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Groupe de travail sur l’avenir des institutions

Vendredi 16 janvier 2015

Séance de 9 heures 15

Compte rendu n° 3

Présidence de M. Claude Bartolone et de M. Michel Winock

– Audition, ouverte à la presse, de Mme Laurence Parisot et M. Jean Pisani-Ferry, sur le thème de la globalisation

– Audition, ouverte à la presse, de MM. Yves Bertoncini, Jean-Louis Bourlanges et Jean Quatremer, sur le thème de l’Europe

La séance débute à neuf heures cinq.

Table ronde sur le thème de la globalisation, avec Mme Laurence Parisot et M. Jean Pisani-Ferry.

M. le président Claude Bartolone. Monsieur le président, cher Michel Winock, mesdames et messieurs les parlementaires, chers collègues, mesdames et messieurs les personnalités qualifiées, je suis très heureux de vous retrouver pour cette troisième réunion du groupe de travail sur l’avenir des institutions.

Avant d’évoquer la question mise à l’ordre du jour, comment ne pas avoir une pensée pour nos compatriotes récemment décédés ? Les journées que notre pays vient de traverser ne seront sans doute pas sans conséquences sur les réflexions qui nous animent au sein de ce groupe de travail. Des journées de terreur et de haine, au cours desquelles ont été sauvagement assassinés dix-sept de nos compatriotes. Parce qu’ils défendaient la liberté d’expression. Parce qu’ils nous protégeaient. Parce qu’ils étaient juifs. Des journées de terreur et de haine, auxquelles a répondu une journée d’unité et d’espoir, celle du 11 janvier 2015. Une journée rare, faite d’unité et de fraternité républicaine.

Notre mission a choisi de mettre la démocratie au cœur de ses réflexions. À ce titre, nous ne saurions passer à côté de ce qui s’est passé dimanche dernier, et cela pour au moins deux raisons.

La première, c’est que cette journée a été, selon l’heureuse formule de Michel Winock, la première « journée de l’internationalisme démocratique », une journée au cours de laquelle une partie du monde a rappelé qu’il ne pouvait y avoir de démocratie sans espace public et d’espace public sans liberté d’expression.

La seconde raison, c’est que cette journée a été celle de l’irruption du peuple français. Alors que l’on dit notre démocratie apathique, malade, se résumant à une masse faite d’individualismes, d’égoïsmes et de communautarismes, les Français sont descendus en nombre dans les rues de Paris, mais aussi dans celles de toutes les villes et de tous les villages de France. Non pour protester, revendiquer ou gronder, mais pour affirmer qu’ils n’avaient pas peur et qu’ils étaient unis pour défendre leur liberté.

Une chose est sûre : le peuple français a été à la hauteur de notre histoire en ces moments tragiques. La flamme qu’il a allumée le 11 janvier, bien sûr, n’appartient à personne, mais elle constitue un phare qui peut sans doute nous guider ; elle prouve que le peuple est vivant, qu’il est capable de s’engager et de transcender ses divisions même si cette manifestation ne règle pas tous les problèmes.

L’un des défis auxquels doivent aujourd’hui répondre nos institutions, c’est d’être capable de capter cette force de la multitude, d’en devenir le réceptacle, et que nos institutions permettent ainsi au peuple français de redevenir pleinement maître de son destin.

Redevenir maître de son destin en Europe et dans le monde, tel est justement le thème mis à notre ordre du jour.

Pour cette séance consacrée aux institutions françaises dans l’Europe et dans la mondialisation, nous avons le plaisir de recevoir Laurence Parisot et Jean Pisani-Ferry. Je les remercie sincèrement pour leur présence.

Laurence Parisot, nul besoin de la présenter. Qu’il me soit néanmoins permis d’indiquer, ici, que la question institutionnelle ne vous est pas étrangère. Vous déclariez d’ailleurs, l’année dernière, dans le journal La Tribune : « Le premier problème de la France, ce sont ses institutions », jugeant notamment qu’elles n’étaient plus adaptées à un monde en perpétuel mouvement. Nous serions heureux de pouvoir approfondir ce point avec vous.

Jean Pisani-Ferry, vous êtes un économiste renommé et aussi, depuis le 1er mai 2013, commissaire général à la stratégie et à la prospective. Vous êtes, à ce titre, l’auteur du rapport de France Stratégie intitulé Quelle France dans dix ans ? Les chantiers de la décennie. Dans cet ouvrage, vous écrivez notamment : « C’est donc bien à une réforme de la démocratie qu’il nous faut aujourd’hui procéder, pour renouer les fils de notre confiance dans l’avenir en réhabilitant le politique. »

Quelle prise ont et peuvent avoir nos institutions sur la mondialisation ? Comment, à travers les institutions, les Français peuvent-ils retrouver le sentiment d’être maîtres de leur destin ? Voilà quelques-unes des questions qui se posent aujourd’hui. Tous les membres ici présents ont, j’en suis sûr, de nombreuses autres questions à vous poser. Voilà pourquoi je vous propose, après un court propos liminaire de votre part, que s’engage notre conversation.

Mme Laurence Parisot. C’est un honneur pour moi d’être devant vous ce matin et d’avoir ainsi l’occasion d’échanger avec vous sur cette question éminemment importante. Ce que je vais dire est très directement lié à mon expérience de huit ans passés à la tête du Mouvement des entreprises de France (MEDEF), car lorsque l’on est l’un des représentants des partenaires sociaux, on travaille tous les jours avec les représentants des institutions. De cette expérience j’ai tiré un certain nombre de réflexions très rapidement évoquées dans l’entretien que j’ai accordé à La Tribune et que vous avez évoqué, monsieur le président.

Si je me suis interrogée sur les institutions, c’est en particulier parce que j’ai été marquée par le fait que, ayant eu à travailler avec des hommes et des femmes, de droite comme de gauche, tous intelligents, compétents, sincères – sincères, j’y insiste –, j’ai eu la même difficulté à progresser et à « délivrer » – veuillez excuser cet emprunt au vocabulaire du management anglo-saxon. C’est à partir du constat de ce défaut d’efficience que j’ai été amenée à douter d’un mien présupposé – car j’ai fait des études de droit public et la question des institutions m’a toujours passionnée, un de mes anciens professeurs siège d’ailleurs autour de cette table… –, un présupposé selon lequel la solidité des institutions de la Ve République nous permettrait toujours de faire face aux difficultés. Or, ces difficultés ayant atteint un certain stade, j’ai pensé que cette solidité constituait au contraire le problème plus que la solution, un handicap plus qu’un avantage. Je souhaite appeler votre attention sur deux aspects en particulier.

En premier lieu, vous le savez, tout remonte, dans les faits, à un seul homme, et tout est concentré entre ses mains : le Président de la République. Comme si celui qui incarne cette institution était un homme-orchestre, un surhomme doté de toutes les compétences, de toutes les formes d’intelligence et, surtout, d’une capacité physique digne d’un médaillé d’or au marathon des Jeux olympiques. Et le marathon du Président de la République est quotidien.

Cela pose un problème majeur, et qui me fait penser à une phrase de Lionel Jospin quand il était Premier ministre : « Je n’ai même plus le temps de penser. » Je crois que c’est profondément vrai. Notre système a été conçu à une époque difficile, mais dont le degré de complexité n’était pas aussi élevé, car pour toute décision publique les interactions sont aujourd’hui très nombreuses, la technicité très pointue et la vitesse imposée prodigieuse. Un seul homme, même aidé d’une équipe – en général trop restreinte –, ne peut pas tout appréhender dans ces conditions. Toutefois, comme il y est obligé, il se fonde, pour agir et réagir, soit sur une pensée qui n’est pas la sienne – puisqu’il n’a plus le temps de penser –, soit sur la sienne – mais elle est généralement ancienne. Ainsi, sur le plan économique, j’ai souvent eu affaire, au plus niveau de l’État, à des personnes, qu’elles soient de droite ou de gauche, certes très intelligentes mais dont les connaissances dataient de dix ou quinze ans. Aussi la possibilité pour les responsables de nos institutions les plus importantes de penser et d’agir n’est-elle en rien anodine.

Je ne suis pas constitutionnaliste et il n’est pas dans mon intention, d’autant moins que je me trouve en présence d’éminents spécialistes, de vous dire de quelle manière réécrire la Constitution ; j’entends seulement vous faire part de ce qui me semble important et, à ce titre, vous proposerai une réforme : le Président de la République, une fois élu, devrait, comme le prévoit le système des États-Unis d’Amérique, avoir droit à un mois – voire trois mois – de délai avant son installation officielle. Il faut en effet rompre avec la folie d’une campagne présidentielle nerveusement épuisante, qui vous éloigne des grands mouvements du monde et vous confine dans des manœuvres électorales, campagne au lendemain de laquelle on doit composer sans délai un gouvernement, sans avoir le temps de récupérer physiquement ni de penser stratégiquement. Voilà qui me semble à l’origine du ratage de leurs « cent jours » initiaux par les quatre ou cinq derniers présidents.

Outre la question du temps d’installation, se pose celle de la délégation. Il faudrait vraiment préciser ce qui relève du domaine de compétences de chacun, actualiser, sans doute, le principe selon lequel le Président de la République guide, arbitre, s’occupe de l’essentiel, tandis que le Premier ministre, à la tête du Gouvernement, agit en des matières certes tout aussi importantes mais d’une autre nature.

Le second axe de ma réflexion concerne l’architecture de nos institutions. Elle doit être à mon sens très souple, à l’image de ces constructions si flexibles qu’elles résistent aux tremblements de terre. Notre seule certitude est celle d’un monde incertain. Ce qui est important est imprévisible. Notre système institutionnel doit donc pouvoir réagir très souplement et très rapidement aux crises imprévisibles. Il reste de nombreux progrès à réaliser en la matière, et surtout en lien avec l’architecture institutionnelle européenne.

Nous étions partis de l’idée d’une constitution européenne qui s’impose à nos différentes constitutions. Ne pourrions-nous pas procéder inversement et nous demander comment rapprocher nos institutions des institutions européennes, comment favoriser l’articulation entre le niveau national et le niveau européen ? Lors de la crise financière et économique de 2008-2009 et, pire, pendant celle de l’euro survenue en 2011, il a été très difficile de nous entendre avec nos partenaires européens, notamment avec l’Allemagne. Nous avons vécu des journées épouvantables parce que nous ne parvenions pas à nous comprendre : nos mécanismes institutionnels étaient tellement éloignés les uns des autres, les différentes procédures et les modes de réflexion respectifs si difficiles à admettre de part et d’autre…

En somme, pouvons-nous envisager, d’une part, de renforcer le caractère antisismique de notre système institutionnel, pour filer la métaphore, et, d’autre part, mieux redéfinir l’articulation de nos relations avec les autres pays européens et avec les institutions communautaires ?

Pour conclure, même si l’on touche peu aux institutions à l’issue du présent travail – il sera en effet difficile de nous mettre d’accord sur la définition d’une VIe République, et je change moi-même d’avis tous les jours à propos du mode de scrutin : je me sens pro-proportionnelle certains jours, puis j’ai tellement peur des conséquences de son adoption avec une droite extrême forte que je reviens en arrière –, il reste un élément très gênant : les ambiguïtés de l’application de la Constitution, et plus précisément de certaines pratiques qui nous éloignent de la lettre du texte. Bien que son article 34 dispose que « la loi détermine les principes fondamentaux […] du droit du travail, du droit syndical et de la sécurité sociale », il y a bien des années que la loi n’en détermine plus les principes fondamentaux mais les moindres détails, et que les partenaires sociaux sont donc empêchés de jouer pleinement leur rôle et d’assumer leurs responsabilités. Il faut choisir. Il faut en finir avec ces ambiguïtés.

M. Jean Pisani Ferry. Je suis également très heureux que vous me donniez l’occasion de m’exprimer devant vous : la réflexion que vous conduisez me semble essentielle. Vous avez eu la gentillesse, monsieur le président, de citer le rapport dont je suis l’auteur, intitulé Quelle France dans dix ans ?, travail qui, centré sur les questions économiques, sociales et sociétales, nous a conduits à aborder les questions institutionnelles. Nous avons, comme Mme Parisot, considéré en effet qu’on ne pouvait pas évoquer les problèmes de la France sans s’interroger sur le fonctionnement de ses institutions et sur la manière dont les ratés de la démocratie entraient en résonance avec d’autres dimensions de nos difficultés nationales.

Le sujet de la présente réunion, mondialisation et Europe, est abordé assez généralement sur le mode de l’attrition des capacités des instruments nationaux de décision, à la fois du fait de la concurrence du marché – avec la réduction de la sphère publique au profit de la logique marchande –, de l’expansion de la sphère de la décision internationale, enfin de l’imposition de règles, de contraintes à la liberté de décision. Ce phénomène est perçu comme réduisant le choix démocratique, entravant les gouvernants, limitant la responsabilité des élus et dépossédant les citoyens. Que penser de ces contraintes ? Sont-elles excessives ? Quel bon usage en faire ?

Vous connaissez sans doute le « triangle » de Dani Rodrik, qui a exprimé de la manière la plus saisissante le problème en expliquant qu’on ne peut avoir à la fois la démocratie, la décision nationale et la globalisation économique. Il s’agit, d’une certaine manière, du point ultime de la réflexion sur le sujet. Je persiste à penser que nous devons tâcher de faire le meilleur usage de l’espace qui nous est donné en même temps que réfléchir à sa transformation.

Je commencerai par évoquer les compétences. Les compétences de l’État national se réduisent-elles à l’excès ? On justifie l’attribution de compétences à des instances supranationales par l’existence de biens publics globaux ou régionaux. La stabilité financière, par exemple, a conduit récemment au transfert de responsabilités nationales à l’échelon global, sur le mode de la coordination, ou à l’échelon européen sur le mode de la décision et de la supervision. Un arbitrage doit dès lors s’opérer entre l’exercice de la démocratie au niveau national et l’efficacité collective. Les citoyens comprennent bien qu’il existe différents ordres de décision correspondant à différents niveaux de décision : on a toujours une préférence pour la proximité mais toujours le souci de l’efficacité.

On note cependant une frustration vis-à-vis d’un mode très technocratique de gestion de ces questions, vis-à-vis d’institutions internationales très peu ouvertes à la délibération démocratique, fonctionnant sur le mode de la spécialisation sans aucune forme de représentation qui permette un contrôle direct – c’est la limite de la démocratie transnationale. La manière dont ces problèmes sont traités dans l’espace européen suscite également une frustration spécifique.

Nous pourrions mieux faire sur plusieurs points. L’irréversibilité des transferts de compétence au niveau européen mérite d’être à nouveau discutée. À l’origine, il s’agissait de fabriquer une mécanique d’intégration à partir de transferts de compétences, certes limités mais très forts du fait de leur irréversibilité. Cette construction stratégiquement très intelligente atteint ses limites au moment où l’on souhaite une clarification sur la répartition entre les compétences qui relèvent de l’échelon national ou infranational et celles qui relèvent de l’échelon européen. Il y a un désajustement entre ce qui est souhaitable et la réalité des compétences, dans un sens comme dans l’autre.

