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Groupe de travail sur l’avenir des institutions

Vendredi 30 janvier 2015

Séance de 9 heures 10

Compte rendu n° 4

Présidence de M. Claude Bartolone et de M. Michel Winock

– Audition, ouverte à la presse, de Mme Laurence Morel et M. Denis Giraux sur le thème du référendum

– Audition, ouverte à la presse, de Mme Dominique Schnapper et M. Henri Verdier, sur le thème des nouvelles voies de la démocratie

La réunion débute à neuf heures dix.

Table ronde sur le thème du référendum, avec Mme Laurence Morel et M. Denis Giraux.

M. le président Claude Bartolone. Monsieur le président, cher Michel Winock, mesdames et messieurs les parlementaires, chers collègues, mesdames et messieurs les personnalités qualifiées, avant de présenter les deux premiers invités qui nous font le plaisir d’être parmi nous aujourd’hui, je souhaite, à titre liminaire, évoquer la question de l’organisation de nos séances.

Michel Winock et moi-même pensons en effet qu’il serait utile, avant même le terme des séances thématiques, de faire un premier point sur nos discussions. Voilà pourquoi nous vous proposons de remplacer la séance du 27 mars, qui devait être consacrée aux modes de scrutin, par un point d’étape.

Si vous en êtes d’accord, nous ne procéderons pas ce jour-là à des auditions, et profiterons de la réunion pour débattre entre nous des principaux points qui semblent ressortir de nos premières réunions et des échanges que nous avons pu avoir.

Les séances thématiques seront décalées en conséquence. La question des modes de scrutin sera ainsi abordée le 10 avril. Je vous rappelle également que les séances thématiques seront suivies de deux ou trois séances de délibération, qui devraient avoir lieu au cours du mois de juin.

Vous trouverez dans le dossier qui vous a été remis un nouveau calendrier. Vous pourrez constater que nous n’avons pas modifié les dates de nos réunions : nous avons simplement décalé les séances à compter du 27 mars.

S’agissant des auditions, nous avons décidé de réduire le nombre de personnes auditionnées à quatre par séance afin de favoriser les échanges. Je vous rappelle par ailleurs que l’objet de ces auditions est de pouvoir interroger nos invités sur les questions institutionnelles. Nous aurons pour notre part le temps de détailler nos propres positions. Pour autant, il n’est évidemment pas interdit de faire part de son avis à ce stade, cela va sans dire. Mais efforçons-nous d’être brefs !

Les détails pratiques et méthodologiques ayant été évoqués, j’en viens sans tarder à la séance d’aujourd’hui, consacrée au référendum et aux nouvelles voies de la démocratie.

Le sujet qui nous réunit est d’autant plus essentiel qu’il est au cœur même de l’objet de cette mission. Cette séance trouvera, à ce titre, son prolongement dans celle du 5 février prochain, qui sera consacrée à la démocratie sociale et environnementale.

Je vous propose maintenant d’entamer cette première table ronde consacrée au référendum.

En vertu de l’article 3 de la Constitution du 4 octobre 1958 : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum. » Pourtant, force est de constater que le référendum n’occupe plus aujourd’hui la place qu’il occupait dans les premières années de la VRépublique. Peut-il et doit-il être réhabilité ? Peut-il permettre de combler le déficit démocratique qui semble se creuser entre les citoyens et les institutions ? Si oui, à quelles conditions ? La France doit-elle se doter d’un véritable et authentique système de référendum d’initiative populaire ?

Voilà quelques-unes des questions qui nous ont amenés à convier Mme Laurence Morel et M. Denis Giraux. Je tiens à les remercier tous deux pour leur présence.

Madame Morel, vous êtes maître de conférences à l’université de Lille, chercheuse au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF), et vous étudiez depuis longtemps la question du référendum dans notre pays. C’est un plaisir de vous accueillir.

Nous sommes également très heureux de vous accueillir, monsieur Giraux. Vous êtes maître de conférences à l’université Panthéon-Assas Paris II et également l’un des spécialistes de cette question. Vous pourrez notamment nous éclairer sur la pratique référendaire chez nos voisins européens.

Je me suis engagé à être bref. Je cède donc sans tarder la parole à Michel Winock, qui, je crois, souhaite évoquer non seulement la question du référendum, mais aussi celle du droit de pétition.

M. le président Michel Winock. On peut considérer le citoyen d’un régime démocratique selon deux conceptions : comme simple mandant et contrôleur des mandataires et des pouvoirs, ou bien comme coopérant, comme participant à la délibération et aux pouvoirs.

Le philosophe Alain qualifie le pouvoir politique de « mal nécessaire » à la sécurité des citoyens : il faut à la fois lui obéir et lui résister. « Résistance et obéissance, voilà les deux vertus du citoyen. Par l’obéissance, il assure l’ordre, par la résistance, il assure la liberté. Obéir en résistant, c’est tout le secret. Ce qui détruit l’obéissance est anarchie ; ce qui détruit la résistance est tyrannie. »

Les vrais pouvoirs, à ses yeux, ce sont d’abord les bureaux, l’administration. « Non point un chef, mais des milliers de chefs ; non point une volonté, mais une effrayante machine. » C’est un « tyran sans visage ».

Dès lors, le mandat que le peuple confie aux députés est de contrôler la bureaucratie. Les ministres sont comme des tribuns romains : leur travail est de surveiller chacune « de ces puissantes administrations, qui toutes tyranniseraient si on laissait faire ».

Les députés, eux, doivent surveiller les ministres et, naturellement, les citoyens doivent surveiller les députés qu’ils ont élus.

Sous la IIIRépublique se pratiquait d’ailleurs le « contrôle des mandats ». Un célèbre tableau de Raffaëlli représente Clemenceau devant des milliers d’électeurs dans l’arène du cirque Fernando, qui deviendra plus tard le cirque Medrano. Les relations que l’on peut en lire dans les journaux montrent qu’il ne s’agit pas d’un meeting unanimiste comme dans les campagnes électorales, mais bel et bien d’un compte rendu au cours duquel les citoyens – ceux de Montmartre en l’occurrence – ne se privent pas d’interpeller leur élu. Cette pratique se situe tout à fait dans l’optique d’Alain : les citoyens n’ont pas le pouvoir mais ils le contrôlent. Pour le philosophe, la démocratie se définit par « le contrôle continu et efficace que les gouvernés exercent sur les gouvernants ».

Dans les années 1930, on a assisté à une évolution sémantique du mot « démocratie » lui-même. Dans cette période où s’installaient ou se renforçaient des systèmes totalitaires qui menaçaient les démocraties, la notion, étymologiquement « gouvernement du peuple par le peuple », est devenue pour certains synonyme de « régime des libertés ». C’est ce que Pierre Rosanvallon a appelé la « démocratie négative », pensée comme un garde-fou contre les dictatures.

Karl Popper l’explique : « Réaliser la démocratie ne veut pas tant dire mettre le peuple au pouvoir que s’efforcer d’éviter le péril de la tyrannie. » La question de la démocratie se pose ainsi pour lui : « Comment concevoir l’organisation de l’État de façon à pouvoir nous libérer du gouvernement sans effusion de sang ? » Le pouvoir du citoyen n’est pas de commander mais de révoquer. La démocratie est le régime où il est possible d’évaluer, de juger et de récuser au besoin un gouvernement : les élections libres et régulières sont là pour exercer le rôle du « tribunal du peuple ». Et, pour Popper comme pour Alain, la représentation proportionnelle est à bannir. Seul le scrutin uninominal permet d’exercer ce rôle de tribunal, car « la fragmentation des partis aboutit à des gouvernements de coalition dans lesquels personne n’est responsable devant le tribunal du peuple, parce que tout se ramène nécessairement à des compromis ».

Dans cette conception, le citoyen n’est pas un coopérant mais un contrôleur du pouvoir.

La seconde conception du citoyen se réfère plus étroitement à l’étymologie du mot « démocratie ». Tandis que Popper défend une conception négative – empêcher la dictature, avoir la faculté de changer de gouvernants sans violence –, Paul Ricœur avance une conception positive : la participation croissante des citoyens à la décision politique. Selon ses termes, « la démocratie est le régime dans lequel la participation à la décision est assurée à un nombre toujours plus grand de citoyens. C’est donc un régime dans lequel diminue l’écart entre le sujet et le souverain. »

La question est évidemment de savoir quels sont les moyens de cette démocratie participative.

Un premier moyen est le droit de pétition. Celui-ci a été adopté par la Révolution, au cours de laquelle l’activité pétitionnaire a été importante. Des délégués de pétitions pouvaient être reçus et pouvaient s’exprimer à l’Assemblée nationale ou à la Convention. Aboli par le régime napoléonien, le droit de pétition a revu le jour sous les monarchies constitutionnelles. Une commission parlementaire ad hoc, la commission des pétitions, était chargée de faire le tri, examinant si telle ou telle pétition méritait l’attention des députés. Avec la révolution de 1848 et l’instauration du suffrage universel masculin, ce droit de pétition est abandonné : pour beaucoup de théoriciens, il n’avait été qu’une ébauche du suffrage universel et n’avait dès lors plus lieu d’être. La Troisième République abolit, en 1879, la commission des pétitions.

Il y a encore aujourd’hui des pétitions, mais elles tombent en général dans le vide après avoir été plus ou moins relayées par les médias. Ainsi, en 2013, l’association Bloom en avait lancé une contre la pêche en eaux profondes qui avait recueilli 800 000 signatures. Jamais il n’en a été question au Parlement.

Sur certains sujets, la pétition peut attirer l’attention des élus. Première question, donc : la pratique des pétitions ne pourrait-elle pas être institutionnellement rétablie, moyennant des règles formelles ?

Se pose aussi la question du référendum, ou plutôt des référendums, puisque l’on peut imaginer leur organisation non seulement au niveau national mais aussi dans le cadre de la région, du département ou de la commune.

Ne voulant pas empiéter sur les interventions qui vont suivre, je rappellerai seulement le discrédit dont souffre cette pratique électorale. Dans les débuts de la IIIRépublique, pourtant, un double mouvement de gauche et de droite s’est développé en faveur de la pratique référendaire.

À droite, il s’agit des mouvements plébiscitaires qui se trouveront unis pour un temps dans le boulangisme. Leur principe est celui de l’appel au peuple. Paul Déroulède souhaite remplacer la République parlementaire par une République plébiscitaire où les lois seraient soumises directement à la volonté populaire.

À gauche, dans les rangs socialistes, un Édouard Vaillant, un Jean Allemane, défendent la même procédure, qu’ils nomment « législation directe ». Ils ont pour référence, du reste, la Constitution de 1793 – jamais appliquée –, selon laquelle les projets de loi du Corps législatif n’étaient que des lois proposées qui devaient être ratifiées par les assemblées primaires élues dans chaque canton.

Cependant, la pratique du référendum ne s’est jamais réalisée sous la IIIRépublique. On impute cette disparition à la crise boulangiste – soit dit par parenthèse, le général Boulanger est le premier à parler de « référendum » : c’est le mot « plébiscite » qui était employé auparavant. Cette crise a profondément ému les républicains et discrédité cette pratique, assimilée à la volonté d’asseoir un pouvoir personnel. Peut-être était-ce aussi une défiance envers le suffrage universel direct. Les fondateurs de la IIIe République n’étaient pas très sûrs d’un peuple jugé un peu trop immature pour avoir à se prononcer directement.

La IVRépublique a utilisé le référendum pour naître et pour mourir : les projets constitutionnels ont été soumis à référendum en 1946 et en 1958. C’est la VRépublique du général de Gaulle qui a restauré la procédure. Aux termes de l’article 3 de la Constitution : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum. » Mais l’usage qu’en a fait le général de Gaulle, dénoncé comme un « référendum-plébiscite », en a renouvelé le discrédit.

Mme Laurence Morel. Je remercie votre groupe de travail et ses deux présidents de la confiance qu’ils me témoignent. Il s’agit, il est vrai, d’un sujet sur lequel je travaille depuis longtemps ; pour autant, je n’ai pas de positions catégoriques, car la matière est extrêmement complexe. Il est très difficile de parler du référendum en général tant les types de référendums sont nombreux. C’est pourtant ce que je m’emploierai à faire dans un premier temps.

Avant de répondre, dans cet exposé et ensuite dans la discussion, à quelques-unes des questions que vous m’avez préalablement adressées, je voudrais essayer de poser le problème du référendum en France selon mes propres termes.

La question de fond, s’agissant de l’avenir du référendum en France, est de savoir si un accroissement du recours au référendum, qui nécessite peut-être l’introduction d’un nouveau droit référendaire, est susceptible d’apporter une contribution à la crise que traverse actuellement notre système politique – crise dont il m’a semblé qu’elle était l’une des raisons d’être de votre groupe de travail.

Pour répondre à cette question, il faut donc partir de la crise de notre système politique. Essayer d’en déterminer les traits principaux n’est déjà pas chose facile. On peut néanmoins s’accorder sur le fait que cette crise est, au minimum, une crise de confiance des citoyens envers leurs institutions, leurs dirigeants politiques, leurs partis, leurs syndicats, c’est-à-dire envers les intermédiaires qui sont les acteurs de la démocratie représentative. La dernière vague du Baromètre de la confiance politique, mis en place depuis 2009 par le CEVIPOF, en témoigne amplement, confirmant ce que l’on avait déjà relevé les années précédentes.

On peut également s’accorder sur le fait que notre système politique vit une crise de fonctionnement. C’est en premier lieu parce que le défaut de confiance est lui-même un dysfonctionnement. La confiance, c’est en quelque sorte le carburant qui permet à la machine de tourner, autrement dit au système politique de produire des décisions et de les faire accepter. Mais il y a aussi crise de fonctionnement parce que la performance du système, c’est-à-dire sa capacité à résoudre ce que les citoyens considèrent comme les principaux problèmes de leur existence, semble s’être réduite, ou en tout cas – et c’est ce qui compte –, est considérée comme telle.

Dans ce contexte de double crise, la question du référendum peut donc être reposée ainsi : l’augmentation de la place des référendums, ou des possibilités de référendum à travers le droit référendaire, est-elle susceptible d’apporter une contribution positive à la crise de confiance, de même qu’à la crise de fonctionnement, de notre système politique ?

Je crois que c’est par là qu’il faut commencer, même s’il est particulièrement difficile de raisonner en termes généraux tant il y a de variétés de référendums et tant les modalités et circonstances de leur tenue peuvent en altérer la pratique et la signification. Mais je crois qu’il y a tout de même un certain nombre d’effets que le référendum, ou au moins certains types de référendums, sont capables de produire, même si ces effets ne sont pas toujours garantis et peuvent nécessiter certaines précautions d’usage pour s’avérer en pratique.

Le référendum peut-il redonner confiance dans le système politique ?

On pourrait arguer que, si la défiance est principalement liée à la baisse de performance du système politique – aux « mauvais résultats », comme on dit plus couramment –, alors il faut aller directement à la seconde question et se demander en quoi le référendum pourrait éventuellement améliorer cette performance.

D’après la même enquête du CEVIPOF, la défiance, notamment celle qui s’exprime à l’égard des personnalités politiques, semble en effet liée en premier lieu à l’absence de résultats probants de leur action.

Pour autant, cela ne signifie pas, à mon avis, qu’une association plus grande des citoyens à la confection des politiques n’aurait aucun effet sur la confiance qu’ils ont dans leur démocratie représentative : on peut penser au contraire que la possibilité de contester les décisions politiques ou les textes législatifs, ou d’en proposer, en particulier au niveau local, aurait pour effet de responsabiliser davantage les citoyens, de mieux les intégrer au système politique, de les rendre plus conscients de la complexité des problèmes et, surtout, de leur donner le sentiment d’être écoutés – actuellement, près de 90 % des individus « pensent que les responsables politiques ne se préoccupent pas de leur avis ». Bref, le recours à la pratique référendaire pourrait accroître la confiance dans la démocratie, indépendamment même du bien-être collectif auquel cette pratique pourrait contribuer en termes de politique publique.

Un des meilleurs spécialistes de la démocratie directe suisse, qui faisait l’année dernière à Paris une conférence sur le sujet et qui ne passe pas pour un fanatique des référendums, M. Yannis Papadopoulos, soulignait ainsi que la principale vertu de la démocratie directe en Suisse est la légitimation du système politique, et même le fait qu’elle génère une sorte de « patriotisme constitutionnel », expression qu’il emprunte à Habermas : non seulement les Suisses ont une confiance élevée dans leurs institutions, mais, plus encore, s’y identifient. Il ne faut donc pas négliger l’effet possible d’un développement de la procédure référendaire sur la confiance.

