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Commission de réflexion et de propositions sur le droit et les libertés à l’âge du numérique

Mercredi 9 juillet 2014

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 03

Présidence de Mme Christiane Féral-Schuhl, coprésidente Et de M. Christian Paul, coprésident

– Audition de M. Serge Daël, président de la commission d’accès aux documents administratifs (CADA) et de Mme Corinne Bouchoux, sénatrice et rapporteure de la mission commune d’information sur l’accès aux documents administratifs et aux données publiques

COMMISSION DE RÉFLEXION ET DE PROPOSITIONS
SUR LE DROIT ET LES LIBERTÉS À L’ÂGE DU NUMÉRIQUE

Mercredi 9 juillet 2014

La séance est ouverte à dix-sept heures dix.

(Présidence de Mme Christiane Féral-Schuhl, co-présidente
et de M. Christian Paul, co-président)

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La Commission procède à l’audition de M. Serge Daël, président de la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA), et de Mme Corinne Bouchoux, sénatrice et rapporteure de la mission commune d’information sur l’accès aux documents administratifs et aux données publiques.

M. le coprésident Christian Paul. Parmi la dizaine de sujets sur lesquels notre commission souhaite réfléchir et faire des propositions, figure « le droit de savoir à l’âge du numérique », un titre très général qui recouvre notamment le droit à l’information publique, c’est-à-dire la liberté d’accès aux données, et, plus largement, les questions relatives à l’ouverture des données publiques, l’open data. Nous proposerons à Henri Verdier, directeur de la mission Etalab au secrétariat général pour la modernisation de l’action publique, d’intervenir sur ce dernier point.

Mais ce premier temps de notre réunion sera avant tout consacré à l’audition de deux personnalités auxquelles je souhaite la bienvenue : d’abord M. Serge Daël, président de la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA), qui, fort de son expérience à la tête de cette institution, pourra nous décrire la manière dont cette liberté s’est installée en France ; ensuite Mme Corinne Bouchoux, sénatrice et rapporteure de la mission commune d’information sur l’accès aux documents administratifs et aux données publiques, présidée par M. Jean-Jacques Hyest. Elle pourra nous apporter son regard de parlementaire et proposer des pistes de réforme – ce qui ne vous interdit pas de le faire aussi, monsieur Daël.

M. Serge Daël, président de la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA). Je ne vais pas vous faire un exposé sur la CADA que vous connaissez tous, mais vous donner mon analyse des évolutions passées et à venir dans son domaine de compétence. Lorsque la loi du 17 juillet 1978 a créé cette commission, il ne s’agissait que d’organiser un système d’accès à des documents qui étaient alors tous sur papier, cependant que la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), instituée la même année, recevait pour mission de contrôler l’accès aux fichiers et l’interconnexion de ceux-ci. Depuis, nous avons vécu la révolution technologique de la dématérialisation : quasiment tous les documents papier sont désormais numérisés, nous avons tous des écrans sur nos bureaux et les courriers que nous écrivons, même d’abord rédigés à la main, finissent presque toujours dans la mémoire d’un ordinateur.

La première conséquence est déjà totalement intégrée par la loi du 12 avril 2000, qui a rompu le lien entre le document et le support papier. Pour la CADA, un document peut être un papier, mais aussi une bande magnétique, une base informatique, une photographie ou une image. Deuxième conséquence : les conditions techniques de la diffusion et de la réutilisation de ces documents ont été profondément modifiées. En 1978 et au cours des années suivantes, les documents étaient diffusés par le Journal officiel, dans les recueils des actes administratifs, dans les publications de la Documentation française, etc. Aujourd’hui, diffusion équivaut à mise en ligne sous forme numérique, ce qui a complètement transformé les conditions de la réutilisation de ces informations publiques, qui peuvent être retraitées, modifiées, formatées en produits dérivés.

Ces mutations ont donné naissance au concept d’ouverture des données publiques, qui est devenu une politique et un objectif. En fait, il s’agit d’une autre révolution qui consiste à passer de la demande d’un document à la proposition de l’information en ligne : l’usager n’a plus qu’à tendre la main. Ce format numérique a pris une telle extension qu’il est devenu nécessaire de bien définir les limites de la protection des données identifiantes. Interpréter de manière extrême cette notion reviendrait à mettre le couvercle sur la lessiveuse et à empêcher toute vie démocratique car il faudrait, par exemple, demander l’autorisation des hommes politiques avant de mentionner leur nom. S’il faut protéger les données à caractère personnel et la vie privée, il faut donc veiller à ne pas en donner une définition trop extensive.

La réutilisation des données publiques, notamment à des fins commerciales, suppose un modèle économique. Jusqu’où doit aller le principe de gratuité de ces informations, qui ont un coût ? Qui fait quoi ? Qui paie quoi ? Il y a toujours un payeur, en dernier ressort le contribuable. Autre arbitrage : faut-il d’abord légiférer ou bien se lancer dans la généralisation de l’ouverture des données d’une manière pragmatique, quitte à poser ensuite un cadre légal ?

Quoi qu’il en soit, l’ouverture des données publiques est une chance selon la CADA, car le système qui reposait sur la demande d’un document papier était extrêmement lourd et coûteux. Prenons l’exemple d’une collectivité qui ne met pas en ligne son plan d’occupation des sols : elle va devoir produire des photocopies à la demande, jour après jour, et y consacrer un agent. L’accès libre sur Internet est excellent pour la vie démocratique, il coûte moins cher – il ne suppose qu’une seule opération – et il permet une réutilisation des données profitable à l’économie. Nous avons donc intérêt à diffuser publiquement tout ce qui peut l’être.

Reste le problème de ce qui ne peut pas l’être ou de ce qui ne peut l’être qu’après anonymisation, comme les informations personnelles qui relèvent de l’article 6 de la loi de 1978. À l’avenir, nombre de ces cas pourront être réglés par la création d’espaces personnels dans les administrations. Chacun peut ainsi se créer un espace sur le site impôts.gouv.fr et y accéder sans avoir besoin de faire une demande, d’attendre un courriel d’acceptation, etc. L’accès individuel demeurera mais de façon plus réduite, ce qui permettra des économies, favorisera la réutilisation des données et fera progresser la vie démocratique.

Mme Corinne Bouchoux, sénatrice et rapporteure de la mission commune d’information sur l’accès aux documents administratifs et aux données publiques. Pour ma part, je vais vous décrire l’état d’esprit dans lequel nous avons élaboré notre rapport, vous indiquer ce que vous y trouverez ou pas, ce qui vous fera gagner du temps pour la suite de vos travaux.

Ce travail est le fruit d’une mission commune d’information sénatoriale, dans le cadre du droit de tirage dont dispose chaque famille politique. Nous avons mené une concertation en amont, afin de planifier nos travaux sur six ans, par périodes d’un an. Après avoir travaillé sur les prix de l’électricité, puis sur la place de l’aide au développement dans la recherche scientifique française, nous avons mené cette année une mission sur le droit de savoir. Le sujet a suscité l’intérêt de certains collègues, à commencer par Jean-Jacques Hyest, ancien président de la commission des lois et membre de la commission du renseignement, tandis que d’autres se montraient plus sceptiques.

Nous avons d’abord travaillé sur la demande d’information : qui veut savoir ? Nous avons interrogé des associations, des activistes du droit, des journalistes traditionnels mais aussi de ces nouveaux journalistes d’investigation qui cherchent à détecter les problèmes avant qu’ils n’apparaissent en plein jour. Nous voulions savoir s’ils accédaient facilement à l’information ou s’ils rencontraient des résistances.