S’ajoute à cette nécessaire clarification une difficulté à bien traiter ces questions. En effet, nous n’avons pas de culture du fédéralisme, contrairement à d’autres pays où l’on a l’habitude de réfléchir à plusieurs niveaux et de considérer qu’il est naturel d’avoir des attributions déterminées de compétences et qui ne ressortissent pas in fine au niveau supérieur. Pourtant, du fait de la décentralisation et du fait de l’intégration européenne, nous sommes passés à un modèle beaucoup plus fédéral. La manière dont on « acclimate » ce modèle, dont on prend conscience de ce qu’il implique, dont on le rend lisible pour les citoyens, me semble très importante pour répondre à une situation qu’il ne faut pas systématiquement vivre sur le mode de la diminution des pouvoirs.

Selon Tommaso Padoa-Schioppa, ancien ministre de l’économie et des finances italien, on confond trop souvent pouvoir faible et pouvoir limité. Le pouvoir doit être limité : chaque niveau doit exercer pleinement des compétences définies. Or, on a plutôt tendance à organiser un système où les pouvoirs ne sont pas pleinement exercés. C’est pourquoi, au lieu de limiter le champ des compétences, on limite les capacités d’exercer ces compétences. La limitation du champ des compétences est tout à fait compatible avec l’exercice de la démocratie, tandis que la limitation de la capacité à exercer des compétences crée de l’insatisfaction à la fois chez les gouvernants et chez les citoyens. Cette distinction entre pouvoir faible et pouvoir limité vaut pour les échelons national, européen et international.

Après les compétences, je souhaite aborder la question de l’encadrement de la décision et de la limitation de la capacité discrétionnaire. Il y a deux modalités d’encadrement. La première revient à constitutionnaliser des politiques relevant du législatif. La seconde consiste dans l’emprise des règles d’origine européenne ou nationale, ou bien en la délégation de compétences à des autorités indépendantes.

On relève plusieurs modalités de constitutionnalisation en Europe, parmi lesquelles le traité. On songe bien sûr au traité constitutionnel européen, le paradoxe étant qu’il aurait précisément permis de distinguer ce qui relevait du constitutionnel et ce qui relevait du législatif. On a ensuite les obligations émanant du traité qui nous conduisent à constitutionnaliser un certain nombre de dispositions comme l’indépendance de la banque centrale, le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) – qui a conduit à la création du Haut Conseil des finances publiques. Une forme dégradée de cette modalité est l’unanimité ou la quasi-unanimité à cause desquelles certaines décisions ne sont plus modifiables dans les faits. Le risque est un mauvais partage entre le constitutionnel et le politique, avec tout ce que cela implique en matière de perception d’une excessive rigidité et de restriction de l’exercice de la décision démocratique.

Nous acceptons un peu trop facilement, sans débat, un certain nombre de décisions sur lesquelles le Parlement pourrait davantage avoir son mot à dire. À l’occasion de la création du Mécanisme européen de stabilité (MES), j’ai été très frappé par la profondeur et la durée du débat chez plusieurs de nos voisins et par le caractère expéditif de la décision en France, le Parlement n’y ayant consacré qu’une demi-journée, et la même durée pour la décision d’aider la Grèce… Une lourde responsabilité a alors été prise, car nous savons aujourd’hui qu’il est possible que le ministre des finances revienne devant le Parlement pour expliquer que les créances sur la Grèce ne seront jamais recouvrées. Or cette question a donné lieu à un débat considérable en Allemagne. Qu’il s’agisse de la définition en amont, de la transcription législative ou du contrôle, il me semble qu’il y a une déficience du débat qui du reste constitue une faiblesse pour la France dans le cadre des discussions internationales.

Il n’est que de considérer l’importance prise par la cour constitutionnelle de Karlsruhe qui est l’expression ultime de cette réticence allemande à l’égard d’un certain nombre de décisions. Nous sommes tous suspendus aux arrêts de la cour constitutionnelle allemande, de la même manière qu’auparavant nous étions tous suspendus au vote du Bundestag. C’est pourquoi le caractère très limité du débat en France est un facteur de faiblesse externe.

En ce qui concerne les délégations à des instances indépendantes qui peuvent être imposées par l’ordre européen, nous vivons un peu trop la réduction de l’espace du discrétionnaire comme une réduction de l’espace démocratique, ce qui ne revient pas au même. Le fait de fixer avec précision une règle ou le mandat d’une institution, c’est une modalité d’exercice de la décision démocratique. On se prive de la possibilité de changer d’avis chaque année mais non de celle de décider quelle est la bonne règle, le bon mandat pour une institution. Là encore, nous n’avons pas assez investi en la matière. Par exemple, il ne me semble pas que le débat sur la nature du Haut Conseil des finances publiques, sur la nature du mandat qui devait lui être confié, ait été particulièrement riche. Si certaines dispositions sortent du champ de la décision discrétionnaire pour être confiées à des instances externes, si l’on se fixe une règle en matière de responsabilité budgétaire, l’investissement sur la définition de cette règle, de ce mandat, de ces principes de fonctionnement, de la composition d’une instance, est essentiel. Les Britanniques ont mené sur ce point une réflexion très intéressante. Chaque fois, au Royaume-Uni, que s’est posée la question de savoir comment accroître l’indépendance de la Banque centrale, comment créer l’Office for Budget Responsibility, il y a eu une réflexion très riche sur l’insertion de ces nouvelles instances dans un dispositif institutionnel et politique national.

J’aborderai en troisième et dernier lieu le contrôle des processus de coordination. La gouvernance supranationale ne s’organise pas exclusivement sur le modèle de la délégation, mais aussi sur celui de la coordination de décisions nationales, c’est-à-dire sur le modèle de la négociation d’orientations générales. Au moment où on en vient à la décision nationale, on a déjà beaucoup discuté, préparé. C’est vrai dans le domaine économique et financier international où du reste on ne peut pas faire autrement puisque les pays émergents et les États-Unis sont très sourcilleux en matière de délégation. Dans le modèle européen, en revanche, c’est assez nouveau car il était traditionnellement un modèle de délégation. L’union économique et monétaire, impliquant beaucoup plus de politiques nationales, est donc un modèle qui emprunte à la coordination.

Comment fonctionner avec un modèle de ce type ?

La réflexion en amont, je le répète, me paraît essentielle. J’insisterai sur la socialisation des débats des parlements nationaux dans un cadre européen. Même si chaque parlement national se saisit d’une question et mène un débat riche, la réponse ne sera pas nécessairement satisfaisante, car chacun d’eux aura discuté en fonction de ses responsabilités, des citoyens devant qui il est comptable, et non pas en fonction d’un intérêt collectif européen sous-représenté. Le modèle de coordination pose le problème de savoir à quel moment on prend en compte et de quelle manière l’intérêt collectif européen. La réponse est très simple : quand on est au bord du précipice – ce que Mme Merkel a appelé l’ultima ratio. C’est uniquement lorsque la crise est vitale que l’on peut accepter de prendre certaines décisions. Ce modèle est donc quelque peu dangereux.

Existe-t-il des formes plus élaborées de débat que celles prévues à l’article 13 du TSCG, des modes de débat transparlementaire plus riches que celui auquel j’ai assisté avec Karine Berger à Rome il y a quelque temps ? À partir d’un modèle de coordination dans lequel les parlements nationaux sont nécessairement impliqués – le Parlement européen n’est pas la solution dans un cadre de coordination, mais il peut l’être dans un cadre de délégation – il faut réfléchir à des formes dans lesquelles une instance parlementaire aurait une composition plus précise, un mandat plus précis, une capacité d’expression, d’orientation et de contrôle plus précise.

Nous faisons face à des problèmes très importants, mais l’ampleur des solutions est un peu plus grande que celle habituellement perçue.

Mme Karine Berger. J’évoquerai la place des constitutions vis-à-vis du droit européen. On sait qu’aucun pays européen ne considère que sa propre constitution se trouve en deçà du droit européen. À l’inverse, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) considère que toutes les constitutions nationales devraient se plier à la hiérarchie des normes européennes. Jean Pisani-Ferry a parfaitement montré que, désormais, chaque fois qu’une décision constitutionnelle est prise en Allemagne, on est obligé de vérifier si elle ne va pas remettre en cause l’intégralité des décisions du Parlement européen, voire du Conseil européen. Or on n’a jamais décidé, en France, si la Constitution française devait être conforme au droit européen ou si c’était au droit européen de se conformer à la Constitution, les conséquences n’étant pas tout à fait les mêmes en termes de démocratie et de souveraineté.

J’ajouterai que dans tout le débat très politique qui s’est tenu en France sur le fameux « ordo-libéralisme » allemand, c’est bien la place de la constitution allemande vis-à-vis du droit européen qui était en jeu.

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. On a bien situé, me semble-t-il, la place respective de la Constitution et du droit européen. Le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État et la Cour de cassation l’ont fait. La Constitution elle-même le précise. Faut-il évoluer ? On a posé la question en 2005, et la réponse a été tout de même assez nette : la Constitution prévaut sur le droit européen dans l’ordre public interne français.

La question de l’implication des parlements nationaux est très importante. Pour des raisons politiques et idéologiques claires, l’Allemagne est le très bon élève, le Royaume-Uni est l’un des plus mauvais élèves, la France étant, quant à elle, un élève moyen – moins, sans doute, pour des raisons idéologiques ou politiques que pour des raisons pratiques, liées au fait que la France, en Europe et dans le monde, est caractérisée par le cumul des mandats. Or le Parlement qui sera élu en 2017 sera celui du non-cumul et marquera donc, je l’espère, une évolution. Il faut donc se préparer à une implication plus grande du Parlement dans les institutions européennes.

J’avais été frappé par l’entretien de Mme Parisot auquel il a été fait allusion, si frappé que je l’ai donné à lire à mes étudiants. Si elle appelle de ses vœux, entre les lignes, une évolution profonde des institutions – au point qu’on pourrait presque envisager une VIe République –, tout est possible, notamment de rêver à un futur institutionnel meilleur. Vous avez bien montré, madame, que tout ne passe pas nécessairement par un grand soir institutionnel, et je souscris tout à fait à certaines de vos propositions comme le délai de latence, propre d’une démocratie apaisée, qui renvoie à la très utile période d’installation du nouveau Président, aux États-Unis, entre novembre et le 20 janvier. Y sommes-nous prêts en France ? Il s’agit moins d’en passer par une réforme institutionnelle profonde que par une évolution des pratiques.

Vous ne paraissez pas remettre en cause l’élection du Président de la République au suffrage universel direct – acquis sur lequel il paraît difficile de revenir –, mais iriez-vous jusqu’à envisager que le chef de l’État ne préside plus le Conseil des ministres, pour en finir avec le « mal napoléonien » dénoncé par un ouvrage récent ?

Mme Laurence Parisot. Je n’ai jamais songé à remettre en cause la présidence du Conseil des ministres par le Président de la République. J’ai dit qu’il devrait se consacrer à l’essentiel – au sens de l’essence des choses. Les attentats de la semaine dernière nous l’ont bien montré : nous sommes tous d’accord pour considérer qu’il faut défendre nos principes de liberté, de laïcité, et je ne suis pas sûre que le fonctionnement actuel des institutions permette au Président de se consacrer à cet essentiel-là. Or c’est précisément, à mon sens, pour s’assurer que la ligne directrice fondamentale n’est jamais oubliée, qu’il doit présider le Conseil des ministres. Il faut favoriser une certaine souplesse en évitant de créer de nouveaux blocs qui s’opposeraient les uns aux autres.

J’ajoute que le Président doit s’impliquer beaucoup plus qu’aujourd’hui dans le projet européen. Il doit donc présider le Conseil des ministres pour que personne n’oublie jamais que toute décision doit être préparée dans une perspective européenne.

Mme Cécile Untermaier. J’approuve l’absolue nécessité d’articuler davantage démocratie et globalisation. Les gens savent que des décisions sont prises à plusieurs niveaux. Ils l’acceptent, mais ils ont le sentiment que ces décisions sont de nature à se nuire les unes aux autres ; ils n’en perçoivent pas la cohérence, ce qui engendre une frustration mais aussi un doute profond sur la politique que nous menons. Nous devons vraiment réfléchir à la manière dont le Parlement pourrait aider à cette articulation. Les citoyens n’aimeront jamais l’Europe tant qu’ils auront le sentiment qu’il y a concurrence entre les États et que certaines décisions communautaires nuisent à la vie nationale. Nous avons donc la responsabilité de porter un message cohérent, de ne pas faire de l’Europe un bouc émissaire quand des décisions ne nous satisfont pas. Il nous faut adhérer, collectivement, à ces décisions prises à plusieurs niveaux.

La difficulté est que nous ne parvenons pas à débattre ensemble de ces décisions. Nous, parlementaires, transposons des directives, mais le travail en amont nous échappe. Ces transpositions sont des exercices techniques intéressants, mais il aurait été bien plus intéressant que le Parlement – et non pas uniquement le Gouvernement – soit saisi en amont. Or, avec le non-cumul des mandats, le Parlement va travailler autrement à partir de 2017, et il me semble que nous devrions être une des chevilles ouvrières de cette articulation avec l’Europe et les instances internationales, lesquelles n’ont de lien, pour le moment, qu’avec les gouvernements.

Nous devons réfléchir à la manière de créer ces liens et de faire comprendre aux citoyens à quoi servent les institutions internationales et comment elles participent de la résolution des problèmes qui se posent au niveau national et au niveau global.

Modestement, il me semble que nous pourrions songer à constituer un groupe parlementaire réunissant des sensibilités plus juridiques, économiques, sociales, qui établirait ce lien avec les organisations internationales et notamment avec l’Europe. Nous pourrions ainsi restituer aux citoyens une vision plus cohérente de ce dispositif global qui pèse sur les décisions locales.

M. Michaël Foessel. Madame Parisot, monsieur Pisani-Ferry, vous avez montré de manière intéressante que la décision politique s’inscrivait dans l’urgence et la complexité, notamment dans le domaine économique. En se posant la question de l’adaptation des institutions aux exigences de réactivité et de meilleure appréhension de l’évolution du monde, ne risque-t-on pas d’oublier le fondement démocratique de la décision politique ? La délégation de celle-ci à des institutions plus technocratiques que démocratiques incarne ce danger. Plutôt qu’une logique d’adaptation, il conviendrait de privilégier le chemin d’une reconquête par le politique d’une temporalité propre à son action. Ainsi, comme l’a souligné M. Pisani-Ferry, le Parlement allemand a imposé à l’Europe le temps nécessaire à ses débats ; il s’avère donc possible de relativiser l’urgence de certaines décisions monétaires ou économiques et de les soumettre à l’exigence de la confrontation politique. Un équilibre entre les contraintes de notre monde et l’ambition du débat démocratique est-il possible ?

