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Groupe de travail sur l’avenir des institutions

Vendredi 27 mars 2015

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 8

Présidence de M. Claude Bartolone et de M. Michel Winock

– Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Emmanuel Ray,

sur le thème : « La démocratie sociale »

– Échange de vues

La réunion débute à neuf heures cinq.

Audition de M. Jean-Emmanuel Ray sur le thème de la démocratie sociale.

M. le président Claude Bartolone. Nous avons déjà abordé le thème de la démocratie sociale au cours de l'une de nos séances, mais je m’étais engagé à y consacrer davantage de temps ; voilà pourquoi nous avons convié M. Jean-Emmanuel Ray à venir s’exprimer devant notre groupe de travail. Monsieur Ray, vous êtes professeur de droit privé à l’université de Paris 1-Sorbonne et spécialiste du droit du travail, matière à laquelle vous avez consacré un manuel devenu célèbre et intitulé Droit du travail, droit vivant.

M. Jean-Emmanuel Ray. Je suis agrégé de droit privé, si bien que, sur cette question de la démocratie sociale, ma vision est plus restrictive que celle de mes collègues de sciences politiques.

La démocratie sociale, comme la démocratie politique, est à la fois un système de valeurs et une technique d’organisation. La loi du 20 août 2008 portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail a totalement changé le système de représentation des salariés. Le titre même de la loi atteste l’existence de la démocratie sociale avant 2008, car on ne saurait rénover ce qui n’est pas. Avant cette loi, un syndicat obtenant 5 % des voix des salariés et comptant deux adhérents pouvait négocier au nom de la totalité du personnel, ce qui créait une forme de démocratie des plus particulières. Aujourd’hui, aucun syndicat non représentatif et n’ayant pas obtenu 10 % des suffrages exprimés ne peut s’asseoir à la table des négociations : cette mesure insuffle un renouveau de la vie démocratique en matière sociale. En outre, cette loi dispose que l’accord collectif n’est valide que s’il est signé par des syndicats représentant au moins 30 % des salariés – en France, contrairement à beaucoup d’autres pays comme les États-Unis, l’accord ne s’applique pas seulement aux adhérents des syndicats, mais à tout le personnel. Cette évolution constitue un pas dans la bonne direction, même s’il aurait été préférable de fixer le seuil à la majorité du personnel.

La loi du 31 janvier 2007 de modernisation du dialogue social, dite « loi Larcher », a ouvert un débat sur l’opportunité de permettre aux partenaires sociaux de prendre des mesures d’une valeur juridique supérieure à la loi. Je suis personnellement opposé à une telle évolution qui abaisserait le Parlement.

Les ouvrages de philosophie vantent la démocratie athénienne, qui ne concernait pourtant que les citoyens libres, c’est-à-dire des mâles riches. Le droit du travail vise à réinsérer dans la démocratie politique les gens qui en étaient exclus : les « classes laborieuses, classes dangereuses » de Louis Chevalier sortent en quelque sorte des égouts, tel Jean Valjean, grâce aux lois sociales ! Les professeurs de droit du travail se mettent volontiers en avant en se présentant comme les grands intégrateurs de la classe ouvrière, mouvement qui a empêché une révolution comme celle de 1917 de se produire en France.

Peut-on dire pour autant que la démocratie sociale existe encore en France ? Les membres des syndicats se recrutent surtout dans les services publics et parmi les personnels qualifiés. Comme en 1840, des pans entiers de la population ne sont pas intégrés à la démocratie sociale, à commencer par les chômeurs, même si cela ne doit en aucun cas justifier la création de syndicats de chômeurs, peuplés de permanents chômeurs qui disposeraient d’un statut de chômeur à vie.

Le système de valeurs porté par la démocratie ne se réduit pas à l’organisation d’élections tous les cinq ans. Léon Blum, lors de son procès à Riom, avait déclaré que la démocratie était avant tout un système de valeurs partagées et de citoyenneté. La démocratie sociale dépasse donc très largement la seule désignation de syndicats habilités à négocier dans les branches ou au niveau interprofessionnel ; elle possède des liens avec la démocratie politique, ceux-ci pouvant être très forts – les syndicats britanniques ont ainsi créé le parti travailliste dans le but de prendre le pouvoir. Parmi les anciens critères de représentativité – qui dataient de 1950 – figurait l’attitude patriotique pendant l’occupation, cette condition ayant été remplacée en 2008 par l’adhésion aux valeurs républicaines, qui constitue la première condition pour qu’une organisation de salariés ou patronale soit considérée comme représentative. Si les partenaires sociaux prétendent faire la loi, ils doivent être irréprochables en matière de valeurs républicaines : le lien entre démocratie politique et sociale s’avère donc très étroit. Il est également nécessaire que les partenaires sociaux puissent se faire confiance et mènent des discussions loyales ; il ne s’agit pas d’être d’accord sur tout, mais d’aboutir à des accords reposant sur un bon équilibre social et politique.

L’article 1er de la Constitution de 1958 dispose que la France est « une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Que la République soit sociale induit l’existence d’une protection sociale pour tous et d’une force d’interposition juridique, nommée droit du travail, entre le salarié et l’employeur. Au moment de l’embauche, le salarié est l’inégal de l’employeur et, une fois signé le contrat d’adhésion qu’est le contrat de travail, il devient son subordonné – il n’y a en effet pas de salarié sans subordination juridique, le contrat de travail échappant à la naïve équation du philosophe et juriste Alfred Fouillée : « Qui dit contractuel dit juste ».

Outre le système d’organisation constitutionnelle, la République est sociale grâce à la participation. Celle-ci, développée par Charles de Gaulle à partir de 1958, peut se déployer dans le comité d’entreprise, dans le conseil d’administration – excellente idée mise en œuvre par la loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi – et dans la négociation collective, devenue source de droit hors les murs de l’entreprise.

Si Candide revenait aujourd’hui après une absence de quarante ans, il serait très étonné qu’existe une négociation dans l’entreprise, née avec la création de la fonction de délégué syndical en 1968 après les événements du mois de mai qui ont déstabilisé tous les corps intermédiaires, y compris la Confédération générale du travail (CGT). Pourtant, la négociation collective n’est pas encore entrée dans les mœurs françaises, un acteur ne souhaitant négocier que s’il se perçoit comme faible – car s’il est fort, il décide ! Georges Clemenceau disait ainsi qu’il fallait un nombre impair pour prendre une décision, et qu’il préférait les formations inférieures à trois membres… Aujourd’hui, ce sont les entreprises qui veulent que les négociations s’opèrent à leur niveau, ce qui constitue une nouveauté car l’employeur souhaitait traditionnellement rester maître chez lui.

Je me méfie des appels à imiter les systèmes étrangers : notre droit social a été construit pour un peuple aux racines et à l’histoire particulières, et non pour un autre. En Suède, les salariés se syndiquent avant tout pour ne pas être les premiers à subir un licenciement économique, ainsi que pour bénéficier de l’indemnisation chômage et d’une assurance pour un prêt immobilier. L’histoire française est différente, et les syndicats français, s’ils choisissaient d’adopter le modèle nordiste, devraient quitter une posture idéologique pour devenir des prestataires de services.

La génération des quinquagénaires n’a pas bien compris l’état de notre économie et des rapports sociaux ; elle a été éduquée dans la croyance en l’autorité naturelle et en la croissance économique des Trente Glorieuses. Les jeunes gens qui ont vingt ans aujourd’hui ne ressemblent absolument pas à ceux qui avaient cet âge en 1983 lorsque j’ai commencé à enseigner. Dans un amphithéâtre, j’ai en face de moi sept cents MacBook Air connectés au wi-fi : on peut légitimement se demander si les étudiants ne surfent pas sur Internet pendant le cours… Leur rapport à l’autorité et au syndicalisme diffère en tous points de vue de celui d’il y a trente ans.

Nous ne sommes plus dans une négociation d’acquisition. L’ordre public social – qui repose sur le principe selon lequel plus la valeur de la norme est basse, et plus les avantages croissent – était corrélé à la croissance économique. Pourquoi cette nouvelle religion laïque de la négociation collective à tous les niveaux ? Un Candide optimiste dirait que l’union sacrée, dans le cadre de la démocratie politique et sociale, pourrait sortir la France de l’ornière grâce à un consensus sur les réformes structurelles permettant, comme en Allemagne, d’accroître la compétitivité, alors que son pendant pessimiste insisterait sur la remise en cause de la légitimité des élus politiques et des représentants syndicaux. Il paraît évident que les parlementaires et les dirigeants syndicaux sont moins sûrs de leur légitimité qu’il y a cinquante ans, si bien qu’ils peuvent être tentés de s’allier pour maintenir leurs positions. Quand il s’agissait d’accompagner la croissance du salaire minimum et des congés payés, l’État revendiquait son influence, mais sa parole devient plus discrète pour gérer le reflux des acquis sociaux.

C’est en vérité la chambre sociale de la Cour de cassation qui fait le droit du travail en France, car les textes de loi empiètent sur le domaine réglementaire en allant trop loin dans le détail, et résultent en outre le plus souvent de négociations, à l’instar des accords nationaux interprofessionnels (ANI) qui sont discutés par huit acteurs et qui sont donc très généraux. Le législateur reprend ces termes pour les faire voter par le plus grand nombre de parlementaires possible, et le juge se retrouve dans l’obligation de les interpréter.

M. le président Claude Bartolone. Merci de ces propos dont je ne sais si nous devons les trouver désespérants ou simplement réalistes…

M. Bernard Thibault. Une part de l’affaiblissement de notre démocratie politique provient de la diminution de l’influence de la démocratie sociale ; on a trop tendance à opposer l’une à l’autre alors qu’il n’y a qu’une démocratie, alimentée par les champs politique et social.

Les institutions sociales et politiques d’un pays résultent de son histoire et diffèrent donc de celles existant à l’étranger, ce qui ne signifie pas que l’on ne puisse pas étudier les autres expériences, non pour importer des modèles, mais pour s’inspirer de principes. Il convient de ne pas oublier une période singulière de notre histoire politique, celle de la seconde guerre mondiale, au cours de laquelle fut créé le Conseil national de la résistance (CNR). Des forces démocratiques – politiques, syndicales avec la CGT et la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), et associatives – se sont réunies, dans ce contexte très lourd, pour élaborer un plan composé d’une partie visant à libérer le pays et d’une autre portant une vision de la société de demain. Les organisations patronales n’avaient pas été incluses dans le CNR, car elles étaient considérées comme collaborationnistes. Si on oublie cet épisode, on ne peut pas comprendre la nature singulière des rapports qui se sont instaurés après la guerre entre les syndicats de salariés et les employeurs.

La loi du 20 août 2008 va dans la bonne direction, même si elle aurait pu fixer le seuil de validité de l’accord collectif à 50 % et non à 30 % ; il est heureux que les syndicats qui négocient pour l’ensemble des salariés – y compris les non-syndiqués – aient obtenu une part importante du vote des travailleurs. Mais la représentativité de la partie patronale continue de poser question ; or si l’on veut que la négociation se développe, il faut que l’ensemble des partenaires s’appuient sur une légitimité minimale. Les millions de salariés des petites entreprises ne sont pas représentés, alors que le Préambule de la Constitution prévoit que les salariés participent à la gestion des entreprises par le biais de leurs délégués. Ils seront peut-être représentés par région, mais ils ne pourront probablement pas pénétrer dans les entreprises. Dans le cadre actuel, la représentativité des organisations patronales se mesurera à partir du nombre d’adhérents auto-déclarés : je n’ai jamais imaginé proposer cela pour les salariés ! Que n’aurait-on dit si je l’avais fait ?

Au nom de la modernisation, un débat a émergé sur l’opportunité de négocier à un échelon de plus en plus bas, et l’individualisation du rapport salarial s’est développée depuis quelques années. Il ne s’agit pas de nier la diversité des rapports sociaux, des entreprises et des activités économiques, mais l’individualisation porte préjudice au sens collectif dans sa dimension sociale et donc républicaine. Comment mieux articuler la variété des situations et le respect d’un cadre collectif qui assure des droits comparables aux salariés ?

Je milite pour la diminution du nombre de conventions collectives ; on en signe dorénavant une pour chaque nouveau métier, sans que cela réponde à une demande des organisations syndicales. En revanche, les employeurs préfèrent signer ces textes pour maintenir leurs positions en matière de représentation. Avec la prolifération des conventions collectives, les organisations de salariés rencontrent plus de difficultés pour s’assurer de l’effectivité du droit du travail. Ne pensez-vous pas qu’il conviendrait de regrouper les conventions par grands corps ? Cela permettrait au droit du travail de mieux s’appliquer et cela nous prémunirait contre le risque de judiciarisation systématique du rapport social.

M. Jean-Emmanuel Ray. On ne peut pas placer au même niveau la démocratie politique et la démocratie sociale : la première constitue le fondement de la démocratie elle-même, alors que la seconde représente un moyen, une aide, et la Constitution française consacre cette différence.

Pour que les partenaires sociaux édictent des normes, ils doivent être légitimes, et la loi du 5 mars 2014 relative à la formation professionnelle, à l'emploi et à la démocratie sociale est venue compléter les lacunes de la représentation patronale. Si on avait fondé cette dernière sur les mêmes bases que celles des syndicats, on aurait donné une voix à chaque entreprise, ce qui n'est pas possible. Il fallait donc trouver un système efficace, et la loi prévoit que des commissaires aux comptes vérifient le nombre d’adhérents cotisant dans chaque organisation d’employeurs. On ne constatera les pleins effets de cette loi qu’en 2017, et il faut attendre de connaître l’identité des syndicats patronaux représentatifs avant de trancher la question de la constitutionnalisation du dialogue social. La direction générale du travail (DGT) a organisé un vote dans les très petites entreprises (TPE), pour lequel le taux de participation n’a pas dépassé 11 % !