Dans un deuxième temps, nous avons inversé la logique en nous posant la question suivante : qui offre des informations de toutes sortes et sur tous supports, au niveau de l’État, des collectivités locales, des entreprises naissantes ? Nous souhaitions confronter la demande citoyenne de transparence politique, avec ses enjeux et ses limites, à l’offre des producteurs de données, pour voir si elles pouvaient se rejoindre. Nous voulions aussi évaluer l’application des deux lois en vigueur, qui nous ont été présentées avec brio par des praticiens tels que le président de la CADA et par de nombreux universitaires, afin de nous prononcer sur l’opportunité de légiférer à nouveau.

Comme il est d’usage au Sénat pour ce genre de travaux, nous voulions aboutir à un diagnostic partagé et à des recommandations consensuelles. Je suis donc solidaire de toutes les propositions faites, même si ma position est plus appuyée sur certains sujets.

Serge Daël a posé une excellente question : faut-il d’abord légiférer ou bien avancer de manière pragmatique avant d’adapter le cadre légal ? Après trois ans de participation aux travaux de la CADA, je suis favorable à la deuxième voie. Si je m’accommode de la législation actuelle, je pense néanmoins que nous devrons assez rapidement revoir des textes conçus au xxe siècle et dépassés sur certains points, en raison des progrès techniques et de l’évolution des mœurs. L’information passe désormais par la mise en ligne, mais aussi par les réseaux sociaux, Twitter et Facebook.

Pour nos travaux, nous avons choisi trois champs : l'environnement, auquel s'applique un droit dérogatoire, la santé et la culture. Certains d'entre nous avaient été membres de la mission sur le Mediator et nous voulions savoir si une meilleure circulation de l'information aurait permis d'éviter ce scandale et si des lacunes restaient à combler dans le domaine de la santé. Nous n'avons pas fait de préconisation pour la culture, dans l'attente de la transposition imminente d'une directive. Mais, quel que soit le domaine, nous avions la même interrogation : les demandes d'accès aux documents et aux données publiques reçoivent-elles des réponses satisfaisantes ? Quant à nos rencontres avec les « offreurs », elles ont éveillé notre intérêt sur d'éventuelles opportunités stratégiques et économiques à saisir, même s'il convient d'être extrêmement vigilants en la matière.

Notre rapport pose plus de questions qu'il n'apporte de réponses et il est davantage une base de travail qu'un diagnostic définitif, car certains membres de notre groupe de travail, auteurs des lois CADA et CNIL, ne regardaient pas forcément d'un œil bienveillant nos efforts visant à remettre à plat tout leur ouvrage. Nous avons donc choisi l'optique pragmatique de l'audit. À titre personnel, je pense que la révolution en cours nécessitera une révision de nos textes.

Mme la coprésidente Christiane Féral-Schuhl. Pourriez-vous nous définir ce qu'est le droit de savoir par rapport au droit à l'information que nous connaissons ?

Mme Corinne Bouchoux. En fait, notre rapport s'intitule Refonder le droit à l'information publique à l'heure du numérique : un enjeu citoyen, une opportunité stratégique. Nous parlons donc d'une refondation de l'accès aux données, après observation. À cet égard, je partage le point de vue de Serge Daël : on sait ce que l’on a mais on ne sait pas ce que l'on construit. Appliquons déjà correctement ce que permet la loi avant d'aller plus loin.

Mme la coprésidente Christiane Féral-Schuhl. Les réseaux sociaux vont plus loin que la mise en ligne, dites-vous. Pourriez-vous expliciter ce propos ?

Mme Corinne Bouchoux. Ma réflexion sur le sujet est nourrie par mon travail de parlementaire, mais aussi par une expérience antérieure dans une école d'ingénieur où j'ai pris la mesure de la révolution copernicienne qui nous a touchés, sans que nous puissions forcément réagir. Lorsque vous mettez en ligne un document complet et rédigé, le citoyen va accéder à l'information brute mais totale. En revanche, sur un réseau social et a fortiori sur Twitter où le nombre de mots est limité, le lecteur n'a accès qu'à une partie de l'information. Les universitaires ici présents le diraient mieux que moi, un texte complet, une réflexion sur Facebook ou une ligne sur Twitter ne véhiculent pas le même message. Il y a une différence presque ontologique entre un texte mis en ligne et un Tweet. Or, dans la société de l'immédiateté dans laquelle nous vivons, il y a fort à parier que la petite phrase choc sur Twitter sera davantage retenue que l'information brute donnée en ligne. Je précise que je dois être l'une des rares parlementaires à n'avoir ni profil Facebook ni compte Twitter.

Mme la coprésidente Christiane Féral-Schuhl. Monsieur le président Daël, la masse des données publiques étant de plus en plus impressionnante, comment hiérarchiser ces informations et les conserver dans le temps ? Y a-t-il une politique d'archivage de ces données publiques qui sont en quelque sorte la mémoire de notre histoire ? D’autre part, l’interrogation « qui a droit d'accès à quoi ? » ne peut aller qu’en s'amplifiant…

M. Serge Daël. Il faut distinguer deux catégories d'informations publiques : celles qui relèvent des exceptions prévues à l'article 6 de la loi de 1978 – relatives à la vie privée ou à des secrets de défense nationale – et celles qui sont libres d’accès. Pour ces dernières, la notion même de hiérarchisation est antinomique avec l'idée d'ouverture. S'il est impossible de tout ouvrir d'un seul coup, le critère de choix doit être l'intérêt des citoyens et de la démocratie. La puissance publique ne peut en aucun cas hiérarchiser, donc mener une politique de communication comparable aux fameux éléments de langage. La philosophie qui doit prévaloir est d'offrir l'information publique à tous et de permettre à chacun de la hiérarchiser à sa guise.

Spéculer sur les types de personnes susceptibles d’être intéressées par telle ou telle information est tout aussi contradictoire avec l’esprit de la loi CADA. Pour accéder à des informations qui ne relèvent pas de l’article 6, on ne doit pas avoir à justifier d’une qualité ou d’un intérêt. Seule la mémoire insuffisante des ordinateurs pourrait constituer un éventuel obstacle, mais les moyens techniques dont nous disposons sont actuellement suffisants pour offrir toutes nos données, y compris dans le temps. Normalement, tout doit être accessible sauf ce qui bénéficie d’une protection légitime : la dissuasion nucléaire, la vie privée, etc. Et ce qui est communicable doit l’être à tous, y compris aux étrangers, puisque ce droit est ouvert aux personnes, non aux seuls citoyens ou nationaux.

M. le coprésident Christian Paul. Quelques décennies après la loi de 1978, ce droit à l’accès – la demande, en quelque sorte – correspond-il encore aux attentes de la société ? La nature des documents accessibles et la liste des exceptions sont-elles encore adaptées ou sont-elles dépassées ? Quant à l’ouverture massive des données publiques – l’offre –, elle suppose peut-être un autre type de droit : peut-on aller jusqu’à considérer que l’ouverture doit être la règle à quelques exceptions près ? Comment concevoir l’open data ? Est-ce un programme d’ouverture, au sens d’une politique publique, ou un droit à l’ouverture, forcément progressive, de ces données ? Dans ce cas, comment définir les limites de cette politique de l’offre ?