Le corps du Président de la République conserve une certaine charge symbolique – ce qu’il reste du corps du roi – et j’ai apprécié votre remarque, madame Parisot, sur l’exigence physique du poste.

Mme Marie-George Buffet. Madame Parisot, je note que vous n’avez pas crainte d’évoquer la VIe République : la redéfinition du champ d’intervention du Président de la République et l’instauration de la proportionnelle pourraient se trouver au cœur d’une telle évolution institutionnelle.

L’enjeu pour l’action politique est de retrouver de l’efficacité et donc de la crédibilité. Le discours sur l’Europe se trouve centré sur l’idée de contrainte – qu’elle soit positive ou négative. Ainsi, le vocabulaire du droit européen – les « directives » et les « transpositions » – accrédite l’idée d’une instance qui décide et ne laisse aux autres que le soin de mettre en œuvre. Monsieur Pisani-Ferry, alors que les travaux du Parlement européen restent peu visibles, quel pourrait être le rôle nouveau des parlements nationaux pour élaborer en commun les grands choix pour l’Europe ? Nous ne devrions pas nous contenter de subir la mondialisation économique et retrouver une volonté politique de régulation.

Mme Seybah Dagoma. La construction européenne fait face à un péril démocratique, résultant du fossé qui ne cesse de se creuser entre les élites européistes, la majorité eurosceptique des citoyens et la minorité europhobe. La défiance des citoyens repose sur le sentiment que la Commission européenne décide sans subir de contrôle démocratique. Lors des dernières élections européennes, un débat nourri s’est développé sur le traité de libre-échange transatlantique (TIPP), au cours duquel l’absence de transparence a été pointée. En dépit de la procédure de codécision, instaurée par le traité de Lisbonne, et de l’élargissement du rôle du Parlement européen, beaucoup considèrent que l’information manque. Dans ce contexte, quel nouveau rôle pourraient jouer les parlements nationaux ?

M. Luc Carvounas. Quelle importance les partis politiques français accordent-ils au Parlement européen ? Cette question se pose lorsque l’on compare le choix des candidats en France par rapport à d’autres démocraties où sont élus des députés s’engageant à long terme.

Les institutions de la Ve République fonctionnent, comme on vient de le constater à nouveau dans des circonstances dramatiques ; nous devons cependant les amender, les oxygéner, les moderniser afin de les adapter au monde d’aujourd’hui et de leur permettre de répondre aux aspirations de nos concitoyens. Les institutions européennes peuvent également nous permettre d’accroître notre efficacité ; je suis surpris d’entendre que les parlementaires nationaux pâtiraient d’un manque d’information sur les travaux européens.

Une délégation de parlementaires français est par ailleurs envoyée de longue date auprès du Conseil de l’Europe, organisme bien plus ancien que le Parlement européen. Ne devrions-nous pas travailler à approfondir également les liens entre ce dernier et le Parlement français ?

Nous avons une responsabilité collective qui nous enjoint de ne pas nous contenter de transposer sans réflexion politique les directives de l’UE et d’adapter la vie de nos chambres nationales aux temps d’aujourd’hui et de demain. Partons de l’existant et croisons les expériences.

M. Denis Baranger. Il existe un désajustement entre la Constitution et les domaines économique et social ; madame Parisot et monsieur Pisani-Ferry, quelles dispositions de la Constitution modifieriez-vous pour combler ce hiatus ?

Madame Parisot, vous avez rappelé que les constituants de 1958 ne pensaient pas le monde de 2014 ; vous avez tellement raison que, jusqu’aux années 1980, les banques centrales fixaient un taux dirigé. Ensuite, elles sont intervenues sur les marchés puis n’ont cessé d’accroître la complexité de leurs actions. Aujourd’hui, il paraît impensable que des États contrôlent une banque centrale – surtout la banque centrale européenne (BCE). Au moment de la crise financière de 2008, un banquier central avait affirmé que tout ce qui était jusqu’alors inconcevable devait désormais être mis en œuvre…

Le Mécanisme européen de stabilité (MES) prouve que nous agissons dans un état d’exception permanent ; il a ainsi fallu sortir du cadre des traités européens pour élaborer cet instrument. Celui-ci s’avère tellement spécial qu’il pose la question du contrôle de ce type de décision. Un mécanisme aussi important que celui-ci n’a-t-il pas vocation à intégrer la Constitution, puisqu’il se situe entre les grands principes – heureusement stables depuis 1958 – et la décision politique immédiate ?

M. Arnaud Richard. Je trouve l’argument des cent jours très pertinent pour la méthode de gouvernance. Ce n’est pas notre Constitution qui se révèle défaillante, c’est la manière dont on la fait vivre. Les parlementaires n’utilisent pas tous leurs pouvoirs, mais les rapporteurs spéciaux qui les ont employés se sont attiré bien des problèmes.

Le principe du spoil system, bien qu’imparfait, permet à des hauts fonctionnaires de se préparer à l’exercice de certaines fonctions, et il conviendrait de réfléchir à l’importation de cette culture en France. La construction des équipes gouvernementales semble souvent résulter de l’improvisation, et certains directeurs ou directeurs-adjoints de cabinet ne sont pas formés à leur poste, qui exige pourtant d’eux de prendre rapidement des décisions importantes, le temps du politique différant du leur. Le spoil system permet également de mieux associer l’administration centrale, afin que ses directeurs accueillent sereinement les changements de gouvernement.

Le MES a été proposé au Parlement par un amendement déposé lors d’une séance de nuit à une heure et demie du matin. Seuls le rapporteur général du budget et le président de la Commission des finances étaient au courant des contours de ce mécanisme. Tout le monde a voté l’amendement, mais dans des conditions de travail très immatures.

Avant chaque Conseil européen, un débat est organisé au Parlement, mais il n’a de débat que le nom, car il s’agit de prises de parole non suivies de vote ; en Allemagne, au contraire, la Chancelière se rend à ces réunions munie d’une feuille de route établie par sa majorité parlementaire et, si elle doit changer de position, il lui faut demander une suspension de séance pour s’assurer à nouveau du soutien de sa coalition. Cette différence fondamentale explique en partie l’incompréhension qui règne parfois avec nos partenaires allemands.

Comme pour Mme Parisot, le dialogue social revêt une grande importance à mes yeux. Mais les gouvernements qui demandent au Parlement de transposer un accord national interprofessionnel (ANI) dans la loi exigent que les députés et les sénateurs ne procèdent qu’à une simple retranscription du travail des partenaires sociaux. Cette situation s’avère gênante et rend nécessaire la clarification du concept de démocratie sociale.

Enfin, les partis allemands membres de la coalition au pouvoir ont bâti pendant deux mois, à l’issue des élections, un programme de 160 pages qui traite de l’ensemble des sujets de politique publique qu’ils souhaitaient porter pendant la législature. En France, nos pratiques nous éloignent hélas d’une telle méthode.

M. Alain-Gérard Slama. Je remercie nos deux invités, qui ont bousculé mes idées reçues ; les propos de Mme Laurence Parisot au sujet du président de la République m’ont beaucoup touché. La manifestation du 11 janvier dernier a répondu à une réaction instinctive, décuplée par la force des réseaux sociaux. Elle a renforcé le Président de la République, dont la personne a réussi à incarner l’expression d’un sentiment collectif. Le problème du Président est qu’il s’occupe de tout car la cour qui l’entoure lui interdit de hiérarchiser les problèmes qu’il a à trancher. En raison de son parcours et de sa position, il a tissé des relations suffisamment étroites avec les décideurs de la société civile pour choisir les personnes dans l’administration et la société civile ; il y a donc lieu de ne pas lui octroyer en plus une capacité institutionnelle de nomination, que François Mitterrand avait essayé de réduire sans y parvenir. Cette logique du pouvoir, décrite par les philosophes et les sociologues, s’avère paralysante et catastrophique pour notre pays, et le quinquennat n’a apporté aucune amélioration en la matière.

La proposition de Mme Parisot d’octroyer cent jours de réflexion au président élu présente l’inconvénient de paralyser le pouvoir sortant, les Américains appelant « période des canards boiteux » ces deux et quelque mois durant lesquels le chef de l’État sortant achève son mandat. L’instauration d’une telle période accroîtrait la personnalisation du choix du président de la République, car il serait censé ne pas avoir arrêté définitivement les grandes lignes de son mandat lors de la campagne ; en conséquence, le vote des électeurs reposerait sur une confiance intuitu personae. Il est vrai que la dérive consistant pour le Président à être élu sur le fondement d’un programme de plus en plus détaillé, ressemblant à un projet de gouvernement et s’éloignant de l’article 5 de la Constitution, s’avère néfaste, mais il convient de se méfier de la propension à élire une personne sur la simple foi de son apparence. J’approuve cependant la proposition de Mme Parisot de procéder à une évaluation du bilan de l’équipe sortante, car le nouveau président ne devrait plus pouvoir invoquer la découverte d’un héritage catastrophique aux fins de diluer sa propre responsabilité.

M. Jean Pisani-Ferry a regretté que la France manque d’une culture fédéraliste ; ce constat est évident, puisque c’est l’État qui a construit la nation dans notre pays. Michel Debré avait dit aux chefs d’État européens que le fédéralisme ne marchait pas ; son constat était juste, si l’on fait exception des États-Unis et de la Suisse. L’Allemagne est le seul pays de l’Union européenne (UE) à disposer d’une culture réellement fédéraliste ; la France, quoi qu’il en soit, en est dépourvue. L’Espagne et l’Italie doivent faire face à l’éclatement de leur nation et à la volonté de certaines de leurs régions d’adhérer directement à l’UE.

Nous pâtissons d’un manque de culture de l’évaluation ; la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) a engendré de nombreuses déceptions et a montré que notre pays éprouvait de grandes difficultés à évaluer ses pratiques.

Madame Parisot, monsieur Pisani-Ferry, le problème que vous avez posé ne rejoint-il pas la question de la subsidiarité ? L’Église s’est heurtée à cette question, et très peu d’évêques laissent agir les curés de leur évêché, même quand les sujets à traiter relèvent de la compétence de ces derniers. Cela ne démontre-t-il pas que la pente naturelle de tout pouvoir conduit à refuser la répartition claire et efficace des tâches ? Il s’agit là d’un problème général pour lequel l’intervention des sociologues s’avère plus utile que celle des juristes.

Mme Marie-Louise Antoni. Toutes les entreprises se reposent la question de leur gouvernance et de l’adaptation de leur organisation, afin de faire face aux transformations du monde. Elles cherchent à mieux écouter leurs clients et à faire adhérer davantage leurs collaborateurs à leur action. Le dysfonctionnement n’est pas inquiétant si l’on reste à l’écoute du monde. Les sociologues et les consultants peuvent nous aider à poser des questions d’intérêt commun. Nous nous trouvons sur un terrain certes mouvant, mais également fécond.

Mme Mireille Imbert-Quaretta. Le Conseil constitutionnel, la Cour de cassation et le Conseil d’État auraient tranché, nous dit-on, la question de la hiérarchie des normes en affirmant la primauté de la Constitution sur le droit européen, mais les décisions de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) et de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) s’imposent aux États, si bien que le débat reste ouvert.

Mme Marie-Anne Cohendet. La toute-puissance présidentielle émerge une nouvelle fois dans nos débats ; elle crée un problème pour notre démocratie, notamment parce qu’elle constitue un obstacle au développement d’une construction européenne saine. La faiblesse de la démocratie française par rapport à l’UE et à l’Allemagne résulte de l’absence de mandat donné au chef du Gouvernement par le Parlement avant chaque Conseil européen. Les Français ne choisissent pas directement le Premier ministre, contrairement à leurs voisins allemands, si bien qu’ils se sentent dessaisis du débat politique : ils signent un chèque en blanc tous les cinq ans à un Président omnipotent et incontrôlable. Comme le montre la richesse des débats parlementaires allemands, notamment en matière européenne, l’efficacité est le produit de la démocratie. Les institutions fonctionnent si les citoyens se sentent représentés, ce qui suppose du débat et de la participation.

La gouvernance des entreprises illustre également la conciliation entre efficacité et démocratie, conciliation que ne permet pas la prépotence présidentielle. Les grandes entreprises qui réussissent le mieux se révèlent les plus démocratiques : ainsi, la direction de Google consulte ses employés et organise de vrais débats pour prendre en compte l’opinion de chacun.

Si le Président de la République revenait à sa juste place, la question des cent jours ne se poserait plus. La récente embellie de la popularité présidentielle tient au fait que M. Hollande a épousé son vrai rôle de garant de l’unité de la nation. Lorsque le Président redevient un arbitre, l’adhésion de la population s’accroît, et les parlementaires peuvent à nouveau légitimer et contrôler le Gouvernement.

M. le président Claude Bartolone. Monsieur Pisani-Ferry, vous êtes intervenu sur le lien entre pouvoir faible et pouvoir limité, et vous avez invoqué l’exemple du MES, au sujet duquel la démocratie n’a pas fonctionné : les organes démocratiques européens ont alors défailli, puisque les décisions n’étaient plus prises par la Commission, mais par le Conseil, si bien que le contrôle du Parlement européen disparaissait et que celui des parlements nationaux diffère d’un pays à l’autre. Nous devons donc nous interroger sur la redéfinition des lieux de pouvoir. M. Richard a souligné le fait que le Parlement français pourrait d’ores et déjà agir pour influencer la définition de la politique européenne et contrôler son exécution. Je regrette qu’il n’existe pas de commission permanente de plein exercice dédiée aux questions européennes au sein de l’Assemblée nationale ; la délégation aux affaires européennes, devenue commission « transversale », nous a permis de rattraper une partie de notre retard, mais cela s’avère insuffisant.

Nous ne pourrons éluder la question de la nécessaire intégration des parlements nationaux au sein des institutions européennes, qui pourrait, à budget constant pour ne pas heurter nos amis allemands, prendre les traits d’un sénat ; en effet, le Parlement européen se révèle trop éloigné des citoyens et des parlementaires nationaux, et fonctionne selon une temporalité qui renforce cette distance. Si on explique que l’absence de contrôle démocratique constitue la méthode pour combattre la crise, on creuse le fossé entre l’Europe et les populations. La situation grecque a illustré les inconvénients d’un système où la trop longue prise de décision aggrave la crise. Il faut revenir au principe rousseauiste d’un contrôle démocratique identifié et approfondi.

