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Groupe de travail sur l’avenir des institutions

Jeudi 27 novembre 2014

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 1

Présidence de M. Claude Bartolone et de M. Michel Winock

– Discours inaugural de M. Claude Bartolone

– Discours inaugural de M. Michel Winock 

– Méthode de travail

– Tour de table

La séance, ouverte à la presse, débute à neuf heures trente.

M. le président Claude Bartolone. Je suis très heureux de pouvoir procéder aujourd’hui à l’installation de notre groupe de travail sur l’avenir des institutions, aux côtés de Michel Winock. En notre nom à tous deux, je salue les membres ici présents et les remercie sincèrement d’avoir bien voulu participer à cette aventure. Tant les parlementaires – députés et sénateur – que les personnalités qualifiées qui ont accepté de venir travailler au sein de cette mission, et ce à titre bénévole.

De la même manière, je tiens à vous remercier, cher Michel Winock, d’avoir accepté de coprésider avec moi cette mission, vous qui n’avez cessé, à travers vos ouvrages et vos enseignements, d’éclairer notre présent à la lumière du passé. Un passé qui, en matière d’institutions, nous invite à beaucoup d’humilité.

En 1793, les constituants de la Ière République proclamèrent à l’article 28 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, dans sa version de l’époque : « Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa Constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures. » Force est de constater que notre pays a suivi ce principe à la lettre. La France a ainsi connu près d’une quinzaine de constitutions – au sens large que peut recouvrir ce terme –, une monarchie constitutionnelle, deux empires, cinq républiques… Tant et si bien qu’il est légitime de se demander si, en vérité, changer nos institutions n’est pas un tropisme français face à l’adversité. Mais vous reviendrez sans doute, cher Michel Winock, sur cette « exception française ».

Pour ma part, je voudrais vous dire pourquoi cette réflexion sur l’avenir de nos institutions m’apparaît indispensable et pour quels motifs j’ai souhaité la création de ce groupe de travail.

Bien évidemment, j’entends ceux qui nous expliquent que l’urgence est économique et que la question des institutions serait, en vérité, secondaire. J’entends ceux qui soutiennent que le problème ne relève pas des institutions mais du comportement des hommes et des femmes politiques. J’entends ceux qui affirment que la Constitution de la Ve République garantit la stabilité de notre pays et que, par conséquent, toute révision constitutionnelle serait dans le contexte actuel une prise de risque majeure.

J’entends, mais je ne partage pas totalement leur avis. Que les dérives d’une minorité aient contribué à ronger la confiance entre les citoyens et leurs élus, qui peut le nier ? Que, plus généralement, les hommes politiques aient leur part de responsabilité dans la situation sociale et économique dans laquelle se trouve notre pays, qui peut le nier ? Mais qui peut nier également que les comportements et les actions politiques sont pour une part déterminés par les institutions et par les règles que nous fixons ?

De la même manière, s’il s’agit d’affirmer que le fait de réviser la Constitution n’est pas un acte anodin, qu’une révision de notre norme suprême doit avoir été mûrement réfléchie, j’en suis le premier convaincu. Que la Ve République ait réussi à apporter de la stabilité à notre pays, qu’elle ait su surmonter toutes les crises depuis 1958, j’en suis conscient. Mais qu’elle soit restée la même depuis sa naissance, je ne le crois pas. Doit-on rappeler que notre Constitution a connu vingt-quatre révisions ?

Et s’il s’agit d’envisager le risque que présenterait une réforme constitutionnelle insuffisamment pensée, alors il conviendrait d’abord d’évoquer certaines des dernières révisions constitutionnelles. Je ne suis pas sûr, par exemple, que toutes les conséquences politiques du quinquennat et de l’inversion du calendrier électoral aient été véritablement anticipées. L’erreur selon moi est que, bien souvent, nous avons cédé à des modes ou procédé à des modifications par petites touches, sans jamais engager une véritable réflexion sur ce que nous attendions de nos institutions.

Enfin, s’agissant de l’urgence économique, il est évident que la situation préoccupante dans laquelle se trouvent bon nombre de nos concitoyens doit être la priorité. Mais cela n’exclut nullement de s’interroger sur nos institutions, bien au contraire. Car il ne peut y avoir de réponses que collectives aux problèmes que traverse notre pays. Or, un projet collectif nécessite nécessairement de disposer d’une démocratie qui fonctionne et à laquelle participent véritablement ses citoyens.

Aujourd’hui, le fonctionnement de nos institutions est mis en cause sur deux points essentiels. Les Françaises et les Français se sentent, tout d’abord, insuffisamment écoutés, reconnus et représentés. Ce n’est d’ailleurs pas spécifique à notre pays. La question se pose dans un grand nombre de démocraties représentatives, qui voient la défiance s’accroître et le fossé entre les élus et les électeurs se creuser chaque jour un peu plus.

Beaucoup de nos compatriotes doutent ensuite de la capacité de la politique à pouvoir changer le cours des choses. Beaucoup pensent que le cours de l’histoire serait désormais entre les mains de la mondialisation, de l’économie, de l’Europe et du marché, que le peuple français ne serait plus maître de son avenir.

Voilà deux questions essentielles sur lesquelles nous devrons nous pencher. Comment nos institutions peuvent-elles – car elles le doivent – contribuer à rétablir le lien de confiance entre les élus et leurs électeurs ? Comment faire en sorte que le peuple français ait à nouveau le sentiment d’être maître de son destin ? L’une des clefs réside sans doute dans notre capacité à remettre le citoyen au cœur des institutions, à lui rendre le pouvoir qui est le sien, lui qui s’estime trop souvent dépossédé et, par voie de conséquence, incapable de s’inscrire dans un projet commun.

Voilà quelques-unes des réflexions qui m’ont conduit à créer ce groupe de travail en tout point exceptionnel. Exceptionnel parce que, pour la première fois sous la Ve République, l’avenir de nos institutions est pensé non dans le cadre d’une commission ou d’un comité créés par l’exécutif, mais dans celui d’un groupe de travail de l’Assemblée nationale, placé sous le regard des citoyens. Exceptionnel, parce que ce groupe de travail n’est pas uniquement composé de spécialistes et de techniciens, comme cela a toujours été le cas depuis 1958, mais plus largement de femmes et d’hommes politiques, de juristes, d’universitaires, d’intellectuels, d’acteurs de terrain.

Car notre objectif ambitieux n’est pas simplement de proposer une révision constitutionnelle, mais d’identifier ce que devraient être selon nous les institutions françaises au xxie siècle, dans un pays qui a connu depuis 1958 de profondes mutations, que ce soit la mondialisation, la montée en puissance de l’Union européenne, la décentralisation, l’émergence d’enjeux de long terme, la contraction du temps médiatique, les nouvelles revendications des individus ou encore la place accrue prise par les experts dans l’espace public.

Le constat sera à mon sens tout aussi important que les propositions que nous formulerons. Sur ce point, il n’est d’ailleurs pas nécessaire de nous livrer à un inventaire à la Prévert, mais plutôt d’identifier quelques mesures phares de nature à changer véritablement le cours des choses.

J’aimerais également vous dire dans quel état d’esprit j’aborde cette mission. Nous sommes beaucoup ici à avoir d’ores et déjà formulé des propositions. Nous les évoquerons, bien évidemment. Mais, si nous voulons que nos travaux débouchent véritablement sur quelque chose, nous devrons être capables de nous mettre d’accord sur quelques principes, et chacun devra aborder nos débats moins avec l’idée de défendre ses positions que de faire émerger des propositions communes. Je le dis ici, je veillerai à respecter moi-même ce principe. Car qu’on se le dise : cette mission ne poursuit aucun plan caché. Elle ne répond à aucun agenda. Le rapport qu’elle remettra, et dont nous serons avec Michel Winock les rapporteurs, n’aura pour objet que d’éclairer le débat, qui in fine devra être tranché par les Françaises et les Français – peut-être, qui sait, lors des prochaines élections présidentielles ?

J’aimerais, pour conclure, vous dire combien cette réunion a pour moi valeur de symbole. Nous vous proposons de nous attarder, dans le cadre de nos débats, sur la question du « Parlement du non-cumul ». La suppression du cumul des mandats, qui entrera en vigueur en 2017, nous invite en effet à réfléchir sur ce que devra être, demain, un parlementaire. Un parlementaire encore plus actif qu’aujourd’hui, certes, mais pour poursuivre quelles missions et quels objectifs ? Pour ma part, je suis convaincu qu’une partie des réponses à la crise démocratique que traverse notre pays se trouve ici, au Parlement. Une chose est sûre : pendant des décennies le Parlement a attendu d’être revalorisé, comme si cela devait nécessairement provenir d’une décision extérieure. Avec ce groupe de travail, il a l’occasion de prouver qu’il est peut-être le plus à même de penser son avenir.

M. le président Michel Winock. Nous en avons tous conscience : un malaise général hante notre vie publique. Il a pris la forme d’un écart profond entre la classe politique et les citoyens, comme plusieurs signes l’attestent : le niveau record de l’abstention aux dernières élections, la montée en puissance du populisme, le rejet des partis politiques de gouvernement. Le problème est double : il s’agit d’une perte de confiance de la part des citoyens en ceux qui les gouvernent mais aussi du problème de la représentativité des électeurs, qui se reconnaissent de moins en moins dans leurs mandataires.

Loin de moi l’idée qu’une nouvelle réforme de la Constitution, si profonde soit-elle, puisse être une panacée. Du moins peut-on se demander si certains aspects de notre Constitution ne contribuent pas à la désaffection des citoyens ; et si, inversement, certaines réformes tendant vers plus de démocratie ne seraient pas souhaitables, afin de combler le fossé entre les Français et ceux qui les gouvernent.

En introduction à nos débats, je vous propose de retracer à grands traits notre histoire constitutionnelle, avant d’en venir à la Ve République.

La Révolution a liquidé la vieille société fondée sur les privilèges, inauguré une ère nouvelle avec la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et instauré de manière définitive l’égalité civile. Mais elle a échoué dans sa volonté de donner aux Français un régime constitutionnel stable, et cet échec va peser lourd sur toute la suite de l’histoire républicaine. Relevons au passage cette différence entre la France, l’Angleterre et les États-Unis. La Glorieuse Révolution de 1688 établit en Grande-Bretagne un régime de monarchie constitutionnelle, qui évoluera dans le sens démocratique mais dont le cadre ne changera pas. La Révolution américaine aboutit à la Constitution de 1787 qui, quels que soient les amendements qui l’ont modifiée, reste la base de la vie politique des États-Unis. En revanche, la Révolution française, en raison des profondes divisions du pays, n’a jamais pu stabiliser un régime politique – monarchique ou républicain – ni en 1791, ni en 1793, ni en 1795, la décennie révolutionnaire s’achevant par le coup d’État de Napoléon Bonaparte. De 1791 à 1958, la France a connu quinze constitutions successives. Cette instabilité est une des marques originales de notre histoire ; ce n’est pas la plus exemplaire.

La révolution de 1848, qui ouvre un nouveau cycle républicain, a inventé le Président de la République. L’Assemblée constituante, composée en majorité de républicains modérés, confia la préparation du projet constitutionnel à une commission de dix-huit membres, dont le plus distingué était certainement Alexis de Tocqueville, l’auteur de La Démocratie en Amérique. Ladite commission, en abordant le chapitre du pouvoir exécutif, parle, chose étonnante, d’une seule voix : « On aura peine à croire, écrit Tocqueville dans ses Souvenirs, qu’un sujet si immense, si difficile, si nouveau, n’y fournit la matière d’aucun débat général, ni même d’aucune discussion fort approfondie. On était unanime pour vouloir confier le pouvoir exécutif à un seul homme. » L’un des membres de la Commission, Dupin aîné, propose alors qu’il porte le titre de Président de la République, ce qui fut adopté !

Le projet constitutionnel – celui d’une assemblée législative unique et d’un président de la République élu au suffrage universel masculin – est mis à la discussion par la Constituante en octobre. Là, point d’unanimité : le modèle de la Convention reste prégnant dans bien des esprits ; la gauche, sans désavouer le choix d’un président, veut que celui-ci n’émane que de l’Assemblée unique et soit soumis à celle-ci ; Jules Grévy, quant à lui, l’assimile à un simple président du Conseil, révocable.

L’extrême gauche est cependant très minoritaire. Tocqueville, au nom de la Commission, défend la thèse de la « division des pouvoirs » et l’autonomie du Président. Un gouvernement d’assemblée unique, plaide-t-il, qui possède la plénitude des pouvoirs législatifs, mais encore la plénitude du pouvoir exécutif, serait « un gouvernement tracassier, tyrannique, un gouvernement changeant, violent, irréfléchi, étourdi, sans tradition, sans sagesse… » L’équilibre ne peut être réalisé que par l’élection du Président par les citoyens. Ce n’est nullement un retour à la monarchie : « La République, pour un grand nombre de Français, diffère de la monarchie en ceci que, dans l’une, le pouvoir exécutif est nommé par les citoyens, tandis que, dans l’autre, il tire son droit de Dieu ou de sa naissance. »

Pour quelles raisons l’Assemblée a-t-elle suivi la Commission, favorable à un Président de la République élu au suffrage universel – un suffrage universel ne s’appliquant en réalité qu’au premier tour, l’Assemblée votant, en cas de second tour, parmi les cinq candidats arrivés en tête –, à la fois chef d’État et chef de gouvernement ? La première raison tient au refus du retour à un régime de type conventionnel – celui que défend l’extrême gauche –, derrière lequel se profilait le souvenir de la Terreur. En second lieu, l’élaboration de la Constitution s’est faite dans un climat d’extrême tension sociale et politique. L’Assemblée, le 15 mai, avait été envahie par des manifestants qu’emmenaient Blanqui et Barbès. En juin, l’abolition des Ateliers nationaux avait provoqué une insurrection terrible, la guerre civile à Paris et une répression impitoyable. Le pouvoir était alors passé de la Commission exécutive à une sorte de dictature romaine, dont le général Cavaignac fut chargé. En octobre, l’état de siège était encore maintenu. Les Constituants ont donc voulu donner à la République une autorité capable de maintenir l’ordre et, à cet effet, il importait aux yeux de beaucoup de personnifier cette autorité étatique. Enfin, et peut-être surtout, le modèle américain, inventeur de la présidence de la République, avait inspiré les Constituants, comme l’attestent les nombreuses références à « l’Amérique » au cours des discussions.

