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Groupe de travail sur l’avenir des institutions

Vendredi 13 mars 2015

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 7

Présidence de M. Claude Bartolone et de M. Michel Winock

– Audition, ouverte à la presse, de M. Bastien François, sur le thème de la dyarchie de l’exécutif

– Audition, ouverte à la presse, de Mme Marie-Claire Ponthoreau et M. Olivier Beaud, sur le thème de la responsabilité de l’exécutif

La réunion débute à neuf heures cinq.

Audition de M. Bastien François sur le thème de la dyarchie de l’exécutif.

M. le président Claude Bartolone. Je suis heureux de vous retrouver pour cette septième réunion du groupe de travail sur l’avenir des institutions. Celle-ci sera consacrée au pouvoir exécutif, sujet que nous n’avons cessé d’aborder en creux depuis le début de notre mission, et sur lequel, j’en suis sûr, les membres du groupe de travail auront beaucoup à dire. C’est pourquoi nous avons choisi de n’inviter que trois intervenants extérieurs.

Monsieur Bastien François, soyez le bienvenu. Professeur agrégé de science politique à l’Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne et rédacteur d’un projet de Constitution pour une VIRépublique, vous êtes un ardent défenseur du régime parlementaire, qui est la norme en Europe, la France faisant à cet égard figure d’exception.

Selon vous, l’instauration d’un tel régime dans notre pays ne mettrait pas fin à la désignation du Président de la République par les citoyens, puisque, sur vingt-huit États membres de l’Union européenne, quatorze ont un Président élu au suffrage universel. Elle impliquerait en revanche que le Premier ministre soit le véritable chef de l’exécutif et qu’il réponde de sa politique devant le Parlement. Si l’on vous suit, il n’est pas indispensable de mettre fin à la dyarchie de l’exécutif pourvu que le Président de la République ne concentre plus tous les pouvoirs dans ses mains.

Nous serons heureux de vous entendre plus en détail sur ce sujet et de découvrir en quoi une telle révision institutionnelle serait bénéfique à notre pays.

Chacun connaît la phrase de Tocqueville : « Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres. » Heureusement, notre groupe de travail s’est doté d’un éclaireur éminent. Sans plus tarder, je laisse Michel Winock allumer la torche de l’histoire qui, une fois encore, éclairera nos débats.

M. le président Michel Winock. La puissance du pouvoir exécutif en France, établie en 1958, résulte d’un retour de balancier. La faiblesse de ce pouvoir avait été insigne sous la IVRépublique, qui fut d’une instabilité permanente et d’une impuissance dramatique face à la guerre d’Algérie. Le général de Gaulle s’était éloigné du pouvoir en janvier 1946, dans l’impossibilité de faire admettre par les constituants une primauté de l’exécutif qui, dans son esprit, devait s’incarner dans le Président de la République.

La même année, le discours de Bayeux fixait déjà les grandes lignes de ce que devait être la Constitution de 1958. « Il est nécessaire, déclarait le général de Gaulle, que nos institutions démocratiques nouvelles compensent, par elles-mêmes, les effets de notre perpétuelle effervescence politique. »

Il précisait à Épinal, en septembre 1946 : « Il nous paraît nécessaire que le chef de l’État en soit un, c’est-à-dire qu’il soit élu et choisi pour représenter réellement la France […], qu’il lui appartienne, dans notre pays si divisé, si affaibli et si menacé, d’assurer au-dessus des partis le fonctionnement régulier des institutions et de faire valoir, au milieu des contingences politiques, les intérêts permanents de la nation. Pour que le Président de la République puisse remplir de tels devoirs, il faut qu’il ait l’attribution d’investir les gouvernements successifs, d’en présider les Conseils et d’en signer les décrets, qu’il ait la possibilité de dissoudre l’Assemblée élue au suffrage direct au cas où nulle majorité cohérente ne permettrait à celle-ci de jouer normalement son rôle législatif ou de soutenir aucun Gouvernement, enfin qu’il ait la charge d’être, quoi qu’il arrive, le garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire et des traités signés par la France. »

Cet exécutif aura donc deux têtes, un chef de l’État et un chef de Gouvernement. Mais toute dyarchie – qui suppose une égalité entre les fonctions – était repoussée par de Gaulle : « Le Président, déclarait-il le 31 janvier 1964, est évidemment seul à détenir et à déléguer l’autorité de l’État ». Il y a une hiérarchie du pouvoir exécutif : la présidence prime.

L’organisation de la puissance, voire de la superpuissance présidentielle, est fondée à la fois sur le texte constitutionnel et sur une pratique qui en est éloignée.

Selon l’article 11 de la Constitution, le Président préside le Conseil des ministres et peut à certaines conditions soumettre une loi au référendum. Selon l’article 12, il dispose d’un droit de dissolution quasi discrétionnaire. Selon l’article 13, il signe les ordonnances, il est le chef des armées et il dispose du droit de grâce à titre individuel. Aux termes de l’article 16, il peut concentrer des pouvoirs exceptionnels.

Cette surpuissance présidentielle est due aussi à une pratique fort peu constitutionnelle. Le Président peut se débarrasser du Premier ministre à sa guise, sauf en cas de cohabitation. Il impose généralement le choix des ministres à son Premier ministre. Il est le véritable chef du Gouvernement, malgré l’article 20 selon lequel « le Gouvernement détermine et conduit la politique de la nation » et l’article 21 selon lequel le Premier ministre exerce le pouvoir réglementaire et dirige l’action du Gouvernement.

Dans ses entretiens avec Alain Peyrefitte, de Gaulle déclare : « Le chef du Gouvernement, c’est moi. Le Premier ministre est le premier des ministres, primus inter pares, il coordonne leur action, mais il le fait sous la responsabilité du Président de la République, qui dirige l’exécutif sans partage. » Or ce chef de Gouvernement « sans partage » n’est pas responsable. Le Parlement n’exerce son contrôle que sur le Premier ministre. Toutefois, le général de Gaulle posait à intervalle irrégulier la question de confiance par l’intermédiaire des référendums – pratique à laquelle on a renoncé après lui.

Cet accaparement du pouvoir par le Président s’est trouvé renforcé par l’instauration du quinquennat. Le chef de l’État, dont le mandat dure autant que celui de l’Assemblée, voit son rôle de plus en plus confondu avec celui du Premier ministre. La ligne de démarcation entre les deux fonctions n’est pas nette, ce qui suscite la proposition d’un véritable régime présidentiel, par la suppression du poste de Premier ministre.

Cette solution se heurte, à mon avis, à plusieurs objections.

D’abord, elle contredit la tradition française de séparation entre le chef de l’État et le chef du Gouvernement. Cette distinction remonte à la monarchie constitutionnelle. Chateaubriand, l’un de ses théoriciens, écrit dans La Monarchie selon la Charte : « La doctrine sur la prérogative royale constitutionnelle est que rien ne procède directement du roi dans les actes du Gouvernement ; que tout est l’œuvre du ministère, même la chose qui se fait au nom du roi avec sa signature, projets de loi, ordonnances, choix des hommes.

« Le roi, dans la monarchie représentative, est une divinité que rien ne peut atteindre : inviolable et sacrée, elle est encore infaillible ; car, s’il y a erreur, cette erreur est du ministre et non du roi. Ainsi, on peut examiner sans blesser la majesté royale, car tout découle d’un ministère responsable. »

Autrement dit, selon la formule que l’on attribue à Thiers : « Le roi règne et ne gouverne pas. »

Le modèle américain est peu assimilable, me semble-t-il, d’abord, en raison du fédéralisme des États-Unis, inconnu en France. Une grande partie de la législation est l’œuvre des États et peut varier de l’un à l’autre. La vie du pays n’est pas complètement bloquée par une panne de l’État fédéral due à un conflit entre le Président et la majorité. Pareil conflit, dans le cas français, paraît insurmontable : quelle serait l’instance d’arbitrage ?

À supposer qu’on laisse un droit de dissolution au Président – ce qui n’est pas le cas dans le système américain –, les élections qui suivent la dissolution peuvent reproduire le conflit entre l’exécutif et le législatif. De plus, si l’on répond au vœu largement répandu de remplacer le scrutin uninominal par un scrutin proportionnel, ou même en partie proportionnel, nous risquons de retrouver face à face un Président et une assemblée divisée ou hostile. L’existence d’un Premier ministre en France représente une soupape de sécurité ou, si l’on change de métaphore, un fusible, que l’on peut remplacer. Comme l’écrivait Chateaubriand : « Le ministre agit, fait une faute, tombe ; et le roi change son ministre. »

Par rapport aux États-Unis, il faut rappeler que nous ne sommes pas une nation de consensus. En Amérique, les conflits existants sont moins idéologiques qu’en France, où le système politique a été souvent comparé à une guerre civile larvée. Un Président irresponsable face à une opposition majoritaire à l’Assemblée est un schéma à prévoir, et il faut se demander comment on pourrait en sortir.

Je crois qu’en abordant cette question de l’exécutif, nous entrons dans le vif de notre travail. Personnellement, eu égard à ce que je viens d’énoncer, je suis favorable au maintien des deux fonctions, à condition de les préciser.

Le Président de la République incarne la nation, la représente, assure la continuité des institutions et, en cas de conflit, exerce son arbitrage entre le Gouvernement et le Parlement, soit par le changement de Gouvernement, soit par la dissolution. Le texte constitutionnel pourrait lui attribuer un domaine réservé – ce qui n’est pas explicite aujourd’hui –, mais limité.

Le Premier ministre, lui, dépendrait de la majorité parlementaire, gouvernerait selon l’article 20. Sa durée ne dépendrait que de l’Assemblée et de lui-même. Le renversement du Gouvernement par une motion de censure ne doit pas atteindre le Président, auquel incombe la tâche de lui trouver un remplaçant.

Vous l’avez compris : je crains la rigidité d’un régime présidentiel ; je crois beaucoup plus souple et praticable un exécutif à deux têtes, à condition d’en finir avec la surpuissance présidentielle. Le débat est ouvert.

M. le président Claude Bartolone. Il l’était depuis plusieurs semaines, voire plusieurs années : la question passionne la société française depuis le passage au quinquennat et l’inversion du calendrier électoral.

M. Bastien François. Je vous remercie de votre invitation, d’autant que, dans l’histoire de la VRépublique, c’est la première fois qu’une assemblée parlementaire se saisit de la question de la réforme constitutionnelle.

Comme M. Winock, je partirai d’un point de vue historique : si l’on veut comprendre la situation actuelle du pouvoir exécutif, que je considère plutôt comme un pouvoir gouvernant, il faut partir du problème que cherchent à résoudre les constituants de 1958.

Ceux-ci sont persuadés – comme tous les commentateurs et spécialistes de science politique de l’époque – que la culture politique et partisane française rend impossible l’existence d’une majorité parlementaire stable, disciplinée et cohérente sur toute la durée d’une législature. Comme Michel Debré l’a rappelé au Conseil d’État dans son discours d’août 1958 – qui est l’un des plus beaux textes sur la Ve République –, il faut régler par l’architecture constitutionnelle un problème que la législation électorale ne pourra résoudre. Sur ce point du moins, il se trompait.

Dès lors, les constituants ont voulu construire une architecture permettant de limiter au maximum les effets délétères d’une instabilité parlementaire qu’ils considéraient comme chronique. La solution qu’ils retiennent est élégante et d’une remarquable simplicité. Elle repose sur trois idées.

La première est la limitation des pouvoirs du Parlement dans ses fonctions législatives et de contrôle du Gouvernement. C’est – pour aller à l’essentiel – la limitation du domaine de la loi, l’encadrement strict de la censure parlementaire et une série de dispositifs qui donnent au Gouvernement la main sur la procédure législative.

La deuxième idée est, de manière symétrique, la transformation du pouvoir exécutif en véritable pouvoir gouvernant. C’est le sens de la formule très forte et inédite en France, que l’on trouve à l’article 20 : « Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la nation. » Ce pouvoir gouvernant est incarné par le Premier ministre, qui possède un rôle central.

En troisième lieu, pour sauvegarder l’équilibre entre les forces parlementaire et gouvernementale pensées comme nécessairement antagonistes, les constituants ont prévu une clé de voute, pour reprendre une métaphore de Michel Debré. Ce sera le rôle du président de la République, pourvu de pouvoirs autonomes d’arbitrage, mais non stricto sensu de pouvoirs de gouvernement. Ce président est pensé comme un arbitre qui, en situation de crise, pourrait devenir temporairement un capitaine.

Le résultat est cohérent, et même sophistiqué du point de vue de l’ingénierie constitutionnelle. Pensons par exemple au fameux article 49-3, qui constitue pour ainsi dire la « Rolls-Royce » du parlementarisme. Cependant, et c’est pour cela que je me retrouve devant vous aujourd’hui, les hypothèses des constituants vont être rapidement déjouées.

D’une part, dans le contexte très particulier de la guerre d’Algérie, et face à une indiscipline forte des troupes parlementaires gaullistes, le général de Gaulle outrepasse très largement ses pouvoirs d’arbitre, et commence à mettre le rôle présidentiel au centre du pouvoir gouvernant. Par la suite, le rôle du Président sera considérablement renforcé par son élection au suffrage universel direct.

D’autre part, à partir des législatives de 1962, s’installe ce que nous appellerons dans les années 1970 le « fait majoritaire », qui s’accompagnera progressivement d’une restructuration bipolaire du système des partis et confortera le rôle du président gouvernant.