M. Franck Riester. Nous devons en effet discuter de l’éventuelle évolution du droit en matière d’accès à l’information et d’ouverture des données publiques. J’ai eu la chance d’animer en 2009, à la demande du Gouvernement, un groupe d’experts du numérique qui a remis un rapport sur l’amélioration de la relation entre l’administration en ligne et l’usager. La mission a notamment recommandé d’ouvrir les données publiques et de créer un service dédié à cette tâche, ce qui a été fait : au sein du Secrétariat général pour la modernisation de l’action publique, Etalab coordonne l’action des services de l’État et de ses établissements publics pour faciliter la réutilisation la plus large possible de leurs informations publiques. Nous constatons donc un début d’ouverture, mais nous devons aller beaucoup plus loin. Les États-Unis et la Grande-Bretagne nous devancent très largement et ils en récoltent les bénéfices en termes de transparence, d’évaluation des politiques publiques, de création de différents services au grand public car des entreprises et associations réutilisent cette matière. Il est vraiment indispensable que notre commission puisse s’exprimer sur le sujet.

Eu égard à l’expérience de nos deux invités, j’aimerais leur soumettre deux questions. Quelle est la répartition actuelle entre le payant et le non payant ? Pour ma part, je suis convaincu que l’ouverture des données publiques exige la gratuité parce que les citoyens doivent pouvoir accéder à ces informations et parce que c’est une condition sine qua non de l’innovation. Voyez-vous des frontières se créer ou apparaître des points de rupture qui exigeraient que les exceptions prévues à l’article 6 soient mieux définies dans la loi pour vous faciliter la tâche ? Les frontières de la vie privée, de la défense nationale et de la sécurité nationale peuvent avoir évolué en plusieurs dizaines d’années et vos expériences vous ont sans doute permis de le mesurer.

M. Daniel Le Métayer. Comme Franck Riester, je m’interrogeais sur le périmètre de la loi actuelle et sur ses évolutions souhaitables, s’agissant des données couvertes. L’analyse comparative effectuée par la Commission européenne montre que certains pays comme la Norvège divulguent non seulement des documents publics, mais aussi des documents internes tels que des documents préparatoires à des rapports. Avez-vous des demandes en ce sens ? Est-ce que la CADA a réfléchi au sujet ? Si oui, quelles seraient vos préconisations ?

M. Winston Maxwell. Une directive sur la réutilisation des données publiques, mise à jour en 2013, doit être transposée au plus tard en 2015. Dans quelle mesure cela exigera-t-il que la France adapte sa législation ?

M. Serge Daël. Le rapport Trojette vous donnera la répartition entre le payant et le non payant. Pour résumer, quelques organismes vivent de leurs redevances : l’Institut géographique national (IGN), le Service hydrographique et océanographique de la marine (SHOM), la Bibliothèque nationale... Ce sont surtout des établissements du secteur culturel qui ont besoin de ressources pour numériser leurs fonds, comme les bibliothèques ou les musées. Ils sont minoritaires car, même si la loi le permet, peu de redevances ont été instituées, en raison peut-être des lourdeurs de gestion. En cas de gratuité, il faudra leur trouver des recettes budgétaires.

La directive européenne n’impose pas la gratuité : elle autorise la facturation au coût marginal, c’est-à-dire au prix de la mise à disposition de la dernière unité produite, et elle permet à certains organismes qui doivent générer des recettes de faire payer des redevances d’un montant supérieur. En France, l’État a posé le principe de la gratuité et il n’a prévu le maintien d’une redevance que pour quelques organismes minoritaires. Cela ne résout pas tous les problèmes : la gratuité, c’est parfait pour le citoyen et pour le réutilisateur qui invente un nouveau système ; pour les opérateurs économiques qui demandent des données sous un certain format bien structuré avec les métadonnées, le produit brut de l’administration n’est pas forcément adapté. Qui réalise et finance la mise sous un certain format ouvert, dans ce cas ?

Le principe de la loi est la communication. La logique n’étant plus celle du traitement d’une demande individuelle, mais celle de l’offre en ligne, pourrait-on envisager la suppression des exceptions prévues par l’article 6 et par l’article 2 ? Pour ce qui est de la notion de documents « internes », en dehors de certains barèmes de jury de concours, la CADA et le juge administratif l’ont vidée de toute portée juridique. En revanche, la loi dispose que les documents inachevés ne sont pas communicables et, de fait, on ne va pas publier des brouillons. Le cas du document dit préparatoire est plus délicat, car la catégorie est vaste. Il peut s’agir de l’avis d’un organisme – le Conseil supérieur de la fonction publique, par exemple – consulté avant la prise d’un décret. Cet avis préparatoire ne sera communicable qu’une fois la décision prise. Il peut aussi s’agir de rapports administratifs quand ceux-ci comportent des propositions qui pourraient être reprises par tel ou tel décideur. Cet audit sera communicable le jour où l’on en aura tiré les conséquences. Le sujet peut donner lieu à réflexion, voire à législation, car nous ne sommes plus en 1978. Certes, la prise de décision doit rester sereine et il ne s’agit pas de lâcher des informations préparatoires qui risqueraient d’ameuter ou d’affoler, mais on peut penser qu’il ne serait pas inintéressant de savoir que tel organisme, après analyse de telle situation, a mis en évidence des dysfonctionnements. Faut-il garder cela sous la table tant que la décision n’a pas été prise ? À titre personnel, je n’en suis pas convaincu et j’estime que la loi pourrait être revue sur ce point.

La CADA ne s’intéresse qu’à la réutilisation et à la diffusion publique des données identifiantes. Mais quand il s’agit de la communication d’un document à titre individuel, la notion de donnée à caractère personnel ou de donnée identifiante ne joue aucun rôle : on regarde seulement si l’on tombe sous le coup de l’article 6 et de la protection de la vie privée – notion la plus proche. La CADA – de longue date, sans être jamais démentie par le juge administratif et en conformité avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme – admet que certaines personnes se situent dans l’espace public en raison des fonctions qu’elles exercent : les hommes politiques, les fonctionnaires, certains responsables, etc. Elles ont une vie privée, mais les citoyens ont le droit d’en savoir plus sur elles que sur MM. Dupont ou Durand, car elles se sont mises volontairement dans l’espace public. La CADA est très attachée à sa doctrine sur ce point et elle s’y tiendra tant que le législateur ne lui aura pas demandé de faire autrement.

Le législateur pourrait intervenir sur la notion de donnée à caractère personnel, qui recouvre celle de donnée identifiante. Si à chaque fois qu’une information peut être rapportée à une personne, on considère qu’elle ne peut être diffusée sans le consentement de l’intéressé, la vie démocratique et les débats publics ne sont plus possibles. Il suffit de lire la presse et de se promener sur Internet pour constater que le Président de la République ou les ministres, pour ne citer qu’eux, font l’objet de débats publics tous les jours. Il serait utile de définir les limites de la protection dans l’espace public. Deux attitudes sont possibles : laisser les autorités administratives indépendantes, la CADA et surtout la CNIL, se débrouiller, ou estimer que c’est le rôle du législateur au niveau le plus élevé de fixer au moins de grandes lignes.