Le retour en grâce du Président de la République découle davantage du caractère symbolique de sa fonction, qui s’est donné à voir à l’occasion de la crise ouverte par les attentats de la semaine dernière, que des décisions prises lors de ces événements. Si l’on devait célébrer l’action du Président de la République et du Premier ministre, on se réjouirait des nominations judicieuses opérées dans les services de renseignement et la police, ainsi que du bon fonctionnement de nos institutions, les forces de l’ordre étant intervenues sous le contrôle de la justice.

Cette situation nous ramène à la question de l’identification des titulaires du pouvoir et de l’intervention des acteurs étatiques. Comme cette interrogation reste souvent sans réponse, on soustrait au contrôle démocratique tout un pan de l’action publique. Alors que les sujets relatifs à l’immigration et à l’intégration nécessitent une analyse et des réponses politiques, on a créé un comité « Théodule » ad hoc qui enlève de l’influence au Parlement.

Vos deux interventions, madame, monsieur, nous indiquent la direction dans laquelle ce groupe sur l’avenir des institutions doit travailler.

Madame Parisot, vous avez évoqué la temporalité de la décision politique, sujet sur lequel il convient de se pencher. Quel est le système qui permet d’effectuer un contrôle démocratique adapté au temps politique ? Nos collègues du Bundestag se posent les mêmes questions que nous et ne comprennent pas que leurs travaux n’intéressent pas le peuple allemand ; or cela est dû au fédéralisme, car les responsables des sujets sociétaux sont les Länder et non l’État fédéral. Par ailleurs, les Allemands sont incapables de conduire une intervention militaire comme celle de la France au Mali.

Monsieur Alain-Gérard Slama, l’émotion a été provoquée la semaine dernière par l’assassinat de journalistes ; la mobilisation des médias n’est sans doute pas suffisante et une émotion partagée s’avère nécessaire pour que le peuple se rassemble ; j’ai ainsi été effrayé du silence de la nation française après l’agression le 1er décembre dernier à Créteil d’un couple juif dont la femme a été violée.

Comment utiliser positivement la colère à l’origine de la mobilisation des citoyens ? Pour répondre à cette question, il convient là encore d’identifier ceux qui peuvent agir. Sur ce terrain, on peut se demander si la limitation du pouvoir n’est pas un facteur de sa reconnaissance et donc de sa force.

Mme Laurence Parisot. Tout ne doit pas être fait en réaction immédiate aux événements. Lorsque j’étais présidente du Mouvement des entreprises de France (MEDEF), j’avais instauré, sur la suggestion du secrétaire général de Force ouvrière, Jean-Claude Mailly, un temps de délibération précédant chaque négociation sociale. Il permettait de s’accorder sur des diagnostics, des définitions et des idées que l’on souhaitait présenter lors de la négociation. La délibération est importante et il s’avère nécessaire d’accorder plus de temps au débat, même si cela pose la question de la délégation.

L’onction démocratique n’est pas la seule source de légitimité : celle de la compétence compte également. M. Mohamed el-Baradei, président de l’Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), affirmait qu’il n’y avait pas d’armes de destruction massive en Irak, alors que M. George Bush défendait la position inverse : entre les deux, c’est le premier qui possédait la compétence, donc la plus forte légitimité. Les élus démocratiques sont-ils prêts à accepter de déléguer une partie de leur pouvoir à des autorités non élues mais compétentes ? Dans le domaine du dialogue social, j’estime ainsi que des délégations peuvent être transférées aux partenaires sociaux.

J’aime le verbe « subsumer », insuffisamment employé à mes yeux et qui signifie « penser un objet individuel comme compris dans un ensemble », selon le Petit Robert. Le Président de la République devrait subsumer, c’est-à-dire penser les différents éléments individuels dans leur ensemble. Il faut donc penser la subsomption, la délégation, et la reconnaissance des légitimités autres que démocratiques.

Il y a lieu de s’interroger sur les voies par lesquelles le Parlement européen pourrait davantage s’intéresser aux parlements nationaux ; par ailleurs, la chaîne parlementaire (LCP) et Public Sénat devraient retransmettre davantage de débats du Parlement européen en direct, afin de renforcer la visibilité et la lisibilité de ceux-ci. On peut en effet avoir l’impression de subir des décisions par manque d’accès à l’information.

S’agissant du traité transatlantique, n’oublions pas que la Commission européenne a reçu délégation des gouvernements de l’UE pour le négocier avec les États-Unis. Contrairement à ce que l’on lit, cette négociation n’est pas opaque, et il est possible d’avoir accès à l’information ; d’ailleurs, toutes les fédérations professionnelles concernées par ce traité connaissent l’état des négociations et ajustent leur lobbying en fonction de celui-ci. Si les fabricants européens de pare-chocs s’alarment à l’idée que pourraient leur être imposées les normes américaines, c’est bien le signe que l’information est disponible !

Je n’ai pas de conviction arrêtée sur le spoil system, mais il serait utile de l’approfondir car il existe dans les faits et, comme il n’est pas organisé, il s’avère délétère pour tout le monde.

La période des cent jours – qui pourrait être plus courte – n’induirait pas forcément une concentration de la campagne électorale sur la personne plutôt que sur le programme. Les élus et leurs équipes ont besoin d’un temps de travail pour préparer la mise en œuvre du projet pour lequel ils ont été élus. C’est d’autant plus important que l’on dresse toujours le constat que les difficultés naissent de l’exécution des idées et non de leur contenu. La mise en œuvre du bouclier fiscal par M. Sarkozy en 2007 et celle de la taxe de 75 % sur les hauts revenus par M. Hollande en 2012 ont été toutes deux désastreuses : remettre un chèque aux personnes détenant un patrimoine élevé dans le premier cas, déployer une mesure fiscale comportant autant d’effets pervers dans le second, ont condamné ces décisions à l’échec.

Enfin, nous devons réfléchir aux liens entre les institutions et le « quatrième pouvoir » : celui des médias et, aujourd’hui, des réseaux sociaux.

M. Jean Pisani-Ferry. Dans l’appréhension de la temporalité, il convient de distinguer les urgences réelles de celles qui ne le sont pas. Rien n’imposait d’expédier la discussion parlementaire sur le MES en fin de soirée, même si certains problèmes, y compris dans le domaine économique, exigent un traitement immédiat. Au moment de la crise financière en Europe, on a parfois décrété l’urgence de manière abusive, au détriment de la délibération. Là se trouve sans doute un terrain de reconquête démocratique.

Le tribunal constitutionnel de Karlsruhe a pris soin de renvoyer la question des opérations monétaires sur titres (OMT) à la CJUE tout en assortissant cette saisine de remarques visant à guider celle-ci dans sa prise de décision – même s’il semble bien qu’elle n’en tienne guère compte.

Le débat constitutionnel allemand sur les OMT se révèle très intéressant, car il s’articule autour de la répartition des compétences entre une banque centrale indépendante et un parlement démocratiquement élu. Dans la pensée allemande, la politique monétaire n’induit pas d’effets distributifs et peut donc être déléguée à une instance indépendante, alors que toutes les politiques ayant de tels effets doivent relever du Parlement. La contestation des OMT n’est donc pas uniquement mue par la volonté de défendre l’orthodoxie de la Banque centrale européenne : elle traduit également la conviction que la décision d’apporter une aide financière à un pays ne peut être du ressort d’une banque centrale. Il est nécessaire de disposer de principes fondamentaux en la matière, ce qui n’est pas le cas en France où l’indépendance de la banque centrale est récente. Si l’Allemagne nous a bien imposé des politiques, nous l’avons également amenée à épouser certaines de nos volontés, parfois contre son inclination.

Tommaso Padoa-Schioppa distingue le pouvoir fort dans un domaine de compétence à l’étendue limitée, du pouvoir faible qui empêche toute lisibilité et engendre un mauvais fonctionnement démocratique. Or, des communes aux organisations internationales, nous présentons aujourd’hui aux citoyens une collection de pouvoirs faibles. L’enchevêtrement de compétences nourrit cette addition d’impuissances, qui noie la responsabilité et affaiblit l’adhésion à la démocratie. Le fédéralisme n’appartient pas à la culture française, mais nous vivons dans un modèle de décision segmentée. Cette question se pose encore plus au Royaume-Uni, qui a mis en œuvre la dévolution, et en Espagne, pays confronté aux revendications régionales ; nous constatons donc la généralisation du mouvement de décentralisation et d’intégration internationale, qui favorise les pays déjà fédéraux. Quant aux accords nationaux interprofessionnels (ANI), ils posent la question de la répartition horizontale des compétences entre l’État et les partenaires sociaux. Le modèle de la transposition se révèle mauvais, car il nie le pouvoir d’amendement du Parlement ; il serait préférable de déléguer à l’auteur du texte la capacité de décision.

Nous devons opérer une clarification approfondie de la répartition des pouvoirs, tout en sachant qu’elle ne sera pas totale puisqu’une partie de la décision repose sur la coordination liée à l’interdépendance de nombreuses politiques. Il convient de développer un mode efficace de coopération, même si on cherche à en restreindre l’étendue. À l’occasion de la création de programmes d’assistance comportant un engagement budgétaire pour les États-membres, les parlements nationaux sont irréversiblement entrés dans le jeu européen ; nous n’avons, par contre, pas encore trouvé la solution permettant de socialiser l’intervention de ces parlements. Les constructions institutionnelles gérant aujourd’hui l’assistance, notamment la « Troïka », sont des monstres ; d’ailleurs, la Commission européenne ne s’est jamais prononcée sur un seul programme de la « Troïka », alors même qu’elle y engage toute sa crédibilité, ses services l’aidant sous la tutelle de l’Eurogroupe, mais sans contrôle du Parlement européen.

Entre les derniers mois d’une campagne présidentielle américaine et le fonctionnement de croisière d’une nouvelle administration, il s’écoule neuf mois. Dans un système où l’élection présidentielle doit être suivie des élections législatives, il paraît douteux qu’un nouveau président accepte un délai de cent jours, car il pourrait voir sa popularité décliner au cours de cette période.

Je suis moins optimiste que Mme Parisot sur l’accès à l’information relative à la négociation du traité transatlantique et, à cet égard, je m’étonne que l’on reproduise les mêmes erreurs que par le passé.

On voit dans le spoil system la possibilité d’ouvrir les postes de responsabilité à des personnes ne provenant pas de l’administration et d’alimenter une culture de think tank qui permet de réfléchir à la mise en œuvre d’une politique. Le système français s’est dégradé car la non-politisation de l’administration n’existe plus.

Il convient d’avancer pas à pas dans le domaine de l’évaluation, car s’y acclimater requiert du temps. Quel usage faire de l’expérimentation ? Constitue-t-elle une bonne réponse si le Parlement hésite sur une politique ? S’avère-t-il pertinent d’adopter des dispositions à durée limitée – ou sunset clause – subissant une évaluation au terme de la période prévue ? Se pencher sur ces questions permettrait d’élaborer une méthode efficace d’évaluation au service du travail législatif.

Mme Laurence Parisot. De la Constitution, je récrirais l’article 34, et je donnerais un pouvoir normatif aux accords signés par les partenaires sociaux, à condition qu’il s’agisse d’accords majoritaires.

Table ronde sur le thème de l’Europe, avec MM. Yves Bertoncini, Jean-Louis Bourlanges et Jean Quatremer.

M. le président Michel Winock. L’Europe est en panne. C’est là un constat que nous suggèrent au moins deux réalités : le fort taux d’abstention aux élections européennes et la montée en force des partis eurosceptiques et europhobes. D’une manière générale, on assiste à un déclin des opinions favorables à l’intégration européenne.

En 2014, le taux de participation pour ces élections s’est établi, en France, à 43,5 %, mais le décrochage remonte à 1999, année depuis laquelle ce taux est resté sous le seuil des 50 % – rappelons que les premières élections, en 1979, avaient mobilisé près de 61 % des inscrits. Ce phénomène est général au sein de l’Union, le chiffre français étant proche de la moyenne européenne, mais certains pays résistent mieux à l’abstentionnisme, comme le Danemark, l’Irlande ou l’Italie.

La montée en puissance des partis eurosceptiques et europhobes n’est pas non plus l’apanage de la France, mais, pour la première fois en 2014, le Front national a remporté les élections européennes avec près de 25 % des suffrages, passant ainsi de 3 à 24 sièges. À ces chiffres de l’extrême droite, il faut ajouter plus de 6 % de votes hostiles venus de l’extrême gauche.

Cette double opposition à l’Union européenne, les spécialistes l’expliquent de deux manières. À droite, le « syndrome de l’autoritarisme » serait un facteur déterminant : la relégation de l’espace national au profit de l’espace communautaire et les transferts de souveraineté laissent craindre une perte de l’autorité et de la cohésion nationales. Comme l’explique Bruno Cautrès, « autoritarisme, ethnocentrisme et pessimisme social constituent les traits caractéristiques d’une certaine catégorie de la population globalement intolérante, au sein de laquelle prévalent les valeurs d’ordre, d’appartenance nationale et une vision pessimiste de l’environnement social et politique ». À l’extrême gauche domine la crainte que l’Europe néolibérale ne remette en cause la protection sociale dont les Français bénéficient au niveau national.

Il est remarquable que le taux d’adhésion à l’Union soit proportionnel aux niveaux de revenus et d’instruction. D’après une enquête du Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF) en 2012, si 52 % des Français considèrent que l’appartenance à l’Union européenne est « une bonne chose », l’écart est sensible entre, d’une part, les cadres et professions intellectuelles supérieures – 78 % – et, de l’autre, les employés – 43 % – et les ouvriers – 40 %.

Pour expliquer le désamour ou l’indifférence, on a mis en cause la faible visibilité des questions européennes dans les médias et dans les campagnes électorales, toujours dominées par les enjeux nationaux. La chaîne publique France 2 a ainsi refusé, en 2014, de diffuser des débats entre candidats à la présidence de la Commission européenne, dans la crainte d’un taux d’écoute trop faible.

Au-delà des idéologies, nous devons nous demander si les institutions européennes ne sont pas par elles-mêmes la cause du rejet ou de l’indifférence. Complexes, bureaucratiques, technocratiques, elles sont fort mal comprises par nos concitoyens. Depuis les années 1970, le thème s’est développé du « déficit démocratique » de la communauté européenne. Ce thème était repris par la Déclaration de Laeken en 2001 : « À l’intérieur de l’Union, il faut rapprocher les institutions européennes du citoyen. [Ceux-ci] demandent moins de lourdeur et de rigidité et surtout plus d’efficacité et de transparence. [Les] citoyens trouvent que tout se règle bien trop souvent à leur insu et veulent un meilleur contrôle démocratique. » On peut certes noter un progrès, notamment avec l’élection du Parlement européen au suffrage universel depuis 1979. Ce même Parlement s’est vu attribuer par les traités de Maastricht puis de Lisbonne des pouvoirs accrus en matière législative et budgétaire. Il a également le pouvoir d’élire le président de la Commission, sur proposition du Conseil européen. En 2014, ce dernier a proposé la nomination de Jean-Claude Juncker, candidat désigné par le parti ayant obtenu le plus de voix aux élections, dont il était ainsi tenu compte. Le président Bartolone a exposé, dans le document qui vous a été communiqué, la nouvelle Conférence budgétaire interparlementaire. On assiste donc à une sorte de parlementarisation de l’Union.

