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N° 3964

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUATORZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 13 juillet 2016

RAPPORT D’INFORMATION

FAIT

en application de l’article 145 du Règlement

AU NOM DE LA MISSION D’INFORMATION sur les moyens de Daech (1)

TOME II

Président

M. Jean-Frédéric POISSON

Rapporteur

M. Kader ARIF

Députés

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La mission d’information sur les moyens de Daech est composée de : M. Kader Arif, M. François Asensi, M. Gérard Bapt, M. Xavier Breton, M. Guy-Michel Chauveau, M. Alain Claeys, M. Jean-Louis Destans, M. Olivier Falorni, M. Olivier Faure, M. Yves Fromion, M. Hervé Gaymard, M. Jean-Marc Germain, M. Claude Goasguen, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, M. Meyer Habib, M. Benoît Hamon, M. Serge Janquin, M. Jean-François Lamour, Mme Sandrine Mazetier, M. Jean-Claude Mignon, M. Alain Moyne-Bressand, M. Jacques Myard, M. Jean-Claude Perez, M. Jean-Frédéric Poisson, M. Axel Poniatowski, M. Joaquim Pueyo, Mme Marie Récalde, M. Eduardo Rihan Cypel, M. François Rochebloine, M. François de Rugy

SOMMAIRE

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Pages

COMPTES RENDUS DES AUDITIONS 7

Audition de Mme Myriam Benraad, chercheure associée à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM) et à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) 7

Audition de M. François Burgat, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), coordonnateur du programme « Quand l’autoritarisme échoue dans le monde arabe ». 22

Audition de M. Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), responsable du programme « Islam, politiques, sociétés » au sein du groupe « Sociétés, religions et laïcités » 43

Audition de M. Béligh Nabli, directeur de recherches à l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques), responsable de l’Observatoire des mutations politiques dans le monde arabe 58

Audition de M. Didier Chabert, sous-directeur Moyen-Orient, et de M. Xavier Chatel de Brancion, sous-directeur Égypte-Levant, au ministère des affaires étrangères et du développement international 72

Audition de M. Hamit Bozarslan, directeur d’études au CETOBaC (Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques – École des hautes études en sciences sociales) 89

Audition d’une délégation de la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) du ministère de la défense 107

Audition de M. Justin Vaïsse, directeur du Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère des Affaires étrangères et du développement international, accompagné de Mme Brigitte Curmi, chargée de mission 124

Entretien avec Son Excellence Makram Mustafa Queisi, Ambassadeur de Jordanie en France 136

Audition de M. Jean-Claude Cousseran, conseiller spécial de l’Académie diplomatique internationale 148

Audition de M. Bruno Dalles, directeur de Tracfin 167

Audition de M. Louis Gautier, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale 187

Audition de M. Jean-Paul Garcia, directeur national du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) 197

Audition de M. Kamal Redouani, grand reporter 224

Audition de Mme Mireille Ballestrazzi, directeur central de la police judiciaire ; M. Philippe Chadrys, sous-directeur chargé de la lutte anti-terroriste (SDAT) ; Mme Catherine Chambon, sous-directeur chargé de la lutte contre la cybercriminalité (SDLC) ; et Mme Corinne Bertoux, chef de l’office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) de la sous-direction de la lutte contre la criminalité organisée et la délinquance financière (SDLCODF) 240

Audition de M. Bernard Bajolet, directeur général de la sécurité extérieure (DGSE) 266

Table ronde : « Ressources tirées des matières premières et de la contrebande ». M. Jean-Charles Brisard, président du Centre d’analyse du terrorisme ; M. Sébastien Abis, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) ; M. Francis Perrin, président de Stratégies et politiques énergétiques (SPE) ; M. Francis Duseux, président de l’Union française des industries pétrolières (UFIP) 281

Audition de Mme Anne-Clémentine Larroque, maître de conférences à SciencesPo, M. Hosham Dawod, anthropologue au CNRS, et M. Alexandre Lévy, journaliste 305

Audition de M. Mathieu Guidère, professeur d’islamologie et de géopolitique arabe à l’université de Toulouse 2 328

Entretien avec Son Excellence Alexandre Orlov, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de Russie en France 338

Audition de M. Thomas Courbe, directeur général adjoint du Trésor, et de Mme Magali Cesana, chef du bureau Lutte contre la criminalité financière et sanctions internationales à la direction générale du Trésor 350

Table ronde : « Le financement de Daech par le trafic de biens culturels » : M. Jean-Luc Martinez, président-directeur du musée du Louvre, Mme France Desmarais, directrice des programmes et partenariats au Conseil international des musées (ICOM), et Mme Claire Chastanier, adjointe au sous-directeur des collections à la direction générale des patrimoines du service des musées de France 363

Audition d’un représentant de l’organisation non gouvernementale Conflict Armament Research 380

Audition de M. Serge Blisko, président de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), et de Mme Simone Soulas, psychologue, superviseur du groupe de travail « prévention de la radicalisation » du centre contre les manipulations mentales (CCMM), sur l’emprise du discours de Daech sur les jeunes 394

Audition commune de représentants de la Fédération bancaire française, de la Fédération française des sociétés d’assurance, de l’Association française des sociétés financières et de Financement participatif France 411

Table ronde : « La présence de Daech au Levant et en Égypte », avec M. Ziad Majed, professeur à l’American University of Paris, M. Bernard Rougier, professeur à l’Université de Paris III et M. Stéphane Lacroix, professeur associé à Sciences Po, chercheur au Centre d’études et de recherches internationales (CERI) 426

Table ronde : « La lutte contre la propagande de Daech », avec M. Christian Gravel, directeur du Service d’information du Gouvernement (SIG), M. Jean-Yves Latournerie, préfet du Val-d’Oise, précédemment en charge de la lutte contre les cybermenaces, et Mme Laure Leclerc, directrice des programmes du Conseil supérieur de l’audiovisuel, accompagnée de M. Albin Soares-Couto 446

Audition du général de corps d’armée Christophe Gomart, directeur du renseignement militaire 466

Table ronde : «  Le rôle et la place des opérateurs internet dans la lutte contre Daech », avec Mme Audrey Herblin-Stoop, directrice des affaires publiques de Twitter France, M. Anton Battesti, responsable des affaires publiques de Facebook, M. Thibault Guiroy, responsable des affaires publiques de Google France et M. Alexandre Makhloufi, responsable communauté de Dailymotion 483

Audition collective de chercheurs : M. Hamza Shareef Hasan al-Jubouri, directeur du centre d’études stratégiques Al-Nahrain de Bagdad ; M. Husham Challab Arayaid al-Hashimi, chercheur à Al-Nahrain ; M. Harith Hasan al-Qarawee, chercheur au Crown Center for Middle-East Studies de l’université Brandeis, M. X. 507

Audition d’un conseiller du Comité des sanctions contre Al-Qaïda et Daech (comité 1267/1989/2253 du Conseil de sécurité des Nations Unies) 527

COMPTES RENDUS DES AUDITIONS

Audition de Mme Myriam Benraad, chercheure associée à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM) et à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS)

(séance du 12 janvier 2016)

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Nous avons installé la mission d’information sur les moyens de Daech le 16 décembre dernier et nous vous remercions, madame Benraad, d’avoir répondu favorablement à notre invitation. Nous souhaitons que les personnes auditionnées nous fournissent une vision aussi large que possible des installations de Daech, de ses moyens et de son mode de fonctionnement.

Vous êtes, madame, chercheure associée à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) et à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM) ; vous avez publié plusieurs ouvrages sur l’Irak, notamment L’Irak, la revanche de l’Histoire – De l’occupation étrangère à l’État islamique en 2015. La notion d’occupation étrangère que vous avez ainsi mise en avant interroge, et nous tenterons de déterminer s’il s’agit de la situation politique normale pour ce pays qui souffrirait ainsi d’une sorte de malédiction.

Mme Myriam Benraad, chercheure associée à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM) et à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). Daech représente l’ancien acronyme arabe du groupe qui a décidé de se nommer État islamique (EI) au début du printemps 2014. Il rencontre de sévères difficultés en Syrie, les dynamiques actuelles laissant présager de graves problèmes stratégiques pour lui dans ce pays ; ces développements étaient prévisibles, et j’ai toujours critiqué l’accent mis par la France sur le théâtre syrien. En effet, la puissance de l’État islamique réside avant tout en Irak, où il se montre beaucoup plus résilient et où se livrera la véritable bataille.

Présenter l’arrivée de Daech sur la scène irakienne en 2014 comme une surprise constitue une erreur, car sa genèse remonte à l’embargo imposé à ce pays à la suite de la guerre du Golfe de 1991. La contrebande pétrolière et d’autres trafics se sont développés dans le contexte de sanctions internationales et ont irrigué le tissu socio-économique irakien, principalement dans la province d’Anbar, à l’ouest du pays, qui est devenue dans les années 1990 l’interface de réseaux de contrebandes à destination de la Syrie et de la Jordanie, les frontières s’avérant déjà très poreuses à cette époque. Le régime baathiste a délégué un certain nombre de ses prérogatives à des acteurs locaux, notamment des tribus. Celles-ci se sont retrouvées aux côtés des Américains contre les djihadistes ou se sont battues en 2014 dans le même camp que l’État islamique, dont la majorité des combattants sont irakiens. L’État islamique d’Irak, ancêtre de Daech proclamé le 15 octobre 2006 dans six provinces du pays, avait promis aux tribus de recouvrer leur pouvoir si elles livraient bataille contre le gouvernement irakien installé à la suite de l’intervention américaine. L’EI a récupéré les trafics contrôlés par les tribus et a élaboré le projet de les transformer en économie politique articulée. En 2014, cette évolution a déjà abouti, au-delà des dynamiques militaires, puisque le président George W.  Bush avait déployé des troupes supplémentaires en 2007 et 2008 dans le cadre de la stratégie du « surge » du général David Petraeus, qui avait vu la naissance d’une coopération très circonstancielle entre les tribus sunnites et l’armée américaine contre les djihadistes. Le groupe s’est reconstitué de manière visible dès 2009 ; il a consolidé le système d’économie politique en Irak et a exporté son activité en Syrie, à la faveur du basculement de ce pays dans la guerre civile. Lorsque celle-ci a éclaté, l’État syrien s’était déjà retiré de la partie orientale du pays, qu’il a toujours négligée. Il faut avoir ces éléments en tête pour déconstruire le mythe de la surprise véhiculé par les médias.

L’économie politique des zones contrôlées par Daech est rationalisée et, à la différence d’al-Qaïda, territorialisée, même si les sources de revenus extérieurs tendent à s’accroître au fur et à mesure que se poursuit la campagne militaire contre le groupe. Daech a bénéficié de la précarité socio-économique des territoires dans lesquels il s’est implanté et du ressentiment des populations sunnites contre le gouvernement irakien de Bagdad, installé à la suite d’une décennie d’occupation américaine désastreuse. On retrouve cette situation en Syrie, mais il convient de ne pas plaquer une seule grille d’analyse communautaire car les clivages et les divisions s’avèrent bien plus complexes que le simple clivage entre chiites et sunnites. Un sentiment transfrontalier de solidarité s’est développé entre l’Ouest irakien et les provinces syriennes frontalières, les trafics et la contrebande existant entre ces deux régions depuis les années 1990. La propagande de l’État islamique a mis en scène l’effondrement de la frontière Sykes-Picot, qui était en fait poreuse depuis vingt-cinq ans et la fin de la guerre du Golfe.

Malgré les opérations militaires actuelles, la première source de revenus de Daech reste les rackets, les rançons et les pillages de sites archéologiques ; des antiquités sont vendues à des acheteurs internationaux depuis 2003 et ce trafic continue puisque je vois régulièrement sur des sites comme eBay des antiquités irakiennes. Les extorsions et les rançons sont justifiées par la protection des populations civiles et par la restauration des services. Cette dernière a beaucoup joué pour la popularité de Daech, car les services de base ne fonctionnaient pas du fait de la déliquescence de l’État et des institutions. Les Irakiens, depuis vingt-cinq ans, et les Syriens, depuis plus récemment, manquent de tout – eau potable, électricité et sécurité élémentaire. Au-delà du mythe de la restauration califale, le projet de l’État islamique de remettre ces services en marche lui suffisait pour s’assurer du soutien de la population.

Le détournement des devises et le pillage des banques à Mossoul en 2014 ont doté l’État islamique d’un capital important qui lui permet de survivre pendant plusieurs années.

La contrebande de pétrole et d’hydrocarbures constitue la troisième source de revenus de Daech, mais ce trafic s’effectue dans des conditions très précaires car les ingénieurs les plus compétents ont fui. Les très bas prix de revente sur les marchés locaux et régionaux assurent tout de même des entrées de devises à l’EI. Celui-ci s’appuie sur des sympathisants et des intermédiaires, qu’il est très ardu d’identifier car ils aident le groupe sans forcément adhérer à son projet.

Daech a repris l’exploitation agricole dans la plaine de Ninive et dans les régions rurales autour de leur fief syrien de Raqqa, ce qui lui permet d’atteindre l’autosuffisance et de nourrir les habitants. La campagne de bombardements met cet équilibre en péril, et des cas de malnutrition sont apparus ; en outre, des voies de communication ont été coupées en Syrie, ce qui compliquera la tâche des djihadistes dans les prochains mois. L’approfondissement des revers militaires du groupe en Irak et en Syrie tarira l’afflux de dons extérieurs, qui transitent par des associations caritatives qui constituent des couvertures pour le financement de l’EI. On sait également que certains éléments des populations des zones frontalières sont complices de Daech et font passer de l’argent.

L’EI a lancé une offensive sur Internet pour attirer des sympathisants et générer de nouvelles sources de revenus. Parallèlement, il tente de se projeter dans d’autres pays, notamment en Libye, et, selon des modalités différentes, en Égypte ou ailleurs. Le passage d’une stratégie régionale à une action globale prouve, quoi que leur propagande en dise, l’importance des difficultés que le groupe rencontre dans ses bases irakienne et syrienne. Cela n’est pas le signe de l’imminence de leur disparition, et de nouveaux défis devront être relevés dans cette lutte.

On ne peut qu’être étonné de l’impunité règne dans les réseaux sociaux où Daech recrute et lance des campagnes de collecte de fonds très facilement et dans l’indifférence des entreprises de ce domaine. Il m’est ainsi arrivé de signaler à Twitter un compte servant à attirer de l’argent vers l’EI, mais la société a refusé de le supprimer au motif qu’il n’enfreignait pas les conditions d’usage. La lutte contre l’utilisation d’Internet par l’EI constitue l’un des grands enjeux du combat contre l’EI.

Les bombardements ont coupé des voies de communication, ont détruit des infrastructures stratégiques et ont ainsi mis en difficulté le groupe, comme me le rapportent des Irakiens avec qui je m’entretiens. En outre, la promesse de restitution de l’autorité et de justice sociale n’a pas été tenue. Les habitants rejettent de plus en plus l’EI, car plutôt que de faire fonctionner les services élémentaires en prenant le relais d’un État irakien ou syrien défaillant, le groupe a préféré développer un système mafieux reposant sur des malversations facilitées par des intermédiaires qu’il faudra identifier.

Des raffineries ont été reprises à l’EI comme celle de Baïji dans la province de Salah ad-Din en Irak, de même que les barrages de Mossoul et de Haditha. La bataille en Irak sera toutefois plus ardue qu’en Syrie, bien que la dévastation de la seconde nous fasse croire le contraire.

Dans notre lutte contre l’EI, on pâtit d’une insuffisante connaissance des acteurs de cette organisation, notamment ceux qui, sur le terrain, participent à l’économie politique mise en place par le groupe et font que celle-ci est résiliente. Quant au combat sur Internet, il s’apparente à un défi global.

Les bombardements ne suffiront pas et causent en outre des morts parmi la population civile, ce qui sert la propagande de l’EI dans sa tentative de re-légitimation de son discours. Il convient d’améliorer la coopération entre États et agences internationales, qui progresse mais reste insuffisante. S’agissant de nos alliés dans la région, la Turquie a été une interface pour les trafics, mais les voies de communication de l’EI vers ce pays doivent être coupées. Il convient néanmoins d’engager des discussions beaucoup plus sérieuses avec les États qui ont fait preuve de complicité passive avec l’EI sur les objectifs de la lutte et aux moyens que l’on mobilise.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Vous affirmez que l’EI déçoit beaucoup les populations qu’il avait abreuvées de promesses quant à ses projets, et nous ne pouvons que nous réjouir de cette situation. Cette organisation avait fait de la lutte contre la corruption l’un de ses objectifs et avait distribué des aides financières massives pour combattre les édiles locaux. D’où provenaient ces fonds qui avaient davantage servi à l’installation de l’EI qu’à son fonctionnement ?

Dans votre ouvrage, L’Irak, la revanche de l’Histoire, vous expliquez que Daech a prospéré grâce à la faillite des États coloniaux. Pourriez-vous préciser cette idée ?

Vous avez employé le terme d’économie politique rationalisée pour qualifier le système mis en place par l’EI. Pourriez-vous expliciter le sens de cet adjectif ?

Cette mission d’information se penchera sur la question du marché de l’art. Avez-vous des éléments à porter à notre connaissance sur ce sujet, outre la revente d’objets sur Internet à laquelle vous avez fait allusion ?

Mme Myriam Benraad. Tous les Irakiens se plaignent de la corruption, et ce fléau ne touche pas seulement les provinces sunnites tombées sous la coupe de l’EI. Massif, le phénomène date d’avant l’intervention militaire américaine de 2003, celle-ci l’ayant amplifié, ne serait-ce que par les scandales ayant émaillé son occupation. Ainsi, l’ancien programme « Pétrole contre nourriture », devenu un fonds de développement pour l’Irak, fut détourné, et des procès sont en cours aux États-Unis. La prédisposition aux malversations s’est épanouie dans ce cadre, présenté comme démocratique mais en fait d’essence mafieuse. Dans ce contexte, et après le mandat du Premier ministre Iyad Allaoui, la corruption a façonné les élites politiques irakiennes et a atteint des sommets sous le gouvernement de M. Nouri al-Maliki. Ce dernier, au-delà de la personnalisation, de la concentration et de la rebaathification du pouvoir – les Irakiens l’appelaient d’ailleurs « le nouveau Saddam » –, a dilapidé les revenus de l’État pendant les huit années de son gouvernement, ce qui a grevé les capacités de mener la lutte contre l’EI. La contraction des revenus de l’État irakien du fait de la baisse du cours du baril de brut complique davantage le financement de la guerre contre l’EI. Les Irakiens paient cette phase Maliki, qui a été absolument catastrophique.

En 2014, la grande violence sur le terrain et la répression des populations locales par l’armée et les forces de sécurité, devenues des bandes de voyous, notamment à Mossoul, ville conservatrice qui entretenait des rapports complexes avec Bagdad, ont facilité l’implantation de Daech. L’armée avait placé des check-points tous les cinq mètres dans la ville où elle rackettait les civils et parfois les violentait – les cas de tortures sont maintenant connus – et la corruption était généralisée ; dans ce contexte, l’EI a promis de mettre fin à cette déliquescence et portait un projet dans lequel ses membres se présentaient comme les « vrais révolutionnaires » contre le gouvernement. Ces facteurs antérieurs et immédiats expliquent pourquoi leur succès n’a pas constitué une surprise ; au-delà de la théâtralisation mise en scène par l’EI, la force du groupe repose sur les faiblesses de ses adversaires. Voilà pourquoi l’actuel Premier ministre, M. Haïder al-Abadi, a lancé un programme de réformes dans l’armée et contre la corruption. Mais ce programme soulève l’opposition de tout le système, y compris celle des Kurdes – leur région autonome est le théâtre de la même corruption que les autorités fédérales et l’ensemble des échelons du pouvoir en Irak. Plusieurs tentatives d’assassinat du chef du gouvernement ont été déjouées au cours des derniers mois. M. al-Maliki a verrouillé certaines institutions et des ministères en plaçant des sbires jusque dans le cabinet ministériel et fera tout pour empêcher la mise en œuvre de ce plan de réformes, alors que celui-ci est pourtant la clef de la sortie de crise, au-delà des aspects militaires.

Bien que Saddam Hussein n’ait pas envahi le Koweït en 1990 au nom d’une idéologie panislamiste, il a tenté de remettre en cause un ordre postcolonial qui n’a jamais été accepté, même par les nationalistes. Il faut déconstruire le mythe selon lequel l’EI, au nom du panislamisme, remettrait en cause un ordre postcolonial qui aurait été admis par les pouvoirs nationaux : les partisans du panarabisme ont toujours combattu cet arrangement. L’offensive de l’EI en 2014 représente donc davantage une continuité par rapport à l’invasion du Koweït de 1990 qu’une rupture. Après la guerre du Golfe, l’agencement postcolonial ne correspondait déjà plus aux réalités du terrain.

L’État islamique d’Irak se dote, dès 2006 lors de sa proclamation, d’un ministère de l’économie et d’un comité d’administration de ses revenus ; tout est mûrement réfléchi : les cadres de l’organisation se sont fréquentés en prison et ont eu le temps de penser les contours de leur futur État. La rationalisation vise à gérer efficacement les ressources et les revenus et à transférer des fonds entre les provinces – wilaya –, chacune d’entre elles étant dirigées par un gouverneur. L’EI a créé des wilayats en Syrie, a proclamé celle du Sinaï et compte poursuivre la même stratégie en Libye. Ces gens-là ne sont pas décérébrés et n’agissent pas de manière improvisée.

Le trafic des antiquités prospère depuis 2003. Les Américains ont bombardé des sites archéologiques et les populations locales ont développé cette contrebande pour survivre. On envoyait des paysans dans les sites pour collecter les figurines et les antiquités diverses, celles-ci transitant par des intermédiaires locaux qui les revendaient à des acheteurs du monde entier. Des archéologues, français notamment, dévastés par ces pillages, ont tenté de récupérer voire de racheter certaines de ces antiquités afin de les renvoyer dans des musées d’Irak ou d’ailleurs pour reconstituer le patrimoine irakien. De nombreuses personnes font preuve d’une grande hypocrisie face à ce trafic international très rentable qu’elles prétendent combattre. La Syrie se trouve également concernée aujourd’hui, et l’on constate que des individus très fréquentables acquièrent des antiquités issues de ces deux pays.

M. Kader Arif, rapporteur. Cette mission d’information souhaite étudier les moyens humains de Daech et non seulement ceux de nature financière. Comment les individus rejoignant le groupe circulent-ils ? D’où viennent-ils ? Comment sont-ils recrutés ?

En dehors d’Internet, comment la propagande de Daech se déploie-t-elle ? Qui en a la charge ? Qui la relaie ?

Des régimes sunnites du Golfe sont accusés de financer Daech. Ces allégations sont-elles vraies ?

La sémantique étant importante, je combats l’utilisation de l’appellation d’État islamique pour nommer Daech, car la notion d’État comporte des dimensions positives qui peuvent attirer. Nous trouvons-nous en face d’un vrai État organisé ?

Mme Myriam Benraad. Ce groupe constitue aujourd’hui une Internationale. L’avant-garde irakienne a élaboré ce projet, continue de l’articuler et conserve sa place centrale dans l’organisation car d’elle dépend la pérennité de l’EI. Tout est concentré autour de cette élite : Abou Bakr al-Baghdadi dirige, entouré de lieutenants et de ministres autoproclamés, majoritairement irakiens. L’Irak reste le lieu où la lutte principale contre l’EI doit être conduite. Les combattants viennent de pays arabes – l’Arabie saoudite puis la Tunisie constituant les deux premiers contingents –, du Caucase, d’Asie, d’Afrique et même des Antilles françaises. Ce projet, qui se dit révolutionnaire alors qu’il est contre-révolutionnaire, attire des personnes du monde entier.

Les personnes qui s’installent dans les territoires contrôlés par l’EI forment une société de commerçants, d’ingénieurs, d’agriculteurs et d’éboueurs comme ailleurs. Cette image se trouve aujourd’hui remise en cause, car les civils ayant fui ces zones insistent sur le désespoir des habitants. Cependant, cette organisation résiste et cherche réellement à créer un État et une société.

Si des questions sensibles, comme la censure et l’influence des réseaux sociaux par les États, ne doivent pas être écartées, il n’en reste pas moins que le recrutement par le biais de plateformes s’avère trop aisé sur Internet. Lors d’un séminaire organisé il y a quelques mois, des collègues spécialisés dans l’étude des réseaux djihadistes ont tous évoqué l’impunité qui règne sur la toile – bien supérieure à celle qui existait dans les années 2000 – et qui constitue un danger important. Au-delà de la propagande locale auprès des jeunes Irakiens et Syriens, c’est Internet qui a permis à l’EI de se développer aussi considérablement et de recruter partout dans le monde.

Dès 2006, le groupe a publié des écrits en arabe : ils étaient de très grande qualité et n’étaient donc accessibles qu’à des gens lettrés. Depuis 2014, l’EI diffuse dans toutes les langues grâce à des bureaux de traduction et ses éléments occidentaux, notamment américains, réalisent des vidéos de propagande quasi hollywoodiennes. Ces cerveaux – ou masterminds – sont issus de l’Occident ; il ne s’agit pas que d’une histoire moyen-orientale et nous nous trouvons en face d’un produit dégénéré de la mondialisation vertueuse.

On sait que des affinités lient des individus du peuple comme des élites des pays du Golfe à l’EI. Des sanctions ont frappé les nombreux sponsors privés qui ont pu être identifiés. Cependant, on constate que les difficultés à mettre un terme aux trafics, aux flux financiers et aux complicités diverses que l’EI trouve en Turquie s’avèrent comparables dans les pays du Golfe. Les combattants issus de ces pays constituent d’ailleurs la majorité des administrateurs de l’EI en Syrie ; les Syriens les appellent les Arabes et demandent à leur cheikh ou à leur autorité locale de rompre avec l’EI pour rejoindre l’opposition armée au régime de Bachar el-Assad. L’EI tait ce mouvement avec acharnement, car il contredit sa propagande de disparition du sentiment national syrien ou irakien ; en effet, la restauration de ces États-nations constitue la plus grande menace politique et idéologique pour l’EI.

Se contenter de nommer ce groupe « Daech » en mettant de côté leur appellation d’« État islamique » revient à se priver de l’opportunité de comprendre ce que ces gens veulent ; cependant, les Irakiens et les Syriens les désignent sous l’acronyme de Daech, signe du rejet de ce projet, imposé par la force, par les populations locales. Les réfugiés, les déplacés et les habitants de Mossoul encore sur place avec lesquels on peut s’entretenir repoussent très majoritairement le joug de cette organisation. L’Europe en a reçu la preuve violente avec l’arrivée d’un flux important de réfugiés.

Une vidéo met en scène un djihadiste français s’adressant aux réfugiés pour les enjoindre de revenir vers le califat et la terre de l’islam, et les avertissant qu’ils ne seront que chômeurs ou éboueurs en Europe ; les membres de l’EI se sont sentis contraints de diffuser ce message, ce qui constitue un signe de faiblesse. Il peut se développer chez les personnes étudiant ce groupe une fascination très dangereuse qui les pousse à surinvestir le phénomène ; voilà pourquoi il faut démythifier l’État islamique et vous avez tout à fait raison, monsieur le rapporteur, de remettre en cause, comme les populations, la notion d’État. Cette organisation s’avère très forte pour investir le registre symbolique et pour exercer un attrait malsain, y compris parmi les élites de nos sociétés. Nous devons combattre cette séduction qui constitue l’un des axes stratégiques de Daech.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Vous avez évoqué la participation de certains membres de l’élite de pays voisins au financement de Daech : existe-t-il des traces des opérations, des déclarations ou des circuits ? Dispose-t-on d’éléments matériels ou sommes-nous dans le domaine de l’hypothèse ?

Mme Myriam Benraad. Un rapport de l’Organisation des Nations Unies (ONU) citait des noms de sponsors privés du groupe en Afrique du Nord et dans le Golfe, mais nous ne possédons pas d’éléments supplémentaires.

M. Jacques Myard. Vous avez raison d’insister sur l’ancienneté de l’économie tribale, qui remonte à l’époque de Saddam Hussein et qui irrigue le Proche-Orient, le Moyen-Orient et le Sahel. Ces régions abritent de nombreux trafics. À quel moment ce phénomène rencontre-t-il celui de la radicalisation islamique ? Avant le déclenchement de la guerre civile en Syrie, on sentait monter la pression des islamistes dans la société. Quels sont les rapports entre al-Qaïda et l’EI ?

On chiffre les ressources de l’EI à 2 milliards de dollars, le groupe ayant déjà dépensé une grande partie de cet argent. Quel rôle jouent l’Arabie saoudite – ou ses démembrements –, le Qatar et la Turquie – qui semble s’être piégée elle-même dans ses relations avec le diable – dans le financement de Daech ?

Mme Sandrine Mazetier. Vous n’avez pas évoqué le trafic humain : est-ce parce que les revenus que Daech en tire sont faibles ? Que représente financièrement pour l’organisation la vente de femmes ?

M. Meyer Habib. On rapporte que la banque de liquidités de Daech, abritant des centaines de millions de dollars, aurait été bombardée ce matin par les Américains. Est-ce que cela peut avoir un impact réel ?

Beaucoup de militants de Daech sont issus du régime de Saddam Hussein, que l’on considérait comme un régime arabe laïc. Ces gens sont-ils vraiment devenus djihadistes ou ont-ils rejoint l’EI par opportunité conjoncturelle ?

Mon sentiment est que l’on assiste à une guerre entre chiites et sunnites dans laquelle Daech se trouve en déclin. Partagez-vous ce constat ? Dans six mois, un, deux ou trois ans, il disparaîtra, mais il faut prendre garde à ce que les chiites ne l’emportent pas sur les sunnites ou inversement, car rien ne serait alors réglé, surtout dans un contexte de forte dégradation des relations entre l’Iran et l’Arabie saoudite. Peut-on parvenir à une solution sans dépecer l’Irak et la Syrie ? L’influence de l’Iran n’a cessé de croître en Irak, ce qui a alimenté l’émergence de l’ensemble des forces qui combattent actuellement sur le sol irakien. Comment faire pour éviter que deux États djihadistes n’émergent des deux côtés de la frontière irako-iranienne ?

Mme Myriam Benraad. L’idéologie baathiste se voulait certes séculière, mais n’a jamais nié la place de l’islam. Il est faux de penser que l’Irak d’avant 2003 était laïc et qu’il serait devenu islamiste par la suite. L’Irak a toujours été un pays musulman, dont l’islam a été reconnu comme religion d’État par tous les régimes, y compris celui de Saddam Hussein. Dans les dernières années, une conjonction de facteurs a entraîné le repli de la population dans le registre du religieux en réaction à la naissance de la République islamique en Iran et à la guerre contre ce pays. Ensuite, les sanctions internationales consécutives à la guerre du Golfe ont créé une dévastation économique et sociale qui a alimenté la pratique religieuse et le désengagement envers l’identité nationale, l’État n’assumant plus ses fonctions et n’assurant plus la sécurité de la population. À cette époque, le régime de Saddam Hussein s’est recroquevillé à Bagdad, car il a perdu le contrôle des provinces kurdes et du sud chiite du pays qui s’est soulevé dès 1991 avec le soutien de certains déserteurs de l’armée et d’opposants aidés par l’Agence centrale de renseignement américaine (CIA). Retranché, Saddam Hussein s’est tourné vers l’islam pour relégitimer son gouvernement ; il a lancé une campagne de la foi pour se présenter comme un bon musulman et pour faire taire son opposition islamiste qui l’accusait d’être un nouveau Nasser échouant dans toutes ses guerres contre l’Occident. La transition de cet islamo-nationalisme au djihadisme actuel prit quelques années.

En 2003, l’État s’est effondré, l’armée a été démantelée, les membres du parti se retrouvent sans emploi, et tous ces gens organisent une résistance armée au sein de laquelle al-Qaïda devenu État islamique devient prédominante. Cette organisation s’avère en effet la plus déterminée, inflige les pertes les plus nombreuses aux Américains, puis s’impose face aux autres moudjahidin et à la tendance plus nationaliste et plus modérée car elle liquide tous ceux qui s’opposent à elle. L’EI a assis sa domination par la force, par ses ressources, par son zèle guerrier et par l’alternative qu’ils représentent. Ce phénomène se répète aujourd’hui en Syrie : les passages d’un groupe à l’autre s’effectuent en fonction de l’argent et des opportunités de victoire. Ces transferts étant très répandus, les classifications définitives entre les groupes s’avèrent superficielles.

Les Saoudiens furent les premiers, avec M. Jacques Chirac, à avertir M. George W. Bush du fait qu’envahir l’Irak revenait à ouvrir une boîte de Pandore et à déclencher une catastrophe ; l’Arabie saoudite a été l’État le plus actif sur ce plan. On peut pointer son rôle dans l’émergence de Daech, mais on doit étendre un tel constat aux États-Unis qui ont financé des groupes djihadistes ; on a assisté en quelque sorte au retournement de Frankenstein contre ses créateurs. Le jeu du Qatar et de la Turquie s’est également révélé trouble, car ces pays financent plusieurs groupes ; on accuse la Turquie et le Qatar de soutenir les Frères musulmans quand les Saoudiens défendraient une ligne favorable aux salafistes, mais ces analyses sont fausses. Ces États déploient des stratégies bien plus diversifiées que la caricature que l’on en dresse.

La sortie de crise ne passe pas par les pays de la région, mais par la reconstruction des États irakien et syrien et par la collaboration avec les élites d’Irak et avec les interlocuteurs que l’on pourra trouver en Syrie. Ce sont les Irakiens et les Syriens qui détiennent les clefs de la résolution du conflit, et non les apprentis sorciers régionaux qui n’ont cessé d’élaborer des calculs cyniques sur l’avenir de ces deux États et de tirer des bénéfices évidents de leur effondrement – c’était très clair pour l’Irak. Lorsque l’on m’a dit il y a un an que l’important résidait dans la coopération entre l’Arabie saoudite et l’Iran, j’ai éclaté de rire car je n’y ai jamais cru. J’ai toujours insisté sur la nécessité de miser sur l’Irak et la Syrie eux-mêmes et regretté que l’on n’empruntât pas suffisamment cette voie.

Le trafic de femmes, l’esclavagisme, voire la mise en place de réseaux pédophiles n’occupent pas une place secondaire pour Daech. Certains enfants sont vendus à de riches personnalités du Golfe et au-delà du Golfe. Ce commerce ne constitue pas la première source de financement du groupe, mais la marchandisation abjecte des êtres reste insuffisamment dénoncée. La presse ne publie qu’une infime partie de ce que l’on me raconte.

Le bombardement de la banque de liquidités de Daech affaiblira bien entendu le groupe.

M. Sébastien Pietrasanta. Daech se présentant comme un État, a-t-il mis en place un mécanisme de levée d’impôt ? Leur propagande assure que de nombreuses réquisitions de maisons, notamment de villas avec piscine, ont été effectuées au profit de combattants ou de l’élite du groupe : quelle est l’étendue de ce phénomène ?

M. Eduardo Rihan Cypel. Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale a, comme vous, parfaitement identifié l’effondrement des États irakien et syrien comme origine des bouleversements actuels – sans oublier les autres causes que vous avez décrites –, et je me retrouve donc totalement dans vos propos, madame Benraad.

Pouvez-vous nous brosser un tableau des moyens idéologiques de Daech ? Celui-ci constitue un foyer d’attraction pour beaucoup de personnes dans le monde, y compris chez nous. Sans une contre-narration idéologique, on ne tarira pas la fascination qu’exerce cette organisation.

Avez-vous noté un changement dans l’attitude de la Turquie et d’autres pays qui auraient mis un terme à leur soutien financier – éventuel, tacite ou explicite, plus ou moins trouble – à Daech depuis que nous avons engagé cette guerre, dans laquelle le président de la République française se situe en première ligne ?

M. Yves Fromion. Vu de l’Occident, le phénomène porté par Daech semble contenir une forte composante religieuse, mais entre les chiites et sunnites, on peut éprouver quelques difficultés à saisir la réalité de ce qui se passe. Malgré cette opposition, comment en arrive-t-on, à l’extérieur, à avoir le sentiment qu’une unité prévaut autour de la religion ?

M. Xavier Breton. Madame Benraad, vous avez indiqué que la lutte contre les financements de Daech s’avérait insuffisante, notamment en raison du nombre d’intermédiaires et d’un manque de mobilisation de certains États. Pourriez-vous dresser l’historique des initiatives, nationales et internationales, lancées pour assécher les ressources de Daech ?

Mme Myriam Benraad. Plutôt que de collecter des impôts, Daech pratique des extorsions. Ainsi, l’EI n’a pas instauré la djizîa, impôt pesant sur les non-musulmans en échange de la protection du souverain, puisqu’ils se sont adonnés à une pratique presque génocidaire contre les minorités. Je récuse la notion de « fiscalité » car elle accrédite l’idée de l’existence d’un État : nous ne pouvons pas assimiler l’extorsion à la levée organisée d’impôts.

Les réquisitions ont cours depuis 2003 en Irak ; des réfugiés chrétiens m’ont ainsi expliqué que des combattants liés à al-Qaïda ou à d’autres groupes radicaux leur avaient fixé des ultimatums de 48 heures pour quitter les lieux et laisser leurs biens. Cette pratique s’est développée avec la fuite de centaines de milliers de personnes. Les petits Français ralliés à l’EI occupent les villas avec piscine quand les populations syriennes et irakiennes fuient leur pays. Ces dernières affirment que nous sommes aussi dangereux pour elles que ces pays pour nous, car ils accueillent le monde entier et le vivent comme un fait colonial. L’État islamique est un fait colonial : ce qui se présente sous les traits du califat ne se révèle en fait qu’une internationale de combattants qui colonisent l’Irak et la Syrie. Il convient de reconstruire ces États afin de permettre à leurs populations de retrouver leur dignité sur leurs terres. En effet, ces gens n’ont pas voulu quitter leur pays et souhaitent y retourner. Il ne faut pas avaliser la partition de l’Irak et de la Syrie et priver ces gens de l’espoir de retourner chez eux.

Coloniale, la politique de l’État islamique s’avère également impériale en se posant comme un contre-modèle de l’Occident. Son but ultime est de devenir la nouvelle Amérique. Il hérite autant de la violence moyen-orientale que de notre Histoire des vingt-cinq dernières années. C’est pour cela que j’appelle ses membres les « dégénérés » de la globalisation, au sens premier du terme, ce qui ne leur plaît pas du tout.

La promesse d’un califat venant expier les errements du Moyen-Orient et les maux de l’Occident représente une utopie ; les Occidentaux qui se rendent en Syrie aujourd’hui sont issus de milieux musulmans ou se convertissent à l’islam, ont pour principale motivation la volonté de servir la bonne cause, qui incarne un idéal s’opposant aux diverses et vastes insatisfactions ressenties dans leurs vies. Cette utopie repose sur la volonté de renverser le cours des événements des vingt-cinq dernières années, ce qui explique que ce mouvement ne pouvait naître qu’en Irak. À la fin de la guerre froide, on nous a présenté l’Histoire comme finie grâce à la globalisation vertueuse, mais dès les années 1990, l’Irak représentait une zone d’ombre dans ce tableau. Les horreurs de la guerre d’Irak de 2003 pèseront lourdement sur les trajectoires de radicalisation – que l’on pense à la filière des Buttes-Chaumont à Paris – et ce pays constitue la zone d’attraction des parias.

La Turquie et l’Arabie saoudite se trouvent aujourd’hui dans la ligne de mire directe de l’EI, si bien que leur comportement ne peut qu’évoluer : il y a clairement des logiques d’État. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils coopéreront avec nous, car nos analyses et nos intérêts divergent.

Ce califat réinvente une tradition qui ne correspond absolument pas aux califats omeyyade ou abbasside, cette reconstruction s’avérant typique des mouvements totalitaires. Le califat mythifié devient le lieu d’expression d’un phénomène totalitaire assis sur l’idée de pureté et d’unification, c’est-à-dire de purification, et exterminant tous ceux qui s’y opposent.

L’ONU, très mobilisée sur cette question, a, comme de nombreux États, lancé des initiatives, et l’Union européenne (UE) a imposé des sanctions, mais l’angle mort de la lutte contre Daech reste Internet. Rien de significatif n’a été accompli dans ce domaine ; pire, lorsque je signale des profils de personnes postant des images atroces sur les réseaux sociaux ou y appelant à la levée de fonds, au recrutement et à la violence, Twitter refuse de supprimer les comptes au motif qu’ils n’enfreignent pas les conditions d’usage. L’impunité règne sur Internet et elle ne fera que s’étendre si aucune disposition sérieuse n’est prise.

M. Jean-Louis Destans. Vous avez distingué cinq sources de revenus, dont le pillage des banques, et vous nous avez inquiétés en évaluant à plusieurs années d’activité la manne financière apportée par le vol d’argent dans les banques des villes contrôlées par l’EI. Pourriez-vous préciser ce que représentent les 2 milliards d’euros auxquels mon collègue Jacques Myard a fait allusion ?

Vous avez affirmé que les circuits de contrebande du pétrole dataient de 25 ans et que l’EI n’a fait que les reprendre ; si tel est le cas, ceux-ci doivent être connus et il doit donc être possible de les couper. Quel est votre point de vue sur ce sujet ? Les réseaux se révèlent-ils plus sophistiqués ? Comme vous sembliez répondre par la négative à cette question, tout dépend de la volonté politique.

M. François Rochebloine. Pourriez-vous préciser le rôle d’intermédiaire au profit de Daech joué par des organisations non gouvernementales (ONG) humanitaires ?

Comment se déroulent les recrutements ? Sont-ils effectués uniquement par Internet ? Comment les enrôlés sont-ils payés ? Reçoivent-ils de l’argent dans les pays extérieurs ? Les médias internationaux comme al-Jazeera jouent-ils un rôle dans ce processus ?

Quels espoirs peuvent nourrir les minorités ?

Mme Marie Récalde. Dans une de vos interviews, vous expliquiez que la force de Daech résidait dans la faiblesse des États du Moyen-Orient, Irak en tête, diagnostic que vous avez repris devant nous aujourd’hui. La stabilité de la Syrie constitue un sujet de préoccupation important, et le Conseil de sécurité de l’ONU a voté, le 18 décembre dernier, la résolution 2254 qui vise à relancer un processus diplomatique presque inexistant. Elle prévoit la tenue de pourparlers entre le gouvernement de Damas et l’opposition syrienne, ainsi qu’un cessez-le-feu ; la prose onusienne, toujours très diplomatique, évoque un processus de transition politique, ouvert, et conduit par les Syriens pour répondre aux aspirations légitimes de la population. On peut saluer ce consensus, mais quels échos recevez-vous du terrain ? Comment les acteurs locaux et régionaux perçoivent-ils ce processus ? Peut-il aboutir ou ne porte-t-il que des vœux pieux ? Comment s’y prendre pour résoudre la crise syrienne ?  

Mme Myriam Benraad. Le pillage des banques a rapporté un capital important à l’EI. L’estimation de 2 milliards de dollars date de la fin de l’année 2014, et les bombardements menés par la coalition internationale et par la Russie, ainsi que les combats sur le terrain, rendent difficile sa mise à jour. Daech conserve en tout cas suffisamment de fonds pour assurer sa subsistance et conduire des opérations locales ; les familles reçoivent 500 dollars pour un attentat-suicide et entre 300 et 500 dollars pour une voiture piégée. Cela existe depuis la période d’occupation américaine, et beaucoup de jeunes Irakiens ont rejoint l’État islamique d’Irak en raison de promesses financières plus attractives que celles d’autres groupes ; cette situation se répète aujourd’hui en Syrie.

Dans les territoires contrôlés par Daech, des voies de communication sont détruites et des infrastructures sont détruites, dont des banques, si bien que la circulation des flux s’avère plus ardue ; de même, l’évolution militaire en Syrie, impulsée notamment par les forces kurdes, compliquera la tâche de l’EI dans les six prochains mois, ces changements ne touchant pas le théâtre irakien.

La contrebande ne s’avère pas particulièrement sophistiquée, mais les bombardements ne parviendront pas à la démanteler en l’absence d’un État sur place capable d’assurer cette mission. Comme les combattants et les intermédiaires impliqués dans ces trafics sont très nombreux, les bombes peuvent détruire des infrastructures, mais non le tissu économique qui s’articule autour de ces transactions quotidiennes. Le passage des devises et des hydrocarbures sera plus complexe, mais le commerce ne connaîtra pas d’arrêt.

Où se trouvait la volonté politique de l’État irakien jusqu’à maintenant ? Cet État n’a même pas lutté contre ses propres dérives, et ses élites dirigeantes baignent dans la corruption, si bien qu’elles ne sont pas entendues lorsqu’elles demandent au peuple de combattre ce fléau. Les rapports émis par des organisations internationales comme l’ONU sur les réformes à mettre en place ne présentent aucun intérêt, car le quotidien des Irakiens, sans eau ni électricité, se résume à la survie.

Le processus multilatéral qui vient d’être engagé est important pour la suite, car il faut réunir les acteurs concernés et définir un cadre, mais le début de sortie de crise se jouera sur le terrain par le respect d’un cessez-le-feu. Ensuite, les solutions émergeront à une échelle très locale, car la Syrie est un pays totalement dévasté – ce qu’on a peine à percevoir réellement ici. Cette destruction a été beaucoup plus rapide et profonde qu’en Irak.

La ville de Ramadi, ravagée, n’a pas été complètement libérée du joug de l’EI, contrairement à ce qu’en ont dit les médias. L’État irakien souhaite-t-il la reconstruire ? Si tel est le cas, en a-t-il les moyens ? Là réside la condition du ralliement de la population au gouvernement. Au lieu de compter sur des intermédiaires régionaux réticents à soutenir l’Irak, la coalition désire-t-elle vraiment aider à cette tâche ? Jusqu’à présent, nous n’avons pas fait les bons choix de politique étrangère en Irak et en Syrie.

Des ONG, se présentant comme caritatives, ont soutenu l’EI, par exemple en détournant à son profit l’aide alimentaire. Ce sont en général de petites organisations dont le trafic en faveur de l’EI peut bénéficier de l’assentiment de certaines autorités. Au-delà de ces organisations, le sympathisant sait très bien dans quelle épicerie de quel village frontalier se rendre pour transmettre de l’argent à Daech. Ce système fluide s’avère difficilement saisissable.

L’enrôlement s’effectue localement en Irak, en Syrie et en Libye où l’EI est implanté, et le recrutement international passe par Internet. Un budget propre sert à rémunérer les combattants, et des aides sont allouées aux familles. C’est un véritable système, bien articulé.

Al-Jazeera est loin d’être le seul média à jouer un rôle trouble ; en effet, qui dit aujourd’hui la vérité sur le conflit syrien ?

M. Serge Janquin. Madame Benraad, je souhaite vous adresser remerciements et compliments. Vous nous avez mis en garde contre l’interprétation simpliste des positions religieuses, et vous entendre qualifier le califat de puissance coloniale, impérialiste et de produit dégénéré de la décolonisation était réjouissant, car il est toujours heureux de bien nommer les choses. Vous avez également raison d’appeler à la reconstruction des États syrien et irakien, alors que beaucoup dans les chancelleries jouent aux apprentis sorciers en songeant à d’autres stratégies. Cela me rappelle une expression de M. Michel Rocard à propos des pays africains, diagnostiquant que leur drame n’était pas dû à trop d’État, mais à pas assez. Il convient de reconstruire ces deux États, issus d’une malheureuse période coloniale mais qui existent ; la tâche sera longue et difficile, mais il n’y a pas d’autre solution.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Madame, monsieur le rapporteur, les membres de la mission et moi-même vous remercions de vos propos libres et précis. Je n’exclus pas que nous vous invitions à nouveau à vous exprimer, dans une configuration plus restreinte et à huis clos, pour approfondir certains sujets sensibles que vous avez évoqués.

L’audition s’achève à quinze heures dix.

Audition de M. François Burgat, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), coordonnateur du programme « Quand l’autoritarisme échoue dans le monde arabe ».

(séance du 12 janvier 2016)

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Au nom de la mission, monsieur Burgat, je vous souhaite la bienvenue et vous présente mes vœux de bonne et heureuse année.

Vous avez été directeur de l’Institut français du Proche-Orient entre 2008 et 2013, après avoir présidé le Centre français d’archéologie et de sciences sociales de Sanaa, au Yémen, puis été chercheur au Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales au Caire. Votre connaissance approfondie du Moyen-Orient nous sera donc précieuse. Vous avez consacré une partie très importante de vos travaux aux dynamiques politiques des courants islamistes un peu partout dans le monde arabe et nous vous devons notamment deux ouvrages de référence sur le sujet : L’islamisme à l’heure d’Al-Qaïda et L’islamisme en face. Enfin, vous avez actuellement la responsabilité de la coordination d’un programme de recherches européen intitulé : « Quand l’autoritarisme échoue dans le monde arabe ».

M. François Burgat, directeur de recherche au CNRS, coordonnateur du programme « Quand l’autoritarisme échoue dans le monde arabe ». Votre présence nombreuse montre votre intérêt pour les réflexions, les élucubrations de vos compatriotes intellectuels. Je viens de déclarer à une sénatrice, à l’issue d’une audition, que si elle estimait avoir tiré profit de quelques-unes de mes modestes remarques, c’est que j’ai pu les documenter grâce à l’existence d’institutions dont nous devons remercier la République, c’est-à-dire ces unités mixtes que sont les instituts de recherche à l’étranger et au sein desquels j’ai réalisé l’essentiel de ma carrière. Mon interlocutrice m’a fait cette réponse que j’ai gravée en or dans toutes les correspondances que j’ai adressées à mes autorités de tutelle : « De plus, vous coûtez si peu cher ! ». Cette remarque m’a enchanté et je l’ai colportée autant que possible. Aussi, les points de vue dont je vais vous faire part sont-ils fondés sur le privilège qui m’a été accordé de vivre six ans au Yémen, cinq ans en Égypte, sept ans en Algérie et cinq ans en Syrie puis, parce que nous en avons été chassés en 2011, au Liban.

Si je ne disposais que de cinq minutes pour m’exprimer, je vous livrerais une remarque que je fais très régulièrement : à chaque fois que j’entends les experts ou les acteurs politiques expliquer les tensions que nous vivons, nous Français, par le biais de l’islamologie, à chaque fois que j’entends dire qu’un pauvre garçon a dû être influencé par un imam radical, qu’il a dû se radicaliser sur internet, qu’il a dû lire une sourate qui n’était pas la bonne, à chaque fois que j’entends des savants islamologues nous dire que ce n’est pas là l’islam, que ce garçon n’a rien compris, qu’il n’était pas assez informé… j’interromps mon interlocuteur et l’alerte sur le fait que nous nous engageons sur une fausse piste. Si nous empruntons la voie de l’examen critique de la culture de l’autre, nous nous privons d’une perspective analytique essentielle, nous démarrons par un contresens majeur, nous nous enfermons dans l’idée que seuls les musulmans seraient responsables. Et qu’on ne me fasse pas dire ce que je ne dirai jamais, à savoir que la faute serait entièrement de l’autre côté. J’estime que les déchirures du tissu politique national sont le résultat d’un dysfonctionnement des mécanismes de la représentation politique dans laquelle nous sommes par définition tous impliqués.

Comme je suis radical, j’ajouterai que, vu que nous sommes en situation d’hégémonie, c’est nous qui sommes du bon côté du rapport de force. Notre responsabilité, dans l’échec de l’interaction en question, est par conséquent peut-être plus forte ; le problème, ce n’est pas l’islam, c’est la France, c’est nous tous, c’est notre incapacité à gérer harmonieusement une circonstance de notre histoire. Du fait même que nous demeurions hégémoniques aussi bien sur le plan international que national, notre responsabilité, j’y insiste, est importante.

Je me démarquerai par conséquent de toutes les approches qui consistent à dénoncer, d’une manière ou d’une autre, une responsabilité unilatérale.

Le dossier de Daech appelle une révision lucide de nos modes d’interaction, non pas avec le monde entier, mais avec les pays de notre ex-périphérie coloniale. Au Sénat, ce matin, un des intervenants, un Américain, a prononcé cette phrase forte : tout n’a pas commencé avec la première guerre du Golfe, mais en 1953, quand nous mettions fin à l’expérience démocratique iranienne de façon que le pays accouche d’un régime autoritaire moins préjudiciable à nos intérêts pétroliers. Quand j’évoque une révision lucide, il n’est pas question de se rouler dans la cendre en portant 99 % de la responsabilité de ce qui se passe, mais de réviser la séquence qui s’est ouverte en 1990 avec la militarisation de la diplomatie pétrolière américaine, facilitée par la fin de l’URSS, d’examiner nos postures en politique étrangère et la façon dont nous avons emprunté très souvent des raccourcis en cautionnant des systèmes autoritaires. Il s’agit ainsi de parer aux dysfonctionnements du « vivre-ensemble » international.

De la même manière, il s’agit – second point – de parer aux dysfonctionnements du « vivre-ensemble » en France. Le tissu national est en effet endommagé : il est des zones où ça gratouille, ou ça chatouille, des zones déchirées. Et je suis très pessimiste car, plutôt que d’appliquer du baume sur les plaies, on y verse du sel et même de l’acide. Toutes les majorités, au cours des deux dernières décennies, n’ont pas appréhendé la menace terroriste de façon rationnelle donc efficace. Nous l’avons même, jusqu’à un certain point, instrumentalisée en en faisant une source de dividendes politiques et encouragée comme source de danger.

Je vais prononcer quelques formules très provocatrices que je vous demande de ne pas mal prendre, de ne pas prendre au premier degré, la plus abrupte étant sans doute que le porte-avions Charles-de-Gaulle était parti faire la campagne électorale du PS pour les élections régionales.

M. Yves Fromion. Eh oui !

Mme Marie Récalde. Eh non !

M. François Burgat. Cette remarque ne s’inscrit pas dans un débat politicien, il ne s’agit pas d’une attaque contre tel courant politique.

La France, d’une manière générale, a tendance à gérer de manière électoraliste les dividendes politiques créés par la menace sécuritaire, et cela toutes couleurs politiques confondues. Un sentiment profond de la société est lié à une conjoncture historique lourde : nous sortons de la phase d’hégémonie très confortable de la période coloniale et de celle qui a immédiatement suivi. Nous sommes en effet appelés à occuper un rang plus modeste dans le concert des nations. Or nous éprouvons des difficultés à faire la différence entre telle et telle menace. Je ne suis pas pacifiste. Si nous sommes en situation de confrontation, j’entends ajuster mes lunettes pour savoir sur quoi je tape, car il n’est pas question que je m’en sépare pour taper plus fort. J’ai le sentiment que le discours politique ne nous demande plus de comprendre au prétexte que cela reviendrait de fait à excuser – nous l’avons bien constaté, il y a quelques jours, avec les propos impardonnables du Premier ministre,…

M. Jean-Louis Destans. Ce n’est pas le sujet !

M. François Burgat. …qui, du reste, n’étaient pas les premiers du genre, le président d’une chaîne de télévision à vocation internationale exigeant qu’on n’y voie plus des gens qui expliqueraient les tensions en Syrie et en Irak en termes d’opposition entre chiites et sunnites car il y a, désormais – il serait temps de s’en apercevoir – les bons et les méchants.

En guise d’entrée en matière très provocatrice sur les sujets sur lesquels, à tort ou à raison, vous considérez que je puis me prévaloir d’une expérience, je dirai que, dès lors que nous adoptons une posture unilatérale pour comprendre l’origine de nos problèmes, nous sommes inefficaces et même contre-productifs. Nous devons par conséquent faire l’évaluation la plus lucide possible des dysfonctionnements du « vivre-ensemble » sur le plan international comme sur le plan national. Par dysfonctionnement du « vivre-ensemble », j’entends que la distribution des ressources entre les différentes composantes du tissu national n’est pas fonctionnelle. On me reprochera de vouloir moins de pauvres ou moins de riches – certes, dans un cas de figure idéal ; reste que nous pouvons toujours réaffecter les ressources, économiques mais aussi symboliques, à travers notre capacité à donner à tous les segments de la société la possibilité de se considérer comme accueillis à égalité dans le paysage médiatique.

J’avais pris un exemple, lors de mon audition par la commission des affaires étrangères, très surpris de ce que sa présidente n’en soit pas familière : le pire de ce que nous ayons fait jusqu’à présent a été de fabriquer de fausses élites musulmanes et de leur donner la parole au nom de leurs coreligionnaires. Le rapporteur se souvient sûrement de mon exemple et, lui, l’avait immédiatement compris car j’imagine que quand il entend l’imam Chalghoumi s’exprimer au nom des musulmans, alors qu’on a choisi ce monsieur pour son incapacité abyssale à aligner trois phrases, il se sent humilié, ostracisé, stigmatisé, comme tout Français de confession musulmane qui se demande quel peut bien être ce système qui le fait représenter par des gens dans lesquels il ne se reconnaît pas. On touche là du doigt un dysfonctionnement des mécanismes de représentation des musulmans.

À côté de ce « modèle analphabète » il y a le « modèle savant » selon lequel, dans l’espace public, nous n’acceptons que les musulmans amputés de toute dimension oppositionnelle – nous aimons bien les musulmans intelligents, pourvu qu’ils cautionnent le discours de domination sur leur communauté, faute de quoi nous les traitons d’intégristes ; en effet, ce que je dis, moi, François, si c’était Mohamed qui l’exprimait, il serait traité d’intégriste. En cessant de jouer avec les mécanismes de représentation des musulmans, vous allez ouvrir la soupape de la cocotte-minute. Laissons les musulmans adopter une posture oppositionnelle.

On m’accuse d’être trop gentil avec les musulmans. Non : j’aime bien mon pays et, du fait de l’intérêt que je lui porte, il y a vingt ans déjà, j’affirmais que si l’on avait laissé participer au débat public davantage de musulmans râleurs, protestataires, nous aurions fait moins de conneries dans les régions du monde concernées, nos politiques étrangères auraient été plus fonctionnelles et nous aurions peut-être entendu les grincements des dysfonctionnements des systèmes politiques maghrébins qui ont mis des années à parvenir à nos oreilles. Nous nous serions peut-être rendu compte qu’il ne fallait pas mettre tous nos œufs dans le panier de Ben Ali – comme on l’a appelé jusqu’à la dernière minute. Pour ceux qui trouveraient que jusqu’à présent je n’ai tapé que sur la gauche, je vais maintenant m’en prendre à la droite (Sourires) : Mme Alliot-Marie, dans le contexte des printemps arabes, a proposé un surcroît de fonctionnalité à l’appareil répressif tunisien.

M. Yves Fromion. Vous avez bien raison de le dire.

M. François Burgat. Je suis certain que nous sommes au-delà de divergences politiciennes.

J’y insiste, il nous faut entendre plus de voix musulmanes – mais des voix protestataires, pas de ces émasculés de la tribu des béni-oui-oui, qu’ils soient analphabètes ou savants. Mes exemples sont parfois triviaux : un Arabe pour vendre des TGV, ce peut être bien ; eh bien, un Arabe pour nous dire sa perception des dynamiques politiques du monde arabe, ce peut être bien aussi. Sachons donc nous appuyer sur une perception expurgée d’une série de contingences inhérentes à l’histoire. Nous sommes en effet en symbiose avec la petite frange des populations maghrébines qui nous disent, dans la langue que nous comprenons, ce que nous avons envie d’entendre.

J’ai écrit quelque part qu’il était vachement bien que François Hollande se soit rendu à La Marsa mais que, la prochaine fois, il faudrait qu’il aille en… Tunisie. Vous comprenez la boutade : nous ne devons pas établir de bonnes relations qu’avec le segment social et, le cas échéant, linguistique, qui nous dit dans la langue que nous comprenons ce que nous avons envie d’entendre : « Aidez-nous à lutter contre les islamistes ! » C’est dysfonctionnel. Nous devons nous montrer capables d’établir des relations avec le tissu complexe de la société dans son ensemble, y compris si l’on nous dit en arabe des choses relativement désagréables. Si nous acceptons cette interaction, nous verrons que la matrice des valeurs communes existe bien. Je ne demande pas aux Français de devenir musulmans, je ne leur demande pas de renier leurs valeurs mais de comprendre qu’elles peuvent parfois être véhiculées par des acteurs qui ne les expriment pas avec exactement les mêmes codes symboliques et, si je devais m’arrêter ici, je dirais que c’est bien là notre problème.

Présidence de M. Axel Poniatowski, vice-président

En ce qui concerne la crise syrienne, nous n’avons jamais été capables d’identifier les acteurs. Ils se répartissent en quatre catégories : deux fonctionnent avec le même logiciel – républicain et nationaliste laïque – à savoir le régime et son opposition non djihadiste et non kurde ; deux autres fonctionnent avec un logiciel d’appartenance soit confessionnelle, Daech, soit ethnique, les Kurdes. Pourquoi la crise syrienne est-elle montée par les extrêmes ? Parce que nous n’avons pas su susciter le centre. Pourquoi ? Parce que nous n’avons jamais été capables de définir des interlocuteurs islamistes républicains. Si le type dit : « Bismi-l-lâhi » (« Au nom de Dieu ») le matin, je m’en fous ; je veux savoir ce qu’il dit et ce qu’il fait après. Pour peu qu’il fonctionne selon un logiciel national, nous pouvions continuer avec lui ; or nous ne l’avons pas voulu : nous voulions créer une opposition syrienne complètement à notre image, non pas seulement laïque et républicaine – l’Armée syrienne libre (ASL) l’est déjà –, mais nous voulions – l’image vaut ce qu’elle vaut – “Johnny Walker et minijupes”. Un bon musulman, pour les Français, c’est un musulman qui n’est plus musulman.

Aussi, au cœur de notre difficulté à interagir efficacement dans le monde arabe, se trouve notre incapacité à créer une relation rationnelle avec les représentants de cette génération politique que l’on balaie d’un revers de main en l’appelant « islamiste » sans faire l’effort intellectuel de comprendre ce qui l’a produite. Notre erreur a été de faire immédiatement preuve de suspicion à son encontre. On a donné aux Syriens la cuillère mais on n’a pas voulu leur donner la fourchette de peur qu’ils ne nous la plantent dans les doigts. On n’a ainsi fait confiance qu’à une part infime d’interlocuteurs. J’étais sur le terrain, dans le camp de Za’atari, j’avais des contacts très directs avec les leaders des groupes armés qui m’ont déclaré – je cite souvent cette anecdote – : « François, si nous sommes cinq dans la pièce et qu’une belle fille entre et ne donne une rose qu’à l’un d’entre nous, les autres se demanderont ce qu’il leur est arrivé. » Ce qui est arrivé, c’est qu’ils avaient trois poils de trop. Les services secrets français, jordaniens et, jusqu’à un certain point, au risque de choquer, saoudiens, ont éliminé les groupes dont ils estimaient qu’ils n’étaient pas suffisamment laïques. Vous avez probablement vu ce film intitulé Retour à Homs, décrivant le parcours d’un jeune footballeur qui a intégré Daech. Pourquoi cela ? Parce que toutes les alternatives considérées comme modérées avaient été abandonnées, trahies par les sponsors occidentaux et, jusqu’à un certain point, arabes.

Au cœur de notre dysfonctionnement intellectuel, donc politique, tant pour ce qui concerne notre action à l’étranger qu’en France, se trouve notre incapacité à accepter que des acteurs politiques puissent se référer à leur religion – relation à la religion comparable à celle de ma grand-mère savoyarde et qui n’est donc pas aussi exotique que cela ; elle n’aurait pas laissé un franc-maçon franchir le seuil de la maison, par exemple.

M. Jacques Myard. Mais elle ne lui aurait tout de même pas coupé la gorge !

M. François Burgat. Certes, mais on pourra y revenir – et je ne vous parle pas ici des djihadistes mais de ceux que nous avons exclus parce que nous considérions qu’ils n’étaient pas assez laïques.

Pour conclure, nous ne sommes pas capables d’établir un contact interactif efficace avec le corps médian – ainsi nourrissons-nous la montée aux extrêmes, comme ce fut le cas en Syrie.

M. Axel Poniatowski, président. Vient à l’esprit le fameux mot du général de Gaulle sur l’Orient compliqué – compliqué, l’Orient l’a toujours été et il le reste. Or à l’écoute de votre propos liminaire, monsieur Burgat, on a l’impression que la responsabilité de l’Occident est totale.

M. François Burgat. J’ai précisé, à l’occasion de plusieurs incises, que ce n’était pas le cas, et qu’il ne fallait pas me faire dire ce que je n’avais pas dit.

M. Axel Poniatowski, président. En même temps vous n’êtes pas entré totalement dans la problématique du Moyen-Orient lui-même ; mais sans doute allez-vous rééquilibrer votre propos qui donne l’impression, même si ce n’est pas ce que vous avez voulu dire, d’une culpabilisation complète de l’Occident.

M. Kader Arif, rapporteur. Merci pour votre passion, monsieur Burgat. Je rappellerai ce propos éclairant d’Hubert Védrine selon lequel ce ne sont plus 500 millions d’Occidentaux qui peuvent dominer le monde, imposer leur vision au reste de la planète. Il me semble qu’on n’a pas assez examiné ce point.

Je partage avec vous l’idée que la République doit réfléchir à sa capacité – qu’elle n’a plus – de donner une identité, une citoyenneté à de jeunes Français nés sur son sol et qui sont, pour des raisons familiales et autres, considérés comme musulmans – car on a tendance aujourd’hui à définir la citoyenneté de façon cultuelle – du fait de leur nom ou de leur couleur de peau.

Vous considérez que les régimes saoudien, émirati, égyptien renforcent le jeu de Daech en prônant une contre-révolution et en légitimant son discours. Quel devrait être le rôle de ces trois pays et quel discours devrait-on leur tenir ?

Ensuite, qu’est-ce qui, selon vous, pousse ces jeunes – en particulier des citoyens français, parfois des convertis – à rejoindre cette armée internationalisée qu’est Daech ?

Enfin, pensez-vous que Daech change de stratégie avec la multiplication un peu partout des attentats, alors que sa stratégie première consistait à assurer son expansion territoriale ?

M. François Burgat. Je me suis exprimé par écrit sur les motivations des jeunes recrutés, aussi transmettrai-je à la mission des analyses plus nuancées que celles que je vais vous livrer.

Un individu, soudain, adopte à notre égard une conduite de rupture totale, il nous regarde droit dans les yeux, nous fait un bras d’honneur, nous disant ne plus faire partie des nôtres mais d’eux. La première série de motivations est donc d’ordre négatif. Il faut comprendre pourquoi un individu rompt avec l’environnement auquel il appartenait. Très vite on va tomber sur les dysfonctionnements du « vivre-ensemble » que j’évoquais. Il faut faire attention à ne pas emprunter de raccourcis socio-économiques qui dépolitiseraient l’analyse car il ne faut pas nier à un acteur la qualité d’acteur politique. J’ai répondu synthétiquement, sur le site Rue89, à la problématique énoncée par Olivier Roy de l’islamisation de la radicalité. Selon lui, certains jeunes ont pété un câble et, s’il y a vingt ans, ils seraient devenus « Mao », ils se font aujourd’hui islamistes sans que leur évolution n’ait rien à voir ni avec le conflit israélo-palestinien, ni avec la colonisation qu’ils n’ont pas connue, ni avec nos bombes. Deux thèses s’affrontent, d’après Olivier Roy : la thèse culturaliste – celle de la radicalisation de l’islam aux termes de laquelle, de Bernard Lewis à Abdelwahab Meddeb, tous nos ennuis sont inhérents à la culture de l’autre : quelque chose déconne dans l’islam, les musulmans n’ont pas fait leur révolution au bon moment etc. –, et ce qu’il appelle « la vieille antienne tiers-mondiste » suivant laquelle les problèmes que nous évoquons résultent des dysfonctionnements de la décolonisation, de la résurgence de la mémoire coloniale, du message irradié par le dysfonctionnement massif du conflit israélo-arabe.

Je prends pour ma part le contre-pied de l’analyse d’Olivier Roy. Nous devons d’abord examiner les raisons pour lesquelles l’un des nôtres ne veut plus être l’un des nôtres. Alors, certes, il faudra sans doute compter avec des variables socio-économiques : il n’a pas eu le bon boulot, il est mal logé… critères que je ne nie pas mais auxquels il ne faut pas s’arrêter à moins de commettre une erreur méthodologique. Je prendrai deux exemples qui vont vous choquer pour bien faire comprendre que la microsociologie des auteurs des attentats ne suffit pas à nous informer et donc à nous donner les moyens d’agir sur le mécanisme à l’œuvre.

Si je vous apprends – et c’est vrai – que Mohamed Atta, celui qui pilotait l’un des Boeing qui s’est écrasé sur l’une des deux tours du World Trade Center à New York en 2001, avait de gros problèmes avec sa sexualité, avec les dames, si je vous dis que l’autre avait raté le baccalauréat deux jours avant de commettre son attentat et que je vous vends ainsi l’explication d’individus en situation d’échec pour vous rendre intelligible ce qui s’est passé le fameux 11-Septembre, ne pensez-vous pas qu’il va nous manquer quelque chose, à la fin ? De la même manière, si nous donnons – et je le dis affectueusement – dans l’analyse à la Dounia Bouzar et que, aveuglés, toujours, par la microsociologie, on se contente de passer l’après-midi dans l’escalier de l’HLM de la ville de Nice d’où est parti tel djihadiste et qu’on limite son explication au fait qu’il a raté le bac, n’a pas décroché un bon boulot, on va rater quelque chose. Aussi je vous demande de faire un zoom arrière.

Souvent, je critique un dessin de Plantu représentant, d’un côté, un non-musulman agressé par un musulman et qui, mort, baigne dans son sang, et, de l’autre côté, un musulman agressé par un non-musulman et qui, pour sa part, est confronté à une épouvantable caricature qui ne lui plaît pas. C’est ce que huit ou neuf Français sur dix pensent. Or faisons un léger zoom arrière et plaçons dans le ciel des Rafale, des F16 et des drones afin de nuancer cette dichotomie simplificatrice qui voudrait que les uns manient le crayon et les autres la kalachnikov. Et, je regrette, Daech, nous les avons bombardés, puis ils nous ont bombardés ; nous allons donc les bombarder encore plus…

Pourquoi donc sommes-nous rejetés par une partie du corps social français, par une infime périphérie - ne l’oubliez jamais ? Cette infime marge nous rejette par les armes, mais bien plus nombreux sont ceux qui ne peuvent plus nous voir en peinture, croyez-moi. Dimanche dernier, je me trouvais à Saint-Denis et j’ai discuté avec les représentants d’associations musulmanes pendant quatre heures : la tension est forte ; certes, ils ne vont pas poser des bombes demain matin mais le désarroi est de tous côtés tant on n’envoie que des signaux qui contredisent ce qu’on voudrait voir. Et que voit-on ? Netanyahou défiler en tête de cinquante chefs d’État qui luttent contre le terrorisme…

En somme, je vous demande de garder à l’esprit que les dysfonctionnements que nous constatons, concernant le « vivre-ensemble », ne sont pas seulement de nature socio-économique. Les derniers arrivés souffrent de nos politiques à l’égard des pays auxquels ils sont liés, par exemple, par la confession.

Ils nous disent merde, certes, mais alors pourquoi ne partent-ils pas sur la côte Ouest des États-Unis ? Pourquoi rejoignent-ils Daech ? Nous devons donc étudier, ici, les ressources positives de Daech, en quoi cette organisation attire des gens, ce qu’elle leur propose qu’ils n’ont pas obtenu au sein de leur groupe d’origine. On peut prendre l’inverse des motivations négatives : un individu qui n’était pas assez considéré dans son tissu national d’origine bénéficiera de ce qu’on appelle en anglais un empowerment, des ressources de pouvoir qu’il n’avait pas auparavant, il jouira d’une certaine reconnaissance ; mais le phénomène va plus loin. Un jour, quelqu’un m’a dit : « Cessez de comparer les djihadistes français avec les jeunes Français de confession israélite qui vont s’engager au sein de Tsahal ! » Une mobilisation transnationale sur une base confessionnelle n’est pas un phénomène nouveau et on m’a fait valoir à très juste titre qu’un jeune qui partait au sein de Tashal casser du Palestinien dans des conditions juridiques proches de l’illégalité ou qu’un Français qui s’engageait dans les milices de l’extrême droite libanaise pendant la guerre civile n’allait pas rentrer en France, lui, pour jeter des bombes. C’est un argument de poids mais on peut tout de même y répondre : un jeune Français de confession israélite, quel que soit le discours des autorités communautaires israélites, quand il rentre, c’est dans un pays qui ne manifeste pas tous les matins une hostilité irréductible à l’encontre du pays où il s’est rendu, quand bien même un discours de propagande soutient que la France est devenue antisémite. Le jeune qui s’engage auprès de Daech, lui, a le sentiment que le terroir qu’il a quitté fait partie de ceux qui l’empêchent de vivre son rêve communautaire sunnite dans le pays qu’il a rejoint. En effet, sa motivation positive est de pouvoir faire là-bas ce qu’il ne peut pas faire en France : vivre toutes les exigences sociales de sa religiosité – ces exigences fussent-elles excessives, je ne porte pas ici de jugement mais je décris ce que ce jeune a dans la tête. Il fait sa hijra et s’aperçoit que le pays où il va pouvoir vivre son islam est menacé par le pays qu’il vient de quitter et qui l’empêchait de vivre son islam. Le malentendu qui a nourri son départ va ainsi s’exacerber quand il constatera que la France bombarde son pays d’accueil.

Présidence de M. Jean-Frédéric Poisson

Pour ce qui concerne les pays du Golfe, il me faudrait faire de grands détours, mais je vais tâcher de donner quelques points de repère.

D’abord, le ressort de la politique de l’Arabie Saoudite n’est pas idéologique. Arrêtons de penser que ce pays n’a qu’un rêve consistant à vouloir exporter son wahhabisme. Les Saoudiens n’ont qu’un rêve en se réveillant le matin : garder le pouvoir à n’importe quel prix, au prix de n’importe quelle concession idéologique, à savoir en étant capable de prendre appui sur des acteurs qui, sur le papier, leur sont hostiles. Je peux vous donner des dizaines d’exemples parmi lesquels le cas yéménite est particulièrement évocateur. Les Saoudiens ont soutenu le sud communiste contre le nord religieux au moment de la guerre civile de 1994. Au début de la crise qui a conduit à la coalition actuelle, les Saoudiens, je vous l’assure, ont soutenu les rebelles chiites, les Houthis, contre le président élu, contre le système institutionnel issu du processus de consultation nationale. Les chiites ne sont pas le vrai ennemi des Saoudiens, même s’ils le sont, certes, dans un cadre régional plus large, mais ils ne menacent pas leur trône car même s’ils doivent compter avec une minorité chiite, elle ne peut pas prétendre mettre en danger le pouvoir politique des Saoud. Les ennemis des Saoud sont sunnites !

Comme je l’ai précisé l’autre jour, la guerre n’est pas entre l’Iran et l’Arabie Saoudite, entre les chiites et les sunnites, mais il s’agit pour le régime saoudien de régler ses comptes avec son opposition car il est menacé par les modérés d’un côté et par les radicaux de l’autre. La pression des radicaux étant devenue plus forte, le régime saoudien a cessé de soutenir les Houthis qui affaiblissaient les Frères musulmans de l’Islah, ses adversaires modérés. Il a donc concentré ses efforts sur les radicaux par deux opérations : il est entré en guerre bruyamment et est allé casser du chiite à la périphérie du monde arabe pour signifier que les radicaux sunnites n’avaient pas le monopole de la défense des sunnites. Quand le régime a procédé à l’exécution de quarante-sept personnes dont quarante-trois sunnites, a-t-il voulu envoyer un message à l’Iran ? Certainement pas. Il est vrai qu’il a sous-estimé l’impact de son geste vis-à-vis de l’Iran ; il voulait en fait envoyer un message aux sunnites radicaux, leur rappeler, d’une part, que le bâton était toujours là, mais encore, d’autre part, qu’il allait les prendre sur le terrain du radicalisme anti-chiite et leur démontrer que lui aussi pouvait assassiner un ou deux chiites, dont Nimr Baqer al-Nimr qui n’était pas un terroriste, quand les autres l’étaient véritablement. Il s’agissait pour le régime de ne pas laisser à ses adversaires le monopole d’un radicalisme anti-chiite très légitimant.

Il faut donc désidéologiser notre lecture de la stratégie des monarchies du Golfe. Il est ainsi totalement faux de prétendre que le Qatar a impulsé le printemps syrien – faux, comme le montre la chronologie. Si vous viviez en Syrie, vous sauriez que la dernière colline avant d’arriver à Damas était toute éclairée par le palais de l’émir du Qatar, qui avait d’excellentes relations avec Bachar el-Assad. Il a fallu cinq semaines pour que la situation se dégrade. Le cheikh al-Qaradaoui a reproché au régime syrien de tirer avec des armes pourvues de vraies munitions contre les manifestants pacifiques. Bachar l’a très mal pris, a demandé des excuses, après quoi l’émir du Qatar a envoyé son fils pour les présenter, ce qui n’a pas suffi. La situation a dégénéré et, au bout de quatre ou cinq semaines, la chaîne de télévision al-Jazira est entrée dans la danse et le Qatar a alors soutenu l’opposition syrienne. L’Arabie Saoudite, de son côté, plus précisément les élites saoudiennes au pouvoir n’ont pas soutenu les groupes radicaux – elles étaient même plus laïques que les Qataris. Les Saoudiens voulaient avoir affaire uniquement avec les officiers qui avaient fait défection.

Débarrassons-nous donc de cette variable idéologique beaucoup trop encombrante pour expliquer le comportement des acteurs.

Si l’on considère l’Iran, les intérêts stratégiques sont beaucoup plus forts et il faut compter avec la paranoïa des élites au pouvoir qui date de l’époque où on leur a balancé l’Irak dans les jambes, avec la paranoïa suscitée par l’hostilité sunnite dans leur périphérie. De la même manière, les Saoudiens développent une paranoïa contre absolument tout ce qui menace leur pérennité au pouvoir.

De là à considérer que l’Arabie Saoudite est un Daech qui a réussi, cette idée ne me plaît pas non plus pour une raison qu’on peut lier à mon refus de l’explication islamologique de la déchirure du tissu national français. Quand on veut se rebeller, quelle que soit sa culture, quelle que soit sa langue, quelle que soit sa religion, on trouve le lexique qui légitime sa rébellion, mais ce ne sont pas ses lectures qui vont radicaliser quelqu’un ; il va devenir radical s’il prend une baffe, puis une deuxième, une troisième, puis un coup de pied, un deuxième… au bout d’un moment, il va péter un câble et prendre ce qui, dans le paysage, peut servir à exprimer, légitimer son refus, son besoin de confrontation avec l’environnement qui l’opprime – cela pourra être un langage assimilé au wahhabisme. Mais ce n’est pas le lexique des acteurs qui détermine leur comportement, ce sont des considérations politiques. Redevenons des hommes politiques dans nos raisonnements. La suridéologisation d’un différend politique permet toujours de se sortir d’une impasse alors que si on revient sur le terrain du politique, on est obligé de distribuer les responsabilités.

Ainsi ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, monsieur Poniatowski : je n’ai pas soutenu que la totalité des dysfonctionnements politiques dans le monde arabe était d’origine occidentale. J’ai ajouté, il est vrai, que la responsabilité du plus fort est plus forte que la responsabilité du plus faible
– considération que j’assume : à chaque fois que c’est nous qui, dans un rapport de force, sommes en situation d’hégémonie, c’est nous qui portons la plus grande part de responsabilité dans le dysfonctionnement de la relation. Alors, oui, s’il fallait faire un choix cruel, je dirais que nous portons une part de responsabilité supérieure. Le mode d’intervention des Américains dans le tissu de la société irakienne depuis 1990 est la clef de lecture – c’est nous qui avons fabriqué ce long tunnel de violence au bout duquel apparaissent des individus en rupture totale.

Pour finir, je vous infligerai une métaphore facile à retenir. Certains considèrent que je me trouve en empathie dangereuse avec les acteurs de l’islam politique et estiment qu’on ne devrait plus m’appeler Burgat mais Burqa. Un de mes partenaires dans l’analyse de la situation syrienne s’appelle René Naba ; eh bien, depuis qu’il m’a appelé Burqa, je l’appelle René Nabachar puisque, selon moi, il est un propagandiste du régime syrien. Je préférerais toutefois une autre déformation de mon patronyme, c’est un mot inconnu du grand public français : Bucca. Camp Bucca est le camp de détention américain, en Irak, par lequel est passé presque tout le leadership de Daech – Baghdadi est sorti de Bucca. Après la machine à laver du baasisme, après la violence extrême de l’intervention américaine – je pense notamment à Falloujah –, on remet les habitants aux mains de leurs adversaires de toujours, les chiites ; aussi, au bout du tunnel de l’humiliation, on a cette catégorie d’individus en rupture absolue avec nous.

M. Joaquim Pueyo. J’ai été quelque peu surpris de vous entendre dire que le problème, c’était la France. Dans ces conditions, c’est aussi l’Espagne, le Royaume-Uni, la Belgique, le Danemark, le Canada…

M. François Burgat. C’est nous tous !

M. Joaquim Pueyo. Mais c’est aussi l’Algérie lorsque le Front islamique du salut (FIS) a provoqué de nombreux attentats, c’est l’Égypte… et, donc, pas seulement l’Occident.

Le sujet est la lutte contre tout ce que représente Daech. Je suis un homme politique socialiste et donc attentif aux valeurs républicaines que nous avons mis beaucoup de temps à mettre en place en France. Vous avez évoqué les dysfonctionnements du « vivre-ensemble » dans notre pays ; or ce n’est pas nouveau : ils existaient également au XIXe siècle quand les ouvriers quittaient le monde rural pour aller travailler dans les mines – et pourtant cela n’a pas débouché sur des attentats tels que ceux que nous venons de subir.

Faut-il lutter contre ce que représente Daech actuellement et sous quelle forme ? En effet, dans plusieurs régions du monde, les fondamentalistes islamiques combattent les libertés démocratiques, ce que représente l’Occident.

Vous expliquez que certains jeunes trouvent en Daech ce qu’ils n’ont pas pu trouver en Occident. Donnez-moi des exemples concrets car quand on entend le témoignage de certaines personnes qui se sont rendues en Syrie, ce qu’elles y ont trouvé n’est pas glorieux : la violence, l’arbitraire, la charia – loi monstrueuse à mes yeux. Aussi, j’y insiste, devons-nous travailler ensemble pour lutter contre Daech ?

Je suis allé aux Émirats arabes unis il y a très peu de temps en tant que président du groupe d’amitié avec ce pays, qui a créé une organisation, appelée Hedaya – peut-être la connaissez-vous –, qui est une institution internationale de formation, de dialogue, de collaboration et de recherche pour lutter, précisément, contre l’extrémisme violent. Les Émirats ont par ailleurs mis en place une nouvelle organisation, Sawab, chargée d’élaborer une contre-propagande contre Daech.

Comme vous êtes chercheur au CNRS, je souhaite vous poser une deuxième question. Je connais bien les pays du Maghreb, moins que vous, certes, mais je me suis rendu des dizaines de fois au Maroc, des dizaines de fois en Tunisie, des dizaines de fois en Égypte – je parle un peu l’arabe égyptien –, or, combien de jeunes Égyptiens m’ont demandé de venir en Europe ! Pas des dizaines, mais des centaines, des milliers ! Pourquoi veulent-ils venir ? Peut-être pensent-ils qu’en Occident il y a des valeurs positives comme la laïcité, la démocratie, la tolérance.

M. Jacques Myard. Votre intervention, monsieur Burgat, présente au moins le mérite d’être directe et de permettre le débat. Je suis d’accord avec vous sur un point majeur : on peut regretter, en France, et sans doute dans d’autres pays européens, voire occidentaux, la faute structurelle consistant à vouloir traiter les problèmes de politique étrangère en fonction des problèmes de politique intérieure, en fonction des opinions publiques – c’est là un gros handicap des princes qui nous gouvernent, comme on l’a vu dans l’affaire syrienne.

Il est également exact que nous avons commis une faute en montrant des femmes très évoluées, occidentalisées, comme représentatives d’un courant profond au sein de ces pays. Ce n’est pas vrai. Je me souviendrai longtemps de ce jour, à Alger, où Yvette Roudy, féministe notoire, m’avait appelé à son secours pour la défendre contre des femmes algériennes faisant valoir qu’elles avaient leur propre culture et nous demandant d’arrêter de nous mêler de leurs affaires.

Reste, vous avez raison, une suite de frustrations nées de problèmes non résolus, de partis pris de la France dans un certain nombre de conflits qu’on a laissés pourrir. Mais il ne s’agit plus de pleurer sur la cruche cassée. Or ce qui résulte de votre exposé, c’est que nous avons chez nous un certain nombre de personnes qui ne se reconnaissent plus dans les principes de la République et qui ont adopté, si je puis dire, un autre logiciel identitaire.

M. François Burgat. Je n’ai pas dit cela !

M. Jacques Myard. Ce sont des considérations extrêmement graves. Bien sûr qu’ils ont pris des gifles, qu’il existe des problèmes économiques et sociaux – mais ils ont une dimension religieuse qui nous échappe car la République est a-religieuse. Si je vous ai bien compris, il y aurait deux cultures qui risqueraient d’entrer en conflit, l’une n’ayant pas la même vision du monde que la nôtre, cela au sein même de cette République que nous aimons.

Comment faire pour sortir de ce hiatus ? Car si nous suivons votre logique, je suis désolé, mais il n’y a pas de solution.

M. Joaquim Pueyo. Absolument !

M. le rapporteur. Je ne vais pas défendre M. Burgat, il n’en a pas besoin, mais, monsieur Myard, si vous permettez, cette question touche des éléments que nous avons du mal à évoquer entre nous en tant que républicains. En ce qui concerne les individus d’origine maghrébine, puisque l’on ne parle que d’eux, des individus supposés de confession musulmane – enfermement qui parfois pèse beaucoup sur ces Français –, je suis inquiet – j’ai eu l’occasion de l’exprimer devant mon groupe – d’une réalité qui dépasse la dimension socio-économique. Imaginez, en particulier, le silence auquel ils s’astreignent de peur de provoquer. Nous devons nous demander, en tant que républicains – et de toutes tendances confondues –, comment la République peut donner une identité et une citoyenneté sans qu’elles se forgent ailleurs. Or, ce phénomène ne touche plus seulement les gens en difficulté sociale mais également des gens qui ont réussi, et c’est inquiétant.

M. Jacques Myard. Il faut donc trouver une solution.

M. le rapporteur. C’est pour moi une vraie interrogation.

M. Jean-Marc Germain. J’ai lu votre réponse à Olivier Roy, monsieur Burgat, et j’ai noté que vous lui reconnaissiez au moins le mérite d’avoir quelque peu renversé la façon de voir les choses et de ne pas se contenter de l’approche simpliste consistant à ne voir dans le phénomène que nous évoquons qu’une radicalisation de l’islam. On ne peut toutefois s’affranchir de l’examen du parcours des personnes impliquées dans les récents attentats commis en France ou ailleurs car il s’agit peu ou prou des mêmes profils. Ce qui frappe souvent, en effet, en dépit d’exceptions – et c’est pourquoi je n’ai pas lu, pour ma part, l’article d’Olivier Roy comme excluant totalement l’explication culturelle ou cultuelle, ni l’explication tiers-mondiste – c’est la rapidité de la conversion à l’islam et du passage à l’acte, au sein de familles dont on comprend qu’elles n’étaient pas spécialement marquées par le conflit israélo-palestinien.

Je trouve un peu noire votre vision de ce qui se dit dans les milieux musulmans, en France, sur la manière dont est perçu le « vivre-ensemble » ; je n’ai en tout cas pas, dans ma circonscription, la même perception que vous. On ne peut faire abstraction du fait que, dans le cas d’individus en situation personnelle fragile, Daech, avec le système de communication très perfectionné qui caractérise cette organisation, fournit un modèle clef en main qui donne du sens à leur vie et leur donne les moyens logistiques de passer à l’acte de façon extrêmement violente. Or bien le décrypter permet de lutter efficacement contre ce type de mécanisme.

Par ailleurs, je ne trouve pas équilibrée votre position sur le conflit israélo-palestinien. On n’a rien à gagner à simplifier les choses de façon provocante comme vous le faites sur un sujet aussi sensible : vous agitez des allumettes près du gaz. Reste qu’il est utile, comme vous vous y employez, de renverser le point de vue traditionnel – Olivier Roy a su le faire à sa manière.

À partir de la vision du monde que vous développez devant nous de manière très caricaturale, quelles perspectives envisagez-vous pour la Syrie et pour l’Irak ? Car nous ne sommes pas allés en Irak par plaisir ni pour des raisons de politique intérieure, que la droite soit au pouvoir ou la gauche. De même, quand, au parti socialiste, nous avons soutenu l’intervention en Libye, ce n’était pas du tout pour appuyer Nicolas Sarkozy mais – et peut-être nous sommes-nous trompés – pour éviter un massacre à Misrata. Nous ne sommes pas du tout allés en Syrie pour nous faire plaisir ou pour gagner les élections régionales – c’eût été bien maladroit au vu de leurs résultats – mais au nom de la responsabilité de la France, alors qu’un conflit – qu’on le qualifie de guerre civile ou autre – avait déjà provoqué la mort de plusieurs centaines de milliers de personnes ; et la France ne peut être suspectée d’intervenir pour défendre des intérêts pétroliers ou géostratégiques. C’est pour ces raisons que, en tant que républicains, nous avons défendu ces interventions.

Compte tenu de votre connaissance de la situation du monde arabe, pensez-vous que le processus engagé à Vienne ait un avenir ? Sinon, envisagez-vous d’autres solutions ? Car on comprend de vos propos que vous nous suggérez de nous retirer de Syrie, de cesser nos bombardements, et de laisser les acteurs régler leurs problèmes entre eux, à savoir entre Bachar el-Assad, qui a ses défauts mais qui représente le monde musulman républicain laïque, comme vous le qualifiez, et son opposition.

M. François Burgat. Au nombre des péchés que me reprochent les gens qui ne m’aiment pas, il y a le fait que je ne me sois pas opposé à l’intervention française en Libye. Je ne suis pas dans une posture angélique ni antinationale
– mon drapeau, je l’aime beaucoup, je l’ai promené sur mon sac à dos quand, étudiant, je faisais le tour du monde ; je l’ai brandi, au Yémen, en 2003, alors que les gens nous applaudissaient, dans les villages, parce que nous étions, en tant que Français, identifiés à la sagesse de M. de Villepin.

Quand je dis que le problème, c’est la France, j’entends que la désignation unilatérale des responsables de la violence n’est pas fonctionnelle ; ce n’est pas qu’elle n’est pas gentille, je raisonne de façon cynique : si nous voulons résoudre le problème, nous devons cesser de désigner une composante du tissu national. C’est en ce sens que je considère que le problème, c’est la France. Et, oui, le problème, c’est l’Europe, c’est chacune des enceintes politiques où on ne règle pas ses comptes à l’aide des mécanismes institutionnels. Or si les mécanismes de représentation ne fonctionnent pas, il en résulte répression et radicalisme politique.

Je me méfie de l’idée selon laquelle la communication de Daech serait l’origine du problème. Il s’agit là d’une sorte d’atavisme analytique qui nous mène directement au contresens. Je pourrais vous faire l’historique de cette propension jusqu’à l’utilisation par les islamistes de cassettes audio. Nous avons toujours éprouvé un certain déplaisir à voir chez ceux qui nous résistaient une capacité à utiliser les technologies de communication comparables aux nôtres ; et le dernier affront de ces salauds contre nous est de faire des vidéos de propagande aussi efficaces que les films hollywoodiens, ce qui nous apparaît insupportable. Je ne pense pas qu’il faille nous concentrer sur les formes, sur les vecteurs de l’expression de la mauvaise humeur de l’autre, parce que nous serons systématiquement conduits, ainsi, à avoir les mêmes réflexes de dépolitisation de leur action. Je vous ramènerai tout le temps, pour ma part, à une constante : si nous sommes les destinataires d’un certain coefficient d’hostilité, c’est que nous avons manqué un certain nombre de nos tâches vis-à-vis de l’autre.

Pour nuancer ce que j’ai dit pour me démarquer d’Olivier Roy, j’admets que s’il existe un dénominateur commun selon lequel les djihadistes sont plutôt des gens qui ne s’étaient pas complètement accomplis, on compte de très nombreuses exceptions. Olivier Roy affirme que les djihadistes sont rejetés par leur milieu familial ; eh bien, moi, je lui propose de l’emmener à Aix-en-Provence voir la famille Ayachi : le père a suivi le fils qui venait de mourir au djihad. Nous avons d’autres exemples où c’est la mère qui a suivi la fille. Ce n’est pas parce que la famille d’un djihadiste sait bien qu’elle ne peut tenir qu’un discours de criminalisation totale de ce qu’il a fait, qu’il faut croire que le mal-vivre de ceux qui passent à l’acte ne trouve aucun écho chez les musulmans de France. Bien sûr, des musulmans de France se félicitent de tous les progrès accomplis grâce aux mécanismes politiques et se sentent mieux intégrés mais chaque déclaration, pour l’heure, à mon avis, nous entraîne dans le mauvais sens.

Monsieur Pueyo, selon moi, les Émirats arabes unis, c’est le pire des pays de la région. Cela dit je les aime bien moi aussi, je les ai traversés en voiture et j’en ai une certaine connaissance sociologique. Reste que la diplomatie des Émiratis et des Saoudiens à l’égard des printemps arabes, à l’exception de la Syrie, a œuvré pour déclencher des proxy wars (guerres par procuration) afin de les faire capoter : les responsables d’Ennahdha avaient très peur de l’interventionnisme des Émiratis destiné à soutenir l’ancien régime. Les Émiratis ont une peur absolue non pas seulement des radicaux mais, eux aussi, des modérés. Leur dispositif diplomatique consiste donc à discréditer ce qui s’est passé en Tunisie et qu’ils ne peuvent pas supporter : une transition à la régulière qui ne débouche pas sur le chaos. Et le jeu actuel des Émirats dans la région me paraît extrêmement pervers.

Pour ce qui est de la déradicalisation idéologique, elle va consister à réapprendre aux intéressés à lire le coran dans le bon sens, à leur expliquer que cette sourate-là n’est pas bonne… Je ne crois pas à de tels mécanismes car je crois que la radicalisation n’est pas idéologique mais politique. Ce sont donc les dysfonctionnements du politique qu’il faut traiter. Si vous me torturez, je vais devenir un intégriste savoyard et j’entrerai en tension, moi qui suis de la basse Savoie, avec les gens de la Haute-Savoie et je trouverai un lexique pour exprimer la légitimité de mon combat. Or si l’on se fixe sur le seul lexique, alors on organisera des séminaires de déradicalisation…

Vous avez trouvé que je m’exprimais de façon provocatrice ; je vais aggraver mon cas. J’ai été sollicité pour participer à un séminaire de déradicalisation. J’ai accepté à condition que, dans la salle, il n’y ait pas que des musulmans : il faut que nous nous examinions tous. C’est en ce sens que j’affirme que le problème, c’est la France et pas les musulmans : nous allons tous examiner ce qui, dans nos comportements respectifs – c’est-à-dire que je ne m’oublie pas –, empêche que la mayonnaise citoyenne ne prenne.

Vous considérez que j’ai « noirci » le conflit israélo-arabe, que je l’ai traité simplement. En quoi ? Dès lors que, quand la guerre de Gaza commence au mois d’août, il nous faut quinze jours de répression militaire pour que notre ministre des affaires étrangères prononce le mot « massacre », dès lors que la manifestation la plus importante qui se déroule dans Paris conduit le journal Libération à titrer sur « les nouveaux antisémites », dès lors que l’arme de l’antisémitisme est brandie systématiquement quand s’expriment des réticences face aux raccourcis que prend le gouvernement Netanyahou, vous pouvez bien continuer de parler de déradicalisation, à espérer faire des programmes de réhabilitation de nos valeurs, ce sera en vain.

Le plus important –et je m’adresse en particulier à monsieur Myard – est qu’on ne refuse pas nos valeurs, qui sont des valeurs communes. L’illustre une phrase très forte que m’a dite il y a vingt ans un leader des Frères musulmans jordaniens, Leith Chbeilat, une phrase gravée dans ma mémoire : « François, si, simplement, l’Occident respectait ses valeurs, nous serions tous occidentaux. » Ceux qui sont en tension avec le centre, en France, ne luttent pas contre nos valeurs mais contre notre incapacité à les respecter. La France est perçue comme un pays dont les lumières n’éclairent qu’un côté de la route, un pays dont les valeurs sont à géométrie variable, où le service public est celui des uns et pas des autres. Voilà ce qui est au cœur du dysfonctionnement du « vivre-ensemble » : le « deux poids, deux mesures ». Hier soir, sur Arte, au cours d’une émission où l’on entendait Philippe Val, je n’ai pas pu résister à dire de nouveau une grosse bêtise : comment peut-on continuer à nous dire que Charlie Hebdo est le temple de la liberté de penser alors qu’en vingt-quatre heures on a vidé Siné pour avoir fait une plaisanterie jugée antisémite ? Comment voulez-vous vendre cette idée des Lumières, des valeurs à de jeunes collégiens lorsqu’ils peuvent dégainer un argument aussi péremptoire ? Songez de nouveau à la caricature : un musulman agressé, ce n’est pas seulement un musulman qui regarde une caricature, c’est un musulman qui subit les bombardements des drones américains, des Rafale français et des F16 israéliens.

Tant que nous aurons cette épine dans le pied – le non-respect par nous-mêmes de nos valeurs –, nous aurons une grande difficulté à affirmer leur universalité. Mais, encore une fois, monsieur Myard, ce n’est pas, je le répète, parce que certains pour qui la religion tient une place importante disent « Bismi-l-lâhi » le matin que je vais me séparer d’eux ; je vais voir ce qu’ils font après. Donnent-ils dans le sectarisme et le radicalisme, comme Daech, ce serait franchir une ligne rouge que je trace moi aussi, me trouvant du même côté que vous et je laisse cours alors à ma violence républicaine. Mais s’ils gèrent simplement le politique dans le cadre de l’agenda républicain tout en ayant un coefficient de religiosité plus fort, je ne couperai pas les ponts ; or c’est ce que nous avons fait. Ainsi, nous n’avons pas voulu les bisounours égyptiens et nous avons les djihadistes ; en stigmatisant des acteurs politiques dont l’agenda, concrètement, était acceptable, compatible avec nos valeurs, nous avons contribué à l’émergence d’une nouvelle catégorie d’acteurs politiques beaucoup plus inquiétante.

M. Yves Fromion. J’en reviens à la scène moyen-orientale : je suis d’avis, comme vous et comme beaucoup, que ce ne sont pas les Occidentaux, quels qu’ils soient, qui vont régler les problèmes qui se posent dans cette partie du monde où ils ont déjà fait la preuve de leur incapacité.

Quelles sont dès lors, à vos yeux, les perspectives de sortie de crise ? On a, d’une part – vous y êtes revenu – l’antagonisme entre l’Iran et l’Arabie Saoudite et, de l’autre, des conflits suffisamment complexes pour que je n’en saisisse pas toute la subtilité. Je constate seulement l’existence d’une masse de problèmes, d’obstacles tels qu’on se demande vraiment comment parvenir à retrouver ou donner une certaine stabilité à cet espace dont nous dépendons. Surtout, comment faire durer une telle stabilité en tâchant de faire en sorte qu’elle soit acceptée sur place, une stabilité imposée n’ayant aucun sens – nous avons vu ce que cela a donné quand nous nous y sommes essayés. Peut-on envisager une évolution positive de la situation et comment l’Occident peut-il y contribuer ?

M. Olivier Faure. Je trouve votre discours provocateur salutaire, monsieur Burgat, en ce qu’il permet d’aller au fond des choses même si l’on ne partage pas l’intégralité de ce que vous affirmez. Vous nous obligez à garder les yeux ouverts, à ne pas réfléchir avec un seul hémisphère de notre cerveau et donc à analyser la situation non seulement du point de vue occidental mais aussi du point de vue de ceux que nous combattons aujourd’hui. Les comprendre, c’est mieux les percer à jour et, peut-être, mieux nous défendre demain.

Je souhaite que nous en revenions à l’intitulé de la présente mission : son objet n’est pas de définir la façon dont nous sortirons de la crise moyen-orientale mais d’examiner le financement de Daech. Je souhaite que vous utilisiez votre connaissance de ce monde pour nous dire qui a intérêt à faire prospérer Daech, ce qui pourrait nous guider dans nos recherches ultérieures. Vous nous avez très bien expliqué que l’intérêt des Saoudiens n’était pas l’extension du wahhabisme mais le maintien de la dynastie actuelle au pouvoir. Au-delà de ceux qui se livrent à un commerce classique – marché noir, pétrole, œuvres d’art… – quels sont les alliés objectifs de Daech dans le monde arabe, occidental ou asiatique ?

M. François Rochebloine. À propos de l’affaire syrienne, vous avez longuement évoqué Daech, monsieur Burgat, mais pas les minorités ; quel est votre sentiment sur ce point particulier ? Ensuite, pour vous, internet n’est pas le problème. Or nous avons auditionné avant vous Myriam Benraad qui, elle, nous a assuré tout le contraire et qu’il faudrait presque éradiquer internet.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Voilà qui relève d’une interprétation libre.

M. François Rochebloine. En effet, il s’agit de mon interprétation des propos de madame Benraad.

En outre, je souhaite connaître votre sentiment à propos de Bachar el-Assad : devrions-nous avoir avec lui des contacts, comme certains de nos collègues qui l’ont rencontré, ou bien devons-nous continuer de l’ignorer ?

Enfin, certains se sont sentis blessés par les caricatures ; or, si les réactions qu’elles ont provoquées sont inacceptables, condamnables, n’y a-t-il pas des limites à la provocation, ainsi que je me l’étais demandé au lendemain des attentats de janvier 2015 ?

M. François Burgat. Les modalités de la sortie de crise échappent complètement au rôle de quelqu’un qui se veut chercheur en sciences sociales mais je vais me mouiller. La sortie de crise, selon moi, ne passe pas par l’écrasement militaire de Daech. Cet écrasement est éventuellement pensable mais il n’y a pas de relève politique actuellement. Il y a un peu plus d’un mois, je me trouvais à Erbil et je m’entretenais avec un haut responsable religieux sunnite. J’ai été frappé par son éloquence : en quelques minutes, beaucoup plus convaincant qu’un Saoudien, il m’a expliqué toutes les raisons pour lesquelles un musulman kurde sunnite ne pouvait pas manger du pain de Daech. Quelle est l’alternative, lui ai-je demandé ? « Il n’y en a pas, Burgat, m’a-t-il répondu ; ils se sont alliés avec les chiites, ça a donné ce que ça a donné ; ils se sont alliés avec les Américains, ça a donné ce que ça a donné… » Que va-t-il alors se passer ? « Ça va durer, puis ça va forcément changer. S’ils ne vivent que de la ressource de la terreur, il y aura forcément une interaction et les choses vont évoluer. »

Je dis parfois que si je n’ai rien compris à l’Irak, c’est parce que j’étais trop ami avec Hocham Daoud, lui-même étant trop proche de Nouri al-Maliki : aussi ne m’a-t-il pas informé que l’Irak dysfonctionnait massivement. C’est ce que je lui ai dit tout à l’heure amicalement au Sénat. Hocham Daoud, dans un article qu’il a publié dans L’Humanité il y a quelques jours, affirme quelque chose d’essentiel et nous avertit : si vous mettez Daech par terre sans avoir prévu de solution institutionnelle alternative, vous allez fabriquer quelque chose d’encore pire. Donc, je le répète, la porte de sortie de la crise syrienne n’est pas l’écrasement militaire de Daech. Je vais vous confier un secret : il y a au moins un membre du Gouvernement qui était d’accord avec moi quand je l’ai affirmé avec une rare violence sur l’antenne de Radio France internationale (RFI), ministre dont le directeur de cabinet m’a appelé pour me rencontrer, me disant du bien de mon argumentaire.

C’est que nous sommes entrés dans la crise syrienne par la mauvaise porte. Nous avons expliqué au monde entier pendant quatre ans que nous ne pouvions rien faire, à cette nuance près que nous avons déclaré, après le massacre à l’arme chimique, que nous étions éventuellement prêts à y aller. Et la question n’est pas de mener, ou pas, une politique d’ingérence puisque la crise syrienne est déjà le produit d’une ingérence massive : il n’y aurait pas eu de crise sans l’ingérence iranienne et russe. Depuis 2012, le régime syrien vit d’une perfusion de ressources militaires étrangères. La crise syrienne est internationale. N’aurions-nous pas dû, à tel moment, rééquilibrer les ressources militaires pour rendre possible une sortie politique ?

Le représentant de l’Union européenne, encore à Damas, m’a déclaré ne pas croire aux négociations annoncées parce que, pour qu’il y ait une transaction politique, il faut que les deux acteurs sentent qu’il s’agit d’une porte de sortie. Or Bachar al-Assad n’a plus besoin de porte de sortie : toute son opposition militairement dangereuse est fracassée par les frappes russes. En une phrase : la porte de sortie de la crise syrienne revient à abandonner l’option « tous contre Daech et seulement contre Daech », organisation qu’on doit donc laisser subsister un certain temps, et consiste à reprendre le processus politique en Syrie qui ne sera possible que si nous ne chatouillons pas Bachar al-Assad. Les Russes sont cyniques, ils ne sont pas amoureux de Bachar al-Assad, ils veulent nous ennuyer, nous faire un bras d’honneur, attitude à laquelle il faut ajouter un coefficient d’islamophobie chez Poutine. L’Iran et la Russie doivent être les acteurs de ce changement.

J’en viens à la question sur les minorités avec une phrase provocatrice : Bachar al-Assad n’est pas le protecteur des minorités, mais il les instrumentalise pour se protéger. Si vous voulez que des minorités vivent bien dans leur environnement, il faut vous occuper de la majorité. Il faut que le système politique, dans cette région du monde, soit fonctionnel pour que personne n’éprouve le besoin de s’en prendre au plus faible pour envoyer des messages aux Occidentaux afin de les faire changer de dispositif. La question des minorités ne peut pas être le prisme à travers lequel nous lisons la crise.

M. François Rochebloine. Le nombre des victimes est important, tout de même !

M. François Burgat. Certes, mais elles ne peuvent pas être ce qui détermine notre action. L’autre jour, j’entendais un débat sur l’Irak et l’un des protagonistes déplorait le départ des chrétiens de Mossoul. Son interlocuteur, de Mossoul, lui a répondu que, depuis trois ans, 5 % des chrétiens en sont partis mais que si l’on prend le chiffre des dix dernières années, il s’élève à 60 % ! Le statut des minorités dans le tissu politique oriental n’a pas été structurellement affecté par les derniers épisodes, mais il a été instrumentalisé de façon particulièrement visible. Aussi le départ des chrétiens d’Irak est-il un phénomène structurel qui n’a pas du tout attendu l’émergence de Daech. Encore une fois, pour protéger les minorités, il faut s’occuper efficacement de la majorité. Il faut que le système politique redevienne fonctionnel dans l’ensemble de l’espace concerné afin que le segment faible de la société ne paie pas le prix de la tension, du dysfonctionnement du système politique central. Ainsi, quand un couple va mal, c’est la femme qui en paie le prix et parfois c’est le chien qui reçoit des coups de pied.

Pour ce qui concerne la question posée par M. Faure, il faut comprendre que Daech peut occuper un certain espace grâce à ses ressources propres. Il faut arrêter de considérer qu’il s’agit d’une marionnette de l’Arabie Saoudite. Toutefois, dans certains cas, la présence de Daech n’est pas due à la présence de ressources positives mais à une manœuvre tactique du régime syrien. Si Daech est entré dans Palmyre, où l’armée syrienne n’a absolument pas combattu, j’ai le sentiment que c’est parce que le régime souhaitait que les soldats de Daech fassent ce qu’on savait bien qu’ils allaient faire : nous emmerder, frapper où ça fait mal, à savoir toucher les antiquités. Qui souhaite le maintien de Daech ? Celui qui l’instrumentalise, à savoir – c’est une évidence absolue – le régime syrien. Je me souviens, lors des négociations de Genève I, qu’un membre de la délégation syrienne brandissait sa tablette ou son téléphone portable en disant : « Vous voulez que je vous montre le siège de Daech à Rakka ? Pourquoi ne le bombardez-vous pas ? » Le régime syrien ne s’en est pas pris de façon frontale à Daech. Depuis le début du conflit, il voulait Daech qui lui-même ne voulait pas, en priorité absolue, la fin du régime syrien.

L’internationalisation du conflit s’est bien sûr également réalisée au profit de Daech mais je ne pense pas que le phénomène des djihadistes sans frontières, des sunnites en colère venus de 170 pays, fasse basculer le rapport de force du point de vue militaire, quand bien même ces enfants ont dans la poche une arme qui compte sur le terrain : l’attentat-suicide.

Pour ce qui est de l’influence des acteurs étatiques, il faut toujours établir une dichotomie entre les régimes et les opposants : vous avez énormément de Saoudiens au sein de Daech mais aussi de très nombreux Kurdes. On peut dire que les rangs de Daech sont composés des sunnites mécontents, des citoyens du monde qui, dans 170 pays, se sentent exclus et cherchent à se venger et à s’épanouir ailleurs. Par conséquent, Daech profite des dysfonctionnements des systèmes politiques régionaux et internationaux. Qui a intérêt à l’existence de Daech ? Une grande partie des opposants saoudiens – et l’Arabie Saoudite est un régime malade –, ses opposants pensant que le renouvellement politique de ce pays passe par une victoire de Daech. L’organisation ne compte pas, en revanche, d’Iraniens du fait de la fracture sectaire. Ainsi ai-je commenté ironiquement l’arrivée au pouvoir des Houthis à Sanaa en estimant qu’on pouvait au moins être sûrs que la guerre contre Al-Qaïda allait prendre un tournant tant on reprochait à l’ancien gouvernement de faire seulement mine de lutter contre cette organisation. Reste que la fracture sectaire les empêche, tout comme les Iraniens, de soutenir Daech. En dehors de cette fracture sectaire, ce sont tous les mécontents des systèmes politiques de la région qui soutiennent Daech et cela représente pas mal de monde, voilà le problème.

M. Jean-Frédéric Poisson. Je vous remercie pour votre intervention, monsieur Burgat.

L’audition s’achève à dix-huit heures cinq.

Audition de M. Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), responsable du programme « Islam, politiques, sociétés » au sein du groupe « Sociétés, religions et laïcités »

(séance du 26 janvier 2016)

Mme Marie Récalde, présidente. Nous recevons aujourd’hui M. Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), responsable du programme « Islam, politiques, sociétés » au sein du groupe « Sociétés, religions et laïcités ».

Le président de la mission d’information, M. Jean-Frédéric Poisson, se trouve en province pour un déplacement organisé dans le cadre du contrôle parlementaire de l’état d’urgence.

Monsieur Luizard, nous vous remercions d’avoir accepté notre invitation, vous qui comptez parmi les meilleurs spécialistes de l’Irak contemporain. Vos travaux répondent aux incompréhensions que suscitent les conditions dans lesquelles l’État islamique (EI) a pu émerger et se développer jusqu’à devenir la menace que nous connaissons actuellement. Vous estimez que Daech tend un piège aux pays occidentaux – votre dernier livre s’intitulant justement Le piège Daech. Incluez-vous la Russie dans les cibles de ce piège ? Vous pensez également que la scène orientale sera durablement bouleversée par les événements actuels car, là où Daech a prospéré, les États ne ressusciteront pas.

M. Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au CNRS, responsable du programme « Islam, politiques, sociétés » au sein du groupe « Sociétés, religions et laïcités ». Je vous remercie de m’avoir invité à m’exprimer devant votre mission d’information. Mon propos ne sera pas centré sur la puissance militaire, médiatique, financière de Daech ni sur la façon dont il instrumentalise les rivalités régionales, notamment entre l’Iran et l’Arabie saoudite, car la force véritable de l’État islamique réside ailleurs. Les diplomaties occidentales doivent lutter contre un ennemi que l’on a diabolisé – avec raison, mais cela constitue justement le piège que nous tend Daech. En effet, l’EI nous a entraînés dans une guerre que nous ne voulons pas mener au sol ; nous déléguons ainsi à des forces militaires parties prenantes au conflit cette mission, qu’il s’agisse de l’armée irakienne, des peshmergas kurdes ou de l’armée syrienne.

En outre, on ne peut être qu’étonné de constater que, plusieurs mois après le début des bombardements de la coalition internationale, aucun volet politique n’existe. L’EI tient ses territoires en partie par la terreur, mais bénéficie également du soutien politique d’une partie de la population aux yeux de laquelle il représente la moins mauvaise option. La diabolisation de l’ennemi et la volonté de ne l’identifier que sous son aspect terroriste nous empêchent de répondre aux causes ayant entraîné des pans entiers des sociétés irakienne et syrienne à faire allégeance à l’EI. Tant que les pays opposés à Daech ne proposeront pas mieux aux populations que le pis-aller qu’il représente, la situation n’évoluera pas favorablement.

Madame la présidente, plutôt que d’affirmer que les États ne ressusciteront plus là où Daech s’est implanté, j’ai voulu montrer dans mon livre que cette organisation prospère là où les États se sont délités voire effondrés. L’EI n’est pas responsable de la déliquescence des États irakien et syrien, mais celle-ci résulte de facteurs qui font débat, notamment entre les chercheurs. Elle ne découle pas entièrement de l’échec des régimes en place – chiite en Irak et dirigé par Bachar el-Assad en Syrie –, la remise en cause touchant l’existence de ces deux États eux-mêmes. Les éléments ayant contribué à l’effondrement de ces pays remontent à leur genèse mandataire. Les printemps arabes ont accéléré cette décomposition en fragilisant la souveraineté des États de la région, notamment ceux qui vivaient sous la férule de régimes autoritaires. Les sociétés civiles, dont l’expression politique a émergé publiquement en 2011, rejetaient depuis bien longtemps la légitimité de ces États, mais la dictature constituait le paravent empêchant de comprendre cette situation.

L’aveuglement consistant à limiter notre engagement au terrain strictement militaire s’explique par l’ampleur d’un défi – la remise en chantier du système frontalier et étatique moyen-oriental – que seul l’EI a semblé être capable de relever jusqu’à présent. La France et le Royaume-Uni avaient découpé la région en se répartissant les zones d’influence avec la bénédiction d’une communauté internationale nouvellement née dans la Société des nations (SDN), mais en violation des promesses faites aux représentants arabes – en l’occurrence le chérif Hussein de La Mecque et ses enfants – de constituer un royaume arabe unifié et de transférer le califat du sultan ottoman au chérif de La Mecque. On a découpé le Moyen-Orient au gré d’innombrables arrangements – Clémenceau a, par exemple, abandonné le wilayat de Mossoul aux Britanniques, ouvrant ainsi la voie au rattachement de cette province à majorité kurde à l’Irak à partir de 1920, alors que les Kurdes ne souhaitaient pas se retrouver dans un État arabe.

Depuis cette époque, les identités locales n’ont cessé d’évoluer et d’hésiter entre une utopie panarabiste – visant à effacer les frontières mandataires et à unifier la région dans un État arabe – et une identité nationale que les États libanais, irakien et syrien s’efforçaient de susciter. Les États irakien et syrien ont échoué à représenter le rêve régional arabe et à développer l’appartenance nationale. La tâche n’était certes pas facile, car l’union arabe n’a jamais existé à l’époque moderne ; quant à la période de la domination ottomane, les provinces comme Mossoul ou Alep entretenaient davantage de relations avec le pouvoir central d’Istanbul qu’entre elles. Toutes les tentatives d’unification arabe de la région, déployées sous l’égide des partis baathistes en liaison avec l’Égypte de Gamal Abdel Nasser, ont échoué car les élites, tout en se proclamant nationalistes arabes, étaient plus intéressées par le contrôle de l’État local que par un devenir de vassal de l’Égypte, pays à majorité sunnite. Dès l’origine des mandats, des stratégies communautaires se sont déployées au travers de partis laïques qui ont longtemps entretenu l’illusion de l’existence d’une vie politique.

L’État-nation n’a pu asseoir sa légitimité au Liban, en Irak et en Syrie, car une minorité a réussi dans ces pays à s’emparer du pouvoir et à en exercer le monopole. Les sunnites ont ainsi gouverné en Irak, les Alaouites ont utilisé l’armée et le parti Baas comme tremplins vers la direction de l’État et le confessionnalisme politique a créé un vide au Liban, qui condamne ce pays à ne connaître la paix que s’il se trouve placé sous la tutelle d’une puissance – la France, les États-Unis puis la Syrie. Lorsque ces pays se sont effacés, des communautés ont émergé – maronite puis sunnite et maintenant chiite – sans pouvoir apporter la paix.

Les mots d’ordre de la société civile contre le despotisme, la corruption et le népotisme et pour la liberté d’expression, entendus au début des printemps arabes, ont mis à nu cette situation car ils reposaient sur une contestation qui dépassait le seul régime pour atteindre l’État lui-même. L’EI a pu se présenter comme le protecteur des Arabes sunnites en Irak et en Syrie, en exploitant leur peur. Il est en effet parvenu à convaincre les deux grandes communautés musulmanes, qui se trouvaient déjà en confrontation, qu’elles ne pouvaient plus vivre ensemble. On constate aujourd’hui à Bagdad à quel point les uns craignent les autres, cette phobie étant ravivée à chaque avancée de l’armée irakienne. Ainsi, la reprise de Tikrit et de nombreux villages tenus par l’EI dans la province de Diyâlâ, frontalière de l’Iran, s’est accompagnée d’exactions dont le caractère confessionnel n’était pas contestable ; à Tikrit, les massacres furent justifiés par la nécessité de venger les dizaines de soldats chiites irakiens exécutés par l’EI en juin 2014. Daech prospère sur les décombres d’un État irakien qui ne peut plus représenter l’ensemble de la population du pays, y compris les Kurdes, qui conservent pourtant un pied à Bagdad. Les exactions de l’armée irakienne ont certes été plus limitées lors de la prise de Ramadi, puisque ce sont les services spéciaux américains et non les milices chiites qui dirigeaient l’opération, mais l’ensemble des représailles ont achevé de convaincre une grande partie de la population arabe sunnite d’Irak que seul l’EI la protégeait. La population de Mossoul voit comme un cauchemar l’éventuelle reprise de la ville par le gouvernement officiel, que nos diplomaties reconnaissent comme légitime puisqu’elles respectent les États et les frontières.

La contestation de ces États et de ces frontières nous oblige à réfléchir à une remise à plat du système étatique et frontalier sous peine de laisser l’avantage à l’EI. L’allégeance des Arabes sunnites d’Irak envers l’État n’a existé que tant que cette communauté exerçait le pouvoir ; n’ayant d’autre perspective dans le système confessionnel actuel que de rester une minorité sans ressources et privée de pouvoir, elle se « désirakise » exactement comme les sunnites du Liban se « délibanisent » par le biais de réseaux salafistes à Sidon et à Tripoli. En Syrie et en Irak, l’EI se présente sans vergogne comme le principal héritier des printemps arabes car il prétend avoir pris toute la mesure des revendications des sociétés civiles, bien que son projet ne repose évidemment pas sur la défense des droits de l’Homme, mais sur une conception salafiste et djihadiste. La force politique de l’EI repose sur ce positionnement, qui l’a également conduit à effacer la frontière Sykes-Picot – qui n’existait d’ailleurs pas – entre la Syrie et l’Irak en juin 2014. Les provinces de la vallée de l’Euphrate – qui constituent une unité géographique, humaine et religieuse – se sentent bien plus proches les unes des autres que du Kurdistan, des régions chiites d’Irak ou des régions alaouites du littoral méditerranéen en Syrie.

On comprend la frilosité des démocraties face à un défi aussi important que celui représenté par l’EI, mais elles n’auront aucune chance de vaincre cette organisation si elles se contentent de mener une campagne de frappes aériennes et de déléguer à des forces locales engagées dans le conflit le soin de défaire Daech. Or les Kurdes ne libéreront jamais Mossoul, ville majoritairement arabe. Dans les villes tombées entre les mains des peshmergas comme Kirkouk, les Kurdes agissent envers les Arabes de la même manière que Saddam Hussein l’avait fait envers eux – on a l’impression qu’il s’agit d’une malédiction de l’histoire : ils détruisent les maisons habitées par des familles arabes afin de modifier la composition communautaire.

Ce défi est de nature politique, et nous devons nous départir d’actions strictement militaires, surtout si celles-ci donnent l’impression d’avantager une communauté au détriment des autres. À Bagdad, les portraits des grands dignitaires religieux sont aujourd’hui accompagnés de ceux de Vladimir Poutine. Notre action donne raison à l’EI lorsqu’il affirme être le seul à pouvoir protéger les populations arabes sunnites. Le pouvoir de l’EI au Moyen-Orient s’appuie sur la communauté arabe sunnite, mais il entend occulter cette réalité pour transcender cette limite communautaire et s’adresser à l’ensemble de la communauté des musulmans, l’oumma. Nous ne devons donc pas intervenir pour privilégier un groupe, mais pour assurer la justice à chacun ; cette exigence s’avère d’autant plus nécessaire que l’Histoire ancienne et récente aide chaque communauté à se poser en victime dans cette région.

Mme Marie Récalde, présidente. Vous affirmez, à la suite des auditions que nous avons déjà menées, que l’EI prospère sur la défaillance des États, ces derniers et leurs frontières se trouvant remis en cause. Dans votre livre, Le piège Daech, vous insistiez sur la volonté de l’EI de créer un État souverain, projet qui le distingue des moudjahidin d’al-Qaïda, ancré dans un territoire géographique, prélevant des impôts et payant des salaires : cette stratégie de territorialisation ne rencontre-t-elle pas de limites ? Si l’espace conquis en Irak par l’EI s’avère relativement homogène, la situation diffère en Syrie où l’implantation de Daech est décrite comme une « peau de léopard ». L’EI suscite-t-il des déceptions ? Quelle est l’évolution sur le terrain ? Quels sont les gagnants et les perdants de l’EI ?

L’EI dispose d’énormes moyens financiers, que notre mission d’information souhaite étudier. Que reste-t-il des 313 millions d’euros récupérés par l’EI à la banque centrale de Mossoul lors de la prise de la ville ? Quelles sont les principales sources de financement de Daech ? Lors d’une audition précédente, Mme Myriam Benraad a évoqué l’existence de campagnes de financement participatif lancées par l’EI sur Internet : est-ce vrai ?

Vous estimez que Daech s’appuie sur une connaissance fine de notre psychologie, notamment notre peur du néocolonialisme. La réponse ne peut en effet être uniquement militaire – l’action de la coalition internationale ne s’y limitant d’ailleurs pas –, alors : que devons-nous faire pour sortir du piège tendu par Daech ?

M. Pierre-Jean Luizard. L’État islamique a remplacé l’État islamique en Irak et au Levant ; il s’agit d’un État doté d’un territoire mais qui ne se fixe pas de frontières. Daech peut reculer à Tikrit et céder Ramadi ou Mossoul, mais il ne sera pas en danger si l’on ne traite pas les facteurs qui ont permis son essor. Les régions où il perd du terrain ne sont pas pacifiées, comme le montre l’exemple de Ramadi ; en effet, on a déclaré cette ville reconquise mais elle se trouve divisée, comme celle de Deir ez-Zor où des quartiers demeurent sous le contrôle de l’EI.

L’EI n’a pas les moyens militaires de conserver ses principaux bastions, mais reculant dans une région, il peut renaître dans une autre ou dans un autre pays. Il s’implante ainsi en Afrique, en Afghanistan, en Malaisie en suivant une stratégie d’internationalisation et de sortie vers le haut. Les dirigeants de l’EI savent qu’ils se trouvent enfermés dans des logiques communautaires étroites au Moyen-Orient et qu’ils doivent attaquer d’autres États pour sortir de cette impasse. Ils s’inscrivent dans une démarche messianique et millénariste, et souhaitent apparaître comme l’ennemi de tous ; l’EI n’hésite pas à attaquer l’Arabie saoudite, pourtant la source de son inspiration idéologique. Dans la mosaïque des mouvements djihadistes et insurgés en Syrie et en Irak, il reste le seul à ne dépendre d’aucun État et à disposer d’une véritable autonomie.

Les campagnes aériennes peuvent amputer une partie des ressources de l’EI, mais les combattants étrangers disposés à sacrifier leur vie pour l’EI ne sont pas mûs par un intérêt financier.

À la différence des États en place, l’EI a bien compris que les tribus souhaitaient être maîtresses chez elles, si bien qu’il a délégué le pouvoir à des acteurs locaux. Il n’intervient que pour rétablir la concorde entre différents groupes, rendre raison à une tribu s’opposant à sa domination ou lutter contre la corruption. En effet, l’EI a fait du combat contre la corruption l’un des piliers de sa notoriété dans les sociétés irakienne et syrienne, qui ont été soumises à des États particulièrement corrompus. En Irak, il n’y a même jamais eu d’État de droit depuis 2003, car les communautés, les régions et les hommes politiques ont procédé à des répartitions de pouvoir à leur convenance. Les habitants de Mossoul ont voulu échapper à cette situation ; leur situation s’est améliorée lors de l’arrivée de l’EI dans leur ville, mais ils sont maintenant gagnés par la peur.

Si l’on recherche les acteurs pouvant apporter des solutions, il convient d’éliminer les armées syrienne et irakienne, les peshmergas, les pays voisins impliqués dans le conflit comme la Turquie, l’Iran et les pays arabes ; il ne reste donc plus qu’une coalition internationale, placée sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies (ONU) et composée de soldats éloignés des parties prenantes au conflit.

Des sources fiables m’ont confirmé que la population de Mossoul n’accepterait pas le retour de l’armée irakienne, mais qu’elle ne serait pas hostile au retour d’une armée internationale, même si celle-ci était dominée par les Américains. Lorsque les Américains ont quitté l’Irak, les sunnites leur ont reproché de les laisser seuls face aux chiites. Ce capital de confiance n’est pas utilisé, puisque ni les Américains ni les Européens ne semblent vouloir déployer une telle armée internationale sur le terrain.

M. Jacques Myard. La Turquie et l’Iran, voire ce qu’il reste de l’État saoudien, voient la situation actuelle avec une grande hostilité. Indépendamment de la dimension messianique et eschatologique de l’islam intégriste d’Abou Bakr al-Baghdadi, certains États ne vont-ils pas agir pour combattre des développements directement contraires à leurs intérêts ? Des Iraniens et des Turcs m’ont dit qu’ils ne pouvaient pas accepter le développement d’un tel califat. Certains pays pensent donc à une solution militaire. Comment voyez-vous cette cohabitation entre des États structurés et un cancer qui s’appelle l’État islamique ?

M. Serge Janquin. La situation nous oblige à réviser certains concepts ; mes études de droit international public m’ont appris que tout État se définissait par rapport aux autres et donc par ses frontières ; or, vous nous avez affirmé que l’EI n’en avait pas.

Il est vrai que le Liban cherche à échapper à une histoire de domination violente et terrible, mais il prend le risque de tomber sous la coupe du Hezbollah qui ne s’avérera pas moins féroce.

À l’époque des accords Sykes-Picot, la Russie n’était pas favorable à leur reconnaissance, mais elle les a acceptés comme le reste de la communauté internationale. L’ambassadeur de Russie à Paris et le ministre des affaires étrangères russe, M. Sergueï Lavrov, en défendent maintenant la teneur. Soit on rétablit les États tels qu’ils existaient avant l’essor de Daech, soit on imagine une nouvelle répartition plus conforme aux réalités du terrain. Si l’on cherche à prendre en compte les tribus dans cette tentative de redessiner la carte du Proche et du Moyen-Orient, on risque de favoriser une forte balkanisation et de remettre en cause l’ensemble des fragiles équilibres de la région, y compris dans le conflit israélo-palestinien. Aucun pays de la région ne souhaite ce bouleversement : la Turquie n’en veut pas, l’Iran cherche à gagner en influence mais dans le cadre existant, l’Arabie saoudite sait jusqu’où aller dans la préservation de ses intérêts. Un consensus mou, pas très porteur d’avenir mais garantissant un minimum de vie commune, s’est installé. Seul Daech veut ce changement radical, si bien qu’il me semble que l’Histoire a déjà jugé cette hypothèse.

M. Pierre-Jean Luizard. Vous avez raison, monsieur Janquin, mais tout dépend de l’intensité de l’effet déstabilisateur que l’on attribue à l’État islamique et des prévisions d’évolution que l’on élabore. Un consensus existe en effet pour conserver le système bancal irakien actuel : un Kurdistan indépendant mais qui ne se proclame pas comme tel, une zone chiite dirigée par un gouvernement reconnu comme légitime pour l’ensemble du pays et un espace sunnite pour lequel on appelle au retour de la souveraineté de l’État irakien malgré le désir contraire de la population. Un consensus entre les États voisins peut tout à fait maintenir en vie des institutions moribondes. Mais combien de temps une telle situation peut-elle perdurer ? Là réside le piège tendu par l’EI : plus les États syrien et irakien continueront leurs prédations, et plus les habitants résidant dans les zones contrôlées par l’EI resteront emprisonnés.

Les institutions de ces États ne sont pas réformables, et la solution ne réside pas dans un changement de régime. Le départ de Bachar el-Assad et de Haïder al-Abadi ne permettrait aucune transformation.

M. Serge Janquin. Ces États n’ont pas réussi à faire nation, et là réside le vrai problème !

M. Pierre-Jean Luizard. Des États, même fédéraux, peuvent représenter des nations plurielles, mais les États irakien et syrien, du fait de leur genèse mandataire, ont toujours été minés par les groupes confessionnels. En Irak, on ne voit pas d’issue citoyenne où chacun pourrait se présenter dans un parti politique indépendamment de son appartenance communautaire. Il n’y a plus de parti politique en Irak ! Un très grand chercheur irakien a fait sa thèse dans les années 1960 sur les mouvements d’avenir en Irak dans laquelle il n’étudiait que les partis laïques comme les partis communiste, Baas et nassérien ; il avait simplement écrit deux lignes sur le mouvement religieux, pour mémoire. Cet exemple montre bien à quel point nous sommes aveugles : cette cécité découle de notre volonté de voir les autres tels que l’on voudrait qu’ils soient et non tels qu’ils sont.

Les institutions des États irakien et syrien ne sont pas réformables et ne revivront pas, si bien que plus longue sera la crise et plus les États voisins se trouveront fragilisés. La Turquie est déjà contaminée par la question kurde, qui ne se résoudra pas dans un proche avenir. Les Kurdes d’Irak passent la Turquie pour aider leurs compatriotes de Syrie, et l’intensité de ces évolutions ne permettra pas de revenir en arrière. En outre, se pose la question de savoir qui est Turc : la force a inventé l’identité turque au XXe siècle, mais si on peut être Kurde ou non sunnite – comme les alévis qui défendent des revendications confessionnelles – et rester Turc, le bouleversement s’avérerait profond. La Turquie se trouve menacée car son identité repose sur un fondement rigide et artificiel. Quant aux dirigeants saoudiens, ils ont très bien pris la mesure de la menace que représente l’opposition chiite au Yémen et salafiste en Irak et en Syrie. L’Iran reste le moins menacé des États de la région.

En Turquie, certaines personnes affirment que la politique de Recep Tayyip Erdoğan s’avère un fiasco et que le pays doit s’extraire de la ligne fixée par Ahmet Davutoğlu et le parti de la justice et du développement (AKP). La solution passe en effet par un accord avec les pays voisins que sont la Turquie, l’Iran et l’Arabie saoudite, car aucune intervention au sol ne peut se déployer sans leur accord. Cependant, les soldats turcs, iraniens ou arabes ne pourront pas apporter la paix, puisqu’ils se trouvent, par communautés interposées, parties prenantes au conflit.

M. Jean-Marc Germain. J’ai du mal à comprendre la solution que vous préconisez, monsieur Luizard. La communauté internationale privilégie la voie politique, bien qu’elle assure une intervention militaire aérienne pour appuyer les forces kurdes et les armées irakienne et syrienne. Les résolutions de l’ONU et le processus de Vienne pour la Syrie visent à construire dans ces deux pays des États multiconfessionnels et multiethniques organisant le partage du pouvoir, même si l’on peut espérer dépasser ce modèle à l’avenir, comme le souhaitent certains mouvements de la société civile au Liban qui agissent pour organiser pour le ramassage des ordures ou contre la corruption. La Turquie, l’Arabie saoudite et l’Iran défendront leurs frontières et ont les moyens de le faire. La solution réside-t-elle dans le maintien des États issus des accords Sykes-Picot, ces régimes autoritaires, gouvernés par des minorités, ayant explosé sous le coup des printemps arabes ?

Le remplacement de Nouri al-Maliki par M. al-Abadi comme Premier ministre irakien m’avait semblé représenter une volonté de partager davantage le pouvoir, en intégrant notamment des cadres sunnites dans l’armée et en associant des tribus dans la préparation des combats à Mossoul tout en leur promettant une partie du pouvoir une fois la région reconquise. Les Kurdes, majoritairement sunnites, considèrent Kirkouk comme leur capitale historique et les peshmergas restent attentifs à ce que les tribus sunnites soient associées à la conduite d’une intervention à Mossoul. Cette vision est-elle idyllique ou correspond-elle à la réalité ?

M. Pierre-Jean Luizard. Les accords Sykes-Picot n’ont pas été appliqués ! Les dirigeants de Daech n’obtiendraient pas le certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré (CAPES) ! Ils n’ont pas aboli la frontière Sykes-Picot ; ces accords avaient divisé le Moyen-Orient entre les zones d’influence française et britannique, mais ils ne séparaient pas Alep et Mossoul, par exemple, qui étaient placées sous la tutelle française. Le tracé effectif des frontières est issu des conférences – celles de San Remo et de Lausanne, notamment – ayant suivi la Première guerre mondiale.

Monsieur Germain, le mouvement autour du ramassage des ordures au Liban l’été dernier a trouvé une réplique ces derniers mois en Irak ; la société civile y a exigé que l’État assume cette responsabilité. Dans les deux pays, les manifestants liaient l’absence d’eau et d’électricité au confessionnalisme. De même, il n’existe pas de mariage civil au Liban et une telle création s’avère impossible. Ce ne sont pas les hommes qui comptent, mais le système : les États irakien et syrien ne peuvent accueillir des revendications aussi basiques que l’eau et l’électricité car ils ne sont qu’une « solidarité – asabiyya – qui a réussi » selon le mot très juste de Michel Serin.

Ces États sont condamnés, si bien qu’il serait préférable d’anticiper leur disparition. Daech souhaite les remplacer par un État islamique ; peut-on imaginer que l’on signe un jour un traité de paix avec cette organisation ? J’en doute, car la puissance de sa propagande repose sur la création d’un tel État. Il conviendrait de proposer aux populations vivant dans des zones contrôlées par Daech une issue politique aujourd’hui absente. Il n’est pas possible que leur perspective d’avenir se résume à retrouver l’État irakien qu’ils ont connu ou le régime de Bachar el-Assad.

Il ne faut pas déléguer l’intervention militaire au sol à des acteurs impliqués dans le conflit, et il convient de consulter les populations pour ne pas répéter l’erreur des lendemains de la Première guerre mondiale où on n’a tenu aucun compte de leur volonté. Les Kurdes ne souhaitaient pas vivre dans un État arabe irakien et les nationalistes arabes à Damas désiraient qu’une grande Syrie se constitue avec le Liban, la Jordanie et la Palestine. La communauté internationale doit s’engager à respecter les vœux des populations, même si ceux-ci remettaient en cause les frontières et les États actuels. C’est de cette façon qu’elle attaquera efficacement Daech qui se nourrit du délitement des États et de l’impossibilité de les réformer.

M. al-Abadi a paradoxalement fait de Baha al-Araji le bouc-émissaire de la lutte contre la corruption alors qu’il appartenait au mouvement sadriste qui se trouvait le plus en pointe dans la lutte contre la corruption des mouvements chiites en Irak. Certes, il était le moins honnête de ses camarades et il a perdu son poste de député, mais la majorité, élue sous M. al-Maliki, a bien fait comprendre à M. al-Abadi qu’il ne pourrait pas aller plus loin. Celui-ci ne peut pas transformer ce système, fondé sur la corruption, le népotisme et le confessionnalisme. Il souhaite sincèrement combattre la corruption, mais il ne peut pas accomplir cette tâche à l’intérieur de ce système. Ainsi, dans l’armée, tout ce que l’on donne aux uns est pris aux autres. Les salaires des parlementaires ont été réduits, mais les avantages en nature compensent cette diminution. Lors du petit « été irakien », les gens montraient des photos de députés barrées du mot « voleur », car les gens vivaient sans électricité par une température de plus de 50 degrés, alors que les députés recevaient des primes et étaient protégés par des milices rémunérées par l’État.

On ne peut pas réformer ces systèmes, et M. al-Abadi ne peut pas intégrer les sunnites, même s’il en a envie. Les faire entrer dans un dispositif de quotas à la libanaise consisterait à rétablir les « conseils de réveil » des années 2000, ce dont plus personne ne veut – à part peut-être quelques tribus. Toute velléité de construire une garde nationale sunnite est vouée à l’échec, car elle condamnerait les sunnites à vivre dans un réduit, sans ressources et sans pouvoir politique, ce qu’ils n’accepteront jamais. Quelques tribus, la al-Bounemer à Falloujah, la Chaitat à Deir ez-Zor ou d’autres dans la région dans la région de Tikrit, ont toujours été hostiles à l’EI, mais la plupart d’entre elles, mis à part quelques défections, continuent de trouver un intérêt à soutenir Daech, car celui-ci a jusqu’à présent respecté leur accord ; en outre, les alternatives à la domination de Daech apparaissent rédhibitoires à leurs yeux.

M. Eduardo Rihan Cypel. Monsieur Luizard, votre livre, Le piège Daech, se termine par une hypothèse complexe imaginant la coexistence d’un État kurde, d’un État islamique renforcé et pérennisé, d’un Irak uniquement chiite et d’un État syrien disparaissant du fait de l’extension de l’EI. Vous présentez ce scénario comme une possibilité voire comme un risque. Envisagez-vous toujours possible sa réalisation ?

Comment voyez-vous l’évolution de la crise entre la Russie et la Turquie après qu’un avion de chasse russe a été abattu par l’armée turque ? Pensez-vous que M. Poutine souhaitera que cet affrontement s’enlise, en appuyant les Kurdes par exemple, au risque de provoquer des conséquences géopolitiques importantes ?

M. François Asensi. Vous avez expliqué que Daech déléguait à des acteurs locaux la gestion quotidienne des territoires qu’il contrôle. La presse fait état d’un tarissement des ressources de Daech : peut-il avoir des conséquences pour la vie de la population et générer des mécontentements ?

Deux thèses s’affrontent entre ceux qui préconisent la renaissance de ces États – que vous jugez impossible – et ceux qui pensent nécessaire une reconfiguration d’ensemble du Moyen-Orient. Ne pensez-vous pas que les acteurs se détermineront à partir du fait kurde, qui a acquis une place nouvelle dans la région ? M. Lavrov a ainsi dit ce matin qu’il n’y aurait pas de règlement du conflit syrien sans les Kurdes. Ces derniers sont certes sunnites, mais l’islam ne constitue pas le ciment de cette communauté, liée par un sentiment national et non religieux. Les Kurdes montrent de l’héroïsme dans les combats et infligent des pertes importantes à Daech. Remarquablement armés et en partie laïques, ne croyez-vous pas que les Kurdes pourront bouger les lignes politiques dans cette partie du monde ?

M. Xavier Breton. Vous avez affirmé que l’EI n’était pas obsédé par le fait de conserver ses bastions. Est-ce parce qu’il n’en a pas les moyens ou est-ce parce qu’il ne s’inscrit pas dans une logique territoriale ? Dans ce dernier cas, quels sont leurs objectifs ?

M. Pierre-Jean Luizard. Je ne décrivais pas un règlement de la situation dans mon livre, mais, au contraire, les conséquences possibles de la poursuite du conflit. La guerre durera probablement de nombreuses années, et ni les Américains ni les Européens ne sont aujourd’hui prêts à combattre Daech au sol. Ils ne sont d’ailleurs pas davantage enclins à modifier l’équilibre régional, même si je continue à penser qu’il s’agit là de la seule solution.

Plus le conflit dure, plus il se complexifie. Lorsque j’ai écrit mon livre il y a un an, je croyais dans la capacité des Kurdes à proclamer leur indépendance, mais après plusieurs déplacements au Kurdistan où j’ai vu la façon avec laquelle certains dirigeants kurdes utilisaient ce thème, je pense qu’une grande majorité de la population kurde se prononcerait contre l’indépendance du Kurdistan si un référendum était organisé, car elle ne pense pas en avoir les moyens économiques et redoute de devenir un pays aussi corrompu et enclavé que l’Arménie. Les Kurdes ont besoin d’une indépendance informelle et d’avoir un pied à Bagdad ; l’avenir du Kurdistan en Irak se trouve intimement lié aux développements de la question kurde en Turquie. Les Kurdes irakiens seront contraints de rester dans le cadre irakien tant qu’il n’y aura pas de changement au-delà de leurs frontières. Bien qu’il connaisse l’état de l’opinion kurde, M. Barzani brandit régulièrement la perspective de l’indépendance pour provoquer, faire monter les enchères ou exercer une pression sur les dirigeants kurdes qui entretiennent des relations complexes entre eux. La société kurde est très divisée, comme l’a montré la guerre très meurtrière entre l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) et le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) dans les années 1990. Il existe aujourd’hui deux gouvernements et des conflits ouverts entre le Nord et le Sud du Kurdistan que l’indépendance ne ferait que renforcer.

Il n’y aura probablement pas d’escalade dans les relations entre la Russie et la Turquie dont les deux régimes se ressemblent beaucoup. A été mis en scène un conflit dans lequel les Russes soutiennent ceux – notamment les Kurdes – que les Turcs considèrent comme une menace. Cependant, les Turcs également arment et entraînent les Kurdes. Tout le monde participe à ce jeu de dupes. De même, la diplomatie française reconnaît le gouvernement de Bagdad, mais participe à l’armement des Kurdes sans son intermédiaire. La lutte contre l’EI ne constitue pas une priorité pour la Russie et la Turquie, si bien qu’elle ne les rapprochera pas. Ces deux pays resteront dans une paix froide, mais sans escalade.

L’administration de Daech joue un rôle important dans la redistribution, dont les critères sont clairement fixés. À l’époque où le gouvernement irakien dominait Mossoul, j’avais des collègues à l’université qui ne recevaient plus la totalité de leur salaire depuis un an. Après l’arrivée de Daech, les enseignants ont reçu l’intégralité de leur paie. La crainte de revenir sous la férule du gouvernement de Bagdad a largement contrebalancé les tensions pouvant naître de la diminution des ressources de Daech. Notre ministre des affaires étrangères défend souvent la nécessité d’aider le gouvernement de Bagdad à recouvrer sa souveraineté sur l’ensemble du territoire irakien. Si l’on reconnaît la légitimité de ce gouvernement, le plaidoyer de M. Fabius est juste, mais si l’on prend en compte le refus des Arabes sunnites de revenir dans son giron, les conclusions politiques diffèrent. Prenons en compte le cauchemar que représente le retour de l’armée irakienne aux yeux des habitants de Mossoul.

L’EI s’implante et prospère là où les États se sont effondrés, comme en Libye et au Yémen. La genèse coloniale d’un État ne constitue pas forcément la cause de son effondrement, mais le fil de leur Histoire explique que les États mandataires n’aient pas été capables d’accueillir les printemps arabes d’une façon citoyenne. La nature autoritaire des régimes en place n’était pas le fait du hasard, mais résultait de l’illégitimité de l’existence des États eux-mêmes.

À la différence d’al-Qaïda, l’EI tient à un ancrage territorial puisqu’il se présente comme un État, mais le contour des frontières peut varier. Il pourrait ainsi envisager de perdre Mossoul, qui ne sera jamais pacifiée sous le contrôle du gouvernement irakien ; il peut prospérer dans un contexte de guérilla à Mossoul ou dans d’autres zones reprises par l’État irakien, car de telles pertes n’entraîneront pas sa disparition. D’ailleurs, l’EI a perdu le contrôle de villes importantes comme Tikrit et Ramadi, mais lorsque l’armée irakienne est entrée dans Ramadi, la peur avait fait fuir presque l’intégralité des 200 000 habitants de la ville. Une partie des habitants s’est réfugiée dans les zones contrôlées par Daech, une autre au Kurdistan et une autre à Bagdad. Autour de ces deux cités, l’EI gère des camps qui représentent un vivier de futurs combattants.

M. Jean-Louis Destans. L’action des démocraties occidentales repose sur trois piliers : l’éradication de Daech par des moyens militaires et financiers, la reconstruction démocratique de ces régimes par le biais de l’action diplomatique et la défense de l’intangibilité des frontières, principe intangible depuis la naissance de l’ONU.

Vous semblez dire, monsieur Luizard, que ces trois politiques conduisent à une impasse et ne parviendront pas à anéantir l’EI. En outre, vous ne pensez pas que la démocratie puisse revenir dans les États actuels. Il sera difficile d’organiser des élections dans ces pays, mais cela reste la meilleure manière de procéder.

Votre propos m’a glacé car vous pensez que nous nous sommes fourvoyés dans le choix de notre politique. Vous ai-je bien compris ?

M. Kader Arif, rapporteur. Nous, Français, avons longtemps pensé – parce que cela nous faisait plaisir – que l’Irak était un État laïque et nous avons ainsi occulté la réalité multiconfessionnelle de l’Irak. De même, nous ne connaissons pas les réactions, les émotions et le mode de pensée des dirigeants de Daech alors qu’eux connaissent les nôtres. Partagez-vous ce constat ?

Je ne crois pas à l’unité des hommes rassemblés dans un groupe, et je doute qu’il en aille différemment pour Daech. Ne pensez-vous pas que leur unité explosera ?

Quelles sont la structure et les ressources humaines et matérielles des moyens de communication de Daech ? En la matière, leur pratique semble en avance sur la nôtre.

M. Pierre-Jean Luizard. Vous avez très bien résumé la gravité du défi qui nous est posé. L’EI refuse de respecter les principes censés régir la diplomatie internationale comme le respect des États, des frontières et l’encouragement à la démocratisation ; il souhaite que les États tombent et que les frontières soient révisées. Il ne développe dès lors aucun discours irakien ou syrien et n’avance aucune solution qui se déploierait dans le cadre des États en place. Il s’inscrit dans une perspective à la fois très locale et globale ; il évoque ainsi le quartier et la tribu, cette dimension non médiatisée nous échappant, tout en exposant un dessein messianique qui s’adresse à l’humanité entière. Cette bataille n’est pas de civilisation même si cette dimension n’en est pas totalement exclue.

L’EI rappelle que la naissance de la communauté internationale au moment de la création de la SDN s’est immédiatement accompagnée d’une trahison des principes proclamés, puisque le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes n’a pas été respecté. Daech met en avant nos contradictions qui se manifestent au Moyen-Orient et dans le monde. La lutte dépasse les frontières du Moyen-Orient, et l’EI lutte en Occident, notamment en France, pour profiter de l’écart entre nos idéaux républicains et notre pratique.

Relever le défi représenté par Daech devrait nous inciter à convaincre les populations du Moyen-Orient qu’elles ont intérêt à choisir la démocratie et la souveraineté populaire plutôt que la souveraineté de Dieu promue par les salafistes et les djihadistes. La communauté internationale devrait s’engager à ce que l’expulsion de Daech des territoires qu’il contrôle soit suivie de l’organisation de référendums, sous l’égide de troupes internationales, à l’image de ceux organisés entre 1918 et 1920. Les résultats de ces consultations devront bien entendu être respectés.

L’EI nous connaît beaucoup mieux que nous ne le connaissons ; il compte dans ses rangs des personnes élevées dans l’école républicaine qui connaissent notre système politique et nos réponses aux émotions populaires. Notre diabolisation de l’EI, nécessaire et compréhensible dans un contexte de guerre, constitue un piège car elle nous empêche de voir les vraies raisons de son succès. L’EI reconnaît des droits – qui ne sont pas liés à la condition humaine mais qui dépendent des théories salafistes et djihadistes – à ceux qu’il considère comme de bons musulmans, ce qui contraste avec l’arbitraire des gouvernements syrien et irakien. Gagner les cœurs de ceux qui ont fait allégeance à Daech commande de leur proposer les avantages de la démocratie et leur montrer que ceux-ci surpassent les perspectives offertes par Daech ; nous devons convaincre les populations locales qu’elles ont intérêt à choisir cette voie.

Tant que Daech combattra contre tout le monde, son unité perdurera. Les divergences apparaissent dès qu’un mouvement commence à s’installer et à baisser la garde. À l’exception de quelques cas à Mossoul ou en Syrie, les défections restent très peu nombreuses.

La communication de Daech a lancé une attaque frontale contre l’école républicaine ; l’EI connaît très bien nos débats, légitimes, sur la laïcité, les idéaux républicains et leur interprétation, et je fais des cauchemars en imaginant que je puisse me retrouver, comme certains de mes collègues, dans l’une de ses vidéos. Il a bien compris l’importance de la question de l’identité et se concentre sur la troisième génération de descendants d’immigrés pour son recrutement. La France constitue, pour de multiples raisons, l’une des cibles privilégiées de l’EI. Daech ne nous cible pas à l’aveugle, contrairement à nos bombardements. Le choix de la rédaction de Charlie Hebdo et du public d’un concert au Bataclan n’était bien entendu pas dû au hasard, et l’EI a voulu viser une population particulière.

M. Jacques Myard. Savez-vous ce que souhaitent les États-Unis dans cette région du monde ?

M. Pierre-Jean Luizard. Les positions sont fort variées aux États-Unis. Les Américains s’inscrivent dans une démarche de retrait, et je ne vois pas quel président parviendrait à justifier le retour officiel et massif de l’armée sur un champ de bataille moyen-oriental. Cependant, Ramadi n’aurait pas pu être reprise sans l’intervention décisive de conseillers et même de soldat américains. On évoque aujourd’hui en catimini la possibilité d’envoyer ponctuellement des troupes au sol.

Comme d’autres, les Américains prennent conscience que ce ne sont ni les peshmergas, ni les armées irakienne, syrienne, turque, iranienne ou des pays arabes qui régleront ce conflit ; il faudra donc bien déployer des soldats au sol pour déloger Daech de ses bastions. Les esprits évoluent aux États-Unis, mais Barack Obama peut difficilement, en fin de mandat, se lancer dans une telle expédition. En revanche, son successeur sera amené, sans le dire, à envoyer des troupes au sol au Moyen-Orient.

Les Américains n’ont jamais intégré la SDN qu’ils percevaient comme un arrangement entre Européens ne respectant pas les quatorze points élaborés par le président Woodrow Wilson. Aujourd’hui, ils s’estiment à l’abri des conséquences pétrolières et migratoires du conflit, mais de plus en plus de responsables défendront l’idée que l’on ne peut pas laisser longtemps des pays sans État. Ils réfléchissent d’ailleurs à l’opportunité de soutenir un éventuel déploiement franco-italien en Libye, de la même façon qu’ils songent à une intervention au sol en Irak.

M. Olivier Faure. Si l’action militaire ne peut résoudre la crise et si la population ne souhaite pas revenir à la situation précédente, il nous reste tout de même à ne pas être les complices volontaires ou involontaires de ceux qui font vivre l’État islamique par le commerce d’antiquités, de pétrole et d’armes. Daech n’étant pas un État replié sur lui-même et vivant en autosuffisance, comment pouvons-nous l’asphyxier financièrement ?

M. Pierre-Jean Luizard. Les complices de Daech se recrutent partout, y compris chez nous ; en effet, l’organisation brade des richesses et trouve donc des acheteurs. Provenant des zones tenues par Daech, des files de camions se rendent en Turquie, au Kurdistan, voire en Iran et en Syrie. Grâce à ses moyens financiers, Daech trouve des armes sans difficulté.

Le bombardement des puits de pétrole, des camions citerne et des lieux où Daech stocke son argent a des conséquences, mais la puissance politique de l’organisation leur attire des ressources financières. Nous ne parviendrons jamais à contrôler les flux provenant de fondations privées, qu’elles soient saoudiennes, qataries ou provenant d’autres pays. L’identité de certains donateurs de Daech étonnerait en tous cas beaucoup de monde. Daech ne manquera jamais d’argent, car il fédère des enjeux et des acteurs internationaux qui ont intérêt à le voir prospérer, et à mettre en accusation les grandes puissances et les régimes en place dans la région. Il incarne la face sombre des sociétés civiles, et l’on ne peut pas compter sur un assèchement de ses revenus pour l’éliminer, car il a réussi à se présenter comme le protecteur des populations – même si ses exactions et les bombardements démentent cette propagande – et à leur faire croire que la situation serait pire sans lui. Ce message s’avère d’autant plus efficace que nous ne proposons rien.

Mme Marie Récalde, présidente. Nous vous remercions, monsieur Luizard, de l’éclairage et des réponses que vous nous avez apportés. Ils nous seront utiles pour cette mission d’information et enrichiront également bon nombre de nos débats.

L’audition s’achève à dix-huit heures cinq.

Audition de M. Béligh Nabli, directeur de recherches à l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques), responsable de l’Observatoire des mutations politiques dans le monde arabe

(séance du 2 février 2016)

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Nous accueillons aujourd’hui M. Béligh Nabli qui est directeur de recherches à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) au sein duquel il a fondé l’Observatoire des mutations politiques dans le monde arabe, un organisme qui propose d’analyser la première révolution du XXIe siècle – les printemps arabes – et son impact géopolitique sur le monde arabe.

Monsieur Nabli est aussi maître de conférences en droit public à l’université de Paris-Est Créteil ; il est docteur en droit, diplômé de l’Institut universitaire européen de Florence et auteur d’une thèse qui réjouira nos collègues Jacques Myard et François Asensi autant que moi-même puisqu’elle portait sur l’exercice des fonctions d’État membre de la Communauté européenne. Nous n’allons pas vous interroger sur ce sujet aujourd’hui, monsieur Nabli, mais nous pourrons en reparler un autre jour.

Fin 2015, vous avez publié Quelle géostratégie pour quel monde arabe ? à l’Observatoire des mutations politiques dans le monde arabe, et Géopolitique de la Méditerranée aux éditions Armand Colin. J’ajoute que vous êtes diplômé de l’excellent Institut des hautes études internationales (IHEI) de la non moins excellente université Paris II Panthéon-Assas.

Monsieur Nabli, nous vous interrogeons dans le cadre de cette mission d’information qui cherche à mesurer les moyens de Daech, et donc à comprendre la genèse de cette organisation, les raisons de son implantation et des succès qu’elle a remportés dans un premier temps. Heureusement pour nous, son expansion semble désormais contenue. Quelle est votre vision de l’implantation, du succès et donc des moyens dont dispose Daech dans le cadre de sa stratégie ?

M. Béligh Nabli, directeur de recherches à l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques), responsable de l’Observatoire des mutations politiques dans le monde arabe. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de cette invitation à intervenir dans le cadre de votre mission d’information.

Permettez-moi d’emblée de préciser que je me suis interrogé sur ma capacité à vous répondre, dans la mesure où un mot-clef résume cette problématique des moyens de Daech : opacité. Cela n’étonnera personne puisque l’organisation elle-même n’est pas transparente. À travers cette problématique pertinente des moyens, nous retrouvons la nature opaque de l’organisation qui nous intéresse. Notre culture étatique nous a habitués sinon à la transparence au moins à une organisation rationnelle, et nous nous retrouvons face à un organisme hybride qui répond à quelques critères étatiques tout en développant des activités criminelles. La créature Daech est intéressante intellectuellement et menaçante politiquement.

Deuxième remarque liminaire : le sujet nous amène à nous intéresser aux deux dimensions de Daech, l’une étant matérielle et financière et l’autre immatérielle. Pour combattre efficacement cette créature – ce qui est la finalité de votre mission –, la question des moyens renvoie à celle des causes, le comment renvoie au pourquoi. Les deux dimensions sont imbriquées. C’est pourquoi la question des ressources financières renvoie aussi à l’essence, à ce qui nourrit idéologiquement, historiquement, politiquement, socialement cette organisation, qui a fait la démonstration de sa capacité à exister en bénéficiant d’un certain soutien populaire. C’est sur cette double dimension que je vais m’employer à exprimer quelques remarques, et ce, en toute humilité.

Tout d’abord, les ressources financières de Daech, qui constituent le noyau dur de votre mission, présentent une remarquable analogie avec celles d’un modèle étatique. Daech a en effet réussi à mettre en place un système rationalisé, diversifié et perfectionné qui lui permet à la fois de disposer de moyens en levant des impôts – osons le mot – et de faire ensuite de la redistribution. Il faut lier l’imposition et la redistribution. Cette capacité à redistribuer des revenus lui apporte l’adhésion de populations qui sont satisfaites – au moins pour un temps – qu’une organisation réponde à leurs besoins en leur fournissant ce que nous appellerions des services publics. Nous avons affaire à des territoires qui ont été délaissés par les autorités centrales irakiennes et syriennes, et qui étaient en quête non pas d’une tutelle mais d’une organisation capable de répondre à des besoins premiers.

En second lieu, Daech se caractérise par sa capacité d’autofinancement et non pas par une dépendance financière à l’égard de l’extérieur, ce qui va à l’encontre de certains fantasmes. Cette caractéristique fait sa force : l’organisation a gagné une liberté que l’on oserait presque qualifier de souveraine. En exerçant des fonctions régaliennes propres à un État, Daech a réussi ce tour de force de gagner une certaine forme de souveraineté fiscale et financière. Confrontée à la question de son propre financement, l’organisation a opté pour un système perfectionné, rationalisé qui répond à une ambition, à une prétention politique et étatique. Certes, il s’agit de créer un califat et non de bâtir un État-nation sur le modèle westphalien. Il n’empêche, cette structure, quel que soit son nom, demande une organisation financière.

Nous pouvons dresser une liste de six sources de revenus de Daech : l’exploitation des ressources naturelles telles que les hydrocarbures mais aussi les matières premières, notamment les produits agricoles qui sont souvent sous-estimés alors que ce territoire, situé à la charnière de la Syrie et de l’Irak, était baptisé le « croissant fertile » ; le pillage des banques de Mossoul et la création d’un système bancaire ; la collecte d’impôts extorqués par la force, ce qui peut apparaître comme un oxymore dans notre culture où le paiement de l’impôt est un acte volontaire ; le trafic d’antiquités et d’œuvres d’art, issues des musées et des sites archéologiques irakiens et syriens, ce qui met en jeu la responsabilité d’acteurs du marché international de l’art ; la collecte de fonds et le transfert de dons par des organisations dites caritatives qui suscitent des questions sur leur nature – privée ou semi-publique – et sur le rôle des États qui les abritent ; enfin, l’exploitation et la traite humaine, versant proprement criminel de l’organisation. Ce listage rapide montre bien que l’organisation conjugue allègrement des fonctions d’un État et des activités d’une organisation criminelle.

Attardons-nous sur la source de revenus que représentent les hydrocarbures – pétrole et gaz. De manière pragmatique et réaliste, Daech exploite les richesses des territoires conquis par la force, en premier lieu les hydrocarbures. Les forces militaires de l’organisation ont visé en priorité les sites pétrolifères, et il faut reconnaître que leur stratégie a été couronnée de succès, ce qui n’est pas encore le cas des tentatives similaires qui sont à l’œuvre en Libye. Ce schéma stratégique semble être pensé de manière globale et jugé transposable quel que soit le territoire. C’est une chose que de contrôler des sites pétroliers ; c’en est une autre d’être capable de les exploiter. Or Daech a démontré sa capacité à exploiter du pétrole brut, voire à le raffiner, grâce aux ressources humaines qui sont à sa disposition. Le pétrole est ensuite écoulé au marché noir, à un prix inférieur aux cours mondiaux. Cela étant, même s’il aime à mettre l’accent sur les ingénieurs qui sont à son service, Daech exporte surtout du pétrole brut. Le raffinage représente donc un enjeu, tout comme la traçabilité des exportations qui est destinée à tarir ce revenu non négligeable, la première ressource dans ce que l’on pourrait appeler le budget de Daech. Mais il est difficile d’identifier les intermédiaires, surtout quand ils profitent de zones grises, de zones frontalières plus ou moins poreuses comme celle qui sépare la Syrie de la Turquie.

Le commerce des otages et le système des rançons visent aussi bien des Occidentaux, qu’ils soient journalistes, travailleurs humanitaires ou autres, que des officiers des armées loyalistes syrienne ou irakienne. Daech monnaye ces victimes en fonction d’un classement établi par nationalités et selon des critères plus politiques que culturels : plus l’État est ouvert à la négociation pour récupérer son ressortissant, plus le prix de l’otage est élevé. L’ennemi que représente Daech prend l’attitude des États en considération, mais ce cynisme ne lui est pas propre.

Dans les territoires sous contrôle, la population est soumise à un système d’impôts et de taxes qui vise particulièrement les commerçants puisqu’il existe une vie économique strictement encadrée par la charia. La taxation est établie en fonction d’une sorte de typologie classant les personnes, les produits, les activités. On voit se développer une forme de droit fiscal. La dhimma, taxe qui était au cœur du développement de l’empire islamique, fait sa réapparition et vise en particulier les minorités chrétiennes. C’est aussi un message politique qui revient à leur dire : soit vous payez cette lourde taxe, soit vous prenez le chemin de l’exil, soit vous risquez d’être exécuté.

Le trafic d’êtres humains a accompagné la dynamique expansionniste de Daech dès lors qu’elle s’est traduite par la conquête de territoires où vivaient des minorités, notamment les Yézidis. Sur ces territoires, on assiste à un commerce d’êtres humains, à une exploitation sexuelle des femmes et à une réminiscence de pratiques esclavagistes légitimées par Daech au nom d’une certaine lecture du Coran.

Le pillage et la revente d’objets d’art montrent le sentiment de défiance et de rejet que nourrit l’organisation à l’égard de ce patrimoine, surtout s’il est antéislamique puisque Daech clame sa volonté de revenir à un islam qui serait originel et pur. Ce patrimoine culturel et archéologique, ancré en Irak et en Syrie, est traité avec mépris mais aussi avec réalisme : derrière les destructions que nous avons tous à l’esprit, tout un commerce a été créé avec le soutien de fait de certains acteurs, plutôt mafieux, agissant sur les marchés européens et internationaux de l’art.

Grâce à ces ressources, l’organisation est financièrement indépendante. Elle dispose non seulement d’un budget mais aussi d’une rente pétrolière. Elle peut ainsi faire fonctionner des « services publics » destinés aux populations qui vivent sous son contrôle, et surtout financer son entreprise militaire de conquête. La dimension civile et militaire de Daech perdure grâce à ces sources de financement.

Si l’organisation a réussi à diversifier ses ressources pour conforter son indépendance, il ne faut cependant pas écarter les sources de financement extérieures. Au début, elle a bénéficié de donations extrêmement importantes de la part des monarchies du Golfe qui voyaient en elle un allié objectif contre des ennemis communs, que ce soit les chiites iraniens, les Alaouites syriens ou le pouvoir central irakien. À présent, elle est perçue non plus comme un allié mais comme une menace, et le soutien relativement visible des monarchies du Golfe a cessé, même si des structures caritatives sont présentes sur le territoire et tentent d’assister la population.

Daech est né, existe et conserve un avenir, quel que soit son nom futur, même si l’on détruit ses capacités militaires et que l’on reprend les territoires sur lesquels il exerce actuellement son autorité. Au moins dans un premier temps, les populations ont adhéré à son projet, à son ambition. Cette ressource-là – qui est d’ordre historique, symbolique, idéologique – est beaucoup plus difficile non pas à identifier mais à combattre. Or il s’agit, selon moi, du véritable enjeu. Si l’on veut véritablement résoudre cette équation à données connues, il faut s’attaquer à ces éléments substantiels.

Je voudrais les aborder en partant d’un postulat très simple : Daech n’est pas né ex nihilo ; on en a parlé du jour au lendemain mais il s’inscrit dans une histoire de l’islamisme, dans la fin des États syrien, irakien et libyen. Autrement dit, Daech existe aussi grâce au délitement des structures étatiques. Les peuples, tout comme le politique, ayant horreur du vide, Daech a su s’inviter et s’imposer avec opportunisme, en offrant un projet qui est foncièrement politique même s’il est maquillé d’un discours religieux islamique. Cette offre politique a prospéré sur un vide politique.

Je vais être un peu plus précis. La stratégie à la fois narrative, discursive et symbolique de Daech peut se résumer ainsi : la mobilisation de l’islam et du djihad. La force d’attraction et la force politique de Daech tiennent au fait que l’organisation a réussi à légitimer son entreprise par une religion et par une posture à la fois défensive et offensive. L’islamisme et le djihadisme ne sont pas nés avec Daech. Je ne ferai pas ici l’historique de ces deux courants mais permettez-moi de rappeler quelques éléments qui permettent de complexifier les constructions plus ou moins binaires que l’on aime plaquer sur la région.

Quelques repères sont nécessaires pour bien comprendre le logiciel des acteurs de Daech. Citons d’abord Ibn Taymiyya, théologien et juriste du XIVe siècle, qui a théorisé la confusion du religieux et du politique, en affirmant la primauté du premier sur le second. Il est une référence importante car sa doctrine a ressurgi au XVIIIe siècle au travers de ce qu’on appelle le wahhabisme. On joue beaucoup avec les mots mais, finalement, on ne mentionne peut-être pas assez ce courant doctrinal. Le wahhabisme n’est pas né avec l’Arabie Saoudite ; il a été introduit dès le XVIIIe siècle dans la péninsule arabique par Mohamed Ibn Abd al-Wahhab. Ce dernier voulait créer un mouvement religieux et politique, arabe et musulman, et construire un État sunnite s’étendant sur l’ensemble des pays arabo-musulmans, sur la base d’une idée : la restauration d’un islam pur.

D’emblée, on trouve cette volonté de construire un État sans frontière fixe, cette idée d’ancrer une communauté de croyants habités par une dynamique politique presque sans fin. Le politique est au service du religieux. Cette équation est au cœur de l’islamisme contemporain qui est pluriel : Daech n’a rien à voir a priori avec les Frères musulmans mais ces derniers clament « le Coran est notre Constitution » dans l’un de leurs slogans. On retrouve la même confusion entre le religieux et le politique, le primat du premier sur le second, et la volonté d’établir un ordre social et politique fondé sur ordre juridique défini par la charia.

Sans entrer dans le détail de ces différents mouvements doctrinaux qui traversent les islamismes, il est intéressant de montrer comment, avec Daech, le salafisme peut basculer dans le djihadisme. Ce point, qui peut paraître abscons ou sans importance, fait l’objet de débat dans notre vie politique : certains insistent sur le lien entre salafisme et djihadisme tandis que d’autres nient son existence. En tout cas, le sujet commence à nous intéresser et c’est tant mieux, même s’il faut reconnaître qu’il est difficile de discuter publiquement de problématiques aussi complexes.

Quoi qu’il en soit, il y a dans l’islam un courant rigoriste, radical, à savoir le salafisme, qui a été inspiré par les wahhabites saoudiens et qui est traversé par une forme de contradiction. Pourquoi ? À la base, les salafistes n’ont pas de projet ou de programme politique. Plutôt en retrait, ils observent une pratique sectaire, ritualiste, rigoriste d’un islam premier. C’est l’islam presque fantasmé des ancêtres, de ceux qui ont accompagné le Prophète. Ces salafistes ne manifestent aucune volonté d’établir une quelconque organisation ou de se lancer dans une quelconque conquête militaire. Au contraire, ils vivent dans une forme de repli sur soi, et sont en quête d’un islam originel et pur. Le problème est que le monde extérieur est impur, la démocratie est impure, les valeurs occidentales sont impures. Les salafistes peuvent alors être tentés de réagir à ce qu’ils considèrent comme une remise en cause, une offensive d’autres puissances, d’autres cultures ou d’autres sociétés. D’où l’idée de djihad défensif ou offensif.

Un auteur extrêmement important a légitimé le djihadisme, c’est-à-dire le passage à l’action non seulement politique mais violente : Sayyid Qutb. Membre des Frères musulmans, il a créé au milieu du XXe siècle une œuvre politique et théologique fondée sur le rejet des valeurs occidentales et sur un retour à la lecture rigoriste du Coran. Dans la primauté du monde occidental, dans sa supériorité scientifique, technologique, militaire et politique, il percevait une remise en cause de sa propre culture et de l’islam lui-même. Il a donc estimé que les musulmans devaient réagir, y compris par l’action violente, voire par la guerre sainte.

Ces éléments sont essentiels dans la construction historique et idéologique de ce que nous observons aujourd’hui. L’islamisme a d’abord été utilisé comme un moyen de résistance, notamment pendant la période coloniale où il est devenu un outil de combat politique à travers le takfirisme, un courant radical du salafiste. La jonction entre salafisme et djihadisme a donné naissance à des groupes terroristes qui participent à une déstabilisation de l’ordre international puisque l’une de leurs caractéristiques fondamentales est de rejeter l’organisation interétatique et la notion de frontière. Pour ces groupes terroristes, ce qui compte c’est l’umma, c’est-à-dire la communauté des croyants, ou le califat. Ces notions foncièrement transnationales se développent d’autant plus facilement que des entités étatiques se délitent.

Peut-être souhaitez-vous que je m’en tienne là pour laisser la place au débat ?

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Merci de l’avoir compris aussi rapidement. Je ne voulais pas vous empêcher de vous acheminer vers votre conclusion mais, comme je crois pressentir de nombreuses questions, je préfère que vous développiez ce que vous comptiez nous dire dans le cadre des échanges. Il était important d’apporter des précisions sur ces racines historiques sur lesquelles vous pourrez revenir en cours de débat.

J’ai quelques questions courtes à vous poser. Je vais vous les poser en rafale et vous pourrez y répondre de manière groupée. Premièrement, pensez-vous que l’État islamique (EI) soit l’héritier des printemps arabes ? Si oui, comment pouvez-vous l’étayer ? Je vois l’étonnement se peindre sur le visage de certains collèges, donc je précise : dans la mesure où l’EI se présente comme capable de répondre à certaines revendications des populations, est-il ou non l’héritier des printemps arabes ?

Deuxièmement, en ce qui concerne la géographie de la région, pouvez-vous nous éclairer un peu sur les relations économiques qui existent entre l’EI et les pays avoisinants ?

Troisièmement, constatez-vous que l’EI lève des fonds sur internet ? Vous n’avez pas abordé ce sujet. A-t-il recours au financement participatif dit crowdfunding ? Si oui, dans quelles proportions ?

Quatrièmement, pouvez-vous nous éclairer sur les raisons pour lesquelles nous n’arrivons pas à mettre en place des systèmes juridiques et institutionnels permettant de contrer tous ces moyens ? Il est difficile de croire que l’on puisse stocker sous forme de billets de banque et de pièces sonnantes et trébuchantes quelques centaines de millions, voire de milliards, de dollars de réserves. Il faut bien que ces réserves soient quelque part, c’est-à-dire sur des comptes bancaires. Où sont ces comptes ? Comment y accède-t-on ?

Enfin, en novembre 2015, vous avez déclaré : « la prise de recul doit amener à instiller une dose prudentielle dans la stratégie française. » Pourriez-vous nous préciser ce que vous entendez par « dose prudentielle » et ce que vous comprenez de la « stratégie française » dans cette région ?

M. Béligh Nabli. Je vais essayer de vous répondre dans l’ordre. Encore qu’il puisse exister une manière plus cohérente de répondre en enchaînant certaines questions. L’EI est-il l’héritier des printemps arabes ? Le premier réflexe, induit par la chronologie, pourrait conduire à répondre par l’affirmative. Après réflexion, on ne voit pas très bien le lien dans la mesure où, premièrement, aucun des soulèvements des peuples arabes n’a été animé et mené par des forces islamiques. En 2011, les islamistes n’étaient pas les instigateurs, les penseurs des soulèvements.

M. Jacques Myard. Mais ils ont empoché la mise !

M. Béligh Nabli. J’y viens. (Sourires.) Ils n’étaient pas là ; ils n’ont pas pensé la chose ; ils ne l’ont pas organisée ; ils n’étaient pas sollicités ou mis en avant par la jeunesse ou les peuples en question. En revanche, ils ont su faire preuve d’un opportunisme à deux moments : lors des élections et quand il y a eu basculement dans la violence politique et dans la répression.

Leur opportunisme électoral s’est manifesté lors des élections organisées en Tunisie, en Libye, en Syrie et au Yémen. Pour le coup, leur enracinement social et politique sous l’étiquette des Frères musulmans ou de partis salafistes est apparu au grand jour. Et le rapport de force détonnait puisqu’il ne reflétait pas ce qui était visible dans les manifestations populaires qui étaient à l’origine des processus de transition nés dans ces différents pays. Quoi qu’il en soit, force est de constater que leur ancrage s’est manifesté par la voie des urnes et que, paradoxalement, la démocratie représentative leur a permis d’empocher, pour reprendre votre mot, une victoire élective qui n’était pas assurée, tant s’en faut, au moment des soulèvements.

Quand il n’y a pas eu d’élections, quand on a basculé dans l’affrontement, la violence politique et la répression comme ce fut le cas en Syrie, les islamistes ont également su faire preuve d’opportunisme : ils ont profité de la radicalisation des manifestants qui étaient réprimés pour les récupérer et les intégrer dans leurs entités, dans leurs cellules. Vous avez là une deuxième forme d’opportunisme que l’on pourrait presque qualifier d’intelligence politique. Il faut le garder à l’esprit. De ce point de vue, ils peuvent se targuer d’être, en quelque sorte, des héritiers des printemps arabes. Mais aucun slogan islamiste n’avait rythmé ces mobilisations. En ce sens, ils ne peuvent pas se présenter comme les héritiers des événements de 2011 ; ils ne peuvent revendiquer qu’une capacité à exploiter politiquement les déstabilisations nées de ces mouvements. Ce sont des créatures opportunistes, voire cyniques, qu’elles prennent la forme de partis ou d’organisations criminelles.

Venons-en à votre deuxième question sur la géographie de la région et les relations économiques qui existent entre l’EI et les pays avoisinants. D’une certaine manière, elle nous renvoie à la nature de l’organisation. À partir du moment où Daech n’est reconnu ni par la communauté internationale ni par ses voisins comme un État, il n’y a pas de relations officielles interétatiques entre lui et ses voisins. Il ne peut pas y avoir de relations commerciales au sens classique du terme, sur la base d’accords bilatéraux voire multilatéraux, pour faciliter notamment la circulation de ses produits. C’est très important de le rappeler car cela permet de distinguer Daech des talibans qui, eux, ont réussi à établir quelques canaux diplomatiques et qui ont des représentations officielles, notamment au Qatar.

Daech ne s’inscrit pas dans cet ordre international interétatique ; cela ne l’intéresse pas. Il ne cherche même pas à être reconnu par ceux qu’il devrait considérer comme ses pairs, c’est-à-dire les autres États de la communauté internationale. Mais s’il n’y a pas de relations commerciales classiques, il y a bel et bien une circulation de marchandises entre Daech et ses voisins, grâce à des réseaux non étatiques, qui peuvent être qualifiés de criminels ou mafieux. A priori, on ne peut pas mettre en cause l’implication directe d’États mais on peut déplorer le caractère poreux des frontières de la région, que l’on retrouve d’ailleurs dans d’autres zones comme au Sahel et au Maghreb, notamment autour des frontières libyennes qui donnent précisément sur le Sahel mais aussi sur la Tunisie et l’Égypte. On y retrouve les mêmes phénomènes : les États ne coopèrent pas, loin de là, avec Daech qui est désormais ancré territorialement en Libye, mais l’organisation sait incontestablement circuler de part et d’autre de ces frontières, y compris en exploitant le « secteur » de la contrebande.

Vous m’interrogez aussi sur les difficultés à mettre en place des systèmes juridiques et institutionnels qui permettraient de contrer l’EI. Si nous sommes incontestablement confrontés à une forme d’atonie ou de passivité, c’est bien parce que Daech fait encore preuve d’opportunisme en profitant des brèches ou des caractéristiques de ces systèmes. Le secret fait partie de certains aspects du système bancaire international pour lequel la transparence n’est pas un principe structurel. Daech joue de la complexité de ce système, du difficile traçage des comptes, pour continuer à exploiter son propre système bancaire et à l’inscrire dans un système international.

On retrouve ici, à un degré plus intense et plus problématique, la question de notre capacité à réguler internet. Le système permet le financement de Daech ou participe à ce financement, mais ce qui nourrit humainement l’organisation, c’est sa capacité à attirer, à recruter. Tant que l’on n’aura pas asséché ce terreau, ce territoire virtuel, Daech pourra toujours mobiliser des recrues, y compris des personnes qui ne se rendront pas dans les zones qu’il contrôle mais qui agiront quasiment de chez elles le jour J. Daech possède à la fois un ancrage territorial et la capacité de mobiliser, via les réseaux sociaux et internet, des personnes qui peuvent se trouver partout dans le monde. C’est l’une des caractéristiques de cette créature et ce qui en fait sa dangerosité particulière.

Quant aux propos que j’ai tenus en novembre dernier sur la stratégie française, ils visaient à souligner le relatif isolement dans lequel nous nous sommes retrouvés à différentes reprises, après avoir pris position de manière un peu précipitée, sans préparer suffisamment le terrain militaire et diplomatique auparavant pour nous assurer d’avoir les moyens de notre stratégie et l’adhésion de nos alliés. J’en concluais qu’il fallait conduire une stratégie plus prudentielle.

M. Kader Arif, rapporteur. Je vais d’abord laisser nos collègues s’exprimer et j’interviendrai ensuite pour compléter les questions.

M. Jacques Myard. Après vous avoir écouté avec beaucoup d’intérêt, je voudrais vous poser quatre questions, deux ayant trait à la temporalité et les deux autres à la religion.

Quel est, selon vous, le degré d’adhésion de la rue arabe à l’EI, pas seulement en Syrie et en Irak mais un peu partout ailleurs ? Et à votre avis, quand l’Arabie Saoudite et le Qatar ont-ils cessé d’apporter une aide directe ou indirecte à cette organisation ?

Vous avez souligné, à juste titre, la diversité du salafisme et l’existence d’une tendance piétiste. Le parti al-Nour a participé au gouvernement de Mohamed Morsi, mais il y a aussi de jolis drôles qui taillent des croupières à l’armée égyptienne dans le Sinaï. Pourriez-vous nous donner quelques précisions sur le nombre d’écoles et sur les différences qui les séparent ?

Vous n’avez pas évoqué la dimension eschatologique de la croyance de ces gens que vous avez qualifiés d’anti-modernistes. Ils réagissent à la modernité occidentale et se réfèrent à un âge d’or – l’époque du Prophète – rejetant l’idée qu’il puisse y avoir une progression dans l’histoire, à la différence d’autres religions monothéistes où l’on va de l’alpha à l’oméga. J’aimerais vous entendre un peu sur ce point précis : l’absence de progressisme dans l’histoire, qui implique un retour fondamentaliste à la lecture littérale du Coran.

M. Serge Janquin. Merci, monsieur Nabli, de votre présentation parfaitement claire, notamment sur les courants historiques qui ont conduit à la situation actuelle. La confrontation ancienne entre nationalistes et islamistes n’est toujours pas réglée, notamment en Égypte. Elle nous renvoie vingt ans en arrière, à une époque où Hassan al-Tourabi s’opposait à Omar el-Béchir au Soudan, disant déjà que c’était par l’umma et par le vote que les courants islamistes s’imposeraient.

Cela étant, dans votre exposé, je n’ai pas perçu d’indications sur la durabilité de cette situation ou sur les possibilités de changement dans un sens ou dans l’autre. Je ne vous demande pas d’être l’oracle de Delphes – nous n’avons pas non plus les dons de la Pythie – mais peut-être pourriez-vous isoler les germes d’une possible évolution ? Quels sont nos leviers éventuels ? Les frappes armées peuvent-elles changer quelque chose ?

M. François Asensi. Ma question porte sur la géographie et les frontières. Dans une interview accordée à Libération, Jean-Paul Chagnollaud explique : « Donc d’un côté, nous avons des coquilles vides, des États sans nation, et, de l’autre, des nations sans États. C’est toute la carte de la région qui serait à revoir. » Parlant de nations sans États, il se réfère notamment aux Kurdes.

La rue, que ce soit en Irak ou en Syrie, est-elle plus attachée au concept d’umma ou de nation arabe qu’à celui d’État ? Dans quelle mesure les Syriens et les Irakiens sont-ils attachés à la reconstitution de leur État ? Est-ce une notion largement dépassée, ce qui expliquerait le rayonnement et l’influence de Daech ?

M. Jean-Louis Destrans. Je vais aller un peu plus loin dans le sens des deux dernières interventions. Vous avez dit que Daech s’inscrit dans une histoire, celle du délitement politique de la Syrie et de l’Irak, et que l’organisation a finalement répondu à une attente née de la désespérance des peuples de ces territoires. Sans faire preuve d’irénisme, si la religion habille une volonté politique, peut-on imaginer que l’EI va bientôt se déshabiller de ses oripeaux religieux pour s’attacher à conforter les instruments étatiques qu’il a mis en place – l’impôt, l’administration territoriale – pour devenir l’armature d’un futur État ? Je prends beaucoup de risque en disant cela.

M. Béligh Nabli. Monsieur Myard, vous m’interrogez sur l’adhésion de ce que vous appelez la rue arabe. Pour ma part, en bon républicain que je suis, je préfère parler de citoyenneté, même à l’égard des peuples arabes. D’ailleurs, l’un des mérites des soulèvements de 2011 est d’avoir amené les gens à prendre conscience qu’ils étaient des citoyens et pas seulement des individus soumis à l’autorité de tel ou tel pouvoir. Nous avons affaire à des citoyens qui sont confrontés à une créature qui n’est pas seulement religieuse. Le phénomène islamiste existe, quelle que soit l’organisation qui en porte le discours ou les habits. Des foyers islamistes et djihadistes existent un peu partout dans le monde, et particulièrement sur les rives sud et est de la Méditerranée. Mais il y a une prise de conscience quasi générale du fait que le phénomène n’est pas seulement religieux. À travers cette dynamique djihadiste, islamique, se pose la question du rapport entre le pouvoir et ses sujets ou citoyens. Le pouvoir politique est-il capable de répondre aux besoins de ses citoyens ?

Vous avez parlé de l’échec du panarabisme. Ces États ont été incapables de répondre aux besoins de leurs citoyens, d’améliorer leurs conditions de vie et de leur permettre de s’épanouir. Finalement le désenchantement a gagné les populations et tout était ouvert, y compris l’adhésion à l’islamisme politique, voire au djihadisme. La déception et le vide politique renforcent le pouvoir d’attraction de ces mouvements, en amenant les gens à se poser la question : pourquoi ne pas essayer cela ? Je parle des citoyens du monde arabo-musulman, et non pas de ceux des sociétés européennes où la question de l’attractivité ne se pose pas exactement de la même manière.

Vous avez souligné, de manière très érudite, que l’horloge des salafistes est bloquée à une certaine époque. Pour autant, cette référence à l’âge d’or de l’empire arabo-islamique – qui correspond aux ères omeyyade et abbasside – n’est pas totalement infondée. Il ne s’agit pas d’une simple mythification, d’une construction historique et rhétorique. À cette époque, l’État était puissant et conquérant, ce qui contraste avec le déclin actuel de ces pays. On peut faire une analogie entre la montée de l’islamisme et la prise de conscience de ce déclin, notamment après l’échec du panarabisme.

L’incapacité des salafistes à dépasser ce temps n’est pas purement irrationnelle car associée à une prise de conscience de la réalité. Fantasmer sur un passé qui serait idéal permet aussi de ne pas s’investir dans la vie sociale au sens premier du terme. Les salafistes considèrent que ce monde n’est pas le leur. Ne s’y retrouvant pas, ils préfèrent en construire un autre, en se référant au Coran, à la sunna et à la charia. L’attractivité du salafisme s’explique aussi par un rejet de l’autre monde, même s’il prend les termes un peu plus agressifs de rejet des valeurs occidentales. En fait, les valeurs des États syrien, irakien et égyptien de l’époque panarabe étaient celles qui sont désormais qualifiées d’occidentales.