Dans le cas des services publics industriels et commerciaux, je plaiderais volontiers pour un élargissement de la catégorie des pièces communicables. Dès l’origine, le Conseil d’État a raisonné de la façon suivante : quand ces services agissent selon le droit privé, c’est parce que l’on a voulu qu’ils soient traités comme des entreprises et, soumis à la concurrence, ils ne peuvent supporter des obligations que n’a pas le secteur privé. Il n’empêche qu’ils restent des services publics. Dans l’état actuel des choses, leurs documents sont divisés en trois grandes catégories : ceux qui traitent de l’organisation du service public sont considérés comme des documents administratifs ; ceux qui se rapportent aux relations avec les agents et avec les clients relèvent du droit privé – ce qui se discute pour le conducteur de la rame de métro, qui a affaire à des usagers ; ceux qui concernent des marchés publics sont communicables ou non en fonction de leur rapport plus ou moins étroit avec le service public. Pour ma part, je pense qu’il y a un droit des citoyens à la transparence de tous les services publics, qu’ils soient administratifs ou industriels et commerciaux, mais qu’il serait déraisonnable d’ouvrir toute leur activité parce qu’ils sont sur un marché où le secret industriel et commercial existe, qu’ils emploient des agents selon les règles du droit privé, etc. Cela étant, il est parfois difficile de définir ce qui relève de l’organisation.

Mme Corinne Bouchoux. La France souffre en la matière d’un décalage entre la théorie et la pratique. En théorie, tout est accessible sauf ce qui a trait à la vie privée, à la défense nationale, au droit commercial et aux documents préparatoires. Pourtant, la CADA travaille de plus en plus et rend environ 5 000 arrêts par an, ce qui est forcément révélateur de problèmes. En fait, il existe une forme de résistance et d’inertie de la part d’administrations et de responsables politiques qui poussent à une interprétation extensive des exceptions prévues à l’article 6.

Dans le domaine de la défense nationale, que le secret s’applique aux documents relatifs à la fabrication des bombes est tout à fait normal, mais il couvre aussi des informations qui devraient être publiques. Pour avoir longtemps travaillé sur les essais nucléaires, j’ai pu constater qu’il était utilisé pour empêcher la communication du nom des personnes présentes sur certains sites lors des tirs. Je ne vois pas en quoi la divulgation de cette information menacerait la sécurité nationale. Pourtant, on s’est longtemps abrité derrière le secret défense pour ne pas communiquer ces listes et toute une série d’autres documents, qui restent d’ailleurs difficiles à obtenir.

Autre symptôme de résistance : l’invention par le Conseil d’État du concept de vie privée des entreprises – invention aussi géniale que passée totalement inaperçue pour des raisons qui m’échappent. Comme la CADA travaille très bien, que les journalistes sont de plus en plus inventifs, qu’Internet existe, que les demandes s’accroissent, et comme certains agents ne parvenaient plus à sécuriser telles ou telles informations, on a donc reconnu aux entreprises, dans un certain contexte, le même droit qu’à MM. Dupont ou Durand. Du même coup, on a rendu opaque ce que la législation devait rendre accessible. Nous sommes là dans une dialectique très française : tout progrès en matière d’ouverture et de transparence suscite une résistance, qui n’est d’ailleurs pas forcément organisée.

Dans le domaine industriel et commercial, des documents deviennent parfois accessibles à condition que certaines informations couvertes par le secret soient rendues illisibles. Encore faut-il que le document, lui, reste lisible.

Pour faire la distinction entre ce qui est payant et ce qui ne l’est pas, on peut se reporter au tome II de notre rapport, à la page 235, où M. Mohammed Adnène Trojette recense toutes les catégories de données soumises à redevance.

Après un an de travail, nous n’avons fait que seize propositions, ce qui est modeste, mais nous sommes tous tombés d’accord sur une mesure prioritaire qui permettrait d’accélérer la transmission des documents administratifs : la création d’un référé communication devant le juge administratif. Cette procédure permettrait de débloquer certaines situations où il y a refus de communiquer des documents malgré un avis favorable de la CADA. J’ai en tête un exemple qui concernait des comptes de campagne. Si nous empruntons la voie législative, nous devrons nous attaquer à ce paradoxe français : les droits reconnus se heurtent à une résistance de moins en moins acceptable à l’ère du numérique, d’autant que la transparence, vertu démocratique, peut aussi générer des opportunités économiques.

Cela étant, je ne suis pas sûre que le modèle norvégien soit transposable à la France. En Norvège, pour peu qu’il s’annonce, n’importe quel citoyen – a fortiori n’importe quel journaliste – peut aller dans n’importe quel ministère toutes les fins de semaine et demander à consulter l’intégralité des mails envoyés et reçus par le ministre ou son secrétariat. Ce modèle de transparence a été testé sur quelques collègues, mais je ne suis pas sûre que nous soyons prêts à l’adopter quand on sait que, pour avoir accès à certaines informations budgétaires, les députés sont encore obligés de se déplacer physiquement à Bercy. L’idée de transposer ce modèle a d’ailleurs suscité quelque émotion chez nos collègues.

M. Edwy Plenel. Pour ma part, je considère que la situation actuelle est insatisfaisante à la fois en théorie et en pratique. La bonne volonté de la CADA et la qualité de son travail sont indéniables, mais elle est prisonnière d’un cadre trop étroit pour satisfaire aux besoins d’une démocratie à l’âge du numérique. Il ne suffit pas de bien utiliser ce qui existe pour y arriver. Il n’y a pas encore eu un choc suffisant pour ébranler cette culture mêlant mutisme des agents et secret, à laquelle un accident parlementaire a opposé la CADA en 1978.

Même si nos textes retiennent la notion de « droit à l’information », je tiens à l’expression « droit de savoir », car elle marque qu’il ne s’agit pas d’une affaire de professionnels. Savoir ce qui est d’intérêt public est un droit fondamental dont l’exercice ne devrait même pas passer par la demande de documents : à l’âge de l’horizontalité numérique, les détenteurs d’informations d’intérêt public devraient avoir le devoir de nous les faire connaître. Il s’agit de radicaliser notre culture, prisonnière de ce « sauf » qui vient restreindre la liberté de l’information dans l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 – et qu’on ne retrouve pas dans l’article correspondant de la déclaration de l’an I, étroitement inspiré du premier amendement de la Constitution américaine.

Il nous faut un choc politiquement libéral pour ne pas compter seulement sur la bonne volonté de M. Daël ou sur les coups de pouce d’un rapport parlementaire. La CADA a été créée par une loi « portant diverses mesures d’aménagement des relations entre l’administration et le public, et diverses dispositions d’ordre administratif, social et fiscal ». Cet intitulé du texte de 1978 montre bien qu’elle procède d’une effraction du Parlement, contre l’avis du pouvoir exécutif, et non de la proclamation d’un droit fondamental comme c’est le cas dans les démocraties britannique ou américaine. La composition même de cette commission est symptomatique, cela dit sans mettre en cause les compétences de ses membres. En Grande-Bretagne, l’Information Commissioner’s Office (ICO), qui est chargé de veiller à l’application du Freedom of Information Act (FOIA) de 2000, est autrement plus ouvert à la société civile, à tel point que son président est un ancien journaliste de la BBC – ce n’est pas une offre de service, rassurez-vous !

Les périmètres diffèrent tout autant. Si vous consultez l’ensemble des sites de l’administration américaine sur le FOIA, vous verrez qu’aucun registre n’est interdit – pas même ceux du Département de la défense et de la National Security Agency –, même s’il y a des gardiens du secret et des batailles : la politique consiste justement à permettre à la démocratie de vivre la tension entre les gardiens du secret et le droit fondamental.

Le service du renseignement allemand, le Bundesnachrichtendienst (BND), a pris récemment des initiatives spectaculaires, décidant de rendre publics des documents relatifs à sa propre histoire, alors que le verrouillage est chez nous plus absolu que jamais dans ce domaine. Cela n’a rien à voir, en termes de culture démocratique, avec ce que fait M. Henri Verdier : le portail data.gouv.fr donne accès à des données qui ne sont pas au cœur des enjeux de souveraineté, de défense et de sécurité.