Toutefois, le Parlement ne dispose ni du pouvoir d’initiative des lois, ni du pouvoir constituant qui lui permettrait de modifier les traités de l’Union. D’autre part la composition de la Commission, qui est l’exécutif européen, reste indépendante des résultats électoraux, chacun des vingt-huit États membres désignant un commissaire. Une révision démocratique s’impose car, même si chacun des commissaires doit être confirmé par le Parlement, les électeurs n’ont pas de prise directe sur l’organe central de la gouvernance européenne. Certes, il existe des procédures de démocratie directe, comme le droit de pétition ou le recours au médiateur, mais ils sont mobilisés par une petite élite de gens informés.

Quelles seraient les réformes souhaitables pour donner plus de visibilité et plus de poids démocratique à ces institutions ? Faut-il élire un président de l’Union au suffrage universel ? La formation de partis européens, qui dépassent le cadre national, est-elle souhaitable pour les élections ? Quid de l’organisation de référendums simultanés ou d’un cahier des charges imposé aux chaînes de télévision publique pour les campagnes électorales ?

M. Jean-Louis Bourlanges. Il est toujours intéressant, pour ceux qui, comme nous, sont impliqués dans les tribulations de la construction européenne, de s’exprimer devant un tel aréopage. Ce qu’a dit Michel Winock est juste, même si je ne perçois pas forcément les choses dans l’ordre qui est le sien et, plus généralement, celui de l’opinion, tant certaines d’entre elles me semblent surdéterminantes par rapport à d’autres, pour emprunter au jargon sociologique de naguère.

En premier lieu, le tournant eurosceptique date du milieu des années 1990, lorsqu’une nouvelle génération de dirigeants a pris la relève des « euro-fervents » : Felipe Gonzales a été remplacé par José María Aznar, le démocrate-chrétien et le socialiste italiens Andreotti et Craxi par Berlusconi, Kohl par Schröder, lequel, alors adversaire de l’euro, confiait encore récemment que, lors de son arrivée au pouvoir, il n’avait pas effacé en lui toute trace de populisme. En France, Jacques Chirac avait sur l’Europe une position que l’on peut qualifier de pragmatique, et Lionel Jospin, beaucoup moins impliqué dans la construction européenne que Jacques Delors, avait confié à un journaliste que le seul reproche qu’il adressait à François Mitterrand était d’avoir choisi, lorsque il eut à le faire, l’Europe plutôt que le socialisme – il est d’ailleurs significatif que, dans l’esprit de M. Jospin, les deux fussent antagoniques.

La même tendance s’est observée sur la scène politique, avec la crise et la marginalisation des partis démocrates-chrétiens un peu partout en Europe – et même la disparition de l’Union pour la démocratie française (UDF) en France –, la crise de la social-démocratie dans de nombreux pays européens, et l’émergence conjointe de partis tels que Die Linke en Allemagne. L’équation qui en résulte est perverse, les nouveaux leaders assumant l’héritage, notamment la marche vers l’euro, tout en refusant d’aller plus loin ; elle détermine trois crises majeures : une crise institutionnelle survenue avec les référendums de 2005 ; une crise internationale avec l’explosion de l’Union sur l’affaire irakienne ; une crise économique, conséquence au fond très classique de l’absence de droit d’ingérence et de devoir de solidarité entre les membres d’un espace resté seulement monétaire. De fait, une politique économique sans un tel droit d’ingérence, assorti le cas échéant de sanctions – les critères relevant d’une plaisanterie perçue comme telle par les États –, rend inévitables les difficultés que l’on a vues.

Conjointement à ces phénomènes, on assiste à l’émergence de partis populistes, à la droitisation du néolibéralisme – du modèle Giscard vers un modèle Thatcher – et à la conclusion d’accords politiques entre partis de droite et partis populistes, par exemple aux Pays-Bas, en Autriche et au Danemark. Nous sommes ainsi dans une situation d’anomie, associant contradictoirement intégration monétaire et résistance identitaire. Cela fut d’ailleurs aggravé par la transition entre les années 1990 et les années 2000. Les premières furent des années d’illusion : l’Europe serait devenue inutile – dixit Gordon Brown –, les droits de l’homme auraient triomphé, consacrant la fin de l’Histoire, l’hyperpuissance américaine aurait aboli la politique étrangère et la mondialisation, heureuse, rendu inutile toute politique économique ; lorsqu’elle est toutefois ressentie comme malheureuse, on veut s’en prémunir, l’Europe apparaissant alors comme un espace d’interpellation ricardienne à des sociétés désireuses de rester keynésiennes.

L’euroscepticisme n’est donc pas apparu récemment ; il résulte de la fin de la Guerre froide. Le 11 Septembre marque en effet le retour de l’Histoire : nos sociétés ont découvert qu’elles étaient confrontées à l’islamisme intégriste et violent ou à la dichotomie chinoise entre capitalisme et démocratie ; de sorte que les valeurs que nous tenions pour universelles nous apparaissent plutôt comme le capital précieux de ce « petit cap du continent asiatique » évoqué par Valéry, ce qui implique que nous nous entendions. L’Europe cesse d’être inutile cependant que l’hyperpuissance américaine s’effondre ; elle fait face à trois théâtres de crise, en Afrique sahélienne, au Moyen-Orient et en Russie, sans y être préparée car elle a relâché ses efforts en matière de défense. Depuis l’admirable discours du président Mitterrand en 1983, le contexte a profondément changé ; il impose que nous affrontions les menaces solidairement.

Sur le plan économique, la mondialisation n’étant pas heureuse mais asymétrique, nous devons défendre collectivement nos intérêts, tout en assortissant notre politique monétaire d’une politique économique. L’an 2000 a marqué l’apogée de la schizophrénie entre, d’une part, le repli identitaire, le retour au culturel et à l’originaire contre l’idéologie, et, de l’autre, les défis que nous devons assumer solidairement ; d’une certaine façon, la manifestation de dimanche se voulait une réponse à cette dichotomie.

C’est à mon sens une erreur de présenter la crise politique comme une crise institutionnelle. Sans doute y a-t-il beaucoup à faire en matière institutionnelle – je suis pour ma part favorable au système proportionnel et à une plus grande souplesse, par exemple –, mais c’est considérer la crise par le petit bout de la lorgnette que de la résumer à ce seul aspect, y compris lorsque l’on prend le personnel politique comme bouc émissaire. En réalité, le problème est celui de l’insertion de la France dans une communauté de plus en plus mondialisée, partant de l’adaptation de l’État national aux enjeux mondiaux. De ce point de vue, la position du Front national est pour le moins paradoxale, qui plaide pour des frontières d’autant plus fermées que les enjeux les dépassent. Bref, la vraie question est celle d’une gouvernance européenne voire mondiale et, à l’intérieur de nos frontières, d’une nouvelle articulation entre l’État et la société, notre modèle d’intégration et de protection sociale souffrant de graves défauts. Incriminer les élus est une facilité : les élus ont tous les défauts que l’on veut, mais, que l’on me passe ce truisme, ce sont les électeurs qui les désignent. Il faudrait que notre pays cesse de considérer que l’objectif est d’empêcher ceux qu’il a choisis de faire leur travail.

Quoi qu’il en soit je récuse l’idée d’un déficit démocratique de l’Europe. Le système institutionnel avait atteint, à Maastricht, un équilibre qui fut malheureusement compromis à Nice, notamment avec l’attribution d’un poste de commissaire par État membre, aux dépens de la représentativité réelle, et la séparation – heureusement remise en cause à Lisbonne – entre deux chefs de l’exécutif, l’un en charge de la politique extérieure, l’autre à la tête de la Commission. Pour le reste, le système fonctionne, et il est représentatif ; au demeurant, que signifierait la démocratie directe pour une communauté de 500 millions d’habitants ? Nous devons nous réhabituer à faire confiance à nos représentants.

Aussi bien faut-il également relativiser, de mon point de vue, la crise de confiance dans les institutions. Dire que tout vient de l’Europe est un non-sens au vu du faible niveau de compétences dont dispose l’Union. Pour 80 % d’entre eux, les grands champs de la politique restent du domaine national, qu’il s’agisse de la politique étrangère et militaire, de l’économie, de la fiscalité, de l’éducation, de la protection sociale, du droit du travail, de la sécurité ou des collectivités territoriales. L’abstention se nourrit pourtant du sentiment que l’Europe se mêle de tout, sans qu’on sache très bien comment.

D’autre part, les élections présidentielle et législatives, en France, déterminent l’avenir du pays pour les cinq années qui suivent ; il en va tout autrement des élections européennes, dès lors que le Parlement de Strasbourg exerce un pouvoir au sein d’un système qui, fondé sur l’équilibre d’institutions dont chacune est démocratique, doit beaucoup plus à Montesquieu qu’à Rousseau. Le Conseil européen est composé, rappelons-le, de personnalités élues, directement ou indirectement, au suffrage universel et le Conseil de l’Union européenne, de membres de gouvernements responsables devant leurs parlements nationaux, eux-mêmes élus au suffrage universel.

Enfin, les électeurs doivent savoir qu’ils participent, au niveau européen, à une démocratie de négociation et de dosage, non à la démocratie de confrontation et d’exclusion qui caractérise notre système majoritaire. On ne peut à la fois célébrer ce que l’on célèbre depuis le 11 janvier et faire reproche à la gauche, au centre et à la droite modérée de négocier des solutions de compromis fidèles aux assises de la société.

La dualité des projets recouvre, c’est sans doute là le vrai problème, une dualité institutionnelle. En réalité, deux Europe coexistent. La première est l’Europe du marché commun, laquelle évolue vers une communauté politique – que certains voudraient fédérale – ou, en tout cas, vers la mise en commun de politiques qui dépassent le seul domaine monétaire, la crise de l’euro ayant montré la nécessité d’une politique active, solidaire et harmonisée au sein de la zone. L’autre Europe est celle de l’Association européenne de libre-échange, l’AELE, dont la capitale est Londres. La coexistence de ces deux Europe est intellectuellement possible, et elle serait même utile. La sortie du Royaume-Uni de l’Union serait une très mauvaise nouvelle – notamment au vu de nos responsabilités extérieures –, mais il est tout à fait possible de combiner une Europe élargie, communauté juridique de libre circulation et d’échange, avec une autre plus politique et plus volontaire au sein de la zone euro ; cette solution se heurte toutefois à des difficultés considérables, car les institutions que l’Europe restreinte voudrait approfondir sont l’apanage de l’Europe élargie. Il faudrait également doter la zone euro d’institutions renforcées, sans doute d’un responsable gouvernemental unique pleinement dédié à cette tâche et d’une assemblée parlementaire que, pour ma part, j’imagine composée de représentants des commissions des finances des parlements nationaux et des deux commissions compétentes du Parlement européen. Or les Britanniques, les souverainistes et les exécutifs nationaux ne veulent pas de cette solution, non plus d’ailleurs que les responsables des institutions européennes, réticents à l’idée que celles-ci abritent en leur sein des organes à caractère fédéral. Aussi les dernières élections n’ont-elles pas permis de poser la vraie question, à savoir comment donner un prolongement institutionnel et politique à ce saut qualitatif que fut l’Union économique et monétaire. Nous sommes donc dans un entre-deux un peu étrange : alors que, empiriquement, deux tabous ont été levés – l’ingérence réciproque et la solidarité entre les membres –, la question de savoir comment donner à la politique économique et monétaire des assises gouvernementales et démocratiques plus fermes demeure sans réponse.

M. le président Claude Bartolone. Nous vous avons laissé plus de temps, monsieur Bourlanges, pour vous montrer que nous ne vous gardons pas rancune des critiques que vous aviez exprimées sur les ondes à l’égard de notre groupe de travail… (Sourires.)

M. Jean-Louis Bourlanges. Lorsque je formule des critiques, monsieur le président, je suis bien plus sévère que je ne le fus en cette occasion… (Sourires.)

M. le président Claude Bartolone. Nous allons maintenant entendre M. Yves Bertoncini, directeur de « Notre Europe », laboratoire d’idées fondé par Jacques Delors. Vous et votre équipe internationale avez réalisé, monsieur le directeur, des études de grande qualité sur la perception des questions européennes au sein des États membres.

M. Yves Bertoncini. S’agissant de l’Europe, le déficit de participation et de débat public traduit au fond le déficit de compétences et de pouvoir de l’Union ou de son Parlement. L’Union est, selon les mots de Jacques Delors, une fédération d’États-nations, où ces derniers détiennent l’essentiel des compétences. Dans ces conditions, l’idée d’un déficit de participation aux élections européennes est une prémisse totalement erronée.

Les comparaisons historiques sont trompeuses. L’anormal, c’est que plus de 60 % des électeurs européens aient voté, en 1979, pour élire un Parlement sans pouvoir au sein d’une communauté économique presque dépourvue de compétences. Les comparaisons géographiques avec d’autres systèmes fédéraux sont bien plus éclairantes. Depuis 1979, le taux de participation aux élections fédérales en Suisse, souvent regardée comme une démocratie exemplaire, oscille entre 42 et 49 %, et il reste bas aussi aux États-Unis. Pour l’Europe, la situation est donc désespérée mais pas grave – sur d’autres sujets, c’est peut-être l’inverse... Selon une idée reçue, 80 % de nos lois seraient d’origine bruxelloise, mais, en réalité, seules 20 % environ le sont. Lorsque l’Union exerce de vrais pouvoirs, alors les citoyens et les acteurs concernés – les agriculteurs, par exemple – s’impliquent, a fortiori lorsque la « Troïka » s’en mêle.

Nos études, comme celles de la Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires (COSAC), attestent un profond déséquilibre, en France, entre l’exécutif et le parlementaire, et plus particulièrement un déficit du contrôle parlementaire ; mais ce phénomène tient davantage à la nature de la Ve République qu’à la construction européenne, laquelle ne fait que l’aggraver. Lorsque Mme Merkel négocie à Bruxelles, elle en rend compte au Bundestag en amont et en aval ; or la Constitution française interdit au Président de la République de faire de même. C’est donc Manuel Valls qui, courageusement, vient vous rendre compte de réunions auxquelles il n’a pas participé… La réforme constitutionnelle de 2008 a renforcé le rôle du Parlement français, notamment sur ses missions de contrôle, mais la dyarchie que je viens d’évoquer subsiste.