Finalement, la Constitution du 4 novembre 1848, qui est adoptée par 739 voix contre 30, attribue au Président de la République, élu pour quatre ans au suffrage universel et non immédiatement rééligible, de vastes pouvoirs : il a le droit de faire présenter des projets de loi à l’Assemblée par les ministres ; il dispose de la force armée ; il a le droit de grâce – qu’il exerce après l’avis du Conseil d’État ; il promulgue les lois ; il nomme et révoque les ministres… En revanche, il ne dispose pas du droit de dissolution : selon l’article 68, « toute mesure par laquelle le Président de la République dissout l’Assemblée nationale, la proroge ou met obstacle à l’exercice de son mandat, est un crime de haute trahison. Par ce seul fait, le président est déchu de ses fonctions ; les citoyens sont tenus de lui refuser obéissance ; le pouvoir exécutif passe de plein droit à l’Assemblée nationale ».

Ce régime cependant est mal défini : régime présidentiel ou régime parlementaire ? Dans un premier temps, il a l’allure d’un régime parlementaire : Louis-Napoléon Bonaparte, élu Président en décembre 1848, fait appel, pour former le gouvernement, à Odilon Barrot, chef nominal du ministère, président du Conseil sans le titre : l’Élysée et l’Assemblée sont en harmonie. Mais, en octobre 1849, à la suite d’un désaccord de politique étrangère – au sujet du pape –, le Président demande aux ministres leur démission, alors qu’ils n’étaient pas mis en minorité par l’Assemblée. Louis-Napoléon Bonaparte entend cumuler désormais la fonction de chef d’État responsable et de chef de gouvernement, – un gouvernement qu’il compose d’hommes nouveaux pris en dehors de la majorité.

Destinée à assurer l’équilibre des pouvoirs, la Constitution en organisait surtout la séparation étroite, sans aucun organisme d’arbitrage entre l’exécutif et le législatif, et alors que le Président n’avait pas le droit de dissolution. Les conflits entre le Président et l’Assemblée deviennent fréquents et parfois profonds. Ainsi, en mai 1850, l’Assemblée conservatrice est-elle à l’origine d’une loi qui restreint le suffrage universel, contre l’avis de Louis-Napoléon Bonaparte. La même année, le Président destitue le général Changarnier, gouverneur antibonapartiste de la place de Paris, au scandale de la majorité. L’Assemblée refuse sa confiance au ministère, qui démissionne, mais n’ose attaquer le Président.

On sait que Louis-Napoléon Bonaparte, élu en décembre 1848, voulut se maintenir à la tête de l’État au-delà de son mandat de quatre ans ; qu’il échoua à convaincre les trois quarts requis de l’Assemblée pour la révision constitutionnelle nécessaire ; que, pour parvenir à ses fins, il fit le coup d’État du 2 décembre 1851 et, un an plus tard, rétablit l’Empire. Ainsi, l’élection d’un Président au suffrage universel avait été le tremplin du retour à la dictature bonapartiste. Les républicains s’en souviendront.

Les débuts de la IIIe République sont singuliers, puisque, née de la défaite militaire de Napoléon III et de la journée révolutionnaire du 4 septembre 1870, elle est remise en cause par une majorité monarchiste issue des élections du 8 février 1871 à l’Assemblée nationale. Thiers est alors élu « Chef de l’Exécutif », avant de devenir, par la loi Rivet du 31 août 1871, « Président de la République », responsable devant l’Assemblée. Pour la majorité, il ne s’agit que d’une transition, en attendant la restauration monarchique. Thiers, jouant son propre jeu et devenu favorable à une « république conservatrice », est renversé et bientôt remplacé par le maréchal Mac-Mahon. C’est toujours une période d’attente pour les monarchistes. Cependant, lorsqu’il finit par s’avérer en 1873 que, en raison de l’intransigeance du prétendant, le comte de Chambord, la restauration est remise aux calendes grecques, la majorité de l’Assemblée vote la loi du septennat – « Le Pouvoir exécutif est confié pour sept ans au maréchal de Mac-Mahon » –, nouvelle mesure pensée comme provisoire, mais qui deviendra, en fait, un article constitutionnel jusqu’en 2000.

En 1875, le rapprochement du centre droit – les orléanistes désabusés – et de la gauche – les républicains modérés – permet le vote des lois constitutionnelles. Dans l’esprit des orléanistes, celles-ci ne doivent pas hypothéquer la possibilité d’une restauration, mais la force des choses les amène bientôt à reconnaître la République – de façon subreptice, peut-on dire. Le tournant est pris, en effet, à la suite de l’amendement Wallon – ancien monarchiste rallié à la République –, voté à une voix de majorité, le 30 janvier 1875, et selon lequel : « Le Président de la République est élu à la majorité absolue des suffrages par le Sénat et la Chambre des députés réunis en Assemblée nationale. » Ce titre de Président de la République avait été attribué personnellement, à titre individuel, d’abord à Thiers, puis à Mac-Mahon ; cette fois, l’impersonnalité de la fonction est reconnue et, partant, la forme du régime : puisqu’il y a un Président de la République, il faut bien qu’il y ait une République ! Tel est le paradoxe de cet amendement Wallon : c’est au moyen de l’institution présidentielle, dont les républicains, échaudés par le 2 décembre, n’étaient pas vraiment partisans, que la République, cessant d’être un régime provisoire, devenait le régime officiel des Français.

Tout n’était pas dit pour autant. La loi du 25 février 1875 relative à l’organisation des pouvoirs publics définissait les larges pouvoirs du Président. Élu et rééligible par le Sénat et la Chambre des députés, il avait l’initiative des lois, « concurremment avec les membres des deux assemblées » ; il détenait le droit de grâce ; il disposait de la force armée ; il nommait à tous les emplois civils et militaires ; il avait le droit de dissoudre la Chambre, sur l’avis conforme du Sénat. C’était là des pouvoirs considérables, que les républicains modérés avaient acceptés pour faire accoucher d’une République une assemblée en majorité monarchiste.

Les élections législatives de 1876 ayant donné la majorité aux députés républicains, la France fait l’expérience de ce qu’on appellera plus tard la cohabitation. Se pose alors la question : qui, du Président ou de la Chambre, aura la prééminence du pouvoir ? La réponse est donnée par la crise du 16 mai 1877, déclenchée par Mac-Mahon qui, en désaccord avec le président du Conseil Jules Simon, force celui-ci à la démission, pour le remplacer par un des siens, le duc de Broglie. Ce nouveau gouvernement minoritaire étant intenable, Mac-Mahon dissout la Chambre. Les élections qui suivent sont décisives. Les républicains l’emportent, Mac-Mahon doit se soumettre. Et, lorsque ce dernier finit par démissionner en 1879, la fonction présidentielle achève de se transformer. Sans que rien ait été changé à la lettre des lois constitutionnelles, les pouvoirs du président de la République sont, dans les faits, sensiblement amenuisés. Des juristes parleront de la « Constitution Grévy », du nom du successeur de Mac-Mahon, qui redonne la pleine suprématie des pouvoirs au Parlement et affaiblit du coup les siens.

Cet épisode, resté dans l’histoire sous le nom de « crise du 16 mai », a été déterminant. Une révision de fait avait eu lieu : la lecture parlementaire des lois de 1875 l’emportait. De ce jour, le Parlement devenait tout-puissant, et sans contrepartie. Un républicain en a vu le danger : Jules Ferry, qui passe à juste titre pour l’un des fondateurs de la IIIe République, mais qui n’en a pas moins défendu l’équilibre des pouvoirs contre l’avis majoritaire des républicains. À ses yeux, cet équilibre exigeait le droit de dissolution pour le Président de la République. Dès 1877, il en affirmait le principe qui restera sa conviction : « C’est un droit nécessaire, c’est la régulation du régime constitutionnel, c’est le moyen de résoudre les conflits insolubles, qui peuvent se prolonger indéfiniment aux États-Unis pendant des années, mais qui ne peuvent se prolonger chez nous sans paralyser la vie nationale. La dissolution, c’est la seule forme sérieuse, efficace, pratique de l’appel au peuple. […] Ôter au Président de la République le droit de dissolution, c’est le reléguer au rang d’une institution nominale ou décorative. J’aime mieux ceux qui le suppriment tout à fait.»

Conformément à la tradition de gauche hostile au pouvoir personnel, la IIIe République, tout en gardant la fonction présidentielle, la vidait de sa substance originelle. Désormais, le Président désignerait le chef du gouvernement en tenant compte de la majorité de la Chambre des députés ; il se priverait de l’initiative des lois, qui revenait au Gouvernement et au Parlement, devant lequel celui-ci était responsable. Plus jamais, jusqu’à la fin de la IIIe République, il n’userait de son droit de dissolution. Le pouvoir politique était passé, définitivement, de l’Élysée au palais Bourbon – la Chambre des députés fut transférée de Versailles à Paris par la loi du 21 juin 1879.

Le régime parlementaire se substituait au régime semi-présidentiel antérieur. L’interprétation a minima de la présidence par Jules Grévy fut imitée par ses successeurs et, lorsque en 1924 le Président de la République Alexandre Millerand manifesta des velléités d’initiative, il fut acculé à la démission par la majorité parlementaire. La République avait toujours un président, mais il était interdit de gouvernement. On parla alors d’un « président soliveau ». La formule était exagérée, car il avait encore des pouvoirs réels, notamment celui de désigner les chefs de gouvernement. Comme il n’existait pas de parti dominant, il pouvait choisir les présidents du Conseil à sa guise, pourvu que ceux-ci aient l’approbation d’une majorité. Il avait surtout le pouvoir d’écarter les candidats qui ne lui plaisaient pas – c’est ainsi que Georges Clemenceau dut attendre d’avoir soixante-cinq ans pour devenir président du Conseil.

Les crises de la IIIe République et son instabilité endémique furent mises au compte, par nombre de réformateurs, des faiblesses de l’exécutif, que d’aucuns proposèrent de renforcer, et notamment en restituant au Président des pouvoirs que la pratique parlementaire lui avait confisqués. Malgré une agitation récurrente qui allait en ce sens, les manifestations des ligues et la journée du 6 février 1934, ils échouèrent dans cette volonté de réforme, tant les députés entendaient conserver leur pouvoir.

On peut dire aussi que l’instabilité de la IIIe République provient tout autant, et peut-être plus encore, de la faiblesse même du Parlement, en apparence tout-puissant. En raison du multipartisme et de l’indiscipline des élus, une majorité durable était rare. Ce ne sont plus les institutions qui sont en cause, mais les mœurs politiques.

La question devait de nouveau se poser après la Seconde Guerre mondiale, lorsque les Français élirent une assemblée constituante pour fonder la IVe République. Le chef du Gouvernement provisoire, Charles de Gaulle, était désireux de restaurer un exécutif fort, dont le Président de la République serait la clef de voûte. Mais de Gaulle se heurtait à une majorité composée de socialistes et de communistes, qui entendaient bien, dans la tradition révolutionnaire, confier la réalité du pouvoir à une assemblée unique. De Gaulle donna alors sa démission en janvier 1946 : « Le régime exclusif des partis a reparu. Je le réprouve. Mais, à moins d’établir par la force une dictature, dont je ne veux pas, et qui, sans doute, tournerait mal, je n’ai pas les moyens d’empêcher cette expérience. Il faut donc me retirer. »

Le premier projet constitutionnel, qui limitait considérablement les pouvoirs du Président de la République, élu par l’Assemblée nationale, fut cependant rejeté par le référendum du 5 mai 1946. Le Général entreprit de défendre ses idées, qu’il exposa, notamment, le 16 juin à Bayeux. Peine perdue ! Le second projet constitutionnel, adopté le 13 octobre, rejetait la prépondérance de l’exécutif, attribuait au président du Conseil et aux membres du Parlement – le bicaméralisme était restauré – l’exclusivité de l’initiative des lois. Le droit de dissolution revenait au Conseil des ministres, après avis du président de l’Assemblée – et à la condition que deux cabinets aient été renversés dans les dix-huit mois précédents, à la majorité absolue. Si le Président désignait le président du Conseil, celui-ci n’entrait en exercice que s’il était investi à la majorité par l’Assemblée nationale. De janvier 1947 à décembre 1958, en douze ans, la IVe République compta ainsi vingt-deux gouvernements ; moyenne de durée : environ six mois.

La IVe République, qui n’avait été approuvée que par une minorité des électeurs inscrits lors du référendum d’octobre, fonctionnait mal : elle était un régime d’assemblée, mais d’une assemblée privée de majorité stable. Il fallut, en décembre 1953, six jours de débats et treize tours de scrutin pour élire René Coty, un républicain modéré, comme successeur du socialiste Vincent Auriol à l’Élysée. En 1958, l’insurrection à Alger des Français d’Algérie, soutenus par l’armée, eut raison en moins de trois semaines d’un régime politique déliquescent. La chance fut enfin donnée au général de Gaulle de proposer la Constitution de ses vœux aux Français, qui la ratifièrent par référendum le 28 septembre 1958 par 80 % des voix. La Ve République, rompant avec les deux précédentes et tournant le dos à la « tradition républicaine » qui remontait à la Révolution, adoptait la prépondérance de l’exécutif, dans la personne du Président de la République, élu par un suffrage élargi – en attendant de l’être au suffrage universel, à la suite de la révision constitutionnelle de 1962.

Lors de la discussion du projet constitutionnel, des leaders de la IVe République devenus ministres du général de Gaulle, Pierre Pflimlin et Guy Mollet, insistèrent sur le rôle d’ « arbitre » qui était conféré au chef de l’État. Mais, dans l’esprit du Général, le futur Président de la République ne pouvait pas être réduit à cette neutralité. Un de ses conseillers, Raymond Janot, qui joua un rôle important aux côtés de Michel Debré dans la rédaction du projet constitutionnel, traduisait dans une note sa conviction : « Un Président de la République arbitre est un personnage qui ne prend jamais parti sur les grands problèmes, qui ne prononce que des phrases très générales et dont l’autorité morale est d’autant moins contestée qu’elle ne s’exerce pratiquement pas. C’est bien évidemment à ce genre d’arbitre que pensaient MM. Guy Mollet et Pierre Pflimlin. Il va de soi qu’une telle conception n’a aucun sens aujourd’hui. » Plus habile tacticien, de Gaulle accepta le mot d’« arbitre », de même qu’il garantit que le Président de la République, qui avait nommé le chef du gouvernement, ne pourrait mettre fin personnellement aux fonctions de celui-ci. Il n’en sera rien dans la pratique : de Charles de Gaulle à nos jours, le vrai chef de gouvernement a été – sauf dans les phases de cohabitation – le Président de la République en exercice. La coutume, autrement dit, l’a emporté sur le texte constitutionnel. Un surcroît de puissance était du reste attribué par l’article 16 au Président, qui pouvait, en cas de crise grave, saisir des pouvoirs exceptionnels. Enfin, l’élection du Président au suffrage universel, décidée et ratifiée en 1962, achevait de construire ce qu’on appelle la « monarchie républicaine » ou la « monarchie élective » de la France.