Pour le FOIA américain, l’identité du demandeur d’information est publique et il est possible de consulter sur Internet les noms des personnes qui ont posé telle ou telle question. Pour l’anecdote, c’est ce qui m’a permis de savoir qu’en 2002 un journaliste français avait demandé à la Central Intelligence Agency (CIA) si elle avait un dossier sur moi. Je connais son nom et la date à laquelle il a demandé cette consultation. Les agendas du président américain, également, sont publics, sans qu’il soit besoin d’attendre qu’un juge vienne les saisir. Autre exemple de ce qu’est une culture démocratique : en 2007, ayant appris que les experts militaires qui s’exprimaient sur tous les plateaux de télévision à propos de la guerre en Irak entretenaient pour la plupart des liens financiers avec le Pentagone, des journalistes du New York Times ont demandé la déclassification de 3 000 pages de documents attestant de ces liens financiers ; le Pentagone leur a opposé un refus, mais le juge a autorisé la déclassification et on n’a plus revu ces experts. Cette question des conflits d’intérêts est cruciale pour les milieux médiatiques et pour l’information du public.

Ce dont nous discutons, quelle que soit la bonne volonté de la CADA, n’a donc rien à voir avec ce qui est proclamé et affirmé dans d’autres grandes démocraties.

La CADA répond très rapidement et elle a une vision de plus en plus libérale et extensive de sa mission, mais, outre que le droit d’accès demeure indirect, ses avis ne sont suivis ni par les ministères ni par les autorités administratives indépendantes. En août 2012, Mediapart a demandé des informations sur des destinataires des subventions accordées par le ministère de l’intérieur ; celui-ci les a refusées. Une deuxième demande étant restée sans réponse, nous avons saisi en avril 2014 la CADA, qui nous a répondu le mois suivant ; son avis, favorable, nous a été communiqué en juin, soit presque deux ans après notre requête initiale. Mais, à ce jour, le ministère ne nous a toujours pas communiqué les informations demandées. En revanche, il a informé de notre démarche ceux que leur publication pourrait déranger !

Les subventions peuvent être, pour un ministère, un moyen de créer des liens de dépendance avec certains de ses interlocuteurs et l’information sur l’utilisation de l’argent public doit être publique, mais prenons un exemple plus sensible, que M. Daël connaît bien car nous avons souvent saisi la CADA de cette question : l’exemple des comptes de campagne. La presse a montré qu’il y avait matière à s’interroger légitimement sur le financement des élections, et l’affaire Karachi a montré que même une autorité comme le Conseil constitutionnel pouvait masquer des irrégularités en ce domaine : l’avis des membres du Conseil a été revu à la demande du président de cette institution, afin de valider des comptes illégitimes – ce qui pose la question de la publicité des délibérations.

En 2012, nous avions demandé les comptes d’un candidat à l’élection présidentielle de 2007 à la Commission nationale des comptes de campagne (CNCC) qui nous les a refusés. Saisie, la CADA a jugé notre demande légitime, mais la CNCC a persisté dans son refus. Nous avons alors saisi le tribunal administratif. Au bout de deux ans, celui-ci nous a donné raison et a demandé à la CNCC de nous fournir les éléments demandés. Hier, nous avons reçu du Conseil d’État la notification du pourvoi que vient de faire la CNCC contre la décision du tribunal administratif. La guérilla continue donc. En plein débat public sur ce sujet, c’est la CNCC qui verrouille le secret que la CADA lui demande de lever ! En effet, comme la CADA l’explique dans son avis sur les subventions du ministère de l’intérieur, « si la loi du 17 juillet 1978 garantit à toute personne un droit d’accès aux documents administratifs existants ou susceptibles d’être obtenus par un traitement automatisé d’usage courant, elle ne fait pas obligation aux autorités administratives de répondre aux demandes de renseignement qui leur sont adressées. » En outre, l’avis favorable de la commission est subordonné au fait que « le document concernant les informations sollicitées existe en l’état. » En clair, le droit d’accès est conditionné, conditionnel, plein d’embûches. La seule bonne volonté de la CADA est insuffisante pour lui donner corps.

Dans la présente commission, je me battrai pour faire reconnaître que les possibilités ouvertes par le développement du numérique plaident en faveur d’une loi fondamentale sur le droit d’accès à l’information parachevant l’initiative parlementaire de 1978. Un service indépendant (SIDI, service indépendant du droit à l’information), bâti sur le modèle de l’ICO britannique, garantirait l’exercice de ce droit. Il s’agit d’en finir avec la situation actuelle caractérisée par un périmètre restreint qui exclut tout ce qui concerne les questions de sécurité, et par un accès indirect, conditionné et aléatoire.

M. le coprésident Christian Paul. À défaut de nous faire un point complet sur le programme open data français, qui mériterait une séance à lui seul, pourriez-vous nous éclairer sur l’état du droit en la matière, monsieur Verdier ? A-t-il suffisamment évolué pour vous permettre de mener à bien votre mission, ou faut-il des adaptations ? Tout risque de conflit avec les dispositions protégeant la vie privée est-il écarté, ou une évolution de la loi serait-elle nécessaire ?

M. Henri Verdier. Étant nouveau dans l’administration et ne connaissant pas l’étendue de mon devoir de réserve, je vais parler en mon nom propre.

Au fond, le mouvement open data, qui se cherche et donc évolue, est le produit du télescopage entre une tradition – que nous aimons faire remonter à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen – et du web 2.0. La complexité vient de là. La France a une longue tradition de la redevabilité de l’action publique, malgré bien des lacunes en la matière. L’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, reprise en préambule de notre Constitution, dispose que « la Société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration. » C’est sur ce fondement qu’a été construit un socle de redevabilité, en plusieurs étapes dont certaines sont magnifiques. La France est ainsi le premier pays au monde à avoir considéré, en ventôse an II, que les Archives nationales avaient pour mission de communiquer des informations au public ; elle s’est ensuite dotée d’un service de l’information statistique. Quant aux rapports de la Cour des comptes, ils sont publics depuis cent ans. Toutefois, cette tradition porte peut-être en elle-même une limite : les citoyens pouvant requérir pour savoir si l’administration a bien fait son travail, leur démarche tend à être précontentieuse.

Cette tradition est donc à la fois belle et limitée, surtout si l’on ajoute les verrous que l’administration met en place, mais, sur le temps long, les choses progressent. Nous venons par exemple d’apprendre que la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) mettrait ses informations en open data, après avis favorable de la CNIL, cela pour les raisons que Serge Daël a rappelées : toutes les données à caractère personnel ne sont pas forcément du ressort de la vie privée, notamment quand elles concernent un personnage public ou d’un agent public.

À l’autre extrémité, dans le monde du web 2.0, la donnée représente de la transparence, c’est un lien social, un outil de coproduction, de co-construction, du common knowledge, un bien commun, une ressource qui ne s’épuise pas à l’usage et donc un stimulant pour l’économie. Les données publiques auront le même rôle dans le développement économique des territoires que la cartographie au XIXe siècle. On ne peut pas gérer correctement un territoire sans disposer d’une quantité de données – sur les accidents de la route, sur le taux de chômage, sur l’illettrisme, etc. – mises à jour en temps réel. En droit français, nous n’avons pas d’obligation positive de construire les systèmes d’information qui seraient vraiment utiles et efficaces. Nous avons le droit de requérir des documents, mais l’administration n’a pas l’obligation d’agir avec intelligence sans attendre la requête. Dans l’idéal, l’open data consisterait précisément à construire les référentiels de données les plus utiles et les plus efficaces possible – complets, à jour et faciles à manipuler –, mais comment écrire la loi à cet effet, sachant en outre qu’il faut être prêt à investir des milliards d’euros et à recruter des milliers d’agents ? En tout cas, personnellement, je ne sais pas comment une telle disposition pourrait être rédigée.

