc important, aux yeux des dirigeants, de pénétrer ce marché ont-ils précisé. Laurent Herbert a par ailleurs ajouté disposer de peu d’éléments sur la charge de travail que représentait ce contrat et souligné que le chiffre d’affaires des contrats à l’exportation était plus important que la charge de travail réelle sur place. Sur ce contrat, il estimait à 150-200, le nombre de personnes réellement mobilisées sur la durée du contrat mais avouait manquer d’éléments, la direction communiquant peu sur le sujet.

II. —  UNE NÉGOCIATION AUX INTERVENANTS NOMBREUX

La négociation de contrats de cette importance est un processus long, étalé sur plusieurs années, qui fait intervenir de nombreux acteurs. Prospection commerciale, création d’un environnement favorable sur place, négociations techniques et financières, discussions politiques : ces contrats appuyés par une volonté politique forte, ressemblent à de véritables « puzzles », selon le mot d’un interlocuteur de la mission.

Trois niveaux de discussion pourraient être distingués, même si ces trois niveaux se déroulent simultanément et sont fortement imbriqués : un niveau commercial, technique et financier, conduit par la DCN et ses partenaires, un niveau politique et, enfin, un niveau plus discret, celui de la création d’un environnement favorable au contrat au Pakistan, par le versement de commissions financières aux autorités décisionnaires, commissions appelées pudiquement « frais commerciaux exceptionnels ».

A. UN DISPOSITIF DE NÉGOCIATION COMPLEXE

1. Une administration qui exporte

a) La DCN et ses sociétés partenaires

Depuis ses origines jusqu’au milieu des années soixante-dix, la construction navale militaire a été organisée en une structure unique, qui assumait l’ensemble des responsabilités « étatiques » et « industrielles ».

La conduite d’un programme naval militaire implique en effet la mise en œuvre de deux catégories différentes de responsabilités :

– les premières, dites « étatiques », incluent la spécification opérationnelle et technique des bâtiments à réaliser, l’évaluation et la mise en place du budget nécessaire, le choix de l’industriel réalisateur et son paiement ;

– les secondes, dites « industrielles », incluent toutes les tâches qui contribuent à la réalisation proprement dite.

Après la seconde guerre mondiale, la direction des constructions navales (DCN) a pendant longtemps exercé simultanément, d’abord au sein du secrétariat d’État aux forces armées-marine, puis, à partir de 1961, de la délégation ministérielle pour l’armement (DMA), les responsabilités étatiques, en liaison avec l’état-major de la marine, et les responsabilités industrielles.

Au début des années quatre-vingt-dix, la DCN est donc une direction qui relève de la délégation générale pour l’armement (DGA, qui a succédé en 1977 à la DMA) du ministère de la défense.

L’évolution des statuts de la direction des constructions navales

Les premiers arsenaux ont été créés par le Cardinal de Richelieu en 1631. Les sites se développèrent dans les siècles qui suivirent : après Brest et Toulon, Ruelle fut créé en 1751, Nantes-Indret en 1771, Lorient en 1778, Cherbourg en 1813 puis Saint-Tropez en 1937.

Direction de la délégation générale pour l’armement, la DCN connut de grandes évolutions au cours des quinze dernières années :

– séparation des activités de nature industrielle et de nature étatique en 1995 ;

– séparation en 1997 de deux entités, l’une chargée de la conduite et de la réalisation des activités de construction navale, le service des programmes navals (SPN), l’autre chargée des seules activités industrielles, DCN ;

– transformation de DCN en service à compétence nationale (SCN) en 2000, détaché de la délégation générale pour l’armement et placé sous l’autorité directe du ministre de la défense ;

– création en août 2002 d’une filiale commune avec Thalès, Armaris, afin de mettre en commun les moyens de maîtrise d’œuvre et de commercialisation, à l’exportation et sur les programmes en coopération ;

– passage de service à compétence nationale à entreprise nationale, détenue à 100 % par l’État le 1er juin 2003, conformément à l’article 78 de la loi de finances rectificative pour 2001 du 28 décembre 2001 ;

– la loi n° 2004-1487 du 30 décembre 2004 autorise la DCN à ouvrir son capital et créer des filiales ;

– création de DCNS le 29 mars 2007 par le regroupement de la DCN, des activités navales de Thalès, d’Armaris et de MOPA2 ;

– la loi n° 2009-928 du 29 juillet 2009 relative à la programmation militaire pour les années 2009 à 2014 autorise DCNS à mettre à disposition des ouvriers de l’État, sur la base du volontariat, dans des filiales dont elle détient plus d’un tiers d’un capital.

Pour l’exportation des productions de la DCN, un certain nombre de structures ont été progressivement créées à son profit, mais sans lien juridique direct avec elle.

La société Sofrantem (49), destinée à prendre en compte les aspects financiers des contrats à l’exportation de la DCN, fut créée dès 1970, entre la Société générale, la BNP, le Crédit lyonnais et la BDCE. « Tous les paiements du client passaient par la Sofrantem, qui les redistribuait ensuite : la partie industrielle pour la DCN et les commissions à DCN-International » a indiqué à la mission Gérard-Philippe Menayas, ancien directeur financier et administratif de DCN-International (DCN-I).

En 1991, fut créée une société à capitaux publics DCN-International, destinée à assurer au profit de la DCN les activités de promotion et de suivi des contrats signés à l’exportation. Son premier président, Dominique Castellan, a expliqué à la mission : « DCN-I devait assurer la commercialisation des produits de la DCN à l’export. Avant, cette commercialisation passait par la SOFMA et la SOFRESA (50). Comme elles travaillaient pour plusieurs industriels, il y avait des risques de conflit d’intérêt. Avec la création de DCN-I, ce risque était éliminé. DCN-I ne s’occupait que de la DCN. L’objectif était de remporter annuellement 3 milliards de francs en contrats. »

DCN-I avait d’autres missions : « Elle était également un opérateur économique très important dans l’exécution du contrat. L’acteur industriel, un arsenal, était soumis au code des marchés publics, ce qui était très contraignant. DCN-I est ainsi devenu acheteur pour la DCN. Cela constituait une irrégularité majeure car cela contrevenait à la réglementation applicable aux arsenaux de la Marine, qui sont des administrations. À l’époque, tous les achats supérieurs à 5 millions de francs étaient confiés à DCN-I. C’était donc un acteur majeur, sans qui le projet n’était pas réalisable, mais qui conduisait aussi à commettre de nombreuses irrégularités. » a indiqué le contrôleur général des armées Jean-Louis Porchier, chargé d’un rapport de contrôle sur ce contrat, en 1998.

Alain Yvetot, qui fit partie de l’équipe projet Agosta de 1997 à 2003 à la DCN, précise : « À l’époque […], il y avait la notion de contrat réfléchi, c’est-à-dire que DCN-I était signatrice du contrat de vente, mais elle ne disposait d’aucune capacité industrielle pour le fabriquer. Le contrat était donc réfléchi – renvoyé – vers l’industriel DCN. Le directeur de contrat était de DCN-I. Il a fallu attendre le changement de statut de DCN, l’absorption de DCN-I par la DCN pour que les directeurs de contrat émanent de la DCN. À l’époque du contrat Agosta, la direction du projet relevait traditionnellement de la DCN, administration centrale. DCN-I était en charge des aspects commerciaux du contrat. Dans mon travail, je contractai avec DCN-I, qui achetait de grandes quantités de matériels comme l’acier des coques ou les auxiliaires des trois sous-marins. Les achats ont dépassé le milliard de francs. » Jean-Marie Poimbœuf, ancien directeur de la DCN, concède : « Le schéma contractuel était relativement complexe. ».

Enfin, en 1994, fut mise en place, à partir du département logistique de la société NAVFCO, la société DCN-Log, filiale à 100 % de DCN–I. Société de droit privé, elle « avait plus facilement la faculté de contracter » a expliqué Alain Yvetot, ce qui fut très utile pour le quotidien de l’exécution du contrat au Pakistan.

b) La conduite des négociations

La négociation du contrat a été menée sous la responsabilité de DCN-I, avec le soutien des équipes techniques de la DCN. Cet aspect-là des négociations était supervisé par Guy Kurkjian, directeur commercial de DCN-International.

Guy Kurkjian raconte : « J’ai été mobilisé par mon président, M. Castellan, dès 1992, pour essayer de remporter ce contrat. Je suis allé au Pakistan régulièrement à partir de la fin de l’année 1993. » Après des contacts préliminaires en 1992, la négociation s’est principalement déroulée en 1994. M. Kurkjian détaille : « Comme toute négociation d’un contrat majeur, nous présentons une offre au client afin de nous faire sélectionner pour les négociations finales. Nous étions alors en concurrence avec la Suède. Une fois sélectionné, on entre dans le détail du dossier technique, du volet transfert de technologie et du volet financement. Cette partie requiert des compétences pluridisciplinaires. Si nous n’étions que trois ou quatre au début, nous étions trente ou quarante par la suite, en comptant les sociétés partenaires et les banques. »

Si l’on en croit la presse de l’époque, la France s’est heurtée à deux sérieux concurrents : la Suède qui proposait des sous-marins « à des conditions très avantageuses » (51), ce que confirma à la mission Pierre Lafrance, ambassadeur au Pakistan à l’époque et, en fin de cycle, la Grande-Bretagne, qui proposait du matériel d’occasion à un prix intéressant, mais sans transfert de technologie. La Chine et les Pays-Bas avaient également été candidats (52).

La négociation se déroulait à trois niveaux : un niveau commercial, pris en charge par DCN-I, un dossier technique, traité par la DCN, et un volet financement, du ressort de la Sofrantem. « Les parties prenantes étaient trop nombreuses, il n’y avait pas de véritable chef de la négociation » tranche Gilles Seigle, inspecteur général des finances, chargé d’une mission d’inspection du contrat, en 1998.

Si les intéressés ont tous dit aux membres de la mission que les relations entre les commerciaux, les juristes de DCN-I et les ingénieurs et techniciens de DCN étaient excellentes et que les équipes travaillaient ensemble, ce n’était pas le sentiment de Gilles Seigle : « Très souvent, pendant les négociations, les négociateurs n’avaient pas suivi les préconisations des techniciens, il y avait une réelle déconnexion entre les équipes techniques, les marins et les négociateurs. Aussi, les équipes se sont engagées juridiquement, avec des pénalités financières très importantes en cas de retard, sur des transferts de technologie mal maîtrisés à l’époque ».

L’affaire a finalement été conclue assez rapidement, en septembre 1994, au terme d’une phase intense débutée en mars, et les interlocuteurs de la mission ont tous indiqué que, dans ce type de contrat, un soutien politique était indispensable.

2. Une volonté forte et continue au plus haut niveau de l’État

« Dans ce type de contrat, un soutien politique est indispensable. Le bruit de fond politique de cette période était bon mais les discussions politiques n’ont pas eu d’effet direct sur le calendrier de la négociation : celle-ci était par exemple bien engagée avant l’arrivée de Mme Bhutto au pouvoir [le 20 octobre 1993]. » a expliqué à la mission Guy Kurkjian. Force est de constater que les alternances politiques, tant au Pakistan qu’en France, n’ont pas altéré la volonté des deux États de conclure et que le « bruit de fond » politique était excellent à cette période.

La volonté de conclure ce contrat avec le Pakistan était forte du côté français : « Lorsque j’ai pris mon poste, j’ai reçu instruction, de l’Élysée de mémoire, de développer les échanges commerciaux franco-pakistanais et de porter une attention particulière au contrat sur les sous-marins Agosta. Visiblement, il tenait à cœur à nos plus hautes autorités. » a ainsi indiqué aux membres de la mission Pierre Lafrance, ambassadeur de France au Pakistan de juin 1993 à 1997.

Patricia Laplaud, fonctionnaire de la direction du budget, a confirmé l’engagement du chef de l’État en faveur de ce contrat : « Je sais, par les nombreux télégrammes diplomatiques dont j’ai reçu copie, que le Président de la République s’était beaucoup impliqué. M. Kiejman [ministre délégué aux affaires étrangères entre 1992 et 1993] également. ».

Les discussions sur la vente des sous-marins au Pakistan semblent avoir en fait débuté dès le début de l’année 1992.

L’affaire du moment était alors la vente au Pakistan d’avions Mirage et d’une centrale nucléaire, à la suite d’une visite officielle du Premier ministre Nawaz Sharif à Paris en janvier 1992. À cette même occasion, le Pakistan avait obtenu une promesse d’accord de coopération militaire, trois chasseurs de mines tripartites, deux protocoles pour la construction de deux centrales, une thermique et une hydraulique « sans parler de la promesse de vente de trois sous-marins et de trois systèmes de radar » (53). En visite à Islamabad au mois de mai suivant, le chef d’état-major des armées, l’amiral Jacques Langlade, déclarait que la France et le Pakistan examinaient activement la possibilité de conclure très vite un accord sur la vente d’au moins vingt Mirage 2000 et que les autorités pakistanaises « n’écartaient pas le projet d’acquérir deux ou trois sous-marins d’attaque à propulsion classique de type Agosta, munis de nouveaux systèmes d’armement » (54). Le principe de la vente semble avoir été convenu lors de la visite du ministre de la défense, Pierre Joxe, à Islamabad, le 24 septembre 1992. On parlait alors de la vente de trois Agosta 90 B, pour un montant de 3,5 milliards de francs. La vente de Mirage 2000 a été abandonnée à ce moment-là (55).

L’alternance politique et la cohabitation qui débuta en mars 1993 ne modifia pas cette volonté de conclure.

Le 15 janvier 1994, le ministre français de la défense, François Léotard, a effectué une visite de deux jours au Pakistan afin « d’examiner les différents aspects de la coopération militaire bilatérale en matière de défense », ce qui incluait naturellement la vente des trois sous-marins (56). Interrogé par la mission, M. Léotard s’est souvenu s’être effectivement entretenu à ce sujet avec Mme Bhutto.

Le Président pakistanais, Farouk Leghari, s’est rendu à Paris le 2 juin 1994 et y a rencontré le Président Mitterrand. Le contrat fut signé le 21 septembre 1994 à Islamabad, en présence de François Léotard, et fut suivi, début novembre 1994 d’une visite en France du Premier ministre pakistanais, Benazir Bhutto.

Comme a expliqué Renaud Donnedieu de Vabres aux membres de la mission : « La négociation de contrats de ce type est un véritable puzzle, qui a nécessité par exemple des gestes diplomatiques de la France dans le conflit bosniaque. » Il a conclu : « Les équipes étaient donc très fières d’avoir réussi la conclusion d’un tel contrat. »

3. La mécanique interministérielle

La vente d’armes implique une concertation interministérielle permanente et le respect des procédures prévues par les textes.

Le contrôle des exportations d’armements français est en effet défini par un cadre législatif et réglementaire rigoureux, qui prend en compte les impératifs nationaux de souveraineté et de sécurité ainsi que les engagements internationaux en matière de maîtrise des armements, de désarmement et de non-prolifération. Ce cadre repose sur un principe de prohibition et prévoit un système d’autorisations par étapes.

L’ordonnance n° 2004-1374 du 20 décembre 2004, codifiée dans le code de la défense, fixe comme principe de base que l’exportation de matériels de guerre est prohibée, sauf autorisation. En outre, la production, le commerce et le stockage de matériels de guerre ne peuvent se faire qu’après autorisation de l’État et sous son contrôle. Cette autorisation est délivrée par le ministère de la défense après enquête des services de sécurité.

La liste des matériels de guerre et assimilés est établie par l’arrêté du 20 novembre 1991. Les matériels assimilés comprennent notamment des équipements spécialement conçus ou modifiés pour un usage militaire, des parties, composants, accessoires, et matériels d’environnement spécifiques ainsi que divers équipements, logiciels et documentations.

La Commission interministérielle pour l’étude
des exportations de matériels de guerre

Le régime de contrôle des exportations de matériels de guerre et matériels assimilés est précisé par l’arrêté du 2 octobre 1992. L’autorité de décision est le Premier ministre, sur avis de la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG). Présidée par le secrétaire général de la défense nationale, elle est composée de représentants du ministère des affaires étrangères et européennes, du ministère de la défense et du ministère de l’économie, de l’industrie et de l’emploi.

La CIEEMG exprime ses avis dans le cadre des directives générales approuvées par les autorités politiques. Elle recourt d’une part à des critères généraux et d’autre part à des directives particulières dans le cas de situations spécifiques telles que les embargos, les zones en conflit ou en cas d’entraves aux droits de l’Homme. Les opérations d’exportation de matériels de guerre font l’objet d’un contrôle en deux phases :

– la première concerne la signature du contrat d’exportation : toute opération de négociation, de vente effective, de signature de contrat ou d’acceptation de commande est soumise à l’agrément préalable du Gouvernement français. L’agrément préalable est donné par le secrétaire général de la défense nationale au nom du Premier ministre ;

– l’exportation physique du matériel ne peut ensuite être faite qu’après délivrance par le directeur général des douanes d’une autorisation d’exportation de matériels de guerre (AEMG), après avis conforme du ministère de la défense, du ministère des affaires étrangères et européennes, du ministère de l’économie, de l’industrie et de l’emploi et du secrétaire général de la défense nationale au nom du Premier ministre.

L’octroi d’un agrément préalable autorisant la signature d’un contrat n’oblige pas les autorités françaises à délivrer ultérieurement l’autorisation d’exportation du matériel correspondant.

Source : site Internet du ministère des affaires étrangères et européennes.

La négociation et la signature du contrat de vente des Agosta au Pakistan ont naturellement suivi ce processus d’autorisation. Faute d’avoir pu consulter les comptes rendus des réunions interministérielles qui se sont tenues à ce sujet, la mission d’information n’est pas en mesure d’indiquer précisément à quelle date un accord a été trouvé et l’autorisation délivrée ainsi que les sujets de discussion.

Le jeu institutionnel oppose traditionnellement les ministères des affaires étrangères et de la défense, qui souhaitent vendre, aux ministères de l’économie et du budget, qui sont attentifs à l’équilibre financier du contrat. Renaud Donnedieu de Vabres ne s’en est pas caché auprès des membres de la mission : « Les relations entre le ministère de la défense et le ministère des finances ont été conflictuelles, comme c’est toujours le cas dans ce type de contrat. » Patricia Laplaud, alors à la direction du budget, confirme : « Le Quai d’Orsay et le ministère de la défense voulaient ce contrat, pas le budget. » Elle a par ailleurs précisé avoir fait de nombreuses notes sur ce sujet à ses deux ministres, Edmond Alphandéry, ministre de l’économie et des finances, et Nicolas Sarkozy, ministre du budget et indiqué que les « deux ministres étaient d’accord avec la ligne proposée par l’administration. »

Deux logiques se faisaient ainsi face.

Du côté du ministère de la défense, la préoccupation principale était la situation de l’arsenal de Cherbourg, comme l’a indiqué le délégué général pour l’armement de l’époque, Henri Conze. Le ministre de la défense, François Léotard, a tenu le même discours : « Je tenais au contrat avec le Pakistan pour des raisons d’emplois. Il y avait un large consensus autour de ce contrat entre militaires, dirigeants de la DCN et de la DGA. » « Le contrat était raisonnable et on en avait besoin à ce moment-là » a résumé Henri Conze.

Le point de vue était tout autre à Bercy : « Sur un plan technique, la direction du budget a toujours été opposée au contrat de vente de sous-marins au Pakistan. Nous étions en effet inquiets de la situation financière de ce pays » a expliqué à la mission Mlle Laplaud. Le paiement du contrat comportait ainsi une partie à crédit, assuré par la France, via un pool bancaire sous la conduite de la Sofrantem, le tout garanti par la Coface. Ce crédit a par la suite fait l’objet d’un rééchelonnement par le Club de Paris en 2002, le Pakistan ayant été en faillite en 2001 avant de bénéficier d’une aide du FMI a-t-elle également précisé. La presse de l’époque s’était fait écho de ces préoccupations de Bercy : « La vente semble bloquée par le ministère des finances, dont le feu vert tarderait à venir compte tenu du risque économique que présente ce pays. (57) ». Après la signature, on apprenait aussi que ce contrat s’était conclu «en dépit des résistances du ministère de l’économie et des finances, qui craint que le Pakistan soit un client mauvais payeur. » (58)

Outre le risque financier, le contrat semblait également comporter un important risque industriel : « La DCN de Cherbourg avait cessé depuis longtemps la construction de sous-marins de type Agosta, et le dispositif Messma de propulsion anaérobique, certes d’avant-garde, n’était pas au point. » fit ainsi remarquer à la mission Patricia Laplaud. « Ce contrat comprenait des prises de risque majeures » a confirmé Gilles Seigle, inspecteur général des finances, chargé d’une mission de contrôle de l’exécution du contrat en septembre 1998.

La négociation a été longue et de nombreuses réunions interministérielles se sont tenues à ce sujet. Même s’il n’a pas participé à de « réunions techniques » selon son propre mot, M. Donnedieu de Vabres explique que « tout à fait l’objet de décisions », retranscrites dans les « bleus » de Matignon (que François Léotard a incité la mission d’information à se procurer) et qu’il s’agit d’un dossier « certes complexe, mais pas secret. »

« La plupart des problèmes liés à ce contrat étaient réglés en 1993 » indique Mlle Laplaud. À quel moment ? La mission d’information n’est pas en mesure de le préciser. Henri Conze a indiqué que la négociation était très avancée lorsqu’il est arrivé à la DGA, en mai 1993. On peut également relever qu’une réunion interministérielle s’est tenue le 2 juillet 1993 et qu’un article des Échos faisait état d’un accord entre le ministère des finances et celui de la défense en octobre 1993 pour faire une nouvelle offre « visant à permettre à la DCN de s’aligner sur les prix des Suédois » (59).

De nombreuses autres réunions se sont tenues en 1994 sur différents aspects du contrat. On sait ainsi, grâce à l’arrêt de la cour de discipline budgétaire et financière du 28 octobre 2005 que des réunions interministérielles se sont tenues en juin et juillet 1994 au cours desquelles ont été discutées les conditions de financement à offrir au Pakistan. On apprend également, qu’à cette occasion, « aucune information sur des risques financiers liés à la vente n’a été portée à la connaissance du ministre des finances en réponse aux inquiétudes de ce dernier ». Une réunion s’est enfin tenue le 2 septembre 1994.

L’arbitrage de Matignon a fait pencher la balance en faveur des positions du Quai d’Orsay et du ministère de la défense. Si ses conseillers de l’époque lui ont rappelé, avant qu’il ne soit entendu par la mission, cette divergence « classique » entre les blocs défense/affaires étrangères et finances/budget, Nicolas Bazire, directeur de cabinet du Premier ministre, Édouard Balladur, n’a pas le souvenir d’une négociation particulièrement difficile : « Le mécanisme de prise de décision au sein du Gouvernement est toujours le même : lorsqu’un accord est trouvé facilement entre deux ministères, Matignon « bleuit » la décision ; lorsqu’il y a un problème, l’arbitrage remonte jusqu’au directeur de cabinet et, en cas de conflit important entre deux ministères, l’arbitrage est rendu directement par le Premier ministre. Il se tient environ 3 000 réunions interministérielles par an et, n’ayant aucun souvenir d’une décision sur ce sujet qui soit remonté jusqu’à moi, cela signifie que tout s’était parfaitement bien passé entre les ministères concernés. » Interrogé sur le sujet par la mission, Édouard Balladur, a conclu : « Il est évident qu’on ne peut signer un tel contrat dans le dos du Premier ministre. J’en avais connaissance, je l’ai approuvé car c’était un acte politique dont j’avais mesuré tous les aspects. »

B. LES COMMISSIONS : UN DOUBLE CIRCUIT

L’existence de commissions financières –appelées pudiquement frais commerciaux exceptionnels (FCE) – est une constante dans les grands contrats civils et militaires. Elles ont pour objet de créer un « environnement favorable » à la signature d’un contrat dans le pays acheteur. La frontière qui sépare cette pratique de la corruption est étroite, comme en témoigne la longue liste des affaires survenues aussi bien dans les pays fournisseurs d’armes et de technologies que dans les pays qui en sont les clients.

Comme l’a rappelé M. Michel Ferrier, ancien directeur au Secrétariat général de la défense nationale), devant la mission d’information, « il est des pays où la corruption peut être considérée comme un substitut de la fiscalité. C’est un problème de civilisation. En France, nous avons le budget, issu de la loi de finances, que nous devons respecter ».

1. Le rôle de la SOFMA

Pour la commercialisation de ses produits, la DCN faisait traditionnellement appel à la SOFMA.

Partenaire de longue date de la DCN (la SOFMA avait participé antérieurement, de 1986 à 1992, à la négociation de trois chasseurs de mines avec le Pakistan), la SOFMA était une société d’économie mixte détenue à 34% par l’État, le solde du capital étant réparti entre des industriels de l’armement terrestre et naval. Son président et son directeur général étaient nommés par les ministères de la défense et des finances. Son activité était étroitement contrôlée puisqu’y siégeaient notamment un contrôleur d’État et un commissaire du Gouvernement.

Le champ d’action de la SOFMA s’étendait au monde entier, à l’exception de l’Arabie saoudite, du Qatar et du Koweït, qui relevaient de la SOFRESA.

Bien que la société DCN-I ait été créée en 1991, précisément pour commercialiser les produits de la DCN, ses dirigeants ont souhaité faire appel aux compétences de la SOFMA : « Du fait de la conclusion du contrat des chasseurs de mines, la SOFMA avait une certaine compétence et DCN-I nous a demandé de travailler avec eux. C’était donc DCN-I le leader commercial. Notre travail était de nous occuper de la partie des réseaux pakistanais. Nous avons donc repris nos réseaux, en les adaptant aux nouvelles personnes. Je tenais DCN-I au courant de tout mais les contrats étaient signés entre la SOFMA et les agents » a expliqué M. Henri Guittet, alors directeur général de la SOFMA.

M. Gérard-Philippe Menayas a confirmé : « Le seul intermédiaire commercial était la SOFMA. Il était prévu de lui verser une commission de 6% du montant total du contrat ». La négociation de cet aspect était faite, à DCN-I, sous le contrôle d’Emmanuel Aris, vice-président international. Celui-ci a détaillé à la mission ses fonctions : il s’agissait de tout ce qui concernait « l’environnement commercial, la connaissance du client et de ses besoins, l’analyse des concurrents, influence sur le cahier des charges, la mise en relation avec des agents sur place. Il s’agissait donc de toute la partie amont du contrat. »

La législation sur les FCE à la fin des années quatre-vingt-dix

À la période où le contrat de vente des sous-marins Agosta était en négociation, la législation française applicable à des actes de corruption s’appliquait aux seuls citoyens français. Étaient en effet sanctionnés :

– la corruption passive et active d’agents publics nationaux, c’est-à-dire de personnes « dépositaire(s) de l’autorité publique, chargée(s) d’une mission de service public ou investie(s) d’un mandat électif public » et du personnel judiciaire national (magistrats, jurés, autres personnes participant à l’activité juridictionnelle, experts, arbitres, conciliateurs et médiateurs), dès lors que l’offre ou le don était antérieur à l’acte ou l’abstention sollicitée ;

– le trafic d’influence actif et passif impliquant des agents nationaux exerçant une fonction publique, mais non le personnel judiciaire ;

– la corruption dans le secteur privé (c’est-à-dire la corruption des salariés pour des faits commis « à l’insu et sans l’autorisation » de l’employeur).

En revanche, il était possible de déduire du bénéfice imposable des entreprises les sommes versées à des agents publics étrangers, dès lors que ces sommes étaient versées dans l’intérêt de l’entreprise. Les commissions financières ou frais commerciaux exceptionnels (FCE) étaient monnaie courante dans le domaine des ventes d’armes, où elles étaient indispensables pour remporter des contrats.

Pour moraliser autant que possible le commerce international, l’OCDE a adopté en 1996 une recommandation en application de laquelle les pays membres qui autorisent la déductibilité fiscale des FCE versés à des agents publics étrangers devaient réexaminer ce traitement en vue d’y mettre fin. Par ailleurs, la recommandation révisée sur la lutte contre la corruption dans les transactions internationales adoptée par le conseil de l’OCDE le 23 mai 1997 demandait aux pays membres de mettre en œuvre rapidement la recommandation de 1996 et de supprimer toutes les dispositions prévoyant une déductibilité des commissions versées à des agents publics étrangers.

La loi de finances rectificatives pour 1997 est venue mettre en conformité la législation française avec ces recommandations. L’article 32 de la loi a ainsi modifié l’article 39 du code général des impôts, en y insérant un nouveau paragraphe disposant que : « À compter de l’entrée en vigueur sur le territoire de la République de la convention sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales, les sommes versées ou les avantages octroyés, directement ou par des intermédiaires, au profit d’un agent public au sens du 4 de l’article 1er de ladite convention ou d’un tiers pour que cet agent agisse ou s’abstienne d’agir dans l’exécution de fonctions officielles, en vue d’obtenir ou conserver un marché ou un autre avantage indu dans des transactions commerciales internationales, ne sont pas admis en déduction des bénéfices soumis à l’impôt. »

Pour autant, dans la mesure où il était spécifié que ce nouveau dispositif ne s’appliquerait qu’aux « contrats conclus au cours d’exercices ouverts à compter de l’entrée en vigueur de la convention sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales », il a fallu attendre la ratification par la France de la convention de l’OCDE susmentionnée pour que cette disposition puisse être pleinement applicable. C’est le décret n° 2000-948 du 28 septembre 2000 qui a porté publication en France de cette convention.

La loi n° 2000-595 du 30 juin 2000 avait quelques mois auparavant mis la législation française en conformité avec la convention de l’OCDE. Parmi les quatre nouvelles infractions créées, figurait la corruption active des personnes dépositaires de l’autorité publique, chargées d’une mission de service public, investies d’un mandat électif ou des personnes siégeant dans une formation juridictionnelle dans un État étranger ou au sein d’une organisation internationale publique, mais uniquement « en vue d’obtenir ou conserver un marché ou un autre avantage indu dans le commerce international ».

Comment procédait la SOFMA ? Henri Guittet a expliqué à la mission que, dans les différents pays où elle agissait, la SOFMA disposait de délégués de zone qui eux-mêmes s’appuyaient sur des relais locaux : « Je disposais donc de commerçants qui connaissaient les différentes personnes sur place. Dans un pays lointain, ces commerçants s’appuyaient sur des relais locaux. Dans les pays où on avait un bureau, on y embauchait ainsi des locaux, qui venaient souvent de l’administration ou de l’armée. Ces locaux n’étaient pas toujours suffisants et, dans certains pays, on s’appuyait également sur des agents commerciaux, certains ayant pignon sur rue, d’autres étant plus discrets. Ces agents nous renseignaient sur ce qui se passait à l’intérieur du pays, qui était pour et contre le contrat, nous donnaient des informations sur nos concurrents. Ils avaient un rôle d’information et de lobbying (en organisant des visites de nos arsenaux en France, par exemple). ».

En réponse à une question du président de la mission, qui lui demandait s’il s’agissait de corruption, Henri Guittet a précisé que cette pratique était interdite dans certains pays. Dans d’autres, il a préféré utiliser les termes « d’encouragement » ou de « récompense ». Interrogé sur le même sujet par votre rapporteur, Emmanuel Aris, a déclaré n’avoir « jamais versé un centime à un politique » mais a concédé que ses « consultants civils pakistanais faisaient des cadeaux »…

À qui étaient destinées ces commissions ? Les noms des destinataires finaux, dans ce genre d’affaire, sont impossibles à connaître : la SOFMA versait ses commissions à ses agents sur place qui, eux-mêmes, redistribuaient à d’autres personnes. « Le problème est toujours de savoir si un agent va tenir sa promesse. L’agent a un contrat qui lui assure une rémunération : il en garde une partie pour lui et verse le reste à ses contacts. Les petits ne peuvent pas forcer les agents à les payer. Les gros, en général, créent souvent un fonds pour encaisser ces versements » a expliqué à la mission M. Henri Guittet.

Il y a eu, selon lui, « 6 à 7 destinataires au total, avec des sommes plus petites pour certains » : 4 % pour un haut responsable politique pakistanais, 2 % pour d’autres responsables, sans que la mission puisse en connaître les identités. Emmanuel Aris a précisé : « Ce montant devait permettre de créer un environnement favorable à la conclusion du contrat. Il permettait de traiter tout le monde : les balayeurs, les petits capitaines, le chef d’état-major de la marine, le ministère des finances ainsi que l’entourage de Mme Bhutto. »

Les montants versés n’étaient en revanche pas secrets puisqu’ils étaient déclarés chaque année au ministère de l’économie et des finances, au bureau des affaires internationales (Emmanuel Aris). Le statut de SOFMA aboutissait en outre à ce qu’un petit nombre de hauts fonctionnaires et de représentants d’entreprises de l’armement aient des informations précises sur les FCE des différents contrats. Répondant à deux questions de votre rapporteur, M. Henri Guittet a été très précis sur ce point : « On rendait compte, en dernier lieu, du détail du paiement des commissions au ministère des finances, puisqu’il fallait une autorisation du Trésor pour verser de l’argent à l’étranger. Nous n’indiquions rien (au ministre ou à son cabinet, ndlr). Il y aurait un problème de confidentialité. Nous nous engagions vis-à-vis des agents à ne rien divulguer. C’est de la cuisine interne ! Nous n’avions aucune obligation de rendre compte aux administrateurs […] sur les négociations, les agents, il n’y avait pas d’intervention directe d’un cabinet ministériel ». Quant au conseil d’administration de la SOFMA, il ne voyait les FCE qu’au travers d’une ligne globale dans la comptabilité. « Il n’avait pas de visibilité par contrat, sauf à le demander ».