Le résultat est que la Constitution doit fonctionner dans un environnement politique et partisan totalement différent de celui envisagé en 1958. Pensée pour réduire le rôle d’un Parlement jugé structurellement instable et indiscipliné, et renforcer symétriquement le Gouvernement, avec un garde-fou présidentiel en cas de crise, elle abrite désormais un jeu politique totalement différent : un Président de la République tout puissant, ayant accaparé l’essentiel du pouvoir gouvernant, s’appuie sur une majorité parlementaire à sa dévotion, sans contre-pouvoirs à la mesure de sa puissance. Dans cette configuration, la subordination du Premier ministre au Président de la République ne pose pas, me semble-t-il, de difficultés particulières sur un plan pratique.

Le problème est en réalité politique et, au-delà, démocratique. Comme le disait Nicolas Sarkozy pendant la campagne présidentielle de 2007, « il n’est pas sain que le Président de la République contrôle, en fait et en droit, l’ensemble de nos institutions ». La situation est d’autant plus malsaine qu’elle porte atteinte au principe fondateur du régime parlementaire, celui de la responsabilité des gouvernants devant les représentants de la nation. Le Président de la République, chef réel du Gouvernement, quoi qu’en dise le texte de la Constitution, n’est responsable devant personne. Il est « chef de tout et responsable de rien », pour citer la formule juste et cruelle prononcée par François Hollande lors du débat organisé avant le second tour de l’élection présidentielle de 2012.

Comment corriger cela ? La tâche n’est pas simple, car il s’agit moins d’amender un texte que d’infléchir une pratique.

Quatre voies de réforme sont ou ont été discutées.

La première vise à mieux encadrer les pouvoirs présidentiels, par exemple grâce à un meilleur contrôle parlementaire des nominations, et surtout à responsabiliser le Président de la République. C’était l’idée du président Sarkozy en 2008. Elle n’a abouti qu’à une modification insignifiante de l’article 18 de la Constitution.

À dire vrai, l’idée de responsabiliser le Président est un peu baroque. Généralement, on rend compte de son action devant ceux qui vous ont mandaté pour agir. Ainsi, dans un régime parlementaire, un Premier ministre rend compte de son action devant le Parlement dans la mesure où il est issu d’une majorité qui s’est dégagée à l’occasion des élections législatives et qui peut à tout instant lui retirer sa confiance ou, du moins, chercher à infléchir la politique qu’il mène.

En France, le Président de la République ne doit rien au Parlement, d’autant qu’il a été élu avant les élections législatives. Dans ces conditions, pourquoi devrait-il rendre des comptes aux députés ? Pourquoi leur légitimité élective l’emporterait-elle sur celle, de même nature, du président de la République ? Dans un régime parlementaire – comme l’a montré la malheureuse expérience israélienne du début des années 2000 –, il est illusoire de chercher à rendre responsable devant des parlementaires élus au suffrage universel un chef du pouvoir gouvernant lui-même élu au suffrage universel.

La deuxième piste, qui passe notamment par la suppression du poste de Premier ministre, consiste à basculer d’un régime parlementaire, ce qu’est, dans son architecture, la VRépublique, à un régime présidentiel.

Dans un régime présidentiel, les pouvoirs législatif et gouvernant n’ont aucun moyen de pression l’un sur l’autre : ni motion de censure ni dissolution. Le Parlement y gagne une grande autonomie. Il ne peut pas être forcé à légiférer par le Président, qui n’est théoriquement qu’un exécutif, chargé d’exécuter la volonté des représentants de la nation. C’est pourquoi les défenseurs du régime présidentiel mettent en avant le fait que celui-ci permettrait de renforcer considérablement le rôle du Parlement.

Mais, comme nous l’enseignent les travaux de science politique – ainsi que la série télévisée The West Wing –, un régime présidentiel ne peut fonctionner qu’avec un système partisan peu structuré idéologiquement, dans une configuration de négociation permanente et opaque entre les différents groupes d’intérêt qui colonisent le Parlement. Ce régime se caractérise par des tensions permanentes entre l’exécutif et le législatif, lesquelles portent souvent sur les moyens budgétaires donnés au gouvernement présidentiel, et peuvent mettre en péril la continuité même du fonctionnement de l’administration centrale.

Aux États-Unis, pour ne citer que cet exemple, tout se passe le plus souvent comme si on était dans un système de cohabitation, que les Américains appellent divided government – gouvernement divisé. On comprend pourquoi la plupart des spécialistes de politique comparée portent sur le régime présidentiel, en particulier américain, un regard très critique et soulignent sa faible efficacité, en dépit du rôle qu’il a joué dans la difficile construction de la démocratie. Si l’on partait de zéro, dans le monde actuel, il est probable qu’on ne prendrait pas le régime présidentiel pour base de travail, mais qu’on essaierait de rendre le régime parlementaire plus intelligent.

La troisième voie de réforme, qui est la plus radicale, est une option traditionnelle de la gauche. Elle consiste à supprimer l’élection au suffrage universel du Président de la République en espérant, de cette façon, endiguer son emprise sur le jeu politique.

À supposer qu’une telle réforme soit faisable – il me paraît difficile de transformer le Président de la République en reine d’Angleterre –, elle repose sur l’idée selon laquelle c’est parce que le Président de la République est élu au suffrage universel qu’il gouverne. Or, si quatorze des vingt-huit pays de l’Union européenne ont un Président de la République élu au suffrage universel, souvent avec des pouvoirs comparables au nôtre, aucun des homologues européens du Président français ne joue un rôle comparable au sien. Aucun n’accapare comme lui le pouvoir gouvernant. La spécificité française n’est donc pas l’élection du président de la République au suffrage universel direct, mais le fait que, doté de moyens d’action très large, il soit en position de détenir une part importante du pouvoir gouvernant, ce qui procède moins d’une architecture institutionnelle ou d’un système électoral que d’une histoire politique singulière.

La quatrième piste de réforme est la plus audacieuse mais aussi la plus riche démocratiquement. C’est également celle qui m’est le plus chère. Elle consiste à rétablir le régime parlementaire dans sa logique en remettant le Premier ministre au cœur du pouvoir gouvernant – comme le veut la Constitution – et en rétablissant son lien de filiation et de subordination à la majorité parlementaire. Ce n’est pas difficile : il suffit d’enlever au Président de la République la présidence du Conseil des ministres, ce qui implique de supprimer l’article 9 et de modifier l’article 13 en conséquence, et d’interdire que le Président de la République puisse révoquer, selon son bon vouloir, le Premier ministre. Dans le régime parlementaire, c’est le Parlement qui décide de changer le Premier ministre.

Mais alors, que faire du Président s’il n’est plus gouvernant ? C’est ici qu’il faut être audacieux. On peut s’inspirer d’une mesure qui figurait dans le pacte écologique élaboré en 2007 par Nicolas Hulot. Celui-ci plaidait pour l’instauration d’un vice-premier ministre chargé du développement durable. La proposition, bien que peu réaliste, était intéressante. Ce n’est probablement pas une excellente idée que d’instaurer, à côté de Matignon, un Matignon écologique. En revanche, il est judicieux de prévoir, dans le pouvoir gouvernant, une instance forte chargée du long terme, c’est-à-dire des intérêts des générations futures.

Il faut profiter de la légitimité et de l’audience que confère l’élection au suffrage universel pour inventer un nouveau rôle au Président de la République : un rôle fort, intéressant, prestigieux, de gardien des droits fondamentaux et de garant des intérêts des générations futures. Il faut lui enlever certains droits de gouvernement immédiats, ou lui interdire de les exercer, et lui en ajouter d’autres, comme une capacité forte d’interpellation des pouvoirs publics – par exemple en le dotant d’un droit de veto temporaire sur des lois qui lui paraîtraient contradictoires avec les droits fondamentaux ou les intérêts des générations futures.

Il s’agit de retrouver l’esprit du Président-arbitre de 1958. Sans doute faut-il continuer à lui confier le droit de dissolution, en le détachant des contraintes et des horizons temporels courts de l’action gouvernementale, tout en tenant compte de sa forte légitimité politique. Sa mission doit être à la mesure de sa puissance politique.

Mme Marie-Louise Antoni. Existe-t-il un pays où s’applique ce modèle ?

M. Denis Baranger. Je sais gré à Bastien François, défenseur de la VIRépublique, de s’être livré à un exercice d’ingénierie constitutionnelle concrète et d’avoir présenté différentes options. Il a raison de souligner le changement de configuration qui s’est opéré depuis 1958, et de se demander ce qu’on peut faire de cet animal encombrant qu’est devenu le Président de la République.

On l’a souvent souligné, la VRépublique est un régime à géométrie variable, tour à tour régi par le fait majoritaire, qui s’apparente à la normalité, ou par la cohabitation, qui serait une forme de pathologie. La situation actuelle ne relève ni de l’une ni de l’autre, même si elle s’apparente à une cohabitation. Les deux premiers gouvernements de la présidence Hollande n’étaient pas suffisamment homogènes pour qu’on puisse parler d’une véritable coalition majoritaire.

Mon sentiment est que nous vivons une crise du fait majoritaire, de l’autorité présidentielle et de la solidarité gouvernementale. À l’époque du général de Gaulle ou de Georges Pompidou, si un ministre avait parlé à la télévision des autres membres du Gouvernement dans les termes dont certains ministres usent depuis sept ou huit ans, il aurait immédiatement été recadré. Sans doute serait-il parti. Je comprends que les politiques tiennent à dire ce qu’ils pensent, mais la solidarité gouvernementale est indispensable au régime parlementaire.

Cette triple crise relève plus généralement d’une crise de confiance, dont on ne sait comment sortir, puisque le fait majoritaire n’a pas l’air de revenir – on l’a mesuré lors de l’examen de la « loi Macron » – et que nul ne souhaite une cohabitation.

Dès la seconde moitié du mandat de M. Sarkozy, la pratique l’hyperprésidence s’est renversée en une pratique de la présidence faible. À la suite du passage au quinquennat, les candidats à l’élection présidentielle se sont mués en premiers ministres du type scandinave, qui tiennent les manettes. À cause de l’extrême difficulté de gouverner les démocraties modernes – la France n’est pas une exception dans ce domaine –, le président s’est fragilisé. L’hyperprésidence et la présidence actuelle, qui a perdu de sa majesté, sont deux facettes d’un même phénomène.

Selon un de mes maîtres, le problème de la présidence française est qu’il n’y a qu’un seul job. Tout le monde a envie d’être Président de la République. Même ceux qui veulent supprimer la fonction ne résistent pas à la tentation de se présenter à la primaire.

Interdire la révocation du Premier ministre peut sembler séduisant. Mais un Président de la République pourra toujours demander à sa majorité de faire tomber ce Premier ministre, même si la Constitution le lui interdit. Le Président arbitre que vous avez décrit ressemble au François Mitterrand de 1986, qui, s’en tenant à la lettre de la Constitution, se concevait comme le défenseur des grands équilibres, des droits de l’homme et des droits sociaux. Depuis Mac Mahon, le Président de la République s’est toujours considéré comme le représentant supérieur de la nation.

Mme Mireille Imbert-Quaretta. Si, comme vous le souhaitez, le Président de la République continue d’être élu au suffrage universel, il présentera nécessairement un programme à court terme. Dans ces conditions, doit-il proposer un « ticket » en liant son nom à celui du Premier ministre ?

Selon vous, peut-on conférer au Président un domaine réservé, comme la défense ou les relations extérieures, ou ces sujets incombent-ils au Premier ministre ?

La réforme n’implique-t-elle pas que le Président de la République exerce un mandat plus long que celui des parlementaires ?

Enfin, le Président de la République doit-il être rééligible ?

M. Bastien François. En matière d’organisation du pouvoir, tous les pays de l’Union me semblent meilleurs que la France et, si aucun n’est idéal, chacun présente des éléments d’ingénierie constitutionnelle intéressants. Reste que tout se tient. On ne peut penser le rôle de l’exécutif indépendamment du législatif. Nous n’avons évoqué ni celui des cours constitutionnelles ni le mode de scrutin. Tous les régimes qui fonctionnent dans une logique plus parlementaire que la VRépublique favorisent la responsabilité de l’exécutif.

Les Français ont souri quand la Chancelière allemande, en réponse à la proposition de M. Sarkozy de réformer l’Europe, a dit qu’elle devait consulter son Parlement. M. Sarkozy semblait alors en position de force mais, sitôt le parlement consulté, la Chancelière l’était bien davantage. En outre, elle pouvait s’abriter derrière celui-ci pour justifier un refus. Le régime parlementaire, bien que contraignant, donne de la puissance à l’exécutif.

Monsieur Baranger, la VIRépublique pour laquelle je plaide serait modérée, comme le sont même les propositions de ceux qui annoncent le Grand Soir. Il s’agit seulement de restaurer la confiance dans la démocratie.

Je souscris à votre analyse des trois crises que nous connaissons actuellement. Fin août, j’ai présenté dans Libération un diagnostic identique au vôtre. La VRépublique connaît une crise de régime lente, souterraine, très différente des crises éruptives qui ont marqué l’histoire de France, mais les fondamentaux sont atteints. Si le fait majoritaire existe encore, le Gouvernement a du mal à gouverner sa majorité. L’autorité présidentielle est affaiblie. Comme vous, j’ai été surpris – compte tenu de ce qu’est la VRépublique – que les ministres qui ont dérogé à la solidarité gouvernementale n’aient pas été renvoyés sur le champ.