Voilà quelques raisons de la montée du repli salafiste. Le tableau dépeint est relativement sombre mais il existe des possibilités de changement. Par réflexe, on pense à des puissances tierces, à nos interventions militaires ou diplomatiques. Pour ma part, je pense que ce sont les populations concernées qui tiennent entre leurs mains le pouvoir de faire basculer Daech de la conquête au déclin. Les organisations djihadistes, Daech en particulier, ont montré qu’elles pouvaient satisfaire des besoins sociaux et combler le vide politique dans lequel se sont retrouvées les populations sunnites marginalisées en Irak après l’intervention américaine et dans la Syrie de Bachar al-Assad. Ces populations vont peut-être prendre conscience du fait que, loin d’améliorer leurs conditions de vie, Daech est finalement synonyme de bombardements, d’absence de perspectives, d’impasse. Une telle prise de conscience pourrait nourrir une contestation intérieure, puis une mise à distance de cette organisation qui, dans un tout premier temps, avait été plutôt bien accueillie par des tribus en quête de protection et d’avenir, y compris à travers la constitution d’un État propre. Un changement profond pourrait donc naître de la déception suscitée par Daech. Les frappes quotidiennes peuvent contribuer à alimenter cette réflexion puisqu’en bombardant on affaiblit, et en affaiblissant on remet en cause l’adhésion.

J’en viens à votre question, monsieur Asensi. D’un côté, un type de construction a ressurgi avec force : cet État fantasmé et transnational, ce califat réunissant la communauté des croyants. D’un autre côté, la réalité stato-nationale reste prégnante, j’en veux pour preuve le fait que les soulèvements, qui ont traversé le monde arabe en 2011, se sont inscrits d’abord et avant tout dans des cadres nationaux avec des caractéristiques propres. Ces soulèvements ne se sont pas déroulés de la même manière en Tunisie, en Égypte, en Libye, au Yémen, etc. La première raison de ces destins différenciés est précisément que les sociétés et les cadres étaient différenciés. Autrement dit, il y avait des cadres nationaux divers, traversés par des réalités infranationales différentes – structures tribales, communautaires, confessionnelles, etc. – qui participent à la spécificité de ces États-nations.

Paradoxalement, derrière le mouvement global et transnational des printemps arabes, il y avait une différentiation qui s’explique par l’existence de sociétés qui se pensent d’abord comme des entités nationales. D’ailleurs, je me permets de relativiser le caractère transnational de l’islamisme. Lorsqu’ils prennent le pouvoir, les islamistes se mettent à réfléchir en termes de nation et se transforment assez rapidement en nationalistes. C’est pour cela que d’aucuns considèrent que, d’une certaine manière, l’islamisme est une résurgence du panarabisme. Les islamistes sont en quelque sorte des partisans du panarabisme ayant changé de logiciel ; ils sont habités par la même volonté de construire quelque chose de supranational au sens étatique du terme. Les baasistes devenus djihadistes au sein de Daech en sont un exemple spectaculaire mais loin d’être exceptionnel. C’est un phénomène transversal que l’on retrouve un peu dans d’autres séquences historiques ou mouvements politiques.

Enfin, est-il possible d’imaginer Daech débarrassé de ses habits religieux et normalisé au point de devenir un État comme un autre ? En fait, il perdrait son pouvoir d’attraction, sa spécificité : la religion est son étendard, sa vocation, son fondement. Si vous lui retirez ce substrat, il ne lui reste pas grand-chose si ce n’est sa capacité à exercer des fonctions régaliennes pour répondre aux besoins de tout citoyen, notamment en matière de sécurité et de services sociaux. Pour le coup, ce n’est pas gagné : Daech a montré sa capacité à s’autofinancer mais, à terme, son budget n’est pas acquis.

M. Kader Arif, rapporteur. Merci pour cet éclairage, monsieur Nabli. Vous avez évoqué des choses qui peuvent paraître contradictoires, c’est-à-dire une espèce d’État sans frontière autour de la communauté, et, en même temps, la nécessité que ressentent les gens de se retrouver autour de spécificités qui font État ou une nation.

Dans votre propos liminaire, vous avez décrit un État qui pratique l’imposition mais aussi la redistribution dans des pays très affaiblis comme l’Irak où la Syrie, qui ne savaient ou ne voulaient plus le faire, et il s’attire ainsi un soutien populaire. Comment briser ce soutien populaire ?

Mes autres questions portent sur l’unité et la gouvernance de Daech. Comment l’unité est-elle encore possible dans cet État sans frontière ? Quelles sont la volonté et la stratégie de ses dirigeants ? Pour autant qu’il y ait une gouvernance à la tête de Daech, à quoi ressemble-t-elle ? Certains de ceux qui vous ont précédé ici ont évoqué une gouvernance qui laisse une place aux tribus et aux pouvoirs locaux. Est-ce viable ?

M. Béligh Nabli. Comment briser le soutien populaire ? En offrant aux populations qui ont cru en Daech une autre politique viable. Je le répète, les populations sunnites – irakiennes d’abord, syriennes ensuite – ont été placées dans une position de faiblesse qui les a conduites à accepter le contrat offert puis imposé par Daech : elles avaient le sentiment d’être marginalisées dans leur propre pays ou dans la reconfiguration de leur propre État. Autrement dit, la solution est politique et d’ordre interne : les Syriens et les Irakiens doivent définir entre eux ce nouveau contrat qui permettra de mieux répartir le pouvoir, de sortir de la marginalité des populations qui, sinon, basculeront à nouveau dans la radicalisation. L’équation est implacable, très éloignée des solutions militaires qui sont elles-mêmes complexes. En fait, le chemin à suivre est assez clair.

En ce qui concerne l’unité et la gouvernance de Daech, je me permets de parler de l’intelligence d’une créature monstrueuse. En l’occurrence, j’associe l’intelligence à la rationalité – les Français sont ainsi faits… L’organisation est pyramidale mais il existe une forme de décentralisation qui consiste à donner du pouvoir aux tribus qui étaient auparavant privées de toute capacité à s’autogérer. Daech adresse ainsi un message politique aux tribus – nous gérons ce territoire mais vous n’êtes plus marginalisés comme vous l’étiez sous les États précédents – et démontre sa capacité à gouverner de manière rationnelle, efficace et relativement classique, en déployant une administration. Cette façon de faire parle aux Français, attachés que nous sommes à l’appareil administratif et aux services publics. La transposition d’un modèle qui nous est proche peut paraître stupéfiante mais, en réalité, on retrouve le logiciel baasiste au cœur de Daech. Cette hybridation nous permet au moins de comprendre un peu comment fonctionne la machine djihadiste – il y a de la rationalité étatique derrière la vitrine irrationnelle – alors que l’idéologie est de nature à nous dépasser.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Merci, monsieur Nabli, de votre contribution à nos travaux.

L’audition s’achève à quatorze heures cinquante.

Audition de M. Didier Chabert, sous-directeur Moyen-Orient, et de M. Xavier Chatel de Brancion, sous-directeur Égypte-Levant, au ministère des affaires étrangères et du développement international

(séance du 2 février 2016)

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Nous recevons cet après-midi MM. Didier Chabert, sous-directeur Moyen-Orient, et Xavier Chatel de Brancion, sous-directeur Égypte-Levant au ministère des affaires étrangères et du développement international. Cette audition n’est pas ouverte à la presse. J’invite mes collègues à la plus grande discrétion et à ne pas restituer la teneur de nos échanges à l’extérieur de cette salle. Seuls les éléments qui figureront dans le compte rendu publié pourront être diffusés.

M. Didier Chabert, sous-directeur Moyen-Orient au ministère des affaires étrangères et du développement international. Je suis chargé de l’Irak et des pays du Golfe au ministère des affaires étrangères et du développement international.

L’Irak constitue, avec la Syrie, le terrain d’implantation privilégié de Daech, qui y a instauré le califat. Un substrat social et politique a permis à ce groupe terroriste de capitaliser sur les frustrations et les insatisfactions sociales, économiques et politiques des sunnites irakiens. Celles-ci remontent à la chute de Saddam Hussein, ce dirigeant sunnite ayant régenté pendant près d’un quart de siècle un pays à majorité chiite. Si de nombreux sunnites avaient compris que l’arrivée de la démocratie allait mettre fin à la prééminence de leur communauté, personne n’avait imaginé qu’ils seraient à ce point exclus de l’espace politique irakien. Ils ont tout d’abord subi le processus de débaasification, qui a entraîné l’élimination des cadres de l’ancien régime, majoritairement sunnites, de toute responsabilité politique.

Afin de contrer l’implantation d’al-Qaïda, les Américains ont encouragé la création de milices sunnites en s’appuyant sur des tribus à partir de 2006. Cette politique a fonctionné car les tribus ont participé à la lutte contre le terrorisme ; en outre, les Américains ont formé, dans les bases qu’ils détenaient dans le territoire irakien, ces brigades sunnites, qui ont contribué activement à reprendre Falloujah et à sécuriser l’espace sunnite.

Une fois que la menace représentée par al-Qaïda a été repoussée, ces brigades ont été dissoutes dans des conditions insatisfaisantes pour ses membres car les promesses financières ou d’intégration dans l’armée irakienne n’ont pas été tenues. Des combattants sunnites frustrés se sont ainsi retrouvés désœuvrés, et le prestige et la cohésion interne des tribus ont été affaiblis.

L’arrivée au pouvoir de M. Nouri al-Maliki fut suivie d’un choix confessionnel, le Premier ministre jouant les chiites contre les sunnites. Les investissements publics n’ont plus irrigué les provinces à majorité sunnite, qui ont été défavorisées pour l’accès aux soins, à l’éducation et à l’ensemble des services publics. M. al-Maliki a intensifié le dispositif de débaasification pour se débarrasser de ses rivaux sunnites, notamment lors des élections de 2010. Malgré cela, ces élections ont constitué un succès pour les sunnites, la coalition menée par M. Iyad Allaoui ayant remporté d’une courte tête ce scrutin devant le parti de M. al-Maliki. Ce dernier a alors engagé un jeu de procrastination lui permettant de déposséder la coalition de M. Allaoui de son succès électoral. Les sunnites se sont sentis volés, ce qui a alimenté chez eux un puissant élan de frustration. M. al-Maliki a éliminé l’ensemble des dirigeants sunnites qui pouvaient lui faire de l’ombre, notamment l’ancien vice-Premier ministre, M. Tareq al-Hachemi, qui s’est exilé après avoir été condamné à mort et dont les gardes du corps ont été exécutés. La frustration politique et sociale des sunnites a constitué un terreau favorable pour l’implantation de Daech ; la population a en effet considéré que l’Irak abritait deux diables, le chiite, représenté par M. al-Maliki, et Daech. Une partie de la population sunnite a choisi Daech plutôt que l’État central dirigé par M. al-Maliki.

La situation a évolué, car, dans les zones conquises en Irak par l’organisation terroriste, les premières victimes furent des sunnites. En outre, M. Haïder al-Abadi a remplacé M. al-Maliki au poste de Premier ministre. M. al-Abadi, dont la philosophie, l’approche et l’esprit national divergent de ceux de son prédécesseur, essaie d’engager la réconciliation nationale ; cette tâche s’avère ardue, en raison de la guerre contre Daech – les conflits civils ne constituent pas les meilleures périodes pour mener des réformes – et de la faiblesse de sa base électorale dans le camp chiite, dont la majorité des députés ont appartenu à la clientèle de M. al-Maliki. Ce dernier reste présent, continue ses allers-retours entre Bagdad et Téhéran, et tente d’apparaître comme un recours en cas d’échec de M. al-Abadi. La marge de manœuvre de ce dernier s’avère donc fort réduite.

Daech prétend aujourd’hui diriger un État peuplé de millions de personnes. Il est difficile de déterminer le montant de ses ressources ainsi que la part de chaque canal de financement. Daech a mis en place un système d’extorsion organisé lui permettant de prélever une grande partie de ses revenus sur les populations qu’il contrôle ; il taxe ainsi les biens et les activités économiques, il impose les salaires que l’État irakien continue de verser à certains fonctionnaires pour que les hôpitaux et les écoles restent ouverts. Daech détourne l’obligation religieuse de la zakât, aumône légale, pour se financer. Les camions traversant un territoire contrôlé par Daech paient également une taxe s’apparentant à l’octroi dans l’Europe de l’Ancien régime. Daech projette donc l’image d’un véritable État doté d’une administration prélevant des ressources fiscales.

Daech a mis la main sur les réserves financières des zones conquises ; il a ainsi trouvé entre 400 et 500 millions de dollars dans les coffres de la banque centrale à Mossoul. Cet énorme butin a permis à Daech de changer de dimension, de verser, dans la durée, des salaires aux combattants, de fidéliser des soutiens et d’acheter des armes. En outre, il a récupéré tous les fonds placés dans les banques privées des villes qu’il a investies.

Si Daech a contrôlé un temps des champs de pétrole très riches près de Kirkouk et a pu utiliser pendant longtemps la raffinerie de Baïji, il ne possède plus aujourd’hui les principaux champs de pétrole irakiens et les plus grandes raffineries, mais il parvient tout de même à en produire, ce pays étant particulièrement riche en hydrocarbures. Les services de renseignement ont constaté que lorsque la coalition détruisait un puits de pétrole, Daech possédait les moyens techniques lui permettant de réparer et de relancer l’extraction ; ses capacités de microraffineries lui fournissent du carburant pour ses véhicules et des revenus annexes provenant de la vente aux Irakiens et d’exportations. Les recettes quotidiennes tirées du commerce du pétrole représentent, pour Daech, entre 1 et 1,6 million de dollars – soit entre 300 et 600 millions de dollars par an.

Daech tire également des revenus du trafic d’antiquités et de biens culturels. Cette source de financement n’est pas la plus importante, mais elle s’avère symbolique et représente une perte bien triste pour l’humanité. Daech a dynamité les sites d’Hatra et de Ninive en Irak, celui de Palmyre en Syrie, et s’adonne à un trafic de mosaïques, de statues et de tous les objets de valeur.

Les activités criminelles n’effraient bien entendu pas ce groupe terroriste, qui vend en esclavage des femmes, notamment yézidies, et qui se livre au trafic d’armes.

De riches personnes privées donnent de l’argent à Daech car elles adhèrent à ses idées, à l’établissement du califat et à son programme politique reposant, entre autres, sur la protection des sunnites. Ces individus sont souvent originaires des pays du Golfe et utilisent le paravent d’organisations humanitaires.

Nous tentons de tarir chacune de ces sources de financement, afin de montrer aux populations locales que Daech ne constitue pas un État et qu’il ne peut répondre à leurs aspirations sociales de développement. En outre, vaincre militairement Daech exige de l’asphyxier financièrement.

La France entretient de très bonnes relations avec les États du Golfe, notamment avec l’Arabie saoudite et le Qatar, mais beaucoup de personnes se demandent si ces pays ne font pas preuve de duplicité en alimentant Daech tout en affirmant partager nos vues. Sur cette question, j’avoue mon optimisme : des ressortissants des pays du Golfe soutiennent idéologiquement Daech, mais il en existe également dans les pays européens ; certains de ces individus vivant dans le Golfe, très religieux et très riches, financent cette organisation terroriste. Jusqu’en 2010, les pays du Golfe ont pu faire preuve de négligence coupable – en distinguant l’activité de l’État de celle de ses sujets ; depuis cinq ans, ces pays ont mis en œuvre des réformes internes pour répondre aux standards internationaux en matière de lutte contre le terrorisme et pour remplir les exigences du Groupe d’action financière (GAFI) sur le blanchiment d’argent et le combat contre le financement du terrorisme. En 2014, Bahreïn a organisé la première grande conférence internationale sur la lutte contre le blanchiment d’argent profitant à Daech. L’Arabie saoudite et le Qatar ont modifié leur législation pour assurer le contrôle des établissements financiers publics et pour obliger à déclarer la zakât dès que son produit est destiné à l’étranger. Le GAFI, organisme très rigoureux et exigeant, considère que les pays du Golfe ont désormais rejoint le groupe des pays occidentaux mettant en œuvre les meilleures pratiques. Les pays, européens ou du Golfe, dont les administrations fiscales ont peu d’expérience en matière de lutte contre le blanchiment peinent à instaurer des services et des juridictions spécialisés ; le GAFI évaluera l’efficacité avec laquelle les États du Golfe utilisent les instruments dont ils se sont dotés. Bon nombre d’organes spécialisés dans ces matières estiment que, dans le Golfe, seuls les financements privés échappent aux contrôles et que même eux sont en passe d’être taris.

Cette évolution positive s’explique entre autres par le fait que les pays du Golfe se trouvent également touchés par le terrorisme. Daech a tué six militaires saoudiens dans l’attaque d’un poste-frontière, a perpétré cinq attentats dans les zones chiites d’Arabie saoudite qu’il cherche à soulever contre la population sunnite, et menace la structure politique de ces États.

M. Xavier Chatel de Brancion, sous-directeur Égypte-Levant au ministère des affaires étrangères et du développement international. Le Levant – terme que l’on avait oublié jusqu’à la création de l’État islamique en Syrie et au Levant – comprend la Syrie, le Liban, Israël, la Palestine, l’Égypte et la Jordanie.

En Syrie, à partir des années 2000, un terreau spécifique a favorisé l’émergence de Daech. M. Bachar el-Assad, faisant preuve d’un cynisme effrayant, a aidé, entretenu et ménagé l’État islamique afin de prendre en étau l’opposition modérée et de faire le vide entre lui et le terrorisme pour assurer sa survie, dût-elle coûter la destruction complète du pays. La France doit agir militairement, mais elle doit également participer à l’élaboration d’une solution politique qui permette l’inclusion des sunnites. Sans volet politique, la coalition internationale ne parviendra pas à éradiquer Daech.

On constate depuis le début des années 2000 un retour au salafisme et un mouvement de radicalisation religieuse ; certains chefs de l’État islamique, comme Haji Bakr, sont issus du parti Baas irakien, mais se sont radicalisés avant la chute de Saddam Hussein.

Les sunnites, bien représentés dans le secteur économique, ont été largement exclus du champ politique en Syrie depuis l’arrivée au pouvoir de la dynastie Assad, alors qu’ils représentent plus de 70 % de la population – contre 40 % en Irak. La grande bourgeoisie sunnite a été relayée dans certains secteurs de l’économie et son activité a été fortement ponctionnée par différents prédateurs des premiers cercles du pouvoir qui entraient gratuitement au capital des entreprises.

Lorsque l’EI a commencé à progresser dans les zones déshéritées du Nord-Est de la Syrie, il a pu capitaliser sur le rejet de l’État. Ainsi, un activiste marxiste de la région de Raqqa, issu d’une famille modeste mais ayant fait des études, nous expliquait qu’immédiatement après la prise de la ville par l’EI, sa maison avait été occupée, car ses cousins encore plus pauvres l’avaient dénoncé aux nouvelles autorités : un sentiment de revanche sociale a pu aider l’EI. Cette dimension de révolution sociale existe, de manière perverse, au sein du mouvement djihadiste, puisque l’EI est parvenu à présenter al-Qaïda comme un mouvement de nantis, en utilisant la figure d’Oussama ben Laden, issu de la très riche bourgeoisie saoudienne.

La manipulation orchestrée par Bachar el-Assad préexiste à la révolution. L’ancien Premier ministre, en poste en 2012, et ancien gouverneur de Lattaquié et de Deir es-Zor, ayant exercé des responsabilités importantes dans le parti Baas, a constaté, en 2005 et 2006, que les moudjahidines quittaient Deir es-Zor pour l’Irak avec les encouragements des moukhabarats, les membres des services de renseignement. Bachar el-Assad souhaitait l’enlisement des Américains en Irak et, pour leur faire subir des pertes, il alimentait les terroristes et leur permettait d’utiliser son pays comme base arrière. Al-Qaïda en Irak et l’ancêtre de l’EI, l’État islamique d’Irak, entretenaient déjà des relations avec les services syriens.

Au début de la révolution, ce même Premier ministre relate les propos de Bachar Al-Assad, selon lesquels on ne pouvait pas « résoudre la révolution autrement que par sa militarisation pour faire prévaloir un caractère islamiste ». Bachar el-Assad avait compris que sa seule chance de survivre à cette insurrection qui capitalisait sur l’exclusion de la majorité du peuple syrien était de liquider les modérés et de transformer le reste en mouvement terroriste, afin que les pays extérieurs n’aient d’autre choix que de soutenir le régime. Par un décret du 31 mai 2011, Bachar el-Assad libère, par grâce présidentielle, Abu Luqman, Abou Hamza – deux des principaux émirs de l’EI –, Abou al-Joulani, le dirigeant de Jabhat al-Nosra, la filiale d’al-Qaïda en Syrie, Zahran Allouche, le chef de Jaysh al-Islam, et Hassan Aboud, le leader de Ahrar al-Sham. Bachar el-Assad a donc relâché le « CAC 40 » du terrorisme et du salafisme pour faire le vide entre lui et la révolution.

À la suite de cette manipulation initiale, le régime de Bachar el-Assad a ménagé et entretenu l’influence des terroristes, afin que ceux-ci prennent en étau les modérés et qu’ils empêchent l’émergence de toute alternative. Ainsi, le quartier général de l’EI à Raqqa, dont la localisation était connue, n’a pas été bombardé jusqu’à l’arrivée de la coalition internationale. Selon nos services, l’armée du gouvernement syrien ne frappe que marginalement l’EI, si ce n’est quelques actions près de Palmyre. Le régime a abandonné presque sans combattre des lieux comme la base de Tabqa, à l’intérieur de laquelle l’EI s’est livré à de nombreux massacres et a placé des têtes sur des piques, ce qui a suscité un mouvement de contestation très fort chez les alaouites qui ont eu le sentiment d’être abandonnés par le pouvoir.

L’EI et le régime ont également conclu des accords de proximité, par exemple pour l’évacuation des combattants de Yarmouk et d’Al-Bab. Seuls trois ou quatre des huit fronts de l’armée syrienne la voient s’affronter avec l’EI, les autres, prioritaires, la mettant aux prises avec l’opposition modérée. Le régime syrien continue de payer les salaires des fonctionnaires travaillant dans des zones contrôlées par l’EI, mais non dans celles tenues par l’opposition. Il achète également du pétrole à Daech.

Les soutiens du régime syrien n’ont pas pour priorité de lutter contre Daech. Ainsi, 70 % des frappes russes visent l’opposition modérée et seulement 30 % Daech, et ce rapport était encore plus déséquilibré avant que Daech ne détruise un avion A320 rempli de touristes russes.

Bachar el-Assad a conduit une entreprise délibérée d’anéantissement de l’opposition modérée, afin de placer la communauté internationale devant une alternative se résumant au régime en place ou à Daech ; afin qu’entre ces deux diables, d’aucuns soient tentés de choisir celui qui n’attaque pas le territoire français.

Il convient tout d’abord de défaire Daech militairement, chaque revers lui faisant perdre de sa capacité de recrutement de djihadistes internationaux. En revanche, lorsque cette organisation traverse un moment difficile, elle mène des actions spectaculaires à l’étranger, comme les attentats de Paris, Beyrouth, Ankara, Suruç, et le meurtre spectaculaire d’un pilote jordanien dans une cage au moment où elle perdait Kobané. Cela ne doit pas nous distraire de l’action que nous menons à titre national et au sein de la coalition internationale.

En revanche, l’action militaire ne peut pas suffire, et une transition politique permettant aux sunnites de retrouver leur place en Syrie s’avère indispensable pour éradiquer Daech. Mais on ne pourra pas conduire un tel processus sans le départ de Bachar el-Assad.

Contrairement aux forces du régime, les Kurdes luttent au sol contre l’EI, mais leur objectif stratégique vise à assurer le continuum entre les cantons d’Afrin au Nord-Ouest et de la Djézireh et de Kobané au Nord-Est. Ils ne pourront pas tenir des zones de peuplement non kurde, si bien que l’on ne peut pas se reposer sur eux pour reconquérir l’ensemble des territoires actuellement contrôlés par Daech. Seuls des Arabes sunnites y parviendront ; aujourd’hui, l’opposition syrienne tient la principale ligne de front contre l’EI au sol, mais elle est la cible du régime et des bombardements russes. La diplomatie française soutient cette opposition et souhaite obtenir, dans les discussions à Genève et les négociations internationales, une transition débouchant sur le départ de Bachar el-Assad, la mise en place d’un système politique dans lequel les sunnites occuperont toute leur place et la réconciliation entre l’État et le peuple syriens, afin qu’ils puissent combattre ensemble Daech.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Monsieur Chatel de Brancion, ce que vous appelez l’opposition modérée est la conjonction d’al-Qaïda et des Frères musulmans ?

M. Xavier Chatel de Brancion. Non. Les Russes ont demandé, lors d’une réunion du groupe de Vienne, à ce que l’on se mette d’accord sur le nombre et l’identité des groupes que l’on plaçait dans la catégorie de terroristes en Syrie. La liste russe ne contenait qu’une douzaine de groupes sur les quelque 1 500 agissant actuellement dans l’opposition armée.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Votre réponse est surprenante. Qu’est-ce qui vous permet d’affirmer que l’État syrien achète du pétrole à Daech ? Disposez-vous d’éléments matériels étayant cette assertion ?

M. Xavier Chatel de Brancion. Daech produit et écoule du pétrole grâce à une multitude d’intermédiaires qui forment un tissu économique dans lequel sont insérés la population, les groupes armés locaux et le régime, tous ces acteurs achetant du pétrole à l’organisation terroriste.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Le ministère des affaires étrangères et du développement international est-il capable de décrire précisément ces réseaux et leur fonctionnement, la situation devant être comparable en Irak où les Kurdes sont également intéressés par le commerce du pétrole ?

M. Xavier Chatel de Brancion. Notre ministère n’a plus de présence sur place.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Je ne vous le fais pas dire. L’ancien président de la République, M. Nicolas Sarkozy, a décidé de fermer notre ambassade à Damas en mars 2012, ce choix ayant été confirmé et mis en œuvre par son successeur, M. François Hollande, trois mois plus tard ; nous n’avons donc plus de représentation diplomatique officielle en Syrie. Par quels moyens obtenez-vous donc les informations dont vous venez de faire état ?

M. Xavier Chatel de Brancion. Même si l’on avait encore une ambassade en Syrie, les personnels diplomatiques ne se rendraient pas à Raqqa pour obtenir des renseignements. Dans les trois zones contrôlées par l’EI, au Nord, au Centre et au Sud jusqu’à Kuneitra, tous les acteurs internationaux s’informent par des contacts discrets noués avec des habitants et des activistes. Un bus quotidien relie encore Raqqa à Beyrouth, si bien qu’il est possible de parler avec des gens connaissant des villes occupées par l’EI. Nos services de renseignement – la direction du renseignement militaire (DRM), la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) – nous fournissent des informations. Comme nos partenaires internationaux, nous recoupons différentes sources pour obtenir des indications fiables, car personne ne peut envoyer de consul honoraire à Raqqa !

M. Joaquim Pueyo. Europol a présenté la semaine dernière un rapport inquiétant qui expliquait que le soi-disant État islamique conservait la capacité de perpétrer de nouvelles attaques en Europe. Cependant, il semble que leurs ressources financières aient diminué au cours des derniers mois. Les Syriens affirment que les salaires versés aux combattants de Daech sont plus faibles qu’il y a trois ou quatre mois. Pensez-vous que la destruction de sites pétrolifères ait joué un rôle important dans le tarissement des revenus de Daech ?

Je reviens d’un déplacement aux Émirats arabes unis (ÉAU), qui ont une position claire sur le terrorisme ; ils ont créé une organisation, Hedayah, qui vise à constituer la première organisation internationale de formation, de dialogue et de lutte contre le terrorisme. Ils ont également instauré une structure dont le but est de contrer la doctrine de Daech grâce à l’élaboration et la diffusion sur les réseaux sociaux d’une contre-propagande. Pouvez-vous nous confirmer que cet État du Golfe lutte bien contre la doctrine de Daech ?

Daech développe une force importante en Libye. Avez-vous des contacts avec l’Égypte sur cette question ? Les services de renseignement égyptiens sont-ils organisés et performants ? Le maréchal Abdel Fattah al-Sissi lutte ardemment contre les Frères musulmans dans son pays : peut-on considérer l’Égypte comme un partenaire intéressant dans le combat contre Daech ?

Mme Geneviève Gosselin-Fleury. Vous n’avez pas évoqué l’utilisation par Daech des outils de levée de fonds sur Internet : cette source de financement est-elle importante ?

Confirmez-vous la teneur d’une enquête journalistique révélant que certaines sociétés européennes fourniraient un accès satellitaire à l’organisation terroriste, lui permettant ainsi de diffuser sa propagande et de récolter des fonds ?

M. Yves Fromion. En dehors de ce qui a été entrepris pour empêcher les mouvements de fonds privés vers Daech, sommes-nous efficaces pour tarir les autres sources de son financement ? Sans une action d’ensemble et concertée, les progrès resteront modestes.

Monsieur Chatel de Brancion, vous avez rappelé la position française d’opposition au maintien de Bachar el-Assad. Cette question nous oppose entre autres à la Russie : comment la coopération internationale pourrait-elle s’organiser alors qu’existent des divergences aussi profondes ?

M. Didier Chabert. Les capacités offensives de Daech diminuent nettement en Irak depuis quelques mois. Non seulement, le groupe terroriste a reculé à Baïji, à Tikrit, à Sinjar et à Ramadi, mais il n’aligne plus que quelques centaines de combattants dans ses opérations offensives, contre plusieurs milliers il y a un an ou un an et demi. Ses actions militaires actuelles visent davantage à fixer les forces irakiennes pour ralentir leur progression qu’à tenter de reprendre, par des mouvements stratégiques, des zones perdues. L’attrition des moyens de Daech se traduit par une réduction très sensible des possibilités d’action de ce groupe terroriste en Irak.

Les ÉAU ont toujours été le pays du Golfe le plus engagé dans la lutte contre le terrorisme. Ils pensent depuis longtemps que l’islam politique, terroriste comme non terroriste, constitue un vrai danger. Des groupes affiliés aux Frères musulmans sont placés sur les listes d’organisations terroristes élaborées par les Émiriens. Ces derniers mènent une lutte interne déterminée contre l’islam politique et contre Daech. Les ÉAU formant l’un des États les mieux structurés de la région, ils conduisent une action conceptualisée, intelligente et dotée de moyens élevés, qui repose sur une pluralité d’axes de travail, comme la contre-propagande sur Internet. Derrière cette action se cache également, ne le nions pas, un régime très dur ; l’exubérance de Dubaï ne doit pas nous tromper : tout opposant se réclamant de l’islam politique est emprisonné après un procès expéditif. Les ÉAU sont tolérants à bien des aspects, mais, comme le disait Saint-Just, ils n’accordent « pas de liberté pour les ennemis de la liberté ».

Les autres pays de la région ont pris conscience du problème posé par le terrorisme islamiste. Bahreïn se trouve en pointe dans la lutte contre le financement de Daech en organisant la première conférence internationale sur le sujet. Le Koweït a accueilli des réunions portant sur le recrutement de combattants étrangers par Daech. Cet engagement constitue une nouveauté pour ces pays, ce qui pose une question d’adaptation et d’efficacité, mais leur détermination s’avère réelle. Nous restons vigilants et tenons une position équilibrée que l’on pourrait résumer par la formule “ni complaisance, ni médisance”. Nous verrons si cette politique a un impact sur l’action et les moyens de Daech. En Irak, les ressources et les capacités militaires de Daech se contractent, même si l’organisation terroriste conserve une puissance asymétrique qui lui permet de perpétrer des attentats dans les pays de la région comme sur le sol européen. Daech essaie de s’implanter dans de nouveaux théâtres, comme la Libye et le Yémen, ce dernier pays étant jusque récemment une chasse gardée d’al-Qaïda. Les difficultés que rencontrent Daech ne se traduiront-elles pas par un renforcement des actions asymétriques afin de continuer d’attirer les candidats au djihad ?

M. Kader Arif, rapporteur. J’avoue ma surprise en vous entendant, car de nombreux spécialistes et certaines sources indiquent que les pertes subies par Daech ont été totalement compensées par les recrues ces dernières semaines. Daech recule effectivement sur le terrain, mais est-ce que cela constitue réellement un affaiblissement pour lui ? Le groupe peut accepter de ne pas défendre un territoire trop vaste et de déplacer son action.

M. Didier Chabert. Ce sont les militaires qui nous informent de la situation sur le terrain et qui nous permettent d’affirmer que Daech ne lance plus d’offensives en Irak impliquant plus de quelques centaines de combattants. Daech est en train de construire des réduits défensifs très solides ; ainsi, l’organisation a creusé des fossés autour de Mossoul et procède au minage intense de certaines localités qu’il sera difficile de reprendre. Mais un groupe combattant qui ne parvient plus à mener d’offensives de grande ampleur et qui se concentre sur la défense de ses possessions se trouve sur le recul. Cependant, les militaires américains n’envisagent la reconquête de Mossoul que dans plusieurs mois, voire dans quelques années. En effet, si l’on voulait attaquer Daech dans cette ville très rapidement, les pertes humaines civiles seraient très nombreuses. Il n’en reste pas moins que l’on se demandait il y a un an et demi si Bagdad allait tomber, alors que l’on s’interroge aujourd’hui sur la date à laquelle Mossoul pourra être reprise. L’expansion de Daech a été contenue, le groupe recule maintenant, mais il reste fort, notamment pour défendre ses positions, et la reconquête de chaque ville nécessite un investissement militaire énorme pour les forces irakiennes. Après chaque bataille, comme le montre l’exemple de Ramadi, il leur faut des mois pour se reconstituer et se réarmer.

On a réussi à couper les moyens d’action les plus spectaculaires de Daech, qui avaient entouré ce groupe du halo de la victoire à partir de l’été 2014 et lui avaient permis d’attirer de nombreux combattants. Aujourd’hui, cette image peut s’estomper, si bien que Daech investit encore plus massivement les réseaux sociaux pour y diffuser sa propagande. On pourrait s’interroger sur le maintien en service des satellites stationnés au-dessus des régions contrôlées par Daech. En fait, les couper supprimerait également l’accès d’autres pays. En outre, les liaisons Internet et satellitaires permettent à Daech de communiquer à l’extérieur, mais nous ouvrent également une fenêtre d’observation sur la situation dans les zones contrôlées par l’organisation terroriste. J’ai rencontré hier une jeune chercheuse travaillant sur les femmes et le djihadisme, qui peut, grâce à Internet, rester en contact avec de nombreuses femmes vivant dans le territoire administré par Daech. De même, des blogueurs se trouvent à Raqqa où ils sapent de l’intérieur l’action de Daech. Pour cette organisation, Internet représente à la fois une force et une faiblesse. Nous devons minimiser l’écho que Daech tire de l’utilisation d’Internet et maximiser la capacité qu’il nous offre de le connaître. À ce titre, les universitaires continuent de réfléchir à l’espace de Daech, à la manière dont il est construit et à la nature de la contre-propagande que nous devons développer.

Présidence de M. Eduardo Rihan Cypel, vice-président de la mission d’information

M. Xavier Chatel de Brancion. L’Égypte a en effet un problème avec Daech qui se manifeste dans ce pays sous le nom de sa filiale Wilayat Sinaï ; très active, cette structure commet des attentats presque tous les jours contre les forces égyptiennes et les zones touristiques. Il s’agit d’un sujet de préoccupation très important pour les autorités égyptiennes. Les Israéliens font régulièrement état des liens de coopération qu’ils estiment exister entre Wilayat Sinaï et le Hamas. Les Égyptiens affrontent leurs propres problèmes, et nous avons une relation bilatérale excellente avec eux en ce moment. Cela ne signifie pas qu’ils s’apprêtent à débarquer en Syrie pour lutter contre Daech.

Le président de la République s’est rendu en Russie puis y a envoyé le général Pierre de Villiers, chef d’état-major des armées, rencontrer son homologue, mais toutes les frappes de la coalition internationale visent les membres ou les installations de Daech alors que 30 % seulement des bombardements russes les ciblent. Ni les uns ni les autres ne se trouvent sur le terrain au contraire de l’armée du régime de Bachar el-Assad et des groupes d’opposition, dont certains sont radicalisés et d’autres non. Peut-on réconcilier les Syriens entre eux pour qu’ils tournent leurs forces contre Daech ?

M. Eduardo Rihan Cypel, président. Comme vous, je pense que seule une solution politique en Irak et en Syrie permettra d’éradiquer définitivement Daech. Quelle est la situation à l’intérieur du régime syrien ? On a beaucoup parlé de Rami Makhlouf au moment du début de la guerre civile en 2011 : finance-t-il toujours des groupes liés au régime ? Occupe-t-il encore une place importante dans les services de sécurité syriens ? Je suis d’accord avec M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international, lorsqu’il affirme que la transition politique se fera sans Bachar el-Assad, mais avec des éléments du régime syrien. Quels éléments pouvez-vous nous fournir à ce sujet ? M. Vladimir Poutine a moins d’attachement à la personne de Bachar el-Assad qu’à la défense des intérêts historiques de la Russie dans ce pays. La discussion entre la France et la Russie semble limitée, voire fragile, mais elle est positive. Jusqu’à quel point nos vues peuvent-elles converger ?

M. Meyer Habib. On prend souvent nos désirs pour des réalités : je me souviens du ministre des affaires étrangères et du développement international nous expliquer, il y a deux ou trois ans, que Bachar el-Assad était sur le point de devoir abandonner le pouvoir. Or il est encore là et bien là, lui qui, comme vous l’avez bien dit, a bénéficié d’une collusion avec Daech.

Avant tout, nous nous trouvons dans un conflit entre sunnites et chiites : les baasistes qui ont basculé dans le djihadisme sont avant tout sunnites ou chiites. Ne croyez-vous pas qu’il faudra revoir les frontières Sykes-Picot et accepter la partition de la Syrie et de l’Irak ?

Les Kurdes se battent pour défendre leur territoire. Comme vous le disiez, monsieur le président, la Russie pourrait peut-être sacrifier Bachar el-Assad pour obtenir la stabilité du pays, mais les Iraniens souhaitent qu’il reste afin d’éviter que Daech ne contrôle l’ensemble du pays.

Qui sont les hommes composant Daech ? Si l’on tuait Abou Bakr al-Baghdadi, qui le remplacerait ? Pourrait-on couper les communications du groupe terroriste entre l’Irak et la Syrie ? On ne connaissait pas cette organisation il y a trois ou quatre ans ; elle se trouve aujourd’hui sur le déclin, mais un groupe, parmi les 1 500 dont vous avez fait état, émergera et le remplacera puisque le conflit entre chiites et sunnites perdurera.

M. Jacques Myard. Si la solution au problème syrien était aussi simple, on l’aurait déjà trouvée, messieurs. En effet, il ne s’agit pas d’un conflit entre alaouites et sunnites, car la femme de Bachar el-Assad ou Rami Makhlouf sont sunnites, par exemple. Des sunnites soutiennent le régime et des alaouites sont passés dans l’opposition. La guerre ne plonge pas ses racines dans la mise à l’écart des sunnites, certains d’entre eux appuyant totalement le régime.

Bachar el-Assad a en effet sorti le « CAC 40 » du terrorisme de ses prisons. Mais pourquoi ? Parce que les Américains venaient d’essayer de le tuer. Il a appliqué le principe selon lequel les ennemis de mes ennemis sont mes amis et les a libérés pour qu’ils s’attaquent aux Américains.

Vous affirmez que l’EI n’est pas bombardé à Raqqa ? Le centre de commandement touche l’hôpital qui se trouve lui-même dans un quartier très peuplé. Bombarder Raqqa entraînerait des dommages collatéraux énormes. Il n’est pas facile de cibler des individus dans une ville de 200 000 habitants.

Connaissez-vous l’opposition modérée dont vous parlez ? La brigade côtière, issue de l’armée du régime et passée dans l’Armée syrienne libre, regroupe quelques centaines d’hommes. Le reste des opposants se trouve dans des katibas villageoises et n’en bouge pas. Il n’y a pas d’opposition militaire modérée en dehors de la côtière. Dire le contraire est une fumisterie !

Messieurs, j’ai été choqué par vos propos qui reflètent un discours conventionnel dont il faut sortir. Ce qui ne signifie pas que Bachar el-Assad soit le saint des saints ! En revanche, il ne faut pas tabler sur son départ, car il sera là pour le règlement politique. Ce sont les Syriens qui doivent choisir leur gouvernement et non pas nous. Ne pas cesser de réclamer le départ de Bachar el-Assad revient à exclure la France du jeu pour la reconstruction de la Syrie.

M. François Rochebloine. Je partage les propos de mes collègues Yves Fromion et Jacques Myard concernant l’attitude à l’égard de Bachar el-Assad. M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international, a annoncé à plusieurs reprises la chute imminente du dirigeant syrien. Il est toujours au pouvoir, et il n’est pas près d’en partir. Je suis certain que vous avez conscience de cette situation, et je regrette que l’on tienne un langage différent.

Qui appartient à la coalition syrienne ? J’avais posé cette question au ministre, mais je continue de m’interroger. On discute avec les membres de cette alliance, mais que représentent-ils ? Qui sont-ils ?

La position de la France a certes évolué du fait de la politique russe. On ne fait ainsi plus du départ de Bachar el-Assad un préalable à la conduite de négociations, mais pourquoi s’entête-t-on à annoncer la chute du président syrien ? Le changement de ministre entraînera peut-être une modification de notre attitude.

M. Jean-Louis Destans. Les médias ne cessent d’affirmer que les ressources pétrolières constituent, avec les fonds trouvés dans les banques, l’un des canaux de financement les plus importants de Daech. On connaît la localisation des puits et on tire sur les camions livrant le pétrole, mais pourquoi ne bombarde-t-on pas l’ensemble des puits permettant à Daech d’exporter du pétrole ?

M. Didier Chabert. En Irak, Daech ne contrôle plus la frontière du Nord à cause des Kurdes et se trouve hors d’atteinte de celle avec l’Iran. Il reste beaucoup de puits de pétrole en Irak, et il s’avère difficile de tous les bombarder.

Daech a la capacité technique de remettre en fonction les puits détruits. On ne doit bombarder que les camions qui transportent du pétrole pour le compte de Daech, ce qui s’avère compliqué car beaucoup de civils convoient du pétrole pour des besoins locaux. Les hôpitaux doivent être alimentés en carburant pour que les blocs opératoires fonctionnent et que les écoles aient de l’électricité. Il faut maintenir cet approvisionnement de la population, qui souffre déjà beaucoup de la présence de Daech, afin d’éviter d’accroître la catastrophe humanitaire.

En revanche, on a changé d’approche, notamment en Syrie, dans l’identification des camions impliqués dans le trafic illégal de pétrole à partir des zones contrôlées par Daech.

M. Xavier Chatel de Brancion. En effet, tirer sur un camion conduit par un civil peut constituer un crime de guerre. Les Américains ont donc adopté la méthode israélienne du « knock on the roof » : les avions survolent un camion, lâchent un tract et tirent au bout de quarante-cinq minutes.

Le régime syrien ressemble à la phalange depuis un certain temps. Les branches dissidentes ont été progressivement coupées. Bachar el-Assad a fait tuer Rustum Ghazaleh et Rafik Shehadeh, et Assef Chaoukat, Hassan Turkmani, le chef d’état-major des armées, et le ministre de la défense ont trouvé la mort dans un attentat perpétré le 18 juillet 2012. Au début du conflit, certains membres du régime, tentés par la négociation avec l’étranger, ont été supprimés dans ce qui a ressemblé à une “Nuit des longs couteaux”. De même, ceux qui s’opposaient au cordon ombilical avec l’Iran ont également été éliminés.

Le communiqué de Genève de 2012 fixe comme objectif l’établissement d’un organe de transition choisi par consensus et comprenant des membres du régime et de l’opposition. Nous avons travaillé sur les personnes pouvant faire partie de ce processus, mais la publication de leur nom les condamnerait à un assassinat rapide.

Plus que la défense d’intérêts matériels comme le port de Tartous ou les contrats d’armement, la Russie cherche avant tout à affirmer une posture internationale et sa place sur la scène mondiale. En outre, le président Poutine rejette violemment et instinctivement la notion de changement de régime. Les Russes n’accepteront de solution que si celle-ci revêt l’apparence d’un processus légal.

Des forces centrifuges s’expriment en Syrie. Ainsi, les Kurdes veulent marcher vers l’autonomie et avoir leur gouvernement à l’intérieur de la Syrie – le Parti de l’union démocratique (PYD) ne parle pas d’indépendance. Dans le Sud-Ouest du pays, aux frontières avec la Jordanie et Israël, l’avenir des druzes pose question. L’Iran semble souhaiter le maintien d’un État croupion regroupant une majorité des alaouites, des minorités, et les sunnites des villes de la côte. Dans un tel État, le poids des alaouites et des minorités se trouverait renforcé, et les acteurs armés et formés par l’Iran – Forces de Défense Nationale et différentes milices alouites, chiites ou autres – offriraient à ce pays le même rôle qu’au Liban, celui de primus inter pares. L’Iran pourrait alors assurer le contrôle politique du pays et la protection de ses intérêts. Les Russes, comme les pays participants au groupe de Vienne, ont toujours défendu l’intégrité territoriale de la Syrie. Néanmoins, la territorialisation du conflit est très nette dans les faits et évolue avec les lignes de front : le pays se trouve partagé entre un ensemble kurde, une partie contrôlée par le régime, une zone sous la coupe de Daech et un espace au milieu.

La mort d’al-Baghdadi aurait un effet psychologique important car elle représenterait une défaite de Daech, mouvement à l’idéologie stricte et dont le dirigeant se prétend calife. Néanmoins, certains groupes syriens ont survécu à la disparition de leur chef et d’autres non. Ainsi, le groupe Liwa al-Tawhid ne s’est pas remis du décès au combat en 2013 d’Abdul Qader Saleh ; au contraire, Hassan Aboud, dirigeant du groupe Ahrar al-Sham, a été tué avec quarante-sept des principaux membres de l’organisation dans un attentat en 2014, mais ce mouvement, radical, salafiste et non djihadiste, continue d’être l’un des principaux acteurs militaires du pays. Une frappe russo-syrienne a tué le leader de Jaysh al-Islam, Zahran Allouche, en décembre dernier ; un successeur a été nommé et le mouvement semble tenir pour l’instant.

J’ai en effet un peu forcé le trait en décrivant le conflit syrien comme une opposition entre les alaouites et les sunnites. Parmi ces derniers, certains soutiennent le régime, quand des alaouites veulent sa perte. De nombreux alaouites se sont en effet rapidement sentis piégés car, dès les années 1970, Hafez el-Assad avait emprisonné certains de leurs grands leaders spirituels qu’il voyait comme une menace pour sa légitimité. Les Alaouites font face à un choix impossible : soit se désolidariser du régime et être assassiné, soit rester solidaire du gouvernement et faire face à l’opprobre d’une grande majorité de la population syrienne et aux risques de représailles si le régime finissait par s’effondrer.

Monsieur Myard, vous avez dit que le régime n’avait pas bombardé Raqqa par égard pour les populations civiles. Si le régime syrien se préoccupait de la vie des civils, cela constituerait un renversement complet de sa politique !

Même les Russes reconnaissent qu’une opposition modérée existe en Syrie, et ils coopèrent d’ailleurs avec l’Armée syrienne libre. Le Front du Sud reçoit, quant à lui, le soutien des Jordaniens. Les groupes composant cette opposition sont très divers, certains étant radicaux et d’autres non.

La coalition syrienne qui s’est réunie à Riyad, rassemble 116 personnes représentant une quinzaine de groupes armés et différents mouvements de la société syrienne – présents en Syrie ou réfugiés à l’extérieur, laïques ou religieux, ayant un objet social ou politique. Elle a envoyé une quinzaine de négociateurs à Genève, dont cinq membres de la société civile, cinq autres appartenant à des mouvements politiques, cinq combattants de groupes armés du Front Nord et du Front Sud.

Il est vrai que Bachar el-Assad a fait preuve d’une certaine résilience, mais l’Iran, le Hezbollah et la Russie l’ont sauvé en 2012 ; de même, l’intervention massive des Russes depuis la fin de l’année 2015 lui a à nouveau permis d’échapper à la chute. La Russie s’est engagée en Syrie l’année dernière à la suite du déplacement de Qasem Soleimani à Moscou, car le régime se trouvait au bord du gouffre. Certains acteurs ont mené une action extrêmement violente sur le terrain, qui a permis, dans une certaine mesure, de rebattre les cartes.

Nous ne pouvons pas nous substituer aux Syriens, mais les membres de l’opposition, les familles des 300 000 morts et des centaines de milliers de prisonniers, les habitants de villes détruites comme Homs, Hama et une litanie d’autres cités, l’ensemble de la population qui a assisté à la destruction de son pays pour l’ambition d’une petite clique veulent le changement, et on peut les comprendre.

M. le rapporteur. Sommes-nous certains que les pays du Golfe, par le biais de financements privés et transitant par des organisations non gouvernementales (ONG) ou humanitaires vers Daech, ne font pas preuve de duplicité ?

Certaines personnes affirment que des Européens et des Occidentaux achètent les œuvres d’art vendues par Daech ? Que faisons-nous dans ce domaine ?

La commission des affaires étrangères a reçu la semaine dernière le ministre des affaires étrangères iranien, qui a nous a fait part de son désir de paix, mais qui a employé des mots très durs à l’égard de l’Arabie saoudite. Comment réunir l’Iran et l’Arabie saoudite autour de la même table pour parvenir à une stabilisation politique ?

La France continue-t-elle d’aider le Liban ?

M. Didier Chabert. Les organisations humanitaires possèdent souvent un caractère religieux dans la région ; elles recueillent la zakât et constituent souvent la couverture utilisée par des personnes privées pour financer Daech. L’Arabie saoudite s’est dotée le 30 janvier 2014 une loi sur le terrorisme qui a rendu obligatoire pour tout Saoudien de déclarer le moindre don effectué à l’étranger au titre de la zakât ; le texte vise à empêcher que ces transferts d’argent bénéficient aux terroristes. Au-delà de l’Arabie saoudite, les pays du Golfe se sont engagés dans l’adoption de ce type de mesures.

Le trafic d’antiquités s’avère très structuré ; Daech délivre des permis de fouilles payants sur les sites archéologiques que des trafiquants utilisent pour leur commerce d’œuvres d’art. Outre le financement de Daech, cette pratique induit une perte de mémoire, d’identité et de patrimoine, car une pièce archéologique non documentée dans le cadre de fouilles scientifiques n’apporte plus rien à la connaissance de l’Histoire du monde et affaiblit la mémoire de l’humanité. La communauté internationale a tenté de réagir à ce pillage par la résolution 2199 du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies (ONU), qui pose l’obligation pour les États de prendre toutes les mesures nécessaires pour lutter contre le trafic d’antiquités. Dans le cadre de la mise en œuvre par notre pays de cette résolution, les Douanes françaises ont déployé un dispositif de renforcement de la surveillance de toutes les importations de biens culturels en provenance de cette région, mais également d’autres pays. L’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) a élaboré, sur proposition française, un projet de sauvegarde d’urgence du patrimoine culturel syrien et irakien, financé par l’Union européenne (UE) à hauteur de 2,5 millions d’euros.

Une conférence internationale de haut niveau s’est tenue en décembre 2014 sur le patrimoine culturel en péril en Irak et en Syrie ; financée par le Koweït, cette réunion montre que les pays de la région ne se désintéressent pas de cet aspect du conflit, qui touche à leur mémoire régionale et à leur histoire. La contrebande d’œuvres d’art et d’antiquités est un phénomène important sur lequel vous avez raison d’insister, monsieur le rapporteur. La France s’implique fortement dans ce dossier et entraîne la communauté internationale à apporter des réponses à ce trafic.

La visite du président Hassan Rohani en France la semaine dernière montre que les choses sont en train de changer depuis l’accord sur le nucléaire du 14 juillet 2015. Il faut accomplir des gestes pour traduire ce nouvel état d’esprit, cet accord ouvrant la possibilité d’une réintégration de l’Iran dans la communauté internationale en tant que puissance responsable et positive. L’Iran mettra un peu de temps à comprendre qu’il lui faut assumer ce rôle.

À tort ou à raison, les pays du Golfe ne comprennent pas l’implication de l’Iran dans la crise au Yémen qu’ils perçoivent comme une agression incompréhensible dans un pays où la République islamique n’a pas d’intérêts directs. Des responsables émiriens et saoudiens conçoivent que l’Iran ait des intérêts en Syrie, que ceux-ci soient divergents des leurs et que la résolution des désaccords doive prendre du temps, mais, s’agissant de la politique iranienne au Yémen, ils disent qu’» enough is enough ». M. Ali Akbar Velayati, conseiller diplomatique du guide suprême iranien Ali Khamenei, a déclaré que l’Iran contrôlait dorénavant quatre capitales arabes – Damas, Beyrouth, Bagdad et Sanaa : on ne peut pas faire davantage pour alimenter la paranoïa des pays du Golfe ! Que des chiites perses affirment dominer quatre capitales arabes dont deux, Damas et Bagdad, furent le siège du califat, ne contribue évidemment pas à apaiser les tensions dans un contexte complexe et clivé par le conflit syrien et la guerre en Irak. Voilà pourquoi des gestes d’apaisement des deux côtés seront nécessaires.

Nous avons de bonnes relations avec les Saoudiens et le ministre s’est rendu en Arabie saoudite le 19 janvier dernier où il a délivré des messages d’apaisement, qui ont également été transmis aux Iraniens lors de la visite du président Rohani. L’Iran aurait grand intérêt à apparaître comme un acteur constructif sur la scène internationale. Malgré ces invitations, les deux grands acteurs sur les deux rives du Golfe, l’Arabie saoudite et l’Iran, n’ont pas encore enclenché le mouvement de désescalade, mais ils vont devoir se parler avant de peut-être un jour s’apprécier. On se trouve aujourd’hui très loin de ce moment.

M. Xavier Chatel de Brancion. L’Iran et l’Arabie saoudite sont tout de même autour de la même table, à Vienne, dans les discussions sur la résolution du conflit syrien, où ils sont représentés par leur ministre des affaires étrangères. Les négociations sont difficiles et ces pays défendent deux visions opposées, mais au moins se parlent-ils dans ce cadre multilatéral.

L’aide au Liban continue sous diverses formes ; le ministre participera le 4 février à une grande conférence à Londres sur l’aide aux réfugiés dans les pays voisins de la Syrie et l’aide que nous apportons au Liban entrera dans ces discussions. Par ailleurs, le contrat d’aide militaire au Liban (DONAS), qui repose sur le financement par l’Arabie saoudite de matériel militaire français pour l’armée libanaise, continue de s’appliquer, même si un rééchelonnement de la fourniture des équipements a récemment été décidé.

M. Eduardo Rihan Cypel, président. Nous vous remercions, messieurs, d’avoir répondu à nos questions. Votre liberté de ton nous aidera à appréhender précisément des sujets très complexes.

L’audition s’achève à dix-huit heures quinze.

Audition de M. Hamit Bozarslan, directeur d’études au CETOBaC (Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques – École des hautes études en sciences sociales)

(séance du 9 février 2016)

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Monsieur Hamit Bozarslan, vous êtes directeur d’études à École des hautes études en sciences sociales (EHESS), membre du Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques. Nous sommes heureux d’entendre un spécialiste de la Turquie qui a évidemment travaillé sur la question kurde, sujet qui nous intéresse particulièrement étant donné son importance pour le Moyen-Orient. S’agissant de cette région du monde, vos travaux portent également sur la situation des minorités ainsi que sur l’histoire et la sociologie de la violence. Les problèmes que vous avez abordés justifient pleinement que notre mission d’information sur les moyens de Daech vous reçoive aujourd’hui.

M. Hamit Bozarslan, directeur d’études au centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques de l’EHESS. Je ne suis pas spécialiste de l’État islamique mais, depuis une vingtaine d’années, je travaille sur la violence au Moyen-Orient aux XIXe et XXe siècles, et il est vrai que les événements contemporains bouleversent la donne en la matière.

La cité démocratique est aujourd’hui confrontée à l’État islamique dont la généalogie remonte à 1979, année charnière dans le monde, qui constitue sans doute l’une des dates de refondation du Moyen-Orient, à laquelle quatre événements bouleversent la région.

La reconnaissance d’Israël par l’Égypte porte un coup extrêmement sévère au prestige de la cause panarabe alors même que l’occupation de l’Afghanistan par l’URSS sape celui de la gauche internationaliste arabe. D’une certaine manière, on peut dire qu’au Moyen-Orient, le mur de Berlin tombe en 1979 : la gauche perd la position dominante qu’elle détenait jusque-là. Cette même année, deux événements montrent que l’islamisme est capable de prendre la relève de cette gauche défaite, en tant que force révolutionnaire. À La Mecque, en Arabie saoudite, la Kaaba est occupée par un groupe islamiste, et le Royaume ne parvient à écraser l’insurrection que grâce à l’aide du GIGN français. En Iran, 1979 est surtout l’année de la révolution : une nouvelle syntaxe est proposée au Moyen-Orient.

On peut dire que l’année 1979 dure de très longues décennies : les quatre événements fondateurs que j’ai cités trouvent leur prolongement dans les années 1980 avec la guerre entre l’Iran et l’Irak, la djihadisation de la guerre en Afghanistan, ou l’intensification de la guerre civile libanaise entamée en 1975. Tous ces éléments constituent les ingrédients principaux de la situation actuelle du Moyen-Orient.

Dans les années 1980, on estime que 30 000 à 35 000 « Arabes afghans » ont rejoint les forces de la résistance en Afghanistan – les populations concernées viennent en fait du Moyen-Orient sans être exclusivement arabes. Je crois que l’on ne compte pas une seule figure importante d’al-Qaïda qui n’ait pas été formée en Afghanistan durant les années 1980. C’est le cas de ben Laden, de Zawahiri, de Zarqaoui, d’al-Masri, d’al-Souri, d’al-Libi, et je pourrais en citer d’autres. La constitution du Hezbollah remonte également à cette période.

Si tous les événements de la région des années 1980 sont déterminés par les quatre faits fondateurs de 1979, le facteur djihadiste arabe afghan joue un rôle majeur dans les années 1990, en particulier dans le mouvement contestataire islamiste égyptien, ou dans la guerre civile algérienne.

Les attentats de 2001 montrent la capacité des marges issues des sociétés arabes – même si, à nouveau, elles n’ont pas l’exclusivité en la matière – à s’agréger dans des espaces soustraits à la visibilité publique comme les camps d’entraînement, la diaspora estudiantine en Europe, et les prisons.

Dans les années 2000, le phénomène al-Qaïda ne concerne qu’un très faible nombre de combattants – sans doute pas plus de deux mille personnes. On constate, en revanche, à partir de 2011, que la violence qui a germé aux marges des sociétés arabes fait graduellement son retour en leur centre pour les détruire en partie, notamment en Syrie. Le nombre de combattants est infiniment plus élevé qu’en 2001 : selon mes estimations, la transhumance militaire concerne quelque 150 000 à 200 000 personnes de l’Afghanistan et du Pakistan jusqu’en Isère ou au Nigeria. On voit l’ampleur considérable prise par le phénomène en quelques décennies.

Si la généalogie de l’État islamique est particulièrement claire, elle ne donne pas nécessairement le sens des événements qui se déroulent aujourd’hui au Moyen-Orient.

Il faut dire un mot des conflits au Moyen-Orient depuis 2011, en particulier de la situation de la Syrie, même s’il ne s’agit pas de la seule zone qui connaisse un effondrement social, politique et économique – je pense à l’Irak, au Liban, au Yémen ou à la Libye.

C’est principalement parce que l’État syrien s’est effondré que l’État islamique a pu « prendre souche » en Syrie avant de revenir sur ses terres d’origine, en Irak. La répression extrême menée par le régime de Bachar al-Assad dès le début de la contestation pacifique du régime, le 15 mars 2011, a abouti à un effondrement de l’État qui a été suivi de la fragmentation du temps et de l’espace syrien. Pour prendre la mesure de cette fragmentation, il suffit de citer le nombre de milices armées en Syrie : en 2013, on en comptait près de 1 200. Cela signifie que l’on compte autant d’espaces et de temps, que la population perd tout repère et toute confiance dans le temps et dans l’espace, et cela se traduit par un nombre considérable de réfugiés – on en compte douze millions –, sans parler des 300 000 victimes.

Le conflit syrien a une caractéristique originale : il change de nature tous les ans. Chaque été, nous avons affaire à un conflit entièrement reconfiguré.

L’été 2011 a été marqué par la militarisation d’une partie de l’opposition syrienne qui était restée pacifique jusque-là, avec la création de l’Armée syrienne libre. Cette militarisation est la conséquence de la répression menée par le régime : le Léviathan s’est transformé en une sorte de Béhémoth, le monstre mythique qui, selon Hobbes, contrairement au Léviathan, détruit la société. Dans la foulée, nous assistons aussi, durant l’été 2011, à la confessionnalisation de la contestation.

Durant l’été 2012, le 18 juillet, un attentat à Damas décime le haut commandement du régime : Bachar al-Assad perd son beau-frère, et son frère, Maher al-Assad, l’une des chevilles ouvrières de la répression, reste probablement paralysé – il n’a plus été vu en public depuis cette date. Le régime se retire de la région kurde de Syrie, où il procède à des bombardements aériens. Depuis cette époque, l’aviation est massivement utilisée comme arme de guerre dans un conflit interne.

Le conflit change de nouveau de nature à l’été 2013 avec l’intervention officielle du Hezbollah libanais dans la guerre. Il était jusqu’alors présent sur le terrain sans avoir affiché sa participation au conflit. La prise d’al-Qusayr par le Hezbollah, à la frontière libanaise, aboutit à la création d’une sorte d’Alaouistan qui relie al-Qusayr à Damas, Damas à Homs – en grande partie vidée de sa population – et Homs à Lattaquié, qui se trouve au cœur du territoire alaouite.

L’été 2014 voit la montée en puissance de l’État islamique et la disparition de la frontière entre la Syrie et l’Irak.

L’été 2015 est marqué par l’intervention massive de la Russie, qui change profondément la donne.

Ces évolutions permanentes s’expliquent par la violence du conflit. Elle est telle que les dynamiques s’épuisent en dix ou douze mois, ce qui amène les acteurs à passer, chaque été, à un niveau de violence infiniment plus « dense ». Dans ces conditions, il est extrêmement difficile pour les chercheurs de comprendre l’évolution du conflit syrien.

J’en viens à la question de l’État islamique dans ce conflit. Si ce dernier change de nature à une telle vitesse, cela signifie que les acteurs se métamorphosent constamment. Il s’agit d’une cause de trouble pour les chercheurs. Quasiment rien ne nous échappe aujourd’hui dans la compréhension de l’État islamique. Nous connaissons sa généalogie, nous connaissons son leader et le profil des ceux qui le rejoignent. Nous savons qu’il est organisé autour de deux capitales et de sept ministères. En raison de la crise économique, il met en place une politique caractérisée par l’austérité – les salaires ont par exemple été réduits de moitié il y a quelques semaines. Il mène aussi une politique commerciale. Un hôtel cinq étoiles a été inauguré. Des compétitions sportives ont lieu. Nous disposons d’énormément d’informations sur l’État islamique, qui nous feraient dire, si nous nous en contentions, que nous avons bien affaire à un État, État embryonnaire certes, mais un État tout de même.

Cependant, il nous faut bien constater que les constantes métamorphoses de sa structure et de son organisation, et ses changements de nature, ne permettent pas à la généalogie de nous faire comprendre ce que devient l’État islamique. Il mène en effet une double stratégie : l’une est parfaitement rationnelle – pour citer un exemple, l’État islamiste pense la guerre –, l’autre est parfaitement suicidaire et autodestructrice. Cette dernière dynamique détruit en quelque sorte sa propre rationalité, et il est très difficile de comprendre comment des acteurs peuvent être à la fois dans la rationalité et dans une logique de destruction de toute rationalité, y compris celle qui est nécessaire à leur propre survie.

Sur ce point, il est possible d’établir une comparaison avec le nazisme. Le contexte du Proche ou du Moyen-Orient ne ressemble pas du tout à celui de l’Europe des années 1930 ou 1940 : la situation historique est très différente. Toutefois, la lecture des juristes et des philosophes de l’époque nazie, comme Ernst Bloch, Walter Benjamin, Hannah Arendt, Karl Kraus ou Sebastian Haffner, montre qu’une même question revient : comment appréhender le nazisme, qui est rationnel mais qui détruit en même temps sa propre rationalité ? Walter Benjamin constate par exemple que le calendrier nazi existe bel et bien mais qu’il détruit le temps plutôt qu’il ne le décompte.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Pouvez-vous nous dire plus précisément ce que vous entendez par « détruire sa propre rationalité » ?

M. Hamit Bozarslan. Détruire sa propre rationalité, c’est multiplier ses ennemis, exporter sa violence dans des territoires dont on ne peut en aucune manière maîtriser l’espace, détruire ses propres alliés et les tribus dont on aurait pu se rapprocher, s’épuiser dans des attentats-suicides, notamment sur le front kurde – je pense à la ville de Sinjar. L’attentat-suicide est en lui-même un acte destructeur qui détruit aussi la rationalité de son organisateur.

L’État islamique est rationnel, mais il détruit aussi la rationalité qui serait nécessaire à son ancrage dans le temps et l’espace. On aurait parfaitement pu imaginer qu’après la période de conquête de 2014, il se consacre à la consolidation de son pouvoir et non à l’exportation de sa violence.

Le malaise des penseurs de la période nazie nous est très précieux car ils ont été confrontés à un phénomène qui échappait à la rationalité, analogue à celui auquel nous faisons face aujourd’hui.

Vous le constatez, nous sommes loin de la logique de l’action révolutionnaire des années 1950 à 1970, voire du premier islamisme qui, dans les années 1980, tentait encore de disposer des organisations de masse, d’infiltrer les syndicats, de contrôler les universités ou de rallier des intellectuels. Le phénomène n’est peut-être pas inédit dans l’histoire du XXe siècle, mais il l’est au Moyen-Orient.

Comme de nombreux collègues, j’ai du mal à expliquer les évolutions actuelles. L’effondrement des structures politiques existantes joue en tout cas un rôle majeur dans la situation. Des dynamiques très nettement visibles montrent aussi que la violence produite par le Moyen-Orient à ses marges est de retour au cœur du monde arabe. La violence apparue aux marges des sociétés musulmanes s’articule et s’agrège avec les violences produites par les sociétés européennes, souvent également à leurs marges. L’agrégation de ces deux violences nous place face à un défi unique.

Nous aurions tort de penser que tout découle aujourd’hui des fameux accords Sykes-Picot de 1916, de la division du monde arabe ou de l’histoire coloniale. Je ne nie en aucun cas l’importance de l’histoire du XXe siècle et des traumatismes extrêmes subis. Je n’oublie pas la création de l’État d’Israël en 1948, ni les guerres successives qui ont eu le Moyen-Orient pour théâtre. Il me semble seulement qu’un phénomène aussi massif que celui auquel nous sommes confrontés rend impossible une explication par une généalogie simple qui remonterait à 1916. Les accords Sykes-Picot ne sont pas l’explication de ce qui se passe aujourd’hui à Raqqa ou dans les banlieues françaises, ni de ce qui s’est produit au Bataclan. Nous nous trouvons en face de quelque chose qui est infiniment plus inquiétant.

Au Proche-Orient, en particulier, nous sommes sans doute confrontés à la crise de l’État westphalien. Le concept devait permettre de faire le partage entre les zones de violence et les États, mais après s’être universalisé au XXe siècle, l’État westphalien est devenu lui-même producteur de violences massives. Ce qui s’effondre dans une partie du Moyen-Orient, ce n’est pas seulement la construction d’avant 2011, mais l’ensemble des strates historiques du XXe siècle : l’Empire ottoman finissant, la période mandataire ou coloniale, le nationalisme arabe et les indépendances, le socialisme arabe des années 1950 à 1970, et l’islamisme. C’est comme si la société ne pouvait plus désormais assumer une histoire qui n’a produit que de la tyrannie, de la violence interne ou de la guerre ; une histoire qui n’a jamais accepté une pluralité interne ni mis en place simultanément les principes de consensus et de dissensus qui sont les deux piliers d’une société démocratique.

Si l’on ne prend pas en considération cette crise de l’État westphalien qui atteint les profondeurs des sociétés que nous observons, je crois qu’il n’est pas possible de comprendre ce qui se passe aujourd’hui, et pourquoi de telles dynamiques de violence peuvent s’emparer de villes comme Raqqa ou Mossoul.

Dès lors que nous parlons de l’agrégation des phénomènes de violence qui émergent aux marges des sociétés européennes et des sociétés du Moyen-Orient, nous pouvons nous interroger sur l’avenir de la cité démocratique. La réflexion sur le sujet ne pourra pas se réduire à un questionnement sur le statut des banlieues. Elle nous amène à nous demander si la cité démocratique parvient encore à produire des mécanismes d’intégration sociale. Je ne pense pas seulement à la question de l’immigration ou de la post-immigration. Les Français Jean-Daniel et Nicolas Bons, qui ont trouvé la mort en Syrie, n’étaient issus ni de l’immigration ni des milieux les plus défavorisés. Sommes-nous encore capables de produire une intégration sociale ? Sommes-nous encore en mesure de produire du sens politique afin de réinventer la citoyenneté ? Notre cité est-elle encore citoyenne ? Ces questions peuvent se poser pour l’ensemble des sociétés européennes. La devise de la République française n’est pas seulement celle de la France, mais celle de la res publica, de la cité de manière générale. Assurément, l’Europe post-guerre est parvenue à créer de la liberté. Cette dernière est très largement acquise, mais sommes-nous aussi capables de produire de l’égalité et de la fraternité ? Nous ne pouvons pas ignorer cette question.

Je veux aborder la question de l’islam. En la matière, nous devons en terminer avec nos tabous et nos a priori. Nous sommes confrontés sur ce sujet à des impératifs contradictoires : s’il est plus qu’urgent de combattre l’islamophobie et de défendre la cité démocratique comme plurielle, y compris en termes culturels, il faut se demander si cette dernière parvient à renouer avec les Lumières qui donnaient la possibilité de critiquer le pouvoir, les rapports de pouvoir, la société et les rapports sociaux, mais aussi la religion. Sommes-nous aujourd’hui capables de dire que l’islam, tel qu’il est enseigné ou mis en norme par l’Arabie saoudite, par al-Azhar, ou telle ou telle mosquée, ou par tel ou tel imam, n’est peut-être pas compatible avec nos principes démocratiques ? Beaucoup de mes collègues issus d’une culture musulmane posent très clairement la question, notamment Leïla Babès dans son ouvrage L’utopie de l’islam. Elle montre que la philosophie politique de l’islam a été formée entre le VIIe siècle et le Xe siècle comme une réponse aux conflits internes de l’islam. La mort du Prophète est suivie d’une période de guerres civiles, et la naissance du premier empire de l’islam est marquée par l’assassinat de deux califes et celui du petit-fils du Prophète. À cette époque, pour assurer la cohésion de la société, les oulémas, qui se constituaient eux-mêmes en tant que corps, ont rendu obligatoire l’obéissance au prince. Il y a donc, d’un côté, une entente entre les oulémas et le prince, qui fait de l’obéissance au tyran, même s’il est impie, une doctrine d’État, et, de l’autre, un islam qui prône une société juste. Cette contradiction non résolue ouvre la voie à la violence. Tyrannie et violence se reproduisent alors constamment dans un cycle continu. La cité démocratique est donc fondée à se poser la question de l’islam, comme elle doit se poser celle du christianisme.

La cité démocratique ne peut pas faire abstraction de certains sujets ; pourtant elle fait parfois preuve d’un véritable aveuglement. Le 4 janvier 2014, la ville de Falloujah, en Irak, est tombée entre les mains de l’État islamique. Cet événement a été traité comme un fait divers à Paris, à Bruxelles, à Washington, et à Londres. Une ville de 350 000 habitants passe sous le contrôle du fleuron de la dissidence d’al-Qaïda, et cela n’est pas pris en considération ! Le 10 juin 2014, cinq mois plus tard, la ville de Mossoul tombait avec 1,3 million d’habitants, 86 000 hommes armés, des caisses remplies de 500 millions de dollars en liquide. Ce n’est qu’à ce moment que l’Europe et les États-Unis ont compris la gravité des événements. Nous étions pourtant inondés d’informations et de signaux multiples. Même moi, qui n’ai accès à aucune source secrète – je ne reçois que des mails –, je savais ce qui se passait. Mais rien n’a été fait ; aucune capitale n’a pris au sérieux ce qui se passait sur le terrain. Si quelques mesures avaient été prises dès le 5 janvier pour contenir l’État islamique, le prix que nous aurions à payer aujourd’hui serait infiniment moindre. Mesdames, messieurs les députés, il faut se poser la question de la responsabilité des décideurs. Elle ne se pose pas seulement à la République française mais à la cité démocratique. Est-elle en mesure de saisir l’ampleur des menaces qui la guettent ?

J’en viens à la Turquie. Elle a été au moins complaisante à l’égard de l’État islamique. Pour comprendre la stratégie turque, ou plutôt l’absence de stratégie turque, il faut remonter un peu dans le temps. En novembre 2010, le Premier ministre turc de l’époque, Recep Tayyip Erdoğan, reçoit le prix international Kadhafi pour les droits de l’homme. Le pouvoir turc négociait alors avec tous les pouvoirs arabes même autoritaires, même ceux qui écrasaient les islamistes – Kadhafi exécutait en masse ses prisonniers islamistes. En 2011, la Turquie doit faire face à un monde nouveau. Elle est obligée de s’adapter aux révolutions arabes qu’elle n’a pas davantage prévues que les autres États. Durant la deuxième partie de cette année 2011, Erdoğan et Ahmet Davutoğlu, professeur de relations internationales qui pense avec les catégories géostratégiques du XIXe siècle, estiment que le moment est venu de créer une sorte de fédération des régimes qui ressembleraient au Parti pour la justice et le développement (AKP) turc. La violente nostalgie d’empire persiste, mais le néo-ottomanisme n’est pas, en tant que tel, à la base de cette stratégie qui rassemble le Parti pour la justice et le développement (PJD) marocain, les Frères musulmans – qui semblent être devenus la force la plus importante d’Égypte –, le parti Ennahdha tunisien, dont le leader, Rached Ghannouchi, répète qu’il prend Erdoğan pour modèle, la Libye, où les Frères musulmans semblent être en mesure de remporter les élections, et la Syrie.

Pour la Turquie, le temps est venu de devenir une superpuissance ou, en tout cas, une sorte de primus inter pares avec l’appui de partis amis. Or, au Maroc, à moins d’une situation révolutionnaire, le PJD ne sortira jamais du giron du makhzen ; en Libye, les islamistes perdent les élections et le pays tombe dans un processus de fragmentation qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui ; en Tunisie, Ennahdha traverse une mauvaise passe en 2013 et 2014 puis finit par abandonner le pouvoir. Quant aux Frères musulmans égyptiens, ils gagnent les élections, mais ils sont renversés par le coup d’État extrêmement sanglant du général al-Sissi. Il ne reste donc plus en quelque sorte à la Turquie que la Syrie : elle devient un enjeu central, mais aussi sa seule porte d’accès au monde arabe et à la réalisation de son rêve de puissance. En 2012, Erdoğan avait annoncé qu’il prierait avant la fin de l’année à la mosquée des Omeyyades de Damas. Les choses ne se sont pas passées comme il l’espérait. Et plus les revers s’accumulent, plus Ankara explique tout par un complot étranger fomenté, au choix, par les croisés, les homosexuels, le lobby juif, la diaspora arménienne, les zoroastriens… De multiples ennemis sont cités et toute défaite est en grande partie imputée au complot.

Une troisième génération de membres de l’AKP entoure aussi désormais celui qui est devenu le président Erdoğan. Ces nouveaux venus pensent que la Première Guerre mondiale n’est pas terminée, et que cette dernière avait pour seul but la division et la destruction de l’Empire ottoman. Pour eux, à la limite, le premier conflit mondial n’a pas été européen : seule a compté la guerre ottomane. Ils estiment que les batailles décisives sont à venir. Avec un tel état d’esprit, sachant que la théorie du complot devient la seule philosophie de l’État et que le mot « trahison » constitue la charpente de son vocabulaire politique, on comprend la nouvelle stratégie d’Erdoğan, qui consiste à jouer, avec énormément de complaisance, avec le feu, c’est-à-dire avec l’État islamique.

Dans le nord de la Syrie, la formation d’une entité kurde qui échappe totalement au contrôle de la Turquie, probablement sous l’œil bienveillant de Damas, est interprétée à Ankara comme une deuxième phase du complot. Les interventions américaine puis russe pour soutenir cette entité dirigée par un parti proche du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), le Pays des Grecs, sont perçues comme un signe annonçant les batailles à venir.

Le conflit avec l’Iran, et désormais avec la Russie, débouche sur une confessionnalisation de la région. À mon sens, l’Arabie saoudite, l’Iran et la Turquie portent une responsabilité énorme dans ce phénomène absolument inédit. Leur intervention dans le conflit syrien et dans la région « surconfessionnalise » la situation. Je rappelle que, dans les années 1960 à 1980, durant la guerre civile qui se déroulait au Yémen, le Yémen du Sud, sunnite, soutenu par l’Égypte sunnite, se battait contre le Yémen du Nord, sunnite, soutenu par l’Arabie saoudite sunnite. Aujourd’hui, la configuration confessionnelle est totalement différente. La « surconfessionnalisation » concerne aussi directement la politique turque ; elle explique sa complaisance à l’égard d’al-Qaïda puis, à partir de 2013, avec l’État islamique. Cette attitude n’a pas pris fin puisque la Turquie considère aujourd’hui que le Pays des Grecs constitue une menace supérieure à celle de l’État islamique.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Votre analyse montre que nous avons affaire à un conflit de synthèse. Cela explique certainement qu’il s’exporte aussi facilement et, également, que nous ayons du mal à lui opposer une résistance.

M. Gérard Bapt. Monsieur Bozarslan, vous évoquez la volonté du président turc de construire un empire. « Nous nous servirons de nos coupoles comme de boucliers, de nos minarets comme de lances. » Ces propos, qu’aurait tenus Recep Erdoğan en 1999, vont au-delà d’une telle volonté. Ne rejoignent-ils pas l’idéologie des Frères musulmans ?

Vous citez l’Arabie saoudite. Nous savons que le wahhabisme ne date pas des années 1980. Au lendemain des attentats parisiens du mois de novembre dernier, le vice-chancelier allemand, M. Sigmar Gabriel, a déclaré : « Les Saoudiens doivent savoir que le temps où l’on regardait ailleurs est révolu. » Il mettait ainsi en cause le prosélytisme et l’aide aux mosquées qui permettent de développer une idéologie qui conduit où nous savons. La question de l’Arabie saoudite sera-t-elle posée de la même manière que vous venez de poser celle de la Turquie ?

M. Joachim Pueyo. L’étude des moyens financiers dont dispose Daech paraît fondamentale, et nous savons que le pétrole constitue l’une de ses ressources majeures. Vous évoquez, de façon générale, le rôle équivoque joué par la Turquie. Même si le gouvernement turc dément son implication dans le trafic de pétrole – ce que nous pouvons parfaitement croire : nous ne prétendons pas qu’il l’organise –, certains circuits officieux passent-ils bien par ce pays comme nous le pressentons ?

Vous insistez sur le fait qu’il nous reste du travail à accomplir pour mettre en œuvre nos valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. Il manque encore des pierres à l’édifice qui se construit depuis 1789, sans doute, mais ce dernier permet tout de même à chaque citoyen de bénéficier d’une liberté de conscience que l’on ne trouve pas dans de nombreux pays, notamment au Proche et au Moyen-Orient.

À court terme, quel est l’agenda de la Turquie concernant la question kurde ? La reprise potentielle, par les forces du régime syrien et de ses alliés, des positions qui auraient permis, dans le nord de la Syrie, une jonction des territoires contrôlés par les Kurdes syriens – lesquels ont joué un rôle non négligeable dans les difficultés qu’a rencontrées Daech –, peut-elle conforter Ankara dans son attentisme ?

Je ne crois guère pour ma part que le gouvernement turc s’imagine que la Première Guerre mondiale ne serait pas terminée. Je rappelle que le régime maintient sa demande d’adhésion à l’Union européenne. Il y a certainement des mouvements divers dans la société turque au regard de ce que fut le grand Empire ottoman. Une nostalgie a bien existé, mais la réponse apportée par Atatürk a été très claire.

M. François Rochebloine. Le conflit syrien peut-il trouver un règlement sans la participation de Bachar al-Assad ?

Que pensez-vous des récentes frappes russes et syriennes ?

Vous semblez employer l’expression « État islamique » de préférence au terme « Daech ». Y a-t-il une raison à cela ?

La semaine dernière, un certain nombre de députés ont reçu des Kurdes. Ces derniers nous ont dit se trouver dans une situation dramatique. Alors que la Turquie se sert de Daech pour traiter de la question kurde, comment peut-elle être réglée aujourd’hui ?

L’élection présidentielle libanaise est bloquée depuis plusieurs années. Le général Michel Aoun et les chrétiens semblaient tenir la corde, mais la situation est à nouveau au point mort du fait de la position du Mouvement de mars et de Saad Hariri.

M. Hamit Bozarslan. Recep Erdoğan a effectivement prononcé les paroles que vous avez reprises. Il citait un poème de l’un des fondateurs du nationalisme turc, Ziya Gökalp. Erdoğan et les hommes de son milieu ont été éduqués à la fin des années 1970. Nous connaissons globalement les lectures qui ont formé cette génération de jeunes islamistes, souvent fascinés à l’époque par l’expérience afghane, même s’ils ne se sont pas battus sur le terrain. Il s’agit d’une littérature plus ou moins antisémite, développant des théories du complot, profondément anti-occidentale, qui explique l’histoire du monde depuis les croisés par les conflits entre l’Ouest et l’Est.

Dans les années 2000, on pensait que la mouvance islamiste turque allait donner naissance à une sorte d’islam démocrate, à l’image de ce que sont les chrétiens-démocrates. Plusieurs éléments plaidaient en faveur de cette thèse. Au cours de cette période, l’islamisme prenait deux chemins. L’un, radical, donnait naissance à la mouvance al-Qaïda ; l’autre menait à l’islamisme main stream déradicalisé des Frères musulmans, d’Ennahdha ou des deux partis islamistes marocains. Cet islam déradicalisé se replie désormais sur la reconnaissance des frontières étatiques, sur le néolibéralisme – ce qui fait intervenir l’économie dans l’équation – et sur une mission calquée sur celles des évangélistes. Durant une période, Erdoğan a pu passer d’un islam au fond guerrier de la fin des années 1970 à un islam déradicalisé tout en se rapprochant de l’Europe. Cela dit, on a le sentiment que, chaque fois qu’une crise survient entre la Turquie et le reste du monde, le vieux fond que j’évoquais revient avec énormément de ténacité. La troisième génération de l’AKP, dont une partie des membres n’est pas du tout issue des milieux islamistes, ne fait qu’alimenter ce vieux fond guerrier, antisémite, et anti-occidental.

Le wahhabisme vient de loin. En Arabie saoudite, il s’agit d’une école et d’un appareil qui ont noué une alliance avec la dynastie des Saoud. Hors de ce contexte, dès lors qu’il est exporté, le wahhabisme produit un phénomène de radicalité que même l’Arabie saoudite n’est plus en mesure de contrôler.

La matrice de radicalisation des mouvements islamistes est double.

Le Hezbollah, d’une part, constitue la matrice par excellence des organisations chiites dans le monde arabe, voire au-delà, par exemple en Afghanistan. Il dispose d’une diplomatie et d’une organisation milicienne, à la fois politique, économique et éducative, organiquement liée à la communauté chiite. Cette organisation produit une radicalité constamment maîtrisée en interne par son clergé et, in fine, en cas de nécessité, par l’Iran. L’Iran, qui déploie une diplomatie milicienne dans la région, joue toujours le rôle d’arbitre en cas de conflit extrême impliquant ces organisations.

Le sunnisme, d’autre part, produit constamment, par son exportation et par celle du wahhabisme, une « surradicalité » qui, finalement, ne peut plus être maîtrisée. On connaît les origines d’al-Qaïda, le rôle joué par le wahhabisme dans sa genèse, ainsi que celui de l’idéologie des Frères musulmans des années 1960. Il reste qu’à un moment donné, al-Qaïda échappe à tout contrôle, y compris de la part de l’appareil wahhabite. L’État islamique, de même, échappe totalement au contrôle de ce dernier. Alors que le pouvoir milicien chiite consolide la communauté chiite, le pouvoir milicien sunnite détruit la communauté sunnite. On le voit très clairement en Irak : je ne suis pas certain qu’aujourd’hui la ville de Mossoul, qui comptait 1,3 million d’habitants hier, en abrite encore plus de 600 000 ou 700 000. Quant à la ville de Raqqa, elle est devenue un désert. Les forces de destruction à l’œuvre dans cette « exportation » sont telles que les communautés sunnites elles-mêmes sont menacées.

Sans être un spécialiste de l’État islamique, je peux vous dire qu’un consensus se dégage pour estimer qu’il dispose de ressources de 1 à 2 milliards de dollars par an. Cet argent ne provient sans doute pas seulement du pétrole. Nous connaissons très mal la politique de taxation appliquée par l’État islamique dans les territoires qu’il contrôle. Pour qu’une tribu échappe à l’extermination, il faut qu’elle paie : un économiste dirait que nous avons affaire à des « modes d’accumulation primitifs ». La contrainte exercée par Daech finit par produire des ressources économiques considérables. Certains se demandent si le pétrole de Daech, qui coûte 15 à 20 dollars le baril, ne va pas devenir plus cher que celui de l’OPEP dont le prix est de 30 dollars le baril environ.

Sans doute le pétrole de l’État islamique circule-t-il dans la région. Il passe probablement en Turquie, mais aussi au Kurdistan d’Irak, qui n’a assurément aucune complicité avec Daech. Le régime de Bachar al-Assad en achète également. Dans l’ouvrage Économie des guerres civiles, paru en 1996, sous la direction du regretté François Jean et de Jean-Christophe Rufin, devenu académicien depuis, nous constations qu’il existait déjà un trafic de pétrole qui partait d’Irak, passait par le Kurdistan irakien, subissait le contrôle du PKK puis celui de l’armée turque avant d’arriver en Turquie. Malgré sa taxation à chaque étape, le pétrole circulait. Cette fluidité montre que les frontières, censées distinguer les zones de souveraineté des États, sont devenues des lignes produisant des violences extrêmes et des types spécifiques de circulation. Achille Mbembe observe le même phénomène s’agissant du nord et du centre de l’Afrique. Son essai Sortir de la grande nuit montre que les frontières sont devenues un lieu de défi permanent à la souveraineté des États qu’elles sont censées délimiter.

Quel est l’agenda turc concernant les Kurdes ? La Turquie d’Erdoğan n’admet pas l’idée qu’une opposition puisse exister. La politique se définit pour elle comme l’exercice d’une sorte de vendetta, et toute déloyauté est considérée comme un signe de trahison. Le fait qu’au Kurdistan syrien, le Pays des Grecs n’accepte pas la tutelle turque et que les Kurdes de Turquie aient, par deux fois, voté pour leur propre parti, en juin et en novembre 2015, est considéré par l’« erdoganisme » comme un acte de trahison qui nécessite une sanction collective. La situation s’est considérablement dégradée depuis le mois de juin, et elle se dégrade de semaine en semaine : le tissu urbain kurde est aujourd’hui massivement détruit, y compris dans une ville comme Diyarbakir.

Même si le contexte est très différent, il est possible de faire une analogie avec ce qui s’est produit pour les Arméniens en 1914-1915. À l’époque, la Turquie accepte de reconnaître les Arméniens et leurs partis ; elle admet qu’ils constituent un groupe légitime et qu’elle a commis des injustices. Elle demande alors aux Arméniens de se mettre au service de la nation turque, mais cela ne correspond pas au projet arménien qui vise à reconstruire l’Empire ottoman sur une base égalitaire. Le refus arménien constitue l’une des clefs de lecture du génocide.

Cent ans après, on a l’impression que la même dialectique s’applique. La Turquie dit aux Kurdes : « Nous reconnaissons votre existence, votre langue, votre parti, mais vous devez vous mettre au service de la nation turque et sunnite. » Autrement dit, il est demandé aux Kurdes de renoncer à toute demande d’égalité ou de refondation de la Turquie sur des bases différentes. La Turquie et le sunnisme étant incarnés par Erdoğan lui-même en tant que chef, voter contre lui ne peut être considéré que comme une trahison. Dans cette optique, il ne peut plus y avoir d’opposition. Il faut entendre le vocabulaire constamment utilisé par l’État à l’égard des intellectuels turcs dissidents : « brouillon d’intellectuels », « traîtres à la patrie », « ennemis de l’intérieur ». Cette attitude place aujourd’hui quelque 1 200 collègues turcs sous une menace directe pour avoir signé une pétition le mois dernier.

L’avenir de la Syrie peut-il être envisagé sans Bachar al-Assad ? Je ne suis pas un décideur politique, mais je suis certain que cela aurait été possible en 2011-2012. Pour moi, éthiquement, il sera tout simplement impossible de réhabiliter Bachar al-Assad et son régime. Ce régime a joué un rôle absolument décisif dans la tragédie syrienne. N’oublions pas qu’en novembre 2011, en Syrie, une grande partie des islamistes proches d’al-Qaïda étaient libérés au moment même où d’autres opposants étaient exécutés !

Cela dit, au point où nous en sommes, ce qui me paraît le plus urgent, c’est de sortir d’une guerre qui détruit la société syrienne. Mais pouvons-nous encore parler d’une société syrienne en 2016 ? Ce conflit est allé beaucoup trop loin : si l’on transposait ses effets à l’échelle de notre pays, 900 000 Français seraient morts, et 34 millions seraient déplacés ou réfugiés ! Comment agir face à une telle démesure ? Je ne sais pas si Bachar al-Assad doit faire partie de la solution, même si, je l’ai dit, il est clair que c’est pour moi éthiquement inacceptable. Il faut en tout cas qu’à un moment les puissances mondiales s’entendent sur une voie de sortie.

L’entrée de la Russie dans le jeu change profondément les choses. Du côté de Washington, Bruxelles, Paris ou Londres, une grande lassitude à l’égard du Moyen-Orient et de l’islam va de pair avec une incapacité à intervenir et à penser ce conflit. Du côté russe, le monde est pensé, à tort ou à raison, à partir de catégories datant du XIXe siècle, qui semblent les plus efficaces pour prendre une revanche sur la guerre froide.

La situation militaire a évolué avec l’intervention russe. Aujourd’hui, Alep peut tomber ; cela n’aurait pas été possible sans la Russie, qui est devenue une puissance méditerranéenne et un acteur décisif de la région. Elle entretient sans doute de très bons rapports avec l’Irak aujourd’hui, et elle joue la carte kurde en Syrie. On peut parfaitement envisager que, demain, elle soutienne activement le PKK en Turquie. Sa stratégie paiera-t-elle à long terme ? Je me permets d’émettre quelques doutes, mais je ne veux pas faire de prédiction.

J’emploie les termes « État islamique » car ils traduisent exactement les mots composant l’acronyme arabe « Daech ». Dans la région aujourd’hui contrôlée par l’État islamique, il ne faut surtout pas utiliser ce terme, mais plutôt ceux de dawla al-islāmiyya et donc dire « DI ». On peut choisir de rester dans l’euphémisme ou de ne pas prononcer certains mots, il n’en demeure pas moins que cet acteur se présente comme l’État islamique. J’ai en conséquence choisi de laisser tomber une partie de mes inhibitions pour appeler cette organisation comme elle s’appelle.

Je suis allé au Liban il y a quelques mois, et j’en suis revenu très inquiet. Deux éléments jouent néanmoins en faveur du pays. Il ne veut à aucun prix retrouver la guerre civile. Le souvenir de ce qui s’est produit entre 1975 et 1990 n’est pas révolu. Il y a des guerres civiles qui ne passent pas. Le Liban est sur la brèche, mais personne ne prend l’initiative pour l’entraîner vers la chute – peut-être une sorte de sagesse collective prévaut-elle. Par ailleurs, l’entente entre l’Arabie saoudite et l’Iran, qui, à peu près partout, a volé en éclat, tient encore au Liban, ne serait-ce que parce que l’Arabie saoudite a très peur pour l’avenir de la communauté sunnite – elle sait que le camp sunnite et Hariri perdent des points, et le Front al-Nosra a montré en 2014-2015 qu’il n’accepterait pas la suprématie des Saoud. Cette alliance pourrait faire en sorte que le Liban reste pacifié.

Michel Aoun peut-il devenir président ? Il existe une réelle volonté du côté de Samir Geagea, et il me semble surtout que Sleimane Frangié aurait dû choisir une autre stratégie car il n’est considéré d’aucun des deux côtés comme un candidat crédible. Cela dit, le Liban nous a montré qu’il pouvait quasiment être dirigé sans gouvernement : les institutions primaires continuent de fonctionner sans président de la République ni parlement… Dans la région, il est en tout état de cause indispensable d’accompagner la Jordanie, et, surtout, le Liban.

M. Jean-Marc Germain. Monsieur Bozarslan, dans votre exposé, après une analyse de nature géopolitique et historique, votre approche me semble avoir changé quand vous en êtes arrivé à traiter de l’islam. Vous n’avez pas seulement évoqué l’islam radical et une religion dévoyée : vos interrogations semblaient porter de façon plus fondamentale sur l’ensemble de l’islam. Faites-vous une hiérarchie dans vos analyses ?

Certains considèrent que le conflit en cours fait s’affronter sunnites et chiites. Il me semble que vous n’avez pas insisté sur cette opposition : est-elle importante selon vous ?

Vous n’êtes pas un décideur politique, avez-vous dit, mais quelles solutions diplomatiques et militaires pouvez-vous imaginer dans cette région ? Seraient-elles plutôt politiques, comme c’est le cas pour l’instant au Liban et en Iran avec un partage du pouvoir, bon an mal an, entre chiites, sunnites, et kurdes ? Quels sont les acteurs clés d’un tel « partage » : sont-ils plutôt régionaux ou cela se joue-t-il à un niveau plus global ?

M. Kader Arif, rapporteur. En écho à la question que vient de poser Jean-Marc Germain, je tiens à dire que nombre de nos compatriotes de confession musulmane vivent un islam qu’ils ont su adapter, famille par famille, pour qu’il se coule dans la réalité démocratique du pays qui est le leur – cela est vrai en France comme ailleurs. J’avoue que j’ai été un peu choqué que vos propos laissent entendre que l’islam était par nature ou par essence antidémocratique. Pouvez-vous nous apporter des précisions sur ce sujet ?

M. Jacques Myard. La Turquie a assurément joué avec le feu et mené une politique très aventureuse. J’ai eu, à Damas, une conversation avec le ministre des affaires étrangères syrien, qui m’a confié qu’au début du conflit, Recep Erdoğan avait demandé à Bachar al-Assad de prendre des Frères musulmans dans son gouvernement. Il a annoncé des ennuis au président syrien qui refusait de le faire au motif que les Frères musulmans, qu’il considérait comme des terroristes, confondaient politique et religion.

Nous avons aujourd’hui affaire à une guerre par procuration. La Turquie, le Qatar, et l’Arabie saoudite ont armé des acteurs d’un côté, les Iraniens et les Russes interviennent de l’autre. Au-delà d’une guerre civile, nous sommes, en fait, confrontés à une guerre internationale. La question de l’intervention étrangère dans un conflit interne est essentielle.

Votre analyse, excellente et très intellectuelle, d’un État islamique détruisant sa propre rationalité ne prend pas vraiment en compte la vision eschatologique de Daech. Les grilles d’analyse occidentales ne tiennent pas lorsque des gens croient réellement qu’ils iront au paradis s’ils se font sauter. Je suis resté bouche bée lorsque j’ai été confronté à des adeptes de la scientologie qui m’affirmaient qu’ils avaient signé un contrat de travail de plusieurs millions d’années avec cette dernière. Lorsque vous êtes à ce degré de croyance ou de dévoiement de croyance, la rationalité ne porte pas. Ce que vous considérez comme « une destruction de sa propre rationalité » par Daech, n’est pas autre chose qu’un phénomène d’engrenage qui se termine, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, puisque vous l’évoquiez, par le suicide des principaux chefs nazis à Berlin. En l’espèce, nous avons affaire à un véritable engrenage dans la violence, fondé sur une vision eschatologique.

Mme Sandrine Mazetier. La jeune garde d’Erdoğan qui pense que la Première Guerre mondiale n’est pas terminée est-elle vraiment aux responsabilités ? Quels postes ses membres occupent-ils ?

Vous évoquiez la complaisance de la Turquie à l’égard d’al-Qaïda et de l’État islamiste : s’est-elle traduite par la fourniture de moyens humains ou matériels ?

Quelle est l’attitude d’Erdoğan par rapport à la Russie ? Quelles relations la Turquie entretient-elle avec ce pays ? Comment est perçue l’intervention de la Russie, qui a constitué un tournant dans le conflit syrien l’été dernier ?

M. Hamit Bozarslan. Monsieur le rapporteur, je ne dis pas du tout que l’islam n’est pas compatible avec la démocratie. S’agissant de l’islam tel qu’il est prôné aujourd’hui par l’Arabie saoudite ou Al-Azhar, nous devrions seulement considérer comme une valeur universelle l’idée que la querelle des deux facultés dont parlait Kant – la faculté de la théologie et la faculté de la rationalité – doit rester en permanence ouverte. Si la première tire sans relâche au bazooka sur la seconde, nous ne sommes plus dans une société démocratique – ce qui ne signifie pas qu’il ne faut pas critiquer la faculté de la rationalité.

J’en viens à l’un des problèmes que le monde musulman n’a jamais pu résoudre. Il faudrait qu’il renonce collectivement à l’idée que la croyance est supérieure à la non-croyance, qu’une religion – quelle qu’elle soit – est supérieure à une autre religion, qu’une nation – quelle qu’elle soit – est supérieure à une autre nation, ou que la masculinité est supérieure à la féminité. Si cette nuit du 4 août n’advient pas, des zones d’ambiguïté persisteront toujours. Un islam qui aurait renoncé à ces quatre points pourrait prendre son envol en termes spirituels. Aujourd’hui, les docteurs de la loi de l’islam écrivent des traités entiers sur la façon dont il faut se brosser les dents ou sur la manière de faire la guerre ; on a l’impression qu’ils n’ont plus rien à dire sur la vie, sur la mort, sur l’au-delà ou sur l’existence.

Il y a une dynamique absolument eschatologique d’al-Qaïda et, surtout, de l’État islamique. Le nom du magazine que ce dernier publie, Dabiq, désigne le lieu où arrivera le messie pour lancer le processus de déclenchement de l’apocalypse. Nous sommes passés d’un islam violent révolutionnaire, dans les années 1960, à quelque chose d’eschatologique qui se reproduit, même par l’effet de l’exportation de ce qui n’est pas eschatologique – l’ouvrage de Leïla Babès est extrêmement éclairant de ce point de vue. C’est comme si l’Institut catholique et l’Institut de théologie protestante produisaient constamment, non pas à l’intérieur de leurs murs, mais à l’extérieur, une sorte d’eschatologie imminente. C’est pourquoi il est indispensable de réfléchir à la doctrine de l’État dans l’islam, à la place de la religion, et à sa redéfinition. Les musulmans sont les grands perdants de la situation actuelle. Je ne parle pas de la France, où ils ont le droit d’être musulmans bien davantage que dans de nombreuses sociétés musulmanes, mais à des sociétés qui produisent des attentats-suicides par milliers. Comment se fait-il que l’Irak ait produit, de 2003 à 2010, mille attentats-suicides ? Les Américains n’ont pas de brigades organisant des attentats-suicides – j’ai été très critique à l’égard de la guerre de 2003, mais le sujet était différent.

J’insiste par ailleurs sur la nécessité de combattre toute forme d’islamophobie. Il s’agit de l’une des obligations de la cité, précisément en ce moment.

En tant que citoyen, et non plus en tant que chercheur, permettez-moi de dire que je suis très préoccupé par le destin de la cité, c’est-à-dire de la société démocratique. Les épisodes des attentats ou les discours qui ont suivi, l’incapacité de produire une pensée critique, le fait qu’il n’y ait pas de débats citoyens sur un grand nombre de sujets : tout cela m’inquiète. Sur 114 000 soldats français, 5 000 sont engagés sur des terrains extérieurs ; la cité est obsédée par les questions de sécurité, ce qui est parfaitement compréhensible, mais elle ne se saisit pas des dossiers militaires pour réfléchir à sa propre sécurité et choisir une stratégie en la matière. Cette sorte de délégation permanente peut finir par fragiliser la cité.

S’agissant de la question confessionnelle, je cite à nouveau l’exemple de la guerre civile yéménite dans laquelle elle ne jouait aucun rôle, alors qu’aujourd’hui les socialistes du Yémen du Sud regardent du côté des salafistes pour qu’ils viennent les émanciper. Une fois sur place, l’Arabie saoudite se barricade dans ses casernes et al-Qaïda grignote la ville d’Aden. Dans l’Irak des années 1950 et 1960, la question confessionnelle était présente, mais elle n’était pas déterminante, contrairement à la question politique. Dans les années 1950, personne n’aurait pu imaginer que le village de Qardaha, en Syrie, allait déterminer l’histoire du pays du fait de son statut de berceau du clan Assad. Le temps court peut jouer dans le sens de la confessionnalisation, et le processus peut être incroyablement rapide. Le retour en arrière devient alors extrêmement difficile. Dans certaines parties du Moyen-Orient, trois guerres sont menées simultanément : une guerre civile arabe, comme on a parlé d’une guerre civile européenne de 1618 à 1648 ; une guerre confessionnelle, qui n’était certainement pas une fatalité mais qui existe bel et bien ; et peut-être aussi une guerre planétaire, notamment du fait de la présence de la Russie.

Si l’on cherche des solutions au conflit syrien, je pense qu’il faut faire en sorte que les États de la région n’interviennent pas. Je suis contre l’autarcie, mais s’agissant du Liban, je suis partisan qu’il reste libano-libanais. Les grandes puissances peuvent toujours se mettre d’accord pour une solution, mais il faut faire en sorte que, demain, l’Iran, l’Arabie saoudite, et la Turquie, qui ne font que « confessionnaliser » le conflit et se fragiliser, n’interviennent pas.

M. Eduardo Rihan Cypel. Il y a une hiérarchie de la fragilité !

M. Hamit Bozarslan. Certainement ! L’Arabie saoudite, par exemple, est extrêmement fragile, et de nombreux collègues craignent une implosion du pays.

Un conflit qui est d’abord syrien le devient de moins en moins du fait des dynamiques qui proviennent de l’extérieur. Des dizaines de milliers de djihadistes affluent de l’étranger pour se battre : des chiites afghans, des Tchétchènes, trois mille Tunisiens… Ce conflit a même cessé d’être syro-irako-libanais.

La jeune garde qui entoure actuellement Erdoğan est montée en puissance avec la marginalisation totale de ceux qui ont d’abord entouré ce dernier. L’ancien vice-premier ministre, Bülent Arınç, est officiellement accusé d’être un traître non seulement au parti mais aussi à la patrie. Aujourd’hui, Abdullah Gül est vraiment stigmatisé. La première génération bénéficiait d’une longue expérience et certains de ses membres étaient vraiment sortis de l’islamisme. La nouvelle génération a profité de son déclin. On compte par exemple parmi ses membres, Yigit Bulut, tenant d’un anti-impérialisme total, conseiller en chef du président : il est issu des rangs de gauche. Le journal Yeni Şafak – nom qui signifie « aube nouvelle », et fait un peu penser à l’Aube dorée – suit cette logique de guerre totale. La nouvelle génération a aussi profité du déclin massif des institutions turques. Ces dernières ne fonctionnent plus : la Turquie a cessé d’être un État au sens légal et rationnel du terme. Le président turc dit lui-même qu’il ne respectera pas la Constitution, qu’il est supra-constitutionnel. On constate une sorte de transfert massif de légitimité de toutes les institutions, AKP comprise, vers le président, qui devient la source et l’horizon de la légitimité. Si l’on ajoute à cela le fait que tous les mécanismes de contrôle et d’équilibre du pouvoir ont disparu – même les États autoritaires ont un système de checks and balances – et que la rationalité a disparu, on ne s’étonnera pas que l’on aboutisse, au mois de novembre dernier, à la destruction d’un avion russe, ce qui, du point de vue des intérêts mêmes de la Turquie, constitue une catastrophe – rien que sur le plan économique, elle a sans doute perdu 11 milliards de dollars par an.

Je veux bien croire que la politique d’Erdoğan n’a pas été au-delà de la complaisance à l’égard de l’État islamique. Je constate néanmoins que deux journalistes sont maintenant emprisonnés depuis soixante-dix jours parce qu’ils ont publié la photo de camions qui transportaient des armes à destination des militants islamistes. Ils sont accusés d’appartenance à une organisation terroriste et le procureur a requis la perpétuité à leur encontre. Nous avons affaire à une société qui a totalement cessé d’être transparente.

Selon les services de renseignement allemands, on comptait trois mille ressortissants turcs dans les rangs de l’État islamique en 2014, et, d’après le MİT, l’organisation du renseignement national turc, il y aurait quelque mille membres de l’État islamique en Turquie. Au lendemain de l’attentat du 10 octobre 2015, qui a fait cent deux morts à Ankara, les journalistes ont interrogé le pouvoir sur l’identité de ces membres de l’État islamique. Le Premier ministre turc, Ahmet Davutoğlu, a répondu qu’il disposait de la liste de ces personnes mais qu’un État de droit ne pouvait pas perquisitionner leur domicile sur la base d’un simple soupçon. Pourtant, en Turquie, tous les quatre jours, vous avez une arrestation ou un procès pour insulte au président de la République, et je ne parle pas des nombreuses arrestations de Kurdes. Dans ces situations, on n’évoque absolument jamais le respect de la légalité : l’argument de l’État de droit ne vaut que dès lors que des membres de l’État islamique sont concernés. C’est à la fois sinistre et déchirant. Malgré tout cela, j’espère que les choses ne sont pas allées au-delà de la simple complaisance.

M. le président Jean-François Poisson. Nous vous remercions vivement, monsieur Bozarslan.

L’audition s’achève à quinze heures.

Audition d’une délégation de la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) du ministère de la défense

(séance du 9 février 2016)

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Nous recevons une délégation de la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) du ministère de la défense. Cette audition se déroule à huis clos et le compte rendu vous sera préalablement soumis. Nous sommes également convenus que la composition de la délégation ne ferait pas l’objet de publicité et je vous demande donc de ne pas faire état, postérieurement à notre réunion, du nom et de la qualité des personnes que nous allons entendre. Je remercie nos intervenants d’être venus jusqu’à nous. Il serait souhaitable que vos exposés liminaires ne dépassent pas la durée d’une demi-heure pour laisser de temps à l’échange avec les membres de la mission, sachant que certains de nos collègues voudront ensuite rejoindre l’hémicycle pour participer au débat sur la révision constitutionnelle.

M. A., DGRIS. En préambule, je voudrais préciser que c’est au titre de la mission « Stratégie de défense » de la DGRIS que nous allons nous exprimer aujourd’hui devant vous sur les moyens de Daech.

En effet, la réforme de la fonction internationale du ministère de la défense, qui a abouti à la création de la DGRIS en janvier 2015, a notamment confié à la nouvelle direction générale la mission de piloter la réflexion stratégique du ministère pour le moyen terme, c’est-à-dire à un horizon de trois à dix ans, afin de préparer l’élaboration ou l’actualisation des Livres blancs sur la défense et la sécurité nationale, et l’élaboration des lois de programmation militaire (LPM).

La DGRIS n’a pas vocation à intervenir dans les travaux d’anticipation stratégique à caractère opérationnel – qui couvrent un horizon de dix-huit mois à deux ans – et encore moins dans la conduite des opérations militaires, fonction qui relève des attributions de l’état-major des armées. Elle n’est pas non plus un service de renseignement, même si les services de renseignement participent activement à nos travaux.

En revanche, dès la création de la DGRIS au début de l’année dernière, nous avons été appelés à étudier la menace constituée par Daech, dans le cadre des travaux d’actualisation de la LPM auxquels nous avons contribué. Ces travaux ont été approfondis en cours d’année, afin de déterminer dans quelle mesure cet « ennemi », tel que l’a désigné lui-même le Président de la République devant le Congrès, le 16 novembre dernier, pouvait potentiellement modifier l’équation stratégique définie dans le Livre blanc de 2013 et éventuellement influer sur notre posture de défense voire, à moyen terme, sur notre système de forces.

Notre analyse a consisté à définir la véritable nature de cet « objet politico-militaire non identifié », à évaluer son pouvoir de nuisance et sa résilience, à identifier ses objectifs et sa stratégie, afin d’en déduire certains impératifs et principes pour l’élaboration de notre propre stratégie générale visant à le combattre.

De ces travaux, nous avons dégagé les trois principales caractéristiques de Daech, qui, à notre sens, en font à la fois un adversaire distinct des organisations terroristes qui l’ont précédé, en particulier al-Qaïda, et une menace bien plus dangereuse, dont la capacité de nuisance va au-delà de l’Irak et du Levant.

Première caractéristique : son ancrage territorial – sur une région de plusieurs dizaines de milliers de kilomètres carrés où vit une population de plusieurs millions d’habitants – lui confère des moyens financiers, militaires et humains tant quantitatifs que qualitatifs, sans commune mesure avec ceux des organisations terroristes classiques. Au-delà de cet ancrage territorial, sa volonté de créer un véritable État constitue son originalité. Il développe en effet une sorte de state-building djihadiste, non seulement dans les domaines régaliens – il bat monnaie, par exemple – mais aussi au plan social et éducatif, afin d’accroître son emprise sur les populations qu’il a soumises. Cet effort vise en particulier à recueillir des revenus réguliers par l’impôt et non pas seulement par la prédation.

Deuxième caractéristique : cette emprise territoriale lui permet de développer une entreprise totalitaire qui n’a rien à envier aux totalitarismes séculiers du XXe siècle, si l’on en juge par son extrémisme, sa détermination et la sophistication de sa propagande.

Troisième caractéristique : en proclamant le califat, le 4 juillet 2014, dans la grande mosquée de Mossoul, Abou Bakr al-Baghdadi a revendiqué pour Daech une ambition universelle qui lui donne un écho bien au-delà de son repaire au Moyen-Orient et qui lui procure des dizaines de milliers de recrues venant du monde entier, les allégeances collectives de groupes terroristes aussi nombreux et différents que Boko Haram ou le groupe Khorasan en Afghanistan, ainsi qu’une audience à l’échelle mondiale, notamment en Europe.

Que peut-on en déduire sur les moyens de cet ennemi hybride ? Certes, il ne faut pas surévaluer les capacités et les ressources matérielles de Daech. Cette organisation est encore loin de constituer un véritable État, ne serait-ce que parce que son contrôle reste lâche et intermittent sur un espace aux frontières floues, et qu’elle n’a pas obtenu, tant s’en faut, la moindre reconnaissance internationale.

À la différence des grands totalitarismes du XXe siècle, ce proto-État ne dispose que de ressources assez limitées : un territoire essentiellement désertique, dont le produit intérieur brut (PIB) est probablement inférieur à celui du Kosovo ; une population pauvre et dans l’ensemble peu éduquée – sauf à Mossoul ; peu d’infrastructures industrielles et techniques ; des ressources financières amoindries par l’action internationale, qui représentent environ le dixième du chiffre d’affaires de la Française des jeux (FDJ) ; au maximum 30 000 combattants vraiment efficaces mais principalement dotés d’armement et de véhicules légers. Au plan militaire, Daech a d’ailleurs surtout profité de la division de ses adversaires pour réaliser ses fulgurantes conquêtes de 2013-2014 ; son élan s’est en fait assez vite essoufflé, notamment quand il a été confronté à la détermination et à la combativité des Kurdes au nord.

A contrario, il ne faudrait pas sous-estimer le potentiel de nuisance de Daech en tant que mouvement totalitaire à prétention révolutionnaire. Son emprise territoriale lui confère la puissante attraction d’une utopie : le califat. Cette utopie est à la fois en construction, concrète, et conquérante. Elle s’inspire de la geste des premiers califes. Selon l’idéologie millénariste de Daech, rien ne peut arrêter sa dynamique jusqu’à l’avènement, à la fin des temps, d’une sorte de parousie musulmane.

Cette mystique est magnifiée par une propagande particulièrement moderne, redoutablement efficace et à diffusion mondiale. C’est une propagande de masse, comme celle des grands totalitarismes du XXe siècle ; elle utilise les nouveaux canaux multimédias, notamment internet, pour se diffuser universellement. Mais à la différence de la propagande des grands totalitarismes du XXe siècle, elle est également très ciblée : elle sait utiliser les réseaux sociaux ou les jeux vidéo afin de repérer les individus les plus fragiles et tenter de les convertir en détournant habilement leurs propres codes sociaux tels que les films d’action, les séries télévisées, le rap, etc.

Comme le suggère l’anthropologue franco-américain Scott Atran, spécialiste du terrorisme, cette manipulation de type sectaire – qui utilise la théorie du complot et la mise en scène de l’hyper-violence pratiquée comme un système – exerce une fascination morbide qui épuise les tentatives d’explication trop univoques. Daech parvient ainsi à attirer des jeunes de tous les milieux et de tous les horizons dont 25 % – souvent les plus féroces – sont de récents convertis.

La forte résilience et la dangerosité de Daech s’expliquent plus par la nocivité de son idéologie et sa puissance d’attraction que par son ancrage dans le terreau local des tribus arabes sunnites. Mais il ne faut pas sous-estimer cet ancrage territorial car c’est lui qui lui assure les moyens de sa propagande ainsi que sa crédibilité. C’est bien la spécificité de Daech.

Par conséquent, la réponse à un tel ennemi hybride ne peut qu’être globale, c’est-à-dire multinationale, multi-théâtres et surtout multidimensionnelle. Elle doit être multinationale : nous devons associer notre action à celle de nos alliés, en particulier les acteurs locaux et les pays arabes sunnites qui combattent ce cancer. Elle doit être multi-théâtres : nous devons combattre directement ou indirectement les métastases de ce cancer qui apparaissent à travers le monde. Elle doit être multidimensionnelle : militaire sur son sanctuaire territorial ; économique contre ses revenus ; policière et judiciaire dans notre pays ; mais également politique et idéologique dans le champ de l’information et des perceptions. Pour cette raison, même si des résultats positifs sont d’ores et déjà enregistrés sur le théâtre irako-levantin, cette guerre sera sûrement de longue haleine.

Une telle menace confirme également l’absolue nécessité de penser notre sécurité nationale comme un continuum entre la sécurité intérieure et la défense sur les fronts extérieurs car c’est là-bas que sont instiguées, planifiées et préparées matériellement les attaques perpétrées sur notre sol par des commandos terroristes. Ces derniers ont profité du chaos syrien pour se fanatiser, s’entraîner et s’aguerrir. Ce continuum, introduit dans notre stratégie par le Livre blanc de 2008 et réaffirmé dans celui de 2013, prouve toute sa validité dans le contexte actuel de contre-terrorisme dans lequel sont engagées nos armées.

M. B., DGRIS. Avant d’aborder les spécificités de Daech, je vais donner ses points communs avec les organisations du courant djihadiste représenté pendant de longues années par al-Qaïda. Ces organisations sont structurées sur un socle idéologique commun : le salafisme djihadiste. Le salafisme se définit comme un retour aux valeurs premières de l’islam, au califat de Médine, tandis que le djihadisme fait référence au combat armé. À ces deux notions, il faut ajouter le takfir qui consiste à porter l’anathème sur les autres musulmans.

Venons-en aux spécificités de Daech. Plus complexe dans sa genèse, il est le produit d’influences diverses. Ce mouvement hybride est à la fois révolutionnaire et totalitaire. Le millénarisme et le messianisme y prennent une place centrale, beaucoup plus importante que dans le narratif d’al-Qaïda.

Autre grande différence : Daech, califat autoproclamé, défend un projet politique, régional et territorial alors qu’al-Qaïda a toujours été une mouvance transnationale combattant les régimes arabes et les alliances occidentales menées par les États-Unis, l’ennemi numéro un. Daech programme son extension à partir du califat ; al-Qaïda envisage le califat comme une finalité à laquelle conduisent des étapes intermédiaires, c’est-à-dire la construction de micro-émirats ou de franchises.

Al-Qaïda considère que les conditions géopolitiques requises pour proclamer le califat n’ont jamais été réunies, alors que Daech l’a proclamé de manière unilatérale, sans consultation. Ses divergences avec al-Qaïda reposent sur cette question de la légitimité du califat et elles sont anciennes : dans les années 2000, l’Irak a été un théâtre de discorde entre Daech et al-Qaïda, notamment les mouvances al-Zarkaoui et autres.

Les deux organisations divergent aussi en ce qui concerne leur manière de concevoir le djihad : il est défensif pour al-Qaïda et offensif pour Daech. Al-Qaïda l’envisage comme un moyen de défense et de protection des territoires de l’islam contre un ennemi. Du fait de sa construction califale, Daech prône les attaques préventives contre l’ennemi désigné. Il suffit que le calife le proclame, pour que ses partisans s’y engagent. Le djihad offensif est un élément extrêmement structurant de l’organisation.

La Syrie occupe aussi une place différente dans le logiciel de l’une et l’autre organisation ; pour al-Qaïda, la Syrie représente un pivot stratégique comme un autre dans son projet de djihad global ; pour Daech, le Levant, ce territoire à cheval entre la Syrie et l’Irak, est quelque chose de central, de très important.

Les deux groupes adoptent aussi des stratégies différentes en matière d’expansion. Al-Qaïda se développe de façon inclusive, à travers des franchises et des coalitions, notamment en Libye, au Yémen et en Syrie. Avec sa rhétorique totalitaire d’élimination de tout adversaire potentiel, Daech est dans une logique exclusiviste : il ne s’agit pas de nouer des alliances puisque tous les autres sont des ennemis. Daech utilise énormément cette rhétorique pour décrédibiliser, délégitimer le projet d’al-Qaïda. Ce n’est pas un hasard si ces deux grandes mouvances sont entrées dans une phase de combat d’idées et se disputent la position dominante dans le djihad global. Dans la géopolitique djihadiste, nous assistons à une bipolarisation entre al-Qaïda et Daech, chacun voulant avoir la suprématie. Cette émulation induit une profonde évolution de la menace.

L’expansion de Daech se fait dans une configuration de califat : les fameuses provinces extérieures, les wilayas, ont des liens organisationnels avec le centre levantin irako-syrien. Ces wilayas, qui diffèrent d’une région à l’autre, entretiennent des liens plus ou moins étroits avec le centre, selon leur éloignement géographique. La structure centrale de Daech a des relations plus étroites avec les wilayas de Libye qu’avec, par exemple, celles du Caucase ou de la région afghano-pakistanaise du Khorasan. Daech s’est étendu de manière importante puisqu’une partie des territoires libyens, afghans et nigérians est sous le contrôle de groupes qui s’en réclament et qui lui ont prêté allégeance. C’est d’ailleurs essentiellement sur ces trois territoires que Daech exerce un véritable contrôle territorial : en Libye, sur une petite partie de l’Afghanistan à la frontière avec le Pakistan, et au Nigeria depuis le ralliement de Boko Haram en mars 2015. Les autres wilayas sont virtuelles. Daech y revendique des attentats terroristes pour affirmer sa présence mais il n’y a pas de contrôle territorial, y compris au Yémen.

Pour autant, Daech revendique de nombreuses wilayas, de nombreuses métastases, en Arabie Saoudite, au Yémen, en Égypte, en Libye, en Algérie, au Nigeria, en Russie, en Afghanistan, et jusqu’aux confins du Bangladesh et de l’Indonésie. Toutes n’ont pas la même valeur ; il faut nuancer cette expansion en soulignant ses limites. Tout d’abord, comme je l’ai indiqué, les liens organisationnels peuvent être très distendus entre certaines de ces wilayas et Daech. Ensuite, il peut exister des dissonances. C’est ainsi que des dissensions internes sont apparues au Yémen, par exemple, entre la base militante et la hiérarchie qui est quelquefois trop liée à la centralité levantine et qui a des difficultés à faire passer le message. Enfin, certaines wilayas ont des difficultés de structuration. En fait, dans un monde musulman extrêmement fragmenté et diversifié, il n’est pas si simple de construire depuis Bagdad, Damas ou le Levant, un califat qui s’étendrait du Maroc à l’Indonésie. Le projet, même s’il est très utopique et dans cette rhétorique millénariste, se heurte à la réalité géopolitique et sociale du monde musulman.

Pour terminer, je voudrais insister sur cette tendance apparue au cours du deuxième semestre 2015 : Daech prône un djihad total et global pour réaliser son expansion, sur fond de lutte pour la suprématie avec al-Qaïda. Au Sinaï, au Liban, en France ou en Turquie, des attentats terroristes ont été imputés à Daech ou revendiqués par lui. Pour mener à bien ce projet totalitaire et expansionniste, Daech cible un très grand nombre d’ennemis : les sunnites apostats, les chiites, les groupes minoritaires musulmans ou non, comme les Yézidis, les Occidentaux, les Russes. Voilà la cartographie à la fois idéologique et stratégique de cette organisation qui est davantage un proto-État qu’un simple mouvement terroriste.

M. C., DGRIS. Je vais rebondir sur cette conclusion: quand on se penche sur les moyens de Daech, on voit que cette organisation n’est pas un État, même si elle en possède certains attributs. Daech ne dispose pas de toute la panoplie de moyens normalement dévolue à un État ; il s’agit bien d’un proto-État. Cependant, compte tenu de l’ampleur de ses moyens, Daech est bien plus qu’une organisation terroriste. Ses moyens sont parfois un peu exagérés mais il ne faut pas les sous-estimer non plus. Cette organisation est hors normes parce que les moyens mis à sa disposition dépassent très largement ceux des organisations infra-étatiques violentes auxquelles nous avons été habitués.

J’ai classé ces moyens en quatre catégories : l’appareil administratif ; les finances ; l’outil de communication stratégique – force immatérielle qui, à notre avis, sera la plus dure à vaincre – ; les moyens militaires. J’ouvrirai cette très courte présentation sur ce que peut être la stratégie globale de Daech, étant bien entendu que les moyens ne valent qu’au service d’une stratégie mise en œuvre dans un but bien déterminé.

Premier point : l’appareil administratif. Daech bénéficie de cet ancrage territorial précédemment évoqué, qui en fait une organisation inédite. Daech est capable d’administrer les populations des territoires contrôlés grâce à un appareil certes rustique mais qui fonctionne. Au maximum de son expansion, Daech contrôlait en gros un territoire d’environ 200 000 kilomètres carrés, c’est-à-dire une superficie proche de celle de la Grande-Bretagne, peuplé de quelque 10 millions d’habitants. Régner sur des déserts ne veut pas dire grand-chose mais il n’y a pas que des déserts dans la zone sous l’emprise de Daech. Compte tenu du caractère opaque de cette organisation, il faut toujours se méfier des données la concernant : il s’agit plus d’ordres de grandeur plus que de chiffres précis. On considère que l’appareil administratif de Daech aurait mis en place environ 12 000 fonctionnaires, si l’on peut les qualifier ainsi.

L’organisation est à la fois centralisée – il y a une structure de direction politique – et décentralisée territorialement puisque Daech est organisé en wilayas, en districts. Sur la carte dessinée par Daech, il y a dix-neuf wilayas dont l’une au moins est à cheval sur les frontières syro-irakiennes, signe de la remise en question des frontières internationales et de l’aspect révolutionnaire du projet. Chaque wilaya dispose de services quasi étatiques : une police, y compris une police des mœurs qui n’hésite pas à rappeler très sévèrement et brutalement à l’ordre tout contrevenant aux codes vestimentaires et autres types de comportements qui ne correspondraient pas à la doxa de Daech ; un appareil judiciaire très sévère mais que l’organisation veut impartial ; des structures d’action sociale, notamment au profit des familles ayant des combattants. Cet appareil administratif procure un certain nombre de services à la population mais Daech se caractérise aussi par l’exercice de la contrainte et de la terreur, il ne faut pas l’oublier. On peut qualifier l’organisation de totalitaire puisqu’elle exerce un contrôle total et quotidien sur la population.

Deuxième point : les finances. L’appareil administratif permet de contrôler et d’organiser les finances. Les estimations du budget variant du simple au double, j’ai retenu le chiffre moyen de 2 milliards de dollars par an. N’oublions pas que l’organisation avait pu mettre la main sur les réserves des banques de Mossoul et Raqqa au moment de la conquête de ces deux villes. Le montant du pillage était estimé à quelque 700 millions de dollars.

Qu’en est-il aujourd’hui alors que la coalition s’évertue à amoindrir ces sources de financement, notamment par un ciblage des frappes aériennes sur les infrastructures pétrolières ? Ses finances sont effectivement mises à mal du fait de la baisse des revenus pétroliers qui ont atteint un maximum d’environ un milliard de dollars avant de redescendre aux alentours de 300 à 400 millions de dollars par an. L’organisation est parvenue à trouver d’autres sources de revenus : elle a augmenté les taxes sur les territoires qu’elle contrôle et elle a intensifié les trafics. Tous les types de trafics sont pratiqués – organes, biens culturels, antiquités, êtres humains, etc. – hormis le trafic de drogues, qui reste un interdit religieux, en tout cas sur le théâtre du Levant.

Cette structure de financement est assez résiliente mais elle comporte quand même un certain nombre de vulnérabilités. L’accroissement de la pression fiscale peut être très mal accepté par les populations. On sait aussi que Daech a du mal à payer les combattants et qu’il diminue leur salaire. À terme, cela peut créer des vulnérabilités.

Troisième point : la communication stratégique, l’une des principales forces de Daech. Son appareil de communication est extrêmement efficace et multidimensionnel, c’est-à-dire qu’il agit dans tout le spectre médiatique : Daech est capable de fabriquer du contenu vidéo, internet, radiophonique, etc. Il peut en quelque sorte inonder la sphère médiatique, en tout cas internet, de ses produits. Il agit énormément sur les réseaux sociaux et il y aurait une quarantaine de milliers de comptes twitter émanant de l’organisation. Et surtout, Daech est capable de produire de la communication stratégique dans des langues variées – onze langues sont maîtrisées par l’organisation. Il publie notamment Dar al-Islam en français, Istok en russe et Konstantiniyye en turc. C’est vraiment une force de frappe. Daech sait s’adresser à des audiences cibles assez variées à travers le monde.

Quatrième point : les moyens militaires. Dans ce domaine-là aussi, on peut lire des chiffres parfois un peu farfelus. On estime que l’organisation compte encore entre 25 000 et 30 000 hommes réellement engageables pour le combat. Dans notre vocable militaire, on parlerait d’une force d’infanterie légère motorisée. Bien sûr, Daech possède quelques moyens lourds tels que des chars, mais très peu et de moins en moins car ils sont la cible prioritaire des frappes aériennes. En outre, des incertitudes existent quant à l’état de fonctionnement de ceux qui restent et quant à la capacité des combattants à les utiliser. Concernant l’armement léger, Daech peut vivre avec les stocks des armées irakienne et syrienne, pillés il y a plus d’un an, et bénéficier des trafics transfrontaliers propres à la région et très difficilement contrôlables.

L’organisation n’a pas de moyens aériens – j’enfonce une porte ouverte mais encore faut-il le rappeler. Sur le plan opérationnel, Daech doit concéder la supériorité aérienne totale à l’adversaire. C’est une vulnérabilité. D’un autre côté, l’organisation est résiliente parce qu’elle a appris à se prémunir en partie des frappes en appliquant les règles des trois « d » : discrétion, dispersion et dissimulation. Il est de plus en plus difficile de trouver des cibles à haute valeur ajoutée. Tout en étant affaibli dans la durée, Daech sait se prémunir des frappes aériennes, comme le font d’ailleurs de nombreux acteurs infra-étatiques.

L’une des forces de Daech réside dans sa capacité à attirer des recrues, notamment des combattants étrangers qui représenteraient 40 % de ses effectifs. Certains n’ont aucune valeur militaire quand ils arrivent sur son territoire ; d’autres, comme les Tchétchènes, sont déjà aguerris et se retrouvent souvent dans ses forces d’élite. Dans la logique de guerre d’attrition qui s’est enclenchée, Daech serait capable de compenser ses pertes par un recrutement de combattants locaux et étrangers.

Quelle est la capacité de Daech à employer ces moyens militaires ? Même s’il ne détient pas de nombreux matériels lourds, il a démontré son efficacité sur le plan tactique. Il maîtrise parfaitement l’art de la défensive et, s’il perd désormais du terrain, c’est de façon lente et progressive. Il est toujours très difficile de reconquérir un terrain détenu par Daech.

À notre avis, Daech mène une double stratégie : l’une est appliquée de manière directe sur son sanctuaire syro-irakien, l’autre de façon indirecte dans sa périphérie. Selon sa mystique et son projet politico-religieux, il faut absolument que le califat survive : Daech va faire en sorte de préserver une assise territoriale, même réduite, dans son sanctuaire levantin. Pour la périphérie, elle s’appuie notamment sur ses nombreux affidés pour orchestrer des actions de guérilla et de terrorisme, afin de provoquer et de diffuser le chaos. Ce faisant, elle fixe les forces de ses adversaires hors de son territoire principal. Daech s’efforce donc de déstabiliser des zones entières pour discréditer les États, polariser les sociétés et éloigner du califat le maximum de forces armées. Au passage, il alimente son flux de recrutements.

M. D., DGRIS. En guise de conclusion, je vous propose d’élargir le débat au positionnement des différents acteurs régionaux pour lesquels Daech ne représente pas une priorité d’égale importance.

Commençons par la Turquie qui s’est engagée de manière significative dans la lutte contre Daech depuis l’été. Pour la Turquie, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK – Partiya Karkerên Kurdistan) reste pourtant la principale menace, et cela d’autant plus qu’un continuum kurde se met en place à sa frontière, à l’intérieur du territoire syrien. Si la lutte contre Daech est devenue une priorité pour la Turquie, elle reste d’un niveau secondaire par rapport au combat contre le PKK.

L’Iran est conscient que Daech menace de déstabiliser la région et donc ses alliances. Dès la chute de Mossoul, en juin 2014, l’Iran a proposé son soutien à l’Irak. Dans un premier temps, il s’agissait non pas d’apporter une aide militaire mais de jouer un rôle de conseiller sur le terrain, notamment au moment où les lieux saints chiites ont pu être considérés comme atteints, ou en tout cas menacés, par l’extension territoriale fulgurante de Daech, au cours de l’été 2014. En ce qui concerne la Syrie, la priorité de l’Iran est de soutenir le régime syrien, Daech n’étant qu’un élément tout à fait secondaire.

Dans les pays arabes limitrophes du proto-État, l’émergence de Daech a d’abord provoqué une certaine empathie de la part des populations. Dans un premier temps, Daech pouvait être perçu comme une sorte de nouveau nationalisme arabo-sunnite d’obédience irakienne, dans un environnement dominé par des pouvoirs chiites. Mais bien vite, l’organisation a été vue comme une menace, compte tenu de sa mobilisation, de son extension territoriale, de son caractère révolutionnaire susceptible de remettre en cause les leaderships dans les monarchies. Les pays de la région sont désormais engagés dans le cadre de la coalition.

Partenaires depuis 2011, les États-Unis et l’Irak ont signé un accord stratégique qui a justifié l’engagement américain dans le cadre de la coalition contre Daech. Les États-Unis se sont engagés de manière extrêmement forte aux côtés du gouvernement irakien, afin de préserver la stabilité du régime et l’intégrité du pays.

Quant à l’engagement russe, il est significatif, voire massif, depuis l’automne 2015. Les Russes veulent avant tout préserver leurs intérêts en Syrie, la lutte contre Daech restant secondaire et soumise à des variations. Le combat contre Daech ne constitue qu’une opportunité de circonstance pour établir une alliance avec Bagdad.

Pour conclure, je dirais que le phénomène Daech est plus complexe qu’il n’y paraît : sa logique est plus irakienne en Irak qu’elle n’est syrienne en Syrie. Il s’agirait en Irak d’une mutation du nationalisme arabe, rétrécie sur une base communautaire sunnite.

M. François Rochebloine. Vous indiquez que Daech dispose de 25 000 à 30 000 combattants, ce qui me semble peu, sachant que la zone compte environ 10 millions d’habitants. Environ 40 % de ces combattants seraient étrangers. Avez-vous des précisions sur la nationalité de ces derniers ? La situation s’éternise et le nombre de morts s’accroît chaque jour. Pensez-vous que les Syriens, aidés par les bombardements russes, ont pu faire évoluer la situation ?

M. Gérard Bapt. Après les attentats du 13 novembre à Paris, le vice-chancelier allemand Sigmar Gabriel a tenu dans la presse les propos suivants : « L’Arabie Saoudite finance des mosquées wahhabites partout dans le monde. En Allemagne ce sont de ces communautés que viennent de nombreux islamiques classés comme dangereux. Les Saoudiens doivent savoir que le temps où l’on regardait ailleurs est révolu. » On dit qu’il n’y aurait pas ou plus de financements officiels de Daech par l’Arabie Saoudite, mais que persisteraient des financements indirects ou privés. Notre pays partage-t-il l’opinion du vice-chancelier allemand ?

Qu’en est-il des rapports entre Daech et al-Nosra ? Il semble que de nombreuses alliances se nouent sur le terrain même si parfois les deux groupes se combattent. Dans le New York Times, l’agence de renseignement de la défense américaine (DIA – Defense Intelligence Agency) a mis en cause l’Agence centrale du renseignement (CIA – Central Intelligence Agency). Selon les services de renseignement de l’armée, 60 % à 80 % des armes livrées par les États-Unis et les Saoudiens sont tombées dans de mauvaises mains, comprenez dans celles de groupes djihadistes dont certains sont directement liés à al-Qaïda. Avez-vous des informations à ce sujet ?

M. Jacques Myard. Les combattants seraient 25 000, 30 000 ou 40 000, selon les chiffres qui circulent, mais nous ne sommes pas allés les compter. Il y a aussi d’autres groupes comme al-Nosra et Ahrar al-Sham. Au total, ça fait combien ? Arrive-t-on à faire la différence entre les deux mouvances ? On sait qu’al-Nosra combat à Alep contre les Russes et l’armée régulière syrienne. Pour vous, que reste-t-il sur le terrain contre les Russes et l’armée syrienne ? L’Armée syrienne libre (ASL) existe-t-elle ou pas ?

M. A., DGRIS. S’agissant des effectifs de Daech, on estime en effet sa force combattante à quelque 25 000 ou 30 000 hommes, dont 40 % d’étrangers. Ils sont certainement plus nombreux mais les recrues locales sont essentiellement dédiées à la sécurisation de zones. Les unités combattantes de choc comptent au maximum 30 000 hommes. C’est peu, mais leur force réside dans leur stratégie dans leur extrême mobilité tactique : ils sont situés au milieu du théâtre et peuvent faire basculer rapidement leur effort d’un côté à l’autre pour faire des contre-attaques locales.

Parmi les combattants étrangers, il y aurait 4 000 russophones, dont 2 000 d’Asie centrale et 2 000 du Caucase ; les Tchétchènes font partie des unités de choc. Les Libyens – de l’ordre de 700 à 1 000 combattants – formeraient la garde rapprochée d’al-Baghdadi car ce sont des tribus très fidèles à celui qu’elles considèrent comme le calife. Les Tunisiens – environ 3 000 combattants – constituent sans doute le plus fort contingent ; ils commettent beaucoup d’attentats suicides. Sur les quelque 2 000 Français impliqués, 600 seraient sur place, 250 seraient revenus, 300 seraient en transit dans les pays limitrophes ou autres, 700 auraient manifesté des velléités de départ. Ces nombres de combattants sont un peu difficiles à manier car on ne sait pas s’ils vont tous rejoindre Daech ou si certains d’entre eux vont rallier al-Nosra ou d’autres mouvements insurgés. Ils vont plus en Syrie, en profitant du chaos ambiant, qu’en Irak.

M. François Rochebloine. Combien y a-t-il de femmes ?

M. A., DGRIS. La proportion de femmes augmente. Elles représenteraient entre 30 % et 40 % des départs.

M. B., DGRIS. L’engagement féminin est devenu un phénomène très structurant du djihadisme.

M. A., DGRIS. Daech a eu environ 20 000 à 25 000 pertes, entre les combats au sol et les bombardements, au cours de la dernière année. Néanmoins, les effectifs se reconstituent car environ 100 combattants rejoignent ses rangs chaque semaine.

M. C., DGRIS. Leur capacité de recrutement sur place est estimée à quelque 1 000 combattants – plus ou moins volontaires – par mois, auxquels s’ajouteraient environ 400 recrues étrangères. Ces arrivées équilibrent à peu près les pertes.

M. A., DGRIS. Il faut le dire vite. Pour l’instant, il y a quand même une attrition assez sévère. En plus, il faut former ces combattants car, heureusement, ils ne sont pas tous aguerris. En plus des pertes, Daech commence aussi à enregistrer des désertions. Je ne vous cache pas que le sort réservé à ceux qui ratent leur désertion n’est pas très enviable.

Qu’en est-il des soutiens financiers de l’Arabie Saoudite ? Il y a eu des soutiens privés mais le royaume n’aide en aucun cas Daech qui est un ennemi, un concurrent qui conteste sa légitimité de protecteur des lieux saints de l’islam. On pourrait penser que l’objectif ultime de Daech est de contrôler La Mecque. Au départ, il avait probablement l’ambition de reconquérir une capitale califale : Damas, celle des Omeyyades, ou Badgad, celle des Abbassides. Il avait d’ailleurs des groupes infiltrés à quelques kilomètres du centre de Damas.

L’action russe vise à replacer la Russie au centre du jeu moyen-oriental et à préserver ses bases en Syrie, notamment les bases navales qui constituent son seul point d’attache permanent en Méditerranée. En faisant étalage de ses capacités, la Russie adresse aussi un message aux pays occidentaux. On peut douter de l’efficience de certaines de leurs opérations pour lutter contre les mouvements terroristes. Ainsi les Russes montrent qu’ils ont des avions à long rayon d’action qui font le tour de l’Europe pour aller bombarder en Syrie. Le message s’adresse moins aux groupes insurgés qu’au reste de l’Europe et aux Américains. Il est d’ailleurs patent que Daech ne constitue pas une cible prioritaire des frappes russes, loin de là. Ces frappes tendent surtout à renforcer le régime de Damas.

M. François Rochebloine. Les Russes ont beaucoup frappé, ces derniers temps !

M. A., DGRIS. En effet.

M. Jacques Myard. Ils frappent quoi ?

M. A., DGRIS. Ils frappent les groupes insurgés et l’offensive du 1er février visait Alep.

M. Jacques Myard. Qu’est-ce qu’il y a autour d’Alep ?

M. A., DGRIS. Il y a 160 groupes insurgés en Syrie.

M. Jacques Myard. Enfin, ce sont des islamistes ! Arrêtez, mon colonel !

M. A., DGRIS. Sur ces 160 groupes insurgés, les avis sont partagés. C’est l’Orient compliqué.

M. Gérard Bapt. Pourriez-vous revenir sur les rapports entre al-Nosra et Daech ?

M. A., DGRIS. Ces deux mouvances sont en forte concurrence et se confrontent militairement sur le terrain.

M. B., DGRIS. Je reviens brièvement sur l’Arabie Saoudite. Effectivement, au début de l’insurrection en Syrie en 2011, la monarchie a manifesté une volonté de soutenir l’opposition. Entre 2011 et 2012, il y a eu énormément de flux de combattants et d’argent. Ensuite, une véritable politique d’endiguement et de contrôle des flux a été menée, qui a peut-être partiellement échappé au royaume. Cela étant, le royaume n’est en aucun cas apparu de manière directe dans des financements destinés à Daech ou al-Nosra.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Vous êtes capables de tracer ces financements ?

M. B., DGRIS. Les financements étatiques peuvent être tracés mais les dons privés n’ont pas été contrôlés entre 2011 et 2012. À partir de 2012, l’État saoudien a mené une vraie politique d’encadrement et a effectué des contrôles de manière un peu plus sévère. Il y a eu des arrestations de prédicateurs et de personnes appartenant à des réseaux de soutien à des groupes armés tels que Daech et al-Nosra, des sommes d’argent ont été saisies, des groupes ont été interdits.

En Syrie, il existe en effet une très forte fragmentation des groupes armés. Al-Nosra, la franchise d’al-Qaïda, compte 8 000 à 10 000 combattants, très majoritairement Syriens. Même avec l’étiquette al-Qaïda, ce groupe développe une stratégie nationale. Il y a des divergences profondes et des confrontations entre al-Nosra et Daech. C’est ainsi que lors de la prise de Raqqa, al-Nosra avait l’avantage avant d’être expulsé par Daech. À la frontière libanaise, des affrontements ont eu lieu récemment entre les deux groupes pour le contrôle d’un axe stratégique qui peut permettre à Daech d’avoir une continuité depuis Raqqa.

La cartographie des groupes syriens est extrêmement complexe. Vous avez al-Nosra mais aussi des groupes islamo-nationalistes dont le plus important est Ahrar al-Sham qui compte plusieurs milliers de combattants, qui est très structurant, et qui est ouvertement soutenu par certains acteurs régionaux. Il existe aussi une demi-douzaine de groupes affiliés à al-Qaïda mais qui ne font pas partie d’al-Nosra, et qui sont essentiellement composés de combattants étrangers : Ansar al-Din, Jund al-Aqsa et autres.

Tous ces groupes sont dans une logique de coalition, à l’exception de Daech qui a un projet très exclusif. Ces coalitions doivent être observées région par région. C’est aussi ce qui fait la grande spécificité du théâtre syrien : on ne peut plus regarder le pays de manière globale, mais il faut observer le front nord, le front sud, la frontière libanaise, ce qui se passe à Damas, etc. Gouvernés par des chefs locaux différents, ces groupes n’ont pas forcément la même logique.

Au printemps 2015, la coalition d’Idlib, au nord-ouest d’Alep, s’est jointe à al-Nosra et ses coalisés pour défaire l’ASL. Certaines bases militaires de l’ASL étaient contrôlées par un ancien officier de l’armée syrienne qui avait reçu de l’armement donné par des pays étrangers. Les coalitions se sont emparées de ce matériel. C’est ainsi que des groupes appartenant à la mouvance al-Qaïda se sont retrouvés avec ce matériel donné. Le transfert de matériel vient aussi du fait que certaines puissances régionales se sont appuyées sur des groupes malheureusement faibles, non structurants, qui ont été vaincus. Actuellement, les groupes les plus importants sont effectivement islamo-nationalistes ou partisans d’un djihad global aux côtés d’al-Qaïda.

M. François Rochebloine. En tout, ces groupes comptent combien de combattants ?

M. C., DGRIS. Environ 80 000 hommes.

M. Jacques Myard. L’ASL représentant la portion congrue, tous les gens que vous venez de décrire ont un objectif idéologique : l’application de la charia. Le leader de l’un de ces groupes a encore réaffirmé récemment sur Al Jazeera : « bien évidemment, les minorités n’ont rien à craindre, mais dès qu’on prendra Damas, on appliquera la charia ». Il faut regarder la réalité telle qu’elle est : ces 80 000 bonhommes sont des islamistes, point barre.

M. Éduardo Rihan Cypel. Il faudrait plus de complexité dans l’analyse !

M. A., DGRIS. En fait, ce chiffre de 80 000 ne veut pas dire grand-chose. Quels sont les groupes vraiment efficaces sur le plan militaire ? En premier lieu, nous avons Daech. Ce groupe ne compte que 25 000 à 30 000 hommes mais ce sont les plus efficaces et cela suffit pour tenir le territoire ou, en tout cas, pour se défendre même en concédant du terrain. Jabhat al-Nosra, la branche d’al-Qaïda en Syrie, compte environ 8 000 hommes qui sont aussi des combattants assez aguerris. On n’a pas évoqué les Kurdes, la force sur laquelle misent de manière prioritaire les États-Unis. Ils forment actuellement une coalition avec quelques groupes armés musulmans et chrétiens. C’est pour cela que les choses sont quand même assez compliquées : il y a aussi des coalitions assez étranges qui se reconfigurent en permanence. C’est très difficile à suivre. Les Kurdes syriens ont marqué le premier coup d’arrêt à l’expansion de Daech à Kobané. Dernier groupe armé non étatique dont l’efficacité est reconnue de longue date : le Hezbollah.

M. Kader Arif, rapporteur. Dans cette guerre asymétrique, nous savons qu’il faudra en venir à une intervention terrestre. Pensez-vous qu’elle pourra être le fait des pays avoisinants, des forces locales, ou sera-t-il nécessaire d’engager des troupes terrestres disons “occidentales” pour simplifier, sinon caricaturer ?

Ma deuxième question porte sur le trafic d’organes, dont j’avais déjà entendu parler. Ce trafic implique des clients occidentaux en bout de chaîne. Avez-vous des informations supplémentaires à nous communiquer sur ce plan ?

Enfin, nombre d’entre nous s’inquiètent beaucoup pour la Libye, la Tunisie et l’Algérie. Comment percevez-vous les évolutions en cours dans ces trois pays ?

M. Xavier Breton. Pour ma part, je voudrais revenir sur les trafics d’antiquités, d’objets d’art, d’organes ou d’êtres humains. A-t-on une idée des masses financières qu’ils représentent, des circuits qu’ils empruntent, des destinations qu’ils atteignent ?

Mme Sandrine Mazetier. On dit qu’autour d’al-Baghdadi, il y a essentiellement des anciens des services irakiens. Est-ce vrai ? Si c’est le cas, nous devons les connaître.

J’avoue ne pas comprendre comment, en étant dépourvu de moyens aériens, Daech fait preuve d’une capacité de projection aussi rapide qui lui permet d’être sur tous les théâtres d’opérations. Pourriez-vous nous éclairer sur ce point ?

Parmi les acteurs régionaux, vous n’avez pas cité l’Égypte.

La rumeur urbaine dit aussi que les grands blessés très gradés sont soignés en Israël. Est-ce complètement faux ?

M. Jean-Claude Mignon. Vous avez expliqué avec force détails que nous avions affaire à un État, et vous avez beaucoup parlé de la tactique de son armée. Elle doit bénéficier d’un sacré encadrement pour être aussi efficace ! Cet encadrement vient-il exclusivement des anciennes forces irakiennes de Saddam Hussein ou d’ailleurs ? Même si le nombre de combattants semble assez faible, c’est quand même assez remarquable.

Ensuite, se pose la question de l’approvisionnement en matériel. Savons-nous d’où proviennent les munitions qui permettent à cette armée de combattre ? Il faut bien renouveler ces munitions. Or nous avons l’impression que Daech bénéficie d’un approvisionnement absolument extraordinaire.

M. A., DGRIS. Commençons par l’engagement au sol. Compte tenu de sa stratégie opérationnelle, Daech va utiliser la dissimulation et se servir des populations comme boucliers humains, afin d’échapper le plus possible aux effets des frappes qui ont des conséquences concrètes sur les camps d’entraînement, sur les bases et dépôts logistiques et sur le matériel lourd.

Si la coalition veut éradiquer complètement Daech, elle devra avoir un engagement au sol qui peut être le fait de divers types d’acteurs. Mais pour ne pas alimenter la propagande de Daech, les Occidentaux n’ont pas intérêt à prendre le commandement d’une intervention au sol massive. Daech tient en effet un discours millénariste, fondé notamment sur un hadith du Prophète qui parle d’une grande bataille finale entre les armées occidentales et musulmanes. Cette confrontation finale aurait lieu à Dabiq, un village près d’Alep qui a aussi donné son nom à la revue de Daech en anglais. En cas d’intervention au sol, la coalition a donc tout intérêt à s’appuyer sur des forces locales : les tribus sunnites, les Kurdes jusqu’à un certain point, et évidemment les pays sunnites de la région.

S’agissant des financements et des trafics, Daech est parfaitement au point en matière de réseaux occultes. Ils ont réactivé les circuits financiers et de contrebande mis en place pendant l’embargo, sous Saddam Hussein. Vers où vont les œuvres d’art ? Elles arriveraient jusqu’en Amérique du sud, d’après les informations que nous avons, sachant que nous ne sommes pas un service de renseignements. Il est très difficile d’évaluer les sommes retirées de ces trafics. Il faut savoir qu’ils sont en train de reprendre le contrôle de la production artisanale de pétrole, à partir des puits qui ont été détruits. Cette production significative est exportée au moyen de petits véhicules car ils ont abandonné les gros véhicules et les camions-citernes qui étaient devenus des cibles de frappes aériennes.

Vous nous avez aussi interrogés sur leur capacité de projection interne. Grâce à leurs véhicules 4×4 légers, qui sont très dispersés et qui peuvent traverser le théâtre d’intervention, ils peuvent faire des bascules de forces – au moins locales – dans des délais très réduits. Leur principal souci est évidemment de contrôler les axes et les carrefours afin d’assurer leur mobilité et de taxer les flux.

Y a-t-il des anciens des services irakiens dans l’entourage d’al-Baghdadi ? Nous savons que Daech – et c’est ce qui en fait un objet assez nouveau sur le plan militaire et politique – résulte d’une fusion entre des anciens des services et de l’armée irakienne et des membres d’al-Qaïda. Cette fusion s’est produite notamment dans les geôles irakiennes. Daech s’est effectivement appuyé beaucoup sur la structure administrative et de commandement irakienne et sur les cadres formés par le régime de Saddam Hussein. Cette caractéristique lui permet d’avoir une bonne connaissance des voies de trafic et une expérience particulière du contrôle sécuritaire des populations.

Il semble y avoir une sorte de répartition des tâches entre Irakiens et Syriens : les premiers gardent le commandement militaire et stratégique ; les seconds seraient plutôt chargés des aspects sécuritaires, de la contre-ingérence et du contre-espionnage. Mais ce n’est pas si simple parce qu’il existe un rapport de force et que la partie irakienne se fait peut-être contester avec l’extension progressive de Daech. Comme indiqué tout à l’heure, Daech est une organisation complexe qui n’est pas exempte de tensions. Rappelons que le noyau dur initial, héritier d’al-Zarkaoui, a fusionné avec certains cadres de l’administration baasiste de Saddam Hussein.

Pour l’administration du territoire, Daech s’appuie aussi sur les structures encore en place dans les pays. À Mossoul, les fonctionnaires continuent à toucher leur salaire mais ils doivent prêter allégeance à Daech et lui reverser une partie des sommes. Daech a aussi mis en place une administration, notamment dans le domaine judiciaire où l’on trouve surtout des Saoudiens.

Mme Sandrine Mazetier. C’est la division internationale du travail ! (Sourires.)

Le chef de la Délégation de la DGRIS. Mais pour l’administration courante, Daech s’appuie sur les structures existantes qui n’ont pas été décapitées.

M. D., DGRIS. Une question a été posée sur l’Égypte. La coalition de lutte contre Daech agrège soixante-trois pays, douze organisations de l’Union européenne et la Ligue des États arabes. En sa qualité de membre de la Ligue des États arabes, l’Égypte soutient la coalition et elle est extrêmement mobilisée sur son propre territoire dans la lutte contre Daech. Depuis la chute de Mohamed Morsi, une politique de rétorsion très forte a visé les Frères musulmans et d’autres groupes djihadistes, notamment dans le Sinaï où il existe une contestation djihadiste ancienne de groupes qui ont prêté allégeance à Daech il y a plus d’un an. L’Égypte mobilise donc tous ses moyens intérieurs pour lutter contre cette menace directe. Le pays est géographiquement décalé par rapport au Levant et il ne peut pas être sur tous les fronts à la fois. Il a néanmoins accepté de participer à la coalition formée récemment par l’Arabie Saoudite, ce qui montre qu’il est prêt à contribuer par tous les moyens possibles à la lutte contre Daech.

M. C., DGRIS. Vous nous avez aussi interrogés sur la Libye. Ce pays constitue un terreau de choix pour Daech, voire une zone éventuelle de repli au cas où les choses se passeraient mal dans son sanctuaire levantin. La Libye possède deux caractéristiques qui peuvent favoriser le développement in situ de l’organisation djihadiste : il n’y a plus ni gouvernement ni autorité centrale dans ce pays ; c’est un territoire où s’exercent de nombreux trafics illicites. Daech a déjà sur place quelque 3 000 combattants et une assise territoriale centrée autour de Syrte, qu’il cherche à étendre. Pour Daech, le Libye occupe une position idéale : il y a la Tunisie d’un côté, l’Égypte de l’autre, et l’Europe n’est pas loin. Comme rappelé précédemment, Daech menace aussi l’Égypte sur sa frontière est, dans le Sinaï.

M. Jacques Myard. Et l’Algérie ?

M. C., DGRIS. En Algérie, Daech souffre de la concurrence d’autres groupes djihadistes et notamment de ceux qui évoluent dans la sphère al-Qaïda. Il a du mal à se développer au Maghreb, où il y a quand même des États dotés d’appareils de sécurité qui sont capables de juguler cette menace.

M. A., DGRIS. Dans les effectifs de Daech, les Algériens sont d’ailleurs beaucoup moins nombreux que les Libyens ou les Tunisiens. N’oublions pas que l’Algérie est en partie vaccinée par les « années de plomb ».

M. Jacques Myard. Souhaitons-le !

M. Gérard Bapt. J’ai une dernière question mais je ne vous en voudrai pas si vous ne me répondez pas. Vous êtes à la DGRIS du ministère de la défense. Comment se fait-il que l’on ait pu, depuis le début, annoncer la chute de Bachar el-Assad pour le mois suivant, et en être là où l’on en est aujourd’hui ?

Mme Sandrine Mazetier. Je regrette que vous n’ayez pas dit un mot d’Israël, pays qui compte tout de même dans la région.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Nous réinterrogerons les services autant que de besoin. Mais nous devons maintenant gagner l’hémicycle pour participer au débat sur la révision constitutionnelle. Merci à tous pour votre participation.

L’audition s’achève à dix-sept heures quarante.

Audition de M. Justin Vaïsse, directeur du Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère des Affaires étrangères et du développement international, accompagné de Mme Brigitte Curmi, chargée de mission

(séance du 16 février 2016)

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Je souhaite la bienvenue à M. Justin Vaïsse, directeur du Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère des Affaires étrangères et du développement international. Ce centre est, en quelque sorte, un think tank interne au ministère : il est chargé d’analyser l’environnement international dans une perspective de moyen et long terme. On lui doit la publication, l’été dernier, de Carnets présentant un riche dossier consacré aux « question(s) d’Orient(s) », avec un pluriel qui renforce notre curiosité. Il est vrai que vous établissez une distinction de principe entre trois familles au sein de l’islamisme : un islam salafiste, un islam politique et un islam djihadiste. M. Vaïsse est accompagné de Mme Curmi qui travaille avec lui au sein du CAPS.

M. Justin Vaïsse, directeur du Centre d’analyse, de prévision et de stratégie du ministère des Affaires étrangères et du développement international. Je suis très honoré d’être auditionné par la présente mission d’information.

À propos des moyens de Daech, vous avez déjà entendu un certain nombre de personnes dont les informations sont les mêmes que celles que je pourrais vous donner ; aussi ne me paraît-il pas nécessaire d’y revenir sauf pour rappeler que cette organisation a connu une baisse importante de ses revenus : on estimait son budget à quelque 3 milliards de dollars en 2014 alors qu’il ne s’élèverait plus qu’à 1,3 milliard de dollars pour 2015. De même, les revenus du pétrole étaient évalués à 600 voire 700 millions de dollars en 2014 tandis qu’ils ne seraient plus que de 300 millions de dollars pour 2015. Vous connaissez les autres sources de financement contre lesquelles nous avons agi et qui se sont très fortement réduites elles aussi – en particulier à la suite des défaites de Daech et à la suite de l’action d’attrition conduite par la coalition internationale –, qu’il s’agisse des revenus tirés des ventes de biens archéologiques, des extorsions, des rançons, des dons en provenance de l’extérieur ou des revenus tirés de l’industrie, des cimenteries et de certaines mines.

En ce moment, Daech concentre ses efforts sur la fortification de ses places fortes, notamment à Raqqah et à Mossoul. La paie de ses combattants, locaux ou étrangers, a fortement baissé – celle des locaux est passée de 400 à 80 dollars par mois –, ce qui n’est pas sans conséquences sur le moral des troupes et la capacité de recrutement. On observe par ailleurs des mouvements de contestation dans des zones pourtant soumises à la terreur. Bref, Daech est clairement sur la défensive mais pas sur le point de disparaître en raison de la solidité de son assise et de son organisation. C’est pourquoi, pour agir efficacement, nous devons non seulement ruiner sa logique entrepreneuriale classique de start-up, brisée déjà à Kobané et à d’autres endroits, mais aller encore plus loin.

Daech reste en effet extraordinairement dangereux parce que sa stratégie s’est diversifiée dès 2014-2015 avec, d’une part, l’attaque de l’Occident – directement, comme à Paris le 13 novembre dernier, ou indirectement, d’un point de vue logistique, comme à Ankara ou à San Bernardino – et avec, d’autre part, une expansion vers les territoires les plus fragiles, à savoir ceux où Al-Qaïda n’est pas profondément implantée ni apte à résister à cette concurrence et ceux où le tissu social est fragile, comme la Libye. Ce dernier pays est devenu le vase d’expansion privilégié de Daech avec une implantation pour l’instant destructrice où agissent quelque 1 500 combattants, notamment dans la région de Syrte. Daech n’en tire pas encore de revenus propres et y recrute des djihadistes locaux, c’est-à-dire essentiellement maghrébins. Ailleurs, au Yémen, en Algérie, en Arabie Saoudite – même si c’est très difficile –, jusqu’en Afghanistan ou en Asie du Sud-Est, l’organisation n’a pas vraiment fait souche même si elle s’est parfois nourrie des dissensions et des schismes au sein de certains mouvements, comme celui des talibans ou celui des chebabs en Somalie. Et même si plusieurs, comme Shekau, pour Boko Haram, se réclament de l’État islamique, il y a en réalité peu de liens concrets avec Daech dont, encore une fois, le principal vase d’expansion reste la Libye.

J’en viens aux perspectives concernant la Syrie. Je remarque que, depuis le début de l’intervention russe, Daech a vécu une sorte de répit puisque l’organisation n’est pas soumise au même déluge de feu que les zones rebelles qu’elle ne tient pas ou que ne tiennent pas non plus les Kurdes. J’observe également, si l’on se place dans une perspective à long terme, que la possibilité d’en finir avec Daech dépend largement de l’instauration à Damas d’un pouvoir qui serait assez logiquement dominé par les sunnites, certes, mais inclusif afin d’être fonctionnel et afin que l’intégrité du territoire soit restaurée. Or cette perspective s’éloigne à mesure que le régime lui-même bombarde, avec l’aide de l’aviation russe, les zones rebelles de façon indiscriminée – on l’a encore vu dans les journaux d’hier et d’aujourd’hui – en ciblant systématiquement des hôpitaux et des écoles.

Pour l’heure, l’urgence est humanitaire mais il est difficile de concevoir un règlement en Syrie, à l’horizon d’un, deux ou trois ans, qui soit la paix des cimetières. Certains établissent une analogie historique avec la guerre d’Espagne en considérant que l’aide apportée au régime syrien est comparable à celle apportée aux rebelles franquistes, estimant que des épisodes comme ceux des bombardements de ces derniers jours sont similaires à Guernica et aux bombardements effectués alors par les forces italiennes et allemandes. Je pense qu’il y a cependant une différence fondamentale : à la fin, Franco a restauré une stabilité conservatrice et autoritaire qui a duré plus de trente-cinq ans, stabilité qu’il est très difficile d’envisager avec Bachar el-Assad, compte tenu de ce qui s’est passé ces dernières années et compte tenu du soutien des rebelles par un certain nombre de forces étrangères. Donc, l’idée selon laquelle l’appui russe permettrait de redonner des couleurs au régime syrien et d’instaurer une sorte de stabilité en Syrie me paraît illusoire. La « pompe à djihadistes », ce phénomène d’attraction des combattants étrangers qu’on a vu fonctionner très activement depuis 2013-2014, continuera aussi longtemps que Bachar el-Assad sera au pouvoir et on voit mal, dans ces conditions, comment un régime inclusif, ouvert, pourrait s’imposer à Damas et donc nous permettre de régler la question de Daech.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Vous avez mentionné, outre le pétrole, « d’autres sources de financement contre lesquelles nous avons agi ». À quelles sources faites-vous allusion, et comment entendre les mots : « contre lesquelles nous avons agi » ?

M. Julien Vaïsse. Les donations en provenance de tous les pays du monde et en particulier de ceux du Golfe, qui représentent peut-être 20 millions de dollars par an, ont fait l’objet de mesures internationales, en particulier de la part du Groupe d’action financière (GAFI) auquel nous avons bien sûr prêté notre concours. L’Arabie Saoudite, de son côté, par exemple, a promulgué, il y a deux ans, une loi antiterroriste visant à rendre obligatoire la déclaration de la zakat afin d’éviter que celle-ci ne serve de couverture au financement de groupes terroristes, financement qui, de ce fait, a été sinon supprimé, du moins réduit.

Pour ce qui est du trafic des biens archéologiques, bien plus important puisque certaines estimations vont jusqu’à en évaluer le produit à 100 millions de dollars par an – soit l’équivalent d’un tiers des revenus du pétrole –, le renforcement du contrôle aux frontières – notamment à l’aéroport de Roissy – des antiquités provenant des régions concernées permet de lutter contre cette source de financement.

Plus généralement, nous agissons selon une logique de cercles concentriques : d’abord au niveau national avec TRACFIN (Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins), puis au niveau européen – au printemps 2014 a été définie la stratégie régionale de l’Union européenne pour la Syrie et l’Irak, ainsi que pour la menace que constitue Daech et, au même moment, a été adopté le « paquet » contre le blanchiment de l’argent du terrorisme –, enfin au niveau international, je l’ai mentionné, avec le GAFI.

En ce qui concerne la source de financement principale, la plus emblématique, le pétrole, les choses sont plus simples puisque les bombardements se sont accentués, en particulier depuis la mi-novembre 2015, et ont détruit une grande partie des capacités de transport et une partie de la production, forçant Daech à en baisser considérablement le prix. Par ailleurs, la baisse du cours du brut sur les marchés mondiaux réduit d’autant les revenus qu’en tire l’organisation.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Si je vous ai bien compris, un certain nombre d’œuvres d’art parviendrait jusqu’à Roissy. Cela signifie que les services des douanes les ont récupérées, identifiées ; je souhaite que vous le confirmiez. Ensuite, comment le CAPS explique-t-il que les ressources pétrolières de Daech n’aient presque pas été bombardées avant l’automne 2015 ?

M. Kader Arif, rapporteur. Certains ont mentionné le trafic d’organes comme étant autre source de financement de Daech. Pouvez-vous nous le confirmer ? Des mesures ont-elles été éventuellement prises en la matière ?

M. Justin Vaïsse. Je n’ai de confirmation ni pour l’hypothèse du trafic d’organes ni pour la saisie d’objets à Roissy – c’était ici une expression de ma part ; je sais que des mesures ont été prises mais, j’y insiste, je n’ai pas d’informations particulières sur d’éventuelles saisies. Il faut bien voir que le CAPS a pour mission de réaliser des analyses, des études et de formuler des recommandations au ministre des affaires étrangères, mais qu’il dépend, pour son information, de deux grands types de sources : d’une part, comme le reste de l’administration, il a accès à celles fournies par nos ambassades et par nos services de renseignement et, d’autre part – et c’est l’un des rôles du CAPS –, il a accès aux travaux des chercheurs qui vont encore sur le terrain. Voilà qui explique pourquoi je n’ai pas d’information plus concrète à vous livrer.

Ensuite, monsieur le président, nous avons attendu longtemps avant de bombarder les ressources pétrolières de Daech du fait de nos réticences à frapper des camions ou d’autres moyens de transport dont on savait qu’ils n’étaient pas conduits par des combattants de l’État islamique. Aussi, bombarder ces moyens de transport aurait constitué ce qu’on appelle un dommage collatéral. Après les attentats de Paris, on a considéré qu’il était plus important de mener cette guerre d’attrition contre les moyens financiers de Daech, qui s’est d’ailleurs adapté en tâchant d’instaurer une régie de la production et du transport de pétrole, de façon à forcer nos bombardements à viser des civils plutôt que des membres de l’organisation.

M. Joaquim Pueyo. J’ai été surpris que vous fassiez allusion à la guerre d’Espagne : je n’ai rien lu qui inviterait à comparer la situation de 1936-1939 avec ce qui se passe en ce moment en Syrie. Il n’y a de mon point de vue aucun point commun. Je suis curieux de savoir où vous avez trouvé cette suggestion.

Vous avez souligné, dans votre exposé liminaire, que les revenus de Daech avaient fortement baissé, passant de 3 milliards de dollars à 1,3 milliard. Comment avez-vous pu déterminer ces chiffres ? Quelle méthodologie avez-vous appliqué ? On s’explique bien la diminution des revenus pétroliers de l’organisation, à la fois du fait de la baisse des cours sur les marchés mondiaux et du fait des bombardements, sans compter une éventuelle prise de conscience internationale sur l’achat illégal de ce pétrole, mais quid des autres revenus ?

J’entendais ce matin que, d’après le président syrien, l’application du cessez-le-feu prévu pour la fin de la semaine était quasiment impossible ; il est donc mort avant même d’entrer en vigueur. Dans cette perspective, quelle est, selon vous, la stratégie à long terme de la Russie ? En effet, je ne vois pas quel est l’intérêt pour la Russie de demander un cessez-le-feu puisque, depuis quelque temps, elle permet au gouvernement syrien de se renforcer. Quant à la Turquie, son rôle n’est pas simple à comprendre étant donné son attitude vis-à-vis des Kurdes. Enfin, l’Arabie Saoudite, de son côté, prend des positions assez fortes. Que peuvent faire la France et l’Union européenne dans ce contexte où les stratégies de ces différents pays sont soit complémentaires, soit complètement opposées ?

M. Yves Fromion. La semaine dernière, Joaquim Pueyo et moi-même sommes allés examiner le dispositif Sophia mis en place par l’Union européenne pour tenter de s’opposer au mouvement des migrants, notamment vers l’Italie. Nous savons que Daech pousse vers la Libye, si bien qu’on ne peut écarter l’hypothèse – elle est même plutôt très vraisemblable – qu’il s’empare du commerce des migrants pour s’en approprier les bénéfices dont profitent aujourd’hui d’autres mouvements, bénéfices qui s’élèvent, selon les responsables de l’opération Sophia, à 4,5 milliards d’euros par an ! On voit bien là l’intérêt pour Daech de mettre la main sur cette manne.

Comment envisagez-vous ce mouvement de Daech vers la Libye, inquiétant pour nous puisque ce pays est à nos portes ?

Au passage, il faut se représenter la manière dont opèrent les passeurs : ils chargent les migrants dans d’énormes Zodiac ou dans des bateaux en bois avec tout juste ce qu’il faut d’essence pour atteindre la limite des eaux territoriales et, quand l’embarcation y parvient, ils envoient un message d’alerte grâce à un téléphone Iridium afin que les bateaux de secours arrivent et récupèrent les migrants. Et c’est ainsi l’Union européenne qui devient le transitaire des migrants vers l’Italie… C’est tout de même incroyable ! Cette situation laisse rêveurs certaines personnes qui participent à l’opération Sophia et qui ont le sentiment qu’on peut se poser des questions sur la légitimité de notre action.

On ne sait pas si l’Union européenne va se sortir de cette situation : elle ne sait pas elle-même si elle doit continuer à agir en ce sens ou si elle doit passer à la phase suivante qui consisterait à intervenir sur les côtes libyennes, même si, au regard du droit international, on ignore de quelle manière procéder.

La pression de Daech sur la Libye est si forte que je souhaite savoir si les risques sont réels que l’organisation s’empare des côtes et devienne le contrôleur du flux de migrants dont il faut rappeler qu’ils ne viennent pas du Moyen-Orient mais partent, pour des raisons économiques bien connues, de l’Afrique de l’Ouest et de la corne orientale du continent.

M. Eduardo Rihan Cypel. Vous avez évoqué, monsieur Vaïsse, la perspective d’une sortie de crise, en Syrie, fondée sur une position qui me paraît la bonne, celle que nous défendons à la suite du Président de la République et du Gouvernement : une transition politique avec des éléments de l’actuel régime mais sans Bachar el-Assad. Pensez-vous que la forte offensive des Russes est un moyen pour eux de peser sur cette transition ? Ils ne me semblent pas si attachés que cela à la personne de M. Assad.

Comment appréhendez-vous la crise entre la Turquie et la Russie après qu’un avion de chasse russe a été abattu par les forces turques ? Comment envisagez-vous le jeu de M. Poutine dans cette région, notamment vis-à-vis des Kurdes de Turquie et du parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ? Enfin, que pouvez-vous nous dire du rôle que l’Iran souhaite jouer, maintenant que ce pays est en voie de normalisation dans les relations internationales ? L’attachement des Iraniens à M. Assad, plus fort que celui des Russes, n’est-il pas en fait un jeu ? Quelles sont les conditions pour qu’une entente entre l’Iran et l’Arabie Saoudite permette une sortie de crise, puisque, de mon point de vue, une telle entente est indispensable ?

M. Justin Vaïsse. L’analogie avec la guerre d’Espagne, monsieur Pueyo, n’est que cela : une analogie, mais ni une affirmation ni un fait. Or les analogies, non seulement ne décrivent pas le présent mais sont encore moins prescriptives : elles n’ont surtout pas pour but de nous indiquer une voie à suivre. En revanche, et c’est le cas de l’analogie dont il est ici question, elles peuvent nous éclairer malgré tout sur la situation actuelle.

Pour ce qui est de la provenance des chiffres que j’ai cités, malheureusement Daech ne publie pas son bilan annuel, son compte de résultat, ne réunit pas d’assemblée d’actionnaires… Le CAPS est tributaire des deux sources que j’ai mentionnées : les services de l’État dans toutes leurs composantes, d’une part, et les travaux des chercheurs, de l’autre. Grâce au recoupement de ces données, nous disposons d’indications qui doivent être prises avec précaution. Il s’agit d’ordres de grandeur facilement explicables par le fait que la bonne analogie, pour comprendre Daech, c’est celle de la start-up : l’organisation s’est nourrie de son propre succès et a grossi à ses débuts de façon exponentielle ; c’est pourquoi il était important qu’elle subisse des défaites, ce qui est advenu à Kobané une première fois, qui l’ont amenée à revoir sa stratégie. Un coup d’arrêt a ainsi été porté à sa croissance et certaines opérations, comme la mainmise sur quelque 400 millions d’euros trouvés dans la banque de Mossoul, n’ont pas pu être renouvelées. Pour l’instant, pour reprendre le vocabulaire économique, l’évolution de Daech est plutôt baissière. Quand nous estimons que les revenus de l’organisation sont passés de 2,9 milliards à 1,3 milliard de dollars, ces données sont tout à fait plausibles mais cette baisse énorme ne signifie pas pour autant que Daech est fini et que cette tendance va se poursuivre.

Vous m’avez interrogé sur la stratégie à long terme de la Russie. À plusieurs reprises, depuis le moment où, entre les mois d’avril et août 2011, nous incitions Bachar el-Assad – ce dirigeant éclairé, cet ophtalmologiste formé à Londres aux manières si douces et sur lequel nous comptions – à dialoguer avec son opposition, avec ce qui n’était alors nullement une rébellion de guerre civile mais simplement des adolescents puis des agriculteurs, des boulangers, des architectes qui protestaient contre les violences et les tortures infligées aux manifestants, le régime a connu des hauts et des bas et a failli tomber. Et qu’il ne soit pas tombé ne doit pas masquer le fait qu’il s’est trouvé dans des situations de fragilité très grande au moins deux fois : l’une à l’été 2012 et l’autre au printemps 2015. Les services de renseignement l’ont repéré, de même que Vladimir Poutine qui, donc, est allé à la rescousse de Bachar el-Assad.

Brigitte Curmi et moi-même avons eu des discussions avec les Russes – car contrairement à ce qu’on peut lire dans la presse elles n’ont pas cessé – et notamment avec Vitaly Naoumkine, qui évolue entre les cercles gouvernementaux et les cercles d’expertise et qui joue un rôle important pour guider la politique du Kremlin. Lui-même nous a déclaré que, lorsque les Russes sont arrivés pour soutenir l’armée syrienne au cours de l’été dernier, avant les bombardements, ils ne lui ont pas fourni des lance-roquettes, des chars ou des armements mais des bottes et des uniformes parce qu’elle était littéralement en haillons. Il faut bien se remémorer que la situation syrienne n’a pas été constante mais, si je puis dire, plutôt homéostatique : l’affaiblissement de l’un des deux camps est compensé par ses soutiens extérieurs, permettant le retour à une situation relative d’équilibre. Cela n’empêche pas, j’y insiste, que le régime syrien a connu des moments de grande force et d’autres de grande faiblesse.

La stratégie russe, pour répondre sur le fond à votre question, consiste d’abord à se réinsérer pleinement dans le jeu moyen-oriental, ensuite à délaisser le terrain ukrainien, celui du Donbass en particulier, son coût important conduisant le Kremlin à vouloir geler le conflit, même si nous luttons, au sein du format Normandie et au sein d’autres enceintes pour que ce ne soit pas le cas, enfin, à non seulement montrer la puissance et la grandeur de la Russie mais également à montrer qu’on ne change pas de régime à la suite d’une révolte – aussi, de leur point de vue, Bachar doit-il rester en place.

On dit souvent – vous le souligniez, monsieur Rihan Cypel – que les Russes ne sont pas mariés à Bachar et c’est en effet ce qu’ils nous ont dit ; il n’empêche qu’ils le soutiennent et qu’en l’absence d’une alternative qu’ils ne favoriseront de toute façon pas eux-mêmes, il leur convient très bien. Je suis d’accord avec l’idée selon laquelle les Iraniens tiennent davantage, pour leur part, à la personne de Bachar el-Assad dans la mesure où ils le préfèrent à un remplaçant qui serait un général sunnite. Quoi qu’il en soit, il y a de la part des Russes une démonstration d’ordre politique et presque idéologique pour montrer que ce qui compte, ce sont les hommes forts.

Il faut bien voir qu’assez peu de gens veulent sauver la Syrie ou ont Daech pour cible principale : les Iraniens veulent sauver Bachar, les Russes veulent sauver, sinon Bachar, du moins son régime, les Turcs s’en prennent avant tout à celui qu’ils considèrent comme leur premier ennemi, à savoir le PKK sous ses diverses formes, la question kurde étant plus importante, pour Ankara, que Daech – ce qui ne signifie pas qu’il n’est pas un ennemi, comme on l’a vu avec l’attentat perpétré en octobre à Ankara et avec les décisions prises ensuite par Erdoğan. Les Américains, quant à eux, veulent avant tout que le mandat d’Obama s’achève tranquillement, sans faire de vagues. John Kerry l’a bien montré en relayant très largement les demandes russes, reprenant elles-mêmes celles de Bachar el-Assad, les États-Unis se plaçant par conséquent dans une situation très ambiguë. Toutes les discussions en cours à Genève ou à Munich sur l’instauration d’un cessez-le-feu ou sur l’organisation d’un secours humanitaire occupent les esprits pendant que, sur le terrain, la ville d’Alep est en passe d’être encerclée avant que ne s’y établisse un siège, s’ajoutant aux dix-huit déjà recensés.

J’en viens à l’Arabie Saoudite. S’est installée dans l’opinion l’idée selon laquelle ce pays est la matrice de Daech, idée qui me paraît profondément fausse pour une raison simple : Daech est un mouvement révolutionnaire alors que le régime saoudien est un patriarcat conservateur – les deux entités sont donc un peu comme l’eau et le feu. Il ne fait aucun doute qu’en termes de représentation du monde, une partie de ce qu’on pourrait appeler les concepts ou l’idéologie de Daech puise aux mêmes sources que celles des wahhabites, mais souvenons-nous qu’il ne s’agit pas de l’« Arabie islamique » ou de l’« Arabie islamiste » mais de l’Arabie saoudite, donc d’un pouvoir dont les motivations ne sont pas religieuses. Il a d’ailleurs montré, à l’occasion des « printemps arabes », qu’il ne se déterminait pas en fonction de critères religieux. Qu’il laisse le clergé wahhabite financer une politique de prosélytisme qui, par ailleurs, peut être jugée nocive, c’est une chose, mais que le royaume lui-même soutienne Daech, c’est pure légende. Il faut ici tenir compte des éléments que j’ai donnés sur le financement du terrorisme. On voit mal, donc, pourquoi cette monarchie conservatrice financerait ou favoriserait un groupe révolutionnaire qui s’attache à la faire chuter. C’est pourquoi il ne faut certainement pas, dans cette perspective, isoler ou chercher à influencer l’Arabie Saoudite, ce qui reviendrait à mener la politique du pire et à la pousser dans une stratégie incohérente et dangereuse, d’autant qu’elle se sent déjà abandonnée par son allié traditionnel que sont les États-Unis. Il convient en revanche de mener une discussion sérieuse, au sein des divers formats de coalitions, sur les meilleures façons de combattre Daech et le terrorisme.

Je termine par quelques mots sur la Libye. Même si rien n’est exclu, je suis moins inquiet que M. Fromion quant à la mainmise par Daech sur le trafic de migrants. D’abord, Daech est encore en phase d’implantation et de combat contre les différentes parties en Libye ; ensuite, ceux qui ont la main sur le trafic de migrants ne vont pas se laisser déposséder aussi facilement que cela ; enfin, on a vu la pression migratoire la plus forte se déplacer très largement vers les routes de l’Est empruntées par de nombreux Africains et Maghrébins qui y voient une fenêtre d’opportunité et une possibilité de passer.

M. Jacques Myard. Selon vous, le moteur essentiel de la psychologie des gens de Daech est-il l’argent ou bien plutôt les croyances millénaristes qu’ils développent sur le mode sectaire ? Ensuite, quel est le rapport de force, de votre point de vue, entre les restes de l’Armée syrienne libre (ASL) – dont il ne doit pas subsister grand-chose autour d’Alep – et les islamistes ? Autre question : quels sont les liens de l’État islamique avec les États de la région ? Vous venez d’évoquer l’Arabie Saoudite, démontrant qu’il y en a plusieurs… mais quid du Qatar et de la Turquie – car il y a des faits troublants ? Enfin, vous préconisez l’instauration d’un gouvernement inclusif à Damas, mais comment serait-il composé ? Y inclurait-on le Front al-Nosra ? Il y a tout de même en effet un certain nombre d’islamistes dans le secteur qui représentent la force principale de lutte…

Mme Geneviève Gosselin-Fleury. Quelle est la portée réelle de la création de la monnaie de Daech, le dinar d’or ? Ensuite, vous l’avez souligné, sans politique inclusive, Daech risque de perdurer. Est-il envisageable, comme nous l’ont affirmé certains chercheurs que nous avons auditionnés, que Daech devienne un État aux côtés de l’Irak et de la Syrie ?

M. Olivier Falorni. La présente mission d’information s’intéresse au nerf de la guerre : les moyens de Daech. Aussi serait-il possible de disposer d’un panorama financier de tous les acteurs ? De quels moyens dispose l’État syrien ? De quels moyens disposent les groupes rebelles, l’ASL, le Front al-Nosra… et quelles sont leurs sources de financement ?

M. François Asensi. Manifestement, la situation se complexifie dans cette région du monde. La question « Assad ou pas Assad » me paraît pratiquement dépassée alors que d’autres se posent : Daech puis les Kurdes. Il me semble que les Kurdes – et non pas Daech – sont l’adversaire principal sinon unique de la Turquie. On a d’ailleurs observé que Daech bénéficiait de financements occultes de la part des Turcs. Comment les Kurdes sont-ils financés et ne croyez-vous pas – c’est peut-être une question diplomatique – que les Occidentaux et en particulier la France devraient faire de la question kurde une question centrale eu égard au fait national qu’ils représentent et compte tenu du fait qu’on ne pourra plus se passer d’eux demain au Moyen-Orient. Ils occupent en effet une telle place politique aujourd’hui que la question du Kurdistan, tout au long de la frontière turque, est, j’y insiste, vraiment centrale.

M. Gérard Bapt. Comment se fait-il qu’en quatre ans on se soit « planté » à ce point en annonçant chaque mois la fin de Bachar el-Assad pour le mois suivant ? Depuis la fermeture de l’ambassade de France à Damas, cela a été constant et moi-même je m’y suis laissé prendre puisque je me souviens avoir signé un article avec notre collègue Marc Le Fur où, la fin de Bachar étant annoncée, nous invitions à penser au sort des minorités. Comment penser que les intérêts conjugués de l’Iran et de la Russie n’allaient pas amener ces deux pays à s’engager lorsque Bachar, ou tout au moins l’armée syrienne, semblait en fin de course, l’appui du Hezbollah se révélant insuffisant ?

Vous avez évoqué l’encerclement d’Alep. Il s’agit en fait du second siège. Lors du premier, que j’ai vécu douloureusement, j’avais obtenu des visas du consulat général de France à Beyrouth pour une famille, en partie toulousaine, et dont un des membres avait été tué le jour de Pâques par des bombardements sur les quartiers chrétiens d’Alep ; cette famille n’a pas pu quitter la ville, encerclée, d’un côté, par le Front al-Nosra et, de l’autre, par l’État islamique. On a moins parlé, à l’époque, de ce siège et cela explique peut-être aussi que nous nous acharnions à commettre certaines erreurs autour de la personne de Bachar el-Assad. Lorsqu’on a fait la paix au Cambodge, on s’est bien assis à la table des négociations avec des dirigeants khmers rouges ; lorsqu’on a fait la paix avec Milošević, on a bien discuté avec lui avant de le traduire, éventuellement avec d’autres, devant le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie ! Pourquoi donc s’acharner sur la personne de Bachar el-Assad alors qu’on sait très bien que la décision appartient à la Russie et à l’Iran et que, quoi qu’il en soit, il ne s’agit pas d’un problème de personne mais bien de la tragédie d’un peuple qu’il faut s’efforcer d’arrêter le plus vite possible ?

M. Justin Vaïsse. Monsieur Myard m’a interrogé sur le fait de savoir si le moteur de Daech était le gain ou l’esprit. Je pense qu’il s’agit très largement de l’esprit. Ce point est fondamental pour les relations internationales. Certains, en effet, considèrent que seuls les intérêts comptent ; or tel ne me semble pas être le cas : on ne comprendrait rien à l’histoire des relations internationales si l’on n’y intégrait les passions, les croyances, les représentations, les idées… qui toutes jouent un très grand rôle.

En ce qui concerne les rapports entre l’ASL et les islamistes, j’ai évoqué un peu par provocation une analogie avec la guerre d’Espagne. Or, si vous réfléchissez bien, à force de ne pas recevoir de soutien, l’opposition républicaine espagnole s’est tournée vers les autres sources disponibles, à savoir l’URSS, et, du coup, cette opposition s’est peu à peu durcie. C’est exactement ce qui s’est passé avec l’opposition syrienne : au début, ce sont les pharmaciens, les boulangers, les agriculteurs qui se sont soulevés, qui ont demandé une ouverture du régime, puis ils ont pris les armes et, puisqu’on ne les aidait pas sérieusement, ils se sont tournés vers les sources disponibles : Al-Qaïda puis cette organisation née en Irak, l’État islamique. Le processus est classique : toutes les rébellions qui ne sont pas traitées là où l’islam est présent finissent par devenir des rébellions islamistes – je pense à la Palestine, à la Tchétchénie, à la Thaïlande, au Xinjiang, au Cachemire… Il y a donc une sorte de loi d’airain selon laquelle des revendications qui n’ont rien, au départ, de religieux, et qui ne sont pas satisfaites, forment un terreau favorable pour la rébellion islamiste.