M. François Léotard, ministre de la défense lors de la principale phase de négociation du contrat, a confirmé ne pas avoir eu connaissance de la négociation des FCE, compte tenu de ses multiples responsabilités. M. Léotard a indiqué savoir que des intermédiaires étaient reçus au ministère de la défense mais que : « c’étaient les membres de mon cabinet (François Lépine, directeur du cabinet, Hervé Morin, Renaud Donnedieu de Vabres, le général Mercier) qui les recevaient ». M. Donnedieu de Vabres a déclaré pour sa part n’avoir connu « ni les montants des commissions versées, ni leurs destinataires ». (Il avait précisé, en début d’audition, qu’il était principalement chargé d’un rôle « technique » pour la rédaction du Livre blanc).

Les ambassadeurs de France au Pakistan, qui appuyaient politiquement la négociation, affirment également n’avoir rien voulu connaître « des négociations parallèles », comme les a qualifiées M. Pierre Lafrance, ancien ambassadeur à Islamabad.

L’opacité des FCE dans les contrats d’armement

L’opacité des FCE liés aux contrats d’armement dans un domaine où la discrétion est une nécessité pose un réel problème dans une démocratie. Nos concitoyens s’accommodent de moins en moins de procédures confidentielles, surtout dans des affaires où des hommes ont perdu leur vie.

La plupart des contrats d’armements sont conclus grâce à l’intervention du Gouvernement. Son appui politique s’accompagne de garanties financières par le biais de la COFACE ou du budget de l’État. Par tradition, les ministres semblent se dispenser de connaître des parties de la négociation qui concernent les FCE. Le Parlement n’en a pas plus connaissance qu’eux, n’ayant de compétence en la matière qu’a posteriori, dans le cadre du contrôle budgétaire qui se bornera, en l’espèce, à disposer d’un montant global. Or les contrats mettent en jeu les finances publiques. Il n’est donc pas admissible qu’un contrôle démocratique ne s’exerce pas a minima en ce domaine afin que les élus de la nation disposent en ces matières sensibles du même niveau d’information que des hauts fonctionnaires. Tel est le sens des propositions de réforme qui sont portées à la fin du présent rapport.

2. Un deuxième jeu de commissions

Aux 6 % de FCE versés par la SOFMA se sont ajoutés 4 % au cours du printemps et de l’été 1994, soit peu de temps avant la conclusion du contrat. Il s’agit d’un épisode désormais connu, largement relayé par la presse et confirmé par la plupart des personnes entendues par la mission d’information qui avaient à connaître de FCE. Les multiples interrogations que pose cette affaire seront examinées par votre rapporteur en troisième partie.

L’irruption de nouveaux intermédiaires dans la négociation – MM. al Assir et Takieddine – a jeté un trouble certain à DCN-I.

M. Emmanuel Aris, alors vice-président international de DCN-I, raconte : « J’ai reçu, sur instruction de M. Castellan [président de DCN-I], M. Ziad Takieddine, recommandé par M. Donnedieu de Vabres, du cabinet du ministre de la défense. Celui-ci m’a dit en substance : « vous ne gagnerez jamais cette affaire sans moi. Vous vous êtes mal occupés du niveau politique pakistanais. Les Allemands sont très menaçants. Il faut que vous me versiez 6 % ». Interrogés par la mission, MM. Léotard et Donnedieu de Vabres ont reconnu savoir que ce nom était celui d’un des intermédiaires dont ils avaient entendu parler, sans plus de précision.

M. Aris, en a référé à son président, M. Dominique Castellan et précise: «  Nous sommes dans la plus grande incertitude : on ne peut naturellement pas demander aux Pakistanais s’ils ont bien reçu ce qu’il fallait ! M. Takieddine me redit qu’il manque un certain nombre d’échelons ».

M. Aris a expliqué à la mission qu’il était courant, dans ce type de contrats, qu’à l’approche de la victoire, viennent se greffer « des consultants au secours de la victoire ». Henri Guittet ne dit pas autre chose : « Dans des opérations aussi importantes, dans un pays réputé pour ses commissions généreuses, il y a toujours des tas d’agents qui viennent chercher des commissions à la dernière minute. C’est classique. »

Pressé par son président, M. Aris accepte finalement de verser 4 % à M. Takieddine

Si M. Aris a déclaré à la mission en avoir parlé à la SOFMA, M. Henri Guittet a répondu ne pas avoir été personnellement informé de ce deuxième jeu de FCE. À titre personnel, il n’a jamais cru à leur nécessité, rappelant « qu’en mai ou juin, l’affaire était déjà d’ailleurs bouclée ».

3. Le versement des commissions

Le pourcentage total des commissions s’établirait, selon la plupart des témoignages recueillis, à 10,25 % du montant du contrat et serait ainsi réparti :

– 6,25 %, distribués par la SOFMA à six ou sept personnes, dont 0,25 %  distribués, à sa demande, à un haut responsable politique pakistanais, selon les propos de M. Menayas devant la mission ;

– 4 %, distribués par Mercor Finance, la société de M. Ziad Takieddine

Les commissions s’établiraient donc à un total de 550 millions de francs (soit près de 84 millions d’euros) selon les propos tenus par M. Porchier, qui citait de mémoire le rapport qu’il avait rédigé pour le contrôle général des armées en 1998, et que la mission d’information n’a pu se procurer.

Pour la partie SOFMA, DCN-I devait payer la SOFMA qui à son tour rémunérait ses agents « via des sociétés écran situées un peu partout dans le monde » a indiqué Henri Guittet. Ces derniers transféraient les sommes aux destinataires finaux en retenant au passage leur commission, fixée par contrat avec la SOFMA. Ces versements se font généralement sur la durée du contrat : « Les versements se font toujours au prorata des paiements du client » a ainsi précisé Henri Guittet, ce qu’a confirmé Emmanuel Aris : « Les 6,25 % de la SOFMA étaient versés au prorata des encaissements du client. » Une exception, les 4 % destinés à un haut responsable politique : 1% a été versé à la mise en vigueur du contrat et 1 % un an plus tard, a précisé M. Guittet en réponse à une interrogation de votre rapporteur.

Le versement des commissions à Mercor Finance s’est fait différemment. Ces intermédiaires avaient en effet exigé de recevoir 100 % des FCE dès la signature du contrat. DCN-I a réussi à négocier un échéancier. M. Gérard-Philippe Menayas : « Nous ne lui avons pas versé la totalité au moment de l’entrée en vigueur puisque M. Castellan et moi avons obtenu d’étaler un peu le paiement : 85 % au cours de la première année, répartis en trois paiements, au moment de la signature, au bout de six mois et au bout d’un an. Les 15 % restants devaient être versés au prorata de l’exécution du contrat ».

Les sommes versées par DCN-I à Mercor Finance transitaient par une société basée au Luxembourg, Heine. M. Aris a ainsi expliqué à la mission : « C’est moi qui ai créé Heine en 1994 avec M. Menayas. C’était une société sur étagère, basée à Luxembourg. Son rôle était de créer une passerelle entre nous et l’agent du pays. Je ne voulais pas qu’il y ait de lien direct entre lui et DCN-I. »

M. Menayas a également rappelé les éléments suivants : « Au début de 1994 […] le président de DCN-I, M. Castellan, a décidé de créer une société financière au Luxembourg, confiée à Jean-Marie Boivin, Heine, pour assurer de manière autonome la gestion des commissions de ces contrats. Heine a opéré comme vecteur de paiement de commissions de 1994 à 2000, date d’entrée en vigueur de la convention OCDE. À cette date, tous les contrats ont été soldés et Heine a été désactivée. Les contrats qui pouvaient l’être ont été alors repris par Thalès international. DCN-I n’avait donc plus à cette date d’opérateur commercial ».

Votre rapporteur a demandé à M. Menayas s’il avait informé l’administration de la création de cette société. M. Menayas a répondu : « Très discipliné, M. Castellan [le président de DCN-I] rendait compte de tous ses actes à la direction de DCN et au cabinet du ministre. Je ne sais pas s’il a pris l’initiative de la création ou si on lui a demandé mais, dans tous les cas, il a eu l’autorisation de le faire. » M. Castellan a répondu à la mission : « J’ignorais l’existence de Heine. » Interrogés par la mission, MM. Donnedieu de Vabres et Nicolas Bazire ont également répondu par la négative.

La société Heine n’était pas liée au seul contrat Agosta, ainsi que l’a précisé M. Menayas, en réponse à une question du président de la mission d’information. M. Boivin a indiqué qu’elle avait servi pour d’autres paiements que ceux de DCN-I, ceux de DCN mais aussi ceux de Thalès (qui transitaient par DCN). Il a également expliqué à la mission avoir fait de nombreuses prestations de consulting pour le compte de DCN-I via cette société.

M. Boivin a détaillé à la mission le circuit de versement. Heine était « un vecteur de paiement externe. Elle ne fonctionnait que dans le sens France – Luxembourg – agents, jamais dans l’autre sens ». Le processus était le suivant : « À chaque décision de paiement, je venais dans le bureau de M. Menayas avec M. Aris (c’est lui qui avait les contacts avec les agents dans le monde entier). On faisait les virements de la banque de DCN-I vers la banque de Heine, au Luxembourg, puis vers une autre banque. Je m’assurais que l’argent allait bien du Luxembourg vers cette autre banque désignée. Je ne connaissais ni le contrat ni le destinataire. Si les agents n’avaient pas reçu leur dû, ils allaient réclamer à DCN-I, jamais à moi ».

La société Eurolux a été créée en 2000, peu de temps après l’entrée en vigueur de la nouvelle réglementation de l’OCDE, selon les propos de Gérard-Philippe Menayas. Elle prenait le relais de Heine, « désactivée » selon M. Menayas à la même date, en tant qu’ « opérateur commercial » pour le compte de DCN-I. Elle payait des services rendus déterminés par des contrats, et non plus des commissions, d’après M. Boivin, qui avec un agent et un comptable a été chargé de la mise en place de cette nouvelle structure par le président de DCN-I, Dominique Castellan. Celui-ci a confirmé à la mission : « Avec la mise en place des nouvelles règles de l’OCDE, il nous a fallu réfléchir à un système légal de rémunération des agents commerciaux. Nous avons signé une convention avec Eurolux pour rétribuer les sociétés dans lesquelles travaillaient ces agents. » Les propos de M. Philippe Japiot, son successeur à la tête de DCN-I, sont identiques.

Eurolux disposait d’un contrat-cadre de sept ans avec DCN-I, avec possibilité de sortie en 2004 si, entre-temps, un opérateur commercial commun à la DCN et Thalès était créé. Cela ayant été fait en 2002 avec Armaris, DCN-I a dénoncé son contrat avec Eurolux et payé son solde, en 2004, a précisé à la mission M. Menayas, dont les propos ont été confirmés sur ce point par M. Japiot.

La société Heine a en conséquence cessé de recevoir des commissions, mais ses activités géopolitiques ont continué d’après M. Boivin qui a continué à envoyer ses factures à DCN-I, ce qui a entraîné un conflit entre les deux sociétés et fait l’objet d’un arbitrage.

III. —  LA MISE EN œUVRE DU CONTRAT

La mise en œuvre du contrat Agosta, qui se poursuit toujours en 2010, peut être examinée sous trois angles : le déroulement chronologique de la fabrication des sous-marins, la perte financière que le contrat a engendrée et les mesures prises à la suite de l’attentat du 8 mai 2002 pour poursuivre l’exécution du contrat et assurer au personnel une meilleure protection.

A. L’EXÉCUTION DU CONTRAT À CHERBOURG ET À KARACHI

Le contrat de vente des sous-marins Agosta au Pakistan a été signé le 21 septembre 1994 par M. François Léotard, ministre de la défense. Il n’a pas paraphé l’ensemble des documents mais a apposé sa signature politique, pour reprendre ses propres termes, à un document qualifié de memorandum of understanding. Ce document s’accompagnait de cahiers de clauses techniques (spécifications industrielles), rédigés en anglais, qui fixaient les obligations de chacune des parties contractantes pour la mise en œuvre du contrat.

Chronologiquement, le premier sous-marin, entièrement réalisé à Cherbourg, a été livré le 14 août 1999. Le deuxième, assemblé au Pakistan avec un transfert de technologie, l’a été le 13 décembre 2003 et le troisième a été accepté le 27 septembre 2008. Il y a eu un décalage par rapport au calendrier initial dans la livraison des deuxième et troisième sous-marins car les travaux ont été suspendus après l’attentat.

Les tranches Messma, non encore achevées, seront installées sur les deuxième et troisième sous-marins et livrées en 2011 et 2014. Aujourd’hui, les travaux se déroulent essentiellement à Cherbourg. Sur site, à Karachi, il n’y a qu’une équipe de moins de dix personnes, qui comprend notamment un « ingénieur garantie ». Il existe également un contrat de soutien logistique avec la marine pakistanaise.

La mise en œuvre du contrat appelle peu de commentaires pour ce qui concerne le processus de fabrication des sous-marins. La vie des employés de DCN – conditions de logement, modalités de transport, horaires, mesures de sécurité applicables – présente en revanche plus d’importance et sera examinée en troisième partie du présent rapport.

Le document dont disposait l’équipe de production de DCN était épais, avec de nombreuses annexes techniques sur les spécifications du bâtiment et les matériels livrables, comme des morceaux de coques. Une bonne centaine de pages concernaient les cadences de livraisons, l’agencement des travaux et les clés de paiement. Il prévoyait également la livraison au Pakistan des équipements et outillages qui permettaient de construire à Karachi les deux autres sous-marins. Une partie de ce document portait la signature de M. Dominique Castellan, président de DCN-I, d’après le témoignage de M. Alain Yvetot, en charge de l’équipe de production des sous-marins.

La mission d’information, malgré ses demandes, n’a pas pu se procurer le contrat. On peut également souligner qu’aucun juge saisi de l’affaire n’en a fait la demande auprès du Gouvernement, après près de huit ans d’instruction.

Le premier des trois sous-marins a été entièrement produit à Cherbourg… Les premières livraisons de tôles sont arrivées sur le site en 1995. C’est à cette période que les Pakistanais ont envoyé des cadres et des compagnons à Cherbourg, qui s’inséraient dans les équipes de DCN. Du coquier à l’électronicien, leur population a oscillé entre 500 et 600 personnes. Le premier bâtiment a été mis à l’eau en décembre 1998. Il a subi des essais dans la Manche, puis au départ de Brest, avant que son système d’armes soit testé près de Toulon, au polygone de tir de Cap Ferrat. La NAVFCO (groupe DCI), qui employait des marins et des ex-marins, a accompli une double mission : vérifier la qualification de l’équipage pakistanais et l’entraîner, au sens opérationnel du terme. Cet entraînement a été réalisé lors du transit entre Brest et Toulon et les résultats ont été jugés satisfaisants. Le sous-marin a quitté la France en novembre 1999 et a été placé en service actif par la marine pakistanaise.

Lorsque le chantier s’est déplacé à Karachi, la plupart des pièces arrivaient de France dans la mesure où DCN demeurait l’opérateur industriel. Elle devait ainsi fournir la coque résistante du deuxième et du troisième bateau ainsi que divers équipements, et accompagner au Pakistan le transfert de technologie. La charge de travail mobilisait 1472 hommes/mois à Karachi pour aider les Pakistanais. L’échéancier de réalisation des travaux n’a pas été respecté. Certaines opérations qui auraient dû être faites à Cherbourg n’ont pu l’être et ont donc été effectuées à Karachi. Le chantier, côté français, a réuni trois types d’employés de la DCN : des itinérants, comme le responsable de production et les chefs de projet, qui venaient ponctuellement, des personnels présents une fois par trimestre et des employés présents en permanence

Le responsable de production (M. Alain Yvetot) demeurait en France mais se rendait régulièrement à Karachi pour vérifier l’avancement des travaux. Il y avait en outre deux responsables sur place, l’un dénommé le Senior Advisor (SA), qui représentait la direction et l’équipe de projet, l’autre dénommé le Principal Technical Advisor (PTA), en charge de la coordination technique. Les SA ont été M. Marcel Gauthier, suivi de M. Gérard Clermont. Les PTA, M. Éric Reteau, puis M. Thierry Auffret.

Pour les contrats d’achat de matériels ou pour le recrutement de personnels locaux (secrétariat, ouvriers non qualifiés), le statut de DCN – administration centrale – ne convenait pas pour passer des contrats rapidement. Elle a donc recouru à sa filiale logistique, DCN Log, qui, par son statut de droit privé, avait plus facilement la faculté de contracter. DCN Log, à son tour, a sous-traité une partie de ses activités avec une petite société de droit pakistanais, Deflog, détenue à 51 % par des actionnaires privés pakistanais (MM. Mumsi Zaidi et Omar Kureichi, respectivement ancien banquier et ancien militaire) et 49 % par DCN Log. Deflog s’occupait essentiellement du soutien aux assistants techniques : hôtellerie, repas, recrutement de personnels pakistanais. Elle était dirigée sur place par un lieutenant-colonel pakistanais retraité. La plupart des transactions en son sein s’effectuaient en argent liquide, ce qui était très courant au Pakistan, selon Gilles Cabaret, interrogé par la mission d’information.

Le personnel de DCN expatrié à Karachi y était envoyé sur la base du volontariat. Il bénéficiait sur un plan professionnel de plus d’autonomie qu’à Cherbourg et d’après les responsables de conception et de production des sous-marins (MM. Alain Yvetot, Gilles Cabaret, Vincent Geiger), les relations au sein du personnel de DCN présent sur place étaient excellentes.

B. LES PERTES FINANCIÈRES ENGENDRÉES PAR LE CONTRAT

Ainsi qu’indiqué précédemment, le contrat avait essentiellement une logique sociale et industrielle. Il s’agissait de maintenir l’emploi sur le site de Cherbourg et de conserver des savoir-faire industriels. La vente de sous-marins Agosta au Pakistan permettait donc, selon les dirigeants de la DCN de l’époque, de diminuer la charge qui pesait sur les finances publiques avec le maintien de surcapacités à Cherbourg.

D’après M. Gilles Seigle, inspecteur des finances, le Gouvernement pensait que la perte financière s’élèverait à 300 millions de francs. Ce chiffre était établi sur la base des informations de la DCN, après le commencement d’exécution du contrat. Or, d’après Mlle Patricia Laplaud et M. Seigle, la perte finale a été constatée à hauteur de 1,3 milliard de francs.

La mission d’information, qui a travaillé dans un souci d’équilibre, a entendu sur ce sujet M. Henri Conze, ancien délégué général pour l’armement, Mlle Patricia Laplaud, du ministère du budget, M. Jean-Louis Porchier, contrôleur général des armées et M. Gilles Seigle, inspecteur des finances, tous deux chargés d’une mission de contrôle de l’exécution financière du contrat, en 1998, une première étant effectuée par le seul contrôleur Porchier, la même année.

De leurs quatre auditions, ressort un constat : il n’y a pas eu d’acte de malhonnêteté ou d’enrichissement personnel. Comme l’a rappelé M. Gilles Seigle, « nous avons eu face à nous de loyaux serviteurs de l’État. Mais il y a eu des maladresses, des incompétences, des insuffisances… Dans ce dossier, nous constatons une volonté de l’État de renforcer nos liens avec le Pakistan. Cette volonté, cette prégnance de l’État s’impose aux hauts fonctionnaires. Mais sur place (à la DCN, ndlr), l’organisation est si déficiente que la perte atteint quatre fois le montant attendu, en raison de la création de structures ad hoc, par lesquelles les décideurs se sont affranchis des règles des marchés publics et de la comptabilité publique ».

M. Henri Conze a admis que DCN, qui était une administration, ne disposait pas de véritable comptabilité à l’époque de la négociation. « C’était une administration à qui on demandait d’exporter et de négocier sans qu’elle dispose des outils pour suivre la négociation et la réalisation ». Pour s’adapter aux nécessités du commerce, l’État a créé DCN-I en 1991…

En réponse à deux questions de votre rapporteur sur les critères par lesquels la DGA et DCN ont calculé le bénéfice qu’elles attendaient du contrat, M. Conze a évoqué les coûts du marché de l’époque, le coût des achats, la charge que représenteraient les personnes mobilisées sur le contrat. Il a considéré que le montant du contrat était compatible avec les coûts du marché de l’époque.

M. Jean-Louis Porchier, contrôleur général des armées, a confirmé l’inadaptation du cadre juridique de DCN pour un tel contrat. « Faire de l’industrie dans un cadre administratif est une aberration. Cela a été ensuite une erreur de créer un compte de commerce, censé apporter un peu de souplesse à ce cadre. Celui-ci ne permettait pas de connaître le véritable coût de l’opération. Il n’y avait pas de comptabilité d’entreprise, analytique. On a donc présenté un prix au doigt mouillé. C’est pour cela que l’on a été obligé de créer DCN-I… J’ai le sentiment, étant donné le statut de DCN à l’époque, qu’on ne pouvait agir autrement. Nous avons estimé, en ce qui concerne DCN-I, qu’il s’agissait de gestion de fait... Après la deuxième enquête, les ministres ont saisi la cour de discipline budgétaire et financière pour la mauvaise gestion du contrat. La cour avait alors estimé qu’il s’agissait d’une opération trop importante pour s’engager dans une gestion de fait ».

Après le contrôle de M. Jean-Louis Porchier, opéré au printemps 1998, MM. Alain Richard, ministre de la défense, et Dominique Strauss-Kahn, ministre de l’économie et des finances, ordonnent par une lettre de mission conjointe que soit opéré par l’inspection générale des finances et le contrôle général des armées un nouveau contrôle sur DCN et DCN-I. M. Alain Richard, lors de son audition devant les membres de la mission, a clairement fait part de la défiance que l’État nourrissait à l’égard des négociateurs de DCN-I sur ce contrat tandis que le ministère du Budget, de son côté, était persuadé que les chiffres de perte étaient minorés par DCN. La lettre de mission enjoignait aux contrôleurs de se concentrer sur trois éléments : le calcul des pertes à terminaison, les raisons de ces pertes et les moyens d’y remédier. La mission d’information regrette de n’avoir pu se procurer ces deux rapports, malgré ses demandes.

M. Gilles Seigle a décrit le travail qu’il a conduit avec M. Jean-Louis Porchier : « À Cherbourg, le contexte était très compliqué : on n’arrivait pas à avoir les chiffres, les documents. Nous sommes arrivés là-bas en septembre 1998 et personne ne nous a accueillis. Au bout de huit à dix jours d’investigation, nous nous sommes rendu compte que la comptabilité du projet était fausse : les devis prévisionnels étaient théoriques ; les circuits juridiques et financiers étaient très complexes puisqu’il y avait trois intervenants, DCN, DCN-I et la SOFMA avec des tas de conventions entre eux ; plus de 6 000 comptes avaient été ouverts ; il n’y avait aucune comptabilité matière ; il y avait des différences entre les chiffres donnés par la comptabilité et ceux donnés par les directeurs de projet…

« Il était donc impossible d’établir le solde de cela sans tout remettre à plat. Nous avons alors décidé de faire, à partir des factures, le solde de tout ce qui avait été dépensé jusque-là et de faire établir des devis pour tout ce qui restait à faire. Nous avons donc repris la totalité du projet, repris toute la comptabilité et fait recalculer le nombre d’heures pour arriver à une perte à terminaison de plus d’un milliard de francs, soit l’équivalent de la part DCN, à laquelle venait s’ajouter une perte théorique correspondant à la valeur des deux sous-marins qu’il restait à construire.

[…]

« Cette désorganisation comptable et financière (les circuits financiers étaient très « borderline ») aurait pu donner lieu à des poursuites pénales. Je ne pense cependant pas qu’il y ait eu de malversations. Tout cela était le fruit d’une monoculture, où la hiérarchie militaire jouait un rôle très important dans la prise de décision. Il n’y avait en outre pas de véritable chef de la négociation, les parties prenantes étant trop nombreuses. Les Français avaient un positionnement presque « colonial » par rapport aux Pakistanais. Mais ils se font fait mener par les Pakistanais par le bout du nez du début à la fin.

« Il y avait, dès le départ, la volonté de remplir le plan de charge de Cherbourg, associé à une volonté politique de conclure très forte. Le devis français était trop bas dès le départ car l’offre avait été mal préparée et il y avait initialement un déficit d’environ 300 millions de francs. Aussi, la marge de négociation sur le prix était très réduite et les Français ont compensé par des prestations en nature, ce qui a abouti au transfert de technologie, qui n’était pas initialement prévu. Aussi, de 300 millions de francs, nous sommes arrivés à plus d’un milliard de déficit ».

Outre leur rapport écrit, MM. Porchier et Seigle ont rendu oralement de leur travail au cabinet des deux ministres. Leur travail a constitué, selon M. Porchier, l’un des éléments déclencheurs de la réforme de DCN dans les années qui ont suivi (cf. infra).

Il est aussi à l’origine de la saisine, le 22 juillet 1999, par le ministre de la défense, le ministre de l’économie et des finances et le secrétaire d’État au budget, du Procureur général de la cour des comptes, pour irrégularités dans la gestion de ce contrat. Le Procureur général saisit la cour de discipline budgétaire et financière en 2000 et celle-ci, dans un arrêt du 28 octobre 2005, condamne plusieurs dirigeants de la DCN et de la DGA à des amendes (cf. annexe).

En outre, la Cour des comptes, dans son rapport du mois d’octobre 2001 sur les industries d’armement de l’État, a confirmé le travail de l’inspection générale des finances en calculant une perte à terminaison, équivalente à près de 20% du montant du contrat (soit autour de 1 milliard de francs, chiffre qu’avait avancé M. Gilles Seigle).

Lors de son audition, M. Jean-Marie Poimbœuf, ancien directeur de DCN, a estimé que le déficit calculé par le contrôle général des armées était disproportionné. Il indique que « sur un plan stratégique, il s’agissait d’une bonne décision : elle nous permet de bénéficier d’un flux annuel de 20 millions d’euros au titre de la logistique ».

C. LES MESURES PRISES À LA SUITE DE L’ATTENTAT DU 8 MAI 2002

Lorsqu’est survenu l’attentat du 8 mai 2002, la DCN a été confrontée à la situation d’urgence imposée par la prise en charge morale et matérielle des victimes, des personnes blessées et de leurs familles. Mais il lui a fallu rapidement répondre à deux questions : maintenir l’exécution d’un contrat dont les clauses prévoyaient que deux sous-marins seraient construits à Karachi, et modifier les procédures de protection du personnel puisque celles établies les années précédentes s’étaient révélées insuffisantes.

Les travaux à Karachi ont naturellement été suspendus après l’attentat. DCN et ses sociétés partenaires, notamment DCN Log dont M. Alex Fabarez assurait la présidence à l’époque de l’attentat, devaient ensuite déterminer comment poursuivre le contrat et dans quelles conditions le personnel pouvait se remettre au travail sur place. Il fallait faire face à une obligation à court terme, qu’a rappelé M. Alain Yvetot : « Le deuxième sous-marin devait être mis à l’eau le 15 août 2002. Nous avons maintenu le contact avec le client par internet. Les Pakistanais l’ont mis à l’eau mais pas à la mer. Ils souhaitaient notre assistance. Nous avons donc envoyé vers novembre 2002 une équipe d’anciens marins pour juger si le bateau pouvait aller en mer ».

Le nombre de collaborateurs de DCN à Karachi a été réduit à une équipe d’une dizaine de personnes pour aider les Pakistanais à achever les sous-marins. La durée des périodes sur site a été fixée au strict minimum.

S’agissant des mesures de sécurité applicables au personnel, DCN a demandé à la fin de 2002 ou au cours de 2003 à la gendarmerie maritime d’opérer un audit. Celui-ci est classé, sauf pour certaines parties, qui préconisaient l’usage de voitures blindées et la création d’une base de vie sur le chantier. Un nouvel accord a ensuite été signé avec la marine pakistanaise en janvier 2004, par lequel ces préconisations ont été respectées. M. Gérard Clermont (senior advisor, précédemment mentionné) n’a plus été responsable des mesures de sécurité mais a été chargé de veiller au respect des règles de sécurité établies par un responsable nommé en France. Dès leur arrivée à Karachi, les personnels sont désormais pris en charge dès l’aéroport et gagnent l’arsenal selon un itinéraire qui change à chaque trajet. Les employés de DCN sur place sont logés dans une base navale, dans une zone protégée spécifiquement par des militaires pakistanais. Les entrées et sorties y sont contrôlées. Tous les trajets font l’objet d’escortes.

La procédure de sécurité est analogue sur le chantier de Bombay, où DCNS fabrique des sous-marins Scorpène… Il semble que les leçons de l’attentat de Karachi aient été tirées, au sens où la sécurité des personnels expatriés est devenue une question centrale dans tout contrat accompagné de transfert de technologie. En réponse à une question de M. Franck Gilard sur le chantier de Bombay, M. Pascal Feuardant, représentant CFDT de DCNS a expliqué que DCNS semblait avoir tiré les leçons de l’attentat : « Les employés vivent dans des appartements dispersés en ville et sont conduits au chantier dans des voitures. Ils ne forment plus, collectivement, une cible. DCNS a également fait appel à une société privée anglaise pour faire un audit de la sécurité pour nos employés. La police indienne n’est pas tout à fait efficace… Disons que Karachi nous a servi de leçon. ».

Les représentants de l’UNSA étaient plus réservés et regrettaient le manque d’informations. M. Guy Decroix s’est ainsi exprimé : « Quand vous envoyez des employés à Bombay ou Karachi, il n’est pas évident d’appliquer le droit du travail français. Nos collègues peuvent par exemple être exposés à l’amiante… Quand nous alertons notre direction, elle nous répond que c’est le droit du travail local qui s’applique. Notre seule possibilité est d’autoriser ou d’interdire l’envoi de ces employés sur les chantiers. Mais si l’envoi est dicté par les clauses d’un contrat, nous sommes liés par ces clauses. Ou l’on applique le droit du travail français, ou l’on perd le contrat. ».

Les représentants de la CGT regrettent également que la direction de DCNS ne réponde pas à leurs interrogations sur les conditions de séjour des salariés à l’étranger. « Cela échappe toujours aux institutions représentatives du personnel » a souligné Stéphane Creach.

À l’échelon central, DCNS a mis en place un poste de chargé de la sécurité. Le directeur général adjoint de DCNS donne son feu vert pour chaque déplacement d’un collaborateur au Pakistan, en tenant compte de la situation sécuritaire dans ce pays.

TROISIÈME PARTIE :
L’ATTENTAT : LES HYPOTHÈSES EN PRÉSENCE

L’analyse des conditions dans lesquelles a été négocié et mis en œuvre le contrat de vente des sous-marins Agosta a permis à la mission d’information de connaître sa genèse, les raisons stratégiques qui ont conduit les gouvernements successifs à appuyer ce dossier malgré les pertes financières qu’il allait générer, ainsi que le circuit des frais commerciaux exceptionnels. Rien sur ce plan ne distingue spécifiquement la négociation de ce contrat des négociations d’autres grands contrats militaires ou civils, où se mêlent intérêts stratégiques et commerciaux et où il est de tradition de rémunérer des intermédiaires qui facilitent leur obtention. Deux points suscitent en revanche l’interrogation : l’apparition d’un intermédiaire en fin de négociation et l’annulation, après la signature du contrat, d’une partie des commissions promises, ce qui est rare dans le milieu des ventes d’armes.

Les auditions conduites de la mission n’ont pas permis d’établir avec certitude s’il existait ou non un lien entre les conditions de négociation et d’exécution du contrat et l’attentat dont ont été victimes les personnels de DCN et leurs accompagnateurs pakistanais. La mission d’information ne pouvait avoir cet objectif lorsqu’elle s’est constituée, n’ayant pas les pouvoirs du juge d’instruction. Tel n’était d’ailleurs pas l’objet de la demande du président de la commission de la défense.

À l’issue des auditions, la mission est en présence de trois hypothèses, largement évoquées par la presse. L’une repose sur une corrélation entre le contrat et l’attentat (piste d’une affaire politico-financière), les deux autres sont liées au contexte géopolitique (piste islamiste et relations entre le Pakistan et l’Inde). Un bref rappel de l’évolution du Pakistan avant et après le 11 septembre 2001 permettra de comprendre dans quel contexte évoluaient les employés de la DCN ainsi que les responsables chargés de leur sécurité.

I. — LE PAKISTAN AVANT ET APRÈS LE 11 SEPTEMBRE 2001

Comme l’ont indiqué MM. Jean-Pierre Masset et Pierre Lafrance, anciens ambassadeurs de France (1989-1993 et 1993–1997), le Pakistan était un pays sûr dans les années 70 et 80 et les étrangers pouvaient s’y déplacer en toute sécurité. L’Islam, ancré dans une société encore rurale, était principalement sunnite, mais se mêlait à des croyances ancestrales. La situation s’est dégradée sous l’effet d’incidents avec l’Inde, de la pression qu’exerçaient les Soviétiques après leur intervention en Afghanistan et de l’ambivalence de la politique américaine qui n’a jamais traité le Pakistan en allié à part entière.