Ce régime est unique en Europe, même si le renforcement de l’exécutif est observable dans la plupart des démocraties occidentales. Si quelques pays ont un Président de la République élu au suffrage universel – l’Irlande, la Pologne, le Portugal, la Finlande, entre autres –, aucun de ces présidents ne dispose d’autant de pouvoir qu’en France. Pour expliquer le cas français, on peut mentionner d’abord les causes conjoncturelles : c’est la guerre d’Algérie, où s’embourbe le régime parlementaire, qui décide le remplacement de celui-ci. La Constitution de 1958 dote le chef de l’État d’une autorité incontestable – notamment l’article 16 – qui lui permet de mettre un terme au conflit algérien. Un demi-siècle plus tard, nous serions encore tributaires d’un événement : le coup de force du 13 mai 1958. On peut dire autrement que la Ve République est la fille du FLN.

Il y a, à mon sens, une cause plus profonde, qui remonte à la chute de la monarchie. Depuis la Révolution, la France a balancé entre deux types de régime : tantôt un régime d’assemblée – celui des assemblées révolutionnaires, celui de la IIIe et de la IVe République –, tantôt un régime de pouvoir personnel – celui des Bonaparte et celui de la Ve République. Un véritable régime parlementaire n’a pu s’enraciner en France. On en a vu l’ébauche sous la monarchie de Juillet ; on en a connu l’esquisse à la fin du Second Empire : ces deux régimes ont été, chacun pour des raisons particulières, balayés. Ni la IIIe ni la IVe Républiques n’ont été de vrais régimes parlementaires. Certes, dans les deux cas, le chef du gouvernement était responsable devant le pouvoir législatif, ce qui est le propre d’un régime parlementaire. Mais on n’a jamais vu sous ces républiques ce que l’on observe au Royaume-Uni ou en Espagne aujourd’hui, à savoir l’alternance au pouvoir de majorités stables, qui caractérise aussi le système parlementaire. Celui-ci ne fonctionne qu’en raison d’une certaine polarisation : deux partis principaux ou deux coalitions durables, qui ont vocation à gouverner. La vie politique française est caractérisée par le multipartisme, la division extrême des opinions, autant de tendances centrifuges héritées d’une histoire mouvementée. Aucun parti, de gauche comme de droite, sous la IIIe ou la IVe République, n’a été assez fort pour constituer une majorité de législature. La représentation courante d’un pays qui serait divisé entre la gauche et la droite apparaît comme un mythe ; la réalité s’apparente plutôt à une marqueterie de tendances, d’opinions, de partis, d’associations, de groupes et de groupuscules aux couleurs les plus variées, dont l’irradiation flatte notre goût de la politique mais n’avantage pas le bon fonctionnement d’un régime parlementaire. Au fond, l’individualisme collectif, que notait déjà Tocqueville à la veille de la Révolution, s’est accommodé d’un pouvoir exécutif fort : le régime parlementaire, lui, exige trop de discipline et de compromis.

Enfin, l’inaptitude – historiquement acquise – des Français au système parlementaire a eu pour effet un rejet intermittent de la politique. On votait sous la IIIe et la IVe République en ignorant qui gouvernerait le pays, tant le multipartisme rendait hasardeuses les combinaisons préalables à la formation d’un gouvernement. L’élection du Président au suffrage universel direct est populaire par sa simplicité : le citoyen choisit le chef de l’État entre les deux candidats restés en lice au tour décisif. D’où résulte sa popularité.

Paradoxalement, c’est le général de Gaulle, adversaire du clivage gauche-droite, qui a créé une certaine forme de bipartisme, le bipartisme du second tour de l’élection présidentielle. Un bipartisme qui s’est renforcé avec François Mitterrand et sa stratégie d’union de la gauche, qui a habitué les socialistes à refuser l’alliance avec le centre, comme l’avait souhaité Gaston Defferre et comme cela se pratiquait sous la IVe République. Majorité et opposition sont devenues rigides, la première ayant pour rôle d’appuyer la politique du Président, la seconde prenant le contrepied quasi-systématique de cette politique. Cette polarisation, alimentée par le système électoral majoritaire, contraste vivement avec les vrais débats des précédentes républiques et contribue à l’abaissement de l’Assemblée aux yeux du public. Nous sommes donc face à un dilemme : d’un côté, l’élection présidentielle au suffrage universel a les faveurs des électeurs, et la puissance de l’exécutif corrige les tares du régime d’assemblée ; d’un autre côté, cette élection, devenue le moment-clé de la vie politique, a figé celle-ci dans le déséquilibre des pouvoirs.

Si j’avais à défendre la Constitution de la Ve République, je le ferais d’abord en la comparant aux constitutions qui l’ont précédée. Il est manifeste qu’auprès des défauts et des impuissances de la IIIe et de la IVe République, elle a fait preuve d’une solidité et d’une efficacité qu’aucun régime politique n’avait eu dans l’histoire française depuis la Révolution. Elle a permis aux gouvernements successifs de gouverner. Née dans des circonstances dramatiques – la guerre d’Algérie –, elle a permis à notre pays d’assumer la décolonisation, d’affronter les impératifs de la modernisation et d’entreprendre de grandes réformes sociales et sociétales. La victoire de la gauche en 1981 lui a conféré une dimension démocratique par la possibilité de l’alternance pacifique, un des fondements de la démocratie parlementaire ; elle a revivifié la société politique, et la cohabitation, malgré ses tares, a permis un certain rééquilibrage des institutions. Le tournant de 1983, mettant fin au projet de rupture avec le capitalisme, a favorisé l’apaisement de la vie politique. Malgré l’excès de pouvoirs détenus par le Président de la République, qui cumule ordinairement la fonction de chef d’État et de chef de gouvernement, la Ve République est restée un régime parlementaire : ce sont les élections législatives, c’est la majorité de l’Assemblée qui fondent en définitive le pouvoir du Président. Sans cette majorité, ses pouvoirs sont sensiblement limités, comme l’ont montré les phases de cohabitation. Un certain nombre de révisions, notamment celles de 1995 et de 2008, ont redonné une certaine vigueur aux assemblées législatives et corrigé les excès de la primauté présidentielle.

Malgré cela, nos institutions ne répondent plus exactement à l’attente des citoyens. La Constitution a été le fruit d’une période dramatique, à un moment où la France était au bord de la guerre civile. Elle fut approuvée par l’immense majorité du corps électoral, lassée d’une République irrésolue, divisée, incapable de faire face au terrible problème algérien. C’était il y a cinquante-six ans. Les temps ont changé, la demande est nouvelle.

Si j’avais à résumer ma critique du régime, j’emprunterais un concept à Georges Burdeau, celui de « démocratie gouvernée », qu’il oppose à la « démocratie gouvernante ». Le peuple souverain est consulté au suffrage universel par des élections libres, réglementées, épisodiques, mais sans pouvoir participer aux décisions de pouvoir. Une vaste étendue sépare les citoyens de leurs mandataires, où se projettent toutes les protestations, toutes les frustrations, toutes les colères. Certes, ce n’est pas nouveau, mais ce qui l’est, ce sont les nouvelles exigences d’une société qui a profondément changé depuis un demi-siècle, qui est beaucoup plus instruite et qui dispose de surcroît de moyens techniques d’information et d’expression sans précédent. Les élus, les gouvernants, les parlementaires et les ministres apparaissent de plus en plus comme une oligarchie qui se perpétue par endogamie : énarques, anciens élèves des grandes écoles, anciens assistants parlementaires… Les chiffres parlent d’eux-mêmes : aujourd’hui l’Assemblée compte 2 % de députés issus des classes populaires, employés et ouvriers. Dans la première législature, qui a suivi la Libération, on en comptait plus de 18 %. Vraie ou fausse, cette représentation d’une classe politique fermée de fait, d’une élite qui ignore les conditions de vie du plus grand nombre, est désormais devenue un lieu commun.

Il apparaît donc que le souci premier des politiques est de parer à ce risque de sécession entre le peuple et ses élites gouvernantes, dont l’abstentionnisme est le manifeste silencieux et dont le populisme sonore se nourrit. Redonner au peuple la parole, c’est le but d’une démocratie participative. Par quels moyens ? Ce sera à notre mission de les proposer. Préserver la faculté d’action d’un système politique qui a fait ses preuves et, en même temps, revitaliser la participation démocratique des citoyens : c’est, me semble-t-il, une nécessité et une urgence.

M. le président Claude Bartolone. Je remercie, en votre nom à tous, Michel Winock pour cette présentation historique particulièrement éclairante. Plus que d’une présentation, il s’est agi d’une véritable fresque, qui m’amène, une fois encore, à remarquer que la politique n’est pas faite par des machines, mais bien par des hommes. On a vu les raisons qui, individuellement et collectivement, ont conduit à proposer des formes d’organisation de nos institutions qui pèsent encore très lourd aujourd’hui – ainsi, lorsque l’on se rappelle de quelle manière le septennat a été accepté ou que l’on se remémore les raisons pour lesquelles le Président de la République n’a pas le droit de venir devant l’Assemblée nationale, on mesure à quel point, parfois, ce sont des comportements personnels qui sont à l’origine de « fondamentaux » de notre Constitution.

Avant de procéder à un premier tour de table, je dirai un mot de la méthode de travail que Michel Winock et moi-même vous proposons.

En plus de notre rencontre d’aujourd’hui, onze réunions sont d’ores et déjà programmées entre le 19 décembre et le 29 mai. Il s’agit le plus souvent de vendredis et nous nous réunirons de neuf heures à treize heures. Deux autres réunions sont prévues, les 12 et 26 juin, pour harmoniser nos points de vue et débattre de propositions dans la perspective de la présentation du rapport final. S’il s’avère nécessaire d’ajouter une ou deux séances, nous vous proposerons, en cours de route, de nouvelles dates.

Un thème sera associé à chaque réunion. Une liste de thèmes vous a été transmise. Ainsi, le 19 décembre, nous nous interrogerons sur la crise de la République et la difficulté à faire émerger un projet collectif. Nous aborderons, dans ce cadre, les grandes transformations survenues au cours des vingt dernières années, ainsi que les fractures qui traversent aujourd’hui notre pays. Il n’y aura pas d’audition dans le cadre de cette réunion du 19 décembre, l’idée étant plutôt de poursuivre le tour de table qui aura lieu aujourd’hui et de nous interroger sur les problèmes essentiels qui se posent dans notre démocratie et auxquels notre commission devra tenter de répondre.

Dans le cadre des séances ultérieures, nous traiterons de la mondialisation, de l’Europe, du rôle des citoyens, de la démocratie sociale et environnementale, des élus et des partis politiques, du pouvoir exécutif, des modes de scrutin, du Parlement, bien sûr, auquel trois réunions seront consacrées, de la justice enfin. Toutes ces réunions donneront lieu à deux auditions thématiques d’une ou plusieurs personnes. Avant chacune de ces auditions, vous recevrez un document qui pourra servir de « fil rouge » pour la discussion ainsi qu’une note de cadrage. À l'issue des auditions, il y aura, lors de chaque séance, un échange entre nous.

Vous pouvez également nous transmettre le nom de personnes susceptibles de nous adresser une contribution écrite.

Nos réunions, ouvertes à la presse et au public, donneront lieu à un compte rendu et à une retransmission en direct sur le canal interne de l’Assemblée et sur La Chaîne Parlementaire (LCP). Une page est d’ores et déjà ouverte sur le site internet, qui comprend la liste des membres du groupe de travail ainsi que leur photographie et l’agenda des réunions, lesquelles pourront être visionnées en différé.

Mme Cécile Untermaier. Je vous remercie très chaleureusement, monsieur le président, d’avoir institué ce groupe de travail sur un thème qui m’intéresse tout particulièrement depuis le début de la législature. J’avais participé, déjà, à la mission sur la simplification législative que vous aviez mise en place et qui nous a permis de réfléchir de manière approfondie sur les modalités de « fabrication » de la loi en France et au sein des autres États européens.

Le présent groupe de travail ouvre un champ d’investigation d’une tout autre dimension et je remercie le président de l’Assemblée de me faire l’honneur d’y participer. Je dis tout mon plaisir de travailler avec les membres éminents qui la composent ainsi qu’avec mes chers collègues.

J’ai été sous-préfète, juge administratif et je suis désormais députée. J’ai donc exercé des fonctions au sein des trois pouvoirs de nos institutions. Pour ce qui concerne le dernier en date, qui m’intéresse au plus haut point, il est vrai que je suis une députée quelque peu candide. Je ferai par conséquent part de la réflexion « fraîche » que j’ai pu nourrir, et de ma surprise en découvrant le fonctionnement de l’Assemblée.

J’adhère totalement aux constats que vous avez formulés et aux orientations que vous souhaitez prendre. En tant que députée, il m’apparaît nécessaire de réfléchir aux institutions en vue de les aménager voire de les réformer en profondeur. Reste que, comme vous l’avez rappelé, messieurs les présidents, c’est bien l’homme qui se trouve au cœur des institutions, la question centrale étant par conséquent la manière dont travaillent les élus.

En 2012, nous avons lancé une réforme importante qui aura des effets sur nos institutions, à savoir le non-cumul des mandats – question qui doit être au cœur de nos travaux. Une fois qu’elle sera en vigueur, le travail du député sera nécessairement différent et ses relations avec les citoyens changeront.

J’ai beaucoup d’espoir. Nous avons une lourde responsabilité : il ne s’agit pas d’ajouter un rapport aux précédents mais bien d’engager le dialogue avec les citoyens qui attendent beaucoup de nous, de cette mission.