Pour ce qui est de l’encerclement d’Alep, c’est bien l’ASL qui a chassé Daech et desserré l’étau autour de la ville, une « gouvernance » locale y ayant ensuite restauré un semblant de vie et des services publics… En outre, si les gens fuient le déluge de bombes en allant vers les zones tenues par le régime ou vers celles qu’occupe Daech, c’est parce qu’elles ne sont pas bombardées.

Ensuite, monsieur Myard, quand j’ai évoqué l’instauration d’un gouvernement inclusif à Damas, ce n’était pas d’un point de vue idéologique mais en termes de représentation des minorités. La question est de savoir si la reprise du pouvoir par la majorité sunnite signifiera que le sort de la minorité alaouite sera scellé – sans compter qu’il existe bien d’autres minorités au nord et à l’est de la Syrie. Quand j’emploie le terme « inclusif », c’est au sens de ce qu’on a souhaité que fasse le premier ministre irakien Haïder al-Abadi : le pouvoir est chiite, la majorité des Irakiens étant chiites, mais il doit inclure la minorité sunnite. On n’y est arrivé qu’à moitié puisqu’une partie des populations sunnites d’Irak continue à préférer Daech au risque des milices chiites et, en tout cas, au pouvoir de Bagdad.

Je n’ai pas de réflexion particulière à vous livrer sur la monnaie de Daech. L’importance de sa création est avant tout symbolique car personne n’en souhaite à l’extérieur de l’organisation.

Sans politique inclusive, en effet, Daech risque de perdurer. Parmi les deux origines du problème, l’irakienne est la plus importante avec la marginalisation des sunnites à laquelle je viens de faire allusion. Pour l’heure, malheureusement, les dynamiques à l’œuvre en Irak sont allées dans le bon sens depuis un an et demi, mais pas suffisamment pour créer ce cadre inclusif. En Syrie, nous sommes encore très loin de ce modèle qui reste un idéal assez lointain.

Monsieur Falorni, pour disposer d’un panorama financier de tous les acteurs du conflit, État syrien compris, il faudrait approfondir les recherches, en particulier auprès de la direction du Trésor, de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et d’autres organismes. Il est vrai que nous nous sommes surtout concentrés sur Daech – qui nous préoccupait le plus – davantage que sur les autres groupes rebelles. En effet Daech est une organisation d’une nature différente, avec un projet politique différent, celui d’un État, une organisation pourvue de centres de gravité, comme les champs de pétrole, que nous pouvons frapper.

En ce qui concerne la question kurde, elle est bien centrale mais n’est passible d’aucune solution simple. Les Kurdes ne vont pas nous fournir la baguette magique qui nous permettra de prendre Raqqah pour que nous nous débarrassions de Daech : ils jouent leur propre jeu qui les amène souvent à coopérer avec le régime de Bachar el-Assad – ainsi, en zone kurde, les salaires des fonctionnaires sont encore payés par le régime. La Turquie également joue son propre jeu. Une fermeture de la frontière et une jonction Est-Ouest des Kurdes qui compléterait une jonction Nord-Sud entre le PKK et le parti de l’union démocratique (PYD), est pour Ankara inconcevable. Aussi la Turquie ne restera-t-elle pas les bras croisés, comme elle l’a montré ces derniers jours en bombardant la ville d’Azaz – prise kurde en zone arabe. Aucune stratégie évidente n’existe donc pour régler ce problème. Le jeu russe, quant à lui, consiste à attiser les divisions entre ceux qui sont plutôt naturellement dans le même camp. La tension entre la Russie, qui soutient les Kurdes, et la Turquie m’inquiète beaucoup car elle peut dégénérer, que les incidents en cause soient ou non prémédités. Cette très grande volatilité explique que nous ayons appelé hier soir à la cessation des bombardements.

J’en viens à la prédiction réitérée de la chute d’Assad. Ce n’est pas parce qu’une prédiction ne s’est pas réalisée qu’elle n’était pas près de se réaliser. Encore une fois, si les Russes sont intervenus, vous l’avez vous-même implicitement dit, monsieur Bapt, c’est bien parce qu’il y avait un très grand risque pour que Bachar tombe. La vraie question est celle que vous avez posée ensuite : comment n’avoir pas prévu que Russes et Iraniens s’engageraient ? Il faut tenir compte du fait que l’engagement des Russes et des Iraniens, depuis 2011, n’a pas été constant. Les Russes étaient peu impliqués au début. Certes, ils étaient mécontents de ce qui s’était passé en Libye, puis mécontents de ce qui était en train de se passer en Syrie, mais ils ont participé aux discussions de Genève I et on ne sentait pas, alors, qu’ils étaient prêts à faire beaucoup pour sauver la peau de Bachar el-Assad. En revanche, les Iraniens, eux, menacés de voir leur accès au Liban et au Hezbollah coupé, ont réagi rapidement et ce sont eux qui ont sauvé Bachar el-Assad une première fois, à un moment de grande faiblesse du régime. Autrement dit, l’intensité de l’intérêt de la Russie pour la Syrie, ce que les Russes étaient prêts à faire – car l’engagement de 30 à 40 avions de chasse coûte cher –, a varié au cours du temps et n’a pas été bien perçue, ce qui est certainement une erreur ; mais il y a bien eu, je le répète, des périodes où, comme ce fut le cas des Iraniens mais dans une moindre mesure, ils étaient moins enclins à sauver le régime syrien.

Je terminerai par Bachar el-Assad : le problème n’est pas sa personne, dites-vous. Au bout du compte, si : le problème est assez largement sa personne puisque le régime tient par lui, un régime alaouite qui perpétue depuis environ quatre décennies une certaine structure de pouvoir, un certain type de société politique. Certes, le problème est beaucoup plus vaste et ne saurait être réduit à la seule personne de Bachar el-Assad, mais celle-ci se trouve bien au cœur de la résolution durable de ce conflit.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Nous vous remercions pour votre intervention.

L’audition s’achève à quinze heures cinq.

Entretien avec Son Excellence Makram Mustafa Queisi,
Ambassadeur de Jordanie en France

(séance du 2 mars 2016)

Mme Marie Récalde, présidente. Mes chers collègues, nous avons le plaisir et l’honneur de recevoir Son Excellence M. Makram Mustafa Queisi, ambassadeur de Jordanie en France, que je remercie de sa présence. Son éclairage va nous être précieux, je n’en doute pas, pour les travaux que nous conduisons dans le cadre de cette mission d’information sur les moyens de Daech, créée par la Conférence des présidents. Je précise que cette audition se déroule à huis clos et que le compte rendu vous sera soumis.

Excellence, la Jordanie doit faire face à un double risque de déstabilisation : le premier est lié à l’accueil de centaines de milliers de réfugiés, et j’ai pu le mesurer en me rendant récemment dans votre pays ; le second tient à la menace que représente Daech en tant qu’organisation djihadiste. Les deux sujets sont d’ailleurs liés puisque l’infiltration des flux migratoires est l’un des moyens d’action de Daech. Le royaume jordanien conduit une politique active en matière de lutte idéologique contre le radicalisme et il participe aux opérations militaires et diplomatiques.

Monsieur l’Ambassadeur, nous serions extrêmement honorés que vous puissiez faire un point sur la situation extérieure de votre pays et sur la gestion de vos frontières, et nous exposer l’analyse que fait votre gouvernement de Daech en tant que menace et source de changements géopolitiques. D’après les informations dont vous disposez et que vous pouvez nous communiquer ici, pourriez-vous aussi nous dire ce que vous pensez des moyens utilisés par Daech et des actions à entreprendre pour contrer cette organisation ?

M. Makram Mustafa Queisi, Ambassadeur de Jordanie en France. Merci beaucoup, Madame la députée. C’est un honneur pour moi que de me retrouver parmi vous aujourd’hui. Le Parlement français, institution prestigieuse et respectée, est l’un des principaux soutiens à la stabilité de la Jordanie. La France a été le berceau de la démocratie ; son Parlement est au cœur cette noble action. Pour aborder ce sujet extrêmement vaste et complexe, je vais essayer d’être bref, tout en vous donnant une image aussi fidèle que possible de ce qui se passe en Jordanie et dans la région.

Le terrorisme ne connaît pas de frontières, nous le savons tous. Ce qui s’est passé à Paris et à Ankara s’était déjà produit à Amman et ailleurs dans le monde. Les organisations terroristes cherchent avant tout à ébranler les pays stables et à nourrir les divisions confessionnelles et religieuses. Nous refusons cela, en particulier ce qui déforme l’image de l’islam. Nous le refusons en tant que musulmans et en tant que gouvernement responsable. Voilà pour le principe. Cela étant dit, je vais sortir des généralités, éviter le langage diplomatique, parler de façon claire et transparente. Et j’aimerais commencer par cette question : selon les parlementaires que vous êtes, que sera le Moyen-Orient dans cinquante ans ?

La Jordanie est le seul pays stable de cette région du monde, le seul État qui soit sorti de ce que l’on a appelé le printemps arabe sans qu’aucune goutte de sang n’ait coulé dans les rues. Rappelons le nombre de morts : des milliers en Syrie, plus d’un million en Irak depuis 2003, des centaines en Égypte, des centaines si ce n’est des milliers en Tunisie. Des dizaines de milliers de personnes sont mortes et continuent de mourir en Libye, et nombre de pays de la région ne sont pas loin de ce climat sanguinaire.

La Jordanie a 181 kilomètres de frontière avec l’Irak et 374 kilomètres de frontière avec la Syrie. Peut-être l’ignorez-vous, mais mon pays protège les deux côtés de ces frontières. Puisque c’est une réunion à huis clos, confidentielle, je vais parler très franchement : l’armée jordanienne ne compte que sur elle-même le long de ces frontières parce qu’il n’y a pas d’armée de l’autre côté, et nombreuses de ses capacités y sont déployées.

Avant de prendre mes fonctions d’Ambassadeur à Paris, j’étais Ambassadeur à Vienne où je représentais la Jordanie à l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Sans vouloir imbriquer et emmêler les sujets, j’aimerais vous faire part d’une expérience sur la sécurité nucléaire, à laquelle j’ai participé il y a environ deux mois en Lituanie. Comme les représentants des autres pays, j’étais invité à voir un passage frauduleux de produits et matériels nucléaires entre la Lituanie et la Russie. Nous sommes allés à la frontière et nous avons vu l’opération se dérouler.

On nous a ensuite réunis dans une pièce comme celle-ci et on nous a posé les questions suivantes : imaginez que vous êtes, un chef d’État ou un Premier ministre, que faites-vous dans ce genre de circonstance, quand un matériel nucléaire passe en fraude la frontière de votre État ? Contactez-vous votre homologue, le chef d’État voisin ? Contactez-vous l’AIEA pour lui demander de l’aide ? Demandez-vous l’aide de vos alliés ? Augmentez-vous le nombre de dispositifs de détection des matériaux nucléaires ? Fermez-vous la frontière ? Il y avait cinq options. Un seul pays a choisi de fermer sa frontière : la Jordanie. Les autres ont massivement opté pour la solution consistant à appeler le chef d’État du pays voisin pour comprendre la situation.

Puis, chacun des participants a été invité à justifier sa décision. Lorsque j’ai pris la parole, j’ai demandé : qui le chef d’état pourrait-il contacter si un matériau nucléaire venait à traverser en fraude la frontière syro-jordanienne ? Pourrait-il appeler Daech, al-Nosra, le régime syrien qui ne contrôle pas la plupart de son territoire ? D’après nos statistiques, plus de dizaines de groupes armés sont aujourd’hui actifs sur le territoire syrien. La situation en Jordanie est donc totalement différente de celle de tout autre pays du monde.

Je vous ai donné cet exemple pour vous expliquer ce que signifie pour nous la protection de nos frontières avec la Syrie et l’Irak : en fin de compte, nous protégeons aussi les frontières avec Israël et l’Arabie saoudite – rappelons que la frontière jordano-saoudienne fait 750 kilomètres – ce qui veut dire que nous protégeons aussi le Golfe. C’est un poids, une charge qui nous incombe à la place de tous ces pays.

Sans entrer dans trop de détails concernant le danger nucléaire, je voulais néanmoins aborder la question. La contrebande d’armes et le trafic d’êtres humains sont devenus des choses ordinaires. Les réfugiés aussi, sont devenus un sujet ordinaire. Nous pouvons peut-être résoudre le problème des terroristes qui s’infiltrent parmi les réfugiés pour arriver en Europe. Mais si un matériau nucléaire passe la frontière en fraude, que peut faire la Jordanie ? Un tel passage, pourtant, pourra avoir des conséquences dans l’ensemble de la région et pas uniquement en Jordanie.

La Jordanie ne se contente pas de soulever les problèmes, elle propose aussi d’y apporter des solutions. Mon pays a été assez courageux, je dirais même audacieux, pour aller à la conférence de Londres et dire à tous les pays : vous devez nous aider à améliorer la situation économique des réfugiés en Jordanie parce que c’est le meilleur moyen pour qu’ils restent près du pays qu’ils ont quitté, ce qui facilitera leur retour une fois le calme rétabli. Sans cette aide économique, peut-être choisiront-ils de partir ailleurs ? Or, quand ils quittent la Jordanie, ils se dirigent principalement vers l’Europe, comme nous l’avons constaté récemment. Les événements qui se déroulent en Jordanie ont des répercussions directes et précises en Europe car seule une mer nous sépare. Il n’y a pas de raison que la Jordanie reste seule face à ce problème si la situation économique des réfugiés n’est pas améliorée. Avant la crise, environ 700 000 Syriens vivaient en Jordanie ; ils sont désormais 900 000 de plus. Environ 8 % d’entre eux vivent dans des camps et le reste dans les villes et villages jordaniens.

Venons-en aux actes terroristes qui ont été commis en France. Dans certains rapports, un lien a été fait entre l’afflux de réfugiés et l’infiltration de terroristes en France. Nous essayons désormais de jouer un rôle très important et nous avons proposé à nos amis français de les aider à former des imams. C’est un autre sujet que je voudrais aborder car il me semble inextricablement lié aux événements dont nous parlons. Environ 10 % des Français sont musulmans. Certains ne parlent pas ou pas bien l’arabe ; ils étudient l’islam auprès de gens ni éduqués ni formés, qui ne comprennent pas les bases de la religion ; ils vont aussi sur internet, glanent ce qu’ils peuvent et se retrouvent sur des sites terroristes en français. Leur méconnaissance de l’arabe est un handicap, tout comme le fait qu’il n’y ait pas d’imams formés. Dans ce domaine de la formation des imams, la France a passé un accord avec le Maroc et elle discute avec l’Algérie. Peut-être nouera-t-elle aussi un accord avec la Jordanie à l’avenir ? Quoi qu’il en soit, je tenais à évoquer ce thème parce qu’on ne peut nier le lien qui existe entre le terrorisme et l’ignorance.

Madame la députée, vous me demandez ce que fait la Jordanie pour lutter contre l’extrémisme, la radicalisation. Un comité ministériel restreint de membres de la coalition contre Daech, dont la dernière réunion s’est tenue à Rome, a formé plusieurs groupes de travail pour traiter de l’extrémisme et du terrorisme. Il y est question de la formation des imams, des actions militaires qui doivent être engagées dès à présent mais pour une durée limitée, des mesures sécuritaires qui doivent être prises immédiatement dans une perspective de moyen terme. Mais les dispositifs militaires et sécuritaires ne sont pas la seule réponse. C’est la dimension idéologique, cause de l’extrémisme, que nous devons principalement prendre en compte. Comment traiter les extrémistes ? Comment former la nouvelle génération et lui enseigner la vraie religion qui appelle à la tolérance et à l’amitié ?

Voilà ce que je voudrais dire en guise d’introduction rapide, peut-être complexe. Mais je suis prêt à répondre à toutes vos questions.

Mme Marie Récalde, présidente. Merci, Excellence, d’avoir accepté de nous parler sans langue de bois, comme on dit en français. Avant de passer la parole à mes collègues, j’aimerais vous poser quelques questions suscitées par le récent séjour que j’ai effectué en Jordanie, notamment sur notre base aérienne projetée où nos pays travaillent ensemble dans le cadre d’un accord de coopération militaire. La France et la Jordanie, deux pays amis, ont une longue tradition en la matière.

J’ai pu constater que la frontière jordano-irakienne était fermée et défendue par d’importantes troupes jordaniennes. J’ai pu constater aussi que les villes et villages, situés le long de la route principale qui relie Amman à Bagdad, subissaient les conséquences de la fermeture de cette frontière : les échanges commerciaux ne sont plus du tout ce qu’ils étaient il y a quelques années, et un trafic de drogue serait en train de se développer, alimenté notamment par Daech et d’autres mouvements djihadistes. Peut-être pouvez-vous nous donner des informations à ce sujet ?

Lors de conversations avec l’homme de la rue, avec des chauffeurs de taxi notamment, j’ai cru comprendre que de nombreux djihadistes infiltrés faisaient du recrutement auprès de tout un chacun dans la vie quotidienne. Pouvez-vous le confirmer ? On m’a décrit des recruteurs bien formés, employant des techniques assez anodines en apparence pour les personnes ciblées, mais extrêmement performantes. Pourriez-vous nous apporter votre éclairage sur ce point ?

M. Makram Mustafa Queisi. Ces techniques de recrutement ne sont pas seulement employées Jordanie ; les recruteurs opèrent aussi en France – d’où sont partis des milliers de djihadistes – et plus généralement en Europe. À part celle du recrutement, une autre question se pose : que faire quand les recrues reviennent dans leur pays d’origine ? Comment peut-on travailler avec un terroriste qui a quitté son pays et qui décide d’y revenir deux ans plus tard ? Permettez-moi d’être très franc, certains de ces jeunes sont partis pour l’aventure, d’autres pour le sexe, et d’autres encore pour la religion. Leurs motivations sont diverses mais, pour la plupart, ils partent comme extrémistes et reviennent comme tueurs, après avoir commis les actes terroristes les plus abjects sur place. Certains meurent mais d’autres reviennent. Certains sont entrés, puis sont revenus en France, en Jordanie ou ailleurs, sans que leur passeport n’ait été visé ou tamponné.

Comment combattre ces jeunes, ces gens-là ? Une première réponse consiste à développer la coopération et les échanges en matière de renseignement. Ensuite, il y a plusieurs choix. On peut décider de les déférer devant les tribunaux et de les envoyer en prison, même si on ne sait généralement pas ce qu’ils ont fait en Syrie. En outre, comme cela a pu être constaté dans les prisons françaises, ils peuvent avoir une influence sur les autres détenus. En Jordanie, nous essayons plutôt de les réhabiliter car nous pensons qu’ils sont malades, qu’ils ont besoin d’un traitement à l’instar d’une victime d’accident de voiture qui n’arrive plus à marcher. Un accidenté de la route peut avoir besoin de trois mois, six mois ou un an pour retrouver l’usage de ses membres. Ces gens-là, nous les réhabilitons sur le plan de la pensée et de l’idéologie ; nous leur apprenons la religion véritable pour qu’ils redeviennent des personnes actives dans la société.

Ils ne se comptent plus en dizaines, comme par le passé, mais en milliers. Une moitié de ceux qui sont partis va mourir sur place ; le quart va revenir en Europe. Et ceux qui reviennent vont avoir une influence néfaste sur l’ensemble de l’Europe, pas uniquement sur un pays. Comment les traiter ? Pour notre part, nous avons créé un centre pour la formation des imams en vue de la réhabilitation et de la réintégration de ces jeunes.

M. Éduardo Rihan Cypel. Excellence, je vais vous faire revenir au domaine de la diplomatie. Je souhaitais avoir votre éclairage, celui de votre pays, sur la situation au Proche-Orient, à un moment où les rapports de forces se modifient. Quels rôles vont jouer l’Iran, l’Arabie saoudite et la Jordanie ? Quel impact aura l’accord de juillet dernier sur le nucléaire iranien ? Comment analysez-vous ces blocs géopolitiques auxquels vous participez ?

Au passage, je tiens à dire que nous mesurons pleinement les efforts que fait votre pays en ces temps de crises et de changements dans votre région. En tant que représentant de la nation française, je tiens en particulier à saluer votre rôle en ce qui concerne les réfugiés, dont l’afflux ne va pas sans créer des difficultés dans votre propre pays.

M. Meyer Habib. Notre commission s’interroge sur les moyens de lutter contre Daech. Selon vous, quels sont les plus importants ? Vous avez mentionné les prêches dans les mosquées, un point extrêmement important. Mais étant avisé de ce qui se passe actuellement en France et dans le monde, quels conseils pourriez-vous donner à la France en la matière ?

Sur l’aspect géopolitique, je vais compléter les questions de mon collègue Éduardo Rihan Cypel. Vous l’avez précisé, monsieur l’Ambassadeur, la Jordanie est un exemple de stabilité pour la région, et il n’y a pas eu une seule goutte de sang versé pendant les printemps arabes. Tout le monde est absolument convaincu de l’importance cruciale de cette stabilité.

Comment voyez-vous l’avenir de la Syrie à moyen terme ? Selon vous, la partition, sur fond d’affrontements entre sunnites et chiites, est-elle inévitable ? Y a-t-il une autre solution ? Quel rôle l’Iran joue-t-il dans ce conflit ? Pensez-vous, comme certains, que Bachar el-Assad se sert de Daech pour consolider son régime ?

Pour terminer, puisque nous sommes à huis clos, j’aimerais que vous nous éclairiez sur votre coopération avec Israël, en particulier dans le domaine de la sécurité. Selon des sources bien informées, cette coopération serait excellente, et se traduirait par des échanges d’informations permanents, ce qui rendrait la frontière assez sûre entre les deux pays. Que pouvez-vous nous en dire ?

M. Makram Mustafa Queisi. Messieurs les députés, vous avez posé des questions importantes et graves et j’espère que nous aurons suffisamment de temps pour les examiner. Les sujets sont imbriqués. Je vais commencer par la fin si vous le permettez et prendre les questions une par une.

Monsieur Habib, vous m’honorez en me demandant de donner, au nom de la Jordanie, un conseil à ce grand pays ami qu’est la France. J’ai rencontré très récemment M. Hubert Védrine, lors d’un déjeuner organisé avec quelques ambassadeurs arabes, et nous avons échangé en toute franchise, comme nous le faisons maintenant. Selon M. Védrine, la communauté internationale ne tient plus debout, elle n’existe plus ; il n’y a plus de politique étrangère française globale avec le Proche-Orient ; il n’y a plus que des politiques individuelles ou bilatérales. Pour ma part, j’ai répondu que la France est un grand pays, un membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies, ce qui est un honneur mais aussi une responsabilité.

Vous m’interrogez aussi sur une éventuelle partition de la Syrie et sur le rôle des grandes puissances. Je vais vous parler franchement : la situation de la Syrie résulte d’un vide, de la non-intervention des grandes puissances qui a poussé d’autres pays. les États-Unis se sont retirés de cette région ; l’Europe n’est pas intervenue autant que nécessaire. En raison de ce vide, certains étés sont intervenus. Nous espérons que la Syrie évitera la partition, mais nous constatons que le régime syrien ne contrôle pas son territoire.

Au début de la crise, la communauté internationale parlait du départ imminent de Bachar el-Assad. La Jordanie était alors le seul pays à proposer une solution pacifique, mais personne ne l’écoutait, ne l’entendait. Nous disions que ce régime ne laisserait jamais le pouvoir, même si cela impliquait la mort de dizaine de milliers de personnes. Nous n’imaginions pas qu’il y aurait en fait des centaines de milliers de victimes. Si nous continuons ainsi, il va y avoir un nombre effrayant de victimes et de déplacés. Les Nations Unies indiquent que 17 millions de Syriens et 10 millions d’Irakiens ont besoin d’aide humanitaire. Ce sont les chiffres des Nations Unies, pas les nôtres.

Que pensons-nous de l’Iran et de l’accord intervenu sur le dossier nucléaire ? Nous sommes parfaitement conscients du rôle et de l’importance de l’Iran qui existe depuis 5 000 ans et qui restera dans la région. Nous sommes voisins. Ce que nous refusons, c’est l’hégémonie militaire d’une seule puissance, qu’il s’agisse d’Israël, de l’Iran, de l’Arabie saoudite ou de l’Égypte. Il faut qu’il y ait un équilibre des forces dans la région. Il y avait auparavant un État irakien, doté d’une armée. Cet État a disparu. Il y avait un État syrien et, quoi que l’on pense du régime, il y avait une stabilité, une économie, un système scolaire. Il n’y a plus rien de tout cela en Syrie.

Quant à l’Égypte, nous considérons que ce pays a été sauvé par l’arrivée au pouvoir le président al-Sissi. Une guerre civile dans ce pays serait une catastrophe pour toute la région et même pour le monde. Quoi que l’on pense de lui, le président al-Sissi apporte la stabilité et la sécurité. Il faut préserver la stabilité de l’Égypte et donc le régime qui a permis à l’État de ne pas s’effondrer. De même, il faut préserver la stabilité en Arabie saoudite.

Que peut faire la France pour la Jordanie ? Elle peut la soutenir sur le plan économique, en venant en aide aux réfugiés et aux Jordaniens qui ont perdu leur emploi à cause de la présence de ces réfugiés, en développant des projets économiques par le biais de grandes entreprises françaises. À cet égard, je voudrais signaler que la France est le premier investisseur non-arabe en Jordanie. De telles initiatives contribueront à la stabilité, que nous voudrions voir perdurer, de notre État.

M. Jacques Myard. Monsieur l’Ambassadeur, je vous ai bien entendu mais il faut quand même regarder les choses en face : l’islamisme intégriste se développe fortement en Jordanie. À mon sens, c’est un danger pour la stabilité de votre pays. Et si la frontière est surveillée avec des moyens électroniques et l’aide des Américains, il n’en demeure pas moins que ça passe encore. Vous êtes au front, c’est le cas de le dire.

La Syrie est en proie à une guerre civile, une guerre internationale, une guerre par procuration. Tout le problème est d’arriver à mettre un terme à l’État islamique (EI) et à al-Nosra, groupe inféodé à al-Qaïda. Si un combat au sol est engagé, il sera extrêmement dur. De plus, nous savons bien que les djihadistes reçoivent encore des soutiens de la part de certains donateurs privés de la région. La Turquie et l’Arabie saoudite – du moins certaines familles du royaume – ont eu une attitude ambiguë, sans parler du Qatar. C’est la quadrature du cercle, comme on dit en français. Je ne sais pas quelle est l’expression équivalente en arabe mais nous sommes dans l’Orient très compliqué. À votre avis, comment peut-on vraiment mettre un terme à l’État islamique, à toutes les katibas inféodées à al-Nosra, à l’ensemble de cette noria de fanatiques ?

M. Serge Janquin. Monsieur l’Ambassadeur, votre pays est effectivement très exposé. À Quito, lors de l’assemblée générale de l’Union interparlementaire, une excellente députée jordanienne a déposé un projet de résolution visant à soutenir son pays confronté à une vague de réfugiés qu’il doit recevoir et gérer. Les coûts sont sûrement considérables, aussi bien en termes de protection des frontières qu’en termes de gestion des populations installées dans votre pays.

Vous nous invitez à regarder plus loin, vers le Moyen-Orient qui existera dans cinquante ans. Je ne sais si c’est parce que vous êtes Jordanien ou parce que vous êtes diplomate, mais vous avez eu la subtilité de nous demander comment nous voyons les choses à l’horizon de cinquante ans. Est-ce vraiment à nous de les imaginer ? Il y a un passif de la colonisation et de la décolonisation. Il y a eu des actifs aussi, nous ne l’ignorons pas. Mais il ne serait pas respectueux de l’indépendance des États de cette région du monde, y compris de la Jordanie, que nous prescrivions ce que doit être le Moyen-Orient dans cinquante ans.

Permettez-moi de vous retourner la question. Compte tenu de la situation actuelle et des forces en présence, comment voyez-vous le Moyen-Orient dans cinquante ans ? Sur quels atouts peut-on s’appuyer pour mener une diplomatie intelligente ? Quelles sont aussi les faiblesses ? À mon sens, l’une des faiblesses reste la situation non réglée du conflit israélo-palestinien. Ce conflit est passé au second plan, il évolue un peu à bas bruit, mais il conditionne toute la vie politique de cette région du monde.

Voilà quelques réflexions. Mais dites-nous plutôt ce que vous voulez, vous. Certains considèrent qu’il faut casser les États issus de la décolonisation pour les remplacer par d’autres, des fractionnements. Pourquoi pas ? Je n’y suis personnellement pas très favorable. D’autres estiment que les frontières sont intangibles. Quelle est votre position ?

M. François Rochebloine. Pour ma part, j’aimerais savoir ce que vous pensez des réseaux sociaux, de leur importance, de leurs conséquences.

J’aimerais aussi avoir votre avis sur l’attitude la Turquie qui a utilisé et qui utilise encore Daech pour régler ses comptes avec les Kurdes, ce qui entraîne les conséquences que l’on sait.

Ne pensez-vous pas que nous avons perdu beaucoup de temps, ce qui a causé beaucoup de victimes, en exigeant le départ de Bachar el-Assad ? Or il est toujours là et sans doute encore pour longtemps.

Ma dernière question rejoint celle de notre collègue Serge Janquin. Quel peut-être le rôle de la Jordanie dans le conflit israélo-palestinien qui a causé beaucoup de victimes des deux côtés ?

M. Makram Mustafa Queisi. Vous m’avez posé un grand nombre de questions importantes. En ce qui concerne le courant fondamentaliste en Jordanie, monsieur Myard, nous essayons d’être réalistes. Ce problème n’est pas spécifique à la Jordanie, il affecte aussi la France et même le monde entier. La Jordanie est le seul pays musulman à avoir essayé de contenir la menace islamiste, dès le début. Depuis la fondation de l’État jordanien, aucun conflit militaire n’a opposé le gouvernement et les islamistes. Nous pensons que la cause principale de l’intégrisme et des problèmes de la région est la non-résolution du conflit israélo-palestinien. Je n’ai pas abordé ce sujet car, à lui seul, il nécessiterait une séance entière.

Est-ce une guerre civile ? Oui. Est-ce une guerre par procuration ? Oui. Est-ce un conflit international ? Oui. Ce conflit revêt les trois caractéristiques à la fois. En Jordanie, nous utilisons le terme de crise syrienne mais il s’agit en réalité d’une guerre civile qui continuera tant qu’on n’interviendra pas pour y mettre fin.

Est-il du devoir ou de la responsabilité de la France ou d’autres puissances de résoudre les problèmes du Proche-Orient ? Bien sûr que non, ce n’est pas ce que je dis. En revanche, les grandes puissances ont un devoir humanitaire et une responsabilité politique. À mon avis, il y a encore une communauté et des institutions internationales avec, à leur tête, le Conseil de sécurité des Nations Unies. Celui-ci est intervenu à plusieurs reprises et dans divers endroits pour résoudre certains problèmes au Proche-Orient. Pourquoi n’interviendrait-il pas pour résoudre la crise syrienne ?

Vous m’interrogez aussi sur la Turquie qui règle ses comptes avec les Kurdes et sur le temps perdu par la communauté internationale. Dès le début de la crise, nous avons dit qu’il ne fallait pas essayer de mettre fin au régime, donc à l’État syrien, pour ne pas répéter les erreurs commises en Irak. Lors de toutes ces réunions à huis clos, nous avons insisté sur la nécessité d’éviter de créer un vide politique en Syrie. Nous disions qu’il ne fallait pas démanteler l’armée syrienne et casser l’État syrien car cela conduirait à une crise qui durerait des années.

Au risque de ne pas plaire à tout le monde, je vais faire le lien avec l’Europe, et notamment avec les tristes événements qui se sont déroulés à Paris en novembre. Mon fils assistait au match de football au Stade de France. Je n’ai pas pu le contacter pendant quarante-cinq minutes, c’est-à-dire une éternité car j’avais appris ce qui s’était passé près du stade. Tout le monde peut être victime d’un acte terroriste.

Dans la République française, où il existe une séparation claire entre les religions et l’État, il existe environ 2 500 mosquées. À notre ami député qui a demandé le conseil de la Jordanie, je répondrais que la religion fait désormais partie de l’identité, pas seulement dans le monde arabe mais aussi en France. La religion devient une composante de l’identité lorsque le sentiment de l’appartenance nationale s’efface. Que faire dans ces conditions ? On peut contrôler le discours religieux dans les mosquées. Il est nécessaire que des imams instruits et formés travaillent dans les 2 500 mosquées de France, pour que l’on sache ce qui s’y dit, ce que l’on y prêche.

Ce sujet est sous contrôle en Jordanie. Nous savons parfaitement ce qui se dit à propos de la religion dans les mosquées et dans les écoles. Ces musulmans français, belges, néerlandais et britanniques existent. Par conséquent, il faut leur donner la bonne vision de la religion pour qu’ils soient des éléments positifs dans leur société et non pas un poids.

M. François Rochebloine. Il y a les mosquées, mais il y a aussi internet et tous les réseaux sociaux. L’effort qui est fait en direction des mosquées, on ne le retrouve pas sur les réseaux sociaux.

M. Makram Mustafa Queisi. Les réseaux sociaux sont parfois plus dangereux que les mosquées. Lors d’un dîner auquel je participais il y a environ deux semaines, j’étais assis près d’une charmante jeune femme qui m’a interrogé sur le sujet. Pour lui répondre, j’ai pris l’exemple de mes enfants : un grand qui est à l’université, un adolescent et une petite fille. J’essaie d’éviter qu’ils ne circulent sur des sites pornographiques ou intégristes. Nous devons contrôler ce que nos enfants font sur internet, être vigilants quand un adolescent s’enferme dans sa chambre avec son ordinateur. Vous excuserez ma franchise mais, personnellement, je considère que, pour ma petite fille, l’influence intégriste est plus dangereuse que la vision d’images ou de vidéos sexuellement explicites.

M. François Asensi. Vous avez répondu à la question que je voulais vous poser sur la modération religieuse. Quel rôle joue l’État jordanien dans la formation des imams, et comment contrôle-t-il les prêches dans votre pays ?

M. Kader Arif, rapporteur. Monsieur l’Ambassadeur, merci pour votre intervention et pour votre franchise qui a déjà été louée par mes collègues. À travers vous, c’est à la Jordanie que nous exprimons nos remerciements. Comme d’autres, j’ai eu l’occasion de me rendre dans votre pays. Au camp de Zaatari, j’ai pu mesurer ce qu’étaient l’engagement et l’effort jordanien face à l’afflux des réfugiés. Les aides occidentales ont parfois manqué, alors qu’elles avaient été demandées de manière explicite et semblaient indispensables pour répondre à l’urgence de la situation.

Pourriez-vous nous éclairer sur l’évolution des capacités logistiques et militaires de Daech après le renforcement des frappes aériennes par la coalition internationale ? Peut-être avez-vous quelques éléments à nous transmettre sur ce point ?

Nombre d’acteurs interviennent dans cette partie du monde, notamment la Russie que nous avons un peu évoquée. La Jordanie vient d’annoncer qu’elle allait conduire des opérations en coordination avec les forces russes dans le sud de la Syrie. Qu’est-ce qui vous a amené à construire cette coordination et sur quelle analyse stratégique vous êtes-vous appuyés pour prendre cette décision ?

Compte tenu de votre contrôle des frontières, vous parvenez désormais à bien connaître les circuits de financement de Daech, ses sources d’approvisionnement en matériel et en hommes, les transferts de fonds quelles que soient leur forme et leur nature. Pouvez-vous nous dire si des organisations non gouvernementales (ONG) participent à cet « enrichissement » de Daech ?

Enfin, l’EI tire-t-il des ressources de l’exode massif des réfugiés syriens ?

M. Makram Mustafa Queisi. Merci beaucoup pour toutes vos questions auxquelles je vais essayer de répondre de manière succincte, de façon à ce que nous puissions terminer dans les délais.

Commençons par la question sur la modération religieuse, la formation des imans et le contrôle des mosquées. En fait, tous ceux qui prêchent dans les mosquées jordaniennes sont des fonctionnaires. L’État paie leur salaire, le gouvernement peut donc, jusqu’à un certain point, contrôler les mosquées. Il ne s’agit pas d’un contrôle à 100 % mais, grâce à Dieu, la situation sécuritaire en Jordanie montre qu’il permet d’empêcher la propagation de l’extrémisme.

Monsieur le rapporteur, je vais d’abord répondre à votre question sur les financements et l’approvisionnement de Daech. Il y a des trafics d’armes, de drogue, de pétrole, d’êtres humains, d’antiquités. Par les services de renseignements, nous savons quels pays, quelles autorités ou organisations achètent du pétrole à Daech, mais je ne vais pas en parler. Certains pays achètent des antiquités. Nos services de renseignement estiment que depuis les attaques menées contre ses bases militaires et ses ressources pétrolières, Daech s’est affaibli. Vous savez ce qui s’est passé à al-Anbar et vous avez entendu parler de l’avancée des forces irakiennes dans cette province.

Les Jordaniens – les officiels et la population – se posent aussi beaucoup de questions. Pourquoi n’a-t-on pas détruit Daech militairement dès le début ? Pourquoi avoir attendu qu’il s’étende au point de contrôler jusqu’à 41 % du territoire syrien, c’est-à-dire une zone plus étendue que celle contrôlée par le régime ? Pourquoi est-on resté silencieux à ce sujet jusqu’à présent ? Cela nous laisse perplexe en Jordanie.

Venons-en à la Russie et à la coordination avec ce pays. Comme je le disais il y a quelques instants, la Russie est venue remplir un vide. Nous participons aux frappes aériennes et nous avons également des éléments sur le terrain pour contrôler la situation à la frontière jordano-syrienne. Il nous est apparu utile de nous concerter avec les Russes pour ne pas nous retrouver hors sujet.

Est-ce que Daech profite financièrement du flux de réfugiés ? Je n’ai pas bien compris votre question, monsieur le rapporteur. Voulez-vous parler du trafic d’êtres humains ?

M. Kader Arif, rapporteur. Je fais référence à l’infiltration d’une part, et à des financements d’autre part. Il semble que Daech fasse payer le passage de frontière aux migrants et se constitue ainsi une manne financière importante.

M. Makram Mustafa Queisi. Peut-être, mais je n’ai pas d’information à ce sujet. Je connais les sources de financements que je viens de citer : trafics de drogue, de pétrole, d’êtres humains, d’antiquités. Les capacités de Daech ne sont plus ce qu’elles étaient mais il reste beaucoup à faire pour le détruire. En Jordanie, nous pensons que notre ennemi principal est Daech. En 2005 à Amman, nous avons vécu des événements similaires à ceux qui se sont déroulés en novembre dernier à Paris. Nous avons été l’un des premiers pays à avertir du danger de l’extrémisme religieux dans la région. Nous avons été l’un des premiers pays à appeler à lutter contre l’extrémisme sur le plan militaire, sécuritaire et idéologique.

Mme Marie Récalde, présidente. Excellence, merci infiniment de nous avoir répondu en toute franchise, en toute transparence, de vous être prêté à cet exercice. Votre intervention nous sera extrêmement utile. Au nom de mes collègues, je voudrais vous dire à quel point nous avons apprécié vos propos, votre engagement. La longue amitié qui unit la France à la Jordanie ne se dément pas au fil des années.

L’audition s’achève à quatorze heures cinquante.

Audition de M. Jean-Claude Cousseran, conseiller spécial
de l’Académie diplomatique internationale

(séance du 8 mars 2016)

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Nous vous souhaitons la bienvenue, monsieur Cousseran. Vous avez été ambassadeur de France en Syrie, en Turquie et en Égypte. Vous avez été à la tête de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et avez occupé plusieurs postes à responsabilité dans des cabinets ministériels. En 2015, vous avez publié, avec Philippe Hayez, Renseigner les démocraties, renseigner en démocratie. Il nous a semblé utile que vous puissiez faire partager vos connaissances et votre expérience à notre mission d’information, dont l’objectif consiste à faire l’état des moyens d’action et de subsistance dont dispose Daech, tant matériels – personnel, ressources financières – qu’immatériels.

À ma demande, notre mission d’information a été dotée des prérogatives d’une commission d’enquête, ainsi que le permettent notre règlement et l’ordonnance du 17 novembre 1958. Nous siégeons donc sous le régime de l’article 6 de ladite ordonnance. Cette audition se tient à huis clos et le compte rendu vous sera soumis. Seuls les propos publiés dans le rapport de la mission pourront être utilisés en dehors de cette enceinte.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean-Claude Cousseran prête serment.)

M. Jean-Claude Cousseran, conseiller spécial de l’Académie diplomatique internationale. Je vous remercie de m’accueillir, monsieur le président. Je suis en effet un ancien diplomate, qui a passé quelques années dans le renseignement. Ayant quitté le service diplomatique il y a un peu plus de dix ans, je ne dispose ni de secrets ni d’informations classifiées. Je ferai donc un certain nombre de remarques banales.

Daech s’est rapidement constitué en pouvoir en Irak, en Syrie et dans plusieurs autres zones, notamment en Libye et dans le Sinaï. Il contrôle un vaste territoire, une population, des structures étatiques et municipales, des actifs économiques, notamment des champs pétroliers. Les hommes de Daech disposent d’une importante capacité militaire, ainsi qu’ils le montrent quotidiennement : ils prétendent mener des milliers d’actions chaque année. Leur structure de gouvernance – command and control – fonctionne efficacement. Ils paient leurs militants, achètent des armes et leur approvisionnement, financent des structures alliées. Ils montent des actions extérieures, notamment en Syrie, dans le Sinaï et en Libye. Ils développent une communication moderne, agressive, ambitieuse. S’ils déploient une action aussi forte et significative, c’est qu’ils disposent, bien sûr, de ressources financières.

Il ne faut pas imaginer un paysage politique uniforme : dans cette région, il n’y a pas seulement Daech, qui contrôle un territoire mais il y a aussi tout un ensemble d’organisations qui gravitent autour de Daech, vivent en liaison avec lui, agissent pour ou contre lui, dans un rapport dialectique permanent. L’argent joue évidemment un rôle important dans ces relations.

Une fois dressé ce tableau relativement impressionnant, il faut examiner d’un peu plus près ce qui se cache derrière cette « machine » en Irak et en Syrie. J’évoquerai d’abord les sources de financement, puis les mécanismes, les logiques qui sous-tendent le fonctionnement de Daech. Car, en réalité, Daech n’est pas simplement un phénomène né de l’opportunité et de l’improvisation, mais un véritable système, une structure, une machinerie, qui a une cohérence logique. Cet aspect de Daech est probablement l’un des plus mal connus et des plus difficiles à appréhender.

Vous connaissez déjà les sources de financement de Daech : elles sont décrites assez clairement dans plusieurs publications internationales spécialisées, notamment celles de Jane’s.

Il s’agit d’abord du contrôle des structures publiques. Les hommes de Daech ont instauré une forme de prélèvement sur les budgets publics dans les zones qu’ils contrôlent et se sont approprié le produit des entreprises publiques Ils se sont emparés de près de 500 millions de dollars dans les banques à Mossoul. Ils ont succédé à l’État en levant des impôts de manière tout à fait sérieuse, notamment une taxe de 7 % sur toutes les transactions commerciales – ils ont d’ailleurs abaissé ce taux afin de se rendre populaires. Ils ont une politique de confiscation de la propriété, des biens, du pétrole, du produit des raffineries. Ils exercent aussi un contrôle remarquable sur les frontières. Là aussi, ils pratiquent l’extorsion, imposent des taxes et des péages.

En outre, ils ont développé des activités mafieuses. Ils ont récupéré les activités de contrebande traditionnelles dans la région, en particulier la contrebande pétrolière. Celle-ci existe depuis des dizaines d’années : ils l’ont simplement organisée, développée, restructurée, avec un très bon sens de la gestion. Ils pratiquent également le pillage et le trafic de biens archéologiques, comme le faisaient auparavant l’armée et le régime syrien. De même, ils ont repris le trafic de cigarettes et de drogue, qui fonctionnait déjà entre l’Iran et l’Irak, entre l’Irak et la Syrie, entre la Syrie et la Turquie.

Certaines de leurs activités sont proprement criminelles. Ils ont développé les enlèvements contre rançon, lesquels sont devenus une industrie. Ils enlèvent des journalistes et des humanitaires étrangers, car les rançons sont élevées, mais aussi des locaux, auxquels ils ont quelque chose à reprocher. Dans ce cas, leur travail comporte à la fois une dimension économique – rançonner – et une dimension politique – exercer des pressions, brandir des menaces, manipuler. Ainsi, ils utilisent les activités mafieuses – enlèvements, extorsion, pillage – pour réprimer ou intimider les populations.

Par ailleurs, ils bénéficient d’aides extérieures. Selon certaines sources, ils ont reçu pendant longtemps des financements de la part des États, d’abord de la Syrie, qui soutenait des extrémistes sunnites contre les américains en Irak mais aussi de l’Arabie saoudite et du Qatar. Aujourd’hui, il est moins certain qu’ils perçoivent une aide directe des Etats du Golfe. Certains gouvernements ont pris très clairement parti contre ces aides aux mouvements djihadistes qu’ils voient de plus en plus, comme fondamentalement hostiles aux pouvoirs saoudiens, émirati ou qatari.

Autre part importante de leurs ressources : ils ont revitalisé le système traditionnel de financement des groupes djihadistes au Moyen-Orient. Celui-ci existait depuis au moins une vingtaine d’années, mais ne fonctionnait plus très bien. Au départ, les donateurs ont été des fondations pieuses souvent un peu marginales, installées notamment au Pakistan. Puis le système s’est structuré progressivement, en particulier autour de personnes privées qui ont souhaité montrer leur attachement à un certain nombre d’organisations djihadistes, en commençant par Al-Qaïda. Aujourd’hui, il faut bien voir qu’il ne s’agit pas simplement d’un système improvisé, avec des personnes qui décident ponctuellement de faire œuvre pieuse en versant leur impôt religieux – la zakat – à un groupe qui défend ce qu’ils croient être le vrai islam ou les véritables intérêts des sunnites, mais d’une authentique machine de financement, avec des donateurs dans les différents pays du Golfe et au-delà. En d’autres termes, les hommes de Daech disposent d’une organisation de levée de fonds – fundraising – moderne, dotée d’un réseau de rabatteurs. Selon certaines sources américaines, ils lancent des appels à contribution sur internet – on a repéré certains de ces appels, ainsi que des remerciements pour contribution.

Ce système est combattu par les sanctions américaines, qui ont « épinglé » un certain nombre de personnages qui jouaient un rôle fondamental dans ces réseaux de fundraising : ils ont été inscrits sur une liste de personnes interdites de tout contact économique avec le monde occidental. Le Qatar et l’Arabie saoudite ont eux aussi commencé à agir contre ceux qui, chez eux, soutenaient Daech financièrement.

Dernier élément de financement : les États syrien et irakien ont continué pendant assez longtemps à payer leurs fonctionnaires, y compris dans les zones qu’ils ne contrôlaient plus. Il n’est pas impossible qu’ils le fassent encore aujourd’hui.

M. Gérard Bapt. Il ne s’agit pas d’une forme de financement de Daech !

M. Jean-Claude Cousseran. Certes, mais disons qu’il est paradoxal de voir l’État syrien financer des fonctionnaires qui travaillent à Rakka, même si l’on comprend qu’il le fait pour garder des fidélités et préserver l’avenir.

Il y a plus intéressant : une partie du pétrole produit sous le contrôle de l’État islamique est exportée à travers les ports syriens. L’État syrien verse donc une rétribution qui alimente les caisses de Daech. Certes, il en tire lui-même un bénéfice, mais c’est tout de même un peu surprenant.

Enfin, on lit beaucoup sur internet que Daech se serait lancé dans la spéculation monétaire via des banques irakiennes ou certaines banques offshore.

Selon quelle logique et selon quels mécanismes l’État islamique fonctionne-t-il ? Ce système est le produit d’un contexte, d’une stratégie et d’une série d’évolutions historiques. Plusieurs facteurs ont joué.

Premier élément caractéristique : Daech est issu de l’organisation et de la transformation d’autres groupes djihadistes, autour d’une stratégie de conquête qui a évolué. À l’origine, c’est le mouvement Al-Qaïda qui s’est installé en Irak et a commencé à lutter contre les Américains de manière classique, c’est-à-dire sous la forme de petits groupes. Ensuite, « Al-Qaïda en Irak » s’est battu non seulement contre les Américains, mais aussi contre les chiites, et le mouvement s’est durci. Il a développé une obsession chiite, avec l’idée que le véritable combat est celui des sunnites contre les chiites. Enfin, en 2011, le regroupement des différentes formations du type d’Al-Qaïda présentes sur le terrain a donné naissance à l’État islamique. Il s’agissait encore de petits groupes combattants, mais déjà avec la vision d’une organisation élaborée, d’une sorte d’État.

Daech s’est développé selon trois axes politiques fondamentaux, qui sont aussi ses trois priorités. Le premier axe est communautaire : les sunnites contre les chiites. On comprend bien pourquoi : en Irak, les Américains ont laissé – dans une logique de construction d’un Irak nouveau et multi communautaire – une partie des pouvoirs aux chiites, lesquels ont fabriqué une machinerie gouvernementale dirigée par Nouri al-Maliki, le Premier ministre irakien, dont la principale action a été de marginaliser les sunnites et de les exclure du système. Il s’est ensuivi une guerre civile d’une très grande violence, qui aurait fait près de 200 000 morts. On est ainsi passé d’une problématique américaine à une problématique « sunnites contre chiites ».

Progressivement, cette communautarisation a mené à la territorialisation du mouvement. Tel est l’élément nouveau avec l’État islamique : l’idée qu’il faut protéger les populations sunnites contre les milices chiites et les exactions du gouvernement al-Maliki. On a changé complètement de mécanisme : d’un ensemble de petits groupes destinés à faire des opérations, on est passé à une volonté de contrôle du territoire, des villes, des populations et de l’administration.

Cette territorialisation s’est elle-même accompagnée d’une internationalisation du mouvement. Celle-ci est devenue une priorité, car l’État islamique a compris que la situation serait très difficile pour lui s’il se cantonnait à l’Irak, face à la fois aux chiites et aux Kurdes. Le mouvement s’est donc étendu à la Syrie, où il a récupéré les structures djihadistes existantes. Celles-ci étaient importantes.

Il y a donc eu trois évolutions : la communautarisation, la territorialisation, et l’internationalisation d’Al-Qaïda et de son système.

Deuxième élément caractéristique : les hommes de Daech mènent une stratégie de conquête et de contrôle des populations. Ils exercent une tutelle violente sectaire, totalitaire, meurtrière sur les territoires, les populations et les organisations. Dans le même temps, ils s’insèrent dans des institutions qui ne sont pas rejetées par la population. Ils veillent à ne pas prendre tous les pouvoirs immédiatement, à en confier une partie aux élites locales reconnues, et à s’attribuer à eux-mêmes des pouvoirs certes périphériques, mais tout à fait fondamentaux et solides.

Troisième élément caractéristique : l’État islamique recherche une forme de légitimation. Celle-ci est d’abord politique : les hommes de Daech disent aux populations qu’ils restaurent l’ordre, qu’ils leur apportent une protection contre la pression des Kurdes et les milices chiites, contre l’État de Nouri al-Maliki ou contre celui de Bachar al-Assad. Au-delà de leurs ressources financières, c’est de là qu’ils tirent leur force. Rappelons que, à la différence des sociétés tunisienne, algérienne et égyptienne, qui sont relativement homogènes – même s’il y a 15 % de Coptes en Égypte –, les sociétés irakienne et syrienne sont fondamentalement composites. En Irak, il y a un tiers de sunnites, un tiers de chiites et un tiers de Kurdes. La Syrie compte 80 % de sunnites et 20 % de minorités, mais elle est gouvernée depuis quarante ans par un régime minoritaire : le régime baathiste est, depuis les années 70, une dictature tenue par un parti dominé par la minorité allaouite. Il s’agit d’une dictature minoritaire brutale. Dans la période qui suit les révolutions arabes, les populations sunnites sont déboussolées, apeurées, en proie à l’incertitude. Elles ont vu l’intervention américaine en Irak, la violence du régime syrien. Elles n’ont ni chef indiscutable, ni référence incontestée, ni structures centrales organisées. En réalité, les hommes de Daech ont rempli un vide politique. Ils ont compris qu’il y avait besoin d’un discours, d’une organisation, d’une structure, et qu’il leur fallait sortir du modèle des petits groupes qui était initialement celui d’Al-Qaïda.

À côté de leur travail de légitimation politique, ils mènent un travail considérable de légitimation religieuse. Ils ont mis à jour un discours littéraliste, qui parle incontestablement à beaucoup de gens. Ils ont aussi créé des institutions : un califat, avec un chef et une armée. Ils exaltent le retour aux temps prophétiques.

Dernier élément caractéristique : leur communication activiste et violente. Ils sont convaincus du pouvoir de l’image violente, de l’effet de sidération qu’elle produit. Ils exploitent un contexte psychologique particulier. Ils projettent une image de terreur, mais aussi de protection.

Les populations ont d’ailleurs une attitude très ambivalente à l’égard de Daech. D’un côté, elles détestent la contrainte, la rigueur, la brutalité et le caractère meurtrier de cette machinerie ; en Syrie, elles voient d’un très mauvais œil que toutes les structures de l’État islamique soient dirigées par des Irakiens et le rôle violent des militants étrangers. De l’autre, elles ont besoin de protection et d’ordre, sont sensibles à l’idée d’unité religieuse.

D’une manière générale, l’État islamique est compliqué à analyser. Il ne s’agit pas d’une masse compacte, immobile, claire. Il évolue en permanence, notamment sous l’effet des pressions internationales.

Comment les hommes de Daech travaillent-ils ? Ils tirent parti des situations territoriales. À cet égard, ils ont des cibles très claires : ils cherchent à contrôler les villes, les zones frontières, les voies de communication, les structures étatiques. Les villes peuplées les intéressent particulièrement. Ainsi, Mossoul compte 2 millions d’habitants. C’était d’ailleurs une ville historiquement travaillée par l’islamisme : les organisations islamistes y étaient déjà fortes il y a dix ou vingt ans.

Ils se sont spécialisés dans le contrôle des zones frontières – entre la Turquie et la Syrie, entre la Syrie et l’Irak, entre l’Irak et l’Iran –, car ils savent que la contrebande y est massive. Lorsque j’étais ambassadeur à Ankara, il y a quinze ans, la société Total était intervenue auprès de l’ambassade pour que l’on essaie de limiter la concurrence des ventes de pétrole « non répertoriées » : à l’époque déjà, des dizaines de camions chargés de pétrole franchissaient tous les jours la frontière entre l’Irak et la Turquie. Si les hommes de Daech ont amplifié la contrebande, c’est tout simplement parce qu’ils ont observé ce qui se passait dans le pays et exploité les ressources disponibles.

À quoi les hommes de Deach emploient-ils leurs moyens ? L’argent sert d’abord à la force : ils paient leurs militants, attirent des combattants étrangers, se procurent des armes, achètent la fidélité de tribus et d’organisations plus petites – ainsi que je l’ai indiqué, en Syrie, plusieurs centaines de groupes combattants gravitent autour d’eux et entretiennent avec eux des liens de nature diverse. L’argent d’origine semi-mafieuse leur permet aussi de développer des services sociaux de bonne qualité, de financer des politiques familiales et éducatives. Ils essaient d’améliorer la situation des populations, achetant ainsi le soutien des civils. Bref, il s’agit d’un véritable système de pouvoir, de nature politique, qui cherche à s’assurer des soutiens, à dissuader ses rivaux, à manœuvrer pour élargir son territoire.

En Syrie, le flottement des positions américaines sur la question des armes chimiques, la concurrence entre les donateurs, la concurrence entre les différentes organisations – l’Armée syrienne libre (ASL), les Frères musulmans, les groupes djihadistes – a nui à l’unité de la rébellion et a profité à la radicalisation et à Daech. L’ASL a été affaiblie parce qu’elle avait moins de capacités et a reçu moins d’aide de la part de donateurs extérieurs que les organisations djihadistes.

L’État islamique présente néanmoins de nombreuses vulnérabilités. D’une part, il est vulnérable aux pressions extérieures : on peut bombarder les puits de pétrole et les raffineries, essayer de contrôler la frontière turque, atteindre les donateurs – on commence à le faire – au travers des sanctions. D’autre part, la réaction des populations – rebutées par la rigueur et l’autoritarisme de Daech, terrifiées par la violence des militants, est aussi une source majeure d’affaiblissement. Une autre difficulté des organisations djihadistes reste leur fragmentation et leurs divisions internes. Daech est un système très complexe – militaire, financier, psychologique – qui essaie d’avoir une logique politique globale. Surtout, c’est un système qui présente une face de corruption, de banditisme, de marginalité, qui marque très fortement sa pratique quotidienne et menace sa nature même.

M. Kader Arif, rapporteur. Merci, monsieur l’ambassadeur, pour vos propos introductifs.

Vous avez évoqué l’opposition entre sunnites et chiites. Il existe également des divisions au sein du monde sunnite. Compte tenu des évolutions auxquelles nous avons assisté récemment, quels mouvements se sont produits dans les relations entre les différents pays et les différents acteurs au sein de ce monde sunnite ?

Daech apparaît comme le produit d’une mutation du djihadisme terroriste. Quelles relations Daech entretient-il avec les différents groupes islamistes présents non seulement dans la région, mais aussi ailleurs dans le monde, entre autres avec la mouvance Al-Qaïda, Jabhat al-Nosra, Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) ou Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) ? Quelles sont les logiques et les dynamiques à l’œuvre dans ces relations ?

Comment percevez-vous la position des puissances régionales et des grandes puissances ? Pensez-vous que la priorité des pays engagés diplomatiquement ou militairement dans la région est véritablement la lutte contre Daech, notamment l’assèchement de ses moyens ? Daech bénéficie-t-il aujourd’hui encore de complicités, passives ou actives ?

Vous avez décrit les forces de Daech. Quelle est sa plus grande faiblesse ?

M. Jean-Claude Cousseran. Les sunnites sont 1 milliard et ne sont évidemment pas unis. C’est d’ailleurs le problème. Le sunnisme politique n’a pas de centre de gravité. Les trois principales familles sont les suivantes : les modérés et les démocrates, les Frères musulmans, les djihadistes. Les différences entre elles sont très fortes :

Le salafisme, est un des grands courants traditionnels de l’Islam : il prône le retour aux grands et pieux ancêtres. Il a une version piétiste, mais aussi une dérive militante et guerrière, qui donne le djihadisme.

Les Frères musulmans ont une vision tout autre, très politique, qui vise à la création d’une République intégralement islamique conforme à la charia. Les Frères musulmans sont au pouvoir en Turquie avec le parti AKP et anime le parti Al Nahda en Tunisie.

Le Wahabisme qui exprime la posture activiste et militante de l’establishment religieux séoudien est devenu, en s’appuyant sur des moyens financiers considérables, l’instrument d’une action clairement subversive.

Entre ces familles, il existe des groupes très divers, qui évoluent, notamment en Syrie, au gré des aides qu’ils reçoivent, de leur positionnement géographique et de leurs rapports avec le pouvoir.

Quant à Jabhat al-Nosra, il a été, au départ, une structure djihadiste créée par Daech, qui lui a en quelque sorte confié le soin de le représenter en Syrie. Cependant, les choses ne se sont pas très bien passées ensuite, et les deux mouvements se sont réparti le travail : actuellement, Jabhat al-Nosra et Daech tiennent chacun une partie du territoire syrien. Ayant à peu près la même idéologie, la même vision du monde, ils appartiennent à la même famille.

En Syrie, les Frères musulmans, qui sont soutenus par le Qatar et la Turquie, ne sont pas tout à fait les démocrates dont nous rêvons, ni des gens avec qui il sera nécessairement facile de travailler, mais ils sont plus « gestionnaires » que les autres mouvements.

En Turquie, les Frères musulmans sont au pouvoir depuis plus de dix ans, avec le Parti de la justice et du développement (AKP).

M. Jacques Myard. La situation dans ce pays ne s’améliore pas !

M. Jean-Claude Cousseran. Ces jours-ci, en effet. Mais la plupart des observateurs ont considéré que l’AKP avait accompli un travail relativement positif en termes de réformes économiques au cours de ses huit premières années au pouvoir. Rappelons qu’il a obtenu la majorité lors des quatre derniers scrutins législatifs, dans un régime où les élections sont à peu près libres. Les pays européens l’ont reconnu comme un partenaire. Il est même question actuellement de progresser vers l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne.

Nous sommes en partie redevables du miracle tunisien à la politique de Rached Ghannouchi, dirigeant du mouvement Ennahdha, incarnation des Frères musulmans dans ce pays. Certes, Ennahdha n’a pas la majorité aujourd’hui, et il n’est pas sûr qu’il aura la même ligne politique dans vingt ans.

En Égypte, les Frères musulmans ont été très puissants pendant quelque temps, et nous avons tous dit du bien de M. Morsi lorsqu’il est arrivé au pouvoir. On a estimé que, après tout, c’était leur tour de gouverner et qu’ils pouvaient jouer un rôle positif.

J’en viens à la politique des puissances régionales.

La Turquie est obsédée, d’une part, par ses frontières et, d’autre part, par le problème intérieur kurde. Il y a trente ans, les Kurdes étaient présents essentiellement dans une seule région ; aujourd’hui, dans beaucoup de villes turques, 10 à 15 % de la population est kurde – Istanbul, par exemple, compte 1 million de Kurdes. La solution du problème kurde est donc non pas une sécession, mais la démocratisation de la Turquie et l’intégration des Kurdes dans la vie politique normale du pays. Il s’agit d’une transition complexe, qui inquiète les Turcs, ce qui les amène à conduire une politique de fermeté à leurs frontières, notamment vis-à-vis du Parti de l’union démocratique (PYD). Celui-ci est affilié au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, ancienne structure marxiste-léniniste avec un passé de subversion armée), qui est une organisation interdite – certains feignent de l’ignorer en France, mais c’est évidemment un point fondamental pour Ankara.

Les Turcs font aussi preuve d’une ambiguïté très réelle à l’égard de Daech. Nous devons nous poser les questions suivantes : comment se fait-il que les autorités turques aient laissé passer autant de jeunes Français en Syrie ? Quel type de coopération devons-nous mettre en place avec elles ? Je n’ai pas la réponse.

La Turquie a sa propre vision. Elle a toujours voulu – le gouvernement actuel en tout cas – retrouver quelque chose de l’Empire ottoman, en étant la fédératrice des sunnites et en exerçant une certaine influence sur la zone arabe. Or, si les rapports de la Turquie avec le monde arabe sont bons en matière culturelle et commerciale, ils ne le sont pas vraiment du point de vue politique ou sociologique.

Dans le monde sunnite, outre la Turquie, il y a l’Arabie saoudite, le Golfe et l’Égypte.

L’Égypte est entre parenthèses, car elle a autre chose à faire en ce moment. Premièrement, elle doit s’occuper de ses problèmes intérieurs, en particulier de la difficile gestion de ce qui reste des Frères musulmans, partie importante de l’islam sunnite égyptien. Or c’est une tâche difficile pour un régime militaire dont les capacités politiques sont à tout le moins discutées. Deuxièmement, elle doit traiter les problèmes à ses deux frontières, d’une part avec la Libye, d’autre part dans le Sinaï, où la rébellion déjà ancienne des Bédouins est exploitée par les djihadistes, notamment par de petites structures liées à Daech et au Hamas.

Il est dommage que l’Égypte soit ainsi en marge du jeu, car elle aurait pu être précisément la référence centrale qui manque au monde sunnite, le pôle qui rassemble son énergie, en ce moment où il est confronté à de graves problèmes existentiels.

L’Arabie saoudite et les autres États du Golfe sont de puissantes machines économiques et financières, mais elles ont une capacité politique un peu incertaine. En tout cas, ce sont des pays que la situation actuelle d’impasse politique et de confrontations, place dans une situation difficile. Les résultats de l’intervention saoudienne au Yémen ne sont pas du tout satisfaisants. Du point de vue psychologique, ils se sentent menacés et isolés, Richissimes et faibles, ils sont profondément inquiets de leurs rapports avec l’Iran, qui compte 80 millions d’habitants, est doté d’une économie qui fonctionne, qui a une population éduquée, qui a une existence étatique de plus de 5 000 ans. On peut comprendre qu’ils aient peur de ce qui peut se passer. Tel est, aujourd’hui, le véritable problème géopolitique Iran/Irak.

Encore une fois, la masse sunnite est à la recherche d’un discours, de repères, d’une structure, d’un centre de gravité. Or il y a besoin d’une parole sunnite au Moyen-Orient arabe, dont la configuration géopolitique est, somme toute, simple : les sunnites, les chiites, les Kurdes, avec, autour, la Turquie, l’Arabie saoudite, l’Égypte et l’Iran. Quant à Israël, tant que les événements ne le gênent pas, il les observe from behind.

Les superpuissances jouent aussi un rôle, en tout cas la Russie et les États-Unis, les Européens étant entre parenthèses. Après leurs interventions en Afghanistan et en Irak, les Américains ont une vision simple : ne plus remettre les pieds militairement dans la zone et essayer de pousser les puissances régionales à s’organiser.

Quelles sont les forces et les faiblesses de Daech ? Leur principale force, c’est leur capacité à occuper un vide, en faisant usage de la violence, en utilisant un langage qui, tout au moins au départ, a fonctionné, en mettant en place une organisation qui n’est pas du tout négligeable, ainsi que je l’ai expliqué. Daech a introduit un élément nouveau dans une situation où les masses sunnites étaient soumises à l’État chiite de Nouri al-Maliki – traumatisme très grave pour elles – ou voyaient se perpétuer le système de Bachar al-Assad.

Les hommes de Daech présentent aussi des vulnérabilités : la probable apparition d’autres forces (tribales, régionales, nationales), compte tenu des divisions du monde sunnite ; la lassitude à l’égard de l’espèce de croisade qu’ils ont lancée ; les antagonismes qu’ils ont suscités, l’hostilité et le refus des directions qu’ils empruntent. Certes, il sera difficile de les déloger de Mossoul, mais ils ne bénéficieront pas toujours du soutien de la population. Peu à peu, les coalitions internationales vont les affaiblir en leur faisant perdre certains des moyens dont ils disposent. Cela étant, pour le moment, nous ne voyons pas apparaître clairement le centre de gravité et le rassemblement de forces qui pourraient assurer une solution pacificatrice Pourtant, une telle solution n’est pas impensable : le monde sunnite n’est pas fermé ; l’Irak sunnite ne se réduit pas à Daech ; la bourgeoisie sunnite a toujours participé au pouvoir en Syrie. En outre, de nouvelles forces locales ont émergé : chaque ville dispose de sa petite milice, avec un chef à sa tête et des autorités municipales.

M. Jacques Myard. Selon certaines sources, Abou Bakr al-Baghdadi aurait été blessé, puis mal soigné à Rakka et se trouverait désormais en Libye. Disposez-vous d’informations à ce sujet ?

A-t-on une idée du mode de fonctionnement institutionnel à la tête de Daech ? Est-ce un système analogue à celui qui existe en Iran, avec un Guide suprême entouré de multiples conseillers ? Le système a-t-il une chance de perdurer si al-Baghdadi disparaît ?

M. Joaquim Pueyo. Ainsi que vous l’avez rappelé, monsieur l’ambassadeur, si la communauté internationale veut lutter efficacement contre Daech, elle doit bien connaître sa doctrine et sa stratégie, ce qui est le cas, mais aussi son organisation – cela rejoint la question de Jacques Myard –, ses financements et sa logistique. Selon un article paru dans Le Monde du 26 février, le régime syrien, la Russie et l’État islamique seraient « unis pour exploiter un champ de gaz » situé à 75 kilomètres au sud-ouest de Rakka, dans une zone contrôlée par Daech. Cela répond en partie à la question qu’a posée le rapporteur sur les complicités dont bénéficie Daech de la part d’États ou de donateurs. L’oligarque russe Guennadi Timtchenko, qui fait déjà l’objet de sanctions américaines, serait impliqué dans l’affaire. Malgré les tensions actuelles dues à l’avancée du régime dans la région d’Alep – il vient notamment de reprendre une centrale électrique – et les difficultés de mise en place du cessez-le-feu, les accords de ce genre sont-ils, selon vous, une pratique répandue ? Il semble que de tels encore étaient possibles il y a quelques mois, mais le sont-ils encore actuellement ? D’une manière générale, quel impact les milieux d’affaires proches des sphères de pouvoir pourraient-ils avoir sur d’éventuelles négociations de paix ? Certaines entreprises semblent profiter de la situation.

M. Jean-Claude Cousseran. On imagine souvent que la Syrie, c’est Stalingrad. C’est ou cela a été vrai à un moment donné dans certains endroits – dans une partie d’Alep, à Homs, dans la banlieue de Damas –, mais ce n’est pas le cas partout dans le pays. Dans une même vallée, il arrive souvent qu’un village soit contrôlé par les forces gouvernementales et qu’un autre le soit par l’opposition ou par Daech. Or ces gens se parlent, et c’est normal. Ils tiennent des barrages où ils font payer les personnes qui circulent. Si un camp a de la viande ou du pétrole, il va en fournir aux autres. Il faut bien continuer à vivre. Cela a existé au Liban pendant la guerre civile ou en Europe à d’autres époques. C’est la vraie vie.

La question de l’existence de coopérations telles que celle que vous décrivez, monsieur Pueyo, se pose en effet. À l’origine, les champs de pétrole étaient possédés par l’État. Celui-ci a été chassé par les tribus armées, lesquelles ont été à leur tour chassées par les djihadistes, qui étaient dotés d’armes plus puissantes. Toutefois, ces derniers ne disposaient pas de voies de communication pour exporter le pétrole. Or cela ne sert à rien de posséder un puits si on ne peut pas en écouler la production. Peu à peu, les gens se mettent à discuter…

Je ne connais pas le cas du champ de gaz que vous avez mentionné. Mais il n’est pas du tout impossible que les acteurs concernés se soient dit qu’il était dans l’intérêt de tous de ne pas en bloquer l’exploitation et d’en tirer quelque chose, et qu’ils aient conclu une sorte d’arrangement au bénéfice de chaque partie. Je n’ai pas d’informations à ce sujet et n’ai pas de moyens d’en obtenir.

Rappelons que la Syrie est gouvernée depuis quarante ans par un régime minoritaire, et que la minorité en question, les Alaouites, a été opprimée pendant douze siècles. Il y avait une forme de mépris et une distance très forte à l’égard de cette minorité. Mais, un jour, les Alaouites ont pris le parti Baas et l’armée, puis le pouvoir. Ils ont alors instauré une dictature minoritaire et brutale fondée sur le pouvoir des services. Le régime bathiste était un régime manœuvrier. Hafez al-Assad négociait avec ses adversaires. Il l’a notamment fait avec les paysans : il a désoviétisé les campagnes en faisant monter les prix agricoles et en cassant les kolkhozes. Il n’était donc pas impopulaire dans le monde agricole.

De même, il a dit, en substance, à la bourgeoisie sunnite syrienne : « Vous avez l’industrie et l’argent, nous avons le pouvoir et la force. On va partager : vous nous lâcherez un peu de votre argent, vous calmerez le peuple sunnite, et nous ne vous embêterons pas. » Et cette bourgeoisie, qui était totalement opposée au baathisme et aux Alaouites, a appris à vivre avec eux. La base de cet arrangement, c’était la stabilité et la violence du régime et de ses services. Cependant, tout cela a volé en éclats avec les révolutions arabes, et ce régime minoritaire a révélé sa vraie nature : jugeant que c’est « eux ou nous », il a choisi une répression violente, sans nuance, qui l’a entraîné dans une guerre civile très dure avec la majorité du pays. Aujourd’hui, les Russes changent la donne : ils sanctuarisent d’une certaine manière le régime de Bachar al-Assad. Ils prennent d’ailleurs des risques en élargissant beaucoup la zone dont ils sont censés assurer la sécurité. Nous verrons dans quelle direction la situation évolue.

Je ne crois pas que les milieux économiques aient une grande influence sur ce qui peut se passer. Selon moi, la bourgeoisie syrienne nourrit toujours le rêve suivant : trouver à nouveau un arrangement, conclure un accord du type de celui de Taëf au Liban. Cependant, l’accord de Taëf n’a pu exister que parce qu’il y avait le patron syrien, qui l’a imposé à toutes les forces libanaises. En Syrie, qui sera le patron, l’arbitre, le géniteur d’un tel accord ? L’Arabie saoudite, l’Égypte, la Turquie ? Pour le moment, on ne voit rien de tel se profiler. En Irak, on peut imaginer la formation d’une nouvelle fédération sur une base tripartie, à condition que le système de Daech soit cassé par la population et les forces étrangères. Par contre, en Syrie, on ne voit guère se dessiner d’entente dans l’immédiat. Les négociations s’ouvrent seulement. Si le cessez-le-feu tient, cela accréditera l’idée que les différents acteurs peuvent se parler et, éventuellement, comprendre qu’ils ont des intérêts communs.

Je n’ai pas d’informations concernant Abou Bakr al-Baghdadi. Quant à la manière dont il gouverne, honnêtement, je n’en sais rien. Dans l’islam prévaut le principe de la choura, qui est non pas la démocratie, mais la consultation. Normalement, le calife doit avoir autour de lui une choura aussi large possible, composée de bons musulmans dévoués à la nation, dont le rôle est de lui donner des conseils. Toutefois, ensuite, pour être un prince juste, il faut qu’il soit inspiré par Dieu. Tout cela ne nous dit pas quel est le mode de fonctionnement à la tête de Daech. En réalité, à l’instar de ce qui existe dans les autres mouvements djihadistes, le cœur du pouvoir est très probablement formé par un personnage dominant entouré d’un cercle très restreint d’hommes qui détiennent les clés du financement, de l’action militaire et de la propagande.

Daech a récupéré en Irak une partie des élites baathistes mises à pied par les Américains. Lorsqu’ils sont arrivés dans le pays, les Américains ont dissous l’armée et cassé le parti Baas, alors qu’il s’agissait d’une organisation très puissante, le dernier parti léniniste existant dans le monde, sur lequel l’État irakien s’était bâti. En agissant de la sorte, ils pensaient rénover la société politique comme ils l’avaient fait en Allemagne ou au Japon. Mais leur tentative a échoué : une partie des fonctionnaires et militaires mis en demi-solde ont rejoint Daech et lui ont donné les compétences étatiques, les capacités d’organisation et de gestion qui lui manquaient.

On peut craindre qu’un phénomène analogue se produise en Libye : une partie des héritiers du régime Kadhafi, qui ont été démobilisés et se sont retrouvés sans rien, ont commencé à rejoindre certaines forces liées à Daech.

M. Jacques Myard. Donc, Daech peut survivre ?

M. Jean-Claude Cousseran.  La question est de savoir s’il peut survivre à la série de défis auxquels il va être confronté à partir de maintenant : l’usure, la contestation populaire, l’intervention des forces étrangères, le jeu des autres sunnites et des États voisins… Daech aura probablement beaucoup à faire pour résister à ces forces.

M. Xavier Breton. Vous avez parlé des réseaux financiers de Daech. Dispose-t-il de son propre système bancaire organisé ou recourt-il à des banques extérieures ?

Jusqu’où la contrebande de pétrole et le trafic d’objets archéologiques vont-ils ? Existe-t-il des complicités dans les pays occidentaux, notamment européens ?

M. Gérard Bapt. J’ai rencontré il y a quelques semaines M. Mahmoud Abdoulkarim, directeur du musée national de Beyrouth. Il est un chaud partisan du fait que le régime syrien continue à payer les quelque 2 500 fonctionnaires du ministère de la culture, car on aura besoin d’eux dans l’avenir. À Palmyre, un certain nombre d’entre eux ont été exécutés, mais tous les objets du musée ont été rapatriés et cachés à Damas avant que Daech ne puisse mettre la main dessus. De même, l’État syrien continue à payer des enseignants même si ceux-ci n’enseignent plus.

Ce que vous avez dit à propos des coopérations sur le terrain, monsieur l’ambassadeur, me rappelle ce qui se passait en France pendant l’Occupation : il arrivait que des résistants traitent avec le commissaire de police ou l’officier de gendarmerie du canton. En Syrie, le pouvoir central ne contrôle pas tous les gouverneurs, qui mènent leur propre politique et se livrent parfois à des trafics dans leur coin. En ce qui concerne la centrale électrique d’Alep, il y a eu un partage : le régime a décidé de continuer à fournir de l’électricité dans les zones où l’État islamique est implanté, afin que la centrale – qui est magnifique – ne soit pas détruite et que l’on puisse rétablir facilement l’électricité le moment venu. À ce stade, les quartiers chrétiens d’Alep ne sont pas alimentés en électricité.

Monsieur l’ambassadeur, comment a-t-on pu se tromper à ce point et aussi longtemps en annonçant, mois après mois, que l’on était à la veille de la chute de Bachar al-Assad et de son régime ? Pourtant, l’ambassadeur en poste en Syrie à l’époque, M. Éric Chevallier, appelait l’attention sur le fait que les événements ne concernaient au premier chef ni Damas ni Alep. Comment a-t-on pu persévérer autant dans cet aveuglement, qui n’a pris fin que le 13 novembre 2015 ? J’ai posé cette question, d’une part, au centre d’analyse, de prévision et de stratégie du ministère des affaires étrangères et, d’autre part, à la direction générale des relations internationales et de la stratégie du ministère de la défense.

M. Olivier Faure. Merci, monsieur l’ambassadeur, pour votre exposé très riche. Vous avez évoqué la capacité de l’État islamique à occuper un vide, sa force et son organisation. Or, qui dit organisation, dit financement, ainsi que vous l’avez souligné. Au-delà des coups portés à Daech par la coalition sur le plan militaire, l’idée que chacun de nous défend ici est d’affaiblir l’État islamique en asséchant ses finances. Vous avez exposé en détail les complicités éventuelles dont bénéficie Daech et les coopérations sur le terrain, la vie étant la vie, et la contrebande ayant toujours existé. S’agissant des réseaux de fundraising, vous avez indiqué que les Américains avaient déjà mis sur liste noire un certain nombre de personnalités qui étaient des financeurs réguliers de l’État islamique. Le sentiment général, c’est que cette organisation a besoin de la complicité objective de systèmes bancaires occidentaux, qui se font eux aussi leur marge sur certains trafics. Je complète la question posée par Xavier Breton : comment identifier les banques qui participent au blanchiment de l’argent de Daech ? Comment se fait-il que nous ne l’ayons pas déjà fait ? Qu’est-ce qui se cache derrière ces flux financiers et nous gêne au point de nous faire reculer ou de nous empêcher de prendre des décisions ?

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Je complète la question d’Olivier Faure, tout en partageant son étonnement, qui est d’ailleurs l’un des motifs de la création de cette mission. Vous avez expliqué que nombre des réseaux financiers qui alimentent aujourd’hui Daech étaient en place depuis un certain temps, Daech n’ayant fait que reprendre et amplifier des pratiques existant dans les territoires qu’il contrôle. Pouvez-vous nous donner des informations supplémentaires sur ces réseaux, notamment sur la manière dont ils se sont constitués, sur leur composition et sur leur mode de travail ?

Vous avez indiqué que l’Arabie saoudite et la Qatar avaient pris des sanctions contre leurs ressortissants qui avaient apporté une aide financière à l’État islamique. Pouvez-vous nous préciser la nature de ces sanctions ou, à défaut, nous indiquer les sources à partir desquelles nous pourrions obtenir des informations supplémentaires sur ce point ?

M. Jean-Claude Cousseran. Je commence par les questions que vous soulevez à propos des banques. Selon des informations que l’on trouve sur internet, Daech met à profit des techniques traditionnelles de placement et de prêt contre rémunération qui existent dans tous les souks et bazars du monde musulman. Conformément à une règle de base de la finance islamique, la rémunération de ces prêts se fait sous forme non pas d’intérêts, mais d’association aux bénéfices ou aux pertes. Je n’en sais guère plus.

En tout cas, il est certain qu’il existe toujours une solidarité entre des individus riches résidant notamment dans les pays du Golfe et des mouvements djihadistes. Il est cependant très difficile d’en prendre la mesure. Selon une étude américaine, que je vous communiquerai, les sommes en jeu seraient très substantielles. Mais est-ce totalement exact ? Ce point mériterait d’être étudié de manière plus approfondie en interrogeant les spécialistes des questions de financement. D’autres études ont été faites en la matière, notamment aux États-Unis et au Royaume-Uni.

Quant aux banques occidentales, je ne pense pas qu’elles aient eu très envie de se lancer dans des activités financières de ce genre. Elles prennent des précautions très strictes.

Un système financier tel que celui de Daech peut-il fonctionner sans aucun lien avec des structures bancaires ? Je n’ai pas la réponse à cette question, mais il faut en effet se la poser.

S’agissant des objets archéologiques, tout le monde connaît leur valeur et, malheureusement, notamment en Syrie et en Iran, dès qu’un événement politique conduit à un affaiblissement, voire à la disparition de l’État, des règles et des contrôles de police, de nombreux « archéologues amateurs » se révèlent et commencent à faire des fouilles clandestines, avec de simples détecteurs de métaux électroniques. Quelquefois, il faut bien le reconnaître, ils sont guidés par des acheteurs lointains. Par le passé, dans le désert syrien, on a pratiqué le « telling », qui consiste à chercher des objets dans les tells, collines qui indiquent la présence d’un habitat ancien. Les mauvaises langues accusaient notamment l’armée de piller les vestiges et de revendre le produit de ces fouilles. Actuellement, tout le monde sait que de nombreux objets, authentiques ou non, souvent prélevés sur des sites archéologiques, sont vendus à la frontière entre la Syrie et le Liban.

Vous avez raison, monsieur Bapt : en continuant à payer les fonctionnaires, le régime syrien cherche à maintenir un lien avec eux, à assurer dans une certaine mesure la légitimité de l’État, à maintenir des services à la population – tel est le cas s’agissant des enseignants – afin d’éviter qu’elle ne rallie complètement le camp d’en face. À Mossoul, qui compte 2 millions d’habitants, on ne détachera pas la population de Daech en lui portant préjudice. On peut donc tout à fait comprendre l’attitude des États irakien et syrien. Quant à l’administration des nombreux musées de qualité que l’on trouvait en Syrie et en Irak, elle était sérieuse et s’est incontestablement acquittée de sa mission avec courage et persévérance. Pour ce qui est du pétrole, en revanche, il y a bien une sorte de partage entre les acteurs sur le terrain.

Vous avez posé une question clé qui nous concerne tous, monsieur Bapt : pourquoi avons-nous pensé que le régime de Bachar al-Assad allait tomber du jour au lendemain ? On s’est sans doute dit : « Après tout, cela a marché en Tunisie et en Égypte, pourquoi pas en Syrie ? » Mais on a oublié que, à la différence des sociétés tunisienne et égyptienne, la société syrienne n’était pas du tout unifiée, et que le régime de Bachar al-Assad était fondamentalement minoritaire : les services, hypertrophiés, et les unités d’élite de l’armée – mais pas l’armée dans son ensemble – étaient tenus par les Alaouites. Depuis lors, l’influence de l’Iran n’a fait que renforcer le caractère minoritaire du régime. Les dignitaires du régime savent que ce sera tragique pour eux s’ils perdent. Ils sont hantés par cette vision. Il y a chez eux le sentiment très profond qu’il faut résister par tous les moyens dans un univers cruel et violent. Et les 1,8 million d’Alaouites n’ont pas la possibilité d’émigrer dans un autre pays. En disant cela, je ne cherche nullement à excuser ce régime, qui a commis des actes abominables : il a pratiqué la torture de manière extrême et a été d’une grande violence avec tous ceux qui pouvaient représenter une opposition.

En tout cas, les autorités françaises souhaitaient que le régime de Bachar al Assad s’effondre sous la pression des oppositions. On se disait que, au fond, cela était juste et que cela simplifierait les choses.

M. Jacques Myard. C’est de l’émotivité…

M. Jean-Claude Cousseran. Pas nécessairement. On a voulu, politiquement, marquer très profondément notre hostilité à l’égard de ce régime, montrer que nous voulions sa perte. Il s’agissait d’une affirmation de nature politique, mais qui n’était pas complètement confirmée sur le terrain, il faut bien le dire.

Selon moi, contrairement à ce que quelques-uns d’entre vous pensent et disent, ce régime ne jouera pas le jeu de la négociation. Parce que ses représentants ont peur, qu’il leur est difficile d’imaginer un régime démocratique et équilibré, qu’ils n’ont pas confiance dans le fait que les autres parties veuillent un tel régime, ils essaieront de bloquer l’hypothèse d’un rassemblement du pays, d’un retour à une forme de vie commune sur la base d’une négociation réaliste. Or notre intérêt à nous, c’est que cette guerre cesse, que les Syriens retrouvent la possibilité de vivre ensemble, que la Syrie redevienne un pays.

La déliquescence des structures étatiques dans cette région est tout à fait terrible. Nous avons aujourd’hui à nos portes de vastes zones où il n’existe plus d’autorité ni de solidarité de type étatique, où il n’y a plus que des solidarités régionales, locales ou religieuses. Entre la Syrie et l’Irak, environ 20 millions de sunnites ont désormais pour seuls représentants des organisations telles que Daech et Jabhat al-Nosra. Un phénomène analogue se produit dans le Sinaï, dans une partie de la Libye et dans une partie du Sahel. La vision étatique qui s’était imposée au lendemain des indépendances est aujourd’hui en train de se déliter au profit d’autres formes de solidarité, d’autres conceptions du combat, de la conquête et de l’affirmation de soi.

M. le rapporteur. Vous vous êtes présenté comme un diplomate qui a une expérience du renseignement. Quels défis Daech nous pose-t-il aujourd’hui en termes de renseignement, non seulement dans la zone, mais aussi à l’intérieur de notre pays ? Y a-t-il une collaboration entre les différents services de renseignement ?

M. Jean-Claude Cousseran. Depuis le 11 septembre 2001, la collaboration et les échanges entre les différents services de renseignement se sont très fortement amplifiés, notamment avec les États-Unis. Il n’y a pas de difficulté en la matière.

Les difficultés viennent d’ailleurs. En France, les résultats ne sont pas si mauvais, mais on ne peut pas dire qu’ils soient bons non plus. Pendant quinze ans, de 1997 à 2012, date de l’affaire Merah, il n’y a pas eu d’attentat djihadiste en France. S’agissant des attaques du 13 novembre, une série d’éléments avaient été repérés et traités par les services et, dans certains cas, utilisés, mais ces attentats ont eu lieu, et ils ont tué 130 personnes.

Il est difficile pour les services et, plus largement, pour l’ensemble des structures de l’État de faire face à une menace individualisée, à des microgroupes. D’après les informations qui sont publiées aujourd’hui, les Français qui ont commis ces attentats ont certes été influencés par l’islamisme moyen-oriental, éventuellement par celui de Daech, mais leur parcours raconte fondamentalement des histoires françaises : ils ont été marqués par leur expérience en banlieue, se sont radicalisés en prison...

Il faut que les services s’améliorent sur toute une série de points – méthodologies, analyse, structures, organisation, etc. –, d’ailleurs évoqués dans un certain nombre d’articles. Le Gouvernement a agi : il a appuyé les réformes, a accordé des crédits, a permis des recrutements, a encouragé depuis plusieurs années le développement des capacités techniques.

Dans la situation actuelle, le plus dangereux serait de se livrer à un procès systématique des services. D’autre part, il ne faut pas que le pouvoir politique parle de risque zéro – il ne le fait pas et c’est très bien –, car le danger est bien présent, et on ne peut pas se dire que l’on échappera aux événements. Il est capital que les services renforcent peu à peu leurs capacités dans de multiples domaines, sous l’impulsion du Gouvernement et avec le soutien de la société. L’objectif, c’est non seulement que nos services soient efficaces, mais aussi que notre société soit prête à affronter le danger et qu’elle résiste. Ce n’est pas la première fois que nous sommes confrontés à une menace. Il faut l’aborder non seulement à travers la politique gouvernementale, le rôle des services ou l’inspiration de tel ou tel expert, mais également avec la résilience sociale. C’est l’ensemble de ces éléments qui a un sens.

Nous ne ferons pas l’économie de réformes, qui seront peut-être lourdes. Les premiers à en être convaincus sont d’ailleurs les agents des services eux-mêmes. Ils ne sont pas aveugles aux difficultés, en termes d’articulation entre la police de proximité et les fonctions d’analyse, de continuité de l’analyse stratégique, de planification. Les services sont en train d’évoluer, mais il faut qu’ils le fassent de manière ordonnée, avec une volonté sereine et la conviction qu’ils bénéficient du soutien de la population, du Gouvernement et de la classe politique dans son ensemble.

Mme Sandrine Mazetier. Le Qatar et l’Arabie saoudite, avez-vous dit, ont pris position un peu tardivement contre Daech en adoptant des mesures contre certains donateurs. Cela ne saute pas totalement aux yeux. D’autre part, l’Arabie saoudite n’a-t-elle pas commis une faute majeure en décidant d’exécuter de nombreux sunnites, compte tenu notamment de son isolement et de celui des pays du Golfe ?

Vous avez indiqué qu’Israël observait les événements depuis le balcon. Selon une rumeur, de hauts responsables de Daech se font soigner en Israël. Avez-vous eu connaissance de cette rumeur ? A-t-elle un début de fondement ? Si tel est le cas, comment peut-on expliquer ce fait ?

Parmi les faiblesses de Daech, vous avez évoqué la possibilité d’une fragmentation, étant donné la manière dont il s’est lui-même constitué. La France ayant eu des liens importants avec les élites bassistes, en particulier en Irak, ne pourrait-elle pas contribuer au retournement d’un certain nombre de membres de ces anciennes élites récupérés par Daech et accélérer ainsi cette fragmentation ?

M. Jean-Claude Cousseran. Je ne suis pas sûr que ce soit une piste, car je crains que l’heure des baathistes ne soit un peu passée : certains d’entre eux sont présents dans le système, mais ils ont été absorbés par lui, et leur influence absolue est probablement discutable. Je ne crois pas non plus que nos liens avec les élites baasistes aient été si forts que nous puissions intervenir à ce titre aujourd’hui. Il existe sans doute encore des relations personnelles, mais cela remonte à vingt ou vingt-cinq ans. Au moment de la guerre Iran-Irak, la liaison entre les establishments français et irakien a en effet été très forte, notamment entre les marchands d’armes français et les acheteurs irakiens. Nous avions alors choisi notre camp, estimant qu’il fallait absolument maintenir l’Irak tel qu’il était, afin d’éviter un changement de frontières entre les mondes perse et arabe, et d’empêcher la contagion de la révolution islamique.

Pour le moment, Daech existe, même si on peut percevoir quelques divergences en son sein, et si l’on peut noter quelques revers très notables. La fragmentation concerne plutôt l’ensemble du système djihadiste, en Irak et, surtout, en Syrie.

Les Saoudiens comprennent bien que le wahhabisme est un drapeau qui peut couvrir tout ce qu’on voudra, et ils ont peur d’une contestation interne. Ils la voient venir du côté de l’islam politique et de l’intégrisme musulman, notamment de Daech, et s’en protègent par tous les moyens, dont la répression interne. L’exécution d’une quarantaine de militants sunnites indique d’abord que de tels militants sont présents dans leur pays, qu’il existe des structures d’opposition dangereuses contre lesquels ils ont cru nécessaire de marquer leur volonté. Elle montre aussi qu’ils n’hésitent pas à manier la peine de mort pour apparaître en position de force vis-à-vis de leur opinion.

S’agissant des combattants qui se feraient soigner dans des hôpitaux israéliens, on a d’abord parlé d’hommes issus des rangs non pas de Daech, mais d’autres organisations qui combattent le régime et tiennent des zones proches de la frontière israélienne, sans que l’on sache s’il s’agit de l’ASL ou de mouvements plus marqués tels que Jabhat al-Nosra. Il paraîtrait surprenant et paradoxal qu’Israël ait le moindre rapport « politique » avec des djihadistes qui sont ses ennemis absolus. Cela dit, je ne trouverais pas anormal qu’un hôpital israélien soigne un blessé tombé à proximité de la frontière israélienne, quel qu’il soit.

M. Jacques Myard. C’est une réponse diplomatique !

M. Jean-Claude Cousseran. Je ne vois pas quelle serait la logique d’une telle politique. Les Israéliens ne s’entendaient pas si mal que cela avec le régime al-Assad : il y a eu plus de vingt-cinq ans de paix entre les deux pays, et le Golan n’est pas un endroit où l’on s’est battu ; ce n’est pas totalement le fruit du hasard. Les Israéliens sont capables de subtilités, mais l’idée qu’ils pourraient désormais soutenir les djihadistes va, selon moi, un peu loin. Certes, un cas particulier est toujours imaginable. En l’espèce, il s’agit peut-être simplement d’un geste humanitaire, même si de tels gestes sont assez rares dans cette zone.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Merci beaucoup, monsieur l’ambassadeur.

L’audition s’achève à quinze heures cinq.

Audition de M. Bruno Dalles, directeur de Tracfin

(séance du 8 mars 2016)

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Je ne vais pas faire l’offense à l’assistance nombreuse de présenter Tracfin, dont vous êtes le directeur, monsieur Dalles, cet organisme qui traque les brigands financiers par tous les moyens et partout, à l’exception de Daech peut-être. Sa mission est de lutter contre les circuits financiers clandestins et toutes les formes de blanchiment.

Cette audition se tient à huis clos et le compte rendu vous sera soumis. Notre mission est dotée depuis quelques jours des prérogatives d’une commission d’enquête. À ce titre, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Bruno Dalles prête serment.)

Nous sommes attachés à mieux connaître, autant que vous pourrez nous y aider, les circuits de financement de Daech. Nous sommes intéressés par toutes les informations qui peuvent nous aider à comprendre la manière dont Daech s’enrichit, place son argent et le réutilise.

Nous souhaitons également connaître votre sentiment sur les récentes dispositions adoptées dans le projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale.

M. Bruno Dalles, directeur de Tracfin. Pour répondre aux interrogations de votre mission, je ferai d’abord un bref rappel sur le rôle de Tracfin avant de vous rendre compte de notre action dans la lutte contre Daech puis de faire le point sur le cadre juridique actuel et les pistes d’évolution. Je précise d’emblée que la plupart des mesures concernant le terrorisme dans le projet de loi que vous avez cité ont été proposées par Tracfin.

Il est important de rappeler quelques éléments sur le rôle de Tracfin. D’abord, Tracfin est un service de renseignement financier, rattaché au ministère des finances ce qui présente des avantages en termes de moyens. Nous sommes le seul service de renseignement à ne faire que de l’analyse financière : nous n’avons ni service action, ni service de recherche de renseignements, nous ne gérons pas de sources, nous ne rémunérons pas des informations. Les moyens de Tracfin auxquels vous faisiez référence sont très encadrés puisqu’ils sont définis par le code monétaire et financier. Tracfin est uniquement et exclusivement alimenté par les déclarations de soupçon. Tracfin ne peut voir quelque chose que s’il détient de l’information. Cette information provient des déclarations de soupçon, des informations de soupçon adressées par les administrations et les autorités publiques ou des informations transmises par des services homologues à l’étranger. Je reçois environ 40 000 déclarations de soupçon par an, 600 à 700 informations de soupçon, et un bon millier – ce chiffre a augmenté l’année dernière – d’informations provenant des cellules de renseignement financier étrangères. Soyons clairs, nous n’avons pas d’autres moyens de récupérer de l’information. Notre pouvoir se limite à analyser les documents, les flux financiers et leur justification, ainsi que les comptes bancaires, avec une arme : le droit de communication, qui est la version administrative du pouvoir de réquisition. Tracfin exerce ce droit auprès des professionnels assujettis aux obligations en matière de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Ces professionnels sont listés à l’article L. 561-2 du code monétaire et financier.

Il faut également avoir en tête que le dispositif a été conçu pour la lutte contre le blanchiment. Le blanchiment est défini comme l’intégration de fonds d’origine illicite dans l’économie légale. La question que nous nous posons en matière de blanchiment est : d’où vient l’argent ? Avec la lutte contre le financement du terrorisme, il ne s’agit plus uniquement de savoir d’où vient l’argent mais aussi où il va. Cette seconde mission a été confiée à Tracfin avec la création du délit de financement du terrorisme par les amendements à la loi relative à la sécurité quotidienne du 15 novembre 2001, après les attentats du 11 septembre. Le dispositif antiblanchiment a ainsi été complété par des normes, des procédures et des objectifs en matière de lutte contre le financement du terrorisme. Il faut notamment orienter les capteurs dans une autre direction, vers ce qu’on appellera plus tard le microfinancement – des sommes avec des niveaux d’intensité relativement faibles et des petits montants.

L’ensemble des professions assujetties aux obligations antiblanchiment doivent intégrer cette double logique – les banques, les assurances, les établissements financiers mais aussi les professionnels du droit et du chiffre jusqu’aux agents sportifs ; ces derniers ne noient pas Tracfin d’informations, leur participation est constante depuis cinq ans, le score est nul chaque année. Les déclarations de soupçon ne sont pas révélatrices de la réalité d’un phénomène criminel et de problèmes liés à l’origine des fonds.

Il faut enfin noter que Tracfin est une structure de traitement de l’information : elle reçoit l’information, la trie, la stocke, opère des rapprochements et approfondit. Notre mission, qui historiquement est de judiciariser le renseignement financier, a beaucoup évolué depuis les sept dernières années à la faveur de deux événements : premièrement, en 2008, la création de la communauté du renseignement, réunissant les six services de renseignement dits du premier cercle, dont Tracfin fait partie. Tracfin est amené à échanger avec les autres services et à participer à des structures communes : depuis les attentats de 2015, ont été créées deux cellules interagences, l’une à la direction du renseignement militaire (DRM), l’autre à la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Un agent de Tracfin est en permanence dans cette cellule dont l’objectif est d’échanger de l’information sur les filières djihadistes. La décision d’intégrer Tracfin à la communauté du renseignement emporte des conséquences opérationnelles : Tracfin entretient des liens quasi-permanents avec les autres services de renseignement du premier cercle – la DGSI, la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), la DRM, mais aussi la direction de la protection et de la sécurité de la Défense (DPSD), l’autre service de renseignement de Bercy et la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) – et analyse l’environnement financier de personnes qui sont des cibles de ces services.

Deuxièmement, à partir de 2010, la célèbre muraille de Chine, séparant le blanchiment de la lutte contre la fraude fiscale, s’est effondrée ; elle est devenue un mur de Berlin. Depuis 2010, la fraude fiscale est intégrée comme sous-jacent du blanchiment. Les professionnels assujettis sont donc tenus de détecter également le blanchiment de la fraude fiscale – avec la simplicité qui caractérise la matière fiscale, un décret fixe seize critères que seuls les spécialistes de la fiscalité peuvent comprendre, destinés à guider l’analyse de risques pour favoriser les déclarations de soupçon dans ce domaine ; il s’agit du décret n° 2009-874 du 16 juillet 2009 pour ceux qui ont envie de s’y reporter.

Cela nous permet de transmettre de l’information à l’administration fiscale. 90 % des transmissions de Tracfin, environ 500 dossiers par an, donnent lieu à des procédures fiscales avec des droits notifiés et des pénalités. Dans le même esprit, Tracfin est depuis 2012 chargé de la lutte contre la fraude sociale.

Voilà les précisions que je souhaitais vous apporter pour sortir des fantasmes de la presse qui nous prêtent des pouvoirs d’espions financiers, faisant des filatures de flux sur des terrains d’opération que je ne connais pas.

Deuxième sujet, quelle analyse peut-on faire des moyens de Daech ? Une précision s’impose : les informations dont nous disposons provenant des échanges avec les autres services de renseignement, nos analyses respectives nous conduisent à un diagnostic commun sur le financement de Daech que vous avez peut-être déjà entendu : Daech présente une particularité au regard de ce que nous avons connu jusqu’à présent en matière de financement du terrorisme. Par le passé, nous avions affaire à des groupes terroristes qui pouvaient certes s’autofinancer mais qui étaient souvent soutenus par des États ou des structures légales. Avec Daech, nous sommes face à une organisation terroriste qui a pris le contrôle d’un territoire dont elle exploite toutes les ressources.

Vous connaissez certainement – la presse s’en est fait l’écho – les premières sources de financement de Daech : avec l’attaque de Mossoul, la banque centrale, l’or, les ressources naturelles. Des flux sont également alimentés par l’exploitation des puits de pétrole, les raffineries et l’exportation de pétrole – les photos aériennes des services de renseignement permettent de voir des files de camions partant vers la Turquie. On peut ajouter le racket, les impôts ainsi que l’exploitation potentielle de biens culturels pillés – des quasi-autorisations de pillage ont été accordées, des paiements ont été faits, des produits sont en attente de distribution, le temps de préparer de vrais-faux certificats d’origine qui masqueront l’origine réelle et qui les feront apparaître dans quelques mois ou années sur des lieux de vente, d’où les appels à la vigilance sur ce type de fonds et de financement.

Que voit-on du point de vue français ? Vous l’avez compris, face à une structure qui contrôle un territoire et qui peut s’autofinancer, nous sommes particulièrement aveugles pour voir des flux de financement. Les déclarations de soupçon proviennent à 85 % du secteur financier et du secteur bancaire. Or, nous savons que les modes de financement des filières djihadistes essaient de contourner ces secteurs, préférant les circuits clandestins et l’utilisation de l’argent liquide : transport de cash, envoi de cash, virement par le biais d’organismes comme Western Union qui permettent de transférer très rapidement des fonds.

Les actions terroristes, celles qui ont été évitées comme celles qui ont été réalisées, nous permettent d’approfondir notre analyse. Il apparaît que les modes de financement des djihadistes sont relativement simples : souvent de petits montants, des fonds d’origine aussi bien légale qu’illégale. Un des membres du commando du Bataclan était revenu sur le territoire national et avait réactivé son compte bancaire pour percevoir des prestations sociales ; dès qu’elles étaient versées, ils les retiraient en liquide pour assurer sa subsistance jusqu’à son passage à l’acte. Daech peut aussi compter sur le soutien financier apporté par des tiers, qui sont soit dans l’environnement familial, soit dans l’environnement culturel et cultuel. En travaillant en temps réel sur les personnes impliquées dans les attentats du 13 novembre, nous avons constaté l’utilisation de différents moyens de financement, y compris des cartes prépayées anonymes qui ont permis de financer la location de nuitées d’hôtel dans le Val-de-Marne avant de passer à l’action ; un compte bancaire alimenté par des versements en espèces a permis de financer la location du véhicule en Belgique, avec l’utilisation d’une autre identité que celle des conducteurs.

Avec ces moyens assez basiques, on est bien loin de l’organisation Daech. Mais Daech n’a finalement pas besoin d’envoyer des fonds pour ces passages à l’action car les terroristes s’autofinancent par le microfinancement. Pour les attentats de janvier, nous avons identifié une autre source de microfinancement, pas forcément illégale à l’origine, l’utilisation du crédit à la consommation. On trouve dans la littérature de Daech, produite à Rakka, des incitations à recourir aux crédits à la consommation, pour des montants inférieurs à 2 000 euros car les contrôles sont moins stricts. Il n’est pas nécessaire d’aller chercher des modes de financement sophistiqués faisant appel à la redistribution des fonds tirés du pétrole ou de l’or pour financer le passage à l’acte terroriste.

La lutte contre le financement du terrorisme pour Tracfin ne se résume pas à réunir des éléments permettant d’établir l’infraction pénale de financement du terrorisme. Son rôle consiste à chercher du renseignement financier qui sera un indicateur d’alerte de radicalisation ou de passage à l’acte. L’analyse de l’information financière, partagée avec les autres services de renseignement, principalement la DGSI, sur la protection du territoire, la DGSE, sur l’action à l’étranger et la DRM sur l’action militaire à l’étranger, doit aider ces derniers à orienter leurs propres capteurs ou leurs actions. C’est la raison pour laquelle Tracfin a reçu le renfort de dix agents, permettant de créer à partir du 1er octobre une division spécialisée dans les affaires de financement du terrorisme. Le renseignement financier permet parfois d’établir l’infraction d’association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste. Les liens financiers sont, en effet, plus difficiles à effacer que les liens téléphoniques pour lesquels on prend des précautions en utilisant des appareils anonymes. En travaillant a posteriori sur le cas de celui qui est présenté comme le « chef du commando » du 13 novembre, nous avons pu établir des liens avec différentes personnes – personnes qui lui ont envoyé de l’argent ou à qui il en a envoyé. Toutes ces informations sont utiles pour orienter les capteurs des autres services – écoutes, captations des autres services de renseignement – afin d’identifier les membres de la mouvance ou du réseau, en lien avec les auteurs de passage à l’acte.

Pour améliorer notre dispositif, nous ne pouvons pas nous contenter de travailler avec des capteurs très larges, nous devons cibler nos actions. C’est la raison pour laquelle, dans l’analyse du financement des attentats, figurent des propositions pour mieux contrôler la circulation de l’argent liquide dans l’économie, qui est aussi utile à la lutte contre la fraude, et mieux encadrer les cartes prépayées – il est établi que ces cartes ont été utilisées comme moyens de financement des attentats du 13 novembre. Nous avions déjà alerté sur ce sujet dans des rapports depuis 2011, tout comme l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) et la Banque de France ou encore le Groupe d’action financière (GAFI) dans ses rapports sur les typologies du terrorisme. La prise de conscience permet enfin d’envisager d’aller au-delà des normes juridiques actuelles.

Dans cette logique, nous avons également proposé que soit donnée à Tracfin la possibilité d’aider et d’orienter le travail des professionnels assujettis, c’est-à-dire de leur transmettre des informations sur des personnes physiques ou morales qui présentent un risque élevé en matière de blanchiment et de financement du terrorisme afin que ces derniers puissent mettre en place ce que nous appelons des vigilances renforcées – un dispositif de contrôle plus approfondi permettant de faire remonter le seuil des déclarations de soupçon pour des personnes appartenant déjà à des cercles identifiés par les services de renseignement comme présentant des risques élevés – connus des services de police ou signalés au titre des fameuses « fiches S » qui sont censées organiser une surveillance dont vous connaissez le caractère aléatoire. C’est un moyen de guider la remontée d’informations pour pouvoir partager l’information avec les autres services de renseignement et d’être plus efficace.

Nous sommes loin du territoire de Daech mais nous sommes dans notre champ de compétence – le traitement du renseignement et le partage de cette information pour protéger le territoire et aider au démantèlement des filières. Tout ce que je viens de vous dire a fait l’objet de travaux et d’analyses au sein du ministère des finances mais aussi avec le procureur de Paris pour faire le bilan de l’exploitation du renseignement financier qui, pour la première fois, a été transmis en temps réel pendant le flagrant délit après les attentats du 13 novembre. J’ai transmis directement cinq notes d’analyse et de renseignement financier sur les personnes identifiées comme membres du commando à la sous-direction antiterroriste de la police judiciaire, et pas uniquement aux services de renseignement qui eux ont été destinataires d’une quinzaine de notes d’analyse sur l’environnement financier des personnes identifiées. La réactivité n’exonère pas d’un travail plus complet et plus approfondi d’analyse des facteurs de risque.

Parmi les facteurs de risque identifiés, certains ont donné lieu à des projets de réglementation comme les cartes prépayées. D’autres outils facilitent le financement du terrorisme ou l’opacité dans les transactions financières, qui peut favoriser les flux liés au terrorisme. Nous avons émis un certain nombre d’alertes sur un dispositif dont vous avez certainement entendu parler : le compte-nickel, créé en février 2014 par la Financière des paiements électroniques, qui compte entre 200 000 et 230 000 utilisateurs. Depuis le 1er janvier 2016, ces comptes sont enfin intégrés dans le fichier des comptes bancaires (Ficoba), ce qui nous permet dans nos enquêtes de vérifier si une personne est titulaire d’un compte-nickel. Ce compte présente un certain nombre de caractéristiques qui font courir un risque en matière de microfinancement du terrorisme : faiblesse des coûts, facilité des transferts, absence de rémunération, conformité à certains principes de finance.

Nous avons également alerté sur le financement participatif, le crowdfunding. 90 % de ces plateformes accueillent des comptes créés par des associations. Il est très difficile de vérifier que les sommes sont utilisées conformément à l’objet qui a été déclaré pour inciter les donateurs à envoyer de l’argent. Un important travail est mené avec les organismes de gestion de ces structures de financement participatif. Je vous rassure tout de suite : les plateformes sont assujetties aux obligations antiblanchiment depuis une ordonnance de mai 2014, nous avons été assez réactifs. Néanmoins, une seule déclaration de soupçon nous est parvenue en 2014. Un travail d’information et de motivation reste à faire. Le dispositif législatif que j’ai évoqué tout à l’heure permettant de signaler des risques avérés aux professionnels assujettis peut être utile pour ces professions nouvelles qui ne sont pas encore structurées en matière de lutte contre le financement du terrorisme.

Enfin, un certain nombre d’améliorations sont possibles pour favoriser la coopération avec nos homologues. Dès lors que le financement de Daech emprunte des circuits étranges et étrangers, il importe de pouvoir interroger et recevoir de l’information. Je ne vous cache pas que la coopération avec la cellule de renseignement financier turque est proche de zéro alors que cette dernière serait en mesure de détecter un certain nombre de mouvements financiers de Français ou franco-quelque chose qui sont dans les zones contrôlées par Daech. Nous devons donc utiliser d’autres moyens pour essayer d’obtenir des informations sur les fonds envoyés par les familles à des djihadistes qui sont, soit en transit, soit sur le théâtre d’opérations et passent la frontière pour aller dans les bureaux de change récupérer régulièrement des fonds. Ce travail d’analyse peut être fait grâce à la coopération, notamment avec Western Union qui joue parfaitement le jeu. Mais nous manquons de capacité de coopération avec les cellules de renseignement dans la zone d’influence de Daech qui pourraient nous aider à être plus efficaces.

Nous travaillons en ce moment sur les flux financiers à destination de la Libye – ce que nous appelons les flux libyens. Le résultat de nos analyses sera prochainement transmis aux services de renseignement. Nous avons également travaillé sur la recherche de collecteurs, ces personnes qui sont destinataires de fonds provenant du monde entier qu’elles redistribuent pour le compte de Daech, soit vers d’autres personnes qui ont besoin d’être financées pour passer à l’action, soit vers Daech directement. Ce travail est récent, et c’est normal, d’autant que les moyens opérationnels dont je dispose le sont aussi. La cellule de trois personnes est devenue une division de dix personnes dédiée au traitement des affaires de financement du terrorisme. Je mobilise évidemment aussi des personnes de la division internationale, des fonctions soutien et de la direction du service mais nous ne sommes pas à l’échelle d’autres services de renseignement. Nous travaillons en partenariat avec les autres services de renseignement, mais nous travaillons surtout à leur demande.

En conclusion, nous avons des outils, nous avons amélioré nos capacités, nous avons formulé des propositions – je ne les ai pas toutes détaillées mais j’espère que la représentation nationale les approuvera – afin d’adapter nos outils juridiques. Toutefois, notre capacité d’action et d’entrave reste limitée car elle est périphérique par rapport à un phénomène qui est très éloigné de nous. Notre stratégie pour lutter contre les filières djihadistes est d’anticiper, de tracer le départ vers les zones de combat, et de récupérer les personnes qui reviennent afin d’essayer de les neutraliser sur le plan judiciaire. Dix fois par an, nous transmettons un dossier au procureur de Paris, uniquement sur l’infraction de financement du terrorisme, mais cela ne concerne pas forcément Daech.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. L’Arabie saoudite et le Qatar ont pris des sanctions contre ceux de leurs ressortissants qui ont été convaincus d’avoir contribué au financement de Daech. Cette information vous est-elle parvenue ? Quelles dispositions avez-vous pris pour surveiller les personnes visées par ces sanctions ?

D’après ce qui nous a été dit, les États-Unis ont dressé une liste de personnes soupçonnées de financer Daech. Ces personnes apparaissent-elles sur vos radars ? Quelle surveillance mettez-vous en place ?

M. Bruno Dalles. Comme je vous l’ai dit, nous ne pouvons agir que si nous sommes informés. Le cadre de notre information est bien défini : celle-ci dépend des éléments que peuvent nous adresser nos homologues.

Tracfin n’a pas de compétence pour geler les avoirs de quiconque. Or, telle est la finalité du dispositif que vous évoquez.

Il existe à la direction du Trésor des services qui récupèrent les noms des personnes faisant l’objet de mesures internationales ou nationales de gel des avoirs. Le rôle de Tracfin, lorsque nous sommes informés des mesures de gel prises par les Nations Unies, l’Union européenne, ou la France consiste à empêcher leur contournement. Cela est déjà arrivé : des personnes faisant l’objet de sanctions détiennent des comptes qui ne sont pas gelés sur lesquels des opérations anormales sont détectées. Dans ce cas, Tracfin peut jouer son rôle. À l’heure où je vous parle, même si nous avons détecté des contournements, ils ne concernent ni des ressortissants du Qatar ni de l’Arabie saoudite. Je n’ai pas été destinataire d’informations de mes homologues qatariens ou saoudiens sur des sanctions qui concerneraient la France. Cette information n’aurait de sens que si l’autorité qatarienne pouvait penser que la personne possède des actifs en France. Dans le cas contraire, nous vérifierons dans le Ficoba qu’il n’y a pas de compte et que les mesures de détection ne se justifient donc pas.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Je comprends, mais on pourrait imaginer que par précaution – il paraît que le Qatar est un pays allié –, le Qatar prévienne ses alliés qu’il prend des sanctions à l’égard de certains de ses ressortissants afin qu’ils examinent la situation de ces derniers en France.

M. Bruno Dalles. Cela ne me serait pas particulièrement utile puisque je ne dispose pas de pouvoir déterminant. Le pouvoir de gel des avoirs ne relève pas – hélas, peut-être – de Tracfin.

Pour vous rassurer s’agissant du Qatar dont les représentants sont souvent en France, semble-t-il, sa cellule de renseignement financier manifeste une très forte volonté de rapprochement avec Tracfin. C’est la demande qu’ils nous ont adressée lors de leur dernière visite et je les rencontre dans quinze jours pour approfondir notre coopération. Je ne manquerais pas de leur demander si des mesures de cette nature ont effectivement été prises, ce dont je doute.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Pour être clair, il ne vous sert à rien d’être informé de dispositions coercitives prises en raison de flux financiers illégaux et visant un ressortissant étranger qui pourrait détenir des avoirs en France.

M. Bruno Dalles. S’il détient des avoirs en France, cela m’est utile. Cela s’appelle une information entrante ; elle fait partie des informations que l’on peut recevoir et sur lesquelles on peut travailler. Mais une information générale sur une liste de personnes ayant fait l’objet de mesures administratives propres au Qatar n’a pas d’intérêt direct pour Tracfin.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Qu’en est-il de la coopération avec le Liban et la Tunisie ?

M. Bruno Dalles. Nous avons vocation à travailler avec nos seuls homologues. Des cellules de renseignement financier existent au Liban et en Tunisie. Faute de capacité opérationnelle de la cellule, la coopération avec la Libye est nulle.

Avec la Tunisie, le volume d’échanges est très faible. Nous interrogeons très peu la Tunisie et inversement. Toutefois, dans le cadre du travail d’analyse sur les flux libyens que j’ai évoqué, nous avons mesuré l’importance du renforcement de la coopération avec la Tunisie. Nous échangeons actuellement pour poser un diagnostic commun. Nous sommes cependant très prudents car si les flux financiers sont importants entre la France et la Tunisie, une très faible part d’entre eux présente un risque au regard du financement du terrorisme.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Lorsque la note de la Direction générale du Trésor sur le dispositif de vigilance financière à l’encontre de Daech de décembre 2015 invite au renforcement de la vigilance à l’égard d’un certain nombre d’établissements situés dans trois pays – Irak, Syrie, Libye –, la vigilance s’exerce-t-elle uniquement à l’égard des flux financiers en provenance de ces zones ?

M. Bruno Dalles. Cet appel à la vigilance s’adresse aux professionnels assujettis. Leur responsabilité au regard de la loi est de mettre en place des dispositifs de vigilance, y compris de vigilance renforcée pour détecter les flux entrants et sortants. Nous avons émis des appels à vigilance plus ciblés, lors du printemps arabe, sur les flux revenant des pays concernés, qui ne relèvent pas forcément du financement du terrorisme mais de la fuite de capitaux. La mise en œuvre de ces appels publics est du ressort des professionnels assujettis. Ces appels n’ont pas eu pour conséquence une hausse des déclarations de soupçon présentant un lien avec le financement du terrorisme.

En revanche, le 20 novembre, nous avons, conjointement avec l’APCR, diffusé des lignes directrices sur la déclaration de soupçon, qui comportent un certain nombre d’orientations typologiques. Après les attentats de novembre, le nombre des déclarations de soupçon a augmenté d’environ 30 % – cette augmentation continue au début de l’année 2016. Nous pensons qu’environ un tiers de ces déclarations relève de suspicion de financement du terrorisme à partir des critères très précis définis dans ces lignes directrices. À la page 30 du document, qui figure sur le site de Tracfin et de l’APCR et qui doit être la bible de tous les professionnels assujettis, nous insistons sur la connaissance des pays et des zones à risque ainsi que sur l’analyse renforcée de toutes les opérations financières entrantes et sortantes pour ces zones. On ne peut pas aller plus loin dans le cadre normatif actuel en prescrivant la surveillance de certaines opérations. Cette limite justifie la proposition que j’ai évoquée précédemment, autorisant Tracfin à favoriser des vigilances adaptées voire renforcées sur des personnes physiques et morales à risque.

M. Kader Arif, rapporteur. Il nous a été dit que Daech intervenait sur les marchés financiers. Avez-vous connaissance de ce phénomène ?

Vous avez évoqué la mauvaise volonté de votre homologue turc. Devez-vous faire face à d’autres mauvaises volontés ? Avec qui travaillez-vous le mieux ?

S’agissant du renforcement des moyens de Tracfin, le projet de loi que nous venons d’adopter est-il selon vous pertinent et suffisant ? Quels sont les moyens dont disposent vos homologues que vous souhaiteriez avoir ?

M. Bruno Dalles. Je ne rêve pas des moyens de services homologues. Tous les autres services viennent nous voir pour nous dire qu’ils rêvent de devenir Tracfin. Mon cauchemar, c’est le rêve des autres.

Plus sérieusement, Tracfin n’a pas de visibilité sur les marchés financiers car il intervient en deuxième rideau par rapport aux établissements financiers. Si ces derniers mettaient en place des dispositifs d’observation des marchés, ils pourraient détecter mais ils ne détectent pas. C’est l’Autorité des marchés financiers (AMF) qui est chargée de la surveillance. Dans l’hypothèse où l’AMF détecte quelque chose, notre coopération tout à fait pertinente avec elle nous permettrait de recevoir une information de soupçon de sa part. Cela peut être le cas pour les conseillers en investissement financier, qui sont parfois en lien avec les plateformes de financement participatif, et dont l’ACPR et l’AMF sont coresponsables. Par ailleurs, je ne suis pas sûr que le marché financier français soit le plus intéressant pour Daech, mais c’est un autre débat.

La coopération est excellente avec des cellules étrangères qui sont organisées sur des modèles similaires. Il existe deux modèles de cellule de renseignement financier : le modèle anglo-saxon et le modèle franco-belge-luxembourgeois-suisse ; le premier est un modèle de big data dans lequel on reçoit des masses des données automatiques, indépendamment de toute notion de soupçon ; ce modèle fait peser sur un ensemble de professions et de particuliers une obligation de transmission de masse d’informations qu’on essaie ensuite de traiter par des outils techniques afin de détecter des anomalies ; la base de données est accessible aux autres services de renseignement qui pourront essayer d’aller chercher l’élément susceptible de les intéresser.

Le second modèle repose sur l’analyse du soupçon : il fait peser une obligation de vigilance, on ne reçoit pas l’information brute mais une information fondée sur un soupçon avéré que l’on va approfondir.

Ces deux modèles sont en train d’évoluer et de se rapprocher. Depuis 2013, Tracfin reçoit des big data, du fait de la communication d’informations automatiques, notamment sur les flux liés aux versements ou aux retraits en argent liquide. En 2014, nous avons reçu 2 millions d’informations de ce type pour 2,5 millions de personnes. Cette transmission repose sur un soupçon présumé sur l’utilisation de l’argent liquide. Tous les mouvements, y compris légaux, donnent lieu à l’information de Tracfin. Nous traitons ces données en lien avec les déclarations de soupçon.

On coopère beaucoup et bien, en temps réel, avec la Belgique et le Luxembourg. Notre coopération avec la Russie, qui s’est renforcée récemment, est assez opérationnelle. L’analyse de risque de nos filières djihadistes montre que nous sommes confrontés à des filières qui sont réactivées ou qui se développent autour des réseaux tchétchènes qui intéressent aussi les Russes et sur lesquels ils disposent des informations. Ils nous ont livré des informations spontanées qui nous ont permis d’établir l’environnement financier de certaines personnes et de le partager avec la DGSI. Dans ce cadre, un certain nombre de filières dans le sud de la France ont fait l’objet d’interpellations et d’un traitement judiciaire. Nous avons le même type de coopération avec les Américains.

En matière de coopération internationale, les points d’amélioration sont de deux ordres : premièrement, même avec nos homologues européens, nous rencontrons des difficultés, moins dans l’échange d’informations que dans le traitement de celles-ci. Certains pays nous répondent tout en autorisant l’utilisation de l’information à des seules fins pénales, excluant toute visée fiscale. Autre type de difficulté, certains pays ne répondent que s’ils ont déjà une déclaration de soupçon ou une information, là où Tracfin fera des investigations, même en l’absence de déclaration de soupçon.

Nous cherchons à lever ces obstacles. Au mois d’octobre, nous avons obtenu une interprétation du GAFI de la recommandation 29 point 3 favorable à une évolution des règles. Maintenant nous creusons le sillon pour que l’ensemble des pays membres du GAFI, en particulier au sein de l’Union européenne, avancent sur ce sujet. Cette difficulté se pose paradoxalement avec l’Allemagne, comme dans tous les pays qui ne possèdent pas de fichier des comptes bancaires. C’est la raison pour laquelle Michel Sapin a présenté un certain nombre de propositions, reprises dans le plan d’action de l’Union européenne contre le financement du terrorisme du 2 février, en particulier la création de fichiers centralisateurs des comptes bancaires et la réduction des obstacles aux échanges entre les cellules de renseignement financier.

Dans certaines zones géographiques, la coopération est assez exceptionnelle : nous avons une très bonne coopération avec la cellule du Maroc, une coopération perfectible avec la Tunisie et une coopération en gestation avec l’Algérie. Nous avons mobilisé le réseau du Trésor afin que les conseillers économiques reprennent contact avec les cellules de renseignement financier dans les différents pays. Enfin, depuis 1995, le groupe Egmont réunit les cellules de renseignement financier de 152 pays. La dernière réunion multilatérale a eu lieu début février à Monaco. J’en ai profité pour rencontrer certains homologues ; c’est dans ce cadre qu’a été préparée la mission au Qatar de la semaine prochaine.

M. Jacques Myard. La lutte contre le terrorisme comporte deux volets, un volet national – les individus sur le territoire français qui préparent les attentats avec très peu de moyens, on l’a vu – et un volet international. Je souhaite revenir sur la coopération internationale.

On sait que les djihadistes partis en Syrie et en Irak se rendent en Turquie pour effectuer leurs opérations bancaires. Vous dites que la coopération avec la Turquie est nulle. Avez-vous sollicité vos homologues turcs ? Quelle a été leur réaction ? Puisque l’heure est au grand marchandage avec la Turquie – cela nous coûte pour l’instant 6 milliards d’euros mais ce montant pourrait doubler rapidement –, ont-ils fait état de demandes en contrepartie ? Eux aussi sont concernés par le terrorisme. La Turquie est la pierre angulaire du système.

M. Olivier Faure. Vous avez souligné les limites de votre action. Vous avez presque établi la typologie du financement de ces attentats low cost.

Dans le cadre de l’état d’urgence, Tracfin a-t-il été sollicité pour travailler sur les personnes assignées à résidence ou soupçonnées en coopération avec les autres services de renseignement ?

On nous a fait mention d’une liste noire de ressortissants, notamment qatariens et saoudiens, interdits de commerce avec les États-Unis. Cette liste vous a-t-elle été communiquée par les Américains ? Est-il possible de l’obtenir ? Si ce n’est pas le cas, comment expliquer que cette coopération n’existe pas alors que nous faisons face à un ennemi commun ? Rien ne justifie que l’information ne circule pas entre les différents pays engagés dans la coalition.

Dans les auditions que nous menons, nous recevons beaucoup d’informations macropolitiques – bientôt rien ne nous échappera plus des divers courants de l’islam et de leurs différends idéologiques – mais les informations sont plus rares sur les flux financiers, alors même que la presse diffuse largement et régulièrement des soupçons de financement par les pays du Golfe, de complicité pour le transit du pétrole ou de trafic d’œuvres d’art pillées.

Puisqu’il fonctionne comme un État, l’État islamique peut s’appuyer sur une économie autarcique pour financer le fonctionnement quotidien. Mais les échanges avec l’extérieur sont inévitables, ne serait-ce que pour acheter des armes. Quelles sont les filières qui permettent d’alimenter l’État islamique en kalachnikovs et autres matériels ? Les ressources de l’armée irakienne ont certes été utilisées mais au rythme où les partisans de Daech tirent, on peut supposer qu’ils ont besoin de se fournir régulièrement à l’extérieur, ce qui suppose des flux financiers. Même en payant en lingot d’or ou en liquide, l’argent ressort nécessairement quelque part pour être blanchi. Peut-on repérer ces nouveaux flux financiers ? Observez-vous un gonflement des flux financiers opaques, laissant à penser que des filières existantes ont été réutilisées ? Visiblement, Daech n’a pas inventé grand-chose mais réutilise les filières existantes dans tous les domaines.

M. Bruno Dalles. Nous avons déjà eu l’occasion de coopérer avec la Turquie mais c’est assez compliqué. Quand il s’agit du PKK, il n’y a pas de problème pour coopérer mais quand ce n’est pas le cas, c’est plus délicat.

Dans l’historique de l’action de Tracfin en matière de lutte contre le terrorisme, il y a quelques années, l’un des dossiers qui a donné lieu à condamnation judiciaire concernait le PKK. Ce n’est plus forcément dans l’air du temps.

Dans le cadre du groupe Egmont, nous avons des échanges bilatéraux avec la Turquie. Outre des difficultés d’organisation, la cellule de renseignement ne va pas forcément chercher l’information qui nous serait utile.

La prochaine session du groupe Egmont en juillet se tient à Ankara. Nous essaierons tous de trouver avec la Turquie les moyens d’une meilleure coopération. Je vous rassure, ce n’est pas parce que la cellule ne répond pas que nous ne sommes pas capables de tracer le départ des flux. Tracfin a été en mesure de faire ce travail pour transmettre à la DGSE, la DRM et la DGSI des informations très précises sur des personnes localisées sur le territoire national qui envoient de l’argent vers des bureaux proches de la frontière syrienne côté turc dans lesquels des djihadistes français, soit en transit, soit déjà dans les rangs de Daech, viennent chercher l’argent.

L’état d’urgence, sur le plan juridique, n’a pas eu d’effet sur l’activité de Tracfin. En revanche, l’appartenance au premier cercle de la communauté du renseignement et les échanges d’informations avec les autres membres de cette communauté qui s’ensuivent – notamment dans le cadre de la cellule interagences créée au sein de la DGSI à laquelle un agent à plein-temps de Tracfin est affecté – modifient notre travail. Nous avons été sollicités par ce canal pour établir l’environnement financier de structures qui étaient l’objet de mesures administratives, y compris en Seine-et-Marne, y compris à Lagny – tout le monde a compris à quoi je faisais référence. L’autorité administrative s’est appuyée sur les éléments que nous avons réunis pour décider des mesures mises en œuvre – gel des avoirs, dissolution, etc. Je peux vous citer d’autres exemples.

S’agissant de la coopération avec les États-Unis, je rappelle que chaque service a des homologues. Si je m’adresse directement à la CIA ou au FBI, mes camarades de la DGSE ou de la DGSI ne vont pas comprendre. Le point de contact de Tracfin aux États-Unis est le service de renseignement financier américain – FINCEN. Ce service a accès aux fameuses listes américaines. Sur ce sujet, je recommande la prudence. Il faudrait poser la question à l’actuel patron de la DGSE de la fiabilité de ces listes noires américaines, dont l’objectif premier est de refuser l’accès au territoire national à certaines personnes dans un souci de protection de ce dernier ; les critères d’inscription sur les listes mériteraient parfois d’être mieux connus et plus approfondis. En matière de lutte contre le terrorisme, ce type de listes a peu de pertinence pour Tracfin ; elle en a peut-être pour d’autres services de renseignement. Mon travail est de faire en sorte, dans le cadre d’une analyse commune avec les autres services de renseignement, de détecter les personnes à risque pour le territoire national pour lesquelles peuvent être mises en place des mesures de vigilance, à condition que la disposition que j’ai évoquée soit adoptée. Les listes américaines de gel des avoirs comportent parfois des noms sans éléments d’identité précis qui les empêchent d’être opérationnelles. La coopération avec les Américains est bonne mais la visibilité sur ces listes – il y en a plusieurs – ne l’est pas.

Les liens avec la criminalité organisée pour l’acquisition d’armes sont évidents puisque les armes qui ont été achetées – ce ne sont pas seulement des kalachnikovs, qui ne sont pas des armes fiables et précises – par le biais de filières qui peuvent aussi alimenter la criminalité organisée et certains mouvements extrémistes qui valorisent les armes.

Quant aux ventes d’armes importantes, les informations dont je dispose ne permettent pas d’établir des liens financiers avec des opérations en France. Les services de renseignement considèrent que les armes utilisées par Daech ont principalement été récupérées sur les différents territoires conquis. Par ailleurs, le risque n’est pas totalement théorique pour les marchés en cours de discussion avec certains pays, qui achètent directement des armes pour les revendre ensuite – Liban, Arabie saoudite –, que celles-ci se retrouvent dans d’autres circuits. Le risque existe mais nous ne sommes pas en mesure de détecter les flux financiers correspondants.

Je lis des choses extraordinaires sur le financement de Daech qui ne correspondent pas à la réalité des capteurs de Tracfin. Ainsi Daech utiliserait les anciens réseaux baasistes de Saddam Hussein. Je n’ai pas d’enquête en cours sur ce point, ce qui ne signifie pas que cela n’existe pas. Nos capteurs ne permettent simplement pas de confirmer les sources des journalistes. Je fais toutefois en sorte d’essayer de chercher ce type d’informations dans celles qui nous remontent.

M. Éduardo Rihan Cypel. L’arsenal juridique à votre disposition est-il suffisant ? Quelles améliorations peuvent être envisagées pour vous faciliter la vie dans votre travail ?

M. Alain Moyne-Bressand. Nous sommes en conflit avec Daech depuis peu de temps. Pour gagner la guerre, il faut toujours être capable de s’adapter. Les services de renseignement français et étrangers sont-ils suffisamment adaptés ?

M. Bruno Dalles. L’arsenal juridique comporte un certain nombre de dispositions, notamment au titre des obligations en matière de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme, de nature législative et réglementaire, ainsi que les documents méthodologiques que nous produisons, qui doivent aider les professionnels à exercer leur rôle de vigilance. Dans ce pays, on croit souvent qu’il suffit qu’une loi soit votée et qu’elle porte un joli nom, pour qu’elle soit appliquée. Or, il faut des mois, voire des années, pour parvenir à une mise en œuvre concrète…

Le financement du terrorisme est une préoccupation nouvelle dans les dispositifs antiblanchiment, je vous l’ai dit. La prise de conscience date de 2015, comme en témoigne l’augmentation du nombre de déclarations de soupçon ayant un lien avec le financement du terrorisme. Les pouvoirs encadrés, à défaut d’être nouveaux, prévus par la loi relative au renseignement, pour les services de renseignement peuvent bénéficier à Tracfin mais nous ne sommes pas équipés pour faire des sonorisations et des captations d’images alors même que le législateur nous a donné cette possibilité. Ma stratégie aujourd’hui consiste à travailler avec les autres services de renseignement qui eux sont capables de le faire. Nous amorçons, depuis l’automne, avec la DGSI, un travail sur un certain nombre de cibles : personnes morales, associations, personnes physiques. Voilà comment nous pouvons mieux utiliser les textes en mettant en place des méthodes de travail tirant parti d’un rapprochement, qui s’est accentué au cours de l’année 2015, entre les services de renseignement. Il reste du travail et des améliorations à apporter.

Certaines dispositions restent à adopter. En premier lieu, – cette évolution a été amorcée –, il faut mieux contrôler et diminuer la circulation d’argent liquide dans l’économie puisqu’il est établi que celui-ci sert à financer le terrorisme. En deuxième lieu, parmi les mesures relatives au financement du terrorisme de la loi que vous avez adoptée, une seule n’a pas été retenue : l’accès pour Tracfin au fichier traitement d’antécédents judiciaires (TAJ). Le rapporteur de l’Assemblée nationale a déposé un amendement qui a été adopté.

Là encore, si on veut être efficace, il ne suffit pas de développer les cellules interagences, il faut partager l’information – je ne dis pas la croiser car il faut respecter les règles de protection des libertés – pour mieux orienter les recherches. Tracfin devrait pouvoir vérifier en temps réel si une personne faisant l’objet d’une déclaration de soupçon est inscrite dans le fichier TAJ. Aujourd’hui, nous devons interroger l’officier de liaison et la réponse nous parvient quelques fois quinze jours après, nous ne sommes plus dans le temps de l’action. La loi relative au renseignement avait prévu cette possibilité pour la prévention de la lutte contre le terrorisme mais pas pour la lutte contre le blanchiment. Or, je ne sais pas de quelle catégorie relève la personne concernée avant d’avoir consulté le fichier. D’où la nécessité de ce type de mesure.

De la même manière, il est utile de donner la possibilité à Tracfin – c’est « révolutionnaire » et c’est une responsabilité – de désigner de manière confidentielle aux opérateurs des personnes physiques et morales, mais aussi des zones géographiques ou des mouvements financiers présentant un risque élevé de blanchiment et de financement du terrorisme, pour les aider à installer les capteurs nécessaires et à utiliser la possibilité prévue par la loi de mettre en place des vigilances renforcées. Le débat, presque politique, est fondamental : doit-on continuer à miser sur un système de surveillance et de contrôle du big data, en espérant un jour trouver des informations nous aidant à détecter des risques de départ, de retour, ou de radicalisation, ou doit-on concentrer les moyens de contrôle publics et privés sur des personnes présentant des risques pour faire remonter des informations de basse intensité ?

Le cas de la première personne identifiée du commando du Bataclan permet d’illustrer ce débat. Ce jeune habite à Chartres, il a un travail, un compte bancaire, il est marié et a un enfant ; il se radicalise à la mosquée de Dreux ; il se fait contrôler par la police en compagnie de deux amis identifiés comme appartenant à la mouvance salafiste et présentant un risque de radicalisation, ce qui lui vaut d’être « fiché S » ; il disparaît pour faire son stage de formation professionnelle à Daech ; pour les services de renseignement, il est parti à l’étranger, il n’y a plus d’opérations sur son compte. Il revient et il attaque le Bataclan. Dans le week-end qui suit, nous apprenons qu’il est revenu depuis quatre ou cinq mois, qu’il a réactivé son compte bancaire sur lequel il perçoit des prestations familiales, qu’il a donné une nouvelle adresse. Il est censé être chez ses parents dans l’Aube mais l’analyse de ces dépenses révèle qu’il vit à Courcouronnes et qu’il est peut-être en relation avec des personnes de l’Essonne qui sont en lien avec la mouvance djihadiste.

La réactivation de son compte bancaire aurait pu être portée à la connaissance des services de renseignement qui pensaient qu’il était toujours en Syrie. Faute d’un système de contrôle de l’accès au territoire comme aux États-Unis, l’information d’un retour des djihadistes sur le territoire européen n’est pas captée au passage des frontières ou par l’analyse des moyens de transport. Même si un plan national du renseignement aéronautique était mis en place, les aéroports qui seront demain dans le programme ne sont déjà plus utilisés par les djihadistes pour rejoindre ou pour quitter la Syrie.

Si on avait pu, parce que la personne était considérée comme à risque, demander une vigilance renforcée, au moment où le compte est réactivé, on aurait peut-être eu l’information ; on aurait pu l’analyser, travailler sur les dépenses et les relations de la personne, et partager une information fiable – à son banquier ou aux organismes sociaux, on donne ses coordonnées exactes alors qu’on prend ses précautions lorsqu’on veut passer en phase clandestine ou opérationnelle. Le renseignement financier, si on se donne les moyens d’aller le chercher, peut être utile car il peut aider la DGSI à mieux orienter ces capteurs et à mieux partager l’information. C’est dans ce sens que nos propositions ont été faites. Elles sont le fruit de l’analyse très concrète sur l’utilisation du renseignement au service du démantèlement des filières djihadistes.

Daech produit, recrute, fait de la contre-information. En fait, Daech n’existe pas. Il y a un califat, une structure disant que Daech s’autoproclame mais le périmètre est évolutif. Je peux vous livrer une anecdote récente qui matérialise l’existence de Daech. Le père d’un djihadiste a reçu, pour pouvoir faire débloquer le compte bancaire de son fils, un certificat de décès établi par Daech, portant le tampon et les armoiries de l’État islamique, avec la mention « califat suivant la ligne du prophète », ainsi que la signature du responsable du département des prisonniers et des martyrs. Tracfin a récupéré ce certificat. Je ne sais pas si Daech existe mais finalement il semble que ce soit le cas pour les défunts !

Avec la Belgique, notre coopération est excellente. Je peux en attester par un exemple. Après les attentats du 13 novembre, la cellule de renseignement financier belge nous a transmis spontanément des informations sur l’environnement financier des résidents belges impliqués, grâce auxquelles nous avons pu identifier les premières cartes bancaires utilisées sur le territoire national. Ces informations nous sont parvenues dès le lundi, elles ont été transmises aux services de police dès le mardi alors que l’équipe commune d’enquête n’a été constituée que trois ou quatre jours après. La qualité, en termes de réactivité et de précision, des échanges entre les cellules a permis d’orienter et de faciliter l’action des services de police dans le cadre de l’enquête.

Même si le résultat n’a pas été à la hauteur des espoirs : grâce à cette identification, nous avons permis aux services de police de mettre sous surveillance les cartes bancaires des deux personnes qui sont venues récupérer les membres du commando. Nous avons pu établir leur environnement financier grâce à la coopération avec les Belges et les Luxembourgeois. L’activation de leurs moyens de paiement aurait pu conduire à l’arrestation de ces personnes.

M. le rapporteur. Le trafic d’œuvres d’art, qui est une autre source de financement du terrorisme, est destiné à des clients occidentaux. Avez-vous connaissance des réseaux ? Quelles sont les actions mises en place pour lutter contre ce trafic ?

M. Bruno Dalles. Nous savons que des zones ont été pillées et que les œuvres d’art sont stockées pour laisser le temps de préparer de vrais-faux certificats d’authenticité avant de les mettre sur le marché. Le marché potentiel pour ces antiquités est principalement occidental : l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la France et les États-Unis.

Les autorités développent une stratégie préventive. À ce jour, à l’exception d’un cas à Londres en novembre ou décembre, aucune information ne permet de dire que des œuvres issues de ce trafic ont été vendues, Cependant, dans l’analyse de risque, des zones posent problème, je pense à des zones franches ou des ports francs, proches des frontières suisses, qui sont des lieux de stockage, et dans lesquels des personnes font des achats de manière clandestine.

Se pose plus généralement la question de la participation du marché de l’art à la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Des actions ont été menées afin de sensibiliser la profession : un appel spécifique a été lancé en décembre sur le site du Trésor ; la résolution des Nations Unies du 17 décembre relative aux menaces contre la paix et la sécurité internationales résultant d’actes de terrorisme, qui étend les sanctions au financement de Daech, fait référence à deux précédentes résolutions sur les biens culturels. Le ministre des finances a écrit aux deux syndicats d’antiquaires français pour les alerter et leur rappeler leurs obligations, qu’ils ont peut-être oubliées – au vu du nombre de déclarations de soupçon, c’est certainement le cas. Cette démarche est l’occasion pour moi de reprendre contact avec eux et de les convaincre, ainsi que le conseil des ventes volontaires de meubles aux enchères publiques, et les organismes de soi-disant régulation, de travailler davantage sur les normes antiblanchiment et la production de déclarations de soupçon pour alimenter Tracfin.

Tracfin entretient une relation privilégiée avec l’Office central de lutte contre le trafic de biens culturels qui donne lieu à des échanges opérationnels. Nous sommes en alerte en cas de flux financiers ou physiques de marchandises pillées.

J’attire votre attention sur le cas des ports francs qui mériterait d’être approfondi.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Lesquels ?

M. Bruno Dalles. Dans le port franc de Bâle, des biens de toute nature sont stockés et on ne sait pas trop ce qui s’y passe. Tracfin a pu récemment signaler des dossiers concernant des personnes stockant des manuscrits et des biens. Nous avons soulevé le problème, reste à lui apporter une réponse sous l’angle de la régulation.

M. le rapporteur. Vous entretenez de bonnes relations avec les autorités marocaines. On sait que les stupéfiants sont une source de financement du terrorisme. Or, le Maroc est un pays producteur. Évoquez-vous cette question avec vos homologues marocains ?

M. Bruno Dalles. La coopération avec la cellule de renseignement financier marocaine est très opérationnelle et très complète, sans restriction aucune.

Lorsque nous les interrogerons, nos homologues marocains nous répondent sur tous les mouvements financiers, que ces derniers concernent le financement d’activités liées au trafic de stupéfiants ou le produit de la corruption ou du détournement de fonds de quelque département que ce soit de quelque société d’économie mixte que ce soit !

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Comment qualifieriez-vous le comportement des sociétés françaises assujetties aux obligations que vous mentionnez ? Constatez-vous des manquements ? Quels sont les établissements défaillants ? Quels sont les moyens – avertissements ou mesures coercitives – dont vous disposez pour réagir ?

Depuis votre poste d’observation, vous semble-t-il probable que des établissements, français ou européens, aient pu alimenter le financement de l’État islamique ?

M. Bruno Dalles. Cela fait partie de nos missions d’animer le réseau des professionnels assujettis pour les inciter à améliorer leur politique déclarative. En 2014, Tracfin a été réorganisé : un référent thématique a été désigné pour chaque grand réseau afin d’assurer un suivi fin de la politique déclarative de chacun des assujettis. Le terme d’assujetti n’est pas très flatteur. Je dis à ceux qui jouent le jeu qu’ils sont des partenaires. Mais certains demeurent encore des assujettis, peut-être deviendront-ils un jour des partenaires.

Au sein même de ces partenaires – le secteur financier représente 85 % des déclarations de soupçon que nous recevons –, certains présentent des fragilités dans certains domaines. Nous dressons chaque année un bilan déclaratif avec chacun des déclarants. Certaines professions sont très réfractaires au dispositif antiblanchiment. En dépit de progrès récents, les notaires nous adressent mille déclarations par an ; nous sommes très loin des capacités opérationnelles de l’ensemble des notaires sur le blanchiment de proximité dans le domaine immobilier. Quant aux autres professionnels de l’immobilier, ils sont très défaillants. Nous avons prévu, avec la DGCCRF, de dresser avec eux un bilan en avril prochain.

Mais il ne suffit pas de faire des bilans, il faut aussi pouvoir sanctionner. Tracfin joue un rôle d’alerte : nous adressons des rapports détaillés aux régulateurs, notamment à l’ACPR, sur l’analyse des défaillances en matière de déclarations de soupçon. À partir de ces rapports, l’APCR programme des contrôles qui peuvent déboucher sur des sanctions. En juillet, un grand groupe italien d’assurances a été condamné à une amende de 5 millions d’euros et à des investissements de 30 millions d’euros parce que son dispositif antiblanchiment était défaillant. Aujourd’hui, deux grands réseaux bancaires font l’objet d’investigations approfondies de l’APCR. Il est vraisemblable que la commission des sanctions de la Banque de France sera saisie.

Certains réseaux peuvent présenter des défaillances dans un domaine d’activité, par exemple en matière de crédit à la consommation. Nous travaillons avec une association qui est l’équivalent de la fédération française des banques pour les associations faisant du crédit à la consommation pour les aider à mettre en place des dispositifs, et le cas échéant, à faire évoluer le cadre juridique

Enfin, nous publions chaque année au mois de juin notre rapport avec des éléments de commentaire plus diplomatiques que ceux que je viens de faire sur la politique déclarative des uns et des autres. Un exemple positif : depuis un an, le nombre de déclarations de soupçon de la part des mandataires et administrateurs judiciaires a été multiplié par quatre et une personne a été recrutée par leur conseil national pour faire de la formation. Nous faisons ce travail d’accompagnement avec chacune des professions.

Je ne vous ai pas répondu sur l’implication d’établissements français dans le financement de l’Etat islamique car je n’ai pas d’éléments à vous fournir. Aucun indice ne me permet d’orienter les capteurs et de penser que cela s’est produit mais cela ne signifie pas pour autant que cela n’a pas eu lieu.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Nous souhaiterions avoir communication de vos rapports.

M. Bruno Dalles. Les rapports précédents sont accessibles. Le bilan 2015 sera publié en juin.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Je faisais allusion aux rapports qui ne sont pas publiés

M. Bruno Dalles. Ceux qui ne sont pas publiés et qui contiennent des informations utiles sont classifiés confidentiel défense. J’ai ainsi rédigé une note sur le financement de Daech qui est destinée exclusivement aux services de renseignement.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Je vous remercie, monsieur le directeur.

L’audition s’achève à dix-huit heures.

Audition de M. Louis Gautier,
secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale

(séance du 15 mars 2016)

Mme Marie Récalde, présidente. Le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) occupe une position centrale au sein de l’architecture de défense et de sécurité de notre pays. Nous avons estimé indispensable de vous auditionner, monsieur le secrétaire général, afin de recueillir des informations sur les moyens militaires dont dispose Daech et sur la menace qu’il représente pour notre pays et au-delà. Il s’agit aussi d’aborder la question du contrôle des exportations de matériels français.

Nous sommes convenus que cette audition se tiendrait à huis clos et que le compte rendu vous serait soumis.

Notre mission d’information étant dotée des prérogatives d’une commission d’enquête, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Louis Gautier prête serment.)

M. Louis Gautier, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale. La France est fortement engagée au Levant, diplomatiquement et militairement, à la fois pour combattre Daech, qui est à l’origine d’attentats sur notre sol, et pour régler la crise et mettre fin au chaos sur le théâtre irako-syrien.

Nous sommes évidemment très attentifs à l’évolution de la situation militaire sur le terrain. Celle-ci a connu des rebondissements, ne serait-ce qu’hier, avec les annonces russes de retrait militaire. On constate, finalement, une certaine convergence des actions, et Daech a subi des revers importants.

Nous sommes également attentifs à l’évolution de la situation sécuritaire en Libye et au risque de contamination vers ce second théâtre. Daech y a pris pied : 4 000 à 5 000 combattants y auraient rejoint ses rangs et l’on peut craindre des évolutions dans l’approvisionnement en armes de ce théâtre.

La France suit de très près les processus diplomatiques en cours, notamment les négociations intersyriennes à Genève et la constitution d’un gouvernement d’union nationale en Libye. Nous souhaitons que ce gouvernement confirme sa capacité à agir.

Sur le plan militaire, l’actualité est marquée par le retour du porte-avions Charles-de-Gaulle, après une longue mission. Il est actuellement en Méditerranée.

Parmi les différentes actions de l’État, il est évidemment nécessaire de surveiller les livraisons d’armes et les éventuels détournements de matériels qui peuvent avoir lieu dans ces zones. Nous savons que d’importants stocks de matériels militaires y ont été dispersés ou accaparés : en Irak, à la suite du démantèlement de l’armée de Saddam Hussein, une partie de ces stocks a été captée par des officiers sunnites ; en Libye, d’importants stocks d’armes ont été disséminés.

Il entre dans les compétences du SGDSN d’assurer la présidence de la commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG) et de délivrer, au nom du Premier ministre, les autorisations d’exportation. Depuis le décret-loi du 18 avril 1939, le système français de contrôle des exportations d’armements est régi par le principe général de la prohibition, les autorisations constituant des exceptions à ce principe. Au fur et à mesure des évolutions historiques, le contrôle est devenu de plus en plus rigoureux, tant du point de vue des instruments juridiques que de celui des éléments matériels.

La France applique en particulier les huit critères de la position commune adoptée par le Conseil de l’Union européenne le 8 décembre 2008. Il s’agit d’un texte général qui fixe des règles très précises en matière d’exportations d’armes, parmi lesquelles figurent notamment le respect des engagements internationaux, le respect des droits de l’homme et la préservation de la paix, de la sécurité et de la stabilité régionales. En outre, la France a ratifié le traité sur le commerce des armes (TCA) en avril 2014. Enfin, les décisions de l’exécutif et l’action du SGDSN en la matière sont encadrées par des directives de haut niveau, qui sont notamment mentionnées dans les rapports au Parlement sur les exportations d’armement de la France. Ces directives précisent très clairement le cadre dans lequel les livraisons ou les ventes d’armes sont possibles vers telle ou telle zone.

Les théâtres syrien et irakien ont été placés sous embargo par une série de décisions internationales.

L’embargo s’appliquant à la Syrie a été instauré le 9 mai 2011 par une décision du Conseil de l’Union européenne et réaffirmé en 2012. Le 31 mai 2013, ces mesures restrictives ont été partiellement allégées pour permettre aux États membres d’exporter du matériel militaire vers la Syrie, en faveur de l’opposition modérée. À cet égard, le Conseil a posé des conditions très strictes, notamment une juste appréciation des risques de détournement de ces moyens et le contrôle de la destination finale.

L’Irak fait l’objet d’embargos onusien et européen, en vertu, respectivement, des résolutions 1483 et 1546 du Conseil de sécurité des Nations Unies.

En ce qui concerne la Libye, où Daech est également implanté, l’embargo a été mis en place et confirmé par une série de résolutions du Conseil de sécurité – 1970, 2009, 2095, 2144 et 2174 – et une décision du Conseil de l’Union européenne de 2013.

Par ailleurs, des mesures restrictives internationales visent spécifiquement Daech : la résolution 2253 du Conseil de sécurité du 17 décembre 2015 a étendu à Daech l’ensemble de sanctions imposées à Al-Qaïda par des résolutions de 2002 et 2011.

En résumé, une série de restrictions s’imposent soit par pays, soit directement contre l’organisation Daech. Elles résultent tant des dispositifs nationaux – généraux ou circonstanciés à travers les directives de haut niveau – que des conventions internationales et de leur prolongement, à savoir les mesures prises par le Conseil de sécurité et le Conseil de l’Union européenne.

Concrètement, quelles livraisons de matériels ont été pratiquées vers la zone irako-syrienne dans le cadre que je viens de préciser ?

Pour les livraisons au gouvernement irakien et au gouvernement régional du Kurdistan après 2010, nous avons jugé nécessaire de fixer un certain nombre de critères qui sont autant d’impératifs contraignants : d’abord, rendre impossible le détournement de technologies, de savoir-faire ou d’équipements au profit d’autres groupes que les autorités gouvernementales ou régionales destinataires ; ensuite, éviter que certains types de matériels soient susceptibles d’alimenter des violences intercommunautaires. Enfin, nous avons donné la priorité à l’exportation d’un certain nombre de matériels au profit du gouvernement irakien ou du gouvernement régional du Kurdistan. Ainsi, nous avons examiné avec un a priori plutôt favorable les demandes d’exportation au profit des forces aériennes ou navales irakiennes, ainsi que celles portant sur des matériels pouvant contribuer à la formation et à la protection du personnel du gouvernement légitime irakien ou sur des moyens permettant de détecter ou de prévenir l’usage d’un certain nombre d’armements.

Les demandes d’exportation de matériels au profit des forces de sécurité irakiennes sont donc examinées avec soin au regard d’un objectif principal : soutenir la lutte des forces irakiennes contre Daech. En outre, les demandes d’équipement à destination du gouvernement régional du Kurdistan sont examinées en liaison avec le ministère de la défense et le ministère des affaires étrangères, afin, d’une part, de s’assurer qu’il n’y a pas de contradiction entre ces livraisons et nos propres opérations militaires et, d’autre part, de recueillir l’accord du gouvernement central irakien à ces livraisons.

S’agissant de l’Irak, la CIEEMG a examiné un certain nombre de demandes de licence et a donné son autorisation pour une liste limitée de cas, 149 précisément. En ce qui concerne la Syrie, aucune autorisation de livraison de matériels de guerre n’a été délivrée.

Tels sont les éléments que je souhaitais vous indiquer s’agissant de la politique qui a été suivie par les autorités françaises dans la lutte contre Daech. Je voudrais maintenant souligner quels ont été ou sont nos sujets de préoccupation concernant cet ennemi.

D’abord, nous avons porté notre attention sur le fait que Daech, ainsi que l’ont rapporté les médias, s’est approprié un certain nombre de moyens, essentiellement du matériel léger, en particulier des fusils d’assaut, mais aussi des roquettes et des missiles antichars, ainsi que des véhicules tout-terrain. Dans un certain nombre de cas, des moyens lourds ont été utilisés : chars de combat et artillerie. Nous avons bien vu que Daech avait déployé de tels moyens lors de la prise de la base aérienne de Tabqa en Syrie ou de l’offensive contre la ville de Kobané.

De la même manière, ainsi que je l’ai indiqué précédemment, nous sommes extrêmement vigilants sur le risque de dissémination au profit de Daech de moyens qui auraient été mis à disposition d’autres acteurs. N’oublions pas que Daech a accumulé un « trésor de guerre », en particulier grâce à la vente d’hydrocarbures, même si, aujourd’hui, les opérations militaires ont contribué à réduire ses moyens financiers, notamment en coupant les voies d’exportation du pétrole. En 2014, les revenus de Daech se seraient élevés à 2,5 milliards de dollars. Dès lors, l’organisation a pu se procurer des armes en utilisant divers réseaux mafieux ou clandestins, voire en les rachetant à d’autres. Connaissant cette capacité de Daech, et sachant, d’autre part, que des stocks d’armes se sont trouvés dispersés en Libye, nous sommes particulièrement attentifs aux réseaux d’approvisionnement croisés entre les deux théâtres.

Il existe des risques, qui se sont trouvés confirmés, de voir Daech se doter de moyens non conventionnels. Je rappelle qu’il entre dans les compétences du SGDSN d’assurer une veille dans ce domaine.

Depuis longtemps, Daech a manifesté un intérêt pour les agents chimiques et biologiques, et nous savons que l’organisation a déjà utilisé des armes chimiques en Irak et en Syrie, notamment à Marea le 21 août 2015. Le mois dernier, le directeur de la CIA – Central Intelligence Agency –, John Brennan, a déclaré que Daech avait la capacité de fabriquer du chlore et de l’ypérite en quantité restreinte. Nous suivons avec beaucoup d’attention les risques de défection d’ingénieurs ou de chercheurs dans les domaines où l’on fabrique des agents toxiques ou biologiques. Ce sujet nous préoccupe, car nous prenons la mesure du risque : c’est avant tout une question de connaissances, certains de ces gaz ou de ces substances n’étant pas si difficiles à fabriquer que cela. En réalité, tout est conditionné par les capacités des chercheurs, des ingénieurs ou des chimistes susceptibles de les réaliser. Nous portons donc une attention particulière sur tout ce qui concerne le chlore et l’ypérite, voire le gaz sarin.

Les risques biologiques ne sont pas aussi avérés que les risques chimiques, mais il existe une inquiétude, car nous savons que certains individus ayant des compétences en matière biologique ont fait défection et ont pu rejoindre les camps de Daech.

Enfin, Daech dispose aujourd’hui d’un réel savoir-faire dans le domaine de la fabrication des explosifs et des engins explosifs improvisés. Lors des attentats du 13 novembre 2015 à Paris, des ceintures d’explosifs au peroxyde d’acétone (TATP) ont été utilisées, ce qui atteste que ce savoir-faire n’est pas confiné : un certain nombre d’individus maîtrisent suffisamment ces techniques pour produire des substances explosives. Le SGDSN est évidemment très mobilisé sur cette question qui concerne directement la protection du territoire national et de nos concitoyens, à la fois pour renforcer la réglementation en matière de traçabilité d’un certain nombre de produits, pour développer et mettre en place des équipements de détection adaptés ou pour déployer des capacités complémentaires, par exemple des patrouilles de chiens renifleurs dans les aéroports.

Dans tous les domaines, nous veillons donc à renforcer nos systèmes de protection et de détection. Nous sommes aidés en cela par les services de renseignement qui mènent une traque de tous les instants. Ils sont les premiers à nous informer des éventuels trafics d’armes et des risques de dissémination, ce qui est essentiel car nous sommes tributaires des renseignements qui remontent du terrain. Dès que nous en avons connaissance, nous essayons de repérer qui est à l’origine de ces ventes ou de ces livraisons, quels réseaux ont permis à Daech de se procurer ces armes.

M. Kader Arif, rapporteur. Merci, monsieur le secrétaire général, pour vos propos introductifs.

Daech a mis la main sur des stocks de matériels, mais comment fait-il pour s’approvisionner en armes de manière régulière ? Vous avez indiqué que Daech pouvait racheter des armes. Quels sont les pays concernés, si vous les connaissez ? Quels sont les circuits d’approvisionnement ? Comment cela fonctionne-t-il ?

Daech est très présent sur internet. A-t-il les moyens de mener des actions cyberterroristes de grande envergure ?

M. Louis Gautier. L’essentiel des équipements militaires dont dispose Daech a été prélevé sur des stocks d’armes des armées régulières, notamment lors de la conquête des villes. Tant Saddam Hussein en Irak que Bachar al-Assad en Syrie avaient une stratégie de dispersion des armes sur le territoire.

L’argent permet par ailleurs d’acheter un certain nombre de choses. Ainsi que je l’ai indiqué précédemment, nous avons constaté que Daech cherchait à se procurer des matériels qui pouvaient lui faire défaut, notamment un certain nombre de capacités très spécifiques, sur le marché des armements, en recourant à des intermédiaires divers ou en sollicitant certains réseaux ou, tout simplement, en entrant en négociation avec d’autres factions présentes en Syrie – où les acteurs intervenant directement ou indirectement ne manquent pas ! – ou en prospectant en Libye. Un certain nombre d’alertes nous ont montré qu’il y avait eu des trafics. Je vous suggère d’interroger les services de renseignement à ce sujet.

D’une manière générale, Daech n’est pas un adversaire passif, qui se contenterait d’utiliser les moyens qui tombent spontanément entre ses mains, par effet d’aubaine ou grâce au ralliement de tel ou tel. Il mène, au contraire, une recherche très active pour développer des compétences dans un certain nombre de domaines et pour se procurer certains moyens militaires, notamment des armes d’usage facile dotées d’un fort potentiel destructif et qui pourraient être utilisées pour commettre des attentats. Ainsi, il a un intérêt particulier pour les lance-missiles sol-air portatifs (MANPADS – man-portable air-defense systems). Ce sont des armes problématiques, car elles peuvent détruire un avion, y compris un avion de ligne. Le SGDSN est très attentif au risque de dissémination d’armes de ce type.

Nous réalisons des audits de sécurité systématiques des plateformes nationales – il nous en reste un certain nombre à faire en 2016 – ainsi que de certains aéroports étrangers situés notamment dans les zones de conflit : au Maghreb, dans la bande sahélo-saharienne et, en partenariat avec nos amis britanniques, au Moyen-Orient.

Je réponds à votre question sur le cyberterrorisme en coiffant ma casquette de responsable de la tutelle de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI). Daech et ceux qui s’en réclament sont capables de faire des choses relativement spectaculaires, par exemple d’accéder à des sites, de les défigurer ou d’en saturer l’accès. Mais, à ce jour, ils n’ont guère la capacité de mener des attaques importantes mettant en jeu la sécurité d’un réseau, d’entrer dans un système complexe, d’y prendre la main et de provoquer un accident. Rien de tel n’est constaté. Nous avons relevé, de manière générale, une augmentation des risques de ce type, mais nous les attribuons le plus souvent à des agences étatiques. Aujourd’hui, seul un nombre très limité d’acteurs est capable de telles attaques sophistiquées, et il s’agit presque exclusivement d’États.

Ainsi que je l’ai indiqué précédemment, nous portons une attention particulière sur les domaines chimique et biologique. Le risque est que des individus fassent défection et vendent leurs compétences, y compris pour des raisons purement vénales – Daech, je l’ai dit, a les moyens de payer. Nous avons déjà constaté ce phénomène dans le passé en matière de prolifération nucléaire.

Mme Marie Récalde, présidente. Vous avez indiqué que la France était extrêmement vigilante en ce qui concerne les possibles détournements de matériels au profit de Daech. Êtes-vous certain qu’il n’y a pas de « fuites » ? On ne l’est jamais, mais je suppose que vous exercez un contrôle. Avez-vous les moyens de connaître et de contrôler les éventuels intermédiaires ?

Cela soulève la question de notre cadre légal : êtes-vous suffisamment armés pour intervenir, suivre, anticiper en la matière ? Devons-nous revoir ou compléter ce cadre légal ? Si tel est le cas, sur quels points ?

Daech dispose d’une grande compétente technique concernant les matières explosives. Il en a fait la preuve. Existe-il un contrôle de ces matières explosives similaire à celui qui existe pour les armements ?

M. Louis Gautier. Je tiens à la disposition de la représentation nationale la liste des 149 demandes de licence d’exportation à destination de l’Irak auxquelles la CIEEMG a donné son accord. Ainsi que vous pourrez le constater, le mécanisme d’instruction garantit qu’il n’y a pas d’intermédiaire : nous nous assurons que les matériels sont livrés par un industriel que nous connaissons à une autorité que nous connaissons. Ensuite, il existe toujours un risque que ce matériel tombe entre les mains de quelqu’un d’autre à l’occasion d’un coup de force ou d’une opération.

Notre système d’autorisation des exportations d’armement interdit le recours à des intermédiaires ou à des faux nez. S’agissant des matériels que nous avons fournis aux Kurdes, nous avons fait en sorte qu’il soit bien précisé que ces armes ont été livrées au gouvernement régional kurde d’Irak.

Le cadre légal est, à mon avis, suffisant, tant en ce qui concerne nos procédures informatiques et notre procédure d’examen des dossiers – notamment sa phase interministérielle qui vise à s’assurer qu’aucun élément ne nous échappe – que le contrôle en douane. Nous savons à qui les matériels sont remis et nous avons les moyens de vérifier qu’ils arrivent à bon port, notamment grâce à nos missions de défense. Quant à savoir comment des armements français peuvent être accaparés par d’autres – on peut penser par exemple à des matériels qui auraient été vendus au gouvernement Kadhafi il y a longtemps –, c’est un travail qui revient aux services de renseignement. Il s’agit d’une question importante car, en pareil cas, le crédit de la France peut être indirectement mis en cause, même si elle n’est pas responsable de la situation.

Pour les services de renseignement qui assument la responsabilité première de déjouer les attentats ou lutter contre Daech, le travail sur les réseaux de trafiquants d’armes présente un degré de priorité élevé, mais qui peut être moindre que celui de la chasse aux terroristes potentiels. Il y a un ordre des priorités. Il peut y avoir une petite fragilité à ce niveau.

Nous plaidons pour qu’une loi précise les règles en matière d’intermédiation. Un travail interministériel est en cours sur ce point.

M. François Asensi. Il y a quelque temps, le président Obama a tenu des propos peu amènes pour la France et le Royaume-Uni concernant leur intervention en Libye : il a évoqué « des gens qui nous poussent à agir mais qui, ensuite, ne sont pas du tout prêts à s’engager », qualifié la situation en Libye de « pagaille » et ajouté que « Sarkozy voulait claironner son rôle dans la campagne aérienne en dépit du fait que nous avions détruit toutes les défenses aériennes et fourni à peu près toutes les infrastructures », ce qui est dans une certaine mesure vexant pour les Français. Compte tenu des forces engagées par les États-Unis, M. Obama s’attribue le mérite de l’intervention en Libye. Avec le recul, quels sont vos commentaires sur la manière dont les Français et les Britanniques ont conduit l’opération en Libye ?

Une partie de l’armement utilisé par Daech en Libye est sans doute français. Avez-vous une idée de ce que représente cette part ?

Fournissons-nous des armes au gouvernement d’union nationale qui vient de se former en Libye ?

M. Joaquim Pueyo. Selon un rapport publié par Amnesty international en 2015 – j’ignore si ses rédacteurs ont eu accès à des informations de première main et si leur enquête est vraiment fiable –, Daech détiendrait cent types d’armes et de munitions différents provenant de vingt-cinq pays, dont la Chine, les États-Unis et des pays membres de l’Union européenne. À cet égard, Amnesty estime que le gouvernement français devrait être plus transparent sur les armes qu’il a fournies aux rebelles syriens, dans la mesure où ces armes, notamment des équipements franco-allemands, se trouveraient actuellement dans les mains de Daech. Tout en sachant que vos services doivent bien évidemment respecter une certaine déontologie et le secret professionnel, je vous pose à mon tour la question : y a-t-il une transparence en la matière ? A-t-on une évaluation de la quantité d’armes livrées aux rebelles syriens ? De quels types d’armes s’agit-il ? La France a-t-elle fourni, en particulier, des missiles antiaériens ou antichars ? Nous avons pu constater à plusieurs reprises que Daech disposait de matériels de haute technicité.

M. Louis Gautier. Il ne m’appartient pas de commenter les appréciations ou les prises de position du président américain concernant l’opération en Libye et ses conséquences. Il y avait, notamment au moment où la résolution 1973 a été adoptée par le Conseil de sécurité des Nations Unies, une volonté d’intervenir pour protéger une population qui se trouvait sous les bombes. Ensuite, il y a eu des évolutions. Chacun peut porter son propre jugement, distribuer les bons et les mauvais points.

D’une manière générale, nos démocraties, notamment les États-Unis, sont confrontées en permanence à un dilemme : faut-il être présent ou absent ? Faut-il préférer l’intervention, sachant qu’elle engage nécessairement jusqu’à l’issue de la crise, ou bien l’abstention, qui peut, elle aussi, être critiquable ? Cela nous pose des cas de conscience à tous, à l’ensemble de la société comme aux responsables politiques que vous êtes. Ce sont des décisions politiques difficiles à prendre, sachant qu’il faut aussi mesurer la difficulté de l’engagement des forces et les risques d’escalade.

En outre, généralement, l’engagement militaire n’est que le préalable à un très long engagement diplomatique et de coopération avec les pays concernés. Dans la décision russe d’arrêter les bombardements, il y a aussi l’idée de ne pas rester engagé plus longuement. Cependant, si la solution politique ne se dessine pas, il sera encore nécessaire d’agir pour qu’une solution politique advienne. C’est une question très compliquée.

Quoi qu’il en soit, je constate que de nombreux pays sont impliqués en Syrie : les cinq membres permanents du Conseil de sécurité sauf la Chine, auxquels s’ajoutent l’Iran, la Turquie, etc. Concernant la France, le fait que Daech nous a désignés comme un ennemi et nous a frappés donne de la lisibilité à notre action, outre le rôle de parrain d’une solution de retour à la paix que nous voulons logiquement jouer en tant que membre permanent du Conseil de sécurité.

S’agissant de la Libye, je n’ai été saisi d’aucune demande d’exportation d’armements. En ce qui concerne la Syrie, ainsi que je l’ai indiqué, nous n’avons délivré aucune autorisation.

Amnesty International – qui m’a d’ailleurs écrit une lettre à ce sujet – a fait son rapport à partir d’un ensemble d’informations ouvertes plus ou moins corroborées. Ainsi que je l’ai expliqué, la France met en œuvre des mécanismes rigoureux : nous effectuons un contrôle préalable systématique – nous interrogeons les ministères et les services, puis prenons une décision après délibération – ; les livraisons se font dans des conditions extrêmement précises ; enfin, nos services veillent à ce qu’aucun trafic ne vienne parasiter les ventes d’armes officielles vers tel ou tel pays. Pour cinq à dix pays dans le monde qui effectuent de tels contrôles, combien agissent sans aucun cadre ou sans cadre bien défini, contrôlent de manière moins stricte ce qui se passe sur leur sol, voire accueillent des trafics ? Telle est la réponse que l’on peut faire à Amnesty.

M. Jacques Myard. Je commencerai par une question un peu insolente, à laquelle vous n’êtes pas tenu de répondre si vous la considérez comme déplacée : s’agissant des rebelles syriens, vous avez parlé de « l’opposition modérée », mais quels sont donc les critères de la modération ?

Daech a volé des armes aux Irakiens et aux Américains. Ainsi, une katiba – brigade – entière que les Américains avaient armée est passée corps et âme à Jabhat al-Nosra, puis à l’État islamique. Que pensez-vous du fait que la Turquie et l’Arabie saoudite livrent des armes à des mouvements tels que le Front du Sud, qui est soi-disant modéré – son représentant, Mohamed Allouche, doit être en ce moment à Genève –, mais qui est, en réalité, un allié objectif de l’État islamique ?

M. Jean-Marc Germain. Je comprends de vos propos que la France a officiellement livré des armes au Kurdistan irakien – je crois savoir que ce sont plutôt des canons antichars que des missiles ou des engins héliportés – et à l’Irak, mais à aucun autre pays ou mouvement directement, notamment pas à l’opposition modérée en Syrie. Cela répond d’ailleurs à la question de Jacques Myard : il n’y a pas besoin de qualifier cette opposition tant qu’on ne lui livre pas d’armes. Cependant, il avait été envisagé de le faire et on y a renoncé au dernier moment. À ce moment-là, aviez-vous été saisis de demandes de licence ?

À votre connaissance, les différents mouvements d’opposition présents sur le territoire syrien ont-ils pu se trouver en possession d’armes que nous aurions livrées à l’Arabie saoudite ou à la Turquie ?

Les forces spéciales françaises sont présentes au Kurdistan irakien, notamment pour former les forces kurdes à l’utilisation des armements que nous avons livrés. À ma connaissance, hormis ce cas, la France ne reconnaît la présence d’aucun détachement des forces spéciales françaises dans la zone. Est-ce bien le cas ?

M. Xavier Breton. Je pose la même question que Jean-Marc Germain : certaines ventes d’armes sont-elles passées par la Turquie ou par l’Arabie saoudite ?

La Russie a annoncé son retrait total ou partiel du théâtre syrien. Au-delà de son aspect politique, ce retrait atteste-t-il d’un affaiblissement militaire de Daech ? À combien peut-on estimer la proportion des pertes militaires de Daech ?

M. Louis Gautier. S’agissant de la déclaration de retrait russe, il va d’abord falloir en vérifier la signification, car elle laisse certaines marges d’interprétation. Elle intervient après la reprise du processus de négociation à Genève, alors que l’on constate un affaiblissement de Daech. Il s’agit peut-être d’une posture visant à susciter des interrogations sur le risque de vide – « Après nous, le chaos ! » ; « Que se passera-t-il si nous nous retirons ? » – afin de faciliter ou d’accélérer une solution politique qui consoliderait le régime. Tel est peut-être l’effet recherché, mais gardons-nous de faire des analyses trop hâtives.

En tout cas, nous constatons un certain nombre d’évolutions favorables en Syrie, à commencer par le respect du cessez-le-feu que nous observons sur le terrain. Au moins 167 factions insurgées se sont engagées à respecter le cessez-le-feu contre la garantie de l’arrêt des combats : c’est dire la variété des acteurs présents ! Quelle que soit la manière dont on les classe, ce qui est sûr, c’est que la France a deux adversaires désignés : Daech et Jabhat al-Nosra.

Ainsi que vous l’avez rappelé, Monsieur Germain, la France a livré officiellement des armes à l’Irak et, avec l’accord du gouvernement irakien, au gouvernement régional du Kurdistan – je vous communiquerai la liste des autorisations délivrées par la CIEEMG à cette fin. La position de la France a toujours été très claire : ne pas accroître la conflictualité et éviter les risques de dissémination. Nous avons d’ailleurs considéré qu’il valait mieux nous en tenir à une position assez ferme et restrictive en la matière plutôt que d’utiliser les aménagements apportés à l’embargo instauré par le Conseil de l’Union européenne. Nous avons maintenu cette ligne de cohérence.

Mme Marie Récalde, présidente. Merci beaucoup pour vos réponses, monsieur le secrétaire général.

L’audition s’achève à quatorze heures cinquante-cinq.

Audition de M. Jean-Paul Garcia, directeur national
du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED)

(séance du 22 mars 2016)

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Mes chers collègues, je déclare ouverte notre séance de travail, en ayant bien entendu une pensée particulière pour nos amis belges. Les drames qui frappent leur pays sont un des motifs – indirects – pour lesquels nous nous réunissons.

Nous recevons M. Jean-Paul Garcia, directeur national du renseignement et des enquêtes douanières, après avoir auditionné, il y a quinze jours, le directeur de Tracfin.

Monsieur le directeur, la lutte contre le terrorisme et son financement constitue une des missions de votre service. Il serait donc important que vous nous disiez comment vous êtes organisés, quel est votre type d’activité et sur quels résultats vous pouvez asseoir votre propos, étant entendu que l’objet principal de notre mission d’information, qui est dotée des pouvoirs d’une commission d’enquête, porte sur les moyens de Daech en général, qu’ils soient financiers, techniques, humains, de communication, etc. Toutes les indications que vous pourrez nous donner sur ces différents sujets sont les bienvenues.

Depuis les quelques semaines que nous travaillons sur le sujet, nous nous sommes rendu compte combien les réseaux de financement de Daech étaient friands de toutes les formes de circuits parallèles, contrebande, trafics en tous genres, blanchiment d’argent, etc. Autant d’aspects que vous avez, au moins pour partie, en charge de surveiller. S’agissant plus particulièrement des biens culturels, nous avons des raisons de penser qu’ils constituent une source importante de financement pour nos ennemis.

Nous sommes convenus que notre audition se tient à huis clos et que le compte rendu vous sera soumis. Et puisque notre mission d’information est dotée des prérogatives d’une commission d’enquête, en conformité avec les dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(M. Jean-Paul Garcia prête serment.)

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Avant de vous donner la parole, je vous prie de bien vouloir m’excuser par avance car, appelé à Matignon pour le contrôle de l’état d’urgence, je devrai vous quitter vers dix-sept heures trente. Mais notre vice-présidente me remplacera.

M. Jean-Paul Garcia, directeur national du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED). Monsieur le président, c’est avec un peu d’émotion, une grande satisfaction et une grande humilité que je me prête à cette audition. La Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières emploie un peu plus de 700 personnes : 450 sont des opérationnels de terrain, qui luttent contre la contrebande et les trafics ; une centaine de personnes – des douaniers au sens strict du terme, même s’ils opèrent le plus souvent en costume-cravate – procède à des enquêtes dans les entreprises ou sur des particuliers, et constitue la partie visible de la DNRED ; et une autre centaine de personnes constitue la direction du renseignement.

Cette direction est donc composée de trois entités : la direction des opérations, avec 450 personnes sur l’ensemble du territoire français ; 100 personnes qui mènent des enquêtes sur l’ensemble du territoire français, mais qui sont basées à Ivry en région parisienne ; et puis cent personnes qui travaillent aussi à Ivry, essentiellement sur leurs ordinateurs, à partir de sources ouvertes ou de sources douanières ou de toutes sortes de sources, y compris de la coopération internationale. Il s’agit d’une coopération internationale particulière, parce que fondée sur des textes douaniers : au sein de l’Union européenne, la convention de Naples 2, des textes provenant pour l’essentiel de l’Organisation mondiale des douanes, et toute autre forme de protocoles ou d’accords en forme simplifiée qui permettent d’échanger avec les représentants de la douane ou des administrations para-douanières.

Notre spécialité est de travailler de façon quasi-judiciaire. Disons-le tout de suite, nous ne sommes pas un service judiciaire, et nous n’avons pas de prérogatives de police judiciaire. En revanche, le code des douanes, tel qu’il a été codifié pour la dernière fois en 1948 et tel qu’il est issu de l’Assemblée de 1791, nous confère des pouvoirs réels d’intrusion dans la vie des personnes et des entreprises, sous la forme d’un droit de communication, d’un droit de visite domiciliaire et d’un droit de visite des locaux professionnels. Tout cela a été décliné au cours du XXe siècle à travers : les lois Perben 2 ; des dispositions particulières ; les lois Sapin, du moins les dernières. Celles-ci nous confèrent des pouvoirs qui se situent à la démarcation de ce qui est conféré à des structures de police judiciaire et qui, de plus en plus – en particulier depuis une loi de la fin de l’année 1986 et une autre du début de l’année 1987 – nous soumettent à un contrôle judiciaire.

Ce ne sont pas des pouvoirs judiciaires, mais des pouvoirs que nous exerçons en toute autonomie, comme la visite domiciliaire douanière, qui correspond à la perquisition policière ; en revanche, sauf en suite de constat de flagrant délit, cette visite domiciliaire douanière est autorisée par un magistrat, aujourd’hui le juge des libertés et de la détention. De la même façon, la retenue douanière, qui a pu être assimilée à la garde à vue, s’exerce sous le contrôle du procureur de la République ; mais ce n’est pas une garde à vue car, pour la mettre en œuvre, il faut avoir constaté préalablement un délit, alors que la garde à vue peut être mise en œuvre erga omnes, sans que l’on n’ait aucune information particulière sur qui que ce soit.

J’insiste sur ces différences, parce qu’elles nous posent à la fois comme un service qui peut mener certaines actions mais qui, en même temps (sauf dans les cas de transaction douanière) n’ira pas au bout. Notre vocation est de judiciariser les infractions que nous constatons, mais ce sera toujours un service de police judiciaire qui prendra le relais.

Depuis 1999 et plus particulièrement depuis 2003, la douane dispose d’un service de police judiciaire : le service national de douane judiciaire, qui met en œuvre le code de procédure pénale, comme n’importe quel service de police judiciaire. Il a cette particularité d’être dirigé par un magistrat, d’être dans les locaux de la DNRED et d’être armé par des douaniers qui ont qualité d’officiers de douane judiciaire et mettent en œuvre les pouvoirs du code de procédure pénale.

La douane judiciaire va prendre le relais de la DNRED et de la douane en général, dès lors que nous aurons judiciarisé la matière. Pour judiciariser la matière, il faudra que nous ayons réuni suffisamment d’éléments permettant de traiter l’infraction douanière lorsqu’elle existe, et, le cas échéant, de la passer ensuite en relais sur l’infraction du droit pénal général ; ou bien, lorsque nos investigations, nos recherches, notre travail, nous auront conduits à la découverte d’un délit qui n’est pas un délit douanier, mais qui est bien un délit du droit pénal général. La phase de judiciarisation est initiée par une transmission au parquet (souvent JIRS), qui décidera du service judiciaire (PJ, Gendarmerie, douane judiciaire) qu’il saisira.

Le terrorisme, puisque c’est l’objet de cette audition, peut se manifester à nous à la suite d’un constat de délit douanier. On a dit que l’un des frères Kouachi faisait de la contrefaçon. Or, de façon quasi générale, la contrefaçon est l’activité secondaire des terroristes qui ont été détectés, arrêtés ou abattus.

Mais la contrefaçon n’est pas la seule activité des terroristes susceptible de nous intéresser directement. Il faut bien parler d’un phénomène communautaire, et donc de porosité entre des délits communautaires. Je pense à un délit communautaire évident de ces dernières années, à savoir le trafic de tabac à narguilé, ou tabac à chicha. Cette porosité ne permet pas de dire aujourd’hui qu’il y a bien un lien entre le petit trafiquant de tabac à chicha et un fait ou un événement terroriste. En revanche, elle nous permet de dire, comme dans la fable : si ce n’est pas lui, c’est son cousin, ou son ami, ou le type qui vit dans le même bâtiment, ou qui fréquente les mêmes lieux – lieux de travail, de plaisir ou de culte.

Tout à l’heure, j’ai parlé de ma grande humilité. Car vous n’avez devant vous ni le directeur de la DGSI, ni le directeur de TRACFIN. Je prends à dessein ces deux grands services, dont nous partageons la communauté du renseignement – dont la DNRED a l’honneur de faire partie depuis 2010, grâce aux parlementaires.

Le DGSI est une très grosse structure, très spécialisée, avec de grandes capacités d’action en personnels et en moyens techniques, qui a un lien étroit et extrêmement construit avec la DGSE et ses moyens internationaux. TRACFIN est la plus petite structure de la communauté du renseignement, mais elle a une très grande puissance et un grand abattage, elle bénéficie de la coopération des établissements bancaires, mais aussi de tous les établissements financiers, des compagnies d’assurance, ou des notaires, par exemple. Elle a les moyens de traiter ce renseignement qui lui parvient très directement et dans des conditions très bien codifiées par la loi.

Nous avons une grande expérience du travail sur sources humaines de plus en plus complétée par le recours à des moyens techniques.

Depuis mon arrivée à la DNRED, en décembre 2010, le pourcentage d’affaires réalisées sur sources humaines a baissé, passant de 99 % à 85 % aujourd’hui grâce à la coopération technique, notamment de la DGSE. Nombre de nos affaires sont menées à partir de moyens techniques, d’où l’importance de la loi renseignement du 24 juillet dernier, qui en a codifié l’utilisation. Néanmoins, les sources humaines restent essentielles, et c’est à partir de sources humaines, qui nous permettaient d’aborder des trafics de contrefaçon, de tabac – tabac à narguilé et surtout cigarettes – et un peu de stupéfiants, que nous sommes entrés dans le dispositif de la lutte contre le terrorisme.

Au sein de la DNRED, un Groupe opérationnel de lutte contre le terrorisme, ou GOLT, est né après le 11 septembre 2001 pour s’occuper, alors, du financement du terrorisme, essentiellement Al-Qaïda et ses divers développements. Ce petit service, qui compte aujourd’hui moins d’une dizaine de personnes, coopèrera essentiellement avec la DGSE, orientant ses capacités vers l’Afghanistan, le Pakistan, un peu le Liban, au cours des années 2003, 2006-2007.

Les engagements sur le théâtre d’opérations syrien vont évidemment modifier notre attitude. Mais déjà, avec l’affaire du Mali, nous sommes entrés dans la lutte opérationnelle contre le terrorisme, par le biais d’un réseau découvert dans la région de Clichy-Montfermeil. Une source humaine nous avait dirigés vers des petits trafiquants de contrefaçons. En général, ils commencent par un voyage en Algérie, puis en Thaïlande et finissent pas opérer par fret express ; d’abord avec une cinquantaine de tee-shirts, puis des chaussures, des sweet-shirts, puis un vrai marché se constitue dans les banlieues, avec toutes les marques qui ont du succès comme Adidas, Puma, etc.

Là, on nous dit que des jeunes vont au Mali : ils ont acheté un pick-up et partent y faire la guerre. C’est le début de l’intervention au Mali. On travaille alors avec la préfecture de police, et c’est avec elle qu’on balise le véhicule. Nous croyons savoir que ces gars partent au Mali, armés de kalachnikovs qu’ils ont acquises en banlieue. Mais il s’avère qu’ils partent sans armes, et qu’au lieu de se diriger vers Algésiras, le Maroc, etc. le pick-up part pour la Turquie. C’est donc d’un pick-up balisé par nos soins qu’a débuté notre coopération avec la préfecture de police, et notre intérêt pour le théâtre d’opérations syro-irakien.

La DNRED et la préfecture de police suivront en commun ce véhicule, et ce n’est qu’à la fin – c’est-à-dire maintenant – que la DGSI s’intéressera à la question. D’après la presse, l’un des membres de cette équipe de Clichy-Montfermeil pourrait être le chaînon manquant dans les affaires de janvier et surtout de novembre 2015. De fait, nous avons acquis la certitude, même si ce n’est pas à moi de le dire, que beaucoup de choses sont parties de Syrie. Le sujet est aujourd’hui dans les mains de la DGSI.