Comment sortir de cette crise de régime ? Il faut repenser la démocratie plus que la Constitution, redonner confiance et rouvrir le système politique sur le citoyen.

Vous avez parlé d’hyperprésidence ou d’hypoprésidence. La fait est que le Président de la Ve République apparaît nécessairement comme un despote ou un faible. La situation est dangereuse pour la démocratie, qui devient, selon le mot d’Arnaud Montebourg, une « machine à trahir ». Pour en sortir, il faut encadrer le pouvoir du Président de la République et rendre son rôle au politique. Le régime parlementaire me semble bon parce qu’il est fondé sur le principe de responsabilité.

Certes, le Président de la République pourra utiliser sa majorité pour contourner la Constitution et se débarrasser d’un Premier ministre. Cela ne me dérange pas, dès lors qu’il est en phase avec le Parlement démocratiquement élu. Il est beaucoup plus grave qu’il traite le Premier ministre selon son bon vouloir, sans que la majorité puisse discuter ses choix.

Le Président du long terme que je préconise ne serait ni un François Hollande ni un Nicolas Sarkozy, mais peut-être, compte tenu de leur parcours, un Michel Rocard ou une Simone Veil. Dans treize des quatorze États de l’Union qui l’élisent au suffrage universel, le Président se présente sans programme de gouvernement, comme garant des valeurs de la nation. S’il plaide pour la justice ou met en avant la nécessité d’une réforme fiscale, il n’en précise pas le détail. J’admets pourtant que, lorsque j’ai expliqué à une candidate à l’élection présidentielle que, n’ayant aucune chance d’être élue, elle n’était pas tenue de proposer un programme, ses autres conseillers se sont moqués de moi…

Le Président de la République peut garder des compétences spécifiques, mais je ne crois pas qu’on puisse lui conserver un domaine réservé. Dans notre univers mondialisé, l’action du Gouvernement ne peut s’arrêter aux frontières de l’Hexagone. C’est d’ailleurs sur ces questions que se créent des tensions. Quelle place assigner au secrétariat d’État aux affaires européennes ? Les questions de défense et de politique extérieure ont trait à la politique industrielle et à la recherche. De crainte d’un pouvoir exécutif fort, les Tunisiens viennent, au terme d’un long processus constituant, de confier le gouvernement de l’intérieur au Premier ministre et les questions extérieures au Président de la République. C’est une solution à laquelle je ne crois guère.

Si le Président de la République est tel que je le propose, il me semble judicieux d’allonger son mandat, afin de déconnecter son action du rythme de la législature, et de garantir l’autonomie du Premier ministre issu de la majorité parlementaire. Un mandat de sept ans non renouvelable me semble la meilleure solution.

Mme Cécile Untermaier. Chaque réunion de notre groupe de travail me confirme dans l’idée qu’il était important que le Parlement s’empare de la question des institutions, comme nous le faisons.

Le pouvoir législatif est encadré par le droit parlementaire, ce qui n’est pas le cas du pouvoir exécutif. Ne faudrait-il pas envisager l’élaboration d’un « droit gouvernemental », qui encadre la gouvernance et clarifie son fonctionnement en posant un certain nombre de règles déontologiques régissant, par exemple, le cumul des mandats, les relations entre la haute administration et les ministres, entre les ministres eux-mêmes, entre le Président de la République et les autres composantes du pouvoir exécutif ?

Notre dyarchie, qui est en réalité une hiérarchie, complique la tâche des parlementaires, qui doivent travailler à la fois avec la présidence de la République et le Gouvernement, ce qui entraîne parfois des frictions. Le dispositif que vous proposez et dont l’intérêt majeur est qu’il s’inscrit dans le long terme ne résoudra pas, me semble-t-il, ce problème.

Je ressens le pouvoir de dissolution comme un frein à ma liberté d’expression de député, dans la mesure où il fait dépendre de ma responsabilité individuelle un risque collectif. Ne pensez-vous pas que le supprimer contribuerait à rééquilibrer les relations entre le Parlement et l’exécutif ?

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. J’adhère au constat formulé par les uns et par les autres, et suis prêt à faire mienne la quatrième piste de réforme proposée par Bastien François. Je le dis d’autant plus volontiers que ce n’était pas ma position il y a quelques années : après avoir été, plus radicalement, favorable à la suppression de l’élection du Président de la République au suffrage universel direct, j’ai fini par me ranger aux raisons des réalistes. Je m’excuse donc, monsieur le président Bartolone, de ne pas vous suivre sur le régime présidentiel, mais les arguments avancés par Michel Winock et Bastien François, comme les précédents historiques – la Constitution de 1791 nous a conduits à raccourcir le roi, et celle de 1848 à rétablir l’Empire – plaident pour que nous ne commettions pas la même erreur une troisième fois.

Je fais partie de ceux qui considèrent qu’il faut « réinitialiser » la Constitution de la Ve République, sans être obsessionnel sur son numéro : amendée, la Ve République peut encore servir pour peu qu’elle soit adaptée aux nécessités du temps. Après 1962, après 2008 et ce que Bastien François a nommé la « Constitution Sarkozy », sans doute est-il temps d’éradiquer de nos institutions le « mal napoléonien ».

Ma question est précise, elle porte sur le mode de scrutin : le système que vous proposez est-il compatible avec une part de représentation proportionnelle ?

M. Guillaume Tusseau. Pourquoi devrions-nous être modérés dans les propositions que nous formulons et pourquoi les pistes de réforme que vous avancez devraient-elles être exclusives les unes des autres ? Ne peut-on imaginer une architecture globale qui les combinerait ?

Je ne suis pas d’accord avec votre diagnostic comparatif, qui vous incite à penser que les institutions fonctionnent mieux dans les autres pays européens, que ce soit en termes de clarification des objectifs de l’exécutif ou en termes de responsabilisation politique de ceux qui portent ces objectifs : ce n’est selon moi le cas ni en Italie, ni en Belgique, même si les Belges n’élisent pas de président.

Il y a une profonde ambiguïté dans l’élection du Président de la République au suffrage universel direct. Sa vertu considérable, surtout dans les circonstances actuelles, est qu’elle est la seule échéance politique qui aujourd’hui intéresse les Français, les mobilise et suscite le débat politique, ce qui n’est pas rien. Dans le même temps pourtant, cette focalisation extrême de la vie politique sur cette seule échéance conduit à la dissolution de la solidarité gouvernementale et fait de cette élection une perspective obsessionnelle, au détriment d’un vrai débat sur le fond, les valeurs et les perspectives de long terme.

Je suis donc partagé entre la volonté – dans une perspective radicale et nullement modérée – de supprimer le problème en abolissant la présidence de la République et la tentation de présidentialiser et de gouvernementaliser encore davantage la Présidence de la République, le Premier ministre faisant cette fois-ci les frais de cette situation. Pourquoi, dans cette perspective ne pas imaginer un système de recall, permettant de responsabiliser le Président de la République devant le peuple, comme l’est aujourd’hui le Premier ministre devant l’Assemblée, en offrant aux citoyens la possibilité de remettre en jeu son mandat et en donnant au peuple, comme le préconise Roberto Unger, un droit à la déstabilisation et à l’intervention, un droit à faire valoir son énergie politique propre en intervenant éventuellement de sa propre initiative pour résoudre un litige entre le Parlement et le Président ?

M. Arnaud Richard. Nous nous accordons tous sur le fait que le passage au quinquennat a été une erreur. Comment faire, donc, concrètement, pour revenir au septennat, avec ce que cela implique en termes de calendrier et d’équilibre de nos institutions ?

Je ne partage pas du tout votre conception du Président de la République et le profil que vous en dessinez. J’ai le plus grand respect pour Michel Rocard, mais j’imagine plutôt quelqu’un de plus jeune, ayant davantage de mordant et qui soit mieux au fait des réalités auxquelles sont confrontés nos compatriotes. C’est d’un choc générationnel dont nous avons besoin, à l’image de ce qui se produit en Italie, et c’est ce que les Français attendent, d’où le succès que rencontrent aujourd’hui certains nouveaux venus sur la scène politique, comme M. Macron.

En ce qui concerne la solidarité gouvernementale, vous avez raison : il suffirait de virer, du jour au lendemain, un ministre qui a « déconné », pour mettre un terme aux dérapages.

Je me demande par ailleurs s’il ne faudrait pas inscrire dans la Constitution les normes architecturales auxquelles doit être soumis le Gouvernement. Imaginer par exemple une équipe gouvernementale limitée à quinze ministres assistés de secrétaires d’État qui pourraient être des parlementaires sollicités par le Gouvernement sur des missions extrêmement précises permettrait incontestablement d’améliorer l’efficacité de l’action publique.

Que pensez-vous par ailleurs du spoil system ?

J’aimerais également avoir votre avis sur l’immunité présidentielle.

Enfin, le Président de la République tel que vous l’imaginez, serait-il élu pour ce qu’il est ou pour les idées qu’il porte ?

Mme Christine Lazerges. L’invention d’un système constitutionnel correspondant à une démocratie plus aboutie passe selon moi par la restauration de la confiance dans nos institutions. Au-delà des questions d’ingénierie constitutionnelle, nous devons nous interroger sur la manière dont elles peuvent favoriser l’intégration. Comment faire en sorte qu’elles suscitent l’intérêt des jeunes, ou des moins jeunes, qui ne votent plus qu’à l’élection présidentielle moins par foi dans le Président de la République que parce que les campagnes présidentielles sont devenues des grands shows, mieux à même de frapper les esprits que les autres campagnes électorales ?

La quatrième voie de réforme que vous nous proposez est certes intéressante, mais qui voudra voter pour un Président de la République aussi nu que celui que vous proposez ? Vous en faites une autorité morale, mais pourquoi ne pas lui conserver ses compétences en matière de politique étrangère et de défense ? Je ne comprends pas les arguments qui vous font refuser à tout prix que le Président de la République ait le moindre pouvoir, et les exemples de pays où le Président de la République est privé de tout pouvoir ne me convainquent pas.

Mme Marie-George Buffet. Vous avez souligné combien il était important que la représentation nationale se soit emparée de la question de nos institutions. J’ajouterai qu’elle a le devoir d’en faire une question citoyenne et populaire et, de ce point de vue, je ne comprends pas votre souci de modération. Dans le cadre d’une crise de confiance telle que celle que nous traversons, la question des institutions doit être placée au cœur du débat politique et citoyen. Nos compatriotes sont capables de s’en emparer et d’apporter des réponses éclairées.

Parler de Ve ou de VIe République n’est pas neutre, de même que la question d’une assemblée constituante n’est pas anodine. Il faut en effet marquer des ruptures, et passer d’une république à une autre témoignerait de notre volonté de modifier notre système politique en profondeur. S’en tenir au contraire au souhait d’amender la Ve République rendrait toute tentative de changement moins légitime.

Pour ce qui concerne le Président de la République, quel que soit le rôle que lui conférait à l’origine la Constitution de 1958 et la stature que lui ont donnée par la suite le général de Gaulle et ses successeurs, force est de constater que la fonction est aujourd’hui en train de se casser la figure. La logique du quinquennat veut qu’à peine l’élection présidentielle achevée les responsables politiques se concentrent sur la suivante, le phénomène étant aggravé par l’organisation de primaires. Par ailleurs, l’importance prise par cette élection au détriment de toutes les autres fait que le candidat ou la candidate doit fournir des propositions – soixante, cent, cent dix, cent vingt – sur tous les sujets et dans tous les domaines. Puisque le Président de la République est ainsi censé tout savoir, il est normal ensuite que les citoyens se tournent vers lui pour demander des comptes et non vers les ministres ou les parlementaires. Son autorité s’en trouve affaiblie ; les lendemains déchantent.

En guise de solutions, vous proposez d’en finir avec le quinquennat et d’attribuer des compétences précises au Président de la République. Il faut à mon sens songer à renforcer le rôle de l’Assemblée, en repensant son articulation avec le Sénat et le Conseil économique, social et environnemental. Reste que je m’interroge sur un Président de la République élu pour sept ans, inscrivant son action dans un horizon temporel long mais n’ayant aucun pouvoir réel : pourquoi, dans ce cas, l’élire au suffrage universel ?

M. Luc Carvounas. J’imagine mal un Président de la République élu au suffrage universel avec plus de vingt millions de voix ne pas être tenté d’élargir le champ de ses compétences par rapport à ce que vous prévoyez. Par ailleurs, les événements du mois de janvier nous ont démontré que notre président était bien le garant et la clef de voûte des institutions. Cela étant, nous devons admettre que le monde politique et ses acteurs ont changé, ce qui implique de modifier certaines règles. À la différence de Marie-George Buffet, je pense cependant que l’on peut être audacieux sans nécessairement parler de VIe République.

Outre que j’ai souri en entendant Michel Winock citer de Gaulle affirmant que le chef du Gouvernement, c’était lui, ce qui m’a confirmé que Nicolas Sarkozy était vraiment gaulliste, je retiens plus sérieusement de ses propos que la Ve République avait tout pour fonctionner et que ce qui l’a fait déraper, c’est l’instauration du quinquennat.

Aujourd’hui, nous ne sommes ni dans un régime présidentiel ni dans un régime parlementaire, mais dans un régime de la technostructrure, qu’il nous faut réformer. Je crois pour ma part aux vertus du régime présidentiel, mais à un régime présidentiel qui ne soit pas un régime à l’américaine.