Mme Marie-George Buffet. Merci, monsieur le président, d’avoir pris l’initiative de ce groupe de travail. J’ai beaucoup apprécié la fresque que nous a brossée Michel Winock sur l’histoire de nos institutions.

Est-il important de nous pencher sur les institutions alors que nous connaissons une crise économique et sociale mondiale ? Je pense que c’est le cœur du sujet : nous ne pourrons pas surmonter cette crise si nous ne surmontons pas la crise démocratique à laquelle nous sommes confrontés et si nous ne faisons pas de nos compatriotes des citoyennes et des citoyens, les actrices et les acteurs des solutions à mettre en œuvre. Il faut redonner toute sa place au peuple souverain si nous voulons surmonter les autres crises.

Au-delà de la question des institutions, c’est celle des conditions du débat démocratique qui est posée, donc celle des partis, de leurs missions, de leur fonctionnement, mais également celle des conditions du débat pluraliste. Nous devrons donc nous pencher sur l’information, sur tout ce qui permet aux citoyens et aux citoyennes de maîtriser les enjeux et d’appréhender différemment les décisions politiques puisqu’ils comprendront mieux les solutions entre lesquelles choisir.

D’une certaine manière, et je vais employer un mot un peu fort pour mieux me faire comprendre, nos compatriotes se sentent « éjectés » du champ politique. On a l’impression que le débat politique n’est plus qu’un débat économique, que les idées et les valeurs sont reléguées à l’arrière-plan. Et puisqu’il n’est plus question que de « contraintes économiques », ce n’est plus qu’une affaire d’experts. Dans quelle mesure, par conséquent, le simple citoyen et la simple citoyenne peuvent-ils débattre de ces questions aux mains d’experts qui remplissent les plateaux de télévisions, remplaçant de fait les politiques ?

Comment faire en sorte que les citoyens rentrent dans le champ politique ? Procéder par petites touches ne suffira pas ; nous devrons sans doute adopter une démarche constituante, c’est-à-dire de construction d’institutions correspondant aux besoins d’une population qui peut disposer, à travers son éducation et les moyens d’information, de toute une série d’éléments pour faire son choix.

En ce qui concerne la méthode, parmi les thèmes prévus, la démocratie partagée, l’intervention citoyenne, n’a peut-être pas toute sa place. Vous avez évoqué, monsieur Winock, la Constitution de 1793. J’ai pris plaisir à relire, dernièrement, ce texte très beau.

Mme Marie-Jo Zimmermann. Merci, monsieur le président Bartolone, d’avoir créé ce groupe de travail, très important pour moi. Il est en effet nécessaire de mener une réflexion sur les institutions dans la mesure où nous vivons une crise démocratique. Nous sommes tous conscients, et vous l’avez évoqué, monsieur le président Winock, que les citoyens ne s’expriment plus, ne votent plus. Il est donc urgent de faire un point d’étape sur les institutions de la Ve République – et j’ai beaucoup apprécié, à cet égard, votre fresque historique. On doit certes tenir compte de l’aspect législatif et des aspirations de la société civile mais également, toujours, de la dimension historique. C’est sur ce point que le présent groupe de travail promet d’être si enrichissant : sa réflexion ne fait pas l’économie du passé.

Les institutions de la Ve République ont été solides parce que, comme vous l’avez très justement souligné, monsieur Winock, elles sont parvenues à passer le cap du septennat, celui du quinquennat, celui de l’alternance de 1981. Un socle existe mais il est nécessaire, urgent, de mener une réflexion sur les institutions elles-mêmes et sur la manière dont elles sont perçues par la population. Si nous n’avons pas forcément besoin d’une réforme constitutionnelle, ni même d’une nouvelle République, il y a sans doute quelques corrections à apporter. Il s’agit de savoir comment intégrer dans la loi la réflexion de nos concitoyens et la nôtre.

Notre travail a un caractère urgent, je l’ai dit, car tout va vite : nous passons d’un thème à l’autre et la réflexion manque. Or si nous ne menons pas avec intelligence cette réflexion en prenant en compte la perspective historique, nous allons, pour ainsi dire, louper une marche et nous ne serons pas à même de répondre aux attentes de nos concitoyens sur le plan économique comme sur le plan social. Souhaitons donc que ce groupe de travail apporte un souffle nouveau à notre Ve République.

M. Alain-Gérard Slama. Je remercie vivement Michel Winock pour son récit historique d’une clarté lumineuse – or plus le terrain est éclairé, plus on en voit les écueils.

Je souhaite mettre l’accent sur plusieurs points fondamentaux.

Sans aucun doute les institutions de 1958-1962 sont-elles l’enfant de la crise algérienne, mais elles sont aussi l’enfant du discours de Bayeux et d’une réflexion sur les dysfonctionnements des IIIe et IVe Républiques. Si la question du déséquilibre des pouvoirs entre, d’une part, le Président de la République et le Parlement et entre, d’autre part, les institutions politiques et la société civile, est très importante, il ne faut pas négliger la question du dysfonctionnement des pouvoirs et de la mauvaise application de la règle du jeu.

Ainsi, sous la IIIe République, les majorités gouvernementales n’ont presque jamais correspondu aux majorités électorales. Au bout de très peu de temps, les remaniements entre les forces partisanes allaient tout à fait à rebours de la majorité telle qu’exprimée par le vote. Entre 1924 et 1926, entre 1932 et 1934, entre 1936 et 1938, à chaque fois la majorité élue a été remise en question par les manipulations des partis. Ce fut l’une des raisons fondamentales de la politique menée par le général de Gaulle visant à remettre un peu de cohésion et de cohérence dans la politique gouvernementale.

Aujourd’hui, l’un des griefs du peuple à l’encontre des pouvoirs est le fait que la majorité électorale, à supposer qu’elle existe – il faudra revenir sur ce point –, ne correspond jamais à la pratique gouvernementale.

Sous la IVe République, le mauvais fonctionnement des institutions tenait au fait que les gouvernements ne tombaient jamais selon la règle qui voulait qu’une majorité qualifiée vote contre le président du conseil. Il suffisait qu’il eût contre lui une majorité relative et il tombait. Ainsi s’explique l’instabilité de cette République. C’est si vrai qu’Edgar Faure, à la fin de 1955, quand pour la première fois, d’ailleurs à la suite d’une maladresse dans le décompte des votes, deux gouvernements étaient tombés en moins de dix-huit mois, n’a pas pu faire autrement que de dissoudre, à moins de revivre la crise du 16 mai. Il a dissous et ce fut l’arrivée du poujadisme.

Il faut donc faire attention au respect par les pouvoirs de la règle du jeu. C’est un premier point fondamental.

La question, ensuite, n’est pas seulement celle de la force des pouvoirs, celle de leur déconnection du peuple. Nous vivons une contradiction qu’il nous faudra aborder : d’une part, les citoyens sont attachés aux institutions de la Ve République – vous avez dit vous-même, monsieur Bartolone, que la mobilisation des citoyens doit passer par le canal des institutions –, et, d’autre part il y a de plus en plus d’objets dont seule la société civile peut se saisir. Aussi, plutôt que de conclure de manière un peu défaitiste à la nécessité d’affaiblir le pouvoir ou en tout cas d’introduire davantage de participation dans le champ décisionnel lui-même, il faudra dresser l’inventaire de ce qui doit continuer de relever du pouvoir et de ce qui relève de plus en plus des compétences de la société civile. Cela rejoint la question de la tyrannie de l’économisme. On le voit avec la réforme territoriale : c’est très bien de donner des pouvoirs aux territoires, encore faut-il qu’ils aient les moyens de les exercer.

Pour finir, je me rappelle une formule de François Mitterrand qui évoquait « la force injuste de la loi ». Non : il faut parler de la force non légitime de certaines lois injustes. À ne s’en tenir qu’à la formule mitterrandienne, les Français finissent par comprendre que la loi est injuste en soi – on le voit bien dans les débats soulevés par les écologistes. Il faut affronter la question de la montée du droit dans notre société. Un État de droit est un État soumis lui aussi au droit, certes, mais le doyen Carbonnier estimait qu’un État de droit était également un État qui joue avec le droit, ce qui peut devenir dangereux.

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. Je viens ici sans préjugés même si, comme chacun d’entre nous, j’ai des préférences que je tairai même si elles sont connues.

J’ai en revanche deux convictions.

Je suis persuadé que la question posée est la bonne, que le moment est le bon et que l’institution choisie est la bonne. Voilà qui dévoile quelque peu mes préférences pour le régime parlementaire…

La seconde conviction dont je souhaite vous faire part concerne l’idée selon laquelle les Français ne s’intéresseraient plus à la question constitutionnelle, à leur bréviaire républicain. Or ce type d’affirmation traduit à mes yeux une forme de mépris du peuple. Les Français, au contraire, ont une passion constitutionnelle très vive et ils en ont fait la preuve au long de l’histoire : comme vous l’avez rappelé, monsieur le président Winock, la France a connu une quinzaine de constitutions – ils les aiment tellement qu’ils en changent fréquemment. Ils en ont fait encore la preuve récemment avec le référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen. On peut tirer les conclusions que l’on veut du rejet du texte ; reste qu’à cette occasion les Français ont montré leur attachement à la Constitution nationale et au pacte républicain.

Pour le reste, je suis ici dans un état d’esprit ouvert, autant que l’est le champ de la réflexion. Il faut en effet se défier des préjugés. Les travaux de cette commission vont peut-être faire ressurgir les débats sur la Ve République : faut-il la maintenir inchangée, faut-il une Ve République bis, une VIe République ? Je ne me prononcerai pas sur cette question. On sait que l’institution du régime de la Ve République a sans doute, à un moment donné, sauvé la République – c’est en tout cas certain au regard de la crise algérienne – ; or on peut aujourd’hui se poser la question de savoir si ces mêmes institutions ne sont pas en train de faire dériver la République voire de la faire sombrer. J’espère avoir la réponse à cette question au mois de juin grâce à nos travaux, dont je me réjouis, messieurs les présidents, que vous les ayez placés à un niveau très élevé et qu’il faut maintenir afin précisément de ne pas mépriser les citoyens qui en attendent beaucoup.

Mme Karine Berger. Merci, monsieur Winock, pour cet exposé brillant et pour votre esprit critique.

Vous avez affirmé, que la simplicité finissait toujours par l’emporter dans les choix institutionnels ou politiques. Vous avez choisi l’exemple du parlementarisme, bien trop lourd en matière de compromis pour être préféré à une bonne version présidentielle des institutions. Ce message est décisif. La crise des institutions reflète la crise de l’identité du pays et de la façon dont il est représenté dans l’imaginaire collectif. Nous vivons un moment étonnant où l’on ne sait plus très bien « ce qui fait société ». La IIIe République, et probablement, aussi, la IVe, avaient mis la République au cœur du pacte social et national. La République a permis de surmonter plusieurs crises identitaires très difficiles de notre histoire, vous l’avez rappelé. En matière de représentation collective, les institutions remplissent-elles encore leur rôle ? Ainsi, qui, aujourd’hui, sait ce qu’est un préfet et quel est son pouvoir dans un département ou dans un territoire ? La manière dont les institutions appréhendent la question du territoire et de l’identité pourrait être un élément de réflexion de notre deuxième séance.

Deuxième point : vous avez affirmé que la Ve République était devenue mature au moment où, en 1983, la majorité d’alors a accepté d’abandonner l’idée de rupture avec le capitalisme. Vous comprenez que la députée de gauche que je suis s’est aussitôt interrogée sur le fait de savoir s’il fallait absolument rompre avec une doctrine économique pour être en conformité avec les institutions de la République. À vos yeux, la question économique se situe donc au même rang que la question institutionnelle. Or, Marie-George Buffet l’a évoqué, nous n’avons pas inscrit à notre ordre du jour la question de savoir si, définitivement, le monde économique l’aurait emporté dans l’organisation même de la société et des institutions. Personnellement je ne le crois pas.

Troisièmement, j’ai été étonnée de l’absence, dans votre réflexion, du juge constitutionnel dont la place croissante, surtout depuis 1974, a totalement modifié l’équilibre de nos institutions. Nous sommes un certain nombre ici à nous être fait taper violemment sur les doigts par le Conseil constitutionnel ces deux dernières années. Ainsi nous sommes-nous rendu compte que la place prise par le juge constitutionnel dans les institutions bouleversait totalement la façon dont la politique et le pouvoir s’organisaient. Je souhaite que nous abordions cette question.

Enfin, sans forcément donner raison à Balzac, l’absence de réflexion sur le rôle des médias dans l’organisation de nos institutions est regrettable. Il faudra absolument intégrer dans notre travail le poids, le contre-pouvoir ou, pire, le pouvoir de certains médias dans les évolutions actuelles.

Mme Seybah Dagoma. À mon tour je vous remercie, monsieur le président, pour avoir mis en place ce groupe de travail. La question des institutions est en effet fondamentale. Je vous remercie pour le caractère novateur de ce groupe : il est bon qu’il émane du pouvoir législatif et la diversité des profils des participants laisse présager des débats très intéressants. Je partage en tous points votre constat sur la défiance des citoyens à l’encontre de leurs élus et je remercie M. Winock pour son exposé particulièrement éclairant.

Vous avez affirmé que les citoyens se sentaient dépossédés et qu’il était urgent de revitaliser la participation démocratique. À ce titre, j’ai trouvé l’expérience irlandaise très intéressante. Lorsqu’il s’est agi de réformer la Constitution, le gouvernement irlandais a mis en place, en décembre 2012, une convention composée à la fois de membres de partis politiques et d’un panel de citoyens. Un nombre de thèmes de travail a alors été fixé. Nous pourrions pour notre part associer les citoyens non dans le cadre d’un panel mais via Internet. Il faudrait en effet leur permettre d’apporter des contributions sur les sujets que nous avons retenus.

La liste de ces sujets me paraît très complète, mais nous pourrions en ajouter un : le temps. Les choses vont de plus en plus vite. Avec Internet, avec Facebook, les citoyens sont de plus en plus sensibles à ce que nous faisons. On peut relever par ailleurs une contradiction entre la durée de notre mandat, cinq ans, et le temps long dans lequel doivent s’inscrire nos décisions.