En second lieu, le référendum peut-il améliorer le fonctionnement de notre système politique, en particulier sa performance, sa capacité à résoudre les problèmes ?

Il est beaucoup plus difficile de répondre à cette question, je serai donc plus prudente. Mais on ne peut l’éluder, car l’idée la plus répandue, l’argument le plus classique contre le référendum et la démocratie directe en général, c’est que le peuple serait inapte à gouverner. Les arguments sont nombreux : l’incompétence des citoyens, ou leur indifférence, les conduirait à des choix contraires à l’intérêt général, à être manipulés, notamment par des minorités ; ou, à l’inverse, ce seraient les minorités qui feraient les frais des décisions majoritaires du fait de la « tyrannie de la majorité » ; ou, enfin, les décisions populaires seraient potentiellement plus dangereuses pour les libertés et les droits individuels que celles des représentants élus. Au lieu d’améliorer la performance du système politique, sa capacité à produire des politiques adaptées, les référendums ne risquent-ils pas plutôt de la détériorer ultérieurement ?

Encore une fois, il est très difficile de répondre à cette question. En la matière, on ne peut que regarder les expériences réalisées dans les démocraties, et essayer de voir si ces craintes se sont révélées justifiées en pratique. Il est plus facile à cet égard d’évaluer d’éventuelles atteintes aux droits des minorités ou aux droits individuels qu’à l’intérêt général. Les Suisses se penchent régulièrement sur cette question, en ce qui concerne l’initiative populaire. Les études montrent que l’initiative populaire a rarement conduit à remettre en cause des droits acquis, mais qu’en revanche elle a parfois empêché une extension de ces droits. À ma connaissance, les études américaines sur la démocratie directe à l’intérieur des États parviennent aux mêmes conclusions.

Précisons cependant que la Suisse ne pratique qu’un contrôle juridictionnel très peu contraignant, et ce depuis 1999 seulement, sur les atteintes potentielles des initiatives populaires aux droits et libertés individuelles.

Par ailleurs, les Suisses se demandent souvent si certaines décisions populaires ont été préjudiciables à l’intérêt général. La question la plus discutée est évidemment celle du rejet par référendum de l’entrée dans l’Union européenne, contre l’avis de la grande majorité des partis et des élites. Mais les Norvégiens se posent la même question, de même que les Danois et les Suédois s’agissant du rejet de l’euro, et l’on pourrait citer beaucoup d’autres exemples. En définitive, qui peut répondre à cette question ? Les peuples en question se porteraient-ils mieux s’ils avaient suivi l’avis de leurs élites ? Qui peut le dire ?

Ce que l’on peut dire, en revanche, c’est qu’il existe tout de même de nombreux moyens de réduire le risque de « mauvaises » décisions. Le contrôle juridictionnel de la conformité d’une proposition référendaire à la Constitution ou à d’autres textes en est un, très efficace, qui s’est beaucoup développé durant les dernières décennies, y compris en France. Beaucoup de pays, notamment l’Italie, ont défini des règles relativement à la question posée – simplicité, clarté, unicité – ou à la campagne référendaire, qui permettent de porter à un haut degré la capacité du vote à exprimer une volonté populaire authentique et informée sur la question posée. Certains organismes non gouvernementaux ont permis également de réaliser des progrès importants dans la définition des « referendum best practices » et dans le monitorage des référendums, notamment le suivi des campagnes, de plus en plus souvent assuré par des experts en mission d’observation. Le référendum écossais de cet automne était, de ce point de vue, un modèle du genre.

Je crois qu’il faut sortir d’une démarche un peu myope consistant à ne voir que l’impact du contenu des décisions référendaires, et prêter attention à d’autres effets, potentiellement très vertueux, du référendum sur la performance du système politique. J’ai parlé tout à l’heure de la capacité du référendum à redonner un peu de confiance dans les institutions. Or, s’il est vrai que la confiance est indispensable au bon fonctionnement des institutions, on tient déjà ici un premier impact positif sur la gouvernance. Dans un registre similaire, il faut tenir compte de la légitimité particulière dont jouissent les décisions populaires. Certes, cette légitimité, qui dépend de nombreux facteurs, est loin d’être automatique, mais elle constitue un « potentiel » spécifique du référendum.

S’agissant enfin de l’initiative populaire, on sait la contribution décisive qu’elle a apportée en Suisse à la « démocratie de la concordance », c’est-à-dire une démocratie qui procède à une concertation intense et très inclusive des intérêts en amont du processus législatif, de manière à éviter le déclenchement en aval des référendums. Sans doute la France ne deviendra-t-elle pas une démocratie de la concordance, mais cela ne doit pas nous empêcher de réfléchir aux effets vertueux de l’initiative populaire, ne serait-ce que par son existence et par la « menace » qu’elle constitue pour des élus qui n’ont jamais très envie de voir des référendums organisés et qui pourraient ainsi être amenés à de meilleures pratiques.

Pour répondre aux deux questions que je posais en introduction, il me semble qu’une extension du référendum serait à même d’améliorer la relation des Français avec leurs dirigeants politiques et leurs institutions ; quant à la performance de nos institutions, elle ne peut que profiter d’un regain de confiance. À tout le moins, le référendum n’est pas voué, comme on le croit souvent – en France surtout –, à être la pire des choses : une conception attentive de ses modalités, notamment des questions sur lesquelles il peut porter sur le fond et sur la forme, des détenteurs de son initiative, de l’échelle territoriale à laquelle il est appliqué, du contrôle juridictionnel et des règles de campagne, devrait aboutir à une pratique utile et vertueuse.

M. Denis Giraux. Je vous remercie de m’avoir invité mais crains que vous n’ayez très rapidement à le regretter. Pour avoir lu les premiers travaux de votre cénacle, j’ai perçu une sorte d’hostilité sourde à toute procédure référendaire, de la part des parlementaires en particulier, mais aussi, dans une certaine mesure, de mes collègues universitaires.

Je formulerai donc une première remarque à l’encontre des parlementaires, une seconde en direction de l’université et une troisième à propos de la mode des commissions.

Comme l’a très bien dit M. Michaël Foessel lors de votre séance du 19 décembre dernier, la notion de démocratie représentative constitue un oxymore. À l’université, pourtant, on enseigne volontiers que la démocratie, c’est la représentation.

Or, avec d’autres auteurs tels que Bruno Daugeron et Jean-Marie Denquin, je fais partie d’un courant informel qui pense que la démocratie ne peut pas être représentative, c’est-à-dire que la représentation n’est pas démocratique. Quand bien même ses modalités seraient démocratiques – faites par le peuple –, la représentation ne représente que ceux qui sont élus et non pas ceux qui ont participé à ce mode méritocratique et oligarchique tout à fait honorable, mais qui n’est pas la démocratie.

La démocratie représentative me semble être une sorte d’illusion à laquelle il faudrait, non pas mettre fin – je suis convaincu qu’il faut des représentants –, mais dont il conviendrait à tout le moins de montrer la limitation intrinsèque.

Ma deuxième remarque concerne, je l’ai dit, l’université. J’achève une minable carrière passée sur un strapontin dans une université prestigieuse qui ne s’est jamais véritablement intéressée à mes travaux. Le référendum, la Suisse, le référendum d’initiative populaire, tout cela, en France, sent le soufre ! Par une tradition imbécile, pardonnez-moi l’expression, on enseigne encore à l’université la distinction entre référendum et plébiscite, reprise à l’envi par nos élites et nos journalistes, alors que mon collègue Jean-Marie Denquin a tranché la question dans une thèse, publiée en 1976, qui démontrait que l’un est dans l’autre et réciproquement, même en Suisse ! Il serait temps d’en finir avec l’idée qu’il y aurait de bonnes consultations, les référendums, et de mauvaises consultations, les plébiscites.

L’absence d’intérêt de mes collègues pour mes travaux a un avantage : je suis dans le désert de Gobi et l’on m’y laisse tranquille. Inconvénient : dans ce désert, on rencontre peu d’autres universitaires et encore moins le peuple, ce peuple souverain que l’on place au sommet, mais qui ne laisse pas d’inquiéter nos élites lorsqu’il se met à demander des comptes.

J’ai commencé ces travaux en 1985. Je fête cette année les trente ans d’un ouvrage, publié aux Presses universitaires de France, qui n’est accessible que dans la « grande réserve » de la bibliothèque Cujas. Avec deux collègues, nous avions mené une étude de terrain en Suisse sur trois phénomènes.

Nous nous étions intéressés d’abord aux Landsgemeinden, les cantons où cette procédure directe se pratique encore. Nous avions pris des photos que d’aucuns qualifieraient de désobligeantes, puisqu’on y voit des gens qui participent à des assemblées populaires et votent à main levée. Je vous rassure : cette pratique est en voie de disparition, elle n’est plus en vigueur que dans deux cantons. Reste que, dans ces communautés de 40 000 à 50 000 personnes, on vote à main levée depuis le XVIe siècle et on prend des décisions redoutables pour les instances élues. Cette démocratie directe « pure » a un pendant aux États-Unis avec les town meetings, sur lesquels aucune étude complète n’a été réalisée depuis Alexis de Tocqueville.

La démocratie directe suisse est très peu connue et très peu étudiée. Cela se passe à 500 kilomètres de Paris, mais mes collègues parlent de « folklore », oubliant que, dans le mot « folklore », il y a « folk », « peuple ». Cette pratique, j’y insiste, a un passé qui montre que cela peut fonctionner, d’autant qu’internet pourrait servir de palliatif.

La deuxième étude portait sur le référendum financier, procédure redoutable, totalement inconnue en France, qui empêche toute dérive des autorités élues en les contraignant de demander leur avis aux citoyens lorsqu’elles veulent engager une nouvelle dépense. La commune a-t-elle des difficultés financières, veut-elle faire un Disneyland ? Le peuple pourra dire non. Et il ne saurait être question de saucissonner la dépense pour contourner la procédure ! Voilà un des très nombreux types de référendums. La notion, comme l’a dit à juste titre Laurence Morel, recouvre une multitude de dispositifs si différents les uns des autres qu’il est impossible de les présenter de manière synthétique.

La troisième étude, enfin, concernait le référendum dit « d’initiative populaire ». J’ai écrit, toujours aux PUF, un article sur l’initiative populaire qui n’a pas plus été lu que les autres. Je le dis sans forfanterie : mes collègues n’ont pas le bon goût de me citer ; mais il est vrai que je ne suis que maître de conférences ! Bref, j’ai mené cette étude sur le référendum d’initiative populaire au niveau des cantons et des communes suisses, où il fonctionne de manière tout à fait satisfaisante. Ce n’est évidemment pas un idéal. Comme Laurence Morel, je suis dubitatif quant à l’intérêt de certaines mesures. Je constate néanmoins que cela marche en Suisse sans faire émerger de mouvement révolutionnaire ou réactionnaire. À ce niveau très local, on doit simplement tenir compte de toutes sortes de petits groupes qui considèrent, par exemple, que couper quelques arbres à tel endroit n’est pas une bonne chose, etc. On travaille donc en amont à un consensus pour éviter les mesures prises par les autorités après enquête publique. Soit dit en passant, ces enquêtes publiques sont toujours d’un niveau lamentable en France. Elles fonctionnent beaucoup mieux en Suisse, parce que l’on tient compte de la position des individus. En Suisse, les citoyens sont au cœur du système. On ne peut rien faire sans eux : ils sont le souverain.

Ce n’est, semble-t-il, pas le cas en France, et c’est sans doute une des raisons pour lesquelles ce groupe de travail, dans un sursaut de lucidité, se penche sur l’avenir des institutions. Le déficit démocratique n’est pas seulement un problème de l’Union européenne, c’est un problème qui affecte aussi la France. Quelle place donner à ce peuple qui fait tellement peur et qui ne me rassure pas plus que vous ? Pas plus que vous, je ne suis le peuple, et l’on ne sait pas ce que celui-ci pourra faire demain. Avant mai 1968, tout allait bien en France. Cela n’a pas empêché la survenue de cet événement qui a surpris tout le monde. Tout peut donc arriver demain, et la crise économique que nous traversons n’est pas de nature à apaiser nos inquiétudes.

Je me suis aussi intéressé à la révocation populaire. Cette procédure existe dans huit cantons sans y avoir jamais été appliquée. Elle a été inventée par des Français. Les Suisses prêtent volontiers son origine à Nicolas de Condorcet ou à Gracchus Babeuf, mais je n’en ai jamais trouvé la trace précise, même aux archives Babeuf de Moscou. Toujours est-il que c’est nous, à travers le mouvement révolutionnaire, qui avons créé la démocratie suisse telle qu’elle fonctionne.

La révocation populaire, l’Abberufungsrecht, est possible dans huit cantons soit pour le Parlement, soit pour les autorités exécutives. Elle n’a jamais été appliquée, je l’ai dit, mais elle a servi de modèle à des hommes politiques californiens qui l’ont observée et introduite aux États-Unis en 1903, d’abord à Los Angeles. En effet, les compagnies de chemins de fer « arrosaient » les élus démocrates et républicains. Contre cette large corruption, une minorité de personnes « socialisantes » ont souhaité mettre sur pied des procédures permettant de révoquer des élus en cours de mandat. Le dispositif s’est répandu, à tel point que trente-six ou trente-neuf États américains – le chiffre fait débat – possèdent ces procédures à différents niveaux.

On est cependant à la limite du sulfureux : on sait bien que les prétendues « démocraties populaires » d’obédience bolchevique utilisaient de tels procédés pour ostraciser les hommes politiques qu’elles voulaient écarter. La procédure est dangereuse, donc, mais elle existe. On pourrait peut-être y réfléchir. « Pour quels mandats serait-[elle] éventuellement adapté[e] ? » est-il demandé dans votre questionnaire. Cela dépend, vous répondrai-je, de votre degré d’humour ! Faut-il le faire par le haut ou par le bas ? Je ne saurais le dire !

Je précise seulement que la procédure révocatoire présente l’intérêt de n’avoir aucune conséquence juridique : la personne perd simplement son mandat au cours de celui-ci. Aux États-Unis, néanmoins, les situations peuvent être plus complexes : ce n’est pas systématiquement pour des raisons de malversations qu’un élu peut être révoqué.

Enfin, j’ai écrit quelque part – toujours aux PUF – qu’il serait sans doute souhaitable de substituer aux parrainages présidentiels actuels un parrainage populaire. On mettrait ainsi fin à la procédure curieuse des primaires, dont on peut craindre – même si les rares expériences ont bien fonctionné jusqu’à présent – qu’elle n’aboutisse à une captation par le haut de la vie politique en empêchant l’émergence de candidats qui seraient hors partis. La mainmise des partis sur la vie politique en France est tout à fait pathétique : on sait par anticipation qui participera à la course finale à l’Élysée. L’idée que le peuple choisit le Président de la République est une illusion totale. Avec un parrainage populaire, le peuple serait à l’origine de l’initiative. Il suffirait de placer le chiffre entre 1 million et 1,5 million, de manière à n’avoir ni trop ni trop peu de candidats. Je vous invite à réfléchir à ce dispositif qui pourrait laisser de la place à d’éventuels candidats n’appartenant pas au système politique.

J’en viens à ma troisième remarque, sur les commissions.

Tout d’abord, je me félicite que ce groupe de travail formé par le président Bartolone ne soit pas d’origine gouvernementale.

Je crois avoir enterré prématurément ma carrière en 1993, lorsque je critiquai, avec mon ami et collègue Bernard Owen, les conclusions de la commission Vedel sur les modes de scrutin. Nous laissions entendre que cet « accordéon » fait de tout et de n’importe quoi risquait de ne pas fonctionner. Ces remarques ne plurent guère au doyen Vedel et à son entourage. Leur pertinence fut prise, je le crains, pour de l’impertinence. Depuis, je me garde de critiquer les conclusions des commissions.

Sur le plan technique, et pour vous rassurer, je puis vous « vendre » toutes sortes de procédures qui éviteraient que le peuple dise vraiment ce qu’il a à dire. Il faut certes distinguer le local et le national. Mais peut-être l’audace vous prendra-t-elle d’envisager d’introduire un jour un référendum d’initiative populaire. Cette procédure relève d’un monde à part, très différent de celui du référendum. En Suisse, la question n’est pas binaire. On peut répondre par oui ou non, mais aussi par « oui oui », « non non », etc., selon des modalités très complexes. Il est en effet loisible de proposer, face à l’initiative populaire, un contreprojet, d’où la possibilité de formuler une réponse qui ne soit pas simplement l’acceptation ou le rejet de la mesure.