Inutile de renforcer le contrôle parlementaire sur les nominations présidentielles, puisque ces nominations sont déjà soumises à nos commissions. Nous disposons donc de tous les outils nécessaires, il faut simplement que les parlementaires prennent toute la mesure de leur fonction, ce qui implique qu’ils en aient les moyens.

La composition du Gouvernement doit respecter certaines règles. On a vu, sous Jacques Chirac, un secrétaire général de l’Élysée devenir Premier ministre, et on s’est habitué à voir des ministres choisis dans la société civile, alors qu’ils n’ont aucune connaissance de nos territoires. Si le Parlement pouvait donner, en amont, son accord sur les propositions de nominations, nous éviterions quelques mauvaises surprises. Plus globalement, je plaide pour un Président de la République qui préside et qui gouverne, et puisse se présenter devant la représentation nationale pas uniquement lors des congrès.

Mais, j’y insiste, il faut redonner de vrais moyens aux parlementaires. Bastien François a rappelé que la Constitution de 1958 avait été originellement conçue pour minimiser le rôle des parlementaires : cette volonté de réduire notre capacité de réflexion et de travail se retrouve jusque dans notre organisation spatiale, qui nous oblige, lorsque l’on a trois assistants parlementaires, à travailler à quatre dans un bureau de douze mètres carrés…

Il faut donc repenser nos institutions sans pour autant casser ce qui fonctionne. Il faut admettre que ce n’est pas aux cabinets ministériels de faire la loi ni à la technostructure d’inventer la société ou de faire la une de L’Obs. Il faut repositionner le curseur entre un président dont on a le sentiment qu’il est hyperpuissant, un Premier ministre qui n’écoute plus sa majorité et des parlementaires qui peuvent être de vrais partenaires de discussion et doivent pouvoir exercer leur mission de contrôle. Une chose est sûre en tout cas : on peut mettre en place un régime présidentiel fort, contrôlé par un Parlement puissant, mais il faudra choisir entre le quinquennat et le Premier ministre.

M. Alain Tourret. François Luchaire, constitutionnaliste éminent, défendait l’idée d’un septennat non renouvelable, qui a l’avantage de déconnecter le Président de la République de la gestion quotidienne des affaires publiques, en lui permettant d’être à la fois un président respecté et un président qui gouverne, sans que ses choix soient dictés par la perspective de renouveler son mandat. La durée est essentielle, surtout si l’on ne fait rien au cours des deux premières années, pour se lancer ensuite dans une course à l’échalote.

Le Président de la République aujourd’hui, ce n’est ni la reine d’Angleterre, ni René Coty, quand bien même celui-ci a eu un geste essentiel en 1958. Le cantonner à l’inauguration des chrysanthèmes est à mon sens inconcevable ; cela ne correspond plus à nos mœurs politiques. Ou alors, il doit être élu, comme sous la IIIe République, par le Parlement, au risque de voir un Clemenceau éliminé au profit d’un Deschanel… Je pense donc qu’il faut maintenir l’élection du Président de la République au suffrage universel mais repenser la durée de son mandat.

Reste la mise en jeu de sa responsabilité. Un Président de la République pénalement responsable me semble un élément de fragilisation des institutions – on l’a vu au moment du Watergate. Les choses sont évidemment différentes dans les cas de haute trahison, mais encore faut-il redéfinir cette notion, qui ne recouvre pas uniquement le fait de communiquer les plans de guerre à l’ennemi, comme le faisait Marie-Antoinette avec son frère.

Dans la logique d’un Président de la République élu pour sept ans et doté de réels pouvoirs, il faut un gouvernement ramassé – quinze membres me paraît en effet un bon nombre – dans lequel les compétences de chaque ministre sont clairement définies. Un ministre qui n’a aucune lisibilité sur son action ne sert à rien : autant rester au Parlement plutôt que de courir, comme nos amis Verts, après tel ou tel petit maroquin pour trouver le moyen d’exister.

M. le président Claude Bartolone. Pas d’attaque personnelle, monsieur Tourret !

M. Alain Tourret. C’est en effet une attaque personnelle. J’ai eu pour collaborateur l’actuel président du groupe écologiste au Sénat, et je sais donc de quoi je parle…

Je m’interroge sur la parité, qui semble désormais un fait institutionnel, mais dont je pense qu’en définitive elle risque d’être utilisée par les hommes pour se protéger de l’émergence des femmes en politique.

En ce qui concerne le garde des sceaux, il doit être, selon moi, le premier des ministres, doté d’un statut à part qui l’empêche d’être révoqué au cours du mandat. Si l’on veut rétablir la confiance de nos concitoyens dans notre justice, il doit s’agir d’une personnalité choisie pour son envergure et non en fonction de ses attaches partisanes, et sa nomination doit être approuvée par l’Assemblée nationale. Nous aurions ainsi un garde des sceaux qui soit à la fois ministre de la justice et attorney general, ayant pouvoir sur le Parquet et sur l’action publique.

Quant à la représentation nationale, elle s’inscrit désormais – du fait de la montée en puissance du Front national – non plus dans une logique bipartite mais dans une logique tripartite, qui implique la formation de majorités d’idées et un rapprochement entre la droite républicaine et la gauche républicaine. Cela ne peut se faire que par l’instauration d’un scrutin proportionnel intégral dans le cadre régional. En effet, tout autre mode de scrutin favorisera dans les mois qui viennent le Front national. On reproche à François Hollande, comme on l’a reproché à François Mitterrand en 1986, de risquer de faire entrer à l’Assemblée nationale cent cinquante députés frontistes : mais, si l’on maintient le scrutin majoritaire, ils seront deux cent cinquante !

M. Michaël Foessel. Nos institutions ont cette spécificité de réunir en une seule personne autorité et pouvoir. Elles opèrent cette synthèse en s’appuyant sur le concept de légitimité, la légitimité que confère au Président de la République son élection au suffrage universel dépassant toutes les autres et relativisant de fait sa responsabilité par rapport aux autres élus : de quel poids pèse en effet la légitimité que tire un député d’avoir été élu dans sa circonscription face à la légitimité présidentielle ? Partant, est-il vraiment cohérent de vouloir dissocier la légitimité suprême conférée par le suffrage universel de l’exercice réel du pouvoir exécutif, en privant le Président de la République de ce pouvoir pour ne lui conserver qu’un rôle d’autorité ?

La seule solution, pour sortir de ce paradoxe antidémocratique qui concentre en une seule personne autorité et pouvoir consiste à distinguer deux légitimités, ce que préconisent les partisans du présidentialisme quand ils imaginent un système fondé, d’une part, sur la légitimité du Président de la République dans l’ordre gouvernemental et, d’autre part, sur la légitimité du Parlement dans l’ordre législatif. Cette organisation pose néanmoins la question de la légitimité du peuple, dans la mesure où l’expérience a montré que, dans un système présidentialiste, le débat politique tend à se structurer autour d’une succession de compromis permanents entre les deux instances considérées comme légitimes, la Présidence de la République et le Parlement.

Plaident également à mes yeux contre le présidentialisme ou le semi-présidentialisme qui caractérise actuellement notre régime les effets liés à la représentation que l’on se fait du pouvoir présidentiel. Selon Lacan, le fou n’est pas celui qui croit qu’il est le roi alors qu’il n’est pas le roi, mais tout autant celui qui croit qu’il est le roi alors qu’il est le roi. En d’autres termes, il y a, dans cette manière d’insister absolument sur la légitimité présidentielle, une manière de déni de tous les hasards et de toutes les chances – sinon celles de sa naissance du moins celles de son parcours – qui ont conduit un individu à devenir Président de la République. Cette adhésion quasi ontologique à la fonction, assise sur l’idée que si le roi est légitime, c’est uniquement parce que le peuple l’a fait roi, correspond d’autant moins à l’exercice du pouvoir dans nos sociétés contemporaines que le politique a perdu son pouvoir souverain sur l’économie et le social. L’incarnation du pouvoir dans la seule personne du Président de la République, en complet décalage avec ce qu’il est encore en mesure de réaliser, crée dans l’opinion publique des attentes, puis des déceptions et, dans l’intervalle, de consternants effets d’apathie, voire un refus du politique.

M. le président Claude Bartolone. Je remercie Bastien François de nous aider à poser les termes d’un débat, qui n’est certes pas nouveau – il n’y a qu’à relire pour s’en convaincre les écrits politiques de Léon Blum – mais dont il importe que la société tout entière s’empare, notamment à l’occasion de la prochaine élection présidentielle, pour rétablir le lien démocratique entre nos concitoyens et leurs institutions.

Je n’accorde aucune vertu sacrée au numéro de notre Constitution, qui a connu vingt-quatre révisions depuis son établissement par le général de Gaulle et Michel Debré. Le contexte d’origine, marqué par la guerre d’Algérie et la division du monde entre l’Est et l’Ouest a beaucoup évolué, et les constituants n’avaient sans doute guère envisagé la disparition du franc, la décentralisation ou le non-cumul des mandats lorsqu’ils ont imaginé nos institutions. Je suis sensible en revanche, dans les propositions que j’ai à faire, à l’originalité française qui m’incite à ne pas multiplier les comparaisons avec nos voisins italiens ou allemands. Je ne crois pas, pour une France dotée de l’arme nucléaire mais minée par le populisme et le manque d’ambition collective, à un président arbitre, ne serait-ce que parce que le Président de la République est confronté à une concurrence des pouvoirs – pouvoir médiatique, pouvoir judiciaire – bien plus exacerbée qu’en 1958, et le réduire au rôle d’autorité morale aboutirait à la faire disparaître.

Ce qui mine aujourd’hui notre démocratie, c’est l’absence de certitudes mais aussi l’absence totale de compromis, empêchée, au sein de la majorité comme au sein de l’Assemblée nationale, par le recours à l’alinéa 3 de l’article 49 qui, dans le cas précis de la « loi Macron », a fait fi non seulement du travail parlementaire qui avait eu lieu en amont, mais également de l’attitude des députés qui, de part et d’autre, étaient prêts à faire évoluer leur position et leur vote sur le texte.

Certes, en adoptant le quinquennat, nous avons fait redescendre le Président de la République parmi les hommes. Pour autant et bien que partisan d’un renforcement du pouvoir du Parlement, je me vois mal priver les Français du choix du premier d’entre nous. Peut-on en effet demander à nos compatriotes d’élire un pouvoir législatif sans qu’ils puissent anticiper la personnalité du Premier ministre ?

Mon principal sujet de préoccupation – et nous aurons l’occasion d’y revenir – est que notre pratique des institutions, dans son refus du compromis, nourrit la montée du populisme en favorisant un manichéisme parfaitement stérile dès lors qu’aucune force politique ne peut réunir à elle seule 50 % des suffrages. J’entends bien les remarques de Michel Winock sur les risques de blocage. Ces risques doivent certes être pris en compte, mais en se rappelant que nos institutions autorisent le Gouvernement à promulguer le budget par ordonnance, lorsque celui-ci n’est pas voté par le Parlement.

Quant à la question des relations entre le Président de la République et l’Assemblée, elle évolue, en témoignent les propos du professeur Chevalier où la conversion récente de Jean-Pierre Chevènement, et je suis convaincu que nous pouvons inventer un système « à la française ». De notre capacité à inventer de nouvelles formes de compromis dépendent ensuite d’autres questions, dont celle du spoil system, évoqué par Arnaud Richard. Il faut bien admettre en effet que certains hauts fonctionnaires qui occupent au sein de l’État des fonctions stratégiques ont tendance à considérer que les députés sont de passage au pouvoir et qu’ils ne se privent pas d’opposer à notre action une forme de résistance silencieuse. Il s’écoule dans le meilleur des cas près de vingt mois entre le moment où la loi est votée et celui où sont pris les décrets d’application, et j’ai vu à maintes reprises des gouvernements ressortir, en les repeignant à leurs couleurs, des propositions pensées par la haute administration sous la majorité précédente.

Je me méfie enfin d’un « Président du temps long », fonction qui incomberait davantage au Sénat ou au Conseil économique, social et environnemental, si nous pouvons repenser et réorganiser ces institutions. On ne peut en effet installer dans le temps long, en neutralisant son action à court terme, un Président de la République détenteur de la force de frappe nucléaire.

Ce sont donc toutes ces questions qui doivent nous occuper et permettre à notre groupe de travail non pas de fournir au Président de la République des solutions de réforme clef en main mais de proposer aux Français des pistes de réflexion qu’ils puissent s’approprier.

M. Bastien François. Marie-George Buffet m’a reproché ma modération. Si je revendique une certaine modération c’est que ce que je demande est simple : il s’agit de la démocratisation de notre système. Je lui concède en revanche qu’il n’est pas anodin de parler de VIe République, ce à quoi j’incline, car cela permet en effet de marquer la rupture et de mobiliser les citoyens autour de l’idée qu’il faut inventer le système politique du xxie siècle qui vienne se substituer au système actuel pensé dans les années vingt et trente.

Il s’agit moins d’inventer des choses miraculeuses que d’innover dans la manière de conduire les réformes : une VIe République n’aura de sens que si elle est le produit d’un débat très large de la société sur la démocratie, ce qui va bien au-delà des institutions. Pour reprendre et paraphraser le titre d’un ouvrage de Michel Crozier, On ne change pas la société par décret, on ne la change pas non plus par la Constitution. J’ajoute que confier d’emblée l’élaboration de la constitution à une assemblée constituante me paraît une solution du passé, dans une époque qui offre la possibilité de débats plus riches et plus décentralisés.