Revenons en 2013-2014. La pression monte. Le GOLT est une toute petite entité. Mais nous décidons de créer, au sein de la direction des opérations douanière, un groupe financier, le groupe « circuits financiers clandestins ». Ce groupe n’est pas une structure de lutte contre le terrorisme, ni contre le financement du terrorisme, mais simplement une structure d’approche des circuits financiers clandestins. Je donne un exemple : des Maliens vivant dans les foyers de Montreuil, partent pour Dubaï avec des sommes dépassant 500 000 euros, voire 1 million d’euros. Mais quand vous bougez avec plus de 10 000 euros en espèces, vous devez faire une déclaration. Un Malien, donc, vient à la douane et déclare qu’il va à Dubaï avec 1,8 million d’euros. Au guichet, le douanier enregistre sa déclaration, la signe, la tamponne, et ce Malien sort avec 1,8 million d’euros.

Le groupe « circuits financiers clandestins » considère que cela ne va pas et qu’il faut que ce Malien puisse nous dise d’où vient cet argent, et s’il est à lui. On a de bonnes raisons de penser qu’il n’est pas à lui. Mais est-ce le fruit d’une collecte, rapporte-t-il de l’argent au pays ? Dans ce cas, pourquoi passer par Dubaï ou par Istanbul ? En l’absence de réponse, nous appliquons ce qui est prévu par loi pour manquement à l’obligation déclarative et blanchiment. On n’a pas les moyens de dire qu’il s’agit de blanchiment. Donc, on confisque une partie de cet argent et, en même temps, on transmet l’information. Au bout de quelques interventions de ce genre, ce flux disparaît. Comme on a des raisons de penser que cet argent continue de sortir, on conclut qu’il sort autrement.

Vous évoquiez, monsieur le président, dans votre introduction, les différents moyens à la disposition de Daech. L’un des moyens que connaît bien TRACFIN et que nous connaissons aussi, c’est hawala, un système d’échange d’argent sans échange physique, fondé sur la compensation. C’est encore mieux que les cartes prépayées car vous n’avez rien dans les mains, rien dans les poches, et que vous trouvez l’argent où vous le souhaitez.

Vous voyez comme il est difficile, sur ce type de saisies, de faire le lien avec le terrorisme et donc avec votre sujet, les moyens de Daech. J’observe que dans l’affaire des Maliens, c’était de l’argent qui sortait. Mais il y a aussi de l’argent qui entre.

Sur les trains, la DNRED utilise le réseau douanier. Nous envoyons notamment des gens à la gare du Nord, à l’arrivée des Thalys, pour voir qui peut ramener de l’argent en France, depuis la Belgique ou les Pays-Bas ; ou à la gare de l’Est, pour voir qui peut en ramener depuis le Luxembourg. Il peut s’agir d’hommes d’affaires. Boris Boillon, lui, faisait transiter de l’argent dans l’autre sens. Mais certaines personnes peuvent passer de l’argent pour d’autres raisons que l’optimisation fiscale.

Dans les mois qui ont suivi le printemps arabe de Tunis, et en lien avec la situation tragique de la Lybie, nous avons vu passer de l’or depuis Tunis jusqu’à la Turquie via la France, et notamment via Roissy. Un soir, une personne en transit est arrivée avec une valise d’or. Comme son prochain avion partait pour Istanbul le lendemain, elle nous a simplement demandé de mettre sous vigilance douanière cet or qui transitait par la France. Les services de l’aéroport ne se sont pas demandé d’où venait cet or, où il allait ni quelle était son origine, etc. Peut-être des gens de Ben Ali ? Peut-être des gens qui fuyaient la Lybie ? Après tout, il y avait aussi des honnêtes gens qui voulaient mettre leur argent à l’abri.

La douane a mis un coup d’arrêt en opérant des contrôles, et l’or n’est plus passé. Et voilà que nous nous sommes récemment aperçus que sur l’aéroport Saint-Exupéry, un type venait avec de l’or, arrivant de Tunis, et procédait de la même façon. Cette fois, nous l’avons suivi. Rien ne s’est produit. Mais nous avons repéré une personne qui arrivait sans rien, qui allait à Paris, puis revenait à Lyon en disait : je suis arrivé de Tunis, j’ai de l’or et je vais en Turquie avec. Seulement, l’or ne venait pas de Tunis, mais de Paris. Je ne sais pas de quoi il s’agit. Nous sommes en train d’y travailler. Plus précisément, l’affaire est aujourd’hui dans les mains du Service national de la douane judiciaire.

Nous avons relevé le dispositif et le processus, et notamment le fait qu’il y avait fausse déclaration. La première fois, cela portait sur 5 kilos d’or. Et aujourd’hui, l’argent qui vient de Paris représente plus de deux millions.

Le lien avec le terrorisme n’a pas été établi. Nous verrons ce que donnera le traitement judiciaire. On constate : un phénomène communautaire ; de l’argent à la provenance et à l’origine totalement inexpliquées ; un dispositif qui s’apparente à du blanchiment, puisqu’on nous dit que l’or qui va quitter la France vers la Turquie, vient de Tunisie, et que l’on sait qu’en Tunisie les contrôles s’opèrent de manière « perfectible » malgré les moyens qui leur sont consacrés.

Aujourd’hui, nous nous efforçons d’engager une coopération avec la Tunisie, qui reste un pays extrêmement important dans les relations entre la France et le Maghreb et, au-delà du Maghreb, avec le monde arabe. Avec le Maroc, la coopération est bonne et globalement, les contrôles sont « fiables », même si on peut y mettre beaucoup de guillemets. L’Algérie est un pays bloqué, avec lequel nous avons des relations, sur lesquelles les interventions se font – même si c’est d’une manière très politique. La Tunisie a un rôle capital, mais elle est tiraillée par de multiples courants ; les responsables douaniers ont une durée de vie sur leur poste extrêmement limitée, et nous essayons aujourd’hui, bien sûr avec la police, d’engager une coopération.

L’affaire que je vous citais, la dernière en date dont je peux parler, date du mois de janvier 2016. Avant cela, grosso modo entre 2013 et 2016, nous avons été amenés à réaliser des affaires – par affaire il faut comprendre constat d’une infraction – sur des sommes moindres, qui concernaient plutôt la logistique, mais dont les liens avec les terroristes étaient un peu plus évidents.

Nous utilisons également clairement le positionnement des services douaniers sur les frontières, et d’abord sur les frontières aériennes, pour travailler sur les gens qui partent au djihad, et hélas beaucoup moins sur ceux qui en reviennent. Dans ce dernier cas, soit ils sont pris en main par la DGSI, et dans ce cas on n’a pas de rôle à jouer. Mais on peut avoir notre rôle à jouer lorsque nous avons des informations, venant notamment par des services étrangers, en particulier allemands – plutôt la police, le BKA, que la douane allemande. À ce moment-là, les informations sont transmises directement à la DGSI.

Entre le mois de janvier et de novembre 2015, entre les deux funestes événements, notre collaboration avec la DGSI a crû dans des proportions considérables. Au mois de janvier, elle agissait seule. Le réseau douanier a été d’ailleurs extrêmement mal mobilisé, faute d’informations.

En novembre 2015, les événements se sont produits le soir, après 21 heures. À une heure du matin, nous avions mobilisé l’ensemble du réseau douanier, et les douaniers se sont installés sur les frontières. Nous l’avons fait avec les moyens de la douane (dont la capacité de mobilisation est relativement faible, les effectifs de notre administration décroissant régulièrement depuis les années 2000). Quoi qu’il en soit, sur les informations immédiates de la DGSI, entre 22 heures et une heure du matin, nous avons pu mobiliser l’ensemble du réseau douanier, et correctement l’informer.

Cela tient notamment au fait que, le 15 juin, nous avons installé un officier de liaison dans la cellule ALLAT, dont on a immanquablement parlé dans votre mission. Il s’agit de la cellule inter-services de la DGSI, où sont réunis les six services de la communauté du renseignement, dont le bastion DGSI-DGSE, mais aussi ce que l’on appelle, depuis la loi du 24 juillet, les services du deuxième cercle, à savoir : la Préfecture de police, avec laquelle nous travaillons étroitement ; le Service de renseignement territorial, le SRT, avec lequel nous travaillons également étroitement dans nos échelons de province. Au sein de cette cellule ALLAT, à laquelle n’appartient pas encore la gendarmerie, nous pouvons bénéficier des informations de la DGSI qui sont pour nous autant de requêtes, en même temps qu’elles nous positionnent sur les différents trafics.

Monsieur le président, vous évoquiez dans votre préambule les biens culturels. Nous nous y étions intéressés à l’époque du printemps égyptien, et notamment de l’évasion du musée du Caire d’un certain nombre d’objets de valeur. Depuis, un événement capital est intervenu : le vote, par vos assemblées, de la loi qui nous permet aujourd’hui de contrôler les biens culturels à l’importation. Le dispositif de lutte contre le trafic de biens culturels français était, jusqu’à une date récente, en fait jusqu’à 2015, tourné vers la protection du patrimoine national, quelle qu’en soit l’origine ; il visait à empêcher la sortie du territoire des biens culturels de valeur – bien historiques, d’une richesse particulière. Maintenant, nous pouvons désormais nous intéresser aux biens culturels importés, et nous efforcer de les suivre. Quand je dis « nous », je vise la DNRED, et plus précisément, au sein de la direction des enquêtes, le service spécialisé dans les biens culturels.

Là encore, nous travaillons sur des sources humaines. Mais celles qui s’occupent des biens culturels sont fort différentes de celles qui travaillent sur les stupéfiants, le tabac ou les contrefaçons. Elles opèrent dans les galeries et les grandes institutions de ventes aux enchères, et dans le milieu des collectionneurs qui est difficile à pénétrer. Nous avons des agents de la DNRED qui ont cette mentalité de collectionneurs, ou qui sont eux-mêmes collectionneurs, et qui s’y connaissent au moins aussi bien que les collectionneurs ou les gens des sociétés d’enchères.

Nous nous efforçons de tracer une partie de ces biens culturels qui proviennent des théâtres d’opérations, même si la plupart des biens culturels du théâtre syro-irakien sont des biens immobiliers, qui risquent plutôt d’être détruits que vendus. Malgré tout, on peut trouver des pièces, y compris des pierres, qui se revendent sur les marchés européens.

En ce domaine aussi, la coopération internationale est capitale. Bien sûr, elle varie selon les États. Il peut s’agir d’une coopération pleine et entière, ou bien d’une coopération « à l’anglaise » qui fait que l’on coopère dans la mesure où l’on y trouve son compte, et dans l’exacte contrepartie de ce que l’on y a trouvé.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Je vous remercie. Avant de passer la parole à monsieur le rapporteur et à mes collègues, j’aimerais vous poser une question : dans les dernières années, combien d’enquêtes, parmi celles qui ont été ouvertes par vos services, étaient directement liées au terrorisme ?

M. Jean-Paul Garcia. Moins d’une cinquantaine d’affaires, dont on savait dès le départ qu’elles étaient directement liées au terrorisme. Mais comme je l’ai dit tout à l’heure, certaines affaires peuvent démarrer sur des présomptions de contrefaçon ou de trafic de tabac, avant qu’on ne s’aperçoive qu’elles étaient liées au terrorisme. Dans ce cas, il y en a davantage.

Nous nous sommes livrés à un croisement entre un certain nombre de fiches S – car nous n’avons ni ne revendiquons l’accès à la totalité de ces fiches – et notre propre fichier des infractions douanières constatées, c’est-à-dire de procédures terminées, y compris le plus récemment. Or, sur 4 000 noms qui ont été passés, 7 % correspondent exactement : même nom, même date de naissance, même adresse ou du moins même commune. Ainsi 7 % des fiches S initiées pour terrorisme ou plutôt radicalisation, départ au djihad, renvoient à des infractions douanières qui ont été commises par la même personne.

L’intérêt de ce croisement ne réside pas dans ces personnes, qui sont bien dans le champ des services de lutte contre le terrorisme. Il réside dans les personnes qui ont été auditionnées ou réprimées en même temps que la personne qui a commis l’infraction principale. Par exemple, un groupe a fait du trafic de tabac à chicha ; celui qui est pris est celui qui conduisait la voiture, et qui venait de Suisse ; le tabac y était vendu légalement, mais avec une différence fiscale telle qu’il y avait un véritable intérêt à pratiquer une contrebande entre la Suisse et la France. Il y avait quelqu’un à côté du conducteur, et puis peut-être un véhicule ouvreur, dont on avait eu connaissance. Et puis, au cours de l’enquête, on a vu que cette personne était le frère de celui qui tenait le bar dans lequel on consommait ce tabac à chicha. On découvre une espèce de « nébuleuse » qui permet de dire que le type qui fait l’objet de la fiche S se meut dans cet environnement. Et quand on sait comment se met en place l’appui logistique aux terroristes, on se rend compte que ce réseau amical ou fraternel peut constituer une véritable base.

De la même façon, à l’occasion d’interceptions de sécurité dans la région de Metz, de Nancy et dans la zone frontalière du Luxembourg, qui constituent le débouché de l’héroïne des Pays-Bas, ou à l’occasion d’écoutes liées à un trafic de stupéfiants, nous avons entendu des personnes se réjouir spontanément des attentats du 13 novembre. Nous avons la certitude qu’elles n’y ont participé en rien. Mais je pense que si quelqu’un venait dire à ces personnes, jeunes pour la plupart, c’est-à-dire entre 15 et 35 ans : « je suis de ceux qui ont réalisé ces attentats », il serait bien accueilli.

Ces personnes n’ont aucun lien avec le terrorisme, selon la DGSI elle-même, qui est bien informée. Il n’y a même pas de fiche S sur ces personnes, qui sont des gens normaux des cités, qui font un trafic « normal » comme il y en a dans les cités – juste un peu d’héroïne. On n’a pas monté d’affaire liée à ce trafic, parce que cela n’en valait pas la peine. On attend de trouver autre chose.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Monsieur le directeur, vous avez mentionné une cinquantaine d’enquêtes. Ce nombre est-il stable ou est-il de beaucoup supérieur à ce qui se passait il y a quelques années ?

M. Jean-Paul Garcia. Il est évidemment beaucoup plus important. Entre 2001, création du GOLT, et 2010, mon arrivée à la DNRED, soit en dix ans, on comptait moins d’une cinquantaine d’enquêtes de terrorisme. Mais il convient d’interpréter cet état de fait avec une extrême prudence. Ce n’est pas parce que la population est plus importante, mais parce que nous nous intéressons davantage à ces affaires, et que le terrorisme est devenu pour nous un sujet majeur. Cela ne l’était pas lorsque je suis arrivé à la DNRED le 17 décembre 2010.

Maintenant, comment fonctionne la DNRED ?

Nos objectifs nous sont fixés par la Direction générale. La DNRED est un service à compétence nationale, totalement dépendant de la Directrice générale des douanes.

Nos objectifs majeurs sont : les stupéfiants, le tabac, la contrefaçon et les droits redressés. Au titre de ces redressements, nous devons rapporter plus de 58 millions d’euros par an ; c’est le travail de la direction des enquêtes, essentiellement sur les entreprises.

Nous avons ensuite la possibilité de trouver des indicateurs pour la direction et de fixer des cibles autres dans les domaines douaniers :

D’abord, le domaine financier, que nous mettons au premier plan, et qui est devenu un nouvel objectif de la Direction générale des douanes.

Ensuite, en 2012, le trafic d’armes, non pas pour des raisons en rapport avec le terrorisme à l’époque, mais en rapport avec la situation marseillaise. Il s’agit du trafic d’armes destinées à la délinquance et à la guerre, qui est devenu un objectif interne de la DNRED. La cible que nous nous sommes fixée est très modeste : plus de dix armes clairement destinées à la délinquance ou à la guerre. (Nous avons beaucoup d’affaires sur les collectionneurs – la mitraillette Thompson du débarquement, le Schmeisser allemand que l’on voit dans les films, etc. Ces armes peuvent tuer, mais ce ne sont pas celles que nous ciblons. Nous cherchons les fusils d’assaut, les armes de poing qui vont permettre les braquages, les règlements de comptes à Marseille, etc.

La première fois, en 2013, nous saisissons six kalachnikovs quelque part en Lorraine. Le renseignement vient d’Allemagne. Nous avons alors les plus grands ennuis avec le magistrat instructeur, et l’OCLCO (Office central de lutte contre le crime organisé), qui cherche comment les douaniers, qu’il considère comme absolument incapables de résoudre une affaire, ont monté celle-ci, et qui ils y ont mêlé. Le juge d’instruction ira jusqu’à auditionner notre attaché à Belgrade qui n’y était absolument pour rien, au courant de rien, simplement parce que les kalachnikovs étaient des Zastava fabriquées dans les Balkans.

La deuxième fois, en 2014, à partir d’un renseignement venant de Belgique, nous « tapons » à nouveau six kalachnikovs. Pourquoi six ? Parce que c’est le nombre de ces armes qui, une fois démontées, peuvent être dissimulées dans un véhicule courant, sans que l’on ne voie rien. Si vous n’avez pas l’information, vous ne les trouvez pas. Un douanier qui ferait un contrôle normal à un péage par exemple, ne pourrait pas les découvrir.

Mais nous trouvons. Là encore, la police dit au magistrat : ce n’est pas possible, les douaniers ont monté cette affaire, on va chercher comment. Comme des équipes de ma direction, en surveillance de l’opération, échangent sur des téléphones portables parfaitement repérables par les services de police, nous avons à nouveau des ennuis.

La troisième affaire date elle aussi de 2014 : une source nous avise qu’il va livrer à Marseille 25 kalachnikovs à un légionnaire qui va les répartir, moitié pour les Maghrébins, moitié pour les Corses. On s’adresse au Parquet à Marseille. Le légionnaire de Marseille étant déjà plus ou moins suivi par la BRB, un juge d’instruction est dans l’affaire. On va le voir et on lui précise que notre source, que nous appelons notre « aviseur », est directement impliquée puisque c’est elle qui va assurer le transport. Pour être sûr de ne rien perdre, on propose de baliser un chargeur d’une des kalachnikovs de la cargaison, en remplaçant les cinq dernières cartouches de ce chargeur par une balise et des piles. On suggère au magistrat une intervention après que l’aviseur est parti, de laisser celui-ci faire sa livraison, et de s’en prendre au dispatcheur. De toutes les façons, le légionnaire marseillais est déjà dans le collimateur de la justice. Or le magistrat refuse, décide que l’on « tape » dès que le type arrive, et ajoute qu’il pourra bénéficier des mesures de la réduction du tiers de la peine. Moralité : on n’a pas fait l’affaire. Je suis persuadé que les kalachnikovs sont arrivées autrement et notre aviseur a disparu.

Cela se passe donc en 2014. Cette même année, je décide d’arrêter de travailler sur les armes. Inutile, puisque la police est si efficace. Mais les premiers attentats se produisent le 7 janvier 2015. Dès ce moment-là, je réintroduis une priorité de travail sur les armes. Nous en saisissons un nombre considérable par rapport à l’année précédente. Et cette fois, à ce stade, la Justice et la Police ne nous font pas d’ennui...

En même temps, au cours de l’année 2015, la Direction générale met au point un plan de lutte contre le trafic d’armes, dont nous serons partie.

J’ai raconté cette histoire pour dire qu’aujourd’hui, toutes les affaires que nous faisons ont rapport avec les communautés liées au terrorisme : la communauté maghrébine, dont on parle beaucoup ; mais aussi la communauté tchétchène. Et je ne me doutais pas du nombre de tchétchènes qu’il y a aujourd’hui en France.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Combien avez-vous saisi d’armes ?

M. Jean-Paul Garcia. 1157.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. J’ai encore une question sur les fichiers dont vous avez la connaissance, et sur l’intérêt qu’il y a à répertorier les œuvres d’art qui font l’objet d’un trafic. Avez-vous des inventaires, et des outils spécifiques de surveillance ?

M. Jean-Paul Garcia. Depuis fort longtemps, nous sommes connectés au ministère de la culture. Nous participons régulièrement aux réunions de ce ministère, et nous bénéficions de l’ensemble des bases de données auxquelles il a accès. Nous sommes également très connectés à l’OCBC (Office central de lutte contre le trafic de biens culturels).

Ces biens culturels sont repris sur des fichiers connus. Par ailleurs, comme je le disais tout à l’heure, nous travaillons au contact des galeries, des grandes maisons d’enchères. Nous faisons du démarchage, et nous leur disons qu’il n’est pas dans leur intérêt, ni dans l’intérêt de leur maison de vendre des œuvres qui sont d’une origine ou d’une provenance douteuse. Et en général, nous avons des informations.

En revanche, le nombre d’affaires qui peut-être, en quoi que ce soit, connecté à des mouvements terroristes est infime. Il se compte aujourd’hui sur les doigts d’une main.

M. Kader Arif, rapporteur. Monsieur le président, je ne vais pas intervenir tout de suite, pour laisser mes collègues poser des questions.

M. Serge Janquin. Monsieur le directeur, vous nous avez apporté beaucoup de renseignements sur deux plans : le plan conceptuel, et le plan pratique.

Je veux parler, au plan conceptuel, des missions de votre direction, et de la façon dont elle travaille. Manifestement, vous intervenez très en amont et très en aval du simple contrôle aux frontières ; ce n’est pas là que les choses se passent. Et vous avez souvent déploré un certain manque de coordination, même si vous avez noté des améliorations entre vos différentes sources de renseignements.

C’est ce qui m’amène au second plan, le plan concret, que vous avez également abordé. Mais parfois, j’en suis resté pantois !

Nous avons appris que des services officiels laissaient passer des centaines de milliers d’euros en se contentant de mettre un cachet, ou laissaient passer de l’or sans se préoccuper de savoir d’où il venait ni où il allait. C’est tout de même très préoccupant. Selon vous, la situation est en train de changer. C’est heureux.

Maintenant, je vais vous parler d’un cas concret. Je suis familier des Pyrénées-Orientales, et je fréquente régulièrement la section qui va du Perthus jusqu’à la Jonquière. J’y vois une trentaine de jeunes gens qui vendent des montres, des lunettes, et qui sont supposés en vivre. Je me dis qu’ils ne doivent pas vivre uniquement de cela. Mais cela ne se passe que du côté espagnol, du côté catalan, et pas du côté français.

Il y a énormément de vente de contrefaçon dans les boutiques qui vont de la frontière française du Perthus jusqu’à la Jonquière. En outre, tout le monde sait que la Jonquière est le vrai bordel de l’Europe, et une source d’argent sale qui est sûrement recyclée.

Tout cela, on le sait depuis longtemps. Pourquoi, dans ces conditions, la situation ne s’est-elle pas améliorée ? Il y a bien un poste de douane commun à la sortie du Perthus vers la France, entre l’Espagne et la France, géré conjointement. Mais au-delà de ce poste de douane commun, comment se fait-il que l’on n’ait pas réussi à harmoniser nos législations ? Ce qui n’est pas autorisé en France l’est en Espagne, en Catalogne, et les différences de traitement sont considérables. Naturellement, cela fait l’objet de tous les trafics.

J’ai pris cet exemple, qui très proche de nous. Mais vous avez évoqué toute la zone sahélienne. Cela fait dix ans que je dis à tous les ministres des affaires étrangères qui se succèdent que le trafic de la drogue, à partir du golfe de Guinée, à partir de la Mauritanie, contamine toute la bande sahélienne jusqu’à Djibouti ou les zones voisines.

Au Soudan, j’ai observé comment les Janjawid s’armaient. Il suffisait d’une jeep et d’une kalachnikov, et l’on devenait chef de guerre. C’est comme cela que le Soudan a éclaté, et que la situation perdure.

Comment se fait-il que l’on n’ait pas réussi à convaincre nos partenaires, notamment européens, qu’il y a lieu de changer les choses ? On observe ces réalités, on les constate, et rien ne bouge. Je sais bien que l’État veut protéger ses intérêts économiques, mais comment peut-on aller jusqu’à un tel point de compromission ?

M. David Habib. Monsieur le directeur, vous avez beaucoup parlé du petit trafic, qui porte sur de petites sommes. Au-delà, ce qui m’inquiète, c’est le gros financement, le financement d’État. Des États soutiennent, acceptent, financent. Souvent, on les connaît, parfois, on flirte avec eux, qu’ils soient chiites ou sunnites. Je pense, entre autres, à l’Arabie saoudite, au Qatar et à l’Iran. Les uns soutiennent Daech, les autres le Hezbollah et le mouvement chiite. Est-ce un aspect que vous suivez ? C’est beaucoup plus compliqué, dans la mesure où sont en jeu les relations d’État à État.

Je veux arriver au financement des mosquées et du salafisme en France. Je me dis qu’il doit être très délicat d’entrer dans une mosquée, même salafiste, pour y perquisitionner. Est-ce que cela arrive ?

Ensuite, pratiquez-vous des écoutes téléphoniques ? J’imagine que oui. Avez-vous des indics ? J’imagine que oui. Certains pays qui arrivent à lutter contre le terrorisme utilisent des indics qui, parfois, sont payés.

Enfin, on parle souvent de trafics d’armes qui viennent des Balkans. Hormis les Tchéchènes, ces trafiquants n’ont pas forcément de rapport avec le djihadisme. Mais pour des questions d’argent, nouent-ils des liens avec les réseaux djihadistes ? On dit en effet qu’il y a beaucoup d’armes, et qu’on peut trouver sur internet une kalachnikov pour 500 euros.

Toutes ces questions m’inquiètent. Bien sûr j’ai été, comme mes collègues, très choqué que l’on puisse se promener en déclarant 1,5 million d’euros et que, sous prétexte que cet argent est déclaré, les douaniers le laissent passer.

Si j’ai bien compris, en dessous de 10 000 euros, il n’est pas nécessaire de faire de déclaration. Au-delà de cette somme, il faut en faire une. Mais il n’y a pas de limite, au-delà de laquelle il faudrait indiquer l’origine de l’argent ? Cela me semble incroyable !

M. Jean-Paul Garcia. C’est la loi !

M. Yves Fromion. Pendant plusieurs années, j’ai présidé la Commission de contrôle des fonds spéciaux de la République, et j’ai toujours été très étonné, quand j’allais rendre visite à votre directeur général, de constater qu’il n’utilisait jamais la dotation de fonds spéciaux qui lui était allouée. J’ai essayé d’obtenir des explications, mais je n’en ai jamais eues. Dieu sait pourtant si, pour acheter les consciences, les bonnes volontés, les indics, etc., ces fonds sont particulièrement utiles. C’est une observation, mais je n’en dirai pas plus.

Ma question portera sur Daech en Libye. On n’a pas de recul sur le sujet. Mais je m’interroge sur deux points.

Tout d’abord, on sait, notamment grâce à l’Italie, que le pétrole libyen est une source d’enrichissement pour les tribus. Mais Daech étant en train de contrôler de plus en plus la frange côtière, on peut imaginer qu’il ne va pas laisser passer cela. Vous êtes-vous déjà intéressés à cette question ?

Ensuite, je rejoins ce que disait notre président sur les objets d’art. La côte libyenne possède le site absolument exceptionnel de Leptis Magna, sans doute un des plus beaux patrimoines romains du bassin méditerranéen, qui est dans un état fabuleux. Nul doute que Daech est déjà sur place. Nul doute que Leptis Magna représente un fonds de commerce absolument extraordinaire en pièces de très grande valeur. Y a-t-il des mesures conservatoires à prendre ? A-t-on appelé l’attention sur cette question ? Se prépare-t-on à éviter le pire ? Est-ce que des services tels que le vôtre seront à même de pister ce qui risque d’être dégradé, détruit, pillé, etc. ?

M. Jean-Paul Garcia. Vous vous êtes interrogé sur les différences de législation. C’est un constat. Vous avez cité la Jonquera, que je connais un peu pour avoir été attaché douanier en Espagne il y a vingt-cinq ans. On peut citer Vintimille, dont le marché de la contrefaçon se trouve exactement de l’autre côté de la frontière.

J’observe d’ailleurs que la sensibilité à la contrefaçon est fort différente entre la France et la quasi-totalité des autres pays de l’Union européenne, au point qu’une décision de la Cour de Justice de l’Union européenne de 2012 a interdit à la douane communautaire de lutter contre le trafic de contrefaçon dès lors qu’il est en transit entre deux États qui n’appartiennent pas à l’Union – le fameux arrêt Nokia-Philips, dont nous nous sommes efforcés d’atténuer les effets.

Monsieur le député je ne sais pas répondre à cela. Et force est de constater que nos voisins communautaires sont parfois les vecteurs de la contrefaçon. Par exemple, l’Italie fait de l’excellente contrefaçon de Louis Vuitton.

La France a vécu dans un régime continu de contrôle des changes de 1945 à 1988. En 1988, avec deux ans d’avance sur nos engagements communautaires, nous avons renoncé à ce contrôle des changes, donc au contrôle des relations financières avec l’étranger. La libre circulation des capitaux est un des principes fondamentaux de l’Union européenne et entre 1988 et 1990, il n’y avait strictement aucun contrôle, si ce n’est une vague tentative d’obligation déclarative. Il faudra attendre l’année 1990 – et les Américains qui ont engagé la lutte contre le blanchiment – et la loi du 19 juillet, qui crée TRACFIN (Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers). Cette loi anti-blanchiment française pose le principe de la libre circulation des capitaux, à condition qu’il s’agisse de capitaux propres. Mais comment faites-vous la différence, quand vous êtes un douanier, à la frontière, entre des capitaux propres et des capitaux sales qui sont devant vous en liquide, et à plus forte raison quand vous avez affaire à des étrangers ?

Aujourd’hui, la loi française ne nous impose pas de demander l’origine des capitaux. Vous devez faire une déclaration si vous avez plus de 10 000 euros ; ensuite, en raison de la libre circulation des capitaux, vous passez avec votre argent, pour aller de France en Turquie ou, comme les Maliens dont nous avons parlé, pour aller de France à Dubaï.

Ces Maliens nous écrivent, disant qu’ils allaient à Dubaï pour acheter des marchandises qu’ils allaient vendre au pays. On a toujours de bonnes raisons d’avoir beaucoup d’argent…

Comment avons-nous pu aller au-delà de cette législation sur le manquement à l’obligation déclarative ? Nous l’avons fait en nous appuyant sur un texte communautaire, qui est un règlement CE, selon lequel vous devez pouvoir justifier l’origine de votre argent à première réquisition : vous dites ce que vous voulez, par exemple que c’est votre argent, que vous avez pu économiser. Pour un modeste Malien d’un foyer de Montreuil, il est difficile d’affirmer qu’il a économisé 1,8 million d’euros. Je me plaignais tout à l’heure de l’insuffisance d’application commune des textes. Voilà un exemple où on a appelé la législation communautaire à la rescousse.

Maintenant, les différents États de l’Union ont une approche très différente du terrorisme. Par exemple, la Pologne est à la fois un État important de l’Union européenne, et un État au contact de pays bien intéressants, comme la Biélorussie et bien d’autres encore. Or la coopération avec la Pologne est égale à zéro en matière douanière, et à pas grand-chose en matière policière.

Je disais tout à l’heure que nous avons également des relations avec les services de police. De fait, toutes les douanes d’Europe n’ont pas les mêmes pouvoirs que nous. Beaucoup d’entre elles, comme la douane italienne, ne font que l’action économique de la douane, c’est-à-dire du dédouanement, de la facilité, de l’application des procédures, etc. Notre partenaire en Italie, c’est la Garde des finances. La douane italienne n’est pas partenaire de la DNRED, elle est partenaire de la Direction générale des douanes.

À propos des sources humaines, je réponds à M. le député Fromion.

Les fonds spéciaux qui étaient accordés à la DNRED jusqu’à l’année dernière étaient de 15 000 euros par an. Et l’on me demandait une approche stratégique de la gestion de 15 000 euros !

Ces 15 000 euros étaient pour moi un petit plus.

M. Yves Fromion. Mais ils n’étaient pas utilisés !

M. Jean-Paul Garcia. Parce que l’on se demandait comment les utiliser !

L’année dernière, nous avons eu 70 000 euros, et cette année nous en avons eu 100 000. Je peux vous dire qu’à partir de 70 000 euros, on peut commencer à programmer quelque chose. Et je peux même vous préciser que nous allons investir dans des drones : pas des drones de l’armée, comme les Predator, mais de petits drones tactiques, pour deux fois 12 000 euros – la partie porteur, et la partie équipement de vision et enregistrement du son. Nous entrons ainsi, petit à petit, dans l’utilisation stratégique des fonds spéciaux.

Mais il ne s’agit pas là du financement des sources humaines. Car si l’absence de fonds spéciaux ne nous a pas privés, c’est que nous disposons d’une ligne budgétaire de Bercy, qui est dans CHORUS. Cette ligne est parfaitement auditable par les services de la douane, l’inspection des services de la douane, et évidemment par l’inspection des finances, indépendamment de la Commission de vérification des fonds spéciaux. La somme, qui est conséquente puisqu’elle dépasse le million d’euros, est affectée. Elle nous permet de payer nos sources que nous dénommons des « aviseurs ».

Le sujet est important. J’imagine que vous n’êtes pas sans savoir qu’un juge d’instruction illustrissime et de très grande qualité se penche aujourd’hui sur la manière dont ont été traitées certaines opérations. À l’instant où nous parlons, huit agents ou ex-agents de la DNRED sont mis en examen et l’un des sujets qui tracasse le juge est de savoir comment nous payons nos aviseurs, et notamment si nous ne les payons pas en marchandise, c’est-à-dire en stupéfiants. Là, ma réponse est ferme et même brutale, quoi qu’il puisse m’en coûter : j’ai suffisamment dans mon enveloppe pour ne pas payer ces gens-là de quelque autre façon.

Le sujet est né du fait que les services de police n’avaient alors pas d’enveloppe pour payer leurs sources. Ils en ont maintenant. Mais nous, nous en avons toujours eu. Je suis remonté tout à l’heure à 1791, mais je pourrais remonter jusqu’à la Ferme générale ou à la gabelle : nous avons toujours eu une ligne budgétaire pour payer nos sources. Avant la LOLF, en 2006, c’était même une imputation des amendes douanières : 40 % seulement d’entre elles étaient destinés au Trésor, le reste était réparti ; et la première case de répartition était le paiement de la source, qui avait permis de faire l’affaire.

À la différence de ce que souhaitent aujourd’hui les impôts – et je pense que vous en avez entendu parler avec la DEGEFIP – ou de ce que feraient les policiers, nous ne payons qu’affaire faite. C’est cohérent avec cette tradition de l’affectation de l’amende douanière : pour pouvoir disposer d’une amende douanière, il faut que l’infraction ait été constatée et l’amende perçue. Dans les années soixante-dix, l’arrivée des stupéfiants, à partir de la French Connection, a modifié la donne. En effet, sur les stupéfiants, vous n’avez pas d’amende douanière, dans la mesure où les personnes que vous capturez ou qui seront arrêtées par la suite par les services de police sont insolvables et si elles ont un patrimoine, celui-ci n’est pas accessible. De ce fait, l’amende douanière n’est jamais recouvrée. Autrefois, on procédait par contrainte par corps, c’est-à-dire que l’on mettait les gens en prison pendant un certain temps, puis on a vu que cela coûtait beaucoup plus cher que de laisser aller. Donc, on laisse aller, mais on a malgré tout budgétisé la somme qui correspondait à ce que l’on pouvait attendre.

J’en viens aux écoutes. Bien entendu, nous disposons aujourd’hui d’une capacité d’écoute de cent « cibles » – depuis l’entrée en masse des portables, on travaille par cibles – auxquelles il faut ajouter les vingt cibles de TRACFIN. Cet organisme ne mettant pas en œuvre conjoncturellement ses écoutes, nous a donné son contingent de Bercy, à charge pour nous de sous-traiter si nécessaire. Ainsi, en cas de besoin, nous réaliserions les interceptions de sécurité pour TRACFIN. Cela se passe au Groupement interministériel de contrôle – GIC – selon une procédure très codifiée dans la loi renseignement.

Nous avons également une capacité d’écoute internationale, dans le cadre d’une plate-forme mutualisée avec la DGSE. J’imagine que l’on vous en a parlé. Nous avons des agents qui sont à Mortier, et qui réalisent ces affaires, sous contrôle, autrefois de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité, aujourd’hui de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement – CNCTR. Nous disposons d’une centaine de lignes, d’une dizaine de cartons « pays », les pays principaux étant très centrés sur l’Amérique latine (Colombie, Venezuela, certaines îles de la région), mais aussi sur l’Algérie, le Maroc – quand on peut, car les flux passent par l’Espagne – et sur les pays amis – essentiellement l’Espagne, un peu l’Allemagne. Nous intervenons aussi à la demande, si une cible apparaît dans le paysage.

Aujourd’hui, et au moins depuis la loi du 24 juillet dernier, il n’y a eu aucune interception de sécurité pour un sujet de terrorisme. Mais même avant, très peu de cibles n’entraient dans les demandes de techniques de renseignement ou d’interceptions de sécurité pour ce motif. Nous y entrons le plus souvent sur les trois grands chapitres de notre sujet : stupéfiants, contrefaçon et tabac.

Enfin, nous n’avons pas aujourd’hui d’informations sur ce que vous appelez le « gros » financement. Nous travaillons à développer ce domaine.

M. Yves Fromion. C’était sans doute un dysfonctionnement. Mais j’ai demandé chaque année au directeur s’il avait besoin de davantage d’argent, puisque je rendais compte au Premier ministre. Personne ne m’a jamais rien demandé, et l’on me disait que tout allait bien comme ça. Je n’en dis pas plus.

Sur Leptis Magna et le trafic des œuvres d’art, peut-on, à titre préventif, faire quelque chose ? Avez-vous une idée ?

M. Jean-Paul Garcia. Je verrais essentiellement la coopération internationale, notamment avec les Italiens qui ont une connaissance de la Libye assez approfondie, bien supérieure à la nôtre, notamment sur les sujets « régionaux ». Le site que vous évoquez peut être connu, et il y a quelque chose à développer en ce domaine. Pour l’instant, on est au degré zéro. C’est un beau challenge.

Mme Marie Récalde. J’ai été extrêmement intéressée lorsque vous nous avez dit comment vous travailliez – en réseaux, à partir d’une personne qui a commis l’infraction, etc.

Pour les rencontrer régulièrement, j’observe qu’il existe une forte coopération entre les services de gendarmerie et les services des douanes, notamment pour travailler sur le Sud de l’Europe. Les services de gendarmerie comptent beaucoup sur les douanes qui ont des moyens – entre autres, ouverture de coffres – qu’eux-mêmes n’ont pas. Vos méthodes ne sont pas forcément celles des gendarmes. Que pouvez-vous leur apporter ?

Tout à l’heure, on a parlé des indics et de leur rémunération. Nous avons un problème de législation concernant ces ressources humaines. Quels que soient les réseaux, réseaux de stupéfiants, trafics financiers ou autres, on sait que l’on ne peut pas amener quelqu’un de nouveau dans un réseau, et qu’il faut donc trouver des gens sur place. Est-ce que vous avez de telles coopérations aujourd’hui ? Comment peut-on protéger ces personnes ?

Enfin, les services de police et de gendarmerie s’inquiètent des trafics d’armes et des limites du cadre actuel, s’agissant notamment des collectionneurs d’armes et des armuriers. Avez-vous une action dans ce domaine, qu’il s’agisse, ou non, de procéder à des surveillances en lien avec les activités terroristes ?

Mme Marie Récalde, vice-présidente, remplace M. Jean-Frédéric Poisson à la présidence.

M. François Rochebloine. Merci, monsieur le directeur, de vos propos particulièrement riches et intéressants.

Tout d’abord, pourriez-vous me dire de combien de personnes vous disposez pour faire fonctionner votre service ?

Avez-vous des contacts avec les mosquées, les imams, etc. ? Tout à l’heure, vous parliez des Tchétchènes. Je me suis rendu moi-même, discrètement, dans une mosquée marocaine à Saint-Étienne, et j’ai entendu parler de l’arrivée des Tchéchènes, que les policiers connaissaient très bien. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ? Manifestement, il y a du trafic d’armes.

Ensuite, on peut se réjouir qu’avec l’état d’urgence, la police et la gendarmerie aient davantage de moyens. Souvent, quand on fait des descentes, et il m’arrive d’en faire avec la police dans des cafés, on n’a même pas le droit de contrôler les associations. Mais en dehors de l’état d’urgence, il n’y a que les douanes qui peuvent les contrôler. Il me semble que, là aussi, il y aurait des choses à faire.

Enfin, notre collègue a dit qu’il y avait d’excellentes relations entre les gendarmes et les douanes. Je n’en doute pas. Malgré tout, tout à l’heure, vous avez fait des remarques par rapport à des policiers qui étaient là, lorsque vous arriviez, etc. J’en arrivais à me demander s’il n’y aurait pas une guerre des polices, ou du moins des forces de l’ordre ? Peut-être que cela va mieux avec les gendarmes qu’avec les policiers ?

M. Olivier Faure. Je voudrais que vous nous expliquiez par quel phénomène physique « s’évapore » le pétrole. On le sait bien, Daech a récupéré un certain nombre de puits de pétrole sur la zone irako-syrienne. Ses camions transitent, d’après ce que l’on nous dit, par les routes de contrebande classiques dans cette région, et remontent vers la Turquie. Peut-être que nous roulons les uns et les autres avec du pétrole qui vient de Daech ? Comment se fait-il que nous n’arrivions pas à assurer la traçabilité de ces cargaisons ? Quelles coopérations existent, ou n’existent pas, notamment avec les pays comme la Turquie qui, visiblement, sont des plaques tournantes de ce trafic ?

M. Jean-Paul Garcia. Je ne sais pas. C’est compliqué pour nous. Mais cela m’amène à répondre en même temps à une autre question. Comme je le disais tout à l’heure, la DNRED emploie à peu près 700 personnes : 450 qui travaillent sur le terrain pour lutter contre la contrebande ; 100 qui sont à la direction des enquêtes et qui pourraient travailler sur le sujet du pétrole ; et 100 qui sont à la direction du renseignement.

Je précise que nos 450 agents de la direction des opérations, qui font des affaires sur le terrain, ne se contentent pas de courir après les voleurs de pommes. Ce sont eux qui font l’essentiel de la mise en œuvre des techniques de renseignement : balisage sur des go-fast, interceptions de sécurité dans les pays étrangers, balisage sur les bateaux qui vont ramener la cocaïne d’Amérique latine, etc. Ils sont répartis sur 23 implantations sur le territoire métropolitain et dans les DOM ; 70 sont en région parisienne.

Ensuite, parmi la centaine d’agents qui font des enquêtes dans les entreprises et chez les particuliers, il y a ceux qui travaillent au plus près des revendeurs d’œuvres d’art, des marchands d’œuvres d’art, dans les galeries et qui fréquentent le ministère de la culture.

Ce sont eux aussi qui mettent en œuvre la surveillance des biens à double usage, ou la surveillance des armes qui font l’objet d’un commerce légal ou d’un commerce qui devrait être légal. Par exemple, on a vendu à l’Iran, au temps de l’embargo, des pièces de Boeing 707, alors que ce matériel n’est quasiment plus utilisé que pour faire du ravitaillement en vol ou de l’observation stratégique – à plus forte raison en Iran, qui avait la capacité d’avoir, malgré l’embargo, des avions un peu plus modernes. On peut donc penser que ce matériel civil a été en fait utilisé à des fins militaires. Il en est de même quand on vend des pales d’hélicoptères Gazelle. La Gazelle n’est pas forcément un hélicoptère uniquement militaire, mais aujourd’hui, il n’est utilisé que comme un moyen militaire.

La direction des enquêtes peut travailler sur des prix de transfert, mais aussi, s’agissant du pétrole, sur tout le dispositif de l’avitaillement. On est là sur un sujet à proprement parler douanier et fiscal.

Reste la centaine d’agents, qui constitue la direction du renseignement.

Vous voyez que si l’on ajoute 450, 100 et 100, on n’obtient pas 700. Donc, le reste, c’est vraiment la partie douanière, où nous avons une recette régionale. C’est une agence de poursuite, avec des avocats de la douane. C’est un bureau de la communication et de la coordination des relations extérieures, qui va gérer l’assistance administrative mutuelle internationale, qui n’est rien d’autre que la coopération entre services douaniers et services de police. C’est un secrétariat général qui sera l’interlocuteur, notamment, des cinq autres centrales de renseignement, et qui va surveiller la mise en œuvre des techniques de renseignement. Ce sont enfin les fonctions support : quelques personnes pour gérer le personnel et pour gérer le budget.

L’ensemble fait 709, en plafond autorisé d’emplois 2015. Suite aux terribles attentats, 56 emplois supplémentaires nous ont été attribués sur deux ans. D’où un plafond autorisé d’emplois 2016-2017, ou à cheval sur 2016 et 2017, de 765. Les 56 emplois que nous avons obtenus sont réellement fléchés » lutte contre le terrorisme », et permettent, par exemple, de développer, au sein de la direction du renseignement, une structure de ciblage sur certains vecteurs, laquelle est, cette fois, réellement (en lien avec le terrorisme). À ce propos, on s’est demandé tout à l’heure si le terrorisme était un objet de la DNRED ou pas. Clairement, il ne l’était pas. Mais aujourd’hui, il est devenu un objet majeur : affaire du Thalys ; Mehdi Nemmouche « tapé » par des douaniers à l’arrivée d’un bus international à Marseille ; hier encore, à Roissy, des douaniers – et pas la PAF – empêchant une jeune femme de partir pour le djihad.

Cette structure pourra également s’intéresser à des vecteurs qui peuvent être plus propices pour transporter de l’héroïne – vecteurs non institutionnels, en particulier BlaBlaCar, avec lequel on travaille, et tous ces réseaux de convoyage, etc.

Je termine sur le pétrole. Bien entendu, un tel sujet nous interpelle. Il est extrêmement difficile de travailler dans ce milieu : d’abord, parce que nos propres compagnies pétrolières- Total- ne sont pas forcément les rois de la coopération avec la douane, même si les choses peuvent changer ; ensuite, parce que nous sommes loin de nos bases.

Existe-t-il une coopération avec la Turquie ? La douane, avec la DNRED, est une vraie structure de coopération internationale. Aujourd’hui, la coopération douanière avec la Turquie en est à ses balbutiements. Mais nous avons d’ores et déjà un réseau d’échanges d’informations maritimes, MARINFO, et plus particulièrement MARINFO Sud qui couvre l’ensemble du Bassin méditerranéen, auquel participent les Turcs, les Grecs et les Chypriotes. Même si les conditions sont difficiles, on arrive à faire siéger ces gens-là, tout comme ceux de Gibraltar et d’Espagne, autour d’un intérêt commun qui est l’échange de renseignements sur la contrebande douanière dans le Bassin méditerranéen. Ce peut être le début de quelque chose.

En revanche, s’agissant du pétrole de Daech, les enjeux sont tels que nous, je veux dire la DNRED et la Douane, sommes insignifiants. C’est un sujet difficile qui, en toute humilité, me dépasse complètement.

J’en viens à la guerre des polices. Je ne suis en guerre avec personne, je m’entends bien avec tout le monde, et je coopère avec tout le monde. Je déplore que les magistrats ne connaissent pas la douane et ne connaissent pas le droit douanier. Je déplore qu’ils se refusent à le faire, car nous sommes tout prêts à aller en parler à l’École de la magistrature, et à inviter des magistrats. Il n’est pas question de généraliser, mais il faut reconnaître que la plupart des magistrats ne connaissent pas le droit douanier. Et lorsque nous allons voir des magistrats, ils exhibent leur code de procédure pénale en disant qu’ils ne connaissent que cela. Or non, il y a aussi le code des douanes.

Mais nous nous entendons très bien avec tous les services de police, et avec les gendarmes.

Et j’en arrive aux mosquées. Le milieu maghrébin est pénétrable, puisque nous avons une bonne proportion de douaniers de qualité, d’une fiabilité absolue, qui sont d’origine maghrébine, et des cités. Mais comment y pénétrer ?

Nous avons des capacités d’infiltration. Nous participons au SIAT – Service interministériel d’assistance technique – où d’ailleurs, le dernier agent que nous avons envoyé est d’origine maghrébine et c’était un critère de sélection même s’il a également été sélectionné sur ses qualités intrinsèques.

Le SIAT est un service de police, interministériel, mais dirigé par la police judiciaire. C’est la police judiciaire qui va choisir les douaniers qui seront des agents infiltrés. Et ces agents infiltrés douaniers vont servir à la fois la police, la gendarmerie, la douane, selon l’opération concernée, et selon leur compétence – on a des chauffeurs de poids lourds, on est en passe d’avoir un pilote d’avion, etc.

Pour les mosquées, c’est compliqué, parce qu’il faut avoir le profil, et plutôt le profil maghrébin que le profil converti ; c’est plus facile à gérer. Mieux vaut envoyer quelqu’un qui sait de quoi on parle. Mais pour envoyer quelqu’un dans une mosquée, encore faut-il que nous ayons un intérêt à le faire, et donc que cette mosquée soit suffisamment liée à nos centres d’intérêt : stupéfiants, tabac, contrefaçon, et à présent terrorisme.

M. François Rochebloine. Les Tchétchènes…

M. Jean-Paul Garcia. Pourquoi pas ? Mais il est plus facile de pénétrer le milieu maghrébin que le milieu tchétchène. Pour parler l’arabe dialectal des mosquées, on a la ressource. Des personnes qui parlent tchétchène, cela n’existe pas chez nous.

Il en est de même du milieu chinois. Nous sommes installés à Ivry, de l’autre côté du Chinatown du treizième arrondissement. Nous sommes certains qu’il s’y commet toutes sortes de délits douaniers, notamment dans les bureaux de change chinois. Mais le milieu est impénétrable. Vous envoyez des enquêteurs dans un bureau de change chinois où il n’y a pas de comptabilité. On vous répond que le patron n’est pas là, et l’on vous propose de revenir le lendemain. Le lendemain, il y a une comptabilité dont vous constatez qu’à l’évidence elle a été faite dans la nuit. Une comptabilité sur cinq ans …

Sur les mosquées, pourquoi pas ? À Clichy-Montfermeil, l’affaire dont je vous parlais est partie d’une mosquée : un prédicateur qui prêche pour le retour aux valeurs du djihad et à la charia, et pour la radicalisation ; puis des types qui intègrent suffisamment cette radicalisation pour décider d’y aller.

M. François Rochebloine. Et les associations ? Vous, vous avez le droit d’y pénétrer. Mais hors état d’urgence, la police ne le peut pas.

M. Jean-Paul Garcia. On a le droit, pour autant que l’association ait une activité que nous puissions contrôler : un loto, une buvette, des jeux, quelque chose comme cela…

M. François Rochebloine. Et les bars associatifs ?

M. Jean-Paul Garcia. Si l’on va dans un bar associatif, ce n’est pas parce que c’est une association, mais parce que c’est un bar…

M. François Rochebloine. Oui, mais c’est une association.

M. Jean-Paul Garcia. Oui, mais la raison pour laquelle nous y allons, c’est le contrôle des contributions indirectes ; et ensuite on travaille sur l’association, sur l’endroit où va son argent…

Mme Marie Récalde, présidente. Monsieur le directeur, pourriez-vous nous donner quelques précisions sur les trafics d’armes, les armureries, les collectionneurs ?

M. Jean-Paul Garcia. Les armes ont toujours été un sujet pour nous. En la matière, la législation douanière est très simple. Soit la marchandise peut circuler sans aucune formalité, soit elle doit circuler avec une formalité. Dans ce dernier cas, c’est ce que nous appelons une marchandise prohibée. Si c’est une marchandise prohibée, nous la contrôlons, et une infraction sur une marchandise prohibée constitue un délit douanier, qui peut vous conduire en prison.

Ainsi, un collectionneur ne peut aujourd’hui, en France, collectionner d’armes de première catégorie, que l’on appelle aujourd’hui armes de catégorie A ou B, que si cette arme est démilitarisée.

Il y a un grand trafic sur la démilitarisation des armes. Ce que nous appelons une arme démilitarisée, c’est une arme qui est passée par le Banc d’épreuve de Saint-Étienne, où l’on a coulé du plomb dans le canon. Si ce n’est pas cela, ce n’est pas une arme démilitarisée. Or nous sommes aujourd’hui tenus par la législation européenne : une arme démilitarisée est une arme qui est considérée comme démilitarisée dans un État de l’Union européenne.

Certains États, notamment la Slovaquie, se spécialisent dans la vente, sur internet, donc par colis express, d’armes démilitarisées. Comment les a-t-on démilitarisées ? On a fait un trou dans le canon, et on a mis une goupille.

M. Yves Fromion. Il faut le faire dans la culasse !

M. Jean-Paul Garcia. Là, le trou est fait dans le canon. C’est la législation slovaque. Donc, si l’on change le canon, l’arme est remilitarisée. L’entreprise qui vend une arme ainsi démilitarisée sur internet peut aussi vendre sur internet des pièces d’armes, dont des canons qui ne sont pas une arme. On achète l’arme démilitarisée et un canon, et on change le canon.

C’est ainsi que l’arme de Coulibaly a été tracée. On a vu qu’elle venait de cette entreprise slovaque. Coulibaly ne l’avait pas achetée à cette entreprise, mais quelque part en banlieue. Mais on a tracé l’origine de cette arme, et on a monté une enquête. Simplement, pour pouvoir monter une enquête, il faut avoir quelque chose de concret. De la même façon, il ne suffit pas de savoir qu’on vend du pétrole en Turquie, il faut avoir quelque chose de concret ici pour faire le lien.

On a fait ce lien chez quelqu’un qui avait un paint-ball et qui trafiquait sur ses armes. On est remonté, ce qui a permis la saisie d’une quinzaine de kalachnikovs. On les appelle kalachnikovs, mais en réalité, ce sont des CZ58, donc fabriquées en Slovaquie, ex-Tchéquie. Elles ont la forme d’une kalachnikov.

Il y a aussi des armes qui sont équipées en version civile. C’est au cours d’une affaire liée à de telles armes que, le 23 novembre dernier, nous avons perdu un de nos agents dans une livraison surveillée à Toulon. Un type avait acheté un fusil d’assaut M16 sur internet, mais avec une version civile du M16 – donc un calibre qui n’était pas le calibre 5.56 du M16. Il avait ensuite commandé sur internet les éléments qui lui permettaient de militariser ce M16, à savoir le bloc culasse-chambre. Et c’est en livrant cette culasse dans le cadre d’une livraison surveillée que notre agent s’est fait tuer par ce type qui, d’ailleurs, n’était pas du tout lié au terrorisme ; c’était un type qui jouait aux jeux vidéos et qui avait décidé de passer à l’action. Ce cas est anecdotique. Mais les ventes de pièces sur internet qui permettent de remilitariser une arme ne le sont pas.

J’en viens aux armureries. Nous les approchons par la direction des enquêtes. Périodiquement, une cellule spéciale de validation va rencontrer les armuriers. Elle intervient en lien étroit avec les services de gendarmerie qui, eux aussi, procèdent au contrôle des armureries, et en lien étroit avec la DPSD – Direction de la protection et de la sécurité de la défense – qui assure la police des armureries.

C’est ainsi que nous avons découvert dans l’Oise une armurerie qui vendait des Glock au Mali. Nous avions été mis sur la piste de cette armurerie par la DGSE, qui trace un Glock trouvé dans les mains d’un type d’Al-Qaïda qui s’est fait abattre au Mali dans une opération de guerre. L’armurier procédait très simplement : il n’exportait que des pièces d’armes. Il démontait le Glock, envoyait les carcasses d’un côté et la partie haute de l’autre. À l’arrivée, son correspondant au Mali remontait l’ensemble et vendait les armes à qui les achetait.

Je terminerai avec les collectionneurs. Nous rencontrons énormément de collectionneurs de bonne foi, mais qui un jour décèdent : soit ils sont atteints du cancer entre soixante et soixante-dix ans, soit ils meurent d’extrême vieillesse au-delà de quatre-vingts ans. Si leur descendance est de bonne famille, elle donne la collection à un musée. Si elle n’est pas de bonne famille, elle la vend au plus offrant.

M. le rapporteur. Monsieur le directeur, j’espère que l’ensemble des directeurs que nous croiserons lors de cette commission d’enquête, non seulement, tiendront un propos aussi clair et transparent que le vôtre, mais sauront établir avec nous la même relation de confiance.

J’aimerais savoir quel est le volume financier, même s’il n’a pas forcément de lien avec le terrorisme, de l’ensemble des enquêtes que vous menez ? Pouvez-vous évaluer les montants financiers que cela peut générer ?

M. Jean-Paul Garcia. Sur les opérations financières elles-mêmes – manquement à l’obligation déclarative et blanchiment : plusieurs millions d’euros. Au cours de l’année 2015, des sommes de plus de 10 millions d’euros ont été contrôlées ou traitées. Les chiffres officiels donnent 55 millions d’avoirs criminels saisis ou identifiés par le SNDJ (donc suites judiciaires) en 2015.

M. le rapporteur. J’ai une autre question, qui concerne la Cyberdouane. On sait que Daech utilise l’ensemble des possibilités qui sont offertes par le net ou le Darknet. Comment suivez-vous ces questions ? Savez-vous comment Daech travaille, notamment à travers le Darknet ?

M. Jean-Paul Garcia. Il faut avoir toujours à l’idée le petit nombre de nos agents. À Cyberdouane, c’est une dizaine d’agents qui vont s’attacher à travailler essentiellement sur le Darknet ou le Deepweb, pour rechercher le haut de nos indicateurs : stupéfiants, tabac, contrefaçon, avec aujourd’hui une dimension sur Daech. Nous avons été parmi les premiers à avoir le texte de revendication des attentats du 13 novembre. Aujourd’hui, nous essayons de pénétrer dans la partie sombre du web à partir de la partie lumière. Il faut que nous puissions y entrer. Si on n’a rien, on n’y entre pas. On essaie donc de repérer, sur la partie visible, des éléments qui vont nous conduire à la partie invisible : une partie de mots de passe, quelques reconnaissances d’images, etc.

On l’a fait, par exemple, sur le tabac, et l’on s’est aperçu que sur le Darknet, on pratiquait comme sur le web : on donne des images, des mots de reconnaissance. On essaie de retrouver cela sur la partie visible du web.

Aujourd’hui, Cyberdouane n’a pas encore abouti dans sa recherche de terroristes ou de réseaux terroristes. En revanche, et je le disais devant une autre commission parlementaire, nous avons été capables d’utiliser du Bitcoin, acheté d’ailleurs avec des fonds spéciaux, ce qui nous a permis de nous positionner en clients, comme la loi nous le permet, et dans l’anonymat, pour réaliser une opération sur des stupéfiants.

Je vais mettre un tiers d’effectifs supplémentaires à Cyberdouane, dans le cadre des effectifs fléchés « terrorisme ». Cela signifie qu’à terme, quatre personnes auront pour mission principale de rechercher les échanges en vue ou en rapport avec le terrorisme. Il faut être extrêmement prudent, entre début de radicalisation, radicalisation forte, futur terroriste et terroriste. Il y a à chaque fois une gradation, et une difficulté d’entrée. Je pense que plus on est dans le dur, et plus c’est compliqué, et moins il y a de traces.

M. Yves Fromion. On a dit que le pétrole n’était pas traçable ; on s’est posé la question à propos du pétrole qui part d’Irak via le Kurdistan. Mais est-ce avéré ?

M. Jean-Paul Garcia. C’est un peu paradoxal, mais depuis 1968, avec l’Approche commune de la gestion des frontières extérieures et le tarif douanier commun, on s’est appliqué à dissimuler les traces des marchandises en considérant que, finalement, tout était européen, et que tout était ouvert. Il serait d’intérêt que la représentation nationale voit comment on parle de marchandises et comment on parle de douane au sein de la Commission européenne.

M. le rapporteur. J’ai été parlementaire européen et j’ai pu le constater.

M. Jean-Paul Garcia. On a une approche extrêmement libérale – et pas forcément libérale au sens du XVIIIe siècle. On a fait en sorte de ne rien tracer. Mais c’est aujourd’hui l’un des soucis essentiels de la douane dans sa partie « contrôle ». Car tel Janus, la douane a aujourd’hui deux visages : le contrôle, et l’action économique.

La traçabilité est donc un souci majeur. Je crois que vous en avez largement débattu dans les deux assemblées à propos du tabac et du paquet neutre. À propos du pétrole, même si je ne suis pas certain d’avoir la compétence pour le dire, je crois pouvoir affirmer que nous avons la capacité de le tracer – et de tout tracer. Après tout, le pétrole est un produit chimique, et nous avons des laboratoires spécialisés, aujourd’hui communs avec la DGCCAF – Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes.

J’ai travaillé à Marseille, qui est un grand port pétrolier. Nous pouvons dire de telle huile minérale : ce qu’elle est, comment elle est constituée, et à partir des éléments de sa constitution, si c’est du pétrole d’Algérie, ou du Nord de l’Afrique, du Nigéria, saoudien, irakien ou autre. J’ai donc la quasi-certitude que nous sommes capables, à travers une analyse chimique, de tracer ce pétrole.

Après, tout dépend du niveau de raffinement. J’imagine que l’on peut tracer les raffineries. J’avais, étant directeur à Marseille au début des années 2000, un certain nombre de raffineries dans mon périmètre. Effectivement, les produits étaient différents. Mais sommes-nous capables de nous prononcer sur un produit fini ? Tout à l’heure, l’un de vous a dit que nous roulions peut-être avec du pétrole de Daech. Pouvons-nous, à partir de l’essence d’un véhicule, affirmer qu’il vient de là ? Je n’en suis pas persuadé. Le travail se ferait plutôt au niveau de l’alimentation.

Je suis tout disposé à proposer à la Direction générale que la direction du renseignement de la DNRED travaille sur la traçabilité du pétrole à son arrivée dans les ports pétroliers. C’est peut-être compliqué sur les oléoducs. Mais sur les bateaux qui arrivent à Marseille ou au Havre, il serait très simple de travailler sur les cargaisons. Pourquoi ne pas établir la traçabilité du pétrole à partir des échantillons pris sur les cargaisons ?

Mme Marie Récalde, présidente. Tout cela nous ouvre beaucoup de perspectives.

Merci infiniment, monsieur le directeur, pour votre transparence, et pour ces échanges très libres que nous avons eus, évidemment dans la confidentialité du huis clos.

La séance est levée à dix-huit heures quinze.

Audition de M. Kamal Redouani, grand reporter

(séance du 29 mars 2016)

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Nous recevons M. Kamal Redouani, grand reporter, qui a sillonné le Proche-Orient et le monde arabo-musulman et qui est l’auteur de nombreux documentaires et d’un ouvrage, Inside Daech, sur les questions qui nous intéressent, l’islam en général et Daech en particulier. Il y a déjà un moment, monsieur Redouani, vous avez alerté sur les horreurs et les dangers que pouvait représenter l’État islamique et, malheureusement, les faits vous ont donné raison. Vous êtes de ceux, moins nombreux que les commentateurs de salon, qui connaissent l’État islamique et ses réseaux en étant allés sur place. L’objectif de cette mission étant de connaître le fonctionnement de Daech de l’intérieur, il nous a semblé très utile de vous entendre.

Nous avons convenu ensemble que cette audition se déroulerait à huis clos et que le compte rendu vous serait soumis. Seuls des éléments qui figureront au compte rendu publié pourront faire l’objet de communications ou de commentaires.

Notre mission est dotée des prérogatives d’une commission d’enquête. Avant de vous laisser la parole pour un exposé liminaire, je dois donc, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Kamal Redouani prête serment.)

M. Kamal Redouani, grand reporter. J’espère pouvoir vous apporter un éclairage et des éléments que vous n’avez pas, à partir de l’expérience de terrain que j’ai accumulée depuis 2005. Je n’ai pas la prétention de vous faire une analyse géopolitique. Mon but est de vous décrire ce que j’ai pu observer au cours de mes reportages sur le terrain, que ce soit en Syrie, en Irak, au Liban ou en Libye. J’espère que cet échange contribuera à votre connaissance de l’État islamique, un groupe barbare et difficile à cerner.

Tout d’abord, je vais vous raconter ma première rencontre avec des djihadistes, des membres d’al-Qaïda en Irak, en décembre 2005. Ensuite, je vous parlerai de la manière dont, dès 2011, les djihadistes ont exploité tout ce qui pouvait l’être : les révolutions arabes, particulièrement celle de Syrie, et les rivalités entre sunnites et chiites. Je reviendrai sur la création de Daech et sur la personnalité d’Abou Bakr al-Baghdadi, que j’ai essayé de mieux cerner en allant chez lui en Irak. Je partagerai aussi avec vous les discours que j’ai entendus quand j’étais entouré de gens de l’État islamique, que ce soit en Turquie, en Irak ou en Syrie. Ces gens se sont livrés à moi petit à petit, en discutant simplement autour d’un verre de thé, parce que je suis resté quelques jours et qu’ils avaient fini par oublier que j’étais journaliste. Pour finir, j’aimerais parler de ce qui se passe en Irak et à Bagdad dont je viens de rentrer. Ce que j’ai vu dans la capitale irakienne et les alentours n’augure rien de bon : il y a beaucoup de milices, la zone est vraiment chaotique, c’est-à-dire que le terrain est propice à l’installation profonde d’al-Qaïda, de l’État islamique, de toutes ces cellules extrémistes.

Revenons à décembre 2005. Je voulais aller voir en Irak qui étaient ces poseurs de bombes qui s’opposaient à l’armée américaine présente dans le pays. À cette occasion, j’ai pu me rendre compte qu’al-Qaïda avait déjà ses relais en Europe : les deux personnes avec lesquelles j’ai été mis en contact étaient ici, à Paris, et non pas en Irak ou en Syrie. L’une des deux venait de Hollande. On pourrait avoir l’impression que les membres d’al-Qaïda sont dans leur petit coin, au Pakistan, en Afghanistan ou en Irak, qu’ils sont loin de nous. En fait, dès 2005, je rencontrais à Paris des gens proches ou membres d’al-Qaïda. Souvenez-vous des manifestations contre la guerre et la présence américaine en Irak. Il y avait des gens d’al-Qaïda parmi les manifestants !

C’est à Paris que j’ai rencontré ces gens-là, que j’ai gagné leur confiance avant qu’ils ne m’ouvrent la porte d’al-Qaïda en Irak. Ils m’ont ouvert la porte du groupe d’Abu Ghraïb, du nom du village où se trouve aussi la fameuse prison. L’émir d’Abu Ghraïb, le chef d’al-Qaïda de cette zone-là, m’a reçu. En fait, c’était un vrai voyage de presse : ils m’expliquaient leur fonctionnement, leur gestion des armes, etc. On retrouve d’ailleurs le même genre d’organisation chez les jeunes qui commettent actuellement des attentats. Dans le groupe d’Abu Ghraïb, chaque combattant d’al-Qaïda avait sa petite cache d’armes, ses petites Kalachnikov, ses petites bombes. Ils m’expliquaient qu’ils ne mettaient jamais leur arsenal au même endroit mais qu’ils le dispersaient entre les membres de l’organisation, pour ne pas risquer de perdre tout le stock.

Ils m’ont aussi montré comment ils s’attaquaient à l’armée américaine. J’étais en voiture avec eux et, malheureusement, je les ai vus faire exploser des camions de ravitaillement de l’armée américaine sur des mines qu’ils avaient placées sur la route. J’ai filmé les scènes. C’était atroce. Ils me demandaient de filmer, me disaient : « Allez, on a trois minutes. » Ils savaient exactement le temps qu’allaient mettre les camions à arriver sur place. C’était une organisation assez incroyable. J’ai été frappé par le fait qu’ils étaient soutenus à fond par la population d’Abu Ghraïb et la population irakienne. Ils m’enfermaient chaque nuit dans une maison différente. C’était le deal : durant les dix jours que j’ai passés avec eux, je n’ai pas eu le droit d’utiliser mon téléphone ni de communiquer avec l’extérieur, de telle sorte que j’étais incapable de donner leur position ou de décrire leurs déplacements.

À ce moment-là, j’ai compris qu’ils avaient une longueur d’avance sur nous. Ils sont vraiment très organisés.

En 2006-2007, l’armée américaine a engagé des unités sunnites, les sahwa. Elle a réussi à gagner du terrain et à faire en sorte qu’al-Qaïda s’affaiblisse. Il a fallu attendre les révolutions arabes pour que ces groupes d’al-Qaïda retrouvent un nouveau souffle. Dès le début, en 2011, j’en ai eu un aperçu alors que je me trouvais en Turquie, à la frontière syrienne, pour faire un reportage plutôt classique sur les réfugiés qui commençaient à sortir de Syrie.

Voilà ce qui s’est passé. Il y avait là un jeune homme de vingt-quatre ans qui a été le fixeur de pratiquement tous les journalistes francophones et anglophones – nous n’étions pas très nombreux – qui voulaient entrer clandestinement en Syrie. Il nous rendait un service assez extraordinaire. Nous étions dans un restaurant, côté turc, avec trois Syriens, l’un venant de Londres, l’autre d’Arabie saoudite et le dernier d’Allemagne. La discussion tournait autour de l’instauration de la charia en Syrie, sachant qu’à cette époque nous applaudissions tous les révolutions arabes et les révolutionnaires syriens.

M. Jacques Myard. Pas tous !

M. Kamal Redouani. La presse, en tout cas. Les journaux faisaient leur Une sur cette jeunesse extraordinaire. Moi aussi d’ailleurs, j’étais ravi de voir cette jeunesse crier sa soif de liberté et de démocratie.

À un moment donné, le jeune homme de vingt-quatre ans a fini par vouloir me parler off et créer un lien avec moi, me montrant ainsi qu’il me faisait confiance. Au lieu d’entrer en Syrie, je suis donc resté un peu plus longtemps avec lui. Il se baladait en voiture, musique à fond ; il avait l’air plutôt libre. Or, petit à petit, j’ai appris était le fils d’un haut dignitaire d’al-Qaïda vivant au Yémen. Et un beau jour, je l’ai vu de mes propres yeux se présenter avec un livret de famille au guichet d’une banque d’où il a retiré des fonds qui provenaient d’un peu partout, avant de les distribuer à trois chefs de guerre de Syrie.

Parmi ces trois hommes, qui arrivaient de zones différentes, il y en avait un qui dirigeait al-Qaïda à Alep. Cela m’avait étonné : Alep ne s’était pas encore soulevée et il n’y avait apparemment pas de révolutionnaires dans cette ville. Cet homme m’a dit : « tu vas voir, la révolution va démarrer à Alep » Quelques jours plus tard, une bombe explosait devant une école d’Alep. Cet homme était le responsable de l’opération, j’en suis sûr à 100 %. L’attentat a donné lieu à des communications divergentes : l’Armée syrienne libre (ASL) affirmait qu’il y avait des militaires dans cette école, tandis que Bachar al-Assad assuraient que ce n’était pas le cas. En tout cas, la population a très vite commencé à sortir dans la rue et à manifester, et je sais qui a dirigé l’opération qui provoqué ce soulèvement.

M. Kader Arif, rapporteur. Vous nous avez dit que les fonds arrivaient de toutes parts. Pourriez-vous préciser ?

M. Kamal Redouani. Il y a des donateurs partout dans le monde. On a tendance à pointer du doigt l’Arabie saoudite et le Qatar, mais certains fonds venaient de Londres ou d’Allemagne. Quelle est la technique ? Ils créent des pages Facebook et aussi de fausses unités de combattants, auxquelles ils donnent des noms assez banals, destinés à nous égarer : les combattants du Châm, etc. Ils mettent ensuite des vidéos de leurs actions sur ces pages, avec un numéro de téléphone et un numéro de compte bancaire. Tout cela est assez clair et assez ouvert : ils demandent de l’aide et des donateurs lambda envoient de l’argent. Ce type de financement coexiste avec celui qui vient directement du sommet de l’organisation. Pour recevoir un maximum d’argent de la part des donateurs, ils démultiplient les cellules, les unités et les noms. Le garçon dont je vous parle m’a montré plusieurs pages Facebook qu’il gérait, alimentait en vidéos et en discours, où il échangeait avec les gens. J’ai pu observer cela parce que j’ai été installé avec eux pendant quelques jours avant d’entrer en Syrie.

Au départ, ces gens avançaient masqués : ils se mêlaient aux combattants sur le terrain tout en distillant discrètement leur idéologie. Au fil du temps, dans les manifestations, j’ai commencé à entendre d’autres slogans : les demandes de liberté et de démocratie ont fait place à des revendications sur la création d’un califat, sur l’application de la charia, etc. Le basculement s’est opéré entre 2011 et 2013. Jabhat al-Nosra, le plus grand groupe d’al-Qaïda en Syrie, est dirigé par Abu Mohammad al-Julani. Ce groupe a réussi à marginaliser l’ASL parce qu’il avait de l’argent et que l’ASL en manquait. L’argent était vraiment le nerf de la guerre. Les combattants de l’ASL passaient petit à petit d’un groupe à l’autre, tout simplement parce qu’ils avaient besoin de nourrir leur famille, d’avoir un peu d’argent pour survivre. Jabhat al-Nosra a littéralement siphonné l’ASL et diffusé l’idéologie extrémiste d’al-Qaïda auprès de ses nouvelles recrues.

Al-Julani a caché l’appartenance de Jabhat al-Nosra à al-Qaïda jusqu’au moment où il a dû se dévoiler, poussé par al-Baghdadi, émir de l’organisation en Irak. C’est une histoire politique finalement : décidant de mettre la main sur le territoire d’al-Julani, al-Baghdadi a déclaré la création de l’État islamique d’Irak et de Syrie. Dans un message audio, al-Julani a refusé l’opération et a déclaré faire allégeance à al-Qaïda. Il a fait appel au chef suprême, Ayman al-Zawahiri, le successeur de Ben Laden. Ce dernier, qui s’exprime très rarement, a réagi dès le lendemain en disant grosso modo : al-Julani dirige la Syrie et al-Baghdadi l’Irak ; chacun reste chez soi. C’est alors qu’al-Baghdadi a coupé le lien avec al-Qaïda et qu’il a créé l’État islamique tel que nous le connaissons. C’est le dirigeant de la branche irakienne qui a coupé le lien avec al-Qaïda. Il a eu « l’intelligence » de dire : moi, je ne fais allégeance qu’à Dieu, signifiant ainsi qu’il ne faisait plus allégeance à al-Qaïda. Il s’est autoproclamé émir des croyants et a créé l’État islamique. À partir de là, beaucoup de gens sont allés vers lui, attirés par cette idée de création d’un califat à laquelle adhèrent nombre de musulmans.

Qui est cet Abou Bakr al-Baghdadi ? Je reviens d’Irak et je suis allé à Samarra, sa ville natale. Je voulais savoir d’où il vient, connaître son histoire. On dit beaucoup de chose sur cet émir et je voulais vraiment voir de mes yeux cet endroit et en rapporter des images pour le film que je suis en train de faire. On n’entre pas comme ça dans Samarra. Le général en poste là-bas a fini par accepter de m’aider, et je suis entré dans la ville avec des chars, accompagné. C’est ainsi que j’ai découvert la première mosquée d’al-Baghdadi ; il a été un petit imam de quartier. J’ai découvert sa maison ; c’est une petite maison. Mais j’ai aussi découvert qu’il est issu de l’une des plus grandes tribus de Samarra : ils sont pratiquement 1 700 personnes à porter le même nom. C’est la seule réelle information que j’ai rapportée de là-bas : la tribu d’al-Baghdadi est très puissante et elle est encore un soutien pour lui.

Qui sont les hommes de l’État islamique ? Ce sont les gens d’al-Qaïda d’Irak, auxquels se sont ajoutés d’anciens officiers de Saddam Hussein et d’anciens membres du parti Baas. Ce sont les gens que j’ai rencontrés en 2005 : la boucle est bouclée. Quand j’ai rencontré le groupe d’al-Qaïda en 2005, certains n’avaient rien à voir avec le parti Baas et l’ancien président, mais il y avait aussi des officiers dont certains avaient fait partie de la garde républicaine de Saddam Hussein. Au cours de leur passage dans les prisons de Bucca et Abu Ghraïb, les officiers de Saddam Hussein se sont radicalisés. De plus, ils ont été soutenus par les tribus, comme me le confirmait récemment l’un de leurs hauts responsables. Il y a quelques semaines, j’ai rencontré cet homme à Tikrit, où il dirige l’unité sunnite qui se bat contre Daech. Il m’a dit regretter d’avoir financé les hommes d’al-Qaïda, à une époque où il voyait en eux des gens capables de virer les Américains du territoire irakien. À présent, il constate que ses cousins et ses amis d’alors sont de l’autre côté de la ligne de front. C’est la réalité du terrain : des hommes qui ont financé al-Qaïda, qui ont parfois combattu dans ses rangs, se retrouvent aujourd’hui à combattre leurs cousins et leurs anciens amis.

Dans ce contexte, le territoire est vraiment très instable. Cet homme qui dirige à Tikrit l’unité sunnite qui combat l’État islamique peut très bien repasser un jour de l’autre côté, parce que les chiites sont très présents, parce qu’il y a cinquante-six milices en Irak, parce qu’il se sent un peu floué. C’est le danger de cette instabilité irakienne.

Je vais maintenant vous raconter une expérience que j’ai vécue à la frontière turque, il y a cinq mois, avant les attentats de novembre en France. J’étais à la recherche de gens de l’État islamique car j’étais persuadé qu’ils étaient nombreux à passer la frontière pour venir se reposer quelque temps en Turquie. J’ai fini par rencontrer un groupe qui vivait dans un appartement assez banal, situé au-dessus d’un restaurant assez banal. En fait, j’ai compris qu’ils s’apprêtaient à gagner l’Allemagne en empruntant le même trajet que les réfugiés. Il était cinq ou six. Comme je l’ai écrit dans mon livre, l’un d’eux était attendu par une Allemande, tout était prêt pour qu’il la rejoigne et s’installe avec elle tranquillement, pas comme un réfugié. Le voyage de ces gens était financé. Ils avaient de quoi payer les passeurs pour aller en Allemagne.

Mme Sandrine Mazetier. C’est-à-dire ?

M. Kamal Redouani. C’est le responsable du restaurant qui finançait. D’où vient son argent ? Qui finance réellement ? Je n’en sais rien. En tout cas, le marchand de kebabs servait de relais, il les logeait avant qu’ils ne prennent le départ. En tant que journaliste, j’en ai été effrayé. Je les voyais déjà dans nos rues. C’était réellement effrayant. Ces gens prenaient la direction de l’Europe, de manière organisée, et pas parce qu’ils en avaient marre de vivre au sein de l’État islamique. À mon avis, ils partaient commettre des attentats. C’est le sentiment que j’ai eu en discutant avec eux, en regardant les photos des personnes qui allaient les accueillir. J’avais du mal à imaginer que quelqu’un qui a combattu avec l’État islamique, qui a été formé idéologiquement et militairement à la guerre, aille en Allemagne pour changer de vie. D’ailleurs, ils ne me le disaient pas d’une manière claire et nette.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Merci, monsieur Redouani. Avant de laisser la parole à mes collègues, j’aimerais vous poser deux questions.

En répondant à une question du rapporteur, vous avez mentionné l’existence des financements divers et variés de l’État islamique. En dehors des sources ou des provenances de ces financements, avez-vous une idée des filières par lesquelles transite l’argent pour arriver jusque dans les caisses de l’État islamique ?

Selon vos propres termes, vous avez vu fonctionner « une organisation assez incroyable ». Vous venez d’évoquer des filières visiblement très organisées pour faire transiter les terroristes du Proche-Orient vers l’Europe. À votre avis, quels sont les moyens les plus proportionnés pour lutter contre ces filières, que ce soit à leur source ou à tous les stades de leur fonctionnement ?

M. le rapporteur. Vous décrivez une infiltration très précoce de l’ASL par les gens d’al-Qaïda et de l’État islamique, tout en expliquant que l’ASL ne recevait pas de financements suffisants. J’aimerais que vous reveniez sur ce qui peut apparaître comme une contradiction.

Vous avez rencontré physiquement ces gens, quasiment jusqu’à découvrir leur âme. À votre avis, au-delà des motivations matérielles, qu’est-ce qui les nourrit et les guide vers la violence sur les territoires concernés et ici ? Quels sont leurs désirs ? Quel est leur mode de fonctionnement et de pensée ? Tant que nous n’aurons pas compris leur mode de pensée, nous ne pourrons pas comprendre le reste.

M. Kamal Redouani. Le manque de financement de l’ASL a poussé les gens de cette organisation à rejoindre Jabhat al-Nosra. Ajoutons que c’était la guerre et que l’armée de Bachar al-Assad bombardait. Autour de la table, il y avait des unités de l’ASL, des démocrates, des membres de Jabhat al-Nosra, des musulmans extrémistes, c’est-à-dire des gens qui avaient un ennemi commun : Bachar al-Assad.

En ce qui concerne l’organisation des financements, ce que je peux vous raconter c’est ce que m’a laissé voir ce garçon de vingt-quatre ans : les pages Facebook et les sacs de dollars. Je l’ai accompagné dans un genre de bureau de poste où il a présenté un livret de famille, et dont il est ressorti avec des sacs de dollars. En fait, c’était la solde des combattants. Une fois sorti du bureau de poste, il est allé dans un appartement où il a réparti l’argent entre trois chefs de guerre de Jabhat al-Nosra, qui allaient repartir en Syrie pour payer les soldats. À l’époque, je ne savais même pas qu’ils faisaient partie de Jabhat al-Nosra. Je sentais l’idéologie, mais je ne savais pas à quel groupe ils appartenaient. Quant aux pages Facebook, elles ressemblaient à celles des groupes de l’ASL qui, eux aussi, réclamaient de l’argent. En se fiant à ces seules pages internet, les donateurs – Saoudiens, Qataris, Allemands, Syriens de la diaspora ou autres – ne devaient pas réellement savoir où allait leur argent.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. L’endroit où cet homme est allé chercher l’argent avec vous était un établissement officiel, comme une banque ou une poste ?

M. Kamal Redouani. Exactement.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. On peut aller y retirer des paquets de dollars sans que cela ne soulève la moindre question ?

M. Kamal Redouani. Il avait de faux papiers turcs, notamment un faux passeport, et il parlait turc. Il pouvait ainsi circuler, louer un appartement ou une maison. Je l’ai vu à trois reprises. La première fois, il habitait dans un appartement. La deuxième fois, c’est-à-dire trois ou quatre mois plus tard, il avait été viré de l’appartement parce qu’il y avait trop de va-et-vient. Il était alors installé dans une maison un peu à l’écart. C’était quelqu’un de débrouillard. Il a fait entrer en Syrie pratiquement tous les journalistes. Quand on passe par ce poste-là, c’est forcément par son organisation. Il pouvait guider les journalistes vers des cellules et vers des unités précises.

M. François Rochebloine. Quel était son intérêt ?

M. Kamal Redouani. Très bonne question. Je n’ai jamais compris pourquoi il aidait les journalistes, pourquoi il se rajoutait cette tâche.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Vous l’avez payé pour passer la frontière ?

M. Kamal Redouani. Pas du tout. Je n’ai jamais payé pour passer la frontière. D’une manière générale, j’étais invité par des responsables qui organisaient mon voyage. Quel intérêt pour lui ? À l’époque, il ne fallait pas que l’image de la révolution soit ternie. Il arrivait à envoyer les journalistes exactement là où il le voulait, notamment vers l’ASL. En 2011, j’ai commencé à mener une enquête sur l’infiltration des djihadistes. Canal Plus a accepté mon projet. Ce jeune homme m’a aidé à entrer en Syrie pour aller rencontrer des djihadistes. Il y a eu un petit bug de transport. J’ai été kidnappé et enfermé dans un garage pendant quatre jours. C’est lui qui m’a fait sortir. Il m’a recherché ; il a trouvé où j’étais ; je suis sorti. À la même époque, des journalistes ont été kidnappés puis détenus pendant assez longtemps, avant d’être libérés moyennent contreparties financières. Dans mon cas, il lui a fallu quatre jours pour me sortir de là. Il m’a rapatrié en Turquie en me disant : tu t’es trompé ; il ne fallait pas aller avec ceux-là.

Ces gens avaient de l’argent, ce qui leur permettait d’acheter des armes. J’ai aussi assisté à ce genre de livraison. En passant cette frontière, j’ai vu des caisses d’armes. Pour les passeurs qui m’avaient fait sortir, j’étais juste un paquet comme un autre finalement, puisqu’ils étaient là pour autre chose : faire entrer des caisses d’armes.

M. François Rochebloine. D’où provenaient-elles ?

M. Kamal Redouani. Aucune idée. Tout cela se passait à quelques centaines de mètres d’un poste frontière tenu par les Turcs. Les semi-remorques s’étaient positionnés de manière à masquer l’échange mais, de toute façon, les militaires turcs fermaient les yeux : ils ne pouvaient pas ne pas voir ce qu’il se passait. Quelques caisses ont été sorties des camions. Il n’y en avait pas beaucoup, les semi-remorques n’étaient pas remplis d’armes, ils étaient surtout là pour cacher la vue. Les caisses sont entrées en Syrie. Comme il y avait une douzaine de passeurs avec des chevaux et que chaque cheval portait deux caisses, vingt-quatre caisses d’armes sont entrées ce jour-là, alors que je sortais.

Comment lutter contre l’organisation ? Ce n’est vraiment pas évident. Je ne sais pas. Comment faire la différence entre un réfugié et un djihadiste ? Le seul moyen est de repérer les membres de ces cellules avant même qu’ils ne s’infiltrent parmi les réfugiés. Les services de renseignement doivent donc travailler sur place. On m’a montré une photo où il y avait de hauts responsables de l’État islamique parmi des réfugiés. Je suis persuadé que beaucoup de gens de l’État islamique sont entrés en Europe de cette manière. Je ne peux pas le prouver mais j’en suis intimement persuadé.

Quel est leur carburant idéologique ? Quand on discute avec eux, c’est assez étonnant. Au début, en 2005, je pensais me retrouver face à des barbus très durs qui allaient m’obliger à faire la prière, ce que je ne sais pas faire. En fait, ils sont comme vous et moi, si j’ose dire. On ne m’a tenu aucun discours extrémiste. Il y a une différence entre les images de propagandes, les discours qui circulent sur internet et la réalité de leur vie au quotidien, en tout cas ce que j’ai pu en voir. La teneur de leurs discours était plus politique qu’idéologique. Ils me parlaient des propos tenus par le Président de la République, me citaient telle ou telle petite phrase, me demandaient pourquoi des aides étaient accordées à un territoire plutôt qu’à un autre. Certains députés reviennent de Syrie, mais d’autres étaient déjà allés voir Bachar al-Assad en 2014, il me semble.

M. Jacques Myard. En février 2015.

M. Kamal Redouani. C’est exact. Vous y étiez ?

M. Jacques Myard. J’y étais !

M. Kamal Redouani. On m’en a parlé. Ils exploitent vraiment tout ce qui peut leur permettre de gagner du terrain : les révolutions, la faiblesse des villages, les faits et gestes d’hommes politiques et, bien sûr, l’islam et l’idéologie à certains moments mais pas forcément tout le temps.

M. François Rochebloine. Vos propos sont très intéressants et je reviens ce que vous venez de dire concernant les visites de certains parlementaires, notamment de notre collègue et ami Jacques Myard. Vous dites qu’ils exploitent ces visites, mais de quelle manière et dans quel but ?

En 2005, vous aviez rencontré à Paris des gens d’al-Qaïda ou proches de cette organisation. J’imagine qu’il y en a toujours. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?

En ce qui concerne les dons, auriez-vous une idée de leur montant global qui doit être très important ?

Vous avez évoqué un homme qui était attendu en Allemagne. Je suppose qu’il n’était pas le seul à se rendre en Europe. Est-ce que ce sont des gens endoctrinés qui ont la volonté de commettre des attentats ou est-ce qu’ils viennent comme réfugiés ? Est-ce qu’ils ont une mission à remplir ?

Vous n’avez pas parlé du Hezbollah. Avez-vous des contacts avec cette organisation ?

Pardonnez cette dernière question mais n’avez-vous pas été utilisé, d’une certaine manière, pour faire passer un message ?

M. Jacques Myard. Commençons par un élément d’information : dès 2011, le centre d’analyse, de prévision et de stratégie du ministère des affaires étrangères laissait clairement percevoir les mouvements islamistes. L’opinion publique, occidentale en général et française en particulier, a été légèrement impressionnée par la répression immédiate mais tout le monde savait qu’il s’agissait de mouvements islamistes. Il faut quand même le rappeler. Nous sommes tombés dans le piège de la manipulation émotionnelle.

Parlons de l’armement. Vous avez vu des armes passer à la frontière turque. Cela a été corroboré par les déclarations du chef des services secrets turcs, et les journalistes qui ont publié l’information se sont retrouvés en prison tandis que leur journal était fermé et placé sous tutelle. Qu’a dit le chef de l’Organisation du renseignement national (MIT ou Millî Istihbarat Teskilati) ? Il a dit que la Turquie avait livré aux insurgés l’équivalent de 2 400 camions d’armement. Dans cette histoire, c’est le jeu des apprentis sorciers pour ne pas dire plus.

J’ai aussi une question à vous poser. Votre voyage chez al-Qaïda montre que le paysage est très divers, que certaines katibas villageoises se rallient, changent, sont pour puis contre, qu’elles n’ont aucune capacité militaire en dehors de Jabhat al-Nosra et l’État islamique. Ce voyage, pourriez-vous le refaire avec les gens d’al-Baghdadi ou est-ce qu’ils vous couperaient la tête tout de suite ?

M. Serge Janquin. Vous nous avez dit comment les choses s’étaient composées, agrégées à la direction de ce mouvement islamiste. Votre propos laisse apparaître une pyramide organisée, centralisée, dans laquelle les relations tribales jouent un rôle important. En Europe et dans le monde en général, nous avons le sentiment qu’il y a aussi des forces très déconcentrées, franchisées, pourrait-on dire, qui agissent pratiquement indépendamment de la direction du mouvement. Selon vous, comment s’effectue l’articulation ?

Ma deuxième question revient sur un sujet qui a déjà été un peu abordé. Ne vous êtes-vous pas posé la question de savoir si vous n’étiez pas intégré dans le plan de communication de Daech ?

Enfin, si vous êtes allé au Liban, vous y a-t-on parlé de Georges Ibrahim Abdallah ?

M. Kamal Redouani. Est-ce que j’ai fait partie d’un plan de communication ? Est-ce que j’ai été utilisé ? Je suis sûr et certain qu’ils ont pensé m’utiliser à un moment donné. C’est logique. Quand j’ai filmé les membres de ce groupe en 2005-2006, ils n’utilisaient pas le mot al-Qaïda, ils parlaient de résistance à l’armée américaine. Au fil du temps, ils se sont dévoilés et l’un d’eux m’a dit qu’il était l’émir d’Abu Ghraïb, mais ils avaient un plan de communication. Ils m’ont montré des femmes qui ont perdu leur mari à cause de l’armée américaine. C’était un voyage de presse comme pouvait en organiser l’armée américaine.

Je suis journaliste et, bien sûr, ils essayaient d’utiliser le micro que je leur tendais. Dans le cas du jeune de vingt-quatre ans, il y avait une part de vanité dans sa conduite : il était fier d’exhiber l’argent, de montrer qu’il était un responsable. C’était un mélange de choses. En plus, comme je parle arabe, je pouvais discuter, boire des thés, manger avec eux. Les références tribales dictent une manière de se comporter avec un invité : on le reçoit, on discute, etc. De temps à autre, ils se lâchaient, comme ce fut le cas dans ce restaurant où il y avait trois Syriens, l’un venant de Londres, l’autre d’Arabie saoudite et le dernier d’Allemagne. Au fil de la conversation, ils ont commencé à parler de la charia et de leur vision de l’avenir de la Syrie. À partir de là, j’ai essayé de creuser, d’enquêter et de décrypter leurs dires et leurs actes.

Mon travail consiste ensuite à réfléchir à la manière de présenter les choses aux téléspectateurs, en prenant du recul par des commentaires, des critiques, des interrogations. Il s’agit de ne pas livrer une parole complètement ouverte qui serait celle de la propagande de l’État islamique ou d’al-Qaïda. C’est ce que j’essaie de faire. J’espère que je réussis. D’ailleurs, j’en discute longuement avec les rédacteurs en chef des émissions qui diffusent mes reportages. Face à des discours comme ceux-là, il faut prendre du recul et ce n’est pas évident.

S’agissant du Hezbollah, j’ai rencontré plusieurs fois des gens de cette organisation. À la différente des sunnites, ils ne m’ont jamais permis de faire un reportage sur eux. C’est un mouvement très structuré, avec un côté très pyramidal, très discipliné.

M. Jacques Myard. C’est une église !

M. Kamal Redouani. En tant que journaliste, je n’ai jamais pu briser la glace et aller plus loin que ce qu’ils voulaient bien m’offrir comme informations et comme discours. Ils m’ont ouvert la porte de quelques réunions ou manifestations, quand ils avaient vraiment envie de communiquer.

Quand il a envie de communiquer, le Hezbollah peut ouvrir la porte à des journalistes qui sont alors hyper-encadrés. Quand on est avec eux, chaque phrase est intentionnelle. Je peux vous raconter une anecdote. Un jour, j’ai été autorisé à filmer l’une de leurs manifestations qui se déroulait dans une salle des fêtes à Beyrouth. Je filmais et je posais des questions aux gens. J’étais toujours entouré de trois personnes qui arrêtaient mes interlocuteurs si les discours tenus n’étaient pas dans la ligne. À un moment donné, je suis sorti de la salle pour faire des images banales de l’extérieur. Ils sont venus et ils ont effacé ma carte de tournage : je n’avais pas négocié au départ l’autorisation de filmer cette façade. J’aurais pu revenir la filmer le lendemain ou à n’importe quel moment. C’est comme ça : on ne sort pas des sentiers balisés quand on est avec le Hezbollah.

Pour en revenir à ma première rencontre avec les gens d’al-Qaïda à Paris, je pense que ces organisations ont toujours des relais à Paris. Si moi, simple journaliste, j’ai réussi à entrer en contact avec eux…

M. François Rochebloine. C’est vous qui les avez cherchés ou ce sont eux qui sont venus à vous ?

M. Kamal Redouani. C’est moi qui les ai cherchés. À cette époque, beaucoup de reportages se faisaient avec l’armée américaine. Je me suis posé la question : comment aller dans le camp d’en face et le filmer ? J’ai imprimé des cartes de visite où j’ai inscrit mon nom et mon numéro de portable. Je distribuais ces cartes, en disant que je voulais rencontrer la résistance irakienne, ceux qui combattaient la présence américaine. Je ne parlais pas d’al-Qaïda. Je les distribuais dans toutes les manifestations. J’ai déjeuné et dîné avec des gens qui n’avaient pas grand-chose à me dire. Un jour, une femme m’a passé un coup de fil et m’a dit qu’un haut responsable allait venir d’Amsterdam pour me rencontrer. Le rendez-vous a eu lieu dans le treizième arrondissement de Paris.

M. Jacques Myard. C’était en quelle année ?

M. Kamal Redouani. En novembre 2005. Je suis parti en Irak un mois plus tard. Lors de ce premier rendez-vous, nous avons discuté de tout sauf de ce que je voulais faire, à l’arabe. Nous n’avons surtout pas parlé de la guerre en Irak ni de la présence américaine. Il a passé son temps à me poser des questions, mais de celles que l’on pose quand on rencontre quelqu’un et que l’on s’intéresse à lui et à son parcours. Quelques semaines plus tard, il m’a appelé pour me dire que quelqu’un m’attendrait à Amman pour me faire entrer en Irak. Les choses ne se sont pas passées d’une manière aussi simple. J’ai dû partir en Syrie qui était alors une base arrière d’al-Qaïda. C’est là que j’ai rencontré le premier groupe qui m’a donné le feu vert pour passer en Irak.

Quant à votre question sur le volume des dons, je ne peux pas y répondre : je n’en ai vraiment aucune idée. Tout ce que je sais c’est que l’ASL n’avait plus grand-chose à un moment donné, et que les groupes islamistes étaient les plus riches. Du coup, les gens de l’ASL ont commencé à taxer la population, ce qui a terni leur réputation. Jabhat al-Nosra et ses affiliés ont profité de la situation : ils distribuaient des repas, des aides, ce qui fait qu’ils étaient extrêmement bien accueillis dans les villes et les villages. Grâce à l’argent dont ils disposaient, ils ont pris la place de l’ASL.

M. François Rochebloine. Quelle est l’image de la France là-bas ?

M. Kamal Redouani. Elle change tous les trois ou six mois. Quand un député français se rend chez Bachar al-Assad, ils s’en prennent à la France. J’ai une interview où ils parlent des députés qui ont fait le voyage.

M. François Rochebloine. En bien ou en mal ?

M. Jacques Myard. En mal !

M. Kamal Redouani. En mal, bien sûr, comme lorsqu’il est question du foulard. Ils profitent de tout et ils sont hyper-informés de ce qui se passe en France et en Europe. Al Jazeera a aussi une grande influence et peut donner une image plus ou moins bonne de la France.

M. Jacques Myard. D’où la création de France 24 en arabe !

M. Kamal Redouani. Cette chaîne fonctionne très bien. J’ai été étonné par la force acquise par France 24. Elle a pris sa place aux côtés d’Al Jazeera et ce n’est vraiment pas une mauvaise chose.

M. Jacques Myard. Je suis intervenu récemment sur France 24 en anglais et j’ai eu beaucoup de retours sous forme de tweets.

Vous avez oublié l’une de mes questions : Abou Bakr al-Baghdadi vous couperait-il la tête si vous y retourniez ?

M. Kamal Redouani. Sûrement !

M. Jacques Myard. Vous ne pourriez pas refaire le voyage que vous aviez fait avec al-Qaïda ?

M. Kamal Redouani. Je peux rencontrer ceux qui sont à l’extérieur de l’État islamique, en Turquie par exemple. Je peux rencontrer ceux qui sont isolés, comme je l’ai fait à Bagdad. Mais aller les voir dans leur fief, comme je l’ai fait avec les membres d’al-Qaïda d’Abu Ghraïb, je n’ai réellement pas envie de le faire, je vous le dis honnêtement !

M. Jacques Myard. Ce qui prouve que les gens d’al-Qaïda sont dans des katibas mouvantes, des sortes de franchises. Les multiples katibas qui sont ralliées à Jabhat al-Nosra voire directement à al-Qaïda sont mouvantes.

M. Serge Janquin. Les katibas ne sont pas fixes !

M. Kamal Redouani. Je ne suis pas d’accord avec vous. En réalité, les unités sont réellement fixes. Elles sont créées par quelqu’un qui appartient soit à l’ASL soit à al-Qaïda soit à l’État islamique. Ce sont les allégeances qui peuvent changer et, dans ce cas, cela se fait ouvertement, par des déclarations sur vidéos. Tout est clair. On peut suivre le parcours d’une unité depuis sa création. Quand un groupe fait allégeance à al-Qaïda ou à l’État islamique, il l’annonce parce que son financement, ses armes, ses soutiens en dépendent. Ce n’est pas aléatoire.

M. Serge Janquin. Vous venez de répondre en partie à la question que j’avais posée sur l’articulation entre les groupes et le sommet de la pyramide : c’est le principe de l’allégeance. En revanche, vous ne m’avez pas répondu sur Georges Ibrahim Abdallah.

M. Kamal Redouani. Ce n’est pas un sujet sur lequel je travaille. Vous m’avez demandé si l’on parle de lui au Liban. Oui, on en parle.

M. Serge Janquin. Êtes-vous allé le voir à la prison de Lannemezan ?

M. Kamal Redouani. Non, du tout.

M. Serge Janquin. Allez-y, vous verrez, il est intéressant. Il y a quatre ans, quand j’étais allé le voir, il m’avait dit que la politique française n’était pas habile en Syrie. Lannemezan ce n’est pas Abu Ghraïb !

Mme Sandrine Mazetier. Lors de vos différents voyages, avez-vous rencontré des interlocuteurs qui avaient connu les geôles de l’État syrien et qui avaient été libérés par Bachar al-Assad ? Il semble que la stratégie du pouvoir syrien était de réduire l’ASL en favorisant son débordement par d’autres groupes.

M. Kamal Redouani. Effectivement, vous soulevez un sujet dont je n’ai pas du tout parlé : l’implication de Bachar al-Assad. J’ai rencontré des gens qu’il avait libérés.

M. Jacques Myard. En 2012, 2013 ?

M. Kamal Redouani. À partir de 2011-2012, dès le début. J’ai rencontré des gens qui avaient été emprisonnés pour appartenance à des réseaux terroristes et qui ont été libérés. À peine sortis de prison, ils sont devenus chefs de guerre au sein de Jabhat al-Nosra ou autres. Ils étaient formateurs. Ils arrivaient à trois ou quatre dans un groupe de l’ASL, par exemple, où les combattants faisaient un peu amateurs. Ils proposaient de former les gens, de s’occuper d’eux. Au bout d’un moment, ils les invitaient à venir faire la prière.

Bachar al-Assad n’a pas créé l’ennemi – al-Qaïda existait – mais il a fait en sorte qu’il grossisse. Raqqa est désormais connue comme la capitale de l’État islamique en Syrie mais j’ai rencontré énormément de familles syriennes – je ne parle pas de combattants – qui partaient y vivre parce que la ville n’était pas du tout bombardée. Bachar al-Assad préférait bombarder les positions de l’ASL à Alep, Idlib ou Deir ez-Zor que le fief de l’État islamique. C’est pour cela que nous avons eu droit à ces images de propagande de l’État islamique montrant des Syriens en train de nager dans le fleuve ou de faire leur marché à Raqqa. Bachar al-Assad a ainsi contribué – avec d’autres – au renforcement de l’État islamique, et sa stratégie a bien fonctionné : le seul ennemi de l’Occident est l’État islamique ; on a oublié que Bachar al-Assad a bombardé son peuple.

Mme Sandrine Mazetier. Nous avons le sentiment que, contrairement à ce qui se passe dans d’autres organisations, Daech est très articulé autour de la personne d’al-Baghdadi. Certains nourrissent l’espoir que, si par miracle il était éliminé, Daech imploserait. Vous nous avez finalement assez peu parlé d’al-Baghdadi et, d’après ce que vous nous dites, toute autre structure pourrait prendre la relève si la tête de Daech était éliminée.

M. le rapporteur. Vous êtes l’une des rares personnes auditionnées à avoir rencontré sur le terrain un certain nombre d’acteurs de ce jeu compliqué. Vous avez évoqué la Syrie et le rapport au régime de Bachar al-Assad. Que pensent les gens que vous avez rencontrés des Saoudiens, des Qataris, des Turcs ?

Avez-vous rencontré sur place de jeunes occidentaux engagés dans Daech ?

Vous êtes allés en Libye. Quelle analyse Daech fait-il de son implantation dans ce pays en termes de relais, de source d’approvisionnement ou de financement ?

M. Kamal Redouani. En Syrie, il y avait des groupes financés par l’Arabie saoudite et d’autres par le Qatar, mais la différence entre les deux n’était pas très claire sur le terrain.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Comment le savez-vous ?

M. Kamal Redouani. Parce qu’ils le disent, ils réclament de l’aide et remercient leurs donateurs tout à fait ouvertement. C’est dans leur discours, il suffit de les écouter. Au début, l’ASL et tous ces groupes ont applaudi la Turquie parce que la frontière était ouverte. Dans mon reportage qui va être diffusé par France 2, un homme de Jabhat al-Nosra explique aux jeunes révolutionnaires qu’ils ne doivent rien attendre de l’Occident, peuplé de Juifs, et ne compter que sur le groupe. L’un des jeunes s’étonne. Si les Occidentaux nous voulaient du mal, dit-il, ils ne laisseraient pas la frontière turque ouverte, ils ne laisseraient pas arriver des armes et de l’aide, ils ne vous auraient pas laissés entrer. Il faut dire qu’eux-mêmes étaient entrés par la Turquie. L’homme de Jabhat al-Nosra a éludé. Tel était le regard porté à l’époque sur la Turquie. Il n’est plus le même à présent parce que la Turquie a durci sa politique et décidé de réduire les mouvements de va-et-vient à sa frontière avec la Syrie. Même les journalistes ont désormais le plus grand mal à entrer clandestinement en Syrie par cette frontière.

S’agissant des jeunes occidentaux, je n’en ai jamais rencontré sur mon parcours. Dernièrement, j’ai rencontré un kamikaze qui avait raté son coup et qui était emprisonné en Irak. Il m’a expliqué que, dans son groupe de kamikazes formés à commettre des attentats, il y avait un Français et un Américain. Il m’a d’ailleurs surtout parlé de l’Américain qui était vraiment son ami.

Quant à la Libye, j’y suis allé en 2011 quand je faisais mon enquête sur l’infiltration des djihadistes pendant les révolutions arabes. Je suis allé à Derna, le fief des djihadistes. Dans cette ville, il y a soixante-dix mausolées, les tombeaux de compagnons du prophète Mahomet, qui ont combattu à ses côtés durant la conquête, aux premiers temps de l’islam. Les gens du pays revendiquent ce passé qu’ils appellent l’histoire des djihadistes. Ils ne cachent pas leur appartenance ou le fait d’être allés combattre en Afghanistan. Une chose m’a étonné : les trois hauts responsables d’al-Qaïda que j’ai rencontrés avaient changé de tenue à leur retour au pays ; ils portaient des chemises blanches et faisaient des discours comme des hommes politiques. J’en ai filmé un en train de donner un cours de démocratie dans un petit village.

À leur retour d’Afghanistan, les djihadistes d’al-Qaïda sont devenus des hommes politiques dans leur tribu et dans leur région. Fajr Libya (Aube de Libye) a émergé et les Frères musulmans étaient également présents. Il y a eu un début de structuration politique. Ensuite, il y a une cette division entre ces deux groupes parlementaires et la guerre civile a vraiment démarré. Autant dire que le terrain est devenu très propice à l’implantation de groupe comme al-Qaïda ou l’État islamique.

Que se passerait-il si al-Baghdadi disparaissait ? Quand un émir meurt, un autre le remplace. Ben Laden est mort, Al-Zawahiri l’a remplacé. Il n’a sans doute pas autant d’aura et de talent de meneur d’homme que son prédécesseur, ce qui explique l’importance prise par l’État islamique. Tout dépendra du remplaçant d’al-Baghdadi. Sera-t-il un meneur d’hommes, un bon orateur ? Sera-t-il un bon politique, finalement, sachant s’entourer ?

M. Jacques Myard. Aucun émir de califat n’est mort dans son lit.

M. Kamal Redouani. C’est vrai. Les Américains utilisent des drones pour tuer les têtes des organisations. Le problème c’est qu’il y a toujours un successeur prêt à prendre la relève. L’organisation s’affaiblit un peu, le temps de se réorganiser.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Monsieur Redouani, je vous remercie.

L’audition s’achève à midi cinquante-cinq.

Audition de Mme Mireille Ballestrazzi, directeur central de la police judiciaire ; M. Philippe Chadrys, sous-directeur chargé de la lutte anti-terroriste (SDAT) ; Mme Catherine Chambon, sous-directeur chargé de la lutte contre la cybercriminalité (SDLC) ; et Mme Corinne Bertoux, chef de l’office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) de la sous-direction de la lutte contre la criminalité organisée et la délinquance financière (SDLCODF)

(séance du 29 mars 2016)

M. Olivier Falorni, président. Nous avons le plaisir de recevoir une délégation de la Direction centrale de la police judiciaire (DCPJ). Celle-ci est une pièce maîtresse de notre dispositif de lutte contre le terrorisme, notamment en vue d’affaiblir les moyens humains, mais aussi matériels, dont celui-ci dispose. Je rappelle que, outre sa mission de lutte contre le terrorisme, elle s’attaque entre autres au crime organisé, au trafic de stupéfiants, à la traite des êtres humains, à la cybercriminalité ainsi qu’au trafic de biens culturels, par l’intermédiaire de son office central de lutte contre le trafic de biens culturels qui exerce une mission de répression, mais aussi de prévention et de coopération internationale. Enfin, la DCPJ est, pour la France, le bureau central national (BCN) de l’organisation internationale de police criminelle Interpol et gère le bureau Sirène France, l’unité nationale Europol (UNE) et la coopération opérationnelle avec nos partenaires. L’éclairage de la DCPJ sur l’état de cette coopération est d’autant plus précieux que l’organisation Interpol en tant que telle ne donne pas suite aux demandes d’auditions parlementaires. Une délégation de la mission sera reçue par le directeur des opérations d’Europol à La Haye le 19 avril prochain.

Nous sommes convenus que cette audition se tiendrait à huis clos et que le compte rendu vous serait soumis.

La mission est dotée des prérogatives d’une commission d’enquête dans les conditions applicables à ces dernières. Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande donc de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Mireille Ballestrazzi, M. Philippe Chadrys, Mme Catherine Chambon et Mme Corinne Bertoux prêtent successivement serment.)

Je vous laisse maintenant la parole pour un exposé liminaire, avant que nous ne vous posions nos questions.

Mme Mireille Ballestrazzi, directeur central de la police judiciaire. La question des moyens financiers, militaires et politiques dont dispose Daech est à la fois complexe et essentielle. Complexe, parce qu’elle exige de recueillir, de traiter et de recouper des informations d’origine et de nature très différente ; essentielle, parce que la stratégie à déployer pour anéantir cet ennemi singulier dépend aussi de la réponse qu’on lui apporte. Pour ces raisons, je serai très modeste dans mon propos, les services de renseignement me semblant mieux placés que moi pour décrire dans sa globalité cette organisation hybride, à la fois État théocratique et nébuleuse politico-mafieuse.

Je vous propose de m’attarder principalement sur ce que les enquêtes diligentées par la police judiciaire, notamment en 2015, nous ont appris des moyens que déploie Daech pour frapper notre territoire, voire des territoires amis. Je vous ferai part de considérations sur les ressources humaines, matérielles et logistiques mobilisées par cette organisation pour perpétrer des attentats, sur la manière dont elle finance ses attaques, enfin sur l’usage immodéré qu’elle fait d’internet à des fins de propagande ou d’attaques cybercriminelles.

En ce qui concerne le premier point, en 2015, la police judiciaire a principalement diligenté des enquêtes sur des filières djihadistes alimentant en combattants la zone irako-syrienne et, évidemment, sur la série d’attentats ou tentatives d’attentats revendiqués par Daech qui a commencé en janvier avec l’attaque de la rédaction de Charlie Hebdo et qui s’est poursuivie en ce début 2016 par les attaques qui viennent d’endeuiller Bruxelles. Nous avons ainsi accumulé une importante quantité d’informations sur la personnalité des terroristes qui ont été neutralisés ou qui se sont suicidés sur notre sol en 2015, sur leur parcours, sur les complicités dont ils ont bénéficié et sur les processus de décision qui les ont conduits à commettre leurs actes criminels. De ces enquêtes, il est aujourd’hui possible de tirer quelques enseignements généraux sur les moyens que l’État islamique (EI) peut mettre en œuvre pour porter le fer jusqu’à l’intérieur de nos frontières.

Le premier atout de Daech est sa capacité à recruter, endoctriner et retourner contre leur propre pays des ressortissants européens, notamment des Français et des Belges. Le profil de ces individus présente de réels avantages opérationnels pour l’organisation. Ayant eu pour la plupart un parcours de délinquants, ils évoluent avec aisance dans toutes les strates de la société qu’ils s’apprêtent à frapper et bénéficient d’un réseau relationnel adapté aux forfaits qu’ils préparent – disposant de la capacité d’acquérir des armes, des téléphones occultes, de se déplacer discrètement ou de se cacher, de vivre dans la clandestinité. Souvent aguerris au cours de séjours dans les zones de combat en Syrie ou en Irak, ils sont par ailleurs d’une redoutable détermination : ils sont prêts à mourir les armes à la main, et en mesure de s’allier des individus originaires de pays tiers susceptibles de venir les appuyer, notamment à partir de la Syrie ou du Maghreb. Cela signifie que l’EI n’a nul besoin de posséder d’importants stocks d’armes sur notre territoire, ni de disposer d’appuis logistiques importants, pour permettre à ces individus de passer à l’action et de se livrer aux carnages dont ils se sont montrés capables.

Le deuxième atout des cellules déployées par Daech pour perpétrer des attentats dans notre pays est leur ductilité et leur autonomie. Au-delà de leur capacité à agir de manière coordonnée, il nous faut en effet constater qu’elles sont difficiles à détecter et qu’elles plient sans rompre immédiatement quand elles sont confrontées aux premières pertes ou aux premières arrestations. À même de modifier les plans qu’elles avaient initialement arrêtés et que la riposte policière a contrariés, elles semblent disposer d’inquiétantes capacités d’adaptation. Pour leurs membres, une cavale est synonyme de préparation de nouveaux attentats, non de fuite au sens strict du terme. Nous sommes donc loin d’un terrorisme d’État au sens traditionnel, dont les actes sont commis ponctuellement par des agents à la solde de services étrangers, comme de cellules articulées et structurées par un appareil de type militaire, comparable par exemple à celui de l’ETA. De ce point de vue, les tragiques événements survenus à Bruxelles – peut-être en lien avec l’arrestation de Salah Abdeslam – dans la continuité des attentats du 13 novembre sont éloquents.

Le troisième atout de Daech, qui découle en grande partie des deux premiers, est sa capacité à harceler notre pays et d’autres en y multipliant les actions selon des modes opératoires extrêmement meurtriers et plutôt rudimentaires. Ainsi, l’année 2015, en France, ce sont non seulement les attentats de janvier et ceux du 13 novembre, mais aussi l’affaire Ghlam, en avril, et celle du Thalys, en août.

Au total, nous faisons face à une menace éclatée, diffuse et permanente qui émane d’individus prêts au sacrifice pour accomplir leurs desseins criminels, et qui peut prospérer alors même que les moyens logistiques qui l’appuient sont relativement limités.

J’en viens au financement des actes terroristes de Daech. La sobriété des moyens utilisés par l’organisation pour commettre des attentats se traduit par des formes de micro-financement qu’il n’est pas aisé de détecter et qui peuvent être mises en œuvre par les auteurs des attentats eux-mêmes. Il importe de souligner que ces dispositifs très simples ne sont pas destinés à financer l’organisation elle-même, mais à assurer la subsistance et l’équipement des terroristes jusqu’à leur passage à l’acte. Pour semer l’effroi en Europe, Daech n’a donc nullement besoin de mobiliser les fonds considérables qu’il tire des différents trafics auxquels il se livre dans les territoires placés sous son contrôle – de pétrole ou de biens culturels, notamment.

Mohamed Merah ou Amedy Coulibaly ont ainsi commis de banales infractions de droit commun pour acquérir les moyens qui leur étaient nécessaires : vol, recel de vol, escroquerie au crédit à la consommation, fausse identité ou recours à des prête-noms. D’autres auteurs ou complices d’attentats ont détourné à des fins logistiques des prestations sociales obtenues indûment ou légalement. D’autres encore ont pu utiliser des filières de faux documents pour faire obstacle à la traçabilité de leurs actions par les services de sécurité. Un exemple est fourni par la souscription frauduleuse de crédits sous de faux noms. Dans l’enquête sur les attentats du 13 novembre, il est difficile de ne pas remarquer, sans qu’aucun lien puisse être démontré à ce stade entre les deux activités, que plusieurs des protagonistes étaient connus pour trafic de stupéfiants.

Les individus impliqués dans ces réseaux sont capables de recourir à des systèmes séculaires de financement informel du type hawala ; certaines organisations humanitaires ou supposées telles peuvent être de redoutables leviers pour réunir des fonds qui sont ensuite orientés vers l’organisation.

Pour surmonter ces difficultés, l’office central de répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) a créé un groupe « Financement du terrorisme », dit FINTER, qui intervient en co-saisine et en parfaite synergie avec la sous-direction antiterroriste de la DCPJ, les services de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et Europol dans les dossiers dits de filières djihadistes et dans les affaires d’attentat et de tentatives d’attentat. Son travail a par exemple permis de retracer, par l’intermédiaire des transactions financières, le parcours en Europe et au Maghreb des protagonistes des attentats du 13 novembre.

À l’évidence, les mesures législatives et réglementaires qui ont été prises ou sont sur le point de l’être permettront une action plus efficace des différents services chargés de la détection des signaux faibles en matière de financement du terrorisme. À cet égard, nous sommes très satisfaits du renforcement du rôle de Tracfin, qui procède de plusieurs textes, et nous considérons que vont également dans le bon sens les mesures du projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement telles que le plafonnement des cartes prépayées, pour empêcher la réalisation de transactions financières indétectables dans le cadre de la criminalité organisée ou du terrorisme, ou encore la répression du trafic de biens culturels provenant d’un théâtre d’opérations de groupements terroristes. Enfin, même s’il est difficile d’en mesurer l’effet au niveau judiciaire, je tiens à souligner l’intérêt opérationnel de mesures issues du plan d’action national contre le financement du terrorisme, dit plan Sapin, pour identifier les flux financiers suspects. Je citerai l’abaissement de 3 000 à 1 000 euros du plafond de paiement en espèces pour les personnes physiques et morales résidant en France, le signalement systématique par les banques à Tracfin de tout dépôt ou retrait d’espèces supérieur à 10 000 euros cumulés sur un mois, ou encore l’extension au fret de l’obligation déclarative en cas de transport physique de capitaux en provenance d’autres pays de l’Union européenne.

Pour en revenir aux moyens dont pourraient disposer les sympathisants de Daech dans notre pays, la DCPJ n’est pas en mesure d’évaluer les avoirs administrativement gelés qui sont détenus par des personnes physiques ou morales ayant commis ou tenté de commettre un acte de terrorisme. En application de l’article L. 562-1 du code monétaire et financier, ces actions relèvent en effet de la direction générale du Trésor.

J’évoquerai en troisième lieu l’usage immodéré et criminel d’internet. Parmi les moyens déployés par Daech, il y a bien sûr le virtuel. Chaque attentat revendiqué par l’organisation est ainsi préparé par une incessante cyber-propagande qu’il amplifie à son tour par les échos qu’il suscite. Face à cette communication très active et moderne, qui peut d’ailleurs prendre, comme en janvier 2015, la forme de cyber-attaques destinées à accroître l’effet déstabilisant d’attentats physiques, la DCPJ dispose désormais de capacités d’action qu’il est important de rappeler.

En matière de cyber-propagande, l’EI et ses sympathisants utilisent un large spectre de moyens de communication numérique, avec une prédilection évidemment marquée pour les outils proposant du chiffrement. Lorsqu’un nouveau média apparaît sur le marché, il est aussitôt utilisé pour multiplier de manière exponentielle des contenus préparés par les communicants de l’organisation. En général, les contenus sont d’abord disponibles en arabe, puis déclinés dans d’autres langues comme le français et l’anglais. Ils traitent de sujets divers : les combats, la vie quotidienne dans les zones contrôlées par l’organisation – ou du moins l’image que celle-ci veut en donner –, la sécurité informatique – techniques d’anonymat, moyens de diffuser des contenus. Daech communique ainsi de manière quotidienne ou hebdomadaire sous forme de bulletins écrits ou radiodiffusés, de reportages photographiques, notamment sur des prises de guerre ou des exécutions, de revues en différentes langues, de vidéos, de bulletins quotidiens au format audio.

Les vecteurs de diffusion utilisés composent également une large gamme. Les sites internet stricto sensu permettent les diffusions les plus élaborées : par leur truchement, les activistes les moins compétents en informatique peuvent propager facilement une information structurée. Ce sont des fournisseurs de service américains qui sont privilégiés, en raison notamment de la qualité de leurs serveurs et de leur conception extensive de la liberté d’expression, conforme à la Constitution américaine. WordPress est le plus usité. Les trois réseaux sociaux auxquels les activistes de Daech ont le plus recours sont Twitter, Facebook et Google+. Ils permettent notamment de diffuser les contenus officiels de l’organisation, directement ou par référence à des liens externes. Daech a également développé des applications pour le système Android de Google, apprécie particulièrement l’application de messagerie Telegram pour des raisons techniques et de confidentialité, sait utiliser divers moyens d’anonymisation ainsi que des mesures de contournement pour contrecarrer la fermeture de ses serveurs ou le blocage administratif. En revanche, le dark web, qui apparaît peu adapté au prosélytisme de masse, est, de ce fait, relativement peu utilisé par l’organisation. Enfin, les membres de l’organisation recherchent évidemment l’anonymat des discussions directes. Ils semblent ainsi intéressés par la résonance médiatique du chiffrement des échanges sur la console PlayStation de Sony.

Quels sont les moyens de riposte ? L’article L. 6-1 de la loi pour la confiance dans l’économie numérique permet à la plateforme Pharos de la sous-direction de la cybercriminalité de la DCPJ de prendre des mesures administratives de blocage et de déréférencement et de formuler des demandes de retrait de contenus. En 2015, cette plateforme a reçu plus de 31 000 signalements relatifs à des faits d’apologie du terrorisme. Au cours de la même année, les mesures suivantes en ont découlé : 437 demandes visant des contenus faisant l’apologie du terrorisme ont entraîné un retrait ; 43 mesures de blocage visant des sites faisant l’apologie du terrorisme ont été prononcées ; 188 pages ont été déréférencées pour avoir fait l’apologie du terrorisme. Je laisserai Mme Chambon compléter ces informations.

Comme en matière de lutte contre le financement du terrorisme, des mesures nouvelles contenues dans l’actuel projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé devraient venir utilement compléter le dispositif légal dont nous disposons, afin que nous puissions continuer de gêner Daech dans sa stratégie de propagande par internet et d’en réduire l’efficacité.

À ce stade de la lutte, la DCPJ constate, comme ses partenaires institutionnels, que la dangerosité de Daech en Europe résulte d’abord du nombre et de la dissémination de ses moyens humains. Face à cette menace, il est évidemment important que les services concourent à une circulation et à un traitement approprié de l’information criminelle, en France d’abord, mais aussi en Europe et dans tous les pays du monde qui partagent notre vision. C’est tout l’intérêt d’Europol et d’Interpol, lesquels se sont engagés, au nom de cette vision commune, à jouer un plus grand rôle dans la lutte contre les combattants étrangers et contre le terrorisme. Ainsi Interpol a-t-il créé un fichier des combattants étrangers, lequel n’est évidemment valable que si tous les pays l’alimentent. Nous en avons vu toute l’utilité lorsqu’il s’est agi de diffuser partout les portraits d’individus partant faire le djihad, notamment en Turquie : c’était le seul moyen de l’informer puisqu’elle ne fait pas partie de l’Union européenne. Quant à Europol, qui a aussi renforcé ses structures, il joue un rôle tout à fait prépondérant. Lors des attentats du 13 novembre, les magistrats ont accepté qu’Europol se charge de l’analyse criminelle ; une task force spéciale, appelée « Fraternité », a été créée à cette fin, composée d’une vingtaine de personnes – ce qui donne une idée de la masse d’informations à gérer pour ces seuls attentats.

C’est dans cet esprit de partenariat et d’échange constant que la DCPJ développe son action au niveau judiciaire, pour contribuer à faire reculer cet ennemi dont le visage est de plus en plus net à mesure que les enquêtes progressent, mais dont la dangerosité nous oblige – et c’est bien normal – à rester sur le qui-vive vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

M. Philippe Chadrys, sous-directeur chargé de la lutte anti-terroriste (SDAT). Il importe de bien distinguer le financement de Daech en tant qu’organisation, d’une part, du financement des combattants de Daech, d’autre part.

Sur le premier point, l’EI a su, au gré de ses conquêtes territoriales, étendre, diversifier et hiérarchiser ses sources de financement, ce qui lui permet aujourd’hui de s’autofinancer. Ainsi, en 2014, l’origine de l’apport de fonds de Daech s’apparentait essentiellement aux moyens employés par le crime organisé : contrebande, extorsions, kidnappings, vols. Puis, petit à petit, l’organisation a entrepris, avec succès, de collecter suffisamment d’argent, et ce de manière « domestique », en Irak et en Syrie, pour pouvoir délaisser, sans les abandonner, ses moyens traditionnels de financement au profit d’autres sources de revenus. La principale est désormais la contrebande de pétrole. L’EI s’est ainsi rendu maître d’une douzaine de champs pétroliers dont il tire une manne quotidienne estimée à un à deux millions de dollars, et l’on considère qu’environ 45 % de ses ressources proviennent de la contrebande de pétrole.

Cette stratégie de mise en coupes réglées de territoires nouvellement conquis est associée à l’exploitation de ressources naturelles et industrielles – l’EI tirerait de l’agriculture environ 250 millions de dollars de revenus par an –, mais aussi à l’impôt : l’EI agit comme un véritable État qui règne sur quelque 8 millions de personnes et lève l’impôt auprès d’eux, ainsi que des taxes de péage. On sait que l’Irak continue de payer ses fonctionnaires, y compris dans les zones contrôlées par l’EI, et qu’environ 50 % des sommes qui leur sont versées dans ces zones sont directement prélevés par celui-ci.

La prise de Mossoul a permis à l’EI de s’emparer non seulement d’un arsenal militaire, mais également d’importantes richesses contenues dans les banques, estimées à un milliard de dollars environ.

S’y ajoute le trafic de biens culturels, même si nous n’avons pas encore pu en observer de répercussions en France. Il y a toujours eu sur place de petits trafics de ce type ; aujourd’hui, les services de renseignement supposent que Daech autorise des fouilles un peu plus approfondies en échange d’une rémunération, afin que des personnes liées au crime organisé puissent exporter ces biens.

Enfin, de grands donateurs privés, essentiellement au Koweït, en Irak et en Arabie Saoudite, versent des subsides qui continuent d’alimenter Daech.

En revanche, si les prises d’otages ont été largement médiatisées, les services de renseignement considèrent que leur fruit ne représente pas une manne très importante, car elles sont assez aléatoires et ne rapportent pas beaucoup d’argent.

M. Kader Arif, rapporteur. Parmi les pays financeurs, vous n’avez pas cité le Qatar.

M. Philippe Chadrys. Les pays concernés sont essentiellement le Qatar et l’Arabie Saoudite, mais nous parlons là de donateurs privés : on considère que ce ne sont pas les États qui financent l’EI.

Le financement de Daech a donné lieu – mais là n’est pas le propos, et je ne suis pas qualifié pour en parler – à des contre-mesures instaurées par les forces de la coalition et qui visent notamment à faire obstacle à l’économie créée par l’organisation, à lutter contre le trafic de biens culturels et à stopper les flux issus du trafic de pétrole.

Le second aspect, qui nous concerne plus directement, est le financement des départs de combattants vers la zone irako-syrienne. On considère, et nous le vérifions au fil de nos enquêtes judiciaires, qu’un départ coûte entre 500 et 2 000 euros. Ce montant inclut les frais de transport, le paiement du passeur, les frais d’hébergement et l’achat de matériels divers – tablettes numériques et matériel spécifique, dont les vêtements paramilitaires et l’équipement, notamment optique, que l’on retrouve régulièrement sur les candidats au départ.

D’où vient l’argent ? On l’oublie trop souvent, ceux qui partent combattre en Syrie ont recours à des fonds d’origine légale, au premier rang desquels leur salaire, quand ils en ont un, et les prestations sociales. Nous agissons en conséquence depuis un peu plus d’un an, en lien avec des organismes privés tels que Western Union, susceptibles de nous signaler des transferts de fonds d’apparence illicite, mais aussi avec les prestataires, auxquels les services d’enquête, au titre des articles L. 114-16 et suivants du code de la sécurité sociale, peuvent fournir directement, le cas échéant sans l’accord des magistrats – même si nous le recueillons –, le signalement des personnes qui partent sur zone, en particulier lorsqu’ils sont absents du territoire national pendant plus de trois mois consécutifs. Depuis un an et demi, ce sont environ une vingtaine de prestations sociales qui ont été supprimées ou recalculées, notamment par la caisse nationale des allocations familiales. Ce qui permet de tarir une source de revenus : les familles continuaient de percevoir les prestations sociales qu’elles transféraient aux personnes parties sur zone par Western Union, par exemple.

La vente de biens personnels constitue un autre mode de financement. C’est un signe intéressant pour les services d’enquête : lorsque toute une famille se met à vendre ses biens – véhicules, meubles, vêtements –, on peut penser qu’elle se prépare à partir en Syrie.

S’y ajoutent les crédits à la consommation, qui – c’est un lieu commun – sont très faciles à obtenir, souvent pour un faible montant – moins de 2 000 euros – qui est décaissé en liquide dans les vingt-quatre ou quarante-huit heures suivant le versement des fonds. Un autre phénomène est la multiplication des ouvertures de comptes, qui permet, grâce à l’autorisation de découvert, de retirer des fonds : même faibles – quelques centaines d’euros –, ceux-ci, une fois cumulés, suffisent au volontaire pour financer son départ.

Au nombre des modes légaux de financement, on compte également le soutien de la famille ou de tiers, là encore pour de faibles montants – quelques dizaines d’euros parfois – multipliés par de nombreux donateurs, lesquels peuvent être disséminés sur l’ensemble du territoire national et n’entretiennent pas nécessairement de liens. Les réseaux sociaux jouent en effet un rôle particulièrement important dans ces transferts : certains de ceux qui ont des velléités de départ y lancent des appels aux dons. Certains djihadistes en appellent également à la contribution de la communauté musulmane, par le biais de mosquées salafistes ou d’associations – j’y reviendrai. On a aussi observé une liquidation des comptes bancaires ou des placements financiers générant des revenus. En général, les comptes sont clôturés et les fonds transférés sur des comptes courants dont ils sont décaissés en liquide.

Les billets d’avion sont très souvent payés par des tiers, notamment lorsqu’il s’agit de mineurs, en particulier de jeunes filles qui désirent se rendre en Syrie en passant par la Turquie.

Tous ces éléments sont pour nous autant de signes d’un départ prochain. Ils sont très intéressants, car ils nous permettent de matérialiser un financement terroriste ou d’étayer une incrimination d’association de malfaiteurs terroriste.

Les candidats au départ utilisent également des sources illégales de financement. On estime à environ 40 % la proportion de jeunes Français ou résidents français partis combattre sur zone qui sont connus des services de police pour des faits de droit commun. Ces personnes sont rompues aux méthodes d’appropriation frauduleuse : abus de confiance, crédit non remboursé, location de véhicule sans retour – c’est très courant ; Coulibaly et Boumeddiene le faisaient, pour ne citer que les plus connus –, escroqueries, chèques volés, cartes bancaires contrefaites, utilisation du découvert bancaire après fourniture de faux contrats de travail ou de promesses d’embauche pour obtenir l’ouverture d’un compte.

Certains se financent grâce à des actes de délinquance plus graves, comme le vol à main armée. En 2014, nous avons permis la neutralisation d’une dizaine d’individus qui ont été mis en examen ; ils se livraient à des vols à main armée de commerces dans la région toulousaine pour payer un départ en Syrie. En 2013, nous avons également mis hors d’état de nuire des personnes qui commettaient des vols à main armée au préjudice d’agences postales, pour les mêmes motifs. Des véhicules achetés à l’étranger, payés en espèces, sont revendus à des membres du grand banditisme.

En revanche, ce que l’on appelle le macro-financement, qui pourrait servir à financer les organisations terroristes directement sur zone, nous paraît relativement marginal, même si on a pu l’observer dans le cas des filières tchétchènes, par exemple.

J’aimerais appeler votre attention sur le problème des associations et des organisations à but non lucratif qui financent des groupes terroristes, souvent sous couvert d’action humanitaire. En novembre dernier, nous nous sommes ainsi intéressés à l’association Perle d’espoir, qui, notamment par le biais des réseaux sociaux, récupérait de l’argent qui était ensuite versé à des groupes terroristes. Nous avons établi l’envoi en Syrie, à un groupe affilié à Jabhat al-Nosra, de 30 000 euros en liquide, en deux voyages. Quatre personnes ont été mises en examen. C’est pour l’instant la seule affaire concernant une association à but humanitaire. La police judiciaire est de plus en plus investie dans ce type d’enquêtes, notamment grâce à nos liens avec Tracfin, que nous avons resserrés, ce qui nous permet de détecter le plus en amont possible des flux financiers qui pourraient paraître suspects.

Nous essayons par ailleurs de développer les confiscations générales au titre de l’article 131-21 du code pénal. Depuis 2006, près de deux millions d’euros ont été saisis par la SDAT dans ce cadre. Certes, une grande partie de cet argent provenait du financement du PKK (parti des travailleurs du Kurdistan), mais nous adaptons actuellement le travail aux modes de financement des combattants étrangers de Daech.

Lorsque des infractions financières apparaissent, nous ouvrons systématiquement des enquêtes autonomes, ce qui va être le cas dans l’affaire des attentats du 13 novembre.

Enfin, nous poursuivons la démarche engagée avec les prestataires sociaux.

Mme Ballestrazzi a évoqué le faible coût d’une action terroriste commise en France ; les armes légères et les produits chimiques servant à la fabrication d’engins explosifs sont assez bon marché et, comme on l’a vu dernièrement, permettent à des personnes revenant de Syrie de commettre des attentats relativement sanglants avec très peu de moyens.

Nous sommes également confrontés au problème des vecteurs de financement spécifiques que sont les cartes prépayées, les plateformes de crowdfunding, la monnaie virtuelle. Ce sont d’importants enjeux de la lutte contre le financement des combattants qui partent et sont susceptibles de revenir commettre des attentats.

Mme Catherine Chambon, sous-directeur chargé de la lutte contre la cybercriminalité (SDLC). Comme l’a expliqué Mme Ballestrazzi, face à la communication de Daech, qui s’appuie maintenant sur des réseaux multinationaux et constitue une nébuleuse infernale, la police française tente d’apporter des grilles de compréhension et des moyens de poursuite et de répression.

La méthode de la SDLC est assez singulière : la connaissance sur laquelle elle s’appuie est issue non seulement d’outils de veille, mais aussi des 60 millions de capteurs que sont les internautes citoyens, qui apportent aux autorités, en particulier par la plateforme Pharos, des informations relatives à des contenus illicites d’internet – lesquels concernent désormais bien naturellement la lutte contre le terrorisme.

La propagande, les échanges et communications sur internet sont très utilisés par Daech. Les signalements et la veille que nous organisons en témoignent particulièrement : depuis le dernier trimestre 2014, on a observé une progression symptomatique du nombre de vidéos violentes ; cette violence est continue et répétée. Cette augmentation s’est évidemment traduite par la hausse corrélative des signalements émanant des internautes, dont on s’est aperçu à cette occasion qu’ils pouvaient être un peu tardifs et ne suffisaient pas à anticiper la publication et la dissémination subséquente des contenus visés. À la veille assurée par les internautes eux-mêmes devait donc s’ajouter une veille proactive de la part des services.

Nous nous sommes organisés en conséquence, non seulement pour faire droit aux procédures de blocage et de déréférencement instaurées par la loi de 2014 et introduites dans la loi pour la confiance dans l’économie numérique, mais aussi pour être le plus efficaces possible dans la détection comme dans la suppression des contenus apparus sur internet.

Nous avons décliné structurellement cette méthode pour un résultat que je crois assez efficace, de premier et second degrés, et qui permet, en lien avec Europol, de supprimer plus rapidement les contenus. L’effet est probant mais, malheureusement, assez partiel. En effet, les contenus que nous supprimons par la procédure de blocage ou de déréférencement sont essentiellement ceux qui peuvent être vus par les internautes français à partir d’adresses internet françaises. Quelques mesures de contournement simples permettent d’y accéder : la portée de la suppression n’est pas du tout universelle. Nous avons donc poursuivi l’effort pour en venir à des mesures de retrait, beaucoup plus efficaces puisqu’elles sont obtenues auprès des fournisseurs de services internet eux-mêmes, et de portée beaucoup plus générale, les plateformes retirant dès qu’ils paraissent les contenus visés par nos demandes. Nous sommes donc désormais beaucoup plus proactifs dans ce domaine.

Les mesures de retrait, qui, à l’origine, concernaient naturellement surtout YouTube, Dailymotion, Facebook et Twitter, se sont étendues à des plateformes qui hébergent facilement des contenus, comme par exemple Archive.org. Mais l’effort de lutte est de plus en plus partagé et ce site retire les fichiers vidéo, audio ou texte visés bien plus volontiers et plus vite qu’auparavant – en quelques heures aujourd’hui, contre plusieurs jours jusqu’en novembre dernier. Au-delà de la vision nationale, le résultat dépend beaucoup de la réactivité des fournisseurs de services internet, qui acceptent ou non de donner suite à nos demandes.

À la demande du ministre de l’intérieur, nous avons instauré des dispositifs très méthodiques et rigoureux de coopération et de coordination avec les fournisseurs de services, qui ont produit leurs effets dès le mois de juin : les échanges se sont normalisés, de sorte que le gain en qualité et en réactivité est conforme à nos attentes. Les indicateurs d’utilisation de cette norme sont tout à fait satisfaisants, ainsi que les indicateurs de réponse des fournisseurs dès lors que les formulaires employés sont ceux qui ont fait l’objet d’un protocole.

Il a aussi fallu travailler à la qualité de nos relations avec les autres opérateurs qui accomplissent un travail équivalent, dont Europol, qui a monté un IRU (Internet Referral Unit) chargé de pister sur internet les médias et contenus violents ou qui servent de moyens de propagande à Daech. L’action de Pharos et celle de l’IRU d’Europol sont de plus en plus coordonnées, eu égard au contenu – la capacité de détection de Pharos est supérieure – mais aussi du point de vue technique, afin que les outils testés et choisis soient complémentaires et non redondants. Nous parvenons ainsi à couvrir un champ beaucoup plus large, en nous appuyant, dans notre cas, sur des textes plus favorables en matière de blocage et de déréférencement et, dans le cas de l’IRU, sur la responsabilité des fournisseurs de services sur internet dans la publication de contenus illégaux. Cette complémentarité technique et opérationnelle permet une évolution très positive.

Il n’empêche que le principal facteur d’efficacité reste le temps. Or, si l’information parvient en général à son destinataire dans des délais raisonnables, les conditions d’obtention du retrait, du blocage ou du déréférencement ne sont pas toujours suffisantes, malgré des améliorations, ce qui favorise les possibilités de multiplication à l’infini par les soutiens ou les sympathisants de Daech sur la toile. Nous nous efforçons donc de faire de plus en plus vite, pour couper court à ces capacités de propagation et limiter la diffusion des supports.

Mme Corinne Bertoux, chef de l’office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) de la sous-direction de la lutte contre la criminalité organisée et la délinquance financière (SDLCODF). Créé en 1990, l’OCRGDF dispose d’une plateforme d’identification des avoirs criminels (PIAC), elle-même créée par une circulaire interministérielle de 2007 et chargée du dépistage et de l’identification des avoirs criminels en vue de leur saisie, en coopération avec l’AGRASC (agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués) depuis la création de celle-ci en 2010.

Bureau de recouvrement des avoirs pour la France, nous avons développé depuis 2002, voire auparavant, un réseau international qui réunit aujourd’hui 94 pays et dans le cadre duquel nous pouvons procéder à des échanges au niveau policier, en vue de formuler des demandes de recherche patrimoniale à l’étranger. Malheureusement, certains pays n’y adhèrent pas encore, notamment ceux du Maghreb ainsi que la Turquie, que visent nos actions de formation et de sensibilisation afin de les associer à la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.

En ce qui concerne ce dernier aspect, notre action a débuté à la suite des attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis. Comme l’a souligné M. Chadrys, elle a varié au fil des années, se concentrant au départ sur les groupes corses et basques ainsi que sur le PKK, avant de s’intéresser à partir des attentats au recoupement en vue d’identifier les sources de financement et les circuits de blanchiment des activités terroristes.

M. Olivier Falorni, président. Selon les déclarations d’une sous-commission britannique des affaires étrangères, révélées par The Telegraph, Daech spéculerait sur les marchés des devises, ce qui lui apporterait environ 20 millions de dollars par mois. Avez-vous connaissance de cette stratégie financière ?

Une brigade d’investigations financières, placée sous votre autorité, a été créée en 2006 afin d’enquêter sur les modes de financement des groupes terroristes. Quelle évolution a-t-elle observé depuis sa création ?

Mme Mireille Ballestrazzi. D’une manière générale, nous ne constatons pas le macro-financement dès lors que nous ne démontrons pas qu’il est en France ; ce sont plutôt nos collègues du ministère des finances, riches de tous les outils dont celui-ci dispose, qui observent les grands flux et circuits de par le monde.

Mme Corinne Bertoux. En effet, en matière judiciaire, nous nous concentrons sur des enquêtes dans lesquelles nous devons démontrer les infractions en cause. Vous l’avez compris, c’est un enchevêtrement de systèmes qui est en jeu : comme l’a indiqué M. Chadrys, les combattants qui partent faire le djihad utilisent plusieurs mécanismes, légaux et illégaux. Or, pour une approche transversale, il faut des partenariats, une coopération au niveau international.

La grande difficulté que nous rencontrons s’agissant des associations, par exemple, c’est qu’elles peuvent généralement être aussi financées par l’État, par l’intermédiaire du ministère des affaires étrangères. On nous explique que, pour des raisons pratiques, ce sont surtout des espèces qui doivent parvenir jusque dans les zones de guerre ; des « mules » les apportent donc de France dans les zones de combat ou là où doivent avoir lieu les actes humanitaires tels que la mise sur pied d’écoles ou d’hôpitaux. Généralement, le ministère des affaires étrangères vérifie que des bâtiments ont bien été construits, qu’une action caritative est menée. Encore faut-il démontrer que l’intégralité des fonds a servi à financer ces actions. Or tout passe le plus souvent par des relais autour des zones de combat, au Liban ou en Turquie, où s’opèrent des décaissements et des remises d’espèces qu’il est difficile de tracer.

Mme Mireille Ballestrazzi. Si nous recevons des services de renseignement une information du type de celle que vous évoquez, monsieur le président, nous travaillons sur elle pour tenter de la judiciariser – avec l’accord du parquet, bien entendu. Encore faut-il qu’elle nous parvienne, ce qui n’a pas été le cas de celle que vous avez citée.

M. le rapporteur. Vous avez évoqué à propos du micro-financement les liens qui unissent, en France, le crime organisé aux filières djihadistes et terroristes. Comment se sont-ils noués ? Quelle est leur nature ? Est-elle communautariste ? Quelle est la place du trafic de stupéfiants dans ce micro-financement ?

Quels sont les liens entre la DCPJ et les services de renseignement ? Comment travaillez-vous ensemble, et comment cette collaboration s’est-elle amplifiée ou renforcée dans le contexte malheureux des derniers mois et des dernières semaines ? De ce point de vue, quelles améliorations attendez-vous des parlementaires que nous sommes ?

Travaillez-vous spécifiquement sur le trafic des œuvres d’art ? On a le sentiment, peut-être infondé, que les œuvres viennent de Syrie mais que les acheteurs sont occidentaux. Des enquêtes sont-elles en cours ?

Nous avons également entendu parler de trafic d’organes. Avez-vous des informations à ce sujet ?

Mme Mireille Ballestrazzi. Pour notre part, nous ne parlons pas d’un lien entre le crime organisé et les filières djihadistes. En effet, nous n’avons pas constaté de lien entre ces filières et ce que nous appelons, nous, crime organisé, et qui est une notion très précise. Nous établissons en revanche un lien entre la délinquance, éventuellement structurée, et les filières djihadistes.

En effet, nous l’avons dit, nombre de djihadistes – au moins 40 % – sont connus pour des faits de droit commun en France. Parmi les auteurs des attentats que nous avons vécus en 2015, plusieurs étaient connus pour des faits de délinquance liés au trafic de stupéfiants. Mais aucun service n’a estimé qu’il s’agissait de trafiquants : c’était sans doute des usagers revendeurs ou de petits dealers.

Il nous manque un élément pour préciser le lien entre djihadisme et trafic de drogue. Nous savons que, dans certains quartiers, coexistent une criminalité organisée, impliquant de gros trafiquants internationaux de stupéfiants, et une forte radicalisation ; nous nous interrogeons donc sur une éventuelle articulation entre les deux, mais nous ne parvenons pas à l’établir. Dans certaines zones, des mosquées salafistes – même pacifistes – participent beaucoup, par l’intermédiaire des associations qui les gèrent, à la vie sociale du quartier, aidant à payer leur loyer les familles qui en ont besoin, proposant aux enfants des loisirs ou des activités cultuelles. De gros trafiquants qui dissimulent leur activité peuvent contribuer aussi au financement de cette vie sociale. Mais nous ne disposons d’aucune information qui nous permette de nous prononcer sur ce point : ce n’est qu’un questionnement.

M. Philippe Chadrys. Les liens reposent surtout sur l’origine de l’individu, en particulier sur les relations de cité. Les intéressés appliquent au terrorisme le mode de financement dont ils ont l’habitude dans le champ du droit commun – vol à main armée, escroquerie, etc. –, parce qu’ils ont les compétences et les contacts qui le leur permettent. Les liens passent aussi par la fourniture d’armes – certains fournisseurs ont pour clients aussi bien le crime organisé que le terrorisme – ou les faux papiers : sans dévoiler le secret de l’instruction, les enquêtes récentes mettent en évidence une activité de fabrication de faux documents destinés à la fois à des terroristes, à des étrangers en situation irrégulière et à des voyous de droit commun.

La grande difficulté pour nous, services d’enquête et de police judiciaire, consiste à établir l’intention du fournisseur, à montrer que c’est en connaissance de cause que celui-ci a apporté à telle ou telle personne les armes qui ont servi à commettre tel ou tel attentat.

En ce qui concerne le trafic d’organes, je n’ai personnellement aucune information. Les services de renseignement seront peut-être plus à même de vous répondre.

Mme Mireille Ballestrazzi. J’aimerais en revenir au trafic de drogue. L’ensemble des forces de sécurité a constaté ce lien tendanciel qui fait que des personnes connues pour délinquance partent combattre en Syrie et en Irak et sont susceptibles de revenir commettre des attentats. Le ministre a donc souhaité que nous tentions de judiciariser les affaires le plus tôt possible dans le cas des individus suivis pour radicalisation par les services de renseignement, afin de neutraliser des dangers potentiels. C’est ainsi que, sous l’égide du directeur général de la police nationale, un protocole a été créé par le service central du renseignement territorial et la DCPJ dans sa déclinaison territoriale : il s’agit que les deux structures se rencontrent régulièrement et étudient dans les dossiers les possibilités de judiciarisation au vu des éléments dont dispose le renseignement territorial, qui suit ces individus, et en en discutant avec les procureurs de la République. C’est une pierre apportée à l’édifice de sécurisation de la société.

En ce qui concerne les œuvres d’art, l’office central de lutte contre le trafic des biens culturels est très à l’affût, de même que le ministère de la culture et l’ensemble de nos partenaires. L’Unesco organise régulièrement des réunions auxquelles participent tant l’office central de lutte contre le trafic des biens culturels qu’Interpol. Moi-même, comme présidente d’Interpol, je me suis exprimée en septembre dernier, sur l’invitation du secrétaire général des Nations Unies, devant une commission spéciale qui étudie les moyens de combattre les destructions massives de biens culturels et le trafic qui en découle. L’attention des réseaux spécialisés dans la culture et le marché de la culture a été appelée sur ce problème. En outre, un renforcement des contrôles douaniers a été demandé. À ce jour, nous n’avons pas d’information susceptible de laisser croire à l’arrivée d’objets d’art en France et en Europe, même si nous nous doutons que cela pourrait venir. Mais l’ensemble des acteurs sont vigilants. L’office et Interpol travaillent avec tous les pays ; Europol organise des réunions spécifiques à ce sujet. Nous savons qu’il existe des trafics, mais pas jusqu’où les trafiquants vont pour vendre les objets, ni qui les stocke.

S’agissant des liens entre la DCPJ et les services de renseignement, nos relations avec le renseignement territorial sont très fluides ; avec la DGSI, elles sont sans défaut depuis que les attentats de 2015 nous ont conduits à nous rapprocher beaucoup de sa division judiciaire. Celle-ci est désormais co-saisie de toutes nos enquêtes, ce qui nous permet d’échanger nos informations et d’avoir un point de vue commun sur les affaires. En revanche, pour des raisons de secret défense, toutes les informations détenues par le département qui se consacre au renseignement ne nous sont pas communiquées, puisque nous ne faisons pas partie du premier cercle.

Nous sommes d’ailleurs très heureux d’avoir obtenu de nos élus qu’ils nous permettent de faire partie du deuxième cercle : c’est essentiel à notre efficacité et à notre proactivité face aux individus que nous tentons d’arrêter ou d’empêcher d’agir.

M. Philippe Chadrys. La SDAT a l’avantage de partager ses locaux avec la DGSI, à Levallois-Perret. Nous avons instauré des procédures de travail qui s’améliorent de jour en jour. Trois services se consacrent à la lutte antiterroriste au niveau judiciaire : la DCPJ, avec la SDAT ; la DGSI, avec son département judiciaire ; la préfecture de police de Paris. Lorsqu’un attentat est commis – ce fut le cas lors des attentats majeurs de 2015 –, la section antiterroriste du parquet de Paris saisit systématiquement la SDAT, la DGSI et la préfecture de police. Pour les attentats de novembre dernier, la SDAT a été désignée service coordonnateur. Nous avons pris l’habitude de travailler quotidiennement avec les deux autres services.

Nous opérons de la même manière s’agissant des attentats commis à l’étranger, dont on oublie souvent de parler, comme ceux qui ont récemment eu lieu en Côte d’Ivoire ou au Burkina Faso. La DGSI et la DCPJ sont co-saisies et leurs missions sont menées en commun, réunissant des fonctionnaires de la SDAT, de la DGSI et de la sous-direction de la police technique et scientifique de la DCPJ. Cette procédure est désormais parfaitement entrée dans les mœurs. Le travail est réparti en fonction des compétences de chacun : la DGSI se charge du renseignement sur place, tandis que la DCPJ s’occupe de la police criminelle – constatations, audition de témoins, recherche de téléphonie, etc.

De même, lorsque des attentats sont commis en France, le travail est réparti entre les services sous l’égide de la section antiterroriste du parquet de Paris. C’est malheureux, mais, à force de subir des attentats, nous avons beaucoup amélioré nos méthodes de travail, de sorte que notre collaboration dans ce domaine est maintenant excellente. Nous l’avions également mise en œuvre à propos des filières syriennes : la masse de travail était telle que la seule DGSI ne pouvait se charger de l’intégralité des dossiers ; nous en avons donc pris notre part et nous en traitons actuellement une soixantaine. Sur ces affaires aussi, une division du travail s’opère, sous la forme d’un partage d’objectifs sur un même dossier ou d’un partage de dossiers.

M. Jean-Marc Germain. De quels moyens humains Daech dispose-t-il sur le territoire français ? Combien de femmes et d’hommes sont « programmés » pour organiser des actions dans notre pays à plus ou moins brève échéance ? Selon les médias, Abdelhamid Abaaoud aurait parlé de 90 terroristes venus de Syrie en France ; on a dit que la cellule franco-belge qui a préparé les attentats de Paris et de Bruxelles comptait 30 membres ; un ministre a évoqué « une centaine de Molenbeek » français, ce qui suggère l’existence en leur sein de plusieurs centaines de personnes prêtes à frapper. Quelle est votre estimation ?

Les cas que vous connaissez permettent-ils d’établir un lien entre ces personnes et une forme d’organisation au Moyen-Orient ? Vous avez beaucoup évoqué des modes d’auto-radicalisation, des cellules qui s’organisent elles-mêmes sur le territoire national ; mais il ressort des derniers attentats, y compris ceux de janvier 2015, que leurs auteurs ont pu recevoir des formations ou des ordres et qu’une structure basée en Syrie a pu organiser leur déroulement. Avez-vous identifié un service d’action extérieure en Syrie ou en Irak, à Rakka ou à Mossoul, et, si oui, en avez-vous évalué l’ampleur ?

J’en viens à la cybercriminalité. Rencontrez-vous des difficultés dans vos relations avec les opérateurs ? On a beaucoup entendu parler ces derniers jours de l’affaire dans laquelle le refus d’Apple de fournir ses systèmes de cryptage a empêché de décrypter un téléphone portable aux États-Unis. Est-on confronté à ce type de situation en France ? On connaît aussi les réticences de Google quand il s’agit d’intervenir sur ses systèmes, notamment de procéder à des retraits. Les réserves de certains acteurs d’internet vous posent-elles des problèmes particuliers, qu’ils soient matériels ou juridiques ?

De nombreuses actions de propagande sur internet sont menées depuis la Syrie : avez-vous pu évaluer l’ampleur des moyens mobilisés à cette fin ? La radicalisation en ligne passe souvent par une intervention humaine : on repère quelqu’un qui se pose des questions sur internet et on pratique sur lui un lavage de cerveau. Identifiez-vous les auteurs de ce type d’intervention ? Avez-vous une idée de l’étendue de ce réseau ? Disposez-vous de moyens d’action vous permettant non seulement de bloquer des informations, mais aussi de détruire les fournisseurs d’accès, les téléphones portables, les émetteurs, pour tarir à la source la diffusion de ces signaux à l’intention des Français ?

M. Gérard Bapt. J’ai été très interloqué à la lecture d’un article paru dans Le Monde daté du 24 mars. Son auteur est un ancien Premier ministre belge qui, paraît-il, a exercé cette fonction pendant dix ans : l’illustre Guy Verhofstadt, également parlementaire européen, me dit-on – ce qui n’enlève certainement rien à son charme ! Il s’en prend aux responsables politiques français : « les Français », écrit-il, « doivent savoir que leurs responsables politiques refusent le partage systématique d’information sur les déplacements des personnes suspectées, rendant le système aussi inutile à la lutte contre le terrorisme que la déchéance de nationalité ». Avez-vous eu connaissance de ce texte ? Qu’en pensez-vous ? Vous sembliez dire qu’au contraire, au niveau d’Europol, la coordination était excellente.

Les Kurdes syriens ont retrouvé à Chaddadeh des papiers portant le visa d’entrée turc et correspondant à des passeports pris à des djihadistes à leur arrivée, pour les intégrer à l’EI, et peut-être aussi les empêcher de repartir. Ces documents, dont la découverte a été révélée par l’agence Sputnik, photos à l’appui, ne concernaient que des non-Européens, en tout cas aucun francophone. Avez-vous toutefois établi une coopération avec le PYD kurde, qui possède une représentation à Paris ? Car ce genre d’informations pourrait nous être très utile.

À plusieurs reprises, d’anciens grands responsables désormais libres de s’exprimer publiquement, comme M. Alain Juillet ou M. Bernard Squarcini, ont déclaré que nous aurions tout intérêt à reprendre notre collaboration avec les services de renseignement syriens, qui était particulièrement fructueuse avant la guerre civile. Qu’en pensez-vous ? Le faisons-nous déjà mezzo voce ? Cela pourrait-il être utile ?

M. Alain Moyne-Bressand. Je suis un peu surpris – mais même un député de terrain ne peut pas tout savoir – d’apprendre qu’il existe en France, au-delà des moyens liés au grand banditisme, des financements et des réseaux d’aide destinés aux familles à problèmes, qui permettent de les endoctriner et de faire d’elles ce que l’on veut. Avez-vous connaissance de ce phénomène depuis longtemps ? Nos services de renseignement, de police, de gendarmerie ont-il agi dans ce domaine ? Des informations sont-elles remontées ? Car c’est là qu’est né le mal dont nous voyons aujourd’hui les effets.

Connaissez-vous les montants des sommes venues de France qui financent les djihadistes français ou extérieurs ?

Nous avons de bons services de renseignement, mais vous avez certainement dû vous adapter aux changements dramatiques que nous vivons depuis quelques années. Collaborez-vous bien avec les autres pays qui, eux aussi, luttent contre les réseaux djihadistes, en Europe ou en Amérique ? Le mal est désormais mondial : nous ne pourrons le combattre que de manière coordonnée.

Mme Mireille Ballestrazzi. Je vais bien sûr m’efforcer de répondre, mais nombre des questions qui viennent de nous être posées concernent bien plus les services de renseignement que la police judiciaire. Si nous travaillons naturellement ensemble, chacun a toutefois sa mission. En particulier, ce qui se passe en territoire étranger ne relève pas de nous en l’absence de résonance dans une enquête judiciaire en France.

Concernant les moyens humains disponibles sur le territoire français, nous n’en avons aucune idée et nous ne pouvons vous donner aucun chiffre. La propagande de Daech dit tantôt que les combattants sont partis à 26 ou à 29, tantôt qu’ils étaient 99, etc. Je reste donc très prudente. De manière générale, en police judiciaire, nous aimons être sûrs, vérifier les informations : notre domaine, c’est la preuve, ce sont les faits constatés. Cela étant, les personnes mobilisées autour des attentats étaient beaucoup plus nombreuses en Belgique qu’en France. Des membres des mêmes cellules se trouvent peut-être dans d’autres pays. Mais seule l’enquête est en mesure de le déterminer. Il est normal que les analystes spécialisés et les services de renseignement s’efforcent de faire de la prospective ; mais à nous, police judiciaire, il faut des preuves.

M. Jean-Marc Germain. Prenons un élément concret : combien d’individus sont placés sous surveillance, par exemple sur écoute téléphonique, parce qu’ils sont suspectés de pouvoir passer à l’acte ?

Mme Mireille Ballestrazzi. Je suis désolée, mais je ne connais pas le chiffre exact, car les services de renseignement n’évoquent jamais devant les services du deuxième cercle le nombre d’écoutes auxquelles ils procèdent à titre administratif. Il faudrait poser cette question au niveau interministériel, car, outre les services qui dépendent du ministère de l’intérieur, d’autres travaillent sur ces dossiers, Tracfin par exemple. Je suis loin de pouvoir, juridiquement et réellement, vous répondre.

En ce qui concerne les liens entre la Syrie et les attentats, les enquêtes ont pu déterminer, notamment grâce à l’exploitation du matériel informatique, qu’il y avait sans doute un coordonnateur, ou un superviseur, sur zone de combat. Toutefois, s’agissant des attentats du 13 novembre – comme à Bruxelles –, il y avait aussi un chef qui dirigeait le combat sur le terrain en Europe ; on pense qu’il s’agissait d’Abaaoud, qui a été neutralisé à Saint-Denis.

M. Philippe Chadrys. Nous avons affaire à plusieurs types d’action terroriste. Il existe des groupes particulièrement bien organisés, comme on l’a vu en janvier 2015 ou le 13 novembre, mais aussi des personnes susceptibles de passer à l’acte alors qu’elles ne se sont jamais rendues en Syrie et qu’elles n’entretiennent aucun lien avec des organisations terroristes, soit parce qu’elles ont été endoctrinées sur internet, soit par une démarche purement individuelle.

Les cellules que nous avons dernièrement vues à l’œuvre, très organisées, comptent des membres qui sont partis sur zone puis revenus. Dans ce cas, l’approche judiciaire est tout à fait spécifique. Les services de renseignement intérieur et extérieur œuvrent en amont ; pour notre part, comme l’a dit Mme Ballestrazzi, nous travaillons sur des enquêtes judiciaires. Il nous est donc absolument impossible de déterminer le nombre de cellules actives.

En ce qui concerne mon service, certains individus sont surveillés et pris en considération de manière judiciaire, qu’ils soient ou non susceptibles de passer à l’acte – ce que l’on ne peut pas nécessairement prédire. La difficulté n’est pas d’établir que quelqu’un pourrait passer à l’acte, mais de l’établir procéduralement, c’est-à-dire de le prouver : le but, pour nous, est de neutraliser ces personnes judiciairement, c’est-à-dire de réunir à leur encontre plusieurs éléments de preuve. Or il est très difficile de le faire s’agissant de personnes qui se trouvent en Syrie : nous ne procédons évidemment pas à des constatations ni à des auditions sur place. Il nous faut donc réunir un certain nombre d’éléments pour tenter de caractériser une association de malfaiteurs à but terroriste.

Quant aux individus isolés qui se radicalisent sur internet, il nous est absolument impossible de vous donner un chiffre et je pense que les services de renseignement ne le pourront pas non plus.

À propos des services de renseignement, notre collaboration avec eux est quotidienne, chacun œuvrant dans son domaine de compétence. Les renseignements dont nous sommes destinataires dans le cadre de nos enquêtes judiciaires viennent de la DGSI, qui nous les transmet pour autant qu’ils concernent les affaires judiciaires que nous avons à traiter en propre.

En ce qui concerne les relations entre la France et les services de renseignement syriens, ce n’est pas nous qu’il convient d’interroger mais les services de renseignement extérieur.

Nous savons tout de même que des personnes se rendent en Syrie et y sont programmés pour commettre des attentats sur le sol européen. Nous le constatons dans nos enquêtes, même si notre point de vue est peut-être limité : certains individus reçoivent manifestement une formation rapide au maniement des armes légères et à la fabrication artisanale d’explosifs à cette fin. Il est clair que c’était le cas d’une partie des personnes impliquées dans les attentats du 13 novembre dernier et dans ceux de Bruxelles. Mais tous ne reviennent pas commettre des attentats et beaucoup ne souhaitent pas le faire. Bref, chaque cas est différent et il est très difficile d’en tirer des généralités absolues.

Mme Mireille Ballestrazzi. En ce qui concerne ce qui s’est passé entre le FBI et Apple, la difficulté est qu’Apple, comme d’autres opérateurs, est dans son bon droit dans le cadre juridique américain. Ce serait différent en France : nous disposons d’un arsenal législatif pénal plus exigeant vis-à-vis des représentants de ces opérateurs dans notre pays.

Mme Catherine Chambon. La solution d’Apple qui fait l’objet de son différend avec le FBI est une solution à la fois matérielle et logicielle, qui bloque l’accès au téléphone et, par là même, à son contenu. Les problèmes sont plus complexes lorsque l’on aborde le chiffrement des documents et des moyens de communication.

Dans le premier cas, une issue est possible au terme d’une bataille judiciaire ou par l’intermédiaire d’autres sociétés. Ici, le FBI a trouvé auprès de Cellebrite un appui solide qui lui a permis de sortir de son contentieux avec Apple. La solution en question est partielle et s’appuie sur des matériels très partagés, qui requièrent des compétences de recherche et développement assez larges.

Il est plus difficile de déchiffrer des contenus protégés par PGP (Pretty Good Privacy) ou par des solutions propriétaires d’entreprises moins renommées qu’Apple ou Google. Dans ce cas, il n’est pas vraiment possible de résoudre le problème. Nous avons en France des dispositifs permettant d’accéder à des moyens tels que ceux du centre technique d’assistance placé auprès de la DGSI, dont l’efficacité est réelle, mais reste assez limitée. Il n’y a pour l’instant aucun moyen de contraindre un éditeur de logiciel libre ou payant à remettre ses clés de chiffrement, puisque celles-ci sont personnalisées, détenues par la personne qui les crée et les utilise. C’est une véritable difficulté, très différente de celle que rencontre actuellement le FBI avec de grandes entreprises et que nous connaissons également.

Mme Mireille Ballestrazzi. Nous touchons là à un enjeu pour l’avenir : face à la menace, quelle régulation internationale dans ces domaines ? Ce problème est abordé dans des forums ou de grands séminaires internationaux qui réunissent l’ensemble des partenaires, publics et privés.

Je précise que nous avons les meilleures relations possibles avec le FBI et que notre coopération est excellente sur toutes ces questions.

En ce qui concerne l’article du Monde qui a été cité – et dont je dois dire que je ne l’ai pas lu –, je m’étonne de ce qu’écrit son auteur. Au niveau de la police judiciaire, notre coopération avec nos homologues étrangers est, fort heureusement, très satisfaisante. La France et l’ensemble des pays d’Europe ont une habitude ancienne de la coopération policière internationale qu’Europol ne fait que renforcer. Peut-être s’agit-il d’une allusion, plutôt qu’à la coopération policière répressive, aux échanges bilatéraux d’informations entre les services de renseignement. Ces derniers, en effet, se réunissent rarement à plusieurs. Cela dit, je sais que la DGSI a développé avec certains de ses homologues européens des réunions permettant à plusieurs pays de faire le point ensemble, ce qui est une grande première.

S’agissant des passeports trouvés par les Kurdes, voici ce que nous savons, c’est-à-dire ce que les services de renseignement nous disent – nous nous réunissons régulièrement pour qu’ils nous fassent part de leur analyse, car nous en avons besoin. Daech aurait tendance à regrouper les passeports des combattants, d’abord pour que ces derniers ne repartent pas, ensuite afin d’utiliser ces papiers pour d’autres : des échanges de passeports ont lieu. Ainsi, dans l’affaire de l’attentat déjoué de Verviers, en Belgique, en janvier 2015, il est établi que l’un des terroristes, qui passait pour mort, avait le passeport de quelqu’un d’autre. Il faut donc être très méfiant quand à l’usage des passeports, qui fait l’objet d’une véritable stratégie, sans compter la possibilité d’utiliser les milliers de passeports vierges syriens récupérés par Daech. On n’en connaît pas exactement le nombre, mais toutes les informations que l’on pouvait avoir sur ces passeports, avec leur numéro, figurent dans la base SLTD d’Interpol qui répertorie les documents de voyage volés.

Je l’ai dit, notre coopération avec les autres pays est à nos yeux très satisfaisante. Nous voudrions parfois qu’elle le soit encore davantage, mais les règles judiciaires y font obstacle : le risque de violation du secret de l’instruction est une barrière dont je souhaiterais qu’elle soit levée, mais cela ne relève pas de la France. Les systèmes judiciaires n’étant pas harmonisés, nous pouvons avoir du mal à obtenir des informations sur une enquête dont nous ne nous sommes pas saisis ou co-saisis, ce qui peut être très pénalisant.

M. Joaquim Pueyo. Dans l’appartement de la personne qui a été arrêtée à Boulogne-Billancourt le 24 mars, on a trouvé des armes et des explosifs : cela confirme que des moyens sont disponibles pour organiser des attentats. L’un des enjeux majeurs est de comprendre le fonctionnement de ces cellules : s’agit-il de cellules-types, d’organisations protéiformes dont les caractéristiques varient selon les individus qui les composent ?

Nous avons actuellement dans nos prisons des hommes et des femmes qui reviennent de Syrie. Avez-vous des informations qui viendraient de ces personnes ? Parlent-elles ? Elles pourraient être des sources précieuses. Selon la presse, Salah Abdeslam aurait déclaré que c’était de son frère que venait le financement. On pourrait faire le lien avec la délinquance puisque la plupart de ceux qui ont commis des attentats étaient passés par la prison et étaient donc habitués à la violence, mais je conçois que ce lien soit difficile à établir.

Dans ma circonscription, j’ai remarqué une association loi 1901 qui lance des appels aux dons, prétendument pour une action humanitaire vis-à-vis des enfants de Syrie. Je l’ai signalée à plusieurs reprises aux services compétents. Pourtant, il y a quinze jours, sur le marché, j’ai revu ses membres solliciter et recevoir des dons – de dix, vingt, trente euros – dont on ne sait pas du tout où ils vont. Comment lutter contre ce genre d’associations, qui pourrait servir de source de financement non pas nécessairement aux combattants en Syrie, mais à des réseaux qui se constituent dans l’Hexagone ?

M. Jean-Louis Destans. Je ne voudrais pas être trop insistant, mais j’aimerais que nous en revenions aux problèmes de coopération. L’opinion publique et les journalistes font de plus en plus pression sur les responsables politiques, répétant que cela explose de partout, qu’il y a des cellules partout, et il semble encore que la coopération entre les services ne soit pas suffisante ni au niveau européen, malgré l’existence d’Europol, ni sur le territoire national. Vous avez bien rappelé les prérogatives de chacun : la vôtre, c’est la police judiciaire, et vous êtes placés sous le contrôle du juge. Mais la préfecture de police de Paris a aussi un service de police judiciaire. S’y ajoutent tous les services de renseignement, la douane, qui possède elle aussi un service lui permettant de judiciariser certaines affaires, la gendarmerie. Au total, on a, peut-être à tort, l’impression que l’ensemble d’informations ainsi recueillies ne sont pas assez partagées. Je sais que le ministère de l’intérieur réunit les responsables, mais ils ne sont qu’une dizaine, pour partager une masse de renseignements dont vous avez dit vous-même qu’elle était considérable. Bref, tout cela ne semble pas fonctionner très bien. Ne pourrait-on donc passer d’une approche par service à une approche par individu ? Cette approche existe-t-elle déjà, au niveau informatique, dans les échanges entre services, ou la législation actuelle y fait-elle obstacle ?

M. Yves Fromion. La déclaration d’un membre du Gouvernement sur l’existence de centaines de Molenbeek en France fait débat depuis quelques jours. Je ne porte pas de jugement sur ce point ; sans doute s’agissait-il de frapper l’opinion. Mais nous, élus de terrain, savons bien qu’il y a un peu partout en France, et pas seulement en région parisienne, des quartiers où il est très difficile de pénétrer, sans parler de savoir ce qui s’y passe – quels que soient les efforts des services de sécurité. Ce n’est pas une critique, c’est un constat, qui vaut aussi pour les élus eux-mêmes ou les services administratifs. Qu’en pensez-vous, vous qui travaillez dans ces zones et au contact de ces populations ?

Comment les actions des djihadistes sont-elles perçues dans la communauté d’origine musulmane ? Quand on n’en fait pas partie, on a un peu de mal à comprendre. Au-delà des prises de position individuelles, officielles ou non, nous n’avons pas été témoins d’un mouvement d’indignation généralisé condamnant ces actes, alors que l’on aurait pu s’y attendre de la part de personnes dont certaines vivent ici depuis plusieurs générations. Peut-on parler d’un soutien populaire ? D’un laissez-faire ?

Mme Mireille Ballestrazzi. En ce qui concerne les personnes qui sont en prison, si elles sont détenues préventivement, cela suppose qu’une enquête judiciaire a été ouverte, donc que les magistrats ont estimé qu’il y avait suffisamment d’éléments dans la procédure pour qu’elles soient mises en examen, sans doute pour association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste. Par la suite, en maison d’arrêt, les services de renseignement pénitentiaire, dont la vigilance vis-à-vis de ces phénomènes s’est accrue, prennent le relais. L’enjeu est alors la prévention de la radicalisation en prison, et la gestion de la radicalisation lorsqu’elle advient. Ces questions sont débattues ; elles ne peuvent trouver une réponse immédiate dont on soit sûr qu’elle est la meilleure.

S’agissant des associations loi 1901 qui lancent des appels aux dons à des fins humanitaires, il faut être prudent et se garder des généralisations. Il convient d’adopter une vision globale, de nouer un partenariat avec l’ensemble des acteurs de la société. Un élu a tout à fait le droit de discuter avec un représentant du renseignement territorial et avec le représentant de la sécurité intérieure compétent sur son territoire, de signaler l’association au préfet, qui peut lui-même faire appel à Tracfin, ou aux services fournisseurs de prestations sociales. Il n’existe pas de solution miracle, mais le seul moyen est de mobiliser l’ensemble des partenaires. Si vous avez un doute, il ne faut pas hésiter. Ainsi, il sera possible de chercher à savoir où part l’argent, par quels moyens, de vérifier la qualité, la situation, le parcours de ceux qui travaillent au sein de l’association, etc.

À propos de la coopération, je ne peux pas répondre à la place de mes collègues du renseignement, mais, depuis les attentats de janvier 2015, la DGSI a mis en place une cellule réunissant des représentants de chaque service du premier cercle et dont chaque membre a accès à l’ensemble des bases de données. C’est là que tous les services de renseignement mettent en commun leurs informations.

M. Jean-Louis Destans. Les bases de données sont-elles fusionnées ?

Mme Mireille Ballestrazzi. Nous ne participons pas à cette cellule, puisque nous sommes du deuxième cercle : c’est à la DGSI qu’il faudrait poser la question.

M. Olivier Falorni, président. Je ne pense pas qu’il y ait une fusion.

M. Jean-Louis Destans. Moi non plus.

Mme Mireille Ballestrazzi. La fusion pourrait poser des problèmes juridiques. Je suppose que chacun a plutôt accès aux bases de données des autres.

L’approche par individu est pratiquée au sein du ministère de l’intérieur. Le ministre l’a voulu : c’est pour cela qu’il a créé l’EMOPT (état-major opérationnel de prévention du terrorisme), qui travaille en articulation avec l’UCLAT (unité de coordination de la lutte antiterroriste). Ces deux structures ont mis en œuvre un fichier spécialisé et tous les services du ministère de l’intérieur alimentent l’EMOPT puis le fichier, qui rassemble des individus suivis.

M. Jean-Louis Destans. Alimentez-vous également le fichier ou êtes-vous tenus par le secret de l’instruction ?

Mme Mireille Ballestrazzi. Bien sûr, nous l’alimentons de nos objectifs. C’est la sous-direction antiterroriste qui s’en charge pour l’ensemble des services de la police judiciaire, et elle peut aussi consulter le fichier.

M. Philippe Chadrys. Ce fichier a été créé pour répertorier les personnes radicalisées. Or radicalisme ne veut pas dire terrorisme.

Chaque service – DGSI, service du renseignement territorial, police judiciaire, préfecture de police – y inscrit ses objectifs. C’est ce qui est fait lorsqu’un objectif est pris en considération, dans le cadre d’une enquête judiciaire ou dans celui du renseignement ; et, dans le cas d’une enquête judiciaire, que celle-ci concerne le terrorisme, et se déroule donc sous l’égide d’un magistrat antiterroriste – juge d’instruction ou membre du parquet –, ou qu’elle soit traitée au titre du droit commun, mais s’agissant de personnes radicalisées. Dans ce dernier cas, peuvent être en cause une apologie qui ne relève pas de la compétence du tribunal de grande instance de Paris, des départs pour la Turquie dont il ne serait pas établi qu’ils ont en réalité pour destination la Syrie, des détenus incarcérés pour des faits de terrorisme chez qui on retrouverait des téléphones portables ou des clés USB. Dès lors que sont concernés des individus incarcérés pour faits de terrorisme ou radicalisés, les services inscrivent leurs objectifs dans le fichier.

M. Jean-Louis Destans. Ce fichier est-il fusionnable ? Autrement dit, l’objectif que vous y inscrivez est-il accessible aux autres services ?

M. Philippe Chadrys. Absolument. Très concrètement, il suffit aux personnes qui ont accès au fichier d’y rentrer un nom pour savoir quel service poursuit l’objectif. Cela permet d’éviter de se marcher sur les pieds et de savoir qui est recensé.

Pour m’en tenir aux objectifs travaillés dans un cadre judiciaire et dans le cadre de procédures diligentées pour des faits de terrorisme, donc sous l’égide de magistrats du tribunal de grande instance de Paris, ils suscitent un échange hebdomadaire entre les trois services compétents pour traiter ce type d’affaires – le département judiciaire de la DGSI, la préfecture de police et nous-mêmes. Par ailleurs, dans les affaires pour lesquelles nous sommes co-saisis par les magistrats, nous échangeons et travaillons au quotidien sur les objectifs pris en considération par tel ou tel service.

M. Jean-Louis Destans. Cela représente-t-il de gros volumes ?

M. Philippe Chadrys. Plusieurs centaines d’individus.

Mme Mireille Ballestrazzi. Une question nous a été posée au sujet des quartiers où il est difficile de pénétrer ; il me semble y avoir en partie répondu précédemment, mais je vais compléter mon propos.

Il est très délicat de se prononcer. Faut-il parler de Molenbeek français ? Molenbeek restera tout de même dans l’histoire comme un quartier très particulier, du sein duquel sont sortis les auteurs d’attentats parmi les plus sanglants qu’ait connus l’Europe – j’espère qu’il n’y en aura pas d’autres de cette nature. Assurément, il existe des quartiers où il est difficile de pénétrer. Mais le travail entrepris avec la création des zones de sécurité prioritaires (ZSP), dont on nous a demandé d’étendre l’esprit à l’ensemble des quartiers sensibles, est un outil efficace, même s’il n’est pas la solution idéale – il n’y en a pas. Il permet aux services de disposer d’une vision globale et d’échanger entre eux. Du point de vue répressif, la coordination a été renforcée, à la demande du directeur général de la police nationale, entre les sûretés départementales, la sécurité publique et la police judiciaire. Nous avons des protocoles, nous nous réunissons régulièrement, nous partageons nos analyses et nos objectifs, nous menons des opérations communes, nous développons des stratégies communes qui portent leurs fruits, même si cela demande un peu de temps. Tout cela contribue à l’assainissement progressif des ZSP et des quartiers sensibles. Il s’agit d’une méthode qui favorise la proactivité et la synergie entre les différents services. Je suis d’accord pour dire qu’il faut plus de partage, plus de travail en commun, pour une meilleure performance.

Comment les actions des djihadistes sont-elles vécues dans la communauté musulmane ? Moi non plus, je ne le sais pas très bien ; je sais en revanche que les familles et les amis des gens qui partent en Syrie sont catastrophés. En atteste le nombre d’affaires qui font l’objet d’une enquête sur le territoire national concernant des jeunes qui veulent partir, et qui sont signalés par leur famille, ou qui sont déjà partis. Cela montre que les familles n’approuvent pas du tout ce qu’ils font.

M. Philippe Chadrys. La presse s’est focalisée sur Molenbeek, mais le phénomène dépasse bien souvent le cadre d’un quartier. En effet, les réseaux sociaux interviennent dans 99 % voire 100 % de nos affaires : des connexions s’opèrent indépendamment des liens géographiques. Par ailleurs, on sait que les individus qui combattent en Syrie y sont rassemblés par langue : les francophones combattent ensemble ; ce peut être par ce biais que les terroristes se rencontrent puis préparent une action ensemble. Si nous voyons à l’œuvre dans nos enquêtes des amitiés d’enfance et de quartier, les choses vont donc bien plus loin : par les réseaux sociaux, des personnes des quatre coins de la France peuvent entrer en contact et partir ensemble en Syrie. Bref, les intéressés peuvent venir de quartiers similaires à Molenbeek, mais ce n’est pas nécessairement le cas.

Mme Mireille Ballestrazzi. En ce qui concerne les explosifs trouvés à Argenteuil et similaires à ceux qui ont été découverts à Molenbeek, le dossier est traité par nos collègues de la DGSI sans que nous en soyons co-saisis. Assurément, cela fait peur : il y avait du TATP, un explosif très puissant, en quantité suffisante pour faire sauter tout le quartier. La menace est là, nous en sommes convaincus ; voilà pourquoi nous travaillons autant, mobilisant tous nos agents ; voilà aussi pourquoi nous sommes proactifs en matière de partage d’informations. Depuis le 14 novembre, des policiers de la sous-direction antiterroriste sont présents à temps plein à Bruxelles…

M. Jean-Louis Destans. Nous n’avons jamais dit que vous ne travailliez pas !

Mme Mireille Ballestrazzi. Nous travaillons beaucoup plus que dans d’autres pays.

M. le rapporteur. Nous n’avions aucun doute à ce sujet.

Mme Mireille Ballestrazzi. Les habitudes de travail ne sont pas partout les mêmes que dans la police française. Bref, il y a encore du chemin à faire.

M. Olivier Falorni, président. Merci, mesdames, monsieur.

L’audition prend fin à dix-neuf heures quarante.

Audition de M. Bernard Bajolet,
directeur général de la sécurité extérieure (DGSE)

(séance du 5 avril 2016)

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Monsieur le rapporteur, chers collègues, nous accueillons cet après-midi M. Bernard Bajolet, directeur général de la sécurité extérieure, après avoir entendu précédemment les services de renseignements financiers et le directeur général de la sécurité nationale ; j’ajoute que nous entendrons le directeur général du renseignement militaire dans les semaines qui viennent.

Monsieur le directeur, vous comprenez aisément que dans le cadre des travaux de notre commission, nous ayons toute utilité à entendre de quelle manière les services extérieurs sont mobilisés, et comment ils organisent les coopérations nationale et internationale s’agissant du repérage et de l’utilisation des moyens de Daech, objet principal de notre travail.

Nous avons entendu lors des auditions précédentes un certain nombre d’acteurs de terrain et d’experts. Votre audition sera aussi pour nous l’occasion d’infirmer ou de confirmer les informations qu’ils nous ont transmises.

Nous sommes convenus que cette audition se déroulera à huis clos et que le compte rendu vous sera soumis.

Puisque notre mission est dotée des pouvoirs d’une commission d’enquête, je vais vous demander, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance de 1958, de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(M. Bernard Bajolet prête serment.)

M. Bernard Bajolet, directeur général de la sécurité extérieure (DGSE). Monsieur le président, madame et messieurs les députés, je ferai une introduction assez brève pour que vous puissiez ensuite me poser des questions.

La DGSE est un service intégré, qui réunit les différentes capacités de recueil de renseignement humain, de renseignement technique, de renseignement opérationnel, auquel il faut ajouter les renseignements qui nous sont fournis par nos partenaires.

Je n’ai pas besoin de revenir sur le renseignement humain, sinon pour rappeler que la DGSE a l’exclusivité de la recherche humaine clandestine à l’étranger.

Ensuite, mon service concentre l’essentiel des moyens du renseignement technique au sein de la communauté du renseignement. Ces moyens sont mutualisés, et donc mis à disposition des autres services de la communauté du renseignement. Certains d’entre eux, aujourd’hui la DGSI et la DRM, peuvent accéder aux outils mutualisés par des postes qui sont décentralisés auprès d’eux.

Enfin, le renseignement opérationnel est celui que nous ne collectons pas par l’intermédiaire de sources, mais que nous collectons nous-mêmes, en quelque sorte à main nue, directement.

C’est une grande originalité par rapport à la plupart des services étrangers qui n’ont pas le renseignement technique, comme c’est le cas pour la CIA ou le SIS britannique, ou qui n’ont pas non plus la capacité opérationnelle.

Je le mentionne parce que c’est une clé de compréhension pour nos modes d’action. En effet, ces différentes formes de recueil du renseignement ne sont pas superposées, mais étroitement imbriquées. Par exemple, au sein de chaque bureau de ma direction du renseignement, qui est chargée en particulier de l’acquisition du renseignement humain, travaillent des agents de la direction technique qui soutiennent les opérations de renseignement humain. Et de la même façon, le renseignement humain ou opérationnel soutient la recherche technique.

J’en viens au fond du dossier, qui intéresse votre commission. On constate sur le terrain, en Syrie et en Irak, un recul territorial de Daech : en Irak, avec la reprise de Baïji, du mont Sinjar ; de la reprise, mais partielle, de Ramadi ; en Syrie, avec la reprise de Kobané (dès janvier 2015), puis du barrage de Tichrine et Cheddadi. Toutes ces conquêtes, ou reconquêtes territoriales, sont largement dues à la composante kurde syrienne ; mais tout récemment, la reprise de Palmyre est le fait du régime appuyé par les Russes.

Ce recul territorial s’accompagne d’une attrition assez importante des personnels de « l’État islamique » puisque l’on estime que depuis 2014, celui-ci a perdu entre 7 000 et 10 000 hommes, qu’il peut cependant remplacer grâce aux nouveaux recrutements. Cela étant, ce recul ne doit pas empêcher une analyse lucide, parce que, dans la plupart – sinon la totalité – des cas que j’ai mentionnés, Daech a pratiqué une stratégie d’évitement : il a refusé le combat, reculé, retiré ses troupes pour justement éviter de les perdre et préserver ses capacités. De fait, au cours de ces combats, il a perdu beaucoup de blindés, des chars, des pièces d’artillerie, etc. Mais je tiens à dire que ce recul territorial ne signifie pas que la menace ait été réduite d’autant.

Puisque votre mission porte sur l’évaluation des moyens de Daech, je voudrais indiquer que ces moyens restent malgré tout importants. Nous évaluons le budget de l’EI – ce sont des estimations extrêmement générales puisqu’évidemment, celui-ci n’est formalisé nulle part – à environ 2 milliards de dollars par an.

Je précise que les ressources en hydrocarbures ne représentent que 25 à 30 % de l’ensemble. Celles-ci ont d’ailleurs diminué à cause des frappes aériennes qui ont été lancées à plusieurs reprises contre des sites pétroliers, notamment dans le Nord-Est de la Syrie, mais aussi à cause de la mauvaise qualité du pétrole qui est extrait de ces champs.

Pour l’essentiel, les ressources viennent de la perception d’« impôts ». Je pourrais vous donner des détails sur ces différents types de taxes, d’impôts qui s’apparentent, dans certains cas, à du racket pur et simple. Ensuite, plus récemment, à mesure que les revenus pétroliers baissaient, on a constaté l’augmentation d’autres sources de revenus, notamment celles tirées de divers trafics, dont le trafic d’antiquités.

Je disais tout à l’heure que Daech avait perdu une partie de ses moyens militaires au cours des affrontements. Il en conserve cependant un certain volume. Ils peuvent s’apparenter, pour simplifier, à une unité motorisée d’infanterie. Là encore, je pourrai vous donner quelques éléments si vous le souhaitez.