Je souscris à la distinction entre euroscepticisme et europhobie ; le premier, M. Bourlanges l’a rappelé, est un phénomène ancien, et le second suppose une expression plus virulente. Un parti europhobe veut sortir de l’Union, de l’espace Schengen ou de la zone euro ; un parti eurosceptique, lui, se montre très critique envers l’Union sans la rejeter. Autrement dit et par exemple, le Front national est europhobe, et la SYRIZA eurosceptique.

Des partis eurosceptiques occupent le pouvoir en Europe, par exemple au Royaume-Uni, en Hongrie ou, précédemment, en Pologne. L’europhobie s’est également exprimée à l’occasion des dernières élections européennes, où le Front national a recueilli 25 % des suffrages en France – et 33 % des sièges en vertu d’une répartition dont il ne se plaint pas –, et les partis europhobes représentent un peu plus de 10 % des effectifs du Parlement européen. Aucun État membre n’est cependant dirigé par un parti europhobe. L’Europe a sans doute bien des défauts, mais elle garantit, à travers le scrutin proportionnel, une expression démocratique qu’il faut bien entendu accepter. Europhobie et euroscepticisme ont à mon sens une racine conjoncturelle et une autre structurelle. La première renvoie à ce que l’on peut appeler l’« Europe-FMI » puisque l’Union, dans la période récente, a dû jouer le même rôle que le Fonds monétaire international ; solidaire de pays étranglés par les marchés financiers, mais non sans contreparties, elle est devenue aussi impopulaire que lui, et ce pour des raisons contradictoires : dans les pays sous programme, on lui reproche un excès d’austérité et, dans des pays comme l’Allemagne ou la Finlande, un excès de solidarité. Les difficultés rencontrées par les autorités européennes dans la prise de décision renvoient certes à un déficit de démocratie mais, au fond, elles reflètent des confrontations qui, pour le coup, sont pleinement démocratiques. Sans doute les décisions du Conseil européen sont-elles restées insuffisantes et tardives, mais pour la bonne raison que les chefs d’État et de Gouvernement qui le composent font face à leurs opinions publiques et à leurs parlements : pour le dire d’une formule simple, la majorité des Allemands n’a pas les mêmes positions que la majorité des Grecs…

Toute la difficulté, en France, est que nos concitoyens identifient le Président de la République, non le Premier ministre ou le secrétaire général des affaires européennes, comme le décideur suprême. Le ministre des affaires européennes pourrait incarner l’autorité de référence, pour peu qu’il cesse d’être un intermittent du spectacle – puisqu’il ne reste en poste qu’un an en moyenne. Au reste, il n’a guère de pouvoirs : peut-être pourrions-nous envisager un système à l’italienne : un ministre des affaires européennes auprès du ministre des affaires étrangères, et un secrétaire d’État dédié auprès du Premier ministre. Quant aux députés nationaux, ils ont, contrairement à leurs homologues européens, un ancrage de proximité. Le déficit démocratique du Parlement de Strasbourg est lié à un effet numérique : avec le ratio de l’Assemblée nationale française, il faudrait, pour représenter les 500 millions d’Européens, non pas 751 mais quelque 5 000 députés. Le lien est d’autant plus distendu, d’ailleurs, qu’ont été créées des circonscriptions macro-régionales… Il est donc essentiel que les députés nationaux fassent le lien ; et, pour qu’ils le fassent, il convient de renforcer leur pouvoir, de sorte que les citoyens aient le sentiment que leurs représentants ont les moyens d’influer sur la politique européenne de la France.

Reste la démocratie participative. Jean-Louis Bourlanges n’y croit guère mais, pour le coup, la France est assez exemplaire en ce domaine, avec l’organisation de plusieurs référendums. Je passe sur celui de 1972, dont l’enjeu – l’entrée du Royaume-Uni – n’avait guère passionné les foules ; mais ceux de 1992 et de 2005, eux, ont suscité un intense débat démocratique. Lorsque l’on donne un vrai pouvoir aux citoyens, en France comme ailleurs en Europe, les citoyens s’en emparent sans hésiter ; dans le cas contraire, ils demeurent dans une relative apathie, interrompue seulement par de sporadiques poussées de fièvre.

M. le président Claude Bartolone. M. Quatremer, observateur chevronné, a formulé des propositions tendant à permettre à nos concitoyens d’« accéder au pouvoir européen ». Je suis donc heureux de lui céder la parole.

M. Jean Quatremer. Une audition comme celle-ci est un exercice inédit pour moi : j’ai l’impression de repasser mon bac… (Sourires.)

Mon professeur de droit européen à la Sorbonne, dans les années 1980, avait introduit son premier cours avec les mêmes mots que Michel Winock : « L’Europe est en panne »… Il faut en finir avec cette idée reçue, que démentent les progrès considérables réalisés depuis cette époque, en particulier, depuis trois ans, au milieu d’une tempête, en matière d’intégration communautaire. L’union bancaire représente le plus important transfert de souveraineté depuis le traité de Maastricht en 1992, notamment pour un pays comme la France où les conflits d’intérêts entre les milieux bancaire et politique sont majeurs. Jean-Claude Trichet, alors négociateur du traité de Maastricht, avait formellement exclu, rappelons-le, tout transfert du contrôle prudentiel des banques vers la Banque centrale européenne (BCE). La marche vers l’intégration se fait donc à pas rapides, et nos concitoyens le savent bien, qui ont conscience qu’une grande partie des politiques qui les concernent directement se jouent au niveau communautaire. Jean-Louis Bourlanges a statistiquement raison, mais les lois françaises influencées par Bruxelles, et même les politiques, sont de plus en plus fondamentales, qu’il s’agisse du droit du travail, des retraites ou des salaires. Quel changement par rapport aux années 1980 !

Le « déficit démocratique », dont on parle également depuis trente ans, est une autre « tarte à la crème ». Le déficit démocratique existe, c’est vrai, mais il n’est que français. Paris, faut-il le rappeler, n’est pas le centre du monde : à Berlin, à Rome, à Madrid ou à Lisbonne, ce prétendu déficit est absent des débats. En d’autres termes, c’est la France qui fait face à une grave crise démocratique, laquelle tient à ce que les citoyens ne se sentent plus représentés par les institutions. Il faut donc plutôt dire que le fonctionnement des institutions communautaires aggrave le déficit démocratique français. De ce point de vue, le fait le plus emblématique, M. Bertoncini a raison, est que le Président de la République ne rende compte à personne des réunions du Conseil européen. Avant le traité de Lisbonne, il était accompagné par son ministre des affaires européennes, lequel rendait compte au Parlement ; depuis, il siège seul. En Allemagne, Mme Merkel discute des réunions du Conseil européen, avant et après sa tenue, avec la commission parlementaire compétente et de plein exercice, et cette consultation est assortie d’un vote. Cette procédure, qui change évidemment tout, explique que le sentiment de déficit démocratique soit inexistant de l’autre côté du Rhin. Le système institutionnel français, lui, concentre les pouvoirs dans les mains de l’exécutif, et plus particulièrement à l’Élysée ; si bien qu’il donne aux Français une impression légitime de dépossession sur des questions qui, dans n’importe quel pays démocratique, relèvent de la souveraineté nationale. Le Président de la République, assisté de son conseiller pour les affaires européennes, décide seul de notre politique européenne pendant les cinq années de son mandat. En tant que journaliste spécialisé, mon interlocuteur exclusif est donc le conseiller pour les affaires européennes de l’Élysée, jamais les ministères concernés. À Berlin, sur les questions financières, je m’adresse à M. Schäuble et à ses conseillers ! Il ne me viendrait jamais à l’esprit d’interroger, en cette matière, le cabinet de Mme Merkel…

Permettez-moi une anecdote, qui me fera d’ailleurs briser un off. Lors de la négociation du traité d’union budgétaire, voulu par l’Allemagne, je fus reçu, avec six confrères, par le président Sarkozy. Compte tenu de l’opposition des Tchèques et des Britanniques, nous disait-il, il ne pouvait être question d’une conférence intergouvernementale qui eût impliqué le Parlement européen ; d’où le principe d’une négociation directe entre les États, dont je soulignai alors le caractère peu démocratique, surtout au vu du traité de Lisbonne : ne pourrait-on, observai-je, impliquer le Parlement européen, voire les parlements nationaux ? Un gros mot prononcé dans une réunion de famille n’eût pas suscité plus d’étonnement. « Mais, monsieur Quatremer », me répondit Nicolas Sarkozy, « la démocratie, c’est moi ! » Et d’ajouter que, si les Français étaient mécontents de sa politique européenne, ils ne le rééliraient pas en 2012 – pour le coup, c’était bien vu… Bref, la chose ne posait aucun problème à ses yeux, non plus qu’elle n’en pose, semble-t-il, à François Hollande : en matière de politique européenne, le Président de la République française est un monarque absolu. Si la France est le pays le plus intergouvernemental du monde, c’est précisément parce que cela renforce la concentration des pouvoirs dans les mains d’un seul homme et de son conseiller aux affaires européennes.

Cela dit, on constate un affaiblissement du pouvoir exécutif au sein de l’Union, et cela déplaît aux Français car, même si la France pèse davantage au sein du Conseil européen que Malte ou le Luxembourg, le Président de la République doit s’employer à convaincre ses homologues allemand, italien, espagnol ou britannique, sur des questions de plus en plus essentielles. Auparavant, les Français voyaient leur Président décider seul, par exemple sur les retraites ; aujourd’hui, il lui faut d’abord en discuter avec ses pairs européens. Pendant la campagne pour les présidentielles, François Hollande s’est ainsi engagé sur des promesses dont il savait fort bien qu’elles ne pourraient être tenues sans l’assentiment de ces derniers. Manuel Valls a justement rappelé, par exemple, qu’en matière de sécurité intérieure la plupart des mesures proposées doivent d’abord être discutées à Bruxelles.

Les Français sont habitués à ce système centralisé, même s’ils se montrent critiques à son égard ; et, puisque le Parlement est absent sur les questions européennes, ils ne savent pas où se prennent les décisions. Pour eux, le sentiment de dépossession est donc double : il provient à la fois des pouvoirs transférés à l’Europe et de l’affaiblissement, au regard de son fonctionnement même, d’un pouvoir exécutif en lequel repose toute légitimité démocratique.

Se pose enfin, cela a été dit, un problème spécifiquement européen. Les citoyens français perçoivent leurs institutions, à commencer par l’Assemblée nationale, comme des instances où l’on fait de la politique sans en avoir réellement les moyens ; à Bruxelles, en revanche, on décide de politiques sans faire à proprement parler de politique. Ce distinguo, fait par l’universitaire américaine Vivien Schmidt, auteure d’un ouvrage sur la démocratie en Europe, permet de soulever une vraie question : comment remettre la politique au cœur du système européen, et redonner les moyens de conduire des politiques en France ? La réponse, dans le second cas, passe par une réforme des institutions françaises et, dans le premier, par une association plus étroite des citoyens. Le système des Spitzenkandidaten, par exemple, permet aux citoyens de peser sur la désignation du président de la Commission européenne. Or, journaliste exilé de longue date à Bruxelles, je puis témoigner que la Commission, depuis la nomination de Jean-Claude Juncker, se remet à faire de la politique. Le jour succède à la nuit, selon le mot de Jack Lang en 1981… (Sourires.) Les commissaires ont le sentiment de tenir leur légitimité du Parlement européen, et cela change profondément le sens de leur mission. La BCE elle-même s’exprime sur les manifestations dans les rues ou sur les attentats : il n’est qu’à comparer ces discours avec ceux, technocratiques, de Jean-Claude Trichet il y a quatre ou cinq ans pour mesurer la différence. Bref, les institutions européennes font désormais de la politique.

L’Europe n’est pas, pour paraphraser Robert Schuman, une construction d’ensemble, mais une machine qui s’élabore progressivement. En dépit de préjugés contraires, elle fonctionne, malgré toutes les difficultés. Deux pays, en réalité, vivent douloureusement cette construction étrangère à la centralisation cartésienne : la France et, pour d’autres raisons, le Royaume-Uni. Pour conclure d’un mot, le problème de l’Europe aujourd’hui, c’est la France.

M. le président Michel Winock. J’aimerais revenir sur les deux « tartes à la crème » dont vous avez parlé, monsieur Quatremer – avec une éloquence vibrante qui nous convaincrait aisément que tout va bien en Europe et que tout va mal en France.

Lorsque j’ai dit que l’Europe était en panne, je ne pensais pas aux mécanismes ou aux travaux de l’Union européenne, mais à la manière dont nos concitoyens se représentent l’Europe. À cet égard, tous les sondages dont nous disposons font état d’une montée non seulement de l’europhobie, mais aussi de l’euroscepticisme, de l’indifférence à l’Europe. L’abstention aux élections européennes n’est pas un bon critère, dites-vous ; je vous l’accorde, et du reste, je l’ai bien dit, le taux d’abstention en France correspond au chiffre moyen de l’abstention en Europe : il n’est donc pas catastrophique. Mais enfin, vous l’avez vous-même rappelé, il était de 60 % lors des premières élections européennes, en 1979.

Ensuite, le déficit démocratique, une idée que je n’ai pas inventée puisqu’elle traîne dans tous les articles et commentaires sur le sujet depuis vingt ans, et qui me semble tout de même contenir une part de vérité. Je ne citerai que deux problèmes qui n’ont pas été approfondis, pour le moment du moins : celui de la Commission et celui de la personnification du pouvoir. S’agissant de la Commission, le choix de son président est désormais tributaire de l’avis du Parlement européen, ce qui constitue une nouveauté, au moins formelle, et un progrès : depuis 2014, le Parlement européen a davantage de prise sur sa désignation. Sur le second point, les Français, qui ont pris la mauvaise habitude d’un suprême pouvoir présidentiel issu du suffrage universel, s’étonnent que l’Europe soit dirigée par une Commission peu démocratique eu égard à la désignation de ses membres et s’interrogent sur la représentativité de son président.

Mme Karine Berger. Je suis frappée, messieurs les présidents, que vos invités du jour soient tous les trois pro-européens, ce qui fait immédiatement apparaître une forme d’opposition entre le fait de critiquer le fonctionnement des institutions européennes et la critique de l’Europe elle-même. Cela me rappelle 2005 – du point de vue de quelqu’un qui avait voté contre le Traité constitutionnel européen.

Monsieur Quatremer, vous considérez que les institutions européennes fonctionnent et que ce sont des problèmes institutionnels français qui bloquent le jeu. Il y aurait même, dites-vous, un approfondissement de la démocratie en Europe. Les élections qui auront lieu en Grèce le 25 janvier vont selon toute probabilité porter au pouvoir quelqu’un qui ne croit pas à ce phénomène démocratique européen. La manière dont M. Juncker s’est mêlé de ces élections nationales, une attitude à ma connaissance inédite de la part d’un président de la Commission européenne, vous paraît-elle vraiment confirmer cette supériorité des institutions et de la démocratie européennes sur le système national ? Pourrait-on imaginer que des représentants des institutions européennes en viennent à se mêler de la même manière du fonctionnement de la démocratie française ?