Il faut également distinguer l’initiative populaire rédigée de toutes pièces et celle qui prend la forme d’un simple vœu. Dans le cas de la première, les autorités fédérales et, en Suisse, les autorités locales peuvent élaborer un Gegenvorschlag, un contreprojet. La procédure est généralisée en Suisse, soit qu’elle figure dans les Constitutions cantonales, soit que le Tribunal fédéral l’autorise aux élus en les estimant légitimes dans leurs fonctions.

Si je m’en étais tenu à la Suisse, j’aurais considéré ce dispositif comme normal : les représentants étant élus par le peuple, ils peuvent proposer un contreprojet.

Or, aux États-Unis, cette configuration n’existe que dans deux des États qui pratiquent l’initiative populaire. La méfiance envers les élus est telle que l’on répugne à leur donner la possibilité de faire une contreproposition. Ce qui est général chez les uns est très peu répandu chez les autres, tant le rapport historique à la corruption est différent.

Le débat est complexe. Faut-il permettre cette procédure, dans quelle mesure, sur quel objet, sous quel contrôle – le rôle du juge est évidemment essentiel –, à quel niveau ? J’avais fait aux PUF une sorte de dictionnaire de toutes les possibilités techniques de blocage existantes. Il faudrait l’actualiser, mais, techniquement, on peut toujours tout empêcher.

Soyons clairs : en modifiant l’article 11 de la Constitution en 2008, on a fabriqué une fantastique usine à gaz. J’en ai un peu honte pour les parlementaires. Qu’est-ce que cette initiative prétendument partagée que certains de mes collègues qualifient pathétiquement d’initiative populaire ? Certainement pas de l’initiative populaire ! L’initiative populaire suppose que l’on fasse confiance à une minorité – extrémiste, d’avant-garde ou d’arrière-garde, peu importe ! – pour ouvrir le débat. Après le débat, le peuple tranche.

En Suisse, une vague d’initiatives populaires dites xénophobes fut inspirée par un homme politique d’extrême droite, Schwarzenbach, qui ne supportait pas l’« invasion étrangère » – c’est-à-dire les frontaliers français, italiens et allemands qui venaient travailler dans son pays. La classe politique ne voulant pas s’emparer de cette question qui sent mauvais et à laquelle elle n’a rien à gagner, il lance la procédure. Scandale, discussion et débat s’ensuivent. Les Suisses se rendent compte que, certes, il y a beaucoup d’étrangers dans leur pays – 20 % de la population –, mais que l’économie ne fonctionnerait pas sans eux. Schwarzenbach revient à la charge à trois reprises et échoue à chaque fois. En Suisse, on est conservateur, un peu xénophobe – tous les peuples le sont – ; pour autant on admet les étrangers parce que le bon sens le veut. Et le débat aura été purgé du fantasme du « trop d’étrangers ».

C’est tout l’intérêt de ces procédures. En Suisse, on ouvre le débat, on peut faire trancher le peuple, et le peuple n’est pas idiot !

Certes, comme aux États-Unis, l’abstention est très élevée. Il faut néanmoins prendre en considération nos différences historiques. Avec son référendum de 1988, le Premier ministre Michel Rocard fait une catastrophe, même s’il obtient, à la grande joie de François Mitterrand, un succès. En Suisse, une telle abstention n’a aucune importance. Quand les citoyens ne se sentent pas compétents sur une question, ils ne votent pas, d’autant que la Chancellerie fédérale tient un calendrier des votations prévues pour les vingt années suivantes. Tout est prévu, et l’on sait que l’on aura l’occasion de se prononcer à nouveau. La faible participation n’est pas un problème. Elle n’entame pas la validité de la question, car l’on sait que, le coup d’après, on pourra encore voter en tant que souverain.

Ces remarques étant faites, je vous invite à faire un « coup d’État al dente »¸ comme l’a si bien écrit Michel Winock à propos du 13 mai 1958. Un choc me semble nécessaire. Même si vous êtes hostiles aux procédures référendaires, introduisez l’initiative populaire, qui est sans danger. Le peuple suisse, clairement conservateur, avance résolument. Je pense que le peuple français n’est guère différent. Mais, techniquement, on peut élaborer quelque chose qui a l’apparence d’une démocratie tout en empêchant le peuple d’être souverain. Tout dépend du niveau auquel on situe le rôle du juge.

M. Alain Tourret. Appartenant à un vieux parti, le parti radical, je suis sensible au fait que vous ayez cité Alain en introduction, monsieur le président Winock. Alain, c’était le citoyen contre les pouvoirs et l’homme de la démocratie représentative. Il a toujours pensé que plus le pouvoir délégué aux députés était important, plus ceux-ci pouvaient contrôler l’administration et l’exécutif. Dès lors, il n’y avait nul besoin de recourir à une autre source de légitimité comme le référendum.

Ainsi que le disait Gaston Monnerville, les radicaux sont « viscéralement opposés au référendum ». Le référendum, c’est l’assise des régimes autoritaires. Nous l’avons suffisamment éprouvé dans l’histoire de France. Le Consulat, le Consulat à vie, puis le Premier Empire, furent instaurés par un coup d’État. Chaque fois, Napoléon Bonaparte recourut au référendum pour asseoir la réalité de sa prise de pouvoir.

À son tour, Louis-Napoléon Bonaparte, après son coup d’État de 1848, organise un référendum pour assurer le Second Empire.

Quant au retour du général de Gaulle au pouvoir, il n’est plus guère contesté que c’est un coup d’État qui le permet le 13 mai 1958. De nouveau, l’assise de ce coup d’État militaire est assurée par le biais d’un référendum.

Si le référendum accompagne les prises de pouvoir au profit de régimes plus ou moins autoritaires, il contribue aussi à leur maintien. Chaque fois qu’un régime autoritaire vacille, il est fait usage du référendum. Ce fut le cas lors des Cent Jours, grâce à la plume de Benjamin Constant. Ce fut le cas en 1870. Ce fut également le cas en 1969.

Aux termes de l’article 3 de la Constitution de la VRépublique, la souveraineté populaire s’exerce de deux manières : par le biais du système représentatif et par la voie du référendum.

On voit ce qu’il en a été des dix référendums organisés depuis 1958, d’abord sur l’affaire algérienne, ensuite sur l’affaire néo-calédonienne, puis sur les questions européennes. Depuis 2005, cette procédure est pratiquement tombée en désuétude – mais, s’il parvient à reprendre le pouvoir en 2017, M. Sarkozy promet d’y recourir plus abondamment.

Sous la VRépublique, le référendum peut servir de substitut à la dissolution. M. de Villepin aurait sans doute dû y réfléchir avant d’inspirer la dissolution de 1997. Mais le référendum aurait été, là encore, le moyen de raffermir un pouvoir chancelant.

Parfois, le référendum sert à résoudre un problème complexe entre le Président et sa majorité. On a évoqué cette possibilité il n’y a pas si longtemps, avant que le Président de la République ne rebondisse de manière éclatante.

Lors de la discussion du projet de loi constitutionnelle de 2008, nous avons examiné l’étendue des pouvoirs que le Conseil constitutionnel pouvait exercer dans le cadre de son contrôle. Or, ni avant ni après la réforme, il ne dispose de pouvoirs pour contrôler la constitutionnalité d’un référendum. C’est bien malheureux, mais c’est ainsi ! Un référendum peut porter sur n’importe quelle question, pour l’instant du moins.

Des garde-fous existent, m’objecterez-vous. L’article 11 de la Constitution prévoit qu’un référendum d’initiative parlementaire ne peut être organisé que s’il est soutenu par 20 % de membres du Parlement et par un nombre important de suffrages rassemblés dans le cadre du droit de pétition.

Mais que se serait-il passé si ce texte avait existé en 1982 ? Sans doute aurait-on pu abroger la loi qui venait de supprimer la peine de mort.

Actuellement, ne se trouve-t-il pas un nombre suffisant de parlementaires et de pétitionnaires pour demander l’abolition du mariage pour tous ?

La VRépublique remet à l’ordre du jour une procédure qu’elle a utilisée. Peut-elle y avoir à nouveau recours ? Je le crois. Ce sera un des sujets de la prochaine campagne présidentielle. Je suis intimement convaincu qu’il faut s’y opposer. Je crois à la démocratie représentative et seulement à elle, ainsi qu’à toutes les procédures qui permettent aux députés de contrôler l’exécutif. Ce n’est pas en s’appuyant sur le référendum que l’on ressourcera la démocratie !

Mme Marie-Jo Zimmermann. Malgré tout le respect que je lui porte, je ne partage absolument pas le point de vue de M. Tourret sur les questions de la place du citoyen et du référendum.

Notre société a évolué : les citoyens sont de mieux en mieux informés et, grâce à internet, ils disposent désormais de toutes les données dont ils ont besoin pour se prononcer – même s’il faut parfois qu’ils les trient. On ne peut pas aborder la question du référendum sans considérer que le citoyen est un adulte.

Monsieur Giraux, nous avons pris une bonne claque en vous écoutant, mais elle est salutaire. Vous avez eu raison de nous rappeler que nous sommes avant tout les représentants du peuple : nous l’oublions peut-être parfois parce que nos mandats durent cinq ans. Trop d’élus négligent d’aller suffisamment à la rencontre de leurs concitoyens. Peut-être réagiraient-ils parfois différemment s’ils les écoutaient.

Le feu vert donné par le Parlement, en 2008, à un texte reprenant en partie le traité établissant une Constitution pour l’Europe, que les Français avaient rejeté par référendum le 19 mai 2005, a été une véritable catastrophe. Le Parlement s’est tout simplement assis sur le choix des Français. Nous sommes là au cœur de la crise de confiance qui touche le personnel politique, car la population ne peut pas accepter le mépris manifesté par « l’élite » qui fait de tels choix.

Comment les politiques peuvent-ils retrouver la confiance de leurs concitoyens ? Le référendum est probablement l’un des passages obligés vers une solution. Dans une collectivité locale en difficulté financière, ne constitue-t-il pas, par exemple, le moyen de faire prendre aux habitants leurs responsabilités quand il faut choisir d’investir dans un équipement particulièrement onéreux ? Dans un tel cas, est-il légitime que le politique pense pour le peuple ? Lorsque le conseil régional de Lorraine organise une consultation sur la construction d’une nouvelle gare alors que la décision a déjà été prise, une telle pratique est-elle susceptible de restaurer la confiance ? Vous devinez la réponse, d’autant qu’en l’espèce la logique financière du projet était sujette à caution. Le référendum ne devrait-il pas être l’un des chemins permettant de retisser le lien entre les citoyens et les élus ?

Mme Cécile Untermaier. Monsieur Giraux, si les universitaires ne vous écoutent pas, les élus que nous sommes vous accordent la plus grande attention.

Le « référendum d’initiative partagée » introduit dans la Constitution en 2008 est un référendum d’initiative parlementaire et non populaire. Ce n’est pas en votant des dispositifs de cette nature que l’on rétablira la confiance des citoyens à l’égard des élus. La crise que nous traversons s’explique précisément par le fait que nous ne faisons pas confiance aux citoyens : nous nous arrangeons toujours pour faire barrage à l’expression citoyenne dont nous avons peur, alors qu’elle enrichit notre réflexion.

Le recours au référendum, outil indispensable, doit s’inscrire dans une refonte beaucoup plus large de notre système politique. Sans cela, nous mettrions en quelque sorte « un sparadrap sur une jambe de bois ». Les élus doivent s’interroger sur la limite de la démocratie représentative et ne plus considérer qu’elle exclut tout retour vers les citoyens. Ma brève expérience de députée me convainc que nous ne pouvons pas nous satisfaire de retourner devant eux tous les cinq ans. Nous devons le faire de façon périodique pour leur expliquer notre travail et leur demander leur avis sur nos engagements : c’est notre responsabilité, c’est le sens de l’élection du député au suffrage universel dans une circonscription de taille raisonnable. Le non-cumul des mandats devrait faciliter ce contact direct.

Pour l’établir, il faut aussi explorer d’autres pistes que le référendum. Je pense par exemple aux ateliers législatifs citoyens créés en Saône-et-Loire, qui donnent aux habitants la possibilité de s’exprimer en amont de l’examen des projets de loi. Ce type d’action devrait être développé sur tout le territoire. Il ne suffit pas de réfléchir au nombre des députés, il faut également s’interroger sur leurs méthodes de travail. La perte de confiance est souvent liée à un manque de communication : les Français ne savent pas vraiment ce que nous faisons. Il nous revient de décrire le rôle qui est le nôtre à l’Assemblée nationale, de parler de notre travail, de nos responsabilités, de faire comprendre quelles sont nos marges de manœuvre. La confiance des citoyens résultera de leur bonne connaissance de notre activité.

Nous devons tirer des leçons du modèle suisse, même si une transposition n’est pas possible. La démocratie représentative ne doit pas exclure un retour régulier vers le citoyen. Nous ne devons avoir peur ni du citoyen ni du débat. Un ministre en déplacement ne doit pas se contenter de prononcer un discours devant une assemblée acquise ; il faut qu’il rencontre les Français et puisse engager avec eux un débat éventuellement « musclé ».

Notre crainte que le référendum ne se transforme en plébiscite provient de notre conception du référendum. Comment le peuple pourrait-il considérer une question qu’il n’a pas le droit de poser ? Nous ne lui faisons pas confiance pour formuler cette question ; il ne fait pas confiance à la question que nous posons. Lorsque le peuple pourra choisir les termes des référendums, le risque de plébiscite sera écarté.

Mme Marie-Anne Cohendet. Le contrôle des gouvernants et le référendum ne sont pas contradictoires mais complémentaires. Hans Kelsen considérait à juste titre qu’il n’y a pas de démocratie sans contrôle. Il faut renforcer les procédures de contrôle déjà en place, et ne pas se contenter d’un retour devant les électeurs tous les cinq ans.

Le recours au référendum doit aussi être plus fréquent. Par définition, il devrait constituer l’expression de la démocratie. « Plébiscite » est formé sur les mots latins plebs, le peuple, et scitum, la décision : il s’agit donc de la décision du peuple. Nous sommes, de fait, au cœur de la démocratie. Il est toutefois difficile de nier que l’usage du plébiscite a donné lieu à certains errements, par exemple lors du Premier puis du Second Empire. Cela justifie sans doute la prudence avec laquelle on considère cette procédure, même s’il faut pouvoir la dépasser aujourd’hui. Plusieurs expériences étrangères – car la Suisse n’est pas le seul pays concerné – nous montrent qu’il est temps d’en venir à une démocratie adulte dans laquelle il sera permis au peuple d’adopter directement certaines de ses lois.

La question qui reste posée est surtout celle des mécanismes destinés à éviter que le référendum, instrument par excellence de la démocratie, n’en devienne l’ennemi. Quelles techniques permettraient selon vous d’éviter son dévoiement ? Je pense au quorum, qui constitue un outil essentiel, ou au contrôle juridictionnel – en France, le Conseil constitutionnel n’est aujourd’hui compétent que pour le référendum d’origine parlementaire, et pas pour celui d’initiative gouvernementale. Serait-il également possible de concevoir des mécanismes de majorité renforcée ? Par exemple, en cas d’opposition du Sénat à une révision constitutionnelle, on pourrait demander que s’appliquent à la fois des règles de quorum et de majorité renforcée.

Mme Mireille Imbert-Quaretta. J’ai bien compris que le référendum d’initiative populaire ne remettait pas en cause l’équilibre des pouvoirs indispensable à toute démocratie. Je m’interroge toutefois sur deux des processus qui semblent permettre d’éviter toute dérive.

Le référendum aurait un effet vertueux, car sa phase préparatoire permettrait d’entrer dans un processus de consensus. Dont acte, mais une question se pose tout de même : la démocratie française est-elle aujourd’hui en mesure de favoriser l’émergence de ce consensus ? Je crains que ce ne soit pas encore le cas. Il conviendrait donc de mettre en place ce garde-fou avant d’aller plus loin en matière de référendum d’initiative populaire.

« Tout dépend du rôle du juge », nous a dit M. Giraux. La question du contrôle juridictionnel est en effet décisive. Or le juge américain ou suisse n’a pas le même rôle que le juge français. Dans notre pays, la justice n’est pas un pouvoir mais une autorité – il suffit de constater l’enthousiasme que suscitent les décisions du Conseil constitutionnel lorsqu’il censure une disposition législative. Avant d’aller plus loin, il faudrait donc également faire évoluer le contrôle juridictionnel.

Si l’on veut préserver un équilibre des pouvoirs, l’introduction du référendum d’initiative populaire devra inévitablement avoir des conséquences sur l’ensemble des institutions républicaines : elle ne pourra avoir lieu sans qu’une réflexion soit menée tant sur la pratique du consensus que sur le contrôle juridictionnel.