A. UN CONTEXTE GÉOPOLITIQUE EN PLEINE MUTATION AU COURS DE LA DÉCENNIE 1990

La vie politique pakistanaise a évolué au cours des années 90 – qui ont précédé l’attentat – en fonction de trois dynamiques :

– la forte croissance démographique de ce pays, alors que la part des dépenses budgétaires en faveur des actions civiles (éducation, santé, énergie, agriculture, industrie, recherche…) est demeurée très faible. La pauvreté croissante a constitué un vivier pour le terrorisme ;

– l’influence des militaires, arbitres incontournables de la vie politique. Ils ont à deux reprises renversé le pouvoir civil en 1994 et 1999 ;

– le conflit afghan, qui a accentué l’obsession du maintien d’un axe de profondeur stratégique face à l’Inde et qui a obligé le pouvoir militaire à mettre fin à l’instrumentalisation du fondamentalisme religieux comme arme politique.

1. L’Afghanistan ou l’obsession de l’axe de profondeur stratégique

Le Pakistan, l’Inde et l’Afghanistan constituent trois États dont la longue histoire commune et les civilisations comme les sociétés partagent de nombreuses similitudes. La décolonisation a fait diverger leurs destins. L’Afghanistan, sujet à une instabilité chronique depuis son indépendance, est ravagé à la fin des années soixante-dix par l’occupation soviétique puis par la guerre civile. L’Inde et le Pakistan ont connu pour leur part des évolutions contrastées. L’Inde est demeurée une démocratie parlementaire stable, ce qui était loin d’être certain à son indépendance, et forte du poids de sa démographie et de son développement économique, constitue la puissance politique et militaire dominante de l’Asie du Sud. Son attractivité est telle qu’elle a obtenu des États-Unis un accord nucléaire civil très avantageux que Washington avait refusé jusqu’alors à tout autre pays, y compris à son allié pakistanais. Le Pakistan est également une démocratie, bien qu’ayant subi plusieurs coups d’État, mais il s’est enfoncé dans une crise à la fois économique, sociale et morale au cours des années quatre-vingt-dix.

Les relations entre l’Inde, le Pakistan et l’Afghanistan sont l’héritage d’un double problème :

– l’incapacité des dirigeants civils et militaires pakistanais, depuis l’indépendance, à envisager leurs relations avec leurs voisins sous un autre angle que la crainte d’être pris en tenaille au Nord de leur pays par l’Inde et par un régime afghan pro indien ;

– le choix d’un Islam conservateur comme ciment de la société, la religion devenant un élément central de la politique intérieure et extérieure du Pakistan, et devenant le prétexte idéologique du soutien aux taliban.

La tension indo-pakistanaise s’est longtemps résumée au conflit du Cachemire (220 000 km2), issu de la partition de 1947. Les guerres qui ont suivi entre les deux pays étaient la conséquence de leur rivalité sur cette région. Celle de 1971, qui a présidé à la naissance du Bangladesh, a permis à l’Inde d’affaiblir le Pakistan et de concentrer ses troupes sur sa frontière du Nord-Ouest.

L’essai nucléaire de l’Inde, en 1974, qui a eu pour effet d’engager le Pakistan dans la recherche de l’arme atomique, a exacerbé la rivalité entre les deux pays mais a surtout ouvert un nouveau foyer de prolifération. Le Pakistan a en outre rapidement tiré parti de l’invasion soviétique en Afghanistan en 1979, en devenant le point d’appui des États-Unis pour soutenir les combattants afghans en lutte contre l’URSS. Ce positionnement lui a permis d’étendre son influence en Afghanistan, face à son traditionnel rival indien, tout en bénéficiant de la passivité américaine alors qu’il mettait au point l’arme nucléaire. Le principal instrument du soutien aux combattants afghans a été l’armée pakistanaise et plus particulièrement les services secrets (Inter Services Intelligence, ISI), dont le renforcement permettait au général Zia Ul Haq, installé à la tête du pays par le coup d’État de septembre 1978, de consolider son pouvoir.

À partir de 1993, le Pakistan s’est engagé dans une voie dont on mesure les conséquences encore aujourd’hui : l’instrumentalisation de l’Islam à des fins politiques. Cette démarche était en phase avec le retour à un Islam très traditionnel sur ordre du général Zia Ul Haq : interdiction des prêts à intérêt, aumône obligatoire, port du voile à la télévision…Alors que l’Islam pakistanais usait rarement du concept de djihad (guerre sainte), Islamabad a formé de jeunes combattants pakistanais pour les envoyer au Cachemire, qui connaissait une nouvelle phase d’insurrection, puis en Afghanistan, où ils ont contribué à l’émergence du mouvement taleb, avec le soutien des États-Unis. Cette stratégie a été couronnée de succès, avec la prise de Kaboul par les taliban en 1996, qui a mis fin au régime prosoviétique.

La fin des années 90 a montré les limites de la stratégie pakistanaise. Tout en dialoguant avec l’Inde (accord de Lahore en février 1999 pour prévenir un conflit nucléaire), le Pakistan a néanmoins essayé, sans succès, de faire basculer le Cachemire, lors du conflit de Kargil, en 1999. Malgré la détention de l’arme nucléaire, le Pakistan ne pouvait se poser en rival de l’Inde avec une armée conventionnelle inférieure en effectifs comme en équipements Cette défaite est à l’origine du coup d’État du 12 octobre 1999, par lequel le général Moucharraf a renversé le gouvernement civil de Nawaz Sharif.

Au début des années 2000, le gouvernement pakistanais, à nouveau dirigé par des militaires depuis le coup d’État du général Moucharraf, a pris acte d’un changement important en Asie du Sud, qui risquait de l’isoler. La Chine et l’Inde engageaient la normalisation de leurs relations. Le développement considérable de leurs échanges économiques – la Chine était devenue le deuxième partenaire de l’Inde, après l’Union européenne – reléguait à l’arrière-plan la question du tracé de la frontière entre les deux pays, dans l’Himalaya. Delhi souhaitait également opérer un rapprochement avec les États-Unis, avec lesquels apparaissaient de notables convergences d’intérêt (commerce, lutte contre le terrorisme, négociation d’un accord sur l’énergie nucléaire civile). Or la Chine comme les États-Unis étaient des alliés traditionnels du Pakistan.

Dans un contexte de fragilisation des alliances traditionnelles, les attentats du 11 septembre 2001, puis l’invasion de l’Afghanistan par les forces de la FIAS ont replacé au premier plan la question de l’axe de profondeur stratégique que représentait l’Afghanistan pour Islamabad. Le Pakistan s’accommodait parfaitement du régime taliban de Kaboul, qui était hostile à l’Inde, mais il a été rapidement contraint de donner des gages aux États-Unis, en luttant contre les soutiens de ce régime. Les attentats du 11 septembre 2001 avaient en effet mis en lumière le rapprochement qui s’était effectué entre les Pachtounes qui détenaient le pouvoir (mouvances Hekmattyar et Haqqani) et le radicalisme. Outre un socle idéologique et des intérêts communs, ce rapprochement avait débouché sur le recours à l’attentat suicide comme arme politique, alors qu’il était inconnu dans cette région du monde. Le Pakistan a donc dû affronter ses anciens alliés du mouvement taliban, composé d’Afghans, d’Ouzbeks, de Tadjiks, d’Arabes, mais aussi de Pakistanais, généralement des Pachtounes et des Pendjabis radicaux.

2.  Alliance avec l’Arabie saoudite, méfiance à l’égard de l’Iran chiite

a) L’allié saoudien

L’Arabie saoudite et le Pakistan sont de proches alliés bien que leurs sociétés soient profondément différentes. L’Arabie saoudite affiche une vision monolithique de l’Islam, le wahabisme, alors que le Pakistan est traversé de courants musulmans différents, allant du soufisme au sunnisme ultra orthodoxe. L’Arabie ne tolère aucune autre religion sur son sol alors que les chrétiens et les chiites peuvent exercer librement leur culte au Pakistan. Enfin, si des millions de Pakistanais travaillent ou ont travaillé en Arabie saoudite, ils ont de ce pays une image guère positive, considérant qu’ils sont économiquement exploités.

Ryadh et Islamabad ont une série d’intérêts en commun qui expliquent leur alliance. Le Pakistan a un besoin vital du pétrole saoudien et a toujours obtenu auprès de l’Arabie saoudite l’aide financière dont il avait besoin en temps de crise. De son côté, l’Arabie saoudite trouve dans le dynamisme démographique de son allié, six fois plus peuplé, un réservoir de main-d’œuvre ainsi que les compétences intellectuelles et techniques qui lui font défaut. Les deux pays sont par ailleurs soudés par l’idée de contenir l’Iran chiite, puissance majeure du Moyen-Orient… Bien que le Pakistan s’accommode sans réel problème du programme nucléaire iranien auquel le réseau Khan a contribué…

En 2001 et 2002, le Pakistan et l’Arabie saoudite poursuivaient une coopération militaire commencée de longue date, notamment au sein de leurs forces aériennes. Les Saoudiens étaient également très intéressés par les missiles (d’origine nord coréenne) et le programme nucléaire pakistanais dont le prince Sultan aurait visité de nombreuses installations. Après avoir assisté les taliban dans leur lutte contre les Soviétiques, ils soutenaient le régime du mollah Omar en place à Kaboul, pour des raisons à la fois idéologiques et stratégiques. À cette période, Ryadh commençait toutefois à s’inquiéter de la présence en Afghanistan et au Pakistan d’éléments d’Al Qaida qui avaient été impliqués dans une tentative d’attentat de grande envergure contre le pèlerinage de La Mecque.

Des rumeurs ont circulé, arguant que Ryadh avait aidé financièrement Islamabad à acquérir les sous-marins Agosta vendus par la DCN. Une telle hypothèse est fort possible et relève de la souveraineté des deux pays. Elle est difficilement vérifiable car ni le Pakistan ni l’Arabie saoudite ne rendent publics leurs documents budgétaires ayant trait à leur défense, que leurs parlements ne contrôlent d’ailleurs pas.

b) L’Iran chiite ou le partenariat fragile

Historiquement, l’Iran fut le premier pays à reconnaître le Pakistan quand il accéda à l’indépendance en 1947. Outre l’intérêt pour Téhéran d’avoir de bonnes relations avec un pays qui abritait une importante minorité chiite, la stabilisation du Baloutchistan, province commune aux deux pays, exigeait une coopération militaire entre les deux États. Le Baloutchistan, province turbulente s’il en est, constitue l’élément objectif qui rapproche Téhéran et Islamabad.

Après avoir été cordiales jusqu’aux années 90, les relations irano-pakistanaises se sont tendues en raison du massacre par les taliban afghans de milliers de chiites Hazaras lors de la prise de Mazar i Sharif ainsi que de dizaines de diplomates iraniens ou consuls honoraires d’Iran à travers l’Afghanistan. Le terrorisme sunnite a aussi tué plusieurs diplomates iraniens sur le sol pakistanais, comme Sadeq Ganji, consul à Lahore. La menace que faisait peser de son côté Téhéran sur les monarchies du Golfe persique, alliées du Pakistan, a accentué l’éloignement politique des deux pays. La volonté de lutte contre le terrorisme, affichée par Islamabad en 1999 et 2002, ainsi que la nécessité de gérer la question des réfugiés afghans (jusqu’à 6 millions au Pakistan et 3 millions en Iran) ont permis un bref réchauffement diplomatique, sans suite réelle.

Depuis 2002, année de l’attentat de Karachi, les relations irano-pakistanaises souffrent de divergences stratégiques. Delhi et Téhéran ont un accord tacite pour étendre leur influence en Afghanistan afin de sécuriser les routes commerciales qui les relient. Cette perspective mécontente Islamabad, hostile à toute influence indienne en Afghanistan. En outre, si les trois pays sont d’accord pour développer leurs liens économiques afin d’apaiser les tensions qui affectent leurs relations, le projet le plus emblématique ne peut voir le jour, en raison de la méfiance persistant entre l’Inde et le Pakistan. Tout en ayant marqué son très vif intérêt pour le pipeline reliant l’Iran à l’Inde, via 705 km à travers le Pakistan, Delhi s’oppose à sa construction. Les Indiens ne souhaitent pas placer leur sécurité énergétique aux mains de leur principal ennemi en période de tension.

Aussi, bien que le Pakistan et l’Iran travaillent de concert sur de nombreux dossiers comme la sécurisation de leur frontière, la coopération nucléaire (le réseau Khan a considérablement aidé le programme nucléaire iranien) ou la lutte contre la drogue, leurs relations demeurent distantes. Trop de divergences stratégiques les séparent, la dernière en date étant la compétition à laquelle ils se livrent en bâtissant les ports en eau profonde de Gwadar et de Chabahar, par lesquels ils espèrent capter le trafic maritime de la Mer d’Oman et de l’Océan Indien.

3. La déception à l’égard des États-Unis

La déception à l’égard des États-Unis n’est pas le seul fait du gouvernement pakistanais. Elle est profondément ancrée dans la société pakistanaise et relayée en permanence par la presse de langue anglaise, ourdoue ou pendjabie, qui ne cesse de qualifier Washington d’allié instable, auquel on ne saurait faire confiance.

Le Pakistan estime avoir été en première ligne pour combattre les Soviétiques en Afghanistan et rappelle que c’est à l’initiative des États-Unis qu’il a accepté de former et d’envoyer au front de jeunes djihadistes. Après la chute de Kaboul, la question de leur reconversion n’a jamais été réellement posée. Le Pakistan a le sentiment d’avoir été délaissé par les États-Unis quand son intérêt stratégique a été moindre, ce que les élites comme l’opinion pakistanaises ont ressenti comme une humiliation. Il a ensuite subi à la fin de 2001 une très forte pression de l’administration du Président Bush, qui lui donnait injonction d’éliminer les islamistes radicaux. Cette politique, que le Président Moucharraf a mise en œuvre, est à l’origine du climat de guerre civile que connaît le Pakistan depuis cette période. À partir de 2003, l’armée a été victime des attentats des islamistes, qui se retournaient contre elle.

C’est à la fin de 2001 et au début de 2002 que le Pakistan a connu les premiers attentats antioccidentaux. Ils se sont multipliés depuis, avec, notamment mais pas exclusivement, les explosions des hôtels Marriott d’Islamabad et de Karachi. Parallèlement, les Pakistanais ont manifesté leur vive amertume de voir leurs efforts non récompensés par la réorientation de la politique américaine vers l’Inde, avec laquelle Washington espérait tisser au début des années 2000 des liens très denses, y compris dans le domaine militaire. Cette déception, partagée par la population, explique pourquoi les attentats antioccidentaux suscitaient au Pakistan de l’indifférence, quand ce n’étaient pas des scènes de joie.

B. L’ATTENTAT DU 11 SEPTEMBRE 2001 ET L’INVASION DE L’AFGHANISTAN : CONSÉQUENCES SUR LA POLITIQUE PAKISTANAISE

L’attentat du 11 septembre 2001 et la réaction des forces de l’OTAN ont entraîné deux séries de conséquences pour le Pakistan : un alignement forcé sur les exigences américaines, mal vécu par l’armée et par l’ensemble de la société ; des mutations sociales importantes dans la province du Sindh, où se trouve Karachi.

1. Un alignement forcé sur les exigences américaines

Les États-Unis ont exigé du Pakistan de renoncer à aider les mouvements taliban qu’eux-mêmes avaient contribué à mettre en place à partir de 1979 via la CIA. En réponse aux pressions américaines, le Président Moucharraf a annoncé le 12 janvier 2002, dans un discours qui marquait une réorientation majeure de sa politique intérieure et extérieure, qu’il interdirait 8 organisations qualifiées de terroristes (elles n’étaient pas considérées comme tel antérieurement) et que les madrasahs devraient faire l’objet d’un enregistrement officiel. 3300 activistes environ furent arrêtés, la plupart relâchés rapidement et discrètement, ce qui montrait la gêne que suscitaient les exigences américaines pour l’armée pakistanaise.

Cette ambivalence pakistanaise est aisément compréhensible : le général Moucharraf ne pouvait asseoir sa légitimité à la tête de l’État et donner le sentiment qu’il cédait à toutes les exigences américaines. Il a donc choisi de coopérer avec les États-Unis tout en soutenant les islamistes au Cachemire. « C’est en quelque sorte moins d’Afghanistan, plus de Cachemire, selon le principe des vases communicants » (M. Bruno Tertrais, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique).

On rappellera que cette orientation n’a pas fait et ne fait toujours pas actuellement l’unanimité au sein des principaux partis politiques pakistanais. Si le Pakistan People’s party dirigé par la famille Bhutto, la Pakistan muslim league de Nawaz Sharif, la Ligue musulmane fondée en 2002 par Pervez Moucharraf, le Muttahida Qaumi movement (parti politique ethnique représentant les Mohandjirs de langue ourdoue) et le parti national Awami (parti de gauche laïc) s’opposent au terrorisme, le Jamiat Ulema e Islam, le Jamiat Ulema e Pakistan (proche des soufis), le Jamiat e Islami, le Tehrik e Islami et le Jamiat Ahle Hadith (d’obédience wahabite), représentés pour la plupart au Parlement, ne le condamnent pas publiquement.

La répression à l’encontre des mouvements islamistes s’est principalement concentrée sur ceux qui étaient antichiites. Les mouvements sunnites radicaux multipliaient depuis les années 90 les attentats contre la minorité chiite (20% de la population pakistanaise) et avaient acquis une autonomie dangereuse pour le pouvoir. Parmi les objectifs affichés du Gouvernement figurait la mise au pas du Lashkar e Janvi (armée de Janvi), auquel était attribuée la plupart des attentats antichiites et antioccidentaux en 2001. Le Janvi constituait une cible commode : antichiite, il pouvait être qualifié de sectaire, donc être accusé de nuire à l’unité nationale. Dans les mois qui ont suivi, la majorité des attentats qui ont endeuillé le Pakistan lui a été attribuée mais il n’est pas certain qu’il les ait tous accompli.

D’autres mouvements, notamment le Harakat Ul Mujahidin et le Lashkar e Taiba (l’armée des Purs), ont été inquiétés. À chaque fois, leurs leaders (Fazlur Rehman Khalil, Massoud Azhar, Hafiz Sayed) ont été arrêtés ou placés en résidence surveillée, puis laissés entièrement libres de leurs mouvements. Cette tolérance s’explique par au moins cinq raisons :

– le général Moucharraf ne contrôlait pas complètement l’appareil d’État. Il y a des certitudes sur le fait que des officiers subalternes de l’armée régulière et de l’ISI ont, localement, désobéi aux consignes de combattre les taliban, aux côtés desquels ils avaient lutté au Cachemire et en Afghanistan. Le général Moucharraf n’a pas étendu la répression aux mouvements qui agissaient au Cachemire, avec lesquels l’armée a des liens de très longue date ;

– les islamistes radicaux ont prouvé leur capacité à placer la société pakistanaise dans un climat de peur permanente tout au long de l’année 2002, en multipliant les attentats. Dans le courant de l’année 2002, le général a tempéré son discours anti islamiste ;

– obligé par la Cour suprême du Pakistan d’organiser des élections législatives en 2002, Moucharraf ne pouvait affronter à la fois le Pakistan People’s Party de Benazir Bhutto, la Pakistan Muslim League de Nawaz Sharif et les islamistes, dont les vitrines politiques se présentaient aux élections. Or il jugeait que Benazir Bhutto et Nawaz Sharif constituaient de bien plus dangereux adversaires ;

– pour ne pas s’aliéner les Pachtounes du Nord Ouest, vivier du fondamentalisme mais citoyens pakistanais, il a rapidement fait localiser par ses services les leaders étrangers d’Al Qaida présents sur son territoire et les a livrés aux États-Unis selon un calendrier régulier. D’avril 2002 à mars 2003, un leader d’Al Qaida était arrêté tous les deux mois environ, parmi lesquels le conseiller financier d’Oussama Ben Laden, Sheikh Ahmed Saleem, venu du Soudan. En contrepartie, il laissait agir les islamistes pour agiter la menace fondamentaliste et obtenir des États-Unis des subsides, tout en contrôlant leurs mouvements et en les infiltrant ;

– enfin, le général Moucharraf, chef de l’état-major de l’armée avant son coup d’État, avait travaillé de longue date avec les islamistes pour qu’ils infiltrent le Cachemire. Or, il faut garder à l’esprit que le maintien d’une guerre larvée avec l’Inde justifie politiquement le poids de l’armée pakistanaise sur la nation, au nom de la défense de son intégrité et de l’Islam.

2.  Les mutations sociales dans la province du Sindh

Deuxième conséquence du conflit afghan, la province du Sindh, vivier économique du Pakistan et fief du Pakistan People’s Party de la famille Bhutto, a subi d’importantes mutations. Le Pakistan a en effet accueilli sur son sol, depuis 1979, plusieurs vagues de réfugiés afghans qui ont culminé jusqu’à 6 millions de personnes. C’était une lourde charge pour un pays encore pauvre. Si 3,5 millions de personnes, majoritairement pachtounes, sont définitivement retournées en Afghanistan, un million est demeuré au Pakistan où les conditions de vie sont meilleures. La grande majorité s’est installée dans la région du Sindh et dans la ville de Karachi. Par leur afflux, les réfugiés ont amené une pression à la baisse sur les salaires, provoquant la paupérisation de travailleurs sindhis déjà mal rémunérés. Ces derniers reprochaient en outre aux immigrants pachtounes afghans de leur avoir pris leurs emplois dans les secteurs de l’assainissement, des transports publics (bus) et privés (taxis et minibus).

En 2002, Karachi rassemblait de 12 à 16 millions d’habitants en journée (18 à 20 millions actuellement) sous l’effet de la poussée démographique et de l’immigration. La ville n’a jamais ressemblé à un capharnaüm comme l’évoquent trop complaisamment certains articles de presse. Elle a été de tout temps solidement administrée par une municipalité élue, elle disposait d’une police et l’armée y avait mis en place de discrets groupes paramilitaires qui la quadrillaient et recherchaient des informations.

Le dynamisme économique a attiré des immigrants d’Afghanistan et d’Inde ainsi que de la main-d’œuvre en provenance d’autres régions du Pakistan. Aux Sindhis originaires de la région, se sont ajoutés au fil du temps 5 millions de Pachtounes pakistanais et Afghans ainsi que des Mohandjirs (immigrés venus d’Inde). Pour beaucoup d’observateurs, les Pachtounes ont apporté à Karachi une pratique de l’Islam qui y était inconnue. Ce serait par leur biais que les mouvements radicaux, notamment des éléments d’Al Qaida, se seraient implantés dans une ville qui, malgré le contrôle policier, est propice à la dissimulation par le seul fait de sa densité démographique. Il existe une hypothèse selon laquelle Oussama ben Laden y résiderait, s’y sentant plus à l’abri que dans les territoires du Nord Ouest.

Karachi, comme les autres grandes villes du Pakistan que sont Lahore, Peshawar, Islamabad ou Rawalpindi, était en proie à une violence endémique depuis la fin des années 90. Ce n’était pas pour autant une ville à feu et à sang. Un sondage montrait que les préoccupations des Pakistanais concernaient d’abord l’emploi, les revenus, le logement, l’éducation et les transports publics. La crainte du terrorisme ne venait qu’en treizième position. Aussi les employés de la DCN ont pu aisément avoir l’impression de vivre dans une ville normale, au milieu d’une population d’autant plus accueillante qu’elle est issue d’une des plus vieilles civilisations du monde. Pour autant, les débats sur la violence, expression de la crise sociale et morale que traversait le Pakistan, étaient bien présents.

3. La mutation des mouvements islamistes

Sur le papier, les mouvements islamistes pakistanais se divisent en deux catégories: ceux qui, comme la Jamal Islamiya, conduisent une action sociale (aide alimentaire, santé, éducation, charité…) en se substituant auprès des populations à des services publics défaillants ou inexistants; ceux qui se livrent au terrorisme pour des raisons idéologiques et/ou pratiques. Les cloisons ne sont pas forcément étanches entre ces deux catégories, des mouvements terroristes comme le Lashkar e Taiba disposant d’une vitrine sociale.

Avant 2001, l’armée pakistanaise et les militants islamistes travaillaient selon un modus vivendi qui profitait aux deux parties : les djihadistes servaient la stratégie de l’armée dans le conflit asymétrique qu’elle conduisait au Cachemire et en Afghanistan ; l’armée, de son côté, ne réprimait pas l’activité des islamistes, se limitant à les surveiller ou à les manipuler, car ces derniers ne souhaitaient pas renverser le régime. Il convient de rappeler que le Pakistan est depuis son indépendance un État islamique qui a appliqué la Charia à plusieurs reprises. Les mouvements radicaux s’accommodent du pouvoir et de la société plutôt conservatrice dans laquelle ils évoluent, tout en sachant que la majorité des Pakistanais est hostile au fondamentalisme.

Après l’attentat du 11 septembre 2001 et le discours du général Moucharraf de janvier 2002, ce pacte a été rompu. Les mouvements islamistes ont jugé qu’ils étaient trahis et se sont retournés contre l’appareil militaire pakistanais. La pression que les États-Unis ont fait peser sur le Pakistan après le 11 septembre 2001 a conduit dans un premier temps à l’affaiblissement de nombreux mouvements islamistes, dont les militants ont été temporairement arrêtés. Mais la pauvreté, source de bien des frustrations, est un vivier permanent d’autant qu’une importante minorité de la population pakistanaise adhère au modèle de société prôné par les islamistes. Ces derniers disposent de relais au Parlement et dans la presse, notamment celle de langue ourdoue. Les mouvements ont donc continué à recruter et ont adapté leurs méthodes à la nouvelle donne. Ils se sont sous-traités certaines actions en fonction de leurs capacités. Les militants, autrefois fidèles à leur organisation d’origine où ils faisaient en quelque sorte carrière, n’ont pas hésité à changer d’allégeance. Enfin, face à des mesures de protection rapprochée qui rendaient plus difficiles les meurtres de personnalités, les attentats sont devenus indifférenciés. Ils se sont déroulés de jour avec l’objectif de faire le plus de victimes au moyen d’explosifs, alors qu’ils se produisaient auparavant de nuit.

La politique de répression affichée par les autorités a également conduit les mouvements islamistes à se dissoudre volontairement et à se fragmenter. Le Lashkar e Taiba, sentant sa dissolution proche, a ainsi réalisé certains de ses avoirs financiers en or, plus facilement négociable et a modifié son conseil d’administration en recourant à des militants issus du Cachemire et non plus du Pendjab. Quand sa dissolution a été effective, ses militants ne sont restés qu’un bref temps en prison. La multiplication des mouvances issues des fragmentations a rendu très difficile leur identification, leurs motivations, les liens qu’ils ont tissés entre eux, leurs rapports éventuels avec l’armée pakistanaise ou Al Qaida qui, l’une et l’autre, ont pu les manipuler.

Deobandisme, Lashkar e Janvi et Harakat Ul Moudjahidin

Le mouvement deobandi est né vers 1858 dans la ville de Deoband, en Inde, au Nord de l’Uttar Pradesh. Il s’agit d’un courant de pensée qui s’est développé en réaction à la colonisation britannique et qui préconisait le retour à un Islam pur. Les deobandis se sont toujours défendus d’avoir suscité le recours au terrorisme (ils l’ont condamné en 2008) mais leur pensée a inspiré les mouvements islamistes pakistanais. À l’indépendance du Pakistan, elle est ainsi à la base de la création d’un parti, le Jamiat Ulema e Islam. Plusieurs mouvements satellites ont gravité autour de ce parti, certains en milieu étudiant, d’autres dans la mouvance terroriste. Le Sipah e Sahaba (mouvement de l’armée du prophète) est issu de cette dernière mouvance.

Parmi les mouvements qui sont évoqués comme auteurs de l’attentat de Karachi figure le Lashkar e Janvi, également orthographié Lashkar e Janghvi, que l’on retrouve parfois sous l’appellation Harakat Ul Djihad al Islami. Mouvance dissidente du Sipah e Sahaba, le Lashkar a été fondé vers 1995 par Riaz Basra et tire son nom d’un fondateur du Sipah, Nawaz Janvi. La raison de la dissidence provient du fait que les éléments les plus radicaux du Sipah reprochaient à la direction d’établir un dialogue avec certaines organisations chiites. Le Lashkar a rapidement disposé d’environ 500 militants et a installé une base d’entraînement à Surobi, en Afghanistan. Ses militants, pour la plupart éduqués dans les écoles coraniques du Pendjab et de la frontière afghane, ont la réputation d’agir avec précision et efficacité. Le Lashkar e Janvi est considéré comme l’un des plus dangereux mouvements terroristes sunnites. Des dizaines de meurtres de civils chiites et celui d’un diplomate iranien lui sont attribués. Il aurait attenté à trois reprises, sans succès, à la vie du général Moucharraf, à celle de Nawaz Sharif et à celle de son frère, alors gouverneur du Pendjab. Il est considéré sur la base d’informations relativement fiables comme l’auteur de l’attentat de Karachi contre les personnels de la DCN et partage avec le Harakat Ul Moudjahidin l’éventuelle responsabilité du meurtre de Daniel Pearl.

Le Lashkar e Janvi entretient des relations ambiguës avec le Sipah dont il est issu. Les liens demeurent, soudés par l’anti chiisme qui anime les fondateurs, mais le Sipah a un discours et des ambitions politiques alors que le Lashkar se définit par l’action armée. Il se permet en conséquence de verser dans l’extrémisme le plus dur. Soucieux de défendre son idéologie, il appelle régulièrement les journaux pour justifier et revendiquer ses attaques et décrit ses actions dans un magazine en langue ourdoue, Inteqame Haq (la juste vengeance), envoyé aux membres du Gouvernement, aux hauts fonctionnaires et aux cadres supérieurs de l’armée et de la police.

Le Lashkar e Janvi est très difficile à infiltrer car il est peu hiérarchisé. Il est divisé en petites cellules de 5 à 8 membres, principalement implantées au Pendjab. Elles sont entraînées à agir en autonomie, sans appui particulier. La mort de Riaz Basra le 14 mai 2002, six jours après l’attentat de Karachi, puis celle de son successeur Akram Lahori, n’ont pas affaibli le mouvement, qui a recouru de plus en plus fréquemment aux attentats suicide à partir de 2003.

Le mouvement Harakat Ul Moudjahidin (HUM) figure parmi ceux qui pourraient avoir commis l’attentat de Karachi s’il s’avérait que ce n’était pas le Lashkar e Janvi. Né vers 1985 sous le nom de Harakat Ul Ansar, ce groupe se rattache idéologiquement au parti politique Jamiat Ulema e Islam, dont le radicalisme religieux est connu. Très lié à Al Qaida, le HUM a commis de nombreuses attaques contre les forces de la FIAS en Afghanistan, avant d’étendre ses activités au Cachemire, puis de s’implanter à Karachi. L’un de ses chefs, Ahmed Omar Cheikh, est désigné comme l’auteur de l’enlèvement et du meurtre du journaliste américain Daniel Pearl.

C. UN CYCLE DE VIOLENCES SANS PRÉCÉDENT DEPUIS 2001

L’une des questions centrales qui se pose sur l’attentat de Karachi est sa prévisibilité. Considérer qu’il s’inscrivait dans un cycle de violence conduit à première vue à attribuer cet attentat aux islamistes, dans une optique d’hostilité à l’Occident qui apparaissait en plusieurs points du territoire pakistanais. On ne peut cependant exclure a priori que le commanditaire ait profité du climat de violence pour instrumentaliser ou simplement rémunérer un mouvement radical pour qu’il commette l’attaque contre le bus de la DCN.

Alors que le Pakistan connaissait de 10 à 20 attentats majeurs par an dans la période de 1996 à 1999, il en a subi environ 60 en 2001 et 2002. Les plus spectaculaires ont été les suivants :

Avant l’attentat de Karachi :

• 18 mai 2001 : attentat antisunnite à Karachi, attribué aux chiites, qui a fait six morts, dont Saleem Qadri président du Sunni Tehreek, parti sunnite extrémiste. Depuis plusieurs années, les mouvements extrémistes sunnites et chiites s’affrontaient dans un cycle sans fin. Les chiites constituent environ 15 % à 20 % de la population.

• 20 septembre 2001 : perpétré à Sialkot (Nord-Est), cet attentat, qui a fait cinq morts, n’a pas été revendiqué.

• 28 octobre 2001 : cet attentat anti chrétien a fait dix-huit morts. Cinq hommes ont ouvert le feu sur des fidèles réunis pour la messe à l’église Saint Dominique, dans la ville de Bahâwalpur (Pendjab). Le massacre n’a pas été revendiqué, mais il aurait été le fait de fondamentalistes musulmans. Les chrétiens, qui représentent 2 % de la population (3 millions de personnes), étaient souvent victimes de violence au Pakistan, mais jamais la minorité chrétienne n’avait été la cible d’un attentat aussi meurtrier.

• 21 décembre 2001 : meurtre de Ehteshamuddin Haider, frère aîné du ministre de l’Intérieur Moinuddin Haider, abattu par des assaillants près de Soldier Bazaar à Karachi

• 23 janvier 2002 : enlèvement puis assassinat du journaliste américain, Daniel Pearl, à Karachi. Il résidait non loin de l’hôtel où logeaient les personnels de la DCN.