La décentralisation présente des avantages et des inconvénients. Il me semble que le droit du travail ne peut pas se contenter de proclamer de grands principes, car les problèmes pratiques se posent sur le terrain. Dans toute l’Europe, la négociation se décentralise, notamment dans l’entreprise : pour licencier 500 personnes et baisser les salaires, il faut pouvoir agir dans l’entreprise voire dans l’établissement, et non au niveau interprofessionnel ou de branche. Cela ne signifie pas que l’on abandonne la hiérarchie des normes.

Beaucoup d’étrangers, notamment à Bruxelles, affirment que la France n’évolue pas. Or, en 1982, on a autorisé les conventions collectives à déroger à la loi de la République : ce tsunami, nécessaire, a bouleversé le droit du travail français. C’est à partir de ce moment-là que la question de la légitimité s’est posée. La réplique de ce tremblement de terre intervint en 2008 lorsque l’on a sélectionné les acteurs pouvant négocier. La loi du 4 mai 2004 relative à la formation professionnelle tout au long de la vie et au dialogue social, dite loi Fillon, disposait qu’un accord d’entreprise pouvait déroger à un accord de branche et que ce dernier pouvait déroger à un accord professionnel, c’est-à-dire qu’un accord inférieur pouvait déroger à un accord supérieur. Cela n’implique pas la liberté pour chaque entreprise de faire ce qu’elle veut, car le droit du travail est intégré, de fait, au droit de la concurrence. La loi Fillon ne fonctionne pas parce qu’elle interdit de déroger à la base des conventions de branche, à savoir les minima salariaux. En effet, l’intérêt collectif d’une branche est de ne pas abaisser le plus possible les salaires et de ne pas détériorer les conditions de travail.

Aucun autre pays au monde ne compte 700 branches ; depuis 2008, 200 ont été supprimées car elles n’avaient plus d’existence réelle, et l’on s’est fixé comme objectif de n’en avoir plus que 100 dans dix ans. Si l’on souhaite que les branches jouent un rôle, par exemple dans la négociation de l’application du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), il faut qu’elles en aient les moyens, notamment humains. Or certaines branches n’ont aucune capacité d’expertise, et il serait contre-productif, voire anti-démocratique, de leur conférer un pouvoir de réglementation. Dans cette optique, les lois du 20 août 2008 et du 5 mars 2014 sont positives, mais, comme vous le savez, monsieur Thibault, tout ne se fait pas en un jour.

Mme Cécile Untermaier. La démocratie sociale ne peut pas se limiter à un affrontement entre les salariés et le patronat, car cela serait dangereux. Il faudrait ouvrir davantage l’entreprise sur le monde, car celle-ci participe de l’intérêt général. Êtes-vous en accord avec cette analyse ? Comment pourrait-on élargir la démocratie sociale à d’autres acteurs comme ceux agissant pour l’environnement ?

L’opinion publique plébiscite l’économie sociale et solidaire : ce secteur pourrait-il contribuer à améliorer la démocratie sociale ?

Quelles seraient les conséquences juridiques d’une inscription du dialogue social dans la Constitution ?

L’idée du général de Gaulle en 1969, reprise aujourd’hui par le président de l’Assemblée nationale, de fusionner le Sénat et le Conseil économique, social et environnemental (CESE) permettrait à cette nouvelle chambre de représenter l’ensemble des forces vives de la Nation et d’intégrer la démocratie sociale et environnementale dans la démocratie politique. Qu’en pensez-vous ?

M. Jean-Emmanuel Ray. À l’étranger, notre pays ne semble pas en avance. En 1982, on a créé le droit d’expression direct et collectif parce que les syndicats français campaient sur une ligne idéologique qui ne correspondait plus aux souhaits des salariés, ces derniers étant intéressés par leurs conditions de travail ici et maintenant. Depuis la loi du 20 août 2008, un délégué syndical qui resterait dans les grands débats idéologiques et ne s’intéresserait pas aux problèmes concrets des salariés de l’entreprise verra sa liste obtenir moins de 10 %. La CGT s’est ainsi retrouvée exclue de la table des négociations dans une entreprise de Douai, les deux listes concurrentes entre lesquelles elle s’est divisée n’ayant pas atteint la barre des 10 %.

La France possède le deuxième plus faible taux de syndicalisation parmi les vingt-huit pays de l’Union européenne (UE). Pourquoi ? Un professeur américain nous a dit, à un colloque, qu’il ne comprenait pas que des gens puissent se syndiquer en France : aux États-Unis, en effet, on adhère à un syndicat pour être couvert par les conventions collectives, et la cotisation syndicale représente donc un investissement pour le salarié, qui n’a en revanche aucun intérêt personnel, en France, à s’en acquitter. En Suède et en Norvège, on crie à la catastrophe si le taux de syndicalisation descend à 60 %, mais le nôtre ne dépasse pas 5 % dans le secteur privé. Cela dit, dans tous les pays du monde, comme l’a montré un rapport récent de la CGT, le syndicalisme se recentre sur un noyau dur constitué de personnes qualifiées, de sexe masculin et travaillant dans des services publics.

Ce qui est souhaitable, c’est que les syndicats rendent des comptes à leurs mandants. Et c’est désormais le cas ; si un syndicaliste gère mal un conflit, il risque de ne plus pouvoir s’asseoir à la table de négociation, faute de soutien suffisant au sein du personnel.

Il serait profitable, par ailleurs, que des jeunes fassent partie des forces vives représentées au CESE. Mais, tel qu’il fonctionne aujourd’hui, je suis réservé sur l’apport de cette institution… Il est certes bon que les partenaires sociaux puissent se retrouver pour discuter à l’écart des caméras, mais le CESE devrait être plus ouvert aux jeunes afin de comprendre ce qu’est la vie professionnelle de cette génération vouée à effectuer, dans leur carrière, quarante contrats à durée déterminée (CDD) successifs.

Intégrer de nouveaux acteurs ? On compte déjà huit organisations syndicales représentatives, et il convient d’être prudent. Ainsi, il ne faut surtout pas créer de syndicat de chômeurs ! Un syndicat de chômeurs puissant, dont les membres descendraient dans la rue, pourrait même constituer une menace pour l’ordre public.

Mme Cécile Duflot. Vous avez parlé des générations habituées à l’autorité naturelle et à la croissance linéaire ; une de nos difficultés vient précisément de là, et le champ des questions que nous devons résoudre est plus vaste que celui des sujets que nous avions l’habitude de traiter.

Vous avez également suggéré une réponse qui, formulée positivement, revient à défendre l’union sacrée autour des réformes structurelles et, exprimée négativement, renvoie à la gestion sans vagues du recul des conquêtes sociales – le débat sur le travail du dimanche étant, à ce titre, tout à fait édifiant.

Vous avez raison de dire que ceux qui décident ne savent pas ce que signifie n’avoir aucune perspective professionnelle de moyen terme. Une génération entière est privée de perspective aujourd’hui ! Elle organise en conséquence sa relation à l’emploi en prenant en compte les périodes de chômage indemnisé pour quitter une entreprise où les conditions de travail sont exécrables. Face à cette attitude, les entreprises se plaignent du désinvestissement et de la non-implication des jeunes. Je relie cette situation, en tant qu’écologiste, à notre devoir d’inventer un nouveau modèle de prospérité sans croissance, ce dont se montre incapable la génération éduquée dans le schéma précédent. Comment inclure cette préoccupation dans le droit du travail ?

Dans le dialogue social, les employeurs qui participent aux négociations ne sont pas ceux qui possèdent le pouvoir de décision, du fait des appartenances directes ou indirectes à des groupes et à l’éclatement de la détention des établissements. Cela crée un problème structurel puisque les dirigeants peuvent être exposés à la colère sociale, voire se faire séquestrer, alors que ce ne sont pas eux qui détiennent le capital. Les vrais responsables, même lorsqu’ils ne sont pas étrangers, restent dispensés, eux, de toute participation au dialogue social. À cause de ce système, les salariés souffrent d’un manque d’information lors des reprises d’entreprises. Dans ce contexte, des cessations d’activité d’unités de production pourtant rentables peuvent obéir à une rationalité financière tout en étant dénuées de toute pertinence économique. Quels problèmes techniques poserait l’information des salariés avant chaque cession d’établissement ? Que changerait le fait de considérer les salariés créant la richesse comme les copropriétaires de l’entreprise ?

Comment, par ailleurs, intégrer dans le dialogue social, qui s’est construit autour du contrat de travail, la dimension relative aux modes de production et aux économies d’énergie ?

M. Arnaud Richard. Sous la précédente législature, j’avais voté en faveur du « rapport Perruchot » issu des travaux de la commission d’enquête sur le financement des syndicats. Je regrette que tous nos collègues n’en aient pas fait autant, et que le rapport n’ait donc pu être publié : ce fut une occasion manquée pour notre démocratie. L’objectif de cette commission d’enquête, d’ailleurs, était de rendre les syndicats puissants, ce qui n’est malheureusement pas le cas aujourd’hui. Que vous inspire, de ce point de vue, une éventuelle évolution vers un syndicalisme de services ?

Le Gouvernement nous explique, lorsqu’il s’agit de transposer un ANI, que l’adoption d’amendements risque de compromettre l’équilibre atteint ; je m’abstiens donc autant que possible d’en déposer – que je sois dans la majorité ou dans l’opposition –, mais non sans quelque irritation.

Il y a quelques années, Jean-Frédéric Poisson, député des Yvelines, a fait le diagnostic que les branches seraient, à terme, au nombre d’une centaine : pour y parvenir, le Gouvernement et les syndicats ont-ils choisi la bonne méthode ?

Par ailleurs, le périmètre de la convention collective vous paraît-il encore adapté, au vu d’une complexité qui ira croissant ? Le chèque syndical, proposition notamment émise par Claude Bébéar, favoriserait-il le retour des salariés vers les syndicats ? La plupart d’entre eux y sont opposés, pour des raisons que l’on peut comprendre ; mais cette solution pragmatique me semblerait bienvenue.

Enfin, quid de la démocratie sociale régionale ?

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. Le Conseil constitutionnel ne fait jamais référence à la notion de « République sociale », qui paraît être pour lui une branche morte de l’article 1er dont, pourtant, il cite fréquemment d’autres notions, parmi lesquelles l’indivisibilité. Comment l’expliquez-vous ? Le juge constitutionnel allemand, lui, n’hésite pas à faire vivre la notion d’État social.

Depuis près de quarante ans, la jurisprudence du Conseil constitutionnel n’a pas non plus fait respecter le partage entre l’ordre législatif et l’ordre réglementaire : cela a des conséquences désastreuses, notamment pour le droit du travail.

Quel est votre avis sur ces deux questions ?

M. le président Claude Bartolone. Je donne la parole à deux derniers orateurs, en leur demandant d’être bref car M. Ray a un avion à prendre…

M. Bernard Accoyer. Je m’appliquerai donc une forme d’autocensure, monsieur le président, car j’avais beaucoup de points à développer.

Je suis très réservé sur la constitutionnalisation de dispositions touchant à ce qu’il est convenu d’appeler la « démocratie sociale » ; le fait que celle-ci reste mal définie pose d’ailleurs problème pour la pertinence de nos travaux. Notre loi fondamentale, déjà trop remaniée, ne doit l’être que pour des raisons qui s’imposent avec évidence : il nous faut la protéger, de crainte de voir notre démocratie, la vraie, devenir plus malade encore.

M. Bernard Thibault. Membre de l’Organisation internationale du travail (OIT) depuis quelque mois, je puis vérifier que le décalage entre un système économique mondialisé et une législation sociale qui demeure nationale constitue une vraie grenade dégoupillée, quel que soit le degré de développement des pays considérés. On peut donc s’interroger, comme le fait d’ailleurs votre assemblée, sur la responsabilité des multinationales – ou des « chaînes internationales de valeur », comme on dit à Genève.

L’agenda politique et l’agenda social ne coïncident pas non plus : une réforme sur les retraites, en France comme ailleurs, est conduite en fonction du premier, alors même qu’elle concerne plusieurs générations – ce que chacun, bien entendu, dit avoir à l’esprit.

M. Jean-Emmanuel Ray. Si, à ma connaissance, le Conseil constitutionnel n’a jamais cité la notion de « République sociale », il a rendu des décisions très favorables à la négociation collective. Alors qu’il aurait pu, par exemple, censurer la loi de transposition de l’ANI au vu du rôle qu’elle reconnaît aux partenaires sociaux, il l’a laissée prospérer au sein des entreprises et des branches.

Je crains fort que le syndicalisme, déjà assez mal en point – pour des raisons par ailleurs explicables –, ne disparaisse s’il ne devient pas de services. On a mis en avant, à propos du Jobs Act de Matteo Renzi, les 5 millions d’adhérents de la Confédération générale italienne du travail (CGIL) ; mais 2 millions d’entre eux sont des retraités ! Combien d’adhérents de la CGT et de la CFDT ont moins de trente ans ? Nous avons du mal à le savoir ; la question se pose aussi, d’ailleurs, pour les conseils de prud’hommes. Bref, le problème démographique se posera avec une acuité croissante, les militants les plus aguerris étant de plus en plus nombreux à partir à la retraite. Les jeunes salariés ne frappent plus à la porte des syndicats pour des raisons idéologiques mais, en général, pour solliciter un service, par exemple à l’occasion d’un licenciement.

Cela fait cinquante ans, madame Duflot, que le droit du travail court derrière le droit des sociétés, très malléable. Après le comité d’entreprise en 1945, il a fallu créer un comité central d’entreprise correspondant aux structures résultant des acquisitions, puis un comité de groupe au vu du développement de filiales et, à présent, des comités de groupe européens. La situation en est devenue kafkaïenne : un tribunal de grande instance bien connu a même déclaré ignorer, dans l’une de ses décisions récentes, si les instances de référence doivent être les supérieures ou les inférieures.

Quant au rapport Perruchot, il appartient aux assemblées de se pencher sur les suites qui lui ont été données.