Mme Virginie Tournay. La pratique référendaire peut-elle apporter une réponse à la crise politique que nous traversons et pallier le déficit de confiance des Français à l’égard de leurs institutions ?

À l’occasion de la récente publication du baromètre annuel du CEVIPOF, Madani Cheurfa et Bruno Cautrès ont montré que plus une institution est proche des citoyens, plus elle leur inspire confiance. Ainsi, plus de 50 % des personnes interrogées déclarent avoir confiance dans leur conseil municipal, leur conseil général ou leur conseil régional. Ce lien entre confiance et proximité est tout aussi évident pour les personnalités politiques : 66 % des personnes interrogées ont confiance dans leur maire, 42 % dans leur député et 27 % seulement dans leur député européen. Dans ce contexte, pensez-vous que les pratiques référendaires soient à même de répondre à la demande sociale de proximité qui semble être au fondement de la confiance que les citoyens témoignent aux institutions ?

Cette question est du ressort de la sociologie et non de la philosophie politique, car le référendum est une façon métaphorique de s’adresser à la foule et, en quelque sorte, de la constituer. Mais, dès lors qu’il risque de soulever une émotion collective, est-il parfaitement incompatible avec la demande de proximité adressée aux institutions, la démocratie reposant sur la capacité de l’individu à décider de ce qu’il veut faire avec les autres ?

Au-delà de l’usage et du fonctionnement du référendum, il me semble que la question de son objet est décisive. Pensez-vous qu’on puisse soumettre au référendum des sujets qui sont au cœur d’une controverse scientifique ? Si les questions relatives à l’éthique peuvent, à mon sens, être posées dans ce cadre, je doute que les problèmes qui n’ont pas encore été totalement structurés par la science relèvent de la décision populaire. Ma réflexion sur la régulation des biotechnologies et les problèmes environnementaux m’amène à m’interroger sur le cas des produits de l’innovation. Ainsi, en ce qui concerne les OGM, il est très difficile de séparer l’évaluation des risques scientifiques de l’impact socio-économique.

Mme Marie-George Buffet. Il faut distinguer l’évolution des pratiques et celle des institutions. Un élu a de nombreux outils à sa disposition : compte rendu de mandat, permanences, réunions diverses, débats et initiatives publiques. Mais on peut aussi envisager des avancées institutionnelles, telle la révocation, qui permet aux électeurs de se prononcer sur le respect de ses engagements par un élu, et sur son action.

Je crois cependant que nous devons nous méfier d’une pratique qui s’en tiendrait à la proximité. Alors que l’on constate aujourd’hui un recul du débat d’idées sur le projet de société et une réduction à l’économie du discours politique, j’ai l’impression que la recherche d’une super-proximité avec l’électeur remplace la volonté de le faire adhérer à un projet politique. On lui parle davantage de ses problèmes individuels et personnels que de l’intérêt général. En somme, le champ de l’activité politique se réduit.

Cette évolution pourrait presque laisser penser que l’élection au scrutin proportionnel ne correspond plus à la pratique politique, puisque la proportionnelle met davantage en avant le programme qu’un groupe soumet à l’électeur que le rapport individuel de l’élu avec ce dernier.

Je suis proche des électeurs, mais plus j’y pense, plus je crois qu’il est difficile de mener le débat d’idées dans le seul cadre interpersonnel de la proximité. Nous avons aussi besoin que l’élu s’adresse à tous pour que le débat politique et contradictoire prospère. Après avoir constaté que 70 % des personnes qui venaient me voir dans ma permanence souhaitaient résoudre un problème de logement, j’ai tenté d’organiser des réunions publiques afin de dépasser les cas individuels et d’aborder la question globalement, sous l’angle politique. J’ai alors constaté qu’il était très difficile de passer du personnel au collectif, car, même dans ce cadre, chacun continuait de demander que l’on résolve son problème. Notre rôle d’élu consiste pourtant, au-delà de la résolution indispensable des cas individuels, à permettre que les problèmes soient réglés pour tous de façon collective, et à créer un rapport de force qui modifie les conditions permettant de les résoudre. Une réflexion sur la proximité me paraît nécessaire.

Aujourd’hui, en France, le référendum est vilipendé. Lorsque nous recueillions des signatures pour présenter une pétition demandant que le traité constitutionnel européen soit soumis au référendum – car on oublie qu’il a d’abord fallu se battre pour que ce scrutin soit organisé –, on nous accusait d’être dans le camp des populistes. Lors de la campagne, les journalistes m’ont posé ensuite jour après jour la même question : « Comment pouvez-vous appeler à voter “non” comme le Front national ? ». Le débat politique était soudainement réduit à une simple alternative, et personne ne s’intéressait au champ propre de chacun des partisans du « non ».

Pourtant, le bilan de la campagne du référendum de 2005 est très positif et cette période reste l’un de mes plus beaux souvenirs de militante. Ce référendum a été un immense appel à l’intelligence. Jamais on n’a autant débattu dans notre pays. Partout, nos compatriotes cherchaient à se renseigner, à comprendre, à discuter. Ils découpaient des articles et parcouraient internet à la recherche d’informations pour porter la contradiction dans les réunions. C’est un travail colossal qui a été accompli, ce que certains n’ont pas voulu voir. Je me souviens du profond mépris qu’exprimèrent, lors d’un débat dans un théâtre non loin de l’Assemblée nationale, ceux qui me demandaient : « Comment voulez-vous que les gens dans la rue puissent comprendre un traité constitutionnel ? » Le ministre de l’économie de l’époque avait cru me ridiculiser en déclarant que le traité constitutionnel simplifierait la vie de l’Europe parce qu’il était bien moins volumineux que l’ensemble des actes européens en vigueur et qu’il en avait disposé l’impressionnante masse devant lui pour bien montrer la différence avec le traité. Il fallait vraiment prendre les gens pour des imbéciles pour penser qu’ils goberaient un tel discours. Pour ma part, je suis au contraire persuadée que le référendum peut constituer une démarche d’éducation populaire, et élever le niveau du débat politique.

Mais quelle claque reçoivent l’intelligence et le débat si la décision populaire n’est pas respectée ! Dès lors que les citoyens s’emparent du débat politique, comment leur reprocher d’exprimer des doutes si, une fois qu’ils se sont prononcés, on leur explique qu’ils se sont trompés, qu’il fallait voter autrement et que leur choix n’aura aucune conséquence ?

Le référendum suscite de ma part une seule interrogation relative au champ des questions qui peuvent être posées. Faut-il le limiter ? Cette préoccupation rejoint celle de Virginie Tournay qui posait le problème de la compatibilité entre sujets scientifiques et référendum.

Mme Seybah Dagoma. Si la défiance des citoyens à l’égard des politiques est moins forte au niveau local que national, de nombreuses contestations sont néanmoins apparues récemment concernant des projets locaux. Je pense par exemple à celles du barrage de Sivens ou de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Des tensions et des clivages très forts sont apparus entre ceux qui soutiennent les décisions des élus locaux et ceux qui les contestent, tels les « zadistes », prêts à occuper ce qu’ils considèrent comme des « zones à défendre » (ZAD). Je crois que, dans ce type de contexte, le référendum local pourrait permettre de susciter un débat argumenté et sérieux de nature à résoudre les crises en cours.

Quels devraient être les mécanismes de ce type de référendum ? Qui pourrait en prendre l’initiative ? Quel pourrait être leur périmètre ? Quelles voies de recours faudrait-il mettre en place ?

M. Denis Baranger. Il est légitime de s’interroger sur le référendum si l’on veut que les gouvernés deviennent des gouvernants. Cette évolution est à la fois le propre et l’horizon même de la démocratie. Or, si l’horizon est nécessaire, il est par nature ce que l’on n’atteint jamais. Le problème et la question ont donc vocation à perdurer.

Madame Morel, monsieur Giraux, vos interventions ont montré que le référendum était un outil complexe à multiples facettes dont l’usage posait de nombreux problèmes. Que répondriez-vous au sceptique qui penserait que le référendum ne supprime pas le problème de l’intermédiation ? L’outil est certes utile, mais il reste entre les mains des gouvernants : ce sont toujours les détenteurs du pouvoir qui s’en sont servi pour poser une question aux gouvernés. En théorie, il s’agit de rendre la parole au peuple, mais, en pratique, les partis ou des mouvements qui se créent à l’occasion d’une consultation redonnent quasi systématiquement de la structure à l’initiative populaire. Comment faire pour que le référendum, la révocation sur le modèle du recall américain, les pétitions ou le parrainage citoyen relèvent véritablement d’initiatives citoyennes et échappent à l’intermédiation ?

En 2012, le rapport de la commission de rénovation et de déontologie de la vie publique, dite « commission Jospin », proposait un parrainage citoyen pour les candidatures à l’élection présidentielle. Belle idée, mais une disposition similaire est déjà inscrite dans la Constitution portugaise et, dans les faits, l’initiative citoyenne a été reprise en main par les partis.

Si, en France, le référendum pose problème, c’est parce que nous sommes partagés entre deux traditions. Il y a, d’une part, celle des journées révolutionnaires, plutôt de gauche et liée à la Révolution française, selon laquelle le peuple, qui n’a pas confiance en ses gouvernants, s’exprime directement dans la rue quand il le souhaite – la grande manifestation du 11 janvier dernier en est un exemple. Nous héritons d’autre part d’une tradition bien différente, issue d’une histoire qui va de Mac Mahon au gaullisme, selon laquelle le chef de l’État est le représentant direct de la nation qu’il incarne. Sous la VRépublique, il devient dès lors difficile de faire cohabiter l’élection du Président de la République au suffrage universel direct et les référendums. Il me semble que, si le référendum est peu utilisé en France, c’est parce que la médiation de la volonté populaire y est trop forte. Il est à ce titre symptomatique qu’une seule des vingt-deux révisions constitutionnelles adoptées depuis 1962 ait été soumise au peuple : sur le sujet précis pour lequel on attendrait du peuple qu’il exerce le pouvoir constituant, on évite de faire appel à lui et on passe par le Congrès.

En France – et dans d’autres démocraties –, le référendum paraît un peu daté : c’est qu’il faut désormais compter avec les sondages – ceux-là mêmes qui viennent d’être cités pour mesurer l’absence de confiance envers les politiques –, internet ou de nouveaux modes de mobilisation qu’a évoqués Mme Dagoma.

En 2005 – vous l’avez rappelé, madame Buffet –, les gens se sont saisis du débat sur le traité constitutionnel alors que certains pensaient qu’ils étaient incapables de le comprendre. À vrai dire, les techniciens eux-mêmes avaient du mal à lire ce texte, qui était en fait peu constitutionnel et ne posait pas les véritables questions politiques : la question de l’élargissement était mise de côté et la description incroyablement absconse de la tuyauterie issue des travaux de la Convention sur l’avenir de l’Europe présidée par M. Valéry Giscard d’Estaing ne permettait pas de comprendre comment le pouvoir politique s’exerçait à Bruxelles. Mais ce qu’a parfaitement compris le peuple français, qui est éminent politique et politiquement intelligent, c’est qu’il y avait bien de la politique dans tout cela, et qu’on voulait lui faire avaliser une décision déjà prise. C’est la raison pour laquelle ce référendum a mobilisé nos concitoyens : dans notre pays, le peuple se saisit du référendum quand il y voit de la politique – de la haute politique.

M. Bernard Thibault. Lors de nos réunions précédentes, j’avais déjà évoqué le référendum de 2005. Comment notre réflexion pourrait-elle faire abstraction de la dernière expérience référendaire française ? En la matière, tout semble question de perception. Je lis par exemple, parmi les questions que comporte la note qui nous a été distribuée, que celle relative aux « leçons du précédent de 2005 » fait mention de l’« échec du référendum sur le traité constitutionnel ». Que je sache, le référendum a bien eu lieu, il s’est déroulé dans de bonnes conditions et il a donné un résultat clair ! En quoi est-il un « échec » ? Peut-être ceux qui auraient aimé que les Français se prononcent autrement considèrent-ils que c’est le cas, mais le terme ne convient pas pour qualifier le choix de la majorité de nos concitoyens.

Contrairement à M. Tourret, je crois que nous devons faire un plus grand usage du référendum. J’ai bien entendu que le sujet était complexe, que nous n’avions pas affaire à un remède miracle, et qu’il était indispensable de mettre en place de nombreux garde-fous. Il s’agit cependant d’un outil qui serait particulièrement utile pour réengager le citoyen dans les projets collectifs.

La situation actuelle repose sur une certaine conception de la politique. On entend souvent dire qu’être élu, c’est exercer un métier. Il faut bien avouer que nous parlons de métiers « fermés » pour lesquels il n’y a pas de bureau d’embauche. Un ancien Président de la République en début de mandat m’avait dit : « Je viens d’être recruté par la France pour un CDD de cinq ans. » Au passage, la meilleure des preuves que le CDD ne permet pas de vivre décemment, c’est que le même aspire aujourd’hui au renouvellement de son contrat. Mais, dès lors que l’élu a le sentiment d’être embauché en tant que « personnel politique » parce qu’il maîtriserait tous les sujets, pourquoi ressentirait-il le besoin de consulter régulièrement le peuple ? Si les responsables politiques considèrent que demander au peuple son avis sur des sujets de premier plan s’apparente à un aveu de faiblesse ou à une défaillance de leurs compétences, l’incompréhension est totale. Ce que nos concitoyens attendent des élus, ce n’est pas qu’ils aient la science infuse, mais qu’ils créent les conditions de la vie démocratique de la cité. Ils ne perdraient rien de leur aura ni de leur légitimité en utilisant l’outil du référendum ; elles seraient peut-être même renforcées s’ils reconnaissaient leurs limites en demandant aux citoyens leur avis sur des sujets majeurs qui les engagent tous – il ne s’agit évidemment pas d’avoir recours au référendum en permanence comme cela se fait en Suisse.

Pour ma part, je ne suis pas convaincu que nos concitoyens n’auraient pas, autrefois, souhaité l’abolition de la peine de mort à l’issue d’un véritable débat national, et qu’ils ne pourraient pas voter aujourd’hui en faveur de l’ouverture du mariage à l’ensemble de nos concitoyens, comme le montrent les enquêtes d’opinion.

C’est d’ailleurs là une autre dimension de notre sujet : le sondage est malheureusement devenu le référendum d’aujourd’hui. Cet outil n’est pourtant en aucun cas un instrument de consultation démocratique : il n’a rien à voir avec le référendum ou avec la pétition. Or, paradoxalement, on gouverne de plus en plus à coup de sondages et de moins en moins avec des référendums !

Permettez-moi de vous poser une première question à laquelle je ne sais pas répondre, et qui ne cache donc aucune arrière-pensée. Serait-il envisageable d’organiser des référendums que je qualifierais de « partiels » ? J’ai bien conscience que le référendum, qu’il soit national ou local, implique l’ensemble des citoyens, mais, dans le domaine social, pourrait-il être utilisé pour consulter officiellement – même si ses résultats auraient sans doute une moindre force juridique – une partie des citoyens, par exemple sur l’évolution d’un système national de retraite ou de sécurité sociale ? On peut demander à l’ensemble des Français s’ils souhaitent que les magasins ouvrent le dimanche – les enquêtes d’opinion indiquent qu’ils y seraient favorables à 70 %, même si je ne suis pas certain du tout que, au bout du compte, le « oui » l’emporterait –, mais ils ne sont pas forcément les premiers concernés. On peut demander à l’ensemble des Français s’il faut reculer l’âge de départ à la retraite, comme le souhaitait un Président de la République, mais dans un pays dans lequel 30 % de la population a plus de soixante ans, il y a de grandes chances pour que cette partie de la population n’y voie aucun inconvénient, même si je reconnais volontiers que le débat peut l’amener à se prononcer en ne tenant pas compte de ses seuls intérêts. Il semble que certains référendums soient, d’une certaine façon, joués par avance, et qu’ils soient en fait des sortes de pièges. De véritables consultations référendaires pourraient en revanche être organisées, par exemple auprès des salariés, s’agissant de projets collectifs les concernant directement, dont les résultats ne s’imposeraient pas au reste de la société.

Ma seconde question porte sur internet. Je suis assez réticent au recours à cet outil comme instrument de vote. Il a certes été utilisé pour des élections professionnelles ou prud’homales, mais je crains que l’intervention de la mécanique n’introduise des suspicions supplémentaires. Monsieur Giraux, je crois comprendre que vous plaidez pour un usage renforcé d’internet : quelles sont vos préconisations en la matière ?