• 26 février 2002 : dix personnes tuées et onze blessées dans une attaque contre une mosquée chiite de Rawalpindi. L’attentat a été attribué au mouvement extrémiste sunnite Sipah-e-Sahaba, coutumier des attaques antichiites au Pakistan.

• 17 mars 2002 : attentat anti-occidental à Islamabad, avec cinq morts dans une église protestante de l’enclave diplomatique. Deux hommes ont fait exploser huit grenades dans une église protestante, surtout fréquentée par des familles d’Occidentaux en poste. «Les terroristes veulent montrer qu’ils peuvent continuer à frapper les Américains, quand ils veulent, où ils veulent», avait commenté un policier. «Y compris dans le sanctuaire de l’enclave diplomatique», supposé être le plus sûr du pays, dont l’accès est filtré et contrôlé par de nombreux barrages. Le milieu diplomatique estimait le message «très clair», vis-à-vis à la fois des États-Unis et du gouvernement pakistanais, rallié à la coalition internationale contre le terrorisme.

• 25 avril 2002 : douze personnes, principalement des femmes et des enfants, tuées et trente blessées par une bombe qui avait explosé lors d’un rassemblement de dix mille fidèles de la minorité chiite, venues commémorer la mort du petit-fils du prophète Mahomet, l’imam Hussein.

• 7 mai 2002 : Un érudit religieux, le professeur Malik Ghulam Murtaza, son chauffeur et un policier ont été tués par deux hommes armés dans la ville d’Iqbal.

• 8 mai 2002 : attentat de Karachi contre le bus de la DCN.

Après l’attentat de Karachi :

• 14 juin 2002 : attentat anti-occidental à Karachi, un chauffeur kamikaze ayant précipité sa camionnette bourrée d’explosifs sur le mur du consulat américain, tuant au moins dix personnes. L’opération a été revendiquée par un groupe pakistanais jusqu’alors inconnu « Al Qanoun » (la loi).

• 13 juillet 2002 : Douze personnes, dont neuf Européens, blessées dans le nord du Pakistan lors d’une attaque contre un car de touristes.

• 5 août 2002 : Six personnes abattues et quatre autres blessées dans l’attaque d’une école missionnaire protestante qui accueillait 146 élèves de 6 à 18 ans, en majorité étrangers, dont 30 Américains. L’école était située à Murree, à 40 km au nord d’Islamabad.

• 9 août 2002 : Trois infirmières tuées dans l’attaque de la chapelle d’une clinique affiliée aux églises presbytériennes pakistanaise et américaine, située à Taxila, à 20 km au Nord d’Islamabad. Vingt-trois personnes ont en outre été blessées. Toutes les victimes étaient pakistanaises. La presse pakistanaise a qualifié cet hôpital de soft target (cible facile).

• 24 septembre 2002 : Karachi était de nouveau la cible d’un attentat terroriste, visant la communauté chrétienne. Deux hommes sont entrés dans les locaux d’une ONG chrétienne, l’Institut pour la paix et la justice. Les sept travailleurs sociaux présents ont été attachés sur leur chaise, puis tués.

• 16 Octobre 2002 : huit personnes blessées dans une série d’explosions par colis piégés à Karachi.

• 15 novembre 2002 : explosion dans un bus à Hyderabad, dans la province du Sindh, qui a tué deux personnes et blessé neuf autres.

• 5 décembre 2002 : explosion du consulat de Macédoine à Karachi. Trois personnes ont été retrouvées, égorgées, dans les décombres. Les enquêteurs ont fait le lien avec l’interception, en mars 2002, de militants islamistes pakistanais à Skopje, en Macédoine.

• 25 décembre 2002 : cet attentat était hautement symbolique, intervenant le jour de Noël. Trois personnes ont été tuées et dix blessées après une explosion dans une église protestante de la province du Pendjab. La veille, les services de sécurité pakistanais avaient trouvé un sac en plastique contenant deux grenades et une trentaine de cartouches à proximité de l’église Saint-Thomas d’Islamabad, où des chrétiens de la capitale célébraient l’office de Noël. La découverte avait été effectuée à la suite d’un appel anonyme annonçant qu’une bombe avait été placée dans le lieu de culte.

Ce cycle de violences appelle plusieurs remarques. En premier lieu, les attentats antichiites et les actes de vengeance antisunnites qui en résultaient ne datent pas de 2001. Ils sont largement antérieurs et sont le prolongement sur territoire pakistanais du conflit entre l’Iran chiite et l’Irak sunnite. De nombreux mouvements pakistanais ont été financièrement aidés par les États du Golfe persique. En second lieu, les attentats de 2001 et de 2002 ont visé quatre cibles, mais à des périodes précises : des sunnites et des chiites, dans le cadre de la rivalité séculaire des deux principales familles de l’Islam ; des chrétiens pakistanais et des occidentaux, ces derniers se trouvant soit sur leur lieu de travail, soit dans une église. La chronologie des attentats montre ensuite que les attaques anti occidentales se sont multipliées après l’intervention des forces de l’OTAN en Afghanistan.

De novembre 2001 à janvier 2002, les taliban et les partisans d’Al Qaida ont perdu leurs positions en Afghanistan, le point d’orgue étant la chute de Kandahar, bastion d’où étaient issues les dynasties royales pachtounes.. Nombreux sont ceux qui se sont réfugiés au Pakistan, dans les territoires du nord ouest où ils étaient à l’abri des forces de la coalition. Les liens avec les radicaux pakistanais étaient anciens et denses, et cette vague d’attentats s’analyse comme une première réaction à l’invasion de l’Afghanistan. Dans ce contexte, les employés de la DCN ont pu constituer une cible parmi d’autres. Logeant en plein centre de Karachi, dans un quartier où se pressait beaucoup de monde, il était aisé de les observer sans être remarqué et de relever que leurs trajets et horaires étaient réguliers.

Il convient enfin de souligner un élément fondamental : aucun attentat, semble-t-il, n’a visé l’armée pakistanaise à cette époque. Des hommes politiques en fonction ou dans l’opposition, et non des moindres (le général Moucharraf, Nawaz Sharif…) ont échappé de justesse à la mort, d’autres n’ont pas eu cette chance, notamment des gouverneurs en province, mais en revanche les militaires ou leurs installations n’ont fait l’objet d’aucune attaque. Or, les personnels de la DCN étaient protégés par la marine pakistanaise et ils ont eu le sentiment qu’à ce titre, ils ne pouvaient constituer une cible, à tout le moins ne pas constituer une cible prioritaire. La perception du danger a été plus ou moins aiguë, certains rescapés de l’attentat ayant déclaré lors de leur audition qu’ils étaient parfaitement conscients de la dangerosité de leur environnement quand d’autres ont admis se sentir en sécurité. Dès lors, la question qui se pose est de savoir si le risque d’attentat a été sous-estimé par les personnes et autorités qui avaient .la charge de déterminer les mesures de protection des employés.

D. LA SOUS-ESTIMATION DU RISQUE ?

La mission d’information a procédé à l’audition de plusieurs spécialistes du Pakistan afin de comprendre l’environnement politique et social dans lequel vivaient les employés de la DCN à Karachi. Tous ont souligné la montée de la violence à la fin des années 90 et les facteurs sociaux qui l’expliquaient. Deux d’entre eux, Mme Maryam Abou Zahab, universitaire et M. Frédéric Grare, diplomate, qui ont vécu et beaucoup voyagé au Pakistan, ont tenu ces propos : « L’information que nous avions en permanence, qui se savait, était que les personnels étaient mal protégés. Ils ont pu constituer une cible par défaut » (M. Grare). « Les Français étaient une soft target, une cible facile. J’ai été très surprise d’apprendre qu’ils logeaient au Sheraton et que tous les matins, à la même heure, un minibus venait tous les chercher. Compte tenu du contexte de Karachi de l’époque, c’était presque suicidaire. Cela a été un choc pour moi de l’apprendre. Le terrain justifiait des mesures de sécurité plus solides » (Mme Abou Zahab).

En écho à ces déclarations, les employés de la DCN blessés dans l’attentat, leurs représentants syndicaux et des membres de la direction qui se rendaient sporadiquement ou régulièrement à Karachi ont confirmé que les ingénieurs et techniciens français présents sur place, tout en se conformant à des règles de sécurité et en ayant conscience du danger qui régnait, étaient relativement libres de leurs mouvements et ne pensaient pas être une cible.

1. Éléments sur la vie des employés de la DCN à Karachi

Les employés de la DCN étaient à Karachi pour accomplir un travail : assister la marine pakistanaise dans le cadre du transfert de technologie prévu par le contrat pour la construction, sur place, de deux sous-marins Agosta. La vie qu’ils menaient était régulièrement rythmée par le départ vers le chantier naval où ils passaient la journée puis par le retour en fin d’après-midi vers leur villa ou leur hôtel. Ils travaillaient six jours sur sept. En fonction de la tension qui régnait à Karachi, ils étaient libres d’aller où bon leur semblait en soirée, ou étaient au contraire consignés à leur hôtel.

Plusieurs éléments ont été confirmés par l’ensemble des personnes auditionnées :

– Le principe d’une présence d’employés de la DCN à Karachi pour assister leurs homologues pakistanais, prévu dans le contrat, a fait l’objet de réactions contrastées de la part des syndicats ou des employés eux-mêmes. Quelques techniciens n’ont pas voulu s’y rendre. Les ingénieurs en charge du système Messma auraient préféré les tester d’abord en France plutôt que directement au Pakistan. Les personnes expatriées à Karachi l’ont été sur la base du volontariat car le travail sur place était intéressant. L’équipe de la DCN a compté jusqu’à une centaine de personnes à certaines époques.

Les ingénieurs et les ouvriers de la DCN n’avaient pas les mêmes conditions de logement. Les ingénieurs habitaient des villas réparties dans Karachi et se rendaient au chantier dans une voiture avec chauffeur. Ce cas est classique dans un pays où la main-d’œuvre n’est pas chère. Il a permis de les protéger car ils étaient moins facilement identifiables. Les ouvriers, pour leur part, ont logé dans différents hôtels. En 1997 et 1998, ils ont été logés au Sheraton, dans un quartier où la foule est très dense. En 1999, ils ont été transférés à l’hôtel Marriott, considéré comme un endroit très dangereux, car à proximité du consulat des États-Unis. Ensuite, après une période où ils ont résidé dans des sortes de baraquements, selon les termes de M. Michel Bongert, ils ont à nouveau été logés au Sheraton, jusqu’en mai 2002.

– La mission d’information prend acte de la différence de traitement entre les cadres et les ouvriers, également relevée par plusieurs familles de victimes, qui ont bien perçu qu’elle avait constitué un élément protecteur pour certaines parties du personnel.

– Le fait de loger à l’hôtel, dans un quartier susceptible d’être le théâtre d’actes de violence (le journaliste Daniel Pearl a été enlevé à 500 mètres de l’hôtel Sheraton) n’a jamais été considéré comme une solution idéale. L’équipe responsable de la mise en œuvre du contrat a souvent changé de position sur l’hébergement des personnels. Les transferts du Sheraton vers le Marriott, l’examen de la proposition d’hébergement envoyé par la direction de la Wari Tower montrent bien que les équipes de production, depuis Paris, Cherbourg ou sur place, avaient perçu un danger, même s’il n’était pas identifié. À la mi-septembre 2001, François-Régis Martin-Lauzère, qui visitait le chantier, affirmait que le premier acte quand on exécutait ce type de contrat était de bâtir une base de vie pour les personnels plutôt que de les loger à l’hôtel. D’après les personnels de la DCN, il semble que le ministère français de la défense ait manqué de crédits.

– Les employés de la DCN étaient normalement libres en soirée. Lors des périodes de tension, quand Karachi était secouée par des attentats, quand il y avait des élections ou que la tension internationale suscitait des craintes, ils étaient consignés à l’hôtel. Comme l’a souligné M. Alain Yvetot, de l’équipe de production des sous-marins, « nous avons tout connu à Karachi, qui est, je le rappelle, une ville immense, tentaculaire : des actes mafieux, des émeutes, des attentats religieux, et nos assistants techniques ont souvent été bloqués dans leur hôtel ». Il en a également été ainsi après les élections présidentielles et évidemment après l’attentat du 11 septembre 2001, avant qu’ils soient évacués du Pakistan comme de nombreux ressortissants français. Les familles des employés étaient au courant des phases de calme comme de tension qui régnaient à Karachi. Mme Gisèle Leclerc a ainsi rappelé que les employés étaient consignés dans leur chambre la veille de l’attentat.

– Apparemment, les techniciens bénéficiaient d’une protection discrète et légère quand ils se déplaçaient en ville en étant suivis par un ou deux policiers. Les mesures de sécurité semblent avoir été plus ou moins bien acceptées. «  Le nombre de contraintes que j’ai pu appliquer sur leur vie privée a suscité des réactions dans le groupe » (M. Gérard Clermont). Plusieurs témoignages, rappellent les difficultés de son travail : « Il avait un rôle difficile, maintenir un minimum de discipline au sein d’un groupe qui a compris jusqu’à une centaine de personnes » (M. Alain Yvetot).

2. L’itinéraire et le mode de transport

Les employés de la DCN ont été considérés par plusieurs spécialistes comme une cible facile en raison de leur itinéraire, quasiment intangible, de leurs horaires de déplacement, fixes le plus souvent, et de leur mode de transport dans un bus, ce qui rendait inévitable un nombre élevé de victimes. Tel n’aurait pas été le cas s’ils avaient circulé dans plusieurs minibus ou des voitures particulières, dans lesquelles ils auraient été malaisés à repérer.

a) L’itinéraire et l’horaire

Les témoignages des personnes qui ont vécu sur place s’accordent pour confirmer que compte tenu de la configuration de Karachi et des axes de circulation, il était très difficile de changer l’itinéraire qui conduisait de l’hôtel Sheraton jusque vers le chantier naval. « On a changé une fois de parcours, le 12 septembre 2001, mais vu la circulation et les rues à prendre, notre trajet a été très long. Là où était placé le chantier naval de Karachi, il était impossible de suivre un autre chemin que celui que nous avons emprunté de septembre 2001 jusqu’au jour de l’attentat » (M. Christophe Polidor). L’expérience, tentée le lendemain des attaques du 11 septembre, n’a pas été renouvelée. Pour M. Gérard Clermont, responsable du site, le trajet, déterminé par la marine pakistanaise, était le plus simple et le plus court, avec de nombreux policiers qui ouvraient le chemin au bus. Sur ce, l’itinéraire n’a pas constitué l’élément déterminant de l’attentat puisque les terroristes s’en sont pris au bus de la DCN lorsqu’il stationnait devant l’hôtel.

« Du moins le bus aurait-il pu changer d’horaires », d’après plusieurs rescapés, ce qui aurait placé les auteurs de l’attentat devant une incertitude permanente. Cette idée semble évidente : interrogé sur ce point, M. Gérard Clermont a déclaré: « J’ai fait plusieurs tentatives pour changer les horaires. J’ai une fois tenté de retarder l’horaire de retour du bus – jamais celui du matin – vous ne pouvez imaginer les remarques que j’ai eues sur ce sujet ! J’ai aussi essayé une fois d’avancer son départ en prévenant le personnel au dernier moment. Il y a eu également beaucoup de protestations ». Ce témoignage est contesté par des rescapés ainsi que par les familles des victimes. «  Je suis arrivé à Karachi le 2 avril 2002 et j’ai constaté que nous partions chaque jour à la même heure pour suivre le même trajet » (M. Gilles Sanson). «  Si une parole de victime peut parfois être mise en doute, vous pouvez interroger le directeur de site de l’époque, M. Alain Yvetot, qui vous le confirmera » (Mme Magali Drouet).

b) Le mode de transport

Les employés de la DCN qui logeaient à l’hôtel Sheraton étaient acheminés chaque jour vers leur chantier dans un bus. Ce mode de transport a clairement représenté un risque dont les employés étaient conscients. «  Quand nous sommes revenus au Pakistan, le 8 janvier 2002, nous avons souhaité un transport en plusieurs véhicules pour répartir les risques. On nous a rétorqué que c’était trop cher » (M. Gilbert Eustache, rescapé de l’attentat). «  Nous avions conscience du danger et nous souhaitions répartir les risques, les diluer » (M. Michel Bongert, rescapé de l’attentat). Alors qu’ils étaient transportés dans des minibus au début de la mise en œuvre du contrat, ils ont ensuite été regroupés dans un seul bus, fourni par la marine pakistanaise, semble-t-il blindé – quelle était la qualité du blindage ? - mais de couleur vive. Le bus était gardé par un militaire, présent à bord, mais il semble, d’après le témoignage d’un employé rescapé, que ce garde « finissait sa nuit » et qu’il n’était pas en condition physique optimale pour réagir à un danger. Dans le contexte de l’époque, ce bus représentait indubitablement une cible. Il permettait à un agresseur de maximiser le nombre de victimes. Il est étrange que la marine pakistanaise ait effectué ce choix et que les responsables français en charge de la sécurité (consulat de France, Gérard Clermont) l’aient avalisé alors que les employés et leurs familles, qui n’étaient pas des spécialistes de la sécurité, avaient perçu un danger potentiel.

Au-delà des interrogations qui se posent sur l’hébergement ou le transport, la question qui reste posée est de savoir si les autorités en charge de l’évaluation des risques, le ministère de la défense, le poste diplomatique, la DCN et les responsables de site ont été suffisamment vigilants dans la détermination de mesures qui auraient permis de mieux assurer la sécurité des employés.

3. La détermination des mesures de sécurité avant et après le 11 septembre 2001

Qui était responsable de la sécurité des techniciens de la DCN à Karachi ? La réponse ne peut être que nuancée car il apparaît que l’analyse du danger potentiel et la détermination des mesures à prendre relevaient de plusieurs niveaux.

La sécurité était évaluée à un niveau politique. La marine pakistanaise avait déterminé les mesures à prendre en liaison avec le prédécesseur de M. Gérard Clermont (bus blindé, escorte policière) tandis que le consulat de France à Karachi, en liaison avec l’ambassade de France à Islamabad analysait régulièrement l’état de la sécurité au Pakistan et plus particulièrement à Karachi. M. Alex Fabarez a confirmé « qu’avant l’attentat, DCN travaillait comme toutes les sociétés françaises au Pakistan et appliquait les règles de sécurité fixées par le consulat de France à Karachi. Nous étions en relation directe avec le consulat qui avait la responsabilité de déterminer le niveau de protection à mettre en œuvre ».

Il est extrêmement regrettable que le ministère des affaires étrangères ait fait preuve de négligence à l’égard de la mission d’information en ne lui transmettant pas les télégrammes diplomatiques et notes qui auraient permis d’évaluer le travail des diplomates en poste. Cette attitude est d’autant plus incompréhensible que les rares notes dont disposent les membres de la mission, qui lui ont été fournies par la CGT de DCNS Cherbourg, indiquent que le consul de France à Karachi (M. Gilles Bonnaud) semble avoir pris correctement la mesure du risque.

DCN Log, qui s’occupait de tous les aspects matériels et logistiques du contrat – y compris de la vie des employés de la DCN – disposait sur place d’un chef de site, M. Gérard Clermont, dont le titre en Anglais était senior advisor. Travaillant sur le projet à partir de 1995, recruté par DCN Log en 1997, il est arrivé à Karachi en 1999. D’après son témoignage, le poste de M. Clermont était défini dans le contrat mais son rôle ne l’était pas clairement et il n’avait pas d’autorité sur les employés de la DCN en dehors du chantier. Il remplissait principalement un rôle de gestionnaire à l’intérieur de l’arsenal et d’agent de liaison avec l’état-major de la marine. Il rendait compte chaque semaine de l’avancement de la construction des sous-marins et des mesures de sécurité au chef de projet de la DCN.

L’une de ses tâches était de s’informer sur la situation générale au Pakistan, qu’il effectuait à partir de réunions au consulat de France à Karachi et de la lecture de journaux. Le consulat, qui avait certainement accès à des informations plus précises que M. Clermont sur la vie politique pakistanaise et sur les mouvements terroristes qui opéraient dans le pays jouait un rôle important dans l’analyse de la situation sécuritaire. Celle-ci était en constante évolution, ce qui conduisait M. Clermont à modifier les règles de déplacement et de sécurité en fonction des informations qu’il recevait. D’après ses propos, cette contrainte sur la vie des employés de la DCN suscitait parfois leur opposition. « On faisait des exercices de regroupement deux fois par an et certaines personnes s’y refusaient systématiquement » a-t-il déclaré.

Il est clair en revanche qu’il y a eu deux périodes pour les employés de la DCN : avant et après l’attentat du 11 septembre 2001. Malheureusement, la mission d’information ne peut déterminer ce qui a fondamentalement changé en la matière, le ministère des affaires étrangères ayant refusé de lui donner la moindre information. Le colonel Jean-Pierre Seznec, ancien attaché de défense à l’ambassade de France au Pakistan (2001 – 2004) a livré à la mission des faits connus, à savoir la montée de l’hostilité aux Occidentaux après le 11 septembre 2001, puis après les bombardements du 7 octobre 2001 sur l’Afghanistan.

Évoluant dans un pays et une ville dont la vie quotidienne était émaillée de violences, les employés de la DCN ont obéi à plusieurs régimes de protection. Jouissant d’une grande liberté de mouvement quand Karachi était calme, ils ont été consignés à leur hôtel ou villa en périodes de troubles.

À l’annonce de l’attentat du 11 septembre 2001 qui, rappelons-le, a provoqué certaines scènes de liesse dans plusieurs villes du Pakistan, et après que les États-Unis ont mis en cause le 12 septembre le Pakistan pour son soutien aux taliban, les principaux cadres de la DCN ont tenu plusieurs réunions à Paris. L’atmosphère à Karachi était évidemment tendue, l’armée pakistanaise s’étant déployée autour du chantier naval par crainte de représailles américaines. Les employés de la DCN ont travaillé sur le chantier le 12 septembre, comme à l’accoutumée. Le 13 septembre, M. Jean-Marie Poimbœuf, alors directeur général de la DCN, a ordonné le rapatriement des personnels présents à Karachi (près d’une centaine de personnes). Seul est resté un petit nombre d’employés. La décision de M. Poimbœuf anticipait les consignes de l’ambassade de France et du consulat à Karachi, d’après M. Clermont. Dans les semaines qui ont suivi cette évacuation, M. Clermont est retourné à plusieurs reprises à Karachi pour évaluer la situation locale avec le consulat de France.

Pour la direction de la DCN, faire revenir les techniciens à Karachi était impératif afin de respecter les termes du contrat, mais elle a estimé que la décision revenait au ministère de la défense. Vers la mi-octobre 2001, une délégation de la DCN, conduite par M. Poimbœuf et composée de MM. Yvetot, Fabarez et Delcourt, a été reçue au cabinet du ministre de la défense (à l’époque M. Alain Richard) par le conseiller aux affaires internationales, la conseillère chargée des affaires sociales, deux diplomates du Quai d’Orsay et l’amiral Barbier. Le ministère de la défense souhaitait recueillir l’avis du Quai d’Orsay sur le principe d’un retour des techniciens à Karachi. Sur la base des informations transmises depuis Karachi, la décision de retourner à Karachi a été prise et transmise à la DCN dans les quinze premiers jours de novembre 2001. D’après M. Poimbœuf, c’est après l’attentat qu’a été mis en place le principe d’un regroupement des techniciens de DCN et de leur transport dans le même bus.

Après le retour des techniciens de la DCN à Karachi, aucun protocole spécifique n’a été mis en place pour leur sécurité, si ce n’est le regroupement d’une partie d’entre eux dans le même hôtel. La raison en est que l’attentat du 11 septembre était considéré comme un événement extérieur. La tension était certes forte au Pakistan, mais les attentats visaient essentiellement les Pakistanais non sunnites, à savoir les chiites et les chrétiens. Cette décision de regroupement a eu pour effet de les exposer collectivement.

4. La sous-estimation des risques ?

Interrogés par la mission, les employés de la DCN rescapés de l’attentat comme les membres de la direction de la DCN ont tous unanimement déclaré que l’attaque du 8 mai 2002 constituait une surprise, même s’ils avaient conscience d’un danger en suivant l’actualité. Les experts en stratégie se sont montrés plus circonspects, compte tenu de la dégradation de la sécurité au Pakistan.

Les employés se sont sentis protégés par le fait de travailler pour le compte de la marine pakistanaise. Les taliban et autres radicaux ne s’attaquaient jamais à cette époque à l’armée pakistanaise et c’étaient plutôt les ressortissants américains ou leurs institutions (comme les églises évangéliques) qui semblaient attirer sur eux la haine de l’Occident. L’engagement français en Afghanistan ne suscitait pas d’hostilité.

Pour autant, plusieurs employés de la DCN ont restreint leurs déplacements dans Karachi après y être revenus, ayant noté un net changement d’atmosphère dans la ville. Certains voulaient rentrer en France, des sociétés sous-traitantes souhaitaient rapatrier leurs collaborateurs mais la DCN aurait fait pression pour que chaque personne reste à son poste. Il y avait bien de leur part la perception confuse d’un danger. Ils ne pensaient pas être la cible directe d’un attentat mais considéraient qu’ils pouvaient être victimes d’autres événements, comme une bombe explosant sur un marché.

M. Gérard Clermont a résumé cette situation ambivalente en déclarant : « Nous n’étions pas inconscients, mais nous ne nous sentions pas directement menacés. Sur l’affaire Daniel Pearl, à l’époque, ce n’était pas clair. Il était présenté comme un agent du renseignement américain. L’attentat contre la chapelle chrétienne d’Islamabad m’avait beaucoup plus inquiété car j’avais l’impression que cela se rapprochait de nous. Le consulat général nous disait que nous, à la DCN, n’aurions jamais aucun problème, car protégés par la Pakistan Navy. Au Pakistan, l’armée, c’est l’État. Un Pakistanais n’aurait jamais attaqué l’armée. La protection de l’armée était quelque chose. On nous suivait même pendant nos soirées ».

Le colonel Jean-Pierre Seznec, ancien attaché de défense à l’ambassade de France au Pakistan de 2001 à 2004, a confirmé ce sentiment : «  Le consul général à Karachi était néanmoins plus directement responsable de la sécurité des Français. La marine pakistanaise assurait également leur protection. À l’époque, ils ne se sentaient pas menacés. C’est bien après l’attentat que des mesures drastiques ont été prises… Le bruit de fond était que la menace venait de groupes djihadistes, on ne parlait pas de la menace indienne, ni de l’ISI… Personne n’avait connaissance de l’engagement des forces françaises en Afghanistan. Pour les Pakistanais, c’était une affaire essentiellement américaine et britannique… Je n’ai jamais senti de la part de la population d’hostilité particulière à l’égard de la France ».

D’après le témoignage de M. Alain Richard, ancien ministre de la défense de 1997 à 2002, période pendant laquelle le contrat a été mis en œuvre sur place, rien n’indiquait que les personnels de la DCN étaient spécifiquement visés, mais Karachi était surveillée par les services français en tant que plaque tournante du terrorisme. De nombreuses notes remontaient en ce sens à Paris à destination du ministre de la défense. La France avait subi sur son sol quelques mois auparavant les attentats du GIA algérien et observait avec attention tous les mouvements terroristes qui pouvaient agir sur son sol.

Les autorités pakistanaises semblent avoir eu une perception claire du danger. À la fin du mois d’avril 2002, des policiers ont déconseillé aux personnels de la DCN de sortir de leur hôtel. Ils y étaient ainsi consignés lors du week-end qui a précédé l’attentat. Si l’on en croit les propos de M. Gilbert Eustache, rescapé de l’attentat, « le matin du jour de l’attentat, alors qu’il y avait en général une dizaine de passants devant le Sheraton, il n’y avait qu’une mendiante à l’extérieur de l’hôtel », comme si de nombreux habitants de Karachi avaient eu vent de ce qui se préparait.

Fallait-il accorder de l’importance à l’attentat du 17 mars 2002 dans l’église de l’enclave diplomatique d’Islamabad et considérer qu’il visait les Occidentaux et non les seuls Américains ? Fallait-il considérer que la bombe non amorcée, placée très visiblement en février sous la voiture de l’épouse d’un diplomate français constituait un signe avant-coureur ? Fallait-il que la DCN se préoccupât du vol d’une mallette en janvier 2002 qui aurait été arrachée des mains de M. Mustapha Haroun, employé de Deflog ? D’après M. Haroun qui a rendu compte du vol à M. Clermont, cette mallette ne semble pas avoir contenu le moindre plan de déplacement des employés de la DCN mais simplement quelques billets d’avion et des badges… Cet événement, inconnu pour certains, mais confirmés par plusieurs collaborateurs de la DCN, peut tout autant être interprété comme un fait divers, sans lien avec l’attentat (telle est l’opinion de M. Clermont) que comme un acte le préparant… Toujours est-il qu’il a suscité l’inquiétude de certains cadres.

Il est aisé a posteriori d’expliquer rationnellement ce qui semblait inconcevable à une époque. L’attentat de Karachi n’est à l’évidence pas dû au hasard. Il est lié au terrorisme islamique ou au contrat sur les sous-marins Agosta. Les événements qui l’ont précédé peuvent être interprétés dans un sens qui rendait l’attaque inéluctable, compte tenu de la vulnérabilité des employés de la DCN. Ils peuvent aussi n’avoir aucun lien entre eux et relever de causes différentes. La seule certitude est qu’aucun des responsables de la sécurité n’a, semble-t-il, vraiment réalisé à quel point le Pakistan entrait dans une nouvelle ère de son histoire, emplie de violence envers les Pakistanais eux-mêmes comme envers les étrangers. À leur décharge, il leur était très difficile de prévoir le recours à l’attentat suicide, jamais utilisé auparavant, ni même d’envisager que l’armée ou des ressortissants étrangers puissent être visés. M. Gérard Clermont a admis avoir été surpris : « Il y avait tellement de violence. Mais rien ne laissait présager un attentat kamikaze. Je n’ai rien vu venir. ». Certains ont pressenti le risque, confusément ou clairement, mais nul au sein de l’appareil d’État ou de la DCN n’a pris le temps ou été en mesure de le conceptualiser et de proposer une remise en question des procédures de sécurité applicables aux employés de la DCN.

La sécurité des employés de DCN : certitudes et interrogations

Les mesures de sécurité applicables aux employés de la DCN étaient principalement déterminées par le consulat de France à Karachi et mises en œuvre, au moyen de notes, par les senior advisors qui se sont succédé. Celui qui était en poste au moment de l’attentat était M. Gérard Clermont.

Il est inadmissible que le ministère des affaires étrangères n’ait pas répondu en temps et heure aux demandes répétées du président et du rapporteur de la mission d’information d’entendre les diplomates en poste au Pakistan au moment de l’attentat. La mission ne peut en conséquence évaluer le degré de responsabilité du Quai d’Orsay dans l’évaluation des risques. L’attaché militaire en poste à Islamabad en 2002, M. Jean-Pierre Seznec, a eu pour sa part le courage de venir devant la mission d’information, de livrer ses analyses sur la situation au Pakistan, de rappeler que les Français ne se sentaient pas menacés à Karachi, d’où l’énorme effet de surprise qu’a constitué cet attentat.

Les employés de la DCN auraient été plus en sécurité dans plusieurs voitures que dans un seul bus. Il est curieux que cette règle de base pour la prévention des risques ait été oubliée après le 11 septembre 2001, alors que le Pakistan entrait dans une phase de montée de la violence.

Plusieurs signes avant-coureurs ont précédé l’attentat. Ils ont été relevés aussi bien par les employés de la DCN que par M. Gérard Clermont. Les employés ont pris conscience de la vulnérabilité que représentait l’horaire identique qui présidait à leur départ de l’hôtel.

À la décharge des responsables de la sécurité, il était difficile d’imaginer que l’attentat serait effectué par un kamikaze.

II — LE BILAN DES THÈSES EN PRÉSENCE

À l’issue des auditions, trois thèses demeurent en présence : la piste d’un attentat islamiste, une affaire politico-financière liée à la suppression du versement de certaines commissions et la piste indienne, cette dernière hypothèse étant néanmoins plus fragile que les deux précédentes.

En l’absence de documents transmis par le pouvoir exécutif, les trois thèses sont issues des témoignages et intimes convictions des personnes auditionnées par la mission d’information. Ces témoignages ont été plus ou moins étayés. Il en résulte des certitudes, mais aussi des contradictions et de nombreuses questions demeurent en suspens.

L’analyse des thèses est à l’évidence difficile à mener 8 ans après l’attentat. Les carences de l’enquête conduite par les autorités pakistanaises (cf première partie du présent rapport) n’ont pas permis de dégager une piste plus solide qu’une autre. La mission s’est employée à examiner chaque hypothèse au regard des témoignages en sa faveur et du caractère sérieux d’un lien de cause à effet avec l’attentat.

A. LA PISTE ISLAMISTE

Pour plusieurs observateurs de la vie politique pakistanaise et de l’Islam au Pakistan, l’attentat de Karachi n’était pas une surprise. Mme Maryam Abou Zahab va même jusqu’à considérer qu’il était relativement prévisible compte tenu du fait que les personnels de la DCN se déplaçaient à des horaires réguliers et selon un trajet intangible. M. Frédéric Grare a rappelé qu’il était de notoriété publique que les Français étaient mal protégés. Cet attentat s’inscrivait pour eux dans un contexte politique précis dans lequel des groupes radicaux avaient un intérêt à prendre pour cible des Occidentaux.