Faut-il constitutionnaliser l’article L. 1 du code du travail ? La loi Larcher, qui poursuivait d’ailleurs l’œuvre de Jacques Delors, a officialisé une pratique devenue courante, la consacrant ainsi de façon à la fois symbolique et concrète. En tout état de cause elle ne bride en rien les décisions politiques, puisqu’elle ne prévoit qu’une obligation de consultation, conformément aux termes quasi lacaniens du Traité européen, lequel accorde aux partenaires sociaux un délai de réflexion de pas moins de neuf mois ! On est assurément plus intelligent à plusieurs que tout seul ; reste qu’une telle disposition me paraît comporter cinq avantages, mais aussi trois inconvénients rédhibitoires.

Le premier avantage est d’obliger le Gouvernement à laisser retomber le soufflé médiatique : s’abstenir de légiférer est toujours préférable à « délégiférer » dans l’urgence. Ce temps de refroidissement permet également d’approfondir les études d’impact et d’entendre les experts.

Bruxelles nous regarde, certes ; mais surtout, un dialogue social apaisé génère du consensus, lui-même source de compétitivité économique, et il évite la judiciarisation.

On incrimine souvent l’épaisseur de notre droit du travail – vaste débat sur lequel je ne m’étendrai pas –, mais aussi son instabilité ; de ce point de vue, la « négociation légiférante » retient la main du Parlement, un accord signé par quatre organisations syndicales sur cinq ayant évidemment une force toute particulière. C’est la raison pour laquelle, d’ailleurs, il ne faut pas constitutionnaliser la loi Larcher. Le premier ANI traduit dans la loi fut celui conclu sur les CDD, en 1990 ; or cette loi est l’une des seules à n’avoir pas été détricotée. En somme, la loi Larcher agit comme une quille.

Quatrième avantage : la créativité. Si l’initiative avait été laissée au seul Gouvernement, des mesures telles que le forfait jours, essentiel au virage numérique, ou la rupture conventionnelle, dont on connaît le succès mérité, n’auraient jamais vu le jour.

On peut enfin penser, dans une hypothèse optimiste, que les lois traduisant des accords négociés sont mieux appliquées – car mieux acceptées – au sein des entreprises où siègent les organisations signataires.

Toute constitutionnalisation me semble néanmoins hors de propos, a fortiori avant 2017 puisque l’on ignore encore, à ce stade, le niveau de représentativité de chacune des organisations patronales. D’une façon plus générale, il y a une différence de nature et de niveau entre la démocratie politique et la démocratie sociale : il n’appartient pas aux syndicats, qui représentent les salariés actifs – et sont par ailleurs dans la situation que l’on sait –, de décider seuls de notre politique sociale. Que l’on soit plus intelligent à plusieurs, j’en suis d’accord, mais il serait aberrant, du point de vue démocratique, de confier l’écriture de la loi à des partenaires de droit privé.

L’article L. 1 me semble donc à sa juste place au sein du code du travail. Il permet aux partenaires sociaux de négocier, les représentants du peuple français conservant, Dieu merci, le droit d’amendement. Que penser, par exemple, d’un ANI signé par des syndicats n’ayant recueilli que 31 % des suffrages aux élections professionnelles, comme cela ne manquera pas de se produire ? Que fera alors le Gouvernement ? À tout le moins faudrait-il que les signataires aient obtenu plus de 51 % des voix.

Je passe, enfin, sur le contournement de cette loi par des amendements parlementaires de dernière minute… Quoi qu’il en soit, la démocratie sociale est en-dessous de la démocratie politique.

M. le président Claude Bartolone. Merci pour ces analyses d’une grande précision.

La séance, suspendue à dix heures quinze, reprend à dix heures trente.

Échange de vues.

M. Claude Bartolone. Notre groupe de travail, vous le savez, s’est donné pour objectif de susciter des débats rigoureux et, par-dessus tout, démocratiques. C’est pourquoi notre rapport fera état, non seulement des préconisations issues des positions majoritaires, mais aussi des critiques et des opinions divergentes. Il existe par exemple un débat public, on vient de le voir, sur la constitutionnalisation de certaines dispositions.

Chacun des membres de notre groupe de travail doit donc avoir la possibilité de s’exprimer sur les points de vue que nous recueillons ; aussi je vous invite à un tour de table qui pourra éclairer nos travaux ultérieurs.

M. le président Michel Winock. Il n’est pas dans mes intentions de résumer les sept premières séances de notre groupe de travail. La richesse de vos interventions et de celles de nos invités me contraint au schématisme.

Avant d’énumérer les principaux thèmes que nous avons abordés, je ferai trois remarques générales. La première concerne la notion de « crise ». Nous sommes partis de l’idée que notre système politique est en crise : crise de confiance, crise de participation, écart croissant entre les élus et les citoyens et peut-être, au-delà, entre les élites et les classes populaires. Cependant, Virginie Tournay nous en a avertis : « Étymologiquement, le mot “crise” correspond à un moment-clé, à un moment charnière paroxystique qui appelle un dénouement, une sortie de crise, une décision. Mais aujourd’hui, la crise ne désigne plus un moment : elle renvoie, de manière presque oxymorique, à un état permanent dont il n’est pas possible de sortir ; elle n’est pas perçue comme liée au tournant d’une décision, mais comme intervenant dans un univers où règne l’indécidable. »

Nous ne sommes pas, plusieurs l’ont dit, dans une crise constitutionnelle issue d’une crise politique, comme en 1958, mais au cœur d’une formidable mutation civilisationnelle qui remet tout en cause, non pas brutalement, mais sur la longue durée. Bernard Accoyer en a résumé les principales composantes : « la construction européenne, avec ses effets positifs mais aussi ses contraintes, parfois fort mal vécues par nos compatriotes ; la fin du modèle communiste d’État et, en contrepoint, une économie de marché devenue hégémonique ; la mondialisation et les bouleversements géopolitiques ; la place qu’occupent désormais les puissances émergentes, véritables puissances-continents ; les fabuleux progrès techniques et technologiques, face auxquels nous sommes restés plutôt passifs, qu’il s’agisse des transports et, surtout, des nouvelles technologies de l’information et de la communication ou de la génomique et des biomédicaments. S’y sont ajoutées d’importantes migrations, qui se distinguent notablement des vagues précédentes en ce qu’elles proviennent des pays du Sud, dont la culture et la religion diffèrent des nôtres. » À ces points j’ajouterai les dégâts humains de la désindustrialisation, le chômage de masse, la sortie de la religion pour la majorité des Français, la montée en puissance de l’individualisme encouragé par le néo-libéralisme et le défi écologique planétaire. Nos parents ou grands-parents – selon nos âges respectifs – ne s’y retrouvent plus, non plus que la France du général de Gaulle, qui avait approuvé massivement la Constitution de la Ve République.

S’il y a crise de tel ou tel élément de notre système politique, n’oublions pas qu’elle s’inscrit dans un processus bien plus vaste de transformation qui dépasse le cadre purement politique ou institutionnel.

Ma deuxième remarque porte sur le mot « démocratie ». L’expression « démocratie représentative », a observé Michaël Foessel, est un oxymore. « C’est une loi fondamentale de la démocratie », écrit Montesquieu, « que le peuple seul fasse des lois ». Et l’auteur de L’Esprit des lois d’ajouter que les magistrats dont la cité a besoin sont désignés par tirage au sort. « Le suffrage par le sort », précise-t-il, « est de la nature de la démocratie ; le suffrage par choix est celui de l’aristocratie. Le sort est une façon d’élire qui n’afflige personne ; il laisse à chaque citoyen une espérance raisonnable de servir la patrie. » Rousseau, dans le Contrat social, reprend les idées de Montesquieu sur ce point.

On comprend, dès lors, que le système n’est pas reproductible dans une patrie moderne. Du reste, on peut se demander si, même à Athènes, l’idéal de la démocratie a jamais existé : « À prendre le terme dans la rigueur de l’acception, il n’a jamais existé de véritable démocratie, et il n’en existera jamais », écrivait Rousseau, également auteur de la phrase célèbre : « S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes. »

C’est pendant la Révolution que Sieyès et Barnave ont parlé de « gouvernement représentatif ». « Dans la démocratie », écrit Sieyès, « les citoyens font eux-mêmes les lois, et nomment directement leurs officiers publics. Dans notre plan, les citoyens font, plus ou moins immédiatement, le choix de leurs députés à l’Assemblée législative ; la législation cesse donc d’être démocratique, et devient représentative. »

Aujourd’hui nous n’opposons plus système représentatif et démocratie, notamment parce que la représentation se fonde sur le suffrage universel ; mais il y a loin, le rappel ne me paraît pas sans intérêt, entre la démocratie représentative et la démocratie tout court. Au fond, tenter de démocratiser le système représentatif, c’est se rapprocher de la démocratie directe. Celle-ci est impossible, mais la direction est claire : la participation accrue des citoyens à la décision politique.

Ma troisième remarque concerne l’histoire. Claude Bartolone a voulu qu’un historien co-préside ce groupe de travail. Je l’en remercie, mais je me réjouis surtout que ses convictions le conduisent à regarder la connaissance du passé comme un éclairage pour l’esprit de réforme et, plus généralement, l’esprit politique. J’ai été frappé d’entendre l’un de nos invités, M. Sawicki, nous dire que l’histoire « risque de devenir un argument pour ne rien changer », laissant ainsi entendre que l’histoire est immobile et qu’elle suggère la reproduction du même. Il n’en est rien. C’est par l’histoire que nous pouvons comprendre le contemporain, Jean-Emmanuel Ray et Bernard Thibault l’ont rappelé ce matin avec force. Reconstruire des institutions à partir d’une page blanche, comme le voulaient certains Constituants de 1789, est un leurre ou une utopie. Que nous le voulions ou non, nous sommes tributaires du passé, y compris si nous voulons faire du neuf : pour du passé table rase, encore faut-il le connaître.

Cela dit, je regrouperai nos débats et nos auditions en quatre grands chapitres. Le premier a trait au problème de la représentation. Ceux qui en ont parlé ont été unanimes à dénoncer les inégalités observables, sur ce plan, dans toutes les assemblées, qu’il s’agisse de la surreprésentation des diplômés du supérieur, des fonctionnaires et des catégories dirigeantes au détriment des populaires, des inégalités entre jeunes et personnes âgées ou entre hommes et femmes. Sans aller jusqu’à préconiser des assemblées-miroirs reflétant scrupuleusement la société, on ne peut que constater que les écarts sont plus profonds que jamais. Comment y remédier ?

D’autre part, si la participation est le mot-clé de la démocratie, nous avons abondamment discuté des moyens de la promouvoir, à travers les associations, les conférences de citoyens, la démocratie participative – sur laquelle le scepticisme me semble avoir dominé –, l’extension du référendum, le parrainage populaire des candidats, le vote obligatoire, le vote électronique – auquel on s’est montré réticent –, le rôle des partis politiques, le mode de scrutin – lequel n’était pas encore à l’ordre du jour –, le cumul des mandats dans la durée et son corollaire, le statut des élus. Nous avons également évoqué, à plusieurs reprises, les nouvelles fonctions du Sénat, appelé par plusieurs orateurs à favoriser une meilleure représentation et une meilleure participation des citoyens.

Troisième chapitre : le fonctionnement des institutions. En ce domaine, la surpuissance du Président de la République, encore renforcée par le quinquennat, a été au centre des critiques. Je dirai, pour résumer, que le débat est ouvert entre les partisans d’un régime présidentiel sans Premier ministre et les partisans d’un régime parlementaire qui, sans supprimer l’élection du Président au suffrage universel, rétablirait l’équilibre entre l’exécutif et le législatif. Plusieurs questions corrélatives ont été soulevées sur le rôle du Conseil constitutionnel ou de la Cour des comptes et sur le calendrier électoral.

Une autre grande question a été abordée, sans être approfondie : l’articulation du Parlement avec les instances de l’Union européenne. Cette question me semble devoir être étudiée avec soin et précision, car le no man’s land entre nos institutions et celles de l’Union explique en partie la défaveur dont souffre l’Europe.

Le quatrième et dernier chapitre concerne les insuffisances de la démocratie sociale et environnementale. Parmi les nombreux échanges sur ce thème on peut en retenir deux, sans préjudice des autres. Le premier portait sur la faiblesse de la syndicalisation des salariés français, ses causes et les remèdes que l’on peut y apporter : c’est là, me semble-t-il, une question essentielle pour la démocratie sociale comme pour la démocratie politique. S’agissant de la démocratie environnementale, on a longuement évoqué le principe de précaution, vital pour les uns, inhibant pour les autres. Nous avons aussi abordé le problème de la démocratie environnementale à travers les conflits qui se sont succédé entre les élus locaux, les experts et les militants « zadistes ». En ce domaine, il est urgent de mettre en œuvre des procédures de conciliation qui répondent au mieux aux exigences de la démocratie.

En relisant les comptes rendus de nos séances, je me suis réjoui de constater, à mi-course, que les échanges, au sein de notre aréopage divers à tous égards, ont été fructueux. L’écoute réciproque a été la règle ; aussi j’espère que nos travaux seront à même d’alimenter la réflexion du législateur.

M. le président Claude Bartolone. Je me félicite notamment de votre conclusion : de fait, nous avons su créer une atmosphère propice à l’expression de points de vue très divers. Chacun a soulevé de nombreuses questions sur la façon d’améliorer les règles de vie républicaines mais le débat, on le voit, méritait d’être étayé. Votre compte rendu, professeur Winock, prouve, s’il en était besoin, toute l’utilité de l’histoire… J’invite chacun à le compléter s’il y a lieu, afin d’éclairer la suite de nos travaux, et à s’exprimer de façon plus approfondie.

Mme Mireille Imbert-Quaretta. Les thèmes que nous avons abordés ont été brillamment résumés par Michel Winock. Le rôle de l’exécutif – en particulier du Président de la République – a été évoqué lors de notre dernière séance, mais ses relations avec le Parlement dans l’élaboration de la loi, elles, ne l’ont jamais été ; or cette question peut avoir des incidences sur l’évolution des institutions.

Deux orateurs, ce matin encore, ont fait référence aux articles 34 et 37 de la Constitution, pour dire que les dispositions relatives au droit du travail devaient ressortir au périmètre de l’article 34 sans empiéter sur l’article 37 : la remarque, me semble-t-il, ne vaut pas seulement pour le droit du travail.