J’ai souvent cité ce qui m’a paru être une inflexion jurisprudentielle fascinante : l’avis donné par la CADA, en décembre dernier, sur l’accès au système national d'information inter-régimes de l'assurance maladie (SNIIRAM). L’accès à cette base, gérée par la Caisse nationale d'assurance maladie (CNAM) et qui contient tous les remboursements d’ordonnances médicales, suscite beaucoup de débats. C’est à la fois de la vie privée à l’état pur et un trésor potentiel aux multiples usages : ces informations permettraient de détecter des surprescriptions médicales ou des interactions médicamenteuses, de faire du criblage moléculaire pour découvrir de nouveaux médicaments, d’améliorer la prise en charge des parcours de soins ou l’organisation de l’hôpital, etc.

Face à la pression sociale qui s’exerce pour que ce système soit ouvert, l’administration et le Gouvernement rappellent que ces données concernent la vie privée des Français dans ce qu’elle a de plus intime : la santé. Mais certains citoyens se sont demandé si la CNAM n’aurait pas eu là les moyens de détecter une surprescription du Mediator. Il y a quinze ans, on aurait objecté que les données détenues par l’administration n’étaient pas faites pour cela car, si l’on se réfère à la lettre de la loi instituant la CADA, les données accessibles sont celles que produit ou reçoit l’administration « dans le cadre de [sa] mission de service public ». La société ne s’en tient plus à cette définition quand elle voit la valeur potentielle de ces données et, de fait, peut-être aurait-il valu la peine de chercher ce qu’on pouvait en tirer. En décembre, la CADA a répondu que, puisqu’il s’agissait d’un traitement automatisé d’usage courant, il était légitime de faire procéder à cette extraction, afin de voir s’il aurait été possible de détecter cette surprescription. Décision de grand intérêt parce que la CADA commence à poser le principe qu’une administration ne peut se contenter de dire que les données demandées ne gisent pas à l’état natif dans son système lorsqu’il suffirait d’une élaboration minime pour en tirer beaucoup. Je pense que cette jurisprudence ouvre de grandes perspectives.

Telle est la question qui va se poser à l’avenir : comment bascule-t-on d’un droit de redevabilité à un devoir d’organiser l’intelligence, pas seulement pour la vitalité démocratique, mais aussi pour la cohésion sociale, la prospérité économique et l’innovation ?

Dans ce contexte paradoxal, il faut saluer le travail de la CADA. Malgré sa taille très réduite, cette institution tient bon. À titre personnel, je serais très opposé à sa fusion avec la CNIL, d’un format centuple, au prétexte qu’il suffirait d’un seul régulateur puisqu’il s’agit, dans les deux cas, de données. Il faut maintenir une dialectique entre ces instances qui défendent deux libertés fondamentales.

La CADA n’a pas d’autorité directe pour imposer l’ouverture des données – elle ne le réclame d’ailleurs pas –, mais elle n’établit pas non plus de jurisprudence. Si je demande trois fois de suite, à un an d’intervalle, le même document, et si j’essuie trois refus, je dois faire trois requêtes. Ne pourrait-on faire évoluer le droit pour que les avis de la CADA restent valides en pareil cas ?

La question s’est posée au sujet de la réserve parlementaire. Un citoyen, par ailleurs professeur de droit, a saisi la CADA après s’être vu refuser l’accès à ces données par le ministère de l’intérieur – lequel, précisons-le, est chargé du traitement de l’allocation des subventions. En dépit de l’avis de la CADA, qui jugeait la demande fondée, le ministère a maintenu son refus. L’affaire a alors été portée devant le tribunal administratif qui, deux ans plus tard, a donné raison au requérant. L’administration n’a pas fait appel et a publié la répartition de la réserve parlementaire de l’exercice 2012. Pour l’exercice 2013 l’Assemblée nationale a pris l’initiative de publier le détail de ses subventions, mais le Sénat ne l’a pas fait. Pour obtenir les informations, il faudrait de nouveau engager la procédure : il a été statué une première fois, mais on ne peut considérer que cela vaut pour les années suivantes !

M. le coprésident Christian Paul. On n’imagine pas que l’Assemblée puisse tirer argument du fait que la décision portait sur la réserve de 2012 pour interrompre un mouvement qui est maintenant engagé.

M. Henri Verdier. Elle a considéré que c’était là un geste de transparence démocratique et qu’il fallait poursuivre dans cette voie. Mais le citoyen qui voudrait connaître l’affectation de la réserve sénatoriale l’année dernière devrait repartir de zéro.

Je veux aussi signaler que certains pays ne se contentent pas du droit d’accès aux documents administratifs, qui suppose que le citoyen sache que le document existe : ils ont également créé un droit à l’information qui permet de poser des questions ouvertes, à charge pour l’administration de trouver la réponse.

En tout état de cause, il me semble temps d’inverser la charge de la preuve et de passer à une logique d’ouverture par défaut, tout refus devant être justifié. Le grand et beau principe de redevabilité n’épuisera pas toutes les potentialités qu’offre l’ère numérique. En particulier, je doute que l’on puisse organiser le domaine de l’open data et des infrastructures critiques que constitueront certaines données sur le seul fondement de la loi qui a institué la CADA. Il y faudra certainement une politique spécifique, ou un nouveau droit.

Mme Corinne Bouchoux. La construction d’un droit d’accès numérique à l’information publique est une de nos préconisations. Pour que la communication devienne la règle et la non-communication l’exception, on ne peut faire l’économie d’une réforme en profondeur. Cela dit, l’objectif de notre rapport était de poser un diagnostic partagé de ce qui fonctionne et de ce qui ne fonctionne pas.

Pour ce qui est de la réserve parlementaire du Sénat, il faut distinguer le point de vue de l’institution et le point de vue des groupes politiques. Depuis trois ans, tous les sénateurs d’une famille politique publient intégralement sur leurs sites respectifs l’utilisation de leur réserve parlementaire et de leur indemnité de représentation et de frais de mandat. Par ailleurs, le Sénat a annoncé ce matin l’adoption de règles plus transparentes pour les comptes des groupes politiques. Après le renouvellement de septembre prochain, on peut espérer une transparence totale sur la réserve parlementaire. Je suis cependant, à titre personnel, opposée au principe même de celle-ci. Dans le cas des sénateurs, qui disposent, pour les verser à leurs propres électeurs, de montants annuels compris entre 150 000 et 500 000 euros, le système s’apparente à du clientélisme aggravé. Ce serait impensable au Bundesrat et dans bien d’autres chambres hautes étrangères ! Ma famille politique essaie d’utiliser aux mieux ces sommes, au profit de collectivités, mais juge la pratique éminemment contestable.

M. Philippe Aigrain. Les partenariats public-privé (PPP) sont souvent au centre de vives controverses et donnent lieu à des demandes d’information. Or, si leurs effets relèvent à l’évidence de l’action publique, leur contenu se trouve souvent dans les offres des entreprises parties prenantes, ce qui restreint l’accès aux documents.