J’aimerais revenir sur trois éléments évoqués lors de la précédente table ronde. Jean Pisani-Ferry a eu cette phrase incroyable : « La Troïka est un monstre » – un monstre institutionnel, fallait-il comprendre, et non, en l’occurrence, un monstre économique. Il a également été question du fait que le Mécanisme européen de stabilité (MES) n’a pas été validé par les institutions européennes ni nationales puisqu’il est né d’une décision politique du Conseil européen, ce qui faisait exception à la pratique habituelle. Enfin, même si le phénomène a été éclipsé par l’actualité française, on a assisté au cours des quarante-huit dernières heures sur les marchés des changes, entre euro et dollar et entre euro et franc suisse, à un krach de fait de notre monnaie sans qu’aucune décision politique ait été prise, la situation dépendant de la volonté d’un seul homme, Mario Draghi. Ces trois exemples vous paraissent-ils confirmer l’absence de tout problème institutionnel européen, du moins au regard des institutions nationales ?

Si, comme on l’a entendu, le pouvoir démocratique n’est pas remis en cause par la construction européenne, un peuple a-t-il le droit de quitter la zone euro s’il estime qu’il serait plus coûteux pour lui d’y rester ?

Mme Cécile Duflot. Je tiens tout d’abord à vous remercier de cette matinée de débats, car la réflexion sur les institutions françaises n’aurait guère de sens si elle ne s’inscrivait pas dans le cadre européen qui est de fait le nôtre.

Je suis d’accord avec Karine Berger. Une différence avec les années 1980, monsieur Quatremer, est que les plus fervents partisans de la construction européenne se sont un peu fatigués. En d’autres termes, le noyau d’europhilie principielle – pourtant essentielle puisqu’elle se fondait sur les idées de paix et de dépassement des nations – se rétracte, tandis que l’euroscepticisme, qui n’est pas le rejet de l’Europe, se développe : la zone grise, en quelque sorte, est en train de s’étendre.

Je le dis avec d’autant plus d’aisance que le parti politique dont je suis membre a toujours été considéré comme le plus europhile qui soit. Il l’est encore, mais il soutient résolument ce qui se passe en Grèce et critique avec virulence la manière dont la Commission européenne et certains de ses membres ont prétendu expliquer aux Grecs comment ils devaient voter. Nous ne pouvons pas accepter que la politique européenne ait pour résultat une hausse de 42 % de la mortalité infantile en Grèce. C’est injustifiable. Le sens de l’Europe, le fondement de l’europhilie, ce sont la paix et le progrès. On pourra dire ce que l’on voudra sur la situation budgétaire du pays, l’incapacité de l’État à faire rentrer les impôts, l’absence de cadastre ; tout cela est juste ; mais il incombait à l’Europe de pousser plus tôt aux réformes structurelles au lieu de fermer les yeux sur la situation.

Je partage le point de vue de Jean-Louis Bourlanges sur la solidarité, laquelle doit aussi se manifester lorsque les choses ne vont pas bien. Or les institutions européennes – c’est un point de désaccord avec Jean Quatremer – apparaissent désincarnées, et ce d’abord au sens où elles semblent froides, peu sensibles aux difficultés, incapables de porter le désir d’un destin commun au-delà des questions budgétaires et économiques. Aucun responsable européen ne décrit l’horizon enthousiasmant que l’on pourrait par exemple imaginer autour de la transition écologique, de la réduction des inégalités, de l’impossibilité de mettre en concurrence les ouvriers roumains et ceux du Sud-Ouest de la France dans certaines usines.

En revanche, je suis d’accord pour dire, à la lumière des débats de la dernière campagne pour les élections européennes, que cette incarnation est possible, si limitée et imparfaite soit-elle. J’ai personnellement aimé me reconnaître dans une Allemande qui parlait de l’Europe comme moi, sortir en somme du débat franco-allemand pour entrer dans le débat politique. Pour ces raisons, je suis absolument convaincue que les institutions évolueront dès lors que l’on saura animer le débat politique européen quant au fond : lorsque des convergences se créeront entre les responsables politiques des différents pays, selon des lignes de force qui l’emporteront sur les oppositions entre nations. C’est ainsi que nous avons constitué le seul véritable parti européen vivant, le Parti vert européen, moyennant de mémorables engueulades, mais toujours en parlant de politique.

Je remercie enfin Jean Quatremer d’avoir exprimé avec autant de fougue le problème de la personnification et de l’impasse de la Ve République, dont Laurence Parisot a aussi parlé tout à l’heure. Il est essentiel d’en débattre dans le pays, car l’incarnation est une nécessité en France autant qu’au niveau européen. Si l’attitude du Président de la République a été aussi appréciée au cours de la période très douloureuse que nous venons de vivre, c’est parce que nous avions tous besoin de nous identifier à une personne, à une parole. Les propos qu’il a tenus ce matin au sujet de l’islamophobie, pour la première fois, sont forts et nécessaires. En revanche, nous n’avons pas besoin d’un omniprésident qui a son mot à dire sur les méthodes d’harmonisation fiscale entre les différents États. La réforme dont nous avons vraiment besoin pour nous inscrire dans le débat politique européen, c’est le recul de cette omniprésidence de fait, qui nous nuit et dont le Président de la République lui-même est à la fois coupable et victime, tant il est impossible d’avoir réponse à tout – y compris physiquement, Laurence Parisot a eu raison de le dire.

Ce sont les débats européens qui feront évoluer les institutions. L’exemple de la commission d’enquête sur LuxLeaks est révélateur : le fait de porter le débat devant l’opinion publique des différents pays européens, sur un sujet compréhensible, modifie les majorités et révèle le poids que peut avoir le Parlement vis-à-vis de la Commission. L’essentiel est de réintroduire du politique dans le débat, et les institutions s’adapteront.

Soyons toutefois lucides quant à l’épuisement de ceux qui portaient le projet européen par-delà ses défauts. Il faut réagir : on ne peut pas se contenter de dire qu’il y a un problème institutionnel en France et que partout ailleurs tout va bien. Le délitement est indéniable et, je le répète, l’euroscepticisme, sinon le rejet de l’Union européenne, a beaucoup progressé. Il faudra aussi faire évoluer les institutions françaises, sans entrer dans le débat technique sur la représentation au Conseil, qui illustre le problème de manière évidente. C’est urgent, sans quoi l’euroscepticisme se fera beaucoup plus nationaliste : la vraie crise qui nous menace est là, au-delà des questions monétaires et budgétaires.

Mme Christine Lazerges. J’irai en grande partie dans le sens de ce qui vient d’être dit. Le drame est que l’Europe n’est considérée que comme une somme de contraintes pesant sur les citoyens – la communication sur les questions européennes ne dit que cela –, et non comme une fantastique ambition de paix et de garantie des libertés fondamentales. Les tragiques événements de la semaine dernière pourraient faire renaître l’espoir d’une prise de conscience de ce qu’ont toujours été les fondamentaux européens et du fait qu’en la matière, le cheminement n’a pas du tout abouti.

Un exemple : l’Europe policière et judiciaire, dont nous avons plus que jamais besoin. Peut-être est-ce par ce biais que l’on pourra faire à nouveau comprendre la nécessité de l’Europe.

Je suis par ailleurs un peu surprise que les institutions qui fonctionnent plutôt bien au niveau européen, à savoir le Conseil de l’Europe et en particulier la Cour européenne des droits de l’homme, soient aussi absentes de nos débats. Nous ne devrions pas oublier l’Europe du Conseil de l’Europe, cet instrument construit pas à pas de façon absolument remarquable et que plus personne ne considère plus comme un gadget, même lorsqu’il n’émet que des recommandations, sans parler de ses avancées essentielles en matière de droits et de libertés fondamentales. Pourquoi dissimule-t-on à ce point le rôle extraordinaire de la Cour européenne des droits de l’homme ?

M. le président Claude Bartolone. On pourrait s’interroger sur l’utilité de nos travaux dès lors qu’une majorité des trois cinquièmes n’est pas réunie pour modifier la Constitution. Mais c’est à force de ne pas se poser les questions que nous soulevons ici, de considérer qu’il est interdit d’en débattre, que l’on s’en désintéresse. Le problème est le même s’agissant de la construction européenne. C’est à cette contradiction que Juncker s’est trouvé confronté après un beau début de parcours. De même, en France, le débat sur le référendum constitutionnel européen avait-il vite tourné à l’excommunication des hérétiques.

En Europe comme en France, le problème de la représentation se pose, mais aussi au sens de l’incarnation et de la représentation du projet. La manière dont l’Europe se nuit à elle-même est très préoccupante. Ainsi lorsqu’elle fait barrage, dans la période de grande inquiétude que nous traversons, à la proposition de notre Premier ministre sur le contrôle des passagers des compagnies aériennes. Le fait que l’opposition la plus forte soit venue des Belges n’est pas sans ironie dans le contexte des événements que nous vivons depuis hier.

Dans vos interventions, vous renouez, messieurs, avec plusieurs des préoccupations que nous avons exprimées depuis le début de nos travaux. Quels sont les lieux de pouvoir, quel pouvoir ont-ils, quelle est leur responsabilité démocratique devant les Français ? Qui porte la parole de qui, dans quel rôle ? Je me contenterai de constater que nous retrouvons ces questions familières, sans me prononcer, je vous rassure, sur l’existence d’un Président de la République et d’un Premier ministre.

M. Jean Quatremer. J’aimerais dissiper un malentendu. Je n’ai pas dit que tout allait bien en Europe et mal en France. Je voulais simplement remettre les choses en perspective.

Une chose doit être claire pour nos partis politiques traditionnels – je ne parle pas des europhobes. Ils tombent dans le piège tendu par ces derniers en confondant les politiques européennes et le projet européen. On peut être en désaccord avec la politique menée par François Hollande sans être pour autant antifrançais. Pourtant, c’est l’Europe que critiquent ses détracteurs, non les politiques européennes. Vous croyez que j’étais d’accord avec la politique de la Commission Barroso ? Avec celle du Conseil européen lorsque Nicolas Sarkozy y siégeait ? Vous croyez que j’ai soutenu la création de la Troïka et les politiques d’austérité conduites en Grèce ? Jamais de la vie ; mais je n’ai pas pour autant versé dans l’europhobie ni même dans l’euroscepticisme. Je trouve ce mélange des genres très dangereux. Si la critique des politiques menées est légitime, celle du projet européen fait basculer à l’extrême droite, dans le nationalisme, le souverainisme.

J’en viens aux élections grecques. L’Europe était jusqu’à présent très désincarnée : c’était, en quelque sorte, les politiques sans la politique. On a tenté de remédier à ce problème en créant une Commission beaucoup plus politique. Or on ne peut pas à la fois vouloir une Europe plus politique et critiquer la Commission européenne lorsqu’elle fait de la politique. Que Jean-Claude Juncker, conservateur membre du Parti populaire européen, soutienne le gouvernement de Nouvelle Démocratie, qui fait partie du Parti populaire européen, ne me dérange pas. Crie-t-on au scandale quand Barack Obama se rend dans un État pour soutenir un candidat au poste de gouverneur ? Absolument pas : il fait de la politique ; c’est normal. Peut-être des commissaires de gauche – de la gauche radicale s’il en existait, ce qui n’est pas le cas puisque cette mouvance n’est au pouvoir dans aucun pays d’Europe – pourraient-ils soutenir de la même manière SYRIZA et la candidature d’Alexis Tsipras. Angela Merkel soutient elle aussi le gouvernement sortant, elle agite selon certaines sources la menace d’un « Grexit », mais c’est son problème, elle en a le droit. Protestons-nous, en France, contre l’interventionnisme de l’État central lorsqu’il se mêle des affaires locales ?

Dans une interview que je publie aujourd’hui dans Libération, Benoît Cœuré, membre français du directoire de la Banque centrale européenne, estime que si SYRIZA, qui refuse les politiques d’austérité, arrive au pouvoir, il faudra négocier avec ce parti pour parvenir à un accord, car c’est cela, la démocratie.

Mais je vous rassure : SYRIZA n’a pas l’intention de tout jeter par-dessus bord. Entre le parti de 2010 et ce qu’il est aujourd’hui, la différence est la même qu’entre le Parti communiste français des années 1960 et le Parti socialiste actuel ! Je voyage beaucoup en Europe et je connais particulièrement bien la Grèce. Voyez le programme de Thessalonique, programme de gouvernement adopté par SYRIZA en septembre dernier : il est très « social-démocrate compatible ». SYRIZA veut faire une réforme de l’État que, de l’avis de tous – y compris les représentants de la Commission sur place –, le gouvernement de Nouvelle Démocratie conduit par Antonis Samaras ne poussera pas jusqu’à son terme puisque cet État corrompu, clientéliste, c’est lui qui l’a fait, avec le PASOK : en le réformant plus avant, il se couperait de sa clientèle. Pour la Commission, la perspective de l’arrivée au pouvoir de SYRIZA est plutôt une bonne nouvelle : puisqu’ils n’ont pas les mains dans le pot de confiture, il y a une chance qu’ils fassent les réformes que les Européens demandent au pays depuis trois ans – réforme de la justice, indépendance de l’administration fiscale, constitution d’un cadastre, etc.

Bref, aujourd’hui l’avènement de SYRIZA ne fait plus peur à personne ; mais on fait mine du contraire, parce que c’est de la politique. Il n’y a pas lieu de s’en indigner. Le fait que tout le monde se sente concerné par ce qui se passe chez les autres est plutôt une bonne nouvelle.

Vous avez raison, madame, de dire que l’Europe est conçue comme une contrainte. Mais la faute à qui, sinon à nos dirigeants politiques, passés maîtres dans l’art de communautariser les échecs nationaux et de nationaliser les succès européens ? Souvenez-vous des vœux de Jacques Chirac en 2006 : à l’entendre, Ariane ou Airbus étaient des inventions françaises, inconcevables sans la France. Quant à François Hollande, je suis atterré – je le dis d’autant plus facilement que j’ai voté pour lui – par la manière dont il parle de l’Europe : aucune ambition, aucune direction, plus de projet. La personnification de l’Europe est peut-être inexistante à Bruxelles – et les Européens s’efforcent d’y remédier –, mais elle l’est tout autant à l’échelon national. Sur ce point, Cécile Duflot a raison. Pour un Cohn-Bendit, combien de technocrates froids ? Cohn-Bendit parti, je suis orphelin : je n’ai plus que Guy Verhoftstadt à qui me rattacher ! Et quand j’entends les autres parler d’Europe, je n’ai qu’une envie : devenir souverainiste ! (Sourires.)