Pour autant, et en dépit de ces reculs, Daech reste extrêmement menaçante.

En Libye, les effectifs de Daech avoisinent les 3 000, alors qu’en Syrie et en Irak, on peut estimer le nombre de combattants à environ 30 000 – évidemment avec des hauts et des bas.

Daech n’est pas aussi fortement structuré en Libye qu’en Syrie et en Irak. L’organisation est surtout présente à Syrte et dans les environs, mais aussi à Sabratha – comme on l’a vu récemment avec une série d’attentats dirigés contre la Tunisie voisine – et dans d’autres localités comme Ajdabiya, Derna, etc. Avec, là aussi, un recul partiel, puisque l’armée nationale libyenne a récemment progressé assez nettement à Benghazi.

On ne constate pas pour le moment de transfert massif de la zone syro-irakienne vers la Libye. Je ne peux pas donner trop de détails, mais c’est une situation qu’il faut avoir à l’esprit.

Maintenant, en dépit de ces reculs et du sentiment que l’on peut avoir que Daech est contenu sur un plan militaire, la menace reste très forte pour deux raisons :

Première raison : l’absence de solution politique. En Irak comme en Syrie, l’emprise de Daech sur les territoires à majorité sunnite s’explique en grande partie par la marginalisation des Sunnites, à des dates et pour des motifs différents : pour la Syrie depuis les années soixante, et pour l’Irak depuis 2003.

En Irak, depuis 2003, les différents gouvernements qui se sont succédé à Bagdad n’ont pas été en mesure d’intégrer véritablement les Sunnites à l’exercice du pouvoir. Même si ils y sont représentés, ils ne le sont pas d’une façon qui permette à la population des zones considérées d’avoir le sentiment d’être reconnus à la mesure de leur poids démographique dans le pays. Le gouvernement irakien actuel en est conscient. Haïdar al-Abadi s’est attaqué à cette situation, mais pour le moment sans succès, notamment du fait des difficultés qu’il rencontre de la part de certains milieux politiques dans son propre pays. Et lorsque les milices chiites, qui n’obéissent pas au gouvernement de Bagdad, participent à la reconquête de certaines villes, on sent, de la part des populations, une absence d’adhésion. C’est un problème extrêmement sérieux.

Le même problème se présente en Syrie, où une solution politique ne pourra être trouvée que si le gouvernement représente de façon équilibrée l’ensemble des composantes de la population, ce qui n’est pas le cas actuellement.

C’est donc un enjeu important. Et tant que ce problème ne sera pas résolu, Daech, comme d’ailleurs les autres groupes salafistes, continueront à exercer leur emprise sur la communauté sunnite.

On pourrait dire la même chose en Libye, mais la situation y est très différente. La problématique sunnites-chiites ne se pose pas. Mais d’autres problématiques, également très compliquées, se présentent. Quoi qu’il en soit, là aussi, on ne pourra affronter sérieusement la menace que représentent Daech et les autres groupes terroristes que lorsque la situation politique sera définitivement stabilisée – même si l’on peut se réjouir que des progrès aient été faits ces derniers jours dans ce domaine.

Deuxième raison : en attendant la mise en œuvre éventuelle de solutions politiques dans ces pays, la masse des combattants qui, à un moment ou un autre, ont été impliqués dans ce qu’il est convenu d’appeler le « jihad » – même si en arabe, cela a un sens complètement différent – continue à augmenter. Ainsi, dans la zone syro-irakienne, environ 2 000 ressortissants français ont été et sont impliqués, du côté des groupes terroristes, dans les affrontements en Syrie et en Irak : un peu plus de 600 se trouvent actuellement sur zone ; les autres sont déjà revenus, sont en instance de retour ou de départ, ou en transit vers la Syrie et l’Irak.

Il faut comparer cette masse importante, aux quelques dizaines – peut-être une quarantaine – de Français impliqués dans le « jihad » en Afghanistan pendant douze ans. Ce ne sont pas du tout les mêmes chiffres. Et encore, ces chiffres sont-ils très inférieurs à ceux qu’il faut avoir à l’esprit pour mesurer la menace. En effet, il faut raisonner en termes de francophones, et non pas en termes de Français. Comme vous le savez, la nationalité des ressortissants francophones, qu’elle soit française, belge ou celle de pays du Maghreb, importe peu à leurs yeux. Il y a plusieurs milliers de Tunisiens, peut-être 2 500 ou 3 000, qui sont impliqués dans la guerre en Syrie et en Irak, du côté des groupes terroristes. De même y a-t-il un grand nombre de Marocains, etc. Cette menace plane au-dessus de nous comme une épée de Damoclès. Elle est toujours extrêmement prégnante en dépit des attentats qui sont déjoués chaque mois, voire chaque semaine en France.

Face à cette situation, mon service s’est beaucoup rapproché de la DGSI. Ce rapprochement ne date pas des attentats du mois de janvier : il les avait précédés. Mais depuis, il s’est beaucoup renforcé, puisque nous avons maintenant des équipes communes et qu’une équipe de la DGSE est présente à Levallois. De la même façon, un groupe incluant les autres services de renseignement dépendant du ministère de la défense, de l’intérieur ou de l’économie travaille à Levallois, et chaque représentant des autres services a accès aux bases de données des autres, ce qui est vraiment important. Enfin, nous sommes engagés, avec nos collègues de la DGSI, mais aussi, en fonction du besoin d’en connaître, avec les autres services de la communauté du renseignement dans le cadre de la loi du 24 juillet, qui permet les échanges de données entre services. C’est un changement véritablement culturel, qui n’est pas spectaculaire, mais qui est beaucoup plus important que les changements d’organigramme qu’on a tendance à affectionner dans notre pays.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Comment décririez-vous les différents matériels et équipements militaires dont dispose Daech en Irak et en Syrie ? Il semblerait qu’il dispose également d’équipements non conventionnels. Le confirmez-vous ?

Par ailleurs, avez-vous observé des moyens, des équipements militaires et des armements différents en Syrie et Irak d’un côté et en Libye de l’autre ?

M. Bernard Bajolet. Je comparais tout à l’heure la capacité militaire de l’EI à une unité d’infanterie motorisée, avec des véhicules blindés, avec de l’artillerie, y compris anti-aérienne, et avec de l’anti-char. Ces moyens sont supérieurs à ceux d’une milice, mais inférieurs à ceux d’une armée.

S’agissant des moyens non conventionnels, nous avons relevé l’utilisation d’ypérite par Daech, qui partage ce « privilège » avec le régime syrien. Au cours des derniers mois, on a dénombré près d’une dizaine d’attaques avec utilisation d’ypérite. Nous pensons que cette ypérite n’est pas de très bonne qualité ; mais elle n’en reste pas moins dangereuse. Un certain nombre d’indices nous amène à penser qu’elle est fabriquée par Daech par ses propres moyens. Enfin, certains laboratoires de Daech font des recherches en matière biologique. L’organisation ne recule donc devant aucun moyen auquel elle pourrait accéder. Mais pour le moment, on n’y a rien d’autre à signaler.

En Libye, il n’y a pas de différence fondamentale dans les matériels utilisés. Nous avons cependant constaté qu’il y avait des chars.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Sait-on d’où ils viennent ?

M. Bernard Bajolet. Les informations dont je dispose sont couvertes par le secret de la défense nationale.

M. Jacques Myard. Ce ne sont pas les nôtres ?

M. Bernard Bajolet. Non.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Il n’est pas très difficile de savoir d’où ils viennent, mais j’aurais tout de même été intéressé de vous entendre sur le sujet.

M. Kader Arif, rapporteur. Je vous poserai plusieurs questions, monsieur le directeur.

Premièrement, on évoque souvent certaines sources de financement, parmi lesquelles celles de quelques États du Golfe. Grâce aux contacts que vous avez dans cette partie du monde, savez-vous si Daech bénéficie de financements d’ordre privé, ou de financements qui ont été impulsés au-delà de la réalité privée ?

Deuxièmement, comment Daech se finance-t-il en Europe ? Avez-vous quelques éclaircissements à ce sujet, en particulier sur notre territoire ?

Troisièmement, vous avez parlé des bombardements. Nous pensons qu’ils ne sont pas suffisants. C’est une position qui est partagée par beaucoup. Une intervention au sol peut-elle être aujourd’hui envisagée ? Et par qui serait-elle menée ?

Enfin, on a évoqué l’expansion de Daech en Libye. Y a-t-il d’autres risques d’expansion ? Je pense notamment au Yémen.

M. Bernard Bajolet. Les financements extérieurs jouent, dans l’ensemble des financements de l’organisation, un rôle tout à fait marginal. En outre, les financements en provenance du Golfe que nous avons identifiés sont d’ordre exclusivement privé.

Daech se finance-t-il en Europe ? Vraisemblablement, les opérationnels qui se déplacent en Europe bénéficient de financements de l’organisation. Je n’ai pas d’éléments d’information précis sur des financements endogènes. Il peut y en avoir, mais au moment où je vous parle, je n’ai pas d’informations.

Ensuite, je constate que les bombardements ont contribué à une attrition de Daech et donc à contenir l’organisation. Mais je disais aussi que sans solution politique, on viendrait difficilement à bout du problème.

La question des interventions au sol est d’ordre essentiellement politique. Il faut avoir à l’esprit les précédents, et évaluer la perception des populations locales. Ces différentes considérations doivent entrer en ligne de compte. En Libye, on connaît la très grande sensibilité de la population libyenne, et il est important de ne pas transformer la Libye en terre de jihad encore plus qu’elle ne l’est par des interventions militaires ouvertes.

Enfin, vous m’avez interrogé sur l’expansion de Daech. Daech, comme d’ailleurs Al Qaïda, a un certain nombre de relais. Daech a créé des wilayas à l’extérieur, avec plus ou moins de succès. Sa plus grande expansion à l’extérieur est la Libye.

Ailleurs, cela a moins bien marché, puisqu’en Algérie, l’implantation de Jound el-Khilafa n’a pas donné beaucoup de résultats : quelques dizaines d’individus. Al-Mourabitoune comporte une branche qui s’est ralliée à Daech, mais ce n’en est qu’une petite partie. Daech est aussi au Yémen, en concurrence avec AQPA qui contrôle un large territoire autour de Mukalla.

Il ne faut pas du tout négliger la menace que peut représenter, y compris pour notre pays, la mouvance Al Qaïda, dans la compétition mortifère qui l’oppose à Daech.

Enfin, une wilayat du Khorasan a aussi été créée par l’EI. Elle s’appuie essentiellement sur des éléments du TTP, Tehrik-e-Taliban du Pakistan, qui s’oppose actuellement aux Talibans.

Voilà pour l’essentiel.

M. Jean-Marc Germain. Monsieur le directeur, je vous poserai quelques questions.

D’abord, avez-vous une idée du nombre de personnes qui sont mobilisées, en Syrie, en Irak, pour recruter des combattants étrangers ? En effet, selon vous, malgré l’attrition de Daech, les entrées compensent à peu près les réductions d’effectifs. Connaît-on les moyens de propagande, notamment à travers les réseaux, et les mécanismes d’enrôlement de Daech ?

Ensuite, est-ce que Daech dispose d’un service d’action extérieure organisé et digne de ce nom ? A-t-il, comme on a pu le craindre en Belgique, la capacité d’organiser des actions du type « intrusion dans une centrale nucléaire » ?

Avez-vous identifié des moyens de guerre électronique qui permettraient de hacker des systèmes informatiques de pays occidentaux ? De notre côté, a-t-on les moyens de riposter ? Est-on capable d’attaquer des serveurs ou de répondre à leurs actions de propagande et d’intrusion dans les systèmes électroniques ?

Enfin, pouvez-vous nous donner une indication du poids que représentent nos services extérieurs en Syrie et en Irak, par rapport à l’ensemble des services extérieurs présents sur le territoire ?

M. François Rochebloine. Monsieur le directeur, vous avez évoqué la situation des djihadistes. Un certain nombre quittent le pays et se dirigent vers la Turquie. Mais restent-ils en Turquie ? Selon certaines rumeurs en lien avec ce qui se passe en Azerbaïdjan et dans le Haut-Karabagh, ils auraient rejoint les Azéris.

M. Jacques Myard. Monsieur le directeur, on sait très bien qu’un certain nombre de financements privés sont arrivés dans des banques turques, et que c’est le va-et-vient entre la Syrie du Nord et l’Irak pour récupérer de l’argent. Mais à votre connaissance, existe-t-il des liens directs qui permettent de réaliser un certain nombre de transactions financières, avec ce qui peut se substituer au système bancaire soit en Syrie soit en Irak ? Je parle des territoires sous contrôle de Daech.

Par ailleurs, il n’y a pas un calife qui soit mort dans son lit. Et ce n’est pas parce que l’on aura tué El Baghdadi et que l’on aura pris Mossoul que cela va cesser. Je voudrais donc savoir si on a une idée du degré d’adhésion de l’opinion arabo-islamique à cette politique de l’islam ou à cet islam politisé ? À mon sens, on est parti pour un temps certain.

M. Bernard Bajolet. Le recrutement se fait essentiellement par la propagande, qui est une arme tout à fait essentielle. Daech est très organisé, avec une espèce de « ministère de l’information », comprenant quatre organes officiels principaux : Al-Furqan, Al-Itissam, al-Hayat et Al-Ajnad, qui diffusent beaucoup, avec des ramifications, une infographie soignée, et tout cela en plusieurs langues ; plus d’une centaine de produits de propagande par mois, mis en œuvre par les comités médiatiques régionaux.

À propos des centrales nucléaires, je vous répondrai que tous les objectifs sensibles peuvent être visés par Daech. Dans ce contexte, les centrales doivent évidemment requérir notre attention vigilante. Voilà où nous en sommes.

Je vous confirme que Daech utilise des hackers, sans avoir pour autant, pour le moment, des capacités équivalentes à celles d’un État. En revanche, je ne pourrai pas vous parler de nos propres capacités, pas plus que de ce que nous représentons en Syrie ou ailleurs. Vous vous en doutez bien.

Ensuite, je n’ai aucune indication sur l’implication d’éléments en provenance de Syrie ou d’Irak, dans les évènements qui se passent en Azerbaïdjan – malgré un certain nombre d’interférences étrangères.

Maintenant, sachez que les financements privés font l’objet d’une grande attention et d’une coopération au sein du GAFI – groupe d’action financière – et au sein des institutions financières, pour éviter justement que les banques privées ne participent d’une façon ou d’une autre au financement de Daech.

Je vous précise que tous les califes ne sont pas morts de mort violente. Mais on peut toutefois observer une espèce de recul culturel et politique au cours de ces 12 derniers siècles. Il se trouve en effet que Raqqa était l’endroit que le calife Haroun-al-Rachid avait choisi pour construire une ville nouvelle. Charlemagne envoya à celui-ci ses ambassadeurs, dont l’un était un marchand juif de Verdun prénommé Isaac. Ceux-ci se rendirent à Bagdad, mais on leur dit que le calife était à Raqqa. Ils allèrent à Raqqa où le calife leur offrit le fameux éléphant blanc appelé Aboul Abbas qui fut ensuite envoyé à Charlemagne. On était alors dans une époque de dialogue et de diplomatie…

Je terminerai sur le degré d’adhésion des populations. J’ai constaté que toutes les personnalités éminentes de l’islam rejetaient complètement l’approche de Daech, qui n’a rien à voir avec l’islam. Je ne sais pas ce qu’en pense la rue. Malgré tout, nos collègues des pays arabes ou les dirigeants de ces pays avec lesquels nous discutons nous ont appris qu’en effet la propagande touchait une partie de la jeunesse, mais pas la très grande majorité de la population.

M. Gérard Bapt. J’ignorais les rumeurs selon lesquelles des troupes de Daech, ou assimilées, seraient impliquées en Azerbaïdjan. Mais avez-vous des informations selon lesquelles Erdogan serait en train – pour détourner l’attention de la Russie – de créer un foyer, qui semble très sérieux, à la frontière entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie ?

Par ailleurs, vous avez dit que 2 000 Français, et davantage de francophones, étaient impliqués. Des anciens responsables de services de renseignement français ont fait savoir que l’on aurait intérêt à nouer des relations avec les services de renseignement sinon syriens, du moins russes, ou avec la coordination à Bagdad entre la Russie, l’Iran et la Syrie. Avez-vous, avec ces services de renseignement, des échanges et des informations qui concerneraient la sécurité intérieure ?

À l’origine, la révolution syrienne était multicommunautaire et avait des aspirations démocratiques. Très rapidement, elle a évolué vers une réalité, qu’en reconnaissant le Conseil national syrien comme le seul représentant, on a voulu occulter. L’hebdomadaire Marianne a sorti il y a quinze jours une note de la Direction de la prospective du Quai d’Orsay qui, semble-t-il, était restée secrète, et qui datait d’octobre 2012. Cette note attirait l’attention sur l’islamisation de cette résistance et des rebelles syriens, et mentionnait une voie de dialogue politique avec les puissances régionales concernées et ceux qui les finançaient, l’Arabie et le Qatar, et aidaient en priorité la coordination politique civile.

Tous les quinze jours, on a prévu la chute de Bachar el Assad. Il est toujours là. Vos correspondants locaux vous ont-ils donné un autre son de cloche ? Cette note, par exemple, vous a-t-elle servi à éclairer le Gouvernement et la Présidence de la République sur la situation réelle de la guerre civile sur le territoire syrien ?

M. Edouardo Rihan Cypel. Monsieur le directeur, pouvez-vous nous en dire un peu plus sur l’organisation et l’organigramme hiérarchique, hommes ou femmes, de l’EI ?

Nous connaissons un certain nombre d’acteurs qui sont visibles et médiatisés, comme, par exemple, al-Baghdadi. Mais, nous savons qu’il y a d’autres personnes « derrière le rideau ». Comment se prennent les décisions stratégiques ? L’organisation est-elle verticale ? Y a-t-il des cercles, des nébuleuses disposant d’une certaine autonomie d’action comme c’est le cas pour Al-Qaïda ?

Enfin, pour prolonger la question de notre collègue Germain, j’aimerais que vous nous disiez si Daech a les moyens de sous-traiter ailleurs des cyberattaques puissantes, susceptibles de porter atteinte à nos infrastructures vitales.

M. Bernard Bajolet. À propos de l’Azerbaïdjan, je ne peux que répéter ce que j’ai dit tout à l’heure : à ce stade, je n’ai pas d’éléments sur une interférence quelconque avec Daech ou d’autres groupes terroristes. En revanche, j’ai fait allusion à l’implication d’États, ce qui n’est pas non plus anormal. Mais je ne peux pas être plus précis.

À propos des francophones, j’apporterai une précision. Comme je l’ai déjà dit, 2 000 Français sont impliqués, soit qu’ils se trouvent sur le terrain, soit qu’ils soient en route, soit qu’ils soient revenus, etc. Mais le nombre de francophones est évidemment supérieur au nombre des Français. De la même façon, de nombreux russophones sont impliqués : à peu près 4 000 russophones, dont la moitié de nationalité russe. C’est une menace pour les nombreux pays concernés. De la même façon, plusieurs milliers de Saoudiens représentent une menace pour l’Arabie saoudite. Sans compter les Jordaniens, etc. Mais nous sommes plus particulièrement concernés par les francophones.

Ensuite, dans le domaine du contreterrorisme, la coopération est extrêmement poussée, y compris avec des services avec lesquels nous sommes moins intimes. Nous coopérons avec les services russes, y compris sur la Syrie et l’Irak. Vous me permettrez de ne pas en dire plus à ce stade.

En revanche, nous n’avons pas actuellement de contacts avec les services syriens. Si la question venait à se poser, il faudrait s’interroger sur la capacité que peuvent avoir, dans le domaine du contreterrorisme, lesdits services – dont ce n’est pas la priorité – et sur les conditions politiques qu’ils pourraient y mettre.

Sur la perspective de la chute, ou non, de Bachar el Assad, je répondrai qu’un certain nombre d’évènements – et pas seulement l’intervention russe la plus récente – ont contribué à son maintien. Je ne vais pas m’étendre là-dessus.

Je ne vous détaillerai pas non plus l’organigramme de l’EI. Il apparaît toutefois que Daech s’appuie sur un certain nombre de relais locaux, et veille à utiliser, pour exercer son autorité sur place, des personnalités et des tribus reconnues par la population. C’est le cas en Syrie. Dans l’entourage de al-Baghdadi, il y a beaucoup d’Irakiens. Mais dans les wilayas décentralisées, Daech s’appuie en grande partie sur des relais locaux.

Peut-on parler de guerre électronique ? Il ne faut jamais sous-estimer l’adversaire. Daech recourt en effet à des hackers. J’ai dit tout à l’heure que c’était une organisation qui disposait de certaines capacités en la matière. Certes, elles sont encore limitées, mais c’est en effet un point qu’il convient de continuer à regarder de près.

M. Olivier Faure. Monsieur le directeur, merci d’être parmi nous.

Ma première question est d’ordre assez général. À partir de quel moment considérez-vous que nous aurons gagné contre Daech ? Pour l’opinion publique, le fait de gagner Palmyre, et peut-être demain Mossoul, de pouvoir imaginer Baghdadi un jour au bout d’une perche, préfigure la défaite de Daech. Mais c’est un peu comme l’Hydre de Lerne : à chaque fois, une tête repousse ! On se trouve confronté à un ennemi multiforme : un État sans territoire, qui va, qui vient et qui continue à exister, indépendamment de ce que nous pourrions considérer comme des victoires. Quand pensez-vous que nous en aurons fini avec Daech, ou du moins que nous l’aurons mis à terre ? En d’autres termes, comment détermine-t-on l’objectif de guerre ?

J’en viens à ma seconde question. Notre mission s’intéresse principalement au financement de Daech puisque nous avons considéré que c’était un des angles par lequel on pouvait tenter de vaincre ces barbares.

Tout à l’heure, vous êtes resté silencieux sur la provenance des armes dont ils disposent. On sait qu’au départ, ces armes venaient essentiellement des casernes irakiennes. Mais au rythme où les gens de Daech tirent et bombardent, ils doivent renouveler leur approvisionnement et on imagine qu’il leur faut, pour y parvenir, avoir des échanges avec des puissances étrangères. Donc, si l’on veut s’attaquer au financement de Daech, on doit, par indices successifs, comprendre par quels circuits ils passent pour réaliser ces transactions. Pourriez-vous nous en dire plus ? Sauf si tout est décidément couvert par le secret…

M. Xavier Breton. Monsieur le directeur, vous nous avez dit que 2 000 ressortissants français étaient impliqués dans le djihad et 600 se trouvaient sur zone. En même temps, il semblerait de certains fassent des aller-et-retours, qu’ils soient revenus ou qu’ils soient sur le départ. Y a-t-il effectivement des ressortissants français qui aient fait plusieurs aller-et-retours ? Connaît-on leur nombre ?

Je souhaite ensuite rebondir sur la question de notre collègue Myard. Vous avez dit que l’absence de solution politique tenait en partie au manque d’adhésion de la population. En même temps, vous avez dit que la majorité de la population n’était pas favorable à Daech, hormis la jeunesse. L’opinion a évolué dans le temps ? Peut-on encore parler d’adhésion ? Aujourd’hui, doit-on parler d’un certain laisser-faire, d’une espèce de fatalisme ?

M. Eduardo Rihan Cypel, vice-président, remplace M. Jean-Frédéric Poisson à la présidence.

M. Yves Fromion. Monsieur le directeur, la Libye est dans une situation très singulière, dans la mesure où elle n’a pas de frontière avec l’Irak, la Syrie, etc. Peut-on imaginer que Daech puisse acquérir en Libye une certaine autonomie ? Arriverait-il donc à survivre à une extinction ou à un relatif affaissement de ses structures en Syrie et en Irak ? L’implantation de Daech en Libye peut-elle constituer un noyau en Afrique ?

Ses ressources financières sont-elles suffisamment solides pour permettre au dispositif de perdurer ? Je prends deux exemples : le pétrole libyen et les migrants, qui sont plus de 500 000 en Libye, et dont le transit constitue une véritable manne.

En d’autres termes, Daech peut-il espérer prospérer en dehors du foyer tel que nous le connaissons ? Peut-il se propager à partir de la Libye vers le Nord de l’Afrique, voire vers le Sud de l’Afrique, au-delà de la bande sahélo-saharienne ?

M. Bernard Bajolet. À partir de quel moment pourra-t-on dire qu’on a vaincu Daech ? Pour ma part, je n’ai pas de doute que Daech sera vaincu un jour ou l’autre. En revanche, je ne peux pas vous dire quand. Ce réservoir de jihadistes dont j’ai parlé continuera à croître tant qu’une solution politique ne sera pas trouvée, en Irak comme en Syrie ou en Libye. Ensuite, une fois que cette solution politique sera trouvée, il persistera pendant un certain nombre d’années et continuera à représenter une menace. De même, Al-Qaïda a été vaincue, d’une certaine façon, sur le plan militaire, mais continue à représenter une menace, notamment en Afrique, comme on l’a vu encore tout récemment. Je sais que je ne réponds pas précisément à votre question, mais c’est ce que je peux vous dire à ce stade.

Vous m’avez interrogé sur les armes dont disposait Daech. Celui-ci s’est emparé au départ d’un stock extrêmement important, laissé par l’armée irakienne – fournie, pour l’essentiel, par les Américains – qui avait déserté Mossoul. Il vit encore largement dessus. En effet, les quantités allaient au-delà même de ce que les gens de Daech étaient capables d’utiliser. Ils en perdent de temps en temps, mais ils en ont encore un grand nombre.

Ensuite, jusqu’au mois d’octobre, tant qu’il avançait, Daech a saisi des armements dans des casernes en Syrie et des stocks d’armes de l’opposition syrienne. J’ai quelques exemples précis en tête.

Nous n’avons donc pas le sentiment, pour le moment, que Daech rencontre des difficultés d’approvisionnement, d’autant plus qu’il pratique une politique d’évitement. Cette politique lui permet de préserver, non seulement ses hommes, même s’il en a perdu beaucoup, mais aussi son matériel, même si une grande quantité de celui-ci a été détruite, par exemple tout récemment, à l’occasion de la prise de Cheddadi.

Dans tous les cas, je n’ai pas détecté d’approvisionnement en armes venant de pays voisins ou de pays de la région. Je ne dis pas qu’il n’y en a pas, je dis que je n’en ai pas détecté à ce stade. Mais on est évidemment très attentif sur ce point.

Enfin, à supposer – je vous ai donné ces chiffres avec beaucoup de prudence – que les revenus de Daech, en Irak et en Syrie, tournent autour de 2 milliards par an, ils lui permettent d’acheter pas mal de choses, y compris par des circuits criminels ou mafieux.

De fait, certains individus vont en Syrie, reviennent et repartent. Ce fut le cas d’Abdelhamid Abaaoud – impliqué dans le projet d’attentat de Verviersqui est reparti pour la Syrie et qui est revenu. Je ne peux pas vous donner le nombre de ceux qui ont fait plusieurs fois le trajet, tout simplement parce que je ne les ai pas ici, et que je ne suis pas sûr que ceux dont on dispose soient exhaustifs.

Quel est l’état de l’opinion ? J’ai dit tout à l’heure qu’à Mossoul et Raqqa, Daech exerçait son emprise en terrorisant les gens. Beaucoup d’exécutions ont lieu dans chacune de ces deux villes. Mais en même temps, quand ceux qui sont sous l’emprise de Daech ont le choix entre subir le joug de Daech et subir celui des milices chiites, ils finissent par opter pour leur communauté d’origine. C’est la raison pour laquelle il faut trouver une solution politique. Dans les pays voisins, en revanche, on constate qu’une partie de la jeunesse est influencée par la propagande de Daech. Ce n’est certainement pas le cas de la majorité de la population, mais il est certain que l’absence de solution à certains problèmes régionaux – par exemple au problème palestinien – favorise la propagande de Daech ans les territoires palestiniens, à Jérusalem, à Gaza et en Jordanie.

Quelles sont les ressources de Daech ? À ce stade ; elles sont différentes en Libye, et en Syrie-Irak. Par exemple, en Libye, jusqu’à présent, l’EI n’a pas cherché à s’emparer de champs pétroliers, mais plutôt à les détruire. Ainsi, la récente incursion de Daech à Sidra avait pour objectif de détruire le puits pour priver l’ANL – Armée nationale libyenne – du général Hafter de ses ressources. Il faut toutefois rester vigilant parce qu’en effet Daech peut être tenté, à l’avenir, de s’emparer de champs pétroliers. Mais l’importance de la composante tribale en Libye fait qu’actuellement, il lui sera difficile d’affirmer son influence dans les zones de production pétrolières.

Vous avez d’autre part évoqué les trafics liés à l’immigration illégale. C’est en effet une des ressources, au moins indirectes, de Daech. En effet, quasiment tous les flux d’immigration clandestine sur la rive Sud de la Méditerranée transitent par la Libye, qu’il s’agisse des flux qui viennent d’Afrique de l’Ouest ou de l’Est. Quelques éléments, mais en petit nombre, viennent de Syrie, d’Irak, voire d’Afghanistan. Certains viennent de Somalie, d’Éthiopie et d’Afrique de l’Ouest, passant par le Niger, Arlit, remontant vers la Libye. À chaque fois, des tribus prennent le relais. C’est un phénomène que l’on a identifié de façon précise ; il y a plusieurs réseaux principaux et, naturellement, quand ces trafics passent par des zones contrôlées par Daech, celui-ci prend son écot.

Pour le reste, Daech contrôle Syrte, dans un rayon assez important autour de la ville, quasiment jusqu’à Jouffra. Il perçoit, comme c’est le cas en Syrie et en Irak, des taxes sur la population et sur les activités commerciales.

Enfin, on constate que c’est surtout le réseau Al-Qaïda qui est influent en Afrique. Certes, le chef de Boko Haram, Abubakar Shekau, s’est réclamé de Daech, mais le caractère de cette allégeance, acceptée par Baghdadi, est pour le moment essentiellement publicitaire. La menace en Afrique émane essentiellement d’AQMI et de Morabitoune, de la mouvance Al-Qaïda. On l’a malheureusement récemment constaté avec les attentats de Grand-Bassam et avant, à Ouagadougou et Bamako.

Mme Sandrine Mazetier. Vous n’avez pas évoqué, au début de votre propos, la traite humaine parmi les revenus de Daech. Au-delà de ce que vous venez de nous dire sur la dîme prélevée sur les réseaux de traite dans les territoires contrôlés par Daech, est-ce qu’il y a une stratégie « capitalistique » de construction de revenus durables sur ces réseaux de traite ? Et quelle est la proportion des revenus de Daech tirés de la traite humaine ?

Par ailleurs, vous nous avez parlé d’un ministère de l’information, avec des moyens de propagande très bien pensés. Peut-on parler d’une théorisation de la nécessité de provoquer une guerre civile dans les sociétés occidentales, ou est-ce que ces moyens de propagande ne servent qu’à recruter, pour prendre la relève de ceux qui sont tombés au combat ?

M. Bernard Bajolet. Le trafic d’êtres humains est une des activités de Daech, aussi bien en Syrie qu’en Libye, mais elle semble ne lui rapporter que quelques millions de dollars. Ce n’est pas très important, mais Daech tire profit de tout.

Le trafic d’antiquités est une source plus importante de revenus, que ce soit en Irak ou en Syrie – Apamée ; Palmyre ; Doura Europos, un site sélucide ; Mari, un site sumérien du IVmillénaire avant J.-C. ; Ebla, un site du IVmillénaire avant J.-C., près d’Hama. Les gens de Daech se livrent à des fouilles sous le contrôle d’une sorte de « directeur des antiquités », et privilégiant les objets de petite taille, qu’ils peuvent revendre.

Ils procèdent de façon essentiellement opportuniste. Il n’y a pas de politique financière. Il n’y a même pas de politique fiscale cohérente et rationnelle. Les impôts prélevés varient d’une ville à l’autre ; il y a des impôts sur le transport des biens, dont le taux peut varier, même s’il est en général de 20 % ; il y a des taxes sur les marchandises, qui ne sont pas les mêmes pour les Chrétiens que pour les autres. À Raqqa, un impôt spécial, ou djizia, est prélevé sur les Chrétiens ; il est de 4 dinars or – ce qui fait 795 dollars – par an. De la même façon, Daech ayant mis la main sur des terrains agricoles très fertiles en Syrie, prélève une taxe qui n’est pas la même sur les terres irriguées et non irriguées, etc. Tout cela se cumule.

Il y a une certaine décentralisation dans la gestion de ce soi-disant État qui n’est d’ailleurs ni État ni islamique. Encore une fois, c’est une gestion extrêmement opportuniste.

M. Eduardo Rihan Cypel, président. Monsieur le directeur, je vous remercie, au nom de l’ensemble des membres de notre commission, pour votre disponibilité. Et vous pouvez assurer de notre soutien vos équipes et vos hommes, qui interviennent au risque de leur vie.

L’audition prend fin à quinze heures quinze.

Table ronde : « Ressources tirées des matières premières et de la contrebande ». M. Jean-Charles Brisard, président du Centre d’analyse du terrorisme ; M. Sébastien Abis, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) ; M. Francis Perrin, président de Stratégies et politiques énergétiques (SPE) ; M. Francis Duseux, président de l’Union française des industries pétrolières (UFIP)

(séance du 5 avril 2016)

M. Jean-Frédéric Poisson, président de la mission d’information. Nous avons le plaisir de recevoir, pour une table ronde ouverte à la presse, un certain nombre de spécialistes de toutes les questions qui touchent aux ressources de Daech tirées des matières premières et de la contrebande et aux filières d’approvisionnement.

M. Jean-Charles Brisard, président du Centre d’analyse du terrorisme, nous fera une présentation transversale des ressources de Daech et de son utilisation des matières premières et des différents trafics. M. Brisard publiera dans quelques jours une mise à jour de son ouvrage : Islamic State : the Economy-Based Terrorist Funding et il nous donnera la primeur du résultat de ses travaux.

M. Francis Perrin, président de Stratégies et politiques énergétiques (SPE), nous parlera de l’utilisation par Daech des ressources énergétiques et des opérations de contrebande associées.

M. Francis Duseux, président de l’Union française des industries pétrolières (UFIP), nous dira comment les industriels français s’assurent de la traçabilité des ressources utilisées par Daech, dont on nous dit qu’elles ne sont pas de très bonne qualité, que leur quantité se réduit et qu’elles accèdent difficilement au marché. Peut-être pourra-t-il nous confirmer cela avec tous les détails nécessaires.

M. Sébastien Abis, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), travaille sur les matières premières agricoles, et en particulier le blé, ressource dont on parle trop peu. C’est pourquoi il nous a semblé très utile de le convier.

La mission est dotée des prérogatives d’une commission d’enquête dans les conditions applicables à ces dernières. Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais donc maintenant demander à chacun de vous de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Prestation de serment.)

M. Jean-Charles Brisard, président du Centre d’analyse du terrorisme. Rapidement, je vous propose de décrire le modèle économique de Daech, ses principales ressources et les moyens de lutter contre cette forme de financement.

Le travail que vous avez cité dans votre présentation est un rapport et la mission d’information aura bien sûr la primauté de sa mise à jour.

La puissance financière est l’un des principaux traits caractéristiques de l’État islamique. Son modèle économique, inédit pour une organisation terroriste, présente trois spécificités.

Premièrement, il s’appuie sur le contrôle territorial. Dans un document stratégique interne à l’organisation, l’un des fondateurs de l’État Islamique écrivait : « l’État ne peut se maintenir sans l’existence de la terre (…) et les richesses de la terre sont la composante et la source de financement principale pour toutes les opérations intérieures et extérieures ».

C’est donc l’assise territoriale qui procure à l’EI l’essentiel de ses ressources, et qui lui confère l’autosuffisance depuis 2005. C’est à cette date que les services américains estiment que l’insurrection armée irakienne est devenue autonome sur le plan financier, notamment dans la province d’Al-Anbar.

Il s’agit un changement radical de modèle économique par rapport à des organisations telles qu’Al-Qaïda, qui dépendaient de financements extérieurs. Le territoire de l’EI représente aujourd’hui environ 70 000 kilomètres carrés en Syrie et en Irak, pour environ 8 millions d’habitants. Ce territoire s’est réduit d’à peu près 25 % depuis janvier 2015, à la suite de l’action de la coalition internationale, réduisant mécaniquement son accès aux ressources. Pour autant, les frappes de la coalition et l’action de la communauté internationale n’ont pas permis de réduire de manière significative les revenus de l’EI, ni sa capacité à effectuer des transactions.

Cela s’explique par la deuxième spécificité de l’État islamique : sa capacité d’accès à des sources de financement diversifiées et multiples. Il s’appuie non seulement sur l’exploitation de ressources naturelles (pétrole, gaz naturel, phosphates, agriculture, eau) mais également sur des revenus d’origine criminelle (extorsion – impôts et taxes de toute nature, redevances, confiscations, rançons et commerce illicite – et trafic d’antiquités).

Nous estimons qu’en 2015, les ressources naturelles ont généré 60 % des revenus de l’EI, et les sources criminelles 38 %. En 2014, les ressources naturelles représentaient l’essentiel des sources de financement de l’EI : plus de 80 % de ses revenus.

Enfin, la troisième spécificité du modèle économique de l’EI réside dans sa flexibilité et sa capacité d’adaptation. Ainsi, au cours de l’année 2015, afin de compenser la baisse des revenus pétroliers, l’EI a adapté ses capacités de production et de distribution, réduit ses dépenses et accru une autre source de revenus en généralisant l’extorsion ; utilisant ainsi la population sous son contrôle comme variable d’ajustement.

L’EI a également étendu son emprise territoriale sur une partie de la Libye pour tenter d’accroître son périmètre de ressources. L’ancien émir de la province libyenne de l’EI, aujourd’hui décédé, constatait en 2014 : « La Libye possède d’immenses ressources inépuisables (…) notamment le pétrole et le gaz ». L’afflux de combattants de l’EI vers la Libye s’est fortement développé, encouragé par les appels réguliers de ses dirigeants. L’EI contrôle actuellement la ville de Syrte, où plusieurs banques ont déjà été pillées et l’extorsion amorcée, ainsi qu’une bande de littoral de plus de 200 kilomètres à l’ouest et à l’est de la ville. Son expansion est néanmoins freinée, du fait du faible nombre de combattants sur place et du rejet d’une partie de la population qui perçoit le groupe comme un élément étranger.

Selon nos estimations, le revenu annuel de l’EI s’établit aujourd’hui à un peu plus de 2 milliards de dollars, et sa richesse théorique – c’est-à-dire la valorisation de l’ensemble des actifs sous son contrôle, y compris les réserves prouvées de pétrole et de gaz naturel – serait proche de 2 000 milliards de dollars.

L’État islamique exerce actuellement son contrôle sur une quinzaine de champs pétroliers en Syrie et une dizaine en Irak. La seule province syrienne de Deir ez-Zor procure les deux tiers des revenus pétroliers de l’EI. Pour l’année 2015, nous estimons la production quotidienne moyenne à environ 40 000 barils, pour un revenu annuel de 600 millions de dollars, contre un milliard de dollars en 2014.

D’après des sources locales convergentes, les transactions s’effectuent à un prix variant entre 25 et 45 dollars par baril, selon la qualité du pétrole, mesurée à sa densité. Les prix de vente sont peu affectés par la fluctuation du cours mondial du fait du monopole de vente exercé sur un marché captif dans les zones de guerre du sud et de l’est de la Syrie.

La chute des revenus pétroliers s’explique par les frappes aériennes de la coalition et celles des Russes, et la désorganisation qu’elles engendrent au niveau de la vente et de l’acheminement du pétrole. C’est la raison pour laquelle des frappes ont commencé à viser des infrastructures d’extraction.

À ces effets vient s’ajouter un frein technologique qui accentuera vraisemblablement ce manque à gagner : la difficulté pour l’État islamique de renouveler des installations vieillissantes et de recruter des techniciens qualifiés.

Où et comment se vend ce pétrole ? Le premier débouché commercial de l’EI est le marché local, sur lequel l’organisation jouit d’une situation de monopole, notamment les territoires contrôlés par les rebelles au nord de la Syrie, une partie des territoires de l’est des milices kurdes syriennes, et au sein même de sa zone de contrôle. On constate donc une interdépendance : les uns, sur les marchés captifs des zones de guerre, sont contraints d’acheter le pétrole de l’EI, lui-même forcé de vendre à ses propres ennemis.

Les importantes raffineries ayant été abandonnées par l’EI dès les premières frappes aériennes et les bombardements contre les tankers s’étant intensifiés, il vend l’essentiel de son brut à des commerçants indépendants, sur les champs de pétrole mêmes, afin de ne pas en assumer le risque d’acheminement.

Ces commerçants ont alors le choix entre écouler le brut localement, où le raffinage est artisanal, ou le vendre à des intermédiaires qui l’achemineront, souvent par contrebande, hors du territoire contrôlé par l’EI. Grâce à des réseaux d’intermédiaires et de trafiquants qui préexistaient à la création du califat en juin 2014, ce pétrole traverse des frontières poreuses – Turquie et Jordanie – ou est vendu au régime syrien lui-même.

Par ailleurs, l’État islamique contrôlait en 2015 une douzaine de gisements de gaz naturel en Irak et en Syrie, notamment Akkas, la plus grande réserve irakienne de gaz naturel, située dans la province d’Al-Anbar, et les champs de la région de Palmyre en Syrie, comptant pour près de la moitié de la production syrienne de gaz naturel. Suite aux avancées du régime syrien dans la région de Palmyre, cette situation est amenée à changer.

Nous estimons que l’exploitation de ces gisements a rapporté 350 millions de dollars à l’État islamique en 2015, ce qui représente une forte baisse par rapport à 2014.

L’exploitation du gaz étant plus complexe que celle du pétrole, l’État islamique ne dispose généralement pas de l’expertise et des moyens nécessaires. De fait, l’organisation passe des accords avec le régime syrien ou les entreprises publiques du secteur. Ces derniers fournissent le personnel qualifié ainsi que des équipements, tandis que l’État islamique s’engage à partager sa production de gaz. Certains sites sont ainsi exploités de manière bipartite, voire tripartite. C’est le cas du complexe gazier de Twinan, situé au sud-ouest de Racca. Il est exploité en sous-traitance par une société syrienne dont le dirigeant, George Haswani, a été désigné par l’Union européenne et les États-Unis comme un intermédiaire entre le régime syrien et l’État islamique.

L’EI s’est également emparé de plusieurs mines de phosphates en Irak et en Syrie, ainsi que d’usines de transformation du minerai générant un revenu estimé à 250 millions de dollars par an.

L’agriculture constitue également une ressource très importante. Les zones sous contrôle de l’EI en Irak et en Syrie constituent des terres fertiles, propices à la culture céréalière, notamment les provinces de Ninive, de Saladin et d’Al-Anbar, dont provient 40 % de la production annuelle de blé et 53,3 % de la production d’orge.

Le revenu agricole estimé se compose des revenus issus de la production des terres saisies par l’EI, et des taxes agricoles multiples, à tous les niveaux de la chaîne de valeur. Évalué à 200 millions de dollars en 2014, il a été revu à la baisse en 2015 en raison de trois facteurs : les frappes aériennes, qui affectent l’acheminement ; la pénurie d’engrais et de carburant ; et la mauvaise qualité des semences, qui entraîne une baisse des rendements. L’EI a également saisi des silos à grains en Irak, en 2014, contenant l’équivalent d’une année de production de blé, soit un million de tonnes.

L’EI contrôle également de 75 à 80 % de la production syrienne de coton, grâce à son emprise sur les régions de Racca et Deir ez-Zor, ce qui lui rapporte environ 13 millions de dollars annuels par le commerce transfrontalier avec la Turquie.

Les risques pour la sécurité alimentaire des populations sont évidents, notamment en Irak, du fait de la mainmise de l’EI sur de nombreuses terres. Ce phénomène est amplifié par la dépendance d’une majorité d’Irakiens à un secteur traditionnellement subventionné.

Autre source de revenus, l’extorsion constitue la première source de financement de l’EI. Regroupant taxes, redevances, amendes et confiscations, elle aurait rapporté près de 800 millions de dollars en 2015. Ces revenus sont en très forte hausse : l’extorsion représente désormais 33 % des revenus du groupe, alors qu’elle n’atteignait que 12 % l’année précédente. Les prélèvements les plus importants proviennent d’une taxe sur les salaires des fonctionnaires résidant sur les territoires contrôlés par l’EI, qui lui a procuré plus de 300 millions de dollars en 2015, ainsi que les droits de douane, qui ont généré près de 250 millions de dollars en 2015.

Le secteur bancaire et financier dans les zones sous contrôle de l’EI a été affecté de deux manières. Tout d’abord, l’EI a organisé le pillage systématique des banques. Il ne concerne pas seulement la très médiatique branche de Mossoul de la banque centrale irakienne, mais aussi cent trente succursales bancaires présentes sur son territoire en 2014. Ce pillage a rapporté à peu près 2 milliards de dollars à l’organisation.

Par ailleurs, du fait des restrictions imposées aux banques, l’État islamique s’est tourné vers les agents de change et les sociétés de transfert d’argent pour réaliser l’essentiel de ses transactions locales et internationales. Il s’appuie en particulier sur le hawala, système de transfert d’argent ancestral et informel reposant sur le principe de la confiance et du règlement différé par compensation en valeur, donc sans transaction à proprement parler.

Les opérations militaires, notamment celles de la coalition internationale, ont permis de dégrader les capacités financières de l’État islamique. En un an, les revenus pétroliers se sont contractés de près de 50 %. Un programme de frappes spécifique est en cours depuis 2015, « Tidal Wave II », visant spécialement les infrastructures pétrolières.

Cet effort doit être amplifié afin de ne plus seulement dégrader les capacités de l’État islamique, mais aussi faire reculer l’organisation pour réduire mécaniquement son accès aux ressources financières, d’origine naturelle ou criminelle. Car si nous constatons une baisse des revenus pétroliers de près de 50 % depuis 2014, l’organisation s’est adaptée et son revenu global n’a reculé que de 16 %, en raison de son modèle économique diversifié.

Le régime des sanctions décidé par l’ONU est calqué sur celui applicable à Al-Qaïda depuis 1999. Il semble inadapté pour faire face à la complexité de ce nouveau modèle économique et n’aura que peu d’effets sur le financement de l’État islamique. L’organisation est autosuffisante, n’effectue pas de transactions internationales et ne reçoit pas de donations via le système bancaire international. Pour preuve, depuis 2014, l’ONU n’a désigné que cinq individus soupçonnés de financer l’EI : deux Koweïtiens, un Qatari, un Jordanien et un Yéménite. Il serait préférable de se diriger vers un régime d’embargo sous l’égide de l’ONU, à l’instar de ce qui avait été décidé contre une autre unité non-étatique, l’UNITA, qui exerçait également un contrôle territorial sur des champs pétroliers.

M. Francis Perrin, président de Stratégies et politiques énergétiques (SPE). L’État islamique a longtemps été sous-estimé, tragique erreur de la communauté internationale dont nous payons encore le prix aujourd’hui. À l’inverse, il ne faut pas le surestimer, mais tâcher d’en prendre la juste mesure.

Dans le domaine du pétrole, l’État islamique est un petit acteur. Il n’y a pas de statistiques, seulement des estimations. Pour être plus honnêtes, il faudrait parler d’ordres de grandeur héroïques ! Au faîte de sa grandeur, à l’été 2014, nous estimions que l’État islamique contrôlait une capacité de production de l’ordre de 50 000 à 100 000 barils par jour, sachant que capacité de production n’équivaut pas à production effective. Au début de l’année 2016, cette valeur ne dépasse probablement pas 30 000 barils par jour. Pour fournir un élément de comparaison, rappelons que le groupe français Total produit 2,3 millions de barils équivalent pétrole par jour de gaz et de pétrole. Cet ordre de grandeur illustre la modestie de l’EI dans le domaine du pétrole.

L’EI n’a aucun impact sur les flux pétroliers mondiaux, dont il représente moins d’un demi-millième, il n’a aucun impact sur les prix du pétrole et il n’a même aucun impact sur la production et les exportations pétrolières de l’Irak qui, en dépit d’une guerre sur son territoire, a continué à augmenter sa production et ses exportations. L’Irak produit actuellement plus de 3 millions de barils par jour. C’est l’un des cinq ou six plus importants producteurs mondiaux : le trio de tête est composé des États-Unis, de la Russie et de l’Arabie Saoudite, dont la production dépasse 10 à 12 millions de barils par jour ; puis vient un deuxième groupe de trois pays dont la production est à peu près de 3 à 3,5 millions de barils par jour : l’Irak, la Chine et le Canada.

Comme l’a expliqué l’intervenant précédent, l’une des forces de l’État islamique tient à la diversification de son financement. Le pétrole est une source de financement importante, mais c’est loin d’être la seule, et depuis le début de l’année 2016, ce n’est sans doute plus la source de financement majoritaire de ce groupe.

En dépit de cela, le pétrole est très important pour l’État islamique, pour trois raisons.

Tout d’abord, l’État islamique mène un effort de guerre, pas seulement de terrorisme. Pour commettre des attentats, il n’est pas nécessaire d’avoir beaucoup d’argent, mais la guerre coûte cher. Or l’État islamique mène trois guerres : en Syrie, en Irak et en Libye. Cela exige beaucoup de moyens.

Avant même d’en venir à l’argent, il n’y a pas de guerre sans carburant. L’État islamique, ce ne sont pas des combattants nu-pieds dans le désert : il a des véhicules, des blindés, des chars qu’il a pris aux armées syrienne et irakienne – notamment des chars flambant neufs que les États-Unis ont livrés à l’armée irakienne. Ce genre de véhicules consomme beaucoup de carburant. Sans carburant, l’État islamique ne pourrait mener d’effort de guerre et serait donc mort militairement. C’est la première raison pour laquelle le pétrole est vital pour l’État islamique, et l’on en parle finalement assez peu.

La deuxième raison de l’importance du pétrole pour l’EI est que ce qu’il ne consomme pas lui-même est commercialisé dans les zones qu’il contrôle en Irak et en Syrie. C’est une autre façon de contrôler les populations : il y a le bâton – le mot est faible pour caractériser la violence et la cruauté de ce groupe – mais aussi la carotte. L’EI peut dire qu’il n’est pas un groupe terroriste mais un État et preuve en est qu’il répond aux besoins de la population, par exemple en distribuant les produits pétroliers dont elle a besoin. Cela contribue donc à la propagande de ce groupe et à une partie de son contrôle sur les populations dans les zones sous sa domination directe.

Troisième cause de l’importance du pétrole pour l’État islamique : la possibilité de vendre ce qui n’a pas été autoconsommé ou distribué aux populations sous son contrôle direct. Ce pétrole peut être « exporté » – sans sortir des frontières du pays, car la majeure partie est vendue en Syrie ou en Irak – hors des zones du « califat » contrôlé par l’État islamique, afin de lui apporter des dollars qui lui permettront d’acheter des armes, de payer les combattants, de développer sa propagande et de remplir les fonctions d’un État islamique, puisque c’est son ambition.

Lorsque l’on parle de l’État islamique et du pétrole, on oublie souvent de mentionner les produits pétroliers. Le pétrole brut est surtout important parce qu’il permet d’obtenir des produits pétroliers, en particuliers des carburants qui satisferont des besoins précis : mobilité, transports, ce qui suppose la possibilité de raffiner le pétrole. La question du raffinage – il s’agit de mini-raffineries, de raffineries artisanales – est donc essentielle dans la chaîne de valeur de l’État islamique, il ne suffit pas de contrôler du pétrole brut, c’est insuffisant.

L’État islamique essaie de reproduire en Libye le modèle qu’il a développé en Irak et en Syrie. L’Irak a un potentiel pétrolier considérable et compte parmi les plus grandes réserves mondiales. Dans le milieu pétrolier, on considère que le Venezuela est en tête des réserves prouvées, suivi de l’Arabie Saoudite, du Canada, de l’Iran et de l’Irak.

L’immense potentiel de l’Irak est donc encore très sous-exploité, celui de la Syrie est bien plus faible, et la Libye se situe entre les deux. Son potentiel est bien plus important que celui de la Syrie, mais bien moindre que celui de l’Irak. L’État islamique essaie donc de reproduire ce qu’il a fait en Irak dans la région libyenne du bassin de Syrte, l’un des plus grands bassins de production pétrolière et gazière de Libye, mais il n’y est pas parvenu pour l’instant. Il ne contrôle pas de chaîne de valeur pétrolière en Libye, et il a d’ailleurs perdu le contrôle d’une chaîne de valeur pétrolière en Irak.

Contrairement à ce que l’on dit souvent, le seul pays dans lequel l’État islamique contrôle une chaîne de valeur pétrolière est la Syrie, et c’est le plus petit de ces trois pays producteurs. Cela ne veut pas dire que la situation n’est pas inquiétante, mais il faut la relativiser.

Le combat contre l’État islamique est global, multidimensionnel, et le front pétrolier n’est évidemment pas le seul. Mais pour les raisons que je viens de développer, c’est un front essentiel sur lequel il faut être plus présent que nous ne l’avons été jusqu’à présent.

S’agissant des frappes aériennes, il convient d’opérer une distinction. Les frappes russes, si l’on étudie les données dont nous disposons sur leur localisation, visent assez peu l’État islamique, exception faite du cas de Palmyre. Celles de la coalition dirigée par les États-Unis visent exclusivement l’État islamique, de façon quotidienne depuis août 2014. Ce n’est peut-être pas suffisant, mais nous savons qui est visé.

Ces frappes occidentales ont des effets, pas suffisants mais plus grands que ce qui en est dit, en particulier depuis le lancement à l’automne 2015 de l’opération « Tidal Wave II ». Ce nom fait référence à l’opération « Tidal Wave », qui visait à empêcher les nazis d’accéder aux ressources pétrolières de la Roumanie lors de la seconde guerre mondiale. Les États-Unis s’inscrivent donc dans une continuité historique, au risque de rapprochements hâtifs.

L’opération « Tidal Wave II » est extrêmement importante parce qu’au sein de l’opération « Inherent resolve », elle vise spécifiquement les actifs pétroliers. Elle s’est traduite par une intensification des frappes sur ces objectifs et une diversification des cibles. Sont visés des forages et des pompes, en amont de la production, plus rarement des puits – j’y reviendrai – ainsi que des usines de séparation de pétrole et de gaz, les mini-raffineries artisanales, le transport par des oléoducs ou des camions-citernes et points de stockage et de collecte du pétrole.

L’ensemble de la chaîne de valeur du pétrole est donc visé, notamment en Syrie, et particulièrement les points clés du raffinage et du transport, qui sont les veines du système pétrolier de Daech, selon les termes d’un responsable américain. Cette analogie avec les veines qui transportent le sang dans le corps humain n’est pas absurde. Quelque chose d’important se déroule donc depuis l’automne 2015 en ce qui concerne le pétrole au sein de Daech.

Les revenus pétroliers de Daech sont en forte baisse depuis l’été 2014, pour au moins trois raisons.

Tout d’abord, la chute des prix est à mes yeux un facteur extrêmement important. N’oublions pas que les prix ont chuté entre 60 % et 70 % depuis l’été 2014. Aucun vendeur de pétrole ne peut prétendre qu’il n’est pas affecté par une chute de cette ampleur, il ne s’agit pas d’une baisse de 5 à 10 %. Or Daech est un vendeur de pétrole, qui doit en plus vendre son pétrole à prix cassés – il ne le vend pas au prix du marché international – et il est clair que le prix de vente moyen aujourd’hui n’est pas celui qu’il pouvait obtenir au cours de l’été 2014.

Deuxième raison de cette baisse des revenus, les frappes aériennes, dont je viens de parler.

Troisième et dernier aspect, la dégradation des conditions d’exploitation. Les puits et les champs de pétrole nécessitent des travaux de maintenance, d’entretien et de réparation. Daech ne peut pas demander à Technip, Schlumberger ou Halliburton de réparer ses installations en Syrie ou en Irak. Il doit donc faire avec ses propres moyens, et les compétences des travailleurs syriens et irakiens retenus de force sur les champs. Dans un contexte de guerre, il est difficile d’entretenir et de maintenir correctement les champs. Ils se dégradent, ce qui entraîne une baisse de la production.

Aujourd’hui, les revenus pétroliers annuels de Daech sont vraisemblablement nettement inférieurs aux estimations souvent avancées : pas plus de 400 millions de dollars annuels, probablement moins, peut-être même nettement moins.

En conclusion, n’oublions pas les différences entre les situations en Irak et en Syrie. En Irak, les frappes aériennes sont décidées en coordination avec le gouvernement irakien, alors qu’en Syrie, les Américains et leurs alliés ne consultent pas le président Bachar el-Assad.

C’est très important concernant le pétrole, parce que le gouvernement irakien ne tient pas à ce que l’on démolisse ses ressources pétrolières : il espère en reprendre le contrôle et les Américains et leurs alliés doivent évidemment en tenir compte. Bien sûr, ils pourraient détruire tous les actifs pétroliers de Daech en une semaine sous un tapis de bombes. Mais ce n’est pas l’objectif en Irak. Même en Syrie, le souci des Américains est plus d’endommager, si possible pour plusieurs mois, que de détruire complètement. Le futur est pris en compte : les Syriens et les Irakiens auront besoin du pétrole ; c’est une ressource essentielle. Il ne s’agit donc pas de tout démolir, notamment en frappant trop durement les puits de pétrole, il faut préserver l’avenir.

Des destructions trop massives offriraient également un élément important pour la propagande de Daech. Nous sommes au Proche et au Moyen-Orient ; si les destructions des actifs pétroliers étaient massives, ce dont la coalition occidentale a évidemment les moyens, la propagande de Daech aurait beau lieu de prétendre que l’on cherche à ramener les Syriens et les Irakiens au Moyen Âge – comme le président George W. Bush souhaitait le faire sous Saddam Hussein – et que les Occidentaux sont en train de frapper le sang de la nation. Ce ne serait évidemment pas très habile : ce combat n’est pas uniquement militaire, il se livre sur d’autres plans, y compris celui de la communication et de la propagande. Il faut donc évidemment viser les actifs pétroliers, plus que ce qui se fait actuellement, mais avec discernement et non de façon brutale.

M. Francis Duseux, président de l’Union française des industries pétrolières (UFIP). Je viens apporter le point de vue modeste du raffineur ou du pétrolier. Je représente ici l’industrie française du pétrole, dont toutes les entreprises sont des filiales de grands groupes internationaux. Je voudrais rappeler qu’il n’existe plus que trois grands raffineurs en France : le groupe Total ; le groupe Esso, filiale d’Exxon-Mobil ; et enfin le groupe Ineos PetroChina. Je les ai bien sûr consultés avant de venir témoigner auprès de vous.

Je voudrais essentiellement développer trois points.

Tout d’abord, la question des moyens de Daech relève du régime international de restrictions et de sanctions relatives à cette zone, ainsi que de la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU sur le terrorisme du 12 février 2015. Ces réglementations sont intégralement respectées : nos entreprises sont pleinement concernées par ces règles internationales de sanctions commerciales et de contrôle des exportations et elles les respectent scrupuleusement. Vous imaginez que les grands groupes que je représente n’ont aucun intérêt à essayer d’accéder à du brut bon marché. Au contraire, ils font preuve d’une grande vigilance pour garantir l’intégrité des opérations.

Mon deuxième point vient confirmer les propos de M. Francis Perrin. En Syrie, en 2015, la production de brut de Daech était de l’ordre de 50 000 barils par jour, soit 500 millions de dollars de recettes. Nous avons fait un point vendredi dernier avec les spécialistes qui connaissent la zone et les informations locales dont nous disposons révèlent que, suite aux bombardements massifs, cette production et ces recettes ont été considérablement réduites. Notre estimation, avec toutes les incertitudes que la situation impose, est que cette production serait de 10 000 barils par jour. Par conséquent, non seulement nous sommes convaincus que Daech ne peut plus exporter à partir de la Syrie – il n’y a plus de camions passant la frontière turque comme nous pouvions le voir auparavant – mais nous avons l’impression que Daech éprouve des difficultés à satisfaire ses besoins de guerre et ceux de la population locale. La situation est donc critique pour Daech.

En Libye, mes adhérents confirment que l’État islamique n’a aucune capacité d’exploitation des installations aujourd’hui et ne contrôle pas de terminaux pétroliers. Là-bas, les attaques visent à détruire. Ce n’est pas du tout la même problématique qu’en Syrie, où ils cherchent à vendre pour gagner de l’argent. En Libye, ils n’y arrivent pas. Leur seule intention, pour l’instant, est de détruire.

Nous confirmons donc la réduction très significative, voire la disparition des exportations en contrebande ; Daech aurait même du mal désormais à satisfaire ses propres besoins.

Mon troisième point, le plus important, porte sur les procédures mises en place pour assurer un suivi rigoureux des cargaisons que nous achetons. J’ai passé quarante années à travailler pour une société pétrolière et ces procédures n’ont pas cessé de se renforcer.

Au chargement d’une cargaison, une société internationalement reconnue est systématiquement mandatée pour prendre un échantillon et mesurer exactement les propriétés du brut qui doit être chargé. On pourrait imaginer qu’après le départ du navire, des arrêts permettent de faire de nouveaux chargements. Mais c’est impossible, car à l’arrivée, avant même de décharger dans les bacs à Fos-sur-Mer ou au Havre, les grandes sociétés de services telles que Veritas ou SGS procèdent à nouveau à une prise d’échantillons. Et le déchargement n’est effectué que si les analyses attestent que la qualité est bien identique à celle qui a été achetée.

Cette procédure extrêmement rigoureuse de double vérification permet de garantir qu’aucun brut issu des territoires contrôlés par Daech n’arrive dans nos raffineries. De plus, nous sommes aujourd’hui presque certains qu’ils ne sont plus en capacité d’exporter.

S’agissant des produits finis, la procédure est rigoureusement la même. On achète du gasoil partout, en Russie ou ailleurs, et l’on vérifie sa conformité avant le déchargement. Nous sommes de toute façon certains que les raffineries de Daech sont complètement artisanales, et les produits européens répondent à des spécifications administratives très sophistiquées, définies par les constructeurs automobiles en accord avec le Gouvernement. Il est physiquement impossible à Daech d’avoir une installation suffisamment sophistiquée pour produire du gasoil répondant aux spécifications françaises, et il en va de même pour l’Italie ou l’Angleterre. Nous sommes donc absolument tranquilles sur ce point.

De plus, après les soucis que les pétroliers ont connus au cours de l’histoire, nous avons établi une liste très rigoureuse de navires reconnus, qui offrent un certain nombre de garanties. Il en va de même pour le commerce : nous ne traitons qu’avec des interlocuteurs reconnus, qui ont pignon sur rue. Il n’est pas question de prendre le risque de s’exposer à de sérieux problèmes, susceptibles de mettre en jeu la réputation d’une grande compagnie.

Enfin, tous les grands groupes prévoient une formation spécifique de tous leurs acheteurs pour les sensibiliser à l’intégrité des opérations d’achat et à la vérification de la qualité des cargaisons.

Nous pensons donc que nos procédures sont suffisamment rigoureuses pour affirmer que nous n’achetons pas de brut ou de produits finis à Daech.

M. Sébastien Abis, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). Permettez-moi tout d’abord de rappeler une chose simple, parfois oubliée : l’agriculture est éminemment géopolitique. Elle façonne les espaces et les territoires. Sa fonction première – nourrir les hommes – détermine fortement la stabilité et le développement d’un territoire, d’une société ou d’une nation. Si le monde ne cesse de se transformer, deux fondamentaux, simples et permanents, restent clairs et irréversibles : se nourrir pour vivre, produire pour se nourrir. Parfois oubliées, ces deux évidences méritent d’être replacées dans l’analyse stratégique.

Cette centralité millénaire des questions agricoles et alimentaires se renforce, bien entendu, en temps de guerre et de conflit. Sans la sécurité alimentaire, la stabilité et la paix sont presque impossibles à atteindre.

Ce constat se retrouve aujourd’hui dans la zone géographique dans laquelle opère Daech. C’est d’ailleurs dans cette région du monde, le Croissant fertile, que l’agriculture et le blé ont entamé leur longue carrière, il y a 10 000 ans environ.

Venons-en plus spécifiquement à la question de Daech et des ressources agricoles, en particulier le blé. Fort logiquement, ce groupe a cherché à tirer profit des ressources de la géographie, d’autant que son projet s’ancre dans une logique territoriale. N’oublions pas l’importance de l’eau, car les positions dominantes de ce groupe se situent le long des deux seuls grands fleuves de la région que sont le Tigre et l’Euphrate. La valeur de la ville de Mossoul, toujours aux mains de Daech, tient aussi à son barrage, dont on dit qu’il serait très mal en point actuellement.

L’ancrage territorial de Daech repose également sur les plaines agricoles et céréalières de l’est syrien et du nord irakien. Les productions agricoles sur ces sols qui, comme l’eau, sont rares dans la région, sont peu à peu passées sous le contrôle du groupe qui a ainsi fait un triple coup stratégique. Un coup foncier, en s’emparant de ces terres arables proches de sources hydriques ; un coup économique en s’appropriant ces productions agricoles et un coup social en assurant une fonction alimentaire vis-à-vis des populations locales. Il n’est donc pas étonnant que ces ressources aient fait l’objet de convoitises.

En effet, subvenir aux besoins prioritaires des habitants de ces territoires agit comme un facteur de clientélisation. Quand bien même l’adhésion des populations soumises à l’autorité de Daech n’est pas totale, ni immuable dans le temps, le fait que ce groupe maintienne l’accessibilité des produits alimentaires au quotidien et distribue même parfois du pain pour remplir les estomacs n’est pas neutre dans l’équation sociopolitique. Posséder du blé et du pain permet de conquérir plus facilement les esprits, notamment des individus vulnérables. Cela permet aussi de nourrir les combattants dans l’effort de guerre à fournir.

Il faut aussi entretenir les circuits agricoles. Rallier les champs de production et les lieux de consommation signifie de la logistique, du transport et des infrastructures, qu’il faut assurer et protéger. À plusieurs reprises, dans le mouvement global de ses conquêtes territoriales, Daech a réussi à s’approprier des silos à grains et des moulins, tant en Irak qu’en Syrie. Ces centres de stockage sont à sécuriser et font partie des butins de guerre. Cela peut aussi représenter un moyen de pression supplémentaire vis-à-vis des pouvoirs à Bagdad ou à Damas. Dans chaque ville où les combats ont fait rage, le contrôle des boulangeries s’est avéré un élément très prégnant dans les stratégies des différents acteurs. Par ailleurs, il est probable que des usines d’engrais chimiques et de phosphate aient été détournées de leur fonction agricole pour servir à la confection d’explosifs en temps de guerre.

Par ailleurs, les ressources agricoles et les céréales s’inscrivent irréversiblement dans des dynamiques de commerce. Cela concerne les circuits courts locaux, car ces productions entrent dans le jeu des seigneurs de guerre. Ainsi, à Racca, Daech aurait instauré une taxe de 20 à 25 % sur le blé sortant de la province, payée en cash ou en prélevant le grain directement. Mais les flux de longue distance sont aussi visés, profitant de la porosité des frontières et de la valeur financière d’un bien alimentaire aussi précieux que le blé. Ces échanges ont sans aucun doute été effectués parfois sous forme de troc, produit contre produit. Des opérateurs multiples agissent dans ces mouvements tout au long de la chaîne.

N’oublions pas que les besoins alimentaires et céréaliers des territoires sous contrôle de Daech surpassent la production locale. Comme Daech n’a visiblement pas cherché à affamer toutes les populations sous son contrôle, il est hautement probable qu’il lui ait fallu faire venir des productions alimentaires depuis l’extérieur. Des barils de pétrole contre de la nourriture, par exemple, système finalement fréquent dans cette région du monde. Même en temps de guerre ou de froid diplomatique, l’histoire, ancienne comme actuelle, montre que le commerce agricole et de blé ne s’arrête véritablement jamais.

Ces tendances doivent être replacées dans des dynamiques plus longues.

Tout d’abord, une véritable menace pèse sur la sécurité alimentaire dans la région. Les combats entraînent la destruction des cultures, la détérioration des sols et des voies de transport, mais également l’éloignement de la main-d’œuvre engagée dans les combats ou fuyant les zones de guerre.

Ces inquiétudes concernent aussi l’élevage. Outre la réduction significative des troupeaux dans cette région, des vulnérabilités nouvelles en termes de santé animale apparaissent, faute de vaccination efficiente et à jour. Cette bombe sanitaire à retardement mériterait d’être présente dans les réflexions sur les défis tendanciels de la zone.

En Syrie, la guerre a mis à mal la situation alimentaire du pays, qui était encore relativement favorable au tournant du millénaire, le parti Baas ayant toujours eu le souci de l’agriculture. Depuis 2011, on observe une chute des surfaces emblavées de 30 %. La récolte en blé de 2014 fut la pire des quarante dernières années. La FAO vient d’indiquer que la récolte céréalière serait meilleure en 2015, grâce notamment à une bonne production en orge.

Cela n’empêche pas l’inflation des prix alimentaires et des céréales. Le pain aurait augmenté de 40 % en moyenne par rapport au début de la guerre en Syrie. Dans certaines villes, cette inflation est bien plus significative.

Cela veut aussi dire depuis cinq ans, nous assistons à une complexification grandissante des opérations commerciales, logistiques et financières à conduire en Syrie autour de ces produits stratégiques alimentaires. La Syrie importe moins de blé, environ 1,7 à 2 millions de tonnes contre 3,4 millions en moyenne à la fin de la décennie 2000. Cela tient sans doute à la réduction démographique dans le pays et à la réduction des moyens budgétaires, mais on peut aussi s’interroger sur le soutien de puissances étrangères sous une forme céréalière, d’autant plus qu’un grand pays producteur et exportateur de blé vient d’agir fortement sur le théâtre syrien pour aider le régime de Damas. Il n’est pas impossible que ce soutien militaire se soit doublé d’un soutien économique et alimentaire.

De son côté, l’Irak connaît également des difficultés de production, liées aux variations climatiques, importantes dans cette région du monde, mais surtout aux dynamiques conflictuelles dans le pays qui perdurent depuis plusieurs années et obèrent le développement agricole, fragilisent la logistique et engendrent une inflation importante, notamment dans les zones de combat au nord. Pour rappel, l’Irak importe en moyenne 4,5 millions de tonnes de céréales actuellement, dont deux tiers de blé, ce qui le place parmi les vingt plus grands acheteurs de la planète.

Un cercle vicieux s’installe : les conflits plongent les populations dans la pauvreté et l’insécurité alimentaire – qui concerne près de 9 millions de Syriens selon le Programme alimentaire mondial – mais la faim peut aussi susciter des colères et motiver de nouvelles rébellions. La faim ou l’extrême difficulté à accéder physiquement ou économiquement à l’alimentation sont les premiers malheurs des populations pauvres, déplacées ou persécutées.

Permettez-moi trois commentaires en guise de conclusion.

Une considération stratégique d’abord : le blé est une production du sol, il constitue une ressource agricole à forte valeur économique qu’il faut pouvoir commercer. Mais il doit aussi toujours être regardé comme la matière vitale de première nécessité et donc comme un pilier dans l’ordre civil des sociétés, appartenant ainsi aux champs de la politique et de la sécurité. Cette réalité est ancienne, toujours très contemporaine et continuera à l’être dans le futur, surtout dans cette région du Moyen-Orient, la plus dépendante de la planète en matière de couverture céréalière.

En second lieu, s’agissant des populations en détresse et migrantes, la sécheresse aiguë ayant frappé la Syrie entre 2006 et 2010 aura été dramatique. Parallèlement, les champs ont été attaqués par un ravageur et la rouille du blé a fait des dégâts. Tout cela a poussé des centaines de milliers de personnes, à quitter les territoires ruraux et agricoles pour rejoindre les faubourgs de villes comme Deraa ou Alep. Cette dynamique socio-territoriale est importante pour comprendre la complexité de la révolte syrienne de 2011.

Plus globalement, cet exemple doit nous interpeller sur les causes très profondes des migrations et des soulèvements populaires dans cette région du monde. Sans en être les uniques déterminants, on ne saurait occulter l’importance des insécurités agricoles, alimentaires, hydriques, foncières et climatiques. Ce qui vaut ici pour le Moyen-Orient vaut ailleurs, sans doute demain pour l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne.

À plus long terme, il convient d’insister sur l’immense enjeu du développement agricole et rural de cette zone, dans un scénario post-conflit où il faudra reconstruire de la stabilité et de la croissance, et pas uniquement dans ces mondes urbains qui masquent trop souvent l’existence parallèle de régions intérieures rurales pauvres. Développer l’agriculture et les territoires ruraux, construire de la sécurité alimentaire et de la résilience face aux chocs climatiques, voilà aussi des enjeux géopolitiques à intégrer dans nos grilles d’analyse contemporaines et prospectives au sujet de cette région. Ne pas s’occuper de ces questions aboutirait sans doute à donner indirectement des forces sociales et territoriales à Daech, dont les moyens sont multiples.

M. le président. Aucune de vos interventions n’a fait état du trafic de personnes. Nous savons qu’il y a des kidnappings, avec le cas échéant des perspectives d’esclavage sexuel, cela entre-t-il dans votre champ d’analyse ? De même, les trafics d’armes et de drogues font-ils partie des ressources que vous avez identifiées ?

À votre connaissance, quel est le salaire des combattants de Daech ?

S’agissant des ressources pétrolières de la Libye, si mes informations sont justes, le potentiel libyen est aujourd’hui d’1,6 ou 1,8 million de barils par jour. La production était descendue il y a quelques mois entre 420 000 et 450 000 barils par jour. J’ai bien entendu que Daech ne cherche pas à prendre le contrôle des installations mais à les détruire, ce qui participe sans doute d’une volonté de déstabiliser définitivement ce pays. Cette démarche de destruction doit-elle nous faire considérer qu’il n’y a pas de volonté de prendre le contrôle de la chaîne pétrolière en Libye ?

M. Duseux, vous avez décrit les procédures par lesquelles les grandes entreprises pétrolières assurent le contrôle de la filière d’alimentation. Pouvez-vous détailler ce mécanisme, notamment la manière dont l’effectivité des contrôles sur les échantillons est assurée ? S’agissant de la veille assurée par les organisations pétrolières, comment est-elle organisée ? Enfin, la commission serait curieuse de connaître le contenu de la formation des acheteurs que vous avez mentionnée.

Enfin, les trafics de produits pétroliers ou des céréales à la frontière turco-syrienne, ne sont-ils que le fait d’opérateurs purement privés, ou existe-t-il des connexions entre les États concernés et ces opérateurs ? Quelles dispositions les pays concernés ont-ils pris dans le domaine législatif ou pénal pour empêcher ces différents trafics ?

M. Jean-Charles Brisard. Le trafic d’êtres humains constitue en effet une autre source importante de financement de l’État islamique. Il s’agit de rançons suite à des prises d’otages. On a beaucoup parlé des otages occidentaux, mais beaucoup moins des communautés locales visées par ce type de pratiques criminelles. Les notables peuvent également faire l’objet de telles prises d’otages et il existe de rares cas d’esclavage. C’est une part marginale du financement de l’État islamique, mais elle représente néanmoins une centaine de millions de dollars annuellement.

Viennent s’y ajouter les revenus du commerce illicite, non pas de drogues, mais d’antiquités et d’œuvres d’art extraites des pillages systématiques qui font partie de la propagande de Daech : ils montrent que ces icônes sont détruites, et alimentent également un commerce florissant. Là encore, ce phénomène est assez marginal. Des pièces ont été retrouvées çà et là, au Liban, en Jordanie, et même en Europe, par exemple à Londres. Le gouvernement américain estime que ces activités rapportent entre 30 et 50 millions de dollars par an à Daech.

Le salaire des combattants de Daech a été divisé par deux pour réduire ses dépenses, notamment suite à la baisse des revenus pétroliers. Le salaire de base est de 100 dollars par mois et une grille de salaire fait varier ce salaire selon le nombre d’enfants sur le territoire. Des aides en nature sont également apportées aux combattants, notamment le logement. Nous avons cette grille, qui s’avère très précise, car l’État islamique est également une bureaucratie qui sait gérer de manière comptable ses effectifs et ses revenus.

M. Francis Perrin. En ce qui concerne les ressources pétrolières de la Libye, à la fin de l’année 2010, avant le début de la guerre, la production pétrolière était de l’ordre de 1,5 ou 1,6 million de barils par jour. Elle est effectivement tombée ces derniers temps autour de 400 000 barils par jour, soit une division par quatre, ce qui est considérable.

Mais la Libye conserve un potentiel pétrolier et gazier extrêmement important pour l’avenir. C’est l’une des raisons de la présence de Daech dans ce pays, bien que ce ne soit pas la seule ; la proximité de l’Europe entre également en compte.

Bien sûr, Daech aimerait contrôler des ressources pétrolières et une chaîne de valeur en Libye, mais comme ils n’ont pas réussi à le faire pour l’instant, il ne leur reste qu’à essayer de détruire. Cela ne veut pas dire que leur objectif ne soit pas de contrôler, mais Daech se heurte sur le terrain à une forte résistance d’acteurs libyens, y compris de certaines milices. Il ne s’agit pas d’enfants de chœur, mais ce ne sont pas des amis de Daech pour autant car ces acteurs locaux voient l’implication de Daech d’un très mauvais œil, qu’ils considèrent à juste titre comme un acteur étranger.

Il ne faut pas sous-estimer la capacité de Daech de contrôler des actifs pétroliers et une chaîne de valeur pétrolière en Libye à l’avenir. Ce n’est pas le cas pour l’instant, mais ce n’est pas une raison pour se désintéresser de la Libye. Il faut au contraire essayer de capitaliser sur cette situation pour éviter que cela ne devienne le cas à l’avenir, comme c’est encore en partie le cas en Syrie et en Irak.

Le président Duseux répondra à votre question sur les produits pétroliers, mais il convient de rappeler certains éléments de contexte particulièrement importants. La production pétrolière actuelle en Irak et en Syrie est très faible, pour les raisons que j’ai évoquées. Il faut déduire de cette production ce dont Daech a besoin pour ses efforts de guerre et ce qu’il commercialise dans les zones qu’il contrôle directement. Au vu de la forte baisse de la production, il apparaît rapidement qu’il ne reste plus grand-chose à exporter aujourd’hui, ce qui n’était pas le cas par le passé.

Par ailleurs, les produits pétroliers de Daech n’ont pas une origine normale. Ce sont des produits marqués par le sang. Pour les commercialiser, Daech va privilégier les circuits courts, qui sont les plus sûrs. Il ne va pas chercher à exporter ces produits à l’autre bout du monde, en Europe ou ailleurs sur les grands marchés pétroliers, il n’en a pas la capacité, il lui manque la logistique nécessaire et les contacts. Ce serait prendre beaucoup de risques pour un gain minime.

De plus, les compagnies pétrolières ne manquent pas de pétrole. Le marché pétrolier est marqué par un excédent de production, c’est pourquoi les prix sont très bas. Aujourd’hui, une compagnie pétrolière ne va pas se battre pour acheter un pétrole suspect, elle va contacter des acteurs légitimes et légaux du jeu pétrolier mondial, des pays producteurs et exportateurs de pétrole, leurs compagnies nationales, d’autres compagnies privées et des négociants ayant pignon sur rue plutôt que de traiter dans des conditions plus que louches avec des intermédiaires qui auraient été adoubés par Daech.

Enfin, les volumes sont aujourd’hui tellement faibles qu’à supposer que les grandes compagnies pétrolières n’aient aucune morale et aucun scrupule, ce que pourrait leur offrir Daech est aujourd’hui ridiculement faible. Les grands acteurs pétroliers ont besoin de grands volumes et ces grands volumes se trouvent en Arabie Saoudite, en Russie, auprès de la Sonatrach, de la Saudi Aramco ou d’autres compagnies pétrolières, plutôt qu’auprès d’un groupe qui n’est plus en mesure d’offrir grand-chose aujourd’hui.

Il est exact que dans un passé pas si ancien, les autorités turques ont fermé les yeux sur différents trafics dans lesquels Daech était impliqué, dont le pétrole et les produits pétroliers faisaient partie. Comme vous le savez, l’une des faiblesses de Daech est qu’ils n’ont pas beaucoup d’amis et que lorsqu’ils en ont, ils ne les gardent pas puisqu’ils sont en guerre contre tout le monde. Daech s’est retourné contre la Turquie et y a conduit des attentats sanglants, ce qui a amené les autorités turques à considérer ce groupe avec un œil différent. Même si les services turcs pourraient être beaucoup plus efficaces, aujourd’hui la Turquie n’est plus une des principales voies de la contrebande de pétrole et de produits pétroliers par Daech, comme c’était le cas il y a quelques années. Le marché est encore plus local que par le passé, il concerne essentiellement la Syrie, l’Irak, et un petit peu la Turquie et la Jordanie, ce n’est plus un problème majeur. Il y a encore certainement quelques pressions à exercer sur nos amis turcs. Nos amis américains savent très bien leur tordre le bras ; ils ont manifestement un peu plus de pouvoir de conviction en ce domaine que l’Union européenne.

M. Francis Duseux. Je compléterai ces propos avec un ordre de grandeur. On estime aujourd’hui que Daech produit en Syrie 10 000 barils par jour, ce qui équivaut à 500 000 tonnes. La consommation de la France est de 75 millions de tonnes, sans parler du reste l’Europe. La production de Daech est donc négligeable par rapport aux besoins mondiaux.

En ce qui concerne la traçabilité, les pétroles bruts ont des caractéristiques différentes. On distingue l’Arab Light, l’Arab Heavy, le Kirkuk ou le Basrah, dont la teneur en soufre et la densité seront différentes. On fait même des courbes de distillation pour savoir quel produit est tiré. Il est absolument nécessaire pour les pétroliers de savoir exactement ce qui est acheté, car une différence de valeur d’un dollar par baril a de grandes conséquences. Même sans considération pour Daech, il est absolument nécessaire de savoir ce que l’on achète. Cette traçabilité existe donc et les qualités des différents champs de pétrole dans le monde sont connues.

S’agissant de la formation, je me rappelle que dans mes plus jeunes années, nous recevions une formation tous les ans au cours de laquelle on nous rappelait les grands principes de la société, qui se terminait par une interrogation écrite. Aujourd’hui les choses se font par internet, en prévoyant que les acheteurs ont l’obligation de répondre, afin de les obliger à se plonger chaque année dans les méthodes de contrôle du suivi des procédures. Nous sommes obligés de régulièrement assurer la formation de nos employés au respect des procédures. Et bien sûr, les patrons des bureaux de trading vérifient les transactions.

M. Sébastien Abis. Un certain nombre de recrutements, y compris depuis des pays plus éloignés que le Moyen-Orient – en particulier en Afrique du Nord – se font dans les régions rurales pauvres, oubliées des pouvoirs publics et des littoraux. Dans certains pays, ces zones ont eu la sensation d’être le carburant de révoltes, de révolutions et de changements, et ne pensent pas avoir été écoutées, soutenues ou valorisées.

Dès lors que l’on a la capacité de fournir un salaire, comme c’est le cas de Daech, les capacités de recrutement sont évidentes, surtout dans des zones où le chômage des jeunes est considérable.

Une grande partie des drogues produites sur la planète vient des cultures agricoles. Dans plusieurs endroits de l’est syrien ou du nord de l’Irak, des champs de culture de drogue ont été rasés, dans la volonté d’interdire la consommation de drogues. Ces zones agricoles n’étaient pas forcément entièrement couvertes de plantes destinées à une production illicite, elles pouvaient également contenir des cultures alimentaires, mais tout a été rasé sans distinction, ce qui a pu réduire les surfaces agricoles.

Si les proportions sont différentes, des produits agricoles et céréaliers font aussi l’objet de trafics transfrontaliers. Il faut considérer les volumes en jeu : si les habitants de cette région du monde consomment en moyenne 200 kilogrammes de pain par an et que l’on estime que les territoires contrôlés par Daech comptent 10 millions d’habitants, cela représente un million de tonnes de blé. Ce volume est assez proche de la production locale, les besoins à l’import ne sont donc pas colossaux et il est même possible, si la récolte était bonne, d’exporter un peu.

Mais si la production céréalière et agricole dans ces territoires s’affaisse, ce qui est probable en temps de guerre, la facture à l’importation sur un bien alimentaire vital va devoir être financée : 1 million de tonnes de blé, sachant que le prix de la tonne oscille entre 150 et 200 dollars. Cela renvoie à la problématique pétrolière.

S’agissant enfin du commerce des matières agricoles, il existe des règles, comme dans l’industrie pétrolière, et beaucoup d’opérateurs sont très vigilants à l’égard des flux dans ce bassin de consommation important.

M. Kader Arif, rapporteur. J’ai entendu vos réponses, qui m’ont éclairé et, pour certaines d’entre elles, rassuré. Dans le secteur pétrolier, l’expertise humaine est nécessaire. Où Daech trouve-t-il cette expertise ? Peut-elle venir de recrutements d’ingénieurs dans les pays occidentaux ?

Vous avez évoqué la question du blé. Le coton et sa transformation font aussi l’objet de questions, pourriez-vous nous donner quelques éléments sur ce point ? On a fait état d’une taxation des produits alimentaires par Daech. Cela pourrait-il être un facteur d’impopularité pour Daech et d’affaiblissement des producteurs locaux ?

M. Yves Fromion. Quelles sont les compagnies qui exploitent le pétrole en Libye ? Est-ce l’ENI italienne ? Est-ce que le fait que cette exploitation soit conduite par un pays européen a freiné l’enthousiasme de ceux qui imaginaient un embargo pétrolier pour amener les Libyens à la raison ? La Libye est extrêmement dépendante de la rente pétrolière. Est-ce que l’existence de liens particuliers entre l’Italie et la Libye explique que l’idée d’un embargo n’a jamais prospéré ?

M. Gérard Bapt. La Turquie dispose-t-elle de capacités de raffinage ? Le pétrole qui arrivait par voie de citernes en Turquie pouvait-il y être transformé ?

S’agissant toujours de la Turquie, les Kurdes syriens ont trouvé au poste frontière d’Al-Chaddadeh, qu’ils ont récemment repris à l’État islamique, des factures à en-tête du ministère du pétrole de l’État islamique adressées aux transporteurs. Elles confirment vos propos sur le caractère artisanal de ce commerce, puisqu’il apparaît que Daech a vendu 383 barils du champ pétrolier de Kabiba pour 5 000 dollars, soit 13 dollars le baril. Si ce pétrole a ensuite été raffiné en Turquie, peut-il avoir échappé au contrôle dont faisait état M. Duseux ?

Concernant le blé, y a-t-il actuellement des exportations de blé européen à destination du gouvernement syrien, ou cela fait-il l’objet d’un embargo ?

M. Xavier Breton. Quelle est la part d’autoconsommation et d’exportation de la production agricole ? Par quels circuits commerciaux passe cette exportation ?

Existe-t-il une production et une consommation de drogue sur le territoire de l’État islamique ?

M. Olivier Faure. C’est la première audition depuis longtemps qui nous permet d’apprendre quelque chose sur le face-à-face que nous avons avec Daech. J’ai trouvé vos interventions extrêmement rassurantes par rapport à ce que nous entendons habituellement : les capacités financières de Daech correspondent à son autofinancement, il reçoit peu de dons extérieurs ; ses capacités de production sont en baisse sensible, à un niveau infinitésimal ; la traçabilité des produits pétroliers est assurée et il est donc très difficile pour eux de vendre leur production dans le monde. L’extinction progressive de Daech semble annoncée, voire même proche.

Si l’on prolonge les tendances dont vous faites état, Daech va bientôt se trouver dans l’incapacité de se mouvoir, d’alimenter ses combattants et ses populations. Ces insuffisances vont conduire à des difficultés sur le plan alimentaire et amener les populations qui se sont laissées séduire par Daech à inévitablement se retourner contre lui, les mêmes causes produisant les mêmes effets.

Partagez-vous le point de vue que la fin de Daech est proche, et que nous faisons face à une organisation déjà agonisante ?

M. Francis Duseux. En réponse à cette dernière question, le grand changement est qu’au départ les Américains ne voulaient pas toucher au pétrole. Parce qu’en cas de reconstruction, cette ressource est tellement stratégique que si l’on détruit tout, il faudra deux ans ou plus pour faire redémarrer le pays. En septembre de l’an dernier, un changement de politique s’est opéré, et l’on a senti une vraie différence sur le terrain. Tous les observateurs confirment que les ressources de Daech se sont considérablement amenuisées, nous pouvons donc être optimistes.

M. Jean-Charles Brisard. Il faut faire attention avec les estimations que nous manions. Les dernières estimations du CENTCOM américain, qui datent du 1er avril, font état d’une production supérieure à 10 000 barils par jour. L’évolution est à la baisse générale des revenus, en particulier des revenus pétroliers, mais Daech a encore la capacité d’entretenir ce territoire et cette population, et surtout son armée.

La vraie question concerne la pression fiscale et l’impopularité que suscitera Daech à force de jouer sur le levier de l’extorsion pour saigner à blanc des populations locales qui sont déjà dans une situation de dégradation générale sur le plan économique et social.

Si l’on s’intéresse à la viabilité du modèle économique de l’État islamique, les budgets des provinces contrôlées par Daech, rapportés aux budgets de ces provinces avant 2014, se situent largement en deçà de ce qui serait nécessaire pour faire vivre ces populations dans des conditions satisfaisantes. Nous savons donc qu’à moyen ou long terme, cette organisation n’a pas d’avenir sur le plan financier.

M. Francis Perrin. L’affaiblissement de Daech en Syrie et en Irak est une certitude. Sur le front pétrolier, nous constatons une forte baisse de la production qu’il contrôle, des exportations et de ses revenus. La dernière estimation chiffrée donnée par le CENTCOM des États-Unis était de l’ordre de 30 000 barils par jour, Syrie et Irak confondus, pour le début de l’année 2016. Depuis, la poursuite de l’opération « Tidal Wave II » a continué à dégrader cette capacité. Il n’y a pas encore de chiffres plus récents, mais la production a certainement encore diminué.

La production devient donc extrêmement faible et parmi les trois usages du pétrole que j’évoquais : effort de guerre, fourniture de produits pétroliers aux populations et exportations hors des zones contrôlées par Daech, c’est la poursuite de l’effort de guerre qui est le plus important, quitte à sacrifier le reste. Cela pourra poser des problèmes avec les populations. Daech prétend être un État islamique, qui prend en charge les besoins des populations. La chute des revenus pétroliers met le modèle économique de Daech à rude épreuve, même si nous avons tous rappelé qu’il ne repose pas uniquement sur le pétrole.

Je pense donc que la fin de Daech en tant qu’entité politico-militaire contrôlant de façon durable des territoires et des populations en Syrie et en Irak est à notre portée. Cela ne voudrait pas dire la fin de Daech en tant que groupe terroriste, ni la disparition de son pouvoir d’attraction. Mais la spécificité de ce groupe est de contrôler un territoire et des populations de façon durable. Ce caractère unique a un impact direct sur son attractivité. Un certain nombre de personnes et de flux financiers se dirigent vers les plus forts, ceux qui montrent qu’ils sont capables d’occuper et de tenir un territoire. La fin possible de ce modèle serait évidemment un coup très dur porté à cette organisation, y compris en termes de communication et de propagande, même si cela ne signifie pas la fin de Daech sous tous ses aspects.

Monsieur le rapporteur, vous avez tout à fait raison de rappeler que l’industrie pétrolière exige une main-d’œuvre qualifiée. Où Daech trouve-t-il ces qualifications ?

Dans certains cas, en prenant le contrôle d’actifs pétroliers, Daech a également pris le contrôle des personnels syriens ou irakiens qui s’y trouvaient. Ceux qui n’ont pas pu fuir n’ont eu d’autre choix que d’accepter de travailler pour Daech. De plus, Daech compte dans ses rangs des personnes ayant des compétences dans le domaine de l’industrie pétrolière.

De plus, Daech a un département ressources humaines très efficace, très professionnel, et ils essaient de démarcher certaines personnes dans des pays étrangers, y compris occidentaux. Évidemment, ils ne font pas cela à l’aveugle, ils vont tenter de repérer, au sein d’acteurs pétroliers, des personnes dont le nom, l’origine, ou les convictions religieuses laissent penser qu’ils pourraient être proches d’eux. Il leur arrive de se tromper, mais nous savons que des approches directes ont eu lieu.

M. Fromion souhaitait savoir qui exploitait le pétrole en Libye. C’est d’abord la compagnie nationale pétrolière, la National Oil Corporation (NOC). Comme dans tous les pays membres de l’Opep, la compagnie nationale joue un rôle extrêmement important.

Les choses se compliquent en Libye car deux compagnies nationales coexistent actuellement : la NOC traditionnelle, basée à Tripoli, et une deuxième compagnie créée par les détenteurs du pouvoir à l’est du pays, qui lui ont donné le même nom. L’accord de paix négocié sous l’égide des Nations Unies accorde la reconnaissance internationale à la NOC de Tripoli. Les États-Unis continuent de ne reconnaître que cette NOC, qui reste l’acteur essentiel en Libye en termes d’exploitation pétrolière et gazière.

Il y a aussi des acteurs étrangers en Libye : le groupe pétrolier ENI est le plus important, et l’on trouve aussi la compagnie espagnole Repsol, le groupe français Total, des compagnies américaines comme Occidental petroleum, et des compagnies allemandes ou autrichiennes. Il y a donc beaucoup de monde en Libye mais pour des raisons de sécurité, presque tout le monde s’est retiré en gardant ses permis d’exploitation. Aujourd’hui, c’est la compagnie pétrolière nationale qui est sur le front pétrolier et gazier sur l’ensemble du territoire. Mais si les compagnies étrangères sont parties temporairement, pour des raisons de sécurité, elles espèrent revenir lorsque les conditions sur le terrain le permettront.

M. le président. La première compagnie NOC semble contrôler des champs pétroliers plus vastes que la deuxième.

M. Francis Perrin. En effet, elle tire profit de son antériorité historique. La deuxième compagnie souhaite se faire sa place, mais dans le domaine du pétrole, les choses prennent du temps.

Il n’y a pas d’embargo sur le pétrole libyen, justement parce que le rôle de Daech en termes pétroliers est faible. Il n’y aurait pas de raison de la part des pays européens ou des États-Unis d’imposer un embargo sur l’ensemble du pétrole libyen. La Libye est une économie fondée sur un seul produit, sans le pétrole et le gaz, toute l’économie s’écroule. Ce pays a suffisamment de difficultés pour ne pas imposer un embargo sur tout le pétrole libyen, alors que Daech ne le contrôle pas.

Il y a eu par le passé un embargo occidental sur le pétrole libyen, lié à l’affaire de Lockerbie, mais il a été levé dans les années 2000. Il n’y a pas de raison de le rétablir aujourd’hui dans l’état actuel des forces et des positions de Daech en Libye.

Monsieur Bapt, il y a bien sûr des raffineries en Turquie. Est-ce que du pétrole brut issu des territoires contrôlés par Daech et passant par différents intermédiaires a pu être raffiné en Turquie ? Dans le passé, c’est probable, aujourd’hui ce n’est plus un véritable problème pour les raisons que nous avons évoquées.

M. Sébastien Abis. Monsieur le président, vous nous interrogiez sur le coton. Les productions de coton sont historiquement importantes dans l’est syrien. On est en droit de considérer que par le jeu de la contrebande, des trafics informels et des circuits non officiels, du coton a été exporté vers la Turquie, qui est un grand pays de transformation et de textile.

Sur la question plus commerciale, aujourd’hui, environ 50 % de la consommation alimentaire en Syrie et en Irak provient des marchés internationaux. Une calorie consommée sur deux dépend de la production à l’étranger. C’est notamment vrai en céréales, et dans ce cas plus spécifique, la Syrie fait venir son blé, son orge et son maïs des pays riverains de la mer noire : Ukraine et Russie. Ces deux pays de production céréalière sont montés en puissance ces dernières années, tant en termes de production que d’exportation. Le goût pour les mers chaudes de ces pays concerne bien évidemment les céréales, d’autant plus que l’Afrique du nord et le Proche-Orient sont les grandes régions importatrices de céréales de la planète, et de très loin.

Ces achats, quand bien même il existe un office public en Syrie, sont le fruit d’opérations menées par des compagnies céréalières privées. Le blé importé en Syrie ne porte pas le drapeau d’un pays. Il a une origine géographique, mais l’opération tant logistique que financière est effectuée par des opérateurs privés.

Enfin, concernant la question plus prospective qui a été posée sur l’impopularité potentielle et l’affaiblissement de Daech, ces évolutions se font sur de longues durées. S’agissant de l’impopularité née de l’imposition des produits agricoles ou alimentaires, Daech peut très bien considérer a contrario qu’il va devoir acheter ces populations locales pour préserver une clientélisation à long terme. Peut-être va-t-il reconsidérer avec plus d’attention les questions alimentaires et agricoles, à plus forte raison si ses moyens diminuent du fait de la raréfaction des possibilités d’exploitation du pétrole.

D’un point de vue stratégique, on peut observer avec le plus grand intérêt que des pays acteurs du conflit cherchent à acheter des produits alimentaires et céréaliers en quantité supérieure à leurs besoins nationaux, afin de les redistribuer dans les pays du voisinage, et ainsi acheter des alliances locales auprès de communautés ou de groupes. C’est une leçon que nous pouvons tirer de l’histoire, qui souvent se répète sur ces questions alimentaires.

Pour terminer, la fragilité locale de Daech ne doit pas masquer que sa séduction se maintient auprès de populations plus lointaines, vulnérables, en Europe et de plus en plus souvent sur le continent africain. La capacité de résilience de ce groupe tient à son pouvoir de séduction, qui se maintient dans des territoires plus lointains que le seul théâtre syrien et irakien, contre sa faiblesse face aux frappes et aux difficultés locales

M. Olivier Faure. J’ai la sensation que nous assistons à un rapprochement de Daech du modèle d’Al-Qaïda.

M. le président. Messieurs, merci de votre présence et de votre participation à nos travaux.

L’audition s’achève à dix-huit heures quinze.

Audition de Mme Anne-Clémentine Larroque, maître de conférences à SciencesPo, M. Hosham Dawod, anthropologue au CNRS,
et M. Alexandre Lévy, journaliste

(séance du 6 avril 2016)

M. Jean-Frédéric Poisson, président. Nous avons le plaisir cet après-midi de recevoir, pour une table ronde ouverte à la presse sur l’idéologie et la propagande de Daech, trois intervenants. Mme Anne-Clémentine Larroque est maître de conférences à Sciences Po, spécialiste de l’Islam radical, et traitera du détournement idéologique opéré par Daech. M. Hosham Dawod est anthropologue au CNRS, ancien responsable de l’antenne de l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo) en Irak. Il travaille depuis plusieurs années maintenant sur le programme de Daech et nous en livrera une présentation. M. Alexandre Lévy, journaliste, a contribué au rapport de Reporters sans frontières Le Jihad contre les journalistes, que je vous invite à lire. Il est l’auteur de sa partie consacrée aux moyens et vecteurs de propagande et interviendra donc sur ce thème.

La mission est dotée des prérogatives d’une commission d’enquête dans les conditions applicables à ces dernières. Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais donc maintenant demander à chacun de vous de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Anne-Clémentine Larroque prête serment.)

Mme Anne-Clémentine Larroque, maître de conférences à SciencesPo. Je vous remercie de m’avoir invitée pour cette table-ronde consacrée au détournement idéologique opéré par l’État islamique (EI).

Dans mon exposé, je reviendrai tout d’abord sur la nature de l’EI et ses origines en Irak et j’évoquerai ensuite deux à trois points sur le véritable détournement idéologique qui est en cours.

L’EI, dont les origines remontent à 2003, se nomme d’abord al-Qaïda en Irak (AQI). En 2004, la structure et son chef Moussab al-Zarqaoui sont reconnus directement par al-Qaïda, qui devient sa cellule mère. Al-Zarquaoui profite de l’invasion américaine pour renforcer les rangs de sa structure djihadiste, d’origine jordanienne, en l’important en Irak, État en complet délitement. Certains anciens cadres du régime de Saddam Hussein rejoignent ce mouvement. À la mort d’al-Zarqaoui en 2006, Abou Bakr al-Baghdadi reprend les rênes du mouvement et rebaptise AQI en État islamique en Irak (EII), qui donnera EIIL ou Daech en 2014.

L’EI est donc bien une créature d’al-Qaïda : les deux groupes djihadistes partagent une idéologie commune : le takfirisme. Il s’agit d’un concept central qui excommunie tous les impies, musulmans ou non, qui refuseraient une vision globale et totale de l’Islam à l’échelle mondiale.

Le djihadisme, qui est un néologisme, est apparu progressivement depuis les années 1980, avec les Talibans et moudjahidines afghans, lors de la guerre contre l’URSS. Néanmoins, c’est un concept ancien, inscrit dans le Coran, qui peut être défini à deux degrés : le grand djihad, qui se caractérise par un « effort sur soi-même » et le petit djihad, qui est une légitime défense contre des envahisseurs.

À la suite de la victoire des talibans, les moudjahidines retournent dans leurs pays d’origine : l’Algérie, la Bosnie et l’Égypte notamment. Ils vont s’efforcer d’y prolonger le djihad et c’est dans ce contexte que naît al-Qaïda en 1987. Très vite, al-Qaïda devient une puissante organisation djihadiste internationale et connaît son apogée en 2001, lors des attentats à New York. Al-Qaïda a connu un essoufflement général après le 11 septembre ; d’autres cellules terroristes prennent sa place et occupent le terrain comme al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) en 2007 et al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) en 2009.

Néanmoins, il faut souligner que l’EI n’est plus al-Qaïda. Les deux organisations partagent la volonté de mettre en place un califat mondial mais l’échéance et la temporalité n’est pas la même. Ensuite, de manière plus concrète, contrairement à al-Qaïda, qui est une organisation très sélective, l’EI est territorialisé et procède à un recrutement de masse.

En outre, le grand détournement idéologique de l’EI a eu comme conséquence la création d’un dispositif totalitaire. Malgré sa volonté, l’EI n’a pas réussi à bâtir un véritable État, mais dispose d’une structure d’autorité organisée et totalitaire.

Une seule voie politique est possible avec un chef unique Abou Bakr al-Baghdadi, calife « représentant du prophète ». Le régime utilise la terreur pour imposer sa domination avec des tortures, des lapidations et des mutilations. En outre, l’EI a créé un mythe eschatologique, au service d’une finalité. On a pu voir ce type de mythe avec le concept d’État vital du nazisme. Cette eschatologie est mise en scène par des images de propagande et servant de justification aux atrocités commises par le régime. Une martyrologie est légitimée par une utilisation détournée des symboles de l’Islam des premiers temps. Le nom du chef est l’exemple même de cette politique de symboles : « Abou Bakr » est le nom du premier calife rashidun et « al-Baghdadi » fait référence à la capitale du monde arabo-musulman Bagdad. Néanmoins, historiquement, cette association est un non-sens car Bagdad n’a jamais été sous l’emprise de Daech et n’a jamais été la capitale des califes Rashidun ; elle est devenue la capitale seulement au VIIIe siècle sous la dynastie des Abbassides. Il n’y a donc pas de cohérence dans les symboles utilisés, bien que ce ne soit pas forcément un problème pour les recrues qui sont davantage attirées par les images et par la possibilité d’avoir un rôle et de s’inscrire dans un projet où le bien et le mal sont parfaitement définis.

Au sein de Daech, il est indispensable de rendre chaque action spectaculaire afin de renforcer l’image et rendre cette action légitime. S’agissant des décapitations et des tortures, le régime s’appuie directement sur des textes coraniques, notamment la sourate 8 sur le butin qui précise que pour « jeter l’effroi dans les cœurs des mécréants », il faut frapper « au-dessus des cous et [les frapper] sur tous les bouts des doigts », ce qui conduit à justifier la décapitation, mais cela reste une interprétation qui n’est pas forcément admise par tout le monde. Le verset 4 de la sourate 47 s’inscrit dans la même logique : « lorsque vous rencontrez au combat ceux qui ont mécru, frappez-en les cous ». On retrouve cette idée de décapitation. Pourtant, le verset se poursuit en expliquant : « quand vous les avez dominés, enchaînez-les solidement. Ensuite, c’est soit la libération gratuite, soit la rançon, jusqu’à ce que la guerre dépose ses fardeaux ». Il n’y a donc pas de mort évidente. C’est bien une relecture totale qui justifie et met en scène la barbarie.

Dans le communiqué de presse de l’État islamique revendiquant les attentats du 13 novembre dernier, la sourate 59 (verset 2) est citée. Cette citation est sortie de son contexte, car elle évoque la guerre menée contre les Juifs, appelés « gens du Livre » au cours des débuts guerriers de l’Islam. Mais les attaques de novembre n’ont pas concerné une communauté précise, car ils visaient l’ensemble de la population et des gens installés en terrasse. Il ne s’agit pas de justifier l’attaque de l’Hyper Casher. C’est une preuve flagrante de l’instrumentalisation totale des textes coraniques et du fait que les erreurs historiques ou théologiques importent peu aux partisans de l’EI.

Enfin, dans le cadre de l’eschatologie et de la martyrologie globales, l’EI annonce la fin des temps dans la ville de Dabiq au nord-est d’Alep, là où tout est censé se terminer. Dans le Hadith du livre des tribulations, il est en effet précisé que « l’Heure ne se lèvera pas tant que les Romains ne camperont pas dans le cours inférieur de l’Oronte ou à Dabiq. Alors s’ébranlera contre eux une armée de Médine, composée des meilleurs habitants de la Terre ». L’EI, comme l’armée de Médine, guette donc une attaque terrestre des Occidentaux dans les environs de Dabiq. Se justifie ainsi le recours à un recrutement massif.

Ce détournement idéologique sert à justifier les modalités d’action des djihadistes et le sens de leurs actions. C’est un détournement de la règle, de ce qui est permis ou non. Il s’agit de donner du sens aux actions et légitimer le discours auprès des recrues avec des interdictions et des permissions. Il y a un lien avec le rigorisme salafiste mais, au-delà, il y a une volonté d’utiliser le fanatisme des recrues pour justifier tous les trafics. Ils peuvent donc être des djihadistes, être de bons musulmans et pourtant livrer de la drogue, par exemple de la cocaïne en Afrique subsaharienne. Ces trafics ne posent pas de difficulté car ils sont justifiés par le discours.

Les moyens de communication ont totalement évolué et sont adaptés aux jeunes de 15 à 30 ans avec le fonctionnement d’Internet et des jeux vidéos. La réflexion est très aboutie sur les leviers à mobiliser, la maîtrise de la publicité et globalement sur comment communiquer. On est face à des professionnels qui réfléchissent à ces questions avec des agences de communication qui soutiennent l’EI, c’est évident. Ils utilisent les technologies dernier cri et bénéficient de la mondialisation des outils de communication qui, il y a encore dix ans, étaient des moyens coûteux.

Dans la théologie islamique sunnite, il n’y a plus de création de règle de droit. Les groupes djihadistes s’en inspirent mais détournent également le salafisme, les messages coraniques et certains hadiths pour justifier le trafic d’armes ou de drogues. Les idéologues djihadistes sont parvenus à légitimer des actions absentes de la Charia, des actions qui vont même à l’encontre du respect de soi et d’autrui prôné par le Coran. Ils parviennent à démontrer à leurs partisans que c’est la finalité du djihad qui est poursuivie avant tout par ces agissements.

Ces incohérences ont été mal vécues par certains chefs de Katiba notamment au Sahel. Au moment où AQMI s’est organisée dans la zone, ils ont refusé de s’associer au trafic de drogue, désigné comme « haram » (péché) par les textes islamiques. Le Coran mentionne clairement l’interdiction de l’alcool et de tout ce qui peut contrevenir au fonctionnement normal du cerveau. La pratique du commerce est en revanche licite mais s’accompagne de règles d’équité et ne doit pas être défavorable à l’une des deux parties. De même le mensonge, les vices cachés ne doivent en aucun cas faire partie de la transaction, d’après plusieurs hadith de la Sunna.

Pour conclure, il faut souligner que le détournement idéologique, avec une relecture des textes islamiques et une justification eschatologique, sert à créer un code nouveau à l’EI, donc à légitimer sa violence, et en fin compte son existence.

M. Jean-Frédéric Poisson, président. Les systèmes totalitaires se fondent sur une approche machiavélienne, à supposer que l’on puisse résumer la pensée de Machiavel à cet axiome, à savoir que la fin justifie les moyens. Les interdictions dont vous avez parlé et qui figurent dans le Coran constituent-elles des absolus ou est-il possible d’y renoncer pour parvenir à un objectif plus général ? En d’autres termes, la fin justifie-t-elle de mobiliser tous les moyens disponibles ?

Mme Anne-Clémentine Larroque. L’effort sur soi que j’évoquais ne permet pas au croyant de décider à la place d’Allah. Dès lors, le croyant doit se soumettre au Coran car il émane de la justice divine. Pour autant, il ne vous est pas demandé de lever votre poignard contre l’autre juste parce qu’il est autre. C’est en cela que Daech détourne le Coran : il utilise les actions qui y sont décrites pour opposer l’Islam aux autres alors que l’objectif du texte est différent. Le Coran décrit les pratiques à respecter rigoureusement pour servir l’Oumma, c’est-à-dire la communauté.

M. Kader Arif, rapporteur. Daech ne fait-il pas une utilisation politique de la religion notamment lors du recrutement, les candidats étant totalement ignorants de ce qu’est la religion musulmane ?

Mme Anne-Clémentine Larroque. Faute d’outils précis, il est difficile de répondre à cette question. Dans les partisans de Daech, il faut bien distinguer les idéologues des recrues ordinaires. Dans ce dernier cas, je crois qu’il est juste de parler d’ignorance de la religion musulmane. Plus globalement, le lien entre salafisme et djihadisme est difficile car tous les salafistes ne participent pas au djihad. En ce qui concerne les recrues, ils sont assez peu recrutés par un biais religieux ; c’est la satisfaction d’autres besoins qui les attire.

M. Joaquim Pueyo. L’idéologie religieuse est une façon de reconquérir le pouvoir. En Irak, les Sunnites ont été écartés des instances de décision et avec Daech ils tentent de reprendre les positions qu’ils ont dû abandonner et utilisent pour cela le discours religieux.

Mme Anne-Clémentine Larroque. Il y a évidemment un usage politique de la religion. Comme je le soulignais, le phénomène est très lié à la lutte contre la présence américaine à partir de 2003. Les chefs qui ont alors été écartés ont ressenti une forte frustration. Dans les mouvements actuels, on retrouve ces personnalités précédemment écartées qui reprennent le pouvoir et qui incarnent facilement une autorité politique.

(M. Hosham Dawod prête serment.)

M. Hosham Dawod, anthropologue au CNRS. Je voudrais vous remercier de votre invitation. Les travaux de votre commission sont importants pour nous tous. Beaucoup de monde s’intéresse à Daech aujourd’hui. Daech est actuellement en recul territorialement et a perdu beaucoup de ses dirigeants. En Irak, que je connais plus particulièrement, Daech a perdu plus de 25 à 30 % de son territoire en un an. La dynamique est clairement descendante.

Daech peut constituer un danger si l’attention baisse et surtout si les États font face à des querelles ou des fragilités internes et deviennent des États en faillite comme l’Irak ou la Syrie. Avec une communauté internationale moins mobilisée, Daech profite de ces faillites locales pour reprendre des territoires et finir par s’imposer.

En tant que califat, Daech est sans limite : il a l’ambition de représenter les Musulmans où qu’ils se trouvent dans le monde, chez les Esquimaux comme en Argentine. Le concept d’État que nous connaissons n’a pas de sens ici : l’État de Daech est une conquête et une guerre permanente.

Il me semble que nous devons être critiques sur notre façon d’aborder Daech. Notre approche a beaucoup évolué ces six derniers mois et surtout depuis que Daech s’est fait connaître hors de son territoire. Auditionné devant une autre commission il y a dix-huit mois, je peinais à convaincre que Daech avait un projet d’État impossible au sens occidental du terme, c’est-à-dire qu’il visait cette conquête sans fin. Les députés relevaient alors que les frontières de la zone étaient vouées à bouger. Reconnaissons aujourd’hui que nous avons sous-estimé le phénomène.

Sans vouloir être trop critique à l’égard de mes confrères, je crois que nous n’avons aucun ouvrage de référence sur l’idéologie de Daech. Aucun texte en français ne permet de connaître véritablement Daech ni de savoir de quoi il est fait sur le terrain. Abou Moussab al-Souri, qui est fréquemment cité en France, ne serait pas dans la liste qu’on pourrait établir des 20 penseurs les plus influents pour Daech. Comme le dit le proverbe irakien, il ne faut pas mélanger d’un côté le thé et de l’autre le sucre.

Daech contrôlait un territoire, avec un système prédateur sur 5 à 7 millions d’habitants. C’est une nouveauté : il s’agit d’une organisation qui ne dépend pas des autres. Même Al Qaïda recevait de l’aide extérieure alors que Daech est auto-suffisante. Elle tire profit du pétrole, de l’agriculture, du coton, des taxes, des amendes… et marginalement d’aides extérieures. Au total, Daech dispose d’un budget confortable, ce qui lui permet d’entretenir des divisions armées avec quelque 25 à 30 000 combattants, voire plus.

Mais Daech repose également sur un système administratif, politique, judiciaire et éducatif. Elle s’appuie sur des références et des écrits. Qu’enseigne-t-on dans les écoles et les universités de Daech ? La plupart du temps, on conserve des enseignements d’histoire, de langue, d’éducation religieuse… De la place est laissée aux plus grands penseurs salafistes, mais aussi à la pensée djihadiste, les uns n’excluant pas l’autre. On enseigne la pensée de Abou al-Hasan al-Mawardi et avant lui celle de al-Taimi. Ces contenus existent dans d’autres pays du Golfe, ce n’est pas spécifique à Daech. En revanche dans le territoire contrôlé par Daech, l’éducation comprend un volet d’instruction, c’est-à-dire qu’on apprend comment se comporter dans la vie de tous les jours et comment se comporter en bon soutien de Daech. Il s’agit de rendre les gens responsables dans leur quotidien et pas seulement de transmettre un savoir. C’est donc une rupture sur ce plan.

Sur le plan de la littérature, les années 1990 et surtout 2000 ont marqué un changement avec des auteurs comme al-Masri ou al-Souri. Cette littérature djihadiste se nourrit très fortement de la situation de l’Afghanistan. Depuis 2003, les écrits essaient de faire le bilan de ce qui a ou n’a pas fonctionné avec l’ouvrage majeur qu’est Le management de la sauvagerie publié en 2004 et attribué à Abu Bakr Naji, bien qu’il puisse avoir été écrit par un auteur égyptien ou par un collectif.

Est également majeur l’ouvrage intitulé La jurisprudence du Djihad, aussi traduit La jurisprudence du sang, de al-Muhajir. L’auteur a été le mentor de al-Zarqaoui qui n’a eu de cesse de faire venir al-Muhajir en terre d’Irak pour qu’il donne des directives religieuses. Cheikh Said Imam a également consacré un livre à la gestion d’un État musulman en gestation ou en préparation.

Il y a donc une nouvelle littérature depuis 2004 avec un nouvel élan en 2014. Ce courant marque une rupture dont il est néanmoins difficile de mesurer le degré d’application concrète. On ne sait pas bien comment ce système fonctionne. Les recrues arrivant en terre de Daech entrent-elles dans des écoles de formation, d’apprentissage ? La plupart du temps, il s’agit d’un voyage messianique, de reconversion, une occasion de devenir quelqu’un d’autre. Pour autant, les candidats disposent d’une base religieuse assez rudimentaire. Ils sont alors formés pour devenir de « bons » musulmans.

Les écrits dans le monde arabe sont très nombreux sur ces sujets ; j’en détiens des dizaines. Pour autant, rarement ces ouvrages ont été traduits et publiés par des chercheurs confirmés et c’est regrettable. Daech, plus encore qu’al-Qaïda, est une organisation locale avec des ouvrages de référence dont la diffusion reste circonscrite. L’organisation locale doit servir de modèle à exporter ailleurs dans le monde.

Aujourd’hui le djihadisme s’est décentré : auparavant il existait des centres internationaux où apparaissaient les principaux chefs et d’où ils s’exprimaient comme Tora Bora ou Peshawar. Ben Laden ou un égyptien comme al-Zaouahiri se rendaient dans ces centres pour apparaître. Aujourd’hui le djihadisme peut apparaître ailleurs, y compris en Europe. Il se développe et se consomme sur place et peut même s’exporter à partir de ces pays. L’Europe ne fait pas que recevoir des actions djihadistes : il est vraisemblable que l’Europe exporte elle-même des actions djihadistes vers l’Irak !

Il me semblerait enfin utile d’analyser plus finement les différences entre Daech en Irak et Daech en Syrie. Quelles sont les affinités entre ces deux groupes ? La branche irakienne est-elle plus tournée vers l’international que la branche syrienne ? Les recrues arrivent-elles en Irak ou en Syrie ? Cela demande une analyse poussée, assise sur une analyse sociologique notamment et avec des informations concrètes collectées sur le terrain. J’espère pouvoir apporter quelques éclairages à ce sujet dans la suite de la discussion.

Je vous remercie de votre attention.

(M. Alexandre Lévy prête serment)

M. Alexandre Lévy, journaliste, Reporters sans frontières. En premier lieu, je vous remercie d’avoir remarqué ce rapport de Reporters sans Frontières (RSF) dans le flot, pour ne pas dire l’océan, des publications sur Daech. Je ne fais pas formellement partie de l’équipe de RSF mais j’ai contribué à la rédaction de ce rapport. Journaliste au Courrier international, je m’occupe des pays de l’Est, des anciennes républiques soviétiques et des Balkans. Mais des « villages Potemkine » à la propagande de Daech, il n’y a qu’un pas ! Mon exposé s’articulera autour de trois points : la place de l’information dans l’organisation de Daech, la mise en place de ses moyens d’information et, enfin, le contenu de la propagande distillée par l’État islamique.

Je n’ignore pas que la manière de qualifier cette organisation terroriste suscite des hésitations. Ils aimeraient qu’on les appelle « État islamique » ou « califat » ; nous préférons « Daech ». Quoi qu’il en soit, en matière d’information, par sa volonté de contrôler tout ce qui se dit de lui ainsi que par la répression de toute voie dissidente, Daech se comporte très exactement comme un État totalitaire ou un proto-État totalitaire. Les journalistes qui écrivent contre Daech sont considérés comme des ennemis ; un article ou un reportage à charge est considéré comme un acte de guerre.

Maîtriser son image est important pour Daech. Le groupe fait peur et veut faire peur pour intimider ses ennemis et recruter des combattants. Mais il tente aussi de se présenter comme une terre d’accueil pour les bons musulmans. Les médias sont considérés comme une cible mais aussi comme un moyen « essentiel à la réalisation des objectifs du califat », pour reprendre la terminologie de Daech.

L’organisation a ainsi mis en place une redoutable machine de propagande, très efficace, cloisonnée à l’extrême, qui prend ses ordres directement auprès du « bureau du calife ». Quant aux journalistes, ils sont totalement instrumentalisés par le groupe : ceux qui participent à la propagande sont choyés – j’y reviendrai –, les autres sont considérés comme des ennemis. Pour Daech, un bon journaliste n’est pas nécessairement un journaliste mort. Les journalistes étrangers, notamment occidentaux, sont d’abord utilisés comme otages. Ils représentent une importante source de revenus, la rançon pour un reporter étranger, selon sa nationalité, pouvant atteindre jusqu’à 10 millions de dollars. Seuls certains, notamment les Américains, sont exécutés de la manière atroce que vous connaissez, à des fins de propagande. L’acte, soigneusement préparé et mis en scène, se veut une action de représailles à l’encontre de la politique conduite par le gouvernement de leur pays.

L’organigramme des médias de Daech dessine les contours d’un véritable empire de presse aussi tentaculaire que puissant. Son patron serait le porte-parole du califat, Abou Mohammed al-Adnani, considéré par certains comme le cerveau des attentats en Europe, notamment en France. Il est vrai que terrorisme et action médiatique ne font qu’un pour l’organisation.

Un centre de commandement, parfois appelé « la fondation base », gère sept branches médiatiques ayant chacune leur spécialité : texte, vidéo, photo, traduction, etc. Installée à Raqqa, la capitale syrienne de Daech, l’embryon d’une agence de presse à l’occidentale, Amaq, gère le flux provenant des trente-huit bureaux d’information de l’organisation à travers le monde. C’est une multinationale qui émet en onze langues – dont le russe, le mandarin, le turc – et dont la force de frappe est démultipliée par des centaines de sites web et des dizaines de milliers de comptes sur les réseaux sociaux. Pour beaucoup, Daech ne serait pas Daech sans la puissance de la Toile et sans l’habileté avec laquelle ses militants l’utilisent. La communication de Daech réussit une prouesse étonnante, celle d’être à la fois extrêmement centralisée et virale.

Les acteurs de cette propagande sont des centaines, regroupés dans des « brigades médiatiques ». Certains sont d’ex-journalistes ou des vidéastes amateurs du Maghreb, d’autres sont des animateurs de forum ou de sites Internet, d’autres enfin sont formés sur place. Tous reçoivent une formation militaire de base pour apprendre le maniement des armes et des explosifs à leur arrivée. Mais ils sont ensuite considérés comme des cadres. Certains sont payés sept fois plus que les fantassins de base. Ils ont droit à une voiture de fonction, un smartphone, un équipement informatique dernier cri. Ils sont parfois même nourris, logés et blanchis dans une de ces villas que le calife met à la disposition de ses cadres les plus méritants. Ils ont des épouses, des esclaves. Les plus expérimentés ont le même statut que les émirs, les commandants militaires de Daech.

Les déserteurs de Daech interrogés par la presse ont décrit de l’intérieur un système très hiérarchisé mais aussi cloisonné à l’extrême. Les photographes et les caméramans, par exemple, sont les ouvriers d’une élite. Ce sont eux qui fournissent la matière première de la propagande mais ce sont leurs supérieurs qui décident de son utilisation ainsi que du moment de sa diffusion.

Le matin, les membres de cette petite armée médiatique reçoivent leurs consignes sur un bout de papier portant le sceau de l’émir qui leur indique le lieu de leur tournage. Ils ne connaissent pas à l’avance ce qu’ils vont filmer ; ce peut être un repas de noce, un coucher de soleil ou une décapitation. Ils vivent dans un univers de privilèges mais aussi de coercition et de surveillance. L’un d’eux le résumait ainsi : « vous savez que vous pouvez à tout moment prendre la place des suppliciés que vous filmez ».

J’en viens au contenu de la propagande. Comme vous le savez, l’ultra-violence est la marque de fabrique, la signature médiatique de Daech. C’est aussi l’un des principaux vecteurs de sa propagande. Les images d’exécutions sanglantes deviennent automatiquement virales sur la Toile et permettent aux terroristes d’occuper la une des médias à très peu de frais. Pour cela, l’organisation est prête à repousser toujours plus loin les limites de la barbarie.

Toutefois, ces images violentes ne représentent qu’une infime partie de sa production audiovisuelle. Le think tank britannique Quilliam s’est livré à l’été 2015 à une analyse minutieuse de la production de Daech. Sur les 1 100 documents de propagande produits en un mois par l’organisation – soit une quarantaine par jour, 15 000 par an – les images de violence brute (décapitations, assassinats de masse) représentent à peine plus de 2 % des images. Celles qui mettent en valeur la force et la détermination des djihadistes représentent 37 % de la production. Sur ces images, l’ennemi est invisible mais des 4X4 rutilants défilent au coucher du soleil, les drapeaux de l’État islamique claquent au vent, etc.

Enfin, plus de 52 % des images restent consacrées à la célébration d’un pays de Cocagne tel que Daech voudrait qu’on le voie. Ces images vantent les mérites d’un État fort mais miséricordieux dans lequel il fait bon vivre. La qualité de la nourriture, ses souks bigarrés, sa nature sauvage sont célébrés. Les djihadistes apparaissent en train de construire des hôpitaux, des écoles, de s’occuper de la voirie. À cela s’ajoutent des scènes de camaraderie entre musulmans issus de pays aussi variés que la Malaisie ou le Tadjikistan. Nous voilà dans les fameux villages Potemkine à la sauce du djihad, l’utopie de Daech !

Que ce soient pour les images d’ultra-violence ou pour ces scènes de la vie quotidienne, Daech déploie des moyens techniques dignes d’une grande production télévisuelle. Des témoignages de repentis font état de tournages qui durent des heures dans lesquels rien n’est laissé au hasard. Plusieurs opérateurs peuvent produire des images d’une même scène. Les images seront ensuite montées. Au moins une fois, lors de la tuerie de masse sur une plage libyenne, une grue a été utilisée pour des plans en travelling. Et ce sont souvent les membres des brigades médiatiques qui commandent le début d’une exécution, afin que tout soit parfait – le cadrage, la lumière, la mise en scène – ; encore une preuve, glaçante, de l’importance des images pour Daech.

M. Gérard Bapt. Madame Larroque, vous nous avez parlé de chefs djihadistes originaires d’Irak. Mais plusieurs cadres de Daech ont un lourd passé en Afghanistan ou en Tchétchénie, d’après ce que j’ai pu lire. Une réflexion ne s’impose-t-elle pas sur le pluralisme, si l’on peut dire, de l’État islamique et des autres groupes salafistes comme al-Nosra, al-Qaïda ou d’autres groupes parfois alliés à ces derniers sur le terrain, comme Ahrar al-Sham ? Les rapprochements entre ces groupes sont-ils idéologiques ou procèdent-ils de liens purement financiers avec tel ou tel État du Golfe ?

Ensuite, madame Larroque, monsieur Dawod, n’y a-t-il pas une relation entre le groupe islamique armé (GIA) algérien qui détruisait les coupoles blanches des Aurès, les talibans afghans qui démolissaient les bouddhas de Bâmiyân et les bombardements au Yémen qui visent des sites préislamiques ? Tout cela n’a-t-il pas un lien avec le prosélytisme wahhabite, lien qui devrait être mis en évidence ?

M. Jean-Louis Destand. Pouvez-ous revenir sur les différences que vous faites entre Daech en Irak et en Syrie ?

Monsieur Lévy, vous avez fait état de la vision charmée, irénique, de cet État islamique raconté par les télévisions, dont nous mesurons d’ailleurs l’impact dans nos sociétés. Mais les populations locales sont-elles dupes de ces discours ?

Mme Anne-Clémentine Larroque. Je vais repréciser, en effet, peut-être que je n’ai pas été très claire en ce qui concerne l’origine des dirigeants. J’ai parlé d’al-Zarqaoui et d’al-Baghdadi pour recontextualiser. Évidemment, il y a des liens entre les différents chefs. Je parlais des chefs irakiens par rapport au délitement de l’État irakien. D’un point de vue idéologique, certains idéologues des années 1980-1990, qui ont influencé al-Qaïda, ont également leur place dans l’idéologie de l’État islamique. Même si l’État islamique, très rapidement, comme Monsieur Dawod l’a dit, va structurer son propre moteur, sa propre propagande et sa propre interprétation des textes, il y a des liens entre al-Qaïda et Daech. Al-Zarqaoui, originellement, fait partie de la branche al-Qaïda. Al-Qaïda se nourrit de plusieurs héritages, en lien avec ce qui s’est passé en Afghanistan dans les années 1980 et 1990, et d’ailleurs l’État islamique utilise, dans Dabiq, très régulièrement, la référence à Ben Laden pour justifier un lien avec al-Qaïda qui est concurrencé mais pas complètement remis en question. Vous avez des influences qui viennent d’Asie centrale, d’Afghanistan et du Pakistan, et/ou aussi d’Égypte. Une bonne partie du djihadisme et du takfirisme y a été théorisée.

M. Hosham Dawod. On parle de berceau historique de Daech en Irak et en Syrie. Il y a un an et demi Daech était à la porte de Bagdad. Daech a perdu Tikrit, l’extérieur de Salaheddine, la totalité de Diala, une partie de la province de Ninive et al-Anbar. Cela fait beaucoup de territoires. Daech contrôle dans cette partie ce qu’on appelle la zone quasi vide, désertique. Depuis peu, on a commencé à dresser des cartes plus exactes. Sur ce point également, il faut être critique : souvent, on se contentait de projeter la carte et de présenter la zone contrôlée par Daech. En vérité, il faut distinguer la zone quasi vide sous l’influence de Daech et les autres zones situées autour des villes comme Mossoul qui sont sous le commandement direct de Daech. L’essentiel de la population se trouve dans cette deuxième zone qui ne représente pourtant qu’un espace plus mesuré.

Je ne crois pas à la thèse selon laquelle Daech constitue une organisation internationale avec un centre de commandement à Raqqa ou à Mossoul. Daech est plus un emblème, une sorte de modèle qu’on copie, une certaine manière de se projeter dans un espace.

En ce qui concerne les liens entre les organisations, je note que Boko Haram a déclaré allégeance à Daech mais je ne sais pas quelle est la portée réelle de cette déclaration. Il peut y avoir des coopérations sur un sujet mais rien ne permet d’assurer que c’est systématique. Par exemple, en raison des pressions très fortes sur al-Nosra, les « amis » de Daech au Sinaï ont pu porter un coup aux Russes en abattant un avion civil.

À la différence d’al-Qaïda, Daech est une organisation territoriale. Chaque fois qu’il y a un État défaillant ou un territoire délaissé, Daech surgit. C’est le cœur du livre d’Abu Bakr Naji, Management de la sauvagerie, qui montre bien ces trois étapes : provoquer assez de troubles pour conduire à la faillite de l’État en place, le remplacer et consolider sa maîtrise territoriale et enfin propager le modèle ainsi constitué. Daech prend le contrôle de territoires viables, avec un accès à la mer et éventuellement du pétrole qu’il peut vendre pour vivre.

Combien de djihadistes irakiens se trouvent parmi les Libyens en sol libyen? Quelques-uns mais pas plus, il n’y a pas cette fluidité.

Venir à bout de Daech en Irak et en Syrie donnera un coup fatal à cette organisation mais mettre fin au djihadisme en général, c’est autre chose.

Le wahhabisme est une pensée rigoriste salafiste du XVIIIe siècle qui a évolué, à la fois sur sa terre natale d’Arabie Saoudite et à l’extérieur. La plupart des gens qui se réclament de la pensée de Mohammed ben Abdelwahhab sont dans une phase beaucoup plus radicale et belliqueuse que ce que le wahhabisme était à l’origine. Même en terre d’Arabie Saoudite, la question de la nature du projet wahhabite s’est posée : est-ce que c’est un projet d’expansion ou de limitation territoriale ? Cela s’est terminé en 1928 par une confrontation entre le pouvoir de Ben Saoud, le fondateur, et ce qu’on appelle l’ikhwan. Elle s’est terminée par le massacre de 4 000 à 5 000 combattants. La question centrale était celle de la frontière : les plus radicaux considéraient qu’ils devaient diffuser par le sabre l’étendard de l’Islam partout dans le monde. À ce titre, ils ne reconnaissaient pas les frontières arrêtées par un accord conclu entre Ben Saoud et les Britanniques.

Il me semble qu’il faut être attentif à la place des pays du Golfe dans la politique de Daech, sujet qui est peu vu et peu étudié. Quelques chercheurs du Moyen-Orient commencent à étudier cette question en regardant dans les publications de Daech le nombre de références aux pays du Golfe, depuis la guerre du Yémen et depuis la création de l’alliance des pays musulmans. Le dernier discours d’al-Baghdadi était largement dirigé contre l’Arabie Saoudite. Dans sa recherche de symboles et de références sacrées, Daech oblige l’Arabie Saoudite à se positionner et à s’opposer à la politique générale de Daech. La confrontation est désormais claire entre Daech et l’Arabie Saoudite.

Je suis un spécialiste des questions tribales qui constituent mon champ de recherche au CNRS. Qu’est-ce qui différencie une tribu d’une ethnie ? La tribu est une quasi société politique parce les hommes et femmes d’une tribu reconnaissent un individu comme leur représentant et acceptent qu’il assure une médiation entre eux et avec les autres. Cette médiation, cette représentation, cette délégation est une action politique. Pour une organisation comme Daech, il ne s’agit pas simplement de prolonger une identité religieuse et belliqueuse mais bien de gérer la population, c’est-à-dire d’assurer une véritable organisation politique.

Depuis un siècle, en Syrie et en Irak, se sont constituées deux cultures, deux modes d’identifications, des administrations différentes. Les populations se reconnaissent dans leur économie, leur monnaie, leur drapeau. Si cela peut subir un affaiblissement, il n’est pas possible de faire disparaître ces éléments facilement.

L’organisation de Daech en Irak est construite autour d’acteurs locaux, d’anciens militaires. Elle s’appuie sur la frustration de la population sunnite et se nourrit de son sentiment d’humiliation. Cela n’a été qu’amplifié par les erreurs successives du gouvernement irakien, en particulier celui d’al-Maliki, par la négligence de la communauté internationale et des pays de la région et par les guerres fratricides entre la Turquie et l’Iran ou entre l’Iran et l’Arabie Saoudite.

M. Lévy a évoqué précédemment le rôle du syrien al-Adnani qui est le responsable des médias. Tout le monde sait qu’il y a un conflit entre lui et al-Baghdadi. Ce dernier conçoit d’abord son réseau par des relations personnelles de proximité. Le Conseil militaire est par exemple constitué à 70 % par des Irakiens. S’il y a de nombreux Irakiens dans la branche militaire syrienne, il n’y a, à l’inverse, aucun Syrien dans la branche irakienne. Je fais cette précision pour indiquer combien la distinction entre Irakiens et Syriens reste vivace, même au sein de Daech.

Daech met en place une décentralisation réelle sur le terrain et s’est divisé en petits groupes. La décision est toutefois prise au niveau central s’il s’agit de quelque chose de très important. Par exemple, l’attaque du Bataclan relève d’une décision centrale, tout comme la décision d’attaquer Ankara ou Istanbul, la Turquie étant un État capital pour Daech. Mais l’attaque d’une ville ou d’un proche village relève d’une décision de la branche locale.

M. Alexandre Lévy. En ce qui concerne la perception de la propagande, il m’est difficile de parler à la place de la population locale. La propagande est toutefois explicitement tournée vers l’extérieur et à des fins de recrutement. Les images d’ultra-violence attirent les psychopathes du monde entier qui libèrent ainsi la violence qu’ils contiennent en eux.

Les images utopiques s’adressent à un tout autre public. Daech n’a pas besoin que de tueurs mais aussi, – et c’est leur discours – d’ingénieurs, d’instituteurs… Ce discours prospère sur des esprits faibles ou égarés qui croient au rêve d’un pays musulman présenté par Daech.

Durant l’époque soviétique, les populations locales ne se faisaient guère d’illusion. Les groupes de citoyens journalistes qui se forment à Raqqa tentent de donner des informations. Ils s’appuient notamment sur les journalistes repentis de Daech qui ont compris le piège et qui essaient de s’en sortir. Bien que les informations soient rares, je ne crois pas que les populations locales se bercent d’illusion et voient bien le décalage entre la réalité violente et arbitraire et les images idéalisées.

M. Kader Arif, rapporteur. Merci pour vos éclairages. Selon vous, qu’est-ce qui anime les jeunes Occidentaux qui sont sensibles à la propagande de Daech ? Au-delà du rêve d’un pays de Cocagne ou d’un paradis perdu, comment expliquez-vous la force de cette propagande ? Il me semble important de comprendre le mécanisme qui assure l’effectivité de cette propagande sur les esprits.

Vous avez évoqué le recul militaire de Daech et la réduction du territoire contrôlé. Pensez-vous que cela puisse impacter la propagande ? La propagande perd-elle de sa force avec le recul militaire ?

En matière d’information, M. Lévy a décrit l’organisation existante avec cette agence de presse naissante. Mais au-delà des journalistes locaux, Daech est-il aidé par des journalistes occidentaux ? Les images tournées sont en effet faites pour toucher les esprits occidentaux et démontrent une maîtrise de nos codes. L’impact n’est pas le même selon le pays et la culture ciblés et Daech sait comment parvenir à ses fins.

Mme Anne-Clémentine Larroque. Il me semble que cette question est centrale aujourd’hui. J’aimerais partager quelques pistes de réflexion nourries de mon expérience d’enseignante en lycée de ZEP. Je combine mes observations avec les informations dont nous disposons depuis deux ans sur ces jeunes de 15 à 25 ans qui choisissent de partir en Irak ou en Syrie.

À cet âge, les esprits sont encore en cours de formation et beaucoup ressentent une envie de s’échapper de ce à quoi ils appartiennent, indépendamment de leur milieu d’origine. Ils veulent jouer un rôle, à l’instar des jeux vidéos auxquels ils jouent, ils veulent se trouver une existence. Daech a bien compris ces besoins et a même créé des jeux vidéos rendant encore plus floue la frontière entre ces jeux et la réalité où vous êtes celui qui tue effectivement. Il y a donc un aspect directement lié à l’adolescence. Il y a également le rêve de tout laisser derrière soi et de construire quelque chose de totalement nouveau.

Pour les jeunes filles, le processus s’appuie plus sur la séduction avec un rôle majeur des recruteurs. Une psychologue de la PJJ que j’ai rencontrée m’expliquait bien que ces jeunes filles tombent amoureuses de leurs recruteurs, souvent plus âgés qu’elles, et ont l’impression qu’ils donnent un sens à leur existence.

Je note également que beaucoup de fratries sont concernées par ces départs. Plus globalement, tous les jeunes de France et de Belgique qui partent semblent avoir été, d’une façon ou d’une autre, en contact les uns avec les autres.

Sans céder à de la sociologie ou de la psychologie de comptoir, j’observe aussi la récurrence de l’absence de l’autorité paternelle doublée d’une envie de transgression, d’un besoin de faire ses preuves et d’une recherche de ce qu’on est.

Je conclurai en relevant que la question identitaire est au cœur du processus et qu’elle est en lien avec le statut d’immigré ou d’enfant d’immigré à la deuxième ou troisième génération. C’est sans doute plus éloigné et cela n’a pas encore fait l’objet d’études. Je l’ai bien vu dans les lycées de ZEP : dans un groupe marqué par sa capacité à se définir, ces jeunes sont à la recherche de leur identité et d’une appartenance à un groupe. Ils ne savent pas forcément historiquement ce qui s’est passé d’ailleurs. Ils ont reçu la colère en héritage et développent un sentiment anti-Français, même s’ils ne le comprennent pas. Je vais peut-être loin dans mon analyse, mais il me semble qu’il faut prendre tous ces éléments en compte pour comprendre ce mécanisme complexe.

M. Hosham Dawod. Je m’arrêterai très brièvement sur la première question. Je suis plutôt un spécialiste « de là-bas » même si rien n’interdit d’essayer d’avoir le « regard éloigné » dont parlait Claude Lévi-Strauss. Les jeunes qui partent en Syrie ont entre quinze et quarante ans. Au vu de leurs origines, de leurs parcours, il ne saurait y avoir d’explication simple. Il y a 35 % de femmes, 25 % de convertis et une bonne part est issue des classes moyennes. Les raisons de leur départ sont différentes. Pour certains, le départ est lié à une perte de sens ; d’autres sont poussés par une volonté d’engagement humanitaire. Certains sont partis combattre le régime de Bachar-al-Assad sans comprendre toutes les contradictions inhérentes à la région actuellement. Ils sont partis en ayant le sentiment de faire leur devoir et se sont trouvés, sur place, aux prises avec un ennemi beaucoup plus redoutable. Un certain nombre a été dérouté par l’absence de hiérarchisation des adversaires. Il y a donc des explications sociales, politiques, identitaires mais je me méfie beaucoup des explications essentialistes. Souvent par carence intellectuelle, ces explications vont chercher les versets qui parlent de la violence dans le Coran mais sans véritablement les analyser.

À la deuxième question, je répondrai qu’en effet la propagande de Daech a changé. Daech est sur la défensive, obligé de s’adapter aux pertes qu’il subit. Il est obligé de mentir, de faire de la désinformation. Revenue à une forme de guerre de mouvement, l’organisation n’a plus la capacité de contrôler durablement un territoire. C’était pourtant un élément fondamental de la logique du califat, dont la devise est « baqiya watatamaddad », c’est-à-dire « il restera et s’étendra ». Pour cela, Daech doit continuer d’attirer des gens de l’extérieur.

Certes, Daech est en déclin mais le problème est ailleurs. Quelle alternative politique proposer aux populations ? Un million et demi de personnes habitent aujourd’hui à Mossoul. Demain ou peut-être après-demain, il y aura peut-être un soulèvement, je ne lis pas dans le marc de café. Barack Obama est encore là pour quelques mois et je suis presque persuadé qu’il voudra marquer l’Histoire en réduisant al-Baghdadi comme il a vaincu Ben Laden ou au moins, en expulsant Daech de Mossoul. Mais quelle est l’alternative politique ? Le gouvernement de Bagdad peut-il accepter une ouverture, une conciliation nationale ? Les Sunnites peuvent-ils avoir leur place dans le processus de décision ? Toutes ces questions aujourd’hui sans réponses alimentent la machine de Daech ! La communauté internationale a le devoir d’accompagner les États sur place car leurs conflits internes rejaillissent sur tout le monde. Il faut arriver à un accord pour gérer d’une manière plurielle l’État et la société. Même en écrasant Daech, le problème politique reste entier. Quelle sera la suite ? Quelle gouvernance, quelle forme d’État sera mise en place ? Comment recoller les morceaux ? Nous n’avons pas de réponse jusqu’à maintenant.

M. Alexandre Lévy. Je n’ai pas une réponse simple à la question complexe de savoir ce qui fait qu’un jeune va être sensible et éventuellement succomber à la propagande de Daech. De façon caricaturale, que je crois que la propagande de Daech porte un projet : tout est justifié, tout s’explique et tout est permis. Lorsque vous êtes jeune, lorsque vous n’avez pas cette immunisation que notre génération peut avoir par rapport à la propagande soviétique, vous tombez dans ce piège.

Dans le cadre d’une prochaine enquête pour Reporters sans frontières, je travaille sur ceux qui combattent la propagande de Daech avec les cellules de contre-propagande. Comment contrer la propagande de Daech ? J’ai interrogé certaines personnes, notamment des militaires. Lorsqu’on dit à ces jeunes que Daech leur propose un projet qui est un traquenard, ça ne marche jamais. Il faut leur proposer un projet alternatif... mais mes interlocuteurs constatent n’avoir rien à leur proposer et c’est leur problème. Au mieux, notre projet est banal à leurs yeux : l’emploi, l’université, les études, la famille… ça ne marche pas. C’est sur ce contre-projet qu’il faut travailler ; c’est peut-être ça la solution.

Comment cela se fait-il que cette propagande marche aussi bien en Occident ? Vous connaissez Dabiq qui a une déclinaison française avec Dar Al-Islam : si vous la feuilletez, c’est un mélange très malin. En tant que journalistes, nous sommes presque obligés de lire Dabiq car il y a à chaque fois des informations exactes, des scoops... Ils savent qu’il faut avoir du contenu attractif pour forcer à lire une publication qui devrait aller à la poubelle normalement. C’est la première astuce. La deuxième astuce plus globale est l’artifice journalistique : Dabiq se présente comme un vrai magazine qui utilise et détourne nos codes. Cette stratégie de détournement et d’utilisation de nos codes journalistiques sert à faire passer des messages. C’est ce que, dans une moindre mesure mais d’une façon encore plus intelligente, fait le régime de Vladimir Poutine avec Russia Today, une CNN à la russe qui va distiller tout à fait autre chose et qui va utiliser tous les codes auxquels nous sommes habitués.

Je peux donner un autre exemple presque extrême, celui du journaliste britannique John Cantlie exploité par Daech. Cet ancien otage, devenu journaliste pour Daech, fait des reportages qui apparaissent régulièrement dans les réseaux sociaux et qui sont conçus comme des reportages de la BBC, sauf qu’ils sont faits pour le compte et sous le contrôle de Daech. C’est de cette manière que ce journaliste a sauvé sa vie qui ne tient qu’à un fil et qui dépend du fait qu’il accepte de jouer le rôle du journaliste occidental au service de Daech. Il est l’illustration extrême du détournement de nos codes.

Vous avez également posé la question du lien entre les victoires militaires et la propagande. Je pense qu’il y a un lien évident de cause à effet et qu’aujourd’hui Daech a moins de choses à mettre en avant. Mais, comme disait Monsieur Dawod, Daech change : peut-être qu’ils mettront davantage en scène cette utopie qui est aujourd’hui en péril. Cela peut être un axe de leur future propagande.

M. Jean-Frédéric Poisson, président. Je souhaiterais vous poser quelques questions complémentaires. Vous avez mentionné l’effort critique qu’on trouve dans certains pays au Proche-Orient ou dans le monde arabo-musulman sur la contextualisation du Coran, c’est-à-dire le fait de faire la différence entre ce qui relève d’un message spirituel et ce qui relève d’un message plus historique. Est-ce que vous pouvez nous en dire davantage sur ce débat ? Il semble que les principales autorités religieuses sunnites, je pense à la mosquée d’al-Azhar en particulier, sont éventuellement « sensibilisables » à ces distinctions mais elles vont se confronter au poids de la tradition. Comment est-ce qu’on peut sortir de cela ?

Deuxièmement, vous avez évoqué la diffusion et les moyens de propagande. À votre connaissance, les réseaux de mosquées participent-ils à cette diffusion ? Ma question vaut pour le Proche-Orient comme les pays occidentaux. Quelle est la situation de la France en particulier ?

Troisièmement, y a-t-il des messages particuliers adressés aux femmes ? Si oui, par quel biais spécifique, quels canaux, quel type de vecteur ?

Ma quatrième question porte sur les agences de communication. Sait-on combien elles sont ? Où sont-elles ? Vous avez parlé de 38 implantations internationales : en a-t-on une liste exacte ?

Enfin, j’ai eu l’occasion de visiter l’observatoire de contre-propagande de la mosquée al-Azhar au Caire à l’automne dernier à l’invitation du grand cheikh et du directeur de cet observatoire : y a-t-il à votre connaissance d’autres dispositifs de cette nature, ces dispositifs sont-ils connectés ?

M. Hosham Dawod. Dans la réalité, la plupart des États distinguent la partie sacrale et la partie mondaine de la charia. Il y a quelque 57 États musulmans dans le monde qui forment ce qu’on appelle l’Organisation de coopération des pays musulmans. Parmi eux, il n’y a que peu d’États qui ont recours systématiquement à la charia comme référence absolue et unique. La société locale pratique une pression sur l’instance politique et sur l’instance religieuse pour repenser certaines choses. Par exemple, faut-il couper systématiquement la main d’un voleur ? Si on appliquait cette règle à chaque fois, je suis sûr qu’on verrait la moitié de la population avec une seule main.

Il y a de vraies réflexions dans les pays sunnites mais également chiites. Ce sont des choses à saluer. Mais ces réflexions se passent dans des conditions très difficiles. Nous sommes dans une période où la contradiction sociale et politique est telle que c’est utilisé par les mouvements islamistes. Ces difficultés s’inscrivent par ailleurs dans une période complexe qui vient après l’échec du soulèvement des printemps arabes et dans une situation économique très dure. L’islamisme social se trouve en position de force en tant que relève politique.

Malgré tout, il y a des efforts dans des pays comme l’Égypte et l’Iran, efforts qui existaient déjà en Turquie et ailleurs. On se focalise davantage sur quelques pays où la charia constitue l’unique référence mais je crois que la situation est différente en Malaisie, en Indonésie, dans les républiques d’Asie centrale, en Tunisie, au Maroc... Même en Arabie Saoudite, il y a de féroces débats à ce sujet. Les pays musulmans savent qu’ils font face à un défi et doivent s’adapter.

En tant qu’anthropologue, j’ai effectué six fois le pèlerinage de la Mecque. Je voulais savoir ce qui changeait et comment ce pèlerinage s’adaptait dans des pays possédant un système de pensée religieuse qualifié de wahhabisme et qu’on considère immuable. Le pèlerinage est vécu comme un sacrifice et permet de suivre les pas d’Abraham. À l’époque du prophète, 2000 à 3000 personnes participaient au sacrifice consistant à égorger un mouton. Aujourd’hui, ils sont quelque trois millions dans la même vallée. On ne peut plus pratiquer le pèlerinage de la même façon. On accepte donc des modifications : au lieu d’égorger un mouton, on pousse les gens à aller dans une banque et à payer 120 dollars. Le sacré est là mais on a déplacé les symboles. Si nous devons continuer à avoir un regard critique – c’est une nécessité –, il faut aussi accompagner ces transformations.

Sur le réseau des mosquées, je peux parler de ce qui se passe sur place. Sur le terrain, certaines mosquées échappent à tout contrôle, surtout dans certains pays du Golfe. Certaines mosquées sont là pour recruter, recueillir des aumônes qui circulent vers des pays où il y a le djihad le plus actif...

M. Jean-Frédéric Poisson, président. Comment se fait-il qu’elles échappent au contrôle ?

M. Hosham Dawod. Il n’y a pas assez de pression politique pour éviter cette forme de prosélytisme.

Mme Anne-Clémentine Larroque. En ce qui concerne le positionnement des différents centres islamiques, il me semble que l’université al-Azhar s’est clairement exprimée. À ma prochaine visite au Caire, je ne manquerai pas d’aller voir leur engagement sur la contre-radicalisation.

Je reviens d’un déplacement au Maroc et en Tunisie, déplacement qui est intervenu après l’attentat de Sousse. En Tunisie, certaines mosquées sont clairement et ouvertement salafistes et connues par le Gouvernement comme étant proches des réseaux de radicalisation. Je n’ai d’ailleurs pas pu rencontrer les salafistes tunisiens alors que cela est facile pour les salafistes d’al-Nour ou d’al-Watam qui ont peut-être une plus grande habitude de communication.

M. Jean-Frédéric Poisson, président. Ce refus est-il lié au fait que vous soyez une femme ?

Mme Anne-Clémentine Larroque. Sans doute, mais pas uniquement. Il m’a été déconseillé de les rencontrer, à supposer qu’ils acceptent pareil rendez-vous, ce qui n’est pas du tout le cas. Je n’ai pas ces difficultés, ni au Maroc ni, en Égypte.

Ces réseaux de mosquées sont connus et surveillés par les autorités. Après l’attentat de Sousse, certaines mosquées ont même été fermées. Le Parlement a d’ailleurs débattu de la pertinence et de la nécessité de cette mesure. Il faut en effet rappeler que la mosquée est historiquement et culturellement un lieu d’échanges et qu’elle a un sens politique fort ; elle ne saurait être écartée de l’identité culturelle de ces pays.

Sur la contre-radicalisation et la contre-propagande au Maroc, j’ai pu m’entretenir avec des députés du parti de la justice et du développement (PJD) qui ont organisé plusieurs réunions sur ce sujet dans le nord du pays, zone la plus concernée. Ils constatent que ces initiatives ont eu peu d’effet. Une réflexion est néanmoins en cours sur leur politique d’éducation et intègre notamment la question de l’utilisation du français. Un article a récemment été publié sur ce sujet dans le Point par M. Abbadi sur la perception de la radicalisation par les Marocains.

Les différents pays arabes ont-ils des contacts sur cette question de la contre-propagande ? Je n’en suis pas sûre. Il y a clairement des contacts entre Ennahda, le PJD voire l’APK, mais ils ne semblent pas aborder cet enjeu.

Par rapport aux femmes, j’ai peu d’éléments. Avec l’idéologie salafiste au centre des préoccupations des djihadistes, la femme occupe une place essentiellement subalterne. Pour le djihad, les filles sont approchées par une démarche de séduction avec un aspect paternaliste. Elles sont principalement utilisées pour faire des enfants et on leur promet une belle maison. Les femmes sont bien vues comme le complément de l’homme. Peut-être cet enjeu est-il plus développé dans Dabik.

M. Alexandre Lévy. Au travers de mes lectures et des entretiens que j’ai conduits, je note que la propagande utopique s’adresse particulièrement aux femmes et cherche à les attirer. Daech a bien compris que les mécanismes de recrutement n’étaient pas les mêmes pour les femmes et pour les hommes. Dans la propagande utopique, on voit d’ailleurs apparaître de plus en plus de femmes et cela fonctionne. On voit aussi de plus en plus de mise en scène de femmes djihadistes.

Reporters sans Frontières n’a pas abordé la question de la mobilisation des réseaux de mosquées dans la propagande. Nous avions en effet la conviction que la particularité de la propagande de Daech vers l’Occident tient à l’absence d’un intermédiaire. Les jeunes n’apprécient jamais d’être en contact avec un intermédiaire, du moins pas à cette étape. Ils les cherchent plus tard. La propagande est directement transmise en kit depuis Raqqa jusque dans la chambre de ces jeunes par Internet. La réussite de cette diffusion est justement de donner l’impression d’échapper à tout canal officiel, sans doute est-ce volontaire mais en tout état de cause, cela fonctionne.

Par rapport à la déradicalisation, j’ai commencé quelques recherches sur les dispositifs existants et je vous propose de partager quelques idées à approfondir. S’il n’existe pas de coordination entre les pays arabes, il n’en existe aucune sur ce sujet entre les pays de l’Union européenne ! C’est chacun pour soi ! Le Danemark et le Royaume-Uni ont par exemple choisi d’organiser la déradicalisation en mobilisant les salafistes quiétistes. La France serait-elle prête à faire de même ? Sommes-nous prêts à les utiliser contre les djihadistes ? Je pense que nos responsables nationaux auront une réponse nette à ce sujet.

Il n’existe pas d’agence de communication à proprement parler mais la machine de propagande de Daech fonctionne sur le modèle d’une agence de presse avec ses antennes régionales et ses 38 bureaux locaux basés par exemple en Tchétchénie. C’est en effet une sorte de parodie ou de tentative de reproduction du modèle de l’AFP. Ces bureaux locaux remontent des informations mais servent aussi à relayer les messages de Daech.

M. Gérard Bapt. Madame Larroque, que pensez-vous de la polémique récente sur la mode islamique ? Je n’ai pas apprécié la manière dont certains ou certaines sont montés au créneau. Il me semble que cette mode n’évite pas de mettre en valeur les formes des femmes, ni même les couleurs ou l’aspect esthétique. La logique est donc bien éloignée de celle du voile intégral.

Ensuite, monsieur Lévy, je suis un peu effrayé de vous entendre parler de projet. Nous savons qu’il y a des petits Molenbeek dans toutes les grandes villes. Des livres nous alertent d’ailleurs depuis plus de vingt ans sans que nous ayons réagi. Dans le contexte actuel, marqué par d’importantes migrations, l’intégration paraît d’ailleurs de plus en plus difficile à concevoir dans ces lieux qui constituent un terreau fertile pour l’intégrisme.

J’en viens à ma troisième question : une défaite de l’État islamique ne profiterait-elle pas à des groupes comme al-Nosra, appuyés en sous-main par l’Arabie Saoudite ? Comment imaginer une paix durable en Syrie alors même que le président du Haut-Comité des négociations (HCN) est membre dirigeant du groupe Jaysh al-Islam qui se réclame ouvertement de la charia et qui a fait disparaître l’an dernier des militants laïcs non armés qui circulaient dans son secteur ? Pour ma part, je suis effaré de l’absence de réflexion commune sur ce sujet au niveau européen.

Mme Anne-Clémentine Larroque. Comme vous le disiez, le sujet est véritablement polémique. Sans nier tout lien, il me semble qu’il faut distinguer clairement islamisme, djihadisme et salafisme. La mode islamique a toujours existé. On se souvient de la collection d’Yves Saint-Laurent présentée comme un clin d’œil, dans les années 1970. Il y a clairement une demande quant à la mode islamique. Est-ce qu’un pays occidental, qui se dit laïc, peut empêcher un marché de se constituer en réponse à une demande évidente ? En tout état de cause, il y a beaucoup de manières de porter le voile et de vivre sa foi, de manière visible ou non. Pour ma part, je connais des musulmans égyptiens très pratiquants parmi lesquels des femmes ne portent pas le voile.

Derrière cette question du voile sont en jeu l’identité, le rapport à soi et aux autres, à la société. La religion est indéniablement un élément de l’identité qui est affirmée de manière plus ou moins forte selon ce qu’on a à dire et la place qu’on occupe dans la société. Je suis un peu agnostique sur le sujet. La polémique ne facilite pas une présentation pédagogique et claire des arguments ; peut-être qu’un peu de calme et de réflexion de long terme sont nécessaires. Nous vivons une transition, en particulier sur le sujet de l’Islam.

M. Gérard Bapt. Est-ce que ce n’est pas une transition par rapport à la tenue rigoriste ?

Mme Anne-Clémentine Larroque. Je fais bien la distinction entre le niqab et le voile islamique. Il y a aussi la bahia ou robe islamique. Ces pratiques vestimentaires traduisent un rapport à l’identité, une identité qui est culturelle. Dans les milieux scolaires défavorisés, la bahia a une fonction d’affirmation de soi, sans grand rapport avec la religion. J’ai vu des jeunes filles porter des grands bandeaux de seize ou dix-sept centimètres et la bahia qui descend jusqu’au sol. Je leur disais qu’elles n’avaient pas le droit de venir comme ça en cours. J’en prenais la liberté, d’ailleurs, parce que les rectorats restent timorés sur ces enjeux. Lorsque j’évoquais le sujet avec elles, ces jeunes filles me disaient que c’était un moyen de se protéger, de vivre leur foi, ou tout simplement qu’elles trouvaient cela joli ! On a du mal à comprendre ce phénomène un peu hybride, entre la culture arabo-musulmane et la culture française de banlieue – sans vouloir tomber dans les clichés. Ces manifestations de foi fascinent. Celui qui montre son lien avec la religion est visible, vu, regardé. Encore une fois, l’enjeu est complètement celui de l’identité.

M. Kader Arif, rapporteur. J’ai l’intuition – peut-être à travers mon histoire personnelle – que l’opinion française méconnaît totalement ce qu’est la réalité des musulmans en Europe et en France en particulier. C’est peut-être accentué par ce qu’est la politique. Nous traversons d’ailleurs un moment compliqué. Mais je vous rejoins sur la question de l’identité. Beaucoup de Français issus de ces communautés, même lorsqu’ils ne sont plus religieux, ont gardé des marqueurs identitaires forts, en lien avec leur histoire. C’est la différence entre intégration et assimilation. Alors qu’il était surtout jusqu’alors question d’intégration et que celle-ci avait été acceptée, l’attente est dorénavant beaucoup plus exprimée en termes d’assimilation totale, d’oubli, de refoulement de l’histoire des personnes concernées. Cela devient compliqué, et dans les deux sens.

Mme Anne-Clémentine Larroque. Cette histoire est d’autant plus problématique qu’elle a été partiellement oubliée par les protagonistes – les familles, l’État français –, chacun à leur manière.

M. Hosham Dawood. Je souhaite rebondir sur la question de l’Europe, à nouveau avec un regard lointain. Sur quinze ans, les attentats terroristes commis en Europe concernent un nombre limité de pays : Londres, Madrid, Paris, et maintenant Bruxelles… A contrario, beaucoup de réseaux sont présents en Allemagne, à Hambourg, par exemple. L’Allemagne constitue une base essentielle pour les réseaux djihadistes en Europe mais aucun attentat n’a été commis dans ce pays. Des pays, comme l’Angleterre, ont mené avec succès des politiques de « déradicalisation » – même si je n’aime pas beaucoup ce mot qui s’est imposé en quelques années dans le débat public, employé à tout propos, appauvrissant le débat. La France n’était pas le pays le plus engagé dans la lutte contre Daech. Pourquoi, dès lors, ce choix de frapper la France ?

Je pose la question : il faut sans doute rechercher des raisons historiques, sociologiques, des explications à chercher dans des contradictions, dans un modèle à bout de souffle. Pourquoi Al Qaïda n’a par exemple jamais frappé Dubaï ni le Qatar ? Ce serait pourtant simple pour une organisation capable par ailleurs de frapper New York. Ces gens sont rationnels en termes de moyens et de cibles. Ils cherchent à optimiser leurs actions et capitaliser à moyen et long terme. Ce sont les plus éminents stratèges de l’armée irakienne, pas des gamins ! Ils ont une stratégie, s’appuient sur des projections.

M. Jean-Frédéric Poisson, président. Une dernière question : selon vous, Daech propose-t-il une application différente de la charia par rapport à l’application qui en est faite, par exemple, en Arabie saoudite ?

M. Hosham Dawood. Disons que c’est une accentuation à l’extrême, un appauvrissement de l’islam…

M. Jean-Frédéric Poisson, président. Vous voulez dire que c’est une différence de degré mais pas de nature ?

M. Hosham Dawood. Supprimer l’espace relatif lorsqu’on aborde un texte et s’accrocher à une interprétation absolue, c’est une approche très réductrice. Daech est très sélectif par rapport au Coran. Je déplore que Fiqh al-dima c’est-à-dire la Jurisprudence du jihâd ou La jurisprudence du sang, selon la traduction retenue, d’Abou Abdallah el-Mouhajer, ne fasse l’objet d’aucune traduction en français. Le premier chapitre porte essentiellement sur la décapitation et ses justifications religieuses. Dans ce côté maximal, Daech est rejeté par l’écrasante majorité des musulmans du monde qui savent que ce n’est pas un modèle vivable. Il s’est implanté en Irak dans une société en rupture, en réaction à une humiliation. J’ajoute d’ailleurs qu’à part Abou Bakr al-Baghdadi, qui fut licencié de l’armée irakienne dès les années 1980 pour prosélytisme, les autres officiers irakiens ont rejoint Daech à la suite de l’humiliation américaine et sont désormais prisonniers de cette logique jusqu’au-boutiste.

Il est vrai que l’université Al-Azhar n’a pas condamné Daech jusqu’à présent, seulement ses agissements, même si elle a appelé à « tuer et crucifier » les auteurs du meurtre du pilote jordanien. C’est un réel problème. Mais pour l’écrasante majorité de la communauté musulmane, je le redis, Daech ne constitue pas une alternative religieuse crédible. Pour les Irakiens et les Syriens, Daech est une revanche politique, une réponse, une rupture qui se manifeste notamment dans sa manière de traiter avec les tribus locales. J’ai d’ailleurs publié un ouvrage sur le sujet en 2004.

L’erreur majeure d’al-Zarqaoui a été de s’implanter, en venant de l’extérieur, sans l’aval des sociétés locales. Il a négligé la culture et les codes locaux. Abou Bakr al-Baghdadi s’est, lui, appuyé sur les tribus, ce qui rend toute reconquête très difficile. Les tribus ont vu en Daech une opportunité pour retrouver une influence. C’est ce qui explique l’ancrage territorial de l’organisation. Des quartiers, des familles sont parfois divisés. Avec quelques chercheurs irakiens, nous avons évalué qu’environ 35 000 enfants étaient issus de mariages impliquant des membres actifs de Daech avec des habitants des territoires qu’il contrôle. Comment sera traitée cette problématique à l’avenir ? Qu’adviendra-t-il si l’État ne reconnaît pas ces enfants, s’ils ne sont pas acceptés à l’école ? Sans politique d’ouverture, pour transcender cette difficulté, il y a là une bombe à retardement. Cette question est discutée très sérieusement aux États-Unis et j’espère qu’elle pourra l’être ailleurs aussi.

Mme Anne-Clémentine Larroque. Je voudrais juste rajouter une chose par rapport à la charia. C’est vrai que la différence de gradation d’application de la charia dépend vraiment des pays. On a l’habitude de dire que c’est le Yémen et l’Arabie Saoudite qui sont les plus rigoristes mais l’État islamique passe à un stade supérieur en étant dans la déformation et le détournement de certains principes. Il ne faut jamais oublier cette gradation et ces différences liées à la culture des pays. Quand vous avez une culture au Maroc malékite, ce n’est pas du tout la même chose...

M. Jean-Frédéric Poisson, président. Le Maroc est un cas particulier pour d’autres raisons...

Mme Anne-Clémentine Larroque. Bien sûr mais en fait, à chaque fois que vous allez dans un pays, vous vous rendez compte que c’est un cas particulier. On le néglige vu de l’Occident, on perçoit une zone homogène alors que dans les pays considérés, il y a des distinctions extrêmes qui expliquent que l’on ne puisse pas avoir forcément de coordination possible dans une lutte identifiée contre l’État islamique.

M. Jean-Frédéric Poisson, président. Merci beaucoup pour ces exposés et ces passionnants échanges.

L’audition prend fin à dix-huit heures vingt-sept.

Audition de M. Mathieu Guidère, professeur d’islamologie
et de géopolitique arabe à l’université de Toulouse 2

(séance du 28 avril 2016)

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Nous sommes heureux de vous recevoir ce matin, monsieur Guidère. Professeur d’islamologie et de géopolitique arabe à l’université de Toulouse 2, vous êtes un spécialiste reconnu des phénomènes de radicalisation et de Daech. Vous avez publié deux ouvrages cette année : L’État islamique en 100 questions et Le Retour du Califat. Nous aimerions que vous nous parliez de l’organisation de Daech en tant qu’État, que vous nous disiez s’il est possible de l’analyser au travers de la conception occidentale de l’État, et que vous nous expliquiez la manière dont il intègre la charia et la tradition juridique islamique.

Cette audition se déroule à huis clos. Seuls des éléments qui figureront au compte rendu publié pourront faire l’objet de communications ou de commentaires.

Notre mission s’est dotée des prérogatives d’une commission d’enquête. Avant de vous donner la parole, je dois donc, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Mathieu Guidère prête serment.)

M. Mathieu Guidère, professeur d’islamologie et de géopolitique arabe à l’université de Toulouse 2. Depuis juin 2014, c’est-à-dire depuis près de deux ans, l’État islamique présente toutes les spécificités d’un proto-État : il contrôle des territoires situés à cheval sur la Syrie et l’Irak, où vivent entre 8 et 10 millions de personnes qui sont majoritairement musulmanes sunnites. Il ne lui manque qu’une reconnaissance internationale qu’il a cessé de rechercher. Il est institué sur un modèle islamique médiéval et le revendique dans son nom qui a évolué au fil du temps : il s’est appelé successivement État islamique en Irak de 2006 à 2013, État islamique en Irak et au Levant de 2013 à 2014, État islamique tout court depuis la prise de Mossoul en juin 2014.

Pour décrire son organisation, je m’appuie essentiellement sur des documents internes à ce proto-État, c’est-à-dire que je rends compte des rapports et des éléments qu’il diffuse lui-même. Sur les territoires qu’il contrôle, l’État islamique dispose de tous les moyens que possédaient les États irakien et syrien avant de se retirer de cette zone. Il détient une radio et aussi un canal de télévision qui diffuse sur internet. Il est structuré en seize ministères dont les attributions sont les suivantes : prédication, santé, services, enseignement, finances, solidarité, expropriation, biens du culte, ressources, agriculture, justice, police religieuse, sécurité, armée, administration, relations avec les tribus. À la tête de chacun d’eux, il y a un ministre et un secrétaire d’État. Le ministre est près du calife et le secrétaire d’État gère les affaires.

Ce sont les ministères des finances, de la solidarité, de l’expropriation, des biens du culte, des ressources et de l’agriculture qui sont importants du point de vue des finances. Depuis 2014, ces ministères diffusent des rapports trimestriels détaillés sur l’état des finances et des actions menées. À partir de ces documents, j’ai fait une synthèse de l’évolution des ressources de l’État islamique entre 2014 et 2016.

En 2014, le pétrole lui a rapporté 1,095 milliard de dollars, le gaz 489 millions de dollars, les taxes 360 millions de dollars, les produits dérivés du phosphate 300 millions, le ciment 292 millions de dollars, le blé et l’orge 190 millions de dollars, les rançons 120 millions de dollars et les dons divers 50 millions de dollars. Ce budget annuel d’environ 2 milliards de dollars était excédentaire de quelque 150 millions de dollars à la fin de l’exercice 2014, selon l’État islamique. Cet excédent lui a permis de verser des primes à ses combattants.

En 2015, la situation a beaucoup évolué, si l’on en juge par les documents publiés sur les comptes de la plus grande province, celle de Deir Ezzor en Syrie, que l’État islamique appelle « la province de l’abondance » (Wilayat al-Khayr). En 2015, les ressources se sont élevées à 8,438 millions de dollars et les dépenses à 5,587 millions de dollars, ce qui fait apparaître un excédent de 79 millions de dollars. Si l’on extrapole les chiffres à l’ensemble du territoire, on constate que le budget de l’État islamique a baissé d’environ 25% pour se situer aux alentours d’1,5 milliards de dollars.

Les comptes du premier trimestre de 2016 montrent une baisse significative des ressources de l’État islamique. Les recettes pétrolières sont tombées à 47 000 dollars alors qu’elles s’élevaient à 300 000 dollars au premier trimestre 2014 ; il n’y a plus que sept puits exploités contre 47 en 2015 et 171 en 2014. Cette chute est d’abord imputable aux frappes aériennes qui visent les puits et les moyens de transport, et à la perte de contrôle des postes frontières par lesquels transitait le trafic. Elle résulte aussi d’un meilleur contrôle des échanges par les Turcs, depuis l’accord qu’ils ont passé avec l’Europe en 2015. Au 1er mars 2016, les Turcs avaient procédé à 3 319 arrestations de contrebandiers à la frontière. Les recettes pétrolières sont aussi affectées par la baisse des cours mondiaux du brut qui sont passés de 80 à 50 puis à 40 dollars le baril entre 2014 et 2016. Dans le même temps, l’État islamique a écoulé le sien à 40, 30, puis 10 dollars le baril. Cette évolution provoque une baisse vertigineuse des moyens financiers de l’organisation qui enregistre aussi une sévère baisse des recrues combattantes : en mars 2016, il n’y a eu que 150 volontaires, soit dix fois moins qu’en mars 2015.

Telle est la synthèse des données diffusées par l’État islamique lui-même, qui veut absolument apparaître comme un État, montrer qu’il fonctionne comme tel et dans la transparence. Tous les chiffres sont accessibles et il est possible de demander le détail et les preuves auprès du chargé de communication de chaque ministère. L’État islamique veut également communiquer sur ce qu’il fait pour les populations locales sous son contrôle.

Ces moyens en chute libre ont contraint l’État islamique à faire des ajustements qu’il a justifiés au nom de la charia : baisse de la solde des combattants, augmentation des prix, création de taxes diverses. En septembre 2015, la solde des combattants est passée de 400 à 300 dollars par mois, soit à environ 265 euros. Le prix de l’électricité est passé de 3000 à 4000 livres syriennes, c’est-à-dire de 12 à 16 euros. La taxe sur les marchandises, qui entrent ou sortent, a augmenté de 10 %. Une taxe d’exploitation agricole de 10 000 livres syriennes – soit 40 euros – par hectare a été instaurée. Sur les ventes de bétail, la nouvelle taxe s’élève à 100 livres pour les moutons et à 1 000 livres pour les chameaux, et elle doit être acquittée à la fois par le vendeur et par l’acheteur. Une taxe de 2,5 % a été instaurée sur les transactions financières. L’État islamique récupère également les cautions demandées pour les prises d’otages. L’aumône légale (zakat) et l’aumône optionnelle (sadaqa) ont augmenté dans des proportions variant entre 2,5 % et 10 %. Depuis fin 2015, l’État islamique traverse une passe financière difficile et invoque la charia pour justifier l’explosion des prix et la multiplication des taxes.

Comme vous le savez, il y a deux grandes conceptions du droit : l’une, latine, envisage toutes les situations possibles sur le plan théorique avant de les transposer dans des codes et des lois ; l’autre, anglo-saxonne, part de cas pratiques et constitue une jurisprudence qui sert de référence. Le droit islamique fonctionne sur le modèle du droit anglo-saxon c’est-à-dire sur un mode jurisprudentiel. Dès les débuts de l’islam, le prophète puis les premiers califes ont appliqué un certain nombre de sanctions qui ont été consignées dans la jurisprudence. Depuis quatorze siècles, cette jurisprudence a été complétée par les décisions des juges islamiques de différentes écoles. Cette jurisprudence considérable est en voie d’informatisation par l’Arabie saoudite, l’Iran, le Pakistan et tous les pays qui appliquent la charia. Elle est enseignée dans les universités de la même manière que les codes civil, pénal et commercial sont enseignés dans les facultés de droit en France.

L’État islamique fonctionne sur un mode jurisprudentiel médiéval mais il essaie de constituer sa propre jurisprudence pour ne pas avoir à appliquer celle d’un autre pays. Le problème est que cette jurisprudence est élaborée par des juges venant de pays différents et dotés de traditions juridiques diverses. En réalité, il y a autant de charias que d’écoles juridiques et chaque juge nommé par l’État islamique applique la jurisprudence de son pays : les Libyens pratiquent le droit sunnite malékite de l’école Senussi ; les Pakistanais, le droit sunnite de l’école Deobandi, les Saoudiens, le droit hanbalite de la tendance wahhabite, etc. Le cafouillage juridique est total sauf dans le domaine pénal où tous les juges se rejoignent : ils appliquent la jurisprudence la plus dure de l’école dominante dans les pays du Golfe, le hanbalisme.

Pour légitimer sa pratique, L’État islamique a publié une comparaison entre son droit pénal et celui qui est en vigueur en Arabie saoudite et en Iran. Le meurtre, la trahison, le blasphème et l’homosexualité sont punis de la peine capitale dans l’État islamique comme en Arabie saoudite et en Iran. Seules les modalités d’application diffèrent : l’État islamique pratique la décapitation tandis que les deux autres pays recourent à la pendaison. La consommation d’alcool, la calomnie et la diffamation sont passibles de 80 coups de fouets dans l’État islamique, alors que la peine est laissée à l’appréciation du juge dans les deux autres pays. Pour l’adultère, les trois pays infligent la même peine : la lapidation si les deux personnes sont mariées, 100 coups de fouets si elles ne sont pas mariées. Dans les trois pays, l’amputation de la main est appliquée aux auteurs de vol ou de cambriolage, et l’amputation de la main et du pied aux auteurs de brigandage. Pour les vols à main armée ou les crimes crapuleux, l’État islamique crucifie les auteurs, l’Arabie saoudite les décapite et l’Iran les pend.

Pourquoi l’État islamique a-t-il diffusé ces informations ? Il veut montrer que son droit pénal n’est pas éloigné de celui d’États reconnus avec lesquels la communauté internationale a des relations. Sur les réseaux sociaux, les partisans de l’État islamique s’étonnent que les Français s’émeuvent de la décapitation alors qu’ils ont inventé la guillotine qui fonctionnait huit heures par jour sous le régime de la Terreur. Et de souligner que l’État islamique, lui, ne décapite qu’exceptionnellement… Toute cette communication est destinée à montrer que ses règles diffèrent peu de celles des autres États de la région. La population est réceptive à cette idée, et il est très difficile de lui expliquer que le régime qui va succéder à l’État islamique sera plus juste et moins corrompu.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. À mon grand regret, je vais devoir vous interrompre pour suspendre l’audition, le temps de permettre à ceux qui le souhaitent d’aller voter sur la proposition de résolution, présentée par notre collègue Thierry Mariani, en faveur de la levée des sanctions économiques imposées par l’Union européenne à l’égard de la Russie.

(Suspendue à dix heures cinquante-cinq, l’audition reprend à onze heures vingt-cinq.)

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Monsieur Guidère, je vous réitère toutes les excuses de la commission pour le caractère haché de cette audition. Je vais vous laisser terminer votre présentation liminaire.

M. Mathieu Guidère. Permettez-moi de vous dire que je trouve un peu ironique que ce vote en faveur de la levée des sanctions économiques imposées la Russie intervienne au moment de mon intervention sur l’État islamique. Il sera difficile d’expliquer ce type de geste sur le plan international qui sera interprété comme une politique de deux poids deux mesures puisque la Russie a annexé, contre toutes les règles du droit international, des régions entières.

Pour conclure ma présentation, je dirais que l’État islamique a connu une année faste en 2014. Il a commencé à affronter des difficultés en 2015 en raison des actions militaires de la coalition internationale à laquelle se sont joints les pays de la région. Depuis le début de 2016, étranglé sur le plan financier, il est en grande difficulté financière et militaire. Certes l’argent est le nerf de la guerre, mais la force de l’État islamique réside dans l’idéologie qu’il a largement diffusée, qui gagne du terrain un peu partout et contre laquelle nous aurons beaucoup de mal à lutter.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Merci, monsieur Guidère, pour votre présentation. Ma première question porte sur la diversité des jurisprudences de référence, que vous avez évoquée. L’organisation de Daech s’en accommode-t-elle ? Cette diversité peut-elle poser un problème de cohésion et provoquer du ressentiment dans la population ?

M. Mathieu Guidère. Cette diversité des jurisprudences, reflet de celle des combattants qui rejoignent ses rangs, continue à poser des problèmes sauf dans le domaine pénal où il a imposé le rite sunnite hanbalite. Dans le domaine pénal, la plupart des juges appliquent la même sanction pour le même crime. Dans tous les autres domaines – famille, commerce, succession, etc. – les jugements ne sont pas homogènes, ce qui provoque du mécontentement dans la population, au point que certains habitants en viennent à vouloir changer de région pour se voir appliquer un autre type de droit.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. C’est un élément de fragilité pour l’organisation elle-même.

M. Mathieu Guidère. C’est le principal élément de fragilité pour un État qui se revendique comme une théocratie dont la légitimité repose sur la religion et sur sa traduction dans une sorte de droit divin. La lutte idéologique pourrait commencer là car c’est la légitimité même de l’État qui est en jeu.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Pourquoi l’État islamique n’a-t-il pas adopté un corpus de jurisprudence existant, idéologiquement proche de lui ?

M. Mathieu Guidère. Le plus proche est celui de l’Arabie saoudite.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Comment se fait-il qu’il n’ait pas purement et simplement importé ce corpus pour se ranger sous l’autorité de la tradition ?

M. Mathieu Guidère. S’il adoptait le corpus juridique saoudien, qui est très élaboré, le chef de l’État islamique ne pourrait pas se revendiquer calife car il serait obligé de se mettre sous l’autorité du roi d’Arabie saoudite garant de la charia dans ce pays.

En juin 2014, le chef de l’État islamique a fait un hold-up sur l’institution et restauré le califat. En cohérence, il ne peut pas s’aligner sur un corpus juridique existant. Le roi d’Arabie saoudite ne s’est jamais revendiqué calife alors qu’il aurait pu le faire : il contrôle les lieux saints ; il gouverne un État où la charia est appliquée ; la dynastie existe depuis longtemps. Mais contrairement au chef de l’État islamique, les Saoud n’ont jamais prétendu descendre du prophète ni revendiqué sa succession (califat). En raison de cette dispute théologique, l’État islamique peut difficilement s’aligner purement et simplement sur un autre corpus juridique.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. À votre avis, quels sont les points de convergence et de divergence qui existent entre la vision de l’État des pays occidentaux et celle de Daech ?

M. Mathieu Guidère. Les sunnites et les chiites n’ont pas la même conception de l’État musulman. Les chiites considèrent que l’autorité publique tire sa légitimité du religieux, du divin. À la tête d’une théocratie chiite, l’autorité suprême doit être un religieux. En Iran, la seule théocratie chiite, la démocratie fonctionne – les députés et le président sont élus au suffrage universel, selon un système inspiré de celui de la France où Khomeini avait trouvé refuge – mais elle est surplombée par un imam, un ayatollah. Ce religieux est également le chef des armées, il peut choisir les candidats à la présidence, dissoudre le parlement. À la tête de l’État chiite, le religieux domine le politique. À la tête de l’État sunnite, pourtant fondé sur la même conception théocratique, il y a un politique et non pas un religieux. Les Saoud ne sont absolument pas des religieux et n’ont jamais prétendu l’être. Chez les sunnites, le politique, le militaire ou le tribal domine le religieux. C’est une différence fondamentale entre les deux branches de l’islam : dans un cas, l’État est dominé par un religieux qui utilise le politique ; dans l’autre, l’État est dominé par le politique qui utilise le religieux.

Ces deux conceptions diffèrent de la vision française de l’État sur un point fondamental : ce qui fait la légitimité de la loi. En République, les lois sont légitimes parce qu’elles émanent de la volonté du peuple, exprimée par les représentants qu’il a élus. Dans les théocraties, les lois sont légitimes parce qu’elles sont inspirées de la religion, de Dieu. Cela étant, la monarchie de droit divin, qui a existé en France, avait une définition de la légitimité qui était à peu près du même ordre que celle des théocraties islamiques.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. L’installation de Daech doit beaucoup à la fragilité des États présents dans cette zone géographique mais, aux dires de toutes les personnes que nous recevons, il est lui-même sur une pente descendante. Les habitants sous son contrôle ont-ils aussi cette perception ?

M. Mathieu Guidère. Vous avez raison de distinguer notre appréciation de celle des populations locales. Malheureusement, il y a une vraie rupture. Tout d’abord, ces populations, majoritairement sunnites, se vivent comme persécutées.

De fait, elles sont attaquées au sol par les régimes chiites de la région – l’Irak, la Syrie qui reste dominée par les Alaouites chiites quoi qu’on en dise, l’Iran, le Hezbollah – et elles sont bombardées par les forces de la coalition. Ces populations se sentent persécutées comme les musulmans des débuts de l’islam, ce qui tend à renforcer leur foi.

En second lieu, l’État islamique est regardé comme le seul défenseur des sunnites dans cette région. Les autres États de la zone qui auraient pu jouer ce rôle, à savoir les monarchies du Golfe, se sont alignés sur les positions de la coalition internationale et participent aux bombardements. L’État islamique ne va pas tenir face à toutes les attaques qu’il subit, mais il y a lieu de craindre qu’il ne soit remplacé par une organisation encore plus radicale et mieux implantée, pour défendre ces populations qui se considèrent toujours comme persécutées, qui ne veulent pas revenir sous le joug de l’État irakien ou de l’État syrien, et qui refusent encore davantage de passer sous la coupe de la Russie ou de l’Iran.

Nous parlons là de 8 à 10 millions de personnes pour la Syrie et l’Irak, mais un vrai mouvement califatiste est en train de naître en Turquie également contre le gouvernement Erdogan. On peut aussi compter sur les Kurdes, des sunnites comme les habitants des zones sous contrôle de l’État islamique mais qui veulent créer leur propre État sur des bases ethniques et s’allient aux Occidentaux dans ce but. Cette idéologie califatiste se diffuse en Libye et ailleurs, en l’absence d’un projet politique. À sa manière, l’État islamique a proposé un projet politique construit, qui appelle à l’unité et comporte deux tendances : le premier courant est fédéraliste et tend à la création des États unis islamiques ; le deuxième est confédéraliste et prône l’instauration d’une Union islamique. Les premiers, représentés par al-Baghdadi, le chef actuel de l’État islamique, s’inspirent des États-Unis d’Amérique ; les seconds, représentés par le vice-calife, s’inspirent de l’Union européenne.

Comme les États de la région ne proposent aucun projet politique fédérateur à ces populations, l’idéologie califatiste se développe à une vitesse considérable. Au cours des vingt prochaines années, le problème qui se pose à nous n’est pas tant celui des moyens de l’État islamique que celui de l’expansion de son idéologie.

M. Kader Arif, rapporteur. On pourrait se dire que Daech relève pour nous de la politique extérieure et, en étant parfaitement cyniques, considérer que cette affaire ne nous regarde pas. Mais on peut aussi penser que cette organisation nous pose un problème de politique intérieure. Sous cet angle, comment expliquez-vous l’attrait qu’exerce Daech sur une partie de la jeunesse occidentale, convertis ou jeunes ayant des liens familiaux avec la culture arabo-musulmane ? Il me semble qu’on ne peut pas se contenter de mener une bataille militaire contre l’État islamique sans construire un contre-projet idéologique. Sur le plan extérieur, cela ne nous concerne pas forcément ; sur le plan intérieur, il est indispensable que nous y réfléchissions.

M. Mathieu Guidère. Vous avez donné une partie de la réponse. Les études montrent qu’il existe deux catégories de Français intéressés par l’État islamique : les convertis, qui représentent 40 % du total, et les jeunes qui ont un lien plus ou moins proche avec le monde arabo-musulman.