M. Alain-Gérard Slama. J’ai parfois le sentiment que le référendum donne lieu à des querelles théologiques opposant deux conceptions de la création de la règle, avec, d’un côté, la loi issue de la volonté générale, et, de l’autre, le droit issu de la société civile. Je me souviens que le doyen Carbonnier s’interrogeait en ces termes : « Certes, la volonté nationale est une foi, mais la hiérarchie des normes n’est-elle pas une transcendance tout aussi mystérieuse ? » La question est là, et le débat du partage entre l’intérêt général et les intérêts particuliers est posé. Nous sommes tous tentés par l’idée d’un rapprochement entre le citoyen et la loi par le détour du droit mais, au détour du droit, ne finirons-nous pas par créer les conditions qui feront de la France, non plus un agrégat « inconstitué », mais un agrégat constitué de peuples désunis ?

Le référendum de l’article 11, tel qu’il est issu des débats de la révision de 2008, n’est ni un référendum ni d’initiative populaire. Il échoue à résoudre le problème de l’initiative. Mais comment parvenir à faire trancher une question par le peuple sans que la réponse dépende de ceux qui l’interrogent ?

N’oublions pas que, en démocratie, la légitimité du référendum est aussi déterminée par la façon dont ceux qui posent une question engagent leur responsabilité. L’« échec » de 2005 ne concerne peut-être pas le résultat du référendum, mais le fait que ceux-là mêmes qui l’ont organisé contestent en quelque sorte sa légitimité en ne se démettant pas. Je crois qu’il faut que la responsabilité de ceux qui posent une question soit engagée. Or comment imaginer un tel engagement si la question est posée à l’initiative d’un certain nombre de citoyens ? Même si l’on devait exiger qu’ils soient très nombreux, que serait la responsabilité du million de personnes ayant provoqué un référendum ? Quid de sa légitimité ? Mis à part celui relatif à la Nouvelle-Calédonie, en 1988, je ne connais guère de référendum parmi ceux organisés depuis le Second Empire dont la légitimité n’ait pas été contestée – ce fut même le cas pour celui du 8 avril 1962 relatif à l’indépendance de l’Algérie, puisque tout le corps électoral n’était pas appelé à voter. En tout état de cause, l’exercice de la responsabilité est une exigence légitime quant au fonctionnement normal de la démocratie.

M. Michaël Foessel. Le référendum pose manifestement la question de la compatibilité entre le système représentatif et la démocratie. Le seul fait que les élections, notamment celle du Président de la République, soient considérées comme des retours au peuple indique bien que ce dernier risque de subir des éclipses entre deux invitations aux urnes. L’articulation du système représentatif avec la démocratie est d’autant moins évidente que l’une des fonctions de ce système consiste précisément à permettre aux citoyens de se consacrer à d’autres secteurs d’activité que la politique pendant la durée des mandats – je pense en particulier aux activités économiques. Le référendum présente donc l’intérêt de « repolitiser » les citoyens : il permet de les intéresser directement à la constitution de la volonté générale qu’évoquait Alain-Gérard Slama.

Je m’interroge toutefois sur son champ. En effet, la volonté du peuple qu’il remet en scène résulte parfois de médiations et de manipulations qui ne sont pas toujours issues directement du champ politique, mais plutôt de son organisation médiatique. Les conditions de la formation de la volonté générale et celles du débat référendaire méritent donc d’être interrogées, sachant que le référendum se caractérise par une certaine brutalité liée à la nature généralement binaire des réponses qu’il apporte – même si M. Giraux nous a montré que ce n’était pas toujours le cas.

Jean-Jacques Rousseau peut nous aider à résoudre la question du champ du référendum. Ennemi acharné du principe représentatif et auteur qui n’était pas étranger à la Suisse, il considérait que la volonté générale s’exprimait dans la loi qui vient de tous et s’applique à tous, à la différence du décret. Une question portant sur un objet particulier, comme les minarets, ne semble ni relever de ce champ ni nécessiter un appel à la volonté générale. Il est clair, en revanche, que l’on peut demander au peuple de se prononcer sur la Constitution qui, par nature, concerne la totalité des citoyens. Je suggère en conséquence de réserver le référendum au domaine général de la loi et de l’exclure pour ce qui relève du particulier, de l’exécutif, de l’ordre public ou du traitement réservé à une partie de la population. Il me paraîtrait ainsi illégitime de demander au peuple dans sa totalité de se prononcer sur les questions liées à l’immigration, car les effets des décisions qu’il prendrait concerneraient un groupe particulier.

Puisque « nul n’est injuste envers lui-même », Rousseau considère en effet qu’il faut impérativement, pour qu’une loi soit juste, que ses auteurs et ceux qui l’exécuteront sachent par avance qu’elle s’appliquera nécessairement à eux – c’est le fondement de son opposition au système représentatif. Le référendum, « appel au peuple », ne peut donc être légitime que si tout le peuple sait qu’il sera soumis à la décision générale qu’on lui demande de prendre. Institutionnellement, vous semble-t-il possible de limiter de façon presque formelle le champ du référendum sans énumérer par avance les objets sur lesquels il pourrait porter ou qui en seraient exclus, mais en retenant le critère de la nature législative de la question posée ? D’autres pays suivent-ils cette pratique ?

M. le président Claude Bartolone. Madame Morel, monsieur Giraux, avant de vous donner la parole, permettez-moi, après avoir entendu les interventions de Mme Buffet et de M. Slama, concernant notamment le référendum de 2005, de m’interroger sur l’opposition entre l’alternative propre au référendum – le choix entre « oui » et « non » –, et une autre démarche de décision et d’arbitrage.

En 2005, nos concitoyens ont d’abord pensé qu’ils n’avaient à exprimer qu’un consentement ou un refus – le « oui » l’emportait alors largement dans les enquêtes d’opinion —, puis ils ont décidé de privilégier une autre posture qui les mettait en position de prise de décision et d’arbitrage. Les deux démarches me paraissent différentes. Si l’on se contente de demander au peuple son consentement, nous sommes bien dans le raisonnement de M. Slama – celui qui pose une question doit en assumer la responsabilité : selon les résultats du scrutin, il doit logiquement être récompensé ou sanctionné. Mais, si l’on souhaite renforcer la démocratie, n’est-il pas préférable de privilégier le champ de la décision et de l’arbitrage ? J’ai constaté qu’en Suisse ou aux États-Unis la pratique des questionnements à choix multiples permettait de dépassionner le débat. Le simple fait que ce type de scrutin se déroule dans certains États fédérés américains en même temps que celui pour l’élection du Président des États-Unis contribue à dépersonnaliser le vote, à amoindrir les enjeux de pouvoir, et tend à rendre aux citoyens leur capacité de décision et d’arbitrage. Cela fait pencher la balance du côté d’une autre démarche.

Dans notre pays, les citoyens s’emparent largement des occasions de débattre qui leur sont offertes ; la qualité du débat public est même surprenante. Certes, il faut bien reconnaître que la consultation publique sur le stockage des déchets nucléaires par le Centre industriel de stockage géologique (Cigéo) n’a pu se tenir sans provoquer des actes de violence, et qu’elle a fini par se dérouler uniquement sur internet, mais il s’agit d’un cas un peu particulier. Le débat public réussi sur le réseau de transport par métro de la région Île-de-France a par exemple donné lieu à une incroyable participation des Franciliens qui ont adopté une véritable démarche de décision et d’arbitrage.

Peut-on résoudre la contradiction entre cette dernière approche, et celle d’une alternative entre consentement et refus ?

Mme Laurence Morel. En France, au niveau local ou national, l’initiative populaire n’en est pas vraiment une. Nous avons affaire à une forme de droit « hypocrite ».

Au niveau national, je ne suis pas hostile à l’initiative partagée introduite en 2008 à l’article 11 de la Constitution : l’idée qu’une minorité parlementaire puisse rencontrer une minorité populaire n’est pas mauvaise. Le peuple devrait cependant pouvoir prendre l’initiative du processus, ce qui reste aujourd’hui l’apanage des élus : il faudrait que des signatures puissent être recueillies sans qu’elles constituent un soutien à une proposition de loi préalablement déposée au Parlement. En l’état actuel, le nombre de signatures requis est par ailleurs exorbitant : il doit impérativement être ramené à un niveau plus raisonnable. Songez que le « dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales », qui est exigé, correspond à 4,5 millions de signatures : c’est absolument ridicule !

Par ailleurs, il ne semble pas pertinent que ce référendum, que je qualifie « d’initiative minoritaire », puisse ne pas avoir lieu si les deux assemblées se contentent d’examiner la proposition de loi présentée en application de l’article 11. À l’étranger, dans tous les cas similaires, le rejet de la proposition de loi provoque le référendum. Nous ne pouvons pas conserver sous sa forme actuelle un dispositif aussi hypocrite.

Au niveau local, la seule « initiative populaire » qui fasse sens est prévue non par la Constitution, mais par le code général des collectivités territoriales. Une fois encore, la situation est absurde, car les citoyens, qui doivent à nouveau être excessivement nombreux, ne peuvent que demander l’inscription à l’ordre du jour de l’assemblée délibérante d’un débat visant à autoriser l’organisation d’une consultation qui n’aurait, si l’assemblée donne son aval, que valeur consultative. On ne prend pas les Français au sérieux avec ce genre de disposition. Mieux vaudrait aller de l’avant et renforcer le droit d’initiative qui constituerait un moyen de couper l’herbe sous les pieds des populistes en rapprochant les citoyens de ceux qui les gouvernent.

La démocratie participative est aujourd’hui beaucoup plus à la mode que le référendum, lequel semble réservé à quelques doux rêveurs qui croient encore en l’expression de la volonté populaire. Je n’ai évidemment rien contre elle, mais elle ne concerne que de toutes petites minorités de citoyens – des professionnels de la démocratie participative – que l’on se contente de consulter. Elle reste donc extrêmement imparfaite.

Certes, le référendum n’implique jamais tous les citoyens, mais ils sont toujours plus nombreux que ceux impliqués dans les procédures de démocratie participative. Le référendum mobilise largement, et il pousse les électeurs à s’informer, à réfléchir, à débattre.

Pour ma part, je suis opposée à la mise en place d’un quorum qui lierait la validité des résultats au niveau de participation. Depuis le milieu des années 1990, les Italiens ont répondu « oui » à quasiment toutes les consultations, mais elles ont pourtant toutes été annulées faute d’un nombre de participants suffisant. Le camp du « non », même s’il est minoritaire, sait parfaitement instrumentaliser le quorum en poussant ses propres partisans à ne pas se rendre aux urnes. La participation aux référendums n’est souvent que de 30 ou 40 %, comme c’est le cas en Suisse, et, sur ce sujet, je n’irais pas aussi loin que M. Giraux : j’admets que cela pose un problème. Je crois toutefois en la capacité du référendum à mobiliser l’électorat si la campagne est bien menée et si la question intéresse les citoyens.

Les questions posées méritent de retenir votre attention, car, si elles ne suscitent pas l’intérêt, si elles sont trop complexes, soit les électeurs ne se déplacent pas, soit nous constatons un glissement d’enjeu. En France, le référendum national peut donner lieu à ce glissement pour deux causes principales. En raison du rôle initiateur du Président de la République, personnage central de la vie institutionnelle et politique, les citoyens peuvent préférer envoyer un message à ce dernier plutôt que répondre à la question posée. Cela est surtout vrai, et il s’agit de l’autre cause du glissement d’enjeu, lorsqu’ils estiment que la question posée est de peu d’intérêt ou qu’elle est trop complexe. Le référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen a sans doute été très intéressant, mais je ne crois pas qu’il soit vraiment judicieux de soumettre à la population un texte de 200 pages. En l’espèce, le glissement d’enjeu ne s’est pas opéré vers la personne du Président, mais vers une question générale : « Quelle Europe voulons-nous ? » Il s’agissait sans doute d’un bon glissement, même s’il reste que le traité était l’objet réel du vote, et que le « non » a signifié son rejet – ce qui n’est peut-être pas plus mal. Au final, les Français n’ont donc pas vraiment répondu à la question qui leur était posée.

Est-il raisonnable de demander aux citoyens de se prononcer par un vote unique sur des textes qui contiennent une multitude de dispositions ? Le problème se pose par exemple pour les révisions constitutionnelles, dès lors qu’elles portent sur plusieurs sujets. Il serait sans doute préférable d’interroger les citoyens sur une seule orientation – on leur demanderait par exemple s’ils souhaitent que la règle de l’unanimité soit remise en cause pour la prise de décision au niveau européen. Si une question unique, simple et dépourvue d’ambiguïté est posée, il y a plus de chance de mobiliser les gens et d’éviter le glissement d’enjeu. Il reste cependant quasiment inévitable dès lors que l’initiative du référendum appartient au Président de la République, mais, à mon sens, il ne se produirait pas si le sujet en jeu passionnait véritablement nos concitoyens. En cas de référendum d’initiative présidentielle sur le mariage pour tous, les Français n’exprimeraient ni leur défiance ni leur confiance à l’égard du Président : ils se prononceraient sur le sujet, parce qu’il les intéresse.

M. Denis Giraux. Le champ que nous explorons est tellement vaste et méconnu que nous devons conclure brièvement sans en avoir exploré toutes les dimensions. Si je me permettais une facétie, monsieur le président, je vous suggérerais de nous inviter à nouveau. Faute de temps, je me contenterai de deux remarques.

Je trouve toujours extraordinaire que certains puissent s’étonner que le peuple réponde « non » à un référendum ! Une réponse négative serait donc illégitime ? Si l’on pose une question référendaire, il faut pourtant s’attendre à ce qu’il soit répondu « oui » ou « non », sans quoi l’on ne pose pas de question. Ce serait un adoubement populaire. Passez-moi le terme que j’utilise au sens littéral : ce serait débile !

En France, la confusion existe bel et bien entre référendum et dérive plébiscitaire. La formation, ou plutôt la déformation, de nos élites y est pour beaucoup – à ce titre, l’intervention de M. Tourret était caricaturale. Pourtant, la différence entre référendum référendaire et référendum plébiscitaire tient à un facteur simple : la fréquence. Si la population est interrogée tous les dix ans, elle répondra plus à celui qui l’interroge qu’à la question posée. Les dictatures pratiquent ce type de référendum. En 1986, Ceauşescu a demandé aux Roumains s’ils étaient d’accord pour une baisse de 5 % des dépenses militaires ; ils ont répondu « oui ». En revanche, si le référendum est fréquent, la population finit par répondre à la question. En tout état de cause, il ne faut pas lier le sort de celui qui la pose au résultat.

Nombre d’entre vous se sont interrogés sur l’objet du référendum. Il peut porter sur un sujet sulfureux comme l’euthanasie. Depuis 1997, en Oregon, suite à la décision du peuple prise par référendum d’initiative populaire, la prescription d’une médication létale à un malade en phase terminale qui en fait la demande est légale. Les autorités de cet État américain, catholiques ou protestantes, ont évidemment hurlé, et le Président George W. Bush a bien tenté de la faire invalider ; la mesure est restée en vigueur. Ce que le peuple a voulu s’applique sur un sujet éminemment délicat sans que tous les Américains se précipitent dans l’Oregon pour y mourir. Une solution a été choisie concernant l’un des aspects de l’épineux problème de la fin de vie : sans me prononcer sur le fond, je constate qu’elle est issue de la volonté du peuple et qu’elle fonctionne.

Monsieur Thibault, notre génération est passée par les isoloirs. Nous adorions déposer un bulletin dans l’urne lors de la grand-messe du dimanche de scrutin. Aujourd’hui, les générations nouvelles sont sur internet. Essayez de demander à des gamins d’aller voter : ils vous répondront que cela pourrait se faire électroniquement. L’Estonie ou la Suisse font partie des rares nations à avoir mis en place le vote par internet. En Suisse, il a été systématisé pour se substituer au vote par correspondance. Les autorités fédérales, à l’origine opposées à cette solution, ont fini par s’y rallier pour des raisons économiques – comme il me semble que nous sommes ruinés, nous pourrions nous en inspirer. Résultat : il n’y a pas de fraudes, et cela fonctionne !

Nous passerons un jour aux élections et aux référendums électroniques. Le procédé pourra évidemment poser d’énormes problèmes, mais il comportera également un avantage énorme : en cas de fraude, la solution ne sera pas difficile à trouver, il suffira de recommencer quelques heures plus tard. Le référendum électronique permet aussi de renforcer la communauté nationale : où qu’ils se trouvent, tous les Suisses peuvent aujourd’hui participer aux nombreuses votations. Les nations seront demain de plus en plus nomades. Trois cent mille Français se trouvent déjà à Londres ; le vote électronique constituerait une excellente solution, même si elle est prospective, pour qu’ils restent dans la communauté nationale.