M. Carvounas, entre autres, a évoqué le système des dépouilles, lequel doit permettre l’application des lois votées. Si le Premier ministre est responsable de l’administration dans son ensemble, chaque administration est placée sous la responsabilité, donc sous le contrôle, d’un ministre. Cela appelle de ma part des questions sur le temps réservé au débat public et à la fabrique de la loi. En neuf mois, observait M. Ray, le « soufflé » retombe et beaucoup d’obstacles peuvent être surmontés. De plus, la concertation permet des textes plus élaborés et plus pérennes. Le vote de la loi de 1905 avait ainsi été précédé par deux ans et demi de débats passionnants.

Vous aviez organisé, monsieur le président, un colloque intitulé : « Mieux légiférer ». Des lois de qualité affermissent la confiance de nos concitoyens dans ceux qui les font et dans les institutions. Que penser d’une loi qui ne cesse de changer, qu’il s’agisse du domaine pénal – que je connais bien – ou du droit du travail ? Ces empilements successifs, qui portent souvent sur des modifications à la marge, peuvent révéler un manque de réflexion et de préparation ; ils occultent aussi le travail du Parlement dont les rapports, un intervenant l’a rappelé, ne sont guère lus : les lois ne reflètent que l’écume des choses, non les travaux en profondeur.

Le contrôle ministériel de l’administration appelle des questions sur trois réformes constitutionnelles récentes. Toute réforme nouvelle doit être précédée d’une évaluation de la réforme précédente et d’une étude d’impact. On peut en premier lieu se demander si la session unique est une bonne chose : une pause entre deux sessions parlementaires ne ménage-t-elle pas du temps pour la réflexion et le contrôle des administrations ? Ne permet-elle pas également à celles-ci de préparer les décrets d’application des lois votées ? En matière de procédure pénale, ce sont quatre personnes, réunies dans un même bureau, qui rédigent les textes de loi et leurs décrets d’application. Le problème est donc aussi d’ordre pratique : si l’on ne cesse de légiférer, il est logique que certains décrets d’application restent en souffrance.

La double session permettait une respiration, y compris médiatique, à une époque où le contrôle ne revêtait pas, de surcroît, une importance aussi grande qu’aujourd’hui. La session unique a-t-elle amélioré la qualité de la loi ? Voilà la vraie question à poser.

Depuis la réforme de 2008, l’ordre du jour est partagé – en dehors des lois de finances – entre le Parlement et l’exécutif, et c’est le texte de la commission qui est débattu en séance ; si bien que les ministres doivent assister aux débats en séance comme en commission. Or, pour contrôler leurs administrations respectives, il faut bien qu’ils aient le temps de réunir les directeurs des services.

En vertu du système des dépouilles, le Gouvernement a la main sur l’administration dont il peut nommer les responsables ; mais ce n’est pas parce que les administratifs assurent la mise en œuvre effective des lois de la République que les ministres n’ont plus rien à faire : il leur faut donc du temps. Or, pour être ministre ou même Président de la République, observait en substance Mme Parisot, on n’en reste pas moins homme : on a besoin de repos et l’on peut parfois tomber malade…

Après la réforme de 2008, les recours aux ordonnances ont littéralement explosé, et pas seulement pour des raisons de codification. Confier l’élaboration de la loi à l’exécutif revalorise-t-il le rôle du Parlement ? La réponse me paraît évidente. C’est par voie d’ordonnance, par exemple, qu’a été supprimée la distinction entre filiation naturelle et filiation légitime. Les Français ont connaissance des débats parlementaires, qui font l’objet de comptes rendus ; mais les ordonnances, elles, passent tout à fait inaperçues. Le choix des ordonnances n’est pas moins problématique pour la future réforme du droit des obligations. L’enjeu est d’importance puisqu’il s’agit de combattre, dans le domaine économique, le droit des contrats anglo-saxon. Un tel sujet eût mérité un vrai débat parlementaire.

Nous aurions donc tout intérêt à évaluer, en fonction des objectifs qu’elles poursuivaient – améliorer la qualité de la loi, revaloriser le rôle du Parlement et faciliter l’information de nos concitoyens –, les trois réformes institutionnelles que je viens de rappeler.

M. le président Claude Bartolone. Nous consacrerons trois séances au rôle du Parlement, que vous avez cependant eu raison d’évoquer. Sur la qualité de la loi, j’ai non seulement organisé un colloque mais aussi demandé un rapport à deux députés, Régis Juanico et Laure de La Raudière.

Vous avez mis le doigt, madame Imbert-Quaretta, sur un certain nombre de difficultés. Depuis le début de la Ve République, le nombre de lois examinées chaque année reste à peu près stable ; en revanche, les lois sont devenues bavardes, à telle enseigne que nombre de leurs décrets d’application ont toutes les chances de ne pas voir le jour sous la législature au cours de laquelle elles ont été votées. Cela pose un problème démocratique qui, si nous le passions sous silence, serait le chaînon manquant de nos travaux. La primaire citoyenne renforce la légitimité des candidats issus des partis politiques, auxquels notre loi fondamentale confère l’onction démocratique ; de sorte que l’exécutif, sitôt passées les élections, excipe de cette légitimité pour presser le Parlement d’adopter, dans les limites du quinquennat, le programme sur la base duquel il a été élu.

Laure de La Raudière et Régis Juanico, que je convierai à nos travaux, ont rédigé, comme je l’indiquais, un rapport remarquable sur la fabrique de la loi, retraçant l’ensemble du processus depuis l’étude d’impact jusqu’aux décrets d’application et même jusqu’à l’évaluation, laquelle devrait pleinement participer d’une gouvernance parlementaire moderne : sur ce point, la marge de progression n’est pas mince.

M. Luc Carvounas. Je remercie le président Winock d’avoir aussi bien retracé les sept séances précédentes.

Peut-on vraiment parler de bicamérisme quand les réunions des commissions mixtes paritaires ne durent pas plus de quelques minutes, quand les députés de la majorité considèrent que, quoi qu’il se passe au Sénat, ils auront le dernier mot ? Si nous invoquons le bicamérisme, assumons le fait que le Sénat doit avoir son utilité, prendre la place qui lui revient.

En ce qui concerne le processus d’élaboration de la loi, voici une illustration concrète de sa lenteur. Entre le moment où le plan d’investissement pour le logement a été présenté à Alfortville par le Président de la République, accompagné de la ministre Cécile Duflot, et le début de sa mise en œuvre, il s’est écoulé près d’un an et demi. Il y avait pourtant urgence. Peut-être ce processus mérite-t-il d’être amélioré ?

Tout le monde parle aujourd’hui de tripartisme, y compris au plus haut niveau. À tort, je n’ai de cesse de le dire : il n’y a pas de place pour le tripartisme sous la Ve République, à moins de revoir le mode de scrutin pour instaurer la proportionnelle intégrale – auquel cas ce sont plus de trois partis qui se partageront le spectre électoral. Il faudrait alors revoir le rôle démocratique et la place de chacun, car ce phénomène n’est, à mon sens, conforme ni à l’esprit de la Ve République ni à sa pratique.

Les rapports entre les institutions françaises et européennes appellent un travail approfondi.

Un autre sujet de réflexion est le rôle du citoyen, ses droits et ses devoirs, en lien avec la question du vote obligatoire.

Enfin, les rapports entre les élus locaux et nationaux sont à inventer. Ce qui suppose un véritable statut de l’élu, et non le simple renforcement des moyens alloués à l’élu local qu’apporte la loi Gourault-Sueur. En commission, la Direction générale des collectivités locales nous avait objecté que le statut de l’élu coûtait beaucoup trop cher : avant même que nous y pensions, la haute administration avait remisé la mesure, comme au temps de Marcel Debarge. Mais nous devrons y revenir si nous voulons des élus locaux qui font les territoires et des élus nationaux qui travaillent avec eux dans les meilleures conditions possibles.

Cela pose également le problème du spoil system. Pourquoi n’en va-t-il pas au niveau national comme au niveau local, où le politique dirige sans équivoque l’administration ? Lorsqu’un maire est élu, il change de directeur général des services. Lors d’un remaniement ministériel, les badges des collaborateurs sont désactivés dans l’heure ; une collègue sénatrice, ancienne ministre, m’a même raconté que l’on est venu chercher son bureau avant que deux heures se soient écoulées ! Dans ces situations, la haute administration vous montre que vous n’êtes que de passage... Cet aspect devrait être clarifié. Car c’est le politique qui fait la société et, pour cela, il a besoin d’une administration conforme à la volonté du peuple qui l’a désigné.

Nous devons donc créer les conditions d’un véritable dialogue avec les élus locaux. Je ne prends pas pour référence le prétendu dialogue au terme duquel une poignée de députés se sont assis sur les décisions de la mission de préfiguration du Grand Paris, qui rassemble 84 % des élus franciliens. C’était faire peu de cas des pratiques auxquelles nous devrons bien nous habituer en vue du Parlement du non-cumul.

Dans cette perspective, nous devrons d’ailleurs nous interroger sérieusement sur les moyens dont bénéficieront les parlementaires. Le président du Sénat, Gérard Larcher, nous a annoncé des mesures qu’il estime modernes : nous aurons davantage de devoirs, c’est très bien, mais aussi moins de temps de parole dans la discussion générale. Toujours plus de devoirs, de moins en moins de droits, pas plus de moyens de travail : voilà qui n’est pas de bon augure, à moins que nous ne soyons capables de trancher sereinement ces questions.

M. Bernard Accoyer. Contrairement à mon collègue, je ne suis guère convaincu qu’il faille aller vite pour bien légiférer. Le point de vue de l’historien, auquel je sais gré à nos deux présidents d’avoir fait droit, le montre : au cours de la période contemporaine, et même auparavant, cette tendance a conduit à bien des erreurs. Sur ce point, le débat mériterait donc d’être approfondi.

De même, c’est une erreur manifeste que de vouloir changer les règles sous prétexte que les Français décident de ne plus voter de telle ou telle façon. Je ne reviens pas sur les malheurs que les scrutins proportionnels ont provoqués en Allemagne et même en France au cours de l’histoire.

Quant à l’idée de professionnaliser les élus au point d’en faire de véritables chefs de PME, c’est selon moi la raison même du fossé béant qui s’est creusé entre nos compatriotes et les élus, en particulier nationaux.

J’en viens à ce qui m’intéresse véritablement, c’est-à-dire aux réflexions fort pertinentes de Mme Imbert-Quaretta. J’aimerais d’autant plus les approfondir qu’elles concernent en grande partie la réforme de 2008, à laquelle j’ai participé – sans d’ailleurs en approuver toutes les dispositions.

D’abord, le problème du temps, également évoqué par Michel Winock. L’exécutif a bien souvent une grande part de responsabilité dans la manière dont, de plus en plus, nous, législateur, oublions qu’il faut prendre le temps d’écouter, d’échanger, de construire, d’alléger des textes dont la qualité est de plus en plus préoccupante – ils sont verbeux, déclamatoires : on consacre des pages entières à des développements qui ne relèvent absolument pas de la loi mais, tout au plus, de l’exposé des motifs, sans parler de la délimitation entre loi et norme. Voilà un travail que nous ne faisons plus, que les gouvernements ne cherchent plus à faire ; c’est extrêmement dommageable.

L’instabilité de la loi contribue à expliquer que nous ne soyons plus respectés et que nous ayons l’impression que le système dysfonctionne. Mais, dès lors que ce sont le législateur et l’exécutif qui font erreur, le réflexe consistant à changer les règles du jeu au motif que le peuple n’est pas content – à juste titre – devrait être proscrit. Plus précisément, la crise que nous vivons et la désaffection des investisseurs envers l’appareil de production, qui inhibe la création de richesse, sont dues pour partie à l’instabilité permanente des normes fiscales, laquelle est très dissuasive pour l’épargnant modeste comme pour l’investisseur international.

Par la réforme de 2008, nous nous sommes efforcés d’améliorer l’élaboration de la loi. Mais le vrai problème est qu’indépendamment de la rapidité d’élaboration des textes, on consacre beaucoup trop de temps parlementaire à légiférer. Cette frénésie législative, née du désir des ministres comme des parlementaires de donner leur nom à un texte de loi, aboutit à la multiplication sans fin des normes, qui sont aujourd’hui au nombre de 400 000 dans notre pays, ce qui signifie qu’elles sont absolument inaccessibles au commun des mortels. Nul n’est censé ignorer la loi : comment respecter cette injonction lorsque leur nombre est tel et qu’elles ne cessent de changer ?

Nous avons donc tenté de réduire le temps consacré au travail législatif pour doter enfin notre pays de la culture du contrôle parlementaire dont il a tant besoin. À cette fin, nous avons créé le Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques, mais sans lui donner assez de moyens ni de place. Pour jouer un rôle constructif, notre Parlement, en particulier notre Assemblée, devrait aller de manière intrusive, autoritaire – la Constitution le lui permet –, au cœur des problèmes du pays, dans les administrations, pour évaluer telle ou telle politique publique, plutôt que de faire d’emblée table rase de ce qui ne fonctionne pas pour le remplacer par autre chose.

De même, les études d’impact, prévues par la réforme constitutionnelle, ne sont pas suffisantes. Issues des ministères, elles sont évidemment favorables au texte en discussion au lieu d’être neutres et objectives. Aucune ne porte sur les amendements parlementaires et gouvernementaux, de sorte que les nouvelles normes sont imposées sans que l’on en connaisse les conséquences. C’est un grave problème.

En ce qui concerne l’ordre du jour, avec la session unique, qui permet de disposer d’un temps considérable, le fait d’avoir accru le nombre de séances d’initiative parlementaire contribue à la multiplication excessive des normes. Notre inventivité en la matière est sans limites et doit souvent beaucoup à la démagogie politique soit des parlementaires eux-mêmes, soit d’un gouvernement qui veut faire plaisir à une partie de sa majorité, au détriment de l’intérêt général.