Il apparaît que les convertis sont mus par un engagement politico-religieux, et que leur motivation première est plutôt de type « révolutionnaire ». Dans les années 1970, ils auraient probablement été marxistes-léninistes, ils se seraient enrôlés dans la bande à Baader, Action Directe, la Fraction armée rouge ou autres. Selon leurs propres dires, le djihadisme représente le seul moyen de faire bouger les choses, de changer le système de façon radicale. Au sein de l’État islamique, les Français sont particulièrement connus pour leur esprit contestataire et leur extrémisme violent qui les portent à devenir souvent des leaders de groupe.

Dans la deuxième catégorie, on trouve plutôt des gens qui se sentent victimes d’islamophobie et de ségrégation, et qui sont critiques envers la politique intérieure de la France. Ils pensent qu’ils ne seront jamais considérés comme des Français à part entière – je fais allusion à des gens dont les parents sont parfois nés en France, qui ne parlent quasiment pas l’arabe, qui ne connaissent pas grand-chose de l’islam et qui n’ont pratiquement plus de lien avec le pays d’origine de leur famille. Ceux-là donnent un vernis religieux à leur engagement ; ils disent qu’ils vont faire leur hijra dans un État où les gens les reconnaissent, les laissent vivre comme ils veulent, porter la burqa, le voile ou la barbe sans les embêter.

Ces deux types de motivations ne sont pas du tout du même ordre. Les convertis n’ont pas l’intention de s’installer durablement dans des colonies de l’État islamique ; ils veulent rentrer en France pour y mener des actions. Les autres ne comptent pas revenir et sont plutôt dans une logique d’émigration définitive.

M. Xavier Breton. L’État islamique ne souffre-t-il pas sur place d’une impopularité croissante en raison de la hausse de prix et des taxes ? D’autant que son image – celle d’une organisation qui lutte pour une plus grande justice sociale et contre la corruption – s’est un peu détériorée.

M. Mathieu Guidère. Les populations sur place sont soumises à une propagande constante de l’État islamique, qui explique que le produit de ces taxes – dont le caractère islamique est mis en avant – n’est pas destiné au calife mais qu’il est un moyen de répondre aux méfaits de l’embargo et des bombardements du monde entier. Les habitants, notamment les petites gens, ressentent le poids de ces taxes, mais ils sont résignés et croient aux justifications données : ce n’est pas la faute des dirigeants de l’État islamique si la situation s’est détériorée mais de ceux qui attaquent leur territoire sur terre ou par le ciel.

Les Américains ont envoyé des tracts pour contrer la propagande de l’Etat islamique mais ils ont du mal à faire soulever les populations. Non seulement les gens peuvent constater les effets quotidiens des bombardements mais, en plus, ils ont très peur que leur situation n’empire avec un retour des gouvernements syrien ou irakien, qui signifierait notamment plus de corruption et d’exactions. Ils reçoivent aussi les télévisions syrienne et irakienne. Ils voient qu’en Irak, il y a tous les soirs des rassemblements devant la présidence, que le parti de Moqtada al-Sadr appelle à manifester contre la corruption de l’État et demande la démission de tous les ministres. Dans ce contexte, il est très difficile de compter sur l’impopularité de l’État islamique pour espérer sa fin.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Il me reste à vous remercier, monsieur le professeur, pour votre contribution à nos travaux.

L’audition s’achève à onze heures cinquante-cinq.

Entretien avec Son Excellence Alexandre Orlov, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de Russie en France

(séance du 28 avril 2016)

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Nous avons l’honneur de recevoir Son Excellence M. Alexandre Orlov, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de Russie en France. Votre pays, monsieur l’ambassadeur, est engagé en Syrie de manière très concrète et visible depuis six mois. Il se pose comme un acteur majeur dans la région, notamment en ce qui concerne l’évolution de l’État islamique.

L’objet de notre mission d’information est de faire le point sur l’ensemble des moyens dont dispose Daech pour s’implanter et mener ses actions, y compris en termes de propagande. Nous nous interrogeons sur la mutation de ces moyens au cours du temps, sur leur durabilité ou, au contraire, leur fragilité et leur éventuelle disparition. Nous souhaitons proposer aux autorités françaises des solutions visant à les restreindre, ainsi que des dispositifs de prévention.

La Russie a été, elle aussi, la cible d’attentats commis par l’État islamique, et l’on trouve un nombre relativement élevé de combattants russophones au sein de Daech, ce qui conduit votre nation, je suppose, à se poser les mêmes questions que la nôtre. Nous serions intéressés de vous entendre sur ce point. Par ailleurs, quelle est, selon vous, la spécificité de l’État islamique par rapport aux groupes analogues que nous avons connus au cours de l’histoire ?

La présente réunion se tient à huis clos. Mes collègues et moi-même sommes tenus à la discrétion qui est de mise en la circonstance. Nous vous soumettrons préalablement le compte rendu de cette audition.

M. Alexandre Orlov, ambassadeur de Russie en France. Je vous remercie, monsieur le président, de m’avoir invité à vous faire part des informations dont nous disposons sur le sujet que vous venez d’évoquer. Vous avez brossé un tableau très large du problème. L’organisation terroriste Daech a vu le jour au mois d’octobre 2006 en Irak. Le terme « mutation », que vous avez employé, est selon moi approprié, car nous avons connu par le passé différentes organisations islamistes : hier, c’était Al-Qaïda ; aujourd’hui, c’est Daech ; demain, ce sera sans doute une organisation portant un autre nom.

Toutes ces appellations cachent en réalité une idée, celle de la création, quelque part dans le monde, d’un califat islamiste appliquant la charia. Comme vous le savez, c’est précisément l’objectif que les djihadistes s’étaient fixé et ont poursuivi en Tchétchénie il y a une quinzaine d’années. Ayant échoué en Tchétchénie, ils ont cherché d’autres endroits du globe présentant une certaine faiblesse ou un vide. Ainsi, ils se sont abattus sur l’Irak après sa destruction par l’intervention que vous connaissez. Désormais, ils essaient de se propager vers la Syrie et la Libye.

L’idée de créer un califat islamiste risque de prospérer, hélas, encore longtemps. Tout dépend si la communauté internationale permet aux djihadistes de réaliser leur rêve. Aujourd’hui, heureusement, elle s’est organisée pour mener la guerre contre Daech : une coalition s’est créée sous l’égide des États-Unis ; la Russie est intervenue de façon très forte et efficace. Nous avons marqué quelques points très significatifs contre Daech, mais ne nous faisons pas d’illusions : la lutte n’est pas terminée, car Daech constitue toujours une force très importante sur le plan militaire, mais aussi, et avant tout, sur le plan idéologique. Car l’idée qui est derrière Daech est, hélas, attractive pour de nombreuses personnes à travers le monde. D’après les informations dont nous disposons, Daech compte dans ses rangs des combattants provenant de quatre-vingts pays, non seulement de presque tous les pays musulmans, qu’ils soient arabes ou asiatiques, mais aussi de pays européens qui ont une population musulmane. Chaque mois, environ 1 000 nouveaux combattants rejoignent Daech.

La plupart d’entre eux transitent par la frontière entre la Turquie et la Syrie, qui demeure ouverte. L’un des objectifs que la Russie s’est fixé et que nous avons demandé à la communauté internationale de faire sien, y compris dans le cadre de l’Organisation des nations unies (ONU), c’est de fermer efficacement cette frontière, afin d’empêcher le passage des combattants, mais aussi le transit du pétrole et des œuvres d’art volées, qui constituent une source de financement très importante pour Daech.

À la différence des autres groupes terroristes qui ont existé auparavant, Daech forme aujourd’hui un quasi-État, très bien organisé, avec une hiérarchie, une structure interne et un budget, estimé à 7 milliards de dollars en 2015. L’État islamique a même commencé l’année dernière à frapper sa propre monnaie. Il mène aussi une sorte de politique sociale. Tout cela complique un peu plus notre tâche.

Daech comprend dans ses rangs beaucoup d’anciens officiers de l’armée de Saddam Hussein, c’est-à-dire de vrais militaires bien entraînés et équipés, ainsi que d’anciens cadres du parti Baas irakien. C’est donc une force qu’il faut prendre très au sérieux.

Quels objectifs faut-il se fixer, à notre avis, pour venir à bout de Daech ? Tout d’abord, il faut détruire son infrastructure militaire et économique, ce qui a été fait dans une large mesure grâce à l’intervention de l’aviation russe : nous avons détruit plusieurs sites de commandement, des sources d’approvisionnement en pétrole et des colonnes de camions-citernes qui exportaient du pétrole volé vers la Turquie. Nous avons obtenu des résultats très significatifs, même s’il reste sans doute encore des choses à faire sur le terrain. Nous avons aussi aidé l’armée syrienne à reprendre l’initiative. Elle a pu libérer un certain nombre de régions et de villes, notamment Palmyre, qui occupe une position clé en Syrie. Elle essaie désormais de libérer la ville d’Alep, actuellement occupée par Jabhat al-Nosra, et de fermer la frontière avec la Turquie.

Le deuxième objectif, c’est de priver Daech de toute source de ravitaillement, non seulement en combattants, mais aussi en moyens financiers. Daech est une organisation criminelle à tous égards, ses ressources provenant toutes d’activités complètement illégales.

La principale source de financement de Daech est la contrebande de pétrole volé sur les sites qu’il occupe en Syrie. L’exportation de ce pétrole vers la Turquie lui rapporte chaque jour entre 3 et 3,5 millions de dollars. Il est vendu deux à trois fois moins cher que les prix du marché, et réexporté vers différents pays. Toutefois, d’après les informations dont nous disposons, les revenus que Daech tirent de l’exportation du pétrole et des produits pétroliers ont été divisés par deux après l’intervention russe.

Autres sources de financement : les dons de personnes privées qui transitent à travers toutes sortes de fondations soi-disant de bienfaisance, qui se trouvent dans les pays du Golfe, notamment au Qatar, au Koweït et en Arabie saoudite ; le trafic de drogue surtout en provenance d’Afghanistan, qui, d’après les estimations, rapporte chaque année à Daech jusqu’à 1 milliard de dollars : le trafic d’organes prélevés sur les personnes assassinées par les djihadistes. Daech a aussi volé à l’État irakien une somme d’argent très importante, estimée entre 1 et 2 milliards de dollars, lorsqu’il a pris la succursale de la banque centrale d’Irak à Mossoul, en juin 2014.

Cependant, la situation de Daech est aujourd’hui un peu plus difficile, car le trafic de pétrole a été largement perturbé par l’intervention russe. Dès lors, les terroristes de Daech cherchent d’autres moyens pour se financer : le trafic de drogue, en particulier en provenance d’Afghanistan, je l’ai dit, mais aussi la vente de pétrole volé sur les sites de production situés dans la partie de la Libye qu’ils occupent, ainsi que la spéculation sur les marchés financiers.

Pour tarir ces sources de financement, nous disposons de moyens militaires – bombardement des colonnes de camions-citernes et destruction des sites de production de pétrole qui se trouvent sur le territoire occupé par Daech –, mais, surtout, de moyens politiques : il faut assécher les sources de financement de Daech par tous les moyens légaux possibles, notamment dans le cadre de l’ONU – le Conseil de sécurité a adopté un certain nombre de résolutions relatives au financement de Daech – et du Groupe d’action financière (GAFI). Lors des dernières réunions au sein de ces deux organisations, la Russie a proposé d’imposer un embargo aux territoires qui sont actuellement occupés par Daech. Cette idée est envisagée favorablement par nos partenaires américains. Un appui de la France à cette proposition serait, lui aussi, apprécié. D’autre part, il faut mettre sous contrôle international la frontière entre la Turquie et la Syrie pour faire cesser les flux de pétrole, de combattants et d’œuvres d’arts volées.

Je vous remets, monsieur le président, quatre lettres qui ont été diffusées au Conseil de sécurité en février et mars derniers par notre représentant permanent. Elles contiennent des informations très précises et détaillées sur divers aspects liés à Daech : le trafic de pétrole via la Turquie, le recrutement de nouveaux combattants, les problèmes d’approvisionnement en armes, le trafic d’œuvres d’art.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Merci, monsieur l’ambassadeur. Selon les évaluations dont nous disposons, les moyens budgétaires annuels de Daech s’établiraient plutôt autour de 2 que de 7 milliards de dollars et le trafic de drogue lui rapporterait plutôt de l’ordre de 100 à 150 millions de dollars. Considérez-vous que les sources dont proviennent les deux chiffres que vous avez cités sont suffisamment fiables ?

M. Alexandre Orlov. Ces chiffres figurent dans un document officiel que j’ai reçu du ministère des affaires étrangères russes. Daech ne rendant compte à personne, ce sont bien évidemment des estimations. Mais elles proviennent tant de sources russes que de sources américaines. Le montant de 1 milliard de dollars pour les revenus du trafic d’héroïne de l’Afghanistan vers l’Europe a été fourni par M. Viktor Ivanov, directeur du service fédéral de lutte contre le trafic de stupéfiants. Le chiffre de 7 milliards de dollars pour le budget de Daech est une estimation des experts pour la mi-2015, mais il n’est pas précisé de quels experts il s’agit.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Du point de vue de la Russie, quelles sont les raisons pour lesquelles un certain nombre de citoyens russes partent faire le djihad dans les rangs de l’État islamique ? Sans doute le conflit tchétchène, que vous avez évoqué, a-t-il laissé des traces dans certaines populations. Quel regard les autorités russes portent-elles sur ce phénomène de radicalisation ? Avez-vous engagé des moyens particuliers dans tout ou partie de votre pays pour prévenir ou empêcher cette radicalisation ?

M. Alexandre Orlov. Nous avons en effet constaté que Daech comprend des ressortissants russes dans ses rangs. Leur nombre est estimé à environ 2 000. Ils viennent pour la plupart des Républiques du Caucase – notamment de Tchétchénie –, où certains parmi la population musulmane sont sensibles aux idées de Daech. On compte aussi quelques milliers de combattants issus des anciennes Républiques soviétiques d’Asie centrale.

Il faut reconnaître que Daech utilise de manière très efficace et professionnelle tous les moyens de communication modernes, notamment internet et les réseaux sociaux, pour diffuser ses idées et sa propagande. Pour quels motifs ces idées sont-elles attractives ? Pourquoi certaines personnes se tournent-elles vers l’islam radical ? La réponse est variable. Le chômage des jeunes est un des facteurs qui crée des conditions propices au recrutement par les islamistes radicaux. Dès lors, l’une des façons de combattre ce phénomène, c’est de faire le maximum pour le développement économique des Républiques du Caucase. À cet égard, je peux vous dire que, depuis quelques années, la Tchétchénie a enregistré des progrès très significatifs en matière économique, ce qui a eu des répercussions sur le nombre d’actes terroristes au sein de cette République.

Autre phénomène important qui nous concerne tous : dans plusieurs régions et Républiques russes qui comptent une population musulmane, nous avons constaté que des imams salafistes ou wahhabites venus essentiellement du Golfe professent une version radicale de l’islam dans les mosquées et les écoles coraniques – madrasa. Comme vous le savez, les tendances les plus fondamentalistes de l’islam sont le salafisme et le wahhabisme, ce dernier étant d’ailleurs la religion officielle de l’Arabie saoudite, ce qui explique en grande partie le soutien que reçoivent les combattants de Daech de la part de ce pays. Notre réponse est non pas de fermer les mosquées concernées, mais d’évincer ces imams salafistes et wahhabites. Cette réponse pourrait d’ailleurs être étudiée avec intérêt par d’autres pays dans le monde.

Ainsi que le président Poutine l’a ouvertement déclaré, l’un des objectifs de notre intervention militaire en Syrie était de combattre les djihadistes russes afin qu’ils ne reviennent pas chez nous commettre des actes terroristes. D’après notre ministre de la défense, à l’issue de la phase active de notre intervention, un grand nombre des combattants venus de Russie ont été éliminés, y compris dix-sept commandants locaux de groupes terroristes.

M. Kader Arif, rapporteur. Merci, monsieur l’ambassadeur, pour vos propos introductifs et les premiers éclairages que vous nous avez apportés.

Quels rapports la Russie entretient-elle avec les puissances régionales ? Ils semblent parfois compliqués, voire marqué par des attentes réciproques ou des incompréhensions. Vous avez employé des termes assez forts à propos de l’Arabie saoudite. Comment analysez-vous la relation entre la Russie et ce pays ? L’Arabie saoudite est-elle, selon vous, un acteur indispensable du jeu ? Quel est votre sentiment au sujet des évolutions de l’Iran ? Qu’en est-il de la détérioration des relations avec la Turquie ou, à tout le moins, avec le président turc ? Dans le même temps, vous avez évoqué la nécessité de trouver des solutions, notamment en ce qui concerne la frontière entre la Syrie et la Turquie.

Les frappes russes, que vous avez évoquées, ont eu un impact certain sur le terrain. Elles ont suscité des débats entre nous, tant au sein de l’Assemblée que de cette mission d’information. Certains ont considéré qu’elles servaient davantage les intérêts du régime de Bachar al-Assad qu’elles ne nuisaient véritablement à Daech, en tout cas dans un premier temps. Quels éclairages pouvez-vous nous apporter sur ce point ?

M. Alexandre Orlov. Vous pouvez juger des frappes russes par leurs résultats : elles ont très largement affaibli Daech. Il s’est agi de frappes ciblées, d’une grande précision, uniquement contre des installations militaires, des sites de commandement, des sites de production de pétrole et des colonnes de camions-citernes qui allaient de ces sites vers la frontière turque.

On parle souvent d’une opposition « modérée », mais le problème, c’est que personne n’a jamais pu définir ce qu’était cette opposition « modérée ». Sur le terrain, il y a Daech, mais aussi des alliés de Daech, et pas seulement Jabhat al-Nosra que j’ai mentionné. Nous venons d’ailleurs de demander l’inclusion de deux autres mouvements qui combattent aux côtés de Daech dans la liste des organisations reconnues terroristes par le Conseil de sécurité.

Nous avons bombardé des positions autour d’Alep, ville qui est, c’est connu, détenue par Jabhat al-Nosra. Cependant, avec Jabhat al-Nosra, il y a d’autres groupes d’opposition que certains qualifient de « modérés ». Nous avons dit aux alliés occidentaux, notamment aux Américains – car c’est avec les Américains que nous travaillons le plus activement, les autres étant malheureusement un peu absents : si des représentants de l’opposition que vous considérez comme modérée se trouvent autour d’Alep, prévenez-les qu’ils se dégagent de Jabhat al-Nosra, car nous allons continuer à bombarder ce dernier. Lorsque nous avons annoncé la fin de nos frappes, nous avons en effet précisé que nous continuerions à bombarder Daech et Jabhat al-Nosra, qui n’ont pas déposé les armes. Ce faisant, nous essayons de causer le moins possible de « dommages collatéraux », comme on dit en jargon militaire.

Par ailleurs, grâce à notre action conjointe avec les Américains, nous sommes parvenus à instaurer, en Syrie, une trêve qui est largement respectée. La plupart des groupes d’opposants qui menaient auparavant des actions militaires ont déclaré officiellement auprès des Américains ou de nous-mêmes qu’ils acceptaient ce cessez-le-feu. Toutefois, ceux qui continuent les combats restent des cibles pour les frappes de l’aviation syrienne. Car il n’y a plus de bombardements de l’aviation russe : nous aidons désormais l’armée syrienne à lancer des offensives en les appuyant avec nos hélicoptères. C’est de cette manière que l’armée syrienne a libéré Palmyre et, dans la foulée, une autre ville située à proximité. Nous poursuivons cette action. Encore une fois, nous le faisons en échangeant des informations avec les Américains. Quant au problème des groupes « modérés », pour le régler, il faudrait d’abord que l’on nous donne exactement leurs positions pour qu’ils ne soient pas frappés par l’aviation.

Nous savons très bien que l’Arabie saoudite joue un rôle important dans ce conflit. C’est le pays du wahhabisme et du salafisme, qui sont, idéologiquement, des « parrains » de Daech. En outre, il y a beaucoup d’aide financière de la part des Saoudiens à Daech. Pour ces raisons et pour d’autres, nous entretenons des contacts permanents avec l’Arabie saoudite : ces derniers temps, le président Poutine a parlé deux fois par téléphone avec le roi d’Arabie saoudite, et une visite de ce dernier en Russie est en préparation. D’une manière générale, la Russie dialogue avec tous les pays de la région, aussi bien avec les monarchies du Golfe qu’avec Israël.

Il est exact que nos relations avec la Turquie se sont beaucoup dégradées après que l’avion russe a été abattu lâchement par les Turcs dans l’espace aérien syrien – il n’était pas entré dans l’espace aérien turc. Les Turcs n’ont même pas présenté d’excuses. Ainsi que vous l’avez suggéré, monsieur le rapporteur, ce sont non pas nos relations avec la Turquie qui sont compromises, mais nos relations avec le président Erdoğan : elles sont très tendues, et tant que M. Erdoğan n’aura pas présenté ses excuses, je crois qu’aucun contact avec lui ne sera possible.

Nous avons des contacts permanents avec l’Iran. En toile de fond de la crise syrienne, il y a le conflit entre sunnites et chiites. C’est par ce biais que l’Iran est impliqué dans le jeu. Nous jouons la carte de la modération de l’Iran. Je ne pense pas que les Iraniens jouent actuellement un rôle trop dangereux, mais leurs relations avec Israël et l’Arabie saoudite sont un sujet de préoccupation pour nous. Nous essayons de faire en sorte qu’un nouveau front ne s’ouvre pas dans cette région déjà tellement vulnérable.

M. Olivier Faure. Merci, monsieur l’ambassadeur, pour votre présence et pour cet échange. Je souhaiterais confronter ce que vous nous avez dit avec les informations qui nous ont été fournies par les personnes que nous avons auditionnées précédemment.

Vous avez estimé le fruit de la contrebande de pétrole pratiquée par Daech entre 3 et 3,5 millions de dollars par jour. Or les représentants de l’industrie pétrolière nous ont expliqué que Daech utilisait sa production pétrolière essentiellement pour faire fonctionner son armée et pour alimenter les territoires conquis, mais qu’il n’avait plus la capacité d’exporter, ne serait-ce que parce que la contrebande présentait peu d’intérêt, le marché mondial étant en surproduction et les tarifs étant extrêmement bas. Ils ont ajouté que, désormais, on assurait la traçabilité du pétrole brut – pas nécessairement celle du pétrole raffiné, en revanche – et qu’on ne trouvait plus aujourd’hui, à leur connaissance, de brut d’origine irako-syrienne sur les marchés occidentaux.

Vous avez indiqué que Daech cherchait à diversifier ses ressources et fait état de spéculation sur les marchés financiers. Pourriez-vous nous donner des informations plus précises à ce sujet ? Comment peut-on suivre la trace de ces éventuels mouvements spéculatifs ?

Nous avons systématiquement interrogé nos différents interlocuteurs sur l’éventuelle implication de l’Arabie saoudite dans le financement de Daech. Jusqu’ici, on nous a indiqué que certaines familles saoudiennes ou qatariennes avaient pu participer à ce financement par le passé, mais qu’elles avaient été identifiées et qu’elles n’avaient désormais plus de liens financiers avec Daech. Pouvez-vous nous donner votre propre version des faits ?

M. Alexandre Orlov. J’admets que vous pouvez disposer d’informations plus précises que celles que je vous ai données ; c’est tout à fait normal. Le montant de 3 à 3,5 millions de dollars que j’ai cité pour les revenus que Daech tire de l’exportation du pétrole correspond à l’année 2015. Ainsi que je l’ai indiqué, après l’intervention de la Russie et de la coalition, ces exportations ont été divisées par deux. Quant au fait que le marché du pétrole soit déjà saturé, ce n’est pas, selon moi, un argument, car, lorsque l’on vend le pétrole très bon marché, on en tire toujours un profit. Concernant le trafic des hydrocarbures via la Turquie, je vous renvoie à la lettre du 1er février dernier que notre représentant permanent a diffusée au Conseil de sécurité des Nations unies. Elle contient des informations très précises, qui ont été maintes fois vérifiées.

Les financements en provenance d’Arabie saoudite sont surtout des dons privés de grandes familles qui transitent par des fondations. Il est possible en effet que ces familles soient désormais moins actives qu’auparavant. Je ne conteste pas l’information dont vous disposez : elle est probablement plus exacte que celle que j’ai reçue, qui remonte déjà à quelque temps.

En revanche, l’information concernant la spéculation sur les marchés financiers est très récente. Il s’agirait d’une des nouvelles sources de financement trouvée par Daech compte tenu des problèmes qu’il rencontre pour exporter le pétrole. Il est évidemment très difficile de suivre la trace de cette spéculation, car elle peut être pratiquée par des personnes qui n’appartiennent pas à Daech. Cette tâche revient au GAFI, au titre de sa mission de supervision des marchés financiers.

M. Jacques Myard. Il est exact que de très nombreux combattants étrangers sont à pied d’œuvre sur le théâtre irako-syrien. Vous avez évoqué la présence de ressortissants de quatre-vingts pays, dont 2 000 venant des Républiques russes du Caucase, notamment de Tchétchénie. Pouvez-vous nous préciser le nombre et la répartition de ces combattants selon leur pays de provenance ?

Selon vous, pour mettre un terme à ce conflit avec les fanatiques de l’État islamique, y a-t-il une possibilité d’accord ou bien n’y a-t-il qu’une solution militaire ?

Vous avez repris à juste titre le terme « mutation » employé par le président : il y a eu Al-Qaïda ; il y a désormais l’État islamique ; selon de très nombreux experts, il y aura autre chose demain, même si l’on éradique l’État islamique. Selon vous, quelle bataille non plus militaire, mais politique et idéologique faut-il mener pour contrer ce mouvement d’une partie de l’islam qui va vers l’affrontement violent, voire y mettre un terme ?

M. Alexandre Orlov. D’après les données dont je dispose, à la mi-2015, le nombre de combattants en Syrie et en Irak était estimé entre 80 000 et 100 000, dont 16 000 étrangers, provenant de quatre-vingts pays différents. Je ne dispose pas de répartition par pays.

Comment combattre les idées de l’islam radical ? Encore une fois, il faut mener la guerre contre Daech, détruire son potentiel militaire et économique, c’est indéniable. Cependant, on ne viendra pas à bout de Daech uniquement par des moyens militaires. Car Daech, c’est avant tout une idéologie, une mouvance radicale de l’islam. Pour avoir discuté plusieurs fois avec des imams, j’ai compris qu’il y avait des germes de cette agressivité dans le coran, mais que tout était question d’interprétation. On considère que les djihadistes représentent seulement 1 % de l’ensemble des musulmans ; ce n’est qu’une minorité, mais hélas très combattante et agressive. Il faut renforcer les positions de l’islam modéré, « normal ». Ce travail revient avant tout aux musulmans eux-mêmes, mais notre intérêt en tant qu’État est de les aider à se débarrasser de ces mauvais moutons disséminés dans le troupeau.

D’autre part, chez vous comme chez nous, certains jeunes qui ne sont pas musulmans à l’origine se convertissent à l’islam fondamentaliste. Il faut faire une analyse afin de comprendre pourquoi cela arrive. À titre personnel, je pense que, lorsqu’un être humain a un vide à l’intérieur de lui-même, en particulier s’il s’agit d’un jeune dans une situation économique difficile, c’est un terreau propice à la propagation de toutes sortes d’idées extrémistes. Je constate qu’il n’y a pas de cas de conversion à l’islam fondamentaliste parmi les jeunes Russes orthodoxes croyants. Je ne prêche certes pas que tout le monde doit devenir croyant, mais, en l’espèce, l’éducation et l’école peuvent sans doute faire beaucoup.

M. Gérard Bapt. Yves Fromion et moi-même revenons d’un déplacement à Beyrouth, à Damas et à Erbil, au Kurdistan irakien, pour soutenir les minorités religieuses, notamment les chrétiens d’Orient et les Yézidis. Je dois dire que l’intervention russe a été accueillie avec un grand soulagement, en particulier en Syrie. À l’évidence, les populations civiles vivent en plus grande sécurité dans certaines zones, notamment à Damas et à Lattaquié. En revanche, la situation à Alep est aujourd’hui beaucoup plus difficile.

Vous avez évoqué les groupes djihadistes autres que Jabhat al-Nosra et l’État islamique. Votre ministre des affaires étrangères, M. Lavrov, a demandé avant-hier que deux de ces groupes, Ahrar al-Cham et Jaïch al-Islam, soient classés parmi les organisations terroristes. Ce que vivent aujourd’hui les Syriens – j’entretiens une correspondance régulière avec des médecins à Alep, notamment – correspond bien à cette réalité.

En ce moment, la France n’a aucun rapport avec les services de renseignement syriens. Il existe, à Bagdad, un organisme de coordination entre les services russes, syriens, irakiens et iraniens. Je vous pose la même question que j’ai posée à M. Bernard Bajolet, directeur général de la sécurité extérieure, lorsque nous l’avons auditionné : les services de renseignement russes coopèrent-ils directement avec leurs homologues français ? Il en va de la sécurité de nos concitoyens.

M. Alexandre Orlov. La coopération entre les services de renseignement russes et français est exemplaire : de très bon niveau, assez approfondie et confiante. D’ailleurs, une réunion consacrée au terrorisme international, présidée par M. Bajolet et son homologue russe, se tient en ce moment même à l’ambassade de Russie.

Malheureusement, les échanges avec les militaires français sont moins constructifs et à un stade beaucoup moins avancé qu’avec les services français. Lors de sa visite à Moscou le 26 novembre dernier, le président Hollande a longuement parlé avec M. Poutine, notamment de la constitution d’une large coalition. M. Poutine a même qualifié la France de pays allié dans la lutte contre Daech. Cet échange au niveau des présidents a été suivi par la visite du ministre de la défense français à Moscou et par des rencontres au niveau des chefs d’état-major. Et puis, tout s’est un peu arrêté là. Nous sommes toujours disposés à coopérer davantage avec les militaires français sur le terrain, notamment pour choisir les sites à bombarder ou pour échanger des informations sur tel ou tel groupe et savoir si l’on peut le considérer comme terroriste ou modéré – ce qui est vraiment très difficile à déterminer.

M. Jean-Louis Destans. Je souhaitais poser des questions très proches de celles d’Olivier Faure. Nous avons déjà interrogé de nombreux responsables, chercheurs et observateurs sur les moyens de Daech. Or les chiffres que nous avons obtenus sont très en deçà de ceux que vous nous avez donnés, que ce soit pour la contrebande de pétrole ou pour l’argent trouvé par l’État islamique dans la banque centrale à Mossoul – vous avez parlé d’un montant de 1 milliard de dollars, alors que la somme généralement citée est 500 millions. Quant aux fondations privées, nous avions cru comprendre que cette source de financement était plus ou moins tarie, précisément grâce à l’action du GAFI. Je cherche à comprendre d’où viennent de telles différences : nos propres observateurs sont-ils en deçà de la réalité ou bien affichez-vous volontairement des chiffres plus importants ?

M. Alexandre Orlov. Je ne mets nullement en doute l’information qui vous a été fournie par les personnes que vous avez auditionnées. Je vous donne l’information que j’ai reçue de mon ministère, qui se réfère à différentes sources. S’agissant de la somme saisie par Daech dans la succursale de la banque centrale d’Irak à Mossoul, nos estimations varient entre 900 millions et 2 milliards de dollars. La marge est donc assez large.

Quelles que soient les différences entre ces chiffres, il ne faut surtout pas se faire d’illusions et sous-estimer la puissance de Daech. C’est une sorte d’hydre : lorsque vous lui coupez une tête, elle repousse ailleurs. J’espère que, tous ensemble, nous l’affaiblirons considérablement en Syrie. Mais un autre foyer de conflit se profile en Libye, où les islamistes ont continué leur action et ont trouvé du pétrole. Et, si nous parvenons à les chasser de Libye – ce qui sera très difficile, car, à la place de l’État libyen, il y a un vide dont ils vont sans doute profiter –, ils iront dans d’autres régions, par exemple au nord du Mali, étant donné qu’il n’est pas possible de contrôler ces espaces immenses et que les frontières sont faciles à traverser. Daech changera peut-être de nom demain, mais il y aura toujours la même idée de créer un califat islamiste appliquant la charia. Ce rêve religieux est présent dans la tête de nombreux musulmans. Encore une fois, nous n’avons pas affaire à des amateurs, mais à une force très importante, qui comprend beaucoup d’anciens officiers de l’armée de Saddam Hussein, c’est-à-dire de vrais militaires bien entraînés et équipés, et qui a saisi beaucoup d’armes dans les différents dépôts qu’elle a pris.

M. Yves Fromion. Quelle appréciation portez-vous sur le nouveau gouvernement qui tente de se mettre en place difficilement en Libye ? Pouvez-vous préciser quels risques représente « l’hydre » Daech en Libye et en Afrique du Nord ?

M. Alexandre Orlov. Nous soutenons le processus politique en Libye, mais la situation du gouvernement actuel reste très fragile. Cela tient, entre autres, au fait que l’État libyen avait, même du temps de Kadhafi, une structure très particulière, différente de celle que nous connaissons chez nous. Lorsque Kadhafi a été éliminé, l’État libyen a été complètement détruit. Tout est à construire. Il y a des dissensions entre les tribus. Pour notre part, nous pensons que l’approche doit être inclusive : il faut essayer de faire venir au sein du gouvernement le nombre le plus large possible de représentants des différentes tribus qui vivent en Libye, ce qui n’est pas encore le cas. Nous travaillons avec vous dans cette direction, en espérant que nous allons y parvenir. Mais ce sera un processus long et difficile.

M. Yves Fromion. Dans l’hypothèse où nous ne parviendrions pas à consolider la situation du gouvernement libyen, avec tous les problèmes que cela poserait, notamment en termes de migrations clandestines à travers la mer Méditerranée, ne serait-il pas opportun que les Nations unies se saisissent de la question de façon plus autoritaire, en imposant une forme de gouvernement ? Car, si la Libye demeure un État failli, qu’elle ne reprend pas la forme d’un État normal, il est clair que la situation deviendra, avec le temps, extrêmement dangereuse pour l’Europe.

M. Alexandre Orlov. C’est vrai, mais je ne pense pas que ce serait une bonne solution. Si ce gouvernement échoue, il faudra recommencer, il n’y a pas d’autre voie. Encore une fois, il faut trouver un gouvernement avec l’assise la plus large possible. En théorie, les Nations unies peuvent en effet établir une sorte de protectorat sur un territoire, mais cela fait des décennies qu’on ne l’a pas fait, et nous aurions beaucoup de difficultés à faire passer cette idée à l’ONU aujourd’hui. Dans tous les cas, il faudrait en débattre au Conseil de sécurité.

En tout cas, la pire des solutions serait une nouvelle intervention militaire. On est déjà intervenu militairement en Libye et on a tout détruit. Si on le fait à nouveau, on va monter les tribus contre nous. La meilleure solution reste politique : avec patience, il faut créer les conditions pour la constitution d’un gouvernement aussi inclusif que possible et aider ce gouvernement par tous les moyens.

À titre de conclusion, il me paraît important que nous tirions un enseignement de la situation actuelle. Pourquoi Daech a-t-il acquis une telle force ? Parce que certaines puissances ont voulu l’utiliser à leurs propres fins dans leur jeu géopolitique. Les groupuscules terroristes ont été des instruments de la politique de « changement de régime », de la stratégie visant à constituer un nouveau « grand Moyen-Orient ». Or, à un moment donné, ces instruments sont devenus incontrôlables et se sont retournés contre ceux qui les ont créés. C’est un peu l’histoire de l’arroseur arrosé. Si l’on n’avait pas armé ces groupes et qu’on ne les avait pas aidés financièrement, qu’il s’agisse des Talibans en Afghanistan contre l’Union soviétique, d’Al-Qaïda ou de Daech, nous n’aurions pas les problèmes que nous avons aujourd’hui. S’ils sont forts, c’est parce qu’ils ont été aidés par des puissances régionales et pas uniquement régionales. Tel est, selon moi, l’enseignement qu’il faut tirer sur le plan politique, si nous voulons éviter que cela se reproduise à l’avenir.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Merci, monsieur l’ambassadeur, pour cet échange. Au nom de l’Assemblée nationale, je remercie la Russie pour sa participation à la lutte contre notre ennemi commun.

La réunion s’achève à treize heures dix.

Audition de M. Thomas Courbe, directeur général adjoint du Trésor, et de Mme Magali Cesana, chef du bureau Lutte contre la criminalité financière et sanctions internationales à la direction générale du Trésor

(séance du 3 mai 2016)

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Chers collègues, nous recevons aujourd’hui M. Thomas Courbe, directeur général adjoint du Trésor, et Mme Magali Cesana, chef du bureau Lutte contre la criminalité financière et sanctions internationales à la direction générale du Trésor. Cette audition se tient à huis clos et vous serez destinataire du compte rendu qui en sera établi.

Comme vous le savez sûrement, madame, monsieur, nous avons déjà entendu des responsables de Tracfin, la cellule de traitement du renseignement et d’action contre les circuits financiers clandestins, et de la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED). Vous savez aussi quels sont le champ d’investigation et l’objet de cette mission dont les travaux ont débuté il y a plusieurs mois. Nous aimerions vous entendre traiter divers aspects du financement du terrorisme.

Lors des différentes auditions conduites ici ou à l’étranger, nous avons pu mesurer l’importance des flux financiers dans le financement du terrorisme. Parmi ceux que nous avons identifiés et qui font l’objet de notre attention, il y a tout d’abord les circuits traditionnels en argent liquide ou mouvements bancaires. Quel regard portez-vous sur l’évolution de ces flux classiques et sur la manière dont ils peuvent contribuer au financement du terrorisme ? Nous avons noté les difficultés d’application de la législation européenne sur la déclaration des sommes importées supérieures à 10 000 euros en argent liquide. Vos collègues belges nous ont alertés sur le fait qu’il est très facile d’importer en Belgique plusieurs centaines de milliers d’euros sans être inquiété. Qu’en pensez-vous ?

Les terroristes utilisent aussi à leur manière le système de compensation et on assiste quasiment à une réinvention des lettres de change à la génoise : l’argent ne circule pas mais des garanties sont prises de part et d’autre des frontières. Jetez-vous un œil sur cette réalité ?

Quant aux cartes prépayées, elles peuvent aussi jouer un rôle dans le financement du terrorisme. On nous a raconté qu’en Amérique Latine ces cartes peuvent être chargées de sommes pouvant atteindre jusqu’à l’équivalent d’un million de dollars. C’est beaucoup pour une carte de crédit. Quand on sait que la réalisation d’un attentat coûte une trentaine de milliers d’euros, nous pouvons nous inquiéter de notre capacité à surveiller ces flux. Quelle est votre appréciation de ces différentes situations ?

Nous aimerions aussi vous interroger sur les dispositifs de gel d’avoirs, qui sont placés sous votre autorité. Quelle est l’ampleur de ces gels ? Sont-ils suffisamment efficaces et rapidement mis en œuvre ? Y a-t-il des choses à améliorer dans ce domaine ?

En règle générale, quel est le niveau de contrôle exercé en France sur les avoirs et sur les flux ? Que pensez-vous de l’efficacité et de la rapidité de mise en œuvre de ces mécanismes de contrôle ?

Enfin, qu’avez-vous à nous dire sur la coopération entre la France et ses partenaires, européens ou internationaux, en matière d’échanges financiers ?

Avant de vous donner la parole, je vous précise que notre mission s’est dotée des prérogatives d’une commission d’enquête. Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois donc vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Thomas Courbe et Mme Magali Cesana prêtent successivement serment.)

M. Thomas Courbe, directeur général adjoint du Trésor. Merci de nous avoir invités à donner notre analyse et à répondre aux nombreuses questions que vous vous posez sur ce sujet d’importance.

À titre liminaire, je dirais qu’il nous semble que la lutte contre le financement du terrorisme doit passer par une action concertée de mobilisation de tous les pays du monde, dans le cadre de forums tels que le G7 et le G20. Avec le Groupe d’action financière (GAFI), outil intergouvernemental de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, ces forums sont essentiels pour exercer la pression nécessaire sur les pays concernés. Des mesures adoptées sur un plan national peuvent être efficaces, comme nous le verrons plus loin, mais elles prennent tout leur sens si elles sont dupliquées au niveau européen et mondial.

Tout d’abord, je vais vous parler de quelques actions que nous avons identifiées comme nécessaires pour améliorer la lutte contre le financement du terrorisme. Au niveau du GAFI, nous devons accentuer la surveillance des pays qui ne respectent pas les recommandations de cet organisme et sont défaillants dans ce domaine. Nous avons identifié deux points essentiels à l’efficacité de ces dispositifs : l’incrimination de financement du terrorisme, dont la définition est beaucoup trop restreinte dans certains pays ; le système de gel d’avoirs, moyen de lutte très important, qui est insuffisant ou inexistant dans d’autres. Il s’agit donc de pousser les pays défaillants à renforcer ou à mieux appliquer leur législation.

Comme vous l’avez mentionné, monsieur le président, il faut faire évoluer les exigences du GAFI afin de mieux intégrer de nouveaux modes de paiement tels que les cartes prépayées. C’est un chantier important car ce risque nouveau n’était pas pris en compte dans nombre de législations. D’une manière plus générale et institutionnelle, il faut permettre au GAFI d’avoir une action plus forte, efficace et contraignante sur les pays, afin d’aller plus vite dans l’amélioration des dispositifs existants.

Au sein du G7 et du G20, il y a plusieurs axes d’intervention. Tout d’abord, des actions sont menées afin d’améliorer la coopération entre les cellules de renseignement. Au niveau européen, l’un des enjeux est de doter certains pays d’une vraie cellule de renseignement financier avec les prérogatives nécessaires à son efficacité, puis d’améliorer la coopération entre ces cellules. Actuellement, nous constatons que la coopération reste insuffisante, y compris dans des formats comme le G7 qui regroupe des pays habitués à travailler ensemble. Le gel des avoirs est traité au niveau de l’Europe mais aussi du G7, afin d’améliorer la coordination de tous les pays qui partagent les mêmes objectifs de lutte contre le terrorisme. L’Europe a aussi engagé des travaux pour renforcer la lutte contre le trafic d’œuvres d’art, une importante source de financement.

Sur le plan diplomatique, une action est menée en direction de la région Moyen-Orient et Afrique du Nord (MENA – Middle East and North Africa). Selon les pays il s’agit de promouvoir des évolutions de législation, notamment pour pouvoir incriminer plus facilement pour financement du terrorisme, ou d’apporter une assistance technique pour lutter plus efficacement contre les circuits de financement, ou enfin pour inciter à un renforcement des contrôles sur les flux financiers.

Au niveau européen, il est aussi prévu que chaque État membre se dote d’un registre centralisé des comptes bancaires et de paiement, comme il en existe un en France. Pour la surveillance des flux financiers que vous évoquiez, monsieur le président, il nous semble indispensable que le service de renseignement financier d’un pays puisse assujettir les acteurs financiers à des obligations de déclaration. Cette toute première condition doit cependant être confortée par l’existence d’un registre centralisé qui permette de contrôler l’ensemble des mouvements bancaires. À cela, il faut ajouter l’enjeu de l’accès aux données du système SWIFT (Society for worldwide interbank financial telecommunication), dont Tracfin vous a peut-être déjà parlé et qui fait l’objet d’une discussion avec les autorités américaines. Il faudra le compléter par un accès aux données du système SEPA (Single euro payments area), espace unifié de paiement en euros. Ces trois éléments nous semblent essentiels à une surveillance de bonne qualité des flux bancaires.

Reste à sensibiliser les personnes assujetties, c’est-à-dire les acteurs financiers associés dans les transactions. Nous lançons régulièrement des appels à vigilance à leur intention pour qu’ils surveillent particulièrement les transactions qui, de notre point de vue, risquent d’être associées au financement d’actions terroristes. Je vous ai décrit le système qui permet d’exercer le contrôle, mais il faut ensuite trier l’information. Les acteurs bancaires, en charge des déclarations de soupçon, doivent savoir où chercher et quoi surveiller. Nos appels à vigilance – dont nous essayons de faire en sorte qu’ils soient répercutés au niveau européen et international – ciblent les principales sources de financement de Daech : les vendeurs de pétrole, de phosphate ou de matières premières agricoles qui pourraient être en relation avec lui ; les banques situées sur les territoires qu’il contrôle. Nous incitons les acteurs financiers à faire preuve de vigilance vis-à-vis de tous ceux qui pourraient commercer avec Daech et lui apporter ainsi des ressources.

Venons-en au gel d’avoirs. Notre dispositif se déploie au niveau national, européen et international. Sur le plan national, le ministère de l’intérieur désigne les personnes dont les avoirs doivent être gelés. Pour répondre à votre question, je dirais que le dispositif fonctionne mais qu’il faudrait notamment fluidifier la circulation de l’information à l’international afin que nous sachions quelles personnes font l’objet d’un gel de leurs avoirs à l’étranger.

Dans le cadre du projet de loi sur la criminalité organisée, il est proposé d’étendre la catégorie de biens gelables à l’immobilier et aux véhicules. Cette proposition vise des cas très concrets auxquels nous sommes confrontés. Grâce aux mesures prévues dans la loi sur la criminalité organisée, un dispositif juridique permettra de geler un bien immobilier ou un véhicule afin d’empêcher que le produit de leur vente ne serve à financer une action terroriste.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Les dispositions sont-elles d’ores et déjà incluses dans le projet de loi ?

M. Thomas Courbe. Non.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Cette mesure figurerait dans une ordonnance ?

M. Thomas Courbe. Oui, le Gouvernement a demandé une habilitation à légiférer par voie d’ordonnance. La commission mixte paritaire aura lieu dans les prochains jours. Nous avons préparé en parallèle les projets d’ordonnances et nous espérons que ces mesures d’extension du gel seront mises en application très rapidement.

Une autre évolution serait nécessaire pour éviter les contournements du dispositif et empêcher notamment le versement des prestations sociales d’une personne dont les comptes sont gelés sur le compte d’un conjoint ou d’un ami. Il ne s’agit pas de supprimer les droits sociaux d’une personne mais de lui interdire l’accès aux sommes versées durant la mesure de gel.

En résumé, en ce qui concerne le dispositif national de gel des avoirs, il semble important de prendre les deux mesures d’ordre législatif permettant, d’une part, de geler des biens immobiliers et des véhicules, et, d’autre part, d’empêcher les manœuvres de contournement.

Le dispositif européen peut, lui aussi, être largement amélioré. La première amélioration, qui est en cours, n’est pas d’ordre législatif. Nous travaillons à la mise en place d’une plateforme entre les États membres, afin de partager de manière plus efficace les informations concernant les personnes dont les biens sont gelés dans un pays ou un autre. Une procédure de gel est beaucoup plus efficace – car plus difficile à contourner – si elle est appliquée dans tous les États. Nous voulons aussi réactiver le dispositif de gel européen autonome qui n’existe qu’en théorie. La procédure de gel décidée à l’encontre d’une personne dans un État serait ainsi étendue à l’ensemble de l’Union européenne, voire à un État tiers. Cette uniformisation renforcerait très fortement l’efficacité de la mesure.

La troisième piste consiste à prévoir des critères supplémentaires et autonomes qui permettront d’appliquer le gel d’avoirs à un plus grand nombre d’individus, en application des résolutions de l’Organisation des Nations Unies (ONU). Dans le cadre de la résolution dite al-Qaïda/Daech, l’Union européenne applique la procédure à un certain nombre d’individus. Nous souhaitons qu’elle puisse utiliser des critères d’appréciation autonomes pour ajouter d’autres personnes, en application de la même résolution de l’ONU. Cette fois, l’efficacité de la mesure serait accrue en raison de son application à un plus grand nombre de gens. Dans ce domaine, il faudrait corriger un problème que je qualifierais de mécanique : il existe un décalage de temps trop important entre la décision de l’ONU et celle de l’Union européenne concernant le gel des biens d’un individu, ce qui permet finalement de l’évasion de fonds. Nous travaillons avec l’Union européenne au raccourcissement de ce délai.

J’en arrive aux cartes prépayées qui constituent un phénomène un peu nouveau. Vous avez cité deux données préoccupantes : le faible coût d’organisation d’un attentat ; les cartes prépayées comme vecteur de financement et de transfert de fonds vers les zones de combat. Dans tous les forums internationaux, nous essayons de faire appliquer par l’ensemble des pays des législations beaucoup plus restrictives, fondées sur deux grands principes : lutter contre l’anonymat de ces moyens de paiement en rendant obligatoire la déclaration d’identité au moment de l’acquisition d’une carte non connectée à un compte ; plafonner les capacités d’emport puisque certains pays émettent des cartes qui permettent de transporter des sommes considérables de manière très simple.

M. Jacques Myard. Combien ?

M. Thomas Courbe. Certaines cartes peuvent comporter des montants très importants, plusieurs centaines de milliers d’euros D’ailleurs la législation ne prévoit pas vraiment de plafond. Sur le plan national, le ministre s’est engagé sur le sujet et nous avons prévu, dans le cadre du projet de loi sur la procédure pénale, des dispositions qui vont permettre de mieux contrôler ces cartes prépayées. Il faudrait évidemment que le plus grand nombre possible de pays applique ces dispositions : si ces cartes sont totalement contrôlées en France mais qu’il est facile d’en acheter et de les alimenter de manière anonyme dans un pays à l’étranger, la mesure perd de son efficacité.

M. Kader Arif, rapporteur. Sur ce sujet, qui a déjà été évoqué lors de nos auditions, il semble qu’il y ait une confrontation avec le milieu bancaire pour lequel ces cartes sont un produit financier. Les banques ne jouent pas forcément le jeu quand des mesures sont prises par les États ou à une autre échelle.

M. Thomas Courbe. Ces cartes offrent un service particulier qui peut être fourni par des établissements spécialisés et pas seulement par des banques. Mais vous avez raison sur un point : certains acteurs luttent contre nos efforts de régulation. L’objectif est clair – anonymat et plafonnement – et il faut l’atteindre dans des conditions qui ne désorganisent pas totalement ce secteur qui répond, par exemple, à des besoins d’inclusion financière de personnes qui n’ont pas de comptes en banque. S’il faut laisser le temps aux acteurs de s’organiser, il faut rester ferme sur l’objectif.

Sur le contrôle des avoirs et des flux, j’ai rappelé la nécessité d’une bonne coopération. Pour être concret, il nous semble que les acteurs financiers assujettis aux obligations de déclaration de soupçon jouent le jeu. Une fois guidés vers le type de transactions à surveiller, en fonction de profils et de zones géographiques, ils font le travail de manière très appliquée. En revanche, le secteur de l’art suscite un jugement beaucoup plus mitigé. Les antiquaires sont aussi assujettis à des déclarations de soupçon puisqu’il y a des risques de blanchiment et de financement du terrorisme dans ce domaine, compte tenu du pillage des antiquités dans les zones de conflit. Les antiquaires font-ils des déclarations de soupçon à chaque fois que c’est nécessaire ? Le ministre a écrit aux fédérations d’antiquaires pour les sensibiliser.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Faisiez-vous allusion aux antiquaires quand vous disiez avoir un jugement mitigé à l’égard de certains acteurs ?

M. Thomas Courbe. Oui, notamment.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Qui sont les autres ?

M. Thomas Courbe. Actuellement, les antiquaires sont notre principal sujet de préoccupation.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Et les commissaires-priseurs, les banques spécialisées ?

M. Thomas Courbe. En fait, tout le milieu de l’art et des antiquités est concerné. Nous constatons que les acteurs de ce marché font très peu de déclarations de soupçon, contrairement aux banques qui ont mis en place des procédures de conformité très élaborées et qui sont désormais très vigilantes.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. En plus, à ma connaissance, il n’y a pas de fédération professionnelle des brocanteurs.

M. Thomas Courbe. En effet. Les syndicats professionnels d’antiquaires servent de relais mais ce secteur répond moins bien que les banques à nos demandes. C’est un sujet de préoccupation pour nous comme pour les autres pays. Le constat est assez général : ce secteur, pourtant à risque, répond moins bien aux demandes.

M. le rapporteur. En ce qui concerne la circulation de sommes en liquide, nous avons été à la fois surpris et inquiets de constater qu’il n’y avait pas de contrôle à la sortie du territoire européen de la personne qui y est entrée avec 1 000 euros. On perd la piste. À l’échelle européenne, il n’y a pas d’harmonisation. Mais quels sont les moyens de lutte contre les gens qui ne sont pas membres de l’Union européenne ? Dans ce cas-là, on ne peut même pas signaler à un service financier que M. Untel est passé avec telle somme.

M. Thomas Courbe. Notre axe de travail est de renforcer les échanges entre les cellules de renseignement financier, entre les « Tracfin », y compris hors de l’Union européenne. Nous les encourageons à se développer.

En ce qui concerne les sommes en liquide, nous avons pris des mesures importantes sur le plan national. Au 1er septembre, nous sommes passés de 3 000 euros à 1 000 euros de plafond pour les espèces. Au niveau européen, nous étudions la question du contrôle des flux en liquide à la sortie de l’Union européenne.

Mme Magali Cesana, chef du bureau investissement, criminalité financière et sanctions à la direction générale du Trésor. Nous avons fait des propositions sur ce sujet du contrôle des flux, qui concerne davantage les douanes que la DG Trésor. Si vous les auditionnez, ils vous parleront mieux que nous de cette problématique.

Cela étant dit, je voudrais souligner que la réglementation française est issue de la réglementation européenne. Nous avons d’ailleurs une habilitation à transposer la quatrième directive, que nous souhaitons conserver, dans le cadre du projet de loi sur la procédure pénale. In fine, la quatrième directive, par exemple, est une transposition, si j’ose dire, des règles du GAFI. À sa création, le GAFI ne s’occupait que de blanchiment. Le financement du terrorisme a été inclus en tant que tel à l’issue des attentats du 11 septembre 2001, qui étaient d’une ampleur énorme et qui avaient nécessité d’importants moyens financiers et de gros transferts d’argent. Or les attentats commis récemment en Europe n’ont demandé que peu de moyens, ce qui nous oblige à adapter les règles.

Le plus satisfaisant est d’essayer de renforcer les standards du GAFI. Nous nous y employons dans le cadre du G7, en portant ce sujet au sein du GAFI qui compte désormais trente-six membres. La totalité du monde est couverte par des organismes régionaux de type GAFI, qui appliquent les mêmes règles. Il est important de renforcer nos standards au plan mondial pour les adapter à la menace actuelle. À notre avis, les seuils actuels dans les recommandations du GAFI sur l’application des mesures de vigilance pour des transactions occasionnelles – 15 000 euros – sont beaucoup trop élevés pour lutter efficacement contre le financement du terrorisme. Les États ne sont pas incités à prendre des mesures pour identifier la personne qui transfère 15 000 euros, une somme énorme comparée au coût d’un attentat.

Nous commençons par mettre en place des mesures strictes chez nous. D’ailleurs, sur certains points, comme les personnes assujetties à la déclaration de soupçon, la réglementation française est déjà plus ambitieuse que la quatrième directive, par exemple, qui reste à transposer. Nous œuvrons aussi pour que ces normes se répandent dans le monde entier.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Avec quels États la discussion au sein du GAFI est-elle difficile et pour quelles raisons ? Monsieur le directeur général adjoint, vous avez évoqué l’uniformisation des pratiques européennes. Lors d’un déplacement, nous avons eu l’occasion de voir sur place la lenteur des procédures européennes. Que préconisez-vous pour que le rythme des décisions d’uniformisation se rapproche de celui de la préparation des actions terroristes ?

M. Thomas Courbe. Au sein du GAFI, certains pays tout en partageant nos objectifs, ont des approches différentes. Pour illustrer le fait que chacun peut agir en toute bonne foi et arriver à des contradictions, je vais vous donner un exemple. Un moyen d’exercer une pression plus forte sur les États qui ne se conforment pas aux directives du GAFI serait de les nommer, selon le principe naming and shaming – nommer et faire honte – cher aux Américains. Or plusieurs pays sont très opposés par principe et parce qu’ils estiment que cela pourrait être contre-productif étant donné que les États ainsi désignés seraient à la fois peu nombreux et d’une importance relative. Il peut donc y avoir des désaccords de bonne foi au sein du GAFI sur les méthodes les plus efficaces pour progresser.

Au niveau européen, nous constatons d’ailleurs que la France a joué un rôle de leader en raison d’une très forte implication politique, consécutive aux attentats de janvier et novembre 2015, qui a permis de bien orienter le travail de la Commission. Avec certains grands pays européens, les débats restent néanmoins difficiles concernant certaines des mesures que j’ai évoquées. Pour faire écho à votre question, monsieur le rapporteur, un pays abritant un grand nombre de prestataires de services de cartes prépayés nous semble réticent à prendre des mesures concernant ces produits. D’autres pays européens se montrent réservés quand il s’agit de limiter la circulation d’argent liquide, et cela pour des raisons culturelles. Les difficultés avec nos partenaires sont parfois liées à des différences de conceptions juridiques, ou de prérogatives des cellules de renseignement financier – dans certains pays l’intervention d’un juge est nécessaire pour pouvoir obtenir des informations des entités assujetties, ce qui en amoindrit l’efficacité au quotidien.

Malgré cela, nous avançons et nous faisons progresser notre agenda de travail. En février, la Commission a publié un plan d’action pour la lutte contre le financement du terrorisme, qui est très proche de la note que nous avions transmise en décembre : nos propositions ont été reprises. Grâce à la forte implication du Ministre, nous arrivons à faire évoluer ces pays. Il faut néanmoins admettre que même des partenaires de premier ordre – et qui sont eux aussi très menacés par le terrorisme – n’évoluent pas aussi vite que nous le souhaiterions.

Monsieur le président, vous nous interrogiez sur les délais. Michel Sapin a fait une tournée à Bruxelles où il a rencontré tous les commissaires compétents pour les inciter à accélérer le calendrier d’adoption de ces mesures. La Commission a accepté d’accélérer le processus concernant certaines mesures qui, par conséquent, seront prises dans des délais beaucoup plus courts que prévu, notamment en simplifiant certaines études d’impact. Par un travail permanent de mobilisation, nous parvenons à obtenir une simplification des procédures et, même si le résultat n’est pas totalement satisfaisant, nous progressons à un rythme accéléré.

M. Joaquim Pueyo. Le président et le rapporteur ont posé des questions sur la coopération internationale concernant la surveillance des flux financiers. Pour ma part, j’aimerais avoir une idée du montant des avoirs gelés. On parle beaucoup du principe et assez peu des chiffres. Quel est le montant des avoirs gelés en France et en Europe ?

S’agissant des acteurs qui peuvent être mêlés au financement du terrorisme, j’aimerais que vous reveniez sur les associations humanitaires. Nous savons notamment que des associations belges, dites humanitaires, ont en fait des liens plus que douteux en Syrie et qu’elles constituent des sortes de filières de recrutement pour des organisations terroristes. Sans entrer dans le détail, pouvez-vous nous dire si vous surveillez certaines associations humanitaires ? En avez-vous déjà ciblé quelques-unes. En ma qualité de maire, j’ai signalé une association tout à fait équivoque aux services de renseignement où il m’a été indiqué que cette structure avait suscité les mêmes doutes. Pouvez-vous nous donner les noms d’associations que vous surveillez au niveau national ? Nous sommes à huis clos et, en tant que parlementaire, j’aimerais avoir ce genre d’information.

M. Jacques Myard. Pour continuer dans le sens de mon collègue Pueyo, j’aimerais que vous nous disiez quel est votre tableau de chasse. Qu’est-ce qui a donné lieu à des poursuites devant les tribunaux, à des sanctions, à des arrêts de flux ?

En ce qui concerne le système SWIFT, qui avait défrayé la chronique en son temps, comment cela se passe-t-il sur le plan matériel pour avoir accès aux données et pour s’assurer que ces échanges interbancaires ne véhiculent pas de l’argent sale ? Comment s’effectue la coopération avec Tracfin ? Qui intervient et de quelle manière ? Faut-il ou non passer par un juge ? Ces questions de fonctionnement ne sont pas indifférentes concernant un système qui traite des données personnelles.

M. François Rochebloine. À quel moment ont été mises en place les actions de surveillance que vous avez évoquées, monsieur le directeur général adjoint ? Comme notre collègue Pueyo, j’aimerais avoir des estimations chiffrées sur les avoirs gelés. En ce qui concerne les sommes qui circulent, avez-vous une idée des montants qui vous échappent ?

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Je vais compléter par une question que j’ai omis de vous poser sur la position des monarchies du Golfe et de la Turquie. Comment peut-on inciter ces pays à appliquer davantage leur propre législation ?

M. Thomas Courbe. En France, les gels d’avoirs touchent deux individus – contre cinq il y a quelque temps – et trois personnes morales, ce qui peut sembler peu. Nous avons des discussions régulières sur le sujet avec le ministère de l’intérieur qui formule les propositions de gel à l’issue d’enquêtes ou de renseignements. Faut-il procéder à un gel des avoirs de tel ou tel individu ou continuer à le surveiller pour rassembler davantage d’éléments d’enquête ? Les services du ministère de l’intérieur sont les seuls à pouvoir juger, au cas par cas, de la pertinence de la mesure.

Cela étant, nous menons une action pour que l’information circule bien entre les différents services compétents et pour que nous ne passions pas à côté de cas qui nécessiteraient un gel. Nous nous intéressons aussi aux décisions de gel prises à l’étranger, ce qui constitue une autre source que le ministère de l’intérieur. Nous pouvons alors être amenés à appliquer la même mesure en France, pour renforcer son efficacité. Au niveau européen, dix individus et vingt-deux entités font l’objet d’un gel d’avoirs. Ces chiffres, qui peuvent aussi sembler relativement modestes, devraient progresser avec l’application des mesures précédemment évoquées.

M. le rapporteur. Quels volumes financiers représentent ces gels ?

M. Thomas Courbe. Nous n’avons pas les volumes européens. Nous constatons que les volumes français sont faibles.

Mme Magali Cesana. L’intérêt de la mesure de gel réside dans l’interdiction de mise à disposition des fonds et pas uniquement dans le montant des avoirs en jeu. On peut avoir intérêt à prendre une telle décision vis-à-vis de quelqu’un qui n’a que très peu d’argent sur son compte bancaire, pour faire en sorte qu’il ne puisse pas recevoir des fonds. L’intérêt de la mesure étant double, les montants ne sont pas forcément significatifs.

Disons un mot de la différence entre les listes – nationale, européenne ou des Nations Unies – de personnes ou d’entités visées par des mesures de gel. La liste nationale est vivante : la mesure est prise pour six mois et elle n’est renouvelable que si la menace à l’ordre public persiste. Ces mesures sont parfois renouvelées une fois, rarement deux, ce qui signifie qu’elles ont permis aux personnes de prendre conscience de leurs actes. Ce phénomène explique aussi le faible nombre de gels. La liste européenne et celles de l’ONU sont statiques, ce qui, de notre point de vue, nuit à leur efficacité.

M. Thomas Courbe. En ce qui concerne les associations humanitaires, nous avons fait trois choses. D’une part, nous avons publié un guide, afin de sensibiliser les associations sur les risques de détournements et de financements indirects du terrorisme. D’autre part, dans le cadre des appels à vigilance, nous avons alerté les acteurs financiers sur les risques particuliers que représentent les associations qui travaillent dans les zones d’implantation de Daech. Nous leur demandons de faire des déclarations de soupçon quand ils repèrent des flux qui leur paraissent anormaux. Enfin, nous essayons d’étendre ces appels à vigilance au niveau européen, pour avoir une vision plus large de ces associations.

Mme Magali Cesana. L’article 14 du projet de loi sur la criminalité organisée – discuté prochainement en commission mixte paritaire – va permettre à Tracfin de lancer des appels à vigilance ciblés sur des personnes physiques ou morales.

M. Thomas Courbe. Quel est notre tableau de chasse ? En termes de gels des avoirs, nous avons donné les chiffres et la manière de les interpréter. Quant à SWIFT, comme vous l’avez dit, c’est un vecteur puissant d’informations et d’enquêtes dans la lutte contre le financement du terrorisme. En même temps, il y a des règles à respecter en matière de données personnelles. On peut interroger les Américains pour avoir accès à des données SWIFT, dans le cadre d’un accord qui a été passé avec eux et qui régule les demandes d’information. Pour avoir accès à des données, il faut pouvoir justifier, vis-à-vis des Américains, le lien avec un risque de financement du terrorisme.

M. Jacques Myard. Comment cela se passe-t-il matériellement ?

M. Thomas Courbe. Il y a des serveurs en Europe et aux États-Unis mais ce sont les Américains qui en maîtrisent l’accès. L’Europe a engagé des travaux qui devraient aboutir à moyen terme, afin de se doter aussi d’un accès à SWIFT et à SEPA.

M. Jacques Myard. SWIFT est une formidable source d’intelligence économique pour les États-Unis !

M. Thomas Courbe. Il y a deux sujets différents. Lors de la conférence de presse qu’il avait tenue en novembre, le ministre avait évoqué ce risque d’intelligence économique, en le dissociant de la lutte contre le financement du terrorisme. Nous avons fait part aux Américains de nos insatisfactions concernant les conditions d’accès à SWIFT. Ils se sont engagés, au plus haut niveau, à y remédier. Des travaux, initiés dans le cadre d’une coopération technique, visent notamment à améliorer les délais de transmission des informations demandées. Nous n’avons pas de doute sur le fait que les Américains pourront remédier à ce problème.

Vous m’avez aussi interrogé sur le calendrier de mise en place des différentes actions. En fait, la lutte contre le financement du terrorisme rejoint beaucoup d’actions de lutte contre le blanchiment, qui sont engagées depuis longtemps. La France intervient beaucoup au GAFI et elle a été très active lors de la négociation sur la quatrième directive européenne, qui est antérieure aux derniers attentats. La mobilisation est plus forte depuis les attentats de janvier et novembre 2015, et les plans d’action que j’ai évoqués sont postérieurs à ces événements.

M. François Rochebloine. C’est relativement récent !

M. Thomas Courbe. Un travail de fond, ancien, répond aux principaux objectifs. Des sujets inédits ont été identifiés : les uns sont relatifs aux nouveaux moyens de paiement ; d’autres sont spécifiques à Daech. Comme le soulignait Magali Cesana, les dispositifs de lutte contre le financement du terrorisme ont d’abord été adaptés aux méthodes d’al-Qaïda, une organisation qui mobilisait des flux financiers de grande ampleur. Daech utilise un autre modèle auquel nous devons nous adapter.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Lors de nos auditions, nous entendons des orateurs exprimer plus que des soupçons à l’égard des pays du Golfe. Il y a même une littérature impressionnante, venant de toutes origines, sur la participation de certains ressortissants saoudiens, qatariens, koweïtiens et turcs au financement initial de Daech. Nous avons entendu des assertions à ce sujet, mais personne ne nous a donné d’éléments matériels attestant que ces flux financiers ont existé. Je ne sais pas ce que nous écrirons dans le rapport final, nous aviserons le moment venu, mais je cherche à savoir si ces flux ont bel et bien existé. Un faisceau d’indices concordants peut engendrer des soupçons mais ne constitue pas une preuve. Nous aimerions dépasser le stade de l’estimation, de l’appréciation ou de l’impression.

M. le rapporteur. À vous entendre répondre et après avoir entendu nombre de spécialistes français ou étrangers, nous nous rendons compte qu’il reste beaucoup de trous dans la raquette. Malgré la volonté politique, exprimée en premier lieu par le Gouvernement français, nous constatons qu’un énorme retard a été pris au niveau de l’Union européenne. Pour avoir été parlementaire européen pendant quelques années, je sais que la traduction concrète des expressions de bonne volonté affichées ne se fait pas forcément dans les temps. Or nous sommes dans l’urgence. Pensez-vous que cette urgence est réellement prise en compte et que nous arriverons à adopter les bonnes décisions au bon moment ? Nous avons l’impression que les mouvements terroristes, dans ce domaine comme dans d’autres, sont en avance sur les États démocratiques.

M. Thomas Courbe. Je ne pense pas que nous puissions garantir que les décisions seront prises à temps dans la mesure où ces chantiers – qui impliquent parfois des modifications législatives – demandent un certain délai, alors que nous sommes confrontés à des organisations très agiles. Nous ne pouvons que répéter une évidence : l’action militaire est plus efficace et répond mieux à l’urgence de la situation, comme nous le constatons dans l’évolution du budget annuel de Daech qui a baissé significativement depuis l’intensification des frappes aériennes.

Les dispositifs dont nous avons fait état auront une portée à moyen terme. Nous avons transmis une partie de notre sentiment d’urgence à la Commission européenne. En outre, même si leur mise en œuvre demande du temps, ces mesures sont essentielles car elles compliquent l’approvisionnement et le financement de Daech.

Mme Magali Cesana. A Bruxelles, depuis le mois de novembre, nous avons constaté une véritable accélération avec la publication du plan d’actions de la Commission européenne où est reprise la majeure partie des mesures que nous avions proposées. À l’échelle internationale, c’est aussi sous la pression de la France notamment que le GAFI s’est mobilisé : une réunion exceptionnelle s’est tenue en décembre, une stratégie ciblée sur le financement du terrorisme a été adoptée en février. Depuis un an, nous assistons à une vraie prise de conscience de la nécessité de renforcer les dispositifs de lutte contre le financement du terrorisme.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Merci à tous les deux de votre présence et de votre participation à nos travaux.

L’audition s’achève à quatorze heures cinquante.

Table ronde : « Le financement de Daech par le trafic de biens culturels » : M. Jean-Luc Martinez, président-directeur du musée du Louvre,
Mme France Desmarais, directrice des programmes et partenariats
au Conseil international des musées (ICOM), et Mme Claire Chastanier, adjointe au sous-directeur des collections à la direction générale des patrimoines du service des musées de France

(séance du 3 mai 2016)

Mme Marie Récalde, présidente. Nous recevons, pour une audition à huis clos, trois intervenants sur le sujet spécifique du financement de Daech par le trafic de biens culturels. M. Jean-Luc Martinez est président-directeur du musée du Louvre. Il a remis au Président de la République, le 17 novembre dernier, un rapport contenant cinquante propositions pour mieux protéger le patrimoine de l’humanité, dont certaines permettent sans doute de lutter contre le trafic d’œuvres d’art organisé par Daech. Mme France Desmarais est la directrice des programmes et partenariats au Conseil international des musées (ICOM), qui regroupe plus de 35 000 membres dans 137 pays et travaille avec l’UNESCO, l’Organisation mondiale des douanes ou encore Interpol. L’ICOM a publié en juin 2015 une « liste rouge d’urgence » des biens et objets culturels irakiens en péril, menacés par la destruction, le vol, le pillage, la contrebande ou le trafic illicite. Mme Claire Chastanier est adjointe au sous-directeur des collections à la direction générale des patrimoines du service des musées de France, service de l’administration centrale du ministère français de la culture. Elle pourra nous éclairer sur la politique de contrôle conduite par le ministère.

Cette audition doit nous permettre de mieux comprendre comment Daech procède pour se financer par le trafic de biens culturels, comment ces biens circulent, et comment le marché fonctionne. Nous espérons en savoir plus sur le comportement des maisons de ventes et des galeristes. Entre autres questions, nous nous demandons où sont aujourd’hui les œuvres qui sont sorties d’Irak et de Syrie, et de quels volumes de valeur nous parlons. L’audition doit également nous permettre d’apprécier le niveau des moyens mis en œuvre, en France, en Europe, mais aussi en Turquie, pour lutter efficacement contre ces trafics, et de déterminer les manques et les améliorations nécessaires.

Je vous rappelle que notre mission d’information est dotée des prérogatives d’une commission d’enquête dans les conditions applicables à ces dernières. Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean-Luc Martinez, Mme France Desmarais, et Mme Claire Chastanier prêtent successivement serment.)

M. Jean-Luc Martinez, président-directeur du musée du Louvre. La question du trafic d’antiquités ne peut que me tenir particulièrement à cœur, comme historien d’art, comme conservateur, et, bien sûr, comme président d’un établissement de réputation internationale comme le musée du Louvre.

Le Président de la République m’a confié une mission au mois de juin 2015 à l’issue de laquelle je lui ai remis, au mois de novembre, un rapport sur la protection du patrimoine en situation de conflit armé, qui comporte cinquante propositions françaises pour protéger le patrimoine de l’humanité. Elles ont été élaborées avec l’ensemble des acteurs français et internationaux du contrôle des antiquités : l’ICOM, l’UNESCO, l’Office central de lutte contre le trafic des biens culturels (OCBC), le service des musées de France, les douanes…

La question de ces trafics ne date pas d’événements récents, et je ne me permettrais pas de l’aborder sans avoir rappelé qu’elle s’inscrit dans le cadre de conflits dont les premières victimes sont les populations de pays en état de guerre.

Si le trafic d’antiquités organisé par Daech présente des particularités, il s’inscrit dans une tradition ancienne et malheureuse qui ne fait aujourd’hui que prendre de l’ampleur. Dans un territoire qui constitue l’un des berceaux de l’humanité – je pense évidemment à la civilisation mésopotamienne –, le trafic d’antiquités existe en dehors des zones de Syrie et d’Irak contrôlées par Daech, en particulier dans tous les pays limitrophes : Turquie, Liban, Jordanie, Palestine, Israël, Égypte… Nous savons toutefois que l’émergence de Daech a créé de nouvelles conditions d’exploitation du trafic d’antiquités.

Grâce à des archéologues syriens et irakiens, nous savons que Daech a mis en place un véritable « département des antiquités » un Diwan al Rikaz, reprenant les mots qu’utilisent les États des pays arabes. Daech se constituant comme un État, s’attribue une prérogative en matière d’exploitation du sol qu’il occupe : nous avons pu consulter les autorisations de fouilles délivrées par l’État islamique à des trafiquants contre rétribution.

Les photos prises par satellite et les drones permettent aussi de prendre la mesure de ce qui se passe sur les sites archéologiques. Nous avons par exemple observé le site de Khorsabad, dans la région de Mossoul, au nord de l’Irak : de nombreux trous ont été creusés, et l’on voit que des objets, notamment des sculptures, en sont extraits.

J’en viens au point de vue d’un musée français sur le trafic d’antiquités, qu’il soit organisé ou non par Daech. Le musée du Louvre s’est doté d’un certain nombre de dispositifs visant à assurer la traçabilité des œuvres d’art qu’il acquiert. Notre projet scientifique et culturel indique qu’il nous revient, lorsque nous proposons une acquisition, de nous assurer de l’origine de l’œuvre. Nous devons établir sa provenance et son parcours au moyen de preuves matérielles – documents, photographies… En conséquence, faute de documents, nous refusons d’acheter une grande part des objets aujourd’hui disponibles sur le marché de l’art. Pour lutter contre le trafic illégal, les musées entendent renforcer le commerce légal des œuvres. Cette sensibilité relative à la traçabilité est désormais partagée par tous les établissements français et internationaux.

Nous disposons également d’outils qui permettent de connaître les œuvres qui sortent du territoire français. Toute personne qui veut faire quitter le territoire à une œuvre doit produire un certificat d’exportation qui lui est délivré par le service des musées de France, après examen par les départements patrimoniaux du ministère de la culture dont les fonctionnaires exercent une fonction d’expertise pour l’État en matière de circulation des biens. Grâce à cet instrument, nous bénéficions désormais d’une vision fiable de la circulation des œuvres d’art, et nous pouvons interroger des propriétaires sur l’origine d’œuvres qu’ils veulent exporter. C’est ainsi que nous avons récemment repéré des œuvres en provenance de Libye qui étaient manifestement entrées illégalement en France. Je me suis interrogé dans mon rapport sur le fait qu’il n’existe pas, dans notre pays, de certificat d’importation des œuvres d’art.

De nombreuses autres pistes peuvent être suivies pour améliorer le contrôle du commerce des antiquités. Mes collègues en évoqueront certaines, comme les listes rouges que l’ICOM met en place pour sensibiliser le marché de l’art et tous les acteurs institutionnels et privés.

Aujourd’hui le souci de la traçabilité est partagé par les musées et par les maisons de ventes. Si ce n’est pas par pure vertu, c’est en tout état de cause en raison du fort risque « réputationnel » que ferait courir toute autre voie. Aucune maison de ventes ni aucun musée ne peut aujourd’hui risquer de mettre en vente ou d’acheter une œuvre dont l’origine ne serait pas connue. Le phénomène n’est pas uniquement consécutif à l’apparition de Daech. Cette sensibilité s’est développée progressivement – la question des biens spoliés durant la Seconde Guerre mondiale y a participé. Le Louvre s’est par exemple récemment vu proposer un tableau qui l’intéresse, mais il ne lancera pas de procédure d’acquisition avant de savoir où se trouvait l’œuvre durant la Seconde Guerre mondiale. C’est de la prudence élémentaire. En à peine vingt ans, le monde des musées et du marché de l’art a considérablement évolué.

La question des ports francs constitue une autre piste en matière de contrôle de la circulation des antiquités. Je pense, en particulier, en Europe, à celui de Genève.

M. Kader Arif, rapporteur. Nous nous rendons à Genève à la fin de la semaine.

M. Jean-Luc Martinez. La sensibilisation des citoyens est également souhaitable. Nous pourrions tous être potentiellement receleurs. Cela commence par la pièce de monnaie qu’un revendeur à la sauvette propose à des touristes en visite. La pédagogie est essentielle. S’il n’y a pas d’acheteurs, il n’y a pas de trafic !

Pour conclure, je constate que nous n’avons pas vu apparaître d’œuvres provenant de Syrie ou d’Irak et sorties illégalement de ces pays depuis longtemps. Cela dit, ce type de trafic s’étale souvent sur plusieurs années : ses acteurs misent sur plusieurs générations.

Mme France Desmarais, directrice des programmes et partenariats au Conseil international des musées (ICOM). Le Conseil international des musées est une organisation non gouvernementale internationale de droit français, fondée en 1946, sous la forme d’une association de la loi de 1901 et dont le siège se trouve à Paris. Nous avons des liens formels d’association avec l’UNESCO, organisation que nous soutenons pour les questions de musées.

La protection du patrimoine culturel a toujours été au cœur des missions de l’ICOM, depuis sa création. L’ICOM a un statut consultatif auprès des principales conventions internationales qui protègent le patrimoine culturel et a notamment contribué à la rédaction d’un certain nombre de conventions.

Le soutien aux musées en situation d’urgence et la lutte contre le trafic illicite des biens culturels font partie des prérogatives et des priorités de l’ICOM. Pour ce faire, l’ICOM a mis en place depuis plus de quinze ans un outil efficace, les Listes rouges de biens culturels en péril, désormais utilisé par l’ensemble des acteurs impliqués dans cette lutte, et notamment par les forces de l’ordre aux niveaux national et international, incluant INTERPOL et l’Organisation mondiale des douanes. La première d’entre elles, en 2000, concernait l’Afrique et fut suivie de près par l’Amérique latine, le Cambodge, et l’Afghanistan. Ces listes facilitent l’identification des types d’objets à surveiller. Face à certaines situations découlant de conflits armés ou de catastrophes naturelles durant lesquelles les biens culturels sont particulièrement exposés au trafic, l’ICOM a mis en place des listes rouges dites « d’urgence ». La première a été publiée en 2003 pour les biens culturels irakiens, suite au pillage du musée de Bagdad. Cette mise en perspective historique permet de prendre conscience de l’ampleur du phénomène de pillage et de destruction des biens culturels pendant les conflits armés de façon générale. D’ailleurs, en Irak et surtout en Syrie, des pillages ont eu lieu dès le début du conflit en 2011, bien avant que Daech ne prenne le contrôle de certaines régions. Toutefois, la présence de Daech a effectivement intensifié, voire industrialisé, le processus puisque l’organisation a mis en place des méthodes de fouilles organisées et extrêmement précises.

Il est difficile à ce stade de quantifier l’ampleur du trafic au niveau mondial, puisque ces activités ne sont évidemment pas déclarées mais surtout car elles sont peu suivies par les différentes agences de répression et de contrôle. Les chiffres reposent donc sur des estimations. La CIA avait estimé, il y a plusieurs années, que ce trafic pouvait atteindre les 6 milliards de dollars par an. Toutefois, il est impossible de savoir sur quoi reposent ces chiffres, empiriquement. D’autres spécialistes ont même évalué que le trafic imputable à Daech seul pouvait atteindre près de 7 milliards de dollars. Ce qui est grossièrement exagéré et impossible à justifier. En réalité, il est aujourd’hui impossible de quantifier ce trafic avec la rigueur nécessaire.

Face à cette incertitude quant à l’ampleur et aux mécanismes qui sous-tendent le trafic de biens culturels, l’ICOM a créé en 2013 l’Observatoire international du trafic illicite des biens culturels afin de cartographier les acteurs impliqués, les routes empruntées ainsi que les zones particulièrement soumises au trafic. Les travaux de cet organisme n’ont, à ce jour, pas encore permis de fournir de chiffres tangibles sur l’ampleur du trafic au niveau international, malgré de nombreuses autres initiatives fructueuses. Face à ce manque d’évaluation précise, il ne faudrait pas sous-estimer l’ampleur de ce trafic qui est massif : en Syrie par exemple, certaines images satellitaires de sites archéologiques ont révélé la présence de dizaine de milliers de trous causés par des fouilles illégales. Nous pouvons estimer qu’en conséquence des milliers d’objets archéologiques sont en circulation illégale en ce moment.

Les mesures les plus efficaces pour combattre ces trafics sont les mesures préventives. Tout d’abord il est essentiel que les législations des pays sources, des pays de destination mais aussi des pays de transit soient développées afin de lutter efficacement contre ce trafic. Les Listes rouges de biens culturels en péril éditées par l’ICOM incluent d’ailleurs un inventaire des législations en vigueur dans chaque pays source. Ensuite, il est nécessaire de sensibiliser le marché de l’art sur l’importance de vérifier la provenance des œuvres. C’est pourquoi les Listes rouges classifient les types d’objets particulièrement visés par les pillages : afin de sensibiliser le marché de l’art aux implications d’un tel commerce – comme vient de le rappeler M. Martinez : pas d’acheteurs, pas de pilleurs !

En Grande-Bretagne, Scotland Yard s’est, par exemple, appuyé sur ces Listes rouges, il y a quelques années, pour mettre en place une opération à l’aéroport d’Heathrow afin de contrôler systématiquement les marchandises et colis en provenance d’Afghanistan et du Pakistan puisque les pillages des talibans étaient déjà conséquents dans les années 1990. La Liste rouge de l’ICOM sur l’Afghanistan a permis de rendre 1 500 pièces archéologiques au musée de Kaboul, soit 3,4 tonnes de matériel archéologique saisi en Grande-Bretagne et expertisé par le British Museum à la demande de Scotland Yard.

Une quinzaine de Listes rouges concernent aujourd’hui plus de vingt-cinq pays, parmi lesquels bien entendu l’Irak et la Syrie. Cet outil fonctionne, mais encore faut-il qu’il soit utilisé par tous les acteurs concernés. Des mesures de contrôle aux frontières ont été mises en place avec succès. Les contrôles dans les pays frontaliers sont très importants, mais il faut aussi les accentuer dans les pays de destination : comme la France, les pays du Golfe, le Royaume-Uni ou les États-Unis restent les lieux de destinations privilégiés des objets en provenance d’Irak et de Syrie.

Aujourd’hui, la plupart des objets interceptés par les autorités libanaises, par exemple, proviennent bien de régions contrôlées par Daech, mais ils ne sont pas la seule entité responsable du pillage dans ces régions. Il faut savoir que, de tout temps, le Hezbollah et d’autres groupes, incluant ceux issus du régime en place, ont pratiqué des trafics, et qu’ils bénéficient de réseaux antérieurs au conflit, qui continuent de très bien fonctionner et d’éviter toute interception.

Ces dernières années, le profil des acheteurs d’œuvres d’art a considérablement varié, la prévention et la communication doit donc suivre ce mouvement de démocratisation. De plus, les principaux musées ont depuis longtemps mis en place des mesures déontologiques afin d’éviter de se porter acquéreur d’œuvres potentiellement issues du trafic illicite. Il faut donc développer ces standards auprès des nouveaux musées.

Le code de déontologie de l’ICOM pour les musées fête son trentième anniversaire. Il doit être respecté par tous les musées du monde même si la chose est évidemment plus aisée dans les pays qui ont une tradition muséale ancienne. Il y a quelques années, nous avons constaté qu’une pièce africaine proposée à tous les musées français avait été refusée pour cause de manque d’information sur sa provenance et donc sur sa légalité. Nous pouvons être rassurés car il y a vingt ans les pratiques étaient légèrement différentes.

Nous avons besoin de données empiriques pour mieux identifier le phénomène – c’est d’ailleurs le rôle de l’Observatoire international du trafic illicite des biens culturels mis en place par l’ICOM. Des mesures légales de contrôle doivent également être mises en place pour lutter concrètement contre ce trafic. Par exemple, les États-Unis viennent de voter une loi interdisant le commerce d’art en provenance d’Irak et de Syrie. Le Conseil de sécurité des Nations Unies a voté, en février 2015, la résolution 2199 opposable à tous les États membres, qui met sur un pied d’égalité le trafic de pétrole, d’armes et de biens culturels, tous considérés comme une source de revenu à part entière pour Daech. Tous nos spécialistes affirment que le trafic de biens culturels mené par Daech permet à l’organisation terroriste de financer d’autres formes de criminalité, sans que nous puissions en évaluer les sommes et les revenus précis.

Grâce à cette résolution, l’inversion de la charge de la preuve permet de placer sur la « Al-Qaeda and Daech watch list » tous ceux qui auraient trafiqué des antiquités avec Daech, ce qui se traduit par un gel des avoirs et une interdiction de voyager – soit l’équivalent d’une cessation totale d’activité pour un marchand d’art. Cette mesure très restrictive, en vigueur depuis un an, n’a malheureusement pas encore trouvé l’occasion de s’appliquer mais nous espérons que cela sera le cas à l’avenir. Il s’agit d’un outil contraignant dont la protection des biens culturels peut désormais bénéficier. Il s’agit d’un pas en avant.

La catastrophe vécue ces dernières années a permis de renforcer le cadre législatif. Il faut sans doute aller encore plus loin, et parvenir à un moratoire. L’Allemagne révise actuellement sa législation relative à la protection du patrimoine et prévoit notamment de mettre en place un certificat d’importation, une pratique très peu répandue et qui permettrait de renforcer la lutte contre le trafic. Également en Allemagne, un projet de recherche sur trois ans avec un travail en commun de tous les acteurs a permis d’identifier et d’endiguer le trafic illicite – la France pourrait s’en inspirer. J’ai récemment eu accès aux premières données non encore publiées : 15 % de ce qui a été listé sur le marché l’année dernière provenait d’Irak et de Syrie, mais la traçabilité dont parlait M. Martinez n’était assurée au mieux que pour 2 % des œuvres en question. Il faut manifestement renforcer les mesures à l’encontre du marché de l’art ; c’est l’un des axes principaux prévus par la loi allemande. Un point de cette nouvelle législation consiste d’ailleurs à faire appliquer une diligence renforcée pour les biens culturels appartenant à une Liste rouge de l’ICOM. Le marché de l’art y est évidemment extrêmement hostile car toute obligation de diligence requise et de preuve claire de provenance rencontre habituellement leur opposition.

Mme Claire Chastanier, adjointe au sous-directeur des collections à la direction générale des patrimoines du service des musées de France. Parmi les missions qui lui sont confiées, la sous-direction des collections du service des musées de France est chargée de contrôler l’exportation des biens culturels et de gérer les acquisitions de tous les musées nationaux – à partir de certains seuils. Sans que cela ne figure explicitement dans les textes d’organisation, très logiquement, cette administration intervient aussi en corollaire depuis longtemps dans le domaine de lutte contre le trafic de biens culturels.

En termes d’organisation administrative nationale, la lutte contre le trafic repose sur une trilogie opérationnelle : la police, la douane, et le ministère de la culture. La France est l’un des rares pays au monde, avec l’Italie, à s’être dotée d’un service opérationnel de police judiciaire dédié à la lutte contre le trafic des biens culturels – malheureusement l’OCBC ne dispose pas des moyens de son homologue italien. Des effectifs de la douane sont également chargés des biens culturels, en administration centrale et dans les bureaux de douane. De son côté, le service national de la douane judiciaire constitue, en quelque sorte, le pendant de l’OCBC. Au ministère de la culture, le service des musées de France, comme chef de file, et les services patrimoniaux, de façon générale, sont engagés dans des actions de lutte contre le trafic. Le service des musées de France s’appuie sur la connaissance scientifique incomparable du réseau des conservations des musées de France, et plus particulièrement sur les grands départements patrimoniaux qui donnent un avis éclairé sur les demandes d’exportation, et qui permettent aux services de la douane et de la police de bénéficier d’une analyse scientifique des saisies. Le service des musées de France entretient des liens étroits avec ces grands départements patrimoniaux, notamment avec ceux du Louvre qui en compte huit sur les quinze en activité – parmi lesquels ceux qui concernent plus particulièrement le sujet qui nous intéresse ce matin : le département des antiquités orientales, et celui des arts de l’Islam.

Cette description pourrait laisser croire à un éclatement des structures qui nuirait à leur efficacité ou bonne coordination. Il n’en est rien : la coopération entre ces acteurs est une pratique ancienne et très ancrée. Un réseau informel s’est constitué qui fonctionne parfaitement. L’information circule, nous analysons ensemble la situation, et nous cherchons à trouver la procédure la plus efficace. C’est ce qui s’est produit pour les œuvres libyennes dont parlait Jean-Luc Martinez. Il nous avait signalé qu’une demande de certificat à l’exportation ne concernait pas des objets en provenance de Grande Grèce, mais bien de Libye. Cela nous a permis d’interroger la délégation libyenne auprès de l’UNESCO. L’ambassade de Libye a dû ensuite porter plainte pour vol afin d’organiser une saisie et d’ouvrir une instruction.

La coopération entre nos services est également facilitée par l’existence d’une structure informelle, déjà ancienne – elle a plus de vingt ans – même si elle est peu connue : l’Observatoire du marché de l’art et du mouvement des biens culturels. Ce groupe de travail permanent réunit tous les mois, sous l’égide du service des musées de France, les représentants des principales organisations du marché de l’art et ceux des services que je viens d’évoquer, auxquels s’ajoutent ceux du ministère de la justice. Cette enceinte est très utile pour faire passer certains messages : France Desmarais est déjà venue devant l’observatoire parler des listes rouges avec un succès certain, et plusieurs séances nous ont permis d’aborder la question des pillages en Irak et en Syrie. Nous profitons du fait que nous bénéficions d’un public de professionnels du marché de l’art pour passer des messages en matière de vigilance et de lutte contre les trafics.

Le cadre juridique de la lutte contre les trafics est déjà assez fourni en France, même s’il n’existe pas d’infraction spécifique de trafic de biens culturels. Une mosaïque de dispositions s’articulent pour permettre aux douanes, à la police, et au ministère de la culture d’agir.

La France a modifié son système de contrôle à l’exportation lors de l’ouverture du marché unique européen, le 1er janvier 1993, en mettant en place un certificat d’exportation sur le modèle du passeport délivré aux personnes – la plupart des opérateurs du marché de l’art le qualifient d’ailleurs de « passeport ». Ce document officiel comporte une photo et une description du bien : il n’atteste pas de son authenticité, il n’est pas attaché à un propriétaire, et il ne mentionne aucun prix. Il permet la libre circulation dans l’espace communautaire et, en cas de sorties successives du territoire, il n’a pas besoin d’être renouvelé avant sa date d’expiration. Le fait de ne pas être en sa possession, s’il est requis, est passible de deux ans de prison et de 450 000 euros d’amende, sans qu’à ma connaissance, ces sanctions n’aient jamais été appliquées à ce jour.

Notre arsenal juridique comprend également la transposition de la directive européenne relative à la restitution des biens culturels entre États membres en cas de sortie illicite d’un trésor national, mais ce dispositif ne fonctionne qu’entre États européens.

Deux outils faisant partie du dispositif légal de la France, et ayant montré une grande efficacité dans la lutte contre le trafic, avaient été promus lors de la présidence française de l’Union européenne en 2008 et mériteraient de l’être à nouveau. Le premier est la tenue obligatoire d’un livre de police par tous les marchands de biens d’occasion – ainsi que par les commissaires-priseurs, depuis la réforme de leur statut en 2000. Nous avons l’ambition de réformer ce document en rendant obligatoire qu’y soit insérée une photographie, ce qui permettrait, mieux que ne le fait actuellement la présence d’une description sommaire de l’objet, d’assurer la traçabilité de celui-ci.

Le deuxième outil consiste à définir le recel comme un délit continu et non instantané, ce qui présente plusieurs avantages, notamment en matière de prescription de l’infraction, lorsqu’on a affaire à une succession de détenteurs de mauvaise foi.

Le trafic de biens culturels est un sujet qui nous préoccupe depuis longtemps, et se trouve actuellement sous les feux des projecteurs en raison de la situation dramatique que nous connaissons. Le projet de loi relatif à la liberté de création, à l’architecture et au patrimoine, examiné en première lecture à l’Assemblée nationale en septembre dernier, a permis une avancée notable sous la forme d’un amendement proposé par la ministre de la culture, visant à introduire dans la loi quatre dispositions complémentaires – j’en profite pour souligner que l’appellation « amendement Palmyre » ne reflète pas exactement le contenu de cette proposition.

Les quatre mesures en question, dont l’élaboration de certaines résulte des échanges avec Jean-Luc Martinez durant la rédaction de son rapport, consistent à introduire un contrôle douanier à l’importation, qui n’existe pas en tant que tel jusqu’à présent : quand les douanes procèdent à une saisie, c’est pour fausse déclaration ou pratique de contrebande, mais jamais au motif qu’un bien ne devrait pas se trouver sur notre territoire ou qu’il s’apprête à y entrer illégalement. Ce contrôle, attendu depuis longtemps, s’appliquera sur les biens en provenance de pays ayant ratifié la convention de l’UNESCO de 1970.

L’amendement insère également un relais législatif visant à transposer dans le droit français des résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies interdisant le commerce de biens culturels ayant quitté illicitement un État, en particulier la résolution 2199 concernant l’Irak et la Syrie.

Il prévoit, comme le préconisait Jean-Luc Martinez, la création de refuges permettant de mettre à l’abri sur notre territoire des biens se trouvant en grave danger dans un autre État, à la demande de celui-ci. Contrairement à ce qui a pu être dit, il ne s’agit là nullement d’une forme de néocolonialisme, mais simplement, comme l’a indiqué le Président de la République lors de son discours devant l’UNESCO le 17 novembre dernier, de mettre des biens à l’abri en urgence et de façon réversible.

Enfin, une quatrième disposition, passée un peu inaperçue en dépit de son importance, consiste à pouvoir annuler des acquisitions publiques qui seraient intervenues depuis que nous avons ratifié la convention de l’UNESCO de 1970, c’est-à-dire depuis 1997, lorsqu’est faite la preuve que le bien concerné provient d’un pillage, et que cette découverte a lieu après l’intégration au domaine public. Dans ce cas, le bien ne perd pas son intérêt public, ce qui le rend non éligible au déclassement du domaine public, mais un juge peut annuler les actes d’acquisition, permettant ainsi d’engager une procédure de restitution – ce qui pourra, à l’avenir, éviter certaines tensions diplomatiques. Il s’agit à la fois d’une solution juridique visant à réparer une erreur manifeste – quand une collection publique a acquis une œuvre alors qu’elle n’aurait pas dû le faire – et d’une mesure de prévention, incitant les musées à se montrer très vigilants sur la provenance des biens qu’ils acquièrent.

Nous avons également travaillé avec le ministère de la justice afin d’introduire, dans le projet de loi en cours d’examen renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, une disposition pénale punissant de sept ans d’emprisonnement et de 100 000 euros d’amende le fait d’importer, d’exporter, de détenir ou d’effectuer toute transaction d’un bien culturel en sachant que ce bien a été soustrait d’un territoire qui constituait un théâtre d’opérations de groupes armés et sans pouvoir justifier la licéité de l’origine de ce bien.

Récemment, la France a permis de réactiver au niveau communautaire des demandes parfois anciennes, notamment celle formulée au titre d’une initiative commune par les ministres de la culture français, italien et allemand, qui ont écrit au commissaire chargé des affaires économiques et financières, de la fiscalité et des douanes, et à celui chargé de l’éducation et de la culture, de la jeunesse et des sports, afin de leur demander de mettre en place un instrument communautaire permettant de lutter contre l’importation illicite de biens culturels. Cette demande a été entendue par la Commission, qui nous a promis un projet de texte pour le deuxième trimestre de 2017.

M. Kader Arif, rapporteur. Mesdames, monsieur, je vous remercie pour vos interventions qui nous ont confirmé ce que nous craignions – bien que d’autres personnes nous aient affirmé le contraire –, à savoir l’existence de fouilles illégales et d’un trafic de biens culturels sur les théâtres d’opérations de groupes terroristes. Je vais vous poser quelques questions avant que nos collègues n’en fassent de même, et je vous donnerai ensuite la parole pour y répondre.

Premièrement, quelles sont les méthodes de Daech que vous qualifiez d’« industrielles » ?

Deuxièmement, quelle part des ressources de Daech le trafic d’œuvres d’art représente-t-il ? Une source très sérieuse nous a donné le chiffre de 120 à 150 millions de dollars par an : pensez-vous que cette estimation soit réaliste ?

Troisièmement, pouvez-vous nous en dire plus au sujet des « ports francs » de Genève ?

Quatrièmement, vous avez évoqué les mesures de précaution prises par les musées, mais qu’en est-il des acheteurs privés ? Sait-on qui ils sont et par quels réseaux ils passent ?

Cinquièmement, enfin, pouvez-vous nous indiquer quels sont les pays avec lesquels nous travaillons le mieux, et quels sont les plus réticents à coopérer ?

M. Jacques Myard. J’aimerais également que vous nous précisiez le profil des acheteurs.

Par ailleurs, pouvez-vous nous indiquer ce que deviennent les œuvres pillées saisies en France lorsqu’elles ne peuvent être retournées ?

Enfin, quelle est la durée de prescription en matière de pillage ? Je pose cette question car chacun sait que le Louvre et le British Museum possèdent des œuvres qui furent autrefois pillées. Il y a quelque temps, le refus du British Museum de restituer au Nigeria une collection de têtes de bronze du Bénin a été à l’origine d’une vague d’indignation en Afrique, qui a failli se traduire par l’incendie de la mission diplomatique britannique de Lagos !

M. Xavier Breton. Les déplacements que nous avons effectués avec notre président et notre rapporteur à Bruxelles et à La Haye m’inspirent deux questions.

Premièrement, que pensez-vous de la distinction que l’on opère habituellement entre les objets d’art de gros volume, stockés pour être remis sur le marché dans quelques années, et les plus petits objets, tels que les statuettes et les pièces de monnaie, introduits rapidement sur le marché ?

Deuxièmement, est-il exact que de faux objets d’art soient actuellement produits en Syrie et mis sur le marché ?

M. Jean-Louis Destans. Vous avez dit que le marché des œuvres d’art présentait la particularité de nécessiter un stockage assez long avant la mise sur le marché proprement dite, ce qui semble entrer en contradiction avec le besoin de liquidités de Daech. Sait-on qui sont les stockeurs – et peut-être les financeurs – de ce marché de long terme ?

M. Gérard Bapt. Si les efforts des gouvernements occidentaux sont censés avoir ralenti le trafic d’œuvres d’art, on dit que les pays du Golfe se montreraient désormais moins regardants sur la provenance de leurs achats. Avez-vous une idée de la nature et de l’importance des flux actuels ?

Par ailleurs, Mme Desmarais a défini tout à l’heure l’ICOM comme le « bras armé » de l’UNESCO dans la lutte contre le trafic d’œuvres d’art.

Mme France Desmarais. Pour les questions relatives aux musées.

M. Gérard Bapt. Je crois savoir que l’UNESCO est en train de préparer un rapport, et sans doute un inventaire d’actions, portant sur le site de Palmyre. Considérant la politique actuelle du Gouvernement français, qui interdit toute relation entre une institution publique et un fonctionnaire syrien – notamment M. Abdul Karim, directeur général des antiquités et des musées de Syrie –, quelle va être votre position en tant qu’ONG de droit français ?

M. Jean-Luc Martinez. Pour ce qui est du rôle de l’acheteur, il me semble qu’il convient de mettre en valeur le rôle pédagogique de notre action collective. Si, grâce à cette action, les musées et les grandes maisons de vente ne prennent pas le risque d’acheter, qui le prendra ? Poser cette question revient à se demander quelles sont les motivations d’un acheteur privé. Elles peuvent être d’ordre économique, à savoir l’espoir de l’acheteur de réaliser une plus-value à la revente. Or, en soulignant l’origine incertaine de l’œuvre, nous provoquons une moins-value et privons de ce fait la transaction de son intérêt économique. La deuxième raison réside dans le désir qu’a un collectionneur de montrer sa collection ; là encore, le risque réputationnel est de nature à faire disparaître cette motivation.

Il est effectivement permis de se demander si tous les États sont réceptifs aux actions actuellement menées en matière de lutte contre le trafic d’œuvres. S’il est impossible de désigner qui que ce soit en l’absence de preuves, il semble bien que la conception européenne en la matière ne soit pas forcément la norme dans d’autres parties du monde. Cela dit, en tant que président du musée du Louvre et du conseil scientifique de l’agence France-Muséums, qui représente les institutions françaises partenaires du projet de construction du Louvre à Abu Dhabi – actuellement le plus grand projet culturel français à l’étranger –, je participe à la commission d’acquisition de ce nouveau musée. Les Émiriens ayant souhaité acheter l’expertise française en la matière, nous leur avons transmis notre déontologie, consistant à s’assurer que toutes les œuvres achetées pour Abu Dhabi remplissent des critères stricts de traçabilité – ce qui nous a conduits à refuser un grand nombre d’œuvres proposées, parfois par des marchands très connus.

Le fait que les biens faisant l’objet d’un trafic doivent être stockés longuement avant d’être mis sur le marché me conduit à douter fortement que Daech puisse vivre du trafic d’antiquités, bien que je ne puisse avoir aucune certitude sur ce point. Sans doute l’organisation a-t-elle eu recours aux trafiquants situés en Syrie et en Irak – ce qui fait que leur activité est devenue officielle, alors que ceux agissant en Égypte, au Liban et en Turquie continuent à opérer dans l’ombre, comme ils l’ont toujours fait. Les trafiquants donnent de l’argent à Daech en échange de l’autorisation d’exploiter les ressources archéologiques des pays où ils se trouvent, et stockent les œuvres récupérées, qu’ils ne ressortiront que dans quinze ou vingt ans après leur avoir inventé une histoire.

Un port franc est un endroit destiné en principe à stocker provisoirement des objets, en l’occurrence des œuvres d’art. C’est l’aspect provisoire qui n’est pas respecté dans le cadre du trafic : comme l’ont constaté les douanes, certaines œuvres sont entreposées depuis dix ou vingt ans. Les autorités suisses doivent mettre bon ordre à cette situation en renforçant leurs contrôles, c’est-à-dire en s’assurant qu’une œuvre arrivée à une date donnée est bien repartie à l’issue d’un certain délai. À défaut, les trafiquants auront tout loisir de recourir à une technique largement utilisée au xixe et au xxe siècle, consistant, dix ou vingt ans après s’être approprié une œuvre illégalement, à mettre en circulation un faux très semblable à l’original – auquel les experts ne pourront le comparer, celui-ci n’étant pas connu –, avant de mettre en vente l’original.

J’étais en novembre dernier en mission pour le Président de la République au musée de Bagdad, où l’on m’a montré des œuvres, notamment assyriennes, arrêtées à la frontière entre l’Irak et la Turquie alors que des trafiquants cherchaient vraisemblablement à leur faire rejoindre un port franc.

M. Jean-Louis Destans. Ces trafiquants sont-ils connus ?

M. Jean-Luc Martinez. Ils n’ont pas pignon sur rue, même si cette activité est généralement exercée de père en fils depuis des générations, notamment en Égypte. Pour se livrer au trafic, il faut bien connaître le terrain, ce qui implique que les trafiquants appartiennent à des familles vivant sur place depuis longtemps.

Mme France Desmarais. Le marché légal et le marché illégal cohabitent, et il est très fréquent qu’un marchand ayant pignon sur rue opère aussi illégalement – tous les biens mis en vente ne sont pas en vitrine mais, pour peu que vous le demandiez, on vous montrera dans certains cas volontiers l’arrière-boutique… Récemment, lors d’une grande réunion à l’UNESCO portant sur le trafic illicite de biens culturels, on a pu entendre dire que le marché était majoritairement composé de marchands opérant légalement, parmi lesquels ne se trouveraient que quelques moutons noirs. À entendre ce discours, il n’y aurait pas de zone grise, ce que la réalité vient contredire, car les saisies se font presque toujours chez des marchands connus.

Le commerce sur Internet a démultiplié les possibilités de fraude – et je ne parle que de l’Internet visible, pas du Darknet. Certaines entités ont réagi face à l’apparition de cette nouvelle plateforme pour le trafic illicite, par exemple eBay en Suisse qui a supprimé les annonces proposant les antiquités après avoir constaté que des individus mettaient en vente, il y a plusieurs années déjà, des antiquités afghanes sur son site. Il est extrêmement difficile de contrôler ces activités sur le web : nous-mêmes constatons fréquemment que, lorsque nous posons des questions sur la provenance d’un objet mis en vente sur Internet dans le cadre de notre activité de monitoring, l’objet disparaît rapidement pour réapparaître une semaine plus tard sur un autre site.

Il y a quelques années, l’Institut de Bâle sur la gouvernance a souhaité, sans succès, soumettre les professionnels du marché de l’art à un code de bonne conduite s’inspirant de celui adopté par les banques. Ce qui montre bien la difficulté à réguler ce secteur.

M. Jean-Luc Martinez. Pour répondre à M. Breton, je dirai que les objets les plus importants, qui ne sont pas forcément les plus volumineux, vont souvent être stockés pendant cinq à quinze ans avant qu’on ne les blanchisse en les mettant en vente à plusieurs reprises. Le fait que ces objets figurent en photo dans plusieurs catalogues de vente va leur constituer un pedigree capable de vaincre la méfiance d’un premier acheteur de bonne foi, qui va estimer que si l’objet a été vendu cinq ou six fois, sa provenance a été vérifiée – alors que ce n’est pas forcément le cas.

Lorsque vous faites un sondage sur un site archéologique, vous pouvez facilement trouver des pièces de monnaie, de l’instrumentum – les objets en bronze ou en terre cuite de la vie quotidienne dans l’Antiquité –, et quelques objets de verre ou de céramique. Ces objets, proposés à la sauvette aux touristes sur les sites de Turquie ou de Tunisie, ont peu de valeur car ils sont généralement très communs : les pièces de monnaie existent en grande quantité, de même que l’instrumentum, qui est à l’Antiquité ce que les objets en plastique sont à notre époque : une lampe romaine en terre cuite ne vaut que quelques dizaines d’euros.

Les petits objets sont, précisément en raison de leur taille réduite, ceux que l’on trouve majoritairement sur eBay, mais aussi ceux qu’emportent avec elles les personnes qui se trouvent obligées de quitter leur pays. Nous préconisons de mener des actions dans les camps de migrants afin de sensibiliser les populations concernées au patrimoine dont elles sont dépositaires – qu’il s’agisse de livres pris dans des églises ou de statues enlevées à des monuments funéraires, par exemple – une fois qu’elles l’ont récupéré, souvent dans l’intention de le préserver.

M. Myard m’a interrogé au sujet de la prescription. En la matière, il existe une règle très simple, la non-rétroactivité des conventions internationales, d’où la date de 1997, date d’entrée en application en France de la convention de l’UNESCO de 1970 ayant vocation à assainir le marché de l’art. La seule exception est le pillage en temps de guerre, qui reste imprescriptible. En dehors de cela, je ne peux vous laisser dire que les collections du Louvre contiennent des objets pillés. Dans ce domaine, il faut prendre garde à ne pas tout mélanger, et veiller à employer les mots appropriés. Il y a une différence entre la criminalité organisée contre laquelle nous devons lutter et ce qui s’est produit au cours du XIXe et de la première moitié du XXe siècle, à savoir des accords conclus entre États souverains – même si certains entendent aujourd’hui remettre en cause la validité de certains de ces accords, qu’ils ne reconnaissent pas. Si la question vous intéresse, je vous renvoie à l’inventaire Napoléon que j’ai publié, comprenant le bilan des antiquités restituées en 1815. Je sais que l’on entend très fréquemment dire que le Louvre contient des objets issus de pillage, mais je profite de m’exprimer devant les représentants de la Nation pour affirmer avec force que c’est un mensonge !

M. Jacques Myard. Je vous en donne acte.

M. Jean-Luc Martinez. L’» industrialisation » des méthodes de Daech est une réalité. Le trafic, qui a existé de tout temps, s’est fortement intensifié lorsque l’État de droit s’est effondré en Syrie et en Irak, laissant libre cours à diverses formes de criminalité, notamment celle consistant à se livrer au commerce illégal de biens culturels. Les fonctionnaires syriens et irakiens qui protégeaient les sites archéologiques n’étant plus là, ces sites sont maintenant livrés en pâture à tous les pilleurs.

Mme France Desmarais. L’ICOM établit des Listes rouges dans des cas très précis. Ainsi, pour l’Égypte, où nous sommes en présence d’un patrimoine historiquement reconnu et valorisé, c’est lorsque la déliquescence de l’État égyptien a empêché celui-ci de continuer à protéger ses biens culturels, que nous avons estimé nécessaire d’intervenir et d’établir, en 2011, une Liste rouge pour l’Égypte.

Il a été question de l’industrialisation du trafic. À ce sujet, les recherches menées en Irak et surtout en Syrie ont permis d’identifier trois types de pillage : le pillage opportuniste, pratiqué partout dans le monde dès que la faillite d’un État le permet ; le pillage autorisé – ce qui est le cas avec Daech, qui autorise le pillage sur les territoires qu’il contrôle en contrepartie du versement d’une taxe appelée khums ; enfin, le pillage commandité, ou loot-to-order¸ c’est-à-dire celui effectué à la demande d’un acheteur souhaitant obtenir des objets précis. Tous sont très préoccupants.

Pour ce qui est des ressources procurées à Daech par le trafic, le chiffre que vous avez avancé me paraît élevé, a fortiori quand on considère que le territoire contrôlé par cette organisation s’est encore réduit récemment. Par ailleurs, comme cela a été dit, une grande partie des objets pillés est en dormance : stockée à long terme, elle constitue surtout une source potentielle de revenus, les revenus actuels restant limités. La valeur d’un objet étant déterminée à la fois par sa condition physique et par sa provenance, les biens issus du pillage n’ont pratiquement aucune valeur sur le marché légal à l’heure actuelle, car leur origine est jugée beaucoup trop suspecte.

Si le marché légal s’est tari, d’autres marchés ont pris le relais, du fait de l’industrialisation du pillage, mais aussi de la démocratisation du marché de l’art, notamment par Internet. Nous avons ainsi pu observer qu’au Liban, certains individus achetaient des objets, souvent à bas prix, dans l’espoir de faire un investissement spéculatif. Dans un premier temps, le front al-Nosra a également échangé beaucoup d’objets contre des armes. En tout état de cause, le nombre élevé d’intermédiaires fait que les revenus que tire Daech du trafic ne peuvent être très importants à brève échéance. À terme, ils peuvent être très conséquents pour Daech comme pour tous les autres acteurs impliqués dans le vol et la vente de biens archéologiques pillés.

En matière de coopération internationale, je donnerai un exemple significatif : le Royaume-Uni, qui représente le second marché de l’art et le premier marché de l’art islamique au monde, ne dispose en tout et pour tout que de trois policiers affectés à une unité des arts et antiquités. La France, elle, avec l’OCBC, est dotée d’un vrai service travaillant à l’identification des réseaux. Cela est vital à l’efficacité de la lutte contre les trafics.

Quand j’ai dit que l’ICOM était le bras opérationnel de l’UNESCO, c’était une figure de style pour désigner le fait que nous sommes une organisation non gouvernementale totalement indépendante par rapport à l’UNESCO et aux États, quoiqu’en lien d’association avec l’organisation internationale aux côtés de laquelle nous avons été créés en 1946. Cette indépendance nous a permis de continuer à travailler sur le terrain avec nos collègues syriens issus de toutes les factions, incluant le régime de Damas, en dépit de notre coopération avec la France, les États-Unis et l’Allemagne, alors même que les relations diplomatiques de la Syrie avec certains de ces pays sont devenues difficiles voire inexistantes. De ce point de vue, la politisation intense de la question du patrimoine culturel en Syrie, que nous avions réussi à éviter jusqu’à une période récente, est très préoccupante. Au début du conflit, toutes les factions en présence travaillaient ensemble – elles évitaient de le faire publiquement, certes, mais sur le terrain, leurs différences cédaient le pas à un principe de neutralité. Quant à nos collègues américains, ayant l’interdiction légale de travailler avec le régime syrien, ils ont dû se reporter sur d’autres zones où l’ICOM intervient à leurs côtés.

Il y a déjà eu plusieurs missions d’évaluation à Palmyre, consistant notamment à évaluer les dégâts et les plans de reconstruction. Je ne pense pas qu’il soit opportun de reconstruire en période de guerre : Palmyre est aujourd’hui libérée, mais il ne faut pas oublier que Daech n’y est resté qu’une année, et que le conflit syrien qui durait depuis plusieurs années avant son arrivée n’est toujours pas terminé. Dans une zone de guerre, on fait essentiellement de la prévention des risques : ainsi les mosaïques qui avaient été protégées en les stabilisant ont-elles assez bien résisté aux bombardements du régime. Face à la politisation de la question culturelle, nous devons rester neutres et mettre en œuvre ces mesures de protection partout en Syrie afin de continuer à préserver le patrimoine des Syriens.

M. Jean-Luc Martinez. Le sort des œuvres saisies à nos frontières constitue une difficulté, que j’ai soulignée dans le rapport que j’ai remis au Président de la République. Pour le moment, ces œuvres sont dans une espèce de zone de non-droit. Je propose de leur attribuer un statut juridique et de faire en sorte qu’elles soient montrées au public tant qu’il est impossible de les rendre. Pour ce qui est des œuvres libyennes, que nous avions proposé de restituer, le gouvernement de Libye a demandé qu’elles soient conservées par la France afin de les protéger.

M. Jacques Myard. Peut-on considérer cela comme un prêt ?

M. Jean-Luc Martinez. Éventuellement, ou comme un dépôt. En tout état de cause, sans aller jusqu’à constituer un musée des saisies, il me paraît important de montrer ces œuvres, notamment à des fins pédagogiques.

Nous travaillons très bien avec l’Italie, qui s’est dotée du système de contrôle le plus efficace, mais aussi avec les États-Unis, dont les méthodes sont proches des nôtres, et avec l’Allemagne. Ce n’est pas un hasard si les ministres de la culture de l’Allemagne, de l’Italie et de la France ont porté une initiative commune au niveau européen : ce sont les trois pays qui travaillent le mieux ensemble – et j’ajoute que leurs situations géographiques respectives les rendent complémentaires en termes de saisies. La coopération est malheureusement beaucoup plus difficile avec la plupart des autres pays.

Mme France Desmarais. La Suisse comptait jusqu’à présent un archéologue au sein du service de l’Office fédéral de la police (FEDPOL), dont le rôle d’agent de liaison était très important ; or, j’ai appris cette semaine que ce poste va être supprimé dans le cadre de restrictions budgétaires effectuées au profit de la lutte contre le terrorisme. De même, la Belgique a annoncé récemment la suppression de son service de police des arts et antiquités. Ce sont de très mauvais exemples au niveau européen.

Mme Claire Chastanier. La crise constatée actuellement en Allemagne s’explique par le fait que ce pays n’avait initialement pas mis en place de contrôle à l’exportation. Aujourd’hui, la loi fédérale en cours d’examen parlementaire prescrivant notamment la création d’une autorisation d’exportation soulève un véritable tollé chez les marchands d’art allemands, alors que cette mesure s’applique depuis longtemps, et de manière apaisée, en France.

Enfin, j’attire votre attention sur le fait que les différents chiffres avancés sont à considérer avec d’infinies précautions : en réalité, il est impossible de disposer aujourd’hui d’une évaluation précise des sommes que représente le trafic de biens culturels, et, dans le cas de Daech, l’important décalage entre la faible valeur unitaire de la plupart des petits objets antiques issus du Moyen-Orient en circulation et les sommes colossales que l’on trouve parfois citées comme tirées du trafic par l’organisation terroriste doit conduire à être relativement prudent sur la formulation d’évaluations des volumes et montants concernés.

M. Kader Arif. Mesdames, monsieur, je vous remercie pour vos interventions qui ont utilement éclairé notre mission d’information.

La table ronde s’achève à dix-huit heures.

Audition d’un représentant de l’organisation non gouvernementale
Conflict Armament Research

(séance du 10 mai 2016)

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Je vous remercie, monsieur, d’avoir répondu à notre invitation. Vous êtes enquêteur pour Conflict Armament Research, organisation non gouvernementale (ONG) basée à Londres, qui bénéficie d’un certain nombre de financements internationaux, en particulier européens. Votre organisation a publié quatre rapports sur la circulation des armes en Irak, en Syrie, à Kobané et au sein de l’État islamique. Nous vous avons demandé de venir devant notre mission d’information pour décrire les armements dont disposent les troupes de l’État islamique. Je précise que l’audition se tient à huis clos et que le compte rendu vous sera soumis.

M. X., représentant de l’organisation non gouvernementale Conflict Armament Research. Merci, monsieur le président, de m’avoir invité et de me donner l’occasion de présenter les résultats de nos travaux.

Conflict Armament Research est en effet une ONG basée à Londres. Elle bénéficie non seulement de financements provenant majoritairement de l’Union européenne, mais aussi, depuis 2013, d’un mandat renouvelable du Conseil de l’Union européenne lui demandant d’enquêter sur les armes et le matériel utilisés en zone de conflit – le mandat actuel court jusqu’à 2017.

Notre organisation travaille de manière assez particulière : elle envoie des enquêteurs directement sur le terrain pour rassembler des informations sur le matériel qu’on y retrouve et en établir, autant que possible, l’historique. Nous enquêtons non seulement sur les armes conventionnelles, mais aussi sur le matériel qui sert à la production d’engins explosifs improvisés. Ces enquêtes demandent beaucoup de temps et une présence quasi permanente des enquêteurs sur le terrain. Pour ma part, je dirige les opérations de notre organisation en Irak, mais je me rends aussi en Syrie, en Libye et au Mali. Nos enquêtes en Syrie et en Irak ont débuté en juillet 2014.

Nous travaillons en coordination avec de nombreux groupes qui combattent Daech. En Irak, je travaille non seulement avec des structures dépendant du gouvernement irakien – le département antiterroriste du ministère des affaires étrangères, la police fédérale et les forces armées irakiennes –, mais aussi avec des forces avec lesquelles il serait plus difficile ou politiquement risqué pour un gouvernement de travailler, telles que des milices chiites – faisant partie des Forces de mobilisation populaire – ou sunnites actives dans la province d’Anbar, qui retrouvent régulièrement du matériel ayant été utilisé ou acquis par les forces de Daech.

Depuis juillet 2014, Conflict Armament Research a publié quatre rapports publics. Nous disposons aussi de nombreuses informations plus sensibles que nous conservons de manière confidentielle.

S’agissant de l’Irak, trois dynamiques différentes sont à l’œuvre sur le terrain : une pour les armes légères et de petit calibre (ALPC), une autre pour les munitions, une troisième pour les engins explosifs improvisés.

D’après les résultats de nos travaux, les ALPC sont des armes qui datent généralement de l’ère soviétique et qui continuent à être utilisées. Toutefois, nous avons trouvé d’autres armes, notamment des fusils de type CQ – copie chinoise du M16 américain – l’année dernière à Kobané. Nous avons retrouvé des armes avec des caractéristiques identiques au Soudan du Sud, et tout porte à croire que ces dernières, et celles retrouvées à Kobané, font partie de la même chaîne d’approvisionnement.

Compte tenu de la nature du conflit, les combattants utilisent une grande quantité de munitions. Aussi l’approvisionnement en munitions doit-il être régulier. Nous pouvons donc voir les nouvelles tendances qui se dessinent en la matière. Nous avons trouvé des munitions récentes, datant d’après le début du conflit en Syrie, en 2011.

La plupart des composants utilisés pour produire les engins explosifs improvisés peuvent être trouvés dans le commerce. Il n’est pas nécessaire d’avoir une licence d’importation ou d’exportation pour ces composants, alors qu’il en faut pour les armes et les munitions. Nous nous efforçons d’identifier les sociétés ou les individus concernés. Dans le dernier rapport que nous avons publié, en février de cette année, nous indiquons que les produits retrouvés en Irak ou en Syrie proviennent d’une cinquantaine de sociétés basées dans vingt pays différents. Ces sociétés sont soit les productrices, soit des intermédiaires, soit les utilisateurs présumés de ces produits.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Quels sont ces vingt pays ?

M. X. Le Brésil, la Turquie, la Roumanie, la Chine, la Russie, la Belgique, les Pays-Bas, les Émirats arabes unis, l’Irak, l’Iran, le Liban, l’Inde, l’Autriche, la République tchèque, le Japon, les États-Unis, la Suisse, la Finlande, le Vietnam et le Yémen.

M. Joaquim Pueyo. La France n’en fait donc pas partie.

M. X. Non.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Pour que les choses soient bien claires : ces pays sont ceux où sont implantées des sociétés dont vous avez retrouvé des produits qui ont été utilisés pour la fabrication d’engins explosifs improvisés ?

M. X. Oui. Il s’agit de composants qui ne sont pas censés servir à la production d’engins explosifs improvisés, mais qui ont effectivement été utilisés à cette fin. Tel est le cas, par exemple, de certains engrais ou de l’aluminium. Notre organisation ne pointe du doigt ni les pays ni les sociétés concernés, car ils n’ont pas eu, a priori, l’intention de fournir directement l’État islamique. Nous poursuivons nos enquêtes sur ce point.

Parmi les cinquante entités commerciales que nous avons identifiées, treize sont basées en Turquie. Celle-ci est, de notre point de vue, le pays intermédiaire le plus important. Il y a plusieurs explications possibles à cela, surtout le fait que, pour des raisons géographiques et historiques, le commerce de ces produits pour la région passe naturellement par la Turquie. D’après ce qu’elles nous ont dit, ces sociétés n’exportent pas directement vers la Syrie ou l’Irak. Il y aurait donc un intermédiaire travaillant pour l’État islamique qui se fournirait en Turquie et ferait passer ces produits en Syrie et en Irak.

Lors de mon déplacement à Ramadi en février dernier, j’ai trouvé des produits fabriqués très récemment, en 2015 ou 2016, et provenant des mêmes sociétés sur lesquelles nous avions déjà rassemblé des informations avant 2015. Cela montre qu’il existe une chaîne d’approvisionnement assez structurée.

Les produits fabriqués en Turquie ou passés par la Turquie que nous retrouvons sont surtout des engrais et des précurseurs chimiques tels que l’aluminium. Pour fabriquer des engins explosifs, Daech utilise surtout de l’engrais – urée ou nitrate d’ammonium – mélangé à de l’aluminium. Ces engins sont différents de ceux qui ont été retrouvés en France ou en Belgique après les attentats.

Pour ce qui est des détonateurs et des cordeaux détonants, nous avons retrouvé du matériel produit par des sociétés indiennes et exporté légalement vers le Liban ou la Turquie – une licence d’exportation est nécessaire pour ce type de matériel.

Nous avons également retrouvé de nombreux composants électroniques servant à la fabrication de bombes commandées à distance. En l’espèce, les circuits imprimés que nous retrouvons portent une « signature » très particulière : il s’agit non pas de biens commerciaux achetés en tant que tels, mais d’objets fabriqués de zéro ; les personnes travaillant pour Daech achètent des circuits imprimés nus sur lesquels ils montent des composants électroniques. Il est intéressant de le savoir dans le cas où l’on retrouverait des composants électroniques dans le cadre d’enquêtes menées en France ou dans d’autres pays de l’Union européenne. En effet, il est possible que l’on retrouve une « signature » similaire.

Nous tentons aussi de remonter la trace d’objets qui ne sont pas utilisés, en principe, pour fabriquer des bombes, mais qui le sont par l’État islamique, tels que des téléphones portables ou des batteries de 9 volts. Nous les considérons comme des marqueurs : nous essayons de voir si des achats groupés de téléphones portables et d’engrais, par exemple, sont réalisés par certains individus dans certains pays.

Nous avons identifié des chaînes d’approvisionnement parfois très courtes : il peut s’écouler moins d’un mois entre la livraison d’un bien au dernier intermédiaire licite et son utilisation par l’État islamique. Cela montre qu’il y a une machine assez rodée derrière ces approvisionnements.

Nos enquêtes continuent. Pour ma part, je compte retourner en Irak très prochainement.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Pouvez-vous décrire de manière plus détaillée les conditions dans lesquelles vous enquêtez et la manière dont vous acquérez vos informations ? Pouvez-vous nous indiquer, de manière générique, qui sont vos interlocuteurs ? Avez-vous facilement accès à des listes de stocks ? Les photographiques qui figurent dans vos rapports sont-elles prises par vos soins ou bien récupérées auprès d’autres personnes ?

M. X. Conflict Armament Research dispose d’un personnel assez réduit en nombre, ce qui lui permet d’avoir une grande flexibilité. La plupart de ses enquêteurs ont travaillé auparavant dans des panels d’experts des Nations Unies, notamment sur les armes. Pour ma part, j’étais journaliste d’investigation spécialisé sur le trafic d’armes au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.

Notre seuil de preuve est, je crois, le plus élevé dans notre domaine. Il est en tout cas différent de celui qui est appliqué par les panels d’experts des Nations Unies, qui utilisent par exemple des photographies prises par des personnes tierces. Tel n’est pas notre cas : nos enquêteurs prennent eux-mêmes les photographies. Nous n’utilisons pas non plus de listes de numéros de série : chaque enquêteur doit identifier l’objet retrouvé en tant que tel, à partir de ses marques particulières, notamment des identifiants uniques.

Nous travaillons avec des structures étatiques, mais aussi avec des groupes non étatiques. Je vous ai donné la liste de nos partenaires en Irak.

Nous mettons tous les résultats de nos enquêtes sur les armes et les munitions conventionnelles – pas de celles sur les engins explosifs improvisés – sur une plateforme dénommée iTrace dont l’accès est libre. Celle-ci permet de cartographier les trafics et les détournements, d’avoir un aperçu des points de détournement possibles, de disposer de statistiques sur le nombre de détournements depuis tels pays ou vers tel autre pays. Elle peut être utilisée par les autorités gouvernementales, notamment dans le cadre de procédures de délivrance de licences d’exportation.

M. Joaquim Pueyo. Je vous remercie, monsieur, pour vos premières explications.

Dans un des rapports de Conflict Armament Research, il est indiqué que les quelque cinquante entreprises que vous avez mentionnées ne sont pas directement responsables dans la mesure où elles ont exporté dans un cadre parfaitement légal. Plus loin, il est précisé que c’est par le détournement de biens ou de services produits légalement que Daech – dénomination que je préfère à celle d’ » État islamique » – se ravitaille et prépare ses attaques. En janvier et en novembre 2015 en France, ce sont notamment des téléphones prépayés ou des crédits à la consommation qui ont été employés.

Votre organisation a également travaillé sur les armes et les munitions utilisées dans des conflits dans lesquels la France est intervenue. Je pense en particulier au Mali et à la République centrafricaine. Pouvez-vous nous dire un mot à ce sujet ?

Les embargos sur les armes appliqués respectivement à l’Irak depuis 2003 et à la Syrie depuis 2011 sont-ils efficaces ?

Il paraît difficile de limiter l’exportation de biens de consommation courante tels que les produits chimiques. Néanmoins, des pistes peuvent-elles être envisagées à cette fin ? Quelles sont vos recommandations en la matière ?

Je complète les questions du président sur votre organisation et ses méthodes de travail : combien d’enquêteurs travaillent pour Conflict Armament Research ? Quel est leur profil ? Quelle est l’origine de l’ONG : s’est-elle formée à la demande de l’Union européenne ou bien existait-elle auparavant ? Dans le second cas, de quels financements disposait-elle alors ?

M. Jean-Louis Destans. Quel est le rapport entre le volume d’armement importé par Daech et celui qu’il a saisi localement lorsqu’il a conquis un certain nombre de villes et de territoires en battant les troupes régulières irakiennes ?

Quelle estimation peut-on faire des stocks d’armes dont dispose Daech ? Ces stocks sont-ils de plusieurs mois ou bien Daech est-il obligé de se réapprovisionner en continu ?

Avez-vous une évaluation des armes chimiques que pourrait détenir l’État islamique ? Disposez-vous d’informations concernant d’éventuelles armes nucléaires ou bactériologiques ?

M. X. L’organisation Conflict Armament Research a été créée en 2011 par James Bevan, qui a travaillé dans des panels d’experts des Nations Unies, notamment celui sur la Côte d’Ivoire. Il a constaté que les trafics d’armes ne connaissaient pas de frontières et qu’il était parfois très difficile de remonter à la source, car l’action de chaque expert était limitée par son mandat particulier. Il a constitué une équipe en réunissant autour de lui d’autres experts des Nations Unies et a sollicité des financements auprès de responsables au sein des instances de l’Union européenne.

Notre organisation emploie seulement une dizaine d’enquêteurs de terrain. Je m’occupe de l’Irak, deux de mes collèges suivant plus particulièrement le Kurdistan irakien et les zones contrôlées par les Kurdes en Syrie. Nous sommes peu nombreux, mais nous n’avons pas estimé nécessaire, pour l’instant, d’élargir notre équipe. D’une part, il est plus facile d’établir un rapport de confiance avec les partenaires sur le terrain lorsque l’enquêteur reste toujours le même. D’autre part, il est difficile de trouver des personnes au profil adéquat pour faire de bons enquêteurs sur les trafics d’armes.

En principe, notre organisation ne formule pas de recommandations publiques. Cependant, il est assez facile de voir ce que nous pourrions recommander. En tant qu’enquêteur, je relève plusieurs problèmes.

Le premier concerne le marquage des produits chimiques qui peuvent être utilisés pour la confection d’engins explosifs improvisés : le numéro de lot ou de série qui figure sur les matériels que nous trouvons sur le terrain ne nous permet de retrouver la trace que du producteur jusqu’au premier intermédiaire. En effet, celui-ci ne garde pas trace des numéros de lot ou de série des produits vendus à tel ou tel client. Cela nous bloque : nous ne pouvons pas savoir qui était censé être l’utilisateur final.

S’agissant des sacs d’engrais, il y a désormais une obligation de marquage au sein de l’Union européenne, mais les produits que nous retrouvons sont parfois fabriqués en Ukraine ou en Russie.

Par ailleurs, les autorités de certains pays, notamment de la Turquie, n’ont pas du tout collaboré avec nous. Dès lors, nous avons des problèmes pour obtenir des informations sur les intermédiaires ou les individus impliqués dans la chaîne d’approvisionnement.

En matière de législation européenne, nous avons recommandé à la Commission d’inclure l’urée et les poudres métalliques dans la liste des produits visés par le règlement n° 98/2013 sur la commercialisation et l’utilisation de précurseurs d’explosifs, qui s’applique déjà, entre autres, au peroxyde d’hydrogène. Ce serait très utile, en particulier pour l’aluminium, qui est très utilisé en Irak en Syrie.

En ce qui concerne les embargos, nous avons retrouvé, parmi les armes qui sont utilisées en Irak et en Syrie, des armes qui ont été fabriquées après 2003 et qui ont été livrées à la coalition lorsque les forces américaines étaient présentes en Irak.

Il m’est difficile de vous donner une évaluation du rapport entre le volume d’armement importé par Daech et celui dont il s’est emparé sur le terrain. En effet, nous avons non pas une vue d’ensemble sur les armes dont dispose l’État islamique, mais une vue sur les armes qu’il utilise et perd lors des batailles. Cela dit, je pense que les armées syriennes et irakiennes constituent une source importante d’armes. Nous avons en effet retrouvé un certain nombre d’armes et de matériel portant une marque d’importation de ces armées. En revanche, on entend souvent que l’État islamique se serait emparé d’armes américaines en grande quantité, notamment lors de la prise de Mossoul. Or les matériels de fabrication américaine représentent moins de 1 % de ceux que nous retrouvons.

À cet égard, les armes que Daech montre sur ses vidéos de propagande ne sont pas celles qu’il utilise lors des batailles. Il se trouve qu’il existe deux grandes familles de calibres pour les ALPC : les calibres soviétiques et les calibres de type OTAN. Or il est assez difficile, d’un point de vue logistique, d’utiliser à la fois les uns et les autres au sein des unités combattantes. Peut-être Daech a-t-il fait le choix d’utiliser les calibres soviétiques, qui sont les plus présents dans la région, tout en gardant les armes plus neuves et suggérant davantage la force pour les vidéos et les photos de propagande. Cela pourrait être une explication.

S’agissant des engins explosifs improvisés, c’est l’inverse : Daech fait venir de l’étranger les produits qu’il utilise.

Il m’est difficile d’évaluer les stocks d’armes dont dispose Daech pour les mêmes raisons que j’ai évoquées précédemment : la difficulté pour nous est d’accéder aux armes, car elles disparaissent assez rapidement du terrain ; nous ne voyons que ce qu’on nous donne à voir et les tendances que nous sommes en mesure d’extrapoler ne peuvent donc s’appliquer qu’aux échantillons (inévitablement limités) que nous pouvons inspecter physiquement. Néanmoins, le fait que nous retrouvons de nombreuses armes improvisées, surtout pour ce qui est des obus de mortier et des roquettes, donne une indication du niveau de ces stocks. Selon moi, Daech manque d’obus de mortiers et de roquettes : pourquoi se donnerait-il du mal pour en fabriquer s’il en disposait en grande quantité ? Il est aussi possible qu’il manque de munitions, car on retrouve assez souvent des munitions de fabrication récente, notamment des munitions russes ou chinoises de 2015 ; le roulement est très rapide en la matière.

S’agissant des armes chimiques, nous avons établi que Daech avait procédé à des attaques au chlore et avec d’autres agents chimiques expérimentaux. De notre point de vue, il est clair que Daech fabrique des armes improvisées à partir de composants chimiques moins puissants que les composants de type militaire. À mon avis, Daech utilise surtout ces armes pour instiller la peur au sein des populations civiles dans les zones où il combat.

Nous n’avons retrouvé aucune preuve du fait que Daech disposerait d’armes bactériologiques ou nucléaires.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Que pouvez-vous nous dire sur la manière dont les filières d’approvisionnement sont structurées ? S’agit-il plutôt d’un schéma en râteau, avec différents points d’origine et différents points d’arrivée, ou bien d’une forme d’entonnoir, avec des matériels qui arrivent à peu près tous au même endroit et sont ensuite redistribués sur le terrain ?

Au cours de nos auditions, tout comme dans vos rapports et dans vos propos, il est très souvent question de la Turquie. Quelle appréciation portez-vous sur la place de ce pays dans l’approvisionnement de Daech en armes, quelle que soit leur nature ?

S’agissant des armements conventionnels, vous n’avez pas évoqué la question des missiles. Or Daech en a utilisé de différents types. À deux reprises devant notre mission d’information a également été évoqué le fait que Daech disposerait de chars d’assaut. Le confirmez-vous ? De quelle nature sont les équipements que vous avez pu identifier ?

L’État islamique est-il en train de transférer un certain nombre de ses activités du Proche-Orient vers la Libye ? Constatez-vous le même flux d’armes vers ce pays ? Les matériels sont-ils du même type ?

M. X. Pour produire les engins explosifs improvisés, l’État islamique a mis en place une véritable division du travail. Nous avons affaire non pas à une cellule qui fabrique les engins de A à Z, mais à différents ateliers qui fabriquent, respectivement, les plaques de pression, l’explosif lui-même, une partie du circuit électronique, une autre partie du circuit, etc. Nous sommes arrivés à cette conclusion grâce à nos observations sur le terrain : nous avons retrouvé des sacs contenant des plaques de pression dans un atelier dédié à la production d’explosifs ; nous avons établi qu’il existait un atelier exclusivement consacré à la découpe de plaques métalliques entrant dans la composition des plaques de pression ; nous avons retrouvé des circuits imprimés sur lesquels était collé un document expliquant aux membres de Daech comment configurer et connecter les téléphones portables.

Cette organisation a certainement une incidence sur la manière dont le matériel est importé puis réparti sur le terrain. À mon avis, la structure d’approvisionnement est plutôt en entonnoir. C’est ce que suggèrent les résultats de notre travail d’identification des sociétés. Pour certains composants indispensables, la voie d’approvisionnement est toujours plus ou moins la même : les engrais et les précurseurs chimiques passent surtout par la Turquie ; les détonateurs et les cordeaux détonants passent surtout par deux pays, la Turquie et le Liban.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Prenons l’exemple des produits chimiques, pour lequel le canal d’approvisionnement privilégié est la Turquie. Une fois que les produits sont en Turquie, le phénomène d’entonnoir se poursuit-il ? En d’autres termes, les filières aboutissent-elles à un seul endroit en Syrie ou en Irak à partir duquel le matériel est redistribué ou bien y a-t-il plusieurs points de livraison ? S’agit-il d’un réseau ou, en quelque sorte, d’une centrale de distribution ?

M. X. En l’état actuel de nos enquêtes, il m’est difficile de répondre de manière tranchée à votre question. Toutefois, je peux faire deux observations.

Premièrement, les entités commerciales que nous avons identifiées en Turquie ne font pas d’exportation légale des produits en question vers l’Irak ou la Syrie. Il y a donc, en Turquie, un intermédiaire qui se procure les différents produits et leur fait ensuite passer la frontière.

Deuxièmement, nous avons retrouvé très récemment deux grands bidons remplis de substances explosives à Ramadi – nous n’avons pas encore publié cette information. Ces deux bidons ont été produits pour l’industrie textile par deux sociétés implantées en Turquie, mais dont les maisons mères sont basées l’une en Italie, l’autre en Allemagne. Après enquête, nous avons établi que ces deux sociétés avaient vendu lesdits bidons à une même société en Turquie. En l’espèce, il y a donc eu un effet d’entonnoir vers une seule entité. Nous essayons de comprendre comment les produits ont été redistribués ensuite. Nous savons déjà que cette société était censée être l’utilisateur final, qu’elle n’était donc pas un intermédiaire qui pratique la revente. Nous essayons aussi de savoir comment ces bidons ont été transportés de la frontière turque jusqu’à Ramadi, qui n’est pas tout près. Cela montre qu’il y a peut-être, en Turquie, une filière qui s’occupe de l’approvisionnement en matériel de ce type.

J’en viens à votre question sur la place de la Turquie dans la chaîne d’approvisionnement. Contrairement à d’autres pays avec lesquels nous collaborons étroitement, la Turquie ne souhaite pas du tout travailler avec nous, bien que nous disposions d’un mandat européen et que nous ayons approché les autorités turques à Ankara via la délégation de l’Union européenne.

La Turquie donne plusieurs raisons à son refus de travailler avec nous. Premièrement, nous sommes une entité non gouvernementale. Deuxièmement, les autorités turques font valoir que nous avons retrouvé certains matériels par l’intermédiaire des forces kurdes, notamment en Syrie. À cela, nous pouvons répondre que la plupart des matériels d’origine turque que nous avons retrouvés l’ont été non pas via les Kurdes, mais via la police fédérale irakienne, notamment dans la province d’Anbar. Troisièmement, les Turcs nous reprochent de ne pas travailler sur l’approvisionnement en armes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Or nous pourrions le faire s’ils nous donnaient accès aux matériels du PKK qu’ils saisissent, ce qu’ils ne font pas. Bref, on tourne un peu en rond.

L’absence de coopération de la part de la Turquie rend notre travail plus difficile, mais nous obtenons tout de même des résultats. Pour remonter la trace des matériels, nous travaillons de deux manières : s’agissant des armes et des munitions, nous envoyons des requêtes aux représentations permanentes auprès des Nations Unies, qui les font suivre à leurs gouvernements respectifs, lesquels traitent directement avec nous ensuite ; pour ce qui est des matériels dont le commerce ne nécessite pas de licences, nous nous adressons directement aux sociétés concernées. Certaines sociétés turques nous ont répondu, d’autres nous ont demandé de leur présenter une autorisation délivrée par le gouvernement turc avant de nous répondre. Parmi ces dernières, quelques-unes nous ont néanmoins donné des indications à la fois intéressantes et frustrantes. L’une d’entre elles nous a ainsi répondu qu’elle vendait le produit que nous avons retrouvé à seulement cinq clients et qu’il s’agissait probablement d’un des deux clients les plus récents, mais elle n’a pas voulu nous donner d’informations plus précises en l’absence d’autorisation du gouvernement turc.

Nous avons aussi retrouvé des armes turques, par exemple des munitions de calibre 9 millimètres fabriquées en 2014 – retrouvées la même année –, une mitrailleuse, des lance-grenades et un véhicule militaire – retrouvés à la fois en Irak et en Syrie. Toutefois, le matériel d’origine turc ne représente qu’une partie infime de ce que nous retrouvons en général. L’État turc ne répondant pas à nos requêtes, nous ne pouvons pas en remonter la trace.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. La Turquie dispose donc d’unités qui produisent des armes légères, y compris des lance-grenades et des lance-missiles.

M. X. Elle possède une industrie de l’armement assez importante, comprenant notamment la société MKE.

Pour répondre à votre question sur les missiles, nous avons retrouvé des Milan – missiles légers antichars –, dont nous essayons de remonter la trace. Il pourrait s’agir soit de missiles ayant appartenu au gouvernement syrien – il avait une certaine quantité de Milan –, soit de missiles donnés aux autorités kurdes en Irak, qui auraient ensuite été perdus, détournés ou revendus. Nous sommes en train d’enquêter sur ce point en attendant une réponse à notre requête de la part des autorités françaises.

Nous avons aussi retrouvé une quantité non négligeable de missiles antichars de facture soviétique, ce qui n’est guère surprenant, à ceci près que certains d’entre eux ont été fabriqués très récemment, en 2014 ou en 2015, tels ceux que nous avons retrouvés cette année à Ramadi.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Ces derniers missiles sont de fabrication russe ?

M. X. Non, bulgare.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Il est donc permis de penser qu’ils sont passés par la Turquie.

M. X. La Bulgarie a toujours répondu à nos requêtes. Ainsi, les armes d’origine bulgare que nous avons retrouvées en 2011 ou 2012 avaient été livrées à la coalition lors de la guerre en Irak. S’agissant de ces missiles, les autorités bulgares tardent un peu à répondre à notre requête. Il y a plusieurs hypothèses : il peut s’agir soit d’équipements livrés directement à l’État irakien pour lutter contre Daech, soit d’équipements achetés par les États-Unis pour être livrés à certaines factions de l’Armée syrienne libre, qui auraient ensuite été perdus ou détournés, et auraient finalement été utilisés par Daech en Irak. Nous poursuivons notre enquête.

De notre point de vue, les missiles les plus intéressants sont les missiles sol-air portatifs (MANPADS – man-portable air-defense systems). Dans la mesure où nous retrouvons surtout les matériels utilisés lors des batailles, nous ne découvrons pas beaucoup de MANPADS. En effet, ceux-ci sont utilisés soit pour commettre des actes terroristes – par exemple, par des cellules qui veulent abattre un avion civil –, soit pour protéger certains territoires, notamment contre les hélicoptères. Néanmoins, nous en avons retrouvé certains : un en Irak et davantage en Libye, au Liban et au Mali. En étudiant les lots, nous pouvons identifier des liens entre les différents pays.

J’en viens à votre question sur les transferts d’un théâtre à l’autre.

Pour ce qui est de la construction des engins explosifs improvisés, nous n’observons pas, pour l’instant, de transfert de connaissances du Moyen-Orient vers la Libye. Le mode de fabrication et les matériels utilisés en Irak et en Syrie sont reconnaissables. Or ils sont différents en Libye, ainsi que j’ai pu le constater moi-même lors d’un déplacement dans ce pays l’année dernière : on y utilise surtout des mines, par exemple les mines antichars PRB-M3 de fabrication belge, dans lesquelles on place un détonateur – c’est logique, compte tenu de l’importance des stocks de mines datant de l’ère Kadhafi. On retrouve ce même mode de fabrication au Mali.

Au Mali, nous avons retrouvé une arme de type Kalachnikov sur laquelle figurait le sceau de l’armée irakienne. Elle avait été utilisée peu de temps auparavant dans une attaque contre les forces maliennes revendiquée par un groupe. Nous nous posons plusieurs questions : comment cette arme a-t-elle été transférée ? Cela s’est-il fait récemment ou non ? S’agit-il d’individus qui sont venus avec leurs propres armes précisément pour commettre ces actes ? Ont-ils créé une filière d’approvisionnement ? Les armes ne manquant pas au Mali, pourquoi y aurait-il eu besoin d’en apporter ?

En réalité, nous constatons davantage de transferts de la Libye vers le Moyen-Orient que du Moyen-Orient vers la Libye. En Syrie, nous avons retrouvé des fusils belges FAL – fusils automatiques légers –, dont nous pensons qu’ils ont transité par la Libye, ainsi que des munitions pakistanaises et belges identiques à celles que nous avons retrouvées en Libye. D’après notre enquête, l’un de ces fusils a été vendu par la Belgique au Pakistan dans les années 1970, puis le Pakistan les aurait donnés, par exemple, au Qatar, lequel les aurait livrés à certains groupes en Libye, qui les auraient transférés à d’autres groupes en Syrie, ceux-ci les utilisant finalement à Kobané.

M. Jean-Louis Destans. Ces armes ont été vendues il y a quarante-cinq ans !

M. X. Cela illustre les dynamiques que j’ai évoquées dans mon propos liminaire : les ALPC durent en général très longtemps et peuvent emprunter des circuits assez complexes, alors que les munitions sont souvent de fabrication très récente et doivent faire l’objet d’un suivi très rapide. Pour nous, il y a donc deux systèmes d’enquête différents.

Nous avons pu enquêter sur les armes saisies au Liban en 2012 à bord du navire Lutfallah 2. On y a retrouvé notamment de nombreux MANPADS. Nous avons comparé les lots avec ce que nous avons retrouvé en Libye et au Mali, et constaté que la Libye servait toujours de plateforme de détournement pour les armes, en particulier pour les MANPADS. Nous avons aussi retrouvé des roquettes de type RPG de fabrication nord-coréenne au Liban, en Libye et jusqu’en République centrafricaine.

Nous ne disposons pas d’informations concernant les chars d’assaut, ce qui peut se comprendre, car ils sont détruits assez rapidement par les avions. En revanche, nous avons retrouvé un petit nombre de véhicules de type Humvee ou Toyota, dont nous essayons de remonter la trace. Nous avons notamment pu établir que les véhicules Toyota que nous avons retrouvés à Tikrit en 2015 avaient été livrés par le Japon à la Jordanie en 2013. Ensuite, nous nous sommes trouvés bloqués, car la société Toyota ne peut pas nous donner davantage d’informations d’un point de vue contractuel.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Elle ne peut pas, ne veut pas ou ne sait pas ?

M. X. Elle dit qu’elle ne peut pas. N’étant pas une organisation gouvernementale chargée d’appliquer la loi, nous sommes amenés à arrêter nos enquêtes à un moment donné. Néanmoins, nous pouvons communiquer nos informations à des partenaires gouvernementaux avec lesquels nous travaillons, dès lors que celles-ci les intéressent dans le cadre de leur propre travail sur tel ou tel type de matériel, groupe ou zone géographique. Dans ce cas, ils peuvent pousser l’enquête plus loin.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Vous avez visiblement identifié un certain nombre d’intermédiaires turcs. Avez-vous communiqué leur identité aux autorités turques ? À votre connaissance, qu’ont-elles fait de ces informations ?

Travaillez-vous en bonne intelligence avec les autorités françaises, en particulier avec les services français ? Comment décririez-vous votre coopération avec nos autorités et nos services ? Si vous aviez un souhait à formuler devant notre mission d’information, quelle serait la piste d’amélioration possible en la matière ?

Vous avez indiqué qu’un certain nombre de matériels transitaient par le Liban. Pouvez-vous donner des précisions à ce sujet ?

M. X. Les autorités turques sont au courant de nos enquêtes par le simple fait que nous leur envoyons des requêtes. Il serait assez facile pour elles de travailler sur ces questions. Pour l’instant, nous n’avons constaté aucun changement. Peut-être travaillent-elles dans l’ombre, mais nous n’en avons pas connaissance.

Nous avons bénéficié de quelques échanges fructueux avec les forces françaises au Mali. Nous menons aussi des discussions ici à Paris pour voir comment nouer une collaboration un peu plus formelle avec la France, en particulier sur le Mali et le Niger. En tant qu’ONG privée, nous essayons de diversifier nos sources de financement pour continuer à faire notre travail. Nous sommes en discussion avec plusieurs gouvernements pour voir comment nous pouvons travailler ensemble ou leur fournir le résultat de nos enquêtes. Ainsi que je l’ai indiqué, nous disposons d’informations que nous ne publions pas dans nos rapports publics et qui peuvent éventuellement intéresser les gouvernements.

Quant au souhait que j’ai à formuler, je pense qu’il serait intéressant pour la France d’avoir accès à nos informations, tout comme il serait utile pour nous de pouvoir bénéficier d’un canal de dialogue privilégié avec les autorités françaises. Pour le moment, nous évoluons dans un espace de dialogue efficace, mais qui gagnerait à être davantage régulier. Grâce à notre flexibilité, nous avons accès à des zones géographiques ou à des groupes qui sont hors de portée du gouvernement français. Les résultats de nos travaux peuvent être intéressants dans le cadre d’enquêtes menées en France ou dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ou contre Daech en Irak, en Syrie ou dans l’espace sahélien.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Selon vous, quelle est votre valeur ajoutée ou votre spécificité par rapport à l’activité régulière des services de renseignement français, principalement, en l’espèce, du renseignement militaire ?

M. X. Notre valeur ajoutée, c’est surtout notre accès à certains partenaires : nous travaillons sans difficulté avec des groupes « problématiques », par exemple des milices chiites ou sunnites, avec lesquels il pourrait être considéré comme politiquement trop risqué, pour un gouvernement ou des structures gouvernementales, d’avoir des rapports formels. Cela nous permet d’obtenir des résultats.

Nous avons aussi accès à des zones géographiques qui sont, parfois, hors de portée d’un gouvernement. Nous agissons avec discrétion et pouvons vraiment aller partout en Irak et en Syrie, car nous ne sommes ni cantonnés à une base, ni dépendants de la sécurité. Cela nous permet de pousser notre travail beaucoup plus loin. Nous ne sommes pas non plus limités par un mandat géographique : nous sommes présents dans plus de vingt pays, dont l’Irak, la Syrie, le Liban, le Mali et le Niger. Nous pouvons donc établir des comparaisons et obtenir, de ce fait, davantage de résultats.

Au Liban, nous avons surtout retrouvé, en quantité notable, des détonateurs et des cordeaux détonants de fabrication indienne, provenant d’une société en particulier. Nous avons noté une certaine confusion dans la réponse du gouvernement libanais à notre requête, notamment en ce qui concerne les dates. Quoi qu’il en soit, le Liban n’est pas vraiment une plaque tournante pour les armes que l’on retrouve dans les mains de Daech, ou alors ce n’est pas encore avéré. Nous continuons d’enquêter sur ce point.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Merci beaucoup, monsieur, pour votre contribution à nos travaux.

La réunion s’achève à quatorze heures trente-cinq.

Audition de M. Serge Blisko, président de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), et de Mme Simone Soulas, psychologue, superviseur du groupe de travail « prévention de la radicalisation » du centre contre les manipulations mentales (CCMM), sur l’emprise du discours de Daech sur les jeunes

(séance du 17 mai 2016)

Mme Geneviève Gosselin-Fleury, présidente. Mes chers collègues, notre audition du jour traite de la question de l’emprise de Daech sur les jeunes. Elle fait suite à celle que nous avons déjà eue sur l’idéologie et la propagande de Daech, et elle précède celle qui se tiendra jeudi sur la réponse des pouvoirs publics.

Cette audition a pour objectif de comprendre les méthodes déployées par Daech pour attirer l’attention des jeunes, les faire adhérer à son discours, voire les recruter. Il s’agira de cerner les mécanismes psychologiques en jeu et d’identifier la spécificité de Daech par rapport à d’autres formes d’emprise mentale. La question des dispositifs de prévention, de déradicalisation et d’accompagnement de jeunes de retour des territoires contrôlés par Daech pourra également être abordée, de même que la place de l’environnement familial dans ce processus.

Je souhaite la bienvenue aux deux intervenants présents. Comme vous en avez été informé par courriel ce matin, M. Fethi Benslama a dû annuler sa participation à la suite d’une urgence, mais nous trouverons un moyen d’assurer sa contribution à nos travaux. Je vous prie également d’excuser le président Jean-Frédéric Poisson, retenu en commission des lois par ses fonctions de co-rapporteur sur l’état d’urgence.

M. Serge Blisko, médecin et ancien député, est président de la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) qui, depuis 2002, observe et analyse le phénomène sectaire aux fins de prévention, d’information et de répression des dérives, sur la base de critères précis de dangerosité. La possibilité de s’appuyer sur la Miviludes dans la lutte contre Daech et la radicalité en général a été évoquée à plusieurs reprises.

Mme Simone Soulas, psychologue de formation, spécialisée dans la prévention de la radicalisation, formatrice auprès du centre contre les manipulations mentales (CCMM) sur les processus de radicalisation, intervient sur le terrain, notamment au sein de la cellule de prévention de la radicalisation de la préfecture d’Eure-et-Loir. Vous pourrez, madame, nous faire partager votre expérience concrète aussi bien en ce qui concerne les jeunes que leur famille et leur environnement.

Avant de vous donner la parole, je vous précise que la mission est dotée des prérogatives d’une commission d’enquête dans les conditions applicables à ces dernières. Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois donc vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Simone Soulas et M. Serge Blisko prêtent successivement serment.)

M. Serge Blisko, président de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes). Merci, madame la présidente, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés de nous avoir demandé notre contribution sur ce sujet extrêmement compliqué qu’est le processus actuel de radicalisation des jeunes. Durant mon intervention, je vais notamment commenter quelques images d’un document que je vous remettrai à la fin de l’audition.

Comme vous l’avez indiqué, madame la présidente, la Miviludes est une mission interministérielle qui dépend du Premier ministre, dont l’objet est de détecter et de jauger ce qu’il est convenu d’appeler les dérives sectaires. Dès 2012, nous avons reçu des signalements de la part de familles qui ne savaient à qui s’adresser pour exprimer leur désarroi concernant des enfants, mineurs ou jeunes majeurs âgés de quinze à vingt ans. Notons qu’entre-temps la tranche d’âge s’est bien élargie. Certaines de ces familles étaient de culture arabo-musulmane, pour reprendre le vocabulaire un peu convenu, mais d’autres étaient catholiques, agnostiques ou sans appartenance religieuse.

Sur la dizaine de cas qui nous avaient été soumis à l’époque, il y avait autant de filles que de garçons, et les scénarios étaient relativement similaires : après avoir annoncé être devenu musulman, le jeune se mettait à avoir une pratique fondamentaliste. C’est d’ailleurs cette pratique rigoriste qui alarmait les parents, plus que l’adhésion à l’islam qui, en général, ne posait pas de problème aux familles. La description des parents pouvait nous faire penser à une emprise sectaire : enfermement, refus d’aller à l’école ou en formation, etc. Dans ces familles plutôt moyennes, certains parents avaient consenti des sacrifices financiers pour que leur fils ou leur fille entre à Sciences Po ou fasse une école d’infirmières, et ils étaient profondément bouleversés de voir leur enfant s’enfermer dans leur chambre et refuser d’en sortir. Les parents se voyaient en outre rejetés et accusés d’être mécréants, peu pratiquants, incapables de comprendre quoi que ce soit.

Nous pouvions reconnaître ce comportement très typé mais, en notant des différences d’un cas à l’autre. Certaines familles faisaient déjà part de leur crainte de voir leur enfant s’en aller. Où ? Il était peu question des champs de bataille de Syrie ou d’Irak. On parlait de départ dans des terres d’islam aux pratiques rigoristes, notamment en Égypte et en Afrique du Nord. Les services de renseignement nous parlaient beaucoup de quartiers salafistes francophones au Caire, ce qui nous a été confirmé par la suite.

À qui pouvaient s’adresser ces parents en détresse ? L’assistante sociale leur répondait qu’elle n’était pas concernée par les questions religieuses. Le proviseur du lycée constatait un manquement à l’obligation scolaire, sans aller plus loin. La direction de l’institut de formation se contentait de dire que, sauf motif médical sérieux, elle ne rembourserait pas les frais de scolarité. Le médecin de famille s’avouait dépassé. Le psychiatre ne voyait rien de psychiatrique dans le cas qui lui était soumis. Le magistrat déclarait qu’il ne pouvait intervenir si aucun délit n’avait été commis. Le commissaire de police répliquait que chacun a le droit de pratiquer sa religion.

Totalement désemparés, les pouvoirs publics étaient dans l’évitement face à ce problème. En janvier 2014, quand Mme Dounia Bouzar a sorti son premier livre, on comptait déjà plusieurs dizaines de familles, et le phénomène a émergé sur le plan médiatique. À cette époque, nous avions à peu près les mêmes cas que Mme Bouzar et que le bureau central des cultes du ministère de l’intérieur. À la demande du préfet Pierre N’Gahane et du Comité interministériel pour la prévention de la délinquance (CIPD), nous avons procédé à la mise en place d’un numéro vert, une plateforme d’écoute dédiée à ce problème. Avec d’autres, nous avons aussi contribué, depuis 2014, à la formation de 20 000 personnes : fonctionnaires, agents des collectivités locales ou personnels d’association. Depuis les attentats de 2015, ces chiffres ont beaucoup augmenté.

Vous les connaissez sans doute, mais je vous redonne les chiffres qui permettent de prendre la mesure du phénomène. Sur les 4 000 Européens qui sont partis en Syrie ou en Irak, il y a 1 200 Français. En ce moment, 600 Français seraient sur les lieux, 180 seraient décédés et 250 seraient revenus. En fait, l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT) pense que 350 sont revenus, mais que seulement 250 d’entre eux sont repérés et, pour une large part, en détention préventive. Il y a eu très peu de condamnations.

Le nombre de personnes radicalisées et suivies par la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) est passé à 2000, triplant en deux ans. Ces personnes radicalisées sont la partie immergée de l’iceberg : il y a 12 000 personnes signalées comme étant en voie de radicalisation – on cite même le chiffre de 13 500 mais il y a beaucoup de doublons. Tous les départements de France – en métropole et dans les outre-mer – sont concernés, les zones les plus peuplées comptant évidemment le plus grand nombre de personnes signalées. L’âge moyen des personnes signalées se situe à vingt-six ans, mais il y a de plus en plus de jeunes âgés de douze, treize ou quatorze ans, ce qui pose des problèmes particuliers. Les femmes représentent 30 % du total. On dénombre 38 % de convertis dont 25 % sont issus de familles de culture non musulmane. La différence entre ces deux derniers taux vient du fait que certains sont nés dans des familles musulmanes si peu pratiquantes qu’ils sont considérés comme des convertis ; ils seraient appelés born again aux États-Unis.

Notre tâche ne consiste pas à nous occuper de gens déjà surveillés pour terrorisme ni à mener des investigations Avec une équipe de vingt personnes, nous n’en avons pas les moyens. Nous avons travaillé sur la force d’attraction du djihadisme. Selon nous, il s’agit d’un système de pensée politico-religieux totalitaire, qui repose d’abord sur une propagande efficace, extrêmement pensée : à chaque segment de la population de jeunes concernés correspond une technique d’approche ; et à chaque jeune l’on fait miroiter quelque chose de particulier. Bien sûr l’aspect religieux est important. Nos intellectuels se querellent au sujet de la force prédominante : le religieux, la géopolitique en habits de religieux ou le malaise identitaire. Pour notre part, nous ne sommes pas assez savants pour le savoir mais nous remarquons que la question religieuse est importante à notre époque, quel que soit le pays. Dans une semaine, Mme Soulas et moi-même allons d’ailleurs participer à un colloque sur ce thème en Bulgarie. Il ne faut pas évacuer cette question, même si elle peut nous mettre un peu mal à l’aise, compte tenu de notre tradition de laïcité.

À cela, il faut ajouter un fond de ce que j’appelle l’imaginaire contemporain, c’est-à-dire les récits de type conspirationniste ou complotiste. Dans le rapport qu’elle avait remis au Premier ministre en avril 2014, la Miviludes avait analysé le phénomène sous l’angle de l’emprise mentale. Il se construit là un monde mental très particulier à partir d’internet et de théories qui, aussi fumeuses soient-elles, sont crues sur parole par des millions de gens, notamment les jeunes. Cette culture particulière se double d’un attrait pour la violence. Quant au ressort identitaire, il est complexe. Nombre de jeunes éprouvent un vif ressentiment à l’égard de notre pays, que les recruteurs de Daech s’attachent à accentuer en leur répétant qu’ils sont en effet victimes et minorés tout en leur proposant une issue : entrer dans l’aventure du djihad pour devenir les futurs dominants. Pour ce faire, ils utilisent les outils modernes de communication et de propagande : internet, incubateur de la pensée extrême, et les réseaux sociaux.

Je vous donnerais l’exemple d’une famille que nous avons suivie et dont la jeune fille semble évoluer favorablement. Brillante élève du lycée Henri IV, cette jeune fille est issue d’une famille d’origine juive, non pratiquante mais relativement traditionnelle. Un jour, elle a déclaré à ses parents qu’elle s’était convertie à l’islam, elle s’est mise à s’habiller en noir et elle a cessé d’aller au lycée. Évidemment, elle leur a aussi expliqué qu’elle ne serait heureuse que lorsqu’elle aurait quitté la maison et n’aurait plus aucun rapport avec des traites comme eux. À l’époque, en 2014, cette jeune fille était mineure. Les parents sont allés voir Mme Bouzar qui a pris l’affaire en charge. Les parents ont confisqué le téléphone portable de leur fille ; le lendemain, elle en avait un autre. Ce détail montre qu’il y a quand même des contacts physiques avec les recruteurs, en complément d’internet, et il faut les trouver. Le nouveau portable a également été confisqué. Au cours d’une seule nuit, elle avait reçu cinquante SMS. En fait, elle demandait à ses interlocuteurs comment réagir aux arguments et décisions de ses parents. La réponse arrivait aussitôt. Il y a donc une réelle prise en main, une emprise très forte à défaut d’être vraiment sectaire. Cette emprise pose des problèmes : il y a une réponse au contre-discours que nous proposons, une adaptation à chacun de nos arguments.

Pour illustrer la force des vecteurs de propagande de Daech, j’ai collecté pour vous quelques images et données. La revue mensuelle de l’organisation est publiée en onze langues et notamment en anglais sous le nom de Dabiq. Selon le Washington Post, qui a recueilli le témoignage d’anciens membres de l’organisation, il y aurait autant de gens qui travaillent à la communication que de combattants armés, et il existe de nombreux relais dans tous les pays. En français, cette revue s’intitule Dar al-islam. On y trouve des prêches, des recettes de cuisine ou de fabrication de bombes, l’annonce des prochaines vidéos, des analyses de fond de nature religieuse ou politique, et des développements sur des sujets particuliers. Dans l’avant-dernier numéro, l’école publique était décrite comme l’outil de diffusion de la culture mécréante. La publication s’adresse à toutes les catégories ciblées, notamment les femmes et les jeunes filles.

Daech sait aussi parfaitement détourner les images de films et de jeux vidéo comme Matrix ou Le Seigneur des anneaux, dont nos jeunes sont friands. Le service d’information du Gouvernement (SIG) a proposé deux séries de contre-discours aux arguments de Daech, qui commençaient par la formule « On vous dira que… » Daech a aussitôt répliqué sur le mode : « On dira de vous que vous que vous êtes égarés loin de l’enseignement de l’islam. Ce n’est pas vrai. » L’organisation s’adapte avec une très grande facilité et avec succès dans des domaines où nous pensions avoir marqué des points. Nous devons continuer à nous battre.

L’un des propagandistes français, Omar Omsen, serait mort au cours d’une attaque aérienne par un drone. Lié au milieu du grand banditisme de Nice et affilié à al-Nosra, il aurait fait plus de 200 recrues grâce à l’utilisation d’images vidéo très envoûtantes. On croit parfois que les vidéos ne montrent que des décapitations, des gens brûlés dans des cages, etc. En fait, les propagandistes veulent montrer que les combattants de Daech sont aussi très humains et ils se servent beaucoup de lolcats, ces petits films amusants sur des chats, qui sont très importants dans la culture des pré-adolescents et des adolescents. L’idée sous-jacente est celle-ci : quelqu’un qui aime les chatons ne peut pas être foncièrement méchant ou perverti. Il y a beaucoup d’images de gens avec kalachnikov et petit chat. Dans d’autres images, ils détournent des slogans publicitaires, ce qui donne Jihad do it, par exemple. Dans le registre de l’humour, une vidéo met en scène de grands dirigeants du monde – Barak Obama, David Cameron, François Hollande et John Kerry – affublés de barbes et moqués.

Pour les jeunes filles, ils insistent sur les souffrances des populations civiles en Syrie et en Irak, avec en particulier des images de jeunes enfants qui se disent abandonnés. Au XIXsiècle, des personnes subornaient les jeunes filles ; dans le cas qui nous occupe, on utilise un romantisme fleur bleue pour les attirer. Dans certaines images, un jeune homme séduit une jeune fille en lui promettant un avenir extraordinaire sur le champ de bataille. Les propagandistes utilisent aussi le cliché du combattant invincible, vêtu de noir, juché sur un pick-up, qui traverse les rues d’une ville sous les acclamations.

La propagande passe aussi par une mise en scène de la violence, comme dans la vidéo de revendication des attentats de novembre à Paris. Le montage est soigné et les codes des productions occidentales sont maîtrisés. Elle débute comme un film d’action américain puis un changement de rythme marque la rupture. Les mises à mort et les décapitations sont très stylisées, notamment par l’utilisation de la musique et des ralentis, ce qui en atténue la très grande violence et le côté sanguinaire. Tout récemment, deux enfants français sont apparus dans une vidéo de décapitation dont la presse a fait état. Les mises en scène avec des enfants étrangers visent à montrer que l’idéologie de Daech s’impose, y compris chez les plus jeunes. Dans un autre registre, on trouve des exhortations religieuses sur fond de rythmes lancinants, destinées à faire en sorte que l’auditeur se laisse griser. Ailleurs, de très belles scènes de cavaliers – que l’on pourrait croire être les cavaliers de l’Apocalypse – entraînent dans un monde un peu onirique.

Venons-en aux ressorts psychologiques. Nous avons l’impression qu’il s’agit d’histoires de mauvaise rencontre au mauvais moment avec le mauvais produit, comme le disait le docteur Olievenstein à propos de la drogue. Ce sont des jeunes en difficulté, quelle que soit leur origine, en particulier quand ils sont adolescents ou pré-adolescents. Comme ils sont en général loin du milieu du banditisme, ils font cette mauvaise rencontre par le groupe – frères, cousins, pairs du lycée ou de la faculté. C’est la mauvaise fréquentation, comme on disait autrefois. C’est ainsi qu’à Lunel, petite ville de l’Hérault, ni mieux ni pire qu’une autre, qui compte quelque 10 000 habitants, près de trente jeunes ont été impliqués dans un processus de départ vers les champs de bataille, et huit sont morts. Le premier mort, Amar, était d’origine juive. Il était parti avec ses copains.

S’ils sont tous différents, on retrouve chez eux des caractéristiques communes : un manque de repères culturels, un grand mélange dans leur tête, des vulnérabilités de l’adolescence. Avec les psychologues, nous travaillons aussi sur l’hypothèse de traumatismes parfois ignorés dans l’enfance et d’une certaine tendance aux addictions. Quand on sait que les jeunes Français sont sans doute les plus sujets aux addictions, on peut se dire qu’il ne s’agit pas d’un simple phénomène statistique. Parmi les causes de radicalisation, on trouve aussi l’appartenance à une communauté qui se sent discriminée, un isolement communautaire dans certains quartiers. J’ai l’impression que c’est ce qui s’est passé en Belgique, mais je ne suis pas un spécialiste de la situation belge. N’oublions pas l’arrière-plan très présent dans les médias sur la situation géopolitique, la marginalisation des Musulmans et le fait qu’il existe une vie meilleure quelque part.

Nous devons donc travailler davantage sur le profil des personnes radicalisées. J’en profite pour lancer un appel. Il est extrêmement difficile de travailler à partir des 12 000 fiches de l’UCLAT car à chaque fois qu’un chercheur veut se pencher sur leur contenu, on lui oppose un secret police ou défense. Dans ces conditions, nous n’avancerons pas. Ces fiches doivent évidemment être anonymisées avant de faire l’objet d’une diffusion restreinte auprès de chercheurs assermentés, mais nous devons avoir accès à ce matériel. Personne n’a 12 000 fiches. Comme Mme Bouzar, nous avons quelques dizaines de cas très particuliers, ne représentant pas toute la gamme, si je puis dire. Nous voyons les cas de jeunes pré-radicalisés, moins dangereux que d’autres, que nous appelons les velléitaires : ceux que nous avons récupérés à la frontière, ceux qui ont renoncé au départ après une admonestation de leurs parents, ceux dont le projet a avorté. Nous voyons moins les durs qui sont recensés par l’UCLAT. Faute d’avoir accès à ces fiches, nous aurons beaucoup de mal à travailler.

Pour terminer, je vais évoquer la modélisation de l’adhésion et de l’engagement, que nous avons essayé de construire. Nous avons identifié des facteurs idéologiques et émotionnels qui peuvent conduire au passage à l’acte s’ils se retrouvent mobilisés à plein par un jeune. Le 10 mai dernier, le professeur Fethi Benslama a publié un article dans Le Monde où il explique que cet engagement exprime aussi la résolution de problèmes psychologiques. À nous de trouver les moyens de résoudre ces problèmes psychologiques avant radicalisation. Nous y travaillons.

Pour appréhender l’extrême diversité des profils, nous devons développer la recherche avec des psychiatres, psychologues et psychothérapeutes, à partir du travail de prévention que nous avons fait en amont avec l’éducation nationale et les services sociaux. Il faut aussi approfondir le travail que l’éducation nationale a entrepris sur ce que j’appelle la culture complotiste ou conspirationniste, qui consiste à voir partout la marque des illuminati, des francs-maçons, des sionistes, des membres du club Le Siècle, de groupe Bilderberg, etc. Cette culture a ceci d’effrayant qu’elle ferme au dialogue et qu’elle empêche les pouvoirs publics d’avoir une parole qui fait foi.

Dans le document que je vais vous remettre, se trouvent les références bibliographies – où sont parfois développées des thèses contradictoires – qui nous paraissent les meilleures. À l’occasion, je lance un cri d’alarme : beaucoup de spécialistes auto-nommés, qui n’ont aucune compétence, occupent les plateaux de télévision, en particulier ceux des chaînes d’information en continu. L’expertise sur le phénomène de radicalisation est extrêmement difficile à acquérir. Sans vouloir être pédant, dans la liste de références que je vous donne, vous avez des personnes avec lesquelles nous avons beaucoup travaillé et discuté, et qui nous paraissent avoir quelque chose à dire sur cette question.

Mme Simone Soulas, psychologue, superviseur du groupe de travail « prévention de la radicalisation » du centre contre les manipulations mentales (CCMM). L’association que je représente ici, le CCMM, a été créée en 1981 par l’écrivain Roger Ikor, à la suite de la mort de son fils, embrigadé dans une secte macrobiotique qui l’avait convaincu que l’on pouvait vivre sans manger. Elle est l’une des deux grandes associations qui travaillent sur les dérives sectaires et l’emprise mentale, et elle est implantée sur tout le territoire national.

En collaboration avec la Miviludes, nous aidons les proches des victimes par un travail d’écoute et de conseil. Nous effectuons aussi un travail de sensibilisation et d’information à destination des familles mais aussi des personnels du secteur de la santé ou de l’éducation nationale, c’est-à-dire des lieux où nous voyons se développer des pratiques dérivantes. Le monde de l’écologie génère lui aussi ses propres dérivants. Nous considérons qu’il y a emprise mentale quand un individu ou un groupe exerce une tentative de contrôle psychique sur autrui, entraînant une déstabilisation des processus décisionnels, de la capacité de jugement et du pouvoir critique, le tout sans que la victime n’en ait conscience ou ne s’y oppose. La victime perd son libre arbitre.

Fort de son expérience d’une trentaine d’années, le CCMM a été sollicité dès 2011 par trois familles de jeunes en cours de radicalisation. Après les effroyables attentats de 2015 et la mise en place du numéro vert, les appels se sont amplifiés. À ce jour, nous avons suivi environ quatre-vingts jeunes concernés. Dans certains cas, nous ne rencontrons que les jeunes ou leur famille, dans d’autres nous les voyons ensemble.

Pour illustrer la variété des profils concernés, déjà évoquée par M. Blisko, je vais vous donner l’exemple de quatre familles.

Le premier cas est celui d’une femme d’origine algérienne qui a fui l’Algérie des années 1990 avec sa fille, qui a obtenu la nationalité française, et qui s’est reconstruite en France à tout point de vue. Sa fille, qui a maintenant vingt-sept ans, est devenue coiffeuse et elle a épousé un Algérien qui n’a rien d’un extrémiste. En revanche, la jeune femme s’est progressivement radicalisée et, il y a quelques mois, elle est partie en Syrie avec son enfant en bas âge. Sa mère n’a rien vu venir et elle a cherché un lieu d’écoute. Nous avons essayé d’aider cette dame à vivre avec ça. Elle est en contact avec sa fille, qui a eu un autre enfant. Lors de ces échanges par Skype, sa fille n’est jamais seule : il y a toujours quelqu’un derrière elle. Cette mère éplorée, qui est une belle personne, n’a pas trouvé d’écoute de la part des pouvoirs publics et elle a même eu des réponses difficiles à entendre lorsqu’elle a cherché de l’aide. Nous nous en occupons encore aujourd’hui car, après s’être reconstruite, elle doit maintenant lutter contre un cancer.

Dans la deuxième famille, des Parisiens de confession juive, la mère est psychiatre et le père est ingénieur. Ils ont deux garçons, l’un de vingt-six ans et l’autre de vingt-deux ans. À l’université où il est en troisième année de médecine, le plus jeune a rencontré deux jeunes filles musulmanes. À partir de là, il a commencé à s’isoler de beaucoup de choses, en particulier de ses activités étudiantes. Il en est venu à vouloir arrêter ses études de médecine. De tous les cas que nous avons eus à traiter en région parisienne, c’est le seul jeune qui avait des préoccupations spirituelles préalables : il s’intéressait aux philosophies et aux religions orientalistes. Nous avons rencontré la famille et nous avons essayé de l’amener à signaler le garçon, compte tenu de ce qui nous était rapporté. Au bout de deux entretiens, les parents ont considéré que, si c’était les seuls conseils que nous avions à leur donner, ils ne souhaitaient pas revenir. Nous avons retrouvé deux éléments fréquents dans ce genre de situation : une forme de déni de la réalité ; la crainte de stigmatiser leurs enfants. Le frère aîné a continué à venir nous voir pendant un certain temps ; il a fait ce qu’il a pu ; il a peut-être signalé son cadet mais nous ne le savons pas.

Dans un autre cas, la mère rencontre des problèmes avec sa fille de seize ans, la benjamine dans cette famille de quatre enfants. Il y a beaucoup d’affection dans cette famille, mais la mère a une histoire personnelle assez scabreuse. Depuis un an et demi, la jeune fille est dans un processus qui pourrait entraîner sa radicalisation. Toute la famille suit actuellement une thérapie familiale.

Le dernier cas est celui d’un jeune homme de dix-huit ans, d’origine algérienne, qui a fait l’objet d’un placement familial. Il est dans la même famille depuis l’âge de deux ans. Extrêmement brillant sur le plan scolaire, il préparait le concours d’entrée à Sciences Po quand, tout à coup, il a souhaité changer d’établissement scolaire. Son comportement a totalement changé, au point de préoccuper la famille, les assistants sociaux et les éducateurs du placement familial. Nous suivons actuellement cette famille à laquelle nous apportons des conseils en matière de comportements.

Pour la radicalisation, nous retenons la définition de Farhad Khosrokhavar, sociologue et chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) : c’est un processus conduisant à la croyance en une idéologie extrémiste, politique, religieuse et/ou sociale, et qui légitime le recours à la violence. Nous prenons des affaires en cours dont nous ne savons pas si elles iront jusqu’à la radicalisation, mais les jeunes que nous rencontrons ne sont pas radicalisés en ce sens qu’ils n’ont pas eux-mêmes utilisé la violence. Certains la cautionnent de manière précise et ouverte, voire font allégeance à Daech, sans y avoir personnellement eu recours.

Nous rencontrons aussi des familles et des jeunes dans le cadre des dispositifs mis en place par les pouvoirs publics. Tous les signalements, qu’ils soient locaux ou effectués par l’intermédiaire du numéro vert, sont transmis aux préfectures qui établissent un classement des jeunes signalés, qui peut prendre divers noms et formes. Il peut s’agir, par exemple, d’un classement par couleur – rouge, orange, vert – selon le caractère de gravité de la situation. Les cas signalés en rouge sont en général des garçons de plus de vingt-cinq ans, qui ne semblent pas avoir été sous emprise ou alors longtemps auparavant, et qui revendiquent clairement leur appartenance à une idéologie extrémiste comme un choix politique. Les plus dangereux sont suivis par les services de la sécurité intérieure.

Les préfectures orientent vers nous des jeunes qui se situent dans une tranche d’âge allant de quatorze à vingt-deux ans. Les filles sont majoritaires dans la tranche d’âge allant de quinze à vingt ans, et leur nombre augmente de manière relativement préoccupante. Les jeunes qui nous sont confiés, qui peuvent être victimes de manipulation mentale, relèvent de toute manière d’une action de protection de la jeunesse.

Comment comprendre le processus de radicalisation ? Il concerne des jeunes qui présentent les vulnérabilités de l’adolescence, qui sont sensibles notamment à tout ce qu’ils assimilent à de l’injustice sociale envers eux-mêmes ou d’autres – amis de l’école ou du quartier, etc. À cet égard, notons que 90 % ou 95 % des jeunes que nous rencontrons citent le conflit israélo-palestinien comme un exemple d’injustice emblématique : aucune puissance occidentale ne s’émeut du fait que les résolutions de l’Organisation des Nations Unies (ONU) ne sont pas respectées, ce qui signifie qu’il y a bel et bien une volonté internationale d’éradiquer les Palestiniens, disent-ils.

Ces jeunes ont aussi un rapport ambivalent avec le consumérisme et ils sont le plus souvent en recherche d’idéal. Ils sont réceptifs aux logiques binaires qui leur sont inculquées : il faut préférer la frugalité à l’abondance, la pudeur à l’exhibitionnisme, la solidarité à l’individualisme. Quand on discute avec eux, des raisonnements stéréotypés et précis apparaissent. S’ils ont des profils variés, ils partagent souvent certaines caractéristiques, signalées aussi par d’autres intervenants que nous. Beaucoup de ces jeunes sont élevés par des mères seules qui n’ont pas eu une vie très rose, quelle que soit leur catégorie socioprofessionnelle, et ils ont une image paternelle assez dégradée voire tout à fait catastrophique. Dans la plupart des cas, ils n’avaient pas de préoccupation religieuse au départ ; la religion a émergé brusquement dans leur vie. Comme cela a déjà été signalé, les spécialistes des conduites addictives repèrent des similitudes – pour faire simple, un grand vide à combler – dans les raisons qui peuvent pousser les uns à l’addiction et les autres à la radicalisation.

Autre point important que j’ai omis de signaler : dans les signalements au numéro vert, les intervenants repèrent une proportion faible de familles de culture musulmane. Celles-ci sont sans doute réticentes à s’adresser aux autorités publiques.

Quelles sont les étapes dans ce processus de radicalisation ? Nous remarquons des corrélations possibles avec les manipulations mentales, même si ce sont de petits réseaux de trois ou quatre personnes avec des rabatteurs qui sont à l’œuvre et non pas des gourous. D’une manière générale, les jeunes sont accrochés dans leurs lieux de socialisation habituels – école, centre d’apprentissage, club de sport, etc. – sur le thème de la spiritualité et de l’idéal comme réponse à un questionnement existentiel. Nous en déduisons que nous devons travailler, partout où nous sommes présents, avec les établissements scolaires dont relèvent les jeunes en question, ce qui n’est pas toujours facile.

Après cette entrée en matière, ils sont ensuite séduits par les multiples relais de ces premiers contacts : les nouveaux amis, les réseaux sociaux, les vidéos et clips diffusés sur internet, la documentation telle que cette brochure intitulée Être musulmane dans une famille française, que je vais faire circuler parmi vous. Au lieu d’articles sur le premier baiser ou le premier flirt, on y trouve des rubriques comme « Mon premier ramadan » ou « Mon premier voile ». Le site bobby-gold, que vous connaissez peut-être, diffuse des vidéos. L’une d’elle, qui dure une vingtaine de minutes, est intitulée La mort ! Es-tu prêt ? Dans une autre, on explique aux jeunes pourquoi ils ne doivent pas écouter de musique.

Ce travail de séduction passe de manière assez claire à l’islam. À plusieurs reprises, j’ai entendu des jeunes – pas forcément de culture musulmane – expliquer que l’islam est apparu après le judaïsme et le christianisme, et qu’il a pris le meilleur de ces deux premières religions monothéistes. L’idée sous-jacente est la suivante : la première de ces religions, le judaïsme, est la plus catastrophique. À ce stade, on parle au jeune de l’islam en lui demandant de ne surtout pas aborder le sujet avec sa famille, en lui expliquant qu’on l’a choisi parce qu’il est plus intelligent que la moyenne et différent des autres. Ceci a un double effet : on le survalorise et on l’isole de ses points de repère habituels. À l’issue de cette séquence, des jeunes se convertissent ou adoptent une pratique de l’islam qui n’était pas celle de leur famille. Une formule revient systématiquement dans leur bouche : l’islam est une religion de paix et de sérénité. C’est en général à ce moment-là que les familles s’affolent, appellent et viennent consulter.

L’étape suivante pourrait s’assimiler, en termes de manipulation mentale, au début de l’endoctrinement en tant que tel. On passe à une forme de plus en plus rigoriste et radicale de l’islam, à une conception prétendument originelle et littérale des textes religieux. Tous les actes de la vie, religieux ou non, deviennent éminemment codifiés et ritualisés : la prière, les ablutions, la manière de se vêtir, la façon de manger, etc. Prenons l’exemple de cette jeune fille de seize ans dont je vous ai parlé plus tôt. Elle porte le jilbab hors du domicile familial, mais elle passe un coup de fil pour savoir ce qu’elle devait faire quand sa famille reçoit des visites. Il lui a ainsi été indiqué qu’elle devait garder son jilbab en présence de l’une de ses tantes qui vit avec un homme sans être mariée avec lui. À ce stade, les familles se rendent compte que le jeune ne prend pratiquement plus de décision sans en référer à quelqu’un. Progressivement s’instaurent cette codification et cette ritualisation qui sont très rassurantes pour les jeunes. On leur promet l’instauration d’un monde plus juste, à laquelle ils auront eu la chance de participer. On les place aussi en situation d’attirer d’autres jeunes.

La dernière phase – celle de la légitimation de la violence, du départ éventuel en Syrie ou de la participation active à des réseaux sur le territoire national – peut survenir sans qu’on s’y attende. Les filles, par exemple, sont sollicitées pour assumer des tâches logistiques et s’occuper de transferts d’argent.

Comment tout cela est-il possible ? Les ressorts sont les mêmes que ceux qui apparaissent dans les cas d’emprise mentale. Les sphères cognitive, intellectuelle mais aussi affective sont touchées. Le projet de départ n’est bien évidemment pas donné d’emblée ; l’ensemble du processus peut s’étaler sur un an. En outre, chaque proposition prise individuellement peut paraître a priori raisonnable et les jeunes ont d’évidence une phase d’hésitation qu’ils ne partagent avec personne et qui, par conséquent, échappe à la famille. C’est l’une des difficultés : quand les familles perçoivent le danger, les jeunes sont déjà fort bien encadrés.