M. Michaël Foessel. Merci, monsieur le président, non pour m’avoir invité – seul l’avenir dira si c’était une bonne idée –, mais pour avoir mêlé à ce débat, outre des élus, des personnalités de la société civile qui, pour certaines, comme moi, ne sont pas des spécialistes du droit.

Comme Mme Dagoma, je souhaite en premier lieu aborder la question du temps. Le titre que vous avez donné à ce groupe de travail m’a intéressé : « L’avenir des institutions ». Il amène à réfléchir sur le temps des institutions, le temps politique, au moment où l’accélération, à la suite de progrès techniques – si tant est qu’il s’agisse de progrès –, rend le discours politique et la temporalité politique beaucoup plus complexes qu’auparavant. Ce qu’on appelle la crise des institutions – à tort ou à raison car le terme de « crise » est si souvent utilisé qu’il peut se révéler quelque peu égarant – et la difficulté de la représentation sont aussi liées, je le crois, à l’oubli de ce qu’est une durée politique, de ce qu’est la maturation de la décision politique, qui n’est précisément pas la durée médiatique ou la durée économique.

J’insisterai sur le rôle politique des institutions. On a tendance à penser que la finalité des institutions est la stabilité politique ou la stabilité de l’État, surtout en période de crise économique voire, M. Winock l’a très bien rappelé, au moment des guerres. Or cette exigence de stabilité au nom de laquelle on légitime les institutions en place doit être nuancée. Un principe énoncé par Rousseau fonde en effet le principe démocratique ou le principe républicain : ce que le peuple a fait, il peut le défaire. C’est ainsi qu’il ne faut pas préjuger de la capacité du peuple à vouloir transformer les institutions de fond en comble s’il s’empare de la question institutionnelle – ce qu’il faut souhaiter –, à un moment où il se sent dépossédé de la capacité d’agir de manière souveraine. Autrement dit, et il me semble que c’est l’élément le plus important à rappeler à ce stade de notre discussion, en deçà de l’institué, en deçà de la Constitution, du pouvoir constitué, il y a l’instituant, le constituant, à savoir la capacité des citoyens de s’emparer de la question du pouvoir non pas seulement pour le partager, non pas seulement pour l’exercer, mais pour poser la question de savoir ce qu’est le pouvoir, comment il s’exerce et quelle est sa capacité à agir sur le quotidien des individus.

Pour conclure, je rejoindrai Mme Buffet pour considérer que l’on s’égarerait en pensant que la question des institutions est seconde et qu’on ne peut tenter de repolitiser le débat politique – ou les citoyens – autrement qu’en parlant d’économie et de social. C’est en effet par les institutions – qui ne doivent pas être entendues comme un simple partage du pouvoir mais doivent faire l’objet d’une réflexion sur ce qu’est le pouvoir dans un monde où il semble être de plus en plus évanescent, voire invisible – que l’on peut espérer que les citoyens, à condition de les associer le plus largement possible –, ce qui n’implique pas nécessairement une constituante, mais qui implique en tout cas leur participation –, se retrouveront dans un jeu auquel, il faut bien le dire, ils sont une majorité à ne plus croire. Et l’un des moyens fondamentaux pour que les citoyens s’intéressent à nouveau à un jeu auquel ils ne croient plus, c’est de leur donner la possibilité d’en récrire au moins partiellement les règles.

M. Bernard Thibault. Merci pour ces propos éclairants sur notre histoire, monsieur Winock. En aparté, avant de nous retrouver ici, je faisais remarquer, en comparant les CV des uns et des autres, que je n’étais pour ma part ni élu, ni historien, ni spécialiste de nos institutions, et que ma formation initiale et mes compétences se limitaient à la mécanique générale… L’avenir nous dira si la mécanique peut servir le « Meccano » institutionnel ; j’essaierai en tout cas d’apporter ma modeste contribution à cet ample défi.

J’insisterai sur les facteurs qui contribuent à l’affaiblissement de notre démocratie représentative – je pense que nous pourrons unanimement nous retrouver au moins sur ce constat. Ces facteurs sont multiples et certains reviennent peut-être aux citoyens eux-mêmes, encore qu’il soit dangereux de les considérer comme seuls responsables de cette situation. Les pratiques des partis politiques ont à l’évidence leur part, en effet, et d’autres causes sont à rechercher dans nos institutions, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il faille faire table rase du passé, si je peux me permettre cette référence… Il ne faut pas sous-estimer non plus le fait que certains mécanismes ne répondent plus aux aspirations de la société. Les réponses sont sans doute beaucoup plus longues et plus complexes à imaginer que ne le laisse imaginer l’énoncé des problèmes. Reste que la création de ce groupe de travail est tout à fait salutaire : elle permet d’ouvrir la discussion, de permettre l’échange, la contradiction.

Les citoyens s’expriment, et il faut savoir interpréter le silence et l’abstention, qui sont une forme d’expression. J’ai été particulièrement marqué par un fait démocratique important, déjà évoqué : le référendum de 2005, l’un des grands moments de débat démocratique au cours de la période récente. Le peuple a alors exprimé une opinion, mais dont on n’a pas tiré les conclusions. Une grande majorité de nos concitoyens ont fini par juger ce référendum inutile, puisqu’on a ensuite pris des décisions contraires aux résultats du vote. Je pense qu’il s’agit d’une séquence politique lourde de notre vie démocratique.

Je me félicite d’ailleurs qu’il soit prévu de réfléchir sur la capacité de nos institutions à s’insérer dans un contexte international, sujet complexe qui préoccupe les citoyens. Il s’agit en effet de ne pas nous isoler nous-mêmes.

Pour finir, chacun comprendra que mon expérience et ma sensibilité me conduisent à me préoccuper également de la démocratie sociale. Je me réjouis qu’il soit prévu d’y consacrer un morceau de séance. On a trop tendance à opposer démocratie politique et démocratie sociale alors que cette dernière fait partie de la démocratie en général. Or la démocratie sociale s’appauvrit elle aussi. J’espère, donc, que nous suggérerons des pistes pour la renforcer.

M. Denis Baranger. Je vous remercie très chaleureusement de l’honneur que vous m’avez fait, messieurs les présidents, en me conviant à ce groupe de travail.

Il est très important que cette réflexion sur les institutions se tienne à l’Assemblée nationale. Certains juristes américains emploient parfois le terme de departmentalism – généralement traduit par « départementalisme ». Si la République américaine repose comme la nôtre sur trois piliers – un pouvoir exécutif, un pouvoir législatif, un pouvoir judiciaire avec la Cour suprême –, chacun de ces trois pouvoirs, selon cette conception, doit disposer du droit égal d’avoir son interprétation de la Constitution – j’allais dire : sa vision des institutions. Il est donc particulièrement important qu’une vision des institutions naisse et se développe au sein de l’Assemblée nationale, et je vous suis très reconnaissant d’avoir invité pour cela des personnalités très diverses. En général, les universitaires viennent pour observer et comprendre ce qui se passe à l’Assemblée – ce qui a été mon cas auparavant –, et je suis très heureux de passer du statut d’observateur à celui de modeste participant à une discussion collective.

Par le passé, les assemblées ont été porteuses d’une vision de la Constitution. Ce fut profondément vrai sous les IIIe et IVe Républiques, un peu moins, peut-être, dans les débuts de la Ve République. Nous avons hérité cette habitude d’un système dans lequel l’interprétation de la Constitution relevait du Président de la République à cause de l’article 5 de la Constitution et, après 1971, à cause de la transformation du rôle du juge constitutionnel. Cette interprétation provenait en effet en grande partie de la rue de Montpensier et nous avons fait confiance à ce juge qui a réalisé un très bon travail, travail qui n’est toutefois probablement pas suffisant. Or, j’y insiste, la pluralité des points de vue sur la Constitution, la pluralité des idées – et des lieux où elles sont émises – sur notre système institutionnel est une condition de survie pour notre démocratie.

Que doit-on attendre des institutions ? Deux éléments. Dans une démocratie représentative, on attend d’abord qu’elles relaient la parole et la pensée des citoyens ; on attend que la démocratie soit vraiment, et au sens noble du terme, une démocratie d’opinion. Or nous sommes presque, aujourd’hui, dans une situation où l’opinion prévaut sur la démocratie, où certaines modalités d’expression de l’opinion, comme les réseaux sociaux ou la télévision, finissent par empêcher la démocratie d’être vivante, gouvernée autant que gouvernante, pour reprendre la formule de Burdeau que citait Michel Winock. On ne peut plus échapper à ces modalités d’expression politique qui peuvent presque dissoudre la politique, réduire la place du politique dans nos sociétés.

Ensuite, nous devons attendre des institutions d’être gouvernés efficacement, ce qui n’est pas si évident : la République américaine est en train de vivre une profonde crise constitutionnelle parce qu’il y a un tel conflit entre le Congrès et le Président qu’on ne parvient tout simplement pas à faire de lois. On ne parle pas de cohabitation mais de gouvernement divisé. Nous devons éviter une telle situation. Du reste, nous avons la possibilité d’y échapper parce que nous sommes en régime parlementaire, et s’il est vrai, sous certains aspects, que nous vivons une crise de régime, il faut également admettre que le régime conserve les ressources nécessaires pour fonctionner. Ainsi, quand un gouvernement est obligé de prendre en compte la pluralité de sa majorité, de prendre acte qu’y existent des points de vue différents, il ne s’agit pas, pour mon esprit de juriste – je ne porte là aucun jugement politique –, d’un dysfonctionnement : c’est le régime parlementaire lui-même. Plus qu’une crise de régime, nous vivons la crise d’une certaine conception du régime, celle de 1958 qui veut une majorité parfaitement stable : on parle ainsi de « fait majoritaire », de « majorité présidentielle ». Il faut donc tenir compte du fait que le régime porte en lui la possibilité d’évoluer.

Cette analyse n’interdit cependant pas tout changement et nous sommes ici pour réfléchir aux transformations possibles. Je dirai simplement que changer la Constitution, ce n’est pas nécessairement la réviser. Il faudra certes probablement continuer de la réviser, ponctuellement, avec discernement, mais la Constitution change elle-même, et nous avons tous le pouvoir de la changer simplement en y réfléchissant.

Certains juristes américains parlent de Constitution vivante. Je pense vraiment qu’un système né en 1787 – en 1958 pour nous – peut évoluer sans qu’on le révise formellement. Le lieu commun énoncé par le général de Gaulle est vrai : une Constitution, c’est un esprit, des institutions, une pratique. Il est parfois difficile de changer les institutions, mais on peut réfléchir à l’esprit et le faire évoluer.

Cela ne tient pas seulement aux textes, cela ne se décrète pas, cela ne tient pas à la jurisprudence constitutionnelle, aussi bonne et aussi utile soit-elle. Au fond, ce que voit le juriste de droit constitutionnel, c’est qu’on nous parle beaucoup de jurisprudence, de droits fondamentaux, ce qui est certes impératif dans une démocratie comme la nôtre, mais qu’on ne parle pas tant que cela des institutions. Il y a eu une sorte de préemption de la réflexion sur les institutions, réflexion nécessaire dans un régime représentatif et démocratique, au profit de la seule question, aussi importante soit-elle, je n’en disconviens pas, des droits de l’homme, des droits fondamentaux. Viendra cependant un jour où, si nous n’avons pas une démocratie vivante, une Constitution vivante, nous n’aurons plus de droits fondamentaux non plus. La crise viendra de notre oubli de la politique et des institutions.

Au fond, si des parlementaires, des citoyens, des intellectuels, si la totalité des Français ne se saisissent pas des institutions, ne rendent pas à nouveau vivante la Constitution, elle sera éternellement malade, elle ne mourra peut-être pas mais sera moribonde et à ce moment-là nous vivrons une vraie crise de régime parce qu’un régime, c’est la vie civique avant tout, pas seulement les articles d’une Constitution.

Je répète donc être très heureux que ce groupe de travail soit l’occasion pour nous d’entamer cette tâche très noble.

Mme Cécile Duflot. Il est particulièrement intéressant de traiter de l’avenir des institutions au Parlement, au sein d’un groupe de travail qui réunit aussi bien des élus que des experts et des personnalités ayant des expériences et des pratiques diverses.

La question du temps du mandat, comparé au temps long nécessaire à la mise en œuvre de certaines politiques, est souvent évoquée. Si le Parlement a pu voter des dispositions engageant des politiques de long terme, visant par exemple à lutter contre la crise écologique, je relève que ces mesures ont été, la plupart du temps, censurées par le Conseil constitutionnel au nom de l’égalité, notamment devant l’impôt, ce qui empêche d’organiser des systèmes différenciés. On le voit, certaines questions constitutionnelles ne concernent pas l’organisation des institutions, mais plutôt leur capacité à répondre aux enjeux auxquels elles sont confrontées.

Nous devons travailler en prenant garde aux a priori, nombreux dès lors qu’il s’agit des institutions. Comme le rappelait le professeur Mélin-Soucramanien, il est par exemple de bon ton de supposer que « les gens ne s’intéressent pas aux questions constitutionnelles ». Quant à la phrase « La Ve République est solide », il faudrait être sourd pour ne pas l’avoir entendu cent fois. « Le scrutin proportionnel, c’est le retour à la IVe » est une autre antienne. La IVe République est devenue pour l’immense majorité d’entre nous, qui ne l’avons même pas connue, une abomination qui disqualifie tout ce qu’elle touche. On entend souvent dire, enfin, qu’il est possible de faire évoluer le système à la marge, mais qu’il ne saurait être question aujourd’hui de convoquer une Constituante. Les propos introductifs de M. Winock étaient à cet égard passionnants, car ils montraient que ce qui avait pu paraître particulièrement stable dans l’histoire pouvait se transformer radicalement et très rapidement, par exemple lors d’une révolution.

Peut-être nous faut-il mettre en cause notre incapacité à faire évoluer progressivement le système sans qu’il soit besoin de changer brutalement de République. Au sein de mon mouvement politique, la question s’est posée au sujet de la VIe République. Elle est devenue un objectif positif alors même le débat sur son contenu n’était pas lancé, et qu’elle peut être à la fois tout et son contraire. Il existe une sorte de fétichisme du chiffre : le désir pour la VIe République est aussi irrationnel que le rejet de la IVe.