Quant au recours aux ordonnances, je ne vois pas ce qui, dans la réforme de 2008, l’encourage, au contraire. Les ordonnances sont un choix de l’exécutif ; la majorité l’accepte, l’opposition proteste mais sans espace pour le faire.

Le manque de respect gouvernemental vis-à-vis du bicamérisme transparaît dans le mépris de la navette parlementaire : on décide à la dernière minute de soumettre à la procédure accélérée l’examen de textes dont on nous soutient par ailleurs qu’ils sont indispensables à l’avenir de la nation, au confort et à la sécurité du peuple français. Ce n’est absolument pas sérieux ni acceptable. Et l’on fait siéger l’Assemblée en dehors des trois jours qui lui sont normalement consacrés – le mardi, le mercredi et le jeudi – et qui, au moins, avaient un sens dans le cadre de la session unique, pour s’assurer qu’il n’y aura pas grand-monde en séance !

Enfin, ce n’est pas un mystère : nous sommes trop nombreux. Il convient donc de ne pas augmenter davantage nos moyens sans avoir très significativement réduit le nombre de députés – et de sénateurs, mais c’est un autre sujet –, qui avait été accru pour des raisons entièrement politiciennes en 1986, en vue de la proportionnelle intégrale. La démocratie française a-t-elle gagné à disposer de ces 86 députés supplémentaires ? Non ! Aujourd’hui, avec la rapidité des déplacements et notre capacité à savoir tout ce qui se passe partout, y compris dans nos circonscriptions, et dans tous les domaines, la productivité exacerbée du Parlement accélère la multiplication néfaste des normes et des initiatives parlementaires.

Voilà d’ailleurs la raison pour laquelle je n’ai pas voté le texte mettant fin au cumul des mandats. En effet, si je suis favorable au non-cumul entre mandat national et mandat exécutif local, c’est à condition qu’il s’accompagne d’une réduction sensible du nombre de parlementaires, sans quoi nous aggraverons encore les tendances que Mme Imbert-Quaretta a déplorées à juste titre : un travail expéditif, prolifique, insuffisamment contrôlé et évalué, y compris lors de son application.

M. le président Claude Bartolone. Voyez combien je suis laxiste : je vous ai tous laissé parler du thème de nos travaux à venir sur le Parlement ! Assurément, la question n’est pas sans lien avec la réflexion conduite jusqu’à présent, telle que Michel Winock l’a résumée en quatre points. Ainsi, en ce qui concerne la représentation, accepter que l’élection du Président de la République, et le quinquennat, soit la clé de voûte du système n’est pas sans conséquences. De même, la production massive de lois et leur modification tous les cinq ans, à chaque alternance, est liée au fait que notre organisation politique ne réserve aucune place au compromis. « On est passé de l’ombre à la lumière », disait ainsi Jack Lang en 1984 ; malheureusement, on continue, dans un sens ou dans l’autre, et ce à chaque élection ! Ces liens sont réels, mais n’oubliez pas dans vos interventions que le rôle du Parlement fera l’objet de séances ultérieures.

Mme Cécile Duflot. Lorsque nous avons débuté nos travaux, vous nous avez dit, monsieur le président, que ceux-ci n’étaient orientés par aucun plan caché, aucun secret à dévoiler. Il est toutefois certaines questions sur lesquelles nous pourrions d’ores et déjà progresser ; par exemple en formulant, en lien avec nos débats à venir, des propositions concernant la représentativité, l’apaisement, le dialogue social et environnemental.

Quoi qu’il en soit, on ne saurait se satisfaire de la situation actuelle. Quitte à être un peu provocatrice, j’insisterai sur la nécessité de travailler à la représentation, dans toutes les instances, des différentes composantes de la société française, en particulier des différentes générations. On a jusqu’à présent peu réfléchi – sinon en créant des instances spéciales, comme les conseils municipaux des jeunes – à cette nécessaire revivification générationnelle des lieux de décision et même des organes consultatifs.

Alors que mon fils a eu dix-huit ans il y a dix jours, que je suis donc la mère d’un jeune électeur, je suis considérée comme une jeune femme politique ! Cela ne peut pas fonctionner ainsi. On peut citer d’autres illustrations de ce vieillissement de la classe politique : il suffit d’observer l’évolution de la moyenne d’âge des députés. C’est essentiel face à des enjeux aussi importants que l’écologie, sans vouloir y revenir sans cesse.

Le professeur Ray a souligné la nécessité de changer de « logiciel », de se remettre en cause. Or l’adaptation de nos instances de discussion, et de notre démocratie en général, suppose d’être au côté de ceux qui parviennent à mener des politiques publiques. Un exemple : une immense majorité de la jeunesse se déplace grâce à un système de covoiturage organisé sur Internet et qui est capable de discuter directement avec les sociétés d’autoroutes pour bénéficier de parkings de covoiturage et de cartes de télépéage gratuites. Voilà une politique de transport qui a été conçue sans passer par aucune organisation ni institutionnelle ni démocratique. Cela devrait nous conduire à nous interroger.

Cette question du renouvellement générationnel me semble devoir être posée comme l’a été, en son temps, celle de la parité.

M. Alain-Gérard Slama. Ainsi que l’a rappelé Michel Winock, il existe deux types de crise. D’abord celle que, dans le monde anglo-saxon, on appelle issue, c’est-à-dire une circonstance gravissime à l’occasion de laquelle on cherche à résoudre des problèmes concrètement et, autant que possible, immédiatement. Ensuite, la crise sur la longue durée, celle que l’on qualifiait au xixe siècle de crise intellectuelle et morale et que nous avons connue autour de 1900 puis autour de 1930. Je ne reprends pas nécessairement à mon compte cette formule de « crise intellectuelle et morale », qui sonne terriblement Renan ou Maurras ; disons qu’il s’agit d’une révolution dans les esprits, dans les mentalités. Les gens, si je puis dire, changent de tête : c’est ce phénomène, intéressant pour l’historien, que l’on constate aujourd’hui dans l’exemple du covoiturage qui vient d’être cité.

Or je ne crois pas que l’on puisse réagir à une transformation de cette nature par des réformes institutionnelles. C’est d’abord à l’école, par l’éducation, qu’il faut intervenir, ainsi qu’en abordant les enjeux de l’élaboration de la loi. Nous reviendrons nécessairement sur ce dernier point à propos duquel j’entonnerais volontiers, comme les précédents intervenants, l’air des Contes d’Hoffmann : « C’est la méthode ! » Car c’est bien elle qui est essentielle dans l’élaboration de la loi. Sa conception nécessite que nous soyons avisés de certaines « tendances lourdes » de notre époque en matière intellectuelle, lesquelles peuvent conduire à la surenchère de textes et de normes qui encadrent la vie des individus.

Parmi elles, je ne reviens pas sur l’idée du principe de précaution, que je ne considère pas comme positif ni constructif.

Quant à la transparence, lorsque l’on a dit ce mot, on a tout dit ; mais l’on n’a pas pour autant créé la confiance ; au contraire, parfois, car à force de professer la transparence, on est amené à faire en permanence la preuve de son innocence, ce qui suppose un sentiment de culpabilité qui nourrit le climat de défiance propre à notre société.

La notion d’identité a à voir avec l’élaboration de la loi, notamment de la loi pénale – « touche pas à mon identité ». Mais que représente-t-elle si on la dissocie de l’idée de responsabilité personnelle ? S’il s’agit de l’adéquation à des critères et à des déterminismes ethniques et religieux à l’aune desquels on accepte d’être regardé par l’autre, je doute que cela crée les conditions d’un échange citoyen, d’un vivre ensemble, comme on dit. Or la France compte parmi ses dogmes fondateurs la notion, évidemment symbolique, d’unité.

Si, avant de faire une loi, on s’interrogeait sur son opportunité, voire sur sa nécessité ou sa pertinence, il y a peut-être beaucoup de textes auxquels on renoncerait. Je songe notamment à ceux qui contribuent à la prolifération des droits subjectifs dans notre droit, lesquels ont profondément bouleversé, selon le professeur Jean Carbonnier déjà cité ici, la conception et la philosophie qui président à l’organisation politique de notre société.

Qu’est-ce qui pose problème aujourd’hui ? On parle de représentation, mais la représentation n’est pas la représentativité. Si la représentation est totale, entièrement transparente, absolue, alors la carte se confond avec le territoire, pour reprendre la métaphore employée par certain grand romancier. Il n’existe pas de représentation parfaite et idéale, mais une représentativité qui peut être mesurée par plusieurs critères.

Le premier est la légitimité, qui découle des conditions du vote ; c’est essentiel, et cela permet de répondre aux tenants d’une démocratie participative qui a tendance à privilégier les intérêts particuliers des groupes par rapport à l’intérêt général. Il est évidemment tout à fait souhaitable que les jeunes soient davantage représentés, mais le meilleur moyen d’y parvenir est peut-être de les intéresser à la politique par les conditions de son exercice. Or celles-ci sont aujourd’hui très dissuasives.

L’idée de légitimité doit être accompagnée, pour être perçue comme juste, par celle d’exercice d’une responsabilité. Je reviens ici à un sujet qui m’est cher, et sur lequel je sais que tous ici ne partagent pas mon point de vue : l’un des problèmes centraux auxquels nous sommes confrontés, c’est que notre Constitution a besoin d’être parachevée en ce qui concerne la responsabilité du Président de la République. Il n’est pas normal que le Président de la République ait la faculté de dissoudre l’Assemblée nationale mais que sa responsabilité ne puisse être mise en cause que selon des procédures dont la mise en œuvre est rarissime, voire impossible.

Tous ceux que nous avons vus défiler dans les rues le 11 janvier dernier, pour protester à titre individuel contre un attentat qui les avait bouleversés, n’étaient peut-être pas d’accord sur les notions de laïcité, d’identité nationale ou de liberté d’expression, mais ils s’accordaient sur la nécessité d’une institution qui leur apporte stabilité et sécurité. Or le Président de la République, qui l’a naturellement bien compris, est l’homme qui, au sein de la nation, bénéficie de l’onction du suffrage universel. Quant à la sécurité, ce « baiser Lamourette » avec les CRS, un peu atypique dans notre histoire, évidemment, n’en était que plus significatif et intéressant.

Le véritable problème n’est pas celui de la fonction présidentielle, même aggravé par le quinquennat, mais la nécessité de prévoir, en cas de divergence très forte avec les assemblées, des dispositifs – référendum, dissolution, que sais-je encore – qui, sans recréer l’instabilité de la Ve République, obligeraient le Président de la République à mettre sa responsabilité en jeu et à partir s’il est mis en minorité.

En vertu d’un vice fondamental de notre système, le chef de l’État n’est évidemment pas un chef de parti – rôle qui revient plutôt au Premier ministre –, car il doit dépasser les clivages partisans, mais sa responsabilité personnelle n’en est que plus lourde. À l’origine, quand de Gaulle a mis en cause la politique des partis, il visait moins les partis politiques que la manière dont, sous la IIIe et la IVe République, des combinaisons partisanes trahissaient l’expression de la majorité issue des urnes. Ainsi, entre 1924 et 1926, ou entre 1936 et 1938, on a assisté à des renversements de majorité qui ne dépendaient pas d’un vote.

La sacralisation de la fonction présidentielle par le suffrage universel oblige à établir une distinction entre le Président de la République et le Premier ministre. Je ne suis pas pour autant un tenant de la thèse présidentialiste, car il faut un Premier ministre qui assure la gestion et soit responsable selon une logique plus partisane. Mais le Président de la République incarne la continuité et la stabilité – ce qui ne signifie pas que sa responsabilité ne doive pas être engagée.

Enfin, nous avons distingué tout à l’heure, de façon extrêmement pertinente, démocratie politique et démocratie sociale. Aujourd’hui, le concept de représentation a évolué de telle sorte que l’on aspire de plus en plus à ce que les différentes catégories de la société soient représentées selon les générations, selon l’appartenance identitaire, etc., ce qui est très dangereux. Il ne serait pas raisonnable d’appliquer cette conception au Sénat, ni de fusionner celui-ci avec le Conseil économique, social et environnemental, comme l’avait projeté le général de Gaulle, tant les intérêts en jeu sont divergents.

Pire, ce serait remettre en cause le modèle français sur lequel a insisté Michel Winock. Que pourrait être une assemblée parlementaire qui aurait pour vocation d’intégrer les intérêts sociaux, lesquels ont indéniablement leur spécificité, même si l’on ne souscrit pas à l’idée de lutte des classes, et peuvent être distincts de l’intérêt général ? Quel serait le sens d’un syndicat qui ne défendrait pas la cause au nom de laquelle il s’est constitué ? Je ne vois là rien d’autre que la trace d’une vieille idéologie, celle de la Charte du travail, qui visait – je ne dirai pas en quelle année ! – à dépasser la lutte des classes en intégrant en un seul système de représentation les intérêts politiques et sociaux. Bien entendu, ces différents intérêts ne sont pas totalement cloisonnés : il y a du social dans le politique et du politique dans le social, mais pas au point que l’on doive confondre les deux.

Ces différents éléments, en particulier l’irresponsabilité du Président de la République, expliquent pour beaucoup le climat délétère qui règne dans notre pays.

M. Denis Baranger. Dans la perspective de ce point d’étape, j’ai réfléchi à ce que, dans la tradition parlementaire française, on pourrait appeler une motion d’ordre, ou du moins à la question de la méthode. N’étant pas parvenu à mes fins, je ne peux qu’exprimer ici ma perplexité, en espérant qu’elle portera quelques fruits.

Je suis très reconnaissant envers nos deux présidents et tous les membres du groupe de travail pour les ressources significatives, en quantité comme en qualité, que nous avons déjà produites. Je ne dis pas cela de manière rhétorique : ma propre vision de la Constitution – qui est mon objet, celui de ma discipline universitaire – est déjà profondément remise en question. Lorsque je me suis interrogé sur les propositions que je pourrais formuler, sur l’opportunité de telle révision de la Constitution ou de tel nouveau rééquilibrage institutionnel, ce qui m’est venu à l’esprit, c’est l’ensemble de ce qui nous est arrivé au cours de nos travaux, que ce soit ici même ou à l’extérieur, dans la vie nationale et internationale. Et ce qui m’a frappé, c’est que la réalité sociale et politique a trop changé pour que la question constitutionnelle ne soit pas posée à nouveau.