Pour conclure, j’insiste sur le fait qu’il faut dissocier, d’une part, les référendums locaux et nationaux, dont les enjeux ne sont pas de même niveau, et, d’autre part, le référendum qui vient d’en haut, à la main des autorités, de celui qui vient d’en bas. Pour ma part, je suis férocement engagé en faveur des procédures d’initiative populaire – la popular initiative en opposition à la popular demand –, car elles donnent aux minorités, évidemment « extrémistes », qui ont enclenché la procédure la certitude qu’elle ira jusqu’à son terme. En Suisse, ces procédures ne tournent pas à la révolution ; elles permettent seulement de prendre en considération des individus qui sont parfois laissés pour compte. Il faut bien reconnaître que, pour les élus, repasser sous les fourches caudines de l’élection est toujours désagréable.

Alors que la Suisse ou la Californie étaient encore des cas d’école quasiment isolés lorsque j’ai commencé mes travaux il y a trente ans, les procédures d’initiative populaire comme la révocation se développent considérablement aujourd’hui. Elles semblent bien correspondre à des nécessités sociétales. Il ne faut pas en avoir peur ; il faut les encadrer.

Le référendum d’initiative populaire est totalement différent du référendum. C’est un monde à part. Selon ce que l’on souhaite en faire, il est techniquement possible de mettre en place une procédure extrêmement ouverte à l’initiative populaire ou extrêmement fermée.

M. le président Claude Bartolone. Madame Morel, monsieur Giraux, nous vous remercions vivement pour vos passionnantes interventions.

Table ronde sur le thème des nouvelles voies de la démocratie, avec Mme Dominique Schnapper et M. Henri Verdier.

M. le président Claude Bartolone. En 1962, Pierre Mendès France écrivait dans La République moderne, à la suite de nombreux philosophes et intellectuels : « La démocratie ne consiste pas à mettre épisodiquement un bulletin dans une case, à déléguer les pouvoirs à un ou plusieurs élus, puis à se désintéresser, s’abstenir, se taire pendant cinq ans. Elle est action continuelle du citoyen et suppose à ce titre sa présence vigilante. »

Quelle peut être cette présence vigilante et par quelle voie peut-elle s’exprimer ? Telle est la question qui nous a conduits à évoquer la pratique référendaire mais aussi à organiser cette seconde table ronde consacrée aux nouvelles voies de la démocratie.

La discussion d’aujourd’hui trouvera son prolongement dans la prochaine séance consacrée à la démocratie sociale et environnementale.

Nul besoin de présenter Dominique Schnapper. Rappelons néanmoins que vous avez récemment publié, madame, L’esprit démocratique des lois, ouvrage cité à de nombreuses reprises au cours des débats de notre groupe de travail. Vous y évoquez la question de la démocratie dite participative, non d’ailleurs sans un réel regard critique. Une chose est sûre, nous ne pourrons cette fois-ci être taxés, Michel Winock et moi-même, de choisir des invités nécessairement favorables aux thèmes abordés par la mission.

Henri Verdier, entrepreneur et spécialiste du numérique, vous êtes directeur d’Etalab, service du Premier ministre chargé de l’ouverture des données publiques. La révolution numérique porte-t-elle en elle-même une révolution démocratique ? Comment les institutions peuvent-elles recourir à l’expertise des citoyens et les inclure dans les procédures d’élaboration des décisions en mettant à leur disposition des données ? Voici quelques-unes des questions auxquelles vous serez, je l’espère, amené à répondre.

Mme Dominique Schnapper. Monsieur le président, je m’attacherai tout d’abord à répondre de manière brève au questionnaire que vous m’avez adressé afin d’aborder ce que j’appellerai les nouvelles modalités des pratiques de la démocratie plutôt que les « nouvelles voies de la démocratie ».

S’agissant – première question – de l’abstention, je la considère comme une expression politique en tant que telle, qu’il importe de comprendre. Chaque soir d’élection, les abstentionnistes sont désignés comme le « premier parti de France », expression qui recouvre des réalités différentes dont il convient d’analyser les significations : les Français votent encore pour la présidentielle et les municipales, mais votent peu à l’occasion des européennes et des régionales.

Pour lutter contre ce phénomène, je ne pense pas qu’il faille rendre le vote obligatoire. Cette mesure, en effet, me paraît inapplicable. Elle est en outre contraire à la liberté : décider de ne pas voter est une forme d’expression politique qu’il faut non pas corriger, mais comprendre.

La deuxième question porte sur le tirage au sort, que j’ai évoqué dans mon dernier livre. Montesquieu, dans un très beau texte, y voyait le seul procédé véritablement démocratique, parce qu’il met tous les citoyens sur le même plan tandis que l’élection a une dimension aristocratique. Le retour en force du débat dont il fait l’objet me paraît être un signe de réticence à l’égard des pratiques démocratiques traditionnelles de la république représentative, symptomatique des exigences de la démocratie extrême. L’expérience montre qu’il est difficile à appliquer. Après mai 68, quand, dans un grand mouvement de démocratisation de l’université, il a été décidé, pour combattre le poids des mandarins, de désigner par tirage au sort les membres du comité consultatif des universités, l’ex-Conseil national des universités, personne ne venait plus siéger. Par ailleurs, mettre tout le monde sur un plan d’égalité pour prendre des décisions politiques soulève un problème de compétence. Il est possible de développer marginalement le tirage au sort, mais en tenant compte des limites à la fois factuelles et théoriques qu’on doit lui imposer.

Dans votre troisième question, vous m’appelez à juger des résultats d’une enquête selon laquelle 73 % des personnes interrogées estimaient que la démocratie ne fonctionnait pas bien. Par définition, la démocratie fonctionne mal, puisqu’elle vise des exigences – l’égalité, la liberté de tous, l’égale dignité de tous – qu’il est difficile de réaliser. Elle nourrit un sentiment de désappointement né de l’écart entre les espérances qu’elle suscite chez les individus et les réalités. Le jugement qui transparaît dans ce sondage est à relativiser par le fait que la critique du fonctionnement de la démocratie fait partie de la démocratie elle-même. Reste que cette perception peut connaître divers degrés et qu’il serait intéressant d’examiner son évolution. Il ne faudrait pas qu’elle devienne excessive, car elle serait le reflet d’un dysfonctionnement de notre système. Les événements récents laissent toutefois penser que cette critique constante ne remet pas totalement en question le bien-fondé du fonctionnement démocratique. Il importe donc d’apporter des nuances à ce qui n’est jamais qu’un sondage d’opinion.

La quatrième question renvoie à ce que Pierre Rosanvallon appelle la « contre-démocratie », qui me paraît en réalité être la critique naturelle de la démocratie par elle-même, laquelle est au fondement de l’ordre démocratique. Les exigences démocratiques se sont accrues au cours des siècles non seulement dans les pratiques politiques – il suffit pour s’en convaincre de se reporter aux élections de 1848 où les paysans étaient conduits aux urnes comme un régiment par le seigneur local – et dans l’ensemble de la société, qui n’est jamais assez démocratique. La contre-démocratie n’implique pas un rejet de la démocratie si elle ne va pas au-delà d’une critique rationnelle des institutions démocratiques, susceptible d’être elle-même critiquée, et ne remet pas en question les principes mêmes qui fondent l’ordre démocratique. Elle peut en outre comporter le danger de voir le pouvoir technique prendre progressivement la place du pouvoir politique.

S’agissant, cinquième question, de la démocratie participative, monsieur le président Bartolone a souligné ma réticence. En réalité, je n’ai pas de réticence en ce sens que le débat entre citoyens est pour moi fondateur de l’ordre démocratique. Toutes les formes de débats rationalisés et argumentés – jurys citoyens, assemblées de quartier, etc. – relèvent d’une pratique démocratique à même de permettre aux citoyens d’exercer la vigilance chère à Pierre Mendès France. Il faut donc les encourager, mais à deux conditions fondamentales. D’une part, il faut rappeler que les citoyens qui y participent ne sont représentatifs que d’eux-mêmes. Ceux de nos collègues qui sont le plus favorables à ces instances ont bien montré que ceux qui en font partie sont les mêmes que ceux qui votent, autrement dit, elles ne font que donner à ceux qui participent déjà à la vie politique une autre occasion d’y participer. D’autre part, il faut avoir conscience du risque que ces instances soient investies par les minorités agissantes : les débats qui y ont lieu ne doivent déboucher que sur des décisions contrôlées par les instances politiques légitimement élues.

Faut-il consulter les citoyens plus souvent, comme le permettrait le développement du vote électronique ? Je considère cette procédure comme très dangereuse, en particulier parce qu’elle comporte un risque pour la représentativité. Par ailleurs, je suis extrêmement réticente à l’idée qu’il faudrait tout le temps consulter les citoyens. Actuellement, l’un des grands problèmes de la démocratie me paraît être la discordance des temporalités : s’il est nécessaire de prendre certaines décisions dans l’urgence, les grandes décisions doivent, elles, s’inscrire dans un temps très long. Tout ce qui renforce l’immédiateté constitue un danger. Or internet, que nous admirons tous, en particulier pour la quantité d’intelligence qui est à l’origine de son élaboration, a le grand défaut de conduire à des réactions immédiates. Nous souffrons beaucoup dans notre démocratie de ne pas prendre le temps de la réflexion en instaurant une distance par rapport à l’événement. Souvenons-nous du temps qu’il a fallu – plus de deux ans – pour élaborer la grande loi de 1905, qui a maintenant plus de cent ans. Si nous recourons de manière excessive au vote électronique, nous contribuerons à cette accélération des décisions conçues comme des réponses immédiates à l’émotion. Que le vote électronique soit utilisé pour des raisons pratiques pour faciliter le vote des Français résidant à l’étranger, je ne m’y oppose pas. Mais qu’il soit utilisé de façon récurrente comme modalité de participation des citoyens à la vie publique me paraît comporter des dangers plus grands que les avantages qu’on peut en tirer d’un point de vue technique. En tout état de cause, comme l’abstention ne me paraît pas due à l’obstacle physique que constituerait le déplacement jusqu’au bureau de vote, le vote électronique ne contribuerait pas à la faire reculer.

La même réflexion s’applique à l’avènement d’une « démocratie continue » favorisée par internet. Les décisions politiques ne se situent pas dans la même temporalité : elles supposent, je le répète, de prendre le temps de la réflexion et de peser les différents points de vue. Le danger est que nous cédions à une démocratie de l’émotion. En France, notre démocratie a le défaut de penser que chaque problème social peut être résolu par l’adoption rapide d’une loi. Cela me paraît être une tendance redoutable, monsieur le président Bartolone.

Enfin, la dernière question porte sur le développement des consultations directes, qui me paraît tout à fait souhaitable. Deux conditions s’imposent toutefois. La première est de bien poser la distinction, fondamentale en démocratie, entre l’opinion que chaque citoyen peut légitimement se forger sur tous les sujets et la connaissance de ceux qui ont consacré du temps à réfléchir à tel ou tel problème. La seconde est de laisser toute sa place au politique : le choix de ceux qui savent ne saurait se substituer au choix du politique. Lorsque j’étais membre du Conseil constitutionnel, j’ai été suffisamment frappée par les débats entre techniciens du droit et anciens hommes politiques pour savoir que, si leur collaboration est nécessaire, leurs rôles ne doivent pas être confondus. Il est souhaitable que le politique recueille avis et propositions et prenne appui sur des études d’impact, mais il lui appartient de faire des choix et de les rendre opérants s’il pense qu’ils sont les meilleurs pour la société.

M. Henri Verdier. Mesdames, messieurs, je vous remercie tout d’abord d’avoir associé la révolution numérique aux interrogations sur notre démocratie. La génération à laquelle j’appartiens, qui a découvert internet dans les cybercafés parisiens il y a vingt ans et qui s’est employée pendant de nombreuses années à montrer qu’il se passait quelque chose d’important, n’était pas sûre que cette heure viendrait un jour.

Je formulerai cinq attendus.

Premièrement, la crise des institutions touche toutes les institutions en général et pas seulement celles de la démocratie. Elle ne provient pas du numérique ; paradoxalement, c’est le numérique qui est né de la crise des institutions. Il faut se rappeler que l’informatique individuelle et le développement d’internet sont un mai 68 de la Silicon Valley : ses acteurs ont considéré que, pour émanciper les peuples, il fallait donner des ressources à chaque citoyen. Dans la révolution numérique que nous vivons, il y a un projet politique caché, qui ne se comprend pas selon un clivage gauche-droite.

La politique infuse le numérique. Les mots barbares que sont la neutralité du net, les protocoles sécurisés, le contrôle par la périphérie renvoient aux libertés, à la sécurité, à la solidarité, au bien commun, à la puissance publique. Les querelles d’apparence technique sur l’open source, le logiciel libre, la liberté d’entreprendre, la régulation des réseaux sont des débats de nature politique.

Troisièmement, j’ai la conviction largement répandue que la révolution numérique n’est pas seulement d’ordre technologique : c’est une révolution industrielle. La révolution industrielle du XIXsiècle a donné lieu à l’émergence du prolétariat, de la finance, des cités ouvrières, de l’hausmannisation, de l’école de Jules Ferry, fondée sur la drôle d’idée de tayloriser l’enseignement, bref à un nouvel ordre social. La révolution industrielle de même ampleur que nous vivons aboutira à un nouvel équilibre né des usages que la société aura faits des ressources numériques.

Par parenthèse, si je suis hostile au vote électronique, c’est que le vote repose sur un rituel démocratique de confiance, historiquement construit – l’isoloir date de 1914 –, qui suppose que tout un chacun puisse vérifier de ses propres yeux que l’élection n’a pas été truquée, en assistant au dépouillement et en s’assurant à la préfecture que les résultats ont été établis avec exactitude. L’idée qu’il faudrait faire confiance à quelques experts parce qu’ils seraient seuls à pouvoir vérifier le bon fonctionnement des algorithmes est une faille de la démocratie qui aurait des conséquences dramatiques lors des grandes élections.

Le numérique n’a pas de vertu en lui-même : ce qui importe, c’est l’ordre économique et social qui peut être construit à partir des ressources qu’il offre.

Cela implique, quatrièmement, de connaître ses ressources. Le numérique offre des outils pour aller plus vite, pour manipuler des masses de données permettant de saisir le réel dans son ampleur au lieu de se limiter à une moyenne statistique, pour mettre au point des stratégies d’action, d’efficacité, d’influence, pour organiser le savoir en plateforme, pour mettre en place un écosystème d’innovation, pour promouvoir des valeurs comme la transparence, le contrôle par les pairs, le dialogue resserré, la co-construction, la contribution. Ces ressources, la puissance publique a besoin de se les approprier pour assurer sa propre efficacité, dont nous sommes tous comptables. La confiance dans nos institutions et, donc, leur légitimité reposent aussi sur cette efficacité. Dans un célèbre discours, Olof Palme soulignait que le consentement à l’impôt était aussi fondé sur le sentiment d’en avoir pour son argent ; si les citoyens ont l’impression qu’il est mal dépensé, ils seront plus réticents face à leur imposition.

Enfin, cinquièmement, chacune des grandes révolutions industrielles a pu réussir en inventant des institutions spécifiques. On imagine mal la révolution industrielle du XIXe siècle sans l’école de Jules Ferry, on imagine mal les Trente Glorieuses sans la sécurité sociale. Nous devons être capables d’inventer les nouvelles institutions du monde de la post-révolution numérique.

Avant de répondre aux questions plus précises qui m’ont été communiquées, je préciserai que je m’occupe au sein du Secrétariat général pour la modernisation de l’action publique des questions liées à l’open data et à l’open government.

L’open data n’est pas une invention de l’administration Obama. Le droit à l’information du citoyen a en France une longue tradition fondée sur l’article XV de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen selon lequel « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». Rappelons que les rapports de la Cour des comptes sont publics depuis 1850 et que la loi à l’origine de la création de la Commission d’accès aux documents administratifs, dite loi CADA, a près de quarante ans. Les informations importantes, susceptibles d’éclairer le citoyen, doivent être publiées sous des formats maniables avant qu’elles ne fassent l’objet de recours devant la CADA.