La piste d’un attentat islamiste a été avancée par la plupart des personnes auditionnées qui travaillent sur les questions de défense ou de stratégie (cf liste en annexe du présent rapport). Elle repose sur une hypothèse reprise par nombre d’observateurs : l’attentat aurait été mis en œuvre par un mouvement islamiste, sans doute le Lashkar e Janvi ou le Harakat Ul Moudjahidin. Le fait qu’il ait pu être réalisé par des islamistes ne signifie pas obligatoirement qu’ils l’aient commandité. Ils peuvent en avoir été volontairement les exécutants pour des raisons idéologiques ou pécuniaires, ou avoir été manipulés.

La piste islamiste exige principalement d’analyser si les mouvements radicaux, Al Qaida et/ou les taliban pakistanais, avaient des raisons précises d’être à l’origine de l’attentat. En revanche, une éventuelle manipulation, aisée dans le contexte de Karachi où les mouvements islamistes sont fragmentés et se sous-traitent leurs actes terroristes, renvoie aux deux autres hypothèses que constituent l’affaire d’État et la piste indienne.

Le modus operandi s’apparente à celui d’islamistes radicaux. On relèvera que l’attentat suicide était inconnu en Asie du Sud avant l’intervention des forces de l’OTAN en Afghanistan. Inspiré par les radicaux du Moyen-Orient, il a été adopté par les taliban afghans et pakistanais quand la surveillance policière et militaire à leur encontre s’est faite plus pesante, rendant difficiles les attentats sur une personne.

1. Les soupçons sur les exécutants

De nombreuses publications émanant de différents organismes officiels (centre français de recherche sur le renseignement, commission de l’immigration du Canada, South Asia analysis group, département américain du Trésor, gouvernement australien) considèrent que les exécutants de l’attentat sont de Karachi et auraient appartenu à la mouvance deobandie. D’après un spécialiste de la question, ils auraient noué des liens avec Al Qaida : Khaled Cheikh Mohamed, organisateur de l’attentat du 11 septembre, arrêté à Karachi et détenu à Guantanamo, aurait avoué que la cellule centrale d’Al Qaida aurait versé entre 4000 et 5000 dollars pour que soit commis l’attentat du 8 mai 2002. Cette information, issue d’éléments recueillis à Karachi et d’indices livrés par les services de renseignements américains à leurs homologues français, est plausible car Al Qaida agit tout autant directement que comme cellule d’assistance financière et technique à des attentats.

D’après les services de renseignement américains, la formation des exécutants aurait été effectuée par Abou Faraj Al-Libbi, de nationalité libyenne comme son nom l’indique, qui appartenait à la cellule centrale d’Al Qaida. Il est considéré comme un spécialiste des explosifs et du géopositionnement et aurait aidé à confectionner le véhicule piégé. Il est détenu aux États-Unis depuis 2005.

Le choix de l’objectif aurait été effectué par Amjad Hussein Farouki, qui, avant sa mort en 2004, jouait le rôle de recruteur pour Al Qaida au Pakistan. Il est soupçonné d’avoir préparé la plupart des grands attentats antioccidentaux de cette période.

La mission n’a cependant aucune information sur la manière dont Amjad Hussein Farouki aurait pris l’attache de militants du Lashkar e Janvi ou du Harakat Ul Moudjahidin, ni sur la décision de recourir à un attentat suicide. Pour quelle somme aurait-il financièrement sous-traité l’attentat ? Y a-t-il eu convergence idéologique ? Ces deux questions restent sans réponse. Il demeure un contexte géopolitique qui semble avoir rendu possible la coopération technique entre différents mouvements djihadistes pakistanais et mouvements du Moyen-Orient.

2. Questions sur les motifs de l’attentat

La question sur les motifs de l’attentat renvoie aux commanditaires de celui-ci. Si l’on retient la piste islamiste, deux axes se dégagent : un attentat à l’initiative et pour le compte d’Al Qaida, ou un attentat de taliban pakistanais, éventuellement financé par Al Qaida. Aucun des experts entendus par la mission d’information n’a de certitude absolue sur le motif de l’attentat, qui n’a d’ailleurs pas été revendiqué le jour même. Le seul élément tangible est qu’Al Qaida, qui avait perdu ses bases en Afghanistan, cherchait à accroître ses synergies avec l’ensemble des mouvements radicaux en Asie et dans le monde arabe. Les taliban pakistanais, bien implantés à Karachi, lui offraient un solide relais, avec des militants entraînés et idéologiquement motivés. Cette synergie a ainsi été mise en œuvre lors de l’enlèvement et de l’exécution de Daniel Pearl quelques semaines avant l’attentat du 8 mai 2002, avec pour de nombreux observateurs les mêmes exécutants (Lashka e Janvi ou Harakat Ul Moudjahidin), à défaut d’avoir des certitudes sur le commanditaire.

Pour les enquêteurs comme pour les analystes, il a fallu environ quatre ans après l’attentat pour comprendre, vers 2006, que Karachi constituait la plate-forme de connexion entre les taliban locaux et Al Qaida. Khaled Cheikh Mohammed actionnait ses réseaux depuis cette métropole et non depuis Kaboul ou Kandahar. Les employés de la DCN vivaient à l’endroit même où les radicaux de plusieurs mouvances, locales et internationalistes, mettaient au point des projets, établissaient des coopérations techniques, etc. Dans un tel contexte, de nombreuses pistes sont vraisemblables, mais deux ont un fondement sérieux : l’entrée de la France dans le conflit afghan et la réaction des taliban pakistanais à la pression qu’ils subissaient.

a) La réaction d’Al Qaida à l’entrée de la France dans le conflit afghan ?

Un attentat à l’initiative d’Al Qaida peut avoir une double raison : viser des Occidentaux afin de créer un climat de terreur, dans le cadre de la stratégie globale que conduisait cette mouvance en 2001 et 2002, ou réagir à la présence des forces françaises sur le théâtre afghan. Al Qaida ne cherchait pas en revanche à atteindre l’armée pakistanaise car celle-ci n’avait pas encore pénétré dans les zones tribales.

Si l’hypothèse du climat de terreur est retenue, les employés de la DCN constituaient une cible au même titre que l’ensemble des Occidentaux présents à Karachi. L’attentat dont ils ont été victimes intervient après le meurtre de Daniel Pearl et après les explosions dans la cathédrale d’Islamabad mais six semaines avant l’attaque du consulat américain de Karachi. Dans une ville où les islamistes étaient bien infiltrés, ils ont pu être facilement repérés et jugés comme une cible facile.

S’il s’agit d’une réaction à la présence de forces françaises en Afghanistan, Al Qaida devient le commanditaire de l’attentat. La France a pris part graduellement au conflit afghan. Entre octobre et décembre 2001, le groupe aéronaval s’est déployé dans l’Océan Indien, deux compagnies d’infanterie ont sécurisé l’aéroport de Mazar i Sharif, enfin les premiers éléments d’un escadron de l’armée de l’air sont arrivés à Douchambé (Tadjikistan). Selon le ministère de la défense, les forces spéciales sont en revanche entrées en août 2003 pour participer à la recherche d’Oussama Ben Laden et de ses lieutenants, soit à une période postérieure à l’attentat.

Ce lien entre l’entrée de la France dans le conflit afghan et l’attentat a été évoqué par le chef d’Al Qaida. Dans un message diffusé par la chaîne qatarie Al Jezira le 12 novembre 2002, Oussama Ben Laden a cité l’attentat de Karachi dans sa liste de représailles globales contre l’Occident. Pour les spécialistes du terrorisme, le chef d’Al Qaida ne mentionne dans ses discours que les actions que son mouvement a directement accomplies ou dont il a cautionné l’avènement.

Il semble qu’il faille en revanche écarter la thèse d’une réaction d’Al Qaida qui aurait visé l’armée pakistanaise tout en tuant des Occidentaux. L’armée pakistanaise n’était pas entrée en 2002 dans les territoires autonomes tribaux dans lesquels s’étaient réfugiés les chefs taliban après la chute de Kaboul.

b) La réaction de taliban locaux aux pressions de l’armée pakistanaise ?

L’hypothèse d’une action de taliban locaux est aussi plausible qu’un attentat d’Al Qaida ou pour son compte. Il existe au minimum deux raisons :

– la première serait une réaction à la vive pression (arrestations, décès de leurs chefs) que subissaient les taliban pakistanais après le discours du général Moucharraf de janvier 2002. S’en prendre à l’armée, acte rarissime auparavant, constituait un signal clair. Il s’est largement amplifié depuis, l’armée étant en permanence la cible des islamistes. « Les attentats au Pakistan ont un caractère idéologique et politique. Mon impression est que cet attentat a été commandité par des fondamentalistes qui voulaient porter atteinte à l’armée , lui montrer que le fait de moderniser son équipement ne la mettait pas à l’abri d’une guérilla au nom de la religion » (M. Pierre Lafrance) ;

- la deuxième est simplement idéologique : partageant la même vision de l’histoire et de la société que les taliban afghans, les islamistes pakistanais souhaitaient s’attaquer à des Occidentaux, qui représentaient à leurs yeux un modèle politique et des valeurs qu’ils récusaient. En tuant des employés de la DCN, ils remplissaient leur objectif tout en portant atteinte par ricochet à l’armée pakistanaise, contre laquelle ils venaient d’entrer en conflit.

c) Des interrogations qui demeurent 

L’enchevêtrement des mouvements islamistes à Karachi, le changement de leurs allégeances, la sous-traitance d’activités auxquelles ils se livraient ne permettent pas d’explications claires, comme l’a souligné devant la mission M. Frédéric Grare. La piste islamiste peut répondre à un motif logique, telle que la réaction d’Al Qaida à l’intervention française en Afghanistan ou celle des taliban pakistanais contre le pouvoir central. Il peut aussi y avoir eu coïncidence d’intérêt entre les objectifs d’Al Qaida et ceux des taliban pakistanais. Mme Maryam Abou Zahab, qui a livré un éclairage précieux sur la situation économique et sociale à Karachi, a souligné la grande autonomie des groupes radicaux, que personne ne contrôle réellement. Derrière les paravents ethniques ou religieux, elle a souligné que se cachaient également des intérêts économiques considérables.

Le contexte géopolitique constitue un élément favorable à la piste islamiste. En revanche, la plupart des tenants de cette thèse se déclarent incapables de dégager la raison pour laquelle des radicaux s’en sont pris aux employés de la DCN. Les hypothèses les plus plausibles viennent d’être évoquées mais aucune piste n’a été pour l’heure corroborée par un témoignage fiable ou une preuve matérielle.

la piste islamiste : certitudes et interrogations

La situation à Karachi ainsi que le contexte géopolitique rendent plausible la piste islamiste. Karachi constituait en 2002 un carrefour où des mouvements islamistes établissaient des formes de coopération. Ce point était peu connu des services de renseignement en 2002, même s’ils considéraient déjà la métropole pakistanaise comme une base logistique du terrorisme. Ils n’en connaissaient pas l’ampleur.

L’éclatement des mouvements terroristes pakistanais en de nombreux mouvements rend difficile la détermination des motifs pour lesquels l’un d’eux aurait agi.

De même, cet éclatement rend difficile l’identification des commanditaires de l’attentat. Il peut s’agir de mouvements deobandis animés d’une idéologie anti occidentale, proche d’Al Qaida ou agissant pour son compte, ou de tout autre mouvement.

Il est difficile pour la mission d’information d’aboutir après 6 mois de travail à des certitudes sur cette question alors que les juges d’instruction n’y ont pas apporté de réponse depuis 8 ans, au cours d’une enquête émaillée de rebondissements.

B. L’HYPOTHÈSE D’UNE AFFAIRE POLITICO-FINANCIÈRE

L’hypothèse d’une affaire politico-financière a été mise en avant lorsque le juge Marc Trevidic a ouvert une information sur l’existence d’éventuelles rétrocommissions. Elle a été amplifiée par de nombreux articles de presse.

Cette hypothèse exige que soient distinguées deux affaires :

– l’arrêt du versement de certaines commissions, événement survenu en 1995 ou en 1996 lorsque le Gouvernement français a décidé d’arrêter le versement de commissions au réseau K, un réseau d’intermédiaires qui était mêlé à la négociation du contrat de vente des sous-marins Agosta au Pakistan et du contrat de vente de trois frégates à l’Arabie saoudite (contrat Sawari) ;

– l’existence d’éventuelles rétrocommissions versées au profit d’hommes politiques français.

Ces éléments doivent en outre présenter un lien avec l’attentat.

1. L’arrêt du versement de certaines commissions financières

L’arrêt du versement de certaines commissions financières a été confirmé par de nombreuses personnes entendues par la mission d’information. Votre rapporteur s’est efforcé de reconstituer le fil des événements en recoupant les déclarations parfois parcellaires des personnes auditionnées.

La deuxième partie du présent rapport a présenté le dispositif de versement des commissions financières – les frais commerciaux exceptionnels ou FCE – dans le contrat Agosta. Il convient de rappeler qu’avant 1997, les entreprises bénéficiaient d’un régime assez libre de déduction fiscale sur les FCE qu’elles versaient à l’étranger dans leur intérêt. Leurs modalités de versement ont été en revanche encadrées pendant l’exécution du contrat avec l’entrée en vigueur de la loi n° 2000-95 du 30 juin 2000 modifiant le code pénal et le code de procédure pénale relative à la lutte contre la corruption, votée afin d’introduire dans notre droit le dispositif d’une convention des États membres de l’OCDE.

a) L’irruption de nouveaux intermédiaires en fin de négociation

L’arrêt du versement d’une partie des commissions financières a été confirmé par MM. Dominique Castellan, ancien président-directeur général de DCN-I, Emmanuel Aris, ancien vice-président de DCN-I, Guy Kurkjian, ancien directeur commercial de DCN-I, Gérard-Philippe Menayas, ancien directeur administratif et financier de DCN-I, Michel Mazens, ancien président de la SOFRESA et Frédéric Bauer, ancien gérant de la société Control risk management.

Pour le reste, les témoignages ne coïncident pas entièrement sur la date à laquelle a été décidé cet arrêt, ni sur la raison qui a présidé à sa mise en œuvre, ni même sur les FCE en cause puisque les témoignages concernent le contrat de frégates Sawari avec l’Arabie saoudite ou le contrat Agosta avec le Pakistan. En revanche, tous concordent pour indiquer qu’il s’agissait des FCE versées à M. Ziad Takieddine.

Ainsi qu’indiqué dans la deuxième partie du présent rapport, les FCE ont essentiellement été versées via la SOFMA avant que n’apparaissent de nouveaux intermédiaires.

L’apparition de M. Ziad Takieddine dans le dossier de versement des commissions a été confirmée par M. Renaud Donnedieu de Vabres, par l’ensemble des anciens dirigeants et responsables commerciaux de DCN-I entendus par la mission d’information ainsi que Michel Mazens, ancien président de la SOFRESA et Frédéric Bauer. Tous leurs témoignages (sauf celui de M. Donnedieu de Vabres qui se limite à mentionner sa présence dans le contrat Agosta) concordent pour affirmer qu’à la fin de la négociation du contrat est intervenu un intermédiaire de dernière minute, M. Ziad Takieddine, qui travaillait pour M. al Assir. Dans le milieu des intermédiaires, sa structure est surnommée le réseau K. M. Takieddine, joint par téléphone, a indiqué qu’il n’avait rien à voir dans l’affaire des Agosta et n’a pas souhaité être entendu par la mission d’information. Cette déclaration constitue un mensonge grossier à l’égard de la mission d’information, si l’on en croit les témoignages qui le citent comme un protagoniste de la négociation.

Le contrat de vente au Pakistan des trois sous-marins a été signé le 21 septembre 1994 par M. François Léotard, ministre de la défense. Ce serait vers le mois de mars 1994 que M. Takieddine aurait pris des contacts avec le ministère de la défense. D’après M. Emmanuel Aris, M. Takieddine aurait été recommandé par M. Renaud Donnedieu de Vabres et se serait ensuite tourné en mai ou juin 1994 vers les dirigeants de DCN-I, affirmant que le contrat ne pourrait être remporté sans lui, que la concurrence allemande était très menaçante et réclamant 6% du montant du contrat à titre de FCE.

M. Emmanuel Aris affirme avoir pris, après la venue de M. Takieddine, l’attache de la SOFMA, seule habilitée à verser les FCE du contrat Agosta. M. Guittet n’en a pas souvenir mais considère que M. Aris a pu s’adresser à son président. M. Aris a en outre fait part du caractère inhabituel de la démarche à la mission d’information : « Quel que soit le pays, il est courant qu’à l’approche de la victoire, viennent se greffer ceux que j’appelle «  les consultants au secours de la victoire ». La sollicitation est donc très courante, les solliciteurs nombreux mais je les ai presque toujours éconduits. Là, je me suis dit : « encore un ». Ce qui était inhabituel était que cela vienne du cabinet du ministre. C’était la première fois qu’un cabinet me recommandait quelqu’un ».

M. Henri Guittet a fait part d’une analyse similaire sur cet épisode : « Ce qu’on avait fait (au niveau des commissions, ndlr) était suffisant. En mai – juin, l’affaire était déjà d’ailleurs bouclée. Ce n’est pas à ce moment-là qu’on peut dire que les choses ne vont pas bien. Je n’y crois pas ! Takieddine me semblait à l’affût de toute opportunité pour lui. Les personnages comme lui sont très nombreux. Pourquoi DCN-I l’a cru ? Je ne sais pas ».

b) L’étrange pression du Gouvernement

L’élément d’interrogation majeur réside dans l’attitude du ministre de la défense et de son cabinet. MM. François Léotard et Renaud Donnedieu de Vabres se sont limités à déclarer qu’ils connaissaient M. Takieddine, mais n’ont pas donné de plus amples explications sur les raisons qui les ont poussés à le recommander à DCN-I. Il s’agit pourtant d’un élément majeur dans cette négociation et d’un acte très inhabituel dans ce type de négociation. L’audition de M. François Léotard est de fait sujette à caution lorsque, après avoir admis qu’il connaissait M. Takieddine, il ne se souvient pas qui le lui a recommandé et pour quelles raisons il l’a imposé dans le jeu d’une négociation qui pourtant s’achevait.

Pressé par le Gouvernement, M. Dominique Castellan, ancien PDG de DCN-I (dont les souvenirs sont très vagues…) a donné instruction à M. Emmanuel Aris de négocier avec M. Takieddine. Ce dernier réclamait 6 % du montant du contrat quand DCN-I en proposait 2 %. Après, semble-t-il, une décision de M. Castellan, l’accord s’est effectué sur la base de 4 % et la signature avec l’intermédiaire est intervenue en juillet ou en août. D’après M. Gérard-Philippe Menayas, 85% de ces nouveaux FCE devaient être versés en trois fois : au moment de la signature du contrat, six mois et un an après. Le solde (15 %) devait être réglé au prorata de l’exécution du contrat.

Pour DCN-I, le dossier financier était alors complètement bouclé, ce qui permettait au ministre de la défense de signer le contrat le 21 septembre 1994.

La mission ne sait pas pour quelle raison le Gouvernement français a modifié sa position. Toutes les conjectures sont possibles (informations sur la réalité du réseau K, contacts avec des parties pakistanaises qui ont pu indiquer ne pas connaître M. Takieddine…). Toujours est-il que 14 à 18 mois environ après la signature du contrat, soit entre novembre 1995 et mars-avril 1996, le Gouvernement a ordonné de surseoir aux versements promis (qui n’avaient pas encore été effectués) dans le cadre de deux contrats : le contrat Sawari et le contrat Agosta. Il a utilisé de nombreux moyens de pression pour arriver avec succès à ses fins.

c) Des instructions orales pour mettre fin au versement d’une partie des commissions sur les contrats Sawari et Agosta

L’interruption du versement d’une partie des FCE est un fait incontestable, mais ce fait comme la description de sa mise en œuvre reposent sur des témoignages uniquement oraux.

M. Dominique Castellan a ainsi indiqué avoir reçu oralement instruction du ministère de la défense de cesser le versement de commissions « à la société où travaillait M. Takieddine » le ministère précisant que comme « 85% des commissions avaient été versées, il s’agissait d’un reliquat ». M. Gérard-Philippe Menayas a confirmé le caractère oral de cette instruction dont il ne figure en conséquence aucune trace hors du souvenir des protagonistes de l’affaire. M. Guy Kurkjian a fait part de la surprise désagréable qu’a constituée pour lui cette nouvelle car en tant que responsable commercial, il avait pour réflexe de tenir ses engagements. M. Emmanuel Aris a précisé que la somme non versée est restée en provision dans les comptes de DCN-I jusqu’en 2000.

Pour leur part, MM. Michel Mazens et Frédéric Bauer ont évoqué l’arrêt du versement de FCE à M. Takieddine pour le contrat avec l’Arabie saoudite mais n’ont parlé de FCE avec le Pakistan qu’à la marge.

Si l’on en croit les propos de M. Michel Mazens, ancien président de la SOFRESA, M. Dominique de Villepin, alors secrétaire général de l’Élysée, puis le directeur de cabinet de M. Charles Millon lui auraient demandé oralement, à la fin de 1995 ou au début de 1996, de cesser de verser des commissions au réseau K. La raison avancée était que ce réseau ne servait à rien. Aucune autre information n’a été livrée à M. Michel Mazens.

L’arrêt du versement d’une partie des FCE concernait donc deux contrats : principalement celui de la vente de frégates à l’Arabie saoudite (Sawari) et celui de la vente de sous-marins au Pakistan (Agosta).

La SOFRESA, en charge des intermédiaires qui facilitaient l’obtention de contrats avec l’Arabie saoudite, a donc annulé le versement de commissions promises au réseau K dans le cadre du contrat Sawari. La somme a été provisionnée dans les comptes de la SOFRESA et est venue en déduction du coût final acquitté par le client (la marine saoudienne) pour la deuxième partie du contrat, qui concernait l’armement des navires.

d) Les pressions de l’État sur le réseau al Assir–Takieddine

M. Mazens a rencontré directement M. Takieddine à quelques reprises, afin de lui faire bien comprendre qu’un réseau d’intermédiaires, aussi puissant fut-il, ne pouvait résister à la volonté d’un État. Divers épisodes plus ou moins rocambolesques semblent avoir accompagné cette pression verbale. M. Mazens avait sollicité l’appui dans cette démarche de la société Control Risk Management, dirigée par M. Frédéric Bauer, qui a fait preuve d’efficacité dans la mesure où M. Takieddine a fini par céder et a renoncé à ses commissions.

M. Frédéric Bauer a effectivement confirmé à la mission que le Président de la République avait «  décidé d’annuler le contrat avec M. Takieddine » et qu’il avait été chargé de dissuader ce dernier de toucher ses commissions, qui s’élevaient à 8 % du montant du contrat Sawari. Il a également déclaré : « Au cours de cette négociation, M. Mazens m’a demandé d’aller voir la DCN, qui avait également un contrat, ou plutôt un reliquat de contrat, avec M. Takieddine pour le contrat de sous-marins avec le Pakistan. M. Takieddine m’a répondu que ce contrat n’était rien à côté du contrat Arabie saoudite et qu’il n’en avait rien à faire. Ma mission sur l’affaire pakistanaise s’est arrêtée là ». Il a enfin ajouté : « Cette affaire m’a valu beaucoup d’ennuis. À son arrivée au pouvoir, M. Nicolas Sarkozy a convoqué M. Arnaud Lagardère pour qu’il cesse de travailler avec moi. J’avais un contrat de 1 million d’euros pour des missions de sécurité chez Matra ».

Dans le cas du contrat Agosta, M. Mazens avait informé M. Dominique Castellan (directement ou via M. Frédéric Bauer) du souhait de l’État de couper les liens avec le réseau K. M. Castellan, de son côté, a admis, en fouillant péniblement dans sa mémoire, avoir reçu des instructions orales du ministère de la défense pour arrêter à son tour le versement de commissions. Il ne se souvient pas avoir rencontré M. Takieddine, mais pense qu’il a pu faire sa connaissance lors de réunions. Il n’a pas indiqué si M. Takieddine avait mis autant de bonne volonté à renoncer à ses commissions sur le contrat Agosta qu’il en avait montré sur le contrat Sawari

M. Emmanuel Aris, qui travaillait sous les ordres de M. Castellan, affirme avoir reçu à la demande de ce dernier M. Bauer. « Il m’a dit qu’il fallait arrêter le paiement des commissions au Pakistan. Il se recommandait de Marouane Lahoud, du cabinet de M. Millon. Il ne m’a donné aucune explication : ordre du ministre. J’ai dit que je ne pouvais pas parce que j’avais un contrat commercial ». La DCN a été néanmoins obligée d’obéir à son autorité de tutelle. M. Aris a relevé devant la mission que stopper des commissions ne constituait pas une pratique courante mais que M. Takieddine n’avait pas protesté outre mesure, alors qu’habituellement il n’arrêtait pas d’appeler dès qu’il y avait un retard de paiement. M. Dominique Castellan a confirmé cette réaction fort calme de l’intermédiaire : « M. Takieddine a protesté oralement mais il n’a jamais porté plainte pour non-respect du contrat ». Les pressions de l’État étaient donc efficaces.

e) Le lien de cause à effet entre l’arrêt du versement des FCE et l’attentat

Comme pour les autres hypothèses, demeure la question du lien de cause à effet entre l’arrêt des commissions et l’attentat. Un tel lien est logique dès lors que des sommes considérables sont en jeu. L’attentat aurait eu pour motif une vengeance contre la France, qui n’aurait pas tenu sa parole. L’hypothèse est plausible mais plusieurs personnes auditionnées (MM. Nicolas Bazire, Henri Guittet, Jean-Pierre Seznec, Alex Fabarez, Guy Kurkjian, Jean-Pierre Masset, Gérard-Philippe Menayas) ont relevé que les intermédiaires mécontents auraient attendu six ans avant de recourir à la violence, ce qui est étrange. Tout en rappelant que le commerce des armes avait de tout temps généré de nombreux meurtres et suicides, M. Michel Ferrier a également écarté la thèse de l’arrêt des commissions. M. Frédéric Bauer a été plus nuancé, estimant que le temps s’écoulait différemment au Moyen-Orient.

Parmi les personnes qui ont été en poste au Pakistan, M. Pierre Lafrance, ancien ambassadeur, a considéré que les attentats avaient toujours un caractère idéologique et politique. M. Frédéric Grare a rappelé pour sa part que l’armée pakistanaise gérait un domaine foncier considérable et un nombre important d’entreprises, ainsi que 40 % du budget de la nation, placé hors du contrôle du Parlement en 2002. Si les destinataires des FCE étaient certains de ses officiers, les sommes non perçues étaient faibles au regard des fonds brassés par l’armée.

M. Michel Mazens, en revanche, n’écarte pas complètement l’hypothèse du lien entre l’arrêt du versement des commissions et l’attentat, considérant qu’un tel arrêt n’était pas habituel dans le milieu des ventes d’armes. M. Emmanuel Aris a également relevé le caractère inhabituel d’une interruption du versement de FCE. « Ce n’était pas une pratique courante » a-t-il relevé, en réponse à votre rapporteur.

f) Le lien entre les contrats Sawari et Agosta peut-il expliquer l’attentat ?

Plusieurs analystes de l’attentat de Karachi n’ont pas manqué de rappeler les liens solides qui unissent le Pakistan et l’Arabie saoudite avant de relever que l’on retrouvait les mêmes intermédiaires sur les contrats Sawari et Agosta. À partir de ce constat s’ouvre une piste dite saoudienne de l’attentat, qui serait dû à l’attitude du Gouvernement français sur les FCE du contrat Sawari.

Il convient d’emblée de nuancer les liens entre les deux contrats. Ce lien renvoie en fait à la présence du réseau K comme intermédiaire de ces contrats. Pour le reste, il faut rappeler que la suppression des FCE versées à ce réseau a bénéficié à Riyad, qui a obtenu une appréciable réduction du prix final. L’Arabie saoudite avait donc d’excellentes raisons de se féliciter de l’attitude de la France.

L’attentat pourrait-il avoir été commandité par des intermédiaires mécontents de ne pas avoir touché leur FCE soit sur le contrat Sawari, soit sur le contrat Agosta ? L’hypothèse est plausible tant le monde très discret de l’intermédiation commerciale est parfois dur (cf. les décès qui ont émaillé l’affaire des frégates vendues à Taïwan). Il y a place pour imaginer que des intermédiaires aient pu, par un jeu de personnes jouant le rôle d’écrans, actionner un mouvement islamiste dans un but de vengeance contre la France. M. Frédéric Bauer a estimé que « s’il y avait un lien entre les commissions et l’attentat, ce sont celles de Sawari » en raison des sommes beaucoup plus importantes générées par ce contrat par rapport au contrat Agosta.

Mais comme l’ont relevé plusieurs observateurs, le délai entre la suppression des FCE et l’attentat est très long : six ans se sont écoulés entre les deux événements. Le recours à l’attentat n’est en outre guère en usage dans les milieux de l’armement où existent d’autres moyens de réaction. Lors de son audition, M. Henri Conze, ancien délégué général pour l’armement, a cité l’exemple d’un État client de Dassault qui, pour obtenir satisfaction au plan financier, avait pointé tous les défauts et retards dans l’exécution du contrat, mettant ainsi en péril l’équilibre dudit contrat si Dassault ne révisait pas sa position.

2. L’existence de rétrocommissions ?

L’existence de rétrocommissions est une idée largement reprise par de nombreux articles de presse depuis juillet 2009 (Libération, Le Monde, Médiapart, Bakchich... Cf. annexe du présent rapport), à la suite des informations contenues dans le rapport Nautilus. Ces rétrocommissions sont supposées avoir contribué au financement de la campagne électorale 1995 de M. Édouard Balladur, ancien Premier ministre, pour les élections présidentielles de 1995. Le réseau K de MM. al Assir et Takieddine aurait été le cadre de leur transit. On trouvera dans un encadré ci-après le résumé de l’audition de M. Édouard Balladur, le 28 avril 2010, devant la mission d’information.

a) Le témoignage tronqué de M. Charles Millon

Pour ce qui concerne les travaux conduits par la mission d’information, la question de leur existence a été posée sans ambages à l’ensemble des personnes qui avaient eu à connaître du contrat. M. Charles Millon, ancien ministre de la défense, a confirmé aux membres de la mission ce qu’il avait déclaré le 23 juin 2009 au journal Paris-Match : il avait reçu instruction de M. Jacques Chirac, peu après son élection à la présidence de la République, de demander aux entreprises de vérifier l’existence de rétrocommissions et la régularité de l’ensemble de leurs contrats d’armement, ce qui incluait également de contrôler que les FCE versées l’avaient été conformément au droit. Cette vérification n’avait pas selon lui le caractère d’une inspection. L’instruction a été verbale, et c’est tout aussi verbalement que le ministre de la défense l’a répercutée aux membres de son cabinet. Ces derniers auraient diligenté ce contrôle en prenant directement l’attache des entreprises, mais M. Charles Millon a indiqué lors de son audition ne pas s’être préoccupé du résultat, considérant que les membres de son cabinet appliquaient les consignes qui leur étaient données. Ce mode de travail, sans la moindre trace écrite, a surpris les membres de la mission d’information mais M. Charles Millon a indiqué qu’il n’y avait là rien de surprenant.

Or M. Michel Mazens a déclaré à la mission que l’arrêt du versement des commissions, qui lui avait été assigné par instruction de la présidence de la République et du ministre de la défense, avait été opéré par la société SOFRESA, qui à son tour avait pris l’attache de la société Control risk management, dirigée par M. Frédéric Bauer. Votre rapporteur s’étonne en ce cas que M. Charles Millon ait omis d’indiquer cette information importante aux membres de la mission. Il est évident qu’il a sciemment livré un témoignage tronqué sur ce point.

b) Des témoignages fragiles

Trois autres personnes entendues par la mission ont évoqué directement les rétrocommissions. Rapportant en effet des propos de M. Michel Ferrier, ancien directeur au Secrétariat général de la défense nationale, M. Jean-Louis Porchier, contrôleur général des armées a indiqué aux membres de la mission : «  Ce contrat permet le recyclage d’argent pas très net du côté du Pakistan et du côté français, il permet de verser des rétrocommissions. Il y a 10 % de rétrocommissions sur l’ensemble des FCE. Sur ces 10%, il y en avait une partie pour la campagne électorale de M. Balladur et une autre pour M. Léotard ». Interrogé quelques semaines après par les membres de la mission, M. Michel Ferrier a précisé : «  Si vous mettiez ces propos au conditionnel, je pourrais les accepter. Il est possible que je les ai tenus, mais sur un ton badin… Avec sans doute une idée précise car j’émettais une hypothèse sans avoir eu, je le mentionne, d’informations précises ». En réponse au président de la mission d’information, qui lui demandait pourquoi il se serait ainsi exprimé, M. Ferrier a ajouté : «  Cela était vraisemblable. Je tirais ce raisonnement d’un contrat antérieur que j’avais bloqué, où un taux de 10% de commissions financières était manifestement un acte de corruption. J’avais fait une note à cet égard aux cabinets du Président de la République, du Premier ministre et du ministre de la défense. Je précise que la corruption ne touchait pas le ministre de la défense, mais un autre membre du Gouvernement ». Enfin, répondant à une question de votre rapporteur sur des commissions financières qui auraient pu financer des campagnes électorales, M. Ferrier a précisé : « Il est indéniable qu’il y a eu des tentatives, mais pas dans le dossier des Agosta ».