Vous nous avez prévenus très tôt qu’il était très incertain que nos discussions nous conduisent à une réforme comparable à celle de 2008 puisque la majorité requise par l’article 89 de la Constitution ne serait pas atteinte au Congrès. Ce qui posait la question sinon du caractère intempestif de nos travaux, du moins de leur sens.

De fait, la grande leçon que je tire des séances précédentes n’a pas trait à l’ingénierie du droit constitutionnel – notre spécialité, à nous autres constitutionnalistes –, mais bien à l’énorme mutation de la politique et de son cadre. Son cadre médiatique, son cadre social – un aspect souvent mentionné, à juste titre : nous avons dans notre Constitution une Charte de l’environnement, pourquoi pas une charte sociale ? –, économique aussi – ce que nous avons dit des CDD des jeunes ne peut être négligé –, environnemental enfin.

C’est une banalité, mais l’enjeu est bien de penser pour le monde de 2015 la Constitution élaborée en 1958. Disons, puisque les analogies informatiques sont à la mode, que la responsabilité politique, la représentation ne sont plus à jour. Les conséquences n’en sont pas anodines : la violence du débat politique augmente quotidiennement et, même dans les enceintes parlementaires, on assiste à des incidents qui sont de nature à attrister les citoyens. De sorte que, si notre groupe de travail n’accomplit pas cette tâche, apparemment intempestive dans la mesure où elle ne peut déboucher sur une révision constitutionnelle immédiate, la politique nous renverra très violemment la balle.

Telle est la situation qui explique ma perplexité, probablement naturelle à mi-course. Il est logique et utile de tenter de formuler des propositions d’ingénierie constitutionnelle, pour concrétiser nos idées. Il serait bon que chacun d’entre nous s’y essaye ; nous avons d’ailleurs commencé de le faire, et j’ai mes idées à ce sujet, comme tout le monde. Cependant, ces propositions ne fonctionneraient pas nécessairement.

Quoi qu’il en soit, remettre en mouvement la discussion constitutionnelle, tel est bien l’enjeu du débat sur la VIe République, plutôt que le projet même d’une nouvelle République. Sur ce point, l’audition de Bastien François était particulièrement instructive. Comme Michel Winock, et d’autres, l’ont très bien rappelé ce jour-là, chaque fois que nous avons changé de République, c’est parce qu’il y avait une guerre, une crise terrible, bref une situation que l’on ne peut désirer. « Il nous faudrait une bonne guerre », pourrait-on dire selon la formule bien connue ; mais la guerre n’est jamais bonne. Dire qu’il nous faudrait une VIe République ne signifie donc pas qu’un pouvoir constituant devrait entrer en action. En réalité, nous sommes déjà en train de changer de Constitution, et si nous ne le faisons pas d’une manière ou d’une autre, la politique nous balaiera tous, politiques et citoyens.

À mon sens, enfin, nos travaux ont une valeur intrinsèque, abstraction faite de l’ingénierie constitutionnelle qu’ils peuvent produire avec quelque profit. Nous sommes dans l’enceinte du Parlement ; nous n’y parlons pas en vain, du moins je l’espère ; nous nous y exprimons avec la solennité à laquelle le président Bartolone nous a rappelés en début de séance. Le simple fait que nos séances soient filmées, qu’elles fassent l’objet d’un compte rendu, que nous puissions bénéficier d’une liberté de parole qui n’a jamais existé dans les précédentes commissions sur les révisions constitutionnelles me semble intrinsèquement précieux, et si ce devait être là le seul résultat de notre travail, j’en serais déjà très heureux.

Mme Christine Lazerges. Nous sommes certainement nombreux à approuver ce que vient de dire Denis Baranger – ce qui n’est pas rien, même si des opinions divergentes peuvent se faire jour sur des points plus précis.

Je remercie Michel Winock pour sa synthèse en quatre chapitres de l’avancement de nos travaux. Sur le troisième – le fonctionnement des institutions –, nous avons un peu trop « saucissonné » notre approche des pouvoirs législatif et exécutif ; quant à l’autorité judiciaire, dont nous n’avons pas encore dit un mot, nous devrions peut-être prévoir d’y venir plus tôt qu’à la date prévue, c’est-à-dire avant les toutes dernières séances. Surtout, nous n’avons consacré aucune réunion à la séparation des pouvoirs, au traitement conjoint du législatif, de l’exécutif et du judiciaire dans leurs nécessaires articulations. C’est une question préalable : il faut que nous ayons une vision, commune ou non, de leurs imbrications.

Sommes-nous toujours aussi attachés à la séparation des pouvoirs ? À cet égard, j’observe quelques signes négatifs, dont la possibilité pour le Gouvernement de frapper de la procédure accélérée tel ou tel projet de loi, dépouillant ainsi le Parlement d’une part de sa force. Sous la législature Jospin, que j’ai bien connue de l’intérieur, la procédure d’urgence n’a été appliquée à aucun texte ; alors même que la situation politique n’est pas démesurément différente, le contraste est saisissant avec la législature actuelle, que j’ai l’occasion d’observer, étant très souvent auditionnée comme présidente de la Commission nationale consultative des droits de l’homme. Il est désormais rarissime que des textes échappent à la procédure accélérée. Et c’est plutôt lorsqu’ils sont porteurs d’avancées sociales qu’ils bénéficient du temps nécessaire pour légiférer, à la différence des sujets plus démagogiques ou plus consensuels.

Ainsi, le projet de loi relatif au renseignement a été adopté en conseil des ministres le jeudi 19 mars ; avant même que l’étude d’impact ne soit disponible, les auditions avaient commencé à l’Assemblée nationale – j’ai personnellement été auditionnée huit jours après l’adoption du texte en conseil des ministres – et l’examen en séance doit débuter le 13 avril. Ce n’est même plus une procédure accélérée, c’est un train à grande vitesse ! Cette rapidité est due, me dit-on, au consensus absolu dont le texte fait l’objet. Mais il me paraît extrêmement dangereux qu’un texte qui touche à ce point aux libertés fondamentales suscite un tel accord, qui s’explique évidemment par le fait que nous sommes tous sous le coup des événements de janvier. En réalité, le consensus devrait être une raison supplémentaire de se donner le temps, pour s’interroger sur ses raisons et s’assurer qu’il ne vient pas d’une erreur. Cet exemple nous renvoie aux propos de Mireille Imbert-Quaretta sur la qualité de la loi, une question à laquelle nous devrons revenir.

Du point de vue de la méthode, nous devrions d’autant moins hésiter à traiter ensemble plusieurs sujets qu’il nous faudra de toute façon les aborder de manière synthétique dans l’exposé des motifs de notre rapport. Il s’agira alors de rendre compte de la multiplicité des idées nouvelles qui s’expriment ici et grâce auxquelles, comme Denis Baranger, j’ai le sentiment qu’à chaque séance nous apprenons beaucoup les uns des autres.

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. Devancé par Denis Baranger et Christine Lazerges dont je partage largement le point de vue, je me contenterai de deux remarques, l’une quant au contenu, l’autre quant à la méthode.

Je suis d’accord avec Christine Lazerges : tous les sujets s’imbriquent et c’est à tort qu’après être tombés assez rapidement d’accord sur la pesanteur du gouvernement présidentiel, nous laissons à l’arrière-plan le problème fondamental que constitue dans notre société la légèreté des contre-pouvoirs juridictionnels. J’entends par là l’autorité judiciaire stricto sensu mais aussi le Conseil constitutionnel, dont on peut se demander s’il joue suffisamment son rôle, qui est de faire vivre l’État de droit, lorsque l’on compare son action à la manière dont la Cour suprême américaine a modifié au fil du temps l’interprétation de la Constitution de 1787. Très concrètement, je serais favorable à ce qu’au lieu de traiter la justice isolément et tout à la fin de nos travaux, nous y consacrions davantage de temps et étendions notre objet au problème des contre-pouvoirs juridictionnels dans leur ensemble, en lien avec les questions que nous avons déjà évoquées.

J’en viens au second point. Je me sens très bien ici, comme chacun d’entre nous sans doute ; nos présidents et les membres du groupe de travail ont d’emblée placé la barre très haut et l’on éprouve un grand plaisir intellectuel à échanger, à apprendre, à revisiter des positions. Le problème est que l’attente est forte de la part des Français, attachés à la question constitutionnelle, et qu’il serait dommageable, voire contre-productif, que nos discussions restent purement informatives. Ce n’est pas du tout une critique, d’autant que, je le sens bien, c’est aussi l’indétermination dans laquelle nous nous trouvons qui fait la richesse du débat. Mais il est important de ne pas décevoir les Français.

Or, si nous en venons à formuler des propositions concrètes, il y a plusieurs questions de méthode que nous devrons nous poser. Pour le dire franchement : faut-il changer la Constitution, voire la réinitialiser, ou faut-il changer purement et simplement de Constitution ? Nous avons entendu des tenants d’une VIe République. Je ne pense pas que nous prendrons position de manière tranchée sur ce point, mais quelle sera la forme finale de notre rapport ? Il serait bon que nous éclaircissions cette question, sinon aujourd’hui, du moins petit à petit, car ce ne sera pas sans effet sur la teneur de nos débats.

Mme Virginie Tournay. Merci d’abord à Michel Winock pour sa belle synthèse socio-historique. Donner une lecture transversale de nos différentes séances est un exercice à la fois très stimulant et très exigeant, tant les points abordés par l’ensemble des intervenants sont divers, de l’importance du temps long à la problématique de la séparation des pouvoirs, en passant par l’application du principe de précaution. Si la difficulté de l’exercice de synthèse s’explique en partie par la diversité des thèmes abordés, je crois aussi que nous sommes confrontés à une autre difficulté, souvent soulignée dans les travaux de science politique et qui ressortit aux différentes facettes du mot politique. Je l’évoque ici parce que ce qui peut apparaître au premier abord comme une simple question théorique a, me semble-t-il, des répercussions sur la façon de problématiser les institutions au moins sur trois plans : l’analyse de la relation complexe entre opinion publique et fonctionnement des institutions ; l’usage que l’on fait de l’indicateur de confiance et de la valeur performative qu’on lui prête – je ne suis guère persuadée que la mesure du niveau de confiance nous renseigne réellement sur les rapports de force politiques ni qu’il ait une quelconque vertu prévisionnelle ; l’emploi de la notion de crise des institutions enfin, notion problématique à mon sens du fait de sa polysémie, qui renvoie à des problèmes de nature et de niveau très différents.

Nous avons donc, lors de nos débats, envisagé les institutions sous trois angles différents, lesquels renvoient aux différentes facettes du mot politique que les Anglo-Saxons différencient par les termes de polity, politics et policy, compartimentation qui fait également écho aux différents sous-embranchements de la science politique que sont la théorie politique, la sociologie politique et les politiques publiques. Le problème est que ces perspectives renvoient à différentes définitions de l’institution, qui ne sont pas toujours conciliables entre elles, tout en étant chacune indispensable parce que fournissant un éclairage particulier sur notre vie politique. Quand on parle de stabilité, d’instabilité ou de crise des institutions, on peut ainsi faire référence à la fois à leur ingénierie constitutionnelle, au système des acteurs qui les accompagne, aux logiques symboliques et aux valeurs qui leur sont associées ou enfin aux performances qui sont attendues d’elles.

L’institution, dans son acception renvoyant au concept de polity, désigne, dans le champ de la théorie politique, l’organisation politique de la société, la forme de son gouvernement, la République comme système institutionnel, avec cette idée sous-jacente que l’être de nos institutions politiques est à distinguer de l’être de la société civile. Dans cette acception, l’institution est une identité collective, dotée de valeurs symboliques organisées et englobantes, et lorsqu’on se réfère ici à sa stabilité ou à son instabilité, c’est pour aborder des problématiques constitutionnelles ou juridiques mais également anthropologiques.

L’institution, dans son acception renvoyant au concept de politics, fait plutôt référence, dans le champ de la sociologie politique, aux activités et aux rapports de force qui concourent à asseoir son autorité. C’est ici le système des acteurs de l’institution qui se trouve sous la focale d’observation et sert à penser – ainsi que nous l’avons fait lors de notre séance du 13 février consacrée aux partis politiques – le fonctionnement de l’institution à partir du comportement de ses membres, de leurs intérêts et de la compétition pour le pouvoir.

L’institution, dans son acception renvoyant au concept de policy, est enfin envisagée dans son mode agissant, comme un élément de politique publique. Dans ce cadre seront analysées les fonctions qu’elle remplit, les problèmes qu’elle traite, les conséquences de son action sur les populations cibles et les études d’impact.

Une des difficultés de notre exercice vient donc du fait que l’on a essayé de capturer, de décrire un même phénomène, la réalité institutionnelle, à partir de cette triple grille de lecture qui repose au départ sur des conceptions et des définitions différentes de l’institution. Si nos terrains de discussion sont multiples, je crois que le pari est d’essayer de tenir ensemble les apports de ces trois perspectives. Ce n’est pas gagné, et Jean Leca parle à ce propos de « triangle des Bermudes ».

J’ai tendance à penser que l’aspect renvoyant à la notion de policy est peut-être celui qui a été le moins abordé lors de nos séances, et j’aimerais ici suggérer quelques réflexions sociologiques permettant d’opérer quelques raccordements entre les échanges que nous avons eus.

On sait que la réalité du monde social est directement liée à la façon dont on le perçoit. Quand on parle de crise des institutions, de la nécessité de les adapter à des conditions nouvelles, on parle avant toute chose d’une modification de la réalité perçue. Or ce qui me gène, c’est que l’on a souvent tendance à établir un lien direct entre la manière dont évolue la confiance dans les institutions et leur degré de dysfonctionnement, voire leur crise.