Les indicateurs de rupture sont d’ailleurs essentiels dans le diagnostic. Parmi les les plus pertinents, citons la modification soudaine de la vision des relations entre les hommes et les femmes, et aussi l’arrêt de toutes les activités sociales et sportives. Le jeune ne fréquente plus, de manière physique, que le petit groupe d’appartenance et, via internet, le grand groupe collectif virtuel. Autre indicateur très symptomatique : la mise à distance de la famille. Les parents décrivent des relations privées de leur contenu affectif. En outre, les jeunes sont de plus en plus entraînés efficacement à dissimuler.

Notons aussi que les jeunes sont séduits par une logique binaire et rassurante – le bien et le mal sont clairement identifiés – et qu’ils ont le sentiment d’accéder à une vérité que les autres ignorent, d’appartenir à une élite.

Quels sont nos types de prise en charge ? Nous faisons un travail de guidance des familles. Nous sommes souvent obligés de déployer des trésors d’imagination tactique pour arriver à faire venir les jeunes, surtout quand ils sont majeurs et que les parents ne peuvent les y contraindre. En général, les jeunes refusent de venir nous voir parce qu’ils ne veulent pas que nous les endoctrinions.

Quand nous pouvons voir tout le monde, nous préconisons le plus souvent une thérapie familiale, c’est-à-dire une démarche qui peut représenter une contre-offre par rapport à ce que propose Daech. C’est un travail nécessaire mais non suffisant. Nous savons d’expérience que, dans les cas de manipulation mentale, la restauration des liens familiaux et des référents est essentielle pour sortir les jeunes de là. Cependant, lorsqu’on les maintient dans leur univers, on les laisse exposés aux actions des réseaux et de gens qui ne leur veulent pas que du bien.

En conclusion, j’insisterais sur la nécessité de faire preuve d’une extrême réactivité et de développer une collaboration étroite avec de très nombreux services publics qui sont plus ou moins sensibilisés au sujet, malgré le gros travail accompli.

M. Jacques Myard. J’ai beaucoup apprécié vos deux exposés. En vous écoutant, j’ai cru voir un film que nous avions déjà visionné lors de nos travaux sur les sectes. Comment manipule-t-on des personnes pour les amener petit à petit dans un autre monde, en leur tenant souvent des discours millénaristes, et en exploitant des frustrations bien réelles ?

Le phénomène décrit, dans lequel l’islam est présenté comme une réponse à tout, s’apparente à un processus sectaire. Dans nombre de sectes, il peut aussi exister une vision religieuse et une aliénation totale. Lorsque nous enquêtions sur la scientologie, nous avons eu affaire à une personne qui affirmait avoir signé un contrat de travail de quelques millions d’années avec l’Église de scientologie. À l’époque, je me demandais où nous étions.

Des jeunes sont en manque et frustrés, ce que je conçois. De là à aspirer à trouver le nirvana dans ce qui est décrit par des gourous et des manipulateurs expérimentés… Vous avez très bien décrit un processus de radicalisation qui me semble présenter des aspects similaires avec les dérives sectaires, même s’il faut nuancer. J’aimerais savoir ce qu’en pense M. Blisko.

M. Blisko. Pour les plus jeunes et les plus friables, ceux qui ne sont pas passés par la case délinquance, nous constatons en effet un phénomène qui ressemble beaucoup à l’emprise sectaire. Toutefois, il faut nuancer le propos en signalant des différences sur trois points : le recours à la violence, la place réservée aux mineurs, l’influence de gourous.

En matière de radicalisation, comme Mme Soulas l’a signalé, il est important de détecter le moment où le jeune peut basculer dans la violence. Or vous le savez mieux que moi, monsieur Myard, les gens qui sont embrigadés dans des sectes utilisent la violence contre eux-mêmes et leur famille – ils quittent leurs parents, leur travail, etc. – mais, sauf exception, ils ne présentent pas de sociopathie. Parmi les exceptions, on peut citer la secte japonaise Aum, principalement connue pour avoir commis un attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo, qui avait fait douze morts et des milliers de blessés. On se souvient aussi du pasteur Jim Jones qui est à l’origine de la mort de 923 de ses adeptes au Guyana. Cependant, dans l’un et l’autre cas, il n’y a pas cette volonté de détruire le monde dans lequel nous vivons. On se méfie du monde, on dit que tout y est mauvais, on se met à l’écart. Certains groupes sectaires, parareligieux et spiritualistes expliquent que c’est Satan qui parle par la bouche de tel instituteur, professeur ou homme politique. Mais si l’on prédit la fin de la civilisation, on n’est pas un acteur de cette destruction. Dans le cas présent, il y a une dimension qui nous inquiète : comment amène-t-on des jeunes gens sympathiques, normaux, qui aiment les animaux, à devenir des tueurs et des coupeurs de tête ? Nous devons creuser cette question.

Deuxième différence : il est rare que les mouvements sectaires s’attaquent à des mineurs, ne serait-ce que par crainte de poursuites judiciaires. Les mineurs concernés par le phénomène sectaire sont ceux dont les parents sont des adeptes qui les élèvent dans ce cadre. Dans l’islamisme radical, les mineurs participent activement à leur propre tragédie, si j’ose dire. La jeune fille qui se met à échanger avec un homme de dix ans plus âgé qu’elle – il peut aussi avoir vingt ou trente ans car sur internet tous les chats sont gris – participe volontairement. C’est un autre sujet d’inquiétude.

Enfin, comme Mme Soulas l’a fait remarquer, il n’y a pas vraiment de gourous dans les réseaux islamistes. Il y a des auxiliaires, des rabatteurs qui hameçonnent. Le vrai gourou est l’État islamique. Dans le mouvement sectaire classique, la dimension géopolitique est à peine ébauchée quand elle existe. La conjonction d’une fragilité individuelle et d’une réponse géopolitique nous inquiète, et c’est bien pour cela qu’il y a 12 000 personnes signalées.

M. Xavier Breton. Merci pour vos exposés. J’aurais aimé avoir des précisions concernant les évolutions dans le temps. Serge Blisko a indiqué que le nombre de personnes radicalisées et surveillées avait triplé en deux ans. Est-ce parce qu’il y a effectivement une croissance exponentielle de personnes radicalisées ou parce que nous parvenons mieux à les repérer grâce à une amélioration de nos méthodes d’information et de renseignement ? Cette croissance se poursuit-elle actuellement et, si oui, à quel rythme ?

Dans les années 2000, nous avions aussi observé des départs de jeunes Français en Afghanistan. Est-ce que des études avaient été menées sur le conditionnement de ces jeunes ?

Enfin, existe-t-il un travail à l’échelle européenne sur ces phénomènes de radicalisation ? Y a-t-il une coopération entre divers organismes de recherche ?

M. Blisko. Nous nous interrogeons encore sur cette augmentation à laquelle vous faites référence. Au départ, comme Mme Soulas l’a indiqué, des familles pouvaient être réticentes à appeler un numéro vert clairement identifié comme une plateforme du ministère de l’intérieur puisqu’elle est installée dans les locaux de l’UCLAT à Levallois-Perret. Lors de la création de la plateforme, beaucoup de gens ont d’ailleurs expliqué que ce lien était gênant, que les parents n’appelleraient pas pour signaler la radicalisation de leur enfant pour ne pas avoir l’impression de le dénoncer. D’un autre côté, peut-on mener une politique publique en camouflant l’origine de ceux qui répondent aux appels, qui sont des réservistes de la police nationale dotés d’une bonne expérience de l’écoute et de l’analyse de ce genre de conversation ? Pour notre part, nous avons considéré de manière quasi unanime qu’il fallait dire clairement qui sont ceux qui répondent aux appels, sans donner leur nom et leur adresse bien entendu.

Il y a un an, la diffusion du numéro vert était encore balbutiante. Nombre de communes, de commissariats, de brigades de gendarmerie et de services sociaux n’avaient pas vraiment affiché l’information dans leurs locaux. En janvier 2015, après les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Casher, il y a eu une très forte augmentation du nombre des appels. Une petite hausse a été ensuite constatée en novembre et décembre, puis le nombre d’appels s’est stabilisé. Le numéro est mieux diffusé et les réticences qu’il suscite sont moins importantes qu’au départ, d’autant que l’on s’évertue à expliquer, que ce soit dans des émissions de télévision et de radio ou dans des articles de presse, que l’appel ne déclenche pas une surveillance policière systématique. L’information est transmise aux préfets qui peuvent la répercuter auprès des commissariats ou des services sociaux.

L’effort de diffusion le plus important doit être fait auprès de ceux qui, à l’instar des parents, peuvent signaler : l’éducation nationale, les services sociaux, les associations d’éducation populaire, les clubs de sport. Un enseignant ou un animateur peut remarquer un début de déraillement. Les attentats ont permis de faire tomber certaines réticences à signaler. Certains professionnels nous avaient opposé le secret professionnel, arguant qu’ils ne pouvaient rien dire même s’ils avaient connaissance d’un drame imminent, pour ne pas perdre la confiance du jeune concerné. Actuellement, ce type de raisonnement semble totalement inopérant aux yeux de directeurs des services de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), ou de responsables d’associations qui s’occupent de jeunes. Ceux-là nous disent qu’il faut absolument qu’ils aient l’occasion de signaler. À cet égard, le numéro vert est rassurant : on téléphone à des gens qui vont écouter et orienter en fonction de l’état de radicalisation et de danger, évalué sur la base d’un questionnaire, et non pas à un commissaire de police ou à un juge.

L’augmentation du nombre de personnes radicalisées et surveillées est liée à tout cela et aussi à un effet de mode : les jeunes sont attirés par cette organisation dont tous les médias disent du mal. Je me souviens d’un commissaire de police qui faisait des campagnes de prévention de la toxicomanie dans les lycées. Une fois qu’il avait fini d’exposer la dangerosité de ces produits, des jeunes lui disaient qu’ils avaient envie de les essayer ! Ce phénomène de contre-culture est assez banal chez les jeunes.

Venons-en aux coopérations européennes. Nous avons tendance à nous auto-flageller et à dire que l’Europe est beaucoup plus avancée que nous. Honnêtement, ce n’est pas mon impression. Certes, il existe depuis longtemps un réseau anglophone auquel nous participons encore modestement : le RAN (Radicalisation Awareness Network). Ce réseau est organisé en une dizaine de groupes de travail – sur la psychologie, les leaders communautaires, les questions sociales, etc. – dans lesquels s’échangent les expériences. Ces groupes sont désormais rattachés au CIPD du préfet N’Gahane, et la sous-préfète Malika Benlarbi est chargée de faire avancer, au sein des administrations françaises, cette question de coopération européenne. Bien sûr, il existe aussi une coopération interministérielle : les ministres de l’intérieur se déplacent et se réunissent à Bruxelles sous l’égide de Gilles de Kerchove, le coordinateur de la lutte antiterroriste. Nous avons des choses à apprendre des autres, en particulier des Danois qui ont mis en place des programmes à la danoise, et des Anglais qui travaillent beaucoup avec les collectivités locales et les associations musulmanes.

Enfin, un premier centre « de réinsertion et de citoyenneté » ouvrira en septembre dans une petite commune d’Indre-et-Loire, où des locaux sont en cours de rénovation. Le Premier ministre l’a annoncé le 9 mai dernier, lors d’une conférence de presse sur la nouvelle étape du plan contre la radicalisation. Une équipe issue de la PJJ procède actuellement à la sélection d’une trentaine de jeunes – considérés comme peu dangereux mais néanmoins très enfermés dans cette idéologie – qui seront envoyés dans ce centre. Le directeur de cette structure, que nous avons rencontré la semaine dernière, n’est autre que le directeur adjoint de la PJJ de Paris, c’est-à-dire une personne qui a de l’expérience. En Europe, beaucoup de gens nous ont demandé à venir visiter ce centre. Je signale d’ailleurs que nos amis tunisiens ou marocains nous interrogent aussi beaucoup sur ce que nous faisons dans ce domaine.

M. Kader Arif, rapporteur. Avant tout, je voudrais remercier très sincèrement Mme Soulas et M. Blisko pour leurs interventions. Nous avons découvert certaines choses, et nous avons eu confirmation d’informations que nous connaissions déjà sur la diversité des parcours et des milieux sociaux touchés, ce qui nous permet d’élargir notre angle de vue.

Pour ma part, je m’interroge sur la notion de déradicalisation, même si je vois le travail qui est fait et les initiatives qui sont prises. Selon vous, que signifie réellement ce mot ? Croyez-vous qu’il est possible de déradicaliser une personne ? Les centres qui vont ouvrir correspondent-ils à ce que les Français attendent, sachant qu’il n’y a pas de remède miracle ?

Mme Simone Soulas. Certains disent qu’on ne déradicalise que ceux qui ne sont pas encore radicalisés. Si le propos est un peu simpliste, il n’en demeure pas moins qu’il est plus facile d’agir sur un jeune qui n’en est qu’au stade de la fascination pour ce genre de mouvement. Face à des jeunes qui en sont à l’étape de la kalachnikov, qui se sacrifient, pour reprendre un terme employé par le docteur Fethi Benslama, c’est plus compliqué. Ces jeunes-là ont-ils été radicalisés par quelqu’un d’autre ? Je n’en suis pas sûre. Peut-être ont-ils fait des choix idéologiques et politiques clairs, comme d’autres avant eux à d’autres moments de l’histoire. Il n’y a rien à déradicaliser, d’une certaine manière.

Quand il s’agit de jeunes considérés comme victimes et en danger – compte tenu de leur âge et de ce qu’on leur met dans le crâne –, toute notre expérience des manipulations mentales montre qu’il faut mettre l’accent sur le lien avec l’univers familial. Quand la famille existe, il faut préserver et renforcer ce lien. Les parents – et parfois les grands-parents – jouent un rôle fondamental dans les thérapies. Or, d’après le peu d’informations dont je dispose sur les futurs centres de déradicalisation, je présume que ces structures fonctionneront avec des internats, ce qui revient à isoler les jeunes de leur famille. Cela me paraît assez préoccupant, même s’il faut s’adapter au profil des jeunes et à leur degré de radicalisation. Il faut d’ailleurs souligner que le maintien du jeune dans sa famille suppose d’éviter un autre type d’écueil : le laisser exposé aux rabatteurs, à ces gens auxquels il téléphone tous les jours pour savoir quoi dire et quoi faire. Quoi qu’il en soit, je reste dubitative concernant la déradicalisation.

M. Blisko. Le terme est ambigu, je vous l’accorde. Pour prendre une comparaison médicale je dirais que la radicalisation n’est pas une grippe dont on ressort dans l’état dans lequel on était avant de tomber malade. Nous devrons donc accompagner certains jeunes dans la durée, en essayant de comprendre leurs motivations initiales. Nous devons les raccrocher à leur famille quand elle n’est pas pathogène, à la société, à leurs amis, à leurs activités antérieures, à la République, à la citoyenneté.

Nous participons à l’élaboration du projet pédagogique de ces centres, dans lequel sont notamment prévues des remises à niveau professionnelles, des groupes de parole, l’intervention de psychologues, des entretiens individuels s’ils sont désirés, des interventions sur le fait religieux. Il s’agit vraiment de redonner à ces jeunes le goût à la citoyenneté, ce qui implique de les réconcilier avec la société dans laquelle ils vivent, sachant qu’il y a 3,5 millions de chômeurs et que 25 % de jeunes ne trouvent pas de travail. Il faut jouer sur la réinsertion, mais je ne crois pas qu’il y ait une déradicalisation comme il y a des antibiotiques pour soigner une maladie. Avec l’aide de têtes pensantes comme le professeur Benslama, nous devons aussi que nous comprenions l’aventure intérieure de ces jeunes, ce qui n’est pas évident.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury, présidente. Madame, monsieur, je vous remercie pour cette contribution à nos travaux.

(L’audition s’achève à dix-sept heures cinquante.)

Audition commune de représentants de la Fédération bancaire française,
de la Fédération française des sociétés d’assurance, de l’Association française des sociétés financières et de Financement participatif France

(séance du 18 mai 2016)

M. Jean-Frédéric Poisson, président de la mission d’information. Nous entendons aujourd’hui des représentants du secteur bancaire et financier pour une audition ouverte à la presse consacrée à la mise en œuvre des obligations de vigilance, et à l’efficacité des règles et pratiques en matière de lutte contre le financement du terrorisme en général et de Daech en particulier.

Quatre organismes sont représentés : la Fédération bancaire française par M. Alain Gourio, son directeur du département juridique et conformité ; la Fédération française des sociétés d’assurance par M. Philippe Poiget, son directeur des affaires juridiques ; l’Association française des sociétés financières par Mme François Palle-Guillabert, sa déléguée générale et Financement participatif France par M. Nicolas Lesur, son président.

Madame, messieurs, quelle est votre appréciation sur le dispositif de contrôle général et sur vos dispositifs de contrôle interne, et sur leur efficacité sur les flux financiers qui peuvent concerner Daech ? Avez-vous constaté une montée en puissance dans la lutte contre le financement de Daech suite au renforcement des obligations et à l’appel à vigilance adressé aux professionnels des secteurs financiers ? Estimez-vous qu’il y ait des limites à vos capacités de contrôle, le cas échéant lesquelles ? Que pouvez-vous nous dire des avoirs et flux jugés suspects au cours des dernières années, et quels enseignements en avez-vous tiré sur l’évolution des modes de financement du terrorisme et les adaptations nécessaires ? Ces questions ne sont qu’un cadre, et ne doivent pas vous empêcher d’autres pistes.

La mission est dotée des prérogatives d’une commission d’enquête dans les conditions applicables à ces dernières. Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais donc maintenant vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(Prestation de serment.)

M. Alain Gourio, directeur du département juridique et conformité de la Fédération bancaire française. La Fédération bancaire française regroupe toutes les banques installées en France, soit trois cent quatre-vingt-trois établissements. Les banques françaises sont investies dans la lutte contre l’utilisation du système financier pour le blanchiment et le financement du terrorisme depuis une vingtaine d’années déjà, depuis la première directive européenne consacrée à ce problème. Les banques assurent 80 % des déclarations de soupçons à Tracfin, et nos établissements sont particulièrement investis dans l’application des nouvelles mesures qui ont été prises pour renforcer la lutte contre le financement du terrorisme : limitation des paiements en espèce et encadrement de l’utilisation des cartes prépayées anonymes. Cette dernière mesure, prévue dans le projet de loi « Sapin II », fera l’objet d’un décret actuellement en préparation. Nous sommes également investis dans les opérations de renforcement des obligations de vigilance, et à cet égard, je souhaite vous faire part des enseignements que nous avons tirés en matière de lutte contre le financement du terrorisme.

La lutte contre le terrorisme inverse la logique classique de la lutte contre le blanchiment des capitaux. Le blanchiment des capitaux consiste à blanchir de l’argent sale, tandis que le financement du terrorisme conduit à salir de l’argent propre. Les événements passés ont montré que le terrorisme utilise des opérations classiques de la vie bancaire – souscription d’un petit crédit, achat de billets d’avion – qui ne sont pas de nature à susciter une démarche vis-à-vis de Tracfin par elles-mêmes, mais qui deviennent illicites de par leur destination criminelle.

Dans ces conditions, les instruments classiques de la lutte contre le blanchiment se révèlent relativement inappropriés. Le contrôle renforcé d’une opération consiste à demander à la personne concernée de préciser l’origine des fonds qu’elle va utiliser, la nature de l’opération qu’elle envisage, l’identité du bénéficiaire. Une personne préparant un acte de terrorisme ne répondra pas à ces questions.

La vigilance renforcée, telle qu’elle a été conçue de façon classique pour le blanchiment des capitaux, ne fonctionne probablement pas très bien en matière de lutte contre le financement du terrorisme. Les pouvoirs publics sont en train d’en prendre conscience : le groupe d’action financière (GAFI) travaille sur des indicateurs spécifiques en matière de financement du terrorisme, et le projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, en voie d’adoption, prévoit une inversion du système. Au lieu de faire peser la charge de la détection des opérations anormales sur les banques, le nouveau texte prévoit que Tracfin avertira les banques de la nécessité d’exercer une surveillance spéciale sur une zone géographique ou sur le compte d’une personne dénommée.

Nous pouvons regretter néanmoins que le législateur ne soit pas allé au bout de sa logique. Nous avions demandé, dans les cas d’alerte des banques par Tracfin, que les banques bénéficient d’une protection juridique, notamment lorsqu’on leur demande de maintenir le compte bancaire ouvert. Imaginez que Tracfin avertisse une banque qu’un compte est suspecté d’être utilisé à des fins de terrorisme : la réaction logique et naturelle de la banque sera de fermer immédiatement ce compte. Mais fermer le compte peut nuire à l’efficacité de la lutte contre ces opérations.

Nous avions demandé que la protection juridique des banques qui existe en cas d’ouverture des comptes à la demande de la Banque de France soit également appliquée aux cas de signalement par Tracfin pour la surveillance d’un compte. Cette mesure n’a pas été adoptée, et nous le regrettons car c’est un manque qui risque de nuire à l’efficacité du nouveau système d’alerte par Tracfin.

S’agissant spécifiquement de la lutte contre Daech, deux dispositifs sont prévus : un dispositif de gel des avoirs et une vigilance renforcée. Les banques françaises appliquent bien sûr strictement le dispositif de gel des avoirs. Il existe une liste européenne et une liste française des avoirs visés. Daech, sous ses différentes appellations, figure sur ces listes, ainsi que les personnes qui représentent, interviennent ou agissent en faveur de Daech. L’application des mesures de gel consiste à bloquer les avoirs concernés et suspendre immédiatement toute opération de flux.

Le second dispositif, la vigilance financière, consiste à utiliser les règles déjà existantes dans le code monétaire et financier en les focalisant sur le cas spécifique de Daech.

Tout d’abord, les banques exercent une vigilance particulière à l’égard des établissements financiers syriens et irakiens : les prises de contact avec ces établissements ou les relations d’affaires sont qualifiées d’opérations à risque, et sont donc soumises à des obligations de vigilance renforcée.

Certaines transactions font également l’objet d’une vigilance particulière, l’idée étant de couper les vivres à Daech en tarissant ses deux principales sources de financement : le pétrole et le commerce de biens culturels. Toutes les transactions de pétrole syrien sont interdites, et en ce qui concerne le pétrole irakien, les transactions financières qui y sont liées relèvent aussi des opérations à haut risque soumises aux règles de vigilance renforcée. Quant aux biens culturels, toutes les transactions financières sur les biens qui présentent une importance archéologique, historique, culturelle et scientifique rare sont interdites. Cette interdiction est prévue par deux règlements européens. Les transactions des autres biens, qui présentent un intérêt mais ne font pas l’objet de cette qualification, sont également qualifiées de transactions à risque élevé, sauf si leur exportation a été autorisée par les gouvernements syriens ou irakiens.

M. le président. Comment sont définis les critères qui permettent de qualifier une opération de « risquée » ?

M. Alain Gourio. En ce qui concerne Daech, une liste existe et il n’y a donc aucune difficulté d’interprétation. S’agissant des autres opérations, qui interviennent sur un compte bancaire classique, nous sommes confrontés au problème que je soulevais dans un premier temps : une simple opération peut être utilisée pour financer un acte terroriste. C’est dans ces cas que nous éprouvons des difficultés, car il ne s’agit pas d’opérations complexes ou anormales, et elles peuvent sembler servir un objectif économique classique. Ce sont ces opérations qui doivent faire l’objet d’une alerte de Tracfin, et pour que cette alerte soit efficace, il faut un cadre et une protection juridique.

M. Philippe Poiget, directeur des affaires juridiques de la Fédération française des sociétés d’assurance. Je fais mienne une grande partie des propos du représentant de la Fédération bancaire française, dans la mesure où concernant les services financiers, les réglementations applicables en matière de lutte contre le blanchiment des capitaux comme de financement du terrorisme s’appliquent à l’ensemble des secteurs de la sphère financière. Le secteur de l’assurance est bien entendu amplement investi dans la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme, en appliquant l’ensemble des dispositions du code monétaire et financier propres à la lutte contre le blanchiment, ainsi que les mesures de gel des avoirs financiers liées à la lutte contre le financement du terrorisme.

Toutes ces mesures montrent leurs limites concernant la lutte contre le terrorisme, dans la mesure où il n’y a pas nécessairement d’infraction susceptible de faire entrer l’opération dans le cadre prévu pour la lutte contre le blanchiment.

Les mesures propres au gel des avoirs peuvent paraître d’une efficacité limitée : elles ne permettent de détecter qu’un nombre infime de personnes parmi l’ensemble des clients des organismes d’assurance. Il s’agit, puisque nous nous référons aux listes de gels des avoirs, de personnes qui ont participé à des entreprises terroristes, ou qui sont présumées en avoir fait partie sans systématiquement avoir fait l’objet de poursuites judiciaires. Leur détection entraîne un signalement à la direction générale du Trésor et un gel des avoirs.

Par ailleurs, les entreprises d’assurances appliquent toutes les mesures relatives aux embargos, notamment dans les zones contrôlées par Daech en Irak, en Syrie ou en Libye. Bien entendu, la profession applique l’ensemble des consignes, des notes et des avis diffusés par les autorités sur ces zones problématiques.

Le secteur de l’assurance, par rapport à d’autres secteurs financiers, est marqué par le fait qu’il concerne plus des zones domestiques qu’internationales, et que le nombre d’opérations par contrat d’assurance est extrêmement faible. Des contrats d’assurance peuvent ne connaître que deux opérations : l’ouverture et le versement de la prestation aux bénéficiaires. Toutes les primes d’assurance, comme les prestations versées en assurance vie, transitent par des comptes bancaires. Il n’y a pas de versements en liquides, à l’exception de quelques cas en assurance non-vie pour répondre aux préoccupations de personnes en situation de précarité pour qui les primes d’assurance de dommages, notamment habitation, peuvent être payées en liquide.

Notre expérience en matière de lutte contre le financement du terrorisme enseigne qu’il s’agit moins de problèmes de blanchiment des capitaux dédiés à l’assurance vie, mais plutôt des opérations d’assurance non-vie. Les problèmes concernent une assurance de chose ou de responsabilité liée à un bien qui a servi ou aidé à commettre un acte de terrorisme, comme l’assurance du véhicule ou du téléphone.

Un moyen de lutte contre le financement du terrorisme consisterait en un signalement aux personnes assujetties – donc aux organismes financiers que nous sommes – par l’État, Tracfin ou tout autre organisme, des personnes suspectées de préparer des actes de terrorisme ou des attentats. C’est ce qui est envisagé dans le projet de loi sur le crime organisé actuellement en discussion : Tracfin pourrait signaler aux organismes des personnes, des zones géographiques ou des types d’opérations susceptibles d’être liées à des actes de terrorisme. Il appartiendra ensuite aux organismes de remonter les informations.

Cette procédure ne doit pas aller jusqu’à obliger les organismes à poser un certain nombre de questions aux clients, car ce serait susceptible de les alerter et de nuire à l’efficacité des mesures de lutte contre le terrorisme, d’où l’importance pour nous d’adapter les mesures de vigilance supplémentaires à la lutte contre le financement du terrorisme, et non de calquer les mesures de vigilance renforcée en vigueur pour lutter contre le blanchiment des capitaux, car elles ne sont pas forcément adaptées.

Mme Françoise Palle-Guillabert, délégué général de l’Association française des sociétés financières (ASF). L’Association française des sociétés financières, que je représente aujourd’hui, est une association cousine de la Fédération bancaire française. Elle regroupe les établissements spécialisés dans un moyen de financement particulier. Nous comptons à peu près trois cents adhérents sur sept métiers : le financement des entreprises avec l’affacturage, le crédit-bail et les cautions ; et le financement des particuliers avec le crédit immobilier et le crédit à la consommation. Au total, les adhérents de l’ASF détiennent 20 % des crédits à l’économie française, pour un encours d’environ 220 milliards d’euros.

Le sujet dont nous parlons aujourd’hui concerne principalement le crédit à la consommation. Comme l’a dit Alain Gourio, le problème que nous avons à traiter est celui d’opérations financières classiques dont la finalité pose des difficultés. C’est évidemment très difficile à détecter au moment de l’octroi du crédit.

Ces crédits à la consommation sont octroyés dans un cadre réglementaire qui nous impose de produire des justificatifs de l’identité, du domicile et des revenus de nos clients. Ces justificatifs font l’objet d’un contrôle approfondi par des équipes dédiées, qui s’appuient sur des dispositifs et des procédures dont l’objet est de détecter d’éventuelles incohérences. Nos adhérents sont pleinement mobilisés car il s’agit pour eux d’un risque opérationnel majeur : dans le cas d’une opération délictueuse, le crédit n’est pas remboursé. Ils ont donc des équipes dédiées, qu’ils ont formées en capitalisant sur l’expérience. Une formation continue est assurée, notamment avec des stages d’authentification des documents, organisés avec l’aide de formateurs qui travaillent également avec la gendarmerie et la police nationale.

Nous avons par ailleurs un institut de formation, l’Association pour la formation du personnel des sociétés financières (ASFFOR), qui organise des conférences de formation et de sensibilisation de nos adhérents. La prochaine conférence sera organisée le 29 juin prochain, nous y avons invité des intervenants de la direction générale du trésor spécialisés dans les investissements, la criminalité financière et les sanctions ; de la direction juridique de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) et de Tracfin.

Notre principale difficulté est que le prêteur ne connaît pas l’utilisation des sommes qui vont être empruntées, sauf quand le crédit est affecté à l’achat d’un produit déterminé. L’opération est donc régulière, mais les fonds sont détournés.

Nos spécialistes de la lutte contre le financement du terrorisme nous disent que le nombre de fraudes est croissant, que les fraudeurs font preuve d’un plus grand professionnalisme et disposent de moyens de plus en plus sophistiqués. Mais au sein de cette masse de fraude documentaire, la majeure partie a pour objet l’obtention du crédit et non le financement d’opérations de terrorisme.

Nos adhérents arrivent à déjouer environ 90 % des tentatives de fraude. Les opérations de vérification se font dans un cadre légal, qui est respectueux des libertés individuelles. Le respect de ce cadre réglementaire est assuré par des contrôles sur place opérés par des autorités.

Nous avons deux pistes de progrès à proposer. La première serait de permettre aux établissements d’accéder au fichier des pièces d’identité perdues ou volées. Des travaux sont en cours, et nous allons aboutir dans les mois qui viennent.

La seconde consisterait à élargir les possibilités d’échanges entre les établissements sur ces tentatives de fraude. Pour l’instant, nos établissements ne peuvent pas échanger à propos des tentatives de fraude qu’ils ont détectées.

M. le président. Quelle est la raison de cette impossibilité d’échange ?

Mme Françoise Palle-Guillabert. La loi informatique et libertés prévoit des dispositions assez protectrices sur les possibilités d’échange de fichiers, qui sont internes aux établissements et aux groupes.

M. le président. Les établissements de financement apportent un soin particulier au recouvrement de leurs créances impayées. À propos des créances définitivement irrécouvrables ou de celles qui sont considérées comme perdues, êtes-vous contactés par les services de renseignement ? Êtes-vous sollicités pour savoir s’il existe une connexion entre les personnes qui ne paieraient plus leur crédit et des activités douteuses ?

Je vous interroge car nous avons compris que l’arrêt d’un certain nombre de mouvements sur les comptes bancaires est un signal de départ ou d’utilisation définitive des fonds. Il peut donc y avoir un lien entre un incident bancaire répété de paiement sur une créance non-recouvrée et des activités frauduleuses.

Mme Françoise Palle-Guillabert. La vigilance que je vous ai décrite au moment de l’octroi du crédit se prolonge sur la durée de vie de ce crédit. Une attention particulière est portée aux comportements anormaux ou suspects. C’est évidemment quelque chose de subjectif qu’il est difficile de catégoriser : des virements vers un établissement ou un pays figurant sur une liste imposant une vigilance renforcée entrent dans cette catégorie.

S’agissant du recouvrement des créances perdues, des contacts très étroits existent entre les spécialistes de la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme et les services de police. La collaboration est très étroite ; elle passe notamment par des réquisitions judiciaires qui sont honorées avec le plus grand soin, et des échanges d’information concernant des suspects identifiés lors d’actes terroristes et qui figurent dans les fichiers clients d’établissements concernés. J’imagine qu’il en va de même dans les banques.

M. le président. Vous avez dit que vos adhérents arrivaient à déceler 90 % des fraudes lors des demandes de crédit, je suppose qu’il s’agit de faux documents. Savez-vous si les 10 % restants relèvent d’une catégorie particulière ? Avez-vous identifié une fraude dominante parmi ces 10 % ?

Mme Françoise Palle-Guillabert. À ma connaissance, il n’y a pas de spécificités notables dans ces 10 %.

M. Nicolas Lesur, président de Financement participatif France. Merci d’avoir bien voulu nous recevoir dans le cadre de cette audition. Je représente un jeune secteur, et nous sommes très sensibles au fait de pouvoir contribuer à vos travaux dans la mesure de nos moyens. Financement participatif France est l’association qui regroupe les plateformes françaises de financement participatif, aussi appelées crowdfunding en anglais. Notre association est jeune, elle a été créée en 2012 sur le fondement d’un code de déontologie. Les premières plateformes qui existaient ou qui envisageaient de se lancer à l’époque, faute d’un cadre juridique spécifique au financement participatif, ont souhaité poser les bases de leur métier.

Ce code, qui est toujours en vigueur et régulièrement amendé, constitue une obligation pour tout membre de l’association. L’association regroupe aujourd’hui cent quarante membres ; la moitié des membres sont des plateformes en activité, et l’autre moitié des personnes physiques ou morales qui peuvent avoir un intérêt particulier au développement et à la promotion de la finance participative en France.

Nous avons rédigé la définition la plus précise possible du financement participatif, et chaque mot compte. C’est un outil de collecte de fonds opéré via une plateforme internet et qui permet à un ensemble de contributeurs de choisir collectivement de financer directement et de manière traçable des projets identifiés. À nos yeux, le financement participatif est totalement différent des systèmes de type « cagnotte » qui peuvent être utilisés dans le cadre de pots de départ, d’anniversaires ou de voyages en commun, pour des projets bien spécifiques d’individus agissant entre amis. Le financement participatif est un financement public, sur internet, sur des projets décrits et auquel contribuent des gens qui donnent, qui prêtent ou qui investissent – selon la nature des projets – de manière traçable et identifiée.

Il est important de rappeler le cadre réglementaire dans lequel évolue la finance participative en France. Deux grands cadres réglementaires s’appliquent. Le premier est celui de la directive sur les services de paiement. L’intégralité des flux financiers qui transitent à l’entrée et à la sortie des plateformes de financement participatif en France le fait par le biais d’établissements de paiement ou d’établissements de crédits. Ces flux transitent systématiquement par le système financier régulé. Il n’y a jamais d’espèces, ni à l’encaissement ni au versement. Les flux et les contributeurs – ceux qui donnent, prêtent ou investissent dans les projets – et les porteurs de projets qui reçoivent les fonds sont soumis à tous les contrôles habituels en vigueur en matière de connaissance du client, d’identification forte et de lutte anti-blanchiment et contre le financement du terrorisme.

Le deuxième cadre réglementaire, qui se superpose au premier, est le statut propre d’un certain nombre de plateformes, notamment celles qui opèrent dans les métiers du prêt ou de l’investissement. Les métiers du prêt sont ceux qui consistent à octroyer un crédit, généralement à une entreprise, et ceux de l’investissement permettent à une entreprise d’augmenter son capital, donc de recevoir des fonds propres. Ce sont toujours des entreprises qui sont bénéficiaires de ces fonds. Dans ce cadre, les statuts de ces deux types de plateformes, qui ont été créées depuis le 1er octobre 2014, sont soumis à la tutelle respective de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution – ACPR – pour les plateformes de prêt, et à celle de l’Autorité des marchés financiers – AMF – pour les plateformes d’investissement. Ces statuts ajoutent aux obligations réglementaires propres aux établissements de paiement les mêmes obligations réglementaires de connaissance du client, de lutte anti-fraude et de lutte antiterrorisme, ainsi que le contrôle de l’origine des fonds. Cela veut dire que les plateformes ne se reposent pas exclusivement sur l’action du prestataire de services de paiement pour agir, elles ont leurs propres contrôles qui s’additionnent à ceux de l’établissement de paiement, les plateformes ayant par ailleurs l’obligation d’avoir un correspondant Tracfin. L’ensemble du dispositif des plateformes de financement participatif en France s’insère dans les dispositifs prévus par la loi de manière équivalente aux établissements de crédits, aux sociétés d’assurance ou aux établissements de financement spécialisés.

Je souhaite insister sur les contrôles réalisés par les plateformes de financement sur les projets qui requièrent un financement et sur les contributeurs qui souhaitent abonder ces projets. Dans d’autres pays – je pense notamment aux grandes plateformes de financement participatif américaines telles que Kickstarter ou Indiegogo – le site internet n’est qu’un outil grâce auquel chacun peut déposer un projet et lancer sa collecte sans qu’une quelconque forme de contrôle ne soit mise en œuvre de la part de la plateforme. Ces plateformes sont accessibles, par certains moyens détournés, à des citoyens français qui pourraient les utiliser aux États-Unis ou ailleurs.

En France, la pratique des plateformes et la norme qui s’est mise en place dans le marché consistent à s’assurer de la cohérence du projet et contrôler un certain nombre de choses. Lorsqu’il s’agit d’une plateforme de dons qui propose de récolter 3 000 euros pour organiser une course de bateaux avec ses amis, le contrôle de cohérence va porter sur le fait qu’il y ait bien une course de bateaux, et que le projet soit rationnel. Au terme de ce contrôle, plus de la moitié des projets sont refusés par ces plateformes. Il n’y a pas de porte ouverte à quiconque voudrait mettre en œuvre un projet. Dans les plateformes qui relèvent de l’investissement financier, soit sous forme de prêt soit sous forme d’investissement en capital, un contrôle d’analyse financière de l’entreprise vient s’ajouter pour juger de l’adaptation du projet financier, sachant qu’il va être abondé par des prêteurs ou des investisseurs qui vont engager leur épargne. Il faut s’assurer que ces prêteurs ou ces investisseurs vont prendre des risques suffisamment bornés pour que ce soit acceptable. Au terme de ces analyses les plateformes de prêt retiennent environ 2 % des projets qui leur sont présentés, et les plateformes d’investissement 4 %.

Ce sont des analyses qui semblent avoir peu de rapport avec l’objet de votre commission, mais elles conduisent en général à interroger un certain nombre de bases de données extérieures et de documents qui permettent de s’assurer, entre autres, de la conformité des données, de leur cohérence et de leur véracité, et qui leur permette finalement de détecter le maximum de tentatives de fraude auxquelles les plateformes, comme tous les autres établissements financiers, peuvent être confrontées.

Le deuxième volant de contrôle porte sur les contributeurs. Il est tout à fait similaire à ce qui existe dans les autres établissements financiers. Je rappelle que les plateformes sont tenues de recueillir l’identité, le domicile, l’IBAN d’un compte bancaire de leur contributeur, et le cas échéant, de déclarer leurs soupçons auprès de Tracfin. Par ailleurs, les plateformes ont également l’obligation d’éditer les imprimés fiscaux uniques qui imposent de collecter des informations avérées sur les contributeurs.

Enfin, les règles en vigueur dans les établissements de paiement, notamment pour les contre-appels sur des mouvements qui pourraient paraître inhabituels sur le compte du fait de leur montant sont généralement plus bas que sur les comptes bancaires classiques. Les contre-appels sont donc proportionnellement plus fréquents, puisqu’ils peuvent commencer à quelques milliers d’euros.

Voilà le schéma général auquel notre secteur est soumis. Nous avons récemment réussi à renforcer notre collaboration avec Tracfin, puisque nous organisons le 8 juin prochain une session d’information et de formation obligatoire pour nos membres avec le personnel de Tracfin, de manière à sensibiliser chacun de nos membres à ces problématiques.

Je partage l’avis de Mme Palle-Guillabert sur la nécessité d’un cadre permettant de partager, entre plateformes et avec les autres établissements, les informations sur les tentatives de fraude. Ce sont des sujets auxquels nous sommes confrontés comme tout le monde, et nous pouvons autant bénéficier de l’information des autres qu’y contribuer, puisque je rappelle que plusieurs dizaines de milliers de projets sont financés chaque année par le financement participatif.

M. le rapporteur. Monsieur Gourio, pourriez-vous nous dire pourquoi la protection juridique a été refusée aux banques ?

Il existe une forme de schizophrénie entre l’engagement citoyen du système bancaire et assurantiel, parce qu’il est totalement sensibilisé aux risques que peut incarner Daech aujourd’hui, et sa volonté de continuer à faire vivre et vendre certains produits financiers. Prenons l’exemple des cartes préchargées et anonymes : des décisions ont été prises par le Gouvernement, mais toutes les banques à l’échelle mondiale n’ont pas envie que ce produit cesse d’exister. Il existe ainsi des offres en Amérique du Sud par lesquelles des banques sont prêtes à garantir l’anonymat pour des cartes chargées à hauteur d’un million de dollars. Ce n’est pas rien, surtout lorsque l’on connaît la modestie des sommes nécessaires pour commettre des attentats. Comment gérez-vous cette schizophrénie ?

Nous nous rendons compte du manque d’harmonisation des moyens de lutte contre Daech à l’échelle européenne et à l’échelle mondiale. Pourriez-vous nous dire un mot de cette harmonisation ? Vos partenaires à l’échelle européenne partagent-ils le même souci que vous ?

S’agissant du financement participatif, il nous a été dit que des levées de fonds ont été opérées sur des plateformes à l’échelle mondiale, et qu’elles ont permis de financer Daech. Avez-vous pu vous en rendre compte ? Ces levées de fonds touchent beaucoup les associations, et il est difficile de les contrôler.

M. Alain Gourio. La protection juridique a été votée par le Sénat mais repoussée par la commission mixte paritaire. Je ne connais pas les raisons de cette décision. Je pense que c’est un élément qui manque au nouveau système. L’alerte par Tracfin est une idée pertinente et efficace, d’autant plus que Tracfin va avoir accès à des informations, dont les fameuses fiches « S », auxquelles il n’avait pas accès antérieurement. Il est logique que ces informations soient ensuite répercutées – de manière ciblée – sur les opérateurs qui mettent en œuvre les instruments de lutte contre le terrorisme. Le système est logique, il est cohérent et il devrait être efficace. Mais il manque cette dernière pierre pour avoir un système permettant à tous les opérateurs de prendre leurs responsabilités dans des conditions convenables.

Le risque est de se voir poursuivi au plan pénal, voire au plan civil, puisque l’on peut imaginer des victimes d’attentats agir en responsabilité contre une banque qui aurait laissé fonctionner un compte bien qu’on lui ait signalé qu’il était détenu par une personne suspectée de terrorisme, et qui a été utilisé pour favoriser un tel acte. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé aux États-Unis : des actions de groupe ont été lancées sur de tels fondements.

L’édifice devrait être parachevé en adoptant cette disposition, qui existe dans le code monétaire et financier lorsque la Banque de France demande à une banque d’ouvrir un compte à une personne dans l’exercice du droit au compte. Le risque est plus important lorsque l’on demande de laisser fonctionner le compte d’une personne suspectée de terrorisme.

S’agissant maintenant des cartes préchargées, Tracfin ou la direction du Trésor ont dû vous dire que la capacité de stockage sera limitée à 250 euros, sans distinction entre les cartes rechargeables et non rechargeables. Ces cartes ne pourront plus être alimentées par des espèces. C’est le système français, mais évidemment, nos frontières sont poreuses. Le principe de libre prestation de services au sein de l’Union européenne permet à des établissements qui ne sont pas soumis à la réglementation française de proposer des cartes prépayées, même à distance.

M. le rapporteur. Est-ce aussi le cas pour les filiales de banques françaises ?

M. Alain Gourio. Certainement pas. Les politiques au niveau du groupe s’appliquent au plan mondial, exception faite des règles d’ordre public propres à chaque pays.

Mais les banques européennes qui ne sont pas filiales de banques françaises, dont certaines sont établies dans certaines îles de l’Union européenne, peuvent distribuer sur tout le territoire européen des cartes prépayées.

M. Jean-Marc Germain. La règle vaut pour l’utilisation sur le territoire français, ou pour l’émission par une banque française de ce type de cartes ? Est-il possible de commander en France une carte préchargée d’un million de dollars, et de l’utiliser sur le territoire français ? Et est-ce qu’une banque française pourra émettre, par exemple à destination de la Syrie, une carte d’un montant supérieur à 250 euros ?

M. Alain Gourio. La banque française relevant de la réglementation française, elle devra respecter le plafond de stockage.

S’agissant de la possibilité d’utiliser en France une carte achetée à l’étranger, je ne peux pas vous répondre dans l’immédiat.

M. Philippe Poiget. Les assureurs sont assez soucieux des discordances entre la législation nationale et celles des autres pays de l’Union européenne. Nous sommes dans un espace européen des services financiers, et les acteurs interviennent de part et d’autre de la frontière. Il est vital que les réglementations prévoient les mêmes exigences et les mêmes obligations. À cet égard, dans le cadre de la transposition de la quatrième directive de lutte contre le blanchiment des capitaux, nous souhaitons vivement que les règles applicables soient identiques, parce que la directive offre malheureusement la possibilité aux États d’aller plus ou moins loin sur différents aspects.

Quant à la schizophrénie que vous notiez, nous portons une attention particulière à l’assurance non-vie dans le renforcement de la lutte contre la criminalité organisée. Nous avons également reçu l’autorisation de la CNIL d’expérimenter pour quelques mois des échanges d’informations en matière de fraude organisée en assurance automobile.

En assurance vie de type épargne, indépendamment des personnes physiques, notre attention est de plus en plus portée sur la rédaction de la clause bénéficiaire, notamment lorsque les bénéficiaires sont des personnes morales.

M. le président. Est-ce que cette expérimentation a fait l’objet d’une convention entre les établissements ? Inclut-elle les autorités judiciaires ?

M. Philippe Poiget. Elle n’inclut pas les autorités judiciaires, pour l’instant elle est menée dans le cadre de l’Association de lutte contre la fraude à l’assurance (ALFA), qui est un organisme dédié de la profession. Si cette expérimentation donne des résultats positifs, elle sera généralisée.

M. le président. Quand s’achève cette expérimentation ?

M. Philippe Poiget. Elle est en train de se mettre en place, je pense que nous aurons des résultats d’ici à la fin de l’année.

M. Nicolas Lesur. Deux opérations ayant servi à financer des opérations en Syrie ont été portées à notre attention par les services de Tracfin.

Ces opérations n’ont pas été effectuées sur les plateformes de financement participatif françaises, elles ont été montées de toutes pièces, le site internet servant à la collecte ayant été fabriqué à l’effet de collecter de l’argent.

Cela met en lumière un point qui pourrait sembler anodin : le code monétaire et financier prévoit qu’il n’est pas possible de s’appeler « Banque » sans être un établissement de crédit agréé par l’ACPR. Aujourd’hui, compte tenu de la jeunesse de ce concept et de la sympathie qu’il inspire, le mot crowdfunding peut être utilisé à presque toutes les sauces. Certains vous diront que la statue de la liberté a été financée par le crowdfunding, et il est possible de mettre beaucoup de choses sous ce terme. Je ne sais pas s’il faut le regretter, et je vous laisse juger s’il faut un dispositif pour autoriser seulement les plateformes agréées à utiliser le terme.

En tout cas, le seul moyen dont nous disposons en tant qu’association représentative du secteur est de nous assurer que nos membres exercent leurs responsabilités et que l’on ne détecte pas des choses qui nous sembleraient peu ou pas conformes avec la manière dont nous envisageons l’exercice de notre métier.

La terminologie n’est pas contrainte et le monde est vaste, cela pose un problème de réputation pour notre secteur et impose une vigilance à nos membres sur ces sujets.

S’agissant de nos homologues européens, le secteur est encore jeune en France et presque aucune plateforme n’exerce hors de nos frontières, mais ce mouvement va vraisemblablement s’engager dans les années qui viennent. Il conviendra de porter une attention à l’harmonisation des règles, car il n’existe pas pour le moment de réglementation spécifique à notre secteur harmonisée à l’échelle européenne. Évidemment, la réglementation sur les services de paiement et tout ce qui relève du code monétaire et financier sont harmonisés au niveau européen, mais il n’y a pas de directive aujourd’hui sur la finance participative. La Commission n’a pas la volonté de réglementer pour le moment car elle estime que les directives existantes suffisent et que les ajustements nécessaires peuvent être faits par les législations nationales. Mais si les législations nationales divergent trop les unes des autres – souvent, s’agissant de services financiers, il y a une voie française et une voie anglaise – la Commission pourra finir par se pencher sur le sujet, mais ce sera long. Cette harmonisation, qui serait bénéfique pour le sujet qui nous occupe, n’existe donc pas aujourd’hui.

M. Yves Fromion. Concrètement, avez-vous eu connaissance, dans le cadre de vos responsabilités, de faits pouvant relever de la problématique qui nous occupe aujourd’hui ?

M. Jean-Marc Germain. Y a-t-il des mécanismes de signalement automatique de tout fonds qui partirait de la France vers la Syrie, vers un compte syrien ou un compte identifié comme alimentant de tels comptes ?

Existe-t-il des logiciels qui permettraient de faire des recherches automatisées dans vos fichiers pour identifier des opérations de financement du terrorisme ?

Avez-vous une idée de l’importance des financements qui pourraient converger vers Daech en tant qu’État ? Les différentes auditions nous amènent à penser qu’il pourrait s’agir de sommes conséquentes, bien que cela reste une part marginale du financement global de Daech. Quels sont les circuits permettant de masquer le cheminement de l’argent du pays d’origine vers les comptes de Daech ?

M. Guy-Michel Chauveau. Je souhaite aussi vous interroger sur les contournements possibles. Monsieur Gourio, vous avez cité deux pays, mais les frontières, physiques ou non, sont poreuses. Nous connaissions les circuits du blanchiment, mais il est certain que les flux se sont déplacés. Vers quels pays avez-vous observé ces déplacements ?

Mme Françoise Palle-Guillabert. En réponse à M. Fromion, l’ASF a eu à connaître de deux dossiers sensibles : deux terroristes ont souscrit des crédits à la consommation en janvier 2015, l’un un prêt personnel, l’autre un crédit pour financer du matériel hi-fi haut de gamme.

Le premier a été tout de suite identifié, car il est décédé lors de la commission de son attentat, et l’établissement concerné a immédiatement collaboré avec les services de police.

Le deuxième a été identifié plus tard, parce qu’il y a eu un décalage entre la souscription de son crédit et l’opération délictueuse. Une collaboration très étroite s’est également instaurée entre l’établissement concerné et les services de police.

Dans le premier cas, nous avons relevé une fraude au bulletin de salaire. Il est intéressant de noter qu’il a frappé à plusieurs portes, et que les établissements sollicités ont détecté que le bulletin de salaire était un faux. En revanche, un établissement sans doute un peu moins performant que les autres sur ce point n’a pas détecté l’incohérence de son bulletin de salaire et lui a octroyé le prêt personnel. Il n’y avait pas de moyen de vérifier l’emploi des sommes, car c’était un crédit non affecté.

M. Alain Gourio. En réponse à M. Germain, il existe effectivement des systèmes de filtrage dans les établissements de crédit, surtout pour le gel des avoirs. Ils permettent de connecter les noms qui figurent sur les listes de gel des avoirs. Il y a une liste européenne, une liste française, et les établissements qui sont établis dans quatre-vingts pays doivent appliquer des dizaines de listes. Tout cela est filtré par des systèmes afin de déterminer si les personnes concernées ont une relation d’affaires avec les banques concernées.

Ces systèmes de filtrage sont très performants, le seul problème est l’orthographe des noms. Parfois, il suffit d’un accent ou d’un espace dans la rédaction de certains noms, notamment les noms étrangers plus difficiles à transcrire, pour créer des problèmes d’identification. Sous cette réserve, ce sont des systèmes qui fonctionnent de façon efficace.

Quant à l’existence d’événements délictueux, je ne peux pas vous répondre car ces informations sont au niveau des établissements de crédit, pas de la Fédération bancaire française. Tracfin vous a donné le nombre de déclarations de soupçons faites tous les ans par le système bancaire, il y en a des milliers.

M. Jean-Marc Germain. Y a-t-il un signalement systématique des virements de France vers la Syrie ?

M. Alain Gourio. Ces cas sont des opérations à très haut risque, il y a forcément un signalement à Tracfin. Encore faut-il que le flux puisse partir, car nous serions probablement dans le périmètre de gel des avoirs, qui entraîne le blocage des flux. Mais à supposer que le destinataire ne figure pas dans la réglementation sur le gel des avoirs, il y aura une déclaration Tracfin.

M. Nicolas Lesur. Nous n’avons pas non plus de connaissance spécifique d’événements suspects.

En revanche, sur les modalités de contrôle, j’attire l’attention de la Commission sur le fait que les plateformes de financement participatif étant par nature des sites internet intégralement informatisés – il n’existe pas de guichets permettant de réaliser une opération qui ne sera pas tracée – un certain nombre de plateformes opèrent des contrôles qui permettent de détecter des incohérences : nombre de mouvements, répétition de mouvements de même montant, chargement inhabituel. Ils peuvent croiser cela avec les adresses IP des utilisateurs, donc leur domiciliation physique. Ces informations, qui sont évidemment anonymisées, permettent de déclencher des contrôles. Ainsi, l’année dernière, une quarantaine de déclarations de soupçons ont été faites auprès de Tracfin.

M. Philippe Poiget. Nous n’avons pas les éléments chiffrés du nombre d’opérations suspectes au niveau de la fédération. Pour autant, sur le dispositif de lutte contre le financement du terrorisme au travers de la confrontation des listes de gel des avoirs, la possibilité de trouver une personne sur des dizaines de millions d’assurés est infinitésimale.

M. le président. Un certain nombre de pays occupent une place centrale dans les réseaux financiers qui concernent Daech, en particulier la Turquie. Est-ce que vous avez identifié quelque chose de particulier concernant ce pays ?

M. Alain Gourio. La Turquie n’est pas visée par l’appel à vigilance lancé en 2015 par le Trésor. Bien entendu, les opérations avec ce pays respectent les règles générales – dont la vigilance renforcée – selon un certain nombre de critères dont nous avons parlé aujourd’hui. C’est l’application du droit commun.

L’audition est terminée à quinze heures.

Table ronde : « La présence de Daech au Levant et en Égypte »,
avec M. Ziad Majed, professeur à l’American University of Paris,
M. Bernard Rougier, professeur à l’Université de Paris III
et M. Stéphane Lacroix, professeur associé à Sciences Po,
chercheur au Centre d’études et de recherches internationales (CERI)

(séance du 18 mai 2016)

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Cette audition, ouverte à la presse, porte sur la présence de Daech dans trois pays qui ne l’ont pas vu naître : la Syrie, le Liban et l’Égypte. Nous souhaitons connaître les moyens humains, financiers et militaires dont dispose l’organisation dans ces trois pays et comprendre la manière dont elle s’y est implantée et se développe.

Pour ce faire, nous avons convié M. Ziad Majed, professeur de sciences politiques et d’étude du Moyen-Orient contemporain à l’American University of Paris, qui est spécialiste de la Syrie, M. Bernard Rougier, professeur à l’Université de Paris III, ancien directeur du centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales (CEDEJ) du Caire, qui nous parlera du Liban et du Hezbollah, et M. Stéphane Lacroix, professeur associé à Sciences Po, chercheur au Centre d’études et de recherches internationales (CERI), chercheur associé au CEDEJ, qui évoquera l’Égypte.

Vous pourrez également nous donner votre opinion sur une éventuelle alternative à la présence de Daech, sur l’évolution du radicalisme ainsi que plus généralement sur la situation dans chacun de ces pays.

Cette mission étant dotée des prérogatives d’une commission d’enquête, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais donc maintenant demander à chacun de vous de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Prestation de serment.)

M. Ziad Majed, professeur à l’American University of Paris. Nous sommes beaucoup plus dans l’incertitude que dans les certitudes au Moyen-Orient aujourd’hui alors que nous vivons une phase historique.

Daech existe aujourd’hui sous quatre formes : Daech en Irak, Daech en Syrie, Daech l’internationale djihadiste recrutant des jeunes dans des dizaines de pays de monde et les métastases – au Yémen, en Libye, en Égypte, pays dans lesquels des cellules commencent à se développer.

On peut discerner plusieurs raisons à l’émergence de l’organisation et à son évolution en Syrie, comme en Irak. La première d’entre elles est l’existence d’une littérature idéologique djihadiste. Des textes fondateurs à partir de la fin des années soixante, notamment de Sayyid Qutb en Égypte, prônent le djihad afin de changer l’ordre des choses et de faire face aux ennemis, non seulement lointains mais aussi locaux – les régimes, les sociétés qualifiées de « Jahiliya » ou de non-musulmanes. Vient ensuite la période du djihad afghan, avec le soutien des monarchies de Golfe, mais également du Pakistan et des États-Unis, puis, plusieurs autres événements, notamment l’invasion de l’Irak et la montée d’al-Qaïda en Irak. En outre, il ne faut pas oublier que dans la plupart des pays arabes, les régimes despotiques ont complètement détruit le champ politique pendant de longues décennies. Sur les ruines de ce dernier, les discours nihilistes, comme celui d’al-Qaïda puis de Daech, ont pu prospérer et séduire une partie de la jeunesse.

Daech en Syrie est né en avril 2013, vingt-cinq mois après la révolution syrienne et les mobilisations populaires, d’abord pacifiques avant d’opter pour la lutte armée, qui ont débouché sur un conflit syro-syrien qui s’est rapidement régionalisé.

L’évolution de Daech s’appuie sur une stratégie assez claire. En Syrie, Daech souhaitait contrôler les zones à proximité de la frontière irakienne où la branche irakienne de l’organisation était bien implantée – Daech en Irak est l’un des produits d’al-Qaïda, dirigé par le Jordanien al-Zarqaoui, qui a été tué ; ce groupe a été défait militairement avant d’émerger de nouveau avec à sa tête un premier Baghdadi avant qu’Abou Bakr al-Baghdadi, l’actuel chef de Daech, prenne le relais. L’appel de ce dernier à créer un État islamique, à cheval entre l’Irak et la Syrie, pour devenir plus tard le califat, supposait le contrôle des zones frontalières de l’Irak en Syrie, c’est-à-dire Deïr ez Zor et Raqqa, dans l’est du pays.

Ces zones présentent des caractéristiques sociales, économiques et naturelles qui servent Daech. Ce sont des régions arides, peu peuplées – Daech n’a pas à gérer une population importante –, et traversées par l’Euphrate – le fleuve qui traverse la Syrie pour arriver en Irak ; ce sont des zones tribales – Daech peut plus facilement gérer les relations avec les tribus, trouver des compromis en matière de recrutement et de financement ; ce sont des zones riches en pétrole dont le commerce va alimenter les caisses de Daech et lui permettre de financer le recrutement. Ces zones, qui sont frappées à partir de 2009 par la sécheresse, avaient déjà connu une marginalisation économique à partir de la fin des années quatre-vingt-dix, avec la libéralisation économique du régime Assad fils. Elles étaient des candidates idéales pour passer sous le contrôle de Daech.

Daech va vendre du pétrole à plusieurs clients : le premier d’entre eux sera le régime syrien ; l’homme d’affaires très proche de Bachar el-Assad, George Haswani, qui figure aujourd’hui sur la liste des sanctions de l’Union européenne comme sur celle des États-Unis, organisait les échanges entre le régime Assad et Daech dans ce domaine. Mais du pétrole sera vendu à d’autres, des hommes d’affaires, dans les zones contrôlées par l’opposition ou en Irak à travers les zones kurdes, mais aussi des hommes d’affaires turcs.

Ces zones étaient importantes pour une autre raison. L’opposition syrienne les avait libérées ou les contrôlait. Les combats entre avril 2013 et juillet 2014 vont donc surtout opposer l’opposition syrienne, qu’il s’agisse de l’Armée syrienne libre ou des formations islamistes nationales syriennes, à Daech qui va progressivement s’imposer. De son côté, l’opposition va chasser les cellules de Daech du nord-ouest du pays, c’est-à-dire d’Idlib et de l’ouest de la ville d’Alep. Daech va consolider sa présence dans la région de l’est et donner corps à la prophétie auto-réalisatrice annoncée par le régime Assad. Celui-ci peut ainsi faire la démonstration que l’alternative, c’est Daech. Depuis 2013, le régime de Damas essayait d’imposer cette idée et de faire du choix entre lui et Daech la véritable équation syrienne.

Daech a tiré profit dans son recrutement du processus de victimisation consécutif aux attaques chimiques de la Ghouta, à Damas, en août 2013. Le sentiment d’abandon par la communauté internationale, né de l’absence de réaction à ces attaques qui ont tué plus de 1400 personnes, a conduit de nombreux Syriens à abandonner la lutte et à considérer que le monde était aveugle à leur souffrance. Ce sentiment a aidé Daech à recruter, peut-être à l’extérieur de la Syrie. Il a également alimenté le discours de victimisation qui était déjà présent en Irak : beaucoup d’Arabes sunnites considèrent qu’ils ont été marginalisés à partir de 2003 et la chute de Saddam Hussein, l’installation d’un nouveau gouvernement à Bagdad ainsi que la montée en puissance des forces chiites irakiennes, soutenues par l’Iran. Certains soutiennent Daech, pas nécessairement pour des raisons idéologiques mais en réaction à l’hégémonie chiite irakienne. Une bonne partie des chefs militaires de Daech en Syrie, comme en Irak, sont des anciens officiers de l’armée de Saddam Hussein. Le fameux Haji Bakr, qui était à la tête de l’organisation en Syrie et qui a été tué au nord d’Alep par l’opposition syrienne, était un ancien officier de renseignement de l’armée de Saddam Hussein. Il s’est inspiré des méthodes de travail des services de renseignement irakiens pour le recrutement et l’organisation du renseignement au niveau local en Syrie. L’expérience s’est transmise du système de Saddam Hussein à Daech. L’organisation tire profit, en Syrie, du sentiment d’abandon d’une bonne partie des Syriens face aux barils explosifs et à la violence inouïe du régime et, en Irak, de la marginalisation des sunnites arabes et de l’hégémonie chiite.

Comment Daech évolue ensuite, après l’annonce du califat à Bagdad et Damas, symbolisant l’empire omeyyade et l’empire abbasside ? Abou Bakr al-Baghdadi souhaite créer des fantasmes pour séduire et attirer non seulement ceux qui sont à l’extérieur de la région mais aussi ceux qui sont à l’intérieur. Il leur fait miroiter une véritable alternative, un État capable de fonctionner, selon des principes du 7e siècle, et doté d’une certaine légitimité – rendant difficile pour de nombreux oulémas musulmans dans la région de l’attaquer sur ce plan-là – tout en utilisant des outils du 21e siècle pour justifier ses actions, faire de la propagande et améliorer le recrutement. La violence qu’il diffuse lui garantit une attention permanente des médias en raison de son caractère spectaculaire et sensationnel – décapitations, formes barbares de violence – qui peut attirer des gens fascinés par la violence. Cette omniprésence témoigne en même temps d’une certaine puissance, qui repose sur une assise territoriale, une gestion du territoire, le pétrole mais aussi les rançons, le commerce illégal des antiquités, les impôts sur la population locale et les actes guerriers qui permettent de récupérer des armes et de se réorganiser – c’est le cas à chaque fois qu’ils prennent une localité, à Mossoul en Irak, comme à Tabqa en Syrie ou à Tadmor (Palmyre). Ils arrivent à gérer les avancées militaires et à digérer les revers qu’ils subissent, en essayant de rebondir dans d’autres régions.

Depuis les différentes interventions militaires, dirigées par les États-Unis puis les Russes, il est certain que Daech a perdu du terrain, en Irak comme en Syrie. Mais les pertes restent très limitées. Alors que les Américains bombardent en Syrie et en Irak depuis la fin de l’été 2014 et les Russes depuis fin septembre 2015 – ces bombardements ont visé beaucoup plus l’opposition syrienne que Daech, mais dans certaines localités, Daech a également été pris pour cible – le rapport de forces n’a pas été drastiquement modifié. Malgré la perte de Palmyre, Daech continue de contrôler les régions de Raqqa et de Deir ez Zôr, son assise territoriale la plus importante. Des zones ont été perdues face aux milices kurdes appuyées par l’aviation américaine. Daech affronte aujourd’hui l’opposition syrienne au nord-est d’Alep, en réussissant à maintenir sa présence intacte. En Irak, des territoires ont été perdus, confirmant un problème de recrutement aujourd’hui.

L’option militaire commence à affaiblir Daech mais ce n’est certainement pas suffisant. Sans une option politique, il n’y aura pas de solution durable. Al-Qaïda a été battue militairement en Irak en 2009, son chef, al-Zarkaoui, a été tué ; cela n’a pourtant pas empêché Daech d’émerger plus tard et d’être même plus puissant que la première version d’al-Qaïda en Irak. Daech peut être défait en Syrie mais rien ne dit qu’un autre phénomène similaire ne renaîtra pas si une solution politique n’est pas trouvée.

Or, cette solution politique passe par un changement à Damas. L’illusion consistant à croire qu’Assad peut être un allié ou un partenaire dans la lutte contre le terrorisme peut nourrir le terrorisme car, pour beaucoup de Syriens, qui ne voient pas les choses comme les Européens, leur premier bourreau s’appelle Assad. On est en train de leur dire que, pour faire face à Daech, il est possible de normaliser les relations avec celui qui est responsable de la grande majorité des pertes humaines et civiles. C’est comme si leur vie ne comptait pas. Le plus inquiétant dans ce message est qu’il renvoie aux Syriens l’image que le droit international n’est pas conçu pour les protéger : il est possible de normaliser les relations avec un régime qui les massacre – plus de 200 000 civils sont morts, dont la plupart ont été tués par le régime – si un phénomène comme Daech inquiète la communauté internationale. Il n’est plus possible de soutenir une politique qui a montré ses limites dans le passé : préférer des régimes autoritaires et prétendument laïques au prétexte de la stabilité qu’ils garantissent à des formations islamistes ou djihadistes. Cela a été le cas dans la plupart de pays arabes, cela n’a pas empêché les régimes de tomber et les sociétés de refuser à continuer à accepter cette humiliation et ces dictatures.

On oublie souvent que sous ces régimes-là, le terrorisme existait : sous Kadhafi, il y a eu l’attentat de Lockerbie, puis dans les années quatre-vingt-dix, l’avion abattu au-dessus du Niger et les explosions à Berlin. Sous Assad, il y a eu l’assassinat de l’ambassadeur français à Beyrouth et de ressortissants franco-libanais, le dernier étant Samir Kassir en 2005, ou encore l’attentat de la rue des Rosiers à Paris. Il n’est donc pas établi que les régimes de dictature assurent la stabilité et la paix sociale. En revanche, ils donnent lieu à des violations quotidiennes des droits des populations de la région et à un terrorisme épisodique à des fins politiques.

C’est surtout à de tels régimes que l’on doit l’émergence de phénomènes comme Daech. La position française jusqu’à présent – ni Daech, ni Assad – est assez équilibrée. Il faut trouver les ressorts d’un changement sérieux à Damas pour aider les Syriens à construire un nouveau consensus politique susceptible de faire face à Daech. Il reviendra aux Syriens de lutter pour libérer leur pays de Daech. L’organisation en Syrie est dirigée principalement par des chefs militaires irakiens, par des immigrants, comme ils aiment à se présenter, tunisiens, saoudiens ou européens, issus de l’immigration ou convertis. C’est surtout un phénomène international, ce qui n’empêche pas un recrutement local. Avec le temps, Daech recrute et paie des salaires dans des zones dans lesquels les offres d’emploi sont inexistantes depuis cinq ans.

Pour mener la lutte contre Daech, il faut un changement à Damas qui libère les Syriens du poids des barils explosifs et de la violence quotidienne qui s’abat sur eux. C’est également le cas en Irak où il faut engager un processus politique qui inclut tous les Irakiens, notamment ceux qui ont été exclus depuis 2003 – les Arabes sunnites – pour lutter d’une manière efficace contre Daech tout en maintenant la pression militaire et économique ainsi que le travail sécuritaire pour empêcher de nouveaux jeunes de rejoindre ses rangs. Il faut trouver les moyens d’étouffer ce cancer qui se développe dans la région.

M. Bernard Rougier, professeur à l’Université de Paris III. Je suis d’accord sur un point avec Ziad Majed, à savoir qu’il n’y aura pas de changement en Irak ou en Syrie sans une force sunnite démocratique soutenue de l’extérieur. L’effet pervers de l’aide donnée aux organisations kurdes est que si cette dernière porte ses fruits sur le plan militaire, elle inquiète les sunnites : quel sera l’avenir de Mossoul si la ville est reconquise par le gouvernement ? Y a-t-il un risque de purification ethnique au détriment des Arabes ? Les mémoires anthropologiques anciennes sont réactivées dans les temps de crise.

Je souhaite revenir dans les années quatre-vingt-dix pour tracer une perspective historique. Le Liban, et plus généralement le Levant, est le terminal de deux dynamiques contradictoires qui se sont constituées dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix : le djihad chiite et le djihad sunnite.

Le djihad sunnite a bâti sa mythologie et son idéologie autour de l’Afghanistan des années quatre-vingt. À peu près à la même époque, l’idéologie du chiisme militant révolutionnaire se construit à la suite de la révolution iranienne de 1978-1979. Ces deux dynamiques vont se côtoyer avant de s’affronter.

Il faut avoir présent à l’esprit, notamment au Liban et en Syrie, dans les années quatre-vingt-dix, un durcissement du discours idéologique qui est lié au processus de paix israélo-palestinien et à l’échec progressif de celui-ci. À ce moment-là, se met en place ce qu’on appelle l’idéologie de la résistance, de la « moukawama », de la « moumanaha », de l’obstruction à l’Occident, idéologie construite par le pouvoir et l’appareil de propagande, en Iran et en Syrie, qui condamne le principe de la paix, qualifie Arafat de traître et l’Autorité palestinienne d’institution illégitime. On ne peut pas comprendre ce qui se passe dans un pays sans prendre en considération la situation dans la région. Ce discours révolutionnaire de lutte contre les Occidentaux et contre le processus de paix au niveau politique va nourrir dans le milieu sunnite un durcissement, autour de ces questions : pourquoi y a-t-il un islamisme presque officiel, un islamisme mêlé d’éléments révolutionnaires nationalistes arabes, une nouvelle idéologie qui va durcir les élites syriennes au Liban et en Syrie et pourquoi n’avons-nous pas le droit également de lutter contre Israël ? Pourquoi le Hezbollah détient et verrouille le front au sud Liban alors que nous militants sunnites islamistes n’avons pas la possibilité de nous battre contre l’ennemi israélien et de faire valoir nos droits ?

On assiste alors au retour de toute une « graphie » anti-chiite, une littérature médiévale qui accuse les chiites d’être des hypocrites et qui fait écho à la situation ; les sunnites constatent que ce grand système de résistance régional verrouille le front au Sud Liban, a des alliés au Hamas et au djihad islamique, lutte avec l’appui de l’appareil iranien et de l’appareil syrien contre le processus de paix tandis qu’eux sont dépourvus de moyens d’action. Au fond, cette concomitance entre ces deux logiques va aboutir à une coupure en milieu sunnite – c’est vrai à la fois pour la Syrie et pour le Liban – : d’un côté, la bourgeoisie va bénéficier des avantages de la libéralisation économique sous Bachar el-Assad ; elle va accepter d’être apolitique à condition d’en retirer un certain nombre de bénéfices ; de l’autre, une classe moyenne inférieure ou une prolétarisation progressive de la population sunnite va se retrouver en quelque sorte dans la périphérie, elle perd ses modes d’accès à l’État avec la crise du parti Baas, qui, sous Hafez el-Assad, était capable de relayer des demandes sociales et de servir de courroie de transmission entre la société et le régime. Le parti Baas est également marginalisé. La crise syrienne est au fond une crise des périphéries, des villes moyennes, des bourgs, parfois des villes comme Raqqa, Der’â ou Homs qui ont été autrefois plutôt privilégiées par le régime.

Un clivage idéologique va donc se former entre ces deux formes de djihad – l’un soutenu par un appareil d’État, l’autre totalement marginalisé – qui va radicaliser les milieux populaires. Cette double logique va travailler des milieux sunnites militants au Liban, essentiellement d’abord dans les camps palestiniens, puis dans les quartiers populaires, surtout au Nord Liban, à Tripoli ; à l’intérieur des camps palestiniens, des enclaves salafo-djihadistes vont se constituer. Les manuels scolaires vont être modifiés. L’enseignement de Mahmoud Darwich est interdit car il est considéré comme un poète licencieux, qui prône la débauche et qui n’est pas islamique. On assiste à une resocialisation profonde en milieu palestinien, qui n’occupe pas l’essentiel des camps mais des enclaves et qui s’opère en coopération avec des institutions religieuses dans le Golfe et aussi des commerçants palestiniens, libanais au Danemark ou en Europe. Progressivement, une géographie salafiste se met en place au Liban, un peu moins en Syrie, dont certains éléments sont extrêmement politisés ; d’autres préfèrent se reconnaître dans un salafisme apolitique, qu’on appelle souvent quiétiste, mais qui est la manifestation d’un refus des institutions. Le régime syrien, quand il occupait le Liban, a laissé faire très largement ce processus de salafisation d’une partie de la population sunnite libanaise ; le fait de les voir refuser le principe de vote et de considérer Rafic Hariri, le leader sunnite de l’époque, comme un mécréant ne le dérangeait pas, d’autant plus que la diffusion de cet islamisme sunnite en milieu libanais affaiblit la communauté sunnite. L’islamisme au Liban est un facteur de destruction de la communauté sunnite tandis qu’il est un facteur de renforcement de la communauté chiite, à travers le Hezbollah. Cette idéologie a des effets déstructurants en milieu sunnite, et structurants en milieu chiite. La dépolitisation marginalise le Premier ministre de l’époque Rafic Hariri avant son assassinat.

La marginalisation des sunnites trouve sa traduction géographique : il est très intéressant de noter que l’est d’Alep est occupé par des banlieues, des grandes barres d’immeubles, des taudis, des ghettos. On observe le même type de séparation géographique dans la ville de Tripoli, qui est la ville sunnite la plus importante au Nord Liban. Le clivage au sein de la communauté sunnite est au moins aussi important, me semble-t-il, que le clivage entre sunnites et chiites. Les éléments les plus radicalisés à l’intérieur des milieux sunnites salafo-djihadistes vont miser sur la force du clivage entre sunnites et chiites et l’attiser. Pourquoi ? Parce que c’est une façon de disqualifier les élites civiles en milieu sunnite qui souhaitent travailler en Irak, en Syrie ou au Liban dans des formules de cohabitation, qui ne jettent pas l’anathème sur le membre d’une autre communauté.

Ce qu’il faut voir à travers Daech, Jahbat al-Nosra et tous les groupes djihadistes et salafistes, c’est la force du clivage idéologique et social qui bouleverse et traverse les communautés sunnites au Moyen-Orient. Cette dimension, que je qualifie presque de lutte des classes, est l’un des facteurs très importants selon moi du succès de ces organisations. Les recompositions sociales profondes à la faveur de la guerre entraînent le rejet d’élites potentielles : dans le cas libanais, c’est le rejet des Hariri et des ohamas, les chefs politiques traditionnels ; dans le cas syrien, en l’absence de représentation politique sunnite, c’est le rejet des élites civiles – médecins, avocats, militaires, tous ceux qui sont compromis avec le régime.

J’ai recueilli des témoignages de jeunes, notamment dans la région de Homs, qui ont constitué des milices salafistes contre le régime. Pour eux, il n’était pas question de suivre des officiers qui avaient fait défection de l’armée syrienne parce qu’ils continuaient d’être le symbole de Bachar el-Assad, même s’ils avaient quitté l’armée ; ils considéraient qu’ils n’avaient pas à se soumettre à des gens qui les ont dominés pendant toutes ces années. Ils voulaient constituer eux-mêmes leurs brigades, se laisser pousser la barbe et obtenir l’argent du Golfe.

Je veux montrer que dans les années quatre-vingt-dix, avec la crise puis l’échec du processus de paix, se développent deux logiques djihadistes, l’une qui renforce les appareils d’État du côté chiite, l’autre qui construit des enclaves du côté sunnite. Ces deux logiques vont finir par s’affronter après avoir cohabité. Elles ont cohabité paradoxalement parce que, notamment dans le cas libanais, la politique du Hezbollah a consisté aussi à jouer la fragmentation et la radicalisation en milieu sunnite. Des relais du Hezbollah – j’insiste sur l’importance démographique et symbolique du Nord Liban – ont expliqué à leurs ouailles que les Hariri étaient des mécréants parce qu’ils finançaient des églises. Du fait de la rivalité mimétique entre les deux formes de djihad, le djihad chiite contribue aussi à radicaliser en milieu sunnite par ces formes de surenchère.

Aujourd’hui, le Liban connaît une crise de toute forme de leadership civil. La famille Hariri et d’autres, comme les Mikati au Nord Liban, ont le plus grand mal à contrôler une communauté qui est en train, non pas de se dissoudre, mais de disparaître en tant que telle. Le Liban a été l’héritier d’un modèle ottoman, d’un modèle clientéliste qui a permis aux élites de continuer à valoriser un islam sous une forme culturelle et consensuelle, un islam comme religion. Aujourd’hui, l’islam ou l’islamisme comme idéologie brise cette culture politique de la cohabitation et du clientélisme. L’hypothèse et le risque, c’est de voir que les élites civiles politiques sunnites ne parviennent plus à contrôler une communauté en voie d’éclatement et qu’une partie de la population, face au succès du Hezbollah, face à ce qu’elle perçoit comme une connivence entre l’armée libanaise et l’appareil de sécurité du Hezbollah, préfère se dire : quelles sont les organisations capables de nous défendre ? Au pire Daech, un peu mieux, Jahbat al-Nosra dont l’image, bien meilleure, est celle d’une organisation courageuse, beaucoup plus pragmatique, qui sait gérer les situations locales et qui n’assassine pas les gens sur la base de leurs préférences. Une partie de la population dans les milieux populaires bascule vers cette forme de salafo-djihadisme. Derrière Daech, il existe d’autres formes de salafisme qui entretiennent la crise de la communauté. La question est la suivante : avons-nous les moyens de donner le pouvoir à des élites politiques civiles en milieu sunnite ? Le grand discours des salafistes sunnites au Liban est le suivant : le Hezbollah a fait une opération militaire à Beyrouth en 2008, vous n’avez pas été aidés par les Français et les Américains ; par conséquent, nous sommes les seuls à pouvoir réussir à défendre les droits des sunnites ; en disant cela, ils contribuent à détruire les contours de la communauté sunnite au Liban.

M. Stéphane Lacroix, professeur associé à Sciences Po, chercheur au Centre d’études et de recherches internationales (CERI). Je vais déplacer la focale vers un pays encore un peu plus périphérique pour Daech mais où la menace est probablement grandissante, à tout le moins, mérite d’être regardée de près.

L’Égypte est dans une situation paradoxale au regard de l’histoire du djihadisme parce que d’un côté, ce pays a fourni toute une partie des idéologues et des premiers groupes djihadistes contemporains – on a parlé de Sayyed Qutb qui est peut-être le père intellectuel du djihadisme, mort en 1966, qui était égyptien ; c’est en Égypte que se développent dans les années soixante-dix les premiers groupes islamistes violents qui sont là encore à la racine de ce qui deviendra le djihadisme – le Jihad islamique et la Gamaa islamiyya qui vont conjointement assassiner le président Sadate en 1981. Le terreau est donc ancien. Dans le même temps, Al-Qaïda, en tant qu’organisation djihadiste globale, va s’implanter relativement tard en Égypte. Il faudra attendre l’après printemps arabe, au grand dam d’Ayman al-Zawahiri, le chef actuel d’Al-Qaïda, qui déplore en tant qu’égyptien de n’avoir pas réussi à créer une filiale en Égypte plus tôt.

Pourquoi ? Parce que, pour simplifier, sous Moubarak, d’une part, les services de sécurité, omniprésents et omnipotents, exerçaient un contrôle sécuritaire extrêmement fort et d’autre part, parce que le régime avait réussi, de manière assez intelligente entre guillemets, à utiliser les Frères musulmans, une organisation très puissante en Égypte – deux millions de membres il y a quelques années encore – comme une sorte de rempart qui permettait de capter la demande islamiste et de la canaliser dans un sens légaliste. Sous Moubarak, les Frères musulmans sont tolérés, ils sont très présents dans l’action sociale, ils sont même représentés au Parlement ; ils jouent un jeu un peu ambigu avec le pouvoir qui d’une certaine manière sert les intérêts de ce dernier en permettant qu’une forme de stabilité politique s’installe dans le pays. Ce n’est qu’après la chute de Moubarak que va se développer un mouvement puissant qui se réclame du djihad, dans une région qui jusque-là avait été très marginale dans l’histoire du djihadisme : le Sinaï. La plupart des groupes des années soixante-dix dont j’ai parlé étaient implantés en Haute Égypte, cette région qui va de Assiout à Louxor et Assouan. Le Sinaï est donc un nouveau venu dans l’histoire du djihadisme égyptien. Pourquoi le Sinaï ? Un mot d’abord sur la spécificité de cette région en Égypte : elle présente un tissu social qui la distingue du reste de l’Égypte, puisqu’il est très tribal – la tribu continue d’être la structure sociale dominante alors que dans le reste du pays, ce n’est pas le cas, sauf dans certains endroits de Haute Égypte mais jamais de la manière dont cela s’exprime au Sinaï. Ce tissu social tribal est beaucoup plus lié d’un côté au Néguev et à la Jordanie, et de l’autre à l’Arabie saoudite en termes d’imaginaire et de liens de parenté qu’au reste de l’Égypte. Il y a toujours eu une spécificité du Sinaï.

Surtout, le Sinaï a été occupé par Israël après la guerre de 1967 et rendu à l’Égypte, quinze plus tard, en 1982, aux termes des accords de Camp David. Depuis, il a été victime d’une sorte de préjugé défavorable de la part du pouvoir égyptien qui était persuadé que les Israéliens avaient laissé des informateurs parmi la population ; le pouvoir central a toujours manifesté une très grande méfiance vis-à-vis du Sinaï dont les allégeances semblaient douteuses. Cette perception va avoir pour conséquence la discrimination des populations du Sinaï : elles ne sont pas ou très peu recrutées dans l’armée et les services de sécurité puisque leurs allégeances sont considérées comme suspectes ; le développement de la région est complètement négligé : seuls la région de Charm el Cheikh et les centres touristiques de la péninsule profitent du développement mais y travaillent essentiellement des employés venus du reste de l’Égypte ; le développement touristique ne profite pas aux habitants du Sinaï qui voient d’autres venir prendre les emplois. La région a été tenue à l’écart. La seule activité qui reste aux tribus du Sinaï pour survivre, c’est la contrebande, qui est florissante, en particulier avec Gaza. Cette contrebande concerne des armes, plein de choses, parfois des migrants. Les tribus vivent donc grâce à ce système D qui compense les faillites de l’État.

Cette situation va créer un mécontentement grandissant dans la région qui va s’exprimer politiquement dans les années 2000 avec l’apparition des premiers groupes djihadistes. En 2004 et 2005, on voit les premiers attentats commis par un groupe appelé Al-Tawhid wal-Jihad qui visent des centres touristiques ; en 2006, le pouvoir crie victoire pensant avoir démantelé la cellule. Or, ce sont des gens provenant de cette mouvance qui, en 2011, au lendemain de la révolution, passent de nouveau à l’action sous un autre nom Ansar Beit el-Maqdis, les partisans de Jérusalem, et avec une nouvelle stratégie : viser chaque mois le gazoduc livrant du gaz à Israël. Cette action va les rendre assez populaires en Égypte car on reproche à Moubarak la livraison de gaz à Israël à des prix préférentiels, qui ont été négociés de manière opaque et qui permettent aussi de nourrir la corruption du système. Plus d’une vingtaine d’attentats seront commis en 2011 et 2012 contre le gazoduc. Ce groupe profite du vide sécuritaire qui suit la révolution pour s’étendre. Il tire aussi parti de ses liens avec Gaza : une connexion va s’établir entre les salafistes djihadistes de Gaza et le groupe du Sinaï. Après l’offensive du Hamas en 2009, les groupes de salafistes djihadistes vont se réfugier au Sinaï. Le Sinaï devient la base arrière des groupes djihadistes à Gaza tandis que Gaza devient celle des groupes djihadistes au Sinaï, les uns et les autres passant par les tunnels.

Le groupe Ansar Beit El-Maqdis possède une composante palestinienne mais il recrute essentiellement dans les tribus du Sinaï. Il continue à se développer à partir de cette période en adoptant une rhétorique qui s’identifie de plus en plus ouvertement à al-Qaïda. À partir de 2012, on voit apparaître des vidéos dans lesquelles sont revendiqués les attentats contre le gazoduc, avec une rhétorique salafiste-djihadiste, c’est-à-dire qui s’inscrit dans une logique globale et qui rejette le processus politique en Égypte commencé au lendemain de la révolution ainsi que les Frères musulmans. Dès le départ, ce groupe se pose en rupture avec les Frères musulmans : il excommunie Morsi dès le début de son mandat et se veut une alternative radicale aux Frères musulmans. Il continue à prospérer sous Morsi puisque celui-ci, refusant la logique sécuritaire, essaie de négocier avec eux ; il envoie des émissaires, sans aucun autre effet que celui de leur permettre de gagner du temps et de prolonger la période de vide sécuritaire qui prend fin avec le coup d’État du 3 juillet 2013, le renversement de Morsi et la prise de pouvoir d’al-Sissi. Le coup d’état va provoquer un changement de rhétorique complet de la part de ce groupe. Jusque-là, son discours était axé sur la lutte contre Israël dans une logique djihadiste globale. À partir de l’été 2013, en particulier au lendemain des massacres du mois d’août 2013 contre les partisans de Mohamed Morsi, rassemblés sur la place Rabaa au Caire, qui vont faire plus d’un millier de morts – c’est un événement effrayant et unique dans l’histoire moderne de l’Égypte sur lequel le groupe capitalise pour se poser en premier groupe djihadiste qui lutte contre l’État égyptien –, il va rediriger ses attaques vers la police et l’armée égyptienne. Un certain nombre d’attentats vont avoir lieu au Sinaï mais aussi à l’extérieur, les plus médiatisés à l’époque étant un grand attentat contre le commissariat de police de la ville de Mansoûrah dans le delta et une tentative d’assassinat contre le ministre de l’intérieur. Ces attaques vont continuer et ne jamais cesser ; les plus spectaculaires seront par la suite l’assassinat du procureur général à l’été 2015 et plus tard l’attentat contre l’avion russe au départ de Charm el Cheikh à l’automne 2015. Même si le groupe alterne les phases où il est très actif et celles où il est en repli, les chiffres annuels confirment que la violence est en constante augmentation depuis trois ans.

Comment ce groupe va-t-il s’implanter et diffuser cette violence ? À partir de l’été 2013, il s’impose face à tous les autres groupes djihadistes, d’abord grâce à ses attaques spectaculaires. Il accroît ensuite sa visibilité en novembre 2014 en prêtant allégeance à l’État islamique (EI) et en devenant « Wilayat Sinaï », la province du Sinaï de l’État islamique. Sa visibilité et sa place de premier groupe djihadiste d’Égypte vont lui permettre d’agréger de nombreux éléments – pour analyser l’EI, il faut le penser comme un agrégateur ; s’il est difficile d’établir les profils de ceux qui rejoignent l’EI, c’est parce qu’il agrège des choses très diverses. Le groupe agrège d’abord un ressentiment des tribus du Sinaï qui est grandissant après l’été 2013. Pourquoi ? Parce que le pouvoir va répondre par une campagne de contre-terrorisme complètement indiscriminée et très violente qui s’apparente à une politique de la terre brûlée, il punit collectivement les habitants du Sinaï en détruisant des villages entiers, en rasant des maisons. Dans cette société tribale, si un membre de la tribu est touché, on est solidaire avec lui. Avec cette campagne de contre-terrorisme indiscriminée, le pouvoir va se couper d’une partie de la population du Sinaï qui, pour une part, va rejoindre l’EI et dans sa grande majorité, va offrir à ce dernier un environnement favorable. Aujourd’hui, le pouvoir est complètement coupé de la société réelle du Sinaï, il n’a plus d’informateurs. Quand elle n’a pas rejoint l’EI, la société est d’une certaine manière complice, elle protège et offre un refuge à ses combattants.

Le groupe va aussi s’étendre au reste de l’Égypte après 2013 en agrégeant une partie de la mouvance djihadiste – certains d’entre eux sont d’anciens djihadistes libérés après la révolution ; le conseil militaire, en 2011, après la chute de Moubarak, a libéré de nombreux prisonniers, en particulier des djihadistes qui pour certains sont revenus à leurs premières amours. La capacité de l’État islamique à agréger est toutefois limitée par sa rivalité avec al-Qaïda. Le groupe al-Mourabitoune va ainsi prêter allégeance à al-Qaïda contre l’EI. L’EI va réussir à rassembler une partie des anciens djihadistes mais certains vont préférer conserver l’étiquette al-Qaïda. Malgré tout, il parvient à s’implanter dans des régions où il n’était pas présent jusqu’alors, que ce soit dans le delta, en Haute-Egypte, au Caire, etc.

Le groupe va de plus en plus chercher à s’implanter auprès de la jeunesse des Frères musulmans, des jeunes radicalisés qui sont en rupture de ban avec la confrérie et qui sont susceptibles de souscrire à une rhétorique plus radicale.

Pour comprendre, il faut revenir sur la situation des Frères musulmans après le coup d’État de 2013. Ces derniers ont été renversés par la force le 3 juillet 2013. Certes, des manifestations monstre vont amener à ce renversement mais les Frères musulmans considèrent que le pouvoir leur a été confisqué de manière arbitraire. À l’été 2013, sont perpétrés de grands massacres dont le plus important est celui de Rabaa, qui va faire un millier de morts. Ensuite, ils vont être arrêtés par milliers. On compte aujourd’hui en Égypte une cinquantaine de milliers de prisonniers politiques dont la plupart sont des Frères musulmans ou des sympathisants. La structure est complètement désorganisée. La plupart des chefs sont en prison, quelques-uns en exil. Elle a même perdu ce qui était un peu sa marque de fabrique, cette hiérarchisation aujourd’hui complètement désarticulée. En décembre 2013, les Frères musulmans vont officiellement être déclarés par le pouvoir organisation terroriste. Depuis, ils font l’objet d’une campagne de répression qui atteint des sommets, qui n’a rien à voir avec la période Moubarak. On est revenu à un pouvoir autoritaire à la manière nassérienne, sans l’idéologie, ni les ressources qu’avait Nasser. Sissi fait du nassérisme cinquante ans plus tard mais sans ce qui faisait la recette et le succès jusqu’à un certain point du nassérisme.

Aujourd’hui, un certain nombre de jeunes appartenant aux Frères musulmans veulent prendre leur revanche. Ils sont déconnectés de la direction qui continue à souhaiter une solution pacifique. Deux discours coexistent : celui des dirigeants qui escomptent toujours une solution négociée avec le pouvoir – les Frères musulmans sont des politiciens, ils pensent qu’ils finiront par s’asseoir avec les généraux et qu’on reviendra à un système de type Moubarak dans lequel le pouvoir leur refera une place, ce qui les conduit à refuser l’escalade et à espérer un processus politique. L’autre discours est celui d’une jeunesse qui se sent de moins en moins représentée par le sommet, qui est de moins en moins sous son contrôle et qui veut passer à l’action. Depuis 2014, des petits groupes liés à la jeunesse des Frères musulmans, ayant pris différents noms : « punition révolutionnaire », « comité de la résistance populaire », « Molotov », mènent des actions de violence ciblée contre la police et l’armée égyptienne. Il existe en Égypte une violence qui n’émane ni d’al-Qaïda, ni de l’EI mais de groupes autonomes et qui se distingue par son caractère plus ciblé. Les jeunes issus des Frères musulmans évitent les attentats dans un lieu public, ils sont plutôt dans une logique d’assassinats ciblés. Cette violence fait au moins autant de victimes que l’autre mais elle passe en dessous des radars. C’est là que se trouve l’enjeu : cette jeunesse qui, si la situation perdure, va de plus en plus souscrire à la rhétorique de l’EI. La jonction entre les deux ne s’est pas encore faite. Les jeunes ex-Frères musulmans ayant rejoint l’EU restent pour le moment en petit nombre – l’EI compte 1 000 à 2 000 membres – mais cette jeunesse représente un vivier énorme dans lequel l’EI pourra puiser. Ce n’est pas encore le cas mais si les choses restent en l’état, on pourrait voir une jonction se faire.

La seule solution, je reviens à ce que disaient Ziad Majed et Bernard Rougier, se trouve donc dans le processus politique. Tant qu’il n’y a pas de processus politique et que la répression est violente, toute une partie de la jeunesse est susceptible de rejoindre les rangs de l’EI. Plus le temps passe, plus le processus politique sera difficile à mener en Égypte. La direction des Frères musulmans perd de plus en plus le contrôle de sa base. Plus il attend, plus le pouvoir, si un jour il se décide à négocier, risque de le faire avec des gens qui ne représentent plus personne et qui ne sont plus capables de tenir leur propre base. Cette situation est très problématique. Pour l’instant, le pouvoir refuse le processus politique, au point qu’il a adopté une stratégie systématique d’élimination des forces politiques mais aussi de la société civile : la campagne de répression vise bien au-delà des Frères musulmans, les activistes de gauche par exemple. Tout ce qui fait la société civile égyptienne est aujourd’hui menacé et en partie détruit. Cette évolution est très préoccupante. Le pouvoir s’est construit sur la rhétorique que nous connaissons des régimes autoritaires arabes « moi ou les djihadistes ». Depuis trois ans, on a l’impression qu’il essaie de faire advenir la prophétie. C’est inquiétant. En tout cas, c’est un pari risqué.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Dans nos auditions, les estimations sur les pouvoirs budgétaires de Daech s’accordent sur un chiffre autour de 2 milliards d’euros par an, plutôt en baisse. Cette somme inclut-elle selon vous les moyens dont dispose l’État islamique dans chacun des pays que vous venez d’évoquer ? Si ce n’est pas le cas, avez-vous connaissance d’éléments chiffrés pour chacun d’eux ?

M. Bernard Rougier. Je n’ai pas d’éléments chiffrés. Je souhaite toutefois mettre en garde contre le risque d’une surévaluation financière de Daech. Il ne faut pas penser qu’ils sont plus puissants qu’ils ne le sont en réalité par effet de sensationnalisme. L’essentiel des ressources provient des extorsions et des taxes sur la population locale. Compte tenu du ratio par habitant, ce n’est pas considérable. Tout en étant très modeste car je ne connais pas le budget exact, je recommande d’être très vigilant pour ne pas tomber dans le piège de la propagande en donnant plus d’importance encore à cette organisation à cause de sa dimension financière.

M. Ziad Majed. Je ne suis pas non plus sûr du chiffre. En revanche, ce qui est plus ou moins confirmé maintenant, c’est le déclin des ressources. Daech ne parvient plus à vendre le pétrole comme par le passé, notamment parce que les prix ont baissé ; le trafic des œuvres d’art est plus contrôlé ; les rançons diminuent et les impôts épuisent les capacités de la population locale dans plusieurs régions. Les responsables de Daech deviennent plus pragmatiques. Dans certaines régions syriennes, ils négocient avec des chefs tribaux pour que ceux-ci paient ou mobilisent un certain nombre de combattants. Plusieurs moyens peuvent être utilisés pour compenser le manque financier.

M. Stéphane Lacroix. La situation en Égypte est un peu différente. Au départ, le groupe Ansar Beit al-Maqdis est pauvre. Il s’appuie sur les ressources du Sinaï – des ressources de contrebande – qui sont très loin de celles de Daech en Syrie et en Irak. À partir du ralliement à Daech en novembre 2014, on observe un changement. Dans les négociations préalables à ce ralliement, l’une des demandes d’Ansar Beit al-Maqdis portait précisément sur des aides logistiques et financières. Aujourd’hui, l’organisation dans le Sinaï possède des armements beaucoup plus sophistiqués que par le passé, qui lui ont été probablement livrés par des réseaux liés à Daech à l’étranger, comme des rockets anti-char qui ont été utilisés pour détruire un navire de la marine égyptienne. Sur le plan logistique, les vidéos se sont alignées sur la norme Daech ; elles tranchent avec les vidéos plus artisanales des débuts. En Égypte, le groupe donne l’impression d’être mieux doté financièrement qu’il ne l’était par le passé. Mais nous n’avons pas d’estimation.

M. Kader Arif, rapporteur. Je vous remercie pour vos interventions respectives qui convergent pour dresser un constat que nous partageons : la solution ne peut pas être seulement militaire ou sécuritaire mais elle doit être politique.

Mais la difficulté à laquelle nous nous heurtons est de savoir ce que les mots « solution politique » recouvrent. Quels peuvent être les éléments d’une solution politique ? Avec qui et autour de quel projet peut-elle être mise en œuvre ?

Daech pose une question de politique intérieure, en particulier depuis les derniers attentats en France et en Europe. Comment traiter la question du recrutement ? Vous avez évoqué la capacité persistante de l’organisation à recruter ainsi que les responsabilités qu’y occupent les Européens. Selon vous, pourquoi des jeunes Européens, souvent éloignés de la religion – aucun de vous n’a évoqué la religion – sont-ils attirés par la propagande de Daech et acceptent-ils d’en faire partie et de prendre des responsabilités pour commettre l’innommable ?

Dans nos auditions, revient l’idée de revanche et de reconnaissance dans un monde musulman qui souffrirait d’avoir été méprisé par le monde occidental. Cette idée, à mes yeux, fait partie des éléments de propagande de Daech. Comment l’analysez-vous ? Êtes-vous d’accord avec ce constat ?

M. Bernard Rougier. Dans le cas libanais, la solution politique suppose d’abord une vie institutionnelle – l’élection d’un président, un appareil d’État qui peut fonctionner de manière satisfaisante, la fin de la crise des déchets, des échéances respectées, une constitution appliquée, bref tout ce qui n’existe pas au Liban.

Deuxième élément, il faut séparer les organisations et les milices de l’appareil d’État. Je vise le cas du Hezbollah et sa relation parfois intime en termes de renseignement avec l’appareil d’État.

Troisième élément, il faut assurer un traitement à égalité de tous les ressortissants de chaque communauté. Le discours de victimisation en milieu sunnite marche très bien. Il s’appuie sur le sentiment d’être traité différemment selon l’origine confessionnelle.

Il faut aussi donner des gages sur la crédibilité de l’État, son impartialité, le traitement dans les prisons de l’armée libanaise, qui provoque de nombreux récits et vidéos de jeunes qui quittent l’armée. Tout ce qui conforte l’assimilation par les sunnites des institutions libanaises aux institutions syriennes est catastrophique.

Envisager une solution politique, c’est déjà respecter les échéances institutionnelles libanaises, redonner de la crédibilité à l’État, essayer de le réformer mais c’est un très vieux sujet. C’est plus facile à dire qu’à faire. On ne voit pas comment on peut le faire aujourd’hui.

Pour la Syrie, la solution politique suppose d’exclure Bachar el-Assad, de faire fonctionner l’État avec ceux qui ne sont pas compromis par les massacres, de réformer l’armée pour casser le noyau dur sécuritaire familial et clanique qui dirige l’État et d’instaurer un autre mode de relation entre les institutions et la société civile. C’est vraiment une révolution institutionnelle qu’il faudrait. Qui a les moyens de le faire ? Quand on a eu les moyens de le faire – je veux parler des Américains en 2003 en Irak –, cela a été une catastrophe.

La question des jeunes Européens qui partent fait débat dans le monde des chercheurs, À mon sens, on doit y voir l’effet de la prédication salafiste qui s’est installée dans nos quartiers depuis dix ou quinze ans et qui prône la rupture : la rupture avec les institutions, la rupture culturelle, l’idée qu’on ne peut pas s’identifier à un modèle culturel, la rupture dans la façon de s’habiller, etc. Selon moi, cette prédication, si elle n’est pas majoritaire, a été extrêmement dynamique et a constitué un point de référence dans la définition du religieux à telle enseigne que même si quelqu’un n’est pas religieux, la norme pour lui sera la norme salafiste. C’est celle qui s’est imposée dans le quartier. C’est celle à laquelle il va adhérer. Notre responsabilité est double : d’une part, réactiver la citoyenneté et le pacte républicain pour qu’il n’y ait pas de culture de l’enclave. L’autre responsabilité incombe aux citoyens français musulmans de promouvoir un autre discours sur l’islam et sur l’identité que celui des salafistes. La façon dont ces derniers ont kidnappé la norme fait que même un petit dealer ne verra pas forcément de contradiction entre ses activités et le fait de se laisser pousser la barbe ou d’être un bon musulman, car, le moment venu, il pense obtenir la rédemption, celle-ci pouvant passer par une forme d’engagement.

Enfin, on n’a pas bien mesuré que depuis vingt ans environ, il existe un espace public djihadiste, au travers de tracts par le passé et maintenant sur internet. Dès qu’il y a une territorialisation, il y a un engagement physique, des départs. Le phénomène est beaucoup plus large et impressionnant que dans le passé mais l’idée reste la même : si l’offre religieuse, idéologique s’incarne sur un territoire, pour retrouver ma vraie foi, je dois y aller et quitter une société qui ne m’offre pas de chance, que je déteste. Si vous allez rue Jean-Pierre-Timbaud, vous pouvez acheter La voie du musulman, qui a été un best-seller, dans lequel figurent des chapitres sur les femmes et la façon de les battre, – c’est du salafisme bon teint, mainstream – ou sur les homosexuels et la manière de s’en débarrasser en les jetant d’une éminence, méthode qui a été suivie par l’État islamique. Ces modes de rupture qui s’arriment au religieux et aux textes sacrés provoquent selon moi des effets catastrophiques quand ils sont relayés par des organisations, par l’argent du Golfe et par la culture de l’enclave. Ils facilitent selon moi les départs.

M. Stéphane Lacroix. La situation de l’Égypte est encore différente puisqu’il n’y a pas de combattants européens dans le pays. Des gens commencent à passer de Libye – des Soudanais, des Libyens ou des gens venant du Maghreb. L’internationalisation en Libye ne touche pas directement les Européens.

Pour revenir à votre question sur la solution politique, le premier sujet est celui des Frères musulmans. Cette organisation, qui compte deux millions de membres, représente 20 à 25 % de la société égyptienne, si on ajoute tous les sympathisants. Cela correspond au score de Morsi au premier tour des élections. Aujourd’hui, ces 20 à 25 % vivent dans un imaginaire complètement déconnecté de celui du pouvoir égyptien. Il y a un effet de victimisation : cette partie de la population aujourd’hui vit ce qui s’est passé à Rabaa – on l’a comparé à un « Kerbala » pour les chiites – comme un moment fondateur de leur souffrance, une souffrance qui n’est aujourd’hui pas reconnue par le pouvoir, qui, au contraire, en rajoute en les stigmatisant comme terroristes. Un fossé est en train de se creuser entre une majorité – ce qu’elle était au départ et qui est probablement en train de s’éroder aujourd’hui – qui soutenait Sissi et cette minorité qui s’identifie à un autre imaginaire. Cela demande, à mon avis, un véritable processus de réconciliation nationale. Le risque de division, qui ne correspond pas à une fracture confessionnelle, est réel : la société égyptienne n’a jamais été aussi fragmentée entre ces deux parties de la société qui aujourd’hui vivent l’histoire de manière très différente. C’est un terreau favorable pour des groupes djihadistes. La réconciliation nationale, qui dépasserait le processus politique, permettrait la reconnaissance de cette souffrance vécue par une partie de la population, d’autant que celle-ci est accentuée par le fait, pour reprendre les paroles d’une chanson d’un groupe né pendant la révolution, que « certains meurent et d’autres applaudissent ». Ce qui est dramatique dans le massacre du 13 août, c’est que 1 000 personnes meurent en douze heures, tandis qu’une partie de la population applaudit. La rupture dans le tissu social est très profonde. Il ne faut pas en sous-estimer l’ampleur.

Le processus politique devrait permettre aux Frères musulmans d’être réintégrés dans le jeu d’une manière ou d’une autre. Je comprends que, pour une partie de la population, cette réintégration peut poser problème mais il faut que les acteurs politiques trouvent leur place, sous une étiquette quelconque. On ne peut pas exclure d’un processus politique un groupe qui représente une partie significative de la population.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Comment analysez-vous les résultats aux élections législatives du parti al-Nour en octobre dernier ?

M. Stéphane Lacroix. Le parti al-Nour, ce sont les ennemis jurés des Frères musulmans puisqu’ils représentent la mouvance salafiste quiétiste, c’est-à-dire non djihadiste, concurrente des Frères musulmans, qui a soutenu la prise de pouvoir de Sissi et depuis soutient le régime. Ce parti a énormément perdu dans sa propre base. Ses responsables ont accepté un compromis politique qui leur a coûté leur assise populaire. Ils sont aujourd’hui très impopulaires. Une partie des militants d’al-Nour était probablement présente dans les manifestations pro-Morsi. Le calcul politique des dirigeants s’est traduit par une vraie défaite sur le plan électoral, un camouflet énorme. Ils pensaient devenir les nouveaux Frères musulmans, convaincus que le pouvoir allait s’appuyer sur eux pour montrer qu’il avait intégré dans le jeu politique une force islamiste. Mais ce calcul se heurte à deux problèmes : le premier, le pouvoir n’est pas prêt à leur donner une vraie place ; le second, ils ne représentent plus personne. Ce calcul ne fonctionne donc pas.

Aujourd’hui, la répression dépasse les Frères musulmans pour atteindre la société civile. Un groupe de chanteurs des rues dont les textes étaient assez licencieux vis-à-vis de la religion, est aujourd’hui en procès pour insulte à l’islam. Cela montre que le pouvoir Sissi, quand il a besoin d’utiliser la religion, sait faire de l’islamisme. Des journalistes et des écrivains sont aussi visés. Ce choix est très dangereux car ce que nous ont montré les printemps arabes, c’est qu’il existe une troisième force, une jeunesse qui n’est pas idéologique qui n’est ni pro-Frères musulmans, ni pro-Sissi, qui essaie de construire sa place entre ces deux pôles du champ politique, qui s’exprime par différents moyens, notamment la culture, et qui correspond à quelque chose de générationnel et de profond. L’absence de société civile ou la destruction de la société civile en Égypte ne permet pas à ce mouvement d’éclore. Or, c’est dans ce mouvement que se trouve l’alternative à cette équation terrible entre les régimes autoritaires ou « super autoritaires » comme celui de Sissi, et Daech. Détruire la société civile, c’est se priver de l’alternative qui va mettre un peu de temps à émerger mais qui est, à mon avis, la seule possible.

M. Ziad Majed. Lorsqu’on parle de solution politique, il est plus facile de faire des recommandations que d’entrer dans les détails.

Dans le cas syrien, il faut commencer par ne pas faire ce qui a été fait jusqu’à maintenant, c’est-à-dire abandonner le peuple syrien, considérer que le choix se résume à Bachar ou Daech – le peuple syrien devient invisible, deux forces confisquent la Syrie –, et croire qu’on peut compter sur des forces étrangères pour régler le problème. La Syrie a connu l’intervention américaine puis l’intervention russe, entre-temps l’intervention iranienne, celle du Hezbollah libanais, des milices chiites irakiennes, des milices des hazaras afghans. On est en train de faire exactement ce qu’il ne faut pas faire. On compte parfois sur les Kurdes mais cette solution crée des tensions avec une partie de la population arabe qui peuvent profiter à Daech dans certaines régions.

Le combat contre Daech en Syrie doit être mené par les Syriens, par la majorité arabe sunnite. Or, pour que cette majorité s’engage dans ce combat, il faut qu’elle obtienne ce pour quoi elle s’est soulevée en 2011, c’est-à-dire, la fin de la dictature de la famille Assad. Aujourd’hui, dans plusieurs rapports internationaux, sont identifiés des criminels de guerre, des crimes contre l’humanité. On connaît le noyau dur du pouvoir, la famille Assad avec leurs cousins, la famille Makhlouf et la famille Shalish. On peut envisager des négociations sérieuses avec les Russes ou les Iraniens pour les accueillir quelque part, pour ne pas parler de justice internationale directe dans un premier temps. On peut trouver au sein des institutions de l’État syrien, contrairement à ce qui a été fait en Irak en 2003, soit des technocrates, soit des anciens généraux à la retraite qui n’ont pas de sang sur les mains et qui peuvent garantir à la communauté alaouite une certaine protection. On peut penser à des anciens ministres, des notables, alaouites ou d’autres communautés, qui peuvent jouer un rôle dans une transition avec les représentants de groupes rebelles, de la coalition nationale syrienne et des Kurdes. On peut envisager un État décentralisé, contrairement à l’État central qui a longtemps exercé son pouvoir autoritaire. Plusieurs scénarios sont possibles mais la question centrale reste celle de la volonté politique de tourner la page des Assad, en faisant pression si nécessaire, sans laquelle on ne pourra malheureusement pas sortir du cercle vicieux, même si Daech perd du territoire. Le problème se pose dans les mêmes termes en Irak.

Certains considèrent que l’armée de Bachar el-Assad, épaulée par les Russes, les Iraniens et les milices libanaises, peut battre Daech. Peut-être, mais après, la Syrie connaîtra une occupation étrangère qui favorisera de nouveau l’émergence et la mobilisation de groupes comme Daech. Au-delà de la Syrie même, on note un malaise sunnite qui est nourri par le sentiment que l’Occident préfère les chiites, peut-être parce qu’ils sont minoritaires ou parce que certains, par anti-islamisme, parlent de l’Iran comme d’une grande civilisation, sous-entendu pré-islamique. Les chiites ne sont pas perçus comme des djihadistes même s’ils voyagent partout et se battent partout tandis que les sunnites sont vus comme djihadistes et dangereux. Cette perception entretient dans leur imaginaire collectif un sentiment d’injustice.

Il faut aussi avoir à l’esprit les dynamiques entre islamistes. Le discours des djihadistes l’emporte parfois sur un discours islamiste plus modéré qui considère que la participation politique est possible. Pourquoi ? À cause de plusieurs exemples récents : en Algérie, les islamistes gagnent les élections en 1991, s’ensuivent un coup d’État et une guerre terrible qui vont mettre fin à cette expérience politique – il ne s’agit pas de savoir s’ils étaient démocratiques – ; à Gaza, le Hamas gagne les élections, on le boycotte et le processus politique n’est pas respecté ; en Égypte, les Frères musulmans gagnent les élections après une révolution pacifique, mais un coup d’État militaire, en dépit du soutien d’une partie de la population, les chasse du pouvoir, dans le silence de la communauté internationale. Pour beaucoup, la voie électorale et la voie démocratique sont sans issue alors qu’elles peuvent les rendre moins rigides sur le plan idéologique – quand on fait de la politique, on est obligé de faire des alliances, des promesses, on ne peut pas présenter l’islam comme la solution en parlant d’économie, de finance ou d’environnement. Les islamistes n’ont pas été contraints au pragmatisme par leur pratique du pouvoir. Les djihadistes peuvent continuer à affirmer que le monde ne comprend que le langage de la violence.

S’agissant des Européens partant faire le djihad, je suis d’accord avec Bernard Rougier, mais je ne suis pas tout fait satisfait par une partie de sa réponse. Les textes obscurantistes ne mènent pas nécessairement à la violence. Ces textes existent depuis des décennies. Pourquoi maintenant et à partir des années quatre-vingt, des jeunes sont-ils prêts à partir, à tuer et à se faire tuer ? J’identifie une série d’éléments qui peuvent se cumuler : un sentiment d’injustice ou de marginalisation, certains évoquent les injustices faites au monde arabe ou la Palestine pour preuve de l’existence de deux poids deux mesures ; certains sont en quête de virilité ; d’autres ont perdu tout espoir ici, sans compter les réseaux sociaux. Il y a trente ou quarante ans, les jeunes ne voyaient pas à la télévision ce qui se passait en Irak, en Palestine ou en Afghanistan. Maintenant, ils le voient vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, sur les chaînes d’information. Ils y réagissent. Il y a évidemment la blessure de la guerre d’Algérie mais aussi les nouveaux discours de certains salafistes selon lesquels le djihad offrira une rédemption, y compris aux délinquants – c’est le cas de la plupart des djihadistes européens. Il y a le modèle du grand frère martyre qui part se sacrifier pour la cause de l’islam, qui remplace d’autres modèles qui existaient avant dans certaines banlieues ou certaines cités.

Il faut également souligner l’aspect psychologique. Récemment, un article très intéressant de Fethi Benslama évoquait la question du « surmusulman ». Enfin, une enquête du MI6 en Grande-Bretagne montre que les djihadistes ne lisent pas nécessairement la lecture obscurantiste. Ils achètent sur Amazon L’islam pour les nuls pour avoir quelques idées et pour passer à l’acte. Le génie diabolique du djihadisme aujourd’hui, c’est ce passage à l’acte très rapide qui ne nécessite pas une construction idéologique, bien qu’elle existe en cas de besoin pour convaincre les hésitants. L’acte fait d’eux des héros. Les Européens partent avec l’idée qu’ils vont vivre le vrai islam, qu’ils pourront épouser une femme qui est une vraie musulmane, qui n’a pas été aliénée par la culture occidentale.

Les raisons sont donc multiples. Encore une fois, la clé pour dissiper ces illusions et ces fantasmes se trouve dans les solutions politiques des grands conflits du Moyen-Orient. Parallèlement, un important travail reste à accomplir dans la société française et dans l’Union européenne.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Monsieur Rougier, comment décririez-vous les intentions actuelles du Hezbollah ?

M. Bernard Rougier. Dans le court ou le moyen terme, l’objectif du Hezbollah est d’empêcher l’élection présidentielle afin de maintenir une situation qui leur permet d’agir en Syrie.

Il faut que le régime continue à exister pour que l’approvisionnement ne soit pas menacé. L’intimité de la relation à l’État et à l’armée est également importante pour des raisons militaires : les camions du Hezbollah doivent pouvoir continuer à circuler sans que l’armée puisse s’interposer.

La situation actuelle et les atrocités de Daech fournissent une légitimation supplémentaire au discours du Hezbollah qui, d’une certaine façon, a trouvé la légitimité nécessaire, au moins auprès de la communauté chiite, mais aussi au-delà, pour intervenir en Syrie au nom de la protection des minorités et de la stabilité régionale. Très paradoxalement, Daech a fourni un discours de légitimation au Hezbollah

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Messieurs, je vous remercie de votre participation et de ce passionnant échange.

L’audition s’achève à dix-huit heures vingt.

Table ronde : « La lutte contre la propagande de Daech », avec M. Christian Gravel, directeur du Service d’information du Gouvernement (SIG), M. Jean-Yves Latournerie, préfet du Val-d’Oise, précédemment en charge de la lutte contre les cybermenaces, et Mme Laure Leclerc, directrice des programmes du Conseil supérieur de l’audiovisuel, accompagnée de M. Albin Soares-Couto

(séance du 19 mai 2016)

M. Kader Arif, président. Notre réunion de ce jour est consacrée à l’action des pouvoirs publics dans la lutte contre la propagande de Daech. Cette table ronde, qui n’est pas ouverte à la presse, s’inscrit dans la lignée de deux tables rondes précédentes portant respectivement sur l’idéologie et la propagande de Daech et sur l’emprise de cette propagande sur les jeunes. J’ajoute que nous auditionnerons également, la semaine prochaine, les représentants du secteur internet : Google, Facebook, Twitter et Dailymotion. C’est dire l’importance que nous accordons dans nos travaux aux moyens utilisés par Daech pour diffuser ses messages et exercer une attraction redoutable notamment sur les plus jeunes.

La lutte contre la propagande, qui fait l’objet d’une partie substantielle des mesures annoncées le 9 mai dernier par le Premier ministre, prend deux formes principales : d’une part, l’élaboration et la diffusion d’un contre-discours et, d’autre part, l’attention portée aux contenus pro-Daech dans les médias et leur interdiction.

Nous recevons, pour connaître les modalités de cette lutte et en analyser l’efficacité, M. Christian Gravel, directeur du Service d’information du Gouvernement, qui pourra expliciter la manière dont s’élabore et se diffuse la contre-propagande de l’État ainsi que les conditions et les limites de l’efficacité de cette démarche ; M. Jean-Yves Latournerie, préfet, précédemment en charge de la lutte contre les cybermenaces, qui pourra nous apporter un éclairage sur la manière de lutter contre la propagande de Daech sur internet et sur la réalité de la vigilance exercée par les opérateurs, car nous avons quelques doutes sur la manière dont ceux-ci exercent leurs responsabilités en la matière ; enfin, Mme Laure Leclerc, directrice des programmes, et M. Albin Soares-Couto, chef du département « Pluralisme, droit et libertés », du Conseil supérieur de l’audiovisuel, qui interviendront sur les modalités relatives à l’interdiction ou au retrait dans les médias audiovisuels de contenus relayant la propagande de Daech.

La mission d’information est dotée des prérogatives d’une commission d’enquête dans les conditions applicables à ces dernières. Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 7 novembre 1958, je vais donc demander à chacun d’entre vous de prêter le serment, avant de prendre la parole, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Christian Gravel prête serment.)

M. Christian Gravel, directeur du Service d’information du Gouvernement.

Je commencerai mon exposé en citant al-Souri, un théoricien djihadiste bien connu, qui affirme, dans son opus magnum – une œuvre d’environ mille pages consacrée à l’idéologie de Daech –, que le combat dans la voie de Dieu est un ensemble réunissant sur un même plan les opérations politiques, militaires et médiatiques. Ainsi la domination informationnelle et la guerre des idées constituent un enjeu aussi important que celui de la victoire par les armes. Elles permettent en effet de susciter des recrutements, d’agréger des opinions, de neutraliser la capacité de réaction de l’adversaire ou, au contraire, de galvaniser les troupes. La mise en scène d’une décapitation a aujourd’hui un impact beaucoup plus fort que l’explosion de bombes, devenue, hélas ! classique depuis quelques années.

L’enjeu est donc bien l’emprise exercée sur les esprits et la volonté d’imposer une vision du monde. Or, à l’heure où les réseaux sociaux sont une source d’influence majeure, le Web est devenu de facto un champ de bataille, au même titre que la terre, la mer, l’air et la stratosphère. La lutte d’influence s’inscrit ainsi dans un contexte marqué par la révolution numérique, qui a bouleversé la capacité de conviction des États. Cette révolution se caractérise par l’explosion des flux d’information et par le passage d’un modèle communicationnel vertical, où les émetteurs traditionnels transmettaient des informations aux citoyens à travers le filtre médiatique, à un modèle horizontal, dans lequel chaque parole se vaut et où les émetteurs traditionnels sont jugés beaucoup moins crédibles que d’autres, des blogueurs influents par exemple. Elle se caractérise enfin par une explosion des théories conspirationnistes, qui inondent les réseaux sociaux et auxquelles sont confrontés une grande majorité des adolescents. Il y a là un enjeu démocratique majeur car, persuadés qu’ils sont de la véracité des théories parfois les plus farfelues, ces apprentis citoyens remettent absolument tout en cause, en rejetant, en particulier, tout ce qui relève des institutions.

Dans un tel contexte, il est impératif que l’État soit présent, que ce soit pour déréférencer ou bloquer certains sites. Mais surtout, pour accompagner la révolution numérique et bénéficier de la force de diffusion d’un certain nombre de contenus. Étant donné la croissance exponentielle du nombre des départs pour l’Irak et la Syrie depuis 2014, il convenait de s’inscrire dans cet espace numérique afin de casser le monopole qu’y détient une organisation telle que Daech et d’y développer une stratégie d’influence destinée à convaincre du bien-fondé de notre mode de vie et de nos choix de société ainsi que de la légitimité de notre modèle culturel. À cette fin, il nous fallait devenir un acteur offensif, à part entière, d’autant que le modèle de communication de Daech s’est considérablement professionnalisé à travers la production de vidéos, d’images et d’infographies, toutes plus efficaces les unes que les autres.

La force de Daech est, en outre, d’être en mesure de produire un récit présentant un projet de société alternatif complet, aussi simple qu’il est puissant puisqu’il apporte des réponses simplistes à des questions complexes, qu’elles relèvent de la vie quotidienne ou des grandes interrogations existentielles de l’adolescence. De plus, cette organisation exploite, et c’est tout son talent, la force des codes de la jeunesse actuelle issus des jeux vidéo, des films, des clips et de la culture geek – je pense notamment au « LOL » ou aux bébés déguisés et portant des kalachnikovs, par exemple – ainsi que la violence, érigée en valeur à part entière : elle est un symbole de force et un moyen de se faire respecter. Le djihadisme 2.0 se caractérise enfin par son approche marketing : à chaque âge, chaque sexe, chaque aire géographique et culturelle correspondent des messages appropriés.

Il fallait donc se positionner face à ces organisations, partout où elles se trouvent. C’est ainsi qu’est né, quelques semaines après les attentats de janvier 2015, le projet « Stop djihadisme », qui était destiné à poser le premier jalon du contre-discours des autorités françaises. L’approche fut d’abord statique puisqu’elle a consisté à créer un site internet permettant d’informer nos concitoyens, à l’aide d’outils pédagogiques – infographie, témoignages… –, de l’ensemble des moyens déployés par l’État pour lutter contre le terrorisme de manière générale, et contre des organisations comme Al-Qaïda et Daech en particulier, et d’inviter la société civile à la mobilisation et à la vigilance.

Ce site est régulièrement actualisé. Vous avez sans doute tous en mémoire les spots télévisés dans lesquels témoignent des parents dont les enfants sont partis en Syrie et en Irak. Dernièrement, nous avons également pu recueillir l’interview exclusive d’un réfugié syrien originaire de Raqqa, qui a fui ces barbares sanguinaires, ces « malades mentaux », pour reprendre ses mots. Nous allons continuer à diffuser ce type de témoignages pour dévoiler la réalité qui se cache derrière les belles paroles de Daech.

Ce dispositif avait également vocation à inviter les familles concernées par le phénomène de l’embrigadement djihadiste à composer le numéro vert géré par le ministère de l’intérieur. Nous avons ainsi diffusé sur ce site, au moment de son lancement, un clip de deux minutes qui reprend l’esthétique de Daech pour mieux la retourner grâce à un contre-discours basique destiné, vidéos à l’appui, à déstructurer le processus d’embrigadement. Notre objectif était de réveiller les consciences. Nous pensions notamment aux jeunes femmes, qui sont aujourd’hui les principales cibles de la propagande de Daech car elles ne sont pas assez nombreuses sur place. Dans le contrat que le soldat signe avec l’organisation, on lui promet en effet d’être nourri, logé, blanchi et d’avoir une femme. Ainsi certaines jeunes filles partent retrouver un djihadiste, parfois épousé sur Skype, et passent quelques mois avec lui, avant de subir une sorte de « tournante » puisqu’elles sont répudiées et mariées à plusieurs reprises. Nous avons pu recueillir le témoignage de plusieurs d’entre elles, qui communiquent encore avec leurs parents. Nous souhaitions donc donner des outils aux jeunes femmes ainsi qu’à leur entourage pour les aider à ouvrir les yeux sur ce phénomène. Le lancement de cette vidéo et du portail a provoqué un doublement du nombre d’appels sur les plateformes téléphoniques.

Depuis cinq mois, nous sommes entrés dans une phase dynamique, avec l’ouverture de comptes Twitter et Facebook qui permettent de décliner, quotidiennement, un certain nombre de messages alimentant notre contre-discours.

Cette action s’inscrit dans trois logiques. Premièrement, nous informons les citoyens, notamment des avancées militaires de la coalition, car on sait que l’invincibilité est un des éléments majeurs de la mythologie de Daech. Deuxièmement, nous diffusons un contre-discours que nous déclinons de différentes manières. Je pense en particulier à des témoignages de victimes ou de repentis, recueillis le plus souvent par la presse internationale, qui figurent parmi les messages les plus partagés par notre auditoire – il est vrai que leur impact émotionnel crée une plus-value. La troisième logique est une logique de résilience. Nos valeurs doivent nous permettre de contribuer à l’unité de la nation, face à des adversaires qui veulent nous diviser. Le sentiment d’appartenir à une même famille doit transcender nos différences, quelles qu’elles soient.

À terme, la saturation de l’espace digital est l’un des enjeux de cette lutte. L’aspect quantitatif est en effet essentiel, mais il ne doit pas faire oublier l’aspect qualitatif. Il nous faut ainsi diffuser, à l’instar de nos ennemis, des messages parfaitement adaptés aux différentes cibles visées. La mobilisation des forces issues de la société civile est une condition sine qua non de la réussite de ce contre-discours. Les théories conspirationnistes, on le sait, inondent la toile, de sorte que certains jeunes considèrent que les institutions, au premier rang desquelles l’État et le Gouvernement, sont par définition illégitimes car représentantes de ce « grand système » manipulé -soi-disant- par les Illuminati, les francs-maçons, les reptiliens ou autres, dont l’objectif serait d’écraser la majorité de la population. Aussi nous efforçons-nous de mobiliser actuellement les acteurs du Web, américains et français, afin qu’ils participent à une fondation qui financerait des actions de contre-discours issues du tissu associatif, notamment d’internautes citoyens qui pourraient toucher directement des jeunes, ce que nous ne pouvons pas faire, dans le cadre de forums de discussion, par exemple, et maintenir une relation de confiance qui leur éviterait de basculer vers le pire.

Pour l’élaboration et la rédaction de nos messages, nous nous appuyons sur un comité scientifique composé de chercheurs en sociologie, en histoire, en théologie, en psychologie, tous spécialistes des questions de radicalisation et de djihadisme. J’ai d’ailleurs indiqué aux acteurs du Web concernés que nous mettrions bien entendu à la disposition de la fondation que j’ai évoquée à l’instant les travaux de recherche que nous avons accumulés.

Encore une fois, la force de ces organisations terroristes est de produire un récit reposant sur une vision simpliste de l’histoire, sur une rhétorique du sens opposant la pureté des vertueux aux mécréants. Ce discours répond en effet à des aspirations naturelles : il s’adresse aux rêves des jeunes, à leurs fantasmes et à leurs espoirs, dans le cadre d’un projet de société idéale. Il les touche d’autant plus que ces jeunes, voire très jeunes, souvent en difficulté sociale ou psychologique, sont fragiles. Le chemin qui leur est proposé répond à leurs questions existentielles et la rhétorique utilisée est d’autant plus séduisante qu’elle leur donne l’illusion de maîtriser la compréhension du monde en leur offrant des clés de lecture –factices – des énigmes de la vie.

C’est la raison pour laquelle la production d’un récit contrant le storytelling de la barbarie est l’enjeu majeur. L’État doit replacer chacun dans une trajectoire collective s’inscrivant dans des valeurs fondamentales. Dans ce combat de la civilisation contre la barbarie, nous ne devons pas tomber dans le piège tendu par nos ennemis, qui est celui du choc des civilisations. Il s’agit donc de produire, non pas une parole « contre », mais bien une parole « avec », un discours inclusif, la multitude se fondant dans l’unité de la République, fidèle à sa grande histoire. Le défi auquel nous sommes confrontés n’est pas exclusivement sécuritaire ; il est global, sociétal, donc hautement politique. Il s’agit bien de « refaire société », de « refaire nation », d’élaborer, à partir d’une vision lucide du monde, un nouveau projet de société dans lequel l’ensemble de nos jeunesses puissent se reconnaître et envisager de construire leur vie.

Nous devons répondre aux aspirations d’une partie de la population qui est en quête de sens, de reconnaissance, d’identité. Tout repose donc sur la réhabilitation d’un système de valeurs transcendant les différences individuelles, communautaires, culturelles. L’objectif de cette contre-narration est donc, après avoir tenté dans un premier temps de démonter un à un les outils d’enrôlement des organisations extrémistes, de diffuser des messages à caractère positif permettant d’envisager la concorde.

En conclusion, un examen de conscience collectif, au niveau national et international, me paraît nécessaire. Daech est en effet l’expression des crises structurelles de notre époque. Elle est, comme le dit le philosophe Abdennour Bidar dans sa Lettre au monde musulman, le résultat d’une double crise. Une crise de l’islam d’abord, où le salafisme, pourtant ultra-minoritaire, exerce une influence extrêmement puissante qu’il nous faut contrecarrer. Tel n’est pas le rôle d’un État laïc, certes. Mais celui-ci peut mettre les autorités religieuses face à leurs responsabilités, comme il l’a fait dans le cadre de la dernière instance de dialogue avec l’islam, qui s’est tenue Place Beauvau il y a quelques semaines. L’ensemble des représentants de l’islam de France ont ainsi admis qu’ils avaient le devoir de s’engager également dans un contre-discours, leur avantage étant d’avoir une parole théologique crédible et légitime.

Une crise du monde occidental ensuite. Celui-ci souffre en effet d’un vide de sens qu’il faut combler. Avoir le consumérisme comme seul horizon ne permet évidemment pas de répondre aux aspirations fondamentales d’une grande partie de la jeunesse, qui a envie de donner du sens à sa trajectoire.

L’enjeu est donc, encore une fois, hautement politique. Nous devons engager collectivement – administration, instances démocratiques, autorités politiques – un travail de fond qui doit transcender les différences partisanes, afin d’élaborer un nouveau discours s’appuyant sur une vision et un projet de société susceptibles de répondre aux interrogations et aux problématiques propres au début du XXIsiècle.

(M. Jean-Yves Latournerie prête serment.)

M. Jean-Yves Latournerie, préfet du Val-d’Oise. Je vais tenter de vous apporter des précisions sur les moyens dont dispose la mouvance djihadiste internationale, en particulier Daech, en matière de propagande.

Tout d’abord, cette organisation s’adapte en permanence et très rapidement aux évolutions technologiques des moyens de communication et utilise désormais internet, sous toutes ses formes, comme une véritable plateforme opérationnelle. Dans les années 1980 et 1990, la propagande djihadiste se résumait aux publications écrites et aux cassettes vidéo des moudjahidin. Dans les années 2000, on a vu apparaître les vidéos diffusées par des chaînes de télévision, en particulier Al Jazeera, ainsi que les premiers sites et forums de discussion sur internet. Depuis 2010, cette propagande s’est adaptée au Web 2.0 – avec les applications mobiles, les réseaux sociaux, le dark net –, qui évolue techniquement très rapidement et dans lequel Daech est passé maître. En matière de propagande djihadiste, sa production, moderne et destinée au grand public, a d’ailleurs largement supplanté celle d’Al-Qaïda, qui est d’une facture plus élitiste et plus traditionnelle.

Les objectifs de la propagande de l’État islamique – qui souhaite apparaître tantôt comme un groupe terroriste, tantôt comme un mouvement de guérilla, tantôt comme un État en construction, le tout sur fond de terreur –, qui rencontre un écho important en Occident, sont de quatre ordres.

Premièrement, elle a une dimension idéologique : il s’agit bien de diffuser au maximum la rhétorique et les images de groupes djihadistes au profit de leur idéologie. L’Etat islamique a ainsi décidé récemment de contrebalancer ses échecs militaires, auxquels Christian Gravel a fait référence, en mettant en avant les effets des attentats terroristes.

Deuxièmement, cette propagande remplit une fonction de plateforme opérationnelle : elle est destinée à diffuser les grandes orientations stratégiques, à annoncer des objectifs et à donner des consignes ainsi que des conseils opérationnels et tactiques. Ainsi, le magazine Web Inspire – téléchargeable sur internet et de très bonne facture – édité par Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA), dispense régulièrement aux apprentis djihadistes vivant dans les pays occidentaux des conseils concernant des modes opératoires simples et efficaces.

Troisièmement, la propagande vise le recrutement. Les moyens sont variés ; ils peuvent être discrets – emails et discussions en ligne – ou s’afficher au grand jour, sur des réseaux sociaux, tels Facebook ou Twitter, voire être diffusés via des plateformes de jeux interactifs. Aujourd’hui, l’État islamique appelle les musulmans vivant en Occident à émigrer en zone syro-irakienne pour y vivre sur une « vraie terre d’islam » et remplir leur devoir, qui est de défendre le califat face aux opérations militaires occidentales. Bref, cette propagande a pour objectif de faire des recrues en tentant de les convaincre de la grandeur de la cause dans laquelle ils doivent s’engager. Dans ce domaine, ainsi que l’a indiqué Christian Gravel, l’offre de propagande est diversifiée et comprend des contenus spécifiques à destination notamment des femmes, des convertis et des plus jeunes.

Qu’en est-il de l’organisation et des types de documents diffusés ?

Au début, l’usage du numérique n’était pas véritablement maîtrisé, si bien qu’on a pu parler de « djihad Hollywood ». Il s’agissait d’une communication quasiment ludique consistant à diffuser des tranches de vie des combattants, destinée à montrer, et ce à des fins de recrutement, que la vie du djihad est belle et que la gloire est au bout du chemin. Pour la petite histoire, il aurait été mis fin à ce type de propagande artisanale pour une raison fort prosaïque : l’état-major de l’État islamique se serait aperçu que certains soldats djihadistes oubliaient parfois de désactiver la fonction localisation de leur smartphone, de sorte qu’ils facilitaient leur localisation et donc, potentiellement, des frappes.

Cette communication a donc été reprise en main et organisée : une choura des médias, c’est-à-dire un conseil spécifique, définit désormais la stratégie de communication de l’EI. Son responsable a d’ailleurs publié, à la fin de 2014, le premier communiqué de menaces visant les pays occidentaux participant aux frappes aériennes, notamment la France, communiqué qui est considéré aujourd’hui comme le point de départ de l’engrenage terroriste actuel.

Le département « Médias et communication » de Daech, dénommé al-Hayat Media Center, comporte différents services spécialisés : Aamaq relate en temps réel les événements et les combats ; al-Hayat, a pour objectif le rayonnement international et, là encore, le recrutement ; quant à al-Furat et Khilafah, ils diffusent des contenus francophones. On trouve également des studios spécialisés par vecteur technique de communication. Généralement, les contenus sont disponibles en arabe, puis traduits dans d’autres langues, dont l’anglais et le français. Les sujets sont divers : combats, vie quotidienne dans les zones contrôlées par Daech, enseignements en matière de sécurité informatique…

Ces dispositifs montent très régulièrement en gamme, et les productions de cette choura sont parfaitement pensées et réalisées avec beaucoup de professionnalisme. Les vidéos sont soigneusement exécutées et montées, les revues abordent des thèmes variés : actions réussies, justifications religieuses, étude de certains passages du Coran, interviews orientées, présentation de faits historiques… Il s’agit d’un programme sérieux, complet, dans le sens où rien n’est négligé, et, pour tout dire – tel était le sens, je crois, de l’intervention de Christian Gravel –, redoutablement efficace. Cette propagande est agile, c’est-à-dire qu’elle évolue rapidement, et moderne. Je signale au passage que cette communication est aussi, pour nous, une source de renseignement ouverte. Nous avons ainsi observé dans ces publications la capacité qu’a Daech à se renseigner et à bien connaître nos propres forces de sécurité intérieure, leur organisation, leurs forces et le cas échéant leurs vulnérabilités.

Les supports de propagande couvrent à peu près toute la gamme existante : bulletins, flashs info, reportages photographiques sur des sujets divers – des soins dentaires jusqu’aux exécutions en passant par la culture agronomique et la vie quotidienne sous l’État islamique –, revues et magazines de grande qualité rédigés dans différentes langues – arabe, français, anglais, russe, allemand – et comptant entre 60 et 120 pages. La mise en ligne de ces documents est signalée sur des comptes Twitter et leur téléchargement peut s’effectuer via des liens figurant sur ces comptes ou sur le site archive.org. Pour ne citer qu’un exemple, un récent numéro de Dar al-Islam comprend un dossier d’une quinzaine de pages consacré à l’anonymat sur internet et aux moyens de communiquer de manière sécurisée. Le spectre de la propagande est donc complet, de l’idéologie jusqu’au mode d’emploi pratique.

Dans le domaine de la vidéo, l’activité est également assez intense. On dénombre en moyenne, chaque jour, trois nouvelles vidéos rattachées à Daech sur des réseaux comme Facebook ou YouTube, leur publicité étant assurée sur Twitter. On trouve également des contenus audio plus traditionnels, qui prennent la forme de bulletins radio qui peuvent également être téléchargés.

J’en viens aux vecteurs de diffusion utilisés sur le Web par Daech et ses sympathisants. Là encore, l’ensemble du spectre des communications numériques est utilisé par l’État islamique, avec une préférence pour des outils proposant du chiffrement. Lorsqu’un nouveau média apparaît, il est relayé par les outils que je viens d’évoquer, qui permettent de le dupliquer de manière exponentielle. Cela a commencé avec le lancement sur Twitter, au moment de la prise de Mossoul, du hashtag #Iraqliberated, qui a été repris quasi instantanément par les sympathisants du monde entier.

L’ensemble de ces sites, blogs, réseaux sociaux, services d’hébergement d’images illustrent, une fois de plus, le fait que Daech utilise toute la panoplie des outils actuels au service de sa propagande, laquelle est conçue et diffusée par un opérateur mondial mais relayée par l’ensemble des sympathisants de l’organisation.

Face à cette situation, l’essentiel de nos moyens – outre la contre-propagande et les contre-discours qu’a évoqués Christian Gravel – résulte de la mise en œuvre de l’article 6-1 de la loi pour la confiance dans l’économie numérique, modifié par la loi du 13 novembre 2014, qui a étendu le champ d’application du dispositif de déréférencement ou de blocage des sites pédopornographiques aux contenus terroristes. Les décrets d’application de la loi ont été publiés au mois de mars 2015 et sont mis en œuvre depuis cette date. Ainsi, l’Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication, qui dépend de la Direction centrale de la police judiciaire, a appliqué la procédure de blocage administratif dès le 11 mars.

Depuis, la liste des sites dont l’Office central estime qu’ils relèvent de la propagande terroriste ou de l’apologie du terrorisme est incrémentée chaque semaine. Les fournisseurs d’accès à internet et les opérateurs de réseau mobile virtuel – il s’agit, pour l’essentiel, de SFR-Numericable, Bouygues, Free et ses filiales, Orange, Nordnet, et d’autres moins connus, Afone et Vialis notamment – appliquent les mesures de blocage. Quant aux mesures de déréférencement, qui concernent les moteurs de recherche – principalement ceux de Google, Orange et Microsoft, qui couvrent plus de 95 % des recherches des internautes en France –, elles ont été appliquées pour la première fois au mois d’août 2015.

Au sein de l’office, deux enquêteurs spécialisés sont affectés à la mise en œuvre pratique de ces mesures : ils signalent aux opérateurs ou aux moteurs de recherche l’existence de contenus illicites et appliquent la mesure de blocage ou de déréférencement. Ce dispositif bénéficie en outre de l’infrastructure de l’office central, notamment la Plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements (PHAROS), sur laquelle sont signalés les contenus illicites. Les personnels affectés à cette plateforme, au nombre d’une vingtaine, caractérisent les contenus qui leur sont signalés, notamment par des particuliers, et, après recoupement, saisissent, le cas échéant, les deux enquêteurs spécialisés de l’office.

Préalablement aux mesures de déréférencement et de blocage, une demande de retrait des contenus est adressée à l’hébergeur ou à l’éditeur. En 2015, 437 demandes de retrait de contenus à caractère terroriste ont été formulées, contre 121 demandes de retrait de contenus à caractère pédopornographique. De janvier à mars 2016, nous sommes passés à plus de 900 demandes de retrait de contenus à caractère terroriste. La montée en puissance du dispositif est donc indéniable. Lorsque le retrait n’est pas obtenu, une procédure de blocage du site concerné est mise en œuvre. En matière de terrorisme, 43 adresses ont été bloquées en 2015 – contre 240 en matière de pédopornographie – et 29 au cours des trois premiers mois de 2016. On peut donc en déduire que la lutte contre le terrorisme mobilise les opérateurs, puisque, dans ce domaine, ils défèrent plus facilement aux demandes de retrait que lorsqu’il s’agit de pédopornographie.

Ces mesures ont toutefois une limite. En effet, une vidéo de décapitation signalée et supprimée par YouTube risque de renaître via un autre compte ou de migrer vers une autre plateforme. Les opérateurs eux-mêmes ne maîtrisent pas de manière absolue les contenus diffusés sur leur propre plateforme. Aussi le dispositif est-il complété par ce que l’on appelle des mesures de déréférencement, qui empêchent de trouver les contenus incriminés sur les moteurs de recherche. Ainsi, 188 mesures de déréférencement ont été prises pour terrorisme en 2015 – contre 323 pour pédopornographie – et 185, soit presque autant, au cours des seuls trois premiers mois de 2016.

Ce dispositif, qui monte en puissance, est relativement efficace – relativement car, je le répète, il ne peut pas être exhaustif, compte tenu de l’ampleur de la diffusion de ces contenus sur internet. Il est cependant en train de se démultiplier au niveau européen. Depuis le mois de juillet 2015, en effet, une plateforme, European Internet Referral Unit (EU IRU), a été créée au sein d’Europol qui a pour mission de lutter contre les contenus de propagande terroriste ou d’extrémisme violent diffusés sur internet, de les signaler aux fournisseurs de services en ligne et d’obtenir leur suppression. Cette plateforme s’inspire donc de la même philosophie que le dispositif français. Dès lors qu’elle agit au niveau européen, elle devrait accroître l’efficacité collective, surtout si une partie importante des pays européens mettent sur pied ce type de veille sur internet et utilisent ces techniques de déréférencement.

La limite de ce dispositif tient au fait que la conception de l’illicéité n’est pas la même en France que dans d’autres pays, notamment anglo-saxons. En matière de propagande et d’apologie du terrorisme – je ne parle pas, ici, de pédopornographie –, un contenu considéré comme illicite chez nous peut parfaitement être considéré comme relevant de la liberté d’expression outre-Atlantique et outre-Manche. Le taux d’efficacité des demandes de retrait peut être excellent des deux côtés, mais ces demandes ne porteront pas sur les mêmes contenus d’un côté et de l’autre. Telle est la limite de notre coopération avec les hébergeurs de contenus mais aussi et surtout avec les plateformes américaines.

Nous avons donc créé, sur l’initiative du ministre de l’intérieur – qui avait rendu visite, quelques jours après les attentats de janvier 2015, aux grands opérateurs du Net américains –, un groupe de contact permanent avec les représentants de ces derniers en Europe, afin d’approfondir concrètement notre coopération sur les sujets que je viens d’évoquer et, plus généralement, sur la lutte contre les contenus illicites, et d’améliorer l’efficacité de nos enquêtes numériques dans le cadre des affaires de terrorisme. De fait, dans les affaires criminelles en général, l’utilisation du numérique est désormais l’une des pistes les plus efficaces lorsqu’on parvient à l’exploiter. Nous avons donc amélioré nos procédures de saisine dans le cadre de ces enquêtes, en échange de quoi nous avons demandé aux opérateurs d’être plus rapides et plus exhaustifs lorsque ces enquêtes portent sur le haut du spectre, c’est-à-dire en cas de terrorisme, ou d’urgence vitale. Nous avons largement obtenu satisfaction dans ces domaines, même si, encore une fois, nous nous heurtons, dans certains cas, à des conceptions différentes de ce qu’est un contenu illicite.

(Mme Laure Leclerc prête serment.)

Mme Laure Leclerc, directrice des programmes du Conseil supérieur de l’audiovisuel. Il me paraît nécessaire de rappeler, tout d’abord, le cadre juridique dans lequel évoluent les médias français et les chaînes extracommunautaires qui relèvent de la compétence du Conseil supérieur de l’audiovisuel. L’article 1er de la loi de 1986, s’inspirant de la loi sur la presse écrite, pose le principe de la liberté de la communication au public par voie électronique. Mais cette liberté est aussitôt encadrée, puisque l’article 1er dispose que « l’exercice de cette liberté ne peut être limité que dans la mesure requise, d’une part, par le respect de la dignité de la personne, de la liberté et de la propriété d’autrui, du caractère pluraliste de l’expression des courants de pensée et d’opinion et, d’autre part, par la protection de l’enfance et de l’adolescence, par la sauvegarde de l’ordre public, par les besoins de la défense nationale, par les exigences de service public, par les contraintes techniques inhérentes aux moyens de communication […]. »

Les médias audiovisuels et le CSA doivent donc concilier la liberté de l’information, la sauvegarde de l’ordre public et la préservation de la cohésion nationale. J’évoquerai, dans un premier temps, les chaînes françaises, puis les chaînes extracommunautaires qui relèvent en partie de la compétence du Conseil et, enfin, les plateformes numériques, qui sont au cœur de la propagande de Daech mais pour lesquelles la compétence du Conseil est extrêmement limitée.

En ce qui concerne les chaînes françaises, la principale question qui s’est posée en 2015 a été celle du traitement des attentats : dans quelle mesure peut-on informer le public sans mettre en danger la vie des personnes susceptibles d’être touchées, notamment les otages, ni donner à des mouvements terroristes la tribune médiatique qu’ils recherchent ? C’est ce difficile équilibre qui a été recherché. En janvier 2015, le Conseil a ainsi été amené à adresser quinze mises en garde et vingt et une mises en demeure à des médias dont il a estimé qu’ils avaient pu divulguer des informations de nature à mettre en danger la sécurité d’un certain nombre de personnes otages – je ne puis en dire davantage sur ce sujet car le contentieux n’est pas encore tranché. Je dois dire que cette action, qui n’est aucunement une entrave à la liberté d’informer, a certainement eu un effet très positif sur le traitement des attentats de novembre, puisqu’aucun manquement n’a été relevé à cette occasion.

Le CSA a souhaité dans le même temps accentuer son action en faveur de la cohésion nationale. Il a ainsi réuni, le 28 mai 2015, les diffuseurs pour qu’ils prennent des engagements supplémentaires en faveur de la diversité de la société française et il a organisé, le 6 octobre, un colloque sur la représentation de la diversité de notre société afin de lutter contre les stéréotypes et les amalgames.

Au-delà de la gestion de ces épisodes de crise et de la promotion de la diversité, le Conseil est extrêmement attentif à ce que les chaînes de télévision françaises ne diffusent pas d’images de propagande de Daech sans les contextualiser et les expurger de ce qui pourrait être attentatoire à la dignité de la personne. Si des images particulièrement violentes sont mises en ligne sur internet, les services du Conseil veillent à ce que les chaînes ne montrent pas ou floutent les images d’exécution, de corps mutilés ou d’otages s’exprimant devant la caméra. Récemment, par exemple, elles ont bien précisé qu’elles ne diffuseraient pas le message d’une otage franco-tunisienne qui avait été enregistré sous la contrainte. De manière générale, les chaînes ont respecté ce principe, de sorte que nous n’avons pas connu de cas de diffusion d’images problématiques.

Je vais citer quelques exemples. Le 24 septembre 2014, des djihadistes algériens se réclamant de l’organisation État islamique ont diffusé une vidéo montrant l’exécution d’Hervé Gourdel. Les services du Conseil se sont assurés qu’aucune chaîne française ne diffuse ces images et aucun manquement n’a été constaté.

En novembre 2014, France 3 a diffusé un reportage sur les enfants djihadistes. Les journalistes avaient interrogé et filmé des enfants français partis avec leur famille en Syrie, où ils suivaient une forme d’entraînement militaire. Les images et les propos tenus par ces enfants étaient extrêmement choquants. Cependant, l’origine des images était systématiquement indiquée et la journaliste avait pris le soin de contextualiser chaque séquence. En outre, conformément aux demandes du Conseil, le visage des enfants qui apparaissaient dans le reportage avait été flouté. Par ailleurs, si la journaliste n’a pu produire l’autorisation des parents, on peut néanmoins imaginer que ceux-ci ne s’étaient pas opposés à ce que leurs enfants soient filmés, dans la mesure où les images avaient été tournées à des fins de propagande. En outre, le reportage avait été diffusé à une heure tardive, vers vingt-trois heures. La situation exposée dans ce reportage étant terrible, le Conseil a décidé de ne pas intervenir, estimant que les images ne véhiculaient aucune propagande. Son souci, en effet, n’est pas de taire des informations, mais de faire en sorte que leur diffusion soit bien encadrée et qu’elles ne comportent pas d’images insoutenables.

Autre exemple : le traitement de l’acte présumé terroriste commis en Isère en juin 2015. Le 26 juin 2015, Yassin Salhi pénètre dans l’usine Air Products de Saint-Quentin-Fallavier, tente de faire exploser des bombonnes de gaz et laisse sur les lieux le corps décapité de son supérieur hiérarchique. La tête de sa victime a été retrouvée fixée à un grillage, encadrée de deux drapeaux frappés de la chehada, la profession de foi musulmane. Yassin Salhi a été rapidement appréhendé et trois autres personnes ont été interpellées. Là encore, les services du Conseil ont veillé à ce qu’aucune image du corps mutilé de la victime ou de la mise en scène imaginée ne soit diffusée, et les chaînes ont respecté ses consignes.

Enfin, le Conseil a été saisi d’un reportage diffusé sur M6, le 24 avril 2016, dans l’émission Zone interdite et intitulé « 13 novembre, enquête sur une nuit tragique ». Ce reportage contient des images enregistrées par une caméra de vidéosurveillance sur lesquelles on voit l’explosion de l’un des terroristes. Le dossier est en cours d’instruction par les services du Conseil.

Pour exiger des diffuseurs qu’ils fassent preuve de responsabilité en cas d’actes terroristes, le Conseil s’appuie notamment sur sa recommandation du 20 novembre 2013 relative au traitement des conflits internationaux, des guerres civiles et des actes terroristes par les services de communication audiovisuelle. Il y recommande aux éditeurs de s’abstenir de présenter de manière manifestement complaisante la violence ou la souffrance humaine lorsque sont diffusées des images de personnes tuées ou blessées et des réactions de leurs proches ; de préserver la dignité des personnes prises en otage, notamment lorsque leur image ou tout autre élément permettant de les identifier est utilisé par les ravisseurs ; de respecter scrupuleusement les stipulations des conventions de Genève et de leurs protocoles additionnels relatives à la protection des prisonniers de guerre et des personnes civiles en temps de guerre ; de traiter avec la pondération et la rigueur indispensables les conflits internationaux susceptibles d’alimenter des tensions et des antagonismes au sein de la population ou d’entraîner, envers certaines communautés ou certains pays, des attitudes de rejet ou de xénophobie et de vérifier l’exactitude des informations diffusées.

Les médias audiovisuels peuvent également contribuer à lutter contre le terrorisme, le djihadisme et la radicalisation. Une vingtaine de médias, dont TF1 et TV5 Monde, ont ainsi relayé la campagne « Stop djihadisme », qui donne la parole à des jeunes pour qu’ils racontent leur expérience, la manière dont ils ont découvert le départ de leur proche et leurs difficultés à s’en remettre. À la fin de chaque spot, les téléspectateurs voyaient apparaître un numéro vert.

Par ailleurs, les chaînes de télévision françaises ont diffusé un certain nombre de reportages sur les Français partis en Syrie. Dans les journaux télévisés, certains sujets ont souligné la rapidité avec laquelle un certain nombre de jeunes peuvent basculer. Une sociologue a également indiqué quels pouvaient être les signes avant-coureurs de la radicalisation : modification des habitudes vestimentaires chez les filles, refus d’assister aux cours d’éducation physique, de dessin ou de sciences naturelles... On peut également citer le documentaire « Djihad, le défi intérieur de la France », diffusé en janvier 2016 sur France 24, le reportage « Les Français en Syrie », diffusé le 3 septembre 2015 dans l’émission Envoyé spécial sur France 2, ou un 66 Minutes, intitulé « Ils partent au djihad en famille », diffusé le 28 septembre 2015 sur M6. Ces reportages mettent souvent l’accent sur les difficultés rencontrées sur place par ces familles qui, influencées par la propagande de Daech, avaient décidé de partir en Syrie.

Enfin, sont invités des intervenants qui dénoncent les risques liés à la radicalisation. On peut notamment signaler l’invitation, le 14 avril 2016, sur France 2, dans l’émission Dialogues citoyens, de Véronique Roy, mère d’un djihadiste mort en Syrie, qui a pu interroger le Président de la République.

J’en viens maintenant au suivi par le CSA des chaînes extracommunautaires.

En application de l’article 43-4 de la loi du 30 septembre 1986, un millier de liaisons satellitaires pourraient relever de la compétence du CSA. Le Conseil a déjà demandé plusieurs fois la cessation de la diffusion de chaînes du Moyen-Orient transportées par Eutelsat parce qu’on y voyait des images violentes portant atteinte à la dignité humaine ou qu’on y entendait des propos incitant à la haine ou à la violence raciale ou religieuse.

Le Conseil agit essentiellement sur la base de signalements. L’ambassadeur d’Égypte lui a ainsi adressé de nombreux signalements concernant des chaînes installées en Turquie et proches des Frères musulmans. Afin d’assurer le contrôle de ces chaînes extracommunautaires, le Conseil dispose d’une liaison directe avec l’INA. Un agent, qui parle parfaitement l’arabe classique, est actuellement chargé de les visionner ; un second agent est mobilisable à tout moment, et le Conseil peut recourir ponctuellement à des traducteurs assermentés.

Jusqu’à ce jour, aucune chaîne de l’organisation Daech ne semble avoir été diffusée via Eutelsat. L’une d’elles, BEINHD4, a pu cependant l’être très brièvement, pendant quelques heures, en janvier 2016, via Nilesat, un satellite égyptien, depuis Mossoul, en Irak. Les chaînes de Daech, qui seraient au nombre de sept – notamment Dabiq, Al-Khilafa, Al-Bayane, Al-Hayat et Al-Forqane – seraient diffusées sur internet. Par ailleurs, certaines productions du studio Ajnad, qui serait un studio destiné à l’enregistrement des chansons djihadistes et religieuses de l’organisation, sont diffusées indifféremment sur des comptes changeants.

Je ne détaillerai pas les interventions du Conseil qui ont visé, au cours des trois dernières années, des services diffusant des programmes portant atteinte à la dignité de la personne qui lui ont été signalés notamment par l’Égypte. Je citerai simplement les mises en demeure adressées à la société Eutelsat de cesser la diffusion du service égyptien Rabia TV et d’informer le service de télévision Al-Rafidain, une chaîne irakienne ayant diffusé des images du conflit irakien, du régime juridique qui lui est applicable. En tout état de cause, nous n’avons pas relevé de propos promouvant l’État islamique.

En ce qui concerne le suivi des informations disponibles sur internet, en particulier sur les plateformes numériques, les compétences du Conseil sont limitées et concernent les services de médias audiovisuels à la demande, définis selon des critères restrictifs : finalité économique, caractère accessoire ou principal par rapport au média d’origine... Toutefois, le Conseil serait tout à fait disposé à participer dans une certaine mesure à l’élaboration de chartes par lesquelles les hébergeurs s’engageraient à assurer une forme d’autorégulation. Ces chartes pourraient, par exemple, améliorer la définition des critères d’appréciation d’un contenu « illicite ». Par ailleurs, des labels pourraient également associer, outre les acteurs privés concernés, la société civile – par exemple les associations de lutte contre le racisme et l’antisémitisme –, les représentants des internautes et les pouvoirs publics. L’expérience du CSA en matière de conciliation de la liberté d’expression et de la protection des valeurs nécessaires à notre démocratie peut sembler utile à cet égard.

Enfin, une réflexion est menée au plan européen, dans le cadre de l’organisation européenne des régulateurs audiovisuels, afin que la spécificité de ces plateformes soit mieux prise en compte par le droit européen.

M. Kader Arif, rapporteur. Monsieur Gravel, je partage la plupart de vos analyses, mais il me semble que, s’agissant de la contre-propagande ou du contre-projet que nous pourrions élaborer, notre réflexion a pris du retard – et ce n’est pas un reproche que j’adresse à vos services. Je souhaiterais donc savoir quelles sont les pistes sur lesquelles vous travaillez dans ce domaine et avec quels ministères vous collaborez. Il me paraît en effet important d’associer notamment l’éducation nationale à un tel travail, car nous devons nous prémunir contre d’éventuels retours de flamme dans les années à venir.

Madame Leclerc, vous avez évoqué la question de la diversité. Je ne regarde pas la télévision tous les jours, mais je ne suis pas convaincu que cette question y soit réellement traitée ou qu’elle le soit autant que nécessaire. Certains colloques de très haut niveau sont organisés sur ce thème sans qu’aucune personne issue de la diversité n’y participe, même à l’Assemblée nationale ! Je sais qu’une réflexion est menée par le CSA sur la représentation de la diversité à la télévision, mais sur quoi débouche-t-elle ?

Enfin, monsieur Latournerie, je ne suis pas convaincu que l’ensemble des acteurs du Net, dont on a le sentiment qu’ils sont atteints d’une forme de schizophrénie, jouent réellement le jeu dans le domaine de la lutte contre la propagande djihadiste. Je souhaiterais donc savoir quels rapports vous entretenez avec ces acteurs et quelles sont leurs réponses. Par ailleurs, Daech a compris qu’il n’y avait pas de frontières. Or, nos réponses demeurent enfermées à l’intérieur de nos frontières. Je souhaiterais donc savoir si une réflexion est menée au moins à l’échelle européenne. Nous n’en sommes pas convaincus, c’est le moins que l’on puisse dire. Nous avons rencontré des représentants d’Europol à La Haye, des représentants du Service européen d’action extérieure, de la DG JUST, qui partagent nos interrogations. Enfin, vous n’avez pas évoqué le dark net ; or, c’est un véritable souci. Un travail est-il engagé sur ce sujet ?

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Nous avons tous conscience, je crois, de la nécessité d’élaborer un contre-projet – même si je n’aime pas ce terme. Mais qu’y met-on ? Ce n’est pas une critique adressée au Gouvernement, mais tout de même : le discours sur les valeurs de la République, l’attachement à la France, etc., on l’entend depuis un an. Pourquoi est-il inopérant ? Dès lors, par quoi faut-il le remplacer ou quelle chair faut-il lui donner ?

Par ailleurs, il existe manifestement un décalage entre, d’une part, ce que vous avez appelé le « Djihad Hollywood » et, d’autre part, l’histoire de France et l’attachement à la communauté nationale, qui sont peut-être un peu moins hollywoodiens. Peut-être pourrait-on mettre davantage en valeur des éléments de scénarisation de notre histoire. Cela fait-il partie des réflexions en cours ?

Enfin, je souhaiterais savoir si vous êtes en contact régulier avec trois organisations musulmanes qui luttent quotidiennement contre le radicalisme. Je veux parler de la grande mosquée d’al-Azhar et de son observatoire, de la mosquée Karaouiyne à Fès et du centre de formation des imams à Rabat – ce ne sont pas les seules, mais je les cite car je les connais. Il serait en effet intéressant de savoir comment la contre-propagande peut s’organiser sur le plan purement religieux, puisque l’on sait que c’est une pierre d’achoppement.

Mme Laure Leclerc. En ce qui concerne l’action du Conseil en faveur de la cohésion nationale, nous avons mis en place, en 2008, un baromètre de la diversité. Celui-ci présente, certes, les inconvénients de l’approche quantitative, qui nous a parfois été reprochée. Quoi qu’il en soit, il est réalisé par un organisme – en l’espèce, TNS-SOFRES –, qui étudie, pendant une ou deux semaines, l’ensemble des programmes et indexe les personnes qui y interviennent selon un certain nombre de critères : appartenance socioprofessionnelle, âge, blanc/non-blanc…

M. le rapporteur. Je vous arrête. Que recouvre la notion de diversité ? Considérez-vous qu’un Martiniquais, un Guadeloupéen ou un Réunionnais, parce qu’ils sont noirs de peau, ne font pas partie de la communauté nationale ?

Mme Laure Leclerc. L’objectif de ce baromètre ne concerne pas la communauté nationale. Il s’agissait, en le créant, de répondre à la critique selon laquelle la télévision est trop « blanche » : les personnes que l’on y voit ne reflètent pas la diversité de la société française, les personnes « non blanches », quand bien même seraient-elles de nationalité française, faisant l’objet de discriminations. Du reste, elles disent elles-mêmes que, lorsqu’elles cherchent un logement, par exemple, elles souffrent de discriminations, indépendamment de leur nationalité.

Dans le cadre de notre étude, un observateur neutre se met dans la position du téléspectateur et indexe les personnes qui passent à la télévision selon qu’il les perçoit comme blanches ou non blanches, avec tous les défauts que cela peut présenter. On classe ensuite les résultats par catégorie d’émissions et l’on qualifie les rôles : on applique un barème de points selon que la personne est un expert ou un présentateur de journal télévisé, ou bien un simple témoin. Voilà pour la partie quantitative.

La deuxième difficulté tient au fait que, les statistiques ethniques étant interdites en France, on ne connaît pas la part de la population dite « non blanche ». Dès lors, on ne sait pas non plus si la proportion observée à la télévision est suffisante ou non. Le Conseil a donc décidé de se référer à une moyenne calculée sur l’ensemble des chaînes.

La force de ce baromètre est qu’il traduit, depuis huit ans, une stabilité remarquable : le pourcentage de non-blancs se situe autour de 15-16 %. On remarque par ailleurs que, plus les rôles sont valorisés, moins ils sont occupés par des personnes non blanches. Ainsi, les experts ou les présentateurs de JT seront essentiellement des hommes blancs, appartenant à une certaine catégorie d’âge : c’est un constat objectif ! On observe également que, dans les fictions télévisuelles, les rôles confiés aux personnes issues de la diversité sont globalement négatifs. Le baromètre permet de mesurer, de constater ce phénomène, et il peut ainsi servir de base de discussion. Des producteurs de fiction, par exemple, nous ont dit que lorsqu’ils avaient proposé un acteur noir pour un rôle de pharmacien, la chaîne leur avait demandé si ce pharmacien était délinquant ou s’il participait à un trafic. Dans les chaînes de télévision, on ne comprend pas qu’un pharmacien puisse être noir et que si l’on a proposé le rôle à cet acteur, c’est parce que celui-ci est un très bon comédien.

La Conseil mène aussi une action contre les stéréotypes. Je vais vous citer un exemple. France 2 a diffusé un reportage qui se voulait tout à fait positif sur un médecin d’origine maghrébine victime d’actes antimusulmans. Or, dans le titre du reportage, on pouvait lire : « Un musulman marié à une Française »… La chaîne ne s’est même pas aperçue que le fait d’associer ainsi une nationalité à une confession était stigmatisant. Le Conseil est donc intervenu. Nous avons d’ailleurs voulu mettre en place, avec notre observatoire de la diversité, une sorte de kit qui permette aux chaînes de comprendre combien une simple formulation comme celle-là peut comporter de stéréotypes.

M. le rapporteur. J’ajoute que l’on n’est même pas certain que ce médecin soit musulman : on le désigne comme tel parce qu’il porte un nom arabe… Par ailleurs, je vais être un peu provocateur, mais c’est tout de même le CSA qui nomme les présidents des chaînes publiques. Des choses pourraient donc leur être dites lors de leur nomination.

Mme Laure Leclerc. Je ne peux pas vous répondre sur ce point, car l’audition se déroule à huis clos. Mais je puis vous dire que la conseillère Mémona Hintermann-Afféjee défend la cause de la diversité avec une grande conviction et qu’elle a sans doute été très vigilante sur ce point. J’ai cité cet exemple pour illustrer notre volonté de voir les chaînes sensibiliser leurs équipes à cette question, car c’est très insidieux. Je crois que si nous ne l’avions pas relevé – nous avons reçu une plainte –, les journalistes eux-mêmes ne s’en seraient pas aperçus.

M. Jean-Yves Latournerie. Les acteurs du Net jouent-ils le jeu ? Dans ce domaine, la relation est fondamentalement déséquilibrée puisqu’internet est dominé par quatre ou cinq majors, toutes anglo-saxonnes – pour ne pas dire américaines. En outre, le droit du Net – je vais utiliser une formule choc à dessein – est constitué aujourd’hui par les conditions générales d’utilisation, celles que vous êtes censés avoir lues et approuvées en cochant une case la première fois que vous souscrivez au service. De fait, lorsque l’on aborde avec eux un sujet délicat, les acteurs d’internet s’en tiennent à la question suivante : « Est-ce ou non conforme à nos termes de référence ? ». Et, en cas de conformité, c’est un peu : « Circulez, n’y a rien à voir ». Au demeurant, leurs arguments ont une logique : en tant qu’acteurs mondiaux, s’ils ne s’en tenaient pas à ces conditions générales d’utilisation, qui ont été mûrement réfléchies, les conflits avec la loi de tel ou tel pays ou ensemble de pays seraient incessants.

On part donc de très loin : lorsque l’on se met autour d’une table avec les acteurs du Net, on essaie de progresser pas à pas. C’est ce qui s’est passé après les attentats de janvier, lorsque le ministre de l’intérieur les a rencontrés pour leur dire que l’on ne pouvait pas continuer ainsi, qu’il fallait améliorer nos relations. De fait, dans ce domaine – mais c’était la partie la plus facile – d’importants progrès ont été accomplis : nous avons défini une méthode qui nous permet, pour les 3 % à 4 % de crimes les plus sérieux, d’obtenir des informations utiles à l’enquête dans de brefs délais.

Mais, pour reprendre l’exemple cité par Mme Leclerc, la photo de la tête de la victime de la décapitation de Saint-Quentin-Fallavier s’est très rapidement répandue sur le Net. Elle a été diffusée dans un premier temps sur des réseaux sociaux – Twitter et Facebook –, puis de manière virale à grande échelle. J’étais récemment devant le CRIF, et l’on m’a indiqué qu’il était encore possible aujourd’hui de trouver cette photo en entrant simplement le nom de la victime dans un moteur de recherche. Nous avons pourtant demandé son retrait à Twitter et Facebook dès que nous en avons eu connaissance, c’est-à-dire très vite : Twitter l’a retirée dans la journée, Facebook a tergiversé pendant trois jours, pour décider en définitive de la rendre inaccessible depuis la France – ce qui n’a pas beaucoup de sens s’agissant d’internet. Le problème, c’est qu’aux États-Unis, le premier amendement de la Constitution, qui garantit la liberté d’expression, est interprété de telle manière qu’il est indiqué, dans les conditions générales d’utilisation de ces réseaux sociaux, que les contenus apologétiques en matière de terrorisme ou de violences ne peuvent être retirés que lorsqu’ils ne sont pas accompagnés d’un commentaire de l’auteur de la publication désapprouvant formellement ces contenus.

En France, en revanche, un arrêt de la Cour de cassation, qui porte sur la publication, en une de Paris Match, d’une photographie non floutée du préfet Érignac assassiné, est sans ambiguïté à cet égard. La famille du défunt, qui a attaqué cette publication, a eu gain de cause en première instance, en appel et en cassation, la Cour estimant qu’il s’agissait d’une atteinte grave à la dignité humaine, contraire notamment au préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

Néanmoins, ce qui peut inciter à l’optimiste ou, en tout cas, ce qui me fait penser qu’il faut persévérer, c’est que cette omnipotence du droit américain sur le Net commence à trouver ses limites. Ainsi, dans le domaine de la protection des données, la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne dans l’arrêt Safe Harbor, ouvre la voie à une approche par zones géographiques homogènes, démontrant en l’occurrence que l’affirmation du droit européen peut faire bouger les lignes. Mais le chemin sera long : il faut savoir qu’au niveau mondial, le seul crime unanimement considéré à ce jour comme devant être banni d’internet, est le child abuse, le fait d’abuser sexuellement d’enfants.

En résumé, les acteurs du Net veulent bien coopérer, pour l’instant sur la partie du spectre qui concerne les actes les plus graves, notamment les actes de terrorisme. Mais, encore une fois, leur audience est mondiale et, ne soyons pas dupes, ils sont également préoccupés par leur business.

M. Christian Gravel. Avec quels ministères le SIG travaille-t-il ? Dans le cadre de sa mission de coordination interministérielle de la lutte antiterroriste sur le Web, le Service d’information du Gouvernement travaille avec tous les acteurs ministériels concernés par cette thématique : l’intérieur, la défense et les affaires étrangères au premier chef, mais également la justice, l’éducation nationale, la jeunesse et la politique de la ville, etc. Chaque semaine, je réunis un comité éditorial comprenant les référents en matière de radicalisation ainsi que l’ensemble des représentants des ministères concernés, qui nous proposent des messages que nous intégrons, le cas échéant, dans notre campagne « Stop djihadisme ». Par contre, nous ne travaillons avec les hautes instances religieuses que vous avez évoquées, monsieur le président, car nous n’avons pas vocation, en vertu du sacro-saint principe de laïcité, à travailler sur le contre-discours religieux.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Cela n’empêche pas de discuter avec ces organisations.

M. Christian Gravel. Bien entendu. Du reste, nous avons incité les instances de l’islam de France à s’engager dans cette démarche. Je précise, en outre, que, dans le cadre de « Stop djihadisme », nous travaillons avec des spécialistes de la théologie musulmane.

Par ailleurs, ce n’est pas en quelques minutes que nous pourrons revenir sur des décennies d’échec de notre capacité collective à donner corps à la nation. Néanmoins, nous pouvons tracer quelques perspectives concrètes. Tout d’abord, nous devons établir un barrage par nos opérations de contre-discours, du point de vue de l’État, de la société civile et du point de vue religieux. C’est une urgence, car il faut avant tout arrêter le flux continu de contenus incitant à basculer de l’autre côté. Pour cela – il n’y a pas de secret –, des moyens considérables sont nécessaires. Daech consacre à sa communication un budget de plusieurs millions par an ; le nôtre ne peut pas être moindre. Il faut considérer – et c’est l’esprit du dernier plan de lutte contre le terrorisme et la radicalisation présenté par le Premier ministre – qu’il s’agit d’une priorité de l’exécutif. Au SIG, actuellement, moins de dix personnes travaillent sur ce sujet ; il faudrait qu’ils soient, à terme, quelques dizaines, au plan interministériel, à faire de la veille et à diffuser beaucoup de messages car, je le répète, l’aspect quantitatif est très important.

Ensuite, ce que l’on appelle la politique de la ville – et ce sont les annonces qui ont été faites lors des comités interministériels « Égalité et citoyenneté » –, politique dont les résultats sont insuffisants, doit, là aussi, être considérée comme une priorité. Il s’agit en effet d’éviter qu’une partie de la population ne se considère comme des citoyens de seconde zone, car cela suscite le ressentiment et la recherche d’une voie alternative au projet que nous proposons.

Par ailleurs, après avoir traité l’urgence, il faut s’occuper des générations à venir, donc de l’éducation. À cet égard, les actions entreprises par le gouvernement actuel doivent être considérablement développées, qu’il s’agisse de l’éducation civique ou de l’éducation aux médias et au Web. Nous devons donner aux collégiens, aux lycéens, voire aux écoliers, des grilles d’analyse qui leur permettent de comprendre la nécessité d’analyser ce qu’ils voient sur le Web. Je pense au décryptage des théories conspirationnistes : ces jeunes doivent comprendre par eux-mêmes qu’ils se font manipuler. Le complotisme constitue le terreau culturel de l’ensemble des thèses extrémistes, qu’elles soient politiques ou politico-religieuses. De même, il me paraît nécessaire de développer l’apprentissage du décryptage de toutes les idéologies extrémistes violentes, en soulignant les convergences existant entre les systèmes totalitaires du XXsiècle et le djihadisme.

Enfin, le dernier point concerne les valeurs et la nation. Elles sont au cœur des discours des responsables politiques sans que cela produise des conséquences pratiques, au contraire. Il faut en effet veiller à ce que l’émetteur de ces messages soit crédible. Or, on sait que l’État ne l’est que pour une partie de la population. Des acteurs des milieux culturels et associatifs, des relais d’opinion, doivent donc jouer ce rôle en se faisant les ambassadeurs de nos valeurs. Il nous faut en effet « déringardiser » ce discours, en nous appuyant sur des relais qui parlent à la jeunesse, ceux que l’on appelle les « influenceurs » sur la toile, c’est-à-dire des youtubers, voire des humoristes, qui pourraient non seulement contre-attaquer face aux théories complotistes, mais aussi diffuser un discours très positif sur la nation, la France, sur la fierté d’être Français, au-delà de nos différences culturelles et sociales.

En tout état de cause, il est important de profiter de la puissance de la communication. On voit bien l’effet catalyseur et attractif des productions de Daech. Aussi me semble-t-il nécessaire – et cela a été acté dans le cadre du dernier plan de lutte contre le terrorisme – d’envisager une grande campagne de communication qui reprendrait les codes des campagnes de recrutement de la police ou de l’armée et insisterait sur les valeurs de solidarité, voire sur des valeurs viriles, avec un casting qui permette de démontrer que l’on peut s’appeler Rachid, Fatoumata ou Jean-Charles, on a tous le même respect pour la France et on est prêt à prendre les armes pour défendre ce pays. À cet égard, il faut profiter de la faute majeure qu’a commise Daech lors des attentats du 13-novembre : puisque l’ensemble de la population a été visé, c’est à l’ensemble de la population d’apporter une réponse collective à ces actes.

Ces valeurs doivent être incarnées dans des politiques publiques, et le message doit être diffusé par des relais crédibles auprès de ces populations.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Madame, messieurs, je vous remercie de votre aide.

La table ronde s’achève à dix-huit heures cinquante.

Audition du général de corps d’armée Christophe Gomart,
directeur du renseignement militaire

(séance du 24 mai 2016)

Mme Marie Récalde, présidente. Nous recevons aujourd’hui le général Christophe Gomart, directeur du renseignement militaire (DRM). Cette audition, fermée à la presse, donnera lieu à un compte rendu qui, comme nous en avons convenu, vous sera transmis avant sa publication.

Cette mission d’information arrive à la fin de ses travaux, et votre audition doit nous permettre de disposer d’éléments précis et actualisés sur l’état des forces de Daech et sur son emprise territoriale, au regard de l’action de la coalition. Au-delà des théâtres syrien et irakien, nous souhaitons obtenir des renseignements sur la situation en Libye, qui demeure très inquiétante. Par ailleurs, il nous serait utile que vous fassiez un point sur l’engagement français.

La mission étant dotée des prérogatives d’une commission d’enquête, je vous demande, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Le général Christophe Gomart prête serment.)

Général Christophe Gomart, directeur du renseignement militaire. Si Daech représente aujourd’hui la menace terroriste majeure contre le sol national, il ne faut pas négliger al-Qaïda, qui apparaît certes plus affaibli, mais qui demeure tout aussi dangereux que Daech et qui peut vouloir réagir à l’omniprésence de celui-ci dans les médias. Al-Qaïda a pris le contrôle de Moukalla au Yémen et sa branche au Maghreb (AQMI) mène des attaques d’ampleur tous les deux mois environ, notamment contre des hôtels où séjournent des Occidentaux. La vraie différence entre al-Qaïda et Daech réside dans l’existence du califat, rendue possible par le contrôle territorial qu’exerce Daech en Syrie depuis le printemps 2013 et en Irak depuis juin 2014 avec la prise de Mossoul.

Daech fonctionne comme un État, possède un gouvernement, un territoire plus ou moins administré et une population plus ou moins sous contrôle; ce territoire et cette population fournissent à Daech les moyens de recruter des soldats, de leur verser une solde, de les entraîner, de se procurer du matériel lourd et des munitions et d’avoir un embryon d’administration dans laquelle agissent des « fonctionnaires ».

Depuis juin 2014, la coalition combat une force militaire, organisée en unités constituées et dotée de moyens et d’une stratégie. Les revers enregistrés par Daech depuis l’été dernier ne se manifestent pas par une débandade, mais par des replis ordonnés, c’est-à-dire décidés par une autorité et exécutée de manière coordonnée sans précipitation. Habile, l’organisation terroriste a recours régulièrement à des bascules d’effort entre la Syrie et l’Irak, ce qui démontre une conduite centralisée des combats et une discipline commune.

On peut envisager, à long terme, une défaite de Daech en tant que proto-État car ses faiblesses, connues, sont exploitées par la coalition. Néanmoins, l’organisation poursuivra sa mutation et multipliera les actions asymétriques contre les intérêts occidentaux, cherchant un effet démultiplicateur par le biais d’une communication idoine. 

Au Levant, à l’intérieur du périmètre du califat, Daech perd du terrain face aux actions de ses adversaires: l’armée syrienne appuyée par les Russes, les Kurdes soutenus par les Occidentaux et la Russie, les forces de sécurité irakiennes aidés par la coalition. Les frappes de cette dernière ont contribué à diminuer les ressources matérielles et financières de l’organisation. Le combat pour la survie du califat en tant qu’entité cohérente a débuté.

En Irak, Daech se trouve depuis plusieurs mois en net recul et n’est plus en mesure de mener à bien des offensives permettant d’engranger des gains territoriaux. Toutefois, le groupe conserve toute son agressivité. Les attaques récentes conduites par Daech au nord de Mossoul dans la vallée de l’Euphrate, en particulier autour de Ramadi, ainsi que dans Bagdad et sa périphérie avec, notamment, l’attaque contre le complexe gazier de Taji, démontrent sa capacité à obtenir du renseignement sur ses adversaires, mais aussi son aptitude à mobiliser des moyens humains et matériels, à planifier et à coordonner des opérations localisées et médiatiques.

Après de longs mois de bataille, Daech a perdu successivement Sinjar en octobre 2015, Baïji en novembre 2015, Ramadi en février 2016, Hit au mois de mai 2016 et Routba, dernière ville en date reconquise les 18 et 19 mai derniers par le service de contre-terrorisme irakien (ICTS). On s’attendait à de violents combats dans cette localité du Sud-Ouest de l’Irak, mais Daech a évacué la zone plus rapidement qu’on ne le pensait. 

Ces reculs n’ont toutefois pas déstabilisé l’organisation, qui conserve un potentiel militaire important, évalué à 15 000 à 20 000 combattants et à un grand nombre de matériels en Irak. Avec la Syrie, on pense que Daech compte entre 30 000 et 35 000 combattants. Environ 1 000 combattants du groupe sont tués chaque mois, mais les recrues compensent ces pertes, même si le recrutement à partir des pays occidentaux est moindre aujourd’hui que par le passé.

Si la situation dans la vallée de l’Anbar a connu une amélioration au cours des derniers mois avec la libération de Ramadi et de Hit, La tension règne dans la vallée du Tigre. Au nord de Baïji, en direction de Mossoul, le groupe reste très présent, ses effectifs étant estimés à plusieurs centaines de combattants dans cette région de l’Irak, régulièrement renforcés et relevés par du personnel provenant de Mossoul et de Syrie. Daech défend fermement la zone autour de Qaiyarah, ville située juste au sud de Mossoul.

La question de la date de la libération de Mossoul est souvent posée. Cette cité est peuplée de deux millions d’habitants et possède la même superficie que Paris intra-muros. Une telle ville ne se prend donc pas du jour au lendemain. Dans la ville, la population se rebelle par endroits contre les autorités de Daech, mais la situation n’est pas encore assez dégradée pour que Mossoul tombe. Depuis plusieurs mois, nous constatons la construction systématique de plusieurs lignes de défense concentrique, mais également de tunnels permettant le déplacement de personnels et de matériel à l’abri des observations et des frappes aériennes.

À l’ouest de Samara, Daech s’efforce de conserver une liberté de mouvement qui lui permet de transférer armes et combattants de la vallée du Tigre vers celle de l’Anbar, située sur l’Euphrate. Dans cette zone, le groupe mène un combat retardateur contre les forces irakiennes qui, après leur reprise de Ramadi, tentent de repousser les djihadistes en amont de l’Euphrate, au-delà de Hit. L’offensive visant à reprendre la ville de Falloujah a été lancée hier, le 23 mai, sur ordre du Premier ministre irakien et devrait durer, d’après les forces irakiennes elles-mêmes, 90 jours.

Dans le Sud, l’organisation est toujours en mesure d’harceler les gardes-frontières et les positions isolées des forces irakiennes le long des axes routiers menant à la Jordanie et à la Syrie pour conserver des axes de transit frontaliers. Néanmoins, suite à la prise de Routba, les check points frontaliers avec la Jordanie ont été ouverts, ce qui permet le passage entre ce pays et l’Irak. De même la régularité des attaques complexes mêlant véhicules suicides (SVBIED) et tirs de mortier dans Bagdad et sa périphérie révèle la capacité de Daech à mener des actions dans la profondeur en arrière des lignes de défense et de ses adversaires, ainsi qu’au cœur de la communauté chiite, qui est particulièrement visée en Irak – Daech cherche d’ailleurs à mener des attentats suicides au sud de Bagdad pour montrer qu’il peut frapper partout.

À ce titre, les dissensions entre les communautés confessionnelles irakiennes constituent un défi colossal pour les années à venir; des affrontements ont lieu dans certaines zones entre Kurdes, Arabes sunnites et chiites, alimentés par des logiques d’intérêt politique ou de parrains régionaux. Ils sont parfois exacerbés par Daech qui s’appuie sur cette fragilité pour diviser ses adversaires. Cette situation préfigure la difficile coexistence qu’il faudra mettre en place en Irak après la disparition de Daech.

Les peshmergas, qui représentent une population de 80 000 excellents combattants, restent divisés en Irak entre deux courants politiques opposés : le parti démocratique du Kurdistan (PDK), soutenu par la Turquie et dont la capitale se situe à Erbil, et l’union patriotique du Kurdistan (UPK), soutenue par l’Iran et dont la capitale est Souleimaniye.

En Syrie, Daech se trouve également en net recul, car il est soumis aux opérations des forces armées de sécurité syriennes (FASS) qui avancent grâce à l’appui des Russes et des Iraniens. L’organisation a perdu des positions, mais a pu se maintenir dans d’autres qu’elle renforce. Daech tente, via d’autres groupes djihadistes proches idéologiquement, de disperser les forces syriennes en menant des actions sur d’autres fronts, afin de couper les principaux axes de la Syrie utile tout en préservant ses routes de trafic.

Les forces démocratiques syriennes (FDS), groupe essentiellement composé des Kurdes des unités de protection du peuple (YPG), et de quelques tribus chrétiennes ou yazidies, concentrent leurs forces dans trois secteurs: celui d’al-Chaddadeh situé au Nord-Est de la Syrie et qui a été repris, la ville de Manbij proche de la frontière turque et Raqqa, capitale de Daech en Syrie. Toutefois, le rapport de force leur est défavorable dans ces trois zones.

La perte récente d’al-Chaddadeh par Daech n’a pour l’heure pas encore permis de stopper les transferts de combattants et de matériel entre Raqqa et Mossoul – même si ceux-ci sont plus difficiles que par le passé. Dans ce secteur, la ligne de front n’a pas évolué depuis plusieurs semaines, et les forces démocratiques syriennes, dominées par les Kurdes de l’YPG, se préparent à avancer dans le Nord-Ouest du pays en direction de Manbij. La prise de cette ville constitue un véritable enjeu, et un certain nombre de combattants francophones participent à cette bataille.

À Raqqa, Daech a construit une double ligne de défense au nord de la ville. En outre, le groupe poursuit régulièrement ses coups de sonde visant à tester le dispositif des forces démocratiques syriennes, en menant parfois des actions en plein cœur des territoires libérés par les FDS.

Dans le centre de la Syrie, la perte récente de Palmyre constitue une défaite symbolique majeure pour l’organisation, forcée de se replier vers Sukhnah et Deir ez- Zor. Le groupe conserve toutefois son agressivité dans la zone où il multiplie le nombre de fronts et parvient à mettre les FASS. Les Russes sont très présents à Palmyre où ils ont établi un hôpital de campagne, installé des défenses anti-aériennes et de l’artillerie, et conseillent les FASS.

Alep continue de représenter une priorité pour le régime ; la trêve, entrée en vigueur le 5 mai dernier a réduit l’intensité des combats, mais elle n’empêche pas les bombardements en périphérie immédiate. Les FASS poursuivent là-bas leur renforcement.

Dans le Nord-Ouest syrien, au nord d’Alep, Daech poursuit ses attaques le long de la frontière turque et conserve la capacité de lancer des actions d’opportunité pour tenter de reprendre des axes routiers en Syrie utile. Toutefois, les opérations contre l’organisation évoluent lentement et aucun belligérant ne semble en mesure de l’emporter rapidement.