Je revendique enfin une forme d’audace à vouloir rompre avec notre rapport franco-français aux institutions. Certes, le Président de la République, dépossédé d’une partie de ses pouvoirs, verra son existence politique remise en question ; et alors ? Il est d’autres pays où les fonctions exercées par notre président le sont par le Premier ministre, y compris en ce qui concerne l’engagement des forces nucléaires. Il faut rompre avec notre amour du présidentialisme et nous départir de l’idée que les fonctions du Président de la République ne peuvent être remplies par un Premier ministre, responsable devant le Parlement.

L’audace sera aussi d’inventer de nouvelles fonctions politiques à même de prendre en charge les enjeux du long terme. C’est tout l’enjeu de la théorie politique institutionnelle du xxie siècle. C’est ainsi que je propose, pour rénover des institutions pensées depuis le xviiie siècle selon la logique des temps électoraux et nous donner la possibilité d’amorcer des politiques publiques dont les effets se projettent sur plusieurs siècle, un président du long terme, pourvu notamment du pouvoir d’interpellation, mais aussi une troisième chambre – le CESE – doté d’un pouvoir d’initiative législative sur ces questions. Je plaide, vous l’aurez compris, pour l’invention – audacieuse – d’un nouveau présent de la République.

Si le Président de la République est un arbitre, il ne faut pas supprimer son droit de dissolution – je pense que tous les constitutionnalistes en conviendront.

Pour ce qui concerne le mode de scrutin, je plaide pour un système majoritaire proportionnalisé par compensation, à l’image de ce qui se pratique en Allemagne où la moitié des députés est élue au scrutin majoritaire par circonscription, l’autre moitié étant élue au scrutin de liste de façon à corriger les inégalités de représentation. Pour remédier au défaut du système allemand, dans lequel les électeurs ne savent pas en votant quelle coalition ils vont porter au pouvoir, il faut instaurer un second tour, qui induise une « majoritarisation » des forces politiques. Quoi qu’il en soit, si l’on veut résoudre le problème de la représentativité de nos élus, qui est à mon sens notre problème majeur, il est indispensable de réformer le mode de scrutin.

Je ne pousserai pas l’audace jusqu’à instaurer un système de recall visant à responsabiliser le Président de la République. De tels dispositifs ne font que raccourcir encore les temps politiques ; ils coûtent de l’argent, mobilisent beaucoup de moyens et ouvrent la voie à l’action cachée des lobbies. Par ailleurs, si le vrai patron est le Premier ministre et qu’il est en permanence responsable devant sa majorité, la question de la responsabilité ne se pose plus dans les mêmes termes et l’idée du recall peut être écartée.

Monsieur le président Bartolone, vous avez défendu de façon assez convaincante un régime présidentiel à la française. Mon point de vue est différent : peu m’importent les pouvoirs de gouvernant du Président puisque je me situe dans la perspective d’un vrai régime parlementaire – à l’allemande, à l’italienne, à l’anglaise ou à l’espagnole – dans lequel le Premier ministre est le vrai patron.

M. le président Michel Winock. Je partage très largement les propos de Bastien François sur cette quatrième voie de réforme, qu’il faut néanmoins préciser. Je suis en revanche farouchement opposé à l’idée d’une VIe République, pour une raison historique. Les républiques françaises sont toujours nées dans le drame et dans la catastrophe : la destitution du roi pour la Ière, la Révolution de février pour la IIe, la guerre de 1870 pour la IIIe, la Seconde Guerre mondiale pour la IVe, la guerre d’Algérie enfin pour la Ve. Chers amis, si donc vous voulez une VIe République, ne soyez pas modérés : préparez la révolution !

Ce qui importe aux citoyens français, c’est la continuité non de la Ve République mais de la République. La continuité de la République et la continuité constitutionnelle sont deux choses différentes et nous pouvons fort bien nous accorder sur des réformes en profondeur sans changer de numéro – c’est également, j’y suis sensible, la position du président Bartolone.

L’audition s’achève à onze heures dix.

Table ronde sur le thème de la responsabilité de l’exécutif, avec Mme Marie-Claire Ponthoreau et M. Olivier Beaud.

M. le président Claude Bartolone. La crise que traverse aujourd’hui notre démocratie, cela a été dit à de nombreuses reprises depuis le début de nos travaux, est avant tout une crise de confiance. Or il ne peut y avoir de confiance sans responsabilité des gouvernants ; mais force est de constater que la Ve République a favorisé un certain découplage entre responsabilité et pouvoir. Responsable de tout en fait, le Président de la République n’est en droit responsable devant personne pendant la durée de son mandat. Non seulement cette situation n’est pas saine, mais elle affaiblit en réalité le pouvoir exécutif : celui qui prend les décisions ne vient pas les expliquer devant le Parlement.

Là où nous parlons de responsabilité, les Anglo-Saxons utilisent le terme d’accountability, difficilement traduisible : il implique non seulement que les citoyens peuvent compter sur leurs gouvernants et leur faire confiance, mais aussi que ces gouvernants doivent être prêts à répondre à leurs questions, et qu’ils aient l’obligation de rendre compte de leurs actes et de leurs décisions. Une telle responsabilité peut-elle être instaurée en France, et si oui, comment ?

Pour répondre à ces questions, nous accueillons Marie-Claire Ponthoreau, professeur de droit public à l’université de Bordeaux, où elle enseigne le droit constitutionnel et la théorie du droit comparé, et Olivier Beaud, professeur de droit public à l’université Paris-2 Panthéon-Assas, directeur de l’Institut Michel-Villey et membre de l’Institut universitaire de France. Vous avez tous deux beaucoup travaillé sur la question de la responsabilité des gouvernants : nous sommes donc très heureux de pouvoir vous entendre aujourd’hui.

Mme Marie-Claire Ponthoreau. Merci, monsieur le président. Je suis ravie d’avoir l’occasion de m’exprimer devant ce groupe de travail – qui pour une fois n’est pas réuni à l’initiative du Président de la République, ce qui me paraît plutôt bon signe.

Le problème le plus épineux de la Ve République est en effet l’absence de responsabilité politique du Président de la République en cours de mandat. J’ai eu l’occasion d’y réfléchir il y a de cela une bonne quinzaine d’années, à l’initiative d’ailleurs d’Olivier Beaud, qui avait organisé à Lille un colloque sur la responsabilité des gouvernants.

La question de la responsabilité politique des gouvernants, et en particulier du Président de la République, est-elle aujourd’hui envisagée de la même façon qu’alors ? Je proposerai plutôt un diagnostic. Je ne suis pas certaine que la solution aux problèmes que nous allons exposer soit évidente.

Si l’on réfléchit aujourd’hui aux dernières réformes constitutionnelles, c’est bien que leurs effets n’ont guère été pensés à l’avance. L’introduction du quinquennat, en particulier, était présentée comme le moyen d’éviter la cohabitation ; le septennat était de plus perçu comme anti-démocratique, le Président ne donnant pas suffisamment la parole au peuple depuis l’abandon de la pratique gaullienne du référendum par les successeurs du Général. Mais le quinquennat a eu pour effet de renforcer le présidentialisme majoritaire ; la réforme s’est, de plus, accompagnée de l’inversion du calendrier électoral, ce qui a eu pour conséquence de faire des élections législatives une simple confirmation de l’élection présidentielle – elles ont perdu leur autonomie. Désormais, la majorité présidentielle et la majorité parlementaire se confondent.

La Constitution a été réformée à de nombreuses reprises, mais l’on n’a guère touché à son article 49 : le Gouvernement est politiquement responsable devant l’Assemblée nationale. La logique du régime parlementaire, c’est le maintien d’un lien, d’un accord permanent entre le Gouvernement et la majorité. Or les difficultés que rencontre la Ve République viennent précisément, je crois, du fait que ces liens sont distendus : ce qui compte vraiment, ce sont les liens avec le Président de la République.

Ainsi, l’article 49 ne prévoit pas de procédure d’investiture ; certes, le Premier ministre peut poser la question de confiance, mais ce n’est pas une nécessité politique, puisque le Premier ministre est soutenu par le Président de la République, qui le nomme. Ces derniers temps – c’est peut-être le résultat des cohabitations – les Premiers ministres vont devant l’Assemblée nationale. Mais ils y bénéficient toujours de la majorité absolue : ils se trouvent donc dans une situation tout à fait confortable.

Il faut également souligner que le Président de la République est, de fait, le chef de la majorité parlementaire. Mais il n’est pas le chef du parti majoritaire, puisqu’il est censé être le président de tous les Français. Bien sûr, il lui est possible d’établir des relations informelles avec sa majorité.

La révision constitutionnelle de 2008 avait, de ce point de vue, modifié l’article 18 d’une façon qui me paraissait intéressante : le Président de la République peut désormais prendre la parole devant les députés et sénateurs réunis en Congrès. Lors du précédent quinquennat, cette pratique a rencontré un succès mitigé, en partie d’ailleurs en raison des réticences de l’opposition. Jean-Marc Ayrault, alors président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale, avait même estimé que cette innovation changeait la nature du régime. J’en doute : il me semble au contraire que la possibilité offerte au Président de la République de s’exprimer devant la représentation nationale est une bonne chose – en tout cas meilleure que celle qui consiste à réaliser un entretien à l’Élysée avec deux journalistes. Où est, dans ce second cas, le principe de contradiction ? Seule l’opposition peut le faire vivre.

Je me permets de rappeler ici qu’il existe plusieurs formes de responsabilité politique. La sanction – et donc la motion de censure et la destitution – n’est que l’une d’elles. Ces mesures sont d’ailleurs, dans les démocraties majoritaires, devenues impraticables, précisément parce qu’il appartient à la majorité de soutenir le Gouvernement. On ne peut plus pratiquer ces formes de « tout ou rien ». Les autres formes de responsabilité politique, sans sanction, mériteraient donc d’être développées, et en ce sens, la modification de l’article 18 ne me paraît pas inintéressante.

J’aimerais souligner une différence entre la France et les autres démocraties : à l’étranger aussi, les gouvernements sont rarement renversés par des motions de censure ; mais cela ne signifie pas que la responsabilité politique ait totalement disparu, alors que l’on peut avoir ce sentiment avec le renforcement du présidentialisme majoritaire à la française. La responsabilité peut, dans d’autres pays, prendre des formes internes au parti majoritaire : l’intérêt de celui-ci est que son leader soit toujours populaire ; si tel n’est pas le cas, alors le parti s’en débarrasse. C’est ce qui s’est passé avec Margaret Thatcher en 1990 : elle est au pouvoir depuis longtemps, depuis trop longtemps ; elle ne pourra pas mener le parti à la victoire aux élections suivantes ; on choisit donc quelqu’un d’autre. En France, ce n’est pas possible : le Premier ministre est soutenu par le Président de la République, qui peut l’user jusqu’à la corde, voire s’en servir comme d’un fusible, pour se protéger contre l’impopularité.

Ce qui change encore en France par rapport à la pratique d’autres démocraties, c’est l’ampleur des droits donnés à l’opposition pour faire vivre le contrôle politique, indépendamment du bon vouloir de la majorité. Ainsi, l’article 44, alinéa 1, de la Loi fondamentale allemande donne le droit de créer une commission d’enquête à un quart des membres du Bundestag. Là aussi, la révision constitutionnelle de 2008 a apporté un changement intéressant : la reconnaissance constitutionnelle des groupes d’opposition, concrétisée ensuite dans les règlements des deux chambres. Ainsi, en principe, les propositions de résolution tendant à créer une commission d’enquête doivent être débattues, puisqu’un « droit de tirage » a été mis en place, ce qui assure au moins à l’opposition la publicité de cette demande et sa discussion. Mais, sous le précédent quinquennat, le groupe socialiste, alors groupe d’opposition, avait demandé la création d’une commission d’enquête à la suite des observations de la Cour des comptes sur l’utilisation surprenante de sommes importantes, par l’Élysée, pour faire réaliser des sondages : la majorité a trouvé le moyen d’écarter cette demande, qui n’a même pas été discutée, au motif qu’elle ne visait pas à contrôler l’activité du Gouvernement mais celle du Président de la République, et qu’elle constituait donc une remise en cause du principe de l’irresponsabilité politique du chef de l’État.

Il faut reconnaître que les droits de l’opposition sont sans doute mieux reconnus qu’ils ne l’étaient dans le passé ; mais cet exemple montre bien qu’il existe un verrou présidentiel, et que celui-ci n’a pas sauté. S’il y a eu des progrès, c’est surtout sur le contrôle de l’action gouvernementale – je pense en particulier aux politiques publiques.

Enfin, la France se distingue des démocraties voisines parce qu’elle a perdu le sens du mot « démission ». Je me contenterai ici de rappeler la stupeur qui a accueilli, en 2002, le retrait de Lionel Jospin – qui venait d’être battu dès le premier tour de l’élection présidentielle – de ses fonctions gouvernementales mais aussi de la tête du parti socialiste. Mais, quand on perd une élection, on s’en va ! Il y a vraiment là une exception culturelle française, sans doute liée à l’élection présidentielle, qui suppose un investissement de très longue durée. Toujours est-il que les perdants ne s’en vont pas aussi vite chez nous que chez nos voisins.