Je ne dis pas qu’il n’y pas de lien entre l’opinion publique, les jugements de la population et le fonctionnement des institutions, je dis simplement que ce lien est probablement beaucoup plus complexe qu’on ne l’envisage spontanément. Il me semble que, pour bien saisir ce que signifie la confiance, il faut l’articuler à la façon dont l’institution est vécue au quotidien par les citoyens plutôt que dans son fonctionnement in situ. C’est ici que je réintroduis de la sociologie : par exemple, il n’y a pas de relation automatique entre la demande sociale et l’offre de politiques publiques. Il existe de nombreuses situations dans lesquelles les personnes ne souhaitent pas de l’offre de politiques publiques construites en leur nom et pour leur bénéfice supposé. Je pense notamment à tous ceux qui ne réclament pas leurs prestations sociales, beaucoup plus nombreux qu’on ne pourrait le penser. Les raisons du non-recours sont multiples : elles peuvent être liées à des pesanteurs bureaucratiques, à des schémas culturels différents ou à des modalités d’accès impossibles pour certaines populations.

J’aimerais également ajouter un mot sur les dispositifs participatifs dont nous avons eu l’occasion de parler, au moins à deux reprises. Il est important de souligner que ces dispositifs sont rarement le résultat d’une seule demande sociale mais font bien parties des recettes de l’action publique. Je fais ici référence aux travaux de Cécile Blatrix, qui a bien montré que ces dispositifs relèvent d’une politique de l’offre et qu’ils répondent souvent à des logiques endogènes aux jeux politique, administratif et marchand, impliquant des mécanismes de coalition et de commercialisation de ces dispositifs, ainsi que le développement de professionnels dédiés. D’où, au final, un désajustement assez net entre la demande sociale, d’un côté, et l’offre des politiques publiques, de l’autre.

Ce tournant délibératif met curieusement de côté l’analyse empirique de la sociologie des participants. On sait que cette participation est caractérisée par les mêmes inégalités que la participation électorale, avec de surcroît, une vaste majorité de non-participants. On est ici plongé dans une politique de l’offre, ce qui n’est pas une critique en soi mais qui, je crois, nous invite à réfléchir à ce qui relie ces formes de participation politique aux données de l’opinion. Dans quelles mesure ces pratiques travaillent-elles les représentations des citoyens et influencent-elles l’opinion publique ?

Par rapport à cet état des lieux, il ne me semble pas que la confiance dans les institutions ou le sentiment de proximité se construisent d’abord par la diversification des outils formels de la démocratie que sont les ingénieries participatives. Si l’on veut restaurer la confiance, il faut inclure les citoyens dans des programmes et des activités partagées. C’est quand on est présent sur le terrain que l’on est concerné, et c’est la seule condition pour que la représentation formelle de l’institution disparaisse au profit de ce que l’on fait ensemble. C’est sans doute pour cette raison que les Français placent davantage leur confiance dans les structures associatives, qui jouent la proximité et la protection, plutôt que dans les institutions qui endossent des rôles de représentants et de médiateurs politiques.

J’en arrive à la portée sociologique de l’indicateur de confiance. Il ne faut pas s’arrêter aux sondages. Ce qu’il importe de comprendre, c’est la relation entre ce que les gens disent et ce qu’ils font, c’est-à-dire entre ce qu’exprime le sondage et l’activité réelle des gens, ce qui nous ramène au morcellement de la science politique entre sociologie électorale, étude des politiques publiques et philosophie politique.

Il en va de même avec l’idée d’acceptabilité sociale : on peut, dans le même temps, avoir une proportion élevée de Français qui pensent que les téléphones portables sont possiblement cancérigènes, et plus de 70 millions d’abonnements à un forfait de téléphonie mobile en France, soit une faible acceptabilité sociale doublée d’une forte appropriation technologique. De même, j’ai tendance à penser que cette ambivalence vaut pour la confiance que placent les Français dans nos institutions : 91 % d’entre eux plébiscitent la démocratie, même si moins de quatre Français sur dix considèrent qu’elle fonctionne bien. Ceci procède selon moi moins d’un désaveu de la démocratie que d’une forme de désappointement, qui n’est pas nouveau dans notre pays. Ce jugement est par ailleurs à relativiser par le fait, comme le disait Dominique Schnapper, que la critique du fonctionnement de la démocratie fait partie de la démocratie elle-même.

En ce sens, il n’y a pas un avant et un après 11 janvier. Même si les différents sondages ont montré un rassemblement des Français autour des valeurs de liberté et de tolérance, l’apparente restauration de la confiance politique n’a pas trouvé sa traduction dans les choix partisans et n’a en rien modifié les rapports de force politiques. C’est pourquoi je crois qu’il faut voir les sondages non pas comme le seul miroir de nos comportements politiques mais plutôt comme une instance particulière d’expression de l’opinion publique, qui autorise un découplage du vote et de l’opinion publique en mettant en lumière des lignes de partage autres que celles des partis.

Pour en finir avec cette question de la confiance, je reviendrai sur la notion d’accountability, évoquée par le président Bartolone lors de la précédente séance sur le pouvoir exécutif, notion plus pragmatique et plus interactive, puisque s’y ajoute l’idée que les gouvernants doivent rendre compte de leurs actes. Employée dans le cadre de discussions qui tournaient autour de l’ingénierie constitutionnelle et des différentes formes de responsabilité politique, cette notion d’accountability doit, me semble-t-il, être étendue à la mise en œuvre des politiques publiques. Pour prendre l’exemple de la fin de vie, voilà maintenant plus de quinze ans que chaque citoyen dispose d’un droit d’accès aux soins palliatifs. C’est un droit largement plébiscité en France et réaffirmé dans le cadre de la « loi Léonetti » mais, dans les faits, seules 20 % des personnes devant bénéficier de cet accompagnement y accèdent. Les chiffres donnés par l’Observatoire national de la fin de vie soulignent de fortes inégalités territoriales et – avouons-le – culturelles. Il me semble donc que l’accountability est une exigence qui s’impose également dans ces formes de l’action publique : il ne sert à rien de donner des droits si ceux-ci ne sont pas suivis de possibilités concrètes. Pour le dire d’une autre manière, je me méfie de toutes les formes de militantisme procédural privilégiant la rénovation du design institutionnel sur l’étude d’impact et la mise en pratique des textes et des structures imaginées.

En ce qui concerne enfin la notion de crise, son usage généralisé me pose problème, d’une part parce que le mot entendu comme singulier collectif renvoie à des réalités sectorielles très différentes, et d’autre part parce que le terme, ainsi employé, désigne davantage ce qui explique que ce qui est à expliquer.

J’ai bien aimé l’idée développée par Denis Baranger, lors de notre séance sur les partis politiques, que le dysfonctionnement continu, chronique des partis politiques n’était pas incompatible avec leur existence dans la mesure où ces partis étaient structurellement nécessaires à la démocratie représentative. Il a développé cette idée intéressante que leur survie pouvait être une cause de leur crise. J’ai en effet tendance à penser que nous sommes plutôt dans une crise politique que dans une crise institutionnelle et que le problème relève davantage de la politics – des systèmes d’acteurs – que de la polity – c’est-à-dire de la République comme système institutionnel.

Cela ne doit pas masquer néanmoins la crise de la République au sens de sa policy – de ces politiques publiques. Le problème réside dans l’inflation continue des normes réglementaires et législatives. Des dispositifs de consultation sur ces activités peuvent être développés mais ils ne doivent pas prendre le pas sur l’action des grands corps d’État qui contrôlent l’administration. On peut tout organiser si on fait bien valoir que la hiérarchie des institutions est un garant de la République, du système politique. Comme l’a rappelé Dominique Schnapper, il est important, en matière de choix scientifiques et techniques, de maintenir la différence entre ce qui constitue une opinion, que tout un chacun peut légitimement se forger, et la connaissance. L’entrée de la démocratie dans les sciences ne doit pas correspondre à une remise en cause des Lumières.

L’on retombe ici sur la question de l’accountability des politiques publiques, d’autant plus délicate que les progrès sociaux et technologiques – je rejoins Bernard Accoyer sur le fait qu’ils ne sont pas dissociables – obligent à mettre en œuvre des politiques intersectorielles. Pour reprendre l’exemple de la fin de vie, j’évoquerai ici les cas de Vincent Humbert, il y a dix ans, ou de Vincent Lambert aujourd’hui, ces patients présentant de gros dommages cérébraux et nécessitant donc une prise en charge se situant à la lisière des politiques de fin de vie et du grand handicap.

Sans avoir ici de véritable solution à proposer, j’insiste sur le fait que la question de l’intersectorialité des politiques publiques est d’autant plus cruciale que les controverses sociales auxquelles donnent lieu ce type de situations sont difficilement résorbables dans la mesure où les acteurs s’appuient sur des référentiels et des paradigmes de réflexion qui ne sont pas nécessairement compatibles les uns avec les autres.

Mme Marie-Anne Cohendet. On peut certes disserter sur les notions de crise ou de dysfonctionnement, cela n’obère en rien le constat que notre société politique ne fonctionne pas très bien. Ce constat, on peut l’étendre à d’autres pays et à d’autres systèmes, ce qui prouve bien qu’il ne s’agit pas de modifier notre régime politique pour tout régler.

Reste que nombre des difficultés que connaît la France sont spécifiquement liées à l’organisation de nos institutions. Là où, à l’étranger, les problèmes se règlent par la voie institutionnelle, ils se traduisent dans notre pays par des manifestations ou des grèves qui sont un symptôme de ce dysfonctionnement. Certes, le mécontentement de nos concitoyens ne vise pas seulement nos institutions mais aussi les hommes et les programmes qu’ils mettent en œuvre ; il dure néanmoins depuis assez longtemps pour qu’il soit temps d’envisager des réformes institutionnelles susceptibles de restaurer la confiance dans notre démocratie.

Lors de notre précédente séance, un consensus s’est fait autour de l’idée que le problème majeur de la Ve République résidait dans la dissociation entre les pouvoirs du Président de la République – immenses – et son irresponsabilité, ce qui peut se résoudre soit en rendant le président plus responsable, soit en confiant le pouvoir de décision à une instance responsable.

On a ainsi parlé d’instaurer un régime présidentiel, lequel se caractérise, d’une part, par le fait que le Gouvernement n’est pas responsable devant le Parlement, et, d’autre part, par le fait que le Président est élu au suffrage universel direct ou quasi direct. Pour adopter un régime présidentiel, il nous suffirait donc de supprimer le Premier ministre et le droit de dissolution. S’en tenir à de telles réformes serait néanmoins très dangereux, dans la mesure où, comme l’a démontré Montesquieu, l’histoire et le droit comparé montrent que plus un chef est puissant plus il a tendance à être suivi, ce qui conduit systématiquement à des abus de pouvoirs. Il est donc essentiel, si nous empruntons cette voie-là, d’y mettre des garde-fous en limitant les pouvoirs du chef. Rappelons qu’aux États-Unis ces garde-fous existent et que, si le système reste globalement démocratique, c’est notamment parce que les membres de la Chambre des Représentants ne sont élus que pour deux ans, ce qui compense l’irresponsabilité politique du Président. Est-ce ce que souhaitent les députés français ? L’exemple américain nous incite par ailleurs à relativiser l’efficacité d’un tel régime.

Quant à renforcer la responsabilité du Président, les Roumains s’y sont essayés en expérimentant le recall présidentiel avec arbitrage populaire en cas de conflit entre le Président et le Parlement. L’idée, plutôt bonne au départ, a donné de très mauvais résultats, car le Président s’est appuyé sur le peuple pour défendre une vision extensive – et abusive – des pouvoirs que lui conférait la Constitution. Aucune solution n’est donc réellement satisfaisante, ce qui doit nous inviter à l’humilité et au réalisme.

Une seconde solution consiste à conserver le régime parlementaire, dont je rappelle qu’il se caractérise, d’une part, par la séparation des pouvoirs législatif, exécutif et juridictionnel et, d’autre part, par le fait que le Gouvernement est responsable devant le Parlement. Si la Constitution de 1958 établit donc un régime parlementaire, le système politique de la Ve République, lui, ne l’est pas car, tandis que, par essence, dans un régime parlementaire, le Gouvernement est assuré par des ministres choisis par les représentants du peuple et responsables devant eux, nous avons en France un Président de la République qui confisque à son profit la nomination et le contrôle des ministres.

Je partage avec Bastien François l’idée qu’il faut absolument rétablir le lien entre responsabilité et pouvoir et que cela ne peut se faire que dans le cadre du régime parlementaire. Mais comment, m’objectera-t-on alors, convaincre les Français de renoncer à choisir leur chef ? Il ne s’agit guère de cela mais de leur démontrer que les Anglais, tout comme les Allemands, choisissent leur chef de gouvernement lorsqu’ils votent aux élections législatives, et qu’il est parfaitement possible de concilier le choix du chef par le peuple et son contrôle par les représentants élus.

Quant à savoir si le Président de la République peut être élu sans programme politique particulier, cela se pratique dans nombre de pays. C’est quand il est le garant de l’unité nationale qu’il assume sa fonction d’arbitre telle qu’elle avait été conçue par les constituants de 1958 et telle que nous devrions la rénover.

Il nous reste beaucoup à dire sur le sujet de l’exécutif, notamment sous l’angle de la séparation des pouvoirs mais également en lien avec les questions environnementales, que nous n’avons jusqu’à présent que trop rapidement évoquées – nous avons débattu du principe de précaution mais je tiens à rappeler ici que le principe d’innovation est inscrit dans la charte de l’environnement.

Il nous faudrait également revenir sur le calendrier électoral, sur le droit de dissolution ou sur l’article 16, tout comme sur le principe du contreseing des actes présidentiels. Il est en effet difficilement compréhensible pour le citoyen ordinaire que le Président de la République confisque, en s’en servant comme d’une arme puissante, des pouvoirs soumis à contreseing et qui normalement devraient appartenir au Premier ministre. C’est une situation à laquelle il convient de remédier, tout comme à la présidence du Conseil des ministres par le Président de la République.