En revanche, le témoignage de la troisième personne, M. Gérard-Philippe Menayas, laisse planer le doute. Après avoir indiqué qu’on ne lui avait jamais parlé de rétrocommissions, il a néanmoins trouvé que cette affaire (irruption de M. Takieddine dans la négociation) « était la plus atypique de sa carrière », avec un agent qui arrivait « si tardivement, recommandé par le cabinet du ministre et qui exigeait un paiement immédiat », ce qu’il n’avait jamais vu.

Audition de M. Édouard Balladur, ancien Premier ministre,
le 28 avril 2010 (compte rendu analytique)

Bénéficiaire supposé des rétrocommissions d’après des articles de presse, M. Édouard Balladur, après avoir longtemps refusé de s’exprimer devant la mission d’information, a finalement accepté d’être entendu après avoir été mis en cause par le journal Libération, le 26 avril 2010.

Après que M. Yves Fromion, président, a rappelé l’objet de la mission d’information, M. Édouard Balladur a livré son témoignage et répondu aux membres de la mission.

M. Édouard Balladur, ancien Premier ministre : Je vous remercie d’avoir fait droit à ma demande d’être reçu par la mission d’information, après la polémique dont je viens de faire l’objet. Je vais m’exprimer sur deux points : d’une part l’attentat et ses causes, d’autre part le lien éventuel entre l’attentat et le financement de sa campagne pour les élections présidentielles de 1995. (à M. Yves Fromion) Sur tous ces points, M. le président, je vous enverrai un texte reprenant précisément les propos que je vais tenir.

Sur les causes de l’attentat, vous avez rappelé, M. le président, toutes les hypothèses. Je n’ai pour ma part aucune information, ayant quitté la tête du Gouvernement en 1995. Il faut que vous interrogiez ceux qui étaient au pouvoir en 2002… S’agissant des FCE, je n’ai jamais eu à connaître de tels dossiers, même lorsque j’étais ministre de l’Économie et des Finances. La prudence consistait à laisser discuter le directeur des douanes et l’entreprise qui opérait une vente car à la clé se trouvait la possibilité de déduire les FCE de l’assiette de l’impôt sur les sociétés. Je n’ai jamais entendu parler, étant Premier ministre, de commissions financières sur le contrat des sous-marins Agosta. J’avais bien sûr connaissance de ce dossier, dont j’avais parlé avec mon homologue Mme Benazir Bhutto lors de sa visite officielle à Paris en 1994. J’ai demandé à mes anciens collaborateurs de me rappeler si ce contrat avait présenté des difficultés particulières, s’il avait fait l’objet de débats ou d’interrogations particulières à la CIEEMG. Il m’a été répondu que ce dossier n’avait pas présenté de difficultés particulières et qu’il n’avait pas fait l’objet de discussions à Matignon. J’observe, en lisant la presse, que cet attentat serait dû à la colère de personnes auxquelles on aurait supprimé le versement d’une partie de leurs commissions. J’observe également que cet arrêt est intervenu en 1996 et que l’attentat a eu lieu en 2000. Le délai ne manque pas de surprendre…

Je lis également dans la presse – dans une presse qui ne m’est pas spécialement favorable – que des FCE avaient été supprimées en 2001 sur un contrat de sonars fabriqués par Thomson CSF, et sur un contrat de missiles Exocet produits par Aérospatiale. Y a-t-il un lien avec l’attentat ? Je n’en sais rien… En résumé, je n’ai rien à dire sur ce sujet, sur lequel j’ignore tout.

J’en viens au deuxième point : y a-t-il eu un lien entre cet attentat et des rétrocommissions censées avoir financé en tout ou partie ma campagne électorale ? Manifestement, c’est ce qui intéresse ceux qui s’expriment désormais sur le sujet. Toute cette affaire n’a qu’un objectif : faire croire que ma campagne électorale a été financée par des abus de biens sociaux, pour lesquels il n’y a pas prescription. Reprenons le fil des événements de l’époque : en 1994, il y a eu beaucoup de débats sur le financement de la vie publique. J’ai souhaité y mettre de l’ordre en présentant un projet de loi à l’automne, devenu une loi en janvier 1995. Que proposait ce texte ? Principalement l’interdiction de financements par des entreprises et le plafonnement des dépenses autorisées. Connaissant le mécanisme d’indexation prévu par le code électoral, j’ai souhaité abaisser pour 1995 le plafond des dépenses de 120 millions de francs à 90 millions. En abaissant ce plafond, la loi a en conséquence diminué un autre plafond, celui des financements en espèces. Le code électoral prévoyait en effet la possibilité de financer 20% des dépenses en espèces. Ces dernières ont donc été ramenées de 24 à 18 millions de francs, environ.

Je confirme que 10 millions de francs, puis 3 millions de francs, soit 13 millions de francs, ont été versés en espèces sur le compte de ma campagne électorale. Cela représente environ les deux tiers du plafond autorisé. C’était en totale conformité avec la législation en vigueur, et je précise que c’étaient mes prédécesseurs qui avaient mis en place cette législation. On ne peut me reprocher de m’y être conformé. Alors certains s’interrogent sur les sommes en liquide que j’ai versées sur mon compte de campagne après le 1er tour… D’où venait cet argent ? C’était tout simplement celui des militants, des sympathisants, recueillis lors de centaines de meetings. Il fallait le verser sur mon compte de campagne, ce que j’ai fait. M. le président, pensez-vous que je sois à ce point inconsidéré pour que, disposant de la manne occulte qu’on m’attribue, je prenne une disposition législative qui m’empêcherait de m’en servir ? Ou à la veille du dépôt de mes comptes de campagne au Conseil constitutionnel, y porter des sommes dont l’origine est douteuse ? Une certaine presse dit qu’il existe des preuves … Quelles preuves ? Il s’agit juste de récépissés de dépôts bancaires, qui attestent simplement qu’on a déposé de l’argent.

Ma campagne électorale a strictement respecté la légalité. Je vous rappelle que j avais également emprunté 30 millions de francs, somme que légalement l’État pouvait me rembourser après validation de mes comptes de campagne par le Conseil constitutionnel. Pensez-vous que j’aurais pris un tel risque dont j’aurais été responsable sur mes deniers personnels ? J’ajoute un dernier élément : tout cela ferait partie de la vie politique classique, avec ses polémiques, mais là, il s’agit de la mort de 11 hommes que l’on utilise à d’autres fins. D’ailleurs, ce n’est pas moi que l’on vise in fine dans cette affaire… Face à ce que je considère comme une opération politique, j’ai refusé de me rendre devant les radios et les télévisons pour ne pas alimenter outre mesure ce débat. Je suis venu devant vous, ayant confiance en votre jugement.

M. Bernard Cazeneuve, rapporteur : M. le Premier ministre, je me réjouis de votre venue. J’avais souhaité depuis longtemps votre audition, vous m’aviez fait savoir qu’elle n’était pas possible. Maintenant, elle est devenue possible. Encore une fois, je m’en réjouis. Je considère qu’il est consubstantiel à un travail parlementaire de pouvoir auditionner tous les responsables de l’exécutif même s’ils ne sont pas en cause… C’est simplement l’application de notre Constitution… Un deuxième point que vous évoquez, M. le Premier ministre, sur les conséquences médiatiques de cette affaire… je suis député et maire de Cherbourg. Je connais les familles, dont je suis proche, et leurs souffrances. S’il est un élu qui s’interdit d’instrumentaliser cette souffrance dans la presse, c’est bien moi.

J’en arrive à ma première question. Vous avez affirmé que Matignon n’avait pas ou peu arbitré le dossier Agosta. Or M. François Léotard, lors de son audition, nous a dit le contraire. En outre, de nombreux bleus relatifs à ce dossier ont été déclassifiés et envoyés en 2000 à la cour des comptes. Où se situe la vérité ? Quel a été le rôle de votre cabinet, ou votre propre rôle dans les arbitrages qui ont été rendus ?

M. Édouard Balladur : De quels arbitrages voulez-vous parler ? Sur le contrat ? Les commissions ?

M. Bernard Cazeneuve : Je ne peux rendre ma question plus précise. Je vous rappelle que le Gouvernement ne nous a donné aucun document sur cette affaire et que nos seules sources sont nos auditions. Je comprends que l’imprécision de ma question soit gênante pour vous mais je ne peux faire autrement.

M. Édouard Balladur : Votre question est essentielle. Il est évident qu’on ne peut signer un tel contrat dans le dos du Premier ministre. J’en avais connaissance, je l’ai approuvé car c’était un acte politique dont j’avais mesuré tous les aspects. Mais je n’ai jamais arbitré de dossier sur de quelconques commissions financières.

M. Bernard Cazeneuve : Nos auditions ont également montré que deux intermédiaires, MM. al Assir et Takieddine, ont été imposés en dernière minute aux négociateurs du contrat par le ministère de la défense sans que ces négociateurs comprennent d’ailleurs bien pourquoi. C’est M. Renaud Donnedieu de Vabres qui aurait agi ainsi. Je ne doute pas que Matignon ne pouvait être forcément au courant de tout mais excluez-vous que certains membres du Gouvernement aient voulu se servir de ces intermédiaires à des fins de financement de leur parti politique ?

M. Édouard Balladur : Je l’exclus complètement, et je veux l’exclure.

M. Bernard Cazeneuve : Mais comment expliquez-vous l’insistance du ministère de la défense à vouloir imposer des intermédiaires alors que ce n’était pas l’usage et que la plupart des négociateurs du contrat nous indiquent que l’accord, y compris sur le montant des FCE, était quasiment acquis ?

M. Édouard Balladur : En avez-vous la preuve ?

M. Bernard Cazeneuve : Oui, cela nous a été confirmé à plusieurs reprises par les dirigeants de la DCN et de DCN-I. Ces intermédiaires de dernière minute étaient d’ailleurs les mêmes que sur le contrat Sawari.

M. Yves Fromion, président : Je prolonge la question de mon excellent collègue. Ces intermédiaires faisaient état de l’agressivité de la concurrence allemande. C’est ce qui aurait fondé leur apparition dans le dossier Agosta. Vrai ou faux, je ne le sais, mais nous venons de connaître un événement similaire lorsque la France a cru remporter le marché des avions de chasse au Maroc.

M. Édouard Balladur : Je ne suis pas en mesure de vous répondre. Ma ligne de conduite a toujours été de préférer les accords d’État à État, sans passer par des intermédiaires.

M. Yves Fromion : Nous sommes, M. le Premier ministre, dans une situation ambivalente. Le Gouvernement ne nous fournit pas de documents en raison du secret de l’instruction alors que nous savons –c’est un usage constant – qu’une fois passés devant la CIEEMG, les dossiers de vente d’armes reviennent à Matignon pour d’ultimes arbitrages. D’où les questions de notre rapporteur car vous auriez pu en connaître.

M. Édouard Balladur : Mais ce n’est pas pour cela que vous m’avez invité…

M. Yves Fromion : Vous vous êtes invité vous-même, Monsieur le Premier ministre…

M. Édouard Balladur : Je me suis effectivement invité parce qu’on a mis en cause ma responsabilité au moyen d’un syllogisme : j’aurais choisi de financer ma campagne électorale par un système de commissions et de rétrocommissions dont la suspension aurait été à l’origine de l’attentat. Donc je suis responsable de la mort de 11 hommes. Tel est le syllogisme que je lis dans la presse.

M. Yves Fromion : Syllogisme curieux par ailleurs, puisque la majorité des commissions a été payée lors de l’année qui a suivi la signature du contrat…

M. Bernard Cazeneuve : J’en viens à une autre question : il nous a été mollement confirmé par M. Charles Millon que l’Élysée avait mandaté un certain nombre de personnes, dont M. Michel Mazens, ancien président de la SOFRESA, pour aller au contact d’intermédiaires afin de les persuader de renoncer à une partie de leurs commissions. Il ne s’agit pas d’une décision que vous avez prise, mais de celle d’un autre. Qu’en pensez-vous ?

M. Édouard Balladur : Demandez à cet autre… Je ne sais quoi vous dire…

M. Bernard Cazeneuve : J’ajoute que le montant des commissions qui restaient à verser était très résiduel dans le contrat Agosta et plus important dans le contrat Sawari. Les intermédiaires étaient les mêmes. Mais ceci n’est pas une question… Je reviens à cette affaire de 10 millions de francs en espèces, la majeure partie en coupures de 500 francs…

M. Édouard Balladur : Vous savez, quand on est à la fois Premier ministre et candidat, on ne peut s’occuper de tout. Je ne m’occupais pas des détails. Mon équipe de campagne a respecté la loi en recourant à des financements en espèces dans les limites autorisées. Pour le reste, que les dons en pièces ou en petites coupures aient été changés en billets de 500 francs pour diminuer les volumes d’argent à notre disposition, je ne vois là rien d’anormal.

M. Yves Fromion : Je suis en accord avec vous. Au cours des campagnes électorales, l’argent recueilli est recyclé par les banques. Elles peuvent très bien le faire en grosses coupures.

M. Bernard Cazeneuve : De mémoire, la loi plafonnait les dons des personnes morales comme des personnes physiques. Savez-vous si le Conseil constitutionnel, en examinant vos comptes de campagne, examinait la provenance des fonds ? Vous pourriez ainsi répondre à l’ensemble des interrogations…

M. Édouard Balladur : J’avais un collaborateur, M. Francis Lamy, issu du Conseil d’État et actuellement préfet du Var, qui a répondu à l’ensemble des questions du Conseil constitutionnel sur mes comptes de campagne… Et il semble qu’il y en ait eu beaucoup… La réponse à vos questions se trouve dans les réponses qu’a apportées M. Francis Lamy, et qui sont dans les archives du Conseil constitutionnel.

M. Yves Fromion : Ayant fait trois fois des campagnes électorales et soumis trois fois mes comptes, je confirme que la commission de contrôle des comptes vérifie de façon approfondie tous les versements, y compris leur origine.

M. Édouard Balladur : Il est vrai que la décision du Conseil constitutionnel, publiée au Journal officiel, sur les comptes de campagne est très brève sur les recettes et plus développée sur les dépenses. L’objectif est de vérifier qu’on n’a pas dépassé le plafond de dépenses, ce qui déclenche le droit d’être remboursé.

M. Bernard Cazeneuve : On peut penser qu’avec la loi que vous avez fait voter, qui plafonne les dons, le Conseil constitutionnel est en mesure de vérifier si chaque don a bien été conforme au plafond.

M. Édouard Balladur : Chaque don, certainement pas. Vous savez que lors des meetings, par exemple, nous recueillons des dons anonymes, des petites sommes en espèces. Tout est collecté, puis centralisé à l’échelle du département, versé à la banque. Comment voulez-vous que le Conseil constitutionnel vérifie cela ? Pour les espèces, c’est impossible. Pour les chèques en revanche, il dispose de traces.

M. Bernard Cazeneuve : Plusieurs articles de presse ont avancé qu’étaient en cause non seulement le financement de votre campagne mais également le financement de l’association qui diffuse votre message, l’Association pour la Réforme (APR).

M. Édouard Balladur : Oui, c’est la thèse évoquée dans le rapport de M. Thévenet…

M. Bernard Cazeneuve : Quels éléments pouvez-vous apporter sur le financement de l’APR ?

M. Édouard Balladur : Le passage du rapport de M. Thévenet sur l’APR démontre qu’il n’est pas une personne fiable car je n’avais pas créé cette association pour ma campagne, mais postérieurement aux élections présidentielles, en juillet ou en août 1995. J’ajoute que cette association est soumise chaque année à un audit comptable dont les résultats, pour chaque exercice depuis sa création, sont à votre disposition. J’observe, par parenthèse, que ce rapport a été rédigé en 2002 et qu’il n’a pas été utilisé à l’époque… Puis en 2008, on l’exhume lors d’un contrôle fiscal et on en fait état. Je ne sais ce que vous en pensez… Apporter une réponse, ce serait très bien, mais le seul fait de vous interroger sur ce point serait intéressant… Je reviens au rapport de M. Thévenet. Il raconte que des valises pleines de billets étaient portées au siège de mon association parce qu’un Libanais vivait au rez-de-chaussée de l’immeuble… On est dans le burlesque le plus complet !

M. Jean-Jacques Candelier : M. le Premier ministre, depuis 6 mois, nous avons conduit beaucoup d’auditions, le Gouvernement ne nous a pas facilité la tâche en ne nous communiquant quasiment aucun document… Bref je sors de cette mission perplexe… Vous avez perçu, selon vos dires, 13 millions de francs en liquide. La loi, à l’époque, plafonnait à 30 000 francs les dons des particuliers et 500 000 francs les dons des entreprises. Il fallait enregistrer l’identité des donateurs. Il vous serait donc facile de répondre aux accusations, notamment pour les dons importants.

M. Édouard Balladur : Je réitère la réponse que j’ai apportée à M. Fromion, sur la collecte de fonds à la sortie des meetings.

M. Bernard Cazeneuve : Avez-vous une intime conviction sur l’attentat ?

M. Édouard Balladur : Pas vraiment… Ce qui me frappe est qu’il intervenu peu après les événements du 11 septembre… Je ne crois pas que ce soit une vengeance, 6 ans après, de personnes qui n’ont pas reçu leur part de commission. Est-ce alors lié aux commissions de 2001, évoquées par Libération ?

M. Bernard Cazeneuve : Vous avez sans doute raison car il ne restait que peu de FCE à verser dans le cadre du contrat Agosta. C’est un point que nous avons peu évoqué dans cette audition, mais relevé à plusieurs reprises dans nos travaux et par la presse. Il semble que cela ait été inhabituel.

M. Édouard Balladur : Oui, mais il faut choisir les reproches que l’on exprime : ou bien l’on dit que la suppression des commissions a entraîné l’attentat , ou bien l’on dit que tout avait déjà été versé, ce qui écarte la thèse des commissions comme cause de l’attentat… Mais certains avancent le fait que tout a été versé, ce qui n’est pas l’usage… Là, on dévie sur un autre problème… Il faut indiquer sur quel terrain on se place. En la matière, on ne peut émettre que des hypothèses… Mais l’événement est intervenu si peu après le 11 septembre que je penche pour un attentat qui le prolonge.

Les autres personnes entendues par la mission, qui connaissaient les pratiques dans le milieu des ventes d’armes, n’ont pas avancé cette hypothèse ou considèrent que si elle était avérée, elle n’expliquerait néanmoins pas l’attentat. « En supposant qu’il y ait un lien entre les rétrocommissions et le financement de la campagne de M. Balladur, je ne vois pas le lien avec un attentat sept ans après… À supposer que les autorités pakistanaises n’aient pas versé de rétrocommissions, je ne vois pas là matière à attentat. Je regrette qu’on ait ainsi instrumentalisé les victimes » (M. Alex Fabarez). MM. François Léotard et Nicolas Bazire ont jugé que cette hypothèse était absurde. L’ancien ministre de la défense a rappelé qu’un représentant du ministère du Budget était présent à chaque réunion interministérielle sur la négociation du contrat. Certes, des rétrocommissions ne pouvaient avoir qu’un caractère clandestin, mais comme l’a relevé l’ancien ministre de la défense « je vois mal pourquoi les Pakistanais attaqueraient des Français pour des commissions versées à d’autres Français ». Votre rapporteur s’étonne des propos de M. Léotard car si un lien existe entre le dispositif de commissions et l’attentat, c’est en raison de la décision d’arrêter le versement des commissions à des intermédiaires étrangers mobilisés dans le cadre de ce contrat, et non à « d’autres Français ».

En résumé, la mission d’information ne dispose d’aucune preuve et d’aucun témoignage probant permettant de reconstituer, par un raisonnement intellectuel, l’existence de rétrocommissions. L’absence de preuve ne signifie pas que la corruption ait été absente du contrat mais rien ne permet actuellement d’étayer cette thèse.

Comme le rappelait M. Michel Ferrier, « dans ce type de contrat, on négocie une prestation, un prix fixé sur la base duquel est établie une commission financière. Une commission est susceptible d’être renégociée, le cas échéant, mais pas une rétrocommission ». Les membres de la mission d’information n’écartent certes aucune hypothèse – celle d’éventuelles rétrocommissions en est une – mais il faut en ce cas établir un lien de cause à effet entre cette hypothèse et l’attentat.

L’arrêt du versement de certains FCE : certitudes et interrogations

À la demande du ministère de la défense, DCN-I a été obligée d’accepter au printemps 1994 l’intervention d’un intermédiaire inattendu, M. Ziad Takieddine, qui travaillait sous les ordres de M. al Assir (réseau K). Cette intervention du ministère n’était pas habituelle. Le réseau K a bénéficié de FCE à hauteur de 4 % du prix du contrat.

MM. Léotard et Donnedieu de Vabres n’ont jamais expliqué pour quelles raisons et dans quelles circonstances ils avaient introduit de nouveaux intermédiaires dans la négociation.

Le réseau K de MM. al Assir et Takieddine jouait un rôle d’intermédiaire sur les contrats Sawari et Agosta. DCN était sous-traitante dans le premier contrat, conduit par Thalès, alors qu’elle était chef de file du second.

Il est incontestable que pour une raison qui n’a jamais été éclaircie, M. Jacques Chirac, Président de la République, a ordonné de couper tout lien avec ce réseau. Il en est résulté de substantielles économies financières pour les entreprises françaises. Les membres du réseau K ont renoncé sous la forte pression de l’État à toucher leurs FCE.

Le lien entre l’arrêt du versement de certaines FCE et l’attentat suscite une interrogation majeure. Aucun protagoniste des contrats de vente Agosta et Sawari n’écarte complètement ce lien de causalité, mais aucun témoignage ne permet à la mission de déduire ou d’établir un tel lien.

L’existence de rétrocommissions repose sur des témoignages (MM. Porchier, Ferrier, Menayas) qui exigent d’être étayés par des preuves pour qu’on puisse leur apporter du crédit.

M. Édouard Balladur, ancien Premier ministre, s’est longtemps refusé à témoigner devant la mission d’information. La parution d’un article dans le journal Libération le 26 avril 2010 l’a conduit à changer d’avis. Entendu par la mission le 28 avril 2010, il a nié toute hypothèse de financement de sa campagne pour les élections présidentielles de 1995 via des rétrocommissions assises sur le contrat de vente des sous-marins Agosta, rappelant qu’il avait présenté les deux projets de loi de financement de la vie politique, devenus la loi n° 95-65 du 19 janvier 1995 et la loi organique n° 95-72 du 20 janvier 1995.

Sur la réponse apportée par M. Édouard Balladur au sujet des 10 millions de francs versés en coupures de 500 francs sur son compte de campagne, votre rapporteur reste interrogatif sur la validité de la réponse apportée. Il souhaite que le Conseil constitutionnel donne toute information susceptible de rétablir la traçabilité des fonds.

La mission d’information ne dispose enfin d’aucun élément probant sur d’éventuelles rétrocommissions.

C. LA PISTE INDIENNE

L’hypothèse de la piste indienne a été évoquée devant les membres de la mission par plusieurs personnalités qu’elle a entendues, comme Mme Maryam Abou Zahab, MM. Renaud Donnedieu de Vabres, Alain Richard, Frédéric Grare, Alain Yvetot, Michel Ferrier, Bruno Tertrais, Guy Kurkjian et Jean-Marie Boivin. Elle repose sur un postulat très simple qui a pour cadre la rivalité opposant l’Inde et le Pakistan depuis leur indépendance.

Ce postulat entraîne une double piste : un attentat commandité par des éléments de l’armée pakistanaise, hostiles au rapprochement qu’opérait à l’époque la France vers l’Inde afin de lui vendre des sous-marins Scorpène. Frapper la DCN constituait un avertissement. Ou un attentat ayant pour origine l’Inde, qui ne pouvait admettre que le Pakistan renforçât sa marine dans l’Océan Indien. Il lui était facile de manipuler un mouvement islamiste ou de monnayer ses services pour commettre l’attentat.

Ces thèses exigent d’examiner dans quelles conditions la France souhaitait être présente sur les deux grands marchés d’armement que constituent en Asie du Sud l’Inde et le Pakistan ainsi que les relations indo-pakistanaises entre 1999 et 2002 ; enfin d’analyser la fonction tactique des sous-marins Agosta dans la balance des forces navales dans l’Océan indien.

1. Les conditions de la présence française sur les marchés d’armement pakistanais et indien

En matière militaire, la France a toujours estimé que tout pays avait le droit de disposer des moyens de se défendre. Elle considère en conséquence qu’elle peut vendre des armements à tout État, dès lors que la CIEEMG juge que cette vente ne porte pas atteinte à ses intérêts ou à ceux de nos alliés. Les ventes se font également après appréciation de la situation géostratégique du pays.

La vente par la France de sous-marins Agosta au Pakistan n’a pas provoqué de réaction indienne. M. Renaud Donnedieu de Vabres, faisant état d’une discussion avec l’ancien Premier ministre Benazir Bhutto, a écarté toute menace indienne à cette époque. M. Michel Ferrier a quant à lui rappelé que la France souhaitait par cette vente maintenir le Pakistan dans l’orbite occidentale, conserver et développer des parts de marché dans un pays avec lequel elle entretenait une coopération de longue date (sous-marins Daphné, Mirages F1 à moderniser) sans pour autant attiser un conflit avec l’Inde. La CIEEMG a estimé que ce risque était absent du contrat, puisqu’elle a autorisé la vente des sous-marins.

D’après M. Jean-Marie Boivin, « le 20 septembre 1994, veille de la signature du contrat, est signée une lettre secrète entre le Gouvernement français, le Gouvernement pakistanais et la DCN accordant au Pakistan l’exclusivité de la fabrication de sous-marins et nous interdisant d’entrer en négociation avec l’Inde ». M. Guy Kurkjian a tempéré ce propos, indiquant « qu’une annexe confidentielle du contrat prévoyait que DCN-I prévienne le Pakistan en cas de vente de sous-marins à l’Inde » mais qu’il n’existait pas « de clause d’interdiction de vente à l’Inde ». Rien n’empêchait que la prospection commençât sur le marché indien. C’est M. Alain Richard, ministre de la défense de 1997 à 2002, qui a autorisé la DCN à prospecter en Inde pour la vente de matériels militaires, notamment de sous-marins. Les autorités pakistanaises en ont été averties et n’ont pas émis de remarques particulières. M. Alain Yvetot a fait part de l’atmosphère cordiale qui régnait sur le chantier de Karachi entre techniciens de la DCN et militaires pakistanais «  même si des militaires nous ont fait quelques réflexions quand ils ont appris nos contacts avec l’Inde ».

M. Jean-Marie Boivin considère pour sa part que les démarches françaises auprès de l’Inde ont provoqué la colère des Pakistanais qui ont réagi en attribuant le contrat de trois sous-marins en option aux concurrents allemands de la DCN. Il n’écarte pas l’hypothèse d’un attentat commandité par le Pakistan et a apporté à la mission l’élément suivant : «  En avril 2002, j’ai eu une réunion avec le général de Beauregard, successeur de M. Aris, dans les locaux de DCN-I, à Paris. À deux semaines d’intervalle, j’ai vu deux personnes, en tenue non occidentale, déplier des tapis de prière devant le bureau, dans la rue. Je l’ai fait remarquer au général. Il a appelé le président Japiot pour l’en informer. Trois heures après l’attentat, le président Japiot m’a appelé à mon domicile à la campagne. Il m’a dit : « Nous avons fait le lien avec ce que vous nous avez signalé. Vous êtes dans une situation très embarrassante. Soit vous en parlez au juge antiterroriste, et vous aurez une protection jusqu’à la fin de votre vie, soit vous me laissez gérer et vous n’en entendrez plus jamais parler». Interrogé par la mission, M. Japiot a déclaré n’avoir pas de souvenir de cet élément.

Les démarches françaises auprès de Delhi ont abouti le 28 juin 2001 à la signature d’un contrat de vente par la DCN de six sous-marins Scorpène, dotés de lance-missiles anti navires, disposant d’une autonomie de 40 jours en plongée. Ces sous-marins, plus performants que les modèles Agosta, donnaient, une fois lancés en mer, un net avantage à la marine indienne sur son homologue pakistanais dans l’Océan Indien. Le contrat aurait avoisiné 2,5 milliards d’euros, soit un montant bien plus élevé que celui signé pour les sous-marins Agosta.

Islamabad n’a pas spécialement protesté lors de la signature de ce contrat. Il ne constituait pas une surprise, s’inscrivant dans une ancienne tradition de présence française sur le marché indien avec la vente et l’entretien de chasseurs Mirage, d’avions de repérage Bréguet-Atlantique et d’hélicoptères.

2. Le rapprochement indo-pakistanais à l’épreuve de mai 2002

À la suite de l’échec de Kargil en 1999, le Pakistan, qui n’avait pas été soutenu par ses alliés traditionnels américains et chinois dans ce conflit, a dû admettre que la détention de l’arme nucléaire ne lui avait pas permis de peser sur l’Inde. L’équilibre de la terreur replaçait au premier plan le déséquilibre des forces conventionnelles en faveur de l’Inde, qui bénéficiait déjà d’un net avantage démographique et économique. Le général Moucharraf a commencé un prudent rapprochement qu’appelaient de leurs vœux de nombreux entrepreneurs indiens et pakistanais. Régulièrement mis à mal par les attentats islamistes en Inde, ce processus n’a jamais été interrompu.

Toutefois, la période qui s’écoule de décembre 2001 à mai 2002 a été très tendue dans l’histoire des relations indo-pakistanaises. Le 13 décembre 2001, était commis l’attentat contre le Lok Sabah (Parlement indien). Les soupçons se sont vite portés sur le Lashkar e Taiba, mouvement islamiste très connu car il dispose d’une vitrine institutionnelle pour ses activités caritatives. Les déclarations belliqueuses et incidents se sont multipliés pendant cette période. Mai 2002 a marqué un paroxysme, avec des échanges de tirs à la frontière (2 mai), l’allusion à une bataille décisive par le Premier ministre indien (22 mai) et la déclaration des États-Unis annonçant l’évacuation de leurs ressortissants (31 mai).

L’attentat de mai 2002 est intervenu au cours de cette phase de tension. L’Inde se joignait en outre aux États-Unis depuis plusieurs mois pour exiger du Pakistan qu’il mît fin à l’activité des mouvements islamistes. Ce contexte pourrait justifier la piste d’une action commanditée par Delhi, mais compte tenu de la complexité d’une telle opération, l’ordre en aurait alors été donné plusieurs mois avant, par exemple en réaction à l’attentat contre le Lok Sabah. La plupart des analystes estiment que l’Inde avait effectivement la capacité de frapper le Pakistan mais qu’elle aurait choisi en ce cas une autre cible, purement pakistanaise, et non des ressortissants d’un pays, la France, avec laquelle elle n’entretenait pas de contentieux particulier. Mme Mayam Abou Zahab, rappelant la tension qui régnait entre les deux pays en 2002, a ainsi jugé que les Indiens avaient d’autres moyens d’affaiblir le Pakistan que l’attentat contre les personnels de la DCN.

3.  Les sous-marins Agosta, une fonction tactique plutôt que stratégique

Les sous-marins Agosta vendus par la DCN au Pakistan avaient pour l’état-major pakistanais une fonction précise : pouvoir rompre un éventuel blocus de Karachi par l’Inde. Il est vital pour le Pakistan que Karachi, souvent qualifiée de poumon économique du pays, puisse jouer son rôle de plate-forme commerciale en temps de guerre.

Ce renforcement de la défense pakistanaise ne pouvait susciter de réelle inquiétude en Inde et n’était pas non plus de nature à modifier les plans pakistanais en cas de conflit contre l’Inde. Quiconque regarde une carte des deux pays réalise que l’essentiel de leurs forces terrestres est concentré le long de la frontière qui les sépare. Leurs vecteurs porteurs de charges nucléaires, qui n’étaient qu’à courte et moyenne portée en 2001 et 2002, se trouvaient dans le même périmètre. En cas de conflit, les théâtres d’opération auraient été terrestres et aériens, l’Inde ayant comme objectif d’arriver le plus rapidement à l’Indus pour couper l’axe Nord–Sud le plus important du Pakistan, tout en sachant qu’en application de leur doctrine nucléaire qui vise exclusivement l’Inde, les Pakistanais auraient mis en œuvre leurs forces nucléaires.

Dès lors, trois sous-marins, certes robustes mais de conception ancienne, pouvaient-ils justifier un attentat commandité par l’Inde ? Celle-ci n’avait guère d’intérêt objectif à agir ainsi.

Enfin, il convient de rappeler qu’attaquer le Pakistan en visant les personnels de la DCN, qui relevaient de l’État français, équivalait symboliquement à attaquer la France. Or il n’existe pas de contentieux grave entre Paris et Delhi qui justifie le recours à la violence. « Je ne peux envisager que l’État fédéral indien s’en prenne ainsi à la France. Que certains de ses services aient cherché une action violente contre le transfert de technologie, pourquoi pas ? Mais s’en prendre à la France comme cela, non » (M. Bruno Tertrais). Les deux pays règlent habituellement leurs problèmes par la voie diplomatique classique ou par l’envoi de représentants spéciaux.