Aujourd’hui, le peuple souverain vit l’épuisement d’un système présidentiel de plus en plus concentré depuis 1958. L’actuel Président de la République et le précédent ont, certes, des caractères, des convictions et des modes de communication opposés, mais ils rencontrent la même difficulté. En effet, le Président de la République n’est plus seulement celui qui maîtrise le système et exerce le pouvoir ; il en est aussi une victime. Et il ne peut à aucun moment s’en extraire puisque tout renvoie en permanence à sa décision, à son expression, et à sa personne même. Il est tout autant responsable de la situation qu’il en est l’otage.

Je m’étonne que nous n’ayons pas encore évoqué l’Union européenne. Peut-être s’agit-il de l’un des impensés de l’avenir de nos institutions. Leur histoire s’est déroulée dans l’espace politique bien défini d’un État-nation entretenant des relations, d’ailleurs le plus souvent conflictuelles, avec ses voisins. Aujourd’hui, nous évoluons dans un périmètre géographique totalement transformé où l’Union pèse malgré l’imperfection de son organisation et de ses institutions. Réalité ou fantasme, l’idée que les institutions nationales n’ont pas toute compétence pour organiser l’avenir du pays est répandue. Nous devons réfléchir à l’amélioration de l’articulation entre institutions européennes et françaises.

Alors que la France a décidé de rendre incompatible le mandat de député ou de sénateur avec celui de parlementaire européen, ces élus européens n’ont que peu de reconnaissance dans la vie politique et institutionnelle nationale et sont, par exemple, très rarement entendus à l’Assemblée. À l’inverse, mis à part quelques cas exceptionnels, les élus nationaux sont totalement exclus des débats européens.

J’en viens à la question de la perméabilité entre mandat local et mandat national. Si certains élus indiquent sur leur papier à lettres qu’ils sont « député de la Nation », sans faire aucune référence à leur circonscription d’élection, il faut bien constater que l’affaiblissement de fait de la fonction amène les parlementaires à se replier sur des enjeux locaux. Il est indéniable que la politique menée aujourd’hui n’est pas en cohérence avec la majorité élue à l’Assemblée – ce qui peut faire dire que « la Ve République est solide », puisqu’elle fonctionne malgré tout, même si je ne suis pas certaine qu’elle fonctionne bien. Les parlementaires savent que, pour certaines grandes orientations, ils ne pèsent pas sur les choix de l’exécutif, qu’ils ne peuvent qu’amender à la marge ou accepter tels quels pour ne pas « affaiblir le Président de la République » – l’expression est désormais entrée dans le discours. L’élu devient alors le porte-parole de son territoire, et il en vient même à négocier sa voix et sa participation à la majorité, moins au nom d’une adhésion aux orientations choisies par le Gouvernement que pour obtenir des contreparties diverses qui bénéficient à son territoire, mais aussi à lui-même dans l’hypothèse de sa candidature à une réélection. J’ai conscience que mes propos ne sont pas « politiquement corrects », mais si nous voulons avancer, nous devons avoir un certain recul sur notre propre rôle. Le non-cumul des mandats ne constituera pas un remède définitif à ce repli local – même s’il est vrai que ce dernier phénomène prend des proportions bien plus importantes dès lors que le parlementaire est aussi élu local. Je puis témoigner que l’élaboration du volet urbanisme de la loi du 24 mars 2014 pour l’accès au logement et un urbanisme rénové, dite loi « ALUR », peut être lue au travers du prisme du mandat local d’un certain nombre de parlementaires.

Nous pouvons toujours répéter que la « Ve est solide » et que nos institutions peuvent tout supporter, mais l’histoire nous apprend qu’à la veille d’un grand basculement institutionnel ou politique les acteurs qui se trouvent au cœur du système sont souvent ceux qui y sont le moins préparés et qui voient le moins venir le changement. Nous pouvons toujours discuter confortablement installés au sein de ce groupe de travail ; nous pourrions tous être subitement emportés par un mouvement qui a déjà donné quinze Constitutions à notre pays depuis 1791. Au cœur du système, nous ne sommes pas forcément les plus lucides pour le faire évoluer ; cela ne fait qu’accroître notre responsabilité.

M. Arnaud Richard. Je prends part à nos travaux à la fois comme simple citoyen et comme praticien. J’ai en effet eu la chance de me trouver au cœur de l’exécutif durant sept ans passés au cabinet d’un ministre vibrionnant, qui a commencé à l’avant-dernière place d’un gouvernement, comme ministre délégué à la ville, pour finir numéro deux d’un autre, en tant que ministre d'État, ministre de l'écologie, du développement et de l'aménagement durables. Nous avons accompli de belles choses au sein nos institutions.

Certains se demandent si la Constitution ou nos institutions sont aujourd’hui remises en cause. Pour ma part, je ne vois pas les choses ainsi. La Ve République, c’est un esprit et une pratique. M. Baranger a raison : ce ne sont pas tant les institutions qui vont mal que la manière dont nous les utilisons. Notre incapacité à trouver une bonne méthode de réforme met nos compatriotes en colère. Nous avons des difficultés à entendre la société et à faire vivre la démocratie sociale en reconnaissant le pouvoir intermédiaire des syndicats. À mon sens, le paritarisme est extrêmement malade dans notre pays. C’est la raison pour laquelle j’ai travaillé, en 2011, au sein de la commission d’enquête sur les mécanismes de financement des organisations syndicales d'employeurs et de salariés, dont le rapporteur était Nicolas Perruchot. Malheureusement, le rapport de cette commission d’enquête a été rejeté et n’a pas été publié : c’est un « loupé » au même titre, monsieur Thibault, que le référendum de 2005…

Il existe en France une vraie demande d’État, à condition que l’État fasse correctement ce qu’il doit faire. Aujourd’hui, il se contente d’imposer des contraintes, de demander des efforts, et d’engager nos compatriotes sur la voie des sacrifices. Peut-être Mme Duflot a-t-elle raison : peut-être sommes-nous au bord du précipice. Pour ma part, je ne le crois pas. Je suis convaincu que nos institutions sont solides et que la difficulté actuelle réside dans l’exercice du pouvoir et dans la méthode utilisée pour réformer.

Aujourd’hui, les gouvernements modifient l’organisation de l’État au gré d’une forme de marketing politique. Des administrations centrales sont ballottées d’un ministère à l’autre : l’emploi est tantôt à Bercy, tantôt aux affaires sociales, le commerce extérieur est tantôt aux affaires étrangères, tantôt à Bercy. Dans l’exercice du pouvoir, le diable est dans ce genre de détail. Je me souviens d’avoir vu un ministre du logement errer dans Paris durant trois ou quatre mois sans locaux. C’est la réalité au XXIe siècle en France !

Certains sujets méritent assurément que nous y consacrions une réflexion approfondie : le cumul des mandats – quel sera, demain, le profil du parlementaire non cumulant ? –, la distance de nos compatriotes avec les institutions et les représentants, les médias, le temps, la nécessité de renforcer ou pas l’exécutif… Sur ce dernier sujet, j’estime que le pouvoir « extraordinaire » historiquement détenu par le Président de la République n’est pas la véritable question qui nous est posée. L’enjeu réside plutôt dans la capacité de ce dernier à exercer son pouvoir, ce qui nous ramène à la question de la méthode. En tout état de cause, pour avancer en la matière, il faut que les lois votées s’appliquent, ce qui n’est pas toujours le cas – je pense par exemple aux dispositions sur les « chibanis », sujet qui avait pourtant donné lieu, en 2013, à des propositions, votées à l’unanimité de tous les groupes, d’une mission d’information de l’Assemblée sur les immigrés âgés.

La question du rapport à l’État local et celle des collectivités locales constituent également des sujets majeurs.

M. Alain Tourret. En nous invitant à réfléchir sur la République au moment opportun, cher Claude Bartolone, vous avez pris une excellente initiative. La République, ce sont des institutions et une éthique.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’éthique en a récemment pris un sacré coup. Si elle ne se renforce pas, la République sera en danger.

Si l’on interrogeait les Français, ils seraient sans doute quasiment unanimes pour estimer qu’il existe une certaine usure des institutions. En fait, le système ne fonctionne pas trop mal, et il ne lui manque que de s’inscrire dans un processus de modernisation permanente. Je constate que le Congrès ne s’est pas réuni depuis longtemps : la droite parlementaire s’oppose systématiquement à cette voie d’évolution constitutionnelle, ce qui empêche de poser des questions importantes comme celle du vote des étrangers, pourtant à la base de la constitution du corps de la République.

Pour le radical que je suis, la démocratie ne peut-être que représentative. Le pouvoir législatif doit exercer sur l’exécutif un contrôle beaucoup plus fort qu’aujourd’hui. Pour ce faire, je souhaite notamment que la Cour des comptes dépende totalement du Parlement et devienne son bras armé contre l’administration, sur le modèle du National Audit Office britannique. Il est temps de rétablir un équilibre, qui n’existe plus depuis longtemps, entre législatif et exécutif.

La démocratie représentative ne peut se passer d’une réflexion sur le référendum, auquel je suis totalement opposé personnellement. Les députés et les sénateurs représentent la démocratie et la République ; créer, avec le référendum, une nouvelle source de droit est à mon sens à la fois totalement contraire aux règles de la démocratie, et extraordinairement dangereux. Les arguments de Bernard Thibault concernant le référendum de 2005 vont dans mon sens, et je rappelle le mot de « forfaiture » employé par Gaston Monnerville en 1962. Cette époque est peut-être révolue, mais je ne suis pas loin de penser comme lui.

Nous n’avons aujourd’hui aucune véritable réflexion sur l’intégration de la République et de l’Europe. Certes, la République est indivisible, mais peut-elle se moderniser et avancer vers un certain fédéralisme européen ? Les radicaux sont des fédéralistes européens qui ont toujours pensé que l’Europe avait été construite dans le mauvais sens : il aurait fallu transférer progressivement tout le système régalien et permettre ainsi la modernisation de la Constitution. Tôt ou tard, si nous ne donnons à l’Europe la possibilité de vivre, elle s’éteindra, et la République en prendra un sacré coup.

Mme Marie-Louise Antoni. Je crois que je représente ici le monde de l’entreprise. C’est une lourde responsabilité, car il s’agit d’un monde complexe. À vrai dire, je peux surtout parler modestement au nom de l’entreprise privée, voire de l’entreprise étrangère en France. Vingt ans passés dans la presse économique, puis vingt ans consacrés à l’entreprise m’autorisent à témoigner de ce que pense ce monde, un peu comme M. Bernard Thibault peut témoigner de ce que pense le monde salarié.

Le monde de l’entreprise est très pragmatique et il éprouve du respect pour les institutions. L’entreprise fait assez confiance aux institutions : elle considère que chacun doit faire son travail. Vos interventions successives prouvent d’ailleurs votre grande compétence ; elles me rendent assez sereine sur ce qui pourra être décidé ici.

Ce respect s’accompagne cependant aujourd’hui d’une sorte de crainte des conséquences qu’auront, sur le quotidien de l’entreprise, les décisions que vous prenez.

Le problème de la représentation doit aussi être posé. La faible représentation des classes dites populaires a été évoquée. À mon sens, il sera nécessaire que l’entreprise, qui est l’un des vecteurs essentiels du travail et de la création de richesse, soit aussi représentée.

Mme Christine Lazerges. C’est la première fois que je participe à un groupe de travail dont la composition est aussi diverse ; cela suffit à provoquer l’enthousiasme.

Monsieur Winock, vous avez conclu votre propos liminaire en évoquant « le risque de sécession entre le peuple et ses élites gouvernantes ». Je crains que nous n’en soyons plus au stade du risque et que cette sécession soit déjà quasiment acquise. La rupture est en quelque sorte consommée, et une partie du peuple français a « lâché » la question des institutions. C’est que sa déception est immense à l’égard de ceux qui le représentent, souvent à tort, terriblement à tort ! Il n’en reste pas moins que les médias renvoient une image du législatif, de l’exécutif ou de l’autorité judiciaire trop proche du fait divers. La gestion du pays ne les intéresse que sous cet angle ou sous celui des questions économiques. Le débat économique occulte d’ailleurs largement le débat sur les valeurs qui se limite éventuellement au questionnement de l’éthique individuelle de tel ou tel responsable politique.

Il me semble utile que nous débattions, lors de notre réunion du 19 décembre, de divers sujets essentiels, comme la crise de la démocratisation de l’enseignement. Quantité de jeunes n’ont effectivement aucune idée de ce qu’est un préfet, pas plus qu’ils ne savent ce qu’est une région, un département ou le pouvoir législatif. Peut-être l’Assemblée nationale ne s’est-elle pas assez interrogée sur les efforts pédagogiques qui doivent être les siens pour partager la charge de la transmission avec les enseignants dans les écoles, les lycées et les universités ? Le déficit en matière de culture générale institutionnelle explique en partie la désaffection pour le politique. Je pense aussi aux questions d’éthique qui jouent un grand rôle dans cette désaffection qu’il faut bien interroger avant de se consacrer à la reconstruction de nos institutions.

En travaillant récemment sur la part du législateur dans la fabrication de la loi, j’ai constaté qu’elle diminuait au fil du temps. Peut-être un consensus se dessine-t-il déjà parmi nous sur le fait que le pouvoir législatif devrait retrouver une place qu’il n’a plus. Un exemple m’a frappé : au début de l’année, la majorité parlementaire a saisi elle-même le Conseil constitutionnel du projet de loi relatif à la géolocalisation. Le législateur est-il si peu sûr de son travail qu’il doive s’en remettre au Conseil constitutionnel ? Évidemment, il s’agissait de purger la nouvelle loi d’éventuelles questions prioritaires de constitutionnalité, mais il est tout de même étrange que législateur se soumette d’entrée au juge constitutionnel, sans doute parce qu’il a travaillé trop rapidement et que la fabrication de la loi est enserrée dans des délais trop brefs. Pour redonner tout son poids au pouvoir législatif, nous ne pourrons pas nous passer d’un véritable travail sur cette fabrication. Il a déjà été entrepris, notamment par le président Bartolone, mais il n’est jamais terminé.

M. Luc Carvounas. Nous ne sommes ni au début ni à la fin d’une législature : c’est le moment propice pour la tenue d’un débat serein. Nous nous réunissons dans un format qui me paraît extrêmement bien pensé, car il rassemble tout « ce qui fait société et sens » dans notre République. Monsieur Thibault, nous avons évidemment besoin de votre expertise. Les élus ne peuvent pas se passer des acteurs et des spécialistes de la démocratie sociale. Ils ne peuvent se passer de confronter leurs réflexions et leurs expériences à celles des acteurs économiques et des universitaires réunis au sein de notre groupe de travail.