Fréquemment, les personnes qui demandent l’accès à un document non seulement connaissent son existence, mais savent aussi ce qu’il contient et en demandent la communication précisément pour cette raison : la communication publique leur permettra de le verser au débat public, réglant ainsi la question de la protection des sources. Dans les PPP, on a parfois des surprises quant aux responsables des clauses les plus défavorables à l’intérêt du public !

M. Serge Daël. Toutes ces questions se ramènent à celle de l’effectivité. Celle-ci est assurément moindre lorsqu’on touche à de grandes affaires politiques – comptes des candidats, réserve parlementaire, etc. – que lorsqu’on traite de la communicabilité au quotidien. Pour la renforcer, on peut envisager de créer une grosse administration qui transmettrait toutes les informations demandées, mais en a-t-on les moyens ? Pour ma part, je privilégierais un référé spécifique.

Le système actuel est fondé sur les avis de la CADA, lesquels sont majoritairement suivis d’une réponse, sinon dans le délai légal de 30 jours, du moins assez rapidement – le délai moyen est de 39 ou 40 jours. Reste que, pour les opérateurs et les citoyens, l’effectivité ne se conçoit que dans l’immédiateté. Le recours au fond n’est donc pas très adapté – je signale au passage que le recours en cassation n’est pas suspensif…

M. Edwy Plenel. On ne nous transmet pas les documents pour autant !

M. Serge Daël. Le temps du juge du fond n’est pas le temps de la communication. Je pense donc que l’effectivité des avis de la CADA serait renforcée si l’on pouvait saisir le juge du référé administratif lorsqu’un avis favorable n’a pas été suivi, de manière à obtenir une réponse dans le délai de trois semaines ou d’un mois. Avant de prendre une claque devant le juge du référé, l’administration y réfléchira à deux fois ! Quand on a perdu trois fois de suite avec injonction sous astreinte au bout d’un mois, on ne recommence pas. Cette solution est un peu un pari et suppose que le juge administratif soit d’accord, mais j’y suis très favorable : le système actuel est articulé autour du juge, il faut qu’il le soit autour d’un juge qui intervient rapidement.

Quant à l’inscription de nouvelles dispositions dans la Constitution ou dans la loi… Les Français sont un peuple de législateurs et ont tendance à croire que l’on a réglé le problème quand on a légiféré. Mais ce n’est pas toujours le cas ! Le principe selon lequel « la Société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration » a été édicté en 1789. Plus de deux cents ans après, son application se heurte toujours à des difficultés.

Certes, un grand texte constitutionnel ou une grande loi auraient un poids politique. Mais le risque est que l’on pense avoir tout réglé alors même que le texte multiplierait des contentieux que l’administration de la justice ne serait pas capable de gérer. J’ai tellement vu de textes qui n’étaient suivis d’aucun effet !

Il est possible de programmer l’ouverture de l’accès aux documents administratifs. Cela ne sera pas gratuit et, dans la situation budgétaire actuelle, nul n’est à l’abri d’un « coup de rabot ». Néanmoins, n’est-il pas plus réaliste aujourd'hui d’engager cette politique d’ouverture ? L’important, pour moi, est d’aller au plus efficace.

Mme Valérie-Laure Benabou. La hiérarchisation entre les informations accessibles n’est pas souhaitable, dites-vous, mais vous rappelez en même temps que la mise en accès libre coûterait beaucoup d’argent, ce qui suppose des choix. Pour gérer cette tension, ne conviendrait-il pas de distinguer les informations dont l’importance fait considérer qu’elles doivent être mises à disposition sans qu’il soit besoin d’en demander individuellement l’accès ? Cela reviendrait à faire le départ entre l’information « portable » et l’information « quérable ».

M. Serge Daël. Si l’on décide de programmer et de réaliser l’ouverture des informations, il faut forcément une hiérarchisation, ne serait-ce que parce que l’on n’a pas les moyens de tout faire en même temps. Mais l’idée est d’arriver à ce que tout ce qui est communicable aux termes de la loi CADA soit diffusé publiquement, sans qu’un gouvernement ou une majorité parlementaire puisse s’arroger le droit de déterminer ce qui est plus important. Les informations protégées sont celles qui ne sont pas communicables ou qui ne sont communicables qu’à l’intéressé. Il n’y a pas matière à hiérarchisation en ce qui les concerne, mais ce n’est pas davantage le cas pour les données accessibles : c’est au citoyen lui-même, ou aux partis politiques et aux journalistes dans le cadre du débat public, d’établir leur propre hiérarchie, sans quoi on laissera le champ aux horribles « éléments de langage » et autres artifices de communication destinés à enrober la réalité.

Ce qui est communicable doit être diffusable. Reste que l’on ne pourra passer instantanément du droit applicable sur demande au droit offert, et que l’on devra inévitablement faire des choix.

M. Henri Verdier. L’histoire de l’open data montre que les transformations les plus importantes ne viennent jamais d’où on les attendait.

Le droit français pose néanmoins plusieurs obligations de publication. Dans d’autres pays, on a choisi de définir des données de base à placer en accès libre, parfois, comme au Danemark, pour en assurer le financement – il s’agit en l’occurrence de données géographiques ou du détail du budget de l’État. Ne devrions-nous avoir nous aussi un socle d’informations de base dont la loi garantirait la publication, la qualité et le financement ?

La question des informations à caractère personnel est bien entendu fondamentale, monsieur le coprésident, mais elle a pris des proportions démesurées dans le débat public parce qu’on mélange tout, des informations publiées sur Facebook aux données de l’affaire Snowden. C’est à se demander si l’État lui-même ne contribue pas à alimenter le moulin à espionnage !

Dans la réalité, pourtant, les administrations sont très frileuses. Aucune n’a jamais ouvert ses données de son propre chef, mis à part un cas d’erreur d’anonymisation que l’on a corrigé en une semaine mais qui s’est retrouvé dans Le Canard enchaîné !

Sans doute conviendrait-il que la loi, le règlement ou la CNIL imposent de publier des informations personnelles dont le caractère privé n’est pas avéré. Mais, à part quelques grands spécialistes du droit administratif, plus personne ne s’y retrouve. Quand considère-t-on que l’État doit publier des informations à caractère personnel ? Ces informations sont-elles réutilisables ou non, et dans quelles limites ?

On se demande également si les règles d’anonymisation établies avant l’âge de l’informatique résisteront à la puissance du big data et au fait que de plus en plus de gens exposent librement leur vie privée sur l’Internet, ce qui peut redonner sens à des informations publiques. Mais, de grâce, ne croyons pas que les administrations – ni même les tenants de l’open data – jettent en pâture des informations personnelles sans réflexion. À une exception près, je le répète, je ne crois pas qu’il y ait eu d’accident depuis quarante ans qu’on a ouvert l’accès aux documents administratifs et depuis cinq ou six ans qu’on le fait en open data.

M. Cyril Zimmermann. Quid des collectivités territoriales, monsieur Daël ?

M. Serge Daël. Elles sont souvent en première ligne pour ce qui concerne le droit d’accès individuel et, en proportion, les refus de communication émanent d’abord de l’administration locale – laquelle est en butte, soit dit entre nous, à quelques enquiquineurs. Les grandes administrations nationales, elles, ne nous répondent pas !

Cela étant, beaucoup de collectivités ont une attitude moderne et mettent en ligne les informations sur leur site Internet. C’est moins le cas, avons-nous constaté, en période électorale.