La piste indienne : certitudes et interrogations

La France souhaitait être présente sur les deux marchés d’armement du Pakistan et de l’Inde. Elle a vendu au Pakistan des sous-marins Agosta en 1994 et des sous-marins Scorpène à l’Inde en 2001. Ni Islamabad ni Delhi n’ont protesté contre ces ventes qui ne bouleversaient pas la donne stratégique en Asie du Sud.

La quasi-totalité des personnes entendues par la mission d’information écarte l’hypothèse d’un attentat indien au Pakistan, considérant que Delhi avait d’autres moyens d’action pour gêner Islamabad.

Si l’attentat de Karachi était en revanche le fait de militaires pakistanais, il ne pourrait s’agir que d’éléments dissidents qui, soit en raison de leurs convictions islamistes, soit par ce qu’ils auraient jugé que le Pakistan aurait dû s’élever avec vigueur contre la vente de sous-marins Scorpène à l’Inde, auraient cherché, en attaquant la DCN, à affaiblir le général Moucharraf. Il n’y aurait aucun rapport avec le contrat sur les Agosta. Cette thèse ne peut complètement être écartée mais elle est fragile. L’armée se considère en effet comme le pilier de la nation pakistanaise, son rempart face à l’Inde. L’on voit mal, dans ce contexte idéologique, par quel mécanisme intellectuel des militaires s’attaqueraient à leur propre institution.

CONCLUSION ET PROPOSITIONS

En consacrant ses deux premières auditions aux familles des victimes et aux employés de la DCN blessés dans l’attentat, la mission d’information tenait, au-delà des informations qu’elle a recueillies, à leur témoigner son plus grand respect. L’attentat de Karachi a touché des personnes qui travaillaient pour l’État, qui contribuaient à notre effort de défense nationale et qui, en acceptant une expatriation dans un environnement difficile, participaient du rayonnement de notre pays. La vérité leur est due. L’Assemblée nationale, en constituant une mission d’information au sein de la commission de la défense pour comprendre les circonstances qui ont entouré leur meurtre, n’a fait que respecter l’article XV de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : « La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration. ».

Par égard pour les employés de la DCN, le Gouvernement aurait pu se rappeler que l’article XV de la Déclaration de 1789, qui fonde le contrôle parlementaire sur le pouvoir exécutif, méritait en ces circonstances d’être pleinement appliqué. Plutôt que de se réfugier derrière un juridisme pointilleux, il se serait honoré en donnant à la mission les documents qu’elle attendait – notamment les bleus relatifs à la négociation du contrat et les télégrammes diplomatiques en provenance d’Islamabad et de Karachi – et dont la communication ne contrevenait en rien à la séparation des pouvoirs.

À l’issue de ses travaux, la mission d’information dispose de certitudes, mais se trouve encore face à de nombreuses interrogations.

Les certitudes de la mission

Le contrat de vente de sous-marins Agosta constituait une nouvelle étape de la coopération militaire entre la France et le Pakistan. La marine pakistanaise recourait largement aux matériels français (sous-marins Daphné, chasseurs de mines) depuis les années soixante. La France souhaitait intensifier pour des raisons stratégiques sa présence en Asie du Sud. Le contrat permettait parallèlement de maintenir un plan de charge sur le site de Cherbourg.

L’objectif diplomatique que présentait ce contrat a été partagé par plusieurs gouvernements. Sa genèse remonte en effet aux années 1991 et 1992. Les négociations se sont accélérées en 1993 et 1994 avec une signature intervenue le 21 septembre 1994. Comme tout contrat de ce type, il a impliqué les plus hautes autorités de l’État en France comme au Pakistan.

La vente des Agosta s’est accompagnée du versement de commissions (ou frais commerciaux exceptionnels, FCE) à des personnalités pakistanaises. Ces commissions étaient légales au moment de la négociation et de la signature du contrat, étant antérieures à l’adoption de la loi de finances rectificatives pour 1997, qui en a limité l’usage dans les pays étrangers. Elles se sont vraisemblablement élevées à 10,25 % du montant du contrat, soit une somme de 550 millions de francs.

Ces FCE ont été négociés en deux étapes : la première, dès le début de la négociation, avait abouti à s’accorder sur un pourcentage représentant 6,25 % du contrat, les destinataires étant des personnalités politiques pakistanaises ; la seconde, vers mai ou juin 1994, avec l’irruption soudaine et plus qu’étrange de MM. al Assir et Takieddine, à la demande du cabinet du ministre de la défense, qui a conduit à ajouter 4 % de commissions supplémentaires. Le paiement a emprunté deux circuits différents, celui de la SOFMA pour les 6,25 % de FCE susmentionnés et celui de Mercor Finance via Heine pour les 4 %.

Sur demande expresse du Président de la République, le versement de la part de 4 % des FCE a été annulé vers la fin de 1995 ou au début de 1996. L’instruction de l’Élysée concernait certains FCE du contrat Agosta ainsi que des FCE du contrat Sawari. Elle a été mise en œuvre par la SOFRESA et la société Control Risk Management.

L’existence de rétrocommissions n’est pas une certitude pour la mission d’information, dans la mesure où elle repose sur des témoignages fragiles. L’absence de preuve ne signifie pas que de telles rétrocommissions aient été absentes du contrat mais rien pour l’heure ne permet d’étayer cette thèse.

L’exécution du contrat a engendré d’importantes pertes financières, rappelées dans la deuxième partie du présent rapport et décrites dans des rapports du contrôle général des armées, de l’inspection générale des finances et de la cour des comptes.

La fabrication des sous-marins devait s’effectuer selon un échéancier précis sur les sites de Cherbourg pour le premier sous-marin, puis de Karachi pour les deux autres. L’expatriation de personnels de la DCN devait s’opérer sur la base du volontariat. Certains employés s’y sont refusés. Avant l’attentat du 8 mai 2002, le nombre d’employés de DCN présents à Karachi a atteint jusqu’à une centaine de personnes qui ont travaillé en bonne entente avec leurs collègues pakistanais.

Les personnels de la DCN expatriés à Karachi ont vécu dans un environnement où la violence politique était croissante. Le consulat de France et le chef de site de DCN Log déterminaient les mesures de sécurité qui leur étaient applicables. Le Gouvernement français, via le ministère de la défense (et sans doute celui des affaires étrangères) suivait également l’évolution de la situation à Karachi, considérée à l’époque comme une possible plaque tournante du terrorisme. Il semble que les autorités françaises comme les responsables de DCN Log n’aient pas complètement perçu les risques que ce degré de violence faisait courir aux employés de la DCN. Sinon, ils auraient pris des mesures de protection plus strictes, notamment le recours à de petits véhicules pour transporter les employés avant de les regrouper sur une base de vie, afin de limiter leurs déplacements. À la décharge des responsables de la sécurité, il était difficile de prévoir qu’un attentat serait effectué par un kamikaze.

Les interrogations de la mission

La plupart des spécialistes du terrorisme et de l’Islam radical pakistanais attribuent la mise en œuvre de l’attentat à un mouvement déobandi. L’éclatement des mouvements terroristes pakistanais rend difficile la détermination des motifs pour lesquels l’un d’eux aurait agi. Le commanditaire, s’il s’agit également d’un mouvement islamiste, demeure inconnu et de ce fait, la raison de son action le demeure également. Il peut être dû au contexte intérieur pakistanais (dissidence au sein de l’armée, action autonome d’islamistes) ou au contexte géopolitique (attentat par ou pour le compte d’Al Qaida à la suite des attentats du 11 septembre 2001 ou de l’entrée des forces spéciales françaises en Afghanistan).

La situation à Karachi rend plausible la piste islamiste, mais elle ne constitue pas la seule, loin de là. La mission d’information ne pouvait avoir pour ambition de se substituer au juge d’instruction dans cette quête. Mais outre la piste islamiste, ses auditions lui ont permis de travailler sur deux autres hypothèses souvent évoquées par la presse : la piste d’une affaire politico-financière ou un attentat lié à la montée de la tension entre l’Inde et le Pakistan depuis 2001.

La raison pour laquelle le ministère de la défense a insisté auprès de DCN-I pour imposer MM. al Assir et Takieddine dans la négociation des FCE demeure une interrogation majeure, de même que la décision du Président de la République d’interrompre les versements de FCE à ces intermédiaires et les modalités retenues pour cette interruption. L’absence de réponse claire de MM. François Léotard et Charles Millon, anciens ministres de la défense, sur ces points ainsi que l’existence de témoignages plus précis sur la mise en œuvre de la décision du Président de la République maintiennent un climat de suspicion sur cette affaire.

Le lien entre l’arrêt de versement de certains FCE et l’attentat ne peut être écarté. Aucun protagoniste des contrats de vente Agosta et Sawari n’écarte complètement ce lien de causalité même s’il reste difficile de l’établir.

À l’origine du rebondissement de l’enquête judiciaire, le rapport Nautilus a intrigué les membres de la mission. Ces derniers ont entendu son auteur, mais ne peuvent se prononcer formellement sur la valeur de son témoignage en l’absence de preuves matérielles.

Mis en cause par la presse sur l’existence d’éventuelles rétrocommissions liées au contrat Agosta et qui auraient financé sa campagne électorale de 1995, M. Édouard Balladur, ancien Premier ministre, après avoir longtemps refusé de témoigner devant la mission d’information, a été entendu par elle le 28 avril 2010. Il a nié toute hypothèse de financement de sa campagne par de tels moyens. Votre rapporteur considère que le conseil constitutionnel, qui a validé ses comptes de campagne, doit être en mesure de rétablir la traçabilité des flux financiers dont M. Balladur a bénéficié, y compris les flux en espèces.

*

* *

Deux points méritent enfin d’être évoqués :

– le contexte particulier dans lequel a travaillé la mission d’information, largement rappelé dans la première partie du rapport, démontre à quel point l’exercice du contrôle parlementaire – indispensable dans une démocratie – peut être difficile, notamment si le Gouvernement use et abuse du concept de séparation des pouvoirs.

– l’information du Parlement sur les contrats d’armement.

Ainsi que l’avait relevé M. Guy Carcassonne en 2009, il suffit au Gouvernement d’invoquer des procédures judiciaires ouvertes ou de les ouvrir pour désarmer le contrôle parlementaire. Utilisant un procédé de même nature, le Gouvernement a argué de possibles interférences des documents demandés par la mission d’information avec l’instruction en cours sur l’attentat de Karachi pour ne pas les communiquer, cette décision ayant été prise à un niveau interministériel. Alors que l’Assemblée nationale ne demandait, en fin de compte, que des documents de nature administrative qui auraient permis de mieux connaître la manière dont le contrat a été négocié et d’évaluer l’action de nos postes diplomatiques à Islamabad et Karachi, des versions du rapport Nautilus – pièce désormais couverte par le secret de l’instruction – circulent sur Internet ! Cette contradiction résume plus que tout la position absurde adoptée par le Gouvernement.

Les députés membres de la mission auraient pu accomplir un travail plus approfondi s’ils avaient disposé des pouvoirs d’une commission d’enquête parlementaire. Votre rapporteur estime dans ces conditions que le débat sur la possibilité de créer une commission d’enquête, même quand une information judiciaire est ouverte, doit être à nouveau abordé. Le travail accompli par le Parlement au sein de ces commissions n’est pas une recherche de culpabilité…Le souhaiterait-il seulement ? Il est le plus souvent de nature politique et vise à comprendre le fonctionnement de notre société. Le Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Ve République, présidé par M. Édouard Balladur, avait émis cette proposition (n° 40) en rendant ces travaux, mais elle n’a pas été retenue dans la réforme de la Constitution.

Quant aux contrats d’armement, il suffit de rappeler qu’alors que notre mission achevait ses travaux, la France était condamnée à de forts dommages et intérêts dans la vente de frégates à Taïwan. La coïncidence des deux événements pourrait prêter à sourire, s’il n’y avait pas, là également, morts d’hommes…

Les contrats de vente d’armes sont de nature politique autant (sinon plus) que commerciale. Leur signature a des effets sur la politique étrangère de la France et engage les finances publiques, s’ils bénéficient d’une garantie de l’État par le biais de la COFACE. Même si la discrétion est nécessaire à leur conclusion, l’information du Parlement apparaît de plus en plus nécessaire au regard de l’émotion suscitée par de nombreuses affaires, dont celle des sous-marins Agosta.

Le président de la mission d’information se propose de faire voter un texte législatif par lequel le Parlement aurait connaissance des contrats de vente tant militaires que civils bénéficiant d’une garantie des finances publiques (COFACE). Cette information prendrait la forme d’un état récapitulatif annuel transmis aux Présidents et aux rapporteurs généraux des commissions des Finances de l’Assemblée nationale et du Sénat.

L’état récapitulatif mentionnerait les dates de signature et d’entrée en vigueur des contrats, leur durée, leur objet, les signataires et les montants financiers garantis par les finances publiques. Les destinataires auraient le pouvoir d’obtenir des administrations toutes les informations qu’elles détiennent sur ces contrats. Ce droit à l’information serait accompagné d’une exigence de confidentialité, compte tenu de la nécessité de protéger le secret commercial et industriel, ainsi que celui de la défense nationale.

CONTRIBUTION DE M. JEAN-JACQUES CANDELIER

Tout comme le rapporteur, je déplore le manque de collaboration du Gouvernement tout au long des travaux de la mission. Il n’a pas été possible de masquer sous des arguties procédurières son mépris profond pour le travail de la mission.

Dans le cas présent, les députés n’ont pas à se faire juges – ils peuvent l’être par ailleurs pour juger les ministres –, ils ont pour mission, confiée par leurs pairs, d’éclairer sur des faits.

Au titre de leurs missions de contrôle, plus de respect et de considération de la part du Gouvernement auraient été les bienvenus. Car contrairement à ce qui a été écrit dans de nombreux courriers types des réponses des ministères, la Représentation nationale était et est parfaitement dans son rôle avec cette mission. Comme le rapporteur le démontre bien, il est trop aisé d’évoquer la séparation des pouvoirs ou le secret de l’instruction judiciaire. Je demande la levée du Secret Défense.

Voilà une démonstration de plus du fait que la réforme de la Constitution et du Règlement, décidée par la seule majorité, censée revaloriser le rôle du Parlement, n’était qu’un leurre.

Les députés communistes, républicains et du Parti de Gauche l’avaient dénoncé depuis le début. Ils continueront à proposer une grande avancée démocratique pour le Parlement, en particulier dans le domaine de la défense.

Les conditions de travail délicates de la mission et les nombreux rebondissements font que de grandes incertitudes demeurent. Néanmoins, bien des chausse-trappes ont été évitées au cours de ce travail et il faut souligner l’honnêteté et la qualité du rapport d’information.

Après toutes ces années, l’attentat de Karachi reste une énigme. On connaît en effet en général la promptitude des mouvements terroristes à revendiquer leurs actes.

Concernant la possible liaison entre l’attentat de Karachi et l’arrêt du versement de commissions, on ne peut écarter l’hypothèse, que ce soit dans le cadre du contrat de vente de sous-marins Agosta au Pakistan, mais également, ce qui est souligné, dans le cadre d’autres contrats de défense, notamment les frégates d’Arabie saoudite. Les auditions ont confirmé la possibilité d’une vengeance sur la France, malgré le décalage temporel.

J’en profite pour rappeler que de nombreuses affaires politiques, déclarées, bien entendu, abracadabrantesques par les protagonistes, se sont finalement avérées réelles et fondées aux yeux de la loi.

À la justice de dégager les responsabilités et d’apporter un soulagement aux familles des victimes, dont notre collègue rapporteur Bernard Cazeneuve connaît mieux que quiconque la souffrance.

Le dépôt d’une demande de commission d’enquête parlementaire ayant le même objet que la mission d’information est envisageable, pour poursuivre les auditions (notamment de Jacques Chirac, Dominique de Villepin, Ziad Takieddine et du général Rondot), recevoir les documents, rapports et pièces demandés, dans le but d’étendre l’information de l’Assemblée nationale mais aussi de donner à voir les nécessaires réformes en matière de contrôle parlementaire dans le domaine de la défense.

EXAMEN EN COMMISSION

La commission de la défense nationale et des forces armées a examiné le présent rapport d’information au cours de sa réunion du mercredi 12 mai 2010.

M. le président Guy Teissier. Mes chers collègues, Nous sommes réunis ce matin pour entendre les collègues que nous avons désignés, le 7 octobre dernier, membres de la mission d’information sur les circonstances entourant l’attentat de 2002 à Karachi nous rendre compte de leurs travaux.

Yves Fromion en est le président et Bernard Cazeneuve le rapporteur. Jean-Jacques Candelier, Franck Gilard et Francis Hillmeyer en sont membres.

Si je vous ai proposé, il y a quelques mois, de créer cette mission, c’est parce qu’il me semble que la représentation nationale a le devoir d’apporter une part de lumière aux familles des victimes et aux blessés et qu’elle est dans son droit quand elle contrôle l’action du Gouvernement.

À la demande du président et du rapporteur, j’avais précisé par écrit ce qui me semblait pouvoir être les deux points à examiner en priorité :

– les conditions de négociation du contrat de vente des sous-marins (qui impliquaient un examen de l’environnement géopolitique, des motivations du Pakistan mais aussi du Gouvernement français et de DCN, des aspects financiers, etc.) ;

– les conditions d’exécution du contrat qui conduisaient à étudier la durée des travaux, l’exécution financière, mais aussi et peut-être surtout les conditions de séjour et de sécurité des personnels de la DCN à Karachi.

J’ai également toujours dit que notre rôle n’est pas de nous substituer aux enquêtes judiciaires en cours.

J’espère que la mission a pu éclaircir certaines pistes. Je sais que cette affaire est des plus complexes, qu’elle alimente l’imagination fertile de certains journalistes d’investigation ou réputés tels mais vos travaux nous permettront sans doute de jauger quelles sont les causes les plus probables de cet attentat.

Je veux, au début de cette séance, rendre hommage aux victimes et je souhaite exprimer en votre nom à tous la compassion de la commission de la défense à leurs familles et aux blessés.

M. Bernard Cazeneuve, rapporteur. Je vais expliquer le contexte dans lequel se sont déroulés nos travaux mais, avant tout, je voudrais dire quelques mots sur les victimes et leurs familles. Neuf des onze familles des personnes tuées vivent à Cherbourg ; je les connaissais avant l’attentat. J’ai mesuré leur souffrance attisée par le sentiment de ne pouvoir accéder à la vérité après toutes ces années d’enquête.

J’ai abordé cette mission avec la volonté de ne rien inventer et de ne pas exploiter ce qui n’avait pas été dit. Je me suis opposé aux tentatives d’instrumentalisation de nos travaux qui ont pu apparaître, y compris au sein de mon groupe.

Parce que ce n’était pas convenable au regard de l’enjeu de la mission, pendant ces sept mois, je me suis refusé à communiquer. Je n’ai parlé à la presse qu’il y a dix jours pour dénoncer l’attitude du Gouvernement à notre égard.

Le contexte politico-médiatique dans lequel se sont déroulés nos travaux a été pesant pour tous les membres de la mission. Les journalistes semblent en savoir plus que nous sur cette affaire. On a trouvé dans certains médias des documents que nous n’avions pas été en mesure d’obtenir !

Compte tenu de l’extrême sensibilité du sujet, je me suis tenu à la règle méthodologique que je m’étais fixée.

Nous avons donc examiné les trois pistes les plus communément avancées comme étant à l’origine de l’attentat.

La première est la piste islamiste.

Les deux autres, la piste politico-financière et la piste indienne ont été explorées avec le même souci d’objectivité. Cette égalité de traitement était la meilleure manière de procéder mais il est vrai qu’on peut regretter de ne pas avoir pu conclure définitivement notre enquête.

Si nous n’avons aucune certitude, c’est que nous n’avons pu disposer de tous les documents que nous aurions souhaité. J’ai donc laissé parler les faits, donné des citations et rendu compte de nos auditions. Quand plusieurs témoignages concordaient, j’ai estimé qu’il s’agissait de certitude. Quand ils se contredisaient, j’ai gardé des interrogations. La justice, les journalistes vont continuer leurs investigations. En lisant le rapport, vous vous rendrez compte qu’il est en parfaite adéquation avec mes propos.

Que dit-il ?

Il explique le contexte qui a conduit à la création de cette mission, la démarche du groupe socialiste, ainsi que la définition de son champ d’investigation par le Président de notre commission. Il expose également quelles ont été nos relations avec l’exécutif tout au long des travaux.

Nous avons rencontré, le président Fromion et moi, le ministre de la défense une première fois en octobre et lui avons fait part de notre volonté de nous voir communiquer l’intégralité des documents liés à ce contrat. Il nous a répondu qu’il souhaitait une transparence totale sur cette affaire, tout en faisant un sort particulier aux documents couverts par le secret de l’instruction.

Nous avons donc demandé les documents qui n’avaient pas été transmis à la justice et dont certains relevaient du secret de la défense nationale. Le Gouvernement est resté silencieux de nombreuses semaines ; nous lui avons adressé de nouveaux courriers. Puis il a saisi la CCSDN afin qu’elle se prononce sur la déclassification des documents que nous avions réclamés dans le but de les transmettre à la justice. Ces documents n’ayant pas été demandés par la justice, la CCSDN ne s’est pas prononcée sur leur déclassification. Le résultat est qu’ils n’ont été au final remis ni à la justice ni au Parlement !

Nous avons demandé au Quai d’orsay les télégrammes diplomatiques rédigés au moment de la négociation du contrat, puis de l’attentat. Nous avons reçu une série d’articles de presse que les services de l’Assemblée auraient été à même de nous fournir…

Nous avons demandé au ministère de la défense une liste de collaborateurs ayant participé à la négociation et à l’exécution du contrat, le contrat, les rapports de MM. Porchier et Seigle ainsi qu’un certain nombre de notes élaborées à l’occasion de la négociation. Nous avons reçu la liste du personnel ainsi qu’une vingtaine de pages de documents dont l’intérêt est tout relatif. Ce n’est qu’il y a quatre ou cinq jours que certaines notes nous sont enfin parvenues.

Quant au ministère de l’économie et des finances, son principal apport se résume en un récapitulatif du régime applicable aux frais commerciaux exceptionnels (FCE).

J’ai souhaité que tous nos courriers et les réponses des ministres soient rendus publics afin que chacun puisse juger du peu de considération que le Gouvernement a eu pour le Parlement. On peut comprendre que le contexte politique, la pression médiatique sur ce dossier, voire la pugnacité du rapporteur aient conduit l’exécutif à une certaine prudence, mais a contrario, la meilleure façon de répondre aux rumeurs n’aurait-elle pas pu être de nous communiquer les documents demandés ?

Que penser lorsque le ministre de la défense nous annonce le 10 avril que la décision de ne pas les transmettre lui est imposée par une décision interministérielle ?

Je veux maintenant aborder la manière dont se sont déroulées nos auditions. En recevant les familles des victimes et les personnes blessées, ainsi que d’anciens membres du Gouvernement, des fonctionnaires en poste ou ayant travaillé sur l’exportation d’armements, des représentants syndicaux, d’anciens responsables de DCN et de DCN-I, des dirigeants de DCNS et de sociétés d’exportations, des universitaires et des experts en stratégie, nous avons pu disposer d’une large information. Toutefois, sont apparues des divergences entre le président de la mission et moi-même sur les personnes à auditionner. Ainsi, je voulais entendre M. Édouard Balladur, ancien Premier ministre, non parce que je nourrissais un quelconque soupçon à son encontre mais parce que j’estimais que son audition était consubstantielle au contrôle que nous exercions. Nos travaux nous avaient en effet révélé que plusieurs réunions interministérielles avaient été consacrées au dossier de la vente des sous-marins Agosta. Aussi me paraissait-il légitime de l’interroger. C’est la même logique qui m’a conduit à vouloir entendre M. Dominique de Villepin car il avait pris la décision de recourir à la SOFRESA pour arrêter le versement des commissions.

Par ailleurs, certaines personnes n’ont pas voulu venir et en tant que mission d’information, nous n’avions pas de pouvoir coercitif à leur égard. Il en a été ainsi de M. Ziad Takieddine, intermédiaire cité par de nombreuses personnes, qui nous a déclaré qu’il n’avait rien à voir avec le dossier.

Le président de la mission et moi-même avons géré nos divergences sans le moindre incident. Yves Fromion ne m’a jamais empêché de poser les questions que je souhaitais et notre travail s’est ainsi déroulé dans un climat de liberté et de franchise. Je tiens sur ce point à lui rendre hommage.

Quels ont été les sujets abordés ?

– S’agissant des mesures de sécurité applicables aux employés de DCN, nous avons reconstitué le contexte géopolitique de l’époque et bien perçu la situation d’insécurité qui régnait à Karachi. Nous avons recueilli l’opinion des familles des victimes, des salariés eux-mêmes et des responsables de la sécurité. Il semble bien que le climat d’insécurité n’ait pas été correctement pris en compte. Les attentats du 11 septembre 2001, puis le raidissement au début de l’année 2002 du pouvoir pakistanais à l’égard des mouvements islamistes avaient créé une situation de réelle dangerosité face à laquelle la concentration de la plupart des employés dans le même hôtel et leur transport dans un bus unique, à des horaires et à des trajets immuables, étaient inadaptés. Nous avons aussi observé que les ouvriers et les cadres ne bénéficiaient pas du même traitement quant au logement.

– Quant aux pistes conduisant aux auteurs et motifs de l’attentat, je regrette que nous ne puissions apporter de conclusion, mais je n’ai pas voulu inventer ou échafauder une hypothèse qui ne serait pas véritablement étayée. À la différence de la presse, qui peut faire erreur et s’en excuser, l’exercice d’un mandat parlementaire exige rigueur et précision. Je n’ai pas voulu, faute de documents, de preuves matérielles, faire part de certitudes qui n’en sont pas, au risque d’être démenti demain.

– Parmi les pistes, celle de l’attentat islamiste a été examinée avec la plus grande considération. L’insécurité régnait au Pakistan depuis plusieurs années. L’entrée des forces de l’OTAN en Afghanistan avait provoqué le ressentiment des mouvements islamistes, et la pression accrue qu’ils subissaient de la part du Gouvernement pakistanais conduisait à leur fragmentation. De ce fait, il était difficile pour Islamabad de les contrôler. La liste des attentats qui ont précédé celui de Karachi est également longue… Le contexte était donc clairement dangereux. J’ajoute – et je veux être précis sur ce point – qu’Oussama Ben Laden a cité l’attentat de Karachi dans un communiqué quelques mois après. Comme nous l’ont expliqué d’éminents spécialistes, l’organisation peut être impliquée de diverses façons : quand Al Qaida accomplit directement un acte terroriste, quand Al Qaida a prêté son concours technique ou financier à un attentat perpétré par un autre mouvement (qualifié de franchisé), enfin quand un mouvement sans lien avec Al Qaida commet un attentat qui sert sa stratégie de terreur (le mouvement est alors considéré comme labellisé). Oussama ben Laden a cité l’attentat de Karachi parmi plusieurs autres, directement mis en œuvre par son mouvement ou dont il s’est félicité. Il ne l’a pas spécifiquement revendiqué. Il le classe parmi les actions de sa croisade islamique. Il est difficile d’avoir une idée plus précise sur cette piste, en raison des errements de l’enquête au Pakistan et en France.

– La mission d’information s’est intéressée aux commissions financières (frais commerciaux exceptionnels ou FCE) qui ont accompagné le contrat. Leur existence a été confirmée par l’ensemble des anciens ministres et des négociateurs du contrat que nous avons entendus. Il résulte de nos auditions que des intermédiaires –MM. al Assir et Takieddine – ont été imposés au terme de la négociation à la demande de M. François Léotard quand il était ministre de la défense, ce qui, aux dires de plusieurs personnes auditionnées, était inhabituel. 6,25 % de FCE ont été versés aux intermédiaires par le canal de la SOFMA et 4 % – négociés en dernière minute – ont été attribués au réseau K de MM. al Assir et Takieddine.

M. François Léotard connaissait l’existence de M. Takieddine, mais il ne nous a pas donné d’explication sur la mobilisation de ces intermédiaires en fin de négociations. Faute d’éléments précis, il nous est impossible d’expliquer la raison de cette affaire.

– S’agissant de rétrocommissions, la mission d’information ne peut étayer les éléments parus dans la presse. Nous n’avons en effet disposé que de deux témoignages, l’un d’un contrôleur général des armées citant un fonctionnaire du Secrétariat général de la défense nationale, lequel a précisé qu’il aurait pu tenir « ces propos au conditionnel » parce que la chose se produisait sur d’autres contrats. Il n’est donc pas sérieux d’aller plus avant sur cette piste, même si elle n’est pas exclue. Nous avons finalement entendu M. Édouard Balladur, qui de façon sereine nous a livré ses explications, notamment celles relatives aux dix millions de francs remis à la banque en coupures homogènes pendant sa campagne électorale de 1995. Pour que la clarté soit complète, j’ai souhaité dans le rapport que le conseil constitutionnel, juge de l’élection, établisse la traçabilité des comptes de campagne de M. Balladur, lequel a approuvé cette proposition.

M. Charles Millon, ancien ministre de la défense, nous a confirmé qu’il avait été décidé, afin de se mettre en conformité avec la nouvelle réglementation OCDE, de mettre fin au versement de commissions qui pouvaient faire l’objet de rétrocommissions. Il a expliqué avoir demandé aux industriels eux-mêmes de s’autocontrôler. Il a également précisé que cela s’était passé oralement, que le contrôle par les industriels n’avait fait l’objet d’aucune trace écrite, et que cette pratique était normale…

Le président de la SOFRESA nous a appris pour sa part qu’il avait reçu instruction de l’Élysée et du ministère de la défense de mettre fin au versement de ces commissions. Pourquoi M. Millon ne nous a-t-il pas indiqué avoir contacté la SOFRESA ?

Je voudrais dire un mot du rapport Nautilus. Récupéré après six ans de sommeil dans les locaux de DCN-I, il évoque la piste des rétrocommissions et semble à l’origine du rebondissement de l’affaire. Son rédacteur, Claude Thévenet, nous a expliqué avoir réalisé 95 % de son enquête au téléphone, les sommes versées par DCN-I n’étant pas suffisantes pour lui permettre d’aller au-delà. Il a mobilisé un certain nombre d’acteurs pour recueillir des informations et notamment un journaliste, Guillaume Dasquié. Nous nous sommes étonnés de la rédaction affirmative, en forme de rapport de police, de ce document basé sur des sources aussi aléatoires et avons sollicité M. Dasquié pour qu’il nous apporte des précisions sur les conditions du concours qu’il a apporté à M. Thévenet. Tout cela est consigné dans notre rapport.

Pour conclure, nous pouvons dire que oui, il y a eu des commissions, oui, il y a eu des intermédiaires. Est-ce qu’il y a eu des rétrocommissions ? Nous ne sommes pas en mesure de l’établir. Est-ce qu’il y a un lien entre l’arrêt du versement des commissions et l’attentat ? Les mêmes intermédiaires ont œuvré pour le contrat Sawari, qui portait sur des sommes considérables, et le contrat Agosta. Dans les deux cas, il a été mis fin aux commissions, mais pour le contrat Agosta, elles avaient déjà été versées dans leur presque totalité. Nous n’avons en tout cas pas de preuve tangible.

– La piste indienne, enfin, est à double entrée. Les Pakistanais pouvaient être mécontents que la France construise, à partir de juin 2001, des sous-marins pour l’Inde. On a évoqué l’existence d’une clause secrète du contrat interdisant à la France de vendre des sous-marins à l’Inde mais elle n’a pu être établie. L’hypothèse selon laquelle les Indiens auraient eux-mêmes commis l’attentat pour que le Pakistan ne se dote pas de sous-marins est encore moins probable.

En conclusion, le rapport fait des propositions en souhaitant notamment une réforme constitutionnelle pour que le Parlement puisse créer des commissions d’enquête sur des sujets faisant déjà l’objet d’une information judiciaire, sans méconnaître le principe de séparation des pouvoirs. Cette idée reprend la proposition n°40 du comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Ve République, présidé par M. Balladur.

M. Yves Fromion, président de la mission d’information. Pour reprendre les propos du rapporteur, nous n’avons pas été d’accord sur tout mais nous l’avons été sur beaucoup de choses. Pour rendre compte de nos divergences, j’ai, en accord avec le rapporteur, rédigé un avant-propos dont je souhaite vous donner lecture.

Ce rapport, élaboré au terme de plus de six mois de travaux conduits par la mission d’information sur les circonstances entourant l’attentat de Karachi créée au sein de la commission de la défense de l’Assemblée nationale, est le fruit d’un travail collectif approfondi qui, s’il n’apporte ni réponses aux questions de fond qui se posent, ni information sensationnelle, n’en est pas moins une contribution respectable à la compréhension des raisons qui ont pu conduire à l’attentat.

Aux victimes atteintes dans leur chair et aux familles des victimes disparues, qui attendent évidemment plus, je veux dire que les efforts accomplis par les membres de la mission d’information étaient d’abord tournés vers elles.

Huit ans après les faits, l’analyse des circonstances ayant entouré l’attentat commis le 8 mai 2002 contre les personnels de DCN se révèle extrêmement difficile.

Le fiasco absolu de l’enquête judiciaire conduite par les autorités pakistanaises, les conditions qui entourent la procédure judiciaire initiée depuis 2002 par la justice française, le développement d’une campagne médiatique intense nourrie de rumeurs, d’enquêtes journalistiques et d’intérêts politiques fort éloignés du devoir de vérité et du respect dus aux victimes et à leurs familles, constituent le terrain mouvant sur lequel se sont aventurés les membres de la mission d’information.