M. Yves Bertoncini. L’Europe fait barrage, dites-vous, monsieur le président. Mais il faut mettre des visages sur ces clivages, qui sont politiques. Vous avez fait référence aux discussions en cours au Conseil des ministres et au Parlement européen sur la directive dite « PNR » – pour passenger name record. Certains groupes politiques au Parlement européen n’y sont guère favorables : le groupe socialiste et les Verts, ainsi que les libéraux ; il y a au Conseil des représentants d’États qui partagent cette position. Eh bien, il faut les convaincre : l’Union européenne est un combat, un combat politique, partisan. Du reste, quelle autre option avons-nous ? Des accords bilatéraux ? Mais il faudra toujours bien convaincre quelqu’un.

Il convient donc de distinguer, aujourd’hui plus que jamais, le projet européen des institutions européennes. Celles-ci sont utilisées par des acteurs politiques et produisent des résultats rarement satisfaisants – c’est un europhile qui vous le dit –, ce qui est logique dès lors qu’ils sont issus d’un compromis à vingt-huit.

En ce qui concerne la manière dont Jean-Claude Juncker s’est mêlé des élections grecques, je serai un peu moins conciliant que Jean Quatremer. La Commission ne peut pas être à la fois joueuse et arbitre sur les sujets qui concernent la zone euro. Jean-Claude Juncker aurait donc mieux fait de s’abstenir et d’adopter la même position que Pierre Moscovici ou Benoît Cœuré : laissons les Grecs voter, on discutera ensuite avec leur gouvernement.

Ce qui rejoint la question qui nous a été posée à propos des possibilités de sortie de la zone euro. L’Union européenne n’est pas une prison. On doit d’ailleurs au Traité constitutionnel l’existence d’une clause de sortie, reprise par le traité de Lisbonne en son article 50. Si les Britanniques veulent sortir de l’Union européenne, ils n’ont même pas besoin d’organiser un référendum, il suffit que leur Parlement en décide ainsi. Il en va de même pour les Grecs. Quant à la zone euro, personne ne veut en sortir. C’est un aspect assez frappant de la période récente : la volonté d’y rester en dépit de ses défauts a été majoritairement réaffirmée dans tous les pays. La zone euro, ce n’est pas « tu l’aimes ou tu la quittes » : peu de pays l’aiment, peu goûtent ses contraintes, notamment l’obligation de solidarité, mais on ne la quitte pas. Nous verrons bien si les Grecs votent pour des partis qui souhaitent sortir de la zone euro ; il reste que ceux-ci sont très minoritaires dans le pays.

On persiste à considérer que cette adhésion quelque peu négative au projet européen n’est pas une bonne chose. Il s’agit à mon sens d’une erreur politique. Car l’Europe, ce n’est pas seulement l’Hymne à la joie, c’est aussi l’hymne à la peur. C’est la peur qui a motivé la construction européenne à ses débuts : la peur de la menace stalinienne, la peur de retomber dans nos anciens travers et de nous refaire la guerre. C’est aussi sous cet angle qu’il faudrait raconter cette histoire. Si la plupart des Européens ne veulent pas quitter la zone euro, c’est parce qu’ils ont peur, peur que le retour aux monnaies nationales les expose au grand vent de la folie spéculative mondiale. L’Europe est à la fois une terre d’opportunités, un outil qui peut devenir une menace – c’est le cas de l’Europe-FMI, ce « monstre » selon Jean Pisani-Ferry – et une réponse aux menaces.

Encore faut-il l’incarner dans un projet, au-delà de la nécessité de respecter les règles que les États ont adoptées. Cette incarnation suppose des visages. Lesquels ? D’abord ceux des chefs d’État et de gouvernement, d’ailleurs plutôt bien identifiés – on s’est assez moqué de leurs sommets de la dernière chance. Se pose alors le problème de la reddition des comptes auquel nous, Français, sommes confrontés. Mais ces visages sont aussi européens.

Les banquiers centraux européens ne sont pas élus, non plus d’ailleurs que leurs homologues dans le reste du monde. On leur a confié la gestion d’un bien public, la monnaie, parce que l’on a considéré que c’était une chose trop grave pour la laisser au caprice des politiciens. C’est la théorie du bien public, et il faut l’assumer. Les banques centrales sont donc indépendantes, ce qui ne signifie pas qu’elles ne doivent pas rendre des comptes, être transparentes. Mario Draghi a d’ailleurs décidé que les délibérations du Conseil des gouverneurs seraient publiques à partir de ce mois, ce qui représente un progrès. Mais nous n’irons pas jusqu’à élire les banquiers centraux européens, sauf à changer de modèle, et sans doute de monnaie faute de consensus européen à ce sujet.

Quoi qu’il en soit, ce ne sont pas les banquiers centraux qui peuvent incarner l’Europe. Il reste donc les commissaires et les parlementaires européens. En modifiant les traités, on peut donner plus de pouvoir à ces derniers – c’est la tendance historique –, jusqu’à une codécision parfaite entre les États et le Parlement européen sur tous les sujets. J’y suis personnellement favorable.

Quant à la Commission, avec la procédure des Spitzenkandidaten, que je considère moi aussi comme un progrès, la désignation du président de la Commission est davantage liée au résultat des élections européennes. Il faudrait aller plus loin. Les commissaires actuellement en fonction ont été désignés par les États membres, d’ailleurs à l’issue d’un processus qui a déformé les rapports de force partisans : la Commission Barroso comptait 21 membres de droite pour 7 de gauche, le rapport est de 20 à 8 dans la Commission Juncker, alors que les rapports de force se sont rééquilibrés au cours de la dernière période. On pourrait donner au président de la Commission le pouvoir non seulement de « virer » les membres – qu’il détient depuis le traité de Nice, à la suite de la chute de la Commission Santer – mais aussi de les nommer lui-même. Il le ferait évidemment en lien avec les capitales nationales, mais peut-être en tenant davantage compte des rapports de force partisans. Aujourd’hui, il ne peut que s’opposer le cas échéant à leur nomination.

J’ajouterai, pour passer des aspects institutionnels à la pratique politique, que les commissaires devront être davantage présents sur le terrain. À cet égard, je trouve très satisfaisant que Pierre Moscovici se soit rendu plusieurs fois en Grèce au cours de la période récente, alors qu’Olli Rehn n’y était allé que deux fois en cinq ans. Il est bon que les commissaires viennent rendre des comptes, y compris dans les enceintes parlementaires nationales.

M. Jean-Louis Bourlanges. Permettez-moi, monsieur le président, de vous dire ma frustration de ne pouvoir répondre comme elles le méritent aux interventions des membres de la commission, toutes fort intéressantes. D’autant que, sur les sujets européens en particulier, il est nécessaire de pousser les raisonnements jusqu’à leur terme. Car il s’agit d’une démocratie à part, une démocratie sans peuple, associant des peuples européens, et impliquant des mécanismes extrêmement complexes et originaux, très différents de ceux que nous connaissons à l’échelon national – ce qui explique en partie l’incompréhension entre les deux niveaux.

Jean Quatremer ne partage pas mon point de vue sur les compétences. J’estime quant à moi que si les contraintes qui pèsent sur les compétences nationales sont fortes, elles résultent en grande partie de la conjoncture économique, de la mondialisation, des marchés et de la jungle monétaire qui ne date pas d’hier, ni de l’existence de l’euro.

En ce qui concerne la chronologie, toutefois, il est un point que votre commission doit avoir à l’esprit, et à propos duquel je suis tout à fait d’accord avec Jean Quatremer. J’ai décrit un état de schizophrénie caractérisé par une marche vers l’union monétaire dont ni les dirigeants, ni les parlements, ni l’opinion ne voulaient, qu’ils soient europhobes ou eurosceptiques – n’oublions pas que, même si la distinction a du sens, l’euroscepticisme est d’abord un understatement, une invention hypocrite des Britanniques pour qualifier l’europhobie. Mais quelque chose s’est passé ces dernières années, dont l’Assemblée nationale a eu à connaître très directement, et dans des conditions assez mouvementées, lors de la ratification du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG). Nous avons dû gérer les banquiers centraux, les chefs d’État et de gouvernement – M. Sarkozy, Mme Merkel et les autres – dans le pragmatisme, l’improvisation, l’empirisme, au gré d’un processus tantôt brutal, tantôt bloqué : nous, Européens, avons eu à sauver l’euro, et nous l’avons sauvé – peut-être pas pour toujours –, en levant les tabous que j’ai évoqués. Voilà ce que matérialise le Traité.

Nous avons donc résolu empiriquement le problème. Mais la crise de l’euro – plutôt que l’euro lui-même – a ainsi induit des compétences économiques et budgétaires renforcées, ce qui est une grande nouveauté. Nous qui nous plaignons depuis trente ou quarante ans de l’excès de pouvoir de l’Europe devons donc relever maintenant un grand défi : la gestion démocratique de ces nouvelles responsabilités économiques et budgétaires. Ce qui n’est pas sans poser certaines difficultés, dont témoigne par exemple l’intervention de la Commission avant-hier. Le problème démocratique est un problème européen ; je n’entrerai pas dans la controverse sur l’échelon auquel il se pose le plus, car si la démocratie française est fragile, la démocratie européenne est imparfaite. Quoi qu’il en soit, les réponses institutionnelles à ce besoin de démocratie ne prendront sans doute pas, vu l’attitude des Britanniques, la forme d’un traité à vingt-huit, mais plutôt celle d’un accord intergouvernemental.

En ce qui concerne la Commission, c’est lorsque l’on a donné au Parlement européen le pouvoir non seulement d’en investir le président, mais aussi de donner un avis sur sa nomination, que tout a basculé. L’évolution s’est manifestée lors de la désignation de M. Santer, en 1994 : l’avis du Parlement européen n’était alors que consultatif, mais le candidat a été obligé d’en faire dépendre le maintien de sa candidature, ce qui a conduit les autorités institutionnelles à inclure l’approbation pleine et entière du Parlement dans le traité d’Amsterdam.

Aux termes du traité de Lisbonne, c’est « en tenant compte des élections au Parlement européen » que l’on choisit le candidat à la présidence, ce qui va de soi dès lors qu’un vote d’investiture est prévu. J’avais personnellement voté contre M. Barroso en 2004 et mené, à la tête de la commission des libertés du Parlement, une procédure qui a en particulier entraîné l’élimination de M. Buttiglione, dont nous estimions qu’il ne défendait pas correctement les libertés fondamentales, parmi lesquelles le droit à l’orientation sexuelle. Il faut dire que M. Barroso avait jugé bon de confier le portefeuille des libertés publiques, de la justice et de l’immigration au candidat de Berlusconi : c’était un peu fort de café ! C’est alors que nous avons instauré la procédure qui a été appliquée – pas très bien, d’ailleurs – lors de l’investiture de la Commission.

En d’autres termes, monsieur Winock, la procédure, certes formalisée dans le traité de Lisbonne, était appelée dans les faits par l’existence d’une investiture parlementaire du président de la Commission, puis de la Commission elle-même. Il est d’ailleurs remarquable que nous ayons quasiment exercé en 1999 le droit de censure dont nous disposions dès le traité de Paris de 1951, en conduisant à la démission la Commission Santer, qui avait d’ailleurs été mal investie. M. Santer nous a devancés à la manière d’Aristide Briand, qui courait remettre la démission de son gouvernement au Président de la République dès qu’il se sentait menacé à la Chambre.

Le vrai défaut de la Commission est démographique. Un commissaire par État membre – regrettable invention du traité de Nice –, c’est une absurdité, qui entraîne des blocages et des dissymétries incroyables : les commissaires issus des États représentant 73 % de la population sont moins nombreux que ceux dont les pays d’origine n’en concentrent que 3 % ! La rotation automatique entre États, que l’on a envisagé d’instituer dans le Traité constitutionnel ou dans le traité de Lisbonne pour remédier au problème, aurait été encore pire : une fois sur trois, il n’y aurait eu aucun commissaire allemand, aucun Français ou aucun Anglais. Mieux vaut aller vers une présidentialisation accrue et développer le rôle des vice-présidents, comme le fait très bien M. Juncker actuellement.

M. Juncker est un bon choix eu égard à sa capacité politique : c’est un homme politique à part entière, qui, à ce titre, sait réagir aux problèmes les plus particuliers et bien diriger sa Commission. Je vois moi aussi une contradiction dans les reproches qui lui ont été adressés : il est logique que la Commission soit neutre si, comme le concevait Jean Monnet, elle n’est composée que d’experts indépendants ; mais, dès lors que les commissaires sont des hommes politiques comme les autres, qu’ils sont élus par une assemblée politique et responsables devant elle, on ne peut pas leur reprocher de marquer leur préférence dans tel ou tel débat national. Je suis personnellement partisan d’une certaine réserve, mais je comprends que M. Juncker, comme d’autres, se sente concerné par ce qui va se passer en Grèce. Son attitude est-elle opportune alors qu’il risque de se trouver face à SYRIZA ? Il ne faut en tout cas rien commettre d’irrémédiable. Mais il est logique de défendre sa famille politique et ses idées d’abord, et ensuite de négocier comme le disait Benoît Cœuré, de discuter, de faire des compromis. Car on peut ne pas aimer la démocratie de compromis et de négociation, mais dans ce cas il ne faut pas être européen !

En réalité, ce qui nous gêne, c’est que nous ne sommes pas clairs s’agissant du projet européen. Au-delà de la politique économique, voulons-nous une communauté politique bâtie pour l’action ou une communauté d’échanges sans frontières ni ambition commune ? Ce second modèle – qui n’est pas peu de chose : Michel Rocard a dit à ce sujet des choses tout à fait remarquables – consiste à organiser juridiquement des échanges entre sociétés démocratiques, à créer une mini-Société des nations qui aurait vocation à s’étendre indéfiniment. Ces deux projets coexistent dans l’esprit des Européens comme au sein de l’Union européenne, entre l’Europe à vingt-huit et la zone euro ; il faut cesser de penser qu’ils ne s’y parasitent pas, clarifier la situation et s’efforcer d’articuler – car c’est possible – cette Europe volontaire, liée à la zone euro et à l’engagement politique de ses membres, et cette Europe de la libre circulation garantie par un système juridique approprié.

M. Jean Quatremer. Madame Berger, le traité créant le MES a été ratifié par l’Assemblée nationale le 21 février 2012.

Mme Karine Berger. Je vous rassure, monsieur Quatremer : j’étais au courant… Mais tel n’était pas l’objet de ma remarque.

M. Jean Quatremer. L’Assemblée a ensuite voté les garanties apportées par l’État français au MES. On ne peut donc pas dire que les parlements nationaux n’ont pas été impliqués.

M. le président Claude Bartolone. Merci à tous.

J’ai bien entendu la remarque de Karine Berger à propos du tropisme de nos invités. Nous verrons ce qu’il en sera dans la suite de nos travaux. Je me réjouis en tout cas que plusieurs éléments soulevés aujourd’hui fassent écho à nos préoccupations franco-françaises.

La réunion s’achève à treize heures quinze.