Sommes-nous au bout du présidentialisme majoritaire ? C’est le sentiment qui se dégage : nous sommes parvenus à des résultats qui sont bien au-delà de tous ceux escomptés ; il conviendrait donc de desserrer l’étau.

J’ai parlé de « faire sauter le verrou présidentiel » ; cela ne signifie pas que je sois favorable à l’instauration d’un régime présidentiel. La fonction de contrôle du Congrès américain est, il est vrai, inégalée ; pour autant, il faut mesurer ce que représenterait le passage à un tel régime présidentiel. Un bon régime politique a deux finalités : la limitation du pouvoir, via le principe de la responsabilité politique, et l’efficacité. Or, si l’on considère aujourd’hui les difficultés que rencontre pour gouverner le président Obama, on en concevra nécessairement quelques doutes sur l’opportunité d’imiter les États-Unis.

Avec la Ve République, c’est en France l’impératif d’efficacité qui l’emporte : nous devons chercher à rééquilibrer nos institutions.

M. Olivier Beaud. Merci de me donner l’occasion de m’exprimer ici ce matin. J’essaierai de ne pas répéter ce qui a déjà été dit.

Le problème majeur de la Ve République, pour un constitutionnaliste, c’est effectivement, comme vous l’avez dit en introduction, monsieur le président, la disjonction frappante entre le pouvoir et la responsabilité. Cette coupure peut être critiquée d’une manière républicaine – dans la tradition républicaine française, le Président ne devrait pas jouir d’autant de pouvoir, et c’est la principale raison pour laquelle la plupart des gens de gauche ont été hostiles à la Constitution de la Ve République, ce que l’on oublie souvent aujourd’hui. Elle peut également être critiquée d’un point de vue libéral, puisqu’elle ôte au pouvoir sa principale légitimité : dans une perspective libérale, il n’y a pas de pouvoir sans responsabilité, sans possibilité de rendre compte. C’est là en tout cas, pour un observateur averti ou même simplement intéressé, la principale caractéristique du fonctionnement, de la pratique de notre République : le Président a peu à peu accaparé de nombreux pouvoirs qui ne figuraient pas dans la Constitution, par une interprétation de la Constitution très éloignée de ce qui était prévu au départ. La responsabilité en incombe principalement au général de Gaulle.

Le Président dispose donc d’importants pouvoirs, sans être responsable. Mais, si le général de Gaulle s’est accaparé des prérogatives par une interprétation particulière de la Constitution, il a dans le même temps pratiqué une véritable responsabilité politique en demandant au peuple français de ratifier les décisions qu’il jugeait les plus importantes pour l’avenir de la nation. Bien sûr, on peut considérer cette pratique comme plébiscitaire, mais il a bien démissionné à la suite du référendum sur le Sénat. On peut donc critiquer cette pratique, mais elle était au moins cohérente. Or, depuis le départ du général de Gaulle, les présidents de la République ont conservé les mêmes pouvoirs, et on peut même estimer que ceux-ci se sont encore accrus avec l’instauration du quinquennat ; mais la responsabilité politique n’est plus guère mise en jeu.

Je lis, chez certains auteurs, qu’il y aurait deux types de responsabilité politique du Président. D’une part, il serait responsable parce qu’il peut remettre son mandat en jeu : il y aurait une responsabilité « électorale ». C’est une thèse qui me semble très fragile : d’abord, le Président peut parfaitement ne pas se représenter, et donc ne pas rendre de comptes ; ensuite, le précédent de 2002 nous montre un président Jacques Chirac qui n’est réélu que parce qu’il se trouve en face d’un candidat très particulier, Jean-Marie Le Pen. En l’occurrence, la responsabilité n’a pas joué du tout ; en outre, une responsabilité qui s’exerce tous les cinq ans, c’est une responsabilité très fictive. Il y a donc là à mon avis un véritable problème. D’autre part, on invoque une prétendue responsabilité devant l’opinion publique. Présenter sa politique à la télévision, ce n’est pas être responsable, notamment parce que l’opinion publique ne dispose d’aucun moyen de contrôle.

Il y a donc là un énorme problème, qui rend le système actuel très insatisfaisant.

Je voudrais aussi insister sur le fait, déjà signalé, que l’on comprend mal ce qu’est, en droit constitutionnel, la responsabilité. C’est une question qui concerne finalement moins le droit que les mœurs politiques et parlementaires : elle peut être étudiée sous l’angle des procédures – l’article 49 a été évoqué – mais cela ne rend pas compte du véritable problème, qui est ce que John Stuart Mill appelait la « moralité constitutionnelle ». C’est un constat paradoxal pour un juriste : les textes importent relativement peu.

Or les mœurs politiques françaises tendent plutôt vers l’irresponsabilité ; et, au lieu de charger les hommes et femmes politiques de tous les péchés de notre pays, je voudrais plutôt souligner que c’est une tendance générale. Prenons l’exemple des grands patrons : M. Haberer, qui a provoqué la faillite du Crédit lyonnais, n’a jamais été mis en cause pour sa gestion catastrophique… Je pourrais prendre d’autres exemples – dans les entreprises ou les collectivités locales. Dans toute la société, il existe une tendance lourde à l’irresponsabilité ; la politique ne fait ici, me semble-t-il, que refléter ce phénomène.

Autre point très important : la responsabilité ne doit pas se limiter à l’idée de sanctions. Ce qui est déterminant, ce qui manque dans notre pays, c’est la nécessité pour l’exécutif de rendre compte de son action, d’expliquer ses actes et, en cas de contestation, de répondre. Un droit de suite doit exister. On entend souvent des ministres dire : « j’assume mes responsabilités », tout en n’assumant rien du tout, et souvent en ne répondant pas même aux questions posées. Or, les parlementaires ne sont pas en mesure de pousser un ministre dans ses retranchements.

Nous traitons là de ce que l’on a appelé la « responsabilité diffuse »… Nous avons de grands progrès à accomplir. La pratique de l’accountability est en France, vous l’avez rappelé, monsieur le président, quasiment inexistante. Aujourd’hui, le choix est souvent entre tout ou rien et, en raison du fait majoritaire, c’est souvent le second qui l’emporte. Nous avons l’impression – et cette impression n’est pas injustifiée – que les gouvernants ne rendent pas de comptes. C’est extrêmement regrettable.

Que faire ? Il est toujours périlleux de proposer des réformes constitutionnelles : la responsabilité telle que nous la connaissons est un élément du système de la Ve République, et c’est ce système qui pose problème aujourd’hui, et plus précisément l’élection du Président de la République. Or il est aujourd’hui très difficile de l’expliquer aux Français, qui estiment avoir le droit d’élire leur chef. C’est pourtant bien à partir de ce droit – aujourd’hui véritable épine dorsale de la Constitution – que s’enclenche la mécanique de concentration des pouvoirs au profit du Président. Nous travaillons sur la question de la responsabilité, mais l’ombre de la réforme de 1962 plane sur tout notre régime.

Je ne proposerai donc pas de grandes réformes, mais il existe des pistes d’améliorations : il a été question tout à l’heure des commissions d’enquête, par exemple. Je rappellerai ici cet exemple qui devrait choquer tous ceux qui professent des convictions de gauche : le président Mitterrand avait, lors de l’affaire des avions renifleurs, autorisé M. Giscard d’Estaing à ne pas venir s’expliquer devant la commission d’enquête parlementaire, au motif que le Président était irresponsable politiquement. Nous vivons toujours sur ce précédent aberrant – d’autant plus aberrant en l’occurrence que François Mitterrand avait, pour l’établir, invoqué une prétendue tradition. Il faudrait donc accroître les pouvoirs des commissions d’enquête, et leur permettre d’enquêter sur des affaires dont la justice est saisie, avec peut-être des pouvoirs quasi-judiciaires. J’insiste sur ce point, car il existe aujourd’hui à mon sens une concurrence très forte, sur la question de la responsabilité, entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir parlementaire ; je fais partie de ceux qui font davantage confiance au second qu’au premier, à la responsabilité politique plutôt qu’à la responsabilité pénale. Il faut donc vraiment, à mon sens, muscler les commissions d’enquête.

Il serait également possible de réfléchir à la responsabilité individuelle des ministres, qui n’a été ni prévue par les textes, ni instaurée par la pratique. Aujourd’hui, on ne peut pas remettre en question la responsabilité d’un ministre sans remettre en cause l’ensemble du Gouvernement, raison pour laquelle on ne le fait jamais. Or cette responsabilité personnelle est à mon sens un point essentiel.

Je conclurai sur la question de la responsabilité pénale des membres du Gouvernement. À mon sens, la Cour de justice de la République n’a aucune légitimité ; elle a été instituée par hasard, pour résoudre l’affaire du sang contaminé. La principale critique que je lui adresserai, de façon pragmatique, c’est sa lenteur, qui, en pratique, la dévalorise entièrement : on attend une décision judiciaire deux, trois, voire cinq ans, et c’est beaucoup trop. Je passe sur les autres critiques, qui sont connues, notamment celles relatives à sa composition.

Demeure un problème bien posé par le rapport Jospin : il n’est pas possible de donner à un juge d’instruction le pouvoir de mettre en examen n’importe quel homme politique sans contrôle préalable. Cela pose l’immense question de la justice en France : malheureusement, de mon point de vue, elle n’est ni aussi forte, ni aussi fiable qu’on pourrait l’espérer. C’est un chantier gigantesque, car on ne peut réformer la responsabilité pénale des gouvernants sans modifier le code pénal – tout sauf libéral aujourd’hui, et même liberticide – et même la structure de la justice en France. Voilà ce que j’appellerai un vaste programme…

M. Alain Tourret. J’ai écouté avec beaucoup d’intérêt ce que vous avez dit des commissions d’enquête. J’ai moi-même, dans une précédente législature, présidé une commission d’enquête ô combien délicate, puisqu’elle portait sur l’affaire de la MNEF, et concernait de nombreuses personnalités. J’ai pu constater que les pouvoirs d’investigation de telles commissions étaient en réalité assez faibles : le seul pouvoir réel est de forcer les gens à venir déposer – j’ai moi-même usé de cette possibilité. Mais les résultats, et les éventuelles saisines de la justice pénale, sont très limités, puisque le périmètre des commissions elles-mêmes est très étroit : elles ne peuvent pas se faire communiquer le dossier pénal, ni même plus généralement enquêter sur des faits dont la justice est saisie. Les commissions d’enquête, qui devraient être une respiration de la démocratie, disposent donc de pouvoirs à mon sens trop limités. Il serait possible de les renforcer en établissant des liens beaucoup plus forts avec la Cour des comptes – j’ai toujours pensé que celle-ci devait changer de statut pour être mise à disposition du Parlement afin de mener des investigations. Elle deviendrait alors le bras armé du Parlement, comme c’est le cas en Grande-Bretagne et aux États-Unis.

M. Denis Baranger. Je suis en large accord avec les propos des deux intervenants.

La racine intellectuelle du mal, comme l’a dit Mme Ponthoreau, c’est que nous ne nous rendons plus compte que la responsabilité politique n’est pas ce que l’on dit. Avant d’être une possibilité de censure, c’est une relation de travail positive ; c’est une façon pour un exécutif et une majorité de gouverner ensemble, c’est une façon de se mettre d’accord sur une politique commune et de conduire celle-ci en faisant voter les lois et les budgets nécessaires. C’est un mariage avant d’être un divorce. Or, parce que nous sommes intellectuellement obsédés par le divorce, nous constatons qu’il est rare ; et qu’il y a peu motions de censure qui aboutissent, peu de gouvernements forcés à la démission par des majorités parlementaires.

Il serait donc intéressant de se pencher sur la question de la coopération. J’ai bien écouté ce qu’a dit le président Bartolone des récentes péripéties législatives de la « loi Macron » et de l’usage de l’article 49, alinéa 3 : il y a bien une difficulté à coopérer, et même lorsque le Parlement travaille, l’exécutif n’est pas nécessairement content des conditions de ce travail. Le mariage, autrement dit, est tumultueux, et la communication entre le Parlement et l’exécutif n’est pas bonne. Or, sur ce point, je n’ai aucune solution à proposer, mais il y a là quelque chose à creuser : la responsabilité politique, c’est avant tout une homogénéité entre une certaine majorité et un certain exécutif sur une certaine politique ; quand ces conditions ne sont pas réunies, quelles que soient les institutions, cela fonctionne mal.

M. Copé était, il y a quelques années, allé jusqu’à évoquer une nécessaire « coproduction législative » : si je puis me permettre, il ne devrait pas y avoir besoin d’en parler ! Cette formule donnait à penser qu’il n’y avait plus de co-production législative, alors précisément qu’il revient au Parlement d’écrire la loi… L’un des grands défauts du système actuel et de la focalisation sur l’exécutif – engendrée, en effet, par l’élection du Président de la République au suffrage universel direct, mais aussi sans doute par les médias – est de masquer ce phénomène. On fait apparaître les chambres du Parlement comme des organes d’enregistrement ; or ce sont des organes de travail – on parle d’ailleurs en allemand d’Arbeitsparlament, parlement de travail. Notre parlement en est un, mais on ne le voit guère de l’extérieur : quand il réécrit des textes, cela passe parfois pour de la dissidence. Si l’on ne demande au Parlement que d’enregistrer des textes, alors toute divergence passe effectivement pour une dissidence !