Feindre d’ignorer que ce dossier s’est lourdement politisé au fil du temps serait vain. La mission d’information a vu son travail en être affecté.

C’est ainsi qu’à peine installée le 7 octobre 2009, la mission s’est vue prendre au piège d’une question d’actualité posée le 22 octobre 2009 par son rapporteur au Premier ministre. La forme en faisait un réquisitoire à l’endroit du Président de la République, accusé de faire obstacle à la recherche de la vérité sur l’attentat de Karachi et le fond faisait une référence exclusive à la question des commissions liées au contrat Agosta. Le décor était dès lors planté et la thèse d’un attentat lié à des malversations financières quasiment préemptée par le rapporteur.

Comment s’étonner dès lors que les rapports entre le Gouvernement et la mission aient été empreints de la plus grande méfiance et que les demandes de documents et d’informations aient fait l’objet de la part des ministères concernés d’un examen anormalement restrictif ?

Ce climat particulier n’a évidemment pas facilité le travail de la mission d’information. Au demeurant, celle-ci a procédé à toutes les auditions qui lui paraissaient utiles. Les comptes-rendus sont consignés avec rigueur dans le rapport et donnent l’image d’un travail exempt de parti pris.

Mais ce rapport ressemble un peu à ces boules de verre dont les formes qu’elles renferment changent en fonction de l’incidence de la lumière qui les frappe.

Le lecteur attentif ne pourra manquer de percevoir combien l’absence d’évaluation et de hiérarchisation des thèses avancées pour expliquer l’attentat de Karachi est en fait une manière fort habile de glisser insensiblement de l’attentat lui-même vers la question des commissions liées au contrat, puis vers celle des rétrocommissions et naturellement de leurs supposés destinataires, dans l’espoir d’atteindre un jour le graal du scandale politique qui fait tant rêver certains.

En prenant le parti de ne pas prendre parti, le rapporteur a mis sur le même plan toutes les hypothèses privilégiant ainsi habilement les moins crédibles.

Ceci me conduit donc à exprimer une réelle divergence d’appréciation avec lui sur certains aspects du dossier.

Je concentrerai mon propos successivement sur trois points :

– le double dispositif de commissions du contrat Agosta ;

– le lien supposé entre les commissions liées au contrat Agosta et le déclenchement de l’attentat de Karachi ;

– les rapports de la mission avec le Gouvernement.

Les modalités suivant lesquelles ont été négociés en deux temps les frais commerciaux exceptionnels (FCE) du contrat Agosta sont considérées par certains comme la preuve du versement de rétrocommissions. À l’appui de cette thèse, on évoque d’abord l’affirmation selon laquelle en 1993 la SOFMA, grâce à son enveloppe de 6,25 %, avait satisfait les besoins en FCE exprimés par la sphère pakistanaise. On indique ensuite que l’existence d’une deuxième enveloppe de commission de 4 %, obtenue par M. Takieddine, payable avec une particulière rapidité dès la signature du contrat en septembre 1994, ne peut se justifier que par le dessein frauduleux de financer la campagne présidentielle française.

Ceux qui ont échafaudé cette thèse se sont-ils interrogés sur l’évolution de la situation politique au Pakistan fin 1993 ?

Mme Benazir Bhutto, écartée du pouvoir en 1990, retrouve les responsabilités de Premier ministre le 20 octobre 1993. Son mari sort de prison où il a purgé une peine de trois ans pour corruption, ce dont il sera lavé ultérieurement. Peut-on imaginer, dans le contexte pakistanais, que le nouveau pouvoir en place ne s’intéressera pas à un contrat comme celui des sous-marins Agosta, qu’il lui appartient d’ailleurs de finaliser ?

Est-il inconcevable que les 6,25 % de frais commerciaux exceptionnels déjà octroyés, nécessitent alors une rallonge ?

Est-il inconcevable que des intermédiaires de très haut vol entrent alors en scène et que, compte tenu des intérêts dont ils sont porteurs, ils s’adressent directement à la sphère politique française ?

Est-il inconcevable que le Gouvernement français, soucieux de conclure un contrat indispensable à la survie du site industriel de Cherbourg, apporte à ces émissaires la considération que l’on sait ?

Est-il inconcevable que les émissaires obtiennent satisfaction et que de surcroît, compte tenu d’un contexte particulier, il soit fait droit à leur exigence d’un paiement accéléré ?

Je n’affirme pas que l’hypothèse que j’avance et qui ne cadre pas avec le schéma du prêt à porter médiatique en vogue aujourd’hui, soit la bonne. Mais elle me paraît pour le moins aussi crédible que celle qui court les rédactions et dont le rapport fait état sans chercher au-delà. Elle concorde en tout cas avec l’ensemble des éléments connus : le calendrier, le montant élevé des FCE, la procédure employée, les exigences de célérité dans le règlement.

Cette hypothèse « parmi d’autres », ne conclut pas davantage sur les destinataires finaux des FCE. Comment pourrait-on s’engager sur une telle voie ? Mais elle prouve combien les affirmations péremptoires sont aventureuses en la matière.

Ma deuxième observation se rapporte au lien de causalité que certains tentent d’établir entre l’attentat et les commissions versées dans le cadre du contrat Agosta. C’est la thèse développée dans le rapport Nautilus. Un magistrat aurait qualifié de « cruellement logique » le raisonnement présenté dans ledit rapport, en dépit des contradictions et des invraisemblances qu’il comporte, décernant ainsi aux travaux de M. Thévenet, auteur du rapport, un brevet de respectabilité.

On sait qu’en 1996, année où Mme Bhutto perd à nouveau le pouvoir, a été mise en œuvre la décision du Président Jacques Chirac d’interrompre les flux des commissions liées aux contrats d’armements. Celles qui concernent le contrat Agosta sont pour l’essentiel versées. Le réseau Takieddine a empoché 85 % de son dû ; il ne reste en déshérence qu’environ 30 millions de francs sur 220 millions de francs. Les commissions dues par la SOFMA, environ 330 millions de francs, sont également pour une part versées et le paiement du reliquat ne sera d’ailleurs jamais interrompu.

On sait aussi que l’arrêt des commissions ne concernera en fait que le contrat Sawari signé avec l’Arabie Saoudite. Pourquoi dès lors entretenir la fiction d’un lien de causalité entre l’attentat de Karachi et la question des commissions du contrat Agosta?

D’éventuels différents entre les bénéficiaires dans la répartition de leurs commissions auraient-ils pu être occultés pendant six ans, de 1996 à 2002, et aboutir à l’organisation d’un attentat aux conséquences planétaires impliquant une organisation particulièrement complexe avec l’intervention d’un kamikaze, sorte de première au Pakistan ? Et pourquoi un attentat contre la France puisqu’elle a payé son dû dans le contrat Agosta ? Ce n’est pas ainsi que l’on règle ses comptes dans le milieu des intermédiaires en cas de désaccord. Le rapport à cet égard ne souligne pas l’invraisemblance de cette hypothèse. Il serait important de savoir pourquoi on laisse prospérer cette version de l’attentat de Karachi. N’est-ce pas tout simplement pour utiliser la charge émotionnelle qui entoure l’attentat et en faire un levier utile pour chercher autre chose ?

Pour terminer je souhaite évoquer la charge extrêmement sévère contre le Gouvernement, contenue dans le rapport. Le rapporteur porte l’accusation d’entrave à l’action de la mission d’information. Il est tout aussi sévère à l’égard de certaines personnalités accusées par lui de mensonge.

Il est vrai que le Gouvernement a sans doute manifesté une prudence extrême, voire excessive, dans l’appréciation de son espace de manœuvre entre les contingences du secret de la défense nationale et les contraintes inhérentes aux procédures judiciaires en cours depuis 2002. Il n’en demeure pas moins que l’environnement détestable créé par les attaques publiques répétées de responsables du parti socialiste, les mises en cause directes ou insidieuses du chef de l’État, la virulence du verbe médiatique et enfin le comportement de l’avocat de certaines familles de victimes, ont conduit inévitablement le pouvoir politique à la plus grande réserve dans ses rapports avec la mission d’information. On ne peut que le déplorer.

Le rapport se montre également sévère à l’endroit de certaines personnalités dont les auditions n’ont pas apporté les éclairages attendus par le rapporteur et les membres de la mission. Le rapporteur emploie même le mot de mensonge, c’est sa responsabilité. Il est vrai que la fonction de ministre de la défense paraît engendrer un syndrome d’amnésie préoccupant. MM. Léotard, Millon et même Pierre Joxe, qui entre 1991 et 1993 eut à conduire les négociations du contrat Agosta sur place au Pakistan, n’ont conservé à peu près aucun souvenir de ce dossier. Cela relève de la maladie professionnelle.

À mon sens pourtant, la sévérité du rapporteur à l’égard du Gouvernement aurait trouvé un motif légitime à s’exprimer. L’enlisement de l’enquête judicaire conduite au Pakistan est total. Le dossier est dans une impasse. Les Gouvernements, qui chez nous se sont succédés depuis 2002, ont-ils manifesté avec la force et la détermination suffisantes auprès des autorités pakistanaises leur volonté que soient retrouvés les auteurs et les commanditaires de l’attentat ? On n’en a guère l’impression.

Il eût été pourtant utile de savoir très concrètement ce que fait aujourd’hui le Gouvernement. On ne peut sans fin se réfugier derrière une enquête judicaire en cours dont le cheminement semble éviter une proximité trop forte avec Al Qaida ou les réseaux islamistes.

Le Gouvernement est maître de l’action publique. Que fait-il ? Qui ne voit que l’absence d’initiative est justement propice au développement de toutes les spéculations y compris les plus invraisemblables ?

L’inertie gouvernementale est-elle une bonne réponse aux attentes légitimes des familles et au respect que leur doit la Nation ?

Mes chers collègues, voici exprimées les raisons pour lesquelles je ne peux apporter mon total soutien au rapport qui vous est présenté et je me devais de le faire.

Ne prenant pas la hauteur suffisante, selon moi, le rapport colle étroitement aux assertions complaisamment véhiculées dans la presse. Il en perd une partie de son intérêt. Ce n’est pas pour autant une mise en cause du rapporteur et il le sait, comme il connaît l’estime que je lui porte.

M. le président Guy Teissier. Je trouve ces deux exposés tout à fait remarquables. Les cinq membres de la mission ont travaillé ensemble et qu’au bout du compte des divergences puissent s’exprimer ainsi est un très bon signe de démocratie ! Vos interventions ont tout de même des points communs : elles mettent en exergue vos difficultés face aux représentants des Gouvernements successifs. Chacun a pu exprimer son opinion, mais le plus important est votre volonté de faire la lumière sur un drame que nous ne nous expliquons toujours pas.

Je partage l’avis du président et du rapporteur de la mission que la piste islamiste est la plus crédible.

M. Bernard Cazeneuve, rapporteur. Ce n’est pas ce que j’ai dit. Je n’ai privilégié aucune des deux hypothèses les plus plausibles. J’ai simplement précisé que le contexte géopolitique de l’époque pouvait créer un élément favorable à l’avènement d’un attentat islamiste.

M. le président Guy Teissier. J’ai aussi bien entendu que le rapporteur laissait planer le doute sur la certification par Al Qaida de la paternité de l’attentat.

M. Franck Gilard. L’affaire a rebondi à l’occasion de la sortie du rapport Nautilus. L’enquête a été réalisée à 95 % au téléphone et son auteur, M. Thevenet, une sorte de « colonel Moutarde » s’est entretenu avec le journaliste Guillaume Dasquié. Ce rapport a servi à bâtir une thèse qui a pollué notre travail. Il a été réalisé d’une manière si peu crédible et on lui a donné un tel poids que j’en reste pantois…Je vous invite à le lire ainsi que les passages du rapport rendant compte de l’audition de son auteur. Devenu journaliste à Libération, M. Guillaume Dasquié se sert de ce document pour monter en épingle une des thèses évoquées tout à l’heure. Un ouvrage va d’ailleurs paraître prochainement qui l’accrédite encore. Je trouve inquiétant pour notre démocratie qu’on puisse manipuler les gens avec des thèses aussi légères.

M. Jean-Jacques Candelier. Je ne partage pas l’analyse personnelle d’Yves Fromion. Je trouve le travail de Bernard Cazeneuve très clair. Cette mission a duré sept mois, nous avons entendu une soixantaine de personnes. Peu ont refusé de venir. Certaines personnes ont été très peu prolixes. Certaines ont voulu nous égarer. La presse a, elle, beaucoup parlé. Au bout du compte le rapport me semble clair, honnête et je ne le juge pas orienté.

Nous avons examiné les trois pistes. Pour moi, la piste Al Qaida est très plausible. Sur la piste d’une affaire d’État je confirme que nous n’avons aucun élément sur les rétrocommissions. La piste indienne me paraît moins crédible.

Je me pose quand même des questions. Deux contrats de DCN ont été signés en 1994 : le contrat Sawari, de vente de frégates à l’Arabie saoudite pour 19 milliards de francs et le contrat de vente des sous-marins au Pakistan pour 5 milliards de francs. Dans les deux cas, on retrouve le même intermédiaire, M. Takieddine, imposé par le ministère de la défense. Les commissions de ces deux contrats ont été bloquées en 1995-96 à la demande de Jacques Chirac. Je m’interroge.

Je regrette que les ministres ne nous aient pas transmis les documents demandés car ils nous auraient aidés. Je reste sur ma faim et suis donc favorable à la création d’une commission d’enquête. Je m’étonne par ailleurs des critiques que M. Fromion a formulées sur la question d’actualité posée par M. Cazeneuve en début de mission. Enfin, je dirais que je suis satisfait des travaux qui ont été menés.

M. Bernard Cazeneuve, rapporteur. J’ai lu – puisqu’il me l’a transmis hier – puis écouté l’avant propos de M. Yves Fromion et je me garderai de mettre en cause le président de la mission avec une charge aussi forte que la sienne. Ce n’est pas ma conception de la relation qui doit exister entre parlementaires. Je pense que nous pouvons avoir des idées et des interprétations différentes mais nous ne devons pas mettre en cause notre honnêteté intellectuelle.

Connaissant les familles, j’ai cherché à être scrupuleusement honnête et ma réponse à l’avant propos est le rapport lui-même.

Je voudrais répondre à certains des reproches que m’adresse le président Fromion.

D’abord ma question d’actualité : il faut bien comprendre que je suis, à Cherbourg, proche des familles. Lorsqu’elles entendent le Président de la République dire à Bruxelles que toute cette histoire est une fable, alors qu’il est garant, de par sa fonction, de l’indépendance de la justice, elles me demandent des comptes et, en tant que parlementaire, je me dois de les leur rendre. Le fait d’être membre d’une mission d’information n’interdit pas que l’on continue de poser des questions au Gouvernement, ou alors cela veut dire que le Parlement ne fonctionne plus !

Par ailleurs, M. Fromion dit, à juste titre, que les enquêtes ont piétiné et que le rapporteur aurait pu s’en indigner. Mais je ne m’indigne pas de la manière dont fonctionne la justice, parce que nous sommes dans un régime de séparation des pouvoirs ! De la même manière que je n’aurais pas formulé la même appréciation que lui sur la manière dont l’enquête a été menée par le juge Trévidic et le crédit qu’il donne au rapport Nautilus. Nous sommes parlementaires, nous sommes dans un système de séparation des pouvoirs, nous avons déjà du mal à faire en sorte que la justice fonctionne convenablement sur cette affaire en France, je vois mal au nom de quoi nous nous autoriserions à la critiquer.

M. Yves Fromion, président de la mission d’information. Je n’ai pas mis en cause le juge Trevidic, j’ai dit qu’il avait, par son expression, donné une respectabilité à la thèse de l’affaire d’État.

M. Bernard Cazeneuve, rapporteur. Oui, mais peut être a-t-il des éléments en sa possession que nous n’avons pas puisque nous n’avons pas accès au dossier !

Enfin il y a deux autres points.

Le président dit qu’on ne peut pas voter tout le rapport car il ne prend pas la hauteur qu’il faut. Je me refuse à faire prévaloir une thèse plutôt qu’une autre sans en avoir la preuve et, si c’est cela que l’on me demande, je ne sais pas le faire et je ne le ferai pas. J’aurais volontiers priorisé les choses si j’avais eu les éléments d’informations suffisants et je l’aurais fait, quelle que soit la thèse.

Alors que le rapport Nautilus met en cause personnellement le Président de la République, M. Nicolas Sarkozy, je précise que je reproduis dans le rapport une intervention d’une fonctionnaire du ministère du budget indiquant que lorsqu’il était ministre du budget, il était contre la conclusion du contrat, suivant en cela son administration.

Ma réponse à la déclaration de M. Fromion est donc le rapport mais je redis devant nos collègues de la commission, qu’à l’exception des divergences qui ont existé entre lui et moi-même – avoir des divergences n’est pas malsain –, je ne remettrai pas en cause l’honnêteté du président car je pense qu’entre collègues cela ne se fait pas.

M. le président Guy Teissier. Je tiens à rappeler que la commission ne se prononce pas sur le fond du rapport ; elle se contente d’en autoriser, ou non, la publication.

M. Yves Fromion, président. Je ne crois pas avoir marqué une quelconque opposition à la publication du rapport que je juge tout à fait sérieux. En tant que président, il est toutefois de mon devoir de faire part de mon appréciation et de mes divergences de vue avec le rapporteur. Cela n’enlève rien à la qualité du travail que nous avons mené et qui doit être porté à la connaissance du plus grand nombre.

Mme Françoise Olivier-Coupeau. Je suis très troublée par l’avant-propos de notre collègue Yves Fromion car j’ai compris qu’il met en cause l’honnêteté intellectuelle du rapporteur. La publication d’une telle prise de position me gênerait.

Je trouve par ailleurs assez ironique de considérer que la question d’actualité posée par Bernard Cazeneuve est à l’origine de la défiance du Gouvernement envers la mission d’information. Il me semble que cette attitude est beaucoup plus grave et marque plus globalement une méfiance de l’exécutif envers l’ensemble de la représentation nationale.

Ce rapport est certes le fruit d’un travail collectif, mais il ne peut au final être rédigé que par le rapporteur à moins qu’il ne se contente de compiler les éléments engrangés au cours des travaux. Je souhaiterais donc savoir quelle est la solution qui a été retenue par la mission d’information. Si c’est le rapporteur qui a écrit le rapport, quels amendements les autres membres de la mission ont-ils souhaité apporter au texte ?

M. Yves Fromion, président. J’ai accepté la teneur du rapport même si je suis en désaccord avec le rapporteur sur plusieurs points. Ces divergences n’apparaissent pas dans le corps du texte pour en faciliter la lecture et la cohérence d’ensemble. Il n’était cependant pas envisageable de taire ces différences ; c’est ce qui m’a conduit à rédiger l’avant-propos dont je vous ai donné lecture. Sur un dossier qui s’est lourdement politisé, il me semble plutôt positif qu’il n’y ait pas de pensée unique et que toutes les sensibilités puissent s’exprimer.

M. le président Guy Teissier. Je tiens à souligner que M. Jean-Jacques Candelier a également souhaité apporter une contribution qui figure, tout comme l’avant-propos, dans le document final. Je trouve pour ma part la démarche du président de la mission très convenable ; il est normal qu’au terme d’un travail collectif des divergences d’appréciation demeurent.

M. Franck Gilard. Je suis heurté par les propos de notre collègue Françoise Olivier-Coupeau qui laisse sous-entendre que tous les membres de la mission n’assumeraient pas le rapport. Nous avons travaillé ensemble de façon très étroite pendant sept mois, participant à toutes les réunions. Au final, il existe des désaccords, et c’est bien normal. Pour autant, il n’y a pas de hiérarchie entre les membres de la mission : nous avons tous eu à notre disposition les mêmes informations et nous avons pu poser toutes les questions que nous souhaitions.

M. le président Guy Teissier. J’ajoute qu’il est courant que le président de la mission rédige un avant-propos.

Mme Patricia Adam. Souhaitant que nos débats puissent retrouver leur sérénité habituelle, je tiens à remercier le président Guy Teissier d’avoir accédé à notre demande en constituant une mission d’information sur un sujet aussi sensible politiquement. Personne n’est dupe des implications de ce travail, mais je pense qu’il est de notre responsabilité de parlementaire de nous saisir de ce type de questions. Je considère d’ailleurs que nous devrions être plus actifs sur ces dossiers : il me semblerait par exemple pertinent que tous les contrats importants d’exportation soient soumis à un contrôle parlementaire plus étroit.

Le rapport sera vraisemblablement très lu et je crois qu’il est très attendu. Même s’il a été rédigé par Bernard Cazeneuve, en tant que rapporteur de la mission, les travaux préparatoires ont associé tous les membres de la mission. Je note que les documents annexés permettront à chacun d’entre nous de se faire sa propre opinion. Je pense aussi aux familles qui disposeront enfin d’un premier éclairage qui les aidera, je l’espère, dans leur quête de vérité. La liste des pièces demandées et non communiquées est une réalité objective que nul ne peut contester ; l’appréciation que nous portons sur ce point peut en revanche diverger.

Malgré ces éléments positifs, je note que c’est la première fois depuis 2002 que le président d’une mission d’information fait une déclaration liminaire aussi partisane au sein de notre commission. Dans l’exposé du rapporteur, je n’ai pas entendu de prise de position ni d’interprétation politique : il s’est contenté de faire état des différentes hypothèses, sans prendre parti, se contentant d’identifier les points qui posent problème. À l’inverse, notre collègue Yves Fromion s’est livré à une interprétation politique, mettant même en cause l’honnêteté de Bernard Cazeneuve. Je suis extrêmement contrariée par cette déclaration qui rompt avec les habitudes de notre commission. Le rapporteur s’est abstenu de toute conclusion hâtive et de tout commentaire partisan ; il est regrettable que le président de la mission n’ait pas fait de même.

Au final, je crois que beaucoup d’interrogations demeurent et qu’elles ont été parfaitement rappelées par Bernard Cazeneuve. Nous ferons donc une lecture très attentive du rapport.

M. le président Guy Teissier. Lorsque j’ai accepté la constitution de cette mission d’information, j’ai pris un risque tant le sujet est sensible, compte tenu de la pression médiatique créée notamment par la publication du rapport Nautilus. Pour éviter tout esprit partisan, j’ai souhaité que l’ensemble des tendances politiques soient représentées en son sein ; cela rendait dès lors nécessaire la désignation d’un président et d’un rapporteur. Tous les membres de la mission ont participé aux travaux, faisant état de leurs désaccords avec courtoisie et franchise. Il me semble donc légitime qu’au final, ces divergences apparaissent dans le rapport au travers de l’avant-propos du président.

M. Bernard Cazeneuve, rapporteur. Je crois que les points de désaccord entre le président et moi-même sont clairement exprimés. Il me semble que nous pouvons laisser aux lecteurs le soin de se forger leur propre opinion en s’appuyant sur toutes les contributions, dans un souci de transparence et dans le respect de la pluralité des opinions. Je tiens à rappeler que les travaux se sont déroulés dans un climat de confiance et de sérénité, chacun des membres de la mission ayant pu poser toutes les questions qu’il souhaitait.

M. Jean Michel. À mon sens, nous devons nous demander si nous sommes, ou non, une démocratie moderne. J’ai malheureusement le sentiment que ce n’est pas le cas dans la mesure où les pouvoirs du Parlement sont limités, que ce soit par la Constitution, par l’action du Gouvernement ou par les parlementaires eux-mêmes. À moins d’une révision constitutionnelle, nous ne pouvons d’ailleurs pas enquêter si une instruction judiciaire est ouverte sur le dossier en question. Je pense que nous n’assumons pas notre mission de contrôle comme nous le devrions et il est urgent d’y remédier.

En ce qui concerne la mission, il est inadmissible que le Gouvernement ait refusé de communiquer des pièces qui n’étaient couvertes ni par le secret de la défense ni par le secret de l’instruction. C’est particulièrement vrai pour le contrat qui aurait dû être transmis. Pour ce qui concerne l’enquête judiciaire, je veux rappeler qu’elle est conduite par le Parquet de Paris dirigé par M. Marin dont chacun connaît les prises de position. Je m’interroge enfin sur l’absence de demandes de déclassification de la part des magistrats instructeurs.

Par ailleurs, je crois que nous devons nous poser des questions sur le financement de la campagne présidentielle de 1995. J’ai le plus profond respect pour le conseil constitutionnel qui a validé les comptes des candidats mais je me demande s’il n’aurait pas été pertinent d’interroger ses membres pour faire toute la lumière sur les modalités de financement des campagnes de MM. Balladur et Chirac. Je pense qu’il aurait été également utile d’entendre les responsables de la banque qui a encaissé les sommes en liquide dont le rapporteur faisait état.

M. Yves Fromion, président de la mission d’information. En réponse à votre demande d’améliorer la transparence dans les informations communiquées par le Gouvernement au Parlement, je vous indique que j’ai préparé une proposition de loi tendant à obliger le ministre chargé de l’économie à fournir la liste de tous les contrats d’exportation civils et militaires ayant fait l’objet d’une garantie financière du Gouvernement, par le biais de la COFACE. Cette liste serait adressée au président et au rapporteur général de la commission des finances des deux assemblées, qui pourraient demander les contrats et leurs annexes, à l’instar de la procédure existante pour le contrôle des fonds spéciaux.

M. Christophe Guilloteau. Ce rapport est tout à l’honneur de notre commission. C’est peut-être la première fois que les membres d’une mission d’information de la commission ont un débat aussi riche sur leurs divergences de point de vue.

Je ne suis pas sûr que nous puissions connaître la vérité sur cette affaire, dans la mesure où elle touche à la raison d’État. En tout cas, l’attitude du ministère des affaires étrangères vis-à-vis des demandes qui lui ont été adressées est regrettable et nous devons réfléchir aux moyens d’améliorer les conditions d’information du Parlement.

Rien ne serait pire aujourd’hui que de ne pas publier ce rapport, dont une partie a peut-être déjà été diffusée.

M. le président Guy Teissier. Mon cher collègue, je tiens à vous rassurer sur ce point : les membres de la mission ont veillé à ce que ce rapport ne soit pas diffusé avant que notre commission ne se prononce sur sa publication.

M. Jean-Pierre Soisson. Je regrette que la mission d’information n’ait pu aller au bout de ses travaux. Personnellement, je ne voterai plus la prochaine fois en faveur de la création d’une mission d’information au sein de notre commission. Cela, à mon sens, ne sert à rien.

Si l’honnêteté du président de la mission et de son rapporteur ne peut être mise en cause, je déplore également qu’ils n’aient pu pleinement assumer la tâche qui leur était confiée.

Enfin, j’estime qu’il faut publier ce rapport : le pire serait de ne pas le faire. Et s’il donne lieu à des divergences d’appréciation, il est bon qu’elles soient rendues publiques.

M. le président Guy Teissier. Je comprends votre déception et votre souhait que le Parlement puisse jouer un rôle plus important. Pour autant, il ne faut pas sous-estimer l’important travail accompli par la mission.

M. Michel Voisin. Lorsqu’on crée une mission d’information qui, comme celle-ci, porte sur un sujet faisant l’objet de documents classifiés, on est toujours confronté aux mêmes difficultés d’accès à l’information. La mission d’information relative au génocide rwandais, à laquelle j’ai participé, avait, elle aussi, donné lieu à pareilles divergences d’appréciation.

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La commission a décidé, en application de l’article 145 du Règlement, le dépôt du rapport d’information en vue de sa publication.

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1 () Page 41 du rapport.

2 () Le Figaro, 9 mai 2002.

3 () Le Figaro, jeudi 9 mai 2002.

4 () Le Figaro, samedi 11 mai 2002.

5 () Les Échos, vendredi 10 mai 2002.

6 () Le Figaro, samedi 11 mai 2002.

7 () L’Express, 17 mai 2002.

8 () Le Figaro, samedi 11 mai 2002.

9 () Jean-Louis Bruguière et Jean-Marie Pontault, Ce que je n’ai pas pu dire : 30 ans de lutte contre le terrorisme, Robert Laffont, Paris, 2009, p. 403.

10 () Le Parisien, 30 juin 2002.

11 () AFP, 8 juillet 2002.

12 () Le Figaro, 19 septembre 2002.

13 () La Croix, 1er juillet 2003.

14 () Jean-Louis Bruguière, op. cit., pp. 403-404.

15 () Libération, 17 octobre 2009.

16 () Cette piste avait déjà été évoquée dès juillet 1996 dans la presse française (par exemple, Libération, 9 juillet 1996, L’Express, 11 juillet 1996, Le Point, 13 juillet 1996 ou encore Libération, 16 juillet 1996).

17 () Décret n°82-453 du 28 mai 1982 relatif à l’hygiène et à la sécurité du travail ainsi qu’à la prévention médicale dans la fonction publique.

18 () Premier alinéa de l’article 24 de la Constitution du 4 octobre 1958, résultant de l’article 9 de la loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 : « Le Parlement vote la loi. Il contrôle l’action du Gouvernement. Il évalue les politiques publiques. ».

19 () À l’Assemblée nationale, sous la XIIe législature : question écrite n° 35355 de M. Jérôme Rivière, publiée au JO le 9 mars 2004, question au Gouvernement n° 1090 de M. Jean Lemière, publiée au JO le 21 janvier 2004. Sous la XIIIe législature : question au Gouvernement n° 1446 de M. Bernard Cazeneuve, publiée au JO le 24 juin 2009, question au Gouvernement n° 1626 de M. Bernard Cazeneuve, publiée au JO le 22 octobre 2009.

20 () Aucune proposition de résolution en ce sens n’a néanmoins été déposée à l’Assemblée nationale.

21 () Premier alinéa de l’article 51-2 de la Constitution du 4 octobre 1958, résultant de l’article 26 de la loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 : «  Pour lexercice des missions de contrôle et dévaluation définies au premier alinéa de larticle 24, des commissions denquête peuvent être créées au sein de chaque assemblée pour recueillir, dans les conditions prévues par la loi, des éléments dinformation. ».

22 () Article 141 du Règlement de l’Assemblée nationale.

23 () G. Carcassonne, La Constitution, Points, 2009, p.260.

24 () Deuxième séance du mardi 27 mai 2008, JO, 28 mai 2008.

25 () Première séance du mardi 28 avril 2009, JO, 29 avril 2009.

26 () Article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958.

27 () L’article 145, alinéa premier du Règlement de l’Assemblée nationale prévoit en effet que les commissions permanentes « assurent l’information de l’Assemblée pour lui permettre d’exercer son contrôle sur la politique du Gouvernement ».

28 () Article 145, alinéa 2, du Règlement de l’Assemblée nationale.

29 () Article 145, alinéa 4 du Règlement de l’Assemblée nationale.

30 () Rapport d’information n° 1271 du 15 décembre 1998 de la mission d’information de la commission de la défense nationale et des forces armées et de la commission des affaires étrangères, sur les opérations militaires menées par la France, d’autres pays et l’ONU au Rwanda entre 1990 et 1994.

31 () Avis n° 2009-15 du 24 septembre 2009, paru au Journal officiel le 9 octobre 2009.

32 () Avis n° 2002-07 du 6 juin 2002.

33 () Question au Gouvernement n° 1626 de M. Bernard Cazeneuve, publiée au JO le 22 octobre 2009.

34 () AFP, 16 décembre 2009.

35 () Une liste du personnel diplomatique en poste au Pakistan entre 1990 et 2005 lui a été transmise en janvier 2010.

36 () Leur éventuelle classification aurait conduit les membres de la mission à, naturellement, demander aux ministres de les classifier, ceux-ci étant ensuite seuls juges de l’opportunité de le faire ou non.

37 () Avis n° 2010-02 du 18 février 2010, JO, 5 mars 2010.

38 () AFP, 6 mai 2010 : « Le magistrat instructeur souhaite notamment que soit déclassifiée l’intégralité du contrat de vente des trois sous-marins Agosta 90B et des rapports du contrôle général des armées (CGA) relatifs à ce contrat ou à ceux qui pourraient lui être liés, selon ces mêmes sources. ».

39 () Le Monde, 19 novembre 1993.

40 () Livre blanc sur la défense, juin 1994, p. 128.

41 () Mack Andrew, Le Monde diplomatique, juin 1993.

42 () Livre blanc sur la défense, juin 1994, p. 129.

43 () Les Échos, 26 septembre 1994.

44 () Les Échos, 22 septembre 1994.

45 () Livre blanc sur la défense, juin 1994, p. 137.

46 () Site Internet de l’Insee.

47 () Les Échos, 25 novembre 1992.

48 () Le Monde, 23 septembre 1994.

49 () Société française de vente et financement de matériels terrestres et maritimes.

50 () SOFMA, puis SOFEMA : société française dexportation de matériel militaire et aéronautique ; SOFRESA : société française dexportation de systèmes d’armes (transformée en « systèmes avancés »).

51 () Les Échos, 13 octobre 1993.

52 () Les Échos, 2 septembre 1994.

53 () Le Monde, 20 janvier 1992.

54 () Le Monde, 20 mai 1992.

55 () Les Échos, 25 septembre 1992.

56 () Le Monde, 18 janvier 1994.

57 () Les Échos, 8 mars 1993.

58 () Le Monde, 22 septembre 1994.

59 () Les Échos, 13 octobre 1993.


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