D’une manière générale, l’État peut se contraindre lui-même à ouvrir ses données. Pour étendre le mouvement aux collectivités locales, on peut soit tabler sur la généralisation d’un système destiné à entrer dans les mœurs, soit adopter une loi car on ne peut leur imposer la gratuité sans ce moyen. Cela dit, il me semble que la pression de l’opinion publique en faveur de la transparence est forte et que les élus qui seraient tentés d’y résister ne le pourront pas éternellement, surtout si l’on se dote de l’arme du référé.

M. Jean Dionis du Séjour. Comment concilier une éventuelle loi qui imposerait des charges supplémentaires sans compensation avec le principe constitutionnel de libre administration des collectivités territoriales ?

Cela dit, si l’on ne légifère pas, les collectivités auront beau jeu de s’abriter derrière ce principe. Sans doute les élus évolueront-ils avec l’opinion, mais les coûts sont importants. Un système d’informations géographiques, ce n’est pas l’épaisseur du trait, je peux en témoigner en tant que président de communauté d’agglomération !

M. Henri Verdier. Le site data.gouv.fr héberge gratuitement les données de toutes les collectivités locales qui le souhaitent.

M. Jean Dionis du Séjour. Soit…

M. Serge Daël. Aux termes de la Constitution, les collectivités territoriales s’administrent librement « dans les conditions prévues par la loi ». Dans sa jurisprudence, le Conseil constitutionnel s’emploie à concilier différents principes : celui de la libre administration, l’obligation de rendre compte qui figure dans la Déclaration des droits de l’homme, le droit à l’information, etc. Je crois qu’il n’aurait pas de mal à dégager de cet ensemble l’obligation, pour les collectivités territoriales, d’ouvrir leurs données publiques. La question de la gratuité est différente. Du reste, les directives européennes n’imposent pas une gratuité totale.

M. Edwy Plenel. Pour avoir demandé au conseil général des Bouches-du-Rhône des informations concernant des subventions à un syndicat de la police et à une fédération de chasseurs, je puis témoigner qu’après une absence de réponse, l’avis de la CADA a été suivi d’effet, contrairement à ce qui se passe avec les administrations centrales. Je comprends bien que la CADA place l’« effectivité » au cœur de son action, qui se veut avant tout pragmatique, mais ce que ce principe recouvre, c’est la différence entre un droit conditionné, conditionnel, indirect, et un droit fondamental qui tend à faire prévaloir une nouvelle culture démocratique dans l’administration, en substituant au mutisme des agents et au secret des papiers une démarche consistant à rendre les informations publiques avant même qu’on en fasse la demande.

La décision, mentionnée par M. Verdier, de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique de mettre en ligne différentes données est venue d’un séisme, d’une bataille journalistique où nous nous sommes heurtés à ce mutisme et à ce secret – de la part du ministère des finances, dans l’affaire Cahuzac. De la même manière, la réflexion du Conseil d’État sur les conflits d’intérêts est née de l’affaire Bettencourt.

En tant que citoyen, je me dois de vous alerter : nous ne pourrons suivre éternellement cette voie du pragmatisme, sur laquelle des gens de bonne volonté essaient de faire bouger le cœur d’un système qui, fondamentalement et de manière transpartisane, baigne dans la culture du secret. Il n’est que de saisir « archives DGSE » sur Google et, à l’inverse, « FOIA CIA » ! Même s’il y a aussi des menteurs et des secrets cachés aux États-Unis – voir l’affaire Snowden –, il y existe ce conflit démocratique qui permet à une société de s’emparer de ces sujets.

Chez nous, il n’y a rien de cet ordre, sinon des révélations journalistiques qui, de temps en temps, provoquent un accident et ébranlent un peu le système du secret. Ce qui en résulte, c’est le développement de la culture du complot chez les citoyens, de ce sentiment que toute information est a priori un mensonge et qu’il faut une révélation journalistique pour que les choses bougent. Je pourrais me féliciter que ma profession ait autant de pain sur la planche si je n’étais convaincu que tout cela mine la confiance dans la démocratie et qu’il faut donc adopter une loi établissant un droit fondamental à l’information : le droit, pour les citoyens, de savoir tout ce qui est d’intérêt public. Il ne s’agit plus seulement d’accéder aux documents administratifs : tout ce qui est d’intérêt public doit être public, pour que les citoyens puissent se faire juges, pour qu’ils délibèrent, discutent et forment leur opinion. Pour reprendre l’exemple du nucléaire, le conflit démocratique sur le sujet est lié à la culture du secret. La délibération sur le nucléaire n’est pas accessible.

La CADA dit ce qu’elle fait et fait ce qu’elle dit, certes, mais les administrations ne suivent pas, même quand il s’agit, dans le cas des comptes de campagne, d’autorités administratives dites indépendantes. C’est qu’en réalité ces autorités ne sont pas indépendantes et qu’il est nécessaire de repenser leur conception et le mode de désignation de leurs membres. Si l’on ne fait rien, on aura toujours ces scandales journalistiques qui ont une incidence sur la réflexion parlementaire, mais qui, selon moi, minent la confiance dans notre démocratie.

Mme Corinne Bouchoux. Je vous invite, monsieur Plenel, à lire les contributions des personnes que nous avons entendues dans le cadre de la préparation du rapport sénatorial. Vous y retrouverez ce que vous venez de dire. Vous jugerez probablement nos propositions bien modestes au regard de ces interventions décapantes, mais j’assume cette modestie, le Sénat étant ce qu’il est. Mon groupe ne comptant que dix sénateurs sur 348, tout le monde a déjà été étonné que nous ayons pu faire ce rapport et qu’il ait été adopté.

M. Edwy Plenel. Au Parlement européen, il est cité comme un exemple de grande avancée française.

Mme Corinne Bouchoux. C’est dire si la marge de progression est importante !

Cela étant, la transparence n’est pas une fin en soi dans une société. C’est un moyen, pas un projet. Une grande loi votée largement aurait évidemment de l’allure, mais il faudrait qu’elle s’accompagne d’une réforme de la justice.

Dans la présentation de son bilan sur « La France dans dix ans », le commissaire général à la stratégie et à la prospective, M. Jean Pisani-Ferry, commence par ce constat : 70 % des Français ne font plus confiance à leurs députés et à leurs sénateurs. Notre société est une société de la défiance, tout le monde s’y méfie de tout le monde. Notre rapport montre que l’on peut néanmoins saisir l’occasion offerte par des attentes citoyennes fortes et par le désir de développement des entreprises. Mais le débat ne pourra s’engager que si nous partageons le diagnostic sur l’existant. Vouloir la transparence pour la transparence, c’est s’exposer à une explosion du vote pour le Front national.

C’est pourquoi l’objectif du rapport était de dresser le bilan de l’existant, de rappeler l’importance des attentes citoyennes, de mettre en exergue les opportunités et de poser sereinement les termes du débat. Je me réjouis que votre commission reprenne ce travail dans un format nouveau, qui associe parlementaires et personnalités qualifiées, et j’en attends beaucoup.

Mais, je le répète, si la transparence en soi est une nécessité, et même une vertu au sens de Montesquieu, elle est insuffisante si l’on n’offre pas un projet citoyen et un débat démocratique digne de ce nom. C’est pourquoi tout le monde a beaucoup à gagner de vos travaux, mais aussi beaucoup à perdre si l’on pose mal les questions.

Un exemple : je suis favorable à la mise à plat de la réserve parlementaire, mais la limitation à deux mandats, effective pour le Président de la République, ne s’applique pas aux parlementaires et aux élus locaux. Poser la question n’est pas la résoudre : il s’agit de confronter les points de vue de façon citoyenne.

La séance est levée à vingt heures.

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