Assortir le référendum, bel outil démocratique, d’une procédure de quorum me paraît un garde-fou indispensable. Quant à la démocratie participative, je persiste à penser qu’elle est extrêmement importante ; il n’est pas question qu’elle se substitue à la démocratie représentative mais qu’elle l’accompagne. Ayant participé au récent sommet des Nations unies sur la prévention des catastrophes naturelles, à Sendaï, près de Fukushima, j’y ai entendu des témoignages bouleversants des représentants bangladais ou philippins sur les conséquences dramatiques de notre incurie environnementale. J’y ai également conforté ma conviction que, face aux catastrophes naturelles, ce sont les dispositifs de protection et d’évacuation imaginés par les personnes concernées elles-mêmes qui se révèlent le plus efficaces. D’où l’importance d’avoir sur le terrain des citoyens investis et responsables et de développer pour cela la démocratie participative à tous les niveaux, à l’échelle nationale et locale, comme au sein des entreprises.

Il nous faudra également reparler du mode de scrutin. Deux raisons nous ont pour l’instant incités à refuser la proportionnelle. La première est la crainte de l’instabilité gouvernementale. Or les études de droit comparé montrent que proportionnelle et stabilité gouvernementale sont parfaitement compatibles pour peu que ce mode de scrutin soit accompagné, là encore, de garde-fous.

La seconde tient aux vertus prophylactiques que nous attribuions au scrutin majoritaire face à la montée des extrémismes. Or force est de constater que ce n’est plus le cas. Il est donc temps d’envisager sérieusement le recours à la proportionnelle, qui favoriserait notamment le débat au sein du Parlement, améliorerait sa représentativité et contribuerait donc à renforcer son rôle. Je rappelle ici que, si la proportionnelle a eu les conséquences néfastes que l’on sait sous la République de Weimar, c’est que le parlementarisme n’y était pas rationalisé.

Mettre en place un Parlement plus puissant, qui contrôle, voire élise, le Gouvernement ou le Premier ministre serait un grand pas vers la garantie de l’effectivité des droits. Sans les résoudre toutes, nulle doute que cela remédierait considérablement aux difficultés que nous avons évoquées ici.

Mme Cécile Untermaier. Je prends ma part de responsabilité dans la mauvaise fabrique de la loi, puisqu’en tant que législateur je vote des textes trop bavards ; j’ai donc conscience que la simplification de nos textes législatifs doit être au cœur de nos préoccupations. Cela étant, sans doute ne changerons-nous pas la Constitution mais l’esprit de la Constitution est en train de changer sous la pression des citoyens. En 2017 s’appliquera le non-cumul des mandats, règle à laquelle se sont d’ores et déjà pliés nombre de parlementaires, qui travaillent désormais différemment dans leur circonscription, au plus près des citoyens, faisant réellement valoir ce qu’est le travail d’un député à l’Assemblée nationale. Cela doit contribuer à restaurer la confiance de nos compatriotes dans leurs représentants, et ce serait une erreur que de se précipiter pour réduire le nombre de ces derniers. Je sais d’expérience en effet qu’une circonscription, c’est vaste, surtout quand elle est rurale. Or, au vu des scores réalisés dernièrement par le Front national dans les cantons ruraux, il est d’autant plus important que les députés puissent être présents partout dans leurs circonscriptions, notamment pour faire œuvre de pédagogie.

Je sais gré à Claude Bartolone et à Michel Winock de faire droit à la notion d’avis divergent, dont je souhaiterais par ailleurs que le Conseil constitutionnel fasse meilleur usage. J’ajoute qu’exprimer des avis divergents ne doit pas nous empêcher de nous retrouver sur un certain nombre de propositions, et deux sujets me tiennent ici particulièrement à cœur.

Le premier concerne l’avenir du Sénat et du Conseil économique, social et environnemental (CESE), question incontournable et récurrente depuis vingt ans, sur laquelle il est impératif que notre mission approfondisse sa réflexion. Le second touche à la dissolution, sur laquelle je me suis déjà exprimée et dont je conteste, à titre personnel, la légitimité démocratique. Les élus du peuple n’ont pas à être démis lorsque le pouvoir exécutif ne craint rien. Il s’agit là d’un fait du prince, que rien ne justifie. Pourquoi l’Assemblée nationale ne pourrait-elle pas renverser le Président, puisque celui-ci peut dissoudre l’Assemblée ? Je vis le droit de dissolution comme une épée de Damoclès, dont la menace pèse sur chacun de nos actes, chacune de nos prises de parole ; elle limite la liberté d’expression et d’opinion du député, responsable individuellement mais aussi et surtout collectivement vis-à-vis de ses collègues.

Je suis consciente des risques de déséquilibre institutionnel qu’entraînerait la suppression de la dissolution. Si celle-ci était supprimée, faudrait-il maintenir la motion de censure, au risque de retomber dans l’instabilité ministérielle qui caractérisait la IVe République ? Nous devons y réfléchir, car supprimer également la motion de censure conduirait à dériver vers un régime présidentiel. Ce régime serait-il adapté à la culture française ? Sans y être fondamentalement opposée, je pointe les risques de césarisme que comporterait la création d’un monstre juridique, c’est-à-dire un Président de la République encore plus puissant qu’il ne l’est aujourd’hui. À l’inverse, deux forces politiques qui ne peuvent s’anéantir mutuellement ne risquent-elles pas d’entraîner des blocages ?

Enfin, il me semble essentiel de mettre en œuvre un droit gouvernemental qui définisse plus précisément le rôle de la haute administration et des cabinets ministériels, et organise notamment leurs relations avec les parlementaires, comme il organiserait les rapports entre le Gouvernement et le Président de la République, et les rapport entre le Gouvernement et l’administration.

M. Denis Baranger. Je souhaite apporter à Mme Untermaier l’éclairage du modèle anglo-allemand sur la dissolution. Outre-Manche comme outre-Rhin, la pratique du parlementarisme a évolué vers un mandat fixe ou quasi fixe, de cinq ans au Royaume-Uni depuis une loi de 2011, de la durée de la législature en Allemagne. Les assemblées y disposent aussi d’un droit d’autodissolution à une majorité qualifiée, qui dépasse la décision du seul parti majoritaire et redonne ainsi à la dissolution tout son sens.

M. Michaël Foessel. Pour ce qui concerne la finalité de nos travaux, je partage l’idée que nous en tenir à des propositions relevant de l’ingénierie constitutionnelle et ne visant qu’à améliorer techniquement la Constitution actuelle serait en deçà de l’exigence qui nous rassemble. Nos échanges ont en effet ceci d’intéressant qu’ils mêlent des interrogations de fond sur la nature de nos institutions et leurs éventuels dysfonctionnements à une réflexion plus globale sur le pouvoir, mais inscrite dans un moment historique particulier qui leur confère une forme d’urgence. Or cette urgence, qui préside trop souvent à la fabrique de la loi – y compris la loi constitutionnelle –, doit, me semble-t-il, faire place au débat.

J’entends moins me prononcer ici au fond sur d’éventuelles pistes de réforme que sur la forme que doivent revêtir nos travaux. Il me paraîtrait inopportun, si, comme je le suppose, ils doivent déboucher sur un rapport, que celui-ci ne s’attache qu’aux aspects purement techniques et institutionnels de la réforme. Si l’on veut donner à ce document toute la publicité qu’il mérite, il est essentiel en effet qu’il rende compte de nos débats – d’autant plus riches que nous sommes une commission mixte composée non seulement de parlementaires mais également de citoyens éclairés – sur la situation politique et la crise de la démocratie en France et en Europe. Dans cette perspective, je serais assez favorable à ce que nous ayons, à intervalle régulier, plus fréquemment que ne le prévoit l’organisation actuelle de nos travaux, des moments d’échange – voire de conflit – comme celui d’aujourd’hui, moins pour confronter nos opinions personnelles sur les remèdes au déficit démocratique de nos institutions que pour arrêter la manière dont nous voulons intervenir dans le débat public et définir les orientations formelles du document final que nous sommes amenés à produire.

M. le président Michel Winock. J’ai moi aussi une question de méthode, liée aux inquiétudes qui se sont exprimées sur la manière dont nous pourrions finaliser concrètement nos travaux. Plutôt que d’attendre nos ultimes séances, prévues au mois de juin, ne devrions-nous pas, avec régularité, procéder à des bilans d’étape nous permettant de dresser point par point l’état de nos réflexions ? Nous avons évoqué les pouvoirs du Président de la République, mais, à ce stade, quelles propositions concrètes pouvons-nous formuler ? Répondre à ce type de question nous permettrait d’y voir plus clair et de distinguer plus nettement ce que nous avons en commun de ce qui nous partage.

M. le président Claude Bartolone. La liberté de ton qui préside à nos échanges témoigne du climat de confiance dans lequel nous travaillons et de notre volonté d’aboutir à des solutions. Chacun est pourtant conscient que nos travaux ne vont pas déboucher sur la proposition miracle qui résoudra toutes nos difficultés. Au-delà de nos institutions, trop de facteurs sont en effet en jeu dans le malaise de la société, au point que les faits viennent parfois contredire nos réflexions.

On a ainsi beaucoup évoqué le lien entre le citoyen et le politique et insisté sur l’importance d’un partage de la parole et de la décision, notamment au niveau des collectivités territoriales. Or force est de constater que le bilan dont peuvent se prévaloir les conseils généraux a pesé de peu de poids dans le scrutin de dimanche dernier et qu’on ne constate aucune corrélation entre le résultat du vote et le fait que, localement, les citoyens sont mieux associés aux décisions qui améliorent leur existence et répondent à leurs attentes. J’observe que, bien au-delà des enjeux locaux, ces élections confirment qu’il existe aujourd’hui deux catégories d’électeurs qu’on ne peut ignorer : ceux qui se sentent exclus de la mondialisation et répondent à cette exclusion par un vote protestataire ; ceux qui, au contraire, en prennent acte, voire en retirent quelques bénéfices, mais en tirent également la conclusion que les politiques n’ont plus guère de pouvoir et qu’il est vain, dans ces conditions, de voter.

D’où l’importance qu’il y a à clairement définir notre champ d’intervention et les leviers que nous pouvons actionner afin de donner corps à notre ambition pour la démocratie : c’est le seul moyen de convaincre nos compatriotes que ceux qu’ils élisent sont capables de les représenter en assumant toutes leurs responsabilités. Dans ce cadre clarifié, il deviendra possible d’établir une gradation entre les différents lieux de représentation. Alors que de plus en plus de décisions sont prises au niveau européen, y compris en ce qui concerne le droit du travail, nos partenaires jugent très sévèrement la représentation française au sein de l’Union européenne et dénoncent l’indifférence de nos compatriotes et de nos représentants à l’égard de l’Europe. C’est dire qu’il est primordial à tous points de vue, pour restaurer la qualité de la représentation, que nous nous fixions des objectifs de réforme du politique auxquels il faut rallier nos concitoyens.

J’en reviens ici aux quatre chapitres évoqués par Michel Winock dans son introduction et sur lesquels il nous appartient de progresser. Il ne suffit pas en effet de d’énoncer que nous avons un problème de représentation ; il faut aller plus loin et préciser nos interrogations. L’institution présidentielle est-elle, sous sa forme actuelle, conforme à notre conception de la représentation démocratique ? Le mode de désignation de nos représentants au Parlement est-il satisfaisant ? Si nous ne faisons pas l’effort de préciser nos exigences sur chacun de ces points, l’idée qu’en fin de compte tout procède d’une main invisible qui rend de peu d’importance l’amélioration de nos institutions finira par avoir raison de nos ambitions originelles.

Il est donc important, comme vient de le suggérer Michel Winock, que nous n’attendions pas que la vérité nous éclaire de toute sa lumière lors de nos ultimes séances mais que nous consacrions d’ores et déjà aux points que nous avons abordés des temps de débat nous permettant d’approfondir et de coordonner notre réflexion sur la manière de mieux organiser la représentation démocratique et d’articuler entre eux de façon cohérente ses différents lieux d’expression. Dans un monde de plus en plus globalisé, cela implique bien plus qu’une modification des institutions, à laquelle nous serions tous coupables de ne pas avoir déjà procédé si elle était susceptible de tout résoudre.

J’ajoute que nous ne devons pas craindre de nous différencier dans l’appréciation de nos objectifs, et j’ai le plus grand respect pour la position de Bernard Accoyer hostile à l’idée d’amender notre Constitution – c’est également l’idée défendue peu ou prou par Jean-Noël Jeanneney, dans un article à paraître dans Le Débat.

J’ai entendu vos remarques de méthode et propose que, sur chaque thématique évoquée, nous allions jusqu’au bout de la confrontation intellectuelle pour dépasser nos divergences théoriques et aboutir à des propositions concrètes susceptibles de nourrir le débat public, à commencer, par exemple, par la question de la représentation. Nous allons revoir le calendrier de nos travaux et y inclure des séances consacrées au fonctionnement du Parlement. J’entends également que l’examen du lien entre les différents pouvoirs ne doit pas être circonscrit à une séance unique mais que cette question doit irriguer, de manière continue, l’ensemble de nos réflexions, quel qu’en soit le thème central.

M. Bernard Thibault. Compte tenu de l’interdépendance entre nombre des sujets que nous abordons, ne serait-il pas souhaitable d’élaborer des documents de travail provisoires dont le degré de précision reste à déterminer mais qui nous permettraient de mieux avancer dans notre réflexion et, le cas échéant, de formaliser nos critiques ?

Mme Christine Lazerges. Avant la question de la rédaction d’un document final se pose celle de sa construction. Dans son propos introductif, Michel Winock a synthétisé nos diverses problématiques en quatre magnifiques chapitres : sont-ils voués à constituer l’ossature de notre rapport ou la construction de celui-ci doit-il faire l’objet d’une discussion commune ?

M. le président Claude Bartolone. C’est bien dans cette perspective méthodologique que je vous propose d’aborder prochainement la question de la représentation. Nous nous efforcerons également de vous fournir l’ébauche d’un document synthétisant l’ensemble de vos contributions, pour lesquelles je vous remercie.

La séance s’achève à midi cinquante-cinq.