En dépit de ses récentes défaites, Daech montre une forte résilience en Syrie, où le groupe poursuit ses actions d’harcèlement contre le régime à Deir ez-Zor comme à Palmyre, bouscule les lignes de l’insurrection dans la région d’Azaz et fixe les forces kurdes le long de l’Euphrate. Daech a perdu au total entre 15 et 20 % de la zone qu’il contrôlait il y a huit mois.

Daech reste extrêmement puissant dans le domaine de la propagande et des échanges immatériels. Ce terrain constitue une source de puissance et de rayonnement pour Daech, dont la propagande se révèle réfléchie et efficace. Sa stratégie de communication s’articule autour de plusieurs objectifs que sont la terreur – avec l’usage d’une violence extrême diffusée sur internet ou localement, la mise en scène d’enfant, la profération de menaces de mort ou de représailles afin de s’assurer l’obéissance des populations –, la consolidation de l’image du califat, et le recrutement de nouveaux candidats au djihad. Daech maîtrise excellemment internet et les réseaux sociaux.

Confronté à une pression militaire qui s’intensifie, Daech a adopté une posture stratégique défensive au Levant, qui implique des replis successifs le long des lignes de front et de communication, afin de préserver les zones sanctuaires principales, mener des actions d’harcèlement à l’intérieur des lignes adverses et conduire des opérations d’opportunité lorsque le rapport de forces local lui est favorable. Son objectif est de rayonner, recruter et masquer ses revers militaires ; en parallèle, il continuera d’investir la scène internationale au travers d’actions terroristes qui vont se multiplier.

En Libye, la situation est différente ; Daech y représente certes la principale menace terroriste, mais il n’éclipse pas la présence antérieure d’autres groupes djihadistes comme Ansar al-Charia ou affiliés à al-Qaïda. Le pays sert également de base logistique pour des membres de groupes armés terroristes du Sahel, qui y trouvent une zone refuge. Daech en Libye est en lien avec Daech au Levant, ne serait-ce que parce que les responsables du groupe au Levant sont passés en Libye et maintiennent un contact régulier avec le commandement central de Daech, demeuré dans la zone syro-irakienne, par le biais d’applications et de forums sur internet. Des transferts par voie maritime de personnels et de matériel sont régulièrement observés.

Selon nous, Daech compte dans ce pays entre 3 000et 5 000 combattants. La moitié d’entre eux sont des ressortissants étrangers, principalement tunisiens, soudanais et égyptiens. Les Nigérians forment un contingent à ce jour symbolique.

Le fief du groupe est situé à Syrte, à partir duquel il planifie les attaques, recrute, entraîne les combattants et mène des actions de propagande. Il a fait de Syrte son sanctuaire. Tout en maintenant dans la région de cette ville une posture défensive, Daech a repris l’initiative dans le secteur d’Abu Grein où il s’oppose aux forces qui défendent Misrata.

La stratégie de Daech en Libye s’organise autour de trois axes. Tout d’abord, le groupe cherche à maintenir son emprise territoriale dans la région de Syrte et à gagner du territoire. Ensuite, il essaie d’infiltrer les villes côtières – Sabratha, Tripoli, Ajdabiya, Benghazi et Derna – afin d’y développer des points d’appui. Enfin, il tente de priver ses ennemis de ressources essentielles en s’efforçant, en vain pour l’instant, de détruire le système pétrolier libyen par des actions de hit and run, c’est-à-dire de va-et-vient.

Daech conserve sa capacité de nuisance, mais son expansion, bien que préoccupante, reste limitée du fait d’une ressource humaine trop faible et des actions non coordonnées mais efficaces des milices alliées au récent gouvernement d’union nationale, dont les milices de Misrata et les forces pro-Tobrouk du général Haftar. Daech a subi de récents revers en Cyrénaïque et à l’Ouest de la Tripolitaine. Ainsi, dans la zone de Sabratha, le groupe a perdu son ancrage territorial, suite aux opérations de ratissage des milices locales après les frappes américaines du 19 février dernier. En Cyrénaïque, l’organisation terroriste a quitté ses positions à Derna à la fin du mois d’avril dernier, afin de renforcer sa situation dans le fief de Syrte. À Derna, les forces du général Haftar continuent de se battre contre Ansar al-Charia et des gens d’AQMI ; il subsiste donc des djihado-terroristes dans la zone de Derna.

Benghazi demeure le lieu de violents combats urbains entre djihadistes, dont certains alliés à Daech, et des forces pro-Tobrouk, mais l’emprise de Daech dans la ville se réduit petit à petit, et le groupe a transféré par voie maritime les familles et les blessés à Misrata. Par ailleurs, des membres de groupes terroristes sahéliens restent présents, de manière discrète, en Libye, principalement dans le Sud-Ouest pour des raisons de ravitaillement et de trafic. La présence de combattants de Boko Haram en Libye, à des fins de formation, a été rapportée, mais elle ne met pas en évidence des connexions structurelles entre les deux groupes terroristes.

En Afghanistan, Daech existe dans le pays sous deux mouvances : les groupes du mouvement islamique d’Ouzbékistan, qui sont présents dans le Nord du pays, mais qui sont moins menaçants que la wilaya du Khorassan de Daech, qui est apparue en zone afghano-pakistanaise depuis la fin de l’année 2014. Elle connaît cependant des difficultés pour étendre sa zone d’influence au-delà de la province du Nangarhâr, dont la capitale est Jalalabad. Son implantation résulte essentiellement de ralliements de militants talibans afghans et pakistanais refusant toute négociation avec le gouvernement de Kaboul. Ils sont souvent dirigés par des chefs sans envergure ou tombés en disgrâce et en quête de notoriété. Elle profite des dissensions internes chez les talibans, de la radicalisation et de la paupérisation d’une jeunesse sans avenir. En dehors de ces quelques zones d’implantation, l’influence de la wilaya du Khorassan se fait également sentir, certes de façon limitée, dans les provinces du Kounar et du Nouristan, situées à l’Est du Nangarhâr, qui se trouve lui-même à l’Est du pays. Les difficultés de la wilaya du Khorassan pour s’implanter au-delà de ces espaces s’expliquent par l’opposition des talibans, des forces afghanes et des Américains qui intensifient leurs frappes de drone. Il convient néanmoins de rester attentif vis-à-vis de l’expansion de Daech, qui pourrait déstabiliser encore davantage une région dont les équilibres restent très précaires. Les Russes sont soucieux de l’avancée de Daech en Irak et en Syrie, mais également en Libye et en Afghanistan.

Au Pakistan, une partie des commandants talibans pakistanais de rang intermédiaire ont rejoint la wilaya du Khorassan. Après un an et demi, l’action de Daech dans ce pays se réduit à quelques actions de propagande, distributions de tracts et attaques de postes de sécurité civile. Daech participe également au recrutement de combattants, dont le nombre varie de 1000 à 8 000 selon les estimations, ainsi qu’à la recherche de financements. Trois facteurs font peser le risque d’une infiltration de Daech au sein de la population pakistanaise : l’influence des partis religieux, les madrasas qui assurent l’éducation et l’alimentation de nombreux adolescents et le retour du Levant de combattants étrangers.

Le groupe terroriste Boko Haram a fait allégeance à Daech le 7 mars 2015 ; il ne bénéficie d’aucun soutien opérationnel de la part de ce dernier, mais reçoit un appui pour sa propagande. Sa zone d’action est centrée sur l’État nigérian du Borno et s’étend du Sud du Niger au Nord du Cameroun en passant par la zone du lac Tchad : il s’agit de l’ancien empire du Kanem-Bornou qui entourait le lac Tchad. Boko Haram rassemble encore entre 5 000 et 7 000 combattants et maintient un haut niveau d’activité, mais son efficacité a décliné ces derniers temps du fait de l’action de l’armée nigériane, même si cette dernière subit parfois d’importants revers.

Au cours des deux derniers mois, Boko Haram a frappé la capitale tchadienne par une série d’attentats ; le groupe mène principalement des attaques asymétriques et des prédations contre les forces armées et les populations, et conserve sa capacité opérationnelle qu’il met à l’abri dans ses sanctuaires de la forêt de Sambisa, des monts Mandara et des îles entourant le lac Tchad. Depuis le mois de février, le nombre total d’attentats est passé d’une trentaine à une quinzaine.

Le Yémen est le pays où l’on trouve le plus de provinces aux mains de Daech. Actif depuis la fin de l’année 2014, le groupe dispose aujourd’hui de huit provinces et les organisations qui le soutiennent profitent du contexte de guerre et évoluent sous fond de lutte d’influence avec al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA), implanté et actif dans la région depuis 2009. Daech privilégie l’arme de l’attentat suicide et concentre ses actions contre le gouvernement yéménite et les forces de la coalition déployées à Aden. Daech central se félicite régulièrement du nombre d’attentats perpétrés au Yémen et assure ainsi une aura médiatique aux groupes yéménites.

En Égypte, la katiba d’Ansar Beït al-Maqdis, active depuis 2011, a prêté allégeance à Daech en novembre 2014, se nomme aujourd’hui la wilaya du Sinaï. Elle évolue dans le Nord-Est de la péninsule du Sinaï où elle cible les forces de l’ordre et les militaires égyptiens en conduisant des opérations d’harcèlement à leur égard. Le crash de l’airbus A-321 dans le désert du Sinaï a montré l’évolution des modes d’action de Daech wilaya Sinaï (DWS), qui a agi en l’occurrence sur ordre de Daech central.

La cellule de base de Daech est la katiba, qui est autonome et qui compte de quelques dizaines à quelques centaines de combattants. Chaque unité possède sa propre logistique et ses moyens de communication, et organise la vie de famille des combattants regroupés en un même lieu. Sur le plan opérationnel, les katibat reçoivent leurs directives de walis, chacun d’entre eux étant responsable d’une zone équivalente à une province irakienne ou syrienne. Le califat levantin est divisé en 21 wilayat ; on en trouve trois en Libye se revendiquant de Daech, une seule, celle de la Tripolitaine autour de Syrte, étant, selon moi, en mesure de fonctionner comme celles du Levant.

Les chefs de katiba peuvent être des combattants étrangers, alors que les walis sont tout Irakiens ou Syriens, même en Libye. Rassemblant le commandement militaire des katibat et le pouvoir de police civile, les walis sont la cheville ouvrière du succès de Daech. L’organisation terroriste en a bien conscience, si bien que dans une région aussi empreinte de hiérarchie tribale que l’Anbar, elle avait confié le poste à un individu aux connexions tribales bien établies, Chaker Wahiyib al-Fahdaoui, qui était membre de la puissante confédération des Doulaiymis qui dominait la vie politique, économique et sociale dans cette région depuis le début du XXe siècle. Une frappe américaine a éliminé cet homme le 6 mai dernier.

Les ordres stratégiques sont donnés de manière très centralisée par le premier cercle autour d’Abou Bakr al-Baghdadi, qui est secondé par un émir et un conseil militaires. Il a sous son commandement direct des katibat d’élite, stationnées à la frontière syrano-irakienne, qui permettent les bascules d’effort en fonction des points durs du moment.

Daech dispose d’un vaste panel de moyens militaires et d’un armement très varié, issu notamment des parcs des anciennes forces armées irakiennes ou libyennes. Il s’agit surtout d’armes individuelles, lance-roquettes, mitrailleuses lourdes montées sur pick-up. Le groupe détient également des armements lourds, comme des chars de combat T-55 ou de type T-72, des pièces d’artillerie lourde avec des mortiers de calibre de 120 millimètres ou des canons de 23 millimètres antiaériens utilisés en tirs contre terre. Les combats à Baïji en 2015 ont permis à l’organisation de saisir des systèmes antichars Kornet d’origine russe, augmentant significativement ses capacités. Le matériel le plus lourd est utilisé davantage pour des effets médiatiques lors de défilés que pour des fins militaires par manque de compétence. Daech possède également des armements et des munitions récents qui n’avaient jamais été recensés chez les forces irakiennes, preuve du trafic d’armes, notamment du matériel de production bulgare et des munitions de mortier serbes.

Il est difficile de disposer de données fiables, mais on estime que Daech détient au moins 60 000 fusils d’assaut, des centaines de lance-roquettes antichar, plusieurs dizaines de missiles antichar, moins de 100 blindés légers, moins de 40 chars de combat, moins de 40 pièces d’artillerie lourde, moins de 100 mortiers et un nombre de véhicules logistiques important, de l’ordre de 3 000 à 5 000 pick-up et moins de 1 000 camions de transport.

Daech a implanté des fabriques artisanales de munitions dans certaines localités stratégiques, situées à l’arrière des fronts et dans ses capitales régionales, Raqqa et Mossoul. Ces fabriques alimentent rapidement et régulièrement les lignes de front. Daech y produit essentiellement des roquettes artisanales et des obus. Les munitions pour l’armement léger ou les armes collectives de plus gros calibre sont achetées sur les marchés parallèles ou récupérées sur les positions abandonnées par les adversaires.

L’arsenal militaire de Daech s’avère essentiellement terrestre, puisque le groupe ne possède aucun aéronef de combat, ce qui rend ses combattants vulnérables au renseignement et aux frappes menées par la coalition. Dans ce domaine, l’adaptabilité de l’organisation terroriste lui fait adopter des mesures de sécurité, comme un système de guet à vue pour signaler de l’arrivée d’un avion ou la dissimulation d’objectifs importants au milieu de la population ou dans des sites archéologiques protégés. Daech utilise quelques drones tactiques pour surveiller les peshmergas au Nord de Mossoul ; ces drones, de gamme commerciale, permettent à Daech d’effectuer des reconnaissances sur une dizaine de kilomètres de profondeur et d’effectuer des tirs de contre-batterie relativement précis.

Daech emploie également des moyens non-conventionnels à fort impact psychologique, comme des toxiques chimiques et des engins explosifs improvisés. Le groupe poursuit une stratégie visant à lancer des obus contenant des produits chimiques. De plus en plus de témoignages laissent penser que des obus contenant des produits chimiques (ypérite et substances chlorées) sont utilisés par Daech. L’efficacité de ces armes serait faible en raison d’un manque de maîtrise de la militarisation des agents chimiques. Toutefois, conscient des effets psychologiques qu’une attaque chimique aux effets létaux provoquerait, Daech pourrait continuer à rechercher l’amélioration et la généralisation de cette capacité. C’est un risque.

Par ailleurs, Daech utilise des engins explosifs improvisés, en particulier des VBIED, pour susciter le choc et l’effroi chez ses adversaires ; ils lancent systématiquement leurs attaques avec ces engins bardés de plaques de fer et à l’intérieur desquels se trouvent des combattants qui se font exploser avec leur véhicule dans les lignes de leurs adversaires.

Le recours au piégeage de maisons, des positions de combat ou des matériels abandonnés avant le retrait d’une position tenue par Daech est devenu systématique. L’organisation pose des lignes d’engins explosifs improvisés en cloisonnement, en freinage et en défense ferme pour la sanctuarisation des positions et l’interdiction de villes ou de quartiers. C’est en particulier le cas lorsque Daech couvre son repli par des actions asymétriques.

L’intensité du rythme des attaques à l’explosif et le nombre de fronts ouverts simultanément impliquent une production massive d’engins explosifs. Daech a installé des sites de production dans la périphérie des agglomérations. Les sites les plus productifs sont placés dans anciennes infrastructures industrielles voire des universités, généralement à proximité des zones habitées – cela permet de produire discrètement et de réduire le risque d’une frappe aérienne de la coalition. Cette industrialisation de la production permet à Daech de disposer en continu d’un approvisionnement suffisant pour ses besoins sur l’ensemble des théâtres levantins. Il s’appuie sur une utilisation massive de ces engins, de facture locale et fabriqués en série; il valorise le terrain et se trouve en mesure de faire face aux forces irakiennes et aux forces de sécurité syriennes ou kurdes. En Irak, seules les forces spéciales de l’ICTS peuvent s’opposer efficacement à lui.

Il est difficile d’évaluer avec précision le nombre de combattants de Daech. Malgré une perte estimée à 1 000 hommes par mois, les effectifs de Daech au Levant varient entre 30 000 et 40 000 combattants, une stabilité qui résulte de la persistance du flux d’engagés étrangers et du choix d’opérer des replis défensifs, plutôt que de tenir sur place quand le rapport de force n’est plus favorable aux djihadistes.

À cet effectif levantin, il convient d’ajouter 3 000 à 5 000 combattants en Libye, près de 2000 au Sinaï et plusieurs centaines dans les autres wilayat déclarées, de l’Afghanistan au Nigéria avec Boko Haram.

Bien que Daech s’appuie toujours principalement sur un recrutement autochtone, il bénéficie au Levant d’un flux de combattants étrangers globalement stable, ce qui constitue un véritable atout. Attirés par la propagande millénariste de l’organisation, ces derniers représentent un tiers de ses recrues et arment parfois des unités aguerries, comme les katibat tchétchènes. La formation dispensée aux nouvelles recrues sans passé militaire, six semaines dans un camp syrien, s’avère plus importante que celles dispensée dans un groupe terroriste classique.

Nous estimons que le nombre de combattants étrangers au Levant s’élève à 15 000, dont 70 à 80 % combattent pour Daech, les autres luttant sous le drapeau de Jabhat al-Nosra. Les guerriers étrangers francophones au Levant seraient de l’ordre de 7 000, dont 4 500 Tunisiens et quelques centaines de Français, mais également des Belges, des Luxembourgeois, des Suisses, des Marocains, des Algériens, des Mauritaniens, des Libanais et des Canadiens.

En dépit des difficultés rencontrées par l’organisation au Levant, qui provoquent une dégradation des conditions de vie des volontaires étrangers sur zone et des réticences au combat, aucune information n’indique une attrition de ce contingent.

En Libye, terre de djihad pour les combattants étrangers, environ 1 500 volontaires se trouvent dans les rangs des groupes affiliés à Daech, parmi lesquels plusieurs centaines de Tunisiens et de Soudanais.

Les combattants de Daech utilisent des tactiques, des techniques et des procédures professionnelles, transmises par les anciens cadres de l’armée irakienne, qui représentent l’armature des forces militaires de Daech. Peu de renseignements sont accessibles sur ces anciens officiers, qui respectent une sécurité scrupuleuse pour les opérations. Grâce à ces compétences, Daech organise et valorise le terrain à grand renfort d’engins de chantier. Lorsqu’il se retire d’une ville, il laisse derrière lui une multitude d’obstacles valorisés par des engins explosifs improvisés et ingénieusement situés à des points caractéristiques du terrain ou dans les habitations.

Hors du Levant, du Sinaï à Boko Haram, en passant par la Libye, il diffuse les savoir-faire et les bonnes pratiques au sein de ses wilayat, notamment via internet.

La grande hétérogénéité, ethnique particulièrement, de sa force militaire gêne la transmission des ordres. Daech cherche donc à compenser cette faiblesse en favorisant les regroupements par dialectes communs. Obtenant de ce fait des unités de cultures différentes, la hiérarchie du groupe terroriste est obligée de gérer des conflits internes, qui dégénèrent parfois en violences ouvertes.

Ses moyens de propagande – Dabiq et Dar al-Islam – sont largement relayés sur la toile et se montrent très efficaces. Daech ouvre de nouveaux sites dès qu’il subit une attaque sur le front immatériel. Afin de faire oublier son incapacité à prendre Bagdad, Abou Bakr al-Baghdadi a déclaré le rétablissement du califat, le 29 juin 2014 ; bousculant ainsi les références idéologiques du djihadisme, il avait réalisé un coup de maître.

Cette propagande numérique constitue une source de puissance et de rayonnement de Daech. Reposant sur une violence extrême et sur l’image du califat, elle attire toujours de nombreux candidats au djihad.

Près de deux ans après le début des frappes de la coalition contre ses dispositifs au Levant, Daech est désormais incapable de mener des offensives d’envergure et de bousculer ses adversaires. Le groupe terroriste se rabat dès lors sur des actions asymétriques, notamment à Bagdad.

L’attrition du commandement de l’organisation est évidente. En mars, Daech a perdu deux membres du conseil de la choura sur cinq, dont Omar al-Chichani. Il s’agit de pertes d’éléments à l’expérience et au prestige difficilement remplaçables. De même, en mai et décembre 2015, puis le 24 mars 2016, le groupe terroriste a perdu successivement les trois responsables des finances qui se sont relayés dans ce poste exposé : Abou Sayyaf, Abou Salah et Hajji Iman. Grâce aux frappes de la coalition comme à l’intervention russe, Daech est clairement aujourd’hui sur le recul au Levant, en Irak comme en Syrie, mais conserve sa cohérence.

En outre, depuis l’été 2015, Daech central est confronté à la diminution progressive de ses revenus, notamment en raison de l’impact des frappes aériennes sur les infrastructures pétrolières et de la perte de territoires contrôlés. Afin de compenser ces pertes, il accroît la pression financière sur les populations locales en augmentant les impôts et les taxes. Le budget de la partie levantine de Daech est ainsi passé de 2,9 milliards de dollars américains en 2014 à 1,3 en 2015.

Ses revenus mensuels issus du pétrole ont baissé d’un tiers depuis l’automne 2015, mais ceux-ci représentent encore environ un quart des revenus de l’organisation. Depuis quelques mois, le salaire individuel a baissé de plus de 50 %, si bien qu’un membre de Daech ne touche désormais plus que 50 dollars américains par mois.

Au Levant, Daech va s’efforcer de conserver l’homogénéité de son califat en restant agressif. Il se replie ainsi dans des zones, notamment Mossoul et Raqqa, qu’il souhaite tenir à tout prix. L’organisation continuera d’opérer des bascules d’effort, afin de freiner la progression de ses adversaires, tout en poursuivant ses actions de harcèlement et de déstabilisation.

En cas de recul majeur et de perte territoriale significative, un retour à des modes d’action insurrectionnels paraît vraisemblable. Parallèlement, l’organisation pourrait actionner trois leviers complémentaires : une régionalisation du conflit, une exportation du modèle du califat vers un autre théâtre qui pourrait être la Libye ou toute autre région en crise comme le Yémen, l’Afghanistan et le Pakistan, et une intensification des attaques terroristes, notamment en Tunisie voire en France.

Daech continuera également de bénéficier de la continuité du champ des perceptions lui permettant de menacer directement les États qui s’opposent à ses intérêts, notamment via le cyber espace. Parallèlement à l’effort militaire stricto sensu, la maîtrise de l’information constitue donc un enjeu fondamental, et nous devons insister sur le contre-narratif, le contrôle du big data, la cyberdéfense et le renforcement de nos capacités cyber-offensives.

Mme Marie Récalde, présidente. Général, à vous écouter, j’ai le sentiment que le terrorisme s’ « ubérise » avec Daech : plusieurs sites, contagion régionale voire internationale et maîtrise des réseaux sociaux. Pourriez-vous nous décrire davantage l’état des coopérations dans le domaine du renseignement international, mais également de vos relations avec les autres services français ? La DRM surveille-t-elle les réseaux sociaux ? Comment peut-on agir dans ce champ ?

Se pose également la question du jour d’après, lorsque reviendront les personnes nées là-bas ou celles parties avec leurs parents en terre de djihad ?

M. Kader Arif, rapporteur. Vous avez évoqué, mon général, le marché parallèle des armes : quels pays les fournissent ? Vous avez cité deux pays européens, mais d’autres États sont-ils concernés ?

Quel rôle joue d’autres pays au plan militaire ? Quelles sont les positions saoudiennes au Yémen ? On s’interroge sur la capacité de l’Arabie saoudite de régler la question yéménite. Sur quels acteurs pouvez-vous vous appuyer dans la lutte contre Daech ?

La situation libyenne nourrit de fortes inquiétudes, car elle pourrait entraîner un ébranlement du bassin méditerranéen avec des répercussions en Europe et en France – le sujet des migrants nous préoccupe, mais il n’est pas le seul. Daech est-il capable de déstabiliser la Libye à court terme ? Le retour des Tunisiens engagés dans les rangs de Daech dans leur pays constitue un souci important.

Quelles sont vos informations les plus récentes sur le recrutement par Daech de combattants étrangers, notamment français ?

Les auteurs des attentats perpétrés à Paris n’ont pas eu besoin de contacts précis avec un commandement militaire centralisé, les cellules effectuant ces opérations s’avérant autonomes et sans beaucoup de financement.

Général Christophe Gomart. L’ubérisation du terrorisme est une expression intéressante ; Daech attire du monde et profite de l’éloignement d’une certaine jeunesse de l’emploi, ainsi que de l’existence de zones de crise où les États sont absents. La réduction du califat levantin aura des répercussions dans d’autres terres où sévissent des conflits. On pense à la Libye, car ce pays est proche de la France, mais on oublie le Yémen, l’Afghanistan – surtout depuis le retrait des forces françaises – et le Pakistan qui seront déstabilisés, notamment dans la wilaya du Khorassan.

Tous les services de renseignement suivent beaucoup les sources ouvertes. Les sources fermées, humaines et techniques, permettent de recouper les renseignements.

Le retour des combattants étrangers dans leur pays représente un danger important. La Tunisie se trouve particulièrement exposée, mais les recrues de Daech sont également égyptiennes, soudanaises ou nigérianes.

Le matériel d’armement que l’on trouve sur le marché parallèle est d’origine ou de conception bulgare et serbe, mais cela ne signifie pas que ce sont ces deux pays qui exportent. On constate que de l’armement nouveau qui n’appartenait pas à l’armée irakienne arrive sur le champ de bataille. En Libye, un trafic d’armement et de munitions fait entrer ce matériel en provenance du Nord-Est de la mer Méditerranée par le Nord du pays.

Daech au Yémen constitue un problème pour l’Arabie saoudite, tout comme al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA). La lutte des Saoudiens contre les Houthis au Yémen s’avère difficile, même s’ils bénéficient du soutien efficace et d’envergure des Émiratis. La coalition menée par les Saoudiens a remporté une victoire tactique dans le Sud du pays, et je pense qu’un accord finira par être trouvé entre les Houthis et les partisans d’Abd Rabbo Mansour Hadi. En revanche, le problème posé par al-Qaïda et Daech reste en devenir, du fait du retour potentiel des combattants du Levant.

On peut s’appuyer sur l’ensemble des pays coalisés contre Daech, mais ils ne poursuivent pas tous les mêmes objectifs, difficulté inhérente à toute coalition.

M. Jacques Myard. Comme le disait le maréchal Foch, « j’ai beaucoup moins d’admiration pour Napoléon depuis que j’ai commandé une coalition ».

Général Christophe Gomart. Je vous remercie, monsieur le député. Cela est très vrai, et même Daech rencontre des problèmes pour gérer ses troupes qui proviennent de pays très différents – Daghestanais, Tchétchènes, francophones, arabes, Syriens, ou Irakiens.

Devant une Commission de l’Assemblée nationale, j’avais évalué la présence de migrants en Libye à 800 000. On a devant nous un problème migratoire.

M. Jacques Myard. Mon général, je vous remercie pour ce tableau d’une vérité tragique, la guerre asymétrique ne faisant que commencer. Des minorités chrétiennes vivent en Irak dans la plaine de Ninive, et il faut sécuriser cette zone pour leur survie et celle des Yazidis. Cela est-il possible militairement ? Quels moyens sont nécessaires pour atteindre cet objectif ?

Mme Geneviève Gosselin-Fleury. Général, vous avez récemment rencontré les services de renseignement militaire à Washington : êtes-vous parvenu à mettre en place un partage efficace des informations ? L’année dernière, les militaires français déployés au centre de commandement américain au Moyen-Orient étaient systématiquement exclus des réunions de planification des actions : cette situation est-elle dernière nous ?

Général Christophe Gomart. Monsieur Myard, on n’a pas de troupes au sol et on s’appuie sur des proxys – des gens qui agissent sur le terrain –, si bien que l’on dépend de leur volonté. Les forces irakiennes ont annoncé que la reprise de Falloujah prendrait 90 jours. S’agit-il d’un vœu pieux ? L’avenir nous le dira. Nous ne savons pas si Daech souhaite ne défendre que Mossoul, mais il est certain que plus on se rapproche de Mossoul et plus la défense de Daech est forte et efficace ; ainsi, des merlons ont été construits et des pièges posés presque partout. La coalition détruit régulièrement des engins de chantier en train de creuser, mais elle n’empêche pas tous les travaux. En outre, la coopération entre les forces de sécurité irakiennes et les peshmergas kurdes s’avère difficile, car ils ne visent pas le même objectif secondaire, les Kurdes visant une plus grande autonomie voire l’indépendance.

Madame Gosselin-Fleury, on a créé un comité d’échange de renseignement, nommé La Fayette, dont la presse, sous l’impulsion américaine, s’est fait l’écho. Les Américains ont en effet mis en avant ce partage de renseignements en affirmant qu’ils créaient un lien avec les Français similaire à celui entretenu avec les Five eyes – groupe de pays anglo-saxons rassemblant la Nouvelle-Zélande, l’Australie, le Canada, le Royaume-Uni et les États-Unis. En outre, plusieurs chefs ont changé du côté américain, et j’entretiens de bonnes relations avec les nouveaux, ce qui facilite l’échange d’informations. J’ai rencontré hier l’Under secretary of Defense for intelligence, M. Marcel Lettre, à Bruxelles, illustration de la fréquence de nos entretiens.

M. Guy-Michel Chauveau. Les drones américains observent beaucoup la frontière turque, et j’espère que nous surveillons la frontière nigérienne depuis Madama. Tout cela ne permet-il pas de maîtriser quelque peu les trafics ?

Vous avez évoqué la possession de missiles antichars par Daech, mais serait-il possible que ce groupe possède également des missiles sol-air ?

M. Benoît Hamon. Des groupes palestiniens font allégeance à Daech ou s’en revendiquent, présentant ainsi une menace supplémentaire pour ce territoire et pour l’équilibre des forces entre le Hamas et le Fatah.

Quel est le niveau de la menace de déstabilisation que fait peser Daech sur le Liban ?

Daech est-il implanté en Algérie ?

Dans l’hypothèse d’une défaite de Daech au Levant, vous avez imaginé la métamorphose de ce groupe en créature nouvelle privilégiant la guerre asymétrique contre tous ses ennemis. Quels seraient les contours de cette structure ?

M. Gérard Bapt. Mon général, l’Arabie saoudite aurait commencé à bombarder un port yéménite tenu par al-Qaïda. Est-ce le signe d’un changement de stratégie, alors que l’on lit que des négociations auraient lien entre les Saoudiens et les Houthis ?

Est-ce vrai que Jabhat al-Nosra souhaiterait fonder un califat à Idleb ?

Il y a un an, le président de la coalition nationale de l’opposition syrienne, M. Khaled Khoja, avait affirmé que les États-Unis avaient levé leur veto sur la fourniture de missiles sol-air. Cette annonce avait-elle été suivie d’effet ? Les récents attentats près de Tartous montrent que cela constituerait un acte très grave du point de vue russe.

M. Khoja avait également annoncé il y a un an la chute imminente de Bachar el-Assad, mais, en septembre dernier, les Russes sont intervenus. Comment a-t-on pu sous-estimer à ce point la solidité des liens unissant le régime d’el-Assad à ses alliés russe et iranien ?  

Général Christophe Gomart. Les missiles sol-air sont notre peur à tous, ne le cachons pas. La force Serval en a trouvé quelques-uns au Sahel et continue d’en trouver, mais ils ne sont heureusement pas en état de fonctionner. On a également vu des vidéos dans lesquelles les djihadistes cherchaient à utiliser ces missiles avec des batteries de voiture. Aucun paysn’a intérêt à diffuser des missiles sol-air. En revanche les missiles sol-sol ou antichars ont été distribués pour aider tel ou tel groupe, et l’on a vu des véhicules blindés détruits par ces missiles.

Daech utilise sa capacité de propagande au profit de groupes, par exemple palestiniens. Au Liban, le Hezbollah est l’ennemi direct de Daech et tente d’empêcher l’implantation de la moindre émanation de Daech, même si certains combats ont pu avoir lieu dans la région d’Ersal au Nord-Est du pays ; ces affrontements n’ont jamais permis à Daech de développer son influence au Liban. L’innovation portée par Abou Bakr al-Baghdadi fut de proclamer le califat et de donner ainsi une existence territoriale à son projet, ce que n’a jamais fait al-Qaïda. Ce califat s’est étendu et a balayé la frontière entre la Syrie et l’Irak. Daech tente de s’installer dans les zones de crise comme la Libye, mais cette implantation ne prend pas complètement. Si Daech est totalement vaincu en Syrie et en Irak, n’y aura-t-il pas un flux de combattants vers la Libye ? Cela serait également envisageable pour le Yémen, l’Afghanistan et le Pakistan. Le drapeau de Daech attire de jeunes combattants, d’où la volonté de se revendiquer de ce groupe, quand bien même le califat se définit par l’existence d’un territoire, aujourd’hui centré entre Raqqa et Mossoul. Le califat est très hiérarchisé, avec Abou Bakr al-Baghdadi à sa tête et l’importance de la choura – conseil ou assemblée – qui donne des ordres précis.

La DRM n’a jamais sous-estimé Bachar el-Assad, ni le soutien apporté par l’Iran à son régime ; en effet, des combattants du Hezbollah chiites et de la force al-Qods iranienne sont présents à Damas et y ont perdu un certain nombre de soldats. Au moment de l’intervention russe, les forces armées du régime syrien étaient en état de recul ; cet engagement a figé la situation dans un premier temps, puis a permis aux forces armées du régime de Bachar el-Assad de reprendre l’offensive et de reconquérir la Syrie utile. Au bout de quatre ans de guerre, les forces loyalistes avaient commencé à reculer et avaient abandonné une partie de la Syrie utile, comme la chute de Palmyre et l’existence de combats à Damas l’avaient montré. Aujourd’hui, des combats ont toujours lieu dans une zone de Damas, l’autre partie de la ville étant tranquille.

On voit que Daech se trouve sur le recul, car il a récemment commis des attentats jusqu’à Tartous, ville qui n’avait jamais été attaquée en quatre ans, et à Jableh, ville se situant dans la Syrie utile.

Un dialogue, parrainé par Oman se déroule en effet entre les parties du conflit yéménite. Le front al-Nosra cherche peut-être à fonder un califat à Idleb, mais cette cité est visée par tout le monde et la zone s’avère peu sûre ; n’oublions d’ailleurs pas que l’on recense jusqu’à 1 600 factions différentes en Syrie !

M. Jacques Myard. Qui agit pour le compte de l’armée syrienne dite libre (ASL) à Idleb ? Ahrar al-Sham, qui est un groupe islamiste intégriste. 

Général Christophe Gomart. Oui, mais les organisations modifient leur affiliation en fonction de leurs intérêts locaux et vont au plus offrant.

M. le rapporteur. Mon général, je vous sais sensible à la question de la propagande : grâce à ses éléments occidentaux, Daech parvient à connaître notre état d’esprit et peut anticiper nos décisions, alors qu’il nous reste largement inconnu. Travaillez-vous pour combler ce fossé ?

Les reculs militaires de Daech sur le terrain réduisent-ils sa capacité de recrutement, notamment en Europe ? Vous avez affirmé que des combattants provenaient d’autres pays étrangers. Desquels ? 

Général Christophe Gomart. En effet, Daech nous connaît mieux que nous le connaissons, même si nous savons maintenant qui exerce telle responsabilité ; il est vrai que cela n’était pas le cas il y a deux ans au moment de la prise de Mossoul par al-Baghdadi. La DRM suivait les forces en opération au Sahel et on cherchait à faire de l’anticipation et de la veille stratégique. On a mis en place des structures chargées d’élaborer un discours démontant la propagande de Daech, mais on ne connaît jamais l’impact du contre-narratif. En outre, le dialogue entre les différents services s’avère de bonne qualité. Deux agences suivent, en France, cette crise au Levant : une cellule, Hermès, travaille pour les forces armées, et l’autre, Allât, veille à la protection du territoire national ; le ministère de la défense héberge la première et celui de l’intérieur la seconde. Cette architecture permet un vrai dialogue entre les services, celui-ci se révélant essentiel, comme on le voit avec les Américains et avec nos alliés.

Le recrutement des combattants est sans doute quelque peu ralenti, mais pas autant qu’on l’espérerait.

Mme Marie Récalde, présidente. Général, nous vous remercions d’avoir répondu à nos questions.

L’audition s’achève à quatorze heures cinquante-cinq.

Table ronde : «  Le rôle et la place des opérateurs internet dans la lutte contre Daech », avec Mme Audrey Herblin-Stoop, directrice des affaires publiques de Twitter France, M. Anton Battesti, responsable des affaires publiques de Facebook, M. Thibault Guiroy, responsable des affaires publiques de Google France et M. Alexandre Makhloufi, responsable communauté de Dailymotion

(séance du 24 mai 2016)

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Au cours de cette audition, nous allons nous intéresser à la manière dont les opérateurs internet réagissent face à Daech qui utilise notamment leurs réseaux pour faire sa propagande, recruter ou trouver des moyens de financement. Pour ce faire, nous accueillons des représentants des plus grands acteurs du secteur : M. Thibault Guiroy est responsable des affaires publiques de Google France, une entreprise qui détient YouTube, le principal diffuseur en ligne de vidéos ; Mme Audrey Herblin-Stoop est directrice des affaires publiques de Twitter France, un réseau utilisé pour communiquer en ligne sur des événements spécifiques et faire de la communication virale ; M. Anton Battesti est responsable des affaires publiques de Facebook qui peut aussi être un moyen de propagande ; M. Alexandre Makhloufi est responsable communauté de Dailymotion, plateforme d’origine française de vidéos en ligne.

En tant qu’acteurs d’internet, vous occupez un poste d’observation privilégié à l’échelle internationale. Vous êtes confrontés à des diversités de réglementations et de modes d’utilisation. Nous souhaitions vous entendre, madame et messieurs, afin d’évaluer l’efficacité des dispositifs que vous mettez en œuvre pour contrer l’utilisation des outils numériques par Daech.

Vous pourrez aussi nous parler de la manière dont vous travaillez avec la Plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements (PHAROS), mise en place par le Gouvernement pour permettre à tout citoyen de signaler des contenus illicites. Nous avons compris que les policiers et gendarmes affectés à PHAROS avaient des échanges quotidiens avec vous.

À votre demande, cette audition se déroule à huis clos. Vous serez destinataires du compte rendu qui en sera établi. Avant de vous laisser la parole pour un exposé liminaire, je vous rappelle que notre mission s’est dotée des prérogatives d’une commission d’enquête. Je dois donc, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Thibault Guiroy, Mme Audrey Herblin, M. Anton Battesti et M. Alexandre Makhloufi prêtent successivement serment.)

M. Thibault Guiroy, responsable des affaires publiques de Google France. Au nom de Google, je vous remercie de votre invitation. Tant du côté du moteur de recherche que de la plateforme d’hébergement YouTube, nous prenons très au sérieux la problématique des contenus terroristes sur laquelle nous travaillons étroitement avec les autorités, notamment avec le ministère de l’intérieur, comme vous l’avez rappelé. Nous avons des procédures et des politiques robustes pour lutter contre l’apologie du terrorisme ou la propagande djihadiste en ligne. Avec votre permission, j’évoquerai d’abord les procédures en vigueur sur le site d’hébergement de vidéos YouTube, puis l’application de la loi du 13 novembre 2014 en ce qui concerne le moteur de recherche Google, avant de vous expliquer nos actions en matière de promotion du contre-discours en ligne.

En ce qui concerne la plateforme d’hébergement de vidéos YouTube, nous disposons depuis de nombreuses années d’un règlement de la communauté, donc de conditions d’utilisation qui prohibent clairement et sans équivoque la mise en ligne de tout contenu faisant l’apologie du terrorisme, appelant à la haine ou à la violence. À titre d’information, pour la seule année 2014, nous avons retiré 14 millions de vidéos sur le fondement de la non-conformité avec nos conditions d’utilisation, soit parce qu’il s’agissait d’images violentes, soit parce qu’il s’agissait de nudité, de spam, d’appels à la haine, d’appels à la violence ou d’apologie du terrorisme.

Parmi les motifs de signalement d’une vidéo sur la plateforme YouTube, nous disposons d’une catégorie « incitation au terrorisme » depuis de nombreuses années. Ces signalements sont revus en priorité par nos équipes et, dans ces cas, nous supprimons systématiquement à la fois les vidéos en cause et les comptes des utilisateurs. Nous avons également mis en place un programme dénommé trusted flaggers, qui donne accès à des tiers de confiance, à un outil spécialisé permettant de signaler plusieurs vidéos en une seule opération et faisant en sorte que ces signalements soient revus en priorité par nos équipes. Ces tiers de confiance sont principalement les autorités – PHAROS et ses homologues européens, Europol, LA DILCRA – mais aussi des associations comme la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (LICRA), le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), l'Union des étudiants juifs de France (UEJF), l’Association française des prestataires de l'internet (AFPI) et d’autres. La coopération sur YouTube, notamment par le biais de cet outil, nous permet de réagir extrêmement rapidement après des événements, qu’ils aient lieu en France ou à l’étranger. Ce fut le cas après les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Casher, notamment lors de la mise en ligne de la vidéo de revendication d’Amedy Coulibaly.

Pour son moteur de recherche, Google applique strictement la loi du 13 novembre 2014 sur le déréférencement de sites terroristes ou faisant l’apologie du terroriste. Alexandre Linden, personnalité qualifiée de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), qui revoit les signalements effectués auprès de Google et des autres moteurs de recherche, indique dans son rapport que 855 pages faisant l’apologie du terrorisme ont été déréférencées en 2015.

Google et les acteurs de l’internet sont cependant convaincus que le retrait ne peut pas constituer la seule réponse à la propagande djihadiste en ligne, notamment à celle de Daech qui utilise extrêmement bien les moyens de communication et les technologies qui sont à sa disposition. C’est pourquoi, depuis plusieurs années, nous travaillons sur la question du contre-discours. Chez Google, nous avons organisé plus d’une douzaine d’événements sur cette question au cours des vingt-quatre derniers mois dans le monde. Dans quelques semaines, va se tenir la seconde édition d’un événement que nous avions organisé avec nos amis de Twitter et Facebook en mai 2015, et nous nous engageons à organiser des manifestations similaires dans tous les pays de l’Union européenne cette année. L’idée est d’aider les associations à se former aux outils du numérique, donc à créer du contenu et surtout à le « viraliser », à le diffuser, afin de lutter à armes égales avec Daech. Nous avons ainsi formé plusieurs centaines d’associations dans le monde au cours des deux dernières années. Toujours dans ce registre du contre-discours, nous avons soutenu la création d’une série sur le web intitulée Abdullah X, il y a quelques mois au Royaume-Uni. Cette série d’animation raconte le parcours d’un jeune musulman qui vit au Royaume-Uni et qui est confronté à la tentation du départ en Syrie.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Pourquoi ne pouvez-vous pas citer le nom de cette association ?

M. Thibault Guiroy. Pour des raisons de sécurité et parce que je n’ai pas leur accord.

En ce qui concerne le contre-discours sur le moteur de recherche Google, nous avons un programme de publicités et de dons publicitaires qui permet à des associations de faire remonter leurs contenus et donc d’apparaître quand un internaute fait un certain type de recherche. Imaginons qu’une personne tape « faire le djihad » sur Google, elle verra apparaître en première position un lien sponsorisé – similaire à de la publicité mais nous le faisons gratuitement – qui redirige vers un site expliquant en quoi Daech interprète le terme « djihad » de manière totalement erronée. Même chose pour des recherches comme « faire la hijra », c'est-à-dire l’obligation qui serait imposée à tout musulman de rejoindre le califat pour combattre, ou « la place de la femme dans l’islam » etc.

Au même titre que d’autres sociétés présentes ici, Google est membre du groupe de contact permanent mis en place par le ministère de l’intérieur sous l’autorité du préfet Jean-Yves Latournerie – qui vient d’en quitter la présidence. Ce groupe nous permet d’instaurer un dialogue récurrent sur la coopération entre nos services et sur le retrait de contenu, même si nous coopérons par ailleurs quotidiennement avec le ministère de l’intérieur par le biais de l’OCLCTIC

Pour terminer, et même si la question est annexe, j’ajouterais que Google répond à 7 000 réquisitions judiciaires françaises par an, demandant la communication de données d’internautes utilisant nos services.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Je suspends la séance, le temps de permettre aux députés présents de participer au scrutin public qui doit avoir lieu dans l’hémicycle.

(Suspendue à seize heures trente-cinq, l’audition reprend à seize heures cinquante.)

Mme Audrey Herblin-Stoop, directrice des affaires publiques de Twitter France. Merci de nous avoir appelés à contribuer à une mission sur les moyens de Daech. Est-ce que Twitter est un moyen de Daech ? C’est la première question que je me pose. Je ne vais pas nier l’utilisation de notre plateforme par des groupes terroristes. Avant toute chose, je voudrais rappeler que Twitter est horrifié par les atrocités qui sont perpétrées par ces groupes, Daech en particulier. Nous condamnons très fermement l’utilisation de Twitter pour promouvoir le terrorisme. Nos règles sont très claires : la promotion du terrorisme, les actes de terrorisme et, plus largement, toute menace de violence sont interdits sur notre service. Nous sommes donc engagés à faire en sorte que Twitter ne soit pas un moyen de Daech.

À mon sens, deux questions se posent : comment aider à lutter contre le terrorisme ? Comment aider à contrer l’extrémisme violent ? Ces deux notions ne doivent pas être mélangées. La lutte contre le terrorisme repose sur les forces de l’ordre, que nous pouvons assister dans leur travail. C’est le volet répressif. En revanche, contrer l’extrémisme violent passe davantage par la prévention qui consiste à essayer de réduire le nombre de personnes qui pourraient être amenées à commettre ces actes de violence. Nous sommes clairement engagés dans les deux domaines.

Thibault Guiroy a déjà évoqué la coopération avec les forces de l’ordre. Au cours de l’année 2015, une grande consultation et un travail de fond ont été engagés sous l’égide du ministère de l’intérieur. Twitter avait commencé à travailler avec les forces de l’ordre bien avant son arrivée en France, il y a trois ans, mais il y avait encore beaucoup de chemin à parcourir. La démarche entreprise dans le cadre du groupe de contact permanent vise à améliorer et fluidifier les relations entre nos entreprises et tous les types de forces de l’ordre : police judiciaire, préfecture de police, direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et gendarmerie. Cette initiative a permis d’aboutir à des avancées remarquées par les services, dont le Premier ministre a fait état le 3 décembre dernier.

Pour les forces de l’ordre, il est difficile d’avoir affaire à des entreprises diverses, proposant des services très différents, et dont les données sont forcément très variées. L’idée est de pouvoir les aiguiller en leur proposant des modèles de réquisitions type. À partir du moment où le formalisme est bien respecté, nous pouvons répondre plus vite. Le 13 novembre, nous avons mobilisé l’intégralité de nos équipes sur la France et nous avons pu répondre très rapidement à toutes les demandes.

S’agissant de contrer l’extrémisme violent par le retrait de contenus, nous avons dû nous adapter à la menace qui a changé de nature. En février 2016, nous avons pris la décision de révéler publiquement que, depuis le milieu de l’année 2015, nous avions suspendu 125 000 comptes de terroristes ou d’affiliés, concernant principalement Daech. Les suspensions continuent au fil des signalements des utilisateurs mais aussi parce que nous avons décidé d’intensifier notre action en examinant aussi les comptes similaires aux comptes signalés. Quand un compte de terroriste est détecté, nous nous intéressons à ceux qui le suivent pour éventuellement suspendre ceux qui seraient aussi liés au terrorisme.

Nous avons aussi décidé de modifier les outils que nous utilisons pour les courriels indésirables. Nous nous sommes rendu compte que ces outils peuvent nous permettre de surfacer des contenus qui ont l’air violents. Nous faisons remonter ces contenus pour les faire vérifier par des humains qui prendront les mesures appropriées. Nous voyons le résultat : le nombre de suspensions de compte a augmenté et, petit à petit, les activités terroristes sortent un peu – pas suffisamment – de Twitter.

Quand on parle de contenu, il ne faut pas se méprendre. Ce n’est pas parce que ces contenus sont visibles sur Twitter, qui est une plateforme publique, qu’ils ont été créés par internet. Ce n’est pas parce qu’internet a permis de mettre en relief ces contenus, qu’ils n’auraient pas existé sans internet. Cela signifie que retirer ces contenus, les empêcher d’être visibles, ce n’est pas suffisant. Nous devons donc aider à promouvoir un discours qui concurrence ces idées et vienne rétablir la vérité sur un certain nombre de points. Des plateformes publiques telles que Twitter sont bien adaptées à ce genre d’action et de confrontation d’idées car elles permettent de transporter du contenu au-delà de frontières sociales, économiques, géographiques et religieuses. Notre rôle n’est pas de produire ce contenu car nous ne sommes pas des experts du terrorisme et de la radicalisation. En revanche, nous connaissons notre plateforme et nous savons comment l’utiliser au mieux pour que des messages soient diffusés et puissent toucher leur cible. Notre rôle est d’aider et d’accompagner le bon émetteur à transmettre son message à la bonne cible. Pour cela, nous faisons des sessions de formation avec des organisations diverses, notamment des associations de victimes du terrorisme qui ont une analyse et des contenus intéressants. Comme le fait Google, nous leur offrons aussi de la publicité afin qu’elles puissent toucher la plus large audience possible.

Malheureusement, il n’y a pas d’algorithme magique qui permette d’identifier un contenu terroriste. L’identification de ces contenus nous pose des problèmes techniques mais aussi juridiques : la qualification n’est pas toujours évidente, comme le montrent les échanges que nous pouvons avoir avec les forces de l’ordre en France. En dépit de tous ces défis, nous allons continuer à appliquer très agressivement ces règles qui visent à endiguer l’arrivée de contenus terroristes sur notre plateforme et à promouvoir l’expression de contre-discours.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Combien y a-t-il d’opérateurs pour vérifier les contenus dans votre entreprise ? Est-ce une équipe dédiée ?

Mme Audrey Herblin-Stoop. L’équipe qui examine les contenus est composée d’une centaine de personnes et nous continuons à recruter.

M. Kader Arif, rapporteur. L’équipe de cent personnes examine l’ensemble des contenus pour le monde entier. L’équipe dédiée compte combien de salariés ?

Mme Audrey Herblin-Stoop. Je n’ai pas le nombre exact.

M. Jacques Myard. Quand ils partent dans la nature, les gazouillis se répandent dans le monde entier. Votre entreprise n’a aucune structure en France pour détecter des contenus pédopornographiques ou terroristes qui seraient franco-français ?

Mme Audrey Herblin-Stoop. Nous sommes une entreprise américaine et globale.

M. Jacques Myard. Ah ça, on le sait !

Mme Audrey Herblin-Stoop. Le traitement des contenus est revu au niveau global par trois équipes, dans lesquelles travaillent des Français, qui sont situées à San Francisco, Dublin et Singapour. L’idée est de pouvoir traiter un contenu quelle que soit l’heure.

M. Olivier Faure. Ces cent personnes opèrent au niveau mondial et sur tous les fuseaux horaires, et elles doivent déceler les contenus à caractère litigieux, qu’ils soient racistes, xénophobes, antisémites, pédopornographiques, incitant à la haine ou au terrorisme ?

Mme Audrey Herblin-Stoop. Je mettrais à part la pédopornographie, qui est un cas un peu particulier pour lequel nous utilisons un système de Microsoft – le PhotoDNA – qui est couplé avec la base de données d’Interpol et qui permet de surfacer automatiquement le contenu. Si quelqu’un veut diffuser sur la plateforme un contenu qui est déjà référencé dans la base de données d’Interpol, il va être automatiquement repéré. Le contenu ne sera pas publié et il sera signalé instantanément à nos équipes qui transféreront les données au National Center for missing and exploited children.

M. Olivier Faure. Cela ne fonctionne que pour les contenus qui ont déjà été référencés auparavant. J’essaie de comprendre l’économie de moyens : vous employez cent personnes pour le monde entier, qui sont censées réagir quel que soit le fuseau horaire…

Mme Audrey Herblin-Stoop. En termes d’économie de moyens, je voudrais quand même rappeler que Twitter est une entreprise qui compte moins de 4 000 salariés dans le monde et qui ne fait pas de bénéfices. Elle s’engage fortement en ayant une équipe de cent personnes et en manifestant sa volonté d’intensifier son action, notamment grâce à de nouveaux recrutements.

M. Olivier Faure. Il ne s’agissait pas de vous juger. Je cherche à évaluer les moyens qui sont mis à disposition – qui restent faibles. Quel volume de contenus remonte, par le biais de vos algorithmes, pour être trié par cette équipe de cent personnes ? S’il n’y a que cinquante contenus en provenance du monde entier dans la journée, l’équipe est très étoffée. S’il y a 2 millions de contenus éventuellement répréhensibles, elle paraît très réduite.

Mme Audrey Herblin-Stoop. À part le surfaçage par notre outil de détection des pourriels, que j’ai déjà évoqué, nous n’avons pas d’algorithme qui fasse remonter du contenu pour examen. Notre système est fondé sur le signalement par les utilisateurs et évidemment par les forces de l’ordre. Je n’ai pas de chiffres sur ces questions. Il faut garder en tête le fait qu’un très grand nombre de signalements est inopérant. Je peux vous citer un cas un peu anecdotique mais très célèbre chez Twitter. En arrivant, j’ai découvert qu’il y avait deux communautés très fortes : les admirateurs de Justin Bieber et ceux des One Direction. Un jour, les partisans des One Direction ont signalé en masse le compte de Justin Bieber, ce qui a complètement inondé le service.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Nous en venons à l’intervention de M. Battesti.

M. Anton Battesti, responsable des affaires publiques de Facebook. Je vous remercie de nous donner l’opportunité de nous exprimer sur ce sujet sur lequel notre entreprise est totalement engagée. Facebook est un service qui réunit 1,650 milliard d’utilisateurs dans le monde et 31 millions d’utilisateurs en France, l’utilisateur étant celui qui se connecte au service au moins une fois par mois.

La question du terrorisme est bien sûr une priorité pour notre entreprise et, en la matière, nous avons déjà des règles très claires dans nos conditions générales que nous appelons « standards de la communauté Facebook ». Ces règles interdisent la promotion du terrorisme sur notre plateforme et toute présence de personnes ou de groupements terroristes. Les terroristes identifiés sont refoulés, même s’ils veulent seulement parler de recettes de cuisine. Peu importe le contexte de l’expression, les groupements identifiés sont exclus de la plateforme.

Une équipe dédiée et spécialisée sur le terrorisme travaille vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept. Les membres de cette équipe prennent les mesures appropriées : retirer des contenus, supprimer des profils, se mettre en liaison avec les autorités de police et de justice si nécessaire. Cette équipe travaille de manière très agressive à partir des signalements des utilisateurs. Tout contenu sur Facebook – publication, photo, vidéo, commentaire – peut être signalé par un utilisateur. Les signalements concernant le terrorisme et les menaces violentes sont traités en priorité et les modérateurs s’intéressent aussi à tous les profils associés à ceux qui sont signalés. Les profils des amis de la personne signalée seront examinés et des mesures appropriées seront prises en cas de détection de contenus ou de comportements contrevenant à nos conditions générales et à la loi.

Ces équipes de modérateurs, basées comme celles de Twitter aux quatre coins du monde pour couvrir tous les fuseaux horaires, peuvent manier plusieurs dizaines de langues. Elles emploient beaucoup de Français que ce soit sur des questions spécifiques au marché français ou, de manière transversale, sur des sujets globaux comme le terrorisme ou la protection de l’enfance. Le ministère de l’intérieur et les services de l’Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication (OCLCTIC) bénéficient d’un accès vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept à ces équipes. Le système fonctionne et nous avons eu des retours positifs en la matière au cours des derniers mois.

En dehors des contenus, nous donnons aussi la priorité aux requêtes de données concernant le terrorisme. Nous sommes aussi membre du groupe de contact, mis en place par le ministère de l’intérieur l’année dernière, qui a été vraiment très utile pour former les personnels de police et de justice sur la manière de formuler les demandes. Il a pu être dit ou écrit que nous ne donnions pas suffisamment suite à des demandes. En fait, dans la grande majorité des cas, il manquait le minimum d’informations – par exemple l’URL (uniform resource locator), c’est-à-dire l’adresse vers un profil – ou le minimum de bases légales qui nous auraient permis de donner suite à la demande. Il s’agissait plutôt de problèmes techniques mais nous y avions notre part de responsabilité et c’est pourquoi nous avons décidé de proposer des formations dans le cadre du groupe de contact du Ministère de l’intérieur. Nous en voyons le résultat dans les rapports de transparence que nous publions tous les six mois : les réponses positives augmentent de manière nette et régulière, ce dont nous sommes très satisfaits.

Voilà pour ce qui est de la modération des contenus, mais nous agissons aussi de diverses manières dans le domaine de la contre-propagande. Avec d’autres entreprises, nous menons un effort conjoint de formation des associations de terrain, afin qu’elles disposent des outils qui leur permettent de faire face à la propagande des groupes terroristes. En avril 2016, Facebook a participé au sommet organisé à Paris par la Fondation Quilliam, avec notamment le réseau Familles contre le terrorisme et l’extrémisme (FATE – Families against terrorism and extremism). Nous avons lancé une initiative européenne sur le contre-discours, nommée Online civil courage initiative. À cet égard, nous nous réjouissons du fait que le Gouvernement envisage de créer une fondation visant à développer l’expertise et l’action en matière de contre-discours. Nous soutenons ce projet sans réserve.

Nous travaillons aussi avec des chercheurs en France et à l’étranger, ce qui est important pour des entreprises comme les nôtres qui ne sont pas des expertes en terrorisme. Nous sommes ainsi associés à une étude réalisée par Demos, un laboratoire d’idées anglais, qui a démontré que le contre-discours fonctionne quand il est présent – trop peu – sur les plateformes. Nous ne pouvons donc qu’encourager son déploiement. Nous sommes aussi partenaire de l’Institute for strategic dialogue (ISD), une fondation internationale dont le but et d’analyser et de combattre les discours violents et extrêmes de toutes sortes.

En France, nous avons travaillé récemment avec plusieurs associations : Malgré eux, qui regroupe des parents d’enfants partis en Syrie ; les Scouts musulmans de France (SMF) ; Le Sursaut, etc.

M. Alexandre Makhloufi, responsable communauté de Dailymotion. Merci beaucoup de nous donner l’opportunité de participer à cette discussion. À titre de rappel, je précise qu’un hébergeur ne vérifie pas la nature des contenus qui sont mis en ligne sur la plateforme ; nous réagissons aux signalements effectués par des utilisateurs. Les conditions d’utilisation de la plateforme prohibent bien entendu la mise en ligne de contenus dits « offensants ». Sur chaque page vidéo, un dispositif permet aux utilisateurs de signaler les contenus selon différentes catégories proposées.

Notre équipe dédiée, qui travaille vingt-quatre heures sur vingt-quatre, traite en général ce type de signalements dans un délai compris entre une et deux heures. Ces modérateurs – présents à Paris et en Europe – ne sont pas des juristes et ils réagissent en faisant appel à leur bon sens. Notons qu’il est parfois difficile d’apprécier la nature de certains contenus qui, sans être ouvertement violents, peuvent être assimilés à de la propagande et doivent donc disparaître de la plateforme. Nous avons tendance à être fermes et, en cas d’hésitation, à opter pour le retrait de la vidéo plutôt que pour son maintien en ligne.

Nous collaborons évidemment avec PHAROS qui relaie des signalements concernant notre site. Il nous arrive aussi de les contacter pour leur demander des informations ou leur appréciation sur des contenus spécifiques que nous ne savons pas comment traiter. Nous disposons d’un système d’alerte, basé sur des mots-clés, qui cible l’univers de la pornographie et de la violence en général, mais qui peut aussi générer des alertes concernant le terrorisme. En cas d’alerte, la vidéo est visionnée par un agent qui prend la décision qui s’impose en fonction de la nature du contenu.

Ce système est relativement simpliste : les gens qui veulent promouvoir le terrorisme au moyen de vidéos ont tendance à éviter certains mots-clés et à utiliser un vocabulaire plutôt neutre, afin de passer à travers les mailles du filet. Il est parfois difficile d’être proactif dans ce domaine, mais nous avons une communauté d’utilisateurs plutôt responsables qui n’hésitent pas à signaler tous les contenus qui leur semblent inappropriés.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Ma première question porte sur votre coopération avec PHAROS qui vous fait des signalements. Vous arrive-t-il d’émettre des signalements à son intention ou la communication se fait-elle à sens unique ? Avez-vous d’autres modes de coopération avec cette plateforme ?

Nous avons interrogé Mme Herblin sur le nombre de personnes qui sont dédiées à la surveillance des contenus en général et des messages terroristes en particulier. J’aimerais que les trois autres intervenants nous fournissent ces mêmes données.

Monsieur Battesti, vous avez mentionné une fondation qui serait créée par le Gouvernement sur le contre-discours. Ai-je bien compris ? C’est la première fois que j’entends parler d’une telle fondation. Il est intéressant de constater qu’un grand opérateur comme Facebook informe le Parlement de ce genre d’initiative. Ne serait-ce que pour cela, vous avez bien fait de venir (Sourires.) Ne le prenez pas mal, monsieur Battesti, j’use de mon ironie légendaire pour souligner certaines choses qui sont tout de même curieuses. Un membre de la commission était-il au courant de cette initiative ?

M. le rapporteur. Personne.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Nous avons été alertés à plusieurs reprises sur les délais de retraits que, pour votre part, monsieur Makhloufi, vous évaluez à une ou deux heures chez Dailymotion. Quel est le délai dans les trois autres entreprises ?

Il nous a aussi été rapporté que des contenus objectivement insupportables, au regard de critères que vous avez vous-mêmes évoqués, n’ont pas fait l’objet de retraits. Avez-vous eu connaissance d’événements de cette nature ? Le cas échéant, comment les expliquez-vous ?

Dans vos organisations respectives, avez-vous une analyse typologique des différents contenus vous conduisant à vous montrer vigilants ou à prendre des décisions de retrait ? Je pense notamment à une classification selon que le contenu concerne de simples échanges, du recrutement, des recherches de financement ou autres.

Ma dernière question s’adresse moins à Dailymotion qui est une entreprise française. S’agissant des trois autres groupes, j’aimerais savoir comment est définie la notion de contenu illicite ? Comment cette définition s’articule-t-elle avec la notion de liberté d’expression dont certains grands pays sont extrêmement friands ?

Mme Audrey Herblin-Stoop. Pour répondre à votre question sur notre coopération avec PHAROS, je dois dire que les signalements sont à sens unique. Il faut cependant souligner que notre entreprise est très jeune et que ses relations avec PHAROS sont désormais très développées et ce sont particulièrement développée lors de la dernière année et demi. Nous nous parlons et nous pouvons régler au cas par cas des situations compliquées.

En ce qui concerne le projet de fondation sur le contre-discours, j’aimerais remettre les choses en perspectives. En mai 2015, le Premier ministre a annoncé qu’il souhaitait mobiliser un bataillon d’animateurs de communauté dans la lutte contre l’extrémisme en ligne, ce qui pourrait éventuellement passer par une fondation. Le Gouvernement ne va pas en créer une ; l’idée est de demander aux entreprises d’abonder à celle qui avait été créée à la suite des attentats de novembre pour permettre aux Américains de s’engager aux côtés des victimes. Des discussions sont en cours sous l’égide du Service d'information du Gouvernement (SIG) et de la Fondation de France. Pour sa part, Twittter n’a pas encore pris de décision. Nos moyens étant relativement limités, nous voulons les employer le plus efficacement possible. Nous nous interrogeons encore sur l’opportunité de passer par la Fondation de France qui devra prendre une commission pour rémunérer ses collaborateurs, ou de financer directement une association qui pourra consacrer l’intégralité des fonds à l’élaboration de contre-discours.

Vous nous interrogez aussi sur les délais moyens de retrait et de signalement. En fait, il n’y en a pas car nos équipes se concentrent sur les urgences. Le 13 novembre, toutes nos équipes se sont mobilisées sur la France, y compris celles qui ne travaillent habituellement pas sur ce pays. À d’autres moments, la même mobilisation a été déclenchée en faveur de la Belgique ou de la Turquie, par exemple.

Comment s’effectue l’articulation entre la définition de contenus illicites et la liberté d’expression ? Nous sommes soumis à la loi américaine et aussi à la législation des pays dans lesquels nous opérons, ce qui nous pose un énorme problème quand les textes sont en conflit. C’est pourquoi nous poussons à la réforme du traité d'assistance judiciaire mutuelle (Mutual legal assistance treaty – MLAT). La procédure actuelle, très longue et très pénible, nécessite d’être réformée. Quand une autorité française nous signale un contenu qu’elle juge illégal, nous le retirons en France. Le négationnisme – qui est un délit en France mais pas aux États-Unis – illustre bien ce cas de figure : nous retirons les contenus négationnistes pour les utilisateurs situés en France. Nous pouvons ainsi concilier la liberté d’expression – une valeur que défend Twitter – et le respect de la loi française.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Pourquoi faut-il adapter – et dans quel sens – la procédure dont vous venez de parler ?

Mme Audrey Herblin-Stoop. Si l’on s’en tenait à la stricte application du droit dans nos relations avec les forces de l’ordre, tout devrait passer par la coopération internationale. Or la lourdeur de ces procédures empêcherait les forces de l’ordre d’accéder à des données dans un délai très rapide. Nous avons fait le choix de répondre aux demandes de données personnelles des services d’enquête français sans passer par la coopération internationale, dès lors que la réquisition est légalement valable en France, qu’elle revêt un caractère d’urgence et correspond à un crime grave. Pour les contenus, qui sont publics, les services d’enquête n’ont pas besoin de passer par nous. Quoi qu’il en soit, une réforme de la coopération internationale – qui a été engagée côté américain – serait très utile aux forces de l’ordre françaises.

M. Thibault Guiroy. Google entretient des relations hebdomadaires si ce n’est quotidiennes avec les gens de l’OCLCTIC. Nous signalons les activités criminelles aux autorités et notamment dans les cas de danger imminent pour la vie humaine.

Pour ce qui concerne nos effectifs, je n’ai pas de chiffres précis en tête. Je peux dire que nos équipes sont mobilisées vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept. Nos personnels arabophones travaillent en priorité sur les signalements de propagande djihadiste. Les délais de retrait après un signalement se comptent en heures, mais en minutes quand il s’agit de vidéos de propagande de Daech ou d’apologie du terrorisme. Dans les cas d’attaques terroristes, nous avons malheureusement pu faire la preuve de notre réactivité.

Quant aux cas de contenus signalés qui n’auraient pas été retirés, ils peuvent s’expliquer de diverses manières. Il se peut que le contenu ne soit pas considéré comme manifestement illicite ou tombant sous le coup de nos conditions d’utilisation. Que considérons-nous comme illicite ? La loi pour la confiance dans l'économie numérique (LCEN) du 21 juin 2004 en donne une définition et, bien entendu, nous appliquons la loi française. Nous retirons les contenus qui tombent sous le coup de cette loi de nos plateformes, et notamment de YouTube. Pour définir ce qui est manifestement illicite, nous avons désormais douze ans de jurisprudence dans laquelle nous devons nous replonger régulièrement. Dans le cas de Daech ou d’autres types de propagande djihadiste ou d’apologie du terrorisme, je vous rassure tout de suite : la question ne se pose pas et les contenus sont retirés sans que l’on ait besoin d’examiner longuement leur illégalité.

En ce qui concerne la fondation, il me semble qu’il s’agit en effet d’une structure préexistante à laquelle entreprises et particuliers pourraient apporter un soutien financier. À ce stade, je n’ai pas de détail sur la gouvernance de cette fondation ou sur les projets qu’elle pourrait sélectionner.

Je ne suis pas sûr d’avoir compris votre question sur l’analyse typologique et le financement.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Est-ce que vous classez les retraits par catégories en fonction de l’objet des contenus ? Si c’est le cas, faites-vous des statistiques sur leur évolution ? Nous savons que des réseaux numériques sont utilisés par Daech pour lever des fonds, par le biais du financement participatif. Peut-être l’avez-vous noté et pouvez-vous nous donner une idée de la part que représentent ces appels de fonds dans les contenus retirés ?

M. Thibault Guiroy. Nous n’avons pas fait d’analyse particulière sur ces sujets. À titre personnel, je pense que l’approche « follow the money », c’est-à-dire suivre la piste de l’argent, qui a été appliquée dans la lutte contre la contrefaçon, est appropriée dans le cas qui nous intéresse. Elle revient à mettre un terme aux moyens de financement, notamment en ligne, à couper la possibilité d’effectuer des virements ou des versements. La méthode fonctionne assez bien pour limiter la contrefaçon, et il n’y a pas de raison qu’elle ne soit pas efficace dans la lutte contre le djihadisme.

En termes d’analyse typologique, la catégorisation est faite par les personnes qui effectuent les signalements : si elles signalent un cas d’incitation au terrorisme, l’information prend évidemment un chemin particulier pour atteindre l’équipe où se trouvent les personnes habilitées à revoir ce type de contenu. Comme pour la pédopornographie, les équipes sont spécialisées. Je n’ai pas de chiffres précis par motifs de signalement. Si j’en ai dans les semaines à venir, je vous les ferai évidemment parvenir.

M. Anton Battesti. Dans notre cas, la coopération avec PHAROS et les forces de l’ordre n’est pas à sens unique. Si nous avons connaissance d’une menace imminente ou d’une information que nous pensons devoir communiquer, nous en faisons état.

S’agissant des effectifs dédiés, je ne dispose pas du chiffre. Cependant, je peux vous indiquer que Facebook traite un million de signalements par jour, tous sujets confondus et pour le monde entier. Les délais de réponse sont en moyenne de vingt-quatre heures mais ils peuvent être beaucoup plus courts quand il s’agit de violences, de menaces envers des personnes, ou de contenus liés au terrorisme.

Quid des contenus non retirés ? Il peut y avoir plusieurs types de scénarios et je ne peux faire que des hypothèses dans la mesure où nous ne parlons pas de cas concrets. Une erreur est toujours possible et nous devons l’assumer pour pouvoir améliorer le système, ce à quoi nous nous employons en travaillant avec des experts de terrain. Autre hypothèse : des contenus, utilisés pour informer et dénoncer, peuvent choquer certaines personnes qui nous les signalent. Même s’il ne s’agit pas de propagande, nous pouvons alors nous trouver dans une zone d’appréciation particulière. Il nous arrive de retirer des contenus à la demande des autorités françaises, avec lesquelles nous travaillons sur ces sujets, même quand lesdits contenus visent à informer : la loi française peut considérer qu’ils ne doivent pas être diffusés en France.

Nous ne faisons pas d’analyse typologique, je ne pourrai donc pas répondre à votre question sur ce point.

Enfin, en ce qui concerne l’articulation entre les différents droits, je voudrais clarifier les choses : notre entreprise croit à la liberté d’expression et elle la défend, mais nous n’avons pas une religion du premier amendement de la Constitution américaine. Nos conditions générales fixent des limites à cette liberté d’expression quand il est question de cyber-harcèlement, de terrorisme, de discours de haine, de courriels indésirables, d’infractions sur le droit des marques, etc. Le fait même de poser des règles internationales, qui s’appliquent aussi aux Américains, nous place à rebours d’une logique que vous pourriez considérer comme libertaire d’un point de vue européen. Ces règles reflètent un grand nombre d’obligations qui nous sont imposées, notamment par la LCEN. Pour autant, il peut parfois y avoir des marges parce que chaque pays a sa culture juridique, politique, sociale, etc. Nous travaillons avec les autorités qui sont légitimes à nous dire ce qui est illégal en France et, tout simplement, nous appliquons la loi. Comme cela a été mentionné, le négationnisme est un délit en France et en Allemagne mais pas dans d’autres pays européens, qu’on s’en réjouisse ou qu’on le regrette. En France et en Allemagne, nous appliquons la loi en la matière. Et je pourrais citer d’autres exemples.

M. Alexandre Makhloufi. Nous sommes relativement peu sollicités pour collaborer avec PHAROS, même si nous avons une certaine proximité avec les gens qui y travaillent. À l’inverse, il nous est arrivé de leur demander leur avis, mais il n’existe pas vraiment de procédure adaptée qui permette un échange rapide. Si nous leur demandons un avis, il nous faut une réponse rapide car nous ne pouvons pas stocker des contenus en attente, compte tenu des volumes qui circulent. Le sujet mériterait sans doute réflexion.

Nos délais de retrait sont d’une ou deux heures en moyenne, mais nous pouvons aussi retirer un contenu en dix minutes. Je n’ai pas le souvenir d’un problème de non-retrait suite à un signalement. Cela pourrait se produire pour des raisons techniques – le contenu signalé ne serait pas visionné si un incident sur la plateforme impacte le flux de vidéos ou les outils qui permettent de visionner les vidéos signalées, par exemple – ou à cause d’une erreur humaine. Nous essayons de faire en sorte que ce problème survienne le plus rarement possible en demandant à nos agents d’être particulièrement vigilants. Ce ne sont pas des experts en terrorisme mais nous rassemblons des informations diverses et variées pour les aider à améliorer leur appréciation de ce type de contenu. Nous travaillons en permanence à l’amélioration des règles de modération pour affiner les jugements.

Nous n’avons pas de typologie des signalements car nous sommes dans un processus de refonte de la typologie des signalements effectués par les utilisateurs et des actions consécutives prises sur les vidéos, etc. C’est assez technique. Pour l’heure, nous ne pouvons pas de dire combien de contenus liés spécifiquement au terrorisme auraient été signalés ou retirés car nous travaillons sur des catégories beaucoup plus larges – la violence, la sexualité, etc. – mais nous projetons d’affiner notre typologie pour avoir une vision claire des volumes concernés par le terrorisme.

Quant à la fondation, à ma connaissance nous n’avons pas été sollicités pour participer à son financement.

M. Jean-Marc Germain. Vous avez parlé d’un algorithme permettant de faire émerger des contenus à caractère pédopornographiques. Comment se fait-il qu’il n’en existe pas en matière de terrorisme ? Intellectuellement, cela ne me paraît pas plus compliqué. Le développement de ce type d’outil est-il à l’étude ?

Ma deuxième question porte sur le problème des contenus très violents – comme les décapitations – qui sont rediffusés par un certain nombre de personnes. Existe-t-il des tentatives d’identification de tous ces relais, par un travail automatique effectué avec les services du ministère de l’intérieur ?

On nous a beaucoup parlé de la difficulté qu’il y avait à supprimer définitivement des contenus. Une fois retirés, ils réapparaissent puisqu’ils ont été captés par des internautes qui les rediffusent. Ces réapparitions sont-elles marginales ou est-ce en réalité impossible de retirer définitivement un contenu ?

Quelles décisions sont-elles prises en interne par rapport aux journaux de Daech, notamment Dar al-islam qui est publié en français ? Tombent-ils sous le coup du retrait ?

Quelles sont les demandes du ministère de l’intérieur qui donnent lieu à débat ou conflit ? Y a-t-il des divergences de vues sur le caractère violent de tel ou tel contenu lié au salafisme ou à de la propagande djihadiste ?

Mis à part les 125 000 comptes de terroristes ou d’affiliés à Daech supprimés par Twitter, nous n’avons pas eu beaucoup de chiffres. Pourriez-vous, les uns et les autres, nous donner le nombre de compte que vous avez en Syrie ? Quel est le nombre de comptes supprimés par Google, Facebook et Dailymotion ?

Avez-vous une idée du pourcentage de contenus que vous arrivez à éviter grâce à vos différentes procédures ? Est-ce une goutte d’eau dans un océan de contenus qui sont de toute façon diffusés ? Au contraire, parvenez-vous à les bloquer quasiment tous ?

M. Olivier Faure. Comme vous le savez, vous n’êtes pas des entreprises tout à fait comme les autres : nous vivons avec vous. Dans la journée, nous avons tous consulté Google et twitté au moins une fois, nous avons tous un compte Facebook et un compte Dailymotion. Je parle des parlementaires mais, en réalité, ce sont souvent les derniers arrivés sur le marché de ces produits technologiques. Nous ne sommes que la petite partie émergée de l’iceberg. Des milliards d’hommes et de femmes utilisent vos technologies à travers le monde. Vous êtes une forme d’air qu’on respire, ce qui vous donne une responsabilité particulière. Pourtant, en vous écoutant, on sent uniquement de la bonne volonté face à un travail qui semble herculéen. Ce sont vos entreprises que je vise et non vous-mêmes en tant que personnes. On vous sent submergés par une responsabilité qui vous dépasse très largement et à laquelle vous n’étiez pas préparés, ce qui nous pose un problème collectif.

Après ce constat plutôt gentil, j’en viens à des observations moins complaisantes. Pour aller dans le sens de Jean-Marc Germain, je dirais que j’ai du mal à comprendre qu’on arrive à trouver des algorithmes pour filtrer dans les pays totalitaires mais qu’on ne peut pas faire la même chose en Irak et en Syrie. Pourquoi ne peut-on pas isoler les territoires conquis par Daech alors qu’on arrive à isoler la Chine ou l’Iran ? Comment expliquez-vous cette différence de traitement ?

Vous n’êtes évidemment pas responsables du terrorisme, mais l’univers technologique a changé la donne. Avant, tout seul dans sa chambre, on pouvait penser à Hitler et al-Baghdadi comme à des sauveurs de l’humanité sans que l’idée ne se répande nulle part. À présent, on peut faire part de cette idée au monde entier en un seul clic, depuis sa chambre, ce qui pourra donner une légitimité à tous ceux qui pensent la même chose dans leur coin. D’un seul coup, tous ceux-là se sentiront légitimes à penser ce qu’ils pensent puisqu’ils sont plusieurs à le penser.

Pour enrayer un tel phénomène, il faut mettre tous les moyens. Or je vous entends dire que votre coopération avec PHAROS est à sens unique. Compte tenu de la responsabilité que vous avez, comment pouvez-vous considérer qu’il est logique que l’on vous apporte de l’information pour que vous supprimiez des contenus ou des comptes, sans que vous cherchiez vous-mêmes à remonter aux créateurs de ces comptes, qui sont véritablement des ennemis de la République française, de la démocratie et même du monde entier ? Il y a en effet des pays non démocratiques qui n'ont pas pour autant basculé dans ce genre de totalitarisme et d’absolutisme.

Certes, il est nécessaire d’aider au développement d’un contre-discours mais que pensez-vous faire pour être à la hauteur de votre responsabilité ? Madame Herblin, vous nous avez expliqué qu’une équipe de cent personnes dédiée à la surveillance des contenus représente un fort engagement pour une entreprise qui compte moins de 4 000 salariés au total. Dans une entreprise normale, le ratio paraîtrait en effet très important, mais compte tenu de la force et de la puissance de l’outil, ne faut-il pas imaginer des formes nouvelles de collaboration ? Ne pouvez-vous pas travailler avec le monde associatif ? Comment pouvez-vous développer des armes qui soient à la hauteur de l’enjeu, vous qui êtes le nouvel oxygène que nous respirons ? Il nous faut quelques filtres et cent personnes ne suffiront pas pour purifier l’air dont nous avons besoin pour continuer à vivre en démocratie.

M. Jacques Myard. Je partage les propos qui viennent d’être tenus. Vous dites avoir fait un peu de ménage et vous vous décrivez comme un facteur. Seulement voilà : vous n’êtes pas un facteur ordinaire. Est-ce que vous trouveriez normal qu’une compagnie aérienne laisse monter une bombe à bord d’un avion ? J’imagine que non, et c’est pourtant ce que vous faites : vous laissez monter des bombes à bord des réseaux. Avec les Américains, nous allons continuer à discuter de la liberté d’information qui doit trouver des limites quand elle est utilisée par des assassins. Je crois que vous être en train de porter une très grande responsabilité même si j’ai été un peu étonné de constater quelques progrès. Vous vous exposez à des retours violents de la part des États, je vous le dis comme je le pense, et vous pouvez transmettre le message. Nous ne sommes pas des tendres nous non plus. Nous avons une longue expérience et, lorsqu’il faudra frapper, nous frapperons. À mon sens, vous êtes en train de dépasser vos limites et de jouer aux apprentis sorciers.

M. le rapporteur. Ne prenez pas comme une attaque personnelle ce que je vais vous dire de ma perception de cette audition, puisque chacun de vous s’est exprimé en fonction du rôle qu’il tient dans son entreprise.

En tant que rapporteur, je dois faire un travail sur ce sujet très compliqué qui a trait à la sécurité des gens, à l’échelle nationale, européenne et mondiale. Nombre d’acteurs de la lutte contre le terrorisme ont fait énormément d’efforts, notamment en matière d’harmonisation entre services, même s’il reste encore des trous dans la raquette, comme on dit vulgairement. Aujourd’hui, nous sommes face à des entreprises mondialisées qui occupent une place à part dans la vie des gens, en particulier dans celle de ces jeunes qui sont la cible du recrutement de Daech et qui sont vulnérables à la radicalisation et à la violence. Or nous avons l’impression d’avoir affaire à des petites et moyennes entreprises (PME) venant nous expliquer qu’elles manquent de moyens et ne peuvent pas faire grand-chose malgré leur bonne volonté.

Vous ne donnez pas de chiffres. Que vous les ayez ou non, peu m’importe. S’ils étaient exceptionnels, vous les auriez et vous les donneriez. Si vous ne les donnez pas, c’est qu’en réalité il y a très peu de personnels dédiés à la surveillance des contenus liés au terrorisme dans vos entreprises.

Aucun travail n’est effectué en amont et vous attendez d’être sollicités pour donner de l’information. Sans être un spécialiste des algorithmes comme Jean-Marc Germain et Olivier Faure, je m’étonne qu’il n’y ait pas moyen de faire autre chose qu’un traitement en aval. Au passage, vos interventions nous livrent quand même quelques surprises. Monsieur Guiroy, vous indiquez ainsi que Google transmet ses signalements aux autorités américaines qui, si elles le souhaitent, informeront les autorités françaises. C’est assez compliqué en termes d’information et le fait que vous ne répondiez qu’aux exigences de votre pays d’origine soulève un débat politique d’une autre nature.

Ce n’est pas que nous soyons déçus parce que nous n’attendions pas quoi que ce soit. Pour autant, nous voudrions adresser un signal fort à vos patrons : participer à une espèce de fondation, qui sera peut-être créée un jour pour fabriquer un contre-discours à la propagande de Daech, ne peut pas être la seule réponse de vos entreprises, à un moment où nous devons agir dans l’urgence. Votre rapport au législateur sera peut-être compliqué dans les jours et les semaines qui viennent.

Mme Audrey Herblin-Stoop. Monsieur le député Germain, chez Twitter, nous nous demandons évidemment si un algorithme ne permettrait pas de trouver les contenus terroristes que nous sommes engagés à éliminer de la plateforme. D’ailleurs, même si nous n’avions pas pris cet engagement pour des raisons éthiques, nous aurions intérêt à supprimer ces contenus d’un simple point de vue business : ils ne font pas venir les gens sur notre plateforme.

Cela étant dit, il est difficile d’adapter au terrorisme le modèle que nous utilisons pour traquer les contenus sur l’exploitation sexuelle des enfants. Hélas, pourrait-on dire, les contenus pédopornographiques sont assez évidents à qualifier, ce qui n’est pas le cas de tous les contenus terroristes. C’est plus évident pour certaines images mais le texte est encore prédominant chez Twitter. Or l’analyse du texte n’est pas encore assez fine et avancée pour pouvoir faire de l’automatisation. Cela ne signifie pas que nous n’y réfléchissons pas, mais actuellement cela ne fonctionne pas. Le mot « bombe », pour prendre un exemple un peu ridicule, peut être employé dans des contextes très différents. En tout cas, nous n’avons pas encore trouvé le moyen de surfacer les contenus par le biais d’un algorithme.

M. Jean-Marc Germain. Combien de personnes travaillent-elles à l’élaboration d’un tel outil ?

Mme Audrey Herblin-Stoop. Je n’en sais rien.

M. Jean-Marc Germain. Est-ce que des services de l’État travaillent en collaboration avec des ingénieurs de Twitter pour essayer de repérer ces contenus ? Nous avons adopté une loi, il n’y a pas longtemps, pour pouvoir faire de la recherche automatique dans les écoutes téléphoniques, de l’exploration de données. Si peu de moyens sont consacrés aux recherches sur le repérage des contenus, c’est un problème. Ensuite, se pose la question de savoir si Twitter doit y travailler seul ou en collaboration avec l’État. En tout cas, nous ne pouvons pas nous satisfaire de votre réponse : on n’y arrive pas. J’espère que vous pourrez répondre par écrit aux questions auxquelles vous ne pouvez répondre aujourd’hui. En tant que députés, nous avons besoin de savoir qui fait quoi et avec quels moyens, compte tenu de l’importance de la lutte contre cette propagande qui est d’une efficacité redoutable.

Mme Audrey Herblin-Stoop. J’ai pris bonne note. J’interrogerai nos équipes à San Francisco et je vous répondrai par écrit. Concernant l’application de la loi de 2014, je n’ai pas connaissance à ce jour d’un système qui aurait été développé par les services de l’État français et qui viendrait examiner les contenus postés sur Twitter.

M. Olivier Faure. Je reviens sur l’intervention de mon collègue Germain car vos réponses contrarient le sens commun. Vous êtes des spécialistes des mots-clés, des hashtags, etc. Vous avez bâti votre réputation sur leur maniement. C’en est au point que si nous avions besoin de savoir comment réparer une ampoule led dans la salle de la commission des lois, nous pourrions presque trouver la réponse sur Google. Et vous nous dites que vous n’arrivez pas à détecter des contenus qui font l’apologie du terrorisme. Peut-être n’est-ce pas aussi simple qu’on l’imagine, mais il y a quand même de quoi s’étonner.

Hier, je regardais mon fil Twitter comme tout le monde et j’ai découvert cette histoire de la jeune femme musulmane qui s’était prise en selfie devant une manifestation du parti d'extrême droite flamand, le Vlaams Belang. Elle est devenue une héroïne de réseaux sociaux avant que ne réapparaissent des propos antisémites qu’elles avaient précédemment tenus de manière récurrente. Le lien n’a pas été fait par vos soins mais par des internautes qui sont allés fouiller dans son passé en raison de sa soudaine notoriété.

Le mot « bombe » pris isolément va, en effet, conduire à des contenus très différents. Si on l’associe au nom d’une starlette, tout le monde comprendra que, si explosion il y a, elle ne sera pas dangereuse. Si on l’associe à islam, al-Baghdadi ou Daech, le résultat sera très différent. Quand on lit les témoignages de tous ceux qui ont été recrutés par Daech, on s’aperçoit que l’histoire commence souvent sur un compte Facebook ou Twitter, se poursuit sur Skype, avant d’aboutir à une vraie relation. Celle-ci se crée par vos truchements, et c’est pourquoi nous avons du mal avec cette impuissance à agir dont vous faites état.

J’anticipe sur des questions auxquelles vous n’avez pas encore répondu, mais j’ai le même étonnement concernant le filtrage de vos réseaux. Quand on voit que sur des territoires entiers on peut arriver à filtrer complètement vos réseaux, comment se fait-il que l’on ne filtre pas tout ce qui est émis du sol irako-syrien d’où provient une abondante propagande de Daech ?

M. le rapporteur. On trouve aussi sur les réseaux les revues de Daech, que ce soit Dabiq ou Dar al-islam. Quand on voit ce qu’est leur contenu…

M. Thibault Guiroy. Ces publications font partie des pages web que nous déréférençons tous les jours, à la demande de PHAROS, et sur simple notification. Mon propos rejoint celui d’Anton Battesti pour Facebook : le plus souvent ces revues n’apparaissent pas sous la terminologie Dar al-islam ou Dabiq, mais elles sont publiées sur un obscur forum, une sous-page, avec éventuellement un titre qui n’éveille pas les soupçons. Les gens de l’État islamique peuvent faire preuve de beaucoup d’imagination pour trouver des mots-clés ou des titres qui n’ont rien à voir avec les publications. J’espère qu’il n’est pas simple de trouver ces revues sur Google parce que nous nous employons à les supprimer.

M. Jean-Marc Germain. Si notre rapporteur va sur internet pour télécharger Dar al-islam, va-t-on remonter jusqu’à lui et lui demander des comptes ?

M. Thibault Guiroy. Le Gouvernement ?

M. Jean-Marc Germain. J’ai pris l’exemple du rapporteur mais je peux vous soumettre celui d’un internaute qui rediffuse un contenu violent ou qui télécharge une revue de propagande. Cet internaute fera-t-il l’objet d’un signalement ou d’une enquête ?

M. Thibault Guiroy. Sur Google, nous n’hébergeons pas les contenus, nous les référençons. C’est l’hébergeur du site en question qui aura l’adresse IP de M. le rapporteur. Il verra que l’IP de M. le rapporteur ou de M. X s’est connectée à telle heure sur son site et a réalisé le téléchargement d’un document. Pour notre part, nous n’aurons absolument pas ces informations.

M. Jean-Marc Germain. On peut se connecter à Google sans que vous sachiez quelle est l’adresse IP ?

M. Thibault Guiroy. On saura qu’un internaute a tapé une requête mais le chemin que vous prenez ensuite et ce que vous faites sur un site tiers ne nous concerne absolument plus. Nous n’aurons pas cette information.

M. Jean-Marc Germain. Vous savez quand même que les deux adresses IP ont été mises en relation par votre intermédiaire.

M. Thibault Guiroy. On sait qu’à tel instant un internaute a tapé une requête et qu’il a cliqué sur un lien.

M. Olivier Faure. Est-ce que vous récupérez l’adresse IP ?

M. Thibault Guiroy. Nous n’avons jamais l’identité de la personne qui télécharge un document chez un hébergeur qui est simplement référencé sur Google.

M. Olivier Faure. Vous n’avez pas de coopération avec le fournisseur d’accès, avec l’hébergeur ?

M. Thibault Guiroy. Pas à ma connaissance. Quant à mettre un couvercle sur tout ce sort de Syrie, d’Irak ou de Libye en termes d’adresses IP, je ne sais pas qui peut le faire. Nous ne sommes sûrement pas les bons interlocuteurs pour répondre à cette question. Les services de renseignements peuvent peut-être répondre sur ce point. Cependant, la plupart du temps, les personnes qui publient des contenus illicites depuis ces pays passent par les réseaux VPN (Virtual private network c'est-à-dire réseau privé virtuel) ou TOR (The onion router, littéralement le routeur oignon). Du coup, l’adresse IP visible sera localisée dans le Vermont, aux États-Unis, par exemple. En revanche, on peut imaginer qu’il est possible de limiter l’accès à internet de ces gens-là. J’imagine que le Gouvernement français y travaille en liaison avec les opérateurs de télécommunications et les fournisseurs d’accès à internet. Si la connexion se fait par satellite, il devrait être possible de la couper.

Mme Audrey Herblin-Stoop. Je voudrais apporter plusieurs précisions. Tout d’abord, ce n’est pas de notre fait si nous ne sommes pas en Chine : ce sont effectivement les opérateurs de télécommunications qui coupent l’accès. Ensuite, l’existence des serveurs Proxy et des réseaux VPN et TOR rend effectivement assez inefficace les tentatives de blocage par géolocalisation. En outre, les gens qui seraient réduits au silence de cette manière seraient les victimes et non pas les terroristes. Si nous sommes utilisés par les terroristes, nous le sommes aussi par les activistes, par des gens qui combattent des États totalitaires. Dans certains cas, nous sommes leur seule voie d’expression, leur seule manière de témoigner de leur existence et de leur combat. Mettre un couvercle sur l’Irak et la Syrie reviendrait aussi à faire taire ces voix qui portent un contre-discours. Ce n’est absolument pas notre objectif.

J’en viens maintenant aux questions de la suppression proactive de contenus et sur le caractère définitif ou non de ces suppressions. Chez Twitter, nous avons réalisé que nous pouvions nous servir de l’un des outils que nous utilisions pour détecter les courriels indésirables. Les contenus détectés de cette manière doivent ensuite être revus par des personnes et cela prend un peu de temps. Nous commençons à mettre en place de ce type de solution pour pouvoir faire remonter davantage de contenus et agir plus efficacement. C’est grâce à cet outil que nous avons réussi à supprimer 125 000 comptes entre juillet 2015 et février 2016.

Un point est important : le contexte lié à la publication de ces contenus. Quand il s’agit de menaces de terroristes, il n’y a pas de doute à avoir concernant la suppression. En revanche, Alexandre Linden explique dans son rapport qu’un contenu nécessite d’être pris dans son contexte pour être qualifié d’apologétique. C’est ainsi qu’une photo, par exemple, sera qualifiée de deux manières différentes en fonction du tweet qui lui sera associé. Une personne peut ainsi rediffuser une photo de Daech pour dénoncer les atrocités commises. À notre sens, ce contenu ne doit pas être supprimé puisqu’il ne fait pas l’apologie du terrorisme. L’automatisation du processus se heurte à ce genre de difficulté d’appréciation, au fait que nous devons continuer à laisser s’exprimer les voix qui s’opposent aux terroristes.

Ce problème est lié à celui de la réapparition des contenus. Si on décidait de mettre une empreinte sur une photo, celle-ci ne pourrait plus être utilisée dans un but de dénonciation des actes commis. Cela ne correspond pas aux idéaux que défend Twitter.

M. Anton Battesti. Vous avez mentionné l’accès à nos services à partir des territoires conquis par Daech, mais nous n’arrivons que dans un deuxième temps : il faut déjà accéder à internet pour se connecter à Facebook, Twitter ou Google. Comment se connecte-t-on à internet en Syrie ? Par satellite. Le journal allemand Der Spiegel a publié récemment un article très intéressant sur la façon dont Daech utilise Eutelsat pour se connecter à internet.

J’aimerais rassurer cette commission sur le fait que nous ne manquons pas de volonté pour lutter contre le terrorisme. Mais nous ne sommes pas là pour vous vendre de la magie et du rêve. J’ai compris que nos patrons devaient recevoir un message de votre part. Ils reçoivent pire encore : des menaces de mort. Jacques Dorsey et Mark Zuckerberg sont menacés de mort, et ce ne sont pas des menaces en l’air. Pourquoi ne communique-t-on pas complètement sur nos systèmes de sécurité et de modération ? Parce que ce sont des cibles. Il ne faut pas penser que nous ne cherchons qu’à louvoyer quand on ne dit pas tout.

Je voudrais vraiment vous rassurer sur le fait que nous faisons toujours plus et mieux. La machine aide de plus en plus l’homme, c’est un fait, quand il s’agit par exemple de retracer le parcours d’une photo. Pour autant, il n'y a pas encore de système qui permettrait une automatisation totale, notamment en ce qui concerne l’appréciation du contenu. Dans un pays démocratique, il peut exister une marge en matière d’information. Ce sont les législateurs qui doivent en débattre et la déterminer.

M. le rapporteur. Permettez-moi de vous rappeler le contexte. Vous êtes devant une commission d’enquête et non pas dans un débat académique. Les membres de la commission d’enquête se sont engagés à obtenir des réponses de la part des personnes auditionnées. Nous n’attendons pas du rêve mais nous demandons des réponses précises aux questions que nous posons.

M. Anton Battesti. Je revenais sur l’appréciation qualitative qui avait été donnée sur nos intentions et je tenais à vous rassurer sur ce point. Pour ce qui est des outils, nous sommes encore dans une phase de recherche et de développement. La situation sera-t-elle meilleure dans cinq ans ? Peut-être puisque des recherches sont conduites en matière d’intelligence artificielle, de reconnaissance d’images et de vidéos. Pour l’heure, je n’ai pas de solution à vous apporter.

M. Jean-Marc Germain. Estimez-vous que les moyens mis en œuvre pour développer ces logiciels sont suffisants ? Nous ne sommes pas opérateurs, nous ne sommes pas présents dans vos groupes, nous n’avons pas non plus l’information de la part de l’État. Nous vous posons donc la question. En tant que citoyen, pensez-vous que votre entreprise met en œuvre suffisamment de moyens pour que ces technologies se développent ? Daech parvient à mener sa guerre grâce à une capacité de recrutement qui passe largement par les réseaux sociaux. Pourrons-nous écrire dans notre rapport que les opérateurs et les États font tout ce qu’ils peuvent pour développer les techniques qui permettront de contrer l’organisation terroriste sur ce point ?

M. Anton Battesti. Au moment présent, il y a ce qui est et ce qui pourrait être. L’algorithme n’est qu’une forme de technique, nous allons parler de moyens automatisés. Actuellement, chez Facebook, on peut s’aider de moyens automatisés pour analyser un profil qui semble suspect, en remontant au fil de l’eau pour voir ce qu’il en est. Est-ce qu’il y a un algorithme qui permettrait de surfacer des contenus et d’en faire le tri ? Non. Est-ce qu’il y a des recherches en cours pour y parvenir ? Les entreprises de technologie travaillent à rendre les machines plus intelligentes, ce qui aura des conséquences dans d’autres domaines comme la gestion du handicap.

M. Olivier Faure. Vous n’êtes pas à la télévision en train de répondre à une question d’ordre général qui mettrait en danger votre entreprise. Comme l’a rappelé le rapporteur, vous êtes dans une commission d’enquête. Nous pouvons omettre une partie du compte rendu qui sera réalisé, pour ne pas faire apparaître des informations qui vous semblent confidentielles. Nous comprenons que des recherches sont en cours et nous voulons nous faire une idée du temps qu’elles mettront à aboutir, compte tenu des moyens qui y sont consacrés. Si vous nous dites qu’il faudra quinze ans, faute de moyens, la puissance publique doit s’interroger sur la manière de vous aider. En réalité, Jean-Marc Germain vous a fait une offre de services. Si vous ne pouvez pas développer ces outils seuls, l’État et même des associations peuvent peut-être vous aider. Pensez-vous que vous pouvez développer ces outils par vos propres moyens et dans des délais suffisamment courts ? Si vous répondez par la négative, il faut faire appel à d’autres.

Mme Audrey Herblin-Stoop. Il me semble que nos entreprises ont besoin d’une procédure légale valide. C’est très compliqué pour nous de prendre spontanément une adresse IP et d’aller la donner à des forces de l’ordre sans cadre légal. Nous sommes des entreprises, pas des forces de l’ordre. Cela nous mettrait dans une situation particulièrement délicate vis-à-vis de l’ensemble de nos utilisateurs. Actuellement, nous fournissons les données quand il y a un cadre légal valide.

M. Olivier Faure. C’est un appel au législateur pour qu’il vous fournisse cette base.

M. le rapporteur. Le problème se pose-t-il seulement en France ?

Mme Audrey Herblin-Stoop. Dans tous les États du monde.

M. le rapporteur. Il faudrait que ce soit le même procès pour tous les États du monde ?

Mme Audrey Herblin-Stoop. Et qu’il soit valide au regard des conventions internationales.

M. le rapporteur. Merci de la précision.

M. Jean-Marc Germain. Combien avez-vous de comptes Twitter en Syrie ?

Mme Audrey Herblin-Stoop. Je n’en ai aucune idée. Je rajoute la question sur ma liste.

M. Jean-Marc Germain. Combien de comptes Facebook y a-t-il en Syrie ?

M. Anton Battesti. Je n’ai pas non plus le chiffre. Sachez qu’il faut relativiser ce type de donnée : vous pouvez créer un compte en France et aller voyager en Syrie. En outre, certaines personnes se connectent de Syrie pour informer le reste du monde sur ce qui s’y passe. YouTube et Facebook ont diffusé, par exemple, un témoignage puissant sur la réalité de la vie des femmes à Raqqa. Il faut sans doute se concentrer sur le type de contenu plutôt que sur le pays.

M. Alexandre Makhloufi. J’aimerais rebondir sur l’aspect technologique, les algorithmes et les problèmes de détection. Chez Dailymotion, nous ne développons pas d’outils dédiés à la détection d’images car ce n’est pas notre métier. En revanche, nous avons pu tester les produits que proposent les sociétés spécialisées en ce domaine, qui sont d’ailleurs généralement plus orientés sur la nudité que sur le terrorisme. Ces sociétés existent parfois depuis des années, mais leurs technologies sont loin d’être infaillibles. Contrairement à ce que l’on pourrait croire spontanément, ce n’est pas simple de détecter un bout de peau, une personne nue.

Toute la difficulté est de déterminer quelle technologie serait capable de dire avec certitude ou avec un minimum de garanties que tel contenu est probablement lié au terrorisme ou à la propagande islamique. Il y a une vraie contrainte technologique et, à ma connaissance, aucune société n’est actuellement en mesure de répondre à ce besoin. Dans le domaine de l’analyse textuelle, nous avons des échanges avec différentes sociétés qui essaient de dépasser la limite du mot-clé qui, en fonction du contexte, n’aura pas le même sens. Certaines solutions reposent sur l’analyse de phrases entières, ce qui permet de spécifier le contexte. Cette méthode prometteuse n’en est qu’à ses balbutiements. Elle se heurte notamment aux contraintes linguistiques que posent certaines langues, en particulier les langues orientales.

Enfin, se pose la question du partage de la solution, le jour où elle aura été trouvée. Si une société finit par avoir une technique de détection qui fonctionne bien, comment les autres pourront-elles en bénéficier ? À mon avis, il faut penser à une base de données universelle de contenus terroristes, qui serait alimentée quasiment en temps réel par une organisation officielle. Chaque société pourrait interroger cette base de référence commune et comparer les résultats avec celui de ses propres outils via les technologies de fingerprinting utilisées par la plupart des plateformes vidéos et actuellement réservées à la détection de contenu protégés par les droits de propriété intellectuelle. Je pense que certains services sont, bien plus que nous, au fait de tous ces contenus qui circulent. Il suffirait que ceux-ci soient, d’une manière ou d’une autre, disponibles dans cette base. Nous pourrions alors interroger cette base à la mise en ligne de chaque nouvelle vidéo et la bloquer le cas échéant.

M. le rapporteur. Merci madame et messieurs. Nous attendons vos écrits concernant les points sur lesquels nous n’avons pas obtenu de réponses précises.

(L’audition s’achève à dix-huit heures trente.)

Audition collective de chercheurs : M. Hamza Shareef Hasan al-Jubouri, directeur du centre d’études stratégiques Al-Nahrain de Bagdad ; M. Husham Challab Arayaid al-Hashimi, chercheur à Al-Nahrain ; M. Harith Hasan al-Qarawee, chercheur au Crown Center for Middle-East Studies de l’université Brandeis, M. X.

(séance du 2 juin 2016)

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Nous en arrivons à l’avant-dernière audition de notre mission d’information au cours de laquelle nous allons entendre plusieurs chercheurs irakiens ou d’origine irakienne qui sont de passage à Paris. Nous avons considéré qu’il était utile de profiter de leur expertise et de leur connaissance du terrain.

M. Hamza Shareef Hasan al-Jubouri est le directeur d’Al-Nahrain, le centre d’études stratégiques de Bagdad qui dépend du ministère de la sûreté nationale irakien. C’est un spécialiste reconnu des questions de sécurité et de relations internationales. M. Husham Challab Arayaid al-Hashimi, qui travaille aussi pour Al-Nahrain, est considéré comme l’un des meilleurs spécialistes de Daech en Irak et à l’échelle de la région. M. Harith Hasan al-Qarawee, italien d’origine irakienne, est diplômé d’universités irakienne, italienne et britannique. Il est spécialiste de l’Irak, des transitions politiques, de l’identité politique en Irak et au Moyen-Orient. M. X, dont le nom ne figure pas dans la convocation, dépose ici sous couvert d’anonymat. Originaire de la ville de Mossoul, il pourra nous apporter un témoignage direct de ce qui se passe dans cette région. Cette audition n’est pas ouverte à la presse. Vous avez la parole, messieurs, pour vos exposés liminaires d’une quinzaine de minutes chacun, puis nous en viendrons au débat.

M. Hamza Shareef Hasan al-Jubouri. Merci de nous avoir conviés à cette audition car nous sommes convaincus de l’importance des relations bilatérales entre nos deux pays. Des organisations telles que Daech et al-Qaïda représentent une menace directe pour la France et pour l’Europe. Daech est aussi l’une des principales menaces identifiées par la stratégie nationale de sécurité récemment adoptée et mise en œuvre par le gouvernement irakien. J’étais le coordonnateur national de l’équipe qui a élaboré cette stratégie.

Les raisons de l’apparition de Daech sont multiples. À l’instar de toutes les organisations terroristes qui sévissent dans le monde, Daech a su exploiter les circonstances et le contexte pour émerger, s’imposer et se développer. Dans notre stratégie nationale, nous avons recensé ces éléments de contexte et les erreurs commises dont Daech a su profiter. En Irak, l’organisation a tiré parti des divergences et différends politiques, des conséquences des erreurs commises par le précédent gouvernement, des failles existant toujours dans de la construction sociale et du clivage entre sunnites et chiites. En exploitant la faiblesse et la corruption des organes de sécurité, elle a réussi à accaparer une grande partie du territoire national et à y contrôler des populations, notamment dans la région d’Al-Anbar, de Ninive et de Salah Ad-Din. Certains habitants, y compris des femmes et des enfants, sont restés captifs, tandis que d’autres sont partis en exode à l’intérieur et à l’extérieur du pays.

Si les populations de ces zones pour une large part d’entre elles ont pu accueillir favorablement Daech au début, elles ont opéré un revirement au bout de quelques mois ; leurs positions et leurs sentiments ont changé par rapport à cette organisation. Pour les Irakiens, la menace qui pèse sur leur pays constitue aussi une opportunité de s’unir de nouveau mais ils ne sont pas parvenus à la saisir vraiment en raison des divergences politiques qui demeurent. Le gouvernement d’unité nationale, constitué par Nouri al-Maliki, était censé réunir et représenter toutes les composantes de la société irakienne, et les régions avaient collaboré de manière très efficace avec les forces de sécurité. Or, c’est le contraire qui s’est produit, et l’Etat est apparu aux yeux d’une grande partie de la population, en particulier sunnite, comme un pouvoir sectaire, humiliant systématiquement les sunnites. Chose significative, à Al-Anbar et à Mossoul on appelait l’armée irakienne l’armée d’Al-Maliki, ce que les habitants de certaines régions n’appréciaient pas. Dans ces régions, on pensait que le salut passerait par la police irakienne et par les agences de sécurité et de renseignement.

Au moment où nous étions confrontés au péril que représente Daech, nous avons connu des difficultés économiques dues à la baisse des cours du pétrole. Rappelons que l’économie irakienne repose à 90 % sur les revenus pétroliers. La coalition internationale, dont les piliers sont l’Union européenne et l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), est venue à notre secours. Elle continue à aider l’Irak dans des conditions extrêmement difficiles.

M. Husham Challab Arayaid al-Hashimi. La communauté sunnite irakienne, qui a donné naissance à cette organisation terroriste, comporte des composantes takfiristes, telles que Daech, al-Qaïda et d’autres, qui s’opposent au gouvernement et à la constitution irakienne. Un grand nombre de groupes armés sunnites, qui agissent sous différentes appellations, ont déposé les armes quand Daech a réussi à imposer son pouvoir et sa domination dans la région. Les groupes qui n’ont pas voulu déposer les armes se sont ralliés à Daech.

Dans ces régions, qui connaissent des vagues d’extrémisme depuis 2003, Daech a réussi à imposer son contrôle sur certaines grandes villes. Ce sont des points chauds où se concentre l’opposition au régime instauré depuis 2003. Ce sont les clivages confessionnels entre sunnites et chiites et les conflits ethniques entre Kurdes et Arabes qui poussent ces mouvements extrémistes à se constituer et tant de jeunes sunnites irakiens à y adhérer. Parmi les zones les plus difficiles, on peut citer celles-ci : Falloujah et Al-Qa’im dans la province d’Al-Anbar ; Hawija dans la province de Kirkouk ; Siniya à proximité de la ville de Beiji ; la province de Ninive ; plusieurs foyers à Bagdad et dans sa banlieue.

Depuis 2007, le gouvernement irakien n’a cessé de cumuler des erreurs : aucun projet sérieux pour penser la réconciliation nationale après de telles crises, pas de tentative de rapprochement entre sunnites et chiites. La Constitution irakienne (écrite et adoptée par référendum en 2005) a introduit certains éléments lourds de conséquence, perçus par les sunnites comme une vengeance, accentuée lors de son application. Je pense à la débaassification et à la dissolution de l’armée irakienne. C’est ainsi que certains membres de l’armée de Saddam Hussein se sont retrouvés dans ces mouvements terroristes, et notamment à la tête de cette horrible organisation qu’est Daech. Parmi les quarante-trois membres fondateurs de Daech, trente-cinq sont Irakiens ; vingt-trois d’entre eux appartenaient aux appareils de sécurité et aux appareils militaires dissous, dont dix-huit sont originaires des zones particulièrement sensibles que j’ai mentionnées.

Dans ces zones sensibles, des mouvements terroristes vont continuer à se constituer et à se renforcer en raison de cette Constitution déséquilibrée. Elles vont demeurer un centre de production de combattants pour organisations terroristes, que ces dernières soient créées dans un contexte de soulèvement et d’insurrection ou dans le cadre de réseaux d’allégeance plus vastes.

Daech a appris de l’expérience d’al-Qaïda qui avait réussi à prendre pied en Irak, mais a bien plus de capacités et de potentialités que n’en avait al-Qaïda en termes de compétences militaires, de logistique, d’information. Nous pensons que Daech est capable de produire des armes chimiques, et son projet en la matière a été piloté par deux chimistes irakiens : Mohammed Falah Al-Sabaawi et Sleiman Dawood al-Afari, un ancien officier dans la garde privée rapprochée de Saddam Hussein. Des armes chimiques ont été utilisées au nord et au nord-est de l’Irak. Dans certains villages, ils ont utilisé du chlore et ils ont semé la terreur dans la population. L’utilisation d’armes chimiques a fait neuf morts au Kurdistan irakien et deux autres dans le bourg d’al-Bachir, majoritairement chiite, entre la province de Salah ad-Din et Kirkuk.

Daech a donc été constitué par des Irakiens qui ont des compétences en matière militaires, logistique et de renseignement. La coalition lutte contre l’organisation sur quatre plans différents : militaire, médiatique, économique en cherchant à tarir les flux financiers et le blanchiment d’argent, humanitaire en essayant de mettre fin à l’exode de populations issues de l’Irak et de la Syrie. Mais elle n’a pas réussi à vraiment entraver les activités de Daech, notamment en matière de blanchiment d’argent. Au sommet de la pyramide du blanchiment d’argent, se trouvent des Irakiens qui appartenaient au régime précédent, qui ont des connaissances en matière de renseignement, de contournement des systèmes de contrôle financier installés par la communauté internationale, et qui connaissent les failles et les lacunes des législations européennes en la matière. Daech les utilise pour ses fins terroristes.

Quant aux réseaux de recrutement pour l’Europe, l’Afrique et l’Asie, ils ne sont pas nécessairement dirigés par les membres radicalisés de l’organisation. Ils sont pilotés par des gens qui travaillaient auparavant dans des services de renseignement, qui connaissent les langues et les cultures, qui peuvent donc produire de faux documents de voyage, organiser des filières, prendre contact avec les mafias de passeurs, etc.

M. Harith Hasan al-Qarawee. Merci beaucoup de nous offrir l’opportunité de nous exprimer devant votre commission. Avec une équipe de recherche qui dépend de l’Atlantic Council de Washington, je me suis rendu récemment en Irak où nous avons rencontré un certain nombre de responsables irakiens, avec l’idée d’explorer les préparatifs qui sont faits dans une perspective post-Daech.

J’en suis revenu avec deux nouvelles, l’une bonne et l’autre mauvaise. La bonne nouvelle est que Daech est sur la défensive, dans une très mauvaise passe depuis des mois. L’organisation avait récupéré le tiers du territoire irakien entre juin 2014 et février 2015 ; elle avait une capacité de recrutement militaire très importante ; elle menaçait certaines villes, y compris Bagdad et Erbil, la capitale du Kurdistan. Aujourd’hui, nous constatons que Daech a perdu environ 30 % des territoires conquis. La mauvaise nouvelle est que, jusqu’à présent, nous n’avons pas un cadre politique et sécuritaire clair pour la suite. À la lutte contre Daech s’ajoutent d’autres conflits auxquelles participent des forces de la région. Et si la force principale de Daech était le fait de n’être pas considéré comme l’ennemi numéro un par nombre d’acteurs de la région plutôt que sa capacité de mobilisation ? Dans la région de Touz Khormatou, libérée de Daech, on constate une certaine division entre les milices kurdes et chiites.

Contrairement à certains, je pense que le conflit en Irak n’est pas essentiellement confessionnel : le problème est la politisation des confessions par les puissances régionales et internationales. Le général iranien Qasem Soleimani, chef de la branche extérieure des Gardiens de la révolution, qui a décidé d’apparaître sur une photo publiée dans la presse pour montrer le rôle de l’Iran dans ces combats. La chaîne Al Jazeera, qui est très suivie dans le monde arabe, adopte un discours opposé à celui des Iraniens, au point qu’il peut être parfois considéré comme favorable à Daech. Le conflit régional, qui oppose l’Iran aux pays du Golfe, empêche toute possibilité d’une solution irakienne pour le futur proche.

Lorsque nous nous entretenons avec les responsables irakiens, nous constatons qu’ils ont du mal à envisager clairement la période post-Daech. Certains groupes sunnites considèrent, par manque de confiance totale envers les chiites, que la sécurité de leurs zones doit être confiée doit être confiée à des forces issues des tribus sunnites de la région. Mais nous avons pu constater que les sunnites eux-mêmes sont divisés, notamment dans les provinces de Salah Ad-Din et d’Al-Anbar où se sont déroulés des actes de représailles ou de vengeance entre tribus sunnites. La réflexion sur l’après Daech est insuffisante.

Il faut aussi souligner que l’armée irakienne doit être renforcée : il s’agit de mettre l’accent sur le professionnalisme et les compétences, et de s’éloigner de l’aspect confessionnel. Après s’être littéralement effondrée, l’armée irakienne ne s’est pas encore suffisamment reconstruite pour défaire Daech.

Il faut aussi compter avec le défi que représentent des milices chiites, kurdes et sunnites qui s’arment et se renforcent. Ces milices renonceront-elles à leurs objectifs et à leurs capacités quand Daech sera défait ? La plupart de ces milices, qui dépendent de forces politiques locales ou régionales, tendent à renforcer leur influence dans leur région. Dans la zone de Touz Khormatou, il y a un conflit entre groupes paramilitaires kurdes et chiites, comme je l’ai déjà mentionné. Il faudra trouver une solution politique à tous ces problèmes au sortir de la période Daech, et parvenir à une stabilité susceptible d’empêcher l’émergence d’autres forces radicalisées.

Dans certains centres de recherche ou milieux politiques occidentaux, on pense qu’il faudra séparer Kurdes, chiites et sunnites, afin de constituer des ensembles plus naturels que cette entité fabriquée, en quelque sorte, à savoir l’Irak. Prenons la zone sunnite et imaginons qu’elle devienne un État comme le préconise John Bolton. Ce sera un État fermé, sans aucun accès à la mer et isolé, autrement dit un territoire qui se transformera en une terre fertile pour le djihadisme. Il suffit de regarder ce qui se passe au Moyen-Orient et en Afrique du Nord pour comprendre que les mouvements terroristes profitent de la défaillance des États pour s’infiltrer.

Le même raisonnement peut s’appliquer aux Kurdes et à l’idée d’un Kurdistan indépendant qui a la faveur de certains partis ou hommes de pouvoir français. Au Kurdistan irakien, on assiste depuis un moment à des divergences kurdo-kurdes. En cas d’indépendance, nous aurions affaire à un État défaillant de plus, surtout en comptant avec tous les problèmes créés avec la Turquie. La solution de séparation ou d’indépendance prématurée conduirait plutôt à davantage de conflits dans plusieurs zones de cette région. Le plus important et le moins coûteux est de réduire les tensions – confessionnelles, régionales et internationales – qui traversent l’État irakien actuel par le biais du renforcement des autorités en place.

M. X. À mon tour, je vous remercie de nous avoir invités. Pour ma part, j’ai passé une année entière sous l’autorité de Daech à Mossoul J’ai choisi dès le départ d’observer et documenter les actions criminelles qui se déroulaient dans ma ville. Mossoul est le cœur de Daech ; le djihadisme y est présent depuis 2005, c’est-à-dire que ce mode d’action y est implanté depuis bien avant la création de Daech et l’occupation de la ville de 2014.

Au cours de cette période, j’ai trouvé que les commentaires venant de l’extérieur étaient partiels : on parlait d’une campagne militaire, de l’envoi d’avions et de soldats qui anéantiraient Daech. Mais toutes les campagnes menées contre l’organisation butent toujours sur le même écueil : Daech n’est pas seul à regarder le reste du monde comme des ennemis ; les citoyens ordinaires, eux aussi, ont le sentiment qu’elles visent avant tout des musulmans. Dans ses messages, Daech se décrit comme victime d’une coalition internationale : « les nouveaux croisés ». Il présente toujours ces campagnes internationales qui le visent comme l’équivalent des croisades menées en Terre sainte, en Palestine. Ces idées très simples parviennent à toucher le cœur et l’esprit des gens ordinaires. D’un autre côté, les habitants pensent aussi que Daech est une création occidentale, qu’il est la résultante de complots occidentaux et internationaux contre les musulmans, ce qui fait que les campagnes médiatiques montées contre l’organisation sont contre-productives.

Après avoir passé cette année sous Daech, je pense que l’on ne peut pas se contenter de lutter contre lui avec uniquement par des moyens militaires, qu’il faut également revoir toutes les sources et références qu’il utilise. En fait, Daech se nourrit de similitudes. Certains musulmans modérés, qui ne croient pas forcément au califat, sont néanmoins convaincus qu’il y a une lutte existentielle entre l’islam et les non-musulmans. Utilisés par l’organisation comme référentiel, des textes historiques islamiques deviennent de véritables champs de mines qui pourraient exploser à tout moment et qui pourraient même donner naissance à des organisations bien plus dangereuses que Daech. Si nous voulons vraiment aborder cette question, il faut que ces textes soient revus de manière très sérieuse et critique par des clergés musulmans et par des non-musulmans. Cependant, les campagnes de sensibilisation doivent émaner principalement de musulmans, sinon les gens vont penser que c’est une poursuite de la guerre occidentale qui les vise, réaction classique dont se nourrit Daech.

À Mossoul, Daech s’est comporté de manière extrêmement féroce et sauvage. La population civile s’est soumise, en croyant réellement que la charia a été révélée afin de purifier les musulmans de tous leurs péchés et de tous leurs torts, et qu’elle ne peut s’appliquer que par le truchement d’actes horribles tels que la flagellation, la lapidation, l’amputation de la main et la crucifixion. En fait, Daech a réussi à redonner vie à des pratiques barbares qui avaient disparu depuis des siècles et à les faire accepter par les gens ou à leur imposer. À Mossoul, une génération d’enfants grandit dans ce contexte. En classe de mathématiques, par exemple, on leur apprend le calcul mental en leur faisant additionner ou soustraire des Kalachnikov et des roquettes. On peut aussi leur demander : si vous tuez deux chrétiens et trois juifs, cela vous donne combien de morts ? Le plus terrible est que ce discours se banalise au point de commencer à être accepté par la population. Certains pensent que Daech est une fabrication occidentale, qu’il est la résultante de complots occidentaux et internationaux contre les musulmans.

Non seulement j’ai vécu à Mossoul mais je suis passé par Raqqa où j’ai rencontré des gens qui avaient vécu plus longuement sous Daech. L’organisation travaille à la promotion internationale de ses idées mais, actuellement, elle met l’accent sur l’action dans les territoires contrôlés. Elle a semé l’idée du caractère essentiel et central de la constitution d’un califat musulman, ce qui est extrêmement dangereux. Le danger est que la communauté internationale qui se retrouve en juste lutte contre Daech, soit aussi aux yeux des habitants qui ont vécu sous le contrôle de l’organisation, en lutte contre eux-mêmes.

En plus des problèmes politiques et économiques en Irak, les habitants de Mossoul ne croient pas non plus au gouvernement central irakien, ils ne pensent pas qu’une puissance ou une force irakienne quelconque puisse les libérer de Daech. Et même s’ils devaient être libérés du joug de Daech, que leur arriverait-il ? Vous connaissez la tragédie qui a frappé les yézidis, les chrétiens, les chiites turkmènes de Ninive, etc. Il existe maintenant des brigades yézidis, chiites et chrétiennes extrémistes, qui sont en fait des forces paramilitaires hors de contrôle de l’armée irakienne. Compte tenu des messages envoyés par ces brigades, les habitants de Mossoul préfèrent encore vivre sous le contrôle de Daech, en dépit des horreurs commises. Daech s’en sert d’ailleurs pour semer la terreur dans le cœur des habitants, sur le mode : si ces milices prennent le contrôle, les hommes vont violer vos femmes, vous piller et vous réduire en esclavage.

Daech fait la même chose, mais à une différence : il s’affirme comme une entité et une puissance sunnite, même s’il représente un versant très extrémiste de la doctrine. La lutte contre Daech, la lutte contre l’extrémisme, appellent nécessairement une révision, une relecture critique d’un certain nombre de textes de référence. Certains pensent que ces textes sont dépassés, mais je pense que nous avons besoin de les relire, y compris la Tradition musulmane, la doctrine islamique et les fatwas les plus récentes. Il me semble que les écoles orientalistes européenne et américaine n’ont pas vraiment réussi à analyser ces doctrines nées au Proche-Orient qui ont débouché sur le terrorisme. Il faut également comprendre une chose : les musulmans perçoivent ce terrorisme comme une lutte, un djihad.

Je pense que le salut va arriver mais qu’il ne pourra se matérialiser tant que durera le conflit israélo-arabe, tant que le problème de la Palestine n’aura pas été réglé, tant que l’on pensera qu’il y a une conspiration contre les Arabes et les musulmans, tant que nous serons aussi rétrogrades et arriérés en termes intellectuels et d’éducation dans ces régions. Tant que nous ne nous serons pas attelés à tout cela, nous n’aurons pas seulement un Daech mais une dizaine de Daech.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Merci messieurs pour ces exposés liminaires.

Mes quatre questions s’adressent à tous nos invités. La première porte sur le degré d’adhésion que Daech est capable de susciter dans la société irakienne. Daech s’est implanté avec un certain succès sur fond de conflits sociaux et confessionnels et d’affaiblissement de l’État. À votre avis, que représente la part de la population qui a pris parti pour Daech et quelles sont les raisons de cette adhésion ? En Arabie saoudite où nous étions hier, on nous a donné deux chiffres : entre 10 % et 15 % de la population serait favorable à Daech selon les estimations officielles ; le pourcentage serait supérieur à 50 % selon des estimations sérieuses mais qui ne proviennent pas des autorités locales. L’adhésion de la population au projet de Daech est pour nous un sujet important.

Comment pouvez-vous décrire la situation militaire, sociale et politique à Mossoul, Tikrit et Ramadi ? Constatez-vous une évolution ? Nous avons entendu dire que les Américains se préparaient avec les forces irakiennes à lancer une offensive sur Mossoul. Nous croyons comprendre que plusieurs lignes de défense extrêmement solides s’y succèdent. Comment envisagez-vous la situation de ces trois villes, en particulier celle de Mossoul qui occupe une place centrale dans le dispositif de Daech ?

Vous avez mentionné la question des frontières issues de la première guerre mondiale. Que deviendront les frontières de la Syrie et de l’Irak une fois que le conflit sera terminé ? Quels critères peuvent-ils être retenus pour une nouvelle définition de ces limites territoriales ? Depuis la première guerre mondiale, la population a beaucoup augmenté. Les villes sont beaucoup plus importantes qu’elles ne l’étaient il y a cent ans et elles constituent des pôles de rayonnement autour desquels il est possible d’imaginer que l’on dessine des territoires. Il n’y a pas de frontières naturelles dans cette région, mis à part les grands fleuves qu’il n’est pas question d’envisager comme seules limites. À votre avis, de quelle manière ces territoires pourraient-ils être recomposés ?

Notre dernier orateur a posé une question qui est ouverte dans notre commission et bien au-delà : comment traiter les textes sacrés, notamment ceux qui sont les moins spirituels ? À titre personnel, j’achoppe toujours sur un point : l’organisation de cette critique et l’autorité qui serait désignée pour la conduire. Si vous avez des idées à faire partager à notre commission d’enquête, elles sont les bienvenues.

M. Husham Challab Arayaid al-Hashimi. Je voudrais répondre à votre première question sur la part de population qui adhère à ces doctrines. Daech compte beaucoup sur la société rurale et bédouine. L’organisation a été constituée après la mort d’Abou Omar al-Baghdadi et d’Abou Hamza al-Mouhajer, les premiers dirigeants d’al-Qaïda en Irak, qui ont été tués en 2010. Abu Bakr al-Baghdadi, qui leur a immédiatement succédé, est originaire de la ville de Samarra, dans la province majoritairement sunnite de Salah ad-Din. Mais Al-Baghdadi et son organisation sont mieux ancrés dans la région frontalière entre l’Irak et la Syrie.

Ces régions frontalières sont peuplées de treize tribus extrêmement importantes, dont les membres sont dotés de trois caractéristiques : ils sont tous Arabes sunnites ; dans leur majorité, ils sont extrêmement pieux et cela depuis les années 1980 ; ils sont adeptes du salafisme, voire du salafisme djihadiste. Cette région vit du trafic et de la contrebande et elle compte aussi beaucoup de rebelles aux régimes syrien et irakien. Ces grandes tribus peuvent vivre de part et d’autre de la frontière et avoir des liens familiaux en Arabie saoudite et en Jordanie. Ces populations d’origine bédouine ne reconnaissent pas forcément la réalité des régimes de l’Arabie saoudite, de la Syrie, de l’Irak et du Koweit.

Ces treize tribus se trouvent au cœur de l’insurrection en Irak et en Syrie et sont enclines à accepter les règles et les jugements sévères de la charia imposés par Daech. Je connais bien cette région, qui ne rejette pas la politique de Daech et qui estime même que l’islam qu’il pratique s’avère le plus proche de celui des origines. Daech divise les personnes vivant sous son joug en trois catégories : celles qui lui ont fait allégeance, celles qui l’acceptent et qui soutiennent une partie de sa philosophie, et celles qui subissent sa présence et qui vivent sous sa contrainte. Cette dernière catégorie est majoritaire dans les villes, contrairement aux régions de culture bédouine et à la campagne. À Mossoul, grande ville et capitale de la province de Ninive, on trouve une très grande diversité de population, qui contraste avec les zones environnantes.

Les habitants des campagnes autour de Raqqa croient beaucoup en la personne d’Abou Bakr al-Baghdadi, si bien que la ville a été envahie par des gens de Deir ez-Zor, et de même Mossoul a été prise par des habitants de Tall Afar. La lutte dans cette région oppose gens de culture bédouine et ruraux d’un côté, et citadins de l’autre. Daech compte beaucoup plus sur les enfants des régions rurales et bédouines que sur les citadins. Même les anciens officiers fondateurs de Daech ne proviennent pas des grandes villes ; ainsi, l’un des principaux fondateurs de Daech, le colonel Samir al-Khlifawi, vient d’un petit village. Très connu des agences de renseignement, il est mort en 2014. En 2010, l’ancêtre de Daech se trouvait sur le recul et s’est replié dans les zones bédouines, rurales et semi-désertiques pour reconstituer ses forces avant de lancer l’offensive contre les grandes villes. Six zones sensibles constituent des points d’appui pour Daech : Seneia et Baïji dans la région de Tikrit, al-Qa’im et Falloujah près de Ramadi, et Tall Afar et Al Bi’aj autour de Mossoul.

Les tribus vivant dans les régions frontalières doivent être séparées et déplacées, parce qu’elles s’influencent entre elles. Leur action militaire ressemble à celle des peshmergas lorsque ceux-ci ont cherché à libérer la ville de Ninive. Cette stratégie peut s’avérer payante, même si on peut la critiquer au plan humanitaire parce qu’elle entraîne un déplacement forcé de population. Il serait pourtant possible de loger ces personnes loin de la frontière et de leur offrir des compensations financières ; cela permettrait en outre de les isoler des organisations terroristes. En effet, on trouve dans la zone frontalière 33 des 60 centres d’entraînement de Daech, mais également des prisons et des entrepôts de munitions. Al-Baghdadi s’y déplace librement, selon les derniers rapports, et Daech accorde beaucoup d’importance à cette zone tribale qu’elle a partagée entre quatre provinces.

M. Hamza Shareef Hasan al-Jubouri. Certains individus ont choisi de se rallier à Daech pour les multiples raisons exposées par mon collègue le docteur al-Hashimi, mais également pour l’argent. En effet, la situation économique, financière et de l’emploi s’avère très difficile dans cette région et beaucoup de personnes se retrouvent sans ressources financières. Certaines familles démunies permettent à leurs enfants de rejoindre Daech, la part des combattants de l’organisation recrutée sur cette base n’étant pas négligeable à Mossoul.

Nous avons appris des erreurs commises par les gouvernements précédents et avons par exemple décidé de nommer des natifs des villes de la région de Tikrit à la tête des appareils de sécurité dans ces localités, ce qui permet, en outre, de mettre de côté les problèmes confessionnels. Il n’est pas sensé, dans le contexte irakien, de nommer une personne provenant d’une autre région à la tête des services de sécurité de Mossoul et de Ramadi.

La coalition internationale nous aide dans notre lutte contre Daech, et des membres de la communauté internationale forment les forces de police, qui assurent la sécurité dans les villes, les forces armées restant à l’extérieur de celles-ci, mais pouvant apporter leur concours en cas de besoin.

La frontière entre l’Irak et la Syrie est reconnue, même si des zones tribales existent dans cette région, mais tel est également le cas près de la frontière avec l’Arabie saoudite et près de celle avec l’Iran. On constate dans le sud du pays qu’une même tribu peut vivre des deux côtés de la frontière. Cette situation existe depuis les accords de Sykes-Picot et la constitution de ces États, et n’a donc rien à voir avec Daech.

M. Harith Hasan al-Qarawee. Au Proche-Orient, l’État post-colonial a été dessiné arbitrairement et en fonction des intérêts des puissances occupantes. Il a toujours existé en Irak et en Syrie une tendance souhaitant dépasser ces frontières, surtout que ces deux pays ont été gouvernés par des nationalistes panarabes, membres du même parti, le Baas. Nous avons donc déjà beaucoup entendu le discours relatif à la constitution d’un État unique, mais, dans les faits, le Baas irakien et son homologue syrien ont œuvré à renforcer leur autorité et donc à maintenir l’intégrité de leur État. Action et discours étaient opposés dans ces deux pays !

On essaie de nous faire croire qu’il est possible de revenir en arrière et de tirer un trait sur le passé et sur les évolutions les plus contemporaines. Le califat de Daech s’avère bien plus proche des premières moutures du tracé Sykes-Picot. La frontière entre l’Irak et la Syrie est principalement constituée d’une région désertique et bédouine, peuplée de tribus, mais qui ne permet pas de créer une entité nouvelle car les composantes d’un État n’y sont pas disponibles. On y parle plusieurs langues et les différences historiques et ethniques perdurent et empêchent de rendre suffisante l’appartenance commune au sunnisme. On commet beaucoup d’erreurs d’appréciation dans la lecture des motivations des habitants de ces régions. La Syrie et l’Irak ont besoin d’un cadre régional reposant sur des principes clairs ; l’Union européenne (UE), la Russie, les États-Unis pourraient-ils s’engager à maintenir le tracé des frontières ? Souhaitent-ils au contraire les effacer ? Si ces trois ensembles assuraient vouloir garantir le tracé actuel, les puissances régionales – la Turquie, l’Iran et l’Arabie saoudite – devraient les suivre sur le même chemin. Si l’on choisissait la voie du remodelage de la frontière syro-irakienne, on créerait des problèmes encore plus graves que ceux d’aujourd’hui. Les conflits en Irak et en Syrie s’avèrent imbriqués, si bien qu’il est difficile de résoudre l’un sans trouver une solution pour l’autre.

Nous assistons dans la région à une mutation structurelle progressive, dans laquelle les États autrefois centralisés et forts se délitent et deviennent faibles politiquement, militairement et économiquement. La région souffre d’une « somalisation » ou d’une balkanisation, qui pourrait s’accentuer dans les années à venir, et nous ne disposons pas de solution magique pour résister à ce mouvement.

Nous devons être modestes sur notre influence quant à l’interprétation des textes religieux. Auparavant, les questions religieuses se centraient sur le lieu de culte, c’est-à-dire la mosquée, et il était possible pour le gouvernement de le contrôler. Ainsi, en Irak, la majorité des mosquées sunnites étaient placées sous l’autorité du gouvernement, si bien que l’on ne pouvait pas les utiliser pour véhiculer des messages djihadistes. De même, le gouvernement égyptien dirige 70 % des mosquées. Au Maroc, tous les imams sont formés dans des écoles d’État. Aujourd’hui, les idéologies sont véhiculées par les modes de communication alternatifs comme internet où des milliers de sites prônent les idées djihadistes. Le salafisme se répand facilement, car la diffusion de son discours n’est pas organisée selon une procédure pyramidale et aucun chef ne le contrôle. Il n’existe pas de clergé dans le sunnisme, à la différence du chiisme, qui dispose d’un clergé extrêmement structuré et hiérarchisé. Le chef du clergé chiite en Irak, Ali al-Sistani, possède une autorité religieuse suprême, émet des fatwas, et mobilise des milliers de personnes lorsqu’il appelle à combattre Daech.

La structure horizontale du sunnisme se retrouve dans le mouvement salafiste et djihadiste, dont les partisans ne croient pas en l’idée d’un guide religieux. Les salafistes estiment que tout croyant a le droit de pratiquer l’exégèse. Aux États-Unis, de nombreuses initiatives ont été lancées pour soutenir davantage l’islam soufi, ouvert et modéré. Il faut néanmoins faire montre de prudence, car la volonté d’un État occidental de promouvoir un discours religieux contre un autre peut s’avérer contre-productive.

M. X. La défense la plus importante mise en place par Daech à Mossoul est d’ordre religieux. Le conflit entre les chiites et les sunnites, et celui entre les musulmans et les autres représentent la ligne défensive principale, censée pouvoir faire face à toutes les armées du monde.

Daech cherche à enrôler les habitants des villes dans les missions sécuritaires. Ainsi, les habitants de Mossoul gèrent l’appareil de la police islamique de la ville ; ces agents connaissent très bien la zone et savent comment se comporter avec la population locale.

Les forces de Daech mènent des campagnes permanentes à Mossoul pour exhiber leur puissance ; les parades militaires visent à montrer que les bombardements aériens ne touchent pas l’organisation. Il s’agit de propagande, car je peux témoigner que de nombreux bâtiments occupés par Daech ont été détruits et que l’impact des frappes était grand ; Daech cherche d’ailleurs constamment d’autres bâtiments à investir.

Il est très difficile de contrôler les lectures des gens, mais il est possible que les savants musulmans relisent les textes publiés. Beaucoup de courants modérés ont basculé vers la radicalisation. Daech se fonde sur le livre de Youssef al-Qaradawi (prêcheur égypto-qatari), Le licite et l’illicite en Islam, pour jeter des personnes du haut de bâtiments élevés ou pour les brûler. D’autres textes issus des XVIIIe et XIXe siècles constituent le socle de Daech. Les institutions académiques devraient mettre l’accent sur les anciens textes et assurer une autre interprétation qui délégitime ces fatwas qui n’ont rien à voir avec la lecture islamique. Il faut dissuader les jeunes âgés de 12 à 15 ans d’adhérer à Daech, car leur nombre croît dans les rangs de l’organisation. Des films de Daech demandent à cette population de les rejoindre. Daech organise également des formations spécifiques pour les enfants âgés de 4 à 6 ans. Daech a récemment produit un documentaire dans lequel des enfants exécutent d’autres enfants, notamment yézidis. Nous avons donc besoin d’un courant qui interprète différemment les textes pour contrer la lecture actuelle de Daech sur son terrain. Sans cela, nous ne parviendrons pas à éliminer Daech.

M. Hamza Shareef Hasan al-Jubouri. La pensée salafiste de Daech et d’al-Qaïda est fondée sur le wahhabisme. Daech ne reconnaît pas les idéologies musulmanes et qualifie l’université al-Azhar d’apostat véhiculant l’hérésie. Des salafistes eux-mêmes ont révisé certaines pratiques adoptées par al-Qaïda ou Daech. Le discours islamiste modéré n’aura pas d’impact important sur les adeptes de Daech, mais il peut protéger les futures générations.

M. Jacques Myard. Les anciens cadres du parti Baas de Saddam Hussein sont passés dans le camp de Daech. Comment expliquez-vous qu’ils aillent jusqu’à se tuer en commettant des attentats-suicides ? Quelle est leur démarche intellectuelle ?

Est-il possible de sécuriser la région de Ninive sur la rive gauche de l’Euphrate pour protéger les minorités religieuses chrétiennes et yézidies ?

La Turquie a joué le rôle de l’apprenti sorcier dans le conflit syrien : comprendra-t-elle qu’elle a intérêt à stabiliser la région ?

M. Harith Hasan al-Qarawee. Irakien, je vivais dans mon pays dans les années 1990, et les membres du Baas ne partageaient pas forcément l’idéologie du parti, qui déclinait à cette époque. Cependant, il fallait encore appartenir à ce parti pour avoir accès à un poste d’officier. Saddam Hussein n’a pas cessé de réviser l’idéologie de son mouvement, et lui a même donné une tonalité islamiste dans les années 1990 en parlant de Campagne de foi. Ceux qui ont rejoint Daech n’ont donc pas forcément échangé une idéologie pour son contraire. En 2003, un grand nombre de ces officiers ont été licenciés après la dissolution de l’armée et ont donc vendu leurs compétences et leurs services, d’autant plus qu’ils étaient animés de nombreuses rancœurs. Ils ont adhéré au salafisme djihadisme, qui apparaissait comme un mouvement de résistance et qui avait besoin d’eux.

La Turquie joue un rôle extrêmement négatif face à Daech, proche de celui du Pakistan envers les Talibans en Afghanistan. Elle cherche une solution politique et économique en Irak et en Syrie qui lui soit avantageuse, et elle utilise ce mouvement comme un pion. Les Turcs surveillent particulièrement la situation à Mossoul et dans la région du Kurdistan. Cette dernière est reliée économiquement à la Turquie par un gazoduc ; le Kurdistan peut exporter son pétrole par le truchement de la Turquie sans avoir à obtenir l’aval du gouvernement central à Bagdad. Une grande partie des revenus tirés de ce commerce est d’ailleurs placée dans des banques turques. La Turquie a par ailleurs noué un partenariat avec une partie de l’élite politique sunnite arabe qui se trouvait au pouvoir à Mossoul avant l’arrivée de Daech (les Nujaïfi). Elle cherche à édifier un centre énergétique et à renforcer sa zone d’influence politique dans cette région. Elle a incité le gouverneur de la province de Ninive (Athil al-Nujaïfi) à investir dans les ressources pétrolières de Mossoul de manière totalement indépendante du gouvernement central de Bagdad. Cette attitude a entraîné une lutte terrible entre le Premier ministre d’alors, Nouri al-Maliki, et le gouverneur de Mossoul. J’avais rencontré à cette époque l’ambassadeur irakien aux États-Unis, à qui Al-Maliki disait d’avertir les Américains qu’il enverrait ses forces contre le gouverneur de Mossoul s’il continuait de signer des accords autonomes d’exploitation du pétrole. Les Turcs soutenaient le gouverneur de Mossoul dans cette affaire et ont donc joué un rôle important dans la fracture entre Mossoul et Bagdad, qui a alimenté l’escalade de la crise et la prise de contrôle de la ville par Daech. Tous les combattants arrivés en Syrie et en Irak en provenance d’Europe ou du Caucase sont passés par la frontière turque, les autorités de ce pays ayant laissé faire.

M. Hamza Shareef Hasan al-Jubouri. Seul le président turc peut résoudre le problème auquel fait face son pays dans cette crise régionale. Alors qu’il devrait avoir un rôle restreint, il essaie, par le biais de son parti, de tout contrôler. Cela n’est pas mon analyse personnelle, mais celle de mes amis turcs. Le président Erdogan a une personnalité très changeante : un jour, il est l’allié et l’ami intime de Bachar el-Assad et le soutient lorsqu’il accuse Nouri al-Maliki d’avoir perpétré un attentat contre le ministère des affaires étrangères, puis il déclare tout à coup que Bachar el-Assad est son ennemi. Il a également eu des relations cordiales et amicales avec Nouri al-Maliki avant de changer d’attitude. Son rapport avec Massoud Barzani fut également compliqué car la Turquie ne reconnaissait pas officiellement l’existence de la province du Kurdistan.

Un dialogue existait avec la Turquie, pays démocratique, membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) et candidat à l’adhésion à l’UE, et l’on pensait qu’elle appuierait le changement en Irak. Le contraire s’est produit, l’Irak subissant également des tentatives d’influence de la part de l’Arabie saoudite.

J’ai de très anciens amis chrétiens dans cette région et je rencontre dans le Michigan des membres de la plus grande communauté assyrienne irakienne dans le monde, qui compte environ 160 000 personnes. Ces communautés ont un problème avec le Kurdistan et ont accusé les troupes Massoud Barzani d’avoir occupé plusieurs de leurs villages avant même l’avènement de Daech ; les yézidis ont porté plainte contre le gouvernement du Kurdistan devant le conseil des droits de l’Homme à l’Organisation des Nations Unies (ONU). Des initiatives, notamment américaines, visent à former les hommes de cette communauté à assurer leur défense, mais cela entraînera la création de nouvelles milices ; il en existera donc des yézidies, des chiites, des sunnites et des sabéennes. Nous ne soutenons pas les tentatives américaines sur ce point, y compris la création d’un gouvernorat sur la rive gauche du Tigre à Mossoul. Peut-être certains cherchent-ils à rattacher cette région au Kurdistan. La situation demeure donc extrêmement complexe.

M. Husham Challab Arayaid al-Hashimi. Tous les courants extrémistes ont tenté de recruter les anciens baassistes, convaincus ou non. Abou Moussab al-Zarqaoui pour al-Qaïda en Irak et Abou Bakr al-Baghdadi pour Daech ont placé ces hommes à des positions intermédiaires, mais ne leur ont jamais confié des postes dirigeants. Les anciens Bassistes doivent remplir deux conditions avant d’être acceptés : avoir été incarcérés à la prison américaine de Bucca et renier l’idéologie baassiste, en le prouvant par l’expérience.

De nombreux éléments importants de Daech se trouvent dans le Sud de la Turquie. La femme et le frère d’Al-Baghdadi sont en Turquie où ils bénéficient de complicités et où ils facilitent l’entrée des combattants et de l’argent en Irak et en Syrie. Ils facilitent également le retour des combattants dans leur pays d’origine. Les autorités turques connaissent ces faits, ainsi que les montants d’argent blanchi au profit de Daech – de l’ordre de 10 millions de dollars. Daech achète également le matériel dont il a besoin pour ses armes chimiques en Turquie, ce matériel provenant d’autres pays. La Turquie traite avec Daech, comme l’Iran et le Pakistan l’ont fait avec al-Qaïda et les talibans. Les Turcs arrêtent régulièrement des membres de Daech, mais jamais ses principaux dirigeants. Les services de renseignement américains connaissent cette situation. Tout le monde sait que l’un des proches d’Al-Baghdadi se trouve dans le quartier d’Aksaray à Istanbul ; le renseignement turc est complice de Daech, car l’organisation a rendu un immense service aux Turcs en tuant de nombreux membres du parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) qu’ils n’avaient jamais réussi à éliminer.

Les Irakiens se sont unis pour lutter contre Daech, mais lorsque celui-ci sera éliminé, de nombreuses divergences réapparaîtront. Daech a acheminé des armes dans la wilaya de Mossoul, dans celle du Tigre, de Ninive jusqu’à Tikrit, et dans celle d’al-Jazeera au nord de Mossoul où il a placé 3 000 combattants. Cette répartition montre toute la détermination de Daech à combattre dans cette province en s’appuyant particulièrement sur les habitants. Lorsque les forces irakiennes approcheront de Mossoul, les tribus locales et les anciens officiers de l’armée présents à Mossoul joueront un rôle décisif.

J’en viens aux armes chimiques – une catégorie dans laquelle on ne saurait inclure le chlore, même si Daech en a utilisé à des fins psychologiques. Les rapports de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques attestent que du chlore et du gaz sarin ont été utilisés contre les peshmergas et contre des civils.

M. Jacques Myard. Qu’en est-il de la possibilité de protéger les minorités chrétiennes qui vivent sur la rive gauche du Tigre, dans la province de Ninive ?

M. Husham Challab Arayaid al-Hashimi. En 1935, la France a projeté de réserver une zone de la plaine de Ninive à plusieurs minorités, dont la minorité chrétienne. Depuis, les choses ont changé : qui aura autorité sur ce territoire ? Le Kurdistan autonome estimera-t-il qu’elle lui revient, comme pour d’autres régions ? La gestion en sera-t-elle confiée aux autorités de Mossoul, voire à un gouvernement autonome ? Il s’agit en effet de populations extrêmement fragiles. D’ailleurs, nombreuses sont les communautés qui, hélas, ont déjà disparu d’Irak. Le problème n’est donc pas de constituer une telle province, mais de savoir qui la dirigerait.

Pour aboutir à la paix, la Turquie a besoin de garanties concernant les nouvelles autorités qui émergeront – à savoir qu’elles respectent sa sécurité et qu’elles fassent taire les voix kurdes.

Je n’ai jamais entendu parler d’anciens officiers baassistes qui auraient commis des attentats-suicide. Certains d’entre eux ont pu se servir de Daech, mais l’inverse est surtout vrai : Daech les a utilisés avant de se retourner contre eux.

M. Jean-Marc Germain. Vous avez chacun évoqué l’échec d’Al-Maliki et du processus de réconciliation nationale depuis 2003. Quels ont été les obstacles dirimants ? M. al-Abadi réussit-il mieux cette réconciliation, et quelles sont les conditions de son succès ?

D’autre part, au conflit entre sunnites et chiites s’ajoute un conflit entre Arabes et Kurdes, qui est un facteur majeur de déstabilisation. On entend parfois dire parmi les Kurdes que la débandade de l’armée irakienne à Mossoul face à Daech s’explique notamment par la crainte des Arabes que n’émerge un Kurdistan autonome, raison pour laquelle ils auraient volontairement laissé progresser un ennemi solide et capable d’affaiblir les Kurdes. Qu’en pensez-vous ?

Enfin, l’expérience des mandats d’Al-Maliki et d’Al-Abadi et l’évolution actuelle de l’Irak vous permet-elle d’imaginer une solution possible pour la Syrie ? Prônez-vous un système comparable de répartition confessionnelle du pouvoir entre la présidence de la République, la primature et la présidence du Parlement ?

M. Hamza Shareef Hasan al-Jubouri. Je souhaite avant toute chose que la Syrie ne traverse pas la même expérience que l’Irak. Le régime de Bachar al-Assad est un régime baassiste nocif, comme l’était celui de Saddam Hussein. Chacun connaît le caractère dictatorial du parti Baas. Pour autant, qui, de Daech ou de Bachar, est le pire ? Il me semble qu’il est possible de trouver un arrangement avec le régime le Bachar ; ce n’est pas le cas avec Daech ou Al-Qaïda.

Les Syriens doivent s’accorder sur leur principale priorité – se libérer de l’emprise de Daech – et la communauté internationale doit les aider à parvenir à une solution consensuelle. Nous ne prônons pas le retour à un modèle de type libanais ou irakien reposant sur la division confessionnelle car, à terme, il provoque des conflits entre communautés. Il faut au contraire bâtir un État moderne – comme nous le souhaitons également en Irak – reposant sur des institutions publiques qui garantissent l’égalité des chances et la justice sociale entre tous les citoyens, quelle que soit leur origine.

En Irak, nous n’y sommes pas parvenus, parce qu’aucun parti politique ne bénéficiait d’une popularité réelle au-delà de sa base confessionnelle ou ethnique et n’a de ce fait cherché à construire des institutions véritablement nationales. Sous Saddam Hussein déjà, le sentiment de citoyenneté et d’appartenance à l’Irak était faible ; les gouvernements qui ont suivi l’ont affaibli davantage. Chacun, y compris Al-Maliki, a agi sur des bases confessionnelles. Les uns prétendaient défendre les sunnites, les autres les chiites, d’autres les Kurdes. Il en résulte des divisions plus profondes encore, et le règne des intérêts particuliers et communautaires. Nous ne souhaitons évidemment pas qu’une telle expérience se reproduise en Syrie. Faut-il se débarrasser de Bachar al-Assad ? Oui. Daech doit-il en être le prix ? Non.

M. Harith Hasan al-Qarawee. L’échec d’Al-Maliki est lié tout à la fois à la personnalité de l’homme et à la nature du régime. Chacun convient qu’Al-Maliki est autoritaire – mais, en cela, il ne se distingue guère des autres dirigeants irakiens ni de M. Barzani, dont le mandat à la présidence du gouvernement régional kurde, qui se poursuit en dehors du cadre constitutionnel, a été rejeté par une majorité du parlement régional du Kurdistan, ce qui lui a valu d’en être exclu. Autrement dit, Nouri Al-Maliki est emblématique de la culture politique des dirigeants irakiens et régionaux. Je l’ai rencontré en mars 2016 : il n’a guère changé. Il demeure persuadé qu’il a été victime d’un complot et ne porte aucun regard critique sur son passage au pouvoir. On ne peut donc pas compter sur lui, même s’il estime qu’il a encore un rôle à jouer en Irak et qu’il détient la légitimité nécessaire pour redevenir Premier ministre.

Cependant, cet échec est également dû à la politique du président Obama consistant à se débarrasser du dossier irakien, au motif que la reconstruction serait achevée. Plusieurs questions restent pourtant en suspens, comme celle de la redistribution des richesses pétrolières en Irak. La revue Newsweek a publié une caricature représentant le président Obama remettant à Al-Maliki les clefs d’une ville en ruines et lui disant de s’en occuper lui-même. Il est vrai que depuis la chute de Mossoul aux mains de Daech, l’administration américaine se réjouit de n’avoir pas eu à gérer la situation et de pouvoir tout mettre sur le compte d’Al-Maliki, qui a servi d’alibi.

Au fond, le problème a deux facettes. D’une part, le régime irakien a été bâti sur un fondement confessionnel et sur le postulat selon lequel la société irakienne se compose de trois communautés, le gouvernement ne servant qu’à gérer les rapports entre elles. En conséquence, certains responsables politiques représentent les chiites, d’autres les sunnites et d’autres encore les Kurdes, mais aucun n’incarne l’idée de l’Irak. Dans ces conditions, il est parfaitement naturel qu’Al-Maliki, comme tout dirigeant politique, cherche à tirer parti de sa base électorale communautaire. Il se trouve que la majorité des Irakiens sont chiites ; en jouant la carte confessionnelle, il a en effet cru qu’il pourrait remporter les élections. D’autres l’ont fait aussi : M. Barzani a cherché à se débarrasser de rivaux kurdes, par exemple.

D’autre part, l’Irak est un État rentier qui vit du pétrole. Il est question d’un État décentralisé, voire fédéral : soit, mais comment répartir le produit des ressources pétrolières ? L’économie irakienne est encore primitive. Les recettes de la vente du pétrole sont déposées à la Banque centrale, laquelle décide de leur répartition entre les provinces – comme le faisait autrefois Saddam Hussein, comme le fait M. Barzani au Kurdistan et comme a aussi tenté de le faire Al-Maliki.

J’en viens à Haïder al-Abadi. Je ne suis guère optimiste quant au rôle qu’il pourrait jouer : il semble certes de caractère plus souple et plus sympathique qu’Al-Maliki, et n’est pas enclin à l’autocratie. Sa base électorale pose néanmoins problème : il ne peut compter que sur le soutien de neuf membres du Parlement, n’est pas très populaire et ne contrôle pas les forces armées. Il n’est pas à l’origine de la décision de conduire la plupart des batailles menées en Irak, par exemple celle de Tikrit, lancée par les milices – comme Al-Abadi l’a lui-même reconnu auprès de M. Obama. Autrement dit, il a peu de pouvoir.

De surcroît, il a échoué à mener à bien, lorsqu’il en a eu l’occasion, le programme de réconciliation nationale, de modernisation des institutions et de refonte de la législation. Au contraire, il s’est embourbé dans des jeux politiques à courte vue qui, in fine, l’ont affaibli au lieu de le renforcer. Je ne crois donc pas qu’Al-Abadi pourra s’imposer, d’autant plus que le cours du pétrole baisse et que les recettes publiques de l’Irak diminuent en conséquence.

M. Husham Challab Arayaid al-Hashimi. Pour résoudre la crise syrienne, il faut à mon sens installer un gouvernement de transition et ouvrir un dialogue approfondi entre la Turquie, l’Arabie Saoudite, l’Iran, les États-Unis et la Russie – car rien ne se fera sans l’accord de ces cinq États, qui sont tous présents sur le terrain. Le conflit syrien, en effet, est devenu le conflit des grandes puissances internationales et régionales.

La Syrie se compose de 18 communautés, elles-mêmes divisées en 73 groupes. Ces communautés entretiennent des liens avec l’un ou l’autre des cinq États précités, qui accordent chacun leur soutien financier à des groupes « résistants » face à des groupes « terroristes », selon les cas. Tel groupe étiqueté « terroriste » il y a quelques jours – Ahrar al-Sham, Jund al-Aqsa ou encore Liwa al-Tawhid, par exemple – ne l’est plus aujourd’hui. Les jeux d’influence régionale et internationale sont innombrables. S’y ajoute le problème des personnes déplacées.

Il va de soi que Bachar al-Assad ne doit pas participer au gouvernement de transition. Il faut cependant se garder de démanteler l’armée syrienne ; de même, les institutions doivent être préservées. Une éventuelle partition de la Syrie n’est en effet pas dans l’intérêt de la région. En outre, la Jordanie doit avoir son mot à dire.

Du point de vue des djihadistes, la Syrie est devenue une terre promise. Plusieurs textes de référence de la doctrine islamique désignent le Sham, ou Levant – c’est-à-dire la Syrie et le Liban – comme la terre du salut. L’Irak, en revanche, que les textes décrivent comme une terre de conflits, est considéré – même s’il abrite la grande capitale abbasside – comme une simple base arrière logistique servant les opérations conduites en Syrie.

Encore une fois, c’est un gouvernement de transition sans Bachar al-Assad et adossé à un accord régional qu’il faut pour la Syrie, dont les institutions, y compris l’armée, doivent être maintenues, et où les partis politiques doivent dialoguer.

Je peux d’expérience vous affirmer que le processus de réconciliation, encore inexistant, est extrêmement difficile à mener en Irak. Il sert pour l’essentiel à des fins d’enrichissement personnel, et non à réunir les adversaires dans le cadre d’un dialogue national. Au fond, la réconciliation s’est limitée à fournir l’occasion d’acheter l’appui des uns et des autres et à la débaassification de la société. Elle n’a donné lieu à aucune amnistie générale ; les droits des anciens officiers de l’armée, privés de salaire et de pension, n’ont pas été rétablis. Or, je suis convaincu que si la débaassification de l’Irak avait été menée à bien, les anciens officiers de l’armée irakienne n’auraient pas été si nombreux à rejoindre les rangs de Daech.

M. X. Nous payons aujourd’hui les conséquences de la politique conduite par Al-Maliki en Irak. Al-Maliki voulait prendre le contrôle de l’Irak, notamment de Kirkouk, pour faire pression sur le Kurdistan autonome. Ce faisant, il a attisé les tensions entre Kurdes, sunnites et chiites. Le nord-est de l’Irak, par exemple la ville de Touz Khormatou, où la population est très mélangée, offre un socle fertile aux tensions communautaires entre Kurdes et Turkmènes chiites. Al-Maliki n’a pas compris cet état de fait et a échoué à résoudre les difficultés, préférant se construire un palais à partir duquel il contrôlerait le pays – car il avait à l’esprit la chute de plusieurs dirigeants au cours des « printemps arabes ».

En ce qui concerne les frontières syriennes, elles sont aujourd’hui dessinées en toute autonomie. Elles épousent les contours des sociétés et des tribus, mais elles ne sont pas à mon sens destinées à durer, car elles ne reposent sur rien. Bachar al-Assad a impliqué les tribus alaouites dans le conflit ; elles ne peuvent désormais plus cohabiter avec les sunnites. De même, les chrétiens quittent le Proche-Orient ; il faut les protéger, faute de quoi ils n’y retourneront plus jamais. En Irak, les sunnites sont considérés comme une minorité. Les sunnites d’Irak et de Syrie ont l’illusion d’être soutenus par les États arabes sunnites, mais ceux-ci ne font que les utiliser, comme l’Iran utilise les chiites. Quant aux populations qui vivent sur place, elles ont le sentiment qu’il existe une volonté de faire durer le conflit, et qu’aucun pays ne cherche à y mettre un terme. Et pour cause : il n’existe aucun scénario concernant la période post-Daech. Pour la Turquie, l’Iran et l’Arabie Saoudite, Daech n’est d’ailleurs pas un problème essentiel. Que la Syrie soit scindée en plusieurs petits États ou que ses frontières actuelles soient préservées, les problèmes ne seront pas résolus pour autant, car les frontières intérieures, géographiques et sociales, perdureront. À Raqqa, par exemple, les habitants sont désormais convaincus qu’il s’agit d’une zone exclusivement sunnite, car le mélange des populations n’y est plus possible.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Quelle place pourront tenir les tribus dans la vie politique à venir de l’Irak ? Pensez-vous possible sinon de déconfessionnaliser cette vie politique irakienne, ou au moins d’en réduire l’imprégnation religieuse ?

M. Hamza Shareef Hasan al-Jubouri. Toutes les tribus qui habitent aux frontières de l’Irak et de la Syrie sont sunnites. Elles vivent de l’élevage et de la contrebande entre les deux pays. À titre personnel, je ne pense pas qu’elles auront une incidence sur l’avenir et le retour de la paix dans cette zone.

M. Husham Challab Arayaid al-Hashimi. Pour peu qu’elles disposent de moyens de subsistance et qu’elles participent à la protection des frontières, ces tribus peuvent apporter une contribution majeure à la lutte contre les passeurs et les flux transfrontaliers illicites. Fortes d’une population d’environ 55 000 personnes, ces treize tribus ne doivent pas être marginalisées, car elles représentent une force de frappe potentielle très utile.

M. Harith Hasan al-Qarawee. La plupart de ces tribus vivent le long des fleuves, dans une zone désertique où la densité démographique est très faible. Le problème tient davantage à la gestion des villes et des villages. En effet, les tribus se déplacent de manière autonome d’une zone à l’autre, et leur culture tribale évolue au fil de ces déplacements, notamment lorsque leurs membres s’installent dans une ville – ils ne peuvent plus alors être considérés comme membres d’une tribu en tant que tels, mais comme individus et citadins. Il arrive ainsi que les membres d’une même tribu se battent avec ou contre Daech. De plus, les tribus ne doivent pas uniquement être vues comme des populations sunnites ; de ce point de vue, la déconfessionnalisation de la politique est très importante. La future gouvernance de la région devra permettre de leur donner des possibilités sans reposer principalement sur l’appartenance confessionnelle.

M. X. Il est vrai que les tribus ont évolué. Il ne s’agit plus de groupes de Bédouins obéissant à l’autorité d’un chef. Aujourd’hui, les tribus s’installent dans les villes, d’où un impact réciproque entre les unes et les autres. Les armer pour en faire des forces militaires ne ferait qu’aggraver les choses. Mieux vaut soutenir le développement économique des zones où elles habitent en leur accordant une certaine mesure d’autonomie de gestion et de décision. Dans la région de Ninive, par exemple, de nombreuses tribus expriment le souhait de s’autogérer tout en respectant l’autorité du pouvoir central, lequel se caractérise hélas par de nombreux dysfonctionnements et favorise systématiquement une région.

Les tribus de Syrie et de la province irakienne de Ninive vivent du trafic de contrebande. Si elles disposent d’une liberté économique et de revenus suffisants, elles pourront utilement contribuer à réduire le confessionnalisme et à renforcer la sécurité de ces régions.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Je vous remercie.

La séance est levée à seize heures cinquante

Audition d’un conseiller du Comité des sanctions contre Al-Qaïda et Daech (comité 1267/1989/2253 du Conseil de sécurité des Nations Unies)

(séance du 7 juin 2016)

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Nous recevons aujourd’hui un conseiller du Comité des sanctions crée par l’application des résolutions 1267, 1989 et 2253 du Conseil de sécurité des Nations Unies concernant Al-Qaïda et l’État islamique d’Irak et du Levant. Je vous remercie d’avoir accepté notre invitation.

Il est très important pour notre mission d’information d’aborder le volet onusien des sanctions contre Daech. L’équipe de surveillance du Comité 1267 est chargée d’élaborer la liste des personnes physiques ou morales qui font l’objet de ces sanctions et publie régulièrement des rapports d’information concernant l’état de la menace terroriste, les combattants étrangers qui rejoignent Daech, l’impact des sanctions, la situation en Libye, mais aussi les améliorations possibles des dispositifs de vigilance. Nous souhaitons mieux comprendre le fonctionnement du contre-terrorisme au sein du système des Nations Unies et faire le point sur les avancées obtenues depuis que le Conseil de sécurité a adopté les résolutions 2249 et 2253, à l’initiative de la France, en 2015. Nous souhaitons également savoir quelles difficultés restent à surmonter à ce stade et recueillir votre avis sur la manière dont nous pouvons faire évoluer cette situation.

Cette audition se déroule à huis clos et le compte rendu vous sera soumis avant publication.

Notre mission d’information ayant obtenu les prérogatives d’une commission d’enquête, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mr A prête serment.)

Mr. A. Ce régime de sanctions est assez mal connu. Je vous présenterai tout d’abord le positionnement de ce dernier et de l’Equipe de surveillance dans l’architecture onusienne du contre-terrorisme, afin que vous puissiez bien comprendre son rôle et son champ d’intervention.

Le dispositif onusien chargé du contre-terrorisme comprend deux parties : l’une relève du Conseil de sécurité, l’autre de l’Assemblée générale.

Le Conseil de sécurité compte en son sein trois comités qui traitent, de près ou de loin, de la problématique contre-terroriste. Le plus ancien est le comité 1267, créé en 1999 à la suite des attaques perpétrées l’année précédente en Afrique de l’Est. Ce comité est le mécanisme de décision officiel, étant en charge du régime de sanctions, au sein du système onusien en matière de contre-terrorisme.

Le comité 1373 dont la résolution appelle les États Membres à mettre en œuvre un certain nombre de mesures conçues pour renforcer leur capacité juridique et institutionnelle de lutte contre les activités terroristes.

Le comité 1540, enfin, est chargé de la non-prolifération des armes de destruction massive. La problématique contre-terroriste n’est pas le cœur de son mandat, mais la question de l’accès de certains groupes terroristes à des substances sensibles fait partie de notre évaluation de la menace.

L’Assemblée générale dispose de son propre outil : l’équipe spéciale de lutte contre le terrorisme chargée de la cohésion des efforts menés par le système des Nations Unies dans la lutte contre le terrorisme. Celle-ci coordonne des groupes de travail et des événements au sein de l’ONU.

À la différence des onze autres régimes de sanctions mis en place par le Conseil de sécurité, le régime 1267 -comme le régime 1988- cible non pas un État, mais des groupes terroristes. C’est ce qui fait sa particularité et son intérêt, mais aussi ce qui rend la mission plus complexe.

L’Equipe de surveillance assiste les deux comités des sanctions : le comité 1267 et le comité 1988. En 2011, le régime de sanctions 1267 a été scindé en deux : le régime 1988 (Talibans) d’une part, et le régime 1267/1989 contre Al-Qaïda et associés d’autre part – à le terme « associés » pour information est à préciser, car figurent sur la liste, outre « la maison mère » Al-Qaïda, des groupes terroristes présents en Asie centrale, en Asie du Sud-Est, au Moyen-Orient et en Afrique, notamment Boko Haram et les groupes sahéliens. Il s’agissait, à l’époque, de donner un signal favorable aux discussions politiques menées dans le cadre du processus de réconciliation en Afghanistan. Avec cinq ans de recul, s’il apparaît que cette subdivision faisait sens, il est pertinent que les deux régimes n’aient pas été complètement séparés car, depuis 2014, nous constatons une résurgence de cellules d’Al-Qaïda et de ses réseaux en Afghanistan, ainsi que la présence d’équipes positionnées de Daech.

Depuis la création du régime de sanctions 1267, le Conseil de sécurité a adopté vingt-trois résolutions relatives à ces deux régimes de sanctions (sans tenir compte des résolutions du Conseil de sécurité 2170 (2014), 2178 (2014), 2195 (2014) 2199 (2015), 2214 (2015)), de manière à les adapter au mieux à l’évolution de la menace sur le terrain.

À l’instar des autres régimes de sanctions, les régimes 1267 et 1988 comprennent trois types de sanctions : le gel des avoirs, l’interdiction de voyager et l’embargo sur les armes.

Le gel des avoirs porte sur des avoirs financiers et non financiers. La liste des biens concernés est relativement détaillée. En 2013, les biens culturels y ont été ajoutés, à la suite des événements de Tombouctou, ce qui a donné, par la suite, toute légitimité pour intervenir en la matière.

L’interdiction de voyager a connu un regain d’intérêt avec la résolution 2178 relative aux combattants terroristes étrangers.

Contrairement à ce qui se passe, par exemple, avec les régimes Corée du Nord ou Soudan, ce régime de sanctions n’est pas dirigé contre un Etat, mais contre des terroristes. Dès lors, s’agissant de l’embargo sur les armes, il est adapté à la menace terroriste, -notamment pour les armes conventionnelles, les armes lourdes et les MANPADS (man-portable air-defense systems – lance-missiles sol-air portatifs). Il porte aussi sur les matériels et services associés. Depuis trois ans, un travail particulier a aussi été réalisé sur les engins explosifs improvisés. Dans le cadre des rapports, l’Equipe de surveillance a d’ailleurs recommandé une série de mesures concernant l’ensemble des composants susceptibles d’entrer dans la fabrication d’engins explosifs improvisés.

Son mandat s’applique sous couvert du chapitre VII de la Charte des Nations Unies, ce qui signifie que les recommandations deviennent contraignantes pour les États membres une fois qu’elles ont été validées par le comité et par le Conseil de sécurité à travers les résolutions.

Comme indiqué précédemment, le régime de sanctions 1267 présente certaines particularités : dans la mesure où il s’agit de faire face à une menace symétrique et transnationale et de cibler des acteurs non étatiques, notre mandat couvre l’ensemble du globe.

Actuellement, les listes des personnes sanctionnées au titre des régimes 1267 et 1988 comptent 395 individus et 80 entités, ces dernières pouvant être non seulement des organisations terroristes, mais aussi des entreprises, des organisations non gouvernementales, des charities en anglais, en appui des groupes ou des individus terroristes listés. Conformément à une recommandation, le choix a été fait de cibler non seulement les groupes terroristes, leurs leaders et commandants militaires, mais également les entités et les individus qui leur apportent un soutien financier, logistique ou de l’instruction militaire.

Depuis 2009, le bureau du Médiateur rattaché au comité 1267 peut être saisi d’une demande de radiation de la liste des personnes sanctionnées. La désinscription intervient après enquête du Médiateur et accord de l’ensemble des membres du comité.

Comme rappelé par monsieur le Président, le mandat de l’Equipe de surveillance du Comité repose sur trois piliers : la surveillance de la mise en application des sanctions par les États membres, mais aussi l’évaluation de la menace et la formulation de recommandations. Les recommandations sont soumises au Comité du Conseil de sécurité. Par exemple, sur les dix recommandations formulées dans le rapport de novembre 2014 sur Daech, neuf ont été non seulement validées par le Comité du Conseil de sécurité, mais aussi utilisées pour rédiger la résolution 2199, notamment le moratoire sur le commerce des biens culturels syriens et irakiens illégalement sortis de Syrie et d’Irak.

L’évaluation de la menace est une mission fondamentale. Elle est essentiellement fondée sur les informations recueillies lors des visites effectuées auprès des États membres

L’Equipe de surveillance a aussi bâti un réseau élargi de partenaires, non seulement des agences onusiennes, mais aussi d’autres organismes compétents. Elle a ainsi un partenariat très développé avec l’Organisation internationale de police criminelle (Interpol). Chaque fois qu’un individu est inscrit sur la liste des sanctions de l’ONU, il fait automatiquement l’objet d’une notice spéciale Interpol-Conseil de sécurité des Nations Unies.

De nombreux autres travaux sont conduits avec Interpol, notamment sur la question des passeports volés ou la problématique des combattants étrangers. Plusieurs recommandations ont souligné l’importance de ces bases de données, outils très fiables et répandus à l’échelle du globe.

Il y a également un partenariat avec l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) sur la problématique de l’interdiction de voyager, et une coopération avancée avec l’Organisation mondiale des douanes (OMD). À titre d’exemple, à la suite d’une recommandation, l’OMD a inscrit l’année dernière les détonateurs électriques sur la liste des précurseurs entrant dans la fabrication d’engins explosifs improvisés.

L’Equipe intervient aussi au sein du Groupe d’action financière (GAFI) sur la problématique du financement du terrorisme et a participé à la rédaction du précédent rapport du GAFI sur ce thème et contribuera à celle du prochain.

Enfin, l’Equipe a également développé des relations avec le secteur privé, notamment concernant l’évolution des modes de financement du terrorisme. Le régime de sanctions travaille depuis longtemps avec le secteur bancaire, mais est désormais amené à développer des relations avec, entre autres, les compagnies pétrolières, l’ensemble des acteurs du marché de l’art et les entreprises de l’internet.

À cet égard, l’Equipe a été mandatée pour réaliser des rapports d’un type nouveau, dans lesquels elle évalue l’impact des sanctions ou plutôt le défi qu’elles représentent pour les entreprises et le secteur privé. De nouvelles recommandations seront transmises dans un prochain rapport, le 30 juin. Il s’agira de la troisième série de recommandations, après les rapports de juillet 2015 et de janvier 2016. Deux derniers rapports datant de janvier et de février dernier ont été rendus publics dans le but de sensibiliser les acteurs du secteur privé, notamment les compagnies pétrolières, différents intervenants sur le marché de l’art et les entreprises de l’internet. Le but est aussi de les informer de la problématique du financement du terrorisme.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Dans le cadre de nos travaux, nous avons constaté que les banques et les entreprises du numérique étaient très modérément motivées pour engager des moyens proportionnés aux enjeux en matière de lutte contre le terrorisme, notamment pour faciliter le repérage des malfrats. Vous avez indiqué avoir d’excellentes relations avec le secteur bancaire, ce qui est une bonne nouvelle. Comment cela se concrétise-t-il dans votre travail ? En revanche, vous n’avez pas qualifié vos relations avec les grands fournisseurs d’accès à internet. Je vous donne donc l’occasion de réparer cette omission, que je suppose involontaire.

Mr. A. Il convient de distinguer le secteur bancaire et le secteur financier non bancaire.

Nous travaillons avec le secteur bancaire depuis de nombreuses années. Il a fallu mettre en place le gel des avoirs financiers avec les banques centrales des États membres, les banques privées. Aujourd’hui, le système fonctionne bien.

En revanche, plusieurs points faibles ont été identifiés en ce qui concerne le secteur financier non bancaire, par exemple les sociétés de crédit à la consommation. La démarche n’en est encore qu’à ses débuts dans ce secteur. Une politique de sensibilisation doit être menée auprès de ces entreprises. À ce stade, il est donc prématuré de tirer des conclusions.

Il ressort que certains États membres n’ont toujours pas de législation en matière de lutte contre le financement du terrorisme. Certains sont dérangés par le fait de devoir adopter une législation pour lutter à la fois contre le financement du terrorisme et contre le blanchiment. Dissocier ces deux aspects peut permettre d’avancer. Au-delà des législations, le point faible de certains États membres reste l’absence d’entité chargée du renseignement financier – financial intelligence unit.

Pour d’autres, bien que dotés de cellules de renseignement financier dynamiques, ce peut être la Banque centrale qui estime que son rôle n’est pas de faire du « traçage » du financement du terrorisme.

Concernant la question des sociétés de l’internet, la situation est assez compliquée. Des discussions sont engagées avec les grands du web au sein de l’ONU. L’internet et les médias sociaux sont des vecteurs de la propagande et du recrutement. La problématique d’internet est une préoccupation. À ce titre, les fournisseurs d’accès à internet peuvent être concernés par le gel des avoirs ou de l’embargo sur les armes. Malgré cette réalité et malgré l’adoption de la résolution 2178 relative aux combattants terroristes étrangers qui a rappelé la problématique posée par l’internet, il demeure difficile d’obtenir un accord entre tous les Etats membres. L’Equipe de surveillance s’intéresse notamment à l’internet quand il peut servir à la planification d’actes terroristes, à la communication opérationnelle et au financement du terrorisme. Sur ces trois axes, il y a, en revanche, un consensus pour l’instant.

M. Kader Arif, rapporteur. Merci pour votre intervention.

Nous sommes confrontés à des problèmes d’harmonisation dans plusieurs secteurs. Premier exemple : la France a pris des initiatives pour encadrer l’utilisation des cartes bancaires prépayées rechargeables. Ces mesures vont dans le bon sens, mais elles ne s’appliqueront qu’en France. Nous avons senti qu’un certain nombre de banques n’avaient guère envie de remettre en cause des produits bancaires qui constituent pour elles une source de revenus. Dans les contacts que vous avez avec le secteur bancaire, percevez-vous une volonté d’harmoniser ? Y a-t-il des avancées en la matière ? Comment progresser selon vous ? À défaut d’harmonisation, il va rester d’importants « trous dans la raquette ».

Deuxième exemple : les responsables de l’Office européen de police (Europol) nous ont dit que le gouvernement roumain ne leur transmettait pas d’informations, car il classifiait tous les documents au même niveau. Les services roumains attendent le vote d’une loi sur ce point. Là encore, à défaut d’harmonisation en matière de classification et de transmission de l’information, nous aurons un « trou dans la raquette ». Qu’en pensez-vous ?

S’agissant des revenus que Daech tire du trafic d’œuvres d’art et de biens culturels, on nous a donné des estimations allant de 20 à 150 millions d’euros. Aucun de ces chiffres ne nous a été confirmé. Disposez-vous d’informations précises à ce sujet ?

Pouvez-vous nous en dire plus sur la capacité éventuelle de Daech à fabriquer des armes chimiques en quantité et à les utiliser ?

Mr.A. En matière de transmission de l’information, au-delà des recommandations onusiennes d’usage sur la nécessité du partage de l’information, il convient de travailler sur des cas concrets et de formuler régulièrement des recommandations ciblées et efficaces.

Un partenaire en la matière est Interpol. Il est de la responsabilité des États de transmettre à Interpol les éléments d’information qu’ils souhaitent. À cet égard, nous avons enregistré quelques progrès sur la problématique des combattants terroristes étrangers. Ainsi que mentionné dans le deuxième rapport du Secrétaire général sur la menace que représente Daech, publié il y a quelques jours, un État membre a établi une liste de 38 000 personnes identifiées comme susceptibles d’avoir tenté de se rendre sur zone. La base de données des combattants terroristes étrangers gérée par Interpol, qui concerne l’Irak et la Syrie, comprend environ 6 000 noms. La France fait partie des États qui y contribuent activement.

L’Europe fait partie du champ d’activité de l’Equipe qui travaille également en étroite coordination avec plusieurs services européens. Il y a eu des améliorations en matière de transmission de l’information entre Etats membres. Les difficultés sont surtout liées aux législations nationales.

Les organes Européens sont volontaires pour soutenir des projets en matière de lutte contre le terrorisme. Ils pourraient s’attacher à soutenir des projets concrets tels que ceux que vous avez évoqués : la classification des documents et l’archivage en Roumanie.

S’agissant d’Europol, le problème n’est pas uniquement la transmission de l’information. Europol est une entité particulière et autonome par rapport à Interpol. Certains États ne transmettent pas nécessairement les mêmes informations à Interpol qu’à Europol.

S’agissant des œuvres d’art, l’Equipe du Comité, en 2014, a été à l’origine de la recommandation sur le moratoire sur le commerce des biens culturels irakiens et syriens. Comme indiqué, il y avait déjà eu la décision, en 2013, d’inscrire les biens culturels sur la liste du gel des avoirs, après les événements de Tombouctou, compte tenu de la valeur inestimable des manuscrits conservés dans cette région. Cela a donné la légitimité pour travailler sur la problématique syro-irakienne.

L’Equipe ne dispose pas d’éléments suffisamment solides pour estimer la valeur des biens volés et n’a donc délibérément jamais avancé de chiffre. Même les spécialistes ne se risquent pas à donner une évaluation des objets qui ont pu être exhumés et vendus. Seul un Etat membre a récemment rapporté, publiquement, au Conseil de sécurité une estimation de la valeur des biens volés à environ 150 millions dollars.

Il faut rappeler que les États membres ont obligation de rendre compte au Comité du Conseil de sécurité de toutes les saisies de biens culturels irakiens et syriens illégalement sortis de ces pays, qu’il y ait ou non un lien avec le terrorisme, en vertu de la résolution 2253. Or, à ce jour, aucun État membre n’a remis de rapport officiel au Comité sur cette question. Pourtant, l’Equipe a pu être, lors de missions, informée de signalements et de saisies de biens de cette nature par des services douaniers ou policiers.

Il est surprenant d’ailleurs qu’il y ait déjà eu des saisies, car il était attendu que ces biens mettent plus de temps à apparaître sur le marché. Cela tient sans doute à la baisse des revenus que Daech tire de ses ressources principales, notamment du pétrole – encore qu’il faille relativiser cette baisse, car les revenus pétroliers de Daech pour 2014 ont pu être mal estimés.

Il est extrêmement compliqué d’agir sur le marché de l’art, car c’est un marché qui n’est pas régulé. Lorsque les législations existent, elles ne sont pas harmonisées. C’est un marché où la mise en place de mesures ou de procédures spécifiques n’est pas aisée.

Néanmoins, les choses avancent. L’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) est totalement investie et il convient de faire passer le message que l’enjeu est, au-delà de la lutte contre le trafic des œuvres d’art et la protection des biens culturels, de sensibiliser sur la sécurité internationale et la lutte contre le financement du terrorisme.

M. Yves Fromion. Au regard des troubles qui existent à l’échelle de la planète, je suis un peu étonné que seuls 395 individus et 80 entités figurent sur les listes de personnes sanctionnées. Comment ces listes sont-elles définies ? Comment constituez-vous votre stock d’informations ? Comment celles-ci remontent-elles jusqu’à vous et sont-elles triées ? Quel est votre réseau ? Avec quels organismes êtes-vous en contact, hormis Interpol et les services de certains pays, que vous avez mentionnés ? Lorsqu’on voit les systèmes informatiques prodigieux et le nombre d’agents qu’il faut pour faire fonctionner les services de renseignement dans un pays tel que la France, on se dit que, au niveau planétaire, les moyens doivent être considérables. J’aimerais donc mieux comprendre comment vous travaillez.

Quelle est exactement la nature des sanctions ? Quels en sont les résultats ? Que se passe-t-il concrètement pour les personnes qui ne respectent pas les interdictions qui leur sont imposées ? Comment le système fonctionne-t-il au niveau international, sachant que les choses sont déjà très compliquées au niveau national ? Quelles sont les conséquences en cas de non-mise en œuvre des sanctions, notamment pour les entités ?

M. le président Jean-Frédéric Poisson. La liste des personnes qui font l’objet de sanctions dirigées contre Daech et Al-Qaïda comprend 259 individus et 75 entités. Pouvez-vous nous indiquer quelle est la réparation entre l’État islamique et Al-Qaïda ?

M. Jacques Myard. Selon vous, quels sont les États qui ne jouent pas le jeu de la lutte contre le terrorisme ? Nous sommes préoccupés par l’attitude de certains États du Proche et du Moyen-Orient qui ont été pris les doigts dans la confiture…

M. Jean-Marc Germain. Au-delà de la répartition des 259 individus et des 75 entités entre Daech et Al-Qaïda, quels types d’individus sont soumis à des sanctions : des chefs militaires, des financeurs, des responsables politiques, d’autres profils ? Vous avez indiqué que vous cibliez aussi des personnes de moindre envergure politique ou militaire qui apportent leur soutien aux groupes terroristes. Parmi les personnes impliquées dans les récents attentats, qu’il s’agisse d’opérateurs directs ou de commanditaires proches, certaines étaient-elles soumises à des sanctions ?

Quelle est l’efficacité de ce régime de sanctions ? A-t-il vraiment vocation à contribuer à la lutte contre le terrorisme ? S’agissant du financement, on sait qu’il y a mille façons de changer d’identité et de localiser de l’argent dans des endroits peu décelables. Au fond, la stratégie n’est-elle pas davantage de cibler des personnages publics ayant des liens avec le terrorisme que les terroristes eux-mêmes ?

Pouvez-vous nous dire très concrètement comment se passe la prise de décision lorsqu’il s’agit d’inscrire un individu sur la liste des personnes sanctionnées ? Que se passe-t-il une fois qu’un pays vous a demandé d’inscrire une personne précisément identifiée sur la liste ?

Mr. A. Certains éléments ont déjà été précisés. Sur le principe, seuls les États membres des Nations Unies peuvent proposer une inscription sur la liste. Donc, s’il n’y a aujourd’hui que 395 noms sur la liste des comités 1267 et 1988, la responsabilité en revient aux États. Ce régime de sanctions est, avant tout, un régime préventif. Certains États membres ont parfois du mal à comprendre ses particularités, car ils sont habitués aux régimes de sanctions dirigés contre un État.

Lorsqu’un État membre propose d’inscrire un individu sur la liste, il y a une procédure à suivre et un dossier à constituer. Le processus est entièrement confidentiel : il n’est pas possible de savoir quel État membre a initié l’inscription, à moins qu’il ne fasse une déclaration publique sur ce point. Après plusieurs filtres, le dossier est transmis au comité des sanctions, où siègent les diplomates représentant les quinze membres du Conseil de sécurité. Le comité décide, à la majorité, d’inscrire ou non l’individu sur la liste. Entre le moment où le dossier est présenté au comité et l’inscription faite sur la liste, il peut s’écouler une période allant d’une semaine à six mois maximum, le temps que les capitales soient consultées et rendent leur décision.

Que se passe-t-il en cas de violation du régime de sanctions ? Les cas sont soumis au comité du Conseil de sécurité. Cela se traite ensuite par la voie diplomatique.

Pour répondre à Monsieur Myard, ce sont non pas les États, mais les ressortissants des États qui financent, à titre individuel, des groupes terroristes susceptibles d’être inscrits sur la liste des sanctions.

Quant à la typologie des individus sanctionnés, les critères d’inscription au régime des sanctions s’appliquent également à tous les cercles qui apportent un soutien financier, logistique et militaire aux groupes terroristes, afin que la liste reflète l’état de la menace actuelle. À titre d’exemple, Interpol détient une base de données qui référence des individus impliqués dans la fabrication d’engins explosifs improvisés. Dans ce cadre, plusieurs noms figurant, au moins pour cette raison, sur les listes ONU au titre des sanctions contre Daech et Al-Qaïda ou contre les Talibans ont été transmis à Interpol.

La France, en tant que membre permanent du Conseil de sécurité, est un partenaire privilégié de l’Equipe de surveillance du Comité des sanctions 1267. Au sein de ce régime des sanctions, il y a un certain consensus sur la problématique terroriste. La France, comme les autres Etats membres, peut tirer avantage de cet outil qu’est le régime des sanctions.

Le régime de sanctions est un instrument utile, qui cherche constamment à s’adapter. Il a beaucoup progressé au cours des trois dernières années, notamment avec l’ouverture sur le secteur privé. De plus, la résolution 2178 sur les combattants terroristes étrangers a contribué à conforter l’intérêt de ce régime : l’interdiction de voyager a été renforcée ; par la force des choses, certains États membres sont encore plus actifs.

M. le président Jean-Frédéric Poisson. Je vous remercie.

L’audition s’achève à quinze heures cinq.

1 () La composition de cette mission figure à la page suivante.


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