Toutefois, l’open data ne se confond pas avec la transparence de l’action publique. Elle suppose aussi de fabriquer des ressources activables pour distribuer de la puissance d’agir dans la société. Les secrets légaux étant en France bien établis, qu’il s’agisse de la protection de la vie privée, du secret médical, du secret fiscal, du secret bancaire ou du secret industriel, il est possible d’ouvrir sans danger tout ce qui n’en relève pas. Peut-être faudra-t-il affiner certains dispositifs assurant ces secrets, mais, pour l’heure, alors que des milliers de ressources ont été rendues publiques sur le site data.gouv.fr, aucune brèche dans la protection de la vie privée ou le secret des affaires n’a été recensée.

Rendre publics les chiffres de la population carcérale, le nombre d’actes de violence en milieu scolaire, le degré de pollution des nappes phréatiques, les horaires d’ouverture des services publics, les plans de cadastre contribue à accroître la transparence, à renforcer l’exercice d’une citoyenneté active et à fournir des externalités économiques. Une France sans cadastre, sans statistiques publiques de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), sans données de l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN), sans prévisions de la météorologie nationale irait moins bien. Demain, il faudra y ajouter toutes les autres données issues de nos systèmes d’information. Demain, des filières industrielles pourront se construire à partir de données liées à l’énergie, à l’instar des Américains qui ont fondé des filières industrielles à partir du réseau GPS. Demain, nous fabriquerons des biens communs à partir de ressources communes. En ce moment, grâce aux contributions de citoyens via leurs smartphones, nous contribuons à l’enrichissement de l’information géographique, base de toutes les adresses géolocalisées sur le territoire français, des données dont l’exactitude est d’une importance vitale pour les services d’urgences et le SAMU, mais qu’il est très difficile à l’IGN de tenir à jour à lui seul, car 200 000 nouvelles adresses sont créées chaque année dans les 36 000 communes de France.

En outre, rendre publiques ces ressources permet aussi de régénérer les pratiques de la puissance publique grâce aux critiques et aux apports des citoyens, notamment par le biais de Twitter.

Ouvrir les données renvoie aussi à l’open democracy et à l’open government. À l’échelon mondial, le besoin se fait sentir de passer de la transparence des données au pouvoir d’agir et à la concertation, laquelle peut même aller jusqu’à la co-production. Plus les citoyens s’estimeront co-propriétaires, co-gérants, co-tuteurs de la démocratie, plus les chances qu’elle soit respectée et efficace seront grandes.

La question est de savoir comment prendre de meilleures décisions en conjuguant nouvelles stratégies fondées sur les données numériques et nouvelles stratégies démocratiques. Nous savons bien qu’aujourd’hui un grand nombre de décisions législatives sont prises à l’aveugle : elles ne sont pas fondées sur des études d’impact accessibles à tous et critiquables et comportent peu de visibilité sur leurs effets à moyen et long termes. Le pilotage des politiques publiques est lui-même rarement fondé sur les données. Nous ne sommes pas entrés dans la culture de l’expérimentation-correction-réaction. Comme il n’est pas toujours possible de bâtir des lois qui durent cent ans, il serait bon de mettre au point des systèmes dynamiques permettant chaque année d’apporter des correctifs à partir du retour du réel.

Je cherchais un autre terme que « démocratie participative » pour désigner ce processus décisionnel ; l’expression de « démocratie dialogique », employée par un membre de l’un de nos réseaux d’experts, m’a paru intéressante, car ce qui importe pour approcher de la meilleure décision possible est moins l’expression des points de vue en tant que telle que le fait qu’il y ait un véritable dialogue. Pour cela, il faut inventer des mécanismes d’interaction progressifs.

Mme Christine Lazerges. Je voudrais revenir sur la question du vote obligatoire, que vous avez rapidement évacuée, madame Schnapper, en arguant qu’une telle mesure était inapplicable et que l’abstention avait un sens politique. Soit. Mais est-il acceptable que les moins de quarante ans votent aussi peu à un moment où nous essayons de lutter avec tous les outils possibles contre la non-socialisation et la non-intégration d’une partie des jeunes ? Est-il acceptable que les décisions prises soient en majorité issues des choix de personnes de plus de soixante ans ? N’y a-t-il pas une contradiction à s’opposer au vote électronique ? On ne peut pas tout refuser, et le vote électronique, et le vote obligatoire, qu’une simple amende suffirait à rendre effectif. Il faut bien inciter les jeunes à voter pour lutter contre l’abstention.

Par ailleurs, madame Schnapper, vous avez souligné avec raison que la démocratie ne pouvait être soumise au règne de l’émotion. Depuis les tragiques événements du début du mois de janvier, des décisions hâtives ont été prises par les politiques comme par les juges. La loi du 13 novembre 2014 a sorti avec une imprudence folle le délit d’apologie du terrorisme du cadre de la loi sur la presse, sans qu’ait été pris en compte l’avis de ceux qui avaient réfléchi à la question, notamment celui de la Commission nationale consultative des droits de l’homme que j’ai l’honneur de présider. Et l’insulte raciale va être intégrée dans le droit pénal général, sans que les incidences de cette décision soient bien mesurées, notamment en termes d’alourdissement du casier judiciaire des jeunes alors que l’on voudrait mieux les intégrer.

Voici deux aspects d’une même question : comment notre démocratie peut-elle faire en sorte de ne pas perdre une partie de notre jeunesse ?

M. Guillaume Tusseau. Malgré les objections fortes que vous avez l’un et l’autre formulées, madame Schnapper, monsieur Verdier, je me demande si la question du vote électronique ne mérite pas d’être posée à nouveaux frais.

Certes, s’abstenir de voter peut être considéré comme une manifestation de la liberté d’expression. Mais ne faut-il pas distinguer, dans l’exercice de la liberté, la possibilité de ne pas être membre d’un syndicat ou de ne pas se réclamer d’une religion et celle de refuser d’être citoyen ? N’y a-t-il une différence qualitative entre l’appartenance à des groupes partiels et l’appartenance à un groupe total, la communauté des citoyens, le seul reconnu par la République française ? De ce point de vue, ne serait-il pas légitime de rendre le vote obligatoire, mesure qui permettrait du reste de résoudre le problème du quorum de participation dans les référendums que nous avons évoqué tout à l’heure ?

Rendre le vote obligatoire me semble d’autant plus légitime que, depuis quelques mois, la loi permet de reconnaître le vote blanc. Les personnes qui le souhaitent peuvent ainsi manifester leur rejet de la consultation ou de l’ensemble des candidats tout en évitant la sanction de l’amende. De surcroît, celle-ci pourrait contribuer au redressement des finances publiques – souhaitons toutefois que cela soit dans une proportion minime puisque le but est de forcer les citoyens à participer.

De nombreuses personnes de nos générations sont encore sensibles au rituel électoral dominical qui consiste à se rendre dans un bureau de vote pour déposer un bulletin dans une urne, mais ceux qui se détournent de la participation politique appartiennent à des générations plus jeunes, plus habituées à exprimer leurs choix à travers les options Like sur Facebook et Following sur Twitter. Le vote électronique ne serait-il pas un moyen de réintégrer ces personnes dans la citoyenneté active en inventant de nouveaux rituels correspondant davantage aux pratiques dont elles sont familières ?

Mme Mireille Imbert-Quaretta. Monsieur Verdier, je pense comme vous que la révolution numérique est de même ampleur que la révolution industrielle du XIXe siècle. Lorsque l’on est en train de vivre une révolution, on ne voit pas où l’on va et l’on ne mesure pas pleinement ses conséquences. C’est un véritable changement de monde auquel nous assistons. Les bouleversements se font déjà sentir dans les relations entre citoyens et dans celles qu’ils nouent avec leurs représentants. Nous sommes plongés dans un environnement mondialisé où tout va très vite et où internet a supprimé la hiérarchie entre les informations. Cette révolution appelle, comme vous l’avez très justement souligné, un changement de nos institutions. Quelles sont selon vous les pistes de réflexion à suivre pour y parvenir ?

Mme Dominique Schnapper. Est-il acceptable, avez-vous demandé, que, les jeunes votant si peu, les vieux décident pour eux ? Vous touchez un problème social et politique incontestable. Il faut lutter contre l’abstention, j’en suis bien d’accord.

Le vote obligatoire permettrait-il de corriger ce dysfonctionnement ? J’aimerais que cela soit le cas. Je crains toutefois que sa mise en place ne conduise pas à faire augmenter la participation des plus jeunes, car leur abstention me semble due à des phénomènes plus profonds sur lesquels une simple disposition législative ne peut avoir de prise.

Outre le problème de la socialisation des jeunes, la fermeture du système politique français est en cause : notre classe politique est trop étroite, du fait du cumul des mandats. Certes, il est normal que celle-ci ne soit pas à l’image de la société tout entière, mais, lorsque de nombreuses catégories – les descendants de migrants, les jeunes, les femmes – ont le sentiment d’être exclues de la représentation, un dysfonctionnement se produit au regard des exigences démocratiques. J’accorde beaucoup d’importance au fait que la « marche des beurs » de 1983, fondée sur de grands principes républicains, ait laissé à ses participants le sentiment d’avoir été manipulés et de n’avoir pas reçu la place qu’ils réclamaient dans le système politique.

Mme Lazerges souligne que l’on ne peut pas tout refuser, et le vote obligatoire, et le vote électronique. Je suis tout à fait prête à reconnaître l’effet de génération dans ma propre réflexion.

M. Tusseau a insisté sur la différence entre l’appartenance à un groupe particulier et l’appartenance à la communauté des citoyens. Ce n’est sans doute pas le lieu de développer les nombreuses réflexions que m’inspire cette question.

Il a encore appelé de ses vœux l’invention de nouveaux rituels politiques. Nous n’ignorons pas l’importance qu’ils peuvent avoir, et en particulier celui du vote. Mais il faudra du temps pour que s’imposent de nouveaux rituels, et ils devront être portés par la légitimité et la nécessité. Pour l’instant – mais l’avenir est ouvert –, j’ai l’impression qu’internet ne favorise pas ce processus, car les rituels politiques exigent la présence physique des participants. Je fais cependant toute confiance aux jeunes générations pour qu’elles sachent se montrer créatives.

M. Henri Verdier. Une précision, tout d’abord : on envoie plus de mails aux gens qu’on voit tous les jours qu’à ceux qu’on ne rencontre jamais, preuve que ce mode d’échange ne se substitue pas aux relations réelles, mais les enrichit.

Sur les premières questions, que je n’ai pas particulièrement travaillées, j’exprimerai la position d’un citoyen éclairé. J’ai la conviction que le consentement à l’opinion présentée comme majoritaire, dont découle la paix civile, vient de la certitude que cette opinion est réellement majoritaire. Si le doute est possible, on va au-devant de grands dangers. On sait avec quelle facilité les thèses complotistes fleurissent sur les réseaux, vingt-quatre heures après un attentat. Il faut donc être très prudent à l’égard des dispositifs dont le citoyen ordinaire ne peut vérifier lui-même la réalité. La vérification est essentielle, même s’il est toujours possible de truquer une élection.

Les concertations numériques ne rencontrent de succès que lorsque les gens savent qui traitera leur contribution et ce qu’il en fera. Avant de participer, ils veulent connaître les règles du jeu. Nous sommes parfois choqués de la manière dont Facebook nous fait accéder à des données personnelles, mais le consommateur-contributeur en données veut surtout savoir comment celles-ci seront utilisées. S’en servira-t-on pour le profiler ou lui proposer de la publicité ? Les vendra-t-on à la CIA ? S’il sait la réponse, il consent à participer ; c’est quand il l’ignore qu’il s’inquiète. D’où la stratégie développée par le monde du numérique : il travaille sur les apparences de lisibilité des règles du jeu, quitte à ne pas les respecter dans les faits.

Une conséquence majeure de la nouvelle donne est le changement de définition du travail. Celui-ci doit être repensé, ainsi que la protection sociale, dès lors qu’il devient de plus en plus immatériel, collectif et contributif, et qu’il se déroule de moins en moins devant un écran, pendant des heures de bureau. Dans le monde des entrepreneurs, des chercheurs et des innovateurs du logiciel libre, ce qui se passe de plus important échappe au salariat. Il survient parfois la nuit, dans un cadre qui ne ressemble pas à celui du travail.

Pour les institutions, le chantier de l’open government est essentiel. À l’époque préhistorique, où le danger venait de la nature, le clan patriarcal constituait une bonne organisation pour survivre. Puis on a construit des institutions. Les démocraties sont bâties sur l’idée que le peuple est souverain et s’exprime par ses représentants. Ceux-ci seront toujours nécessaires, au sens où quelqu’un devra toujours exercer et assumer les responsabilités, mais ce modèle s’épuise.

Pour répondre aux mandataires des peuples souverains, on a élaboré des administrations, composées de super-athlètes, hyper-entraînés à lire des notes. Pendant ce temps, avec huit salariés, Wikipédia a réussi à créer une encyclopédie en cent vingt-huit langues dix fois plus développée que toutes celles qui l’ont précédée. En utilisant le contrôle de pair à pair, et la construction patiente et méthodique d’une réputation fondée sur la vérifiabilité et la reproductibilité, le monde de la recherche a inventé internet.

À côté de l’organisation constituée par le peuple souverain, ses représentants et ses super-athlètes, d’autres formats plus distribués, plus contributifs et plus dialoguant sont à inventer. Sur le plan des institutions, l’important n’est pas que le numérique produise une apparence de démocratie participative ou de concertation, mais qu’il permette de trouver des processus qui aboutissent à de meilleures décisions.

M. Denis Baranger. Mme Schnapper invite à distinguer le savoir de l’expert de la décision du politique. C’était assez simple quand on pouvait facilement identifier technocrates et décideurs, mais la confusion entre expertise et opinion, entre information et idéologie va croissant. À notre époque où chacun rédige son propre pedigree, qui sait si la personne qui parle sur une chaîne d’information en continu mérite le titre d’expert, qu’elle s’est arrogé ? Alors que l’information prétendait jadis à la neutralité, on connaît désormais le projet des grandes chaînes d’information modernes. L’information est biaisée, au sens où elle s’adresse à un public déjà convaincu.

Une dernière interrogation porte sur le rôle respectif qui revient à l’État et aux grandes sociétés du numérique et de l’information. Mark Zuckerberg se définit comme le créateur des institutions de l’avenir. Il parle non en homme d’affaires mais en gestionnaire d’une communauté de 1 milliard de personnes. La Silicon Valley est porteuse d’idées qui pourraient sinon supprimer l’État, du moins remplacer les grandes organisations étatiques du XIXsiècle. Comment l’État, qui n’a inventé ni Facebook ni Twitter, peut-il réagir à ces défis, qui relèvent de la création institutionnelle ?

M. Alain-Gérard Slama. Les deux interventions ont mis en évidence les lignes de force internes à la logique démocratique, qui sécrète elle-même ses propres poisons, et au système numérique, qui devient de moins en moins maîtrisable, comme l’avaient pressenti Heidegger ou Jacques Ellul.

J’ignore à quelles données accède la personne qui établit mon passeport, mais je me félicite que le délai nécessaire pour accomplir cette démarche ait été réduit d’un mois à dix secondes. De façon quasi masochiste, je me réjouis que le pouvoir ait tant de données à sa disposition. Même s’il se plaint de Big Brother, le citoyen en redemande. Qui s’opposerait à la limitation de la vitesse sur les autoroutes, si elle réduit le nombre d’accidents ?

Reste à savoir qui doit déplacer le curseur. Est-ce le débat démocratique ? Il n’est pas sûr qu’il y parvienne. Sont-ce les experts, qui s’affrontent à la radio ou à la télévision, pour ou contre tel ou tel sujet, en sachant que, s’ils défendent une position nuancée, ils ne seront plus jamais réinvités ?

Au sein de la société, quelles instances nous incitent à réfléchir autrement qu’en temps réel ? Lesquelles sont assez légitimes pour émettre un avis qui sera entendu comme responsable ? La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) ? J’ai beaucoup appris dans cette instance, à laquelle j’ai appartenu. Les autorités administratives indépendantes ? J’ai souvent émis des réserves à leur encontre, parce que je les tiens pour trop administratives et pas assez indépendantes. Le Comité consultatif national d’éthique (CCNE), dont j’ai été membre ? Dans le débat sur l’euthanasie, je suis frappé par le crédit qu’on prête à son président, Jean-Claude Ameisen. Faut-il plusieurs instances de ce type ? Doit-on se tourner vers le Sénat ou vers le Conseil économique, social et environnemental ? Dans quelle direction faut-il s’engager puisque ni le système médiatique ni le débat politique ne fournissent de réponses satisfaisantes ?