Il y a là un travail intellectuel à mener : comment la responsabilité politique peut-elle redevenir un mécanisme positif d’entraînement et de gouvernement commun qu’elle était peut-être dans l’âge d’or du parlementarisme – dont je ne suis pas sûr d’ailleurs qu’il ait jamais existé ?

S’agissant des propos d’Olivier Beaud, je ferai une remarque sans doute banale, mais qui n’en est pas moins importante : l’irresponsabilité des gouvernants, et notamment du Président de la République, est source de radicalisation de l’opinion, de violence, d’hostilité des électeurs. Si l’on ne peut rien faire, si les hommes politiques ne répondent pas aux questions et agissent selon leur bon vouloir quoi qu’il arrive, alors cette radicalisation est inévitable. Il y a donc un lien entre ces discussions apparemment techniques d’ingénierie constitutionnelle sur le rôle et la responsabilité du chef de l’État d’une part, et la situation actuelle de l’opinion publique de l’autre.

J’estime, je l’avoue, que les médias ne rendent pas service à la démocratie en favorisant des formats conflictuels et en promouvant une conception spectaculaire et très personnalisée de la politique. C’est vendeur, cela fait de l’audience, mais cela ne va pas dans le bon sens.

Comment établir de nouvelles formes de responsabilité politique ? Il me semble qu’il serait possible de renforcer les séances de questions non pas en séance publique, mais en commission. Je sais que cela existe déjà, mais il faudrait que ce soit plus fréquent et plus médiatisé : on verrait à l'œuvre un Parlement de travail, on verrait concrètement la mise en œuvre de la responsabilité, sur le modèle des commissions américaines.

Il me semble également, et je sais qu’Olivier Beaud est également sensible à ce point, que l’administration s’autocontrôle trop. Lorsque l’on veut trouver des réponses à des questions d’éthique administrative, on interroge des commissions elles-mêmes composées de fonctionnaires et de hauts fonctionnaires… Il y a là, je crois, une difficulté. Je n’accuse nullement notre administration d’être corrompue. Mais la question de la responsabilité des hauts fonctionnaires devrait être posée : je ne parle pas de les mettre en prison, mais de permettre à ceux qui le peuvent de poser les questions qui doivent être posées. On critique beaucoup les commissions des IIIet IVe Républiques pour avoir mis sur le gril jusqu’à des directeurs de cabinet : à mon sens, c’est plutôt un modèle à suivre. C’est le rôle des parlementaires que d’appeler devant eux tel ou tel haut responsable de la technostructure pour lui demander ce qui s’est passé à tel ou tel moment, ce qu’il a fait, etc.

M. Guillaume Tusseau. Je remercie nos deux invités pour leur présentation. Je m’associe entièrement aux propos que vient de tenir Denis Baranger.

J’aimerais revenir pour ma part sur le contexte dans lequel se pose la question, plutôt technique, de la responsabilité politique des gouvernants.

Parmi les causes qui ont peu à peu acclimaté la Ve République à l’irresponsabilité politique, il y a, bien sûr, la cohabitation. Passe encore lorsque celle-ci résultait d’échéances normales et préprogrammées ; mais que dire de la cohabitation provoquée par une dissolution ratée sans que personne ne voie d’inconvénient au fait que le Président se maintienne au pouvoir ? En la matière, les torts sont partagés. Personne n’a trouvé à redire à ce que la majorité nouvellement élue accepte le résultat et prenne le pouvoir dans ce contexte de cohabitation. Pourtant, sous la IIIe République – qui ne donne pas toujours un si mauvais exemple que l’on veut bien le dire –, la majorité avait bien refusé d’entrer en communication avec le président Millerand, qui s’était engagé politiquement, et qui a dû se démettre. La majorité dont nous parlons aurait pu avoir le même courage et refuser le contact avec le Président de la République qui avait provoqué la dissolution et sa propre mise en minorité, ce qui aurait peut-être entraîné une crise mais obligé le décideur à assumer sa responsabilité politique.

Cela pose un problème beaucoup plus large, que nous avons abordé lors d’une précédente séance : celui de la carrière politique. Même battu, même condamné pénalement, même condamné politiquement, même désavoué pour une faute pénale ou politique, l’homme politique – ou la femme politique – reste en place, sans envisager un seul instant une autre option, y compris un ministre dont découvre qu’il a prêté assistance à une dictature chancelante il y a quelques années. La faute politique peut être évidente, caractérisée, cela ne crée aucune difficulté. S’il – ou si elle – saute, c’est avec l’assurance que, dans quelques années ou dans l’immédiat, un nouveau mandat se substituera à celui qui a été perdu.

Le problème se pose également du point de vue, que vous avez abordé, des mœurs politiques. La responsabilité politique a trait à la moralité : c’est aussi un sentiment d’engagement, le sentiment d’assumer ses actes et ses décisions en le payant le cas échéant non de sa personne, bien sûr, mais de son poste.

On retrouve ici une difficulté déjà évoquée par notre groupe de travail et qui a trait à la dissolution des idéologies. Dès lors qu’il n’existe plus d’idéal véritable pour la défense duquel on serait prêt à se battre, à mourir – politiquement, s’entend –, à sacrifier sa carrière politique au lieu de vivre dans l’espérance d’un futur poste ou mandat, pourquoi être responsable de quoi que ce soit ? L’engagement devient de nature gestionnaire, professionnelle : il n’est plus fondé sur une conviction.

De ce point de vue, l’analyse de la responsabilité politique devrait aller bien au-delà de l’aspect technique, du décompte du nombre de gouvernements qui chutent ou du nombre de ministres qui assument leur faute plutôt que d’en faire porter la responsabilité à leur cabinet, voire qui assument les fautes de leur personnel. Une décision de justice a d’ailleurs estimé il y a quelques années que l’entourage proche du chef de l’exécutif pouvait bénéficier de la protection ou des immunités accordées à ce dernier. Certains constitutionnalistes éminents s’en étaient réjouis. Pour ma part, je la trouvais assez scandaleuse.

Au-delà, donc, des seules statistiques, c’est plus généralement un sentiment de responsabilité qui doit être diffusé. Il ne peut reposer que sur un engagement lui-même fondé sur de puissantes convictions, et sur une nouvelle conception de la fonction. Nous avons parlé tout à l’heure de réinventer des rôles d’hommes et de femmes politiques ; c’est aussi cela qui est en jeu.

Mme Marie-Louise Antoni. Je ne voudrais pas prêcher pour ma paroisse. Mais il a été question, un peu rapidement, de l’impunité des grands patrons et de l’impuissance de la justice. Or, pour connaître au quotidien la vie d’un chef d’entreprise, j’ai plutôt le sentiment que l’arsenal juridique est assez développé. N’y a-t-il pas là une forme d’autoflagellation ? Pourriez-vous préciser votre affirmation ?

M. le président Claude Bartolone. La question de la responsabilité renvoie à l’organisation du système et à son évolution. On le voit notamment à la manière dont les implications du quinquennat et de l’inversion du calendrier électoral ont été accentuées par l’apparition des « primaires citoyennes ». La responsabilité du Président s’en trouve diluée : s’exerce-t-elle devant ses électeurs de la primaire, devant l’organisation politique dont il est issu ? Dès lors qu’il est élu au suffrage universel, quel est son degré de responsabilité devant la majorité parlementaire qui en résulte ?

N’est-ce pas aussi à cause de cette dégradation du Parlement dans l’ordre hiérarchique que les commissions d’enquête ne constituent pas un véritable lieu de contrôle ? Ce problème confine parfois à l’absurde. Ainsi a-t-on interdit au cours de la précédente législature la publication des travaux d’une commission d’enquête sur le financement des organisations syndicales. De même, aucune des conclusions de celle qui portait sur les emprunts toxiques des collectivités locales, et que j’ai présidée, n’a été retenue ; on mesure aujourd’hui les conséquences de ce scandale, tant du point de vue financier que par la déstabilisation qu’il induit pour certains hôpitaux et certaines collectivités. Cela n’est-il pas dû au peu de cas que l’on fait du travail parlementaire ? Là encore, l’organisation hiérarchique des pouvoirs favorise l’irresponsabilité.

M. Michaël Fœssel. Je partage l’analyse selon laquelle la responsabilité est diluée dans la Constitution actuelle. Mais ce phénomène n’est-il pas également lié à un aspect de l’exécutif qui n’a pas encore été évoqué au cours de la matinée : les pouvoirs exceptionnels dévolus au Président de la République par l’article 16 ? Je sais qu’Olivier Beaud a beaucoup travaillé sur le pouvoir d’exception. Pourriez-vous dire quelques mots de cette fonction, assignée au Président, de garant non seulement des institutions, mais aussi, dans des circonstances exceptionnelles, de la survie même de la nation ? Qu’en est-il du lien entre ce pouvoir qui lui est concédé – même s’il n’est plus utilisé aujourd’hui – et son irresponsabilité devant une commission parlementaire qui pourrait, en l’interrogeant, relativiser sa puissance dans la symbolique présidentialiste ?

Mme Marie-George Buffet. Je comprends parfaitement que la question de la démission se pose pour le responsable d’une organisation politique portant un choix stratégique ou tactique et mis en échec au niveau électoral : ici, l’élection représente une forme de jugement. Je comprends également qu’un ministre dont les décisions se sont révélées nocives pour une partie de la population ou dans un certain domaine soit amené à rendre des comptes et à démissionner.

En revanche, je ne comprends pas très bien ce que vous avez voulu dire, madame, en invoquant la nécessité de démissionner pour des candidats ou candidates qui ont perdu une élection. Elle reviendrait à limiter le débat d’idées dans notre pays, puisque bien des candidats et candidates ne se présentent pas dans l’espoir d’être élus, ce qu’ils savent impossible dans le contexte présent, mais pour défendre une certaine vision de la société, un projet, des propositions. M. Lionel Jospin a choisi de se retirer de la politique, un choix que je respecte beaucoup et sur lequel je ne porte aucun jugement, mais on aurait pu estimer qu’il pouvait apporter sa contribution au combat politique d’une autre manière.

Mme Seybah Dagoma. J’aimerais vous entendre à propos de l’échelon européen, notamment le rôle du Président de la République au sein du Conseil européen et son absence de responsabilité devant le Parlement.

M. Olivier Beaud. Un problème central, que je n’ai pas suffisamment évoqué, est l’administration. Pourquoi est-il important de contrôler l’exécutif ? Parce que si l’on contrôle les ministres, et si on les contrôle bien, normalement, ils contrôleront bien leur administration. Le pouvoir n’est pas exercé par le ministre : celui-ci est bien sûr dépositaire du pouvoir politique, mais la composante déterminante, dans l’exécutif, c’est l’administration, en particulier les directeurs d’administration, qui font tourner la machine et sont responsables devant lui. Comme le ministre est censé endosser la responsabilité de tout ce que fait son administration, s’il est obligé de rendre des comptes politiquement, il devra la contrôler sérieusement, et l’on peut espérer que celle-ci fera d’autant mieux son travail et n’usurpera pas ses fonctions – je rejoins Denis Baranger sur ce point.

Je comprends bien qu’en Grande-Bretagne les choses ne se passent pas comme en France, mais je serais assez réticent s’agissant de la suggestion de M. Tourret à propos de la Cour des comptes. Chez nous, en effet, le Parlement est déjà concurrencé par les trois grands corps que sont le Conseil d’État, la Cour des comptes et l’Inspection des finances, selon une spécificité française qui explique la relative faiblesse de notre Parlement, ainsi dépourvu de l’expertise technique. Nous n’avons jamais réussi à internaliser le pouvoir d’expertise au sein du Parlement, et la haute fonction publique est ultrapuissante. Il me paraîtrait donc dangereux de s’appuyer sur la Cour des comptes, d’autant que celle-ci est censée être indépendante, ce qui ne serait pas compatible avec une fonction de bras armé du Parlement. C’est l’une des difficultés françaises : le Parlement est constamment limité parce qu’avant lui passent des grands corps qui exercent parallèlement à lui le contrôle. Ils peuvent d’ailleurs le faire très bien : leur compétence n’est pas en jeu, mais cette concurrence est un élément objectif.

S’agissant des grands patrons, j’ai été un peu rapide : ce que j’ai tenté de dire, peut-être maladroitement, c’est que le problème de l’irresponsabilité n’est pas propre au champ politique. Il existe en France une tendance lourde à l’irresponsabilité que révèle le fait que les chefs de grandes entreprises soient rarement inquiétés. Je ne me situe pas sur le terrain pénal, car là n’est pas le propos – il ne s’agit pas d’attraire tous les dirigeants devant les tribunaux pénaux, ce serait de toute façon une impasse –, mais du point de vue du sentiment d’irresponsabilité. Je n’ai pas l’impression qu’en France le capitalisme soit tel que, dans les conseils d’administration ou de surveillance, on contrôle véritablement les grands entrepreneurs. Le Crédit lyonnais fournit tout de même l’exemple d’une faillite à propos de laquelle le dirigeant n’a jamais, à ma connaissance, éprouvé de grands remords : je ne l’ai jamais entendu s’excuser de la gestion désastreuse de l’entreprise, qui a coûté assez cher au contribuable. Peut-être mon propos était-il inutilement polémique, mais il s’agissait de montrer que le Parlement n’était que le reflet de la société en général.