La Constitution de la Ve République a certes été révisée vingt-quatre fois entre 1960 et 2008, mais ces évolutions, souvent sous influence partisane ou populaire, ont rarement été les fruits d’une réflexion et d’une pensée globale. Hier, le quinquennat a probablement été adopté sans que l’on ait mesuré ses conséquences sur nos institutions. Demain, si nous ne préparons pas correctement la mise en œuvre, en 2017, des lois relatives au cumul des mandats, elles risquent de ne pas produire les effets attendus.

Si nous voulons intéresser nos concitoyens à la vie politique, il faut veiller à ce que la représentation nationale, qui compte moins de mille parlementaires, soit vraiment à l’image de la nation. La question des femmes est souvent posée à juste titre, mais qu’en est-il des jeunes, des Français issus de l’immigration ? Si nous voulons que nos concitoyens participent davantage aux élections, nous devons agir pour que nos assemblées, à commencer par les conseils municipaux, représentent la société française. Pour ce faire, après avoir donné plus de pouvoirs aux territoires, il ne faut pas oublier de donner un statut aux élus, y compris aux élus locaux. Il faut faciliter l’accès aux fonctions électives de représentants du monde rural et du monde de l’entreprise. En la matière, les textes que nous adoptons doivent être appliqués, j’y reviens. Nous avons voté l’obtention de crédits d’heures pour les élus, mais elles sont souvent refusées par les patrons sur le terrain. L’engagement dans la vie politique fait peur aux jeunes auxquels on ne donne pas les moyens d’exercer leur mandat. Les élus sont en grand nombre aujourd’hui des membres des professions libérales, des retraités, des enseignants – parce que, dans certaines conditions, ces derniers peuvent travailler à mi-temps pour leur mandat, et être payés à plein temps –, et c’est tant mieux, mais il faut sérieusement réfléchir à la représentativité et aux rapports entre élus locaux et élus nationaux – les premiers étant sans doute appelés à devenir demain des sortes de lobbyistes auprès des seconds.

Le rôle des lobbies devra d’ailleurs être clarifié au sein du Parlement. La question de la démocratie participative pourra aussi être posée sachant toutefois que le rendez-vous démocratique majeur, le premier débat participatif, reste l’élection, projets contre projets. Aux élus d’animer ensuite la vie politique qu’elle soit locale ou nationale – à ce niveau, je pense aux référendums sur des grandes questions, qui à mon sens ne déposséderaient ni le législatif ni l’exécutif. N’oublions pas que, si nos concitoyens ont des droits, ils ont aussi des devoirs à l’égard de la démocratie française à l’heure où les populismes progressent.

J’estime que pour la mise en œuvre des politiques publiques choisies sur un projet présidentiel pour la durée du quinquennat, il faut poser la question d’un spoil system à la française applicable à la haute administration. Il faut aller jusqu’au bout du processus d’un choix démocratique qui concerne les citoyens, les élus et l’administration.

Mme Mireille Imbert-Quaretta. Sans doute mon parcours est-il plus intéressant pour notre groupe de travail que mes qualités de juriste, car il s’en trouve parmi vous de bien plus éminents que moi. J’ai été durant plus de vingt ans juge judiciaire avant d’appartenir durant près de dix ans à la haute fonction publique qu’évoquait mon prédécesseur, et je suis aujourd’hui membre d’autorités administratives indépendantes, ce qui me permet de poser la question de l’indépendance et de la légitimité du contrôle de façon générale.

Pendant quatorze ans, j’ai par ailleurs été membre du Conseil d’État qui conseille le Gouvernement, mais également le Parlement depuis 2008. Cela me permet d’entendre les remarques émises par Mme Lazerges sur la qualité de la loi, et de lui dire que son exemple concernant la loi relative à la géolocalisation trouve sans doute une sorte de réponse dans les échanges entre le Conseil d’État, en amont de la loi, et le Conseil constitutionnel, en aval.

Parmi les vingt-quatre révisions de notre Constitution, celle relative à la parité est particulièrement chère à mon cœur. J’ai eu l’honneur d’assister Mme Élisabeth Guigou, alors garde des sceaux, lorsqu’elle présentait cette réforme au Parlement. La reconnaissance de la moitié du ciel par nos institutions était attendue. Nous n’en sommes toutefois qu’au tout début. Si nous voulons replacer les citoyens au cœur des institutions, nous devons faire en sorte que les femmes soient présentes partout, en toute égalité. Les résistances sont énormes, nous l’avons constaté lorsqu’il s’est agi d’appliquer la parité aux conseils généraux. La réforme de 1999, dont nous n’avons pas vraiment mesuré les conséquences, est peut-être moins spectaculaire que d’autres, mais ses effets souterrains sont bien réels et son impact est fondamental.

M. Bernard Accoyer. Monsieur le président de l’Assemblée nationale, je vous remercie tout d’abord de cette initiative utile, qui apparaît d’autant plus opportune dans la période que nous vivons. La perte de confiance que nos compatriotes éprouvent envers les élus – davantage d’ailleurs qu’envers les institutions –, le divorce qui marque leurs relations avec les « politiques », les pouvoirs et la haute administration nous interpellent. La diversité relative qui caractérise notre groupe de travail sera à même de nous aider à apporter un éclairage nouveau sur ce phénomène.

Je partirai d’un postulat qui n’est pas forcément partagé : selon moi, les institutions de la VRépublique fonctionnent bien, notamment sur le plan démocratique. On ne peut que s’en persuader en tournant nos regards vers l’évolution politique de notre pays depuis cent cinquante ans, telle que l’a retracée Michel Winock dans son exposé liminaire.

Nos concitoyens peuvent choisir directement leurs dirigeants, ce qui autorise des alternances parfaitement démocratiques. Ces mêmes dirigeants disposent de prérogatives importantes et du temps nécessaire pour mettre en œuvre leur programme, ce qui apporte cette stabilité gouvernementale qui a tant manqué aux IIIe et IVRépubliques marquées par la souveraineté parlementaire – souvenons-nous des abominables conséquences que cela a eu pour notre pays et peut-être même pour la paix du monde. De Gaulle l’a dit lui-même. Je ne le citerai pas car, en vous écoutant, monsieur Winock, j’avais l’impression d’entendre le Général, notamment certains passages de ses Mémoires d’espoir, dont vous vous êtes peut-être inspiré puisque cela ne peut être l’inverse…

Notre pays traverse une crise : crise économique et sociale, personne ne peut le nier, mais aussi crise de démoralisation de nos compatriotes, crise morale engendrée par la succession de pitoyables affaires politico-financières. Pourquoi considérer qu’elle est liée au fonctionnement de nos institutions ? Cela n’a rien d’évident pour moi.

Nous devons donc nous interroger sur les causes de cette crise, réflexion qui constitue l’une des raisons d’être de notre groupe de travail.

Trois points me paraissent ici importants à souligner.

Premièrement, les hommes, les femmes politiques et les partis auxquels ils appartiennent sont en responsabilité : ils sont donc responsables.

Deuxièmement, modifier les règles du jeu ne doit pas être exclu, mais n’empêche pas d’analyser la responsabilité des élus et des partis et le poids de la suradministration dont souffre notre pays. Pourquoi change-t-on si souvent les règles constitutionnelles ? Pourquoi change-t-on si souvent de mode de scrutin ? Nous détenons en ce domaine un record qui aurait pu nous être épargné si les constituants de 1958 avaient décidé d’inscrire dans la Constitution la nature du mode de scrutin, du moins pour les élections législatives.

Troisièmement, nous devons nous livrer à une analyse critique de l’usage que font de nos institutions les élus, qui arrivent au Parlement sans formation et sans connaissances institutionnelles ou économiques, à une analyse critique de l’activité des partis, à une analyse critique du fonctionnement de nos administrations, à une analyse critique des réformes souvent conduites sous le coup de l’émotion, improvisées dans l’urgence au gré des circonstances politiques. Le quinquennat n’est-il pas né d’une question posée au Gouvernement dans notre hémicycle un mercredi après-midi par un ancien Président de la République, qui n’était pas mécontent de faire ce coup au Président de la République en fonction, sous le regard amusé d’un président de parti approbateur et en présence d’un Premier ministre qui avait bien des raisons de rentrer dans le jeu ? On connaît les profondes modifications que cette réforme a entraînées dans le fonctionnement de nos institutions.

On peut toujours chercher à consolider nos institutions. Le président Hollande a disposé dans les deux assemblées d’une majorité qui aurait pu lui permettre de faire adopter dans les mêmes termes un projet de loi constitutionnelle en vue d’une réforme ; ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il n’est pas inintéressant – je le dis à l’intention de mon collègue Alain Tourret – de rappeler que la dernière réforme constitutionnelle, en 2008, a été acquise grâce à ses amis politiques, qui ont bien voulu sortir du clivage droite-gauche pour permettre son adoption à deux voix près. Comme quoi, il faut en matière d’institutions savoir dépasser les oppositions traditionnelles. Et je me réjouis de constater que, ce matin, nous avons été nombreux à le faire.

Quelques sujets me paraissent essentiels à notre réflexion, au premier rang desquels le quinquennat. C’est probablement sur cette question que nous pourrions travailler le plus efficacement car je pense qu’elle peut susciter un consensus, à de rares exceptions près.

Ensuite, nous devrions dresser le bilan de la révision de 2008, à laquelle j’ai été personnellement associé : elle comporte de très bonnes choses, d’autres qui le sont moins.

L’inflation législative est un mal profond dont souffre notre Parlement, qui se montre insuffisant dans sa mission, pourtant constitutionnelle, d’évaluation et de contrôle des politiques publiques. Monsieur le président de l’Assemblée nationale, je sais votre attachement à cette tâche, dans la droite ligne de celui que j’ai manifesté lorsque j’occupais les mêmes fonctions que vous. Nous n’en ferons jamais assez en ce domaine, surtout si cela peut juguler la frénésie législative provoquée par le souci existentiel de tout parlementaire, dont je suis, de déposer des propositions de loi et des amendements, qui sont autant de contraintes pesant sur les citoyens et les entreprises.

Il importera encore de se demander comment améliorer l’articulation entre notre parlement et les institutions européennes, compte tenu du poids prédominant du droit européen sur notre droit national.

Enfin, j’appelle votre attention sur la question déterminante de la représentativité. J’entends parler des critères d’état civil, d’âge, d’origine, mais, à mon sens, il faut d’abord constater le divorce entre la composition de notre assemblée et la société : sur 577 députés, seuls quelques-uns sont ouvriers ou agriculteurs, soixante seulement sont des cadres ou des employés du secteur privé, 250 sont agents du secteur public contre 9 % en Grande-Bretagne. À cela s’ajoute la professionnalisation des mandats locaux et nationaux qui aggrave encore ce divorce, qui compte parmi les causes de la montée de l’abstention et du vote protestataire.

Je m’interroge, messieurs les présidents, sur les thématiques retenues pour nos travaux : la démocratie sociale, la démocratie environnementale, la démocratie sanitaire. N’y a-t-il donc pas une seule démocratie ? Pourquoi vouloir la découper ainsi ? Je vous invite à lire les travaux de Dominique Schnapper sur cette dérive que j’estime dangereuse pour une bonne prise en compte de l’intérêt général.

Ne devons-nous pas aussi prêter attention aux instances qui existent déjà et dont le potentiel mérite d’être développé. Je pense à l’Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), magnifique organisme dont la raison d’être est de lutter contre ce mal terrible dont souffre notre pays : la diminution de la place qu’occupe la science dont nos institutions, dans la haute administration, dans notre culture, dans les médias. Cette rétraction dramatique ouvre le champ aux passions, à l’émotion et à des décisions privées de fondement rationnel, ce que l’on ne peut que déplorer au pays de la philosophie des Lumières.

Pour finir, je forme le vœu que ce groupe de travail nous rassemble dans notre volonté de renforcer nos institutions au service de l’intérêt général, au service de la démocratie qui, pour moi, vous l’aurez compris, ne saurait être tronçonnée de quelque façon que ce soit.

Mme Virginie Tournay. Messieurs les présidents, sachez que je suis très honorée de participer à cet exercice démocratique, qui allie dimension expérimentale et dimension prospective. Si je suis chercheuse en sciences politiques au CNRS, ma formation initiale est la biologie cellulaire, et ce que j’ai gardé de mon immersion passée dans l’univers des sciences du vivant est une grande sensibilité aux enjeux de la démocratie technique.

L’avenir de nos institutions recouvre un vaste champ et j’aimerais m’attarder sur deux réflexions en particulier.

La confiance dans les institutions, thème souvent évoqué, suppose selon moi l’analyse de la confiance que chacun individuellement nous plaçons dans les institutions, d’où la nécessité d’adopter une approche ascendante, dite bottom up. Il est important de nous intéresser aux médiateurs de cette confiance dans sa dimension la plus concrète, autrement dit à la façon dont l’institution est vécue par les citoyens dans leur vie quotidienne, à travers leurs contacts avec l’administration, à travers les outils techniques, à travers la société de l’information. À cet égard, il me paraîtrait bon de nous attarder sur la façon dont les médias structurent la perception des institutions. Ne perdons pas de vue que lorsque l’on parle de crise des institutions et de leur nécessaire adaptation, on parle avant tout de la modification d’une réalité perçue, comme l’a souligné Marie-Jo Zimmermann. Que le phénomène puisse s’analyser en termes de baisse de confiance ou d’augmentation de la défiance, c’est avant tout le citoyen dans ce qu’il ressent à travers sa relation immédiate avec l’institution qui en est à l’origine.

Deuxièmement, on a tendance à considérer que l’augmentation de la défiance témoigne d’une crise des institutions. Mais n’est-ce pas aussi le phénomène même de la défiance qui doit être analysé ? Cette problématique se pose très régulièrement dans les institutions scientifiques et les comités d’expertise. Quand faut-il mettre le citoyen au cœur de la démocratie scientifique et technique ?