Qu’on me comprenne bien : je préconise non de multiplier les conseils, commissions et autres comités de sages, dont on a parfois abusé, mais d’institutionnaliser le rôle des instances comme celles que je viens de citer, qui réfléchissent dans la durée et dont les avis auraient une autorité suffisante pour aider les citoyens à résister à l’éternelle tentation de « se ruer vers la servitude », pour reprendre la formule de Tacite.

Mme Seybah Dagoma. Une plateforme pourrait-elle permettre au citoyen de contribuer à l’élaboration de la loi en rédigeant des amendements ? Le système aurait un double avantage. Il permettrait la collaboration de chacun et assurerait une certaine transparence : on saurait qui a proposé quoi.

M. Bernard Thibault. On peut utiliser de bien des manières les outils de communication actuels pour améliorer notre démocratie ou éclairer les élus, mais il ne faut pas confondre voter et cliquer. Alors que le vote consacre une décision qui engage le collectif, nul ne peut garantir – pas même les professionnels – que le résultat d’un vote électronique représente la somme exacte des décisions prises par les électeurs. Ce flou, cette incertitude risque de décourager l’électeur ou de discréditer le scrutin. Par ailleurs, le vote physique n’est pas seulement un moyen ou un rituel : c’est aussi un objectif pour lequel, dans certains pays, les gens se battent. J’ajoute que l’engagement n’est pas le même quand on se rend dans un bureau de vote ou quand on appuie sur une touche en restant à son domicile. C’est pourquoi le vote électronique a parfois eu pour effet de réduire le taux de participation, du moins dans le monde professionnel. Ma réticence à son égard ne tient pas à des raisons d’ordre générationnel. Elle est plus générale. Je crains que le vote électronique, loin de faciliter une mobilisation citoyenne, ne lui porte préjudice.

Mme Marie-George Buffet. Les machines à voter, qui ont fait à une époque l’objet d’un engouement, sont encore en place dans certaines villes, notamment à Stains, dans ma circonscription. Elles permettent un dépouillement rapide. De ce fait, dès vingt heures trente, les résultats sont annoncés devant une foule clairsemée. Dans une ville où le taux de participation est déjà très bas, la disparition du dépouillement renforce l’impression, le soir d’élection, qu’on a vécu un non-événement. Quand on fait le tour des bureaux, on pourrait croire, dans certains quartiers, que le vote n’a pas eu lieu.

La démocratie participative a été une mode. Tous les candidats annonçaient leur intention d’y recourir. Certaines mairies ont embauché du personnel spécifique pour la mettre en place et la théoriser. Elle n’a intéressé qu’un public restreint, déjà investi dans le milieu associatif ou syndical, ou engagé politiquement. La vraie démocratie participative – si tant est qu’il faille ajouter un adjectif au mot démocratie – consiste à aller vers les gens, et non à leur demander de venir vers les élus.

Beaucoup d’experts s’expriment dans les médias sans qu’on sache toujours s’ils parlent au nom de leur expertise ou pour développer une pensée politique. Mais quelle est la place de la décision politique, par rapport aux experts ou à l’opinion ? La démocratie s’exerce dans les deux sens. Si l’élu doit écouter l’opinion, il doit aussi défendre devant elle ses propositions et ses projets.

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. J’aimerais partager l’optimisme de M. Verdier, mais, sous l’effet du numérique, de nombreuses atteintes au respect de la vie privée sont déjà avérées. D’autres se profilent. Attaché à l’égalité et à l’absence de discrimination, je m’inquiète de voir ressurgir la demande de statistiques ethniques, qui supposeraient que l’on constitue des fichiers. Notre pays ne peut oublier qu’il a une histoire particulière à cet égard.

Si le numérique est un outil formidable, on doit veiller à ce qu’il s’exerce dans le respect des libertés. En tant que déontologue de l’Assemblée nationale, je crains que la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique, qui prévoit l’accès aux déclarations de patrimoine des élus dans des conditions pourtant très encadrées, ne favorise des atteintes au respect de la vie privée.

En ce qui concerne les consultations électroniques, Mme Schnapper a soulevé à juste titre la question du rapport au temps et à la proximité, et pointé le risque d’une banalisation. Il se peut qu’un effet de mode substitue le mythe nouveau de la proximité à celui, plus ancien, de l’intérêt général, ou celui de la vitesse et de l’immédiateté à celui de la maturation des idées. L’exemple de la loi de 1905, cité par Mme Schnapper, est judicieux.

Comme Mme Lazerges, je trouve séduisante l’idée de rendre le vote obligatoire, à l’heure où l’on envisage avec sérieux le retour d’un service civique. Cette mesure, qui a fait ses preuves en Belgique, ainsi qu’en France pour l’élection des sénateurs, permettra peut-être de renforcer l’union nationale, si la journée de 11 janvier n’est pas une effusion passagère.

Si je ne suis pas hostile à l’instauration de consultations électroniques, je reste attaché au vote républicain, sans doute pour des raisons d’éducation et de culture. Comme d’autres parents, j’ai amené mes enfants dans l’isoloir.

M. le président Claude Bartolone. En vous entendant, je me dis que la table ronde aurait pu avoir pour thème : « Nouvelles voies d’expression, nouvelles voies de démocratie ». Je constate en effet un flottement, voire un hiatus entre expression et démocratie. Peut-être suis-je traumatisé par la libération de la parole antisémite et raciste qui se produit actuellement, mais, depuis une dizaine de jours, je n’ouvre même plus mon compte Twitter. Pour Ésope, la langue est la meilleure et la pire des choses. Sans doute faut-il approfondir son analyse. Nous avons toujours inscrit la démocratie dans la logique du forum et du débat, de la discussion et de l’expression. Peut-être doit-on insister davantage sur l’information individuelle.

Mme Dominique Schnapper. Un consensus semble se dégager à l’égard du vote électronique. Monsieur Thibault, vous n’avez pas à vous justifier de défendre les rituels. Ceux-ci organisent la vie collective et lui donnent du sens. Internet parviendra peut-être à élaborer de nouveaux rituels. En attendant, ne renonçons pas à ceux qui font sentir aux électeurs la signification de leur démarche. J’avais été frappée, à la fin de l’apartheid, de voir les électeurs d’Afrique du Sud faire la queue, parfois pendant des heures, devant les bureaux, afin de voter pour la première fois.

Dans la démocratie, qui prête à chacun la même dignité, sommes-nous encore capables de distinguer l’opinion et le savoir, le citoyen et l’expert parfois autoproclamé ? Les démocrates, qui remettent en cause les institutions, remettent aussi en cause celles du savoir. Dans le débat sur le réchauffement climatique, les autorités scientifiques ont fini par imposer leur avis, contre celui de M. Allègre, qui ne connaissait rien à la question, ou des communautés américaines, qui nient le problème et prétendent par ailleurs, comme l’affirme la Bible, que l’univers a été créé en six jours. On constate toujours des résistances locales à l’affirmation des vérités scientifiques, mais, même si mes collègues sociologues expliquent qu’il faut remettre en cause toutes les théories, qui sont le produit des conflits entre laboratoires, on ne trouve plus aucune personne sérieuse pour affirmer que la terre est plate.

Dans nos sociétés scientifiques et techniques, l’avis des scientifiques continue d’être discuté. Je garde cependant un optimisme de vieux professeur, qui croit que les vérités, même provisoires et partielles, finissent par s’imposer. Ainsi, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), dont les positions ont suscité un débat passionné entre gens inégalement compétents, a reconnu avoir fait des erreurs, qu’il a tenté de corriger. Au terme d’étapes successives, le savoir, différent de l’opinion, a fini par l’emporter.

La technologie, qui permet de sauver des vies, comporte aussi des risques. Les instruments admirables qui ont permis à M. Slama d’obtenir un passeport en quelques minutes – je n’ai pas eu la même chance – comportent la possibilité technique d’une intrusion dans la vie d’autrui, dont nous n’avons jamais connu d’équivalent. La technique, bonne en elle-même, contient des potentialités dangereuses, qui rendent nécessaire un contrôle du pouvoir politique. C’est si l’on ne préservait pas la place de celui-ci que l’on se ruerait vers la servitude.

M. Henri Verdier. Les interventions portent sur trois sujets différents.

Les unes concernent les sauvageons, dont la parole se libère, notamment sur les réseaux sociaux. Sont-ils plus nombreux qu’avant ou les entend-on davantage ? On leur reproche de se ruer sur Twitter, mais, quand le peuple de Paris s’est précipité vers la Bastille, il ne l’a pas fait au terme d’une longue réflexion. Peut-être devons-nous accepter d’entendre les opinions qu’auparavant nous pouvions nous permettre d’ignorer. Ceux qui s’expriment sur France-Culture le samedi matin me semblent froissés par l’intrusion, dans le salon où ils demeuraient en bonne compagnie, de brutes épaisses qui ne maîtrisent pas les codes. Distinguons le risque de radicalisation inhérent à internet, et l’accès à la parole publique de ceux qui en étaient privés. Il nous manque probablement des concepts pour penser cette parole curieuse – mi-écrite mi-orale, mi-privée mi-publique – qui s’exprime sur les réseaux sociaux. Si l’on fait une blague sur Twitter et qu’on a trois followers, on reste dans un cadre intime. Quand on en a cent mille, on ressemble presque à un média. En l’espèce, il semble qu’on soit à la croisée de plusieurs droits.

Un deuxième groupe d’interventions porte sur les nouveaux géants du numérique que sont les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). Nous travaillons sur la question du gouvernement ouvert. Encore faut-il qu’il y ait un gouvernement. Or il s’est créé une curieuse alliance entre ces géants numériques, plus puissants que bien des États, et le gouvernement américain. Beaucoup d’analystes pensent que celui-ci, au lendemain du 11 septembre, a toléré des monopoles qu’il aurait cassés en d’autres temps. Pour ne plus risquer d’être pris par surprise, il a fait le choix stratégique – formalisé par les théoriciens de la cyberguerre – de rassembler toutes les informations du monde sur son territoire. C’est une position qu’il faut prendre au sérieux.

Étant issu du secteur privé, je crains par ailleurs un coup de ciseau fatal. On a tellement dit au public qu’il fallait qu’il fonctionne comme le privé – un privé d’ailleurs imaginaire – qu’il raisonne actuellement en termes de management, de ressources humaines et de retour sur investissement. À l’inverse, les géants du numérique agissent comme Alexandre le Grand, en rêvant d’opérer des percées stratégiques. L’État pense trop comme il croit que pensent les managers, et les géants du numérique réfléchissent trop comme des chefs d’État. Le numérique s’intéresse aujourd’hui à des domaines, comme la monnaie, le prélèvement de l’impôt et la sécurité sociale, qui nous semblaient relever du domaine régalien. J’entends souvent dire que Mark Zuckerberg a fait plus pour le bien commun que l’État. C’est faux, pour une raison simple : il est comptable non du bien public mais du profit de ses actionnaires (shareholder value).

On ne pourra rendre de la souveraineté à l’État qu’en agissant à l’échelon européen. Les GAFA n’étant pas prêts à renoncer au quart du marché mondial, ils accepteront toutes les règles que les États – pourvu qu’ils soient d’accord entre eux – voudront leur imposer sur le respect de la vie privée, la régulation de la concurrence et la fiscalité numérique. La France peut aussi avancer de sa propre initiative, sans attendre que l’Europe se vive comme un espace de souveraineté, mais une firme comme Google, qui ne prendra jamais un quart du marché mondial à la légère, peut parfaitement faire l’impasse sur 1 % de la population du monde.

M. Slama a signalé le paradoxe qui nous pousse à craindre et à réclamer tout à la fois la présence de Big Brother. Cependant, la question n’est pas de savoir si l’État peut tout savoir ou non. Nous devons apprendre à faire des réglementations plus fines et plus nuancées. Pour avoir parfois travaillé dans le monde des médias, je connais la loi Bichet et les autres textes qui ont organisé la liberté de la presse, la liberté d’expression et le libre accès des citoyens à toutes les opinions. Ils disposent qu’on ne peut détenir à la fois un journal, une télévision et une radio nationale, et qu’on ne peut diffuser de la presse que par des coopératives dont on est actionnaire. Le législateur a élaboré un système qui lui permet de ne pas juger les contenus.

Dans le même temps, nul ne demande à Google, qui amène 90 % du trafic sur les sites de presse, de prouver que son algorithme est sincère et loyal, ni de respecter des dispositions qu’on lui aurait imposées, si on lui avait appliqué des règles conformes au droit de la presse. Tout en réduisant le nombre des données qui circulent, on peut décider, quand une décision relève d’un algorithme, d’informer les utilisateurs de l’existence et des présupposés de celui-ci. On peut aussi prévoir une régulation non seulement à l’extérieur de la mécanique mais à l’intérieur de celle-ci. En France, la loi « Informatique et libertés » interdit à l’État de prendre des décisions individuelles fondées sur un algorithme sans l’intervention d’un juge.

Monsieur Mélin-Soucramanien, je n’ai pas dit qu’aucun risque ne pesait sur les libertés. La commission de réflexion sur le droit et les libertés à l’âge du numérique, à laquelle M. Bartolone m’a fait l’honneur de me nommer, a voté à l’unanimité une recommandation sur l’article 9 du projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme. Toutefois, l’ouverture des données publiques sur le site data.gouv.fr n’a donné lieu à aucun accident, signe que les secrets légaux ne sont pas sans efficacité.

Quand on parle de données numériques, on mélange souvent des choses qui n’ont rien à voir. Un premier niveau concerne les écoutes illicites. L’affaire PRISM est seulement une affaire de ce type, même si elle se situe à une grande échelle. À un autre niveau, des données numériques ont été librement partagées sur Google et Facebook, sans qu’on ait anticipé que, pour peu qu’on sache les travailler, elles en apprendraient beaucoup sur chacun d’entre nous. Le problème tient à une asymétrie de savoirs. Grâce aux big data, des opérateurs auxquels nous avons accepté de confier nos traces peuvent prédire nos comportements. À un autre niveau encore, l’État construit des poches de transparence. Au lieu de réunir ces différents plans, en affirmant que les données sont dangereuses, il faut éduquer notre regard et statuer problème par problème.

Un troisième groupe d’interventions porte sur la démocratie participative et le rôle du citoyen. Si le monde du numérique a un point faible, c’est de ne pas avoir de mémoire et d’être très naïf. Lorsqu’il s’est mêlé des questions démocratiques, il l’a fait avec le solutionnisme et le technicisme qui le caractérisent. Il a conçu des mécanismes de vote et de contribution sur le modèle de Wikipédia, dans l’idée qu’ils marcheraient tous seuls. Il va de soi qu’il faut être plus précis, plus malin, plus nombreux, plus dialoguant. En la matière, la solution ne viendra pas de la Silicon Valley.

À Etalab, quand nous ouvrons l’accès à des données publiques, dans l’espoir que les gens s’en serviront pour améliorer la démocratie, l’innovation et l’État, nous organisons un hackathon, en invitant toute personne sachant coder à venir travailler deux jours avec nous. Lundi dernier, nous avons accueilli des représentants de la CNAM, qui vient de rendre publique une base de un milliard et demi de lignes concernant la santé : le DAMIR (dépenses de l’assurance maladie inter-régimes). Le personnel de la CNAM, qui a travaillé six mois pour anonymiser ce jeu de données, a découvert à cette occasion des manières de les utiliser qu’elle n’avait pas imaginées à l’origine. De leur côté, les utilisateurs ont compris les raisons pour lesquelles l’administration avait procédé à des anonymisations qu’elle a revendiquées. Les uns et les autres ont coopéré pour faire une preuve de concept. Ces rencontres permettent des avancées majeures et imprévisibles. Pour progresser, il ne suffit pas de mettre des données en ligne, au nom de la transparence.

Parler de démocratie participative, c’est accepter soi-même de changer. On ne peut se contenter de dire aux gens qu’on les écoute, qu’on les consulte, mais qu’on ne modifiera pas sa manière de travailler. Si c’est le cas, ils quitteront vite la table de négociation. Ce serait une excellente expérience que de construire même une fois un processus législatif, qui donne au citoyen la possibilité de rédiger les amendements, surtout si l’on adopte une logique d’apprentissage par itération, qui consiste à tester, à apprendre, à recommencer et à améliorer. C’est ainsi qu’on invente les pratiques durables. Pourquoi la représentation nationale, qui vote les amendements, aurait-elle le monopole de leur rédaction ? Peut-être serait-on surpris par la qualité du travail des citoyens. On peut évidemment craindre que des lobbys ne cherchent à instrumentaliser l’opinion, mais ceux-ci existent et agissent déjà.

M. le président Claude Bartolone. Madame Schnapper, monsieur Verdier, nous vous remercions.

La réunion s’achève à treize heures dix.