Je ne crois pas que l’article 16 et les pouvoirs exceptionnels du Président jouent un rôle déterminant dans l’irresponsabilité politique. Le général de Gaulle n’y a recouru qu’une fois et, dans son esprit, cet usage était assez éloigné de la question de la responsabilité politique puisqu’il a par ailleurs tenté ensuite à plusieurs reprises de faire jouer celle-ci. L’article 16 est ce que l’on appelle une « Constitution de réserve ». Une fois qu’il est mis en œuvre, il y a évidemment danger puisqu’il s’agit d’une dérogation à la Constitution qui permet au Président de cumuler deux pouvoirs : celui de décider de l’existence d’une situation d’exception, qui est très peu contrôlé et ne peut faire l’objet d’aucun veto ; et le fait même de concentrer ainsi tous les pouvoirs, ce qui institue une dictature provisoire dont le risque est qu’elle s’éternise, ce qui serait catastrophique. La dépendance au Président est alors totale. Tous les républicains ont constaté cette difficulté interne à la situation d’exception. En revanche, je ne vois pas de lien objectif qui l’articulerait à la question de la responsabilité.

Je suis entièrement d’accord avec la remarque de Guillaume Tusseau sur la carrière politique. C’est un vrai problème et l’une des raisons, paradoxales, pour lesquelles j’étais assez hostile à la réforme du cumul des mandats ; peut-être me suis-je trompé dans mon diagnostic, mais je n’étais pas le seul à le poser. Le grand risque était à mon sens de créer des politiciens professionnels qui exerceraient ce métier de vingt à soixante-dix ans.

Il me semble, monsieur le président, que l’instauration du quinquennat n’a pas modifié fondamentalement la donne, mais simplement accentué la tendance à l’irresponsabilité. Les pouvoirs présidentiels en ont été renforcés : même si l’on parle d’impuissance présidentielle, avec le quinquennat le Président est de plus en plus obligé de gouverner et la distorsion entre pouvoir et responsabilité est encore plus manifeste. Mais l’on ne touche pas là au cœur du problème.

Les propos de M. Tourret confirment de manière frappante le diagnostic de la relative impuissance des commissions d’enquête, comme ce que vous avez dit, monsieur le président, de celle qui s’était consacrée aux emprunts toxiques. On devrait mieux connaître les travaux de ces instances. Sur l’affaire du sang contaminé, tout, absolument tout, figurait dans les deux rapports parlementaires qui ont été publiés et que n’importe qui pouvait lire. Et pourtant, la presse s’est focalisée sur le seul travail pénal – dont je ne dirai pas ici ce que je pense : elle n’a pas tenu compte du travail parlementaire qui, au lieu de dramatiser la situation, diagnostiquait les raisons du drame sans chercher à envoyer les responsables politiques devant la justice pénale. Ce problème de publicité des travaux parlementaires est l’un des effets, négatif, mais mécanique, du fait que le Parlement détient maintenant en France un pouvoir subordonné – c’est la révolution de la Ve République. Comment faire en sorte que les bons travaux parlementaires – car il en existe de bons – soient mieux connus et puissent informer l’opinion publique ?

En ce qui concerne l’échelon européen, le fait que le secrétaire général aux questions européennes soit maintenant rattaché au Président, et non plus aux services du Premier ministre, fournit un exemple concret, apparemment anodin mais très révélateur, de la présidentialisation du pouvoir. Dans ce domaine comme dans les autres, c’est le Président qui a le pouvoir, sans avoir à rendre de comptes au Parlement. Ce que vous dites, madame, de la politique européenne vaut aussi de la politique internationale. C’est un enjeu majeur : quelle politique internationale, quel engagement armé ? Comment en débattre ? En France, c’est le Président qui décide de tout sans jamais s’en expliquer personnellement, sinon devant des journalistes qui, ainsi que l’a dit le professeur Ponthoreau, ne sont parfois même pas capables de le contredire. Le sentiment d’irresponsabilité s’en trouve accentué.

Mme Marie-Claire Ponthoreau. À entendre les uns et les autres, je constate un élément positif : l’idée qu’il existe un vrai problème concernant la responsabilité politique, en particulier celle du Président de la République, est partagée. Elle n’aurait sans doute pas fait l’objet d’un tel consensus il y a une vingtaine d’années. Désormais, la chose est dite : c’est très encourageant.

Je suis d’accord pour considérer qu’un aspect du problème relève du comportement des hommes et des femmes politiques, au-delà des institutions. Une réforme institutionnelle ne suffira donc pas à le résoudre.

Madame Buffet, je n’ai pas voulu mettre en cause le fait que l’élection permette aux forces politiques de participer au débat d’idées, ce qui est particulièrement important pour les petites formations, dont les candidats ont toute légitimité pour se présenter malgré leurs faibles chances d’être élus. Je ne parlais absolument pas de ce cas de figure, mais de Lionel Jospin qui avait été Premier ministre, qui se présentait à l’élection présidentielle et qui était battu au premier tour. Dans cette situation, il avait sa part de responsabilité.

Il convient de rappeler que l’on observait alors une emprise des petites formations politiques, justement, sur l’élection présidentielle : si ma mémoire est bonne, il y avait au moins seize candidats au premier tour. C’est précisément l’expression des dysfonctionnements de la Ve République que nous sommes en train d’évoquer. Pourquoi un tel investissement de toutes les formations politiques dans l’élection présidentielle, sinon parce que celle-ci est le moment démocratique par excellence, où les petits partis peuvent accéder aux moyens de communication de masse et à des moyens financiers pour eux exceptionnels ? Mais qu’a-t-on observé à l’élection qui a suivi ? Les grands partis avaient compris qu’il fallait filtrer les candidatures et éviter d’accorder le parrainage à tous les candidats qui prétendaient participer à l’élection.

Dans cette perspective, l’un des points à discuter me paraît être l’élection du Président de la République au suffrage universel direct. Si nous en sommes là, c’est effectivement que cette élection a de lourdes conséquences sur le fonctionnement de nos institutions. L’exemple de 2002 le montre, elle est, je le répète, le moment démocratique de notre vie politique. C’est un problème : pourquoi tout devrait-il tourner autour de l’élection du Président ? Pourquoi cette obsession présidentielle ?

Les hommes et les femmes politiques de notre pays devraient s’interroger sur ce point, mais cette situation vient aussi des conditions de gouvernabilité, qui se sont extraordinairement compliquées dans notre démocratie d’opinion. L’élection présidentielle est l’occasion pour les médias de mettre en avant des duels entre hommes et femmes politiques ; notre vie politique se résume en partie à cela.

En ce qui concerne la question du président Bartolone, tout est lié, me semble-t-il : il est difficile d’aborder la responsabilité politique sans parler de l’architecture institutionnelle globale. Au regard de l’évolution de la Ve République, je persiste à penser qu’il n’y a pas eu de modification importante de ce point de vue, seulement une accentuation, en effet, du phénomène de dilution de la responsabilité. La pratique gaullienne a été évoquée par Olivier Beaud : depuis lors, s’agissant du Président de la République, le problème se pose dans les mêmes termes. L’instauration du quinquennat n’a fait que le confirmer et le renforcer.

Quant à la difficulté à coopérer soulignée par Denis Baranger, peut-être faut-il en effet se concentrer sur la question des relations entre la majorité et le Gouvernement : sans doute le défaut d’articulation entre eux complique-t-il la situation. On a le sentiment que le Parlement n’est là que pour enregistrer la volonté gouvernementale, et non pour effectuer le travail approfondi qui lui incombe en réalité et qui n’est pas assez visible. Ce problème est probablement lié au fait que l’on ne rend pas visible l’accord permanent entre la majorité parlementaire et le Gouvernement dont le principe sous-tend le régime parlementaire : ces éléments de délibération n’apparaissent pas, le Parlement n’est pas le lieu où l’on en discute. Comment articuler le Président de la République, d’une part, et, de l’autre, le Gouvernement et la majorité parlementaire alors que le Président est de fait le chef de la majorité ?

M. Olivier Beaud. À propos de la remarque très pertinente de Denis Baranger sur la responsabilité comme coopération, je me demande si l’on ne pourrait pas dire que cette dimension a fonctionné en Grande-Bretagne mais jamais en France. Nous avons un vrai problème avec le régime parlementaire. Formellement, notre régime est parlementaire puisque le Gouvernement est responsable devant le Parlement ; c’est ce que nous enseignons à nos étudiants. Mais, dans le détail, on s’aperçoit qu’il n’a presque rien de parlementaire. Le problème n’est-il pas celui, plus vaste, de la difficile acclimatation du régime parlementaire en France ?

M. Denis Baranger. Il me semble qu’il y a un problème d’ingouvernabilité de tous les États contemporains et qu’il n’existe guère de spécificité française à cet égard.

En réalité, le parlementarisme français est quelque chose de spécial en ce sens que, quand on dit en France que l’on est favorable au régime parlementaire, comme l’a fait tout à l’heure Bastien François, cela ne signifie pas du tout la même chose que dans la bouche d’un Britannique. Cela implique en réalité que l’on est républicain et attaché à l’expression de la souveraineté nationale dans l’enceinte parlementaire, persuadé que, comme le disait Paul Reynaud en 1962, « la France est ici et non ailleurs ». Cela ne renvoie pas à une série de dispositifs, de rouages. Bref, il existe une belle tradition française du républicanisme parlementaire qui ne concerne pas le fonctionnement du Parlement ni sa coopération efficace avec l’exécutif. Il n’est donc pas simple de tenter de progresser dans ces matières.

J’ajouterai simplement que le Parlement est un organe de travail très apprécié des professionnels. Ils sont nombreux, au sein des cabinets d’avocats ou des entreprises, à étudier en détail, et avec admiration, les rapports et les comptes rendus des débats parlementaires pour tenter de résoudre tel ou tel problème précis en matière d’énergie ou de politique publique. On voit ici que nous avons bien un « Parlement de travail ».

Personnellement, j’admire la Chambre des Lords, non parce qu’elle est composée de Lords héréditaires – ce n’est plus le cas – mais parce qu’il s’agit d’une chambre d’experts légitimes, où se retrouvent des personnes issues de différentes parties de la société civile – tel ancien haut fonctionnaire, tel ex-syndicaliste, tel ancien chef d’entreprise – devenus Lords viagers. Si l’on met de côté les symboles et le folklore, on a là un Parlement de travail efficace, l’équivalent de la synthèse que notre Président appelle de ses vœux entre le Sénat et le Conseil économique, social et environnemental, ce qui confirme qu’une telle instance peut très bien fonctionner.

M. le président Claude Bartolone. Fort de ma longue expérience de cette maison, je dirais qu’il y a dans nos institutions une méfiance vis-à-vis du Parlement. Tout y pousse. Le rôle des parlementaires, en particulier des députés, tient d’ailleurs beaucoup plus à un engagement individuel qu’à une image de marque collective. Un député qui, aujourd’hui, veut s’investir et travailler en a les moyens, grâce aux fonctionnaires de la maison, à la capacité de réflexion et de proposition de l’institution, et aux pouvoirs que peut lui donner la presse lorsque des sujets d’actualité sont en jeu. Pourtant, on constate avec le recul que tout a été fait pour minimiser la parole du Parlement, à commencer par le nombre de comités Théodule que l’on a créés et qui enlèvent parfois au débat parlementaire des sujets extrêmement sensibles du point de vue politique. Rendez-vous compte : les politiques d’immigration et d’intégration, dont on connaît l’importance dans le débat politique, ne relèvent pas du Parlement ! Michel Winock pourrait en parler bien mieux que moi : nous portons encore les gènes des dysfonctionnements de la IVe République, y compris lorsque nous réfléchissons à ce que pourrait être un Parlement porteur d’avenir. Il existe en somme une méfiance a priori.

C’est aussi l’enjeu du non-cumul, dont je pense pour ma part qu’il empêchera les responsables politiques de trop s’installer dans le temps. Si l’on n’améliore pas les choses, en effet, ils seront très défavorisés par rapport aux responsables des pouvoirs locaux. Voyez ce que représentent un maire de grande ville, un président ou même un vice-président de conseil général ou régional ; voyez les moyens dont ils disposent pour s’installer au niveau, si l’on peut dire, de la proximité. Les députés du non-cumul se trouveront par rapport à eux dans une position inconfortable. C’est l’une des raisons qui me conduit à revisiter le fonctionnement de l’Assemblée nationale, ainsi que les moyens et le rôle qui seront dévolus au député dès la prochaine législature. Ferdinand Mélin-Soucramanien pourrait parler lui aussi de la fameuse question des moyens accordés aux parlementaires, notamment l’indemnité représentative des frais de mandat. Vous verrez que le débat va totalement changer avec le Parlement du non-cumul : jusqu’à présent, bien souvent, la participation des parlementaires au débat législatif, notamment technique, était facilitée par les confusions entre les moyens dont ils bénéficiaient comme élus nationaux et ceux qui leur étaient alloués en tant qu’élus locaux.

Ces différentes questions, sur lesquelles nous avons commencé à travailler, devront être prises en considération.

Merci à tous deux d’avoir aidé notre groupe de travail à progresser et à entretenir le débat public, puisque telle est la principale mission que nous nous sommes fixée. J’espère que nous contribuerons à y faire entrer cette question qui concerne, avec la Constitution, les règles du vivre ensemble, et que nous permettrons à celles-ci d’évoluer.

La table ronde prend fin à douze heures trente-cinq.