S’agissant des préoccupations liées à la qualité de l’eau ou aux risques d’exposition à l’amiante, qui nous concernent tous, il paraît hors de question de tenir les citoyens à l’écart des réflexions. Mais qu’en est-il des sujets où l’incertitude prédomine ? Pensons au procès de L’Aquila, en Italie, ouvert à la suite d’une plainte déposée par un comité de citoyens à l’encontre de sismologues pour avoir sous-évalué les risques sismiques alors qu’aucune prévision certaine n’était possible.

En matière d’ingénierie participative, il me paraît important de distinguer, d’une part, les contextes d’incertitude et, d’autre part, ce qui relève de la quantification effective des risques ou des questions de société – nous pouvons saluer sur ce point l’initiative du Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé, qui a créé une conférence de citoyens destinée à recueillir les opinions autour de la fin de vie. Cette problématique de l’incertitude est omniprésente dans les débats relatifs à la science et à la technologie. Pour des questions à fort degré d’incertitude, l’impératif démocratique s’impose-t-il inconditionnellement ? Je ne sais pas. Ce que je peux dire, c’est qu’il existe très clairement une situation de défiance à l’égard de l’autorité sociale de la science, renvoyant dans certains cas à un déficit d’information et de culture scientifique.

Par ailleurs, doit-on oui ou non donner une place aux citoyens dans les affaires scientifiques ?

Historiquement, les non-experts ont toujours participé à la recherche : pensons au rôle des amateurs dans la consolidation de la botanique ou de l’astronomie ; pensons encore aux formes d’activisme médical qui ont conduit à la reconnaissance de maladies rares comme le SIDA au début des années quatre-vingt.

Le problème aujourd’hui, c’est que nous sommes en face d’une pluralité d’économies de la connaissance qui supposent différents formats de gouvernance. Chaque cas appelle une réflexion différente sur la place toujours variable à donner aux citoyens. Étudier les institutions de la connaissance est un bon laboratoire pour analyser les différentes formes sociales de l’ingénierie participative. Cela suppose d’établir une distinction entre les sujets relevant de la « République des sciences », à laisser entre les mains des experts, les sujets permettant d’inclure les membres de la société civile, et les sujets relevant du pouvoir politique. Or cette distinction ne se fait pas aisément. Il existe une tendance à englober sous une même terminologie des questions renvoyant à des risques quantifiables sur lesquels les experts s’accordent et d’autres où il n’est pas possible de trancher. À cet égard, l’expression de « choix scientifiques et technologiques » recouvre une très grande variété de formats institutionnels et d’impératifs démocratiques.

Ce sont ces contextes à haut degré d’incertitude qui m’intéressent. Doit-on constituer un impératif démocratique pour l’indécidable ? Pour tenter de répondre à cette question, il me paraît intéressant d’interroger les médiations politiques de la science et de la culture à travers ce travail prospectif sur les institutions qui s’ouvre à nous.

M. le président Michel Winock. Ce premier tour de table est déjà très fructueux, et la grande richesse des problématiques auxquelles nous devrons répondre rend à mes yeux passionnant l’avenir de ce groupe de travail.

J’aimerais revenir sur un point particulier. Karine Berger, d’une manière un peu ironique, a évoqué mes propos sur le tournant de 1983. Entendons-nous bien : je ne prenais parti ni pour ni contre la rupture avec le capitalisme, je faisais seulement une remarque objective. L’historien qui s’occupe des institutions ne peut mettre entre parenthèses les conflits idéologiques : une société démocratique est par nature pluraliste et conflictuelle. Notre histoire a été ainsi jalonnée par les conflits idéologiques, certains plus profonds que d’autres.

Sous la IIIRépublique, c’est le problème de l’Église catholique qui a joué un rôle majeur. Le choix, heureux à mes yeux, de la laïcité a eu pour conséquence de mettre une forte minorité de citoyens hors course puisque durant toute cette période, aucun Gouvernement n’a été dirigé par un catholique revendiquant son catholicisme. Cela a contribué à l’instabilité du régime, toute véritable alternance ayant été empêchée.

La IVRépublique, elle, a été marquée par la décolonisation et la Guerre froide.

Avec la VRépublique, le conflit s’est cristallisé autour du problème économico-social. Il opposait une majorité favorable au système libéral et une opposition, appelée à devenir majorité en 1981, qui voulait, depuis le congrès d’Épinay, une autre société et d’autres institutions – souvenez-vous du Coup d’État permanent de François Mitterrand. Jusqu’au début des années quatre-vingt, une incertitude a ainsi plané sur l’avenir de la VRépublique. 1983 a constitué un tournant : sans le dire, la majorité a renoncé à son programme initial et il s’est peu à peu constitué une forme de consensus sur la renonciation de la gauche et de l’extrême gauche à l’idéal et au projet révolutionnaire. La gauche est alors entrée dans une autre ère, que l’on nomme parfois « social-démocrate » – le mot n’est pas juste mais peu importe. L’enjeu économico-social ne divisait plus : un certain consensus s’est installé autour d’un régime de capitalisme contrôlé, régulé par la réforme. C’est ce cadre qui prévaut encore aujourd’hui, qu’on le veuille ou non.

Derrière les institutions, il y a toujours l’histoire, le rapport des classes, les conflits idéologiques, qui sont autant de dimensions à prendre en compte dans la problématique de notre groupe de travail.

Bref, l’exercice auquel nous nous livrons me paraît plus aisé aujourd’hui que s’il avait eu lieu, disons, en 1956.

Mme Marie-Anne Cohendet. Je vous remercie, à nouveau, pour avoir convoqué, vous, représentants du Parlement, cette assemblée très diverse. Il me semble important de souligner que, pour une fois, ce n’est pas l’exécutif qui est à l’initiative d’un groupe de réflexion de ce type.

Cette première réunion nous a donné une idée de la richesse et de la variété des interventions. Pour ma part, je ne suis pas tout à fait convaincue que nos institutions fonctionnent bien. J’observe en effet une concentration des pouvoirs, en fait et non en droit, depuis fort longtemps, dans les mains du Président de la République, orientation qui ne me semble pas conforme aux principes démocratiques.

Nous évoquions tout à l’heure l’enseignement. Je dois dire que j’ai été stupéfaite d’entendre mes enfants me dire que leurs professeurs de lycée leur apprenaient que, sous la VRépublique, tout le pouvoir appartenait au chef de l’État, et que c’était normal puisque c’était lui le chef. Sommes-nous dans une démocratie ou dans une dictature ?

Il existe une dissociation entre la légitimité, la responsabilité et le pouvoir : le pouvoir vient-il du peuple ? Le peuple peut-il contrôler le pouvoir ? Les pouvoirs sont-ils équilibrés ? En outre, la dissociation joue entre les pouvoirs comme à l’intérieur des pouvoirs.

Nous avons un Président de la République qui est très puissant dans les faits, et qui n’est pas contrôlé. Nous avons un Président de la République qui s’est octroyé le droit de révoquer le Gouvernement, mais qui ne peut être contrôlé par le Gouvernement. Nous avons un Président de la République qui a le droit de dissoudre l’Assemblée, mais que l’Assemblée ne peut renvoyer.

Les déséquilibres des pouvoirs se manifestent également par rapport aux institutions européennes, sur lesquelles nous devrons revenir.

Il faut partir de ces diagnostics tout en prenant en compte notre histoire, comme nous y invite avec raison Michel Winock.

En 1848, lors du débat sur l’élection directe du Président de la République à l’Assemblée constituante, Félix Pyat avait lancé cette mise en garde : « Le suffrage universel est un sacre bien autrement divin que l’huile de Reims et le sang de Saint-Louis. Il ne faut pas tenter Dieu, encore moins l’homme. Le Président pourra dire à l’Assemblée : “Vous n’êtes que les neuf centièmes du peuple. Je suis à moi seul le peuple tout entier”. On croit entendre parler certains de nos présidents de la République ! L’avertissement était clair, pourtant nous n’en avons pas encore tiré tous les enseignements.

Au cours de notre histoire, nous n’avons jamais été capables d’associer légitimité, responsabilité et pouvoir. Nous avons eu un Parlement qui se transformait en assemblée de marionnettes affolées car la menace de la dissolution ne pesait pas sur lui. Il faut bien voir que le vice fondamental des IIIe et IVRépubliques ne trouve pas son origine dans la toute-puissance des assemblées mais dans des abus de pouvoir présidentiels : abus de pouvoir de Mac-Mahon dans son bras de fer avec l’Assemblée, abus de pouvoir de Jules Grévy qui, non content de saborder l’institution présidentielle avec la suppression du droit de dissolution, a continué de refuser de nommer comme président du Conseil le leader de l’Assemblée. C’est ainsi qu’il n’y a jamais pu y avoir un chef de gouvernement qui soit à la fois choisi par la majorité parlementaire, contrôlé par elle, et puissant. L’instabilité a caractérisé les IIIe et IVe Républiques.

Sous la VRépublique, la confiscation par le Président de la République des pouvoirs des autres institutions, et donc la négation du pouvoir fondamental du Parlement de contrôler l’exécutif, a abouti à des déséquilibres. Ce sont ces déséquilibres que nous devons prendre en compte si nous voulons parvenir à un fonctionnement plus satisfaisant de nos institutions.

La crise à laquelle nous assistons est une crise d’usure de la Ve République. Les vices de la pratique institutionnelle sont parvenus à leur point ultime. Sous la précédente présidence, l’ultra-présidentialisation du pouvoir a posé de réels problèmes. L’actuel président, très discrédité, continue de diriger les institutions. Comment voulez-vous que les Français adhèrent à un système dans lequel un pouvoir ressenti comme n’étant plus légitime dirige encore ? Cela mérite réflexion.

Si nous tournons nos regards vers l’extérieur, nous voyons que la moitié des pays de l’Union européenne élisent leur président directement. Mis à part Chypre qui a un régime présidentiel, ce sont tous des régimes parlementaires – autrement dit : où le Gouvernement est responsable devant le Parlement. Et dans ces pays, c’est le Gouvernement qui dirige la politique nationale. Pourquoi ? Pour une raison extrêmement importante : le Gouvernement est légitimé par la majorité car le calendrier électoral est l’inverse du nôtre et les citoyens élisent d’abord une majorité qui se choisit ensuite un chef ; par ailleurs, le Gouvernement peut gouverner car il est contrôlable. Ainsi quand un gouvernement gouverne d’une manière jugée non satisfaisante par le peuple, il est renversé. En France, quand le Président gouverne d’une manière qui est jugée non satisfaisante par le peuple, il peut rester en place pendant cinq ans !

Nous avons beaucoup d’autres questions à évoquer, notamment celle de la composition du Conseil constitutionnel et celle plus large de la représentativité des élus. Je me réjouis que, pour y répondre, il y ait tant de diversité de points de vue au sein de notre groupe de travail.

M. le président Claude Bartolone. Dès sa première réunion, notre groupe de travail vient de justifier sa composition très diversifiée. La présence d’un philosophe est apparue indispensable, car beaucoup d’interventions ont relevé davantage d’une réflexion sur l’existence même que sur nos institutions.

Dans la perspective de cette réunion, j’ai pu constater, me tournant vers l’histoire de nos institutions, à quel point nous avons vécu sur des certitudes. Nous portons dans nos gènes Bonaparte, qui avait la certitude de pouvoir enraciner le code civil et dessiner les frontières. Autre certitude, moins lointaine, celle du Conseil national de la Résistance : on ne se rend pas assez compte de ce qu’a pu représenter cet acte incroyable, au début de la Guerre froide et de la division en bloc, de déclarer que la France allait avoir son propre système économique et social.

Aujourd’hui, nos institutions sont confrontées au doute. Quelquefois dans mon bureau, j’ai l’impression d’entendre la voix du général de Gaulle – je ne sais si cela arrivait aussi à mon prédécesseur.

M. Bernard Accoyer. Si, je suis persuadé que son fantôme nous accompagne…

M. Claude Bartolone. Je l’entends demander à Michel Debré des institutions qui seraient démocratiques tout en lui évitant que les élus ne lui « cassent les pieds ». Cela a bien fonctionné. Avant la décentralisation, les élus avaient la possibilité de jouer les notables au niveau de leur circonscription, à travers l’aide sociale, l’éclairage, les colonies de vacances ou les routes, et restaient dans la main des préfets. Puis toute cette organisation a volé en éclats.

Combien de réformes majeures ont introduit le doute !

Lorsque nous décidons de renoncer à certaines de nos compétences au profit de l’Union européenne, imaginez l’effet produit : certains pouvoirs ont échappé d’un seul coup au contrôle du citoyen.

Lorsque nous décidons de la décentralisation, imaginez la confusion que cela a introduit : quelles compétences relèvent de l’État et quelles autres des collectivités locales ?

Lorsque nous décidons de passer du franc à l’euro, imaginez le trouble que cela a jeté chez nos concitoyens.

Lorsque nous introduisons la problématique de la mondialisation en même temps que celle de la transition énergétique, imaginez les changements que cela exige dans nos manières de penser et d’agir.

Nous avons des institutions construites sur des certitudes et nous devons intégrer le doute. C’est cela aussi qui entraîne cette nécessité de clarifier leur avenir.

L’Assemblée nationale se penche en ce moment sur trois chantiers : son Règlement, à travers une proposition de résolution examinée hier en séance ; l’avenir de nos institutions, à travers le présent groupe de travail ; la fabrique de la loi, à travers un colloque qui se tiendra demain. Tous sujets qui se répondent les uns les autres : les institutions ne pourront être fortifiées que si la qualité de la loi est améliorée. Aujourd’hui, les parlementaires sont devenus des machines à fabriquer la loi. Après que le regretté Philippe Séguin a institué la session unique pour éviter les séances de nuit et améliorer la qualité du travail de notre assemblée, nous avons assisté à un processus d’inflation législative. On a même vu le Gouvernement profiter du temps qui lui était donné pour présenter des projets de loi mal ficelés, qu’il réécrivait devant les députés impuissants en déposant des amendements parfois en plus grand nombre que ceux d’origine parlementaire ! Nous avons oublié les études d’impact préalables au dépôt des lois ; or, sans études d’impact, nous aurons du mal à donner aux commissions d’évaluation la possibilité de déterminer si l’objectif visé par le législateur a été atteint.

Il me reste, mesdames, messieurs, à vous remercier et à vous donner rendez-vous le 19 décembre pour une réunion qui aura pour thème : « La crise de la République ».

La réunion s’achève à